L’écriture hospitalière
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L’écriture hospitalière
FAUX TITRE 316 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
L’écriture hospitalière L’espace de la croyance dans les Trois Contes de Flaubert
Cécile Matthey
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008
Maquette couverture / Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2413-7 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008 Printed in The Netherlands
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Introduction
1. Espace de la croyance Ecrits à une époque où Flaubert prend de la distance vis-à-vis de Bouvard et Pécuchet, les Trois Contes partagent pourtant avec cette « espèce d’encyclopédie critique en farce » une réflexion sur la croyance1. L’adhésion, religieuse dans les contes, principalement scientifique dans le roman – bien que les chapitres VIII et IX éprouvent également la foi des deux bonshommes –, forme le terrain d’expérimentation privilégié de ces deux textes. Les travaux critiques n’ont pas manqué de relever l’attrait qu’avait le religieux pour Flaubert, malgré le rejet qu’il manifestait à l’égard des religions. C’est le sens de l’analyse de Pierre-Marc de Biasi : Flaubert rejette les croyances parce qu’il y voit, philosophiquement et pratiquement, l’origine de toutes les aliénations ; mais il les étudie avec passion pour leur étrangeté plastique d’abord, et aussi en pensant, comme Spinoza (qu’il sait par cœur) qu’il y a toujours l’ombre d’une vérité dans l’idée la plus fausse, et comme la promesse de sa conversion en idée vraie. Ce qu’il y a d’esthétiquement beau dans les croyances ou les systèmes doctrinaires les plus insensés, et qu’il s’agit de mettre en scène littérairement, c’est une certaine foi dans l’impossible qui finit toujours, tôt ou tard, par faire éclater le système dont elle dérive ; une logique de renversement des signes qui fait des croyances l’espace d’un conflit permanent du pour au contre, une sorte d’arène à la fois sanglante et comique qui ressemble assez à ce que Marx disait vers la même époque de l’espace des idéologies2. 1 L’expression provient d’une lettre du 19 août 1872 à Edma Roger des Genettes (t.
IV, p. 559). Cf. également la lettre du 16 décembre [1875] à George Sand : « Vous savez que j’ai quitté mon grand roman, pour écrire une petite bêtise moyenâgeuse, qui n’aura pas plus de 30 pages ! » (t. IV, p. 997). Les références à la Correspondance de Flaubert proviennent de l’édition de Jean Bruneau, 4 tomes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973-1998, sauf pour la période postérieure à décembre 1875, pour laquelle j’utilise les Œuvres complètes de Gustave Flaubert. Septième série, Correspondance, 1873-1876, Paris, Louis Conard, 1930. La rédaction des Trois Contes débute en septembre 1875 et prend fin en février 1877. 2 Carnets de travail, édition critique et génétique établie par Pierre-Marc de Biasi, Paris, Balland, 1988, p. 98.
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La Légende de saint Julien l’Hospitalier illustre parfaitement cette théâtralisation des débats dogmatiques : en épousant alternativement – mais toujours fanatiquement – les vices et les vertus chrétiennes, le héros connaît des conversions spectaculaires qui le transportent successivement du Bien au Mal, du Mal au Bien. Les Trois Contes ménagent davantage l’espace d’une « arène sanglante » aux croyances concurrentes qu’une « arène comique », terrain privilégié de Bouvard et Pécuchet. La relation étroite qu’entretient l’adhésion avec la peur est la cause principale de ce traitement sérieux du fait religieux. Conçue par Flaubert comme un instinct, la croyance religieuse se range du côté des données incontournables de la nature humaine. S’opposant en cela aux thèses d’un romantisme démocratique (celui de Michelet, de Sand, de Hugo entre autres) qui accuse également le religieux d’une mainmise terrifiante sur la masse populaire, mais qui croit à l’émancipation de l’esprit humain, les Trois Contes pointent la prégnance de la croyance, qui survit au temps qui passe, qui survit à la mort des dogmes. Pour les tenants du progrès de l’esprit, les croyances doivent perdre leur mystère, source des peurs qui maintiennent le peuple en esclavage. Les contes se montrent certes sensibles au combat que se livrent les personnages face au pouvoir envahissant des croyances mais réservés quant aux thèses des romantiques démocrates pour qui le temps de l’oppression théologique est compté. Bien que les Trois Contes adoptent la démarche désymbolisatrice, (notamment en comparant les systèmes religieux, en syncrétisant les dogmes), ils reconnaissent pourtant ultimement la nature foncièrement autoritaire et oppressante du religieux. A titre d’exemple, l’affranchissement que prophétise Iaokanann dans Hérodias aboutit immanquablement à la soumission de tous les peuples, au règne d’un prince unique, à la domination universelle de la religion chrétienne. Les Trois Contes ont souvent été considérés par la critique comme une œuvre distincte du reste de la production flaubertienne : Dans Bovary, […] on a encore affaire, en apparence, à un roman « classique », c’est-à-dire construit, composé, d’une structure dramatique très forte. Mais, si l’on regarde d’un peu plus près, on observe çà et là des sortes de suspensions du mouvement narratif, des descriptions apparemment « gratuites » qui correspondent à des silences de l’action, et qui montrent Flaubert s’efforçant d’échapper à cette tyrannie du narratif qui était la loi du roman traditionnel. […] Les Trois Contes incarnent (si l’on peut dire) la
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plus extrême avancée vers une sorte d’accomplissement (d’anéantissement) artistique absolu, où le fameux « style » […], disloquant la phrase et brouillant le sens, s’expose à nu comme une articulation sans objet. 3
Malgré l’impression de beauté stylisée et désintéressée qu’ils ne manquent pas de donner, les Trois Contes répondent cependant également aux interrogations de leurs temps sur les implications du légendaire dans le paysage politique français. Claude Millet retrace les enjeux de ce débat, qui prend sa source dans l’idéologie romantique du nationalisme français : le légendaire, pour Michelet et Hugo par exemple, doit échapper à la terreur symboliste et écrire une nouvelle page de son histoire en libérant le peuple du dogmatisme mythologique. La nation française aspire non seulement à réaliser l’émancipation de son peuple, mais aussi à exporter son modèle hors de ses frontières. Si la France déplore une carence de récits légendaires (notamment par rapport à l’Allemagne), c’est parce qu’elle est douée d’un « génie antisymbolique » qui est sa « raison historique »4 et qui la destine à sauver l’Europe de l’obscurantisme d’un Moyen Age monarchiste et terroriste. Le charme singulier des légendes germaniques attache les populations indigènes à leur lopin de terre et entraîne un rapport fétichiste et morbide au lieu de naissance. Dans l’opposition entre l’universalité et le particularisme régional, Hugo penche au contraire pour des valeurs centralistes qui réclament le sacrifice des petits dieux locaux : Le modèle français est le modèle jacobin héritier du centralisme monarchique qui a su réaliser l’unité nationale en réduisant les particularismes régionaux. Paris mérite d’être la capitale de l’Europe parce que, réincarnation de l’Urbs, il gouverne un royaume qui n’est pas de ce monde5.
3 Gérard Genette, présentation au recueil Travail de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, p. 8-
9. 4 Se reporter sur ce point aux pages 188 et suivantes et 205 et suivantes de l’ouvrage de Millet, Le Légendaire au XIXe siècle: poésie, mythe et vérité, Paris, PUF, 1997. Ce sont Les Origines du droit français de Michelet qui sont citées ici, ainsi que les propos d’Edouard Schuré sur l’hétérogénéité de la France. 5 Françoise Chenet-Faugeras, «Victor Hugo et l’Europe : esprit du lieu et lieu des esprits », in Victor Hugo et l’Europe de la pensée, colloque de Thionville-Vianden, oct. 1993, textes réunis et présentés par F. Chenet-Faugeras, Paris, Nizet, 1995, p. 95.
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Le présent essai s’efforcera de restituer ce qui appartient à ce débat, déjà daté à l’époque de la rédaction des contes de Flaubert, mais réactualisé par les événements politiques de 18706. Le fétiche de Félicité, Loulou, ne doit-il pas être considéré comme un génie local, sorti d’un esprit primitif, mais indigène, qui entre en compétition avec le dieu expansif, solaire et universel de la communauté villageoise ? Dans quelle mesure l’ascension de l’oiseau sur le reposoir représentet-elle une victoire du dieu régional sur le dieu national ? La Légende de saint Julien L’Hospitalier semble également être aux prises avec la difficulté de concilier, d’une part, la nécessité de circonscrire les limites du dogme dans les fondations de l’église et le besoin, d’autre part, de prendre en compte la dimension universelle de la religion chrétienne : au firmament du Christ grandissant s’opposent les murs de l’édifice qui délimitent le domaine de validité des symboles. Autre trait distinctif de la nation française, l’hospitalité romantique rend parfois caduques les limites territoriales. Dans sa plaidoirie en faveur de Paris contre l’invasion germanique, Hugo sacrifie l’identité française sur l’autel d’un universalisme victorieux : Alliance. Amalgame. Unité ! Tous ces peuples que nous énumérions tout à l’heure, que viennent-ils faire à Paris ? Ils viennent être France. La transfusion du sang est possible dans les veines de l’homme, et la transfusion de la lumière dans les veines des nations. Ils viennent s’incorporer à la civilisation. […] De leur côté invasion ; du côté de la France, expansion. […] Phénomène magnifique, cordial et formidable, que cette volatilisation d’un peuple qui s’évapore en fraternité ! O France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. […] Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière7.
L’hospitalité toute charitable de Julien ne doit pas voiler les implications géopolitiques que l’écriture des contes ne manque pas de 6 Sur les réactions épidermiques de Flaubert à l’invasion prussienne, se reporter à
Thanh-Vân Ton-That, « Flaubert et la Commune : lucidité et amertume d’un épistolier, témoin des convulsions de son époque » in Bulletin des Amis de Flaubert et Maupassant, Rouen, 2006, no. 18, p. 73-81. 7 Paris, édité par Yves Gohin, in Œuvres complètes. Politique, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1985, p. 42-43.
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mettre en évidence. Conscient de se saisir d’une problématique qui a déjà vécu (la construction de l’image de la nation remonte au premier romantisme), Flaubert n’en use pas moins comme d’un élément inhérent au genre qu’il se choisit : le sentiment d’appartenance au lieu de production des contes. L’influence des Origines du droit français cherchées dans les symboles et formules du droit universel de Michelet s’avère ici capitale : la France, comme on l’a vu, doit avouer une lacune relative à l’originalité de ses légendes, mais elle devance l’Allemagne sur le terrain de la raison. Héritière du droit romain, elle renonce, avec son accession à l’âge contemporain, à la brièveté des récits poétiques pour privilégier un style prosaïque. Les expressions obscures et poétiques font place à la clarté des raisonnements nourris. Autant dire que les trois textes flaubertiens, par leur difficulté herméneutique, leurs formules lapidaires et leur brièveté, résistent à cette projection d’une France emblème de la raison, exportable et expansive. Selon Millet, Flaubert écrit également les Trois Contes en réaction contre l’idéologie socialisante d’une George Sand : « […] La communauté, le collectif fondé sur l’en-commun, le partage, le sacrifice, celui de la Jeanne de G. Sand, se retourne [dans Un Cœur simple], dans l’exploitation du peuple par une bourgeoisie qui ne semble pas même en avoir mauvaise conscience. Légende du sacrifice du point de vue chrétien – c’est-à-dire du point de vue du perroquet/Paraclet – Un Cœur simple se lit aussi, en son envers comme légende de l’exploitation. […] Texte en partie double, dont l’ironie ne porte jamais sur Félicité, mais sur la réversibilité du sacrifice en exploitation, sur le mensonge du mythe de la société comme communauté » 8. Il suffit peut-être, pour s’en assurer, de citer le passage relatant le deuil de la servante et de sa maîtresse après la mort de la petite Virginie : […] et elles [Félicité et Madame Aubain] s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait. […] Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse9.
8 Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 227. 9 Gustave Flaubert, Trois Contes, introduction et notes par Pierre-Marc de Biasi,
Librairie Générale Française, Le livre de Poche classique, 1999, p. 75. Toutes les
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La mort de Virginie, qui touche les deux femmes, pourrait nourrir le mythe fondateur d’une communauté égalitaire. Elle raffermit, au contraire, les prérogatives d’une société hiérarchisée. La « manie du rabaissement » est « profondément française », selon Flaubert, qui relève dans sa Correspondance le paradoxe d’une nation qui se veut à la fois « pays de l’égalité et de l’anti-liberté »10. Il s’agira par conséquent de donner un sens à l’accession finale de Loulou au statut de divinité locale au sein d’une communauté qui semble partager avec la servante, pourtant isolée du reste des croyants, une légende naissante. Comme l’expliquent Claude Mouchard et Jacques Neefs, c’est en effet la communauté qui est garante de la réalité de la légende : Contes, [les Trois Contes] induisaient l’évocation d’un conteur et, plus implicitement, d’un auditoire. Légendes, et touchant à la vérité religieuse, ils impliquent davantage : l’auditoire évoqué serait rassemblé dans une même foi […]. C’est une communauté croyante, suggère Jolles, qui peut recueillir, ou, presque, susciter la vérité religieuse de la légende 11.
En ce qui concerne les Trois Contes, on verra que l’accueil de la communauté semble porter à lui seul la responsabilité de la création et de la diffusion de la légende, comme si Flaubert rivait le mythe à une origine humaine et populaire. Ce faisant, il ne cherche en rien à le discréditer ou à lui nier sa force de persuasion, mais il lui accorde une portée aléatoire, changeante et capricieuse. Hérodias, par exemple, multiplie les foyers de croyances susceptibles d’émerger grâce aux acteurs indispensables à la propagation d’un mythe : la multitude du peuple comme le véhicule même du message (les trois disciples de la fin du conte symbolisent d’ailleurs ce potentiel de dissémination de la parole) et la Voix de Iaokanann comme instrument de diffusion. Le mythe est prêt à éclore, mais attend encore d’atteindre la terre propice de la Galilée pour s’épanouir. C’est dans La Légende que le potentiel de propagation est pleinement exploité : le conteur actualise cette citations des Trois Contes sont tirées de cette édition. Les numéros de pages seront désormais indiqués dans le corps du texte, entre parenthèses. 10 Ed. Bruneau citée, tome II, p. 90. 11 Cl. Mouchard et J. Neefs, Flaubert, Paris, Balland, 1986, p. 301.
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capacité spontanée du mythe à se diffuser hors des murs de l’église qui lui donne son assise. Dans une optique semblable à celle de Renan sur les origines du christianisme, les Trois Contes s’attellent à l’étude des fondements qui permettent l’extension d’une église. L’implantation, l’enracinement et l’accueil des croyances dans un « lieu commun » y sont privilégiés. Conséquence de la production anthropique du mythe, sa « fabrication » implique l’aménagement d’un espace terrestre qui témoigne physiquement de son influence. Selon Paul Zumthor, Toute collectivité possède ses « hauts lieux ». Figure de centralité, unique au point d’en paraître, en quelque aspect, aux yeux de certains, monstrueux, le haut lieu est fondateur de réalité, mais à la manière d’un texte poétique plutôt que d’un article de loi. Les cultures archaïques discernaient sur la terre des lieux propices et d’autres, néfastes. Les grandes religions reprirent à leur compte ces traditions. Le catholicisme, orthodoxe ou déviant, contribuait, autant que les souvenirs animistes encore vivaces dans les populations médiévales, à nourrir de ces images contrastées l’esprit humain 12.
De même que, comme on le verra, la concrétisation du symbole ravale le message spirituel à des frontières tangibles, le geste créateur du mythe est inséparable d’une inscription du dieu dans un lieu. L’apothéose de Loulou ne peut advenir qu’à la seule condition qu’on lui assigne un emplacement, la chambre à coucher de la servante, puis le reposoir. En conséquence, le délabrement de la chambre, « si commode pour le pauvre Loulou » (p. 85), signe la ruine du perroquet empaillé. Qu’il s’agisse de l’église, du vitrail de saint Julien ou de la cour de Madame Aubain, le légendaire flaubertien lie intimement le rayonnement du légendaire à son enracinement dans une terre. Ici encore, Flaubert se fait l’écho d’un discours bien connu : Le mythe naît de la communauté en son unité. La communauté naît du mythe en sa puissance fondatrice. C’est ce que raconte la (mythique) scène du mythe, telle que l’a mise en évidence J.-L. Nancy : la communauté, la collectivité faite fusion dans l’encommun, en cercle fermé autour de l’aède. La scène du mythe s’organise dans un espace clôturé : les paysans de Balzac, dans Le
12 Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 55.
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Médecin de campagne, se retrouvent dans une grange fermée […]13.
Circonscrire l’espace afin d’intéresser un groupe d’individus à une même cause participe donc du geste inaugural du légendaire. En ce sens, la légende de saint Julien est exemplaire, puisqu’elle culmine avec la fondation d’un espace clos destiné à l’hospitalité, la léproserie. Flaubert retient dans son conte cet épisode hagiographique et accorde une place décisive à l’aménagement de la cabane de Julien, pendant séculier de l’église qui réunit les fidèles. De même, Un Cœur simple et Hérodias se montrent particulièrement attentifs à l’environnement domestique de leurs personnages : le Tétrarque commence sa journée par un scrupuleux et inquiet état des lieux de son domaine, jaugeant de loin les risques d’invasions. Un nombre important de villes est mentionné, y compris Jérusalem, ville dont les lumières sont sur le point de s’éteindre. Le Messie annoncé doit être prince du monde, il va redéfinir les frontières actuelles et faire chanceler le territoire du Tétrarque. La distinction entre le domaine spirituel et le domaine terrestre est une fois encore inexistante. Comme l’Ancien Testament qui s’achève, la citadelle de Machærous menace donc de s’écrouler et c’est avant tout cette fragilité politique qui nous est présentée dans les premières pages du conte. Dans le conte moderne Un Cœur simple, Flaubert décrit une lente, mais inexorable, ruine de la maison de Madame Aubain, comme pour commenter l’impuissance contemporaine à inscrire les mythes dans des murs. Il faudra pourtant s’interroger sur l’ultime épisode du conte qui confère à Loulou une place de choix sur le reposoir, au milieu d’une communauté, dans le lieu privilégié de la cour de la demeure villageoise14. Représente-t-il pour Flaubert la prégnance du mythologique à une époque qui appelle sa disparition ? La thématique de la mort des dieux, dont Jean Seznec a rappelé l’enjeu dans La Tentation de saint Antoine15, se verrait ainsi opposer, dans les Trois Contes, une « naissance des dieux ». Ménager un espace communautaire pour l’accueil d’un dieu, c’est sacrifier une part de soi à l’édification d’un lieu commun, équivalent, dans l’écriture légendaire flaubertienne, à l’adhésion 13 Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 185. 14 C’est en partie ce que se propose d’étudier le chapitre IV « Le Vestibule de la
religion. Un Cœur simple ». 15 Cf. chapitre IV.
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religieuse. A ce titre, il faut rappeler un lointain projet de Flaubert qui, en préparation de la rédaction de Madame Bovary, mettait aux prises une maîtresse et son amant fantasmé. Dans sa Correspondance, l’auteur évoque à son ami Bouilhet son intention d’écrire un texte portant sur « l’histoire d’Anubis. La femme qui veut se faire baiser par le Dieu » 16. Entre le désir stéréotypé d’une femme en mal d’absolu et la soumission du croyant face à son dieu, Flaubert entrevoit une similitude, même si elle n’apparaît pas encore explicitement dans le premier roman. Salammbô, en revanche, confond déjà dans un même épisode la mission sacrée de la vierge offerte en sacrifice et la satisfaction d’un désir amoureux : « Moloch tu me brûles ! », s’écrie Salammbô, identifiant Mâtho au dieu du sacrifice17. Diviniser son amant ou anthropomorphiser son dieu reviendraient à éprouver physiquement et amoureusement la charge d’un désir d’infini stéréotypé. Félicité reconnaît dans le futur oiseau du Saint Esprit « presque un fils, un amoureux » (p. 80). Tout comme Julien « pâmé » par son accouplement avec le Christ, elle ne conçoit cette divinité que par cette « sensualité mystique » mentionnée dans les dernières lignes du conte. De même, Salomé : « Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu’on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse » (p. 171). Comme les personnages de romans, les héros des Trois Contes sont traversés, voire envahis, par le discours de l’autre. Mais ce qui est appréhendé comme une parole « psittaciste » et débilitante dans l’écriture réaliste se traduit ici par une révélation désirée et dévastatrice du corps qui l’accueille. L’hospitalité décrit dans ce contexte la résolution d’un corps à se livrer entièrement à l’envahissement d’un dieu (ou d’une parole, « au commencement était le Verbe »). Flaubert se penche avant tout sur le long travail qui anticipe la venue du dieu pour aboutir à la révélation finale. Que l’auteur sousentende ou non la possibilité d’une immortalité des mythes dans les Trois Contes, il y désigne les conditions propices à leur naissance. Il convoque notamment les mythes relevant de la gestion de l’espace terrestre, et plus particulièrement ceux qui représentent le territoire national, tel que l’ont rêvé les Romantiques. Michelet, écrit Millet, 16 Ed. Bruneau citée, tome I, p. 708, lettre à Louis Bouilhet, 14 novembre 1850. 17 « […] et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient
[…] ». Salammbô, éd. Gisèle Séginger, Paris, Flammarion, GF, 2001, p. 268.
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imagine la France comme une nation accueillante, qui fait de l’hospitalité sa raison d’être : « la nation intègre tous les autres modes de territorialisation, et les subsume : communautés religieuses, associations, terroirs. L’histoire nationale est l’histoire de cette assimilation progressive, et la dissolution des terroirs dans le territoire national marque la victoire de la liberté sur la nature, sur la fatalité »18. Les mythes romantiques de la nation et du peuple ont été plus que malmenés dans l’ensemble de l’œuvre flaubertienne. Gisèle Séginger s’emploie à le démontrer dans Flaubert, une poétique de l’histoire, ouvrage auquel le présent travail est redevable : « Méprisable pour son inconséquence, le peuple est dégradé et c’est alors le mot “plèbe” qui le désigne. Plus que la défaite du peuple, les romans de Flaubert représentent donc la destruction du mythe du Peuple dans l’histoire d’une révolution avortée »19. Dans les Trois Contes, dont on peut dire, comme le propose Séginger à propos du roman flaubertien, que « c’est le mythe qui tend à devenir le sujet – aliéné et aliénant – de l’histoire ! » 20, les figures du peuple, de la nation et de l’enracinement territorial ne font pas nécessairement l’objet d’une critique de la part de l’auteur. Elles collaborent singulièrement avec une orthodoxie chrétienne que les auteurs romantiques ont plutôt cherché à contester. Réinscrire les mythes romantiques dans le cortège des dieux morts participerait ainsi à la fois de la reconnaissance de la force évocatrice de ce corpus mythologique et de ses limites temporelles. Ce travail se donne pour double tâche d’identifier quelques mythes romantiques dans les Trois Contes et d’étudier leur parenté avec une mythographie antérieure.
2. Terreur religieuse dans les Trois Contes A la lumière d’un tel contexte idéologique, la réflexion sur le légendaire va occuper une place prépondérante dans la composition des Trois Contes. Alfred Maury, historien et mythologue français dont Flaubert suit attentivement le travail, discerne trois principes 18 Cité par Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 209. 19 Gisèle Séginger, Flaubert, une poétique de l’histoire, Strasbourg, Presses
Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 103. 20 Ibid., p. 102.
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nécessaires à l’élaboration du légendaire21. Tout d’abord, le récit hagiographique emprunte une partie de sa trame narrative au Nouveau Testament. Le parcours du saint retrace toujours en partie celui du Christ. La Légende de saint Julien l’Hospitalier rejoue ainsi la Passion dans le sacrifice hospitalier de Julien. Ensuite, le légendaire se nourrit d’une confusion entre le sens littéral (ou matériel) d’un dogme chrétien et son sens figuré (ou spirituel). En effet, les problèmes de compréhension que génère une langue abstraite et symbolique rendent nécessaire le recours à un commentaire des propos évangéliques ; or, ce commentaire tend à déformer le sens du texte, par une interprétation au pied de la lettre. Maury relève par exemple les nombreuses légendes qu’a produites l’expression figurée « porter le Christ, c’est-à-dire en avoir toujours la pensée dans le cœur22 ». L’histoire de saint Christophe serait la traduction littérale de ce précepte qui enjoint le chrétien de vivre avec le Christ, de lui ouvrir son cœur. Dans ces récits, le sens propre supplée le sens figuré, inaccessible au lecteur non averti. Dans la scène finale de La Légende, Flaubert donne une importance particulière à cette forme d’herméneutique basée sur la déformation matérialisante en ajoutant une note érotique à cette interprétation erronée et traditionnelle du corps humain comme temple de Dieu : Julien ne se fait pas seulement christophore, il accueille charnellement le Christ, son hôte. Maury établit enfin un troisième principe nécessaire à la naissance de l’hagiographique, c’est-à-dire la substitution du matériel au spirituel. La légende se présente alors comme le développement littéral d’une 21 Pierre-Marc de Biasi a montré la place importante que le travail de Maury occupe
dans la conception flaubertienne de la légende et rappelle les trois principes en question dans son article « La pratique flaubertienne du symbole », Flaubert e il pensiero del suo secolo, Atti del convegno internazionale (Messina, 17-19 febbraio 1984), Messina, Facoltà di lettere e filosofia, Istituto di lingue e letterature straniere moderne, 1985, p. 249-270. Se référer également à la note des Carnets de travail concernant Maury : « Louis-Ferdinand-Alfred Maury (1817-1892), érudit et archéologue français, ami de Flaubert. […] Flaubert connaissait Maury de longue date, avait lu la plupart de ses livres, et le voyait assez régulièrement. […] En composant La Légende de saint Julien l’Hospitalier, Flaubert se servira […] des travaux de Maury, et notamment de son remarquable Essai sur les légendes pieuses du moyen âge (Paris, 1843, in-80) », op. cit., p. 687. 22 Alfred Maury, Croyances et légendes du Moyen Age. Nouvelle édition des Fées du Moyen Age et des Légendes pieuses, publiée d’après les notes de l’auteur par MM. Auguste Longnon et G. Bonet-Maury. Genève, Slatkine reprints, 1974 (réimpression de l’éd. de Paris, 1896), p. 145.
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expression figurée à laquelle il se substitue, et qui n’apparaît plus nécessairement dans la narration. Les animaux, et en particulier le cerf (Maury cite pour illustration de ce principe la vie de saint Julien l’Hospitalier23), remplacent la figure du Christ sauveur, de l’âme humaine ou encore du prophète. C’est dire que l’écriture légendaire, telle que la conçoit Maury, assume l’héritage d’un modèle qui fait loi (le modèle christique), en en déformant le contenu sémantique. Les Trois Contes, et en particulier La Légende, se nourrissent de ce paradoxe qui appelle au parricide du modèle autoritaire, tout en respectant strictement la parole divine. Emmuré dans l’amplification d’une vérité biblique (« pour qu’il grandisse, il faut que je diminue »24, p. 134), Hérodias s’applique également à en illustrer la version matérialiste, en mettant en scène la décollation du prisonnier. Pierre-Marc de Biasi rappelle dans son édition que « le contexte immédiat de la décapitation oblige à interpréter le verbe “diminuer” d’une manière concrète, au sens où, dans l’argot du XIXe siècle, on disait “raccourcir” pour “trancher la tête” ou “guillotiner” » (p. 176). La prophétie de saint Jean Baptiste, telle qu’elle apparaît dans Hérodias, subit une déformation par une interprétation au pied de la lettre ; elle n’en perd pas pour autant sa valeur oraculaire, car elle annonce un affranchissement bien réel. Le transport de la tête à la fin du conte évoque encore ce matérialisme que Maury déplore dans le légendaire: le déploiement miraculeux et l’expansion de la religion capitale se traduisent littéralement par la progression lente et hasardeuse du chef à travers le désert. La concrétisation de l’expression figurée dénature et détourne le symbole, comme l’explique Claude Millet : « […] les légendes […] ne sont donc pas pour Alfred Maury le développement du symbole, mais précisément sa désymbolisation, sa prise à la lettre. Du coup, comme le remarque F.-P. Bowman, Maury écarte toute interprétation figurale des mythes et légendes : les légendes sont précisément le transfert, et l’oubli, du sens symbolique dans les choses »25. Pour Maury donc, le légendaire se résume à une excroissance naïve et butée 23 Op. cit. p. 259. 24 Jean 3 : 30. Sauf indication contraire, les références à la Bible proviennent de la
version que possédait Flaubert : La Sainte Bible, contenant l'Ancien et le Nouveau Testament, 12 tomes, traduite en françois sur la Vulgate, par M. Le Maistre de Sacy. Paris, Defer de Maisonneuve et alii, 1789-1804. 25 Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 77.
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du symbole chrétien, quand celui-ci a perdu de sa vivacité. Le peuple qui donne naissance à cette hagiographie détourne une vérité spirituelle pour se l’approprier et la figer dans la narration littérale. Bien que Maury réserve ces principes à l’écriture légendaire, Flaubert les applique à profusion dans l’ensemble des Trois Contes. Félicité néglige ainsi peu à peu l’appréhension des représentations symboliques pour se concentrer sur leur littéralisation. Le perroquet empaillé remplace l’image symbolique du Saint-Esprit qui perd de son pouvoir évocateur : « Le Père, pour s’énoncer, n’avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou » (p. 83). Non seulement elle efface tout lien arbitraire entre le spirituel et le matériel, mais elle accorde à ce dernier la place primordiale. Elle délaisse un symbolisme qui renvoie à une imagerie lui paraissant trop lointaine pour concevoir une divinité de proximité, une divinité « commode », à l’image du perroquet confortablement établi dans sa chambre. L’image perd son statut représentationnel et se donne pour présence divine, c’est-à-dire idole. Toute l’existence de la servante tend à évacuer le symbolisme de cette image figurée pour retrouver dans la copie, Loulou, le principe premier. C’est dans les limites de son espace qu’elle va comprendre l’Esprit-Saint, c’est grâce à la confrontation spatiale de la figure du Saint-Esprit et de Loulou qu’elle détrône peu à peu l’orthodoxie au profit d’une interprétation singulière, littérale et indigène. Si Loulou arrive de contrées lointaines, elle s’efforce de le domestiquer pour le ramener à une réalité locale privée de tout mystère. La compréhension du saint Esprit par Félicité exemplifie le processus d’élaboration du légendaire, tel que le conçoit Maury : une désymbolisation du langage biblique figuré. En s’exerçant à la concrétisation du sens dans les Trois Contes, Flaubert poursuit une expérience qu’il avait déjà menée lors de la rédaction du Château des Cœurs 26. Cette pièce de théâtre féerique, à laquelle Flaubert travaille avec Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy, en 1862, après Salammbô, semble être chère à l’auteur, qui tente à plusieurs reprises de la faire publier, sans succès. Flaubert projette d’expérimenter dans cette féerie un « effet comique nouveau », en représentant littéralement des expressions figurées, en 26 Cette œuvre, inédite du temps de Flaubert, est publiée dans les Œuvres complètes,
t. 7 : Théâtre, Paris, Club de l’honnête homme, 1972.
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« matérialisant des syntagmes figés » (pour emprunter l’expression de Biasi27). Le syntagme figé s’animerait sur scène et provoquerait le rire grâce à la déformation que sa représentation dramatique lui ferait subir. Dans le projet de la pièce de théâtre, tout personnage qui exprime une idée figurée, comme « habiter des châteaux en Espagne » ou « avoir du cachet » ou « être un pilier d’estaminet », voit sa pensée immédiatement matérialisée sur scène28. La version définitive de la pièce ne conservera pas ce curieux processus de traduction dramatique d’une expression figée, mais ce projet portera pourtant ses fruits dans les œuvres plus tardives de Flaubert, et plus spécialement dans sa réflexion sur le lieu commun. Dans Le Dictionnaire des idées reçues, l’auteur recherche un effet comique en détournant le lieu commun de son sens et en le décontextualisant. Ce que la performance théâtrale devait idéalement donner à voir au spectateur, c’est ce que Flaubert réalise dans Le Dictionnaire, où l’absurdité de l’apparition tient en partie au fait qu’elle a perdu toute motivation sémantique par rapport à l’expression originelle. Dans Au Pays des perroquets, Marshall Olds restitue à ce genre apparemment marginal une importance décisive dans l’ensemble de l’œuvre flaubertienne : « c’est comme un sortilège, qui investit [...] dans le langage un puissant pouvoir représentatif, mais où la “magie” vient du transfert brutal du figuré au sens propre, et provoque comme la remise à l’état neuf d’une locution usée » 29. Le critique montre que les transformations scéniques du Château des cœurs trouvent des échos dans les textes narratifs. On en trouve une occurrence dans les premières phrases de Bouvard et Pécuchet, dans lesquelles l’eau du canal Saint-Martin est décrite comme une « ligne droite » de « couleur d’encre ». Selon Olds, ce cliché (l’eau noire comme l’encre) ne peut pas être fortuit dans un roman qui traite de la copie. Le lecteur est visiblement confronté à une exploitation narrative de la transformation spectaculaire du cliché, tel qu’il a été expérimenté dans le théâtre féerique. Ce qui a dû plus particulièrement intéresser Flaubert dans la recherche de cet effet 27 Carnets de travail, éd. cit., p. 261. 28 Dans L’Education sentimentale, de Cisy s’efforce d’ « avoir du cachet » (ch. II, 4,
éd. Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Flammarion, GF, 2003, p. 214 et 293). Flaubert isole déjà l’expression en usant de l’italique, comme pour montrer la singularité de ce lieu commun. 29 Au Pays des perroquets. Féerie théâtrale et narration chez Flaubert, Amsterdam, Atlanta Rodopi, Faux-Titre, 2001, p. 151-152.
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comique nouveau, c’est la capacité de la scène à révéler une singularité du lieu commun. La vulgarité de l’expression figée est résolument reléguée à l’arrière-plan de la scène, au profit de sa valeur épiphanique. De même, les Trois Contes gardent des traces de ce que Flaubert semblait considérer comme une ressource propre à l’écriture légendaire. La concrétisation ne concerne pas exclusivement le registre du symbolique étudié par Maury, mais plus largement toute expression figée ou stéréotypée. Il est important de souligner la banalité des expressions figurées que retient Flaubert pour son projet féerique. Plus l’expression est galvaudée, plus le spectateur mesure l’étrangeté, l’incongruité et la nouveauté de sa représentation littérale. On a mentionné la matérialisation, la concrétisation, la littéralité, mais dans le cadre des Trois Contes, il faudrait parler d’ incarnation. En effet, le passage de l’ordre abstrait, voire fantasmé, au domaine du concret, la traduction de l’esprit de la lettre dans une entité corporelle, tout cela acquiert une dimension sacrée dans l’écriture flaubertienne. Le transport d’un ordre à l’autre garantit et réactive l’adhésion religieuse : le pouvoir de la littéralité équivaut à l’incarnation d’une présence divine dans une réalité matérielle. Le Verbe se fait chair dans la mission terrestre du Christ ; ayant saisi le mystère de l’incarnation devant la tête du Baptiste, Phanuel, retrouvant toute la dimension de son sentiment religieux, peut se remettre en prière et les disciples peuvent se charger d’un fardeau sacralisé par la décapitation. Alors que le légendaire de Maury tend à l’aplanissement des difficultés symboliques, la poétique flaubertienne lui restitue une étrangeté nouvelle qui, faute de permettre une lecture linéaire, heurte. Tandis que la désymbolisation a pour objectif l’abdication de la croyance devant la raison, le légendaire flaubertien marque l’échec de toutes les prérogatives de la logique face à la fétichisation du réel. A l’instar de l’apparition de la tête de Iaokanann, traduction concrète de la prophétie biblique, la littéralisation fait surgir un sens inédit, défiguré par le travail de simplification, et par là même renforcé dans son rôle de parole définitive et contraignante. « La vérité, [écrit Françoise Gaillard à propos du psittacisme volontaire et assumé de Félicité], n’est que la soumission à une répétition antécédente, qui a effacé la trace de ses premières occurrences, pour apparaître dans la virginité de
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l’évidence » 30. L’impact du texte biblique et de sa teneur prophétique se trouve réactualisé par la monstruosité de l’apparition. Flaubert ne cède à la tradition désymbolisatrice que pour réinscrire le légendaire dans une logique de l’adhésion religieuse. Le bovarysme, ou le désir mimétique du personnage flaubertien, participe également de cette application à incarner le sens figuré. Le désir d’Emma et de Frédéric de « coller à l’exemple » impose au personnage une traduction au pied de la lettre du modèle littéraire qu’il se choisit. Quant à La Légende de saint Julien l’Hospitalier, ne permet-elle pas à Flaubert d’essayer, sous la forme du merveilleux chrétien, une esthétique du littéral, que devait être le deuxième volume de Bouvard et Pécuchet ? La légende est un lieu commun, un récit qui ménage un espace de croyance partagé par l’ensemble de la communauté. Les copistes, ayant mis un terme à leurs diverses recherches, absorbent tout ce qui est écrit et élaborent ainsi un ouvrage qui pourrait avoir pour titre « la copie ». Ils permettent la diffusion de l’idée reçue, tout comme Julien se fait porteur du modèle christique. Ainsi, Bouvard et Pécuchet s’offrent eux-mêmes, quasi corporellement, pour accueillir le foisonnement du littéraire : Leur vie [...] est à tout instant interrompue de citations. Ils cherchent eux-mêmes à devenir ce que le livre dicte. […] Dans les livres, ils voudraient lire la forme de leurs corps, la loi de leur vie, la certitude quant à la disposition du réel31.
En épousant le Lépreux dans un geste hospitalier, Julien ne fait rien d’autre que d’accueillir, enfin, le poids de la tradition hagiographique que lui réservait la prophétie énoncée par ses parents et par le cerf. Les récits de La Légende et de Bouvard et Pécuchet semblent procéder d’une logique identique : ils s’originent dans une formule (narrative, cognitive, etc.) qui se traduit et s’anime ensuite dans une expérience charnelle. La matérialisation du stéréotype produit ainsi un double matériel de la formule textuelle. Le personnage qui fait office de 30 Françoise Gaillard, « L’en-signement du réel (ou la nécessaire écriture de la
répétition) », La Production du sens chez Flaubert, actes du Colloque de Cerisy-laSalle, sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, Paris, Union générale d’éditions, 10/18, 1975, p. 201. 31 Claude Mouchard et Jacques Neefs, Flaubert, op. cit., p. 346.
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double, se trouve aux prises avec une instance sacrée qu’il se doit d’imiter. Mais dans ces œuvres dites « réalistes », le geste mimétique ouvre sur un univers décevant qui initie l’ère de la désillusion. Si Emma acquiert un statut nouveau à ses propres yeux au moment où elle parvient à s’identifier avec l’image figée de la femme adultère, l’imitation s’avère impropre à lui procurer la félicité qu’elle anticipait. Le monde contemporain, désenchanté, se pense dans la nostalgie des grands modèles disparus, conscient de son incapacité à se mesurer à eux. Au contraire, dans les Trois Contes, l’écart qui sépare le modèle de sa duplication est essentiel au réenchantement du monde. « Je n’y comprends rien. Comment a-t-il tiré ceci de cela ? » 32, devait s’interroger le lecteur en prenant connaissance du vitrail de la cathédrale de Rouen racontant la légende de saint Julien l’Hospitalier et que Flaubert souhaitait reproduire à la suite de sa Légende. L’« à peu près » de la copie évoque certes la trahison face au modèle originel, mais permet également de mesurer le chemin parcouru. A l’instar de l’annonce messianique d’Hérodias qui prépare pourtant le croyant au renouveau, la réalisation de la prophétie écrite, son « double incarné », provoque la surprise, voire l’angoisse, la peur. Pour Flaubert, l’incompréhension générée par la réception du propos prophétique semble appartenir de plein droit au sursaut nécessaire à la survie de la légende. L’apparition du Christ – le Dieu qui s’est avili parmi les hommes – à la fin de La Légende trouve son origine dans le sentiment de répulsion au contact du corps immonde et terrifiant du Lépreux 33. Le psittacisme légendaire ne dénonce pas l’absence de
32 Lettre à Georges Charpentier du 16 février 1879, cf. Correspondance, éd. Conard
citée, p. 207. 33 Ce rapprochement spectaculaire et impudique entre le bas corporel et l’idéalisme évangélique n’est pas fortuit. Il relève, chez Flaubert, d’une réflexion précise sur la complémentarité entre l’idéalisme et le matérialisme. Cf. Correspondance, éd. cit., t. III, p. 16 : « Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent insciemment par des élans d’idéalisme, de même que les extravagances charnelles les plus immondes sont engendrées par le désir pur de l’impossible, l’aspiration éthérée de la souveraine joie. Et d’ailleurs je ne sais (et personne ne sait) ce que veulent dire ces deux mots : âme et corps, où l’une finit, où l’autre commence. Nous sentons des forces et puis c’est tout. Le matérialisme et le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de l’homme pour que l’on étudie impartialement tous ces phénomènes. L’anatomie du cœur humain n’est pas encore faite. Comment voulez-vous qu’on le guérisse ? […] On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes. Il y a une école qui travaille dans l’ombre et qui
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singularité d’une réalité contemporaine, mais puise dans le regain du passé sa dimension merveilleuse. Flaubert écrit La Légende en pensant à l’écart inconcevable et à la dénaturation que produit la traduction : du vitrail au texte, du texte à l’oralité, du Christ à Julien, il y a parricide d’un modèle conçu comme sacré et fixé dans la pierre, par une œuvre filiale, même si cette dernière se pose, paradoxalement, en garante de la transmission textuelle. Passer du texte canonique à son incarnation dans le monde des vivants, c’est admettre d’en dénaturer l’identité. Certaines de ces incarnations éveillent curieusement un sentiment d’inquiétude: Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs de la grande allée (qui la veille encore étaient sphériques) avaient la forme de paons – et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient le bec et les yeux. Pécuchet s’était levé dès l’aube ; et tremblant d’être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure des appendices expédiés par Dumouchel. [...] Comme tous les artistes, ils eurent besoin d’être applaudis – et Bouvard songea à offrir un grand dîner. [...] Pécuchet fit un signe, les rideaux s’ouvrirent, et le jardin apparut. C’était dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher comme une montagne occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les haricots – et la cabane, au-delà, une grande tache noire [...]34.
Du processus de matérialisation du texte émerge la monstruosité, dont le passage ci-dessus théâtralise l’apparition. On peut résumer l’ensemble des entreprises de Bouvard et Pécuchet à une réification déformante, effrayante et décevante de la production livresque considérée comme un modèle. Or, dans l’écriture légendaire, cet effroi est précisément vital à l’émergence du sacré. Entre le vitrail et l’à peu près de La Légende, se loge un écart monstrueux dont Flaubert tire l’essence du religieux.
fera quelque chose, j’en suis sûr. Lisez-vous les beaux travaux de Renan ? Connaissez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ? » 34 Bouvard et Pécuchet, présentation par Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Flammarion, GF, 1999, pp. 93, 94, 97.
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Exposer la sainte terreur qu’inspire le christianisme, c’est aller à l’encontre d’un grand nombre de théories contemporaines qui tendent au contraire à retracer, dans l’histoire de l’Occident, une lente mais inexorable évolution de l’humanité hors du domaine de l’enfance, du mythe et du symbolisme. Michelet dans les Origines du droit français, dont Pierre-Marc de Biasi a montré l’importance dans l’écriture des Trois Contes, applaudit sa nation, capable de s’émanciper de « la muette terreur du symbole » : « La France est le vrai continuateur de Rome. Elle poursuit l’œuvre de l’interprétation. Travail logique, prosaïque, antisymbolique »35. Le mythe a une histoire, il « vit, il respire, il s’accroît à la manière des êtres organisés », puis meurt, écrit Edgar Quinet36. Le chapitre V de La Tentation de saint Antoine, par exemple, emprunte les présupposés théoriques de cette interprétation en donnant la parole aux dieux qui racontent leur propre parcours: leur naissance, l’adulation des hommes qui conditionne leur existence, enfin leur disparition. Dans cette logique, l’émergence du mythe dépend d’un principe inhérent à l’esprit humain et c’est en cela qu’il devient « objet d’étude ». Le mythe est une création humaine et comme tel il est intelligible à un esprit contemporain, et susceptible d’être démystifié. Les thèses de Giambattista Vico, diffusées au XIXe siècle par la traduction et l’adaptation de Jules Michelet, influencent largement cette conception de l’histoire37. Comprendre la formation des mythes s’avère essentiel, 35 Jules Michelet, Origines du droit français cherchées dans les symboles et formules
du droit universel, in Œuvres complètes, t. 3, (1832-1839), éditées par Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1973, p. 646. 36 Edgar Quinet, De la Grèce moderne, et de ses rapports avec l'antiquité. Paris, F.G. Levrault, 1830, p. 410, cité par Gisèle Séginger, in Flaubert, une poétique de l’histoire, Presses universitaires de Strasbourg, 2000, 76. 37 Dans son « Discours sur le système et la vie de Vico » (publié dans Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, textes réunis et présentés par Marcel Gauchet, Paris, Seuil, 2002, p. 195-224), Michelet rappelle la thèse centrale de Vico relative aux trois âges de l’humanité, âge divin ou théocratique, âge héroïque, âge humain ou historique. Voici, en résumé, les principales caractéristiques de ces trois périodes : — L’âge divin, époque barbare et religieuse, durant laquelle se forment les mythes. La personnification générale de la nature par l’homme est son principe essentiel : une loi fondamentale de l’être humain veut qu’il se considère comme le centre de la création et qu’il se représente le monde à son image. Le polythéisme est la conséquence logique de cette formation mythique, dans la mesure où chaque peuple produit l’image d’un dieu sous l’influence de la nature extérieure et des circonstances
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ceux-ci constituant le premier récit que les peuples se seraient donné. Vico place donc la mythologie au rang de science et se donne l’homme comme objet d’étude. La narration tend à évoluer ; encline jusqu’alors à décrire des phénomènes naturels, dans les temps mythologiques, elle se détourne peu à peu de ceux-ci pour se concentrer sur l’observateur des phénomènes lui-même, dans la période que Vico nomme « raisonnable » et « historique ». La société, sortie du monde de l’enfance, s’arme d’outils d’interprétation susceptibles de l’aider à donner un sens à son propre cheminement. Jacques Seebacher rappelle que Hugo n’écrit rien d’autre, dans son chapitre « Ceci tuera cela »: « Ceci, c’est le livre imprimé, la presse, les journaux ; cela, c’est le grimoire de pierre, l’architecture, le sens symbolique. “Ceci” va à 1789, lumière au bout du tunnel […]. Le meurtre de “Cela” c’est l’extinction de toute herméneutique, la ruine de l’alchimiste Claude Frollo, la constitution de l’impérialisme du sens écrit, de la rationalité contre la rude et rugueuse rigueur des maçons des cathédrales » 38. On trouve assurément des indices de ce mouvement libérateur dans La Légende : percer le secret des prophéties des parents participe de cette quête herméneutique. Mais si Julien parvient finalement à dissiper les obscurités légendaires en accueillant la lumière christique, Flaubert réinscrit immédiatement le récit dans les « à peu près » d’une tradition mystérieuse. Dans le même ordre d’idées, le parcours de Félicité suit une progression : D’abord elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. locales. Vico nomme « obscurs » ces temps où toute expression langagière engage la désignation d’un acte, d’un personnage ou d’un objet, sacralisés. — L’âge héroïque conserve en partie le langage divin, quoiqu’il comprenne déjà certaines expressions du langage humain. Il témoigne pourtant de son originalité en inventant une langue qui lui est propre : les emblèmes, les devises. La métaphore fait le fond de cette langue héroïque qui s’exprime par le biais du discours fabuleux. — Au troisième âge, soit l’âge humain (le nôtre), prend naissance un discours historique. Le passage de la poésie à la prose en est le principal événement. Du concret et du particulier, on passe à l’abstraction et à la généralisation. 38 Jacques Seebacher, « Chiffres, dates, écritures, inscriptions dans Madame Bovary », La Production du sens chez Flaubert, op. cit., p. 294.
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Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse. (P. 52)
Peu à peu libérée du tremblement qui la saisit devant l’image de Monsieur « planant sur tout », la servante va pourtant rechercher cette oppressante domination dans la figure de Loulou, « planant au-dessus de sa tête », gigantesque fétiche prêt à conquérir son sacre et à faire régner la terreur. Chez Michelet, Hugo, Sand, nous apprend Millet, « la démystification apparaît […] comme une anthropogenèse, qui révèle à l’Humanité sa propre puissance, et la libère de la tyrannie qu’exercent sur elle les producteurs du mythe, directement intéressés à leur aliénation, puisqu’elle est la base de leur domination. Primitivisme “dur”, interprétation du mythe comme fable produite par la terreur […] et la produisant à son tour, sont ainsi liés dans des systèmes de pensée orientés vers une libération de l’Humanité » 39. Dans Un Cœur simple, le peuple est producteur de ses mythes, mais il assume en même temps la responsabilité de sa propre servitude40. Face au discours qui présente un légendaire français vaincu par la puissance de l’interprétation, Flaubert réagit de manière à limiter le pouvoir herméneutique à un furtif instant de la vie du croyant. Le pouvoir démystificateur qui accompagne la pensée du commentaire sur la légende se réduit à de brefs intervalles de lucidité, insuffisants pour enrayer la machine du mythe ou du légendaire. On trouve une occurrence frappante d’un tel moment de lucidité qui permet à un personnage de percer le secret du divin, au moment précis de la transition entre la mission prophétique de Iaokanann et la mission salvatrice du Christ. Au moment où le soleil dispense sa lumière, Phanuel saisit les paroles confuses du prisonnier : A l’instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée. Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement. 39 Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 237. Mon chapitre II,
« Méduse en Machærous. Hérodias », développera cette question de l’origine émotionnelle des mythes. 40 « Le mot mythe, [...] [écrit Cl. Millet], s’emploie au XIX e siècle plutôt pour les fables païennes, tandis que le mot légende s’emploie plutôt pour les récits chrétiens et les poésies populaires [...] », ibid., p. 5. Compte tenu du fait que Flaubert n’opère pas de distinction entre la foi chrétienne et le reste des religions, le présent ouvrage emploie indifféremment le mythe pour la légende, la légende pour le mythe.
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Puis il leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes dit : – « Console-toi ! Il est descendu, chez les morts annoncer le Christ ! » L’Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue ». (P. 176).
Les disciples se libèrent donc des ténèbres symboliques en proposant une version modernisée des paroles de Iaokanann, mais ils s’encombrent immédiatement du fardeau symbolique de la tête coupée, nouveau fétiche obscur qui rend hasardeux leur cheminement dans le désert. Dans les Trois Contes, la matière se drape d’un voile mystérieux aussitôt après sa libération. « Le moi de la pensée mythique, écrit Marcel Detienne, assailli par la frayeur ou le désir de chaque impression momentanée, balbutie des différences ; il sépare, il distingue, mais sans jamais vraiment s’arracher à l’intuition indifférenciée et originelle. Et les forces qui hantent l’expérience mythique en son état fœtal ne sont encore que les ombres de puissances à naître » 41. C’est bien dans l’obscurité de cet âge mythique, complice de l’avènement du mythe chrétien, que Flaubert choisit de mettre fin à ses contes. La structure même des Trois Contes assume à elle seule l’ambivalence de l’auteur quant au processus de désymbolisation. Le rebours chronologique du recueil contrarie la progression ascendante (chère à Quinet et à Maury) vers les lumières de l’esprit, tout en suggérant une remontée vers les origines du christianisme émancipateur. Très généralement, on peut assimiler l’écriture d’Hérodias au langage dit « obscur » ou « poétique » des premiers âges, puisque ce conte maintient le lecteur dans l’illusion d’un mystère que le texte ne dévoile pas. Le dieu n’y est pas désigné et chaque parole semble avoir le poids d’une parole sacrée. En évoquant l’époque mythique des Pélasges racontée par Hérodote, Georg Friedrich Creuzer la distingue d’une période légendaire plus tardive : « Les Pélasges, au commencement, dans leurs sacrifices, se contentaient d’invoquer des dieux [...]. Ils ne donnaient à aucun d’eux ni surnom, ni nom quelconque, car ils n’en connaissaient point encore [...] ». Quelle différence entre ce culte si simple et si grossier, entre cette adoration presque muette d’un peuple encore
41 Marcel Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p.193.
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enfant, et ces légendes développées, ces fables religieuses si brillantes, dans lesquelles si nous en croyons le même historien, Hésiode et Homère, les premiers, donnèrent à chaque divinité sa généalogie, ses titres et ses honneurs, ses attributs et sa figure visible !42
Hérodias, en plaçant le martyre de saint Jean Baptiste aux sources de l’histoire du mythe que constituent les Trois Contes, se refuse pourtant à raconter un récit des origines du christianisme qui exposerait la vie et la passion du Christ, selon le modèle narratif de l’histoire de saint Julien. Au contraire des prophéties de La Légende qui disent à la fois le parcours humain de Julien et sa destinée dans l’histoire chrétienne, la prophétie de Iaokanann se borne à prédire l’interdépendance entre son destin et celui d’un homme, Jésus, dont on ne sait rien. On ne peut donc pas qualifier Hérodias de récit annonciateur du Sauveur, qui désignerait un espace propice au surgissement d’une croyance chrétienne, contrairement à la Vie de Jésus de Renan qui délimite le foyer originel de cette religion : Une histoire des Origines du Christianisme devrait embrasser toute la période obscure et, si j’ose le dire, souterraine, qui s’étend depuis les premiers commencements de cette religion jusqu’au moment où son existence devient un fait public, notoire, évident aux yeux de tous43.
42 Georg Friedrich Creuzer, Religions de l’antiquité considérées principalement dans
leurs formes symboliques et mythologiques, ouvrage traduit de l’allemand du Dr Frédéric Creuzer, refondu en partie, complété et développé par J.D. Guigniaut, 10 vols., Paris, Treuttel et Würtz, puis J.-J. Kossbühl et Firmin-Didot frères,1825-1851. La citation provient du ch. 1, p. 3-4, Creuzer cite Hérodote, II, 52. Pour l’importance de la référence à Creuzer dans Flaubert, se reporter notamment à Frank Paul Bowman, « Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe », Gustave Flaubert 2. Mythes et religions (1), textes réunis par Bernard Masson, Paris, Minard, Lettres modernes, 1986, p. 5-57. 43 Vie de Jésus, p. 41, livre premier de l’Histoire des origines du christianisme, tome 4 des Œuvres complètes, 10 vols., édition définitive établie par Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, 1949-1961. Ce texte est relu et annoté par Flaubert en juillet 1869, selon les Carnets de travail de Gustave Flaubert, éd. cit., p. 474. Sur les présupposés contraires d’Hérodias et de la Vie de Jésus, lire l’analyse à la fois fouillée et convaincante d’Atsuko Ogane, La Genèse de la danse de Salomé. L’ « Appareil scientifique » et la symbolique polyvalente dans Hérodias de Flaubert, Japon, Presses Universitaires de Keio, 2006, en particulier le chapitre premier, « La Question des races ».
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Le christianisme devenant un « fait public » seulement sous le règne de l’Empereur Constantin, la période qui précède la reconnaissance de la religion chrétienne en tant que telle s’étendrait, selon Renan, sur un laps de temps relativement long. Mais l’historien considère cette période comme un temps préparatoire nécessaire au surgissement d’une croyance partagée : elle voit mûrir lentement les semences que le Christ, les apôtres et les martyrs ont semées afin de les voir germer plus tard. Histoire des sources du christianisme, Les Origines du christianisme se veulent une description d’une réalité religieuse encore enfouie, que le temps se chargerait d’exhumer et dont l’historien, en archéologue de la croyance, retrouve les vestiges. Si Hérodias partage avec ce texte la thématique d’un mouvement procédant des ténèbres terrestres vers la lumière céleste, il est en revanche impossible de reconnaître dans l’ascension de la tête de Iaokanann une émancipation de la matière lui permettant d’accéder aux hauts lieux de la raison chrétienne. Le désir de Flaubert de concevoir une œuvre réunissant les périodes antique, médiévale et moderne, tout comme son inclination à tracer en quelques mots l’évolution de l’histoire de l’humanité, à la décrire sous la forme d’une progression, transparaissent à plusieurs reprises dans sa Correspondance et dans ses Carnets de travail. Selon Gisèle Séginger, les vues théoriques du jeune Flaubert ne se concilient pas nécessairement avec celles de sa maturité ; mais il importe simplement ici de montrer que certaines idées, même si elles ont été reniées plus tard, ont pu trouver une expression dans le cadre d’un récit fabuleux. Flaubert note dans sa Correspondance: La force du bras, le droit du nombre, le respect de la foule a succédé à l’autorité du nom, au droit divin, à la suprématie de l’Esprit. La conscience humaine ne protestait pas dans l’antiquité. La victoire était sainte, les dieux la donnaient, elle était Juste. L’homme esclave se méprisait lui-même autant que son maître. Au M[oyen] A[ge], elle se résignait, et subissant la malédiction d’Adam (à laquelle je crois au fond), elle a joué la Passion pendant 15 siècles, Christ perpétuel qui, à chaque génération nouvelle, se recouchait sur sa croix. Mais voilà maintenant, qu’épuisée par tant de fatigues, elle paraît prête à s’endormir dans un hébétement sensuel [...]44.
44 Ed. Bruneau citée, t. II, p. 90, lettre du 15-16 mai 1852 à Louise Colet.
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Sans prétendre expliciter ces jets d’idées, remarquons tout de même que Flaubert n’hésite pas à embrasser toute l’histoire de l’humanité dans une formule, à observer un mouvement qui s’imposerait comme une constante, dans le cadre d’une multitude d’événements, enfin, à considérer l’humanité comme une œuvre, un tout, dont on pourrait interpréter le sens. De même, dans les quelques lignes qui suivent, empruntées encore une fois à la Correspondance, les distinctions entre les époques antique, médiévale et contemporaine semblent donner à elles seules un sens à la totalité de la production littéraire : Si j’étais un gars, je m’en retournerais à Paris au mois d’octobre avec le Saint Antoine fini et le Julien l’Hospitalier écrit. – Je pourrais donc en 1857 fournir du Moderne, du Moyen Age et de l’Antiquité45.
La publication d’œuvres comprenant les trois périodes, dans un laps de temps relativement court (l’année 1857), tiendrait apparemment du tour de force, comme si la réunion de ces différents âges de l’histoire formait en soi un ensemble cohérent. On sait que ce vœu ne se réalisera que beaucoup plus tard, à la parution des Trois Contes en 1877. Peu importe que Flaubert n’ait pas eu dès le début de la rédaction de La Légende l’intention d’inclure les trois âges dans un même ouvrage : l’idée des trois périodes précède la rédaction de l’œuvre ; il en va de même de la notion selon laquelle il existe une conscience religieuse propre à chaque époque. Un Moyen âge accablé par la culpabilité de la faute et racheté par l’œuvre rédemptrice du Christ forme la toile de fond de La Légende, bien avant que le récit ne naisse, mais sans doute en simultanéité avec le projet de triptyque, qui remonte à l’adolescence46. De même, Un Cœur simple et Hérodias, écrits dans la foulée du premier conte, se fondent dans un moule historico-religieux qui précède leur conception. Dans la critique mauryenne du symbole, Flaubert s’attache particulièrement à l’idée que la déformation légendaire s’origine dans l’incompréhension de la portée spirituelle du message religieux. La dernière image d’Hérode Antipas, dans le conte, est celle d’un homme figé devant l’apparition de la tête de Jean Baptiste : « […] et il ne resta 45 Ibid., p. 614, lettre du 1er juin 1856, à Louis Bouilhet. 46 Pour la genèse des œuvres, voir l’introduction de P.-M. de Biasi à son édition des
Trois Contes, éd. cit., p. 8 et suivantes.
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plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée […] » (p. 175). Mais contrairement à la fascination d’un Frédéric pour une Madame Arnoux, celle d’Hérode n’est pas narrativement motivée. Le lecteur ne peut que constater la pétrification du Tétrarque sans en comprendre la raison. Celui-ci ne voit rien au-delà de la tête qui gît au-devant de lui : l’expression figurée du renouveau religieux se présente à lui dans sa manifestation la plus matérielle, dépouillée de tout commentaire. La naissance du christianisme coïncide ici exactement avec l’exposition du monstrueux et de l’horreur qu’elle suscite47. Pour Maury, matérialiser le concept afin d’en saisir le sens, ce n’est pas seulement simplifier un message jugé obscur, c’est également tenter de juguler l’angoisse qui naît de son étrangeté. En suscitant l’attente anxieuse de l’apparition de la tête coupée à la fin d’Hérodias, l’auteur exploite parfaitement le malaise d’une communauté en quête d’une réponse univoque à ses questionnements spirituels. Le rôle du bourreau s’apparente également au travail de sape du légendaire, qui raccourcit, simplifie et contribue à une interprétation bornée du symbole religieux. En concentrant Hérodias sur la seule décapitation, Flaubert annule la portée morale de la mission annonciatrice de Jean Baptiste, dans un geste qui s’assimile au geste tranchant et simplificateur du bourreau. Le légendaire se double donc d’un discours orthodoxe, mais étrange, que l’écriture littérale va rendre familier. L’obscurité et la concision de l’expression « porter le Christ » donne lieu à un récit linéaire développé qui s’applique à dissiper le sentiment d’étrangeté qu’elle provoque d’abord. Exacerber cette gêne sera, au contraire, le moteur de l’écriture des Trois Contes, grâce, surtout, à la multiplication des occurrences littérales, à l’inversion chronologique et à la prégnance d’un discours symbolique qui rend le sens plus opaque. A ce titre, les contes prennent systématiquement le contre-pied du légendaire et de son principe simplificateur, tel que l’entend Maury : ni la bêtise de Félicité ni la naïveté de la clausule de La Légende ne suffisent à masquer le brouillage herméneutique de ces textes. La posture intellectuelle de Maury sur le légendaire s’inscrit dans le contexte post-romantique, qui ne reconnaît à la religion qu’une légitimité transitoire dans le devenir historique. Frank Paul Bowman retrace ainsi ce programme, esquissé par Quinet : 47 Cette question trouvera un développement dans le chapitre II.
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[…] Quinet déclara, dans l’introduction aux Idées sur la philosophie de l’histoire de Herder, que la philosophie doit briser le symbole pour y trouver la loi, citant Lessing sur la révélation en tant que phénomène de devenir historique dont Dieu se sert pour l’éducation du genre humain […]. Quinet formule l’hypothèse que les vérités sont d’abord enveloppées sous des symboles grossiers ; le christianisme les désymbolise mais « la loi du Christ à son tour renferme de hautes vérités philosophiques […] qui sont encore des mystères […] jusqu’à ce que la raison vienne à la déduire » ; puis Quinet médite sur la Passion de Jésus comme symbole du processus historique, une des premières évocations de ce genre 48.
Alors que Maury prône lui aussi une dépoétisation de la religion pour combattre l’obscurantisme matérialiste qui, selon lui, pervertit le sens véritable du message, Flaubert réduit la religion à son expression poétique, néglige la quête d’une vérité univoque et refuse de « pratiquer la désymbolisation »49. Malgré les échos de la réflexion sur le légendaire de Maury dans les Trois Contes, il convient de noter que Flaubert prend ses distances vis-à-vis de la critique du symbole religieux telle qu’elle est formulée par le mythologue. La déformation de la figure est déplorable pour Maury, elle est poétique pour Flaubert. Selon Cabanès, si altérer une métaphore, c’est le propre des esprits grossiers, l’incompréhension, estime Flaubert, peut cependant se montrer inventive. Il existe une logique poétique et créatrice de l’aberration. Un Cœur simple, récit d’une vie minuscule transformée en vie de saint, semble trouver son origine dans l’expansion d’une admirable erreur. Le défaut herméneutique fait naître une nouvelle fable. […] Flaubert dans Un Cœur simple souligne comment les légendes, les mythologies, peut-être même les religions, naissent du langage métaphorique ou de son altération. C’est suggérer la puissance inventive du langage, les réserves de « fiction » qu’il contient (on est proche de Mallarmé) mais c’est aussi, envers de cette capacité glorieuse, sous-entendre
48 F. P. Bowman, « Symbole et désymbolisation », Romantisme, 50 (1985), p. 54-55. 49 Id., « Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe », art. cit., p. 52. Il faut
citer également Raymonde Debray-Genette qui, dans « Re-présentation d’Hérodias », La Production du sens chez Flaubert, op. cit., p. 328-357, montre le rôle de l’obscurité dans ce conte. L’interprétation de Cl. Millet sur la fonction de l’héliotrope et du basilic dans La Légende expose le même point de vue (Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 78).
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que l’emploi d’un discours figuré, lorsqu’il s’agit des religions, illustre moins une signification qu’un désir de dire le sens, et par là même un vide […]50.
L’« esprit grossier » du peuple qui produit les légendes propose certes une interprétation erronée des symboles, mais cette démarche est jugée louable en elle-même par Maury, qui aspire à une clarification du discours religieux dont le sens échappe au plus grand nombre. Flaubert, au contraire, maintient dans les contes un mystère qui s’épaissit à la faveur d’une surenchère symbolique ou d’une simplification outrancière. En effet, selon de Biasi, « le symbole n’est pas le lieu d’un redéploiement caché du sens ; c’est tout au contraire […] un moyen privilégié de rendre le sens du récit globalement indécidable » 51. En d’autres mots, ceux de Frank Paul Bowman : « [Dans Flaubert], la forme du mythe survit, quand son contenu est perdu » 52. Symbolisation et désymbolisation sont conciliées dans les Trois Contes : chacun des trois récits met en scène l’émancipation de l’esprit hors des contraintes de la matière (sublimations de Loulou et du Lépreux, désincarcération de Iaokanann), mais ce processus ne s’avère jamais irréversible et la concrétisation du figuré reprend toujours ses droits (la « sensualité mystique » au moment de la transfiguration dans Un Cœur simple, l’allusion à l’église après la révélation de La Légende, la lourdeur de la tête après le ravissement de Phanuel). L’œuvre du Christ devait libérer les Juifs du matérialisme, de la rigidité des lois, de la lourdeur du Temple et du scandale des sacrifices, selon Renan : « En général [Jésus] aimait peu le temple. Le culte qu’il avait conçu pour son Père n’avait rien à faire avec des scènes de boucherie. Toutes ces vieilles institutions juives lui déplaisaient, et il souffrait d’être obligé de s’y conformer » 53. Au contraire, Hérodias rappelle que l’ère chrétienne ne s’ouvre qu’aux dépens d’un sacrifice sanglant, qui annonce lui-même l’ultime sacrifice de l’Agneau, qui se pose à son tour comme modèle à imiter. 50 Jean-Louis Cabanès, « Rêver La Légende dorée », Cahiers naturalistes, 76 (2002),
p. 33-35. 51 « La pratique flaubertienne du symbole », art. cit., p. 265. 52 F. P. Bowman, « Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe », art. cit., p. 52. 53 Ernest Renan, Vie de Jésus, op. cit. p. 218.
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L’épaississement du mystère et la séquestration du corps par le divin, c’est encore, comme on le verra, ce que mettent en scène Un Cœur simple et La Légende. La prétendue douceur du christianisme, sans être toutefois démentie dans les Trois Contes, est néanmoins soupçonnée de frayer avec les martyres sanglants des premiers Chrétiens. Les victimes se livrant spontanément sur l’autel de la divinité accusent un rituel sacrificiel qui ne parvient pas à rompre avec les cultes qu’il espère remplacer. Quelles que soient la puissance d’éclosion d’une religion et sa charge révolutionnaire, une nouvelle croyance ne pénètre dans « l’arène » qu’au prix d’une confrontation avec ses devancières : elle est tenue de se distinguer, elle appelle la comparaison, elle vise à l’extermination de ses concurrentes, elle n’est en aucun cas libre de son mouvement. Ce conflit peut être ramassé par la formule suivante, qui décrit le cortège des convives invités au festin d’Hérode : « […] deux courants se croisaient dans cette masse d’hommes qui oscillait, comprimée par l’enceinte des murs » (p. 147148).
I L’Ecriture hospitalière
Plus qu’aucune autre œuvre de Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier obéit à une logique citationnelle. L’écriture légendaire s’inscrit génériquement dans la répétition d’un discours qui sacrifie l’originalité diégétique au profit de la transmission d’un récit traditionnel. L’intitulé du texte et la mention du vitrail dans l’excipit (« Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays », p. 127) rappellent ce que le conte doit au « déjà écrit » et inscrivent le conte dans la filiation de Madame Bovary, de L’Education sentimentale et de Bouvard et Pécuchet : Ecrire [propose Françoise Gaillard] c’est être un perroquet ; c’est revendiquer ce psittacisme où la servante Félicité, heureuse justement de cette simplicité de cœur qui conduit à la révélation, avait su reconnaître l’expression du verbe divin. « Le père pour s’énoncer, n’avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix mais plutôt un des ancêtres de Loulou. » Loulou, le perroquet est l’incarnation du Verbe. Un dieu perroquet, qui plus est empaillé! c’est dire que le Verbe, le logos divin, n’est aussi qu’un écho sonore, une répétition de répétition. Il y a toujours pour Flaubert un déjà-là du discours, une répétition toujours antérieure qui se donne pour la loi, la loi du Père1.
P.-M. de Biasi a étudié les diverses implications de ce « palimpseste hagiographique », que Flaubert compose à partir de versions anciennes, mais auxquelles il ajoute des lectures modernes de la légende de saint Julien : « C’est [dans l’Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge de Maury] que Flaubert est tombé, par hasard, sur une référence érudite qui n’a pas été sans effet sur la rédaction : l’article d’un certain Lecointre-Dupont, “La Légende de saint Julien l’Hospitalier, d’après un manuscrit de la bibliothèque d’Alençon”. Il s’agit d’un texte étrange : non une traduction du manuscrit médiéval en français moderne, mais une adaptation, une véritable réécriture du 1 Fr. Gaillard, « L’en-signement du réel », art. cit., p. 201.
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texte selon les canons romantiques. Flaubert s’amuse à le pasticher […] » 2. Alain Montandon souligne également la présence d’un réseau intertextuel plus large, qui est mobilisé autour du sentiment essentiel d’adhésion religieuse : le texte est « hospitalier du Moyen Age, d’une époque et de ses légendes, mais sans souci de réalisme historique ou de vérité quelconque : ce qui est accueilli c’est la croyance, la foi, l’imagination du merveilleux, la superstition que l’on supposait celle d’une époque et qui continue de hanter les âmes pieuses et bigotes d’aujourd’hui »3. A l’instar de la mère de Julien qui emporte dans la tombe le secret de la destinée de celui-ci (« –“Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint !” », p. 94), l’auteur/conteur dissimule jusqu’à la conclusion du récit sa dépendance envers le modèle du vitrail, comme si l’accomplissement de la prophétie ou le déroulement de l’histoire dépendaient de ce silence. Si Julien est un héros légendaire, s’il connaît l’épiphanie, c’est bien en effet grâce à sa capacité à croire à la singularité du monde qui l’entoure, grâce à ses prédispositions à traverser des forêts merveilleuses comme une profondeur qu’il lui faut pénétrer. Le merveilleux dans La Légende s’exprime par la façon dont le héros se livre à l’imitation quasi servile d’un discours, la prophétie, qu’il n’identifie pas, mais à laquelle il accorde un statut de vérité absolue. L’étrangeté et la beauté qui se dégagent de ce conte émanent sans doute de l’écart qui sépare l’exposition discursive et annonciatrice de sa réalisation. Le caractère scabreux de l’étreinte finale ne provient pas seulement de l’érotisation de la révélation mystique mais aussi du fait que le Christ, le modèle d’imitation par
2 Trois Contes, éd. cit., p. 19. 3 Alain Montandon, Désirs d’hospitalité. De Homère à Kafka, Paris, Presses
Universitaires de France, 2002, voir en particulier « Le toucher de l’hospitalité : Gustave Flaubert », pp. 135-136. On peut citer également l’introduction de P.-M. de Biasi aux Trois Contes : « Sous sa forme achevée, La Légende se présente […] comme un palimpseste, laissant affleurer, çà et là, les bribes de textes plus ou moins anciens dont Flaubert s’est servi pour écrire son histoire. On reconnaît le livre de Langlois, les Acta Sanctorum, la Légende dorée de Voragine, la Légende du beau Pécopin de Hugo, etc. Mais on repère aussi, sans peine, la trace des frères Grimm, de Michelet, et plusieurs éléments empruntés au livre savant de Maury, l’Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge (1843), dans lequel Flaubert a puisé toutes sortes de détails symboliques et quelques notions sur la genèse historique des légendes, sur la naissance même du légendaire » (éd. cit., p. 19).
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excellence au Moyen Age4, pénètre entièrement Julien, faisant littéralement de l’hospitalité l’absorption d’un corps étranger5. Dans La Légende, Flaubert mène donc simultanément deux réflexions sur l’hospitalité. L’une, diégétique, participe d’une esthétique romantique qui situe au Moyen Age les fondements de certaines valeurs chrétiennes et justifie ainsi le cadre choisi par Flaubert. Elle va trouver un écho dans le texte sous la forme du pastiche. Ainsi, dans la scène finale, Julien ouvre son cœur au Christ qui vient occuper la demeure que lui construit le saint. Dans ses Origines du droit français, Michelet désigne l’Occident, et en particulier la France, comme le foyer politique et spirituel de l’hospitalité. Certes, c’est d’abord l’antiquité qui a inventé cette vertu : « la cité du banni, l’asile, est le grand mystère du droit antique. Trois asiles, la Judée, Athènes et Rome, ont été les foyers de l’Occident. La cité hospitalière, ce monde nouveau, formé du débris des vieux mondes, les contient et les purifie » 6. Mais la pratique de l’hospitalité, tombée en déshérence après la chute de l’Empire romain, a pour ainsi dire migré et s’est réfugiée dans la France du Moyen Age, qui assume désormais la fonction de guide spirituel de l’Occident. L’autre réflexion de La Légende sur l’hospitalité, métadiégétique, porte sur la capacité du récit à accueillir du texte « étranger » ou du « corps étranger », pour reprendre l’expression de Riffaterre7. Tout en intégrant différents mythes ou légendes, Flaubert se refuse à respecter une quelconque logique dans la composition de sa « bibliothèque religieuse ». L’intertexte légendaire des Trois Contes n’obéit à aucune des classifications que peuvent opérer les ouvrages de référence sur la mythologie dans lesquels Flaubert puise sa matière première. Au contraire, il mêle, par exemple, les textes bibliques, si manifestement présents dans les contes, aux mythes antiques ou aux légendes populaires, dans le but de niveler les différences de statut qu’on pourrait octroyer à chacune de ces sources d’inspiration. A ce titre, nous reprenons à notre compte cette réflexion de P.-M. de Biasi qui 4 Se reporter par exemple à La Sorcière de Jules Michelet, Paris, E. Dentu, 1862. 5 Sur ce point, voir l’ouvrage de Guy Stroumsa, La Fin du sacrifice, les mutations
religieuses de l'Antiquité tardive, Paris, O. Jacob, 2005, p. 65, pour lequel l’imitation du Christ est avant tout une imitation du Livre, une intégration de la légende. 6 Op. cit., p. 624. Cette question sera reprise dans le chapitre V, « Mesure du territoire ». 7 Dans « L’intertexte inconnu », Littérature, 41 (1981), p. 5.
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s’applique à Michelet et à Flaubert et qui concerne l’incorporation dans la strate textuelle finale de leurs archives et de leurs notes : En pénétrant dans le labyrinthe encore inexploré des Archives, Michelet eut un jour la sensation d’entendre comme une haute clameur : c’étaient les millions de voix de tous ces hommes morts qui n’avaient jamais eu vraiment droit à la parole, et qui, à travers l’amoncellement des manuscrits, continuaient à dire leurs souffrances, leurs espoirs, les peines et les joies de leur vie quotidienne. La volonté de donner pour la première fois sa chance à cette clameur du Peuple fut ce qui fonda, pour l’historien, la doctrine du résurrectionnisme. Les convictions démocratiques et pédagogiques de Michelet sont, de toute évidence, très éloignées des préoccupations de Flaubert. Et pourtant, chose frappante, à l’époque où il écrivait Salammbô, c’était bien avec la même intonation que Flaubert parlait de son propre rapport aux archives, de cette recherche où il s’agit de s’oublier en faveur du document lui-même, de s’en pénétrer pour le convertir en parole vivante. Dans une lettre à beaucoup d’autres égards très remarquable du 18 mai 1857 à Mlle Leroyer de Chantepie, Flaubert écrivait : « […] il y a dans l’ardeur de l’étude des joies idéales faites pour les nobles âmes. Associez-vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans ; reprenez leurs souffrances, tous leurs rêves, et vous sentirez s’élargir à la fois votre cœur et votre intelligence ; une sympathie profonde et démesurée enveloppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous les êtres […] » 8.
En écrivant les Trois Contes, Flaubert intensifie encore cette pratique hospitalière dans le domaine religieux, consistant à accueillir indifféremment la croyance d’autrui. Son corpus religieux, à l’instar du « bazar » de la chambre de Félicité, qui récupère sans distinction tous les restes, se caractérise autant par sa disparité que par la fragmentation des récits qu’il accueille9. Cette égalisation entre les récits légendaires, mythologiques, bibliques et scientifiques, me paraît être un élément crucial de l’écriture flaubertienne : elle part du principe que l’élément étranger doit entrer au sein de la communauté pour s’y fondre. De ce point de vue, le légendaire est un genre
8 P.-M. de Biasi, Carnets de travail, op. cit. p. 99. 9 C’est en se réclamant de cette même indifférenciation, ou égalisation, que ce travail
cite pêle-mêle des œuvres majeures et mineures, des textes premiers et secondaires, sans se formaliser du caractère inégal de leur qualité littéraire ou de leur valeur scientifique.
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éminemment hospitalier, parce qu’il se fait la somme d’un nombre considérable de recueils : Il y a entre les pratiques textuelles des relations, plus ou moins manifestes, qui, d’une façon métaphorique, évoquent l’hospitalité : un texte en accueille un autre, il peut être son abri, son refuge, il peut en faire l’invité d’honneur, ou il peut lui faire don de soi, ce qui constitue, au sens figuré, un acte d’hospitalité qui se joue et se déroule au niveau de la littérature, ou au niveau plus général et plus généreux de la culture et même au niveau du texte infini du monde10.
L’allusion à la voix du conteur à la fin de La Légende garantit à la fois la capacité d’accueil du légendaire et son identification avec l’ensemble de la communauté religieuse. Le texte appartient en propre à chacun d’entre nous, tout en étant constitué d’une foule d’éléments impersonnels dont la source nous est inconnue. Le père de Julien allégorise sans doute le mieux cette propension du texte à capitaliser les « corps étrangers »: « Pendant l’hiver, il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires » (p. 93). Merveilleusement indolent pour un seigneur guerrier, il semble retourner en enfance pendant la saison hivernale et se faire le récepteur de récits merveilleux, au lieu d’en être le héros. A l’instar d’un texte qui reconnaîtrait la paternité des sources qui le constituent, le père se laisse mollement imprégner des influences diverses qui ébranlent pourtant son autorité. Ici, le récit nie toute violence de l’incorporation textuelle sous le couvert de la naïveté légendaire. Au contraire, comme l’a relevé Florence Vatan 11, durant sa période d’errance, Julien souligne l’horreur sacrée qu’inspire le texte hagiographique qu’il incarne: « Par esprit d’humilité, il racontait son histoire ; alors tous s’enfuyaient, en faisant des signes de croix » (p. 120). L’accueil de la parole sacrée (quelle que soit sa forme : accomplissement des prophéties, imitation du Christ ou du texte biblique) isole Julien de la communauté que le légendaire a pourtant 10 Muguras Constantinescu, « Pratiques et relations textuelles », in Le Livre de
l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, sous la direction d’Alain Montandon, Paris, Bayard, 2004, p. 928-946. 11 Dans « La légende médiévale au XIX e siècle : le cas de Gustave Flaubert », communication délivrée lors de la journée d’étude Flaubert politique le 23 mars 2007 à l’Université du Colorado, Boulder.
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pour fonction de réunir. Il semble que le héros soit ici l’agent d’une dispersion communautaire exactement opposée au récit rassembleur qu’implique la voix du conteur dans l’excipit de La Légende. De la même façon, B. F. Bart a mis en évidence le choix délibéré de Flaubert de conjuguer terreur religieuse et révélation : Dans les versions anciennes de la légende de Julien, ce voyageur [le Lépreux] qu’il avait reçu dans sa barque n’était que quasi leprosus. Les sources romantiques que suivait Flaubert avaient fait de cette personne un lépreux hideux, un Lazare grotesque du folklore, à côté du sublime christique qu’il cachait sous son aspect rebutant. Flaubert a adopté ce lépreux hugolien – en se trompant encore une fois sur son authenticité – et nous a offert ces scènes horribles et cependant mystiques du lépreux, qui évoqueront de nouveau la terreur sainte : … ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu’un squelette, il avait un trou à la place du nez. Et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine, épaisse comme un brouillard et nauséabonde12.
La pratique hospitalière de saint Julien prend donc aussi sa source dans l’horreur que lui inspire le Lépreux et non uniquement dans la compassion charitable qu’une interprétation hagiographique traditionnelle supposerait. Il s’agira donc d’interroger ce retournement spectaculaire que Flaubert fait subir à la légende de saint Julien13. Comme le propose P.-M. de Biasi dans la citation évoquée en introduction du présent travail, Flaubert épuise la logique de toutes les idéologies jusqu’à en faire disparaître les contours propres : « Ce qu’il y a d’esthétiquement beau dans les croyances ou les systèmes doctrinaires les plus insensés, et qu’il s’agit de mettre en scène littérairement, c’est une certaine foi dans l’impossible qui finit toujours, tôt ou tard, par faire éclater le système dont elle dérive » 14. L’hospitalité appartient sans conteste à ces vertus capitales du christianisme dont l’auteur veut éprouver les limites.
12 B. F. Bart, « Flaubert et le légendaire », Revue d’Histoire Littéraire de la France,
81 (1981), p. 618. 13 Se reporter au chapitre III, « Une Croyance encore chargée de vaisselle. La Légende de saint Julien l’Hospitalier ». 14 P.- M. de Biasi, Carnets de travail, op. cit., p. 98.
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1. Sublimation de la matière L’hagiographie efface tout élément étranger à son message évangélique. Le récit de Flaubert met en lumière les ressources du légendaire, en rendant visibles, d’une part, sa capacité de récupération d’éléments culturels et religieux hétérodoxes et, d’autre part, sa puissance de transformation de ces mêmes éléments. En d’autres termes, c’est le potentiel de broyage d’une culture, l’épuration des sédiments par le filtre du récit qui est en question dans La Légende. La nature de l’entreprise diffère peu des expériences horticoles de Bouvard : Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lisier suisse, la lessive Da-Olmi, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano […]. Bouvard souriait au milieu de cette infection […]. A ceux qui avaient l’air dégoûté, il disait : « Mais c’est de l’or ! c’est de l’or » 15.
Bouvard, dans sa quête romantique, fait songer aux grandes figures d’alchimistes que la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles ont pu mettre en scène, tels que Faust ou Frollo. La transsubstantiation qu’il tente participe de la même opération que celle attribuée au légendaire, c’est-à-dire d’une sublimation de la matière. L’entreprise de récupération ne laisse rien derrière elle, parvient à saisir et à donner un sens univoque à une entité pourtant composite. « Spira! Spera! », « Souffle! Espère! », note Flaubert dans l’un de ses Carnets. L’expression proviendrait de Notre-Dame de Paris (Chapitre IV, Septième Livre), selon P.-M. de Biasi : Le titre de ce Carnet 19 reproduit […] la devise qui, dans le roman, se trouve incrustée sur le soufflet du fourneau alchimique […]. Il est difficile de prouver que Flaubert se souvenait parfaitement de ce texte lorsqu’il inscrivit « Spira! Spera! » en tête de son Carnet ; mais les lignes qui suivent cette formule, dans la description hugolienne, pourraient s’appliquer à l’enchevêtrement d’idées, de citations et de projets qui compose le carnet flaubertien. La métaphore alchimique va presque de soi 15 Bouvard et Pécuchet, éd. cit., p. 81.
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pour parler du processus auquel sont destinés les matériaux bruts que contiennent ces folios, dont le grand œuvre fera de l’or […]16.
Très soucieux de se distancier de la Légende du beau Pécopin de Hugo, Flaubert n’hésite pourtant pas à se saisir d’un réseau thématique propre à Notre-Dame de Paris. Ce roman, parcouru de questionnements sur l’émancipation de la nation française moderne, apparaît comme une référence qui s’impose dans l’écriture des Trois Contes17. La pesanteur de l’architecture gothique, le « vitrail fatal », tout le symbolisme imposant et contraignant dont la France contemporaine devrait se dégager selon Hugo, trouvent un écho dans La Légende. De même, le disparate qui se fond dans une communauté, vivifiant profondément la population parisienne de Notre-Dame, resurgit dans le conte sous le concept d’hospitalité. Jean-Luc Nancy, cité par Claude Millet, explique ainsi la création du mythe romantique « [il] est à la fois la parole originaire de l’unité collective et sa réalisation performative, sa fondation dans l’“effusion communielle” qui rassemble autour de l’aède la communauté, les individus “tous ensemble” » 18. La voix du conteur à la fin de La Légende, la cour de Madame Aubain à la fin d’Un Cœur simple, le festin d’Hérode à la fin d’Hérodias, évoquent tous ce mythe romantique d’une communauté réunie autour d’une même cause. L’hospitalité réclame la clôture d’un lieu, qui se désigne ainsi lui-même comme l’origine fondatrice d’une assemblée. Le légendaire est « solidaire d’une politique de l’un », écrit Claude Millet. L’exclusion et la division y sont niées absolument.
16 Carnets de travail, éd. cit., p. 259-260. C’est à Jacques Seebacher que Pierre-Marc
de Biasi doit la mention de cette référence, comme il l’indique lui-même. Notons que Flaubert la répète à la fin d’une lettre adressée à Louis Bouilhet, Correspondance, éd. Bruneau citée, tome II, p. 593. 17 Se reporter notamment aux chapitres IV et V. Rappelons que Jacques Seebacher voit déjà un réseau de signification entre le roman de Hugo et Madame Bovary. Sans entrer dans le détail de sa démonstration, citons simplement certains échos hugoliens qu’il décèle chez Flaubert : « […] la levrette d’Emma porte le nom de la chèvre de la Esmeralda, Djali ; la bohémienne figure à l’autre bout du livre chez le notaire, en une gravure de Steuben ; l’ennui d’Emma devant Charles à table se traduit par des rayures au couteau, comme celui de l’égyptienne qui rêve à Phoebus devant un Gringoire qui mange faute d’aimer ; la passion maternelle pour Berthe se dit par référence à la double identité de la recluse du Trou aux Rats, prostituée et martyre, Paquette de la Chantefleurie et Sachette » (art. cit., p. 286-296). 18 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 183.
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Il faut pourtant reconnaître, avec Marcel Schwob, la présence d’éléments étrangers au genre de l’hagiographie dans la légende qui nous intéresse : [...] Les vies de saints ont été composées souvent avec des éléments étrangers à l’hagiographie. La légende des saints Barlaam et Josaphat, qui figure avec celle de Julien dans le Speculum historiale de Vincent de Beauvais et dans la Legenda Aurea de Jacques de Voragine, est l’adaptation de la vie de Siddârtha, ou de Bouddha, ainsi qu’il a été reconnu par Laboulaye, Liebrecht, Max Müller et Yule19.
Le travail du légendaire reviendrait à gommer les apports hétérogènes afin de présenter à l’assemblée des croyants une vérité inédite et « locale » qui servira d’étalon. Le pastiche romantique constitue une part importante dans l’écriture de La Légende, comme l’indique P.-M. de Biasi dans son édition des Trois Contes (p. 19). Les traités de fabrication du vitrail, qui stimulent les recherches de Flaubert sur le Moyen Age, figurent également dans ce corpus alchimisant. La critique a passablement insisté sur le jeu subtil que joue la lumière du vitrail dans la scène du parricide, elle s’est en revanche peu étendue sur le support matériel de ce corps lumineux. Il convient donc de s’interroger sur les moyens mis en œuvre pour obtenir une surface lisse qui laisse pénétrer les rayons du soleil. La lisibilité de l’œuvre repose en effet sur la qualité du verre, qui elle-même dépend du talent de l’artiste verrier, si l’on en croit L’Art de la peinture sur verre et de la vitrerie de Pierre Le Vieil (1774)20. « Dans la peinture sur verre, la beauté du coloris par l’éclat de sa transparence fait une illusion si forte sur les sens, qu’elle y répand une espèce d’enchantement qui arrête et surprend les yeux du spectateur, très-souvent indépendamment du sujet même traité dans le tableau ». « Indépendamment du sujet », écrit Le Vieil dans une formule aux accents flaubertiens. La beauté de 19 Marcel Schwob, « Saint Julien l’Hospitalier », in Œuvres complètes de Marcel
Schwob. Spicilège, Paris, Fr. Bernouard, 1928, p. 100-101. 20 Paris, [L.F. Delatour], 1774 (réimpression Genève, Minkoff, 1973). Langlois considère cet ouvrage comme une référence indispensable concernant la fabrication et la coloration du verre (Essai historique et descriptif sur la peinture sur verre ancienne et moderne […], Rouen, E. Frère, 1832). On sait que cet ouvrage a eu une grande influence sur Flaubert (voir l’introduction aux Trois Contes, éd. cit., p. 16), l’auteur renvoie systématiquement à Le Vieil pour toutes questions relatives à la chimie.
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l’œuvre dépend en grande partie de la pénétration « par l’effet de la recuisson » des couleurs métalliques dans le verre. Si la fusion a lieu, les couleurs sont alors inaltérables et indélébiles. L’ouvrage livre en détails les recettes des plus grands maîtres verriers dans le processus de purification des cailloux et des métaux grossiers que l’artisan récolte et combine dans la liquéfaction, le talent de l’artiste reposant principalement dans le dosage des matériaux. La constitution du mélange et le temps de fusion nécessaire à la réalisation d’une teinte disparue, l’obtention d’un rouge « carnation », en particulier, semblent faire l’objet d’une quête aussi savante que mystique. La recherche des secrets d’un art, qui a connu au XIIIe siècle son heure de gloire et son déclin dès le XVIe siècle, renvoie immanquablement à une esthétique romantique. L’étude de l’art du vitrail au XIXe siècle, comme l’intérêt pour le légendaire, s’inscrivent dans une problématique de restauration d’un patrimoine fragmenté21. Le secret de la fabrication du vitrail relève de la chimie, science – ou art, écrit aussi Le Vieil – qui n’intéresse plus et qui vit de ce fait dans une « sorte de léthargie » 22. On songe à l’errance de Pellerin et d’Arnoux qui, dans leur quête du « rouge artiste », désignent la beauté d’un art défunt que la révélation de secrets enfouis permettrait de ressusciter. Deux passages signalent la présence du vitrail dans La Légende : l’excipit du conte et la scène du parricide. Ce dernier épisode attribue au vitrail une responsabilité dans le meurtre des parents. L’obscurité de l’art médiéval est désignée comme l’instrument de la Providence. Les parents, dépouillés et fatigués (« Et bientôt entrèrent dans la chambre un vieil homme et une vieille femme, courbés, poudreux, en habits de toile, et s’appuyant chacun sur un bâton », p. 113), semblent déjà appartenir au passé. Décharnés (« […] et elle observait à l’écart le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant les gobelets », p. 113), ils ne sont plus de ce monde (« […] et le père, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait à une statue d’église », p. 114). C’est d’ailleurs davantage à un simulacre de meurtre que se livre Julien, qui « tue » ce qui est 21 On lit ceci dans l’avertissement du libraire-éditeur de l’Essai historique de
Langlois, p. V: « Parmi les arts nombreux dont la culture a fait le plus d’honneur à la France, il faut distinguer la Peinture sur verre, qui, depuis plus de six siècles, a été constamment pratiquée avec succès dans cette patrie de tant d’illustrations […] ». 22 Essai historique et descriptif sur la peinture sur verre ancienne et moderne […], op. cit., p. XI.
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déjà mort (« Les morts, percés au cœur, n’avaient même pas bougé », p. 118). Le vitrail désigne les parents comme les victimes logiques d’une progression fatale. La confusion de Julien tient principalement au manque de visibilité dans la chambre : « Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l’aube. […] et il avançait vers le lit, perdu dans les ténèbres au fond de la chambre » (p. 118). L’ignorance dans laquelle se trouve Julien en ce qui concerne son destin se retourne alors contre ceux qui croyaient bon de garder le secret. L’épouse participe elle aussi à cette logique meurtrière du silence : « Ils firent mille questions sur Julien. Elle répondait à chacune, mais eut soin de taire l’idée funèbre qui les concernait » (p. 113). Marque que la Providence accomplit fatalement son œuvre ; mais outre ce lieu commun du récit tragique, on peut également relever la pertinence d’un passage de Pierre Le Vieil, qui n’a probablement pas échappé à Flaubert : Nous répéterons à ceux qui se plaignent de l’obscurité des vitres peintes, que dès leur commencement elle entroit par cette frayeur religieuse qu’elle inspiroit, dans la préparation au recueillement que demandent la prière et la méditation. Nous les inviterons avec Milton à considérer ces Temples augustes, dont les vitrages précieux n’admettent qu’une lumière sombre, qui par-là inspirent une religieuse horreur […]23.
Le vitrail, dont la caractéristique première semble devoir être la sublimation de la lumière, sait donc, à l’occasion, produire de l’obscurité. La peur serait le moteur de la croyance au Moyen Age, si l’on suit le raisonnement de Le Vieil. En effet, dans la scène du parricide, la terreur entraîne la repentance salvatrice de Julien. Flaubert la combine cependant avec le mal absolu que représente le meurtre, comme pour unir le péché et la terreur qui en résulte dans la conscience chrétienne. La Légende, dans sa tentative de saisir la spécificité de l’hagiographie, ne manque pas de réserver la place centrale à la faute adamique, qu’elle conjugue pourtant avec l’agrément esthétique. Semblable au Basilic de La Tentation, elle ne laisse rien au hasard profane : « Le feu, c’est moi ; – et de partout j’en aspire : des nuées, des cailloux, des arbres morts, du poil des animaux, de la surface des marécages. Ma température entretient les volcans ; je 23 L’Art de la peinture, op. cit., p. 82 (je souligne).
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fais l’éclat des pierreries et la couleur des métaux »24. Comme le Lépreux et ses regards incandescents, le Basilic, cité au début de La Légende, inspire une terreur religieuse qui purifie et transforme le croyant. La tache, la souillure parricide, ne parviendra à être lavée que par la purification christique. Avant cela, Julien est condamné à brûler de remord : « et il aperçut, entre ses paupières [celles du père mort] mal fermées, une prunelle éteinte qui le brûla comme du feu » (p. 119). Julien ne peut que contempler un espace maculé par l’étalage de la faute : « Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l’appartement » (p. 119). L’aveuglement moyenâgeux conduit à la terreur meurtrière telle que Hugo la décrit dans les scènes de révolte populaire de Notre-Dame de Paris. A maintenir l’homme dans l’ignorance de sa propre destinée, on s’expose fatalement à une réaction à la fois violente et libératrice. Ainsi donc, le « vitrail fatal » hugolien terrifie encore le conte flaubertien. Jacques Berchtold convoquait déjà la fabrication du vitrail, à propos d’une scène de chasse de La Légende, qu’il commence par citer avant de la commenter en ces termes : Il vit reluire tout au loin un lac figé, qui ressemblait à du plomb. Au milieu du lac, il y avait une bête que Julien ne connaissait pas, un castor à museau noir. Malgré la distance, une flèche l’abattit ; et il fut chagrin de ne pas emporter la peau. (87) L’étendue stérile du « lac figé » et l’ « œil béant » du chasseur apparaissent dans un rapport de spécularité opaque. Le fragment de paysage dépourvu de toute transparence présente en même temps le caractère d’un vitrail horizontal où, de façon significative, l’élément verrier ferait encore défaut […]. Le « lac figé qui ressemblait à du plomb » exerce sa pesanteur sur un volume inaccessible à la lumière et au regard, comme le ferait une fenêtre murale verticale qui serait entièrement obstruée par une surface de plomb25.
24 La Tentation de saint Antoine, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, Folio
classique, 1983, p. 233. 25 « L’oeil et le vitrail. (II) La Légende de saint Julien l’Hospitalier à l’épreuve de la tradition médiévale », Versants, 19 (1991), p. 40. La pagination dans la citation renvoie à l’édition de Biasi 1986, en GF Flammarion.
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Par ailleurs, Jacques Berchtold retrouve la scène du parricide dans le geste aveugle du chasseur qui prend le risque de tuer sans distinguer sa proie. Le « caractère énigmatique » de l’animal et du plomb obscurcissant le tableau éveillent le désir de carnage, sans jamais apaiser la frustration. Le chasseur repart sans son trophée, le fils perce les parents sans en « extraire » le secret. Encore exclu de l’opération alchimique des maîtres verriers dans la scène du parricide, Julien ne peut que rester spectateur de la fusion divine que réclame le vitrail : « […] et leurs visages, d’une majestueuse douceur, avaient l’air de garder comme un secret éternel » (p. 119). Ce secret ne sera révélé à Julien que dans la clausule du conte, où il sera enfin incorporé à la beauté mystique du vitrail de l’église. L’activité de Julien dans les dernières pages du conte évoque également le travail de sublimation de la matière effectué par l’artiste, ou encore celle de l’écrivain du légendaire qui recueille et redonne éclat à un objet tombé dans l’oubli. L’étreinte de Julien et du Lépreux, véritables épousailles qui mêlent les cinq sens, semble ramener l’hospitalité, vertu chrétienne sanctifiée, à une formule chimique de fusion des corps. Certes, l’étreinte aurait dû être jugée « scabreuse » par l’institution ecclésiastique26 ; il faut cependant signaler qu’elle reproduit avec une fidélité malicieuse certains vitraux obscènes dont Le Vieil déplore l’existence : Il y avait dans beaucoup de vitres peintes de nos Eglises des images si ridicules et même si indécentes, que nous avons cru ne pouvoir mieux couvrir l’ignorance et la superstition des Peintres sur verre, même des meilleurs temps, ou la corruption de leur cœur, que par la soustraction de ces Peintures fabuleuses ou scandaleuses dans lesquelles les meilleurs Artistes dans ce genre s’étaient montrés plus exacts imitateurs de la nature, qu’observateurs fidèles du respect dû à la sainteté de nos Eglises et du Dieu qu’on y adore27.
La Légende, une fois encore vecteur d’un lieu commun romantique – la disparition de l’art du vitrail en France – travaille à la sauvegarde 26 Comme le note P.-M. de Biasi dans son édition: « La presse bien pensante de 1877
et la critique en général ont préféré ne pas remarquer ce que toute cette scène d’étreinte pouvait avoir de profondément scabreux. Flaubert utilise l’alibi du genre hagiographique pour se jouer de la censure », p.127. 27 L’Art de la peinture, op. cit., p. 81.
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d’un patrimoine : l’étreinte ultime figure la fusion nécessaire des matières pour la production d’une couleur sublime. Le passage du fleuve initie le processus de refonte et de production : « L’eau, plus noire que de l’encre, courait avec furie des deux côtés du bordage. Elle creusait des abîmes, elle faisait des montagnes […] » (p. 125). L’eau du fleuve durcit et, ce faisant, inscrit dans la pierre sa propre transformation, alors que la proposition comparative rappelle non seulement le pouvoir métaphorique de l’écriture merveilleuse, mais également celui de l’art du vitrail. A la fois christophore et charonien, Julien fait passer une substance grossière à l’épreuve d’une transition salvatrice et régénératrice. Les yeux rouges charbon du Lépreux (p. 124), par exemple, vont se révéler clairs comme les étoiles (p. 127) après le travail d’épuration de l’Hospitalier. L’hagiographie, en sanctifiant Julien et en transfigurant le Lépreux, semble rejouer la magie des opérations chimiques auxquelles se livre l’artiste verrier. Ainsi le sacrifice de Julien consiste à faire don de « toute sa personne » (p. 127) afin qu’entre en fusion son corps souillé avec le corps souffrant du malade. De ce mélange prosaïque, l’écriture du merveilleux fait une matière transsubstantiée : l’eau se change en vin, le fracas de la tempête devient harmonieux, la puanteur parfum, la rugosité douceur, l’obscurité clarté. L’hostis est l’invité et la victime sacrifiée à la cause commune. Il est à la fois ennemi et victime christique, comme le discutera le chapitre III. L’intégration, acte hospitalier et meurtrier, est une médiation vers le divin ; l’être incorporé est une victime sacrificielle. La légende va jouer de cette ambiguïté et mettre en scène la pratique flaubertienne de l’incorporation du discours de l’autre. Découper, déchirer, tuer, éliminer, c’est sacrifier pour obtenir la pureté de l’apparition finale, sorte de résidu défiguré des victimes, « pâte » nécessaire à l’édification d’un nouveau règne. La Légende de saint Julien l’Hospitalier jouera habilement d’une logique substitutive qui veut que le vin vaille pour le sang du Christ, le sang du Christ pour le péché des hommes. Dans le conte, le parricide dépend directement du meurtre des animaux, le Lépreux cache le Christ, l’hospitalité de Julien rachète ses crimes à la manière du sacrifice christique. Il semble que le conte cherche à aplanir les différences, qu’il gomme les frontières entre les êtres, bons ou mauvais, civilisés ou sauvages, animaux ou humains, en obéissant à l’une des étymologies du mot hospitalité :
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Hospitalitas vient du nom hospitalis lui-même forgé sur hospes, « celui qui reçoit l’autre », c’est un geste d’accueil et d’hébergement gratuit. Rappelons qu’en recevant l’hostis, l’hospes le met au même niveau que lui, lui donne une part de son pouvoir de « despote ». A l’origine de toute cette famille de mots, un verbe, hostire, égaliser. La notion est fondamentale. L’hospitalité est geste de compensation, de mise à égalité, de protection, dans un monde où l’étranger n’a originellement pas de place. Il ne peut donc y avoir de geste d’hospitalité, au sens étymologique du terme, sans inégalité de place et de statut entre les deux types d’hôtes : l’un est à l’intérieur, maître du lieu, sédentaire, c’est celui qui reçoit, l’autre vient de l’extérieur, il est de passage, il est reçu 28.
C’est bien en effet la vocation de l’hospitalité de ménager un espace à ceux qui en sont privés. La peau en lambeaux du Lépreux se transforme et se régénère au contact du corps de Julien. Cette logique de l’hospitalité, qui entraîne Julien à offrir sa propre chair en guise de terre d’accueil à sa chair informe, diffère de celle de la première partie du récit. Les étrangers que le hasard mène au château des parents de Julien se voient certes bien traités par le seigneur des lieux, mais leur séjour se solde invariablement par un échange qui témoigne de la bonne volonté de chacun, et qui n’est pas l’expression d’un accueil désintéressé. L’un, le marchand, laisse des produits exotiques derrière lui, tandis que les autres, les pèlerins, payent leur hôte avec leurs récits et avec les coquilles qu’ils trouvent sur la route sainte (p. 96). Les manuscrits se montrent plus explicites quant à l’existence d’un règlement en nature de l’accueil reçu au château : « laissant en paiement d’hospitalité feuilles sèches prises au jardin des olives »29. Voilà l’expression d’une charité chrétienne qui ne menace pas l’intégrité corporelle du croyant. Entre l’invité et son hôte, se conclut un accord qui assure à chacun le remboursement du prêt concédé. Les coquilles sont, écrit P.-M. de Biasi en note de son édition, des 28 Marie-Claire Grassi, « Passer le seuil », Le Livre de l’hospitalité, op. cit., p. 21. 29 G. Bonaccorso et collaborateurs, Corpus flaubertianum, III. La Légende de saint
Julien l’Hospitalier. Edition diplomatique et génétique des manuscrits, Paris, Didier Erudition, 1998, p. 81 (feuillet 417v°). Les signes diacritiques reproduits dans ce livre sont les suivants : 1. l/sa : surcharge, 2. [...] : crochets de Flaubert et de l’éditeur, 3. |...| : barres de Flaubert, 4. * : lecture conjecturale, 5. || fin de ligne. Les variantes ou ajouts en interlignes ne sont pas signalés dans le présent travail.
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« coquilles Saint-Jacques (ou God fish : poisson de Dieu) portées comme signe de reconnaissance par les pèlerins qui revenaient de Saint-Jacques de Compostelle, haut lieu de pèlerinage du Moyen Age » (p. 96). Il s’agit donc de reliques, de fragments sacrés, que produit cette hospitalité modérée et non d’une révélation des « espaces bleus » qui s’ouvrent à Julien à la fin du conte. A l’hospitalité mesurée, qui ne met pas en péril l’économie du château, qui ne modifie ni ses limites territoriales ni l’intégrité corporelle du croyant, fait donc pendant le don total de soi – Julien obéit en silence aux demandes apparemment démesurées du Lépreux. Le religieux flaubertien ne saurait se confiner à un espace déterminé. Il lui faut passer les bornes, en retranchant toute frontière critique que le croyant pourrait établir entre lui et son idole. Le débordement du Dieu chrétien, dont il est question ici, fait déjà l’objet d’une discussion entre Antoine et le diable dans la version de 1849 de La Tentation : Le diable Souvent, à propos de n’importe quoi, d’une goutte d’eau, d’une coquille, d’un cheveu, tu t’es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le cœur ouvert. L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui, et des liens s’établissaient ; vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables ; puis, à force de regarder, tu ne voyais plus ; écoutant, tu n’entendais rien, et ton esprit même finissait par perdre la notion de cette particularité qui le tenait en éveil. C’était comme une immense harmonie qui s’engouffrait en ton âme avec des frissonnements merveilleux, et tu éprouvais dans sa plénitude une indicible compréhension de l’ensemble irrévélé ; l’intervalle de toi à l’objet, tel qu’un abîme qui rapproche ses deux bords, se resserrait de plus en plus, si bien que disparaissait cette différence, à cause de l’infini qui vous baignait tous les deux ; vous vous pénétriez à profondeur égale, et un courant subtil passait de toi dans la matière, tandis que la vie des éléments te gagnait lentement, comme une sève qui monte ; un degré de plus et tu devenais nature, ou bien la nature devenait toi 30.
Le discours du Diable condamne l’étroitesse des dogmes que défend Antoine et, par là même, nie l’existence de celui que le saint nomme « Dieu ». A quoi bon borner le divin à ces appellations, alors que la 30 La Tentation de saint Antoine (version de 1849, non publiée du vivant de Flaubert),
édition Bernard Masson, in Œuvres Complètes, Paris, Seuil, 1964, p. 444-445.
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contemplation de la nature fait exploser toutes les limites ? A quoi bon s’en tenir à cette répartition des rôles, alors que le divin circule dans toute la création, y compris dans Antoine lui-même ? Le raisonnement diabolique tend à placer sur un pied d’égalité le dieu et l’homme, que ce dernier s’évertue pourtant à adorer. La pénétration de la matière dans le corps contemplatif se double d’une « égalisation » des deux instances en présence : « vous vous pénétriez à profondeur égale ». Plus qu’une invitation à l’envahissement de la nature, la parole du diable décrit une transformation mutuelle qui s’opère dans la réunion des forces. L’hospitalité équivaut alors à un nivellement. C’est un échange, écrit Emile Benveniste, qui tend à l’aplanissement des différences entre l’invité et l’hôte: le don n’est pas un « cadeau », mais une égalisation de ce qui est dû à l’hôte ; il vise à uniformiser les deux corps étrangers 31. Le don compense les manques de l’invité ; la difformité du nouveau venu s’estompe. De l’hospitalité résulterait donc une égalisation, une mise à niveau qui aurait vertu de transformer les deux corps en présence pour les conformer aux limites de l’espace qui leur est imparti. Pour reprendre le lexique alchimique propre à la fabrication du vitrail, l’hospitalité est un polissage qui vise à l’évacuation, par la fusion de toute irrégularité, des matières incorporées. Par irrégularité, il faut entendre aussi toute entrave au processus de fusion des corps. Elle est une résistance de la matière à sa propre disparition, une irréductibilité. Elle opère comme ce « secret », mentionné à plusieurs reprises, qui doit trouver une interprétation, une solution. Toutes les scènes de meurtre peuvent être lues comme des noyaux de résistance à la fusion ultime qui dissout l’obstacle. Ainsi, les animaux sont des oppositions sur lesquelles s’achoppe la quête hospitalière du héros. L’effacement de toute irrégularité qu’implique le geste hospitalier rencontre donc son double funeste dans les scènes de chasse de La Légende. Chasser, c’est tenter de réduire à néant la singularité silencieuse et menaçante du monde animalier. Le premier grand carnage prend place dans le rebord d’un vallon, c’est-à-dire dans un espace fermé qu’on peut identifier à la cuve du maître verrier. Les cerfs représentent une « masse » qui perd tout trait distinctif : 31 Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. 2. Pouvoir,
droit, religion, Paris, Minuit, 1969, en particulier le chapitre 7: « l’hospitalité ».
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« Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres ; et leurs corps avec leurs ramures emmêlées faisaient un large monticule, qui s’écroulait, en se déplaçant » (p. 104). A cette indifférenciation entre les animaux fait écho un ciel « rouge comme une nappe de sang », un ciel qui par son uniformité annonce celle de l’azur final32. Très rapidement pourtant, la surenchère meurtrière se montre dépassée face à la multitude des espèces : « – et quand il les eut tous occis, d’autres chevreuils se présentèrent, d’autres daims, d’autres blaireaux, d’autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses » (p. 103). La seconde chasse prête à la gent animalière des intentions humaines (l’ironie, la sournoiserie, la vengeance) et localise ainsi l’étrangeté ennemie dans une sphère plus familière pour le chasseur. Les regards se portent sur les hommes et, plus précisément encore, sur la parenté de Julien : désormais, tout ce qui s’approche de lui est susceptible de disparaître. Entre l’effacement hospitalier du Bien et la disparition meurtrière du Mal, le conte établit presque une équivalence. La chasse ne parvient en effet que partiellement à effacer les singularités et maintient un silence effrayant, un « secret » que Julien ne parvient pas à percer. Pour saisir la logique de la progression du récit vers l’hospitalité finale, vers la révélation des mystères divins qui est une disparition de toutes les opacités terrestres, il faut sans doute se reporter à une scène cruciale de la première Education sentimentale, l’épisode bien connu du chien. Comme l’a montré Antoinette WeberCaflisch, ce passage établit déjà un lien entre la chasse et 32 Il faudrait sans doute établir un parallèle entre les chasses de Julien et le festin
d’Hérodias, tant le geste égalisateur cynégétique se rapproche de l’ingestion du convive. Cf. Alain Montandon, « De l’ambivalence des seuils : de Perrault à Grimm », in L’Hospitalité dans les contes, études réunies par Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 12 : « L’hospitalité, dans son ambivalence hospes/hostis révèle le fantasme de l’engloutissement, de la dévoration, du cannibalisme. Etre hôte, c’est se livrer à une dépendance qui peut être dissolution du moi, ce que Derrida note à propos de l’hospitalité absolue ou inconditionnelle ». Ajoutons cette citation qui légitime l’emploi métaphorique de l’hospitalité comme geste compensatoire dans le conte : « Plus que tout autre, la figure d’une oralité dévoratrice s’impose avec force. D’abord parce que chercher refuge, c’est dans le monde du conte chercher une compensation à la détresse primaire, celle de la faim. Le conte se nourrit d’oralité dans tous les sens du terme. Manger - être mangé sont sans cesse mis en regard. Le thème du cannibalisme, de l’hôte-ogre comme figure d’une hospitalité excessive est omniprésent » (p. 13).
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l’hospitalité33. La scène présente les derniers doutes esthétiques de l’apprenti-artiste avant la résolution définitive, qui engage l’impersonnalité de l’auteur. Avant la « révélation », Jules s’interdit toute passion : Dès que quelque chose était entré en lui, il l’en chassait sans pitié, maître inhospitalier qui veut que son palais soit vide pour y marcher plus à l’aise, et tout fuyait sous la flagellation de son ironie, ironie terrible qui commençait par lui-même, et qui s’en allait aux autres d’autant plus violente et acérée ; […] il n’ajoutait plus à son malheur actuel en s’y complaisant comme jadis et s’y enfouissant à plaisir, avec l’obstination désespérée qui est l’essence des douleurs chrétiennes et romantiques […]. Injuste pour son passé, dur pour lui-même, dans ce stoïcisme surhumain il en était venu à oublier ses propres passions et à ne plus bien comprendre celles qu’il avait eues ; s’il ne s’était pas senti chaque jour forcé, comme artiste, de les étudier et de les rechercher chez les autres, puis de les reproduire par la forme la plus concrète et la plus saillante, ou de les admirer sous la plastique du style, je crois qu’il les eût presque méprisées et il en serait arrivé à cet excès d’inintelligence34.
On trouve, dans ce passage, les germes d’une réflexion sur l’hospitalité, non pas chrétienne, mais esthétique. L’ « hospitalité esthétique » participe de ce que Flaubert nomme la plasticité des passions. Inhospitalier envers lui-même (se comportant comme le chasseur de la légende), Jules cessera tout commerce avec l’univers des passions après l’épisode du chien, c’est-à-dire qu’il s’interdira tout investissement sentimental pour mieux se livrer à l’observation de celui des autres. Alors pourra s’élever la voix artistique d’un pathétique plastique. Avant cela, il est soumis à l’ultime interprétation pathétique et narcissique du monde qui l’entoure: « Il entendit quelque chose courir dans l’herbe, il se retourna, et tout à coup un chien s’élança sur lui, en jappant et en lui léchant les mains ; la voix de cette bête était glapissante et traînarde, et sanglotait dans ses hurlements » 35. Jules succombe à la tentation de voir dans la nature 33 Antoinette Weber-Caflisch, « La place de la culpabilité dans L’Education
sentimentale et “La Légende de saint Julien l’Hospitalier” » in La Culpabilité dans la littérature française, Travaux de Littérature, publiés par l’ADIREL, Klincksieck, Paris, 1995, p. 287-317. 34 La première Education sentimentale, Paris, Seuil, 1963, p. 224-225 (je souligne). 35 Ibid., p. 227.
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indifférente et silencieuse un signe qui lui parle, qui le désigne, qui le sollicite. L’échange entre l’homme et la nature revêt alors les allures d’une quête superstitieuse. Que signifie l’apparition de ce chien, que cherche-t-il à me communiquer ? « […] Le chien […], avec son œil enflammé, le regardait avidement comme s’il avait voulu lui parler » 36. Comment ne pas être sensible à la familiarité de ce passage avec certaines scènes de La Légende ? La grande scène de chasse qui précède le parricide dans le conte exploite jusqu’à l’écœurement cet espace anthropomorphisé, dénué de toute neutralité, qui oppresse Julien de ses demandes insistantes. De ce point de vue, le meurtre parricide n’est rien d’autre que la tentative de faire taire ce trop-plein de projection narcissique. L’opiniâtreté du chien vaut celle des animaux qui tournent autour de Julien : « Jules reprit sa route ; il tâchait de penser à autre chose, il marchait vite, le chien le suivait ; […] il courut, elle se mit à courir ; […] le chien passa devant Jules et, se retournant de temps à autre vers lui, sans s’arrêter, il semblait le prier de le suivre »37. Ici, Jules et la nature forment un couple qui s’abandonne mollement à la douceur d’un duo harmonieux. Fait d’attraction et de répulsion, le lien qui les unit ne dépend pourtant que des sensations de Jules : « Mais l’impression chaude de cette peau toute nue et rugueuse lui fit retirer sa main de dégoût, et il s’en écarta avec la nausée. […] Mais aussitôt une voix secrète, puissante, l’appelait vers le monstre, et il y revenait malgré lui »38. Le genre hagiographique ne connaît pas de nature muette et insignifiante. Tout traduit l’expression d’un au-delà qui presse l’homme d’interpréter ses demandes. Les regards culpabilisants du cerf, du père et du Lépreux dans La Légende se retrouvent déjà dans l’œuvre de jeunesse : […] il semblait, dans la nuit, sortir de chacun de ses yeux deux filets de flamme minces et flamboyants, qui venaient droit à la figure de Jules et se rencontraient avec son regard ; puis les yeux de la bête s’agrandirent tout à coup et prirent une forme humaine, un sentiment humain y palpitait, en sortait ; il s’en déversait une effusion sympathique qui se produisait de plus en plus, s’élargissait toujours et vous envahissait avec une séduction infinie39. 36 Ibid., p. 228. 37 Ibid., p. 230. 38 Ibid., p. 229. 39 Ibid., p. 232.
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La sainteté hospitalière de Julien est hospitalité esthétique chez Jules, « forcé, comme artiste », de se frotter à cette maladie lépreuse que constituent les litanies du christianisme romantique selon Flaubert 40. Son éducation artistique consiste à cesser de fuir les passions du monde et à les accueillir, mais à les accueillir en les faisant passer par « la plastique du style », par une opération purgative et salvatrice. Le pathétique flaubertien enferme l’homme dans une vision réductrice du monde. Ainsi, le diable de La Tentation de la version de 1849 place l’homme au centre d’une création qui lui renvoie inlassablement son image : « N’as-tu pas reconnu des voix humaines dans le murmure des roseaux ? les chiens qui hurlent ne te parlent-ils pas de tes amis morts ? », susurre le diable à l’oreille d’Antoine41. Julien également se révèle incapable de s’oublier : « Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait à son oreille comme des râles d’agonie ; les larmes de la rosée tombant par terre lui rappelaient d’autres gouttes d’un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages ; et chaque nuit, en rêve, son parricide recommençait » (p. 121). Au contraire, le projet esthétique qui se dégage à la fin de la première Education sentimentale, et qui va marquer l’ensemble de l’œuvre flaubertienne jusqu’au passage suivant de La Légende, tente d’évacuer désormais toute trace narcissique de l’interprétation artistique : Il résolut de mourir. Et un jour qu’il se trouvait au bord d’une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l’eau, il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blanche et d’un aspect si lamentable qu’il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L’autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là. Il poussa un cri ; c’était son père ; et il ne pensa plus à se tuer. (P.122)
C’est à ce moment-là du texte que se situe la conversion de Julien. Anti-Œdipe, mais aussi anti-Narcisse, le héros ne voit plus son image 40 « L’idéal de l’état, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre
absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits » (Correspondance, éd Bruneau citée, tome II, p. 90). 41 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 444.
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projetée sur le monde : c’est un « autre » qui lui apparaît et, avec lui, toute la création qu’il a refusée, en « maître inhospitalier », jusqu’alors. Le refus héroïque de la tentation narcissique serait tout à fait conforme au discours d’un Vico micheletiste, si la clausule du conte ne ramenait brutalement le corps transfiguré vers une source incarnée (« mon pays »), vers la localisation d’un espace particulier (l’église), autrement dit, vers ce personnel que le légendaire romantique s’efforce d’oublier. Les religions du passé se perdent dans un anthropomorphisme enfantin que le christianisme a vaincu à force d’immatérialité. Les créations mythologique et légendaire ont pris la forme de l’esprit primitif qui les inventait pour calmer ses maux. L’homme, dans son évolution, a quitté ce rapport « égoïste » au sacré pour s’ouvrir à la révélation du message évangélique. Pour Maury, on l’a vu, le légendaire est un genre désuet qu’il convient d’étudier comme un objet historique éclairant le développement spirituel du genre humain. Or, l’esthétique flaubertienne de la maturité se situe à l’opposé de ce rejet du narcissique, que celui-ci s’exprime dans le cadre du religieux ou dans celui du travail artistique. Le dieu chrétien flaubertien ne se débarrasse jamais entièrement de l’enveloppe charnelle qu’il a habitée un moment. De même, l’hospitalité flaubertienne n’atteint pas la transparence du lieu romantique qui dissout le particularisme individuel dans une conformité commune et lisse. La réécriture légendaire flaubertienne rend problématique les présupposés du romantisme qui prétend ouvrir à l’infini les limites de son territoire. L’église chrétienne, qui accueille l’autre dans toute sa diversité, ne voit-elle pas en effet son identité menacée par les apports extérieurs ?
2. Egalisation hospitalière L’intertexte légendaire est assimilé à une doxa, un ordre à respecter. C’est un livre déjà écrit comme le dit Flaubert à propos du Dictionnaire des idées reçues 42: « Ce livre complètement fait et précédé d’une bonne préface où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à 42 Correspondance, éd. Bruneau citée, tome I, p. 678-679.
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l’ordre, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité ». Les personnages des Trois Contes, comme Bouvard et Pécuchet, sont aux prises à l’envahissement du discours de l’Autre. Mais contrairement au roman qui met en scène l’exercice d’un jugement critique, les contes radicalisent le rapport à l’ « hôte textuel ». Les copistes s’octroient le droit de questionner « la tradition », « l’ordre » que prétend leur indiquer le savoir livresque. En revanche, comme le lecteur du Dictionnaire, les personnages des contes se confrontent à l’expression d’une instance sacrée : « vox populi, vox dei » dit l’exergue du texte. Ce qu’il s’agit d’accueillir ou de rejeter n’est rien d’autre que la parole d’un dieu, ce qui nous conduit sur la voie d’une hospitalité sacrée : Il y a dans tout hôte une aura sacrée, ne serait-ce que parce que l’étranger pourrait bien être un dieu comme on le voit dans ces théoxénies si abondantes. Même les prétendants à Ithaque, pourtant bien impies, savent que « les dieux prennent souvent les traits de lointains étrangers et vont de ville en ville empruntant toutes les formes, pour s’enquérir des vertus et des crimes des humains » (Odyssée, 17, 485-487). Cette dimension transcendante de l’altérité ouvre un abîme de terreur, de crainte et de tremblement, car elle amène un bouleversement dans le lieu où elle se manifeste43.
Dans les Trois Contes, l’intertexte ne se résume plus au banal discours de l’Autre : il prend la forme d’un hôte sacré qui épouvante celui qui l’accueille. S’il fallait d’emblée risquer une interprétation sur l’ordre 43 Alain Montandon, « Les non-dits de l’hospitalité ou les silences de l’hôte », dans
Le Dire de l’hospitalité, textes réunis par Lise Gauvin, Pierre l’Hérault et Alain Montandon, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 25. On aurait pu citer également Claude Roussel dans « La route et le pèlerin » : « A travers le voyageur, c’est d’abord et fondamentalement Dieu ou les dieux que l’on honore. L’hospitalité constitue ainsi le premier des devoirs religieux. L’Antiquité gréco-latine connaît de multiples manifestations de la théoxénie, ou visite d’un dieu qui, sous le couvert de l’anonymat, met à l’épreuve la piété des mortels. Dans la Bible, c’est, en signe d’élection, le sort qui advient à Abraham et Loth (Gn 18-19). L’Epître aux Hébreux (13, 2) se souviendra de ces scènes emblématiques, en rappelant, en tête des exhortations qui scandent sa péroraison, la primauté du devoir d’hospitalité : “N’oubliez pas l’hospitalité par qui certains, à leur insu, ont reçu des anges” » (in Le Livre de l’hospitalité, op. cit., p. 522).
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des Trois Contes, sans doute le choix des intertextes suffirait-il à articuler une hypothèse. Le premier récit expose en incipit un sommaire qui vaut pour son propre tracé intertextuel : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Evêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité » (p. 47). Le cadre diégétique s’offre comme une évidence qui découle de la banalité du lieu et de l’époque choisie. Avant même d’être vécue, l’histoire de Félicité est déjà écrite : « Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour » (p. 50). La Normandie moderne réclame les petits drames domestiques et le choix d’un personnage sans relief, mais laisse libre cours à l’expression d’une lecture apocryphe de l’Evangile qui ne perturbe pas la « douceur du milieu ». Le Saint-Esprit est un perroquet ? Qu’à cela ne tienne, du moment que l’Eglise l’intègre à la procession de la FêteDieu. Quelles que soient les contraintes matérielles que réclament les tâches domestiques de Félicité, quel que soit le silence que lui impose sa maîtresse, le personnage parvient à se ménager une sphère de liberté telle qu’elle communique harmonieusement avec le divin. Le légendaire, en revanche, exige une plus grande fidélité par rapport à la source intertextuelle. Le « livre natal », la « localisation originaire » de La Légende ne permet pas autant d’écarts que les fantaisies d’une servante44. L’existence de Julien est entièrement soumise au « déjà écrit » des prophéties. Le caractère contradictoire des prophéties parentales résume la difficulté d’un héros qui ne parvient à assimiler le texte d’autrui que dans le meurtre parricide : « Est-ce à dire, écrit A. Montandon, que Flaubert comme Julien commet un parricide en évoquant ses sources pour mieux les subvertir ? L’hospitalité littéraire conventionnelle est en tous cas mise à mal par la profusion significative de sources hétéroclites mobilisées pour un récit fort court et qui dérèglent et égarent la vision unitaire du merveilleux chrétien en l’amalgamant à un légendaire multiforme et hétérogène » 45. La Légende raconte ce crime qui consiste à sacrifier le « livre natal » qui nourrit sa propre existence, mais qui est perçu comme un 44 L’expression est empruntée à Cl. Mouchard et J. Neefs, « Vers le second volume :
Bouvard et Pécuchet », in Flaubert à l’œuvre, Paris, Flammarion, 1980, p. 195 : « La citation remonte à travers les enveloppes déchirées de son livre natal, de sa localisation originaire (domaine, orientation). Elle comparaît dans un nouvel espace. Elle s’y découpe comme une silhouette jusqu’ici nichée dans le livre et que gommaient les phrases voisines, et logique globale du livre ». 45 Alain Montandon, Désirs d’hospitalité, op. cit., p. 136.
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envahissement. Le père, dit le conte, « […] alla chercher un vieux cahier d’écriture contenant, par demandes et réponses, tout le déduit des chasses.[…] Quand Julien put réciter par cœur toutes ces choses, son père lui composa une meute » (p. 98). Cette séquence pourrait bien résumer la problématique hospitalière qu’expose le conte. Après avoir intégré un savoir livresque, sa mise en pratique se retourne contre l’initiateur de la démarche. Julien rompt immédiatement avec les préceptes d’une chasse convenue, pour se livrer à une sauvagerie inédite. A fortiori, la réécriture d’un passage de l’Evangile, du Livre par excellence, qui, de surcroît, annonce l’avènement du christianisme, est un programme d’une ampleur encore plus saisissante. Elle tente l’incorporation d’une matière livresque imposante, voire indigeste. Si le légendaire autorisait encore un « à peu près » de la transmission du texte sacré, la parole biblique, quant à elle, fixe sans approximation le cadre diégétique. Les trois contes progressent vers l’intégration d’un texte qui se veut de plus en plus intimidant. Toutes les paroles de Iaokanann pastichent les menaces des prophètes bibliques : à ceux qui n’obéiraient pas au texte référent, il promet la vengeance divine : « – “Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l’opprimes, tu seras châtié.” “– C’est lui qui me persécute !” s’écria Antipas. » (p. 142). L’envoyé de dieu se soumet entièrement à une seule parole : « – “Pour qu’il grandisse, il faut que je diminue !” ». Entre la source originelle et la pratique intertextuelle, Hérodias n’autorise aucun consensus : Iaokanann n’existe pas en dehors de la répétition et son parcours ne laisse aucune prise à l’interprétation, à l’à peu près. Il engloutit et recrache un texte qui finit par le faire disparaître. Voilà un texte natal qui opprime son hôte, plutôt qu’il ne lui laisse un espace de liberté. Aussi n’est-ce pas par hasard que Flaubert place face à face deux hôtes remarquables par leur capacité d’engloutissement et de rejet : […] et Mannaeï, l’ayant remise d’aplomb [la tête de Iaokanann], la posa devant Aulus, qui en fut réveillé. (P. 175).
On se souvient en effet que la capacité de Aulus à engloutir et rendre les mets du festin relève du « prodige » : [Aulus] se précipita vers les cuisines, emporté par cette goinfrerie qui devait surprendre l’univers. (P. 148).
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Mais Aulus était penché au bord du triclinium, le front en sueur, le visage vert, les poings sur l’estomac.[…] Aulus n’avait pas fini de se faire vomir, qu’il voulut remanger. – « Qu’on me donne de la râpure de marbre, du schiste de Naxos, de l’eau de mer, n’importe quoi ! Si je prenais un bain ? » Il croqua de la neige, puis, ayant balancé entre une terrine de Commagène et des merles roses, se décida pour des courges au miel. L’Asiatique le contemplait, cette faculté d’engloutissement dénotant un être prodigieux et d’une race supérieure. (P. 165-166) La robe abaissée jusqu’aux hanches, il gisait derrière un monceau de victuailles, trop repu pour en prendre, mais s’obstinant à ne point les quitter. (P. 169).
Dans « La création de la forme chez Flaubert », Jean-Pierre Richard met en lumière, dans l’ensemble de l’œuvre ainsi que dans la correspondance de l’auteur, ce processus d’intégration du corps étranger : L’être subit [...] l’invasion, le viol des choses : à cette extrémité la voracité se confond avec une certaine forme du sacrifice de soi. Reste à « assimiler ». « Je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumières, de couleurs et de grand air, je mange ; voilà tout. Restera ensuite à digérer. C’est là l’important. » [...] Digestion, rumination, ces métaphores alimentaires évoquent un processus de transformation intérieure par lequel la sensation devient non plus seulement mienne, mais moi. Il ne suffit pas en effet d’engloutir l’objet : il faut encore que la sensation perde son étrangeté première et l’indiscrétion qui la rend suprêmement occupante46.
En effet, par delà la violence de l’envahissement souffert par Julien, il est bien question dans la scène finale d’une dissolution du sentiment
46 Jean-Pierre Richard, Stendhal Flaubert, Littérature et sensation, Paris, Seuil, Points, 1954, p. 141-142. Richard cite ici, dans l’édition Conard, la lettre, partiellement censurée, du 5 janvier 1850. On peut ajouter la citation suivante, également extraite de la Correspondance : « Comme le néant nous envahit ! A peine nés, la pourriture commence sur vous, de sorte que toute la vie n’est qu’un long combat qu’elle nous livre, et toujours de plus en plus triomphant de sa part jusqu’à la conclusion, la mort. Là, elle règne exclusive. Je n’ai eu que deux ou trois années où j’ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans environ) » (éd. Bruneau citée, t. II, p. 289, lettre du 31 mars 1853 à L. Colet, je souligne).
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d’étrangeté, ressenti d’abord vis-à-vis du Lépreux. De ce point de vue, le héros de La Légende expérimente physiquement ce qu’Antoine, dans La Tentation, conçoit par l’esprit. La vision du mouvement de la vie qui s’offre à l’ermite à la fin de l’œuvre lui permet d’exprimer le désir de se fondre, de s’oublier dans ce mouvement (« être la matière ») ; la distance que supposent la contemplation et le désir inassouvi n’est pas abolie. Le Christ d’Antoine se tient dans son disque solaire et nulle fusion ne l’unit au saint. Néanmoins, l’expression du désir de dissolution n’apparaît pas dans La Légende ; une telle exposition de la conscience du saint serait incompatible avec l’oubli de soi que requiert la fusion. L’hospitalité que pratique Julien implique donc la disparition progressive des hôtes dans un lieu qui rend inopérante la distinction entre celui qui est reçu et celui qui reçoit. La vertu hospitalière de La Légende peut se lire comme l’élimination d’un élément étranger maladif que l’accueil ramène à la normalité. Elle apparaît alors davantage comme l’instrument d’un pouvoir répressif, qui intègre certes un invité, mais en le contraignant aux limites de son identité. Elle ne peut être considérée comme la vertu chrétienne et charitable. Mais elle peut au contraire être comprise comme une structure d’accueil infinie, dont le geste d’ouverture déstabilise toujours les limites. Qu’est-ce qui invite dans La Légende ? Est-ce le corps de Julien, l’église, le pays ou un christianisme universel ? La Légende semble suivre Victor Hugo qui, dans Paris, prophétise « l’élargissement fatal » de la ville Lumière : « Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière » 47. La Légende hésite, en effet, lorsqu’il s’agit d’établir clairement les limites de son action. Comment supposer une structure d’accueil qui contienne l’infinité divine ? Salammbô l’a fait en se livrant à Mâtho/Moloch, mais en payant de sa vie l’hospitalité du sacré, comme si l’enveloppe charnelle ne pouvait résister à un tel hôte. A l’hospitalité chrétienne ou esthétique, les Trois Contes adressent les mêmes questions, que l’on pourrait formuler de la manière suivante : l’invitation des citations, des légendes hétérogènes ou des mythes antiques équivaut-elle à leur sacrifice dès lors qu’ils passent le seuil de 47 Paris, éd. cit., p. 43. Pour une discussion plus approfondie de cette question, se
reporter au chapitre V.
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l’hôte ou, au contraire, favorise-t-elle l’envahissement d’une culture locale par l’élément étranger ? Saint Julien accueille tout, d’une façon strictement égalitaire : le bien et le mal, le beau et le laid, l’insignifiant et le caractéristique, pourrait-on dire. Cette égalité s’offre comme l’unique garantie d’une sanctification. Julien gagne la béatitude en refusant d’opérer un choix parmi les hôtes qui se présentent à lui. « Il faut que la page s’emplisse, que “le monument” se complète. – égalité de tout », proposent Bouvard et Pécuchet dans leur ultime entreprise livresque48. Pour eux, visiblement, l’amoncellement des citations est constitutif de l’édification d’une structure d’accueil. Tel le christianisme englobant un matériau légendaire, la copie ne refuserait à aucune occurrence l’entrée dans l’espace d’une croyance unique. Mais alors quel livre faut-il concevoir pour accueillir sans hiérarchie toutes les idées qui se présentent, demandent Claude Mouchard et Jacques Neefs ? Les points de vue classificatoires se différencient les uns contre les autres pour s’égaliser, mais sans jamais pouvoir être décisifs. Le moment égalisant lui-même – qui, dans l’écriture des œuvres antérieures, devait céder la place à la décision qui rendait possible l’unité neuve et miroitante du livre – est ici [dans le second volume] sans cesse relancé. Il dévore toute figure qui pourrait le rendre présentable. La décision d’un livre aux limites déterminées semble ne jamais pouvoir arriver. Quel volume imaginer pour contenir l’égalité généralisée, sans dehors ? Les personnages, en se chargeant d’emplir la page, auraient-ils pu assumer et dissoudre le souci du contour 49?
Au contraire, les Trois Contes opposent à cet épanchement sans fin la limite franche de la brièveté hagiographique, la simplicité du lieu commun, la clôture qu’implique l’idée même d’espace hospitalier. Ils développent une thématique des murs, du cloisonnement, de la domesticité au service d’un dieu qui règne dans un espace circonscrit grâce à une politique de terreur. Le « secret » que préservent les parents après le meurtre ramène Julien à la croyance en révélant l’existence d’un lieu sacré – hors de portée de l’épée, de la connaissance. Comme une source indigeste, le secret résiste à la dilution herméneutique et relance le processus d’adhésion religieuse. 48 Bouvard et Pécuchet, éd. cit., p. 390. 49 Cl. Mouchard et J. Neefs, « Vers un second volume », art. cit., p. 202.
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Les chapitres suivants vont par conséquent observer ce mouvement oscillatoire entre une hospitalité qui transgresse les limites et atténue l’ardeur de la foi et une hospitalité jalouse de ses frontières, qui défend un dieu local.
II Méduse en Machærous Hérodias On peut lire Hérodias à la lumière de la révélation qui suit la décapitation de Iaokanann, le saint Jean Baptiste des Evangiles prisonnier de la citadelle de Machærous. Pour l’astronome Phanuel, futur disciple du Messie, la mort du prophète Iaokanann amorce la grande révolution que son observation des étoiles avait prédite : « Depuis le commencement du mois, il étudiait le ciel avant l’aube, la constellation de Persée se trouvant au zénith. Agalah se montrait à peine, Algol brillait moins, Mira-Cœti avait disparu ; d’où il augurait la mort d’un homme considérable, cette nuit même, dans Machærous » (p. 158). L’éclipse de Iaokanann par le Christ, le passage de l’Ancien au Nouveau Testament, témoignent d’un vaste renouvellement de l’univers, qui inclut non seulement le mouvement des astres, mais aussi un bouleversement géologique. La terre sainte qui circonscrit la citadelle porte également en elle la promesse d’une libération menaçant le pouvoir séculier du Tétrarque, Hérode Antipas. Certes, les références à la religion chrétienne sont noyées dans le flot des croyances concurrentes et l’intitulé du conte tend à minimiser le rôle du saint par rapport à celui d’Hérodias. Pour ces raisons, les acteurs du récit se tiennent dans la lumière encore timide d’une religion naissante. Pourtant, l’atténuation de la tonalité chrétienne ne doit pas masquer le fait qu’il s’agit bien pour Flaubert de situer son conte à l’origine d’un changement moral, cosmique et géologique. Quelle que soit l’importance des facteurs politiques, raciaux et érotiques dans l’enchevêtrement tragique des événements, le conte se concentre bien in extremis sur l’apparition de cette transformation capitale. On le sait pourtant, Flaubert ne s’attache pas à décrire l’apparition du Messie telle que la tradition chrétienne a pu la représenter, mais plutôt à dramatiser le phénomène de l’apparition luimême. Sur la terre sainte d’Hérodias, il semble que tout ce qui se découpe du paysage, tout ce qui surgit de la terre, prenne une valeur sacrée. Laissant à Renan l’histoire des « origines du christianisme »,
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Flaubert ne prétend pas remonter à la source de cette religion, comprendre les conditions historiques et théologiques de sa naissance, mais rêver l’instant où l’homme voit poindre ce nouveau dieu. La révélation chrétienne que connaît Phanuel se confond avec de nombreuses révélations païennes qui placent l’apparition en tant que telle au centre du conte. La sainteté de Iaokanann n’est révélée à Phanuel qu’après le passage du prophète, conformément à l’épisode biblique qu’évoque son nom, puisque Phanuel désigne le lieu où Jacob rencontre Dieu sans le reconnaître (étymologiquement, « il a vu Dieu face à face » 1). La « chose considérable » que Phanuel lit encore confusément dans les étoiles prend un sens clair pour lui, grâce à la parole de Jésus rapportée par les disciples. Mais le conte inscrit d’autres apparitions, celles-ci dépouillées de toute interprétation, dont la fonction semble se restreindre à la surprise qu’elles suscitent instantanément, au détriment de leur signification. Chez Flaubert, la mort et la renaissance des dieux sont annoncés depuis toujours. C’est un cycle inéluctable, en progrès constant, mais qui produit un effet de surprise toujours renouvelé. Car l’anticipation de la venue d’un Messie ne dit rien de la forme qu’empruntera le nouvel hôte. L’arrivée des Vitellius dans la citadelle relevait déjà à la fois de la fulgurance du miracle et d’une pesante attente : Antipas attendait les secours des Romains ; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant à paraître, il se rongeait d’inquiétudes. (p. 131)
Et plus loin : – « Vitellius ! » – « Comment ? Il arrive ? » – « Je l’ai vu. Avant trois heures, il est ici ! » Les portières des corridors furent agitées comme par le vent. Une rumeur emplit le château, un vacarme de gens qui couraient, de meubles qu’on traînait, d’argenteries s’écroulant ; et, du haut des tours, des buccins sonnaient, pour avertir les esclaves dispersés. (p. 143)
1 Genèse 32 : 30.
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A la simple constatation de l’énergie que libère l’arrivée de Vitellius, on pourrait aisément voir en lui un candidat à l’élection du prochain Messie. Le fait que la nouvelle croyance ne soit qu’une citation de l’ancienne, qu’elle ne naisse pas du néant, ne change rien au fait qu’elle s’impose comme nouvelle et dominatrice. Dans Hérodias, il semble que ce soit de la déformation même de la religion passée qu’elle puise sa force. En reprenant et en mutilant les dieux éteints, la nouvelle venue présente un visage monstrueux qui fascine. Machærous est en effet identifiable à une vaste scène de théâtre où surgissent tour à tour la voix et la tête du prophète, les chevaux libérés des entrailles de la montagne, enfin Salomé, jusque là soustraite aux yeux du monde2. La citadelle se conçoit ainsi comme un espace commun à toutes les religions dont les contours dépendent d’une formulation souterraine et secrète. L’incarnation divine qui voit le jour est temporaire et destinée à retourner fatalement à la terre qui l’a produite. Comme l’écrit Bertrand Marchal : Dans un temps où ce qui fut la Terre sainte est devenu le capharnaüm des dieux morts, le texte se confond avec ce voile irréductible qui porte en lui le divin, qui contient la fantasmagorie de tous les dieux depuis La Tentation de saint Antoine, un voile du divin qui est aussi le linceul des vieilles religions ; la littérature est dès lors vouée à ce jeu infini de dévoilement et de voilement entre le divin et le rien, les dieux et le néant, le sphinx et la chimère, voile du rien, « livre sur rien » qui tient par la seule force du style ou de son tissu textuel.
2 Dans Hérodias, le renouveau messianique prend résolument sa source dans les
entrailles de la terre. Sur cette question, voir les travaux de Paul Zumthor et notamment l’extrait suivant : « [Certains] lieux confrontent l’homme à l’angoissante sacralité chthonienne : lieux souterrains, telle la crypte de l’église, plongeant dans les ténèbres inférieures, mais aussi, par là même, naissance au sein des Puissances obscures, en plein mystère initiatique. Plus sombre encore, la mine, où le métal s’extrait du ventre de la Terre-Mère grâce à l’œuvre de serfs misérables sur lesquels règne le forgeron, éclaboussé de légendes sulfureuses : demi-dieu maître du feu dans les traditions d’un folklore encore bien vivant au XIIe siècle et qu’aux XVe-XVIe récupérera l’alchimie. Lorsqu’après 1400, spécialement en Allemagne et en Bohême, l’extraction des minerais s’industrialisera, elle deviendra un thème pictural, aux effets toujours inquiétants. Non moins mystérieuse et suscitant des émois comparables, la cachette du trésor enfoui, peut-être légendaire mais à la quête duquel se vouent des êtres ambigus, plus ou moins sorciers, comme ceux dont s’occupait encore, au milieu du XVIIIe l’Inquisition portugaise », La Mesure du monde : représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, Seuil, 1993, p. 57.
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La paradoxale ostension voilée que produit la liturgie narrative du conte n’est, en somme, celle d’aucun dieu, d’aucune vérité extérieurs au texte ; elle est plutôt, comme la danse, une forme d’auto-ostension, l’auto-ostension de la littérature, qui assume l’héritage de la fonction mythique, mais « au point de vue d’une blague supérieure » 3.
Mettant de côté l’indéniable indifférenciation religieuse qui émane de ce capharnaüm, c’est sur « l’héritage de la fonction mythique » que se concentre ce chapitre. Après le défilé des idoles de La Tentation, Flaubert semble privilégier l’instant de la passation de pouvoir entre les dieux plutôt que leur déchéance. Le motif des dieux déchus demeure bien entendu en toile de fond, mais le texte s’arrête en premier lieu au paradoxe que représente l’élection d’un dieu nouveau dont les traits se distinguent mal de l’ancien. Le conte situe son action dans les instants troubles et brefs, voisins d’une apparition, dans son anticipation intuitive et dans la secousse qui la suit.
1. De cela à cela La libération que promet le message christique va être compromise dans le conte flaubertien. Alors que le romantisme démocrate appelle de ses vœux la destruction du symbolisme qui terrifie et immobilise l’homme, Hérodias lui restitue toute sa puissance. Le conte rejette les thèses qu’expose le chapitre fondateur de Notre-Dame de Paris, (« Ceci tuera cela »), ainsi résumé par Jacques Seebacher : Ceci, c’est le livre imprimé, la presse, les journaux ; cela, c’est le grimoire de pierre, l’architecture, le sens symbolique. « Ceci » va à 1789, lumière au bout du tunnel […]. Le meurtre de « Cela » c’est l’extinction de toute herméneutique, la ruine de l’alchimiste Claude Frollo, la constitution de l’impérialisme du sens écrit, de la rationalité contre la rude et rugueuse rigueur des maçons des cathédrales4.
3 Bertrand Marchal, Salomé, entre vers et prose. Baudelaire, Mallarmé, Flaubert,
Huysmans, Paris, José Corti, Les Essais, 2005, p. 161. 4 « Chiffres, dates, écritures, inscriptions dans Madame Bovary », art. cit., p. 294.
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La révolution politique telle que la comprend Victor Hugo est solidaire d’une émancipation de la pierre elle-même. Les murs de la prison religieuse doivent s’effondrer pour que puissent se dissiper les brouillards de l’aveuglement populaire. La citadelle de Machærous, située dans la région de Pérée (ou Petra, « la pierre »), chef-d’œuvre d’architecture, incarne au contraire la pleine vitalité du pouvoir symbolique. Célèbre pour sa prison souterraine, elle s’illustre par ses constructions « pompeuses » et « ostentatoires », qui caractérisent les ouvrages des Hérodes selon Renan 5, qui peuvent évoquer les futurs défis architecturaux du Moyen Age (« […] ça et là, des tours […] faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l’abîme », p. 129). Flaubert n’a pas seulement soigné la description de l’extérieur de la citadelle, il consacre également un développement important aux tréfonds des cachettes du Tétrarque. Les trésors enfouis, véritables ou supposés, d’Antipas, ne font qu’alimenter le mystère dont il s’entoure, clés de son pouvoir politique. Ces trésors comprennent, entre autres, Iaokanann, décrit comme « quelque chose de vague et d’effrayant » (p. 152). La dépossession des biens terrestres et de la présence de Iaokanann équivaut à une seule et même démarche castratrice. Dépouillé de son trésor, Antipas perd sa mainmise sur le pouvoir sacré. Ce trésor, subtilisé aux forces obscures et souterraines d’un pouvoir tyrannique, ne va pourtant pas, avec Flaubert, s’illuminer au contact d’une lumière céleste. Le conte replonge, ultimement, le fardeau capital dans les méandres du symbolique et s’en tient à la description de l’avènement de la terreur religieuse6. Flaubert s’applique à mettre en scène l’horreur et la fascination que provoque l’apparition d’un nouveau symbole qui dominera le monde occidental. La forteresse est un espace où se révèlent les secrets extraits de ses profondeurs. Comme une énergie longtemps contenue, ces différentes forces y trouvent le lieu propice à leur expression. Dans Hérodias, l’attente anxieuse du Messie assombrit tout Machærous. Paysages, personnages, objets, tous, semblent faire leur apparition sans qu’une cause précise la motive, renforçant ainsi cette angoisse diffuse. De ce fait, leur apparition s’assimile à la création divine, ex nihilo. Sacralité, absence de causalité, et angoisse se 5 Renan, Vie de Jésus, op. cit., p. 109. 6 La suite du chapitre reviendra plus longuement sur l’obscurité de l’excipit du conte.
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nourrissent mutuellement. Le Tétrarque jouit d’un champ visuel aussi illimité que celui d’Antoine ; comme lui, il voit défiler un à un des personnages qui semblent surgis de nulle part : « Tout à coup, une voix lointaine, comme échappée des profondeurs de la terre, fit pâlir le Tétrarque. Il se pencha pour écouter ; elle avait disparu » (p. 132), le Tétrarque « [...] restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et les tempes dans les mains. Quelqu’un l’avait touché. Il se retourna. Hérodias était devant lui » (p. 135), enfin : « Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias. Il crut la [Salomé-Hérodias] voir près des Sadducéens. La vision s’éloigna » (p. 172). En plus de l’effet de surprise dont elles bénéficient, les apparitions semblent tirer leur pouvoir de l’accusation dont elles sont les messagères : elles menacent Antipas en exposant ses fautes, à la manière des oracles vétérotestamentaires. Ainsi, la voix de Iaokanann et les montagnes qu’il sonde rappellent au Tétrarque les colères bibliques qu’ont essuyées ceux qui ont osé braver Dieu, Hérodias lui reproche sa faiblesse envers son prisonnier et Salomé dénonce sa concupiscence. Dans La Tentation, la fascination d’Antoine s’explique par l’hallucinante proximité des séductions : elles se trouvent toutes à portée de main, s’offrant vivantes et palpitantes à l’ermite. Dans le conte au contraire, l’apparition se double d’une capacité dénonciatrice et mémorielle, qui maintient Hérode sous la menace d’une destitution politique jusqu’à la décollation de son prisonnier ; elle est précédée par une intense appréhension, conforme à l’anxiété diffuse qui domine l’œuvre. Hérode ajoute donc la crainte à la prédisposition hallucinatoire qui caractérise Antoine. On pense par exemple à l’attente exacerbée qui précède l’apparition de la tête de Iaokanann lors du festin. La tension atteint son paroxysme lorsque les pas du bourreau se font entendre : « Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Le malaise devenait intolérable » (p. 175). L’incarnation annoncée par l’Ancien Testament semble prendre tout d’abord l’apparence d’une expédition punitive contre les coupables. Par ailleurs, la « vacherie » d’Hérode, sa faiblesse, qui « excitait » Flaubert selon sa Correspondance, devrait favoriser chez le Tétrarque la naissance d’un sentiment religieux7. Flaubert opte radicalement 7 « Savez-vous ce que j’ai envie d’écrire après [Un Cœur simple] ? L’histoire de saint
Jean-Baptiste. La vacherie d’Hérode pour Hérodias m’excite. Ce n’est encore qu’à l’état de rêve, mais j’ai bien envie de creuser cette idée-là » (éd. Conard citée, p. 295296, lettre à Mme Roger des Genettes, fin avril 1876).
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pour une origine farouche du christianisme, suivant en cela une tradition bien précise, décrite par Claude Millet : L’approche émotionnaliste des mythes et des légendes renvoie à une psychologie des mentalités primitives, qui prend pour modèle la psychologie de l’enfant. […] Cette pensée réciproque du primitif et de l’enfant insiste sur leur rapport fusionnel au monde, rapport fusionnel qui produit les hallucinations, qui elles-mêmes produisent les mythes. Cette fusion a quelque chose d’idyllique. La Galilée de Renan, le Valois de Nerval ont à voir avec cet espace de l’amour qui crée les légendes. Un autre courant, dont la source remonte au De Rerum natura de Lucrèce, relayé au XVIIIe par De l’Origine des fables de Fontenelle et la Science nouvelle de Vico, fait des mythes l’expression d’hallucinations produites par la peur. Ces deux courants, proches, renvoient en fait aux deux traditions d’interprétation de l’âge primitif, tels que les distingue Panofski : le primitivisme « doux », ou positif, formulé par Hésiode, et qui voit dans les temps primitifs un âge d’or ; le primitivisme « dur », ou négatif, qui y voit un « âge de fer », règne de la violence, de la cruauté, de l’ignorance : de la barbarie. Cette approche émotionnaliste des mythes, qui contient en elle-même leur critique, repose fondamentalement sur une conception positive de l’Histoire, comme développement progressif de la Raison, se dégageant, se libérant peu à peu des terreurs qui l’aliènent. Elle fait de la mythologie un ensemble de fictions effrayantes et mystificatrices, qui fonctionnent comme des instruments d’aliénation aux yeux des devins, des prêtres, de ceux qui tyrannisent l’Homme en l’enfermant dans le régime de la terreur8.
Hérodias réduit son champ à l’apparition terrifiante de la tête et garde le silence sur le développement éclairé de la raison 9. L’importante description du paysage en ouverture du récit paraît rendre compte de ce « pays sauvage, étrange, rempli de légendes bizarres et qu’on 8 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 236-237. 9 Alfred Maury, par exemple, est proche de cette pensée. Il comprend la croyance
primitive comme une allégeance de l’homme à l’être supérieur : « A l’origine, l’homme livré à ses propres conceptions, voit dans les diverses manifestations de la nature, dans une foule de ses créations, le résultat de l’intervention d’êtres invisibles et plus puissants que lui, qu’il implore, conjure et adore ». La Terre et l’homme ou aperçu historique de géologie, de géographie et d’ethnographie générales pour servir d’introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, 1869, p. 584. Il s’agit de la 3e édition, consultée par Flaubert en 1874, soit quelques mois avant la rédaction d’Hérodias.
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croyait hanté des démons » dont parle Renan dans la Vie de Jésus 10. C’est dans une terre saturée de légendes qu’est littéralement absorbé Hérode, qui se montre superstitieux devant toutes les manifestations du sacré. Contemplateur syncrétique, il reste figé, victime d’une peur paralysante qui le gagne à l’observation des forces qui l’entourent. Il connaît du primitif la crainte qui motive le sentiment religieux, mais hésite encore à choisir son maître et laisse, contrairement à Antoine, la tentatrice croyance sur le seuil. Cette posture contraste avec le ravissement qui emporte Phanuel à la fin du conte. En regard de la croyance « douce » du futur disciple de Jésus, l’attitude d’Hérode est marquée par la méfiance et la résistance. R. Debray Genette note que Flaubert adopte l’opposition de Renan entre la douceur du Nouveau Testament et la dureté de l’Ancien, afin de mettre en présence deux types d’adhésion religieuse la crainte qu’éveille celle-ci répond à la dureté du rapport entre Yahvé et les hommes, alors que le ravissement dans lequel plonge celle-là évoque la mansuétude du Christ consolateur11. Tout en jouant de cette opposition, le conte en sape pourtant les présupposés chrétiens. La religion de la douceur révèle dans Hérodias la violence qu’elle engendre pour s’imposer à l’humanité. Le christianisme doit être perçu comme l’anticipation d’une domination sans partage sur l’ensemble du monde, comme un modèle de pensée qui interdit toute déviance et qui fixe durablement les limites d’une morale. Avant de s’y soumettre, les religions juive, arabe et romaine opposent une dernière résistance, dont Hérodias est le théâtre.
10 Vie de Jésus, op. cit., p. 154. Sur l’importance de l’intertexte mythologique et
religieux chez Flaubert, je renvoie aux travaux de Frank Paul Bowman (notamment « Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe », art. cit.) ; de Raymonde Debray Genette (notamment, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, Seuil, Poétique, 1988) ; de Jacques Neefs (notamment, « Flaubert et les idées religieuses », in Flaubert e il pensiero del suo secolo, op. cit., p. 341-353, « Le récit et l’édifice des croyances : Trois Contes », in Flaubert, la dimension du texte. Communications du congrès de Manchester présentées par P. M. Wetherill, Manchester University Press, 1982, « L’exposition littéraire des religions », Travail de Flaubert, op. cit., p. 123-134 ; de Jean Seznec (notamment, Les Sources de l'épisode des dieux dans La Tentation de saint Antoine (première version, 1849), Paris, Vrin, 1940). 11 Raymonde Debray Genette, Métamorphoses du récit, op. cit., p. 123.
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Comme s’il découvrait un paysage jusqu’alors inconnu, le Tétrarque demeure interdit devant le surgissement d’une terre qui semble naître dans le sang : Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu’au fond des abîmes, était encore dans l’ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent. L’aube, qui se levait derrière Machærous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt les sables de la grève, les collines, le désert [...]. (p. 130) Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés, les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l’immensité du ciel bleu, l’éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient [...]. (p. 134)
Au thème du christianisme naissant qui sous-tend toute l’œuvre, Flaubert place en surimpression l’évocation d’un monde que l’apparition de la nouvelle religion fait disparaître. La jeune religion naît d’une terre qui l’avait couvée en son sein et qui se voit sacrifiée pour elle. Le lever du jour chrétien est entaché de la réminiscence de son crime, comme si l’aube dessinait, en même temps que la découpe du paysage, « l’étage pétrifié » qu’elle s’apprête à ajouter à l’histoire géologique de cette terre. Comme Iaokanann qui ne surgira que mort de la terre qui l’emprisonne, ici le paysage ne se dévoile que fossilisé à l’observateur. C’est donc très précisément entre l’Ancien et le Nouveau Testament que Flaubert situe Hérodias, c’est-à-dire à un moment où l’annonce messianique ne constitue qu’une vague menace pour le Tétrarque, où l’au-delà fait encore entendre sa voix hostile : « Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l’opprimes, tu seras châtié », déclare Phanuel à Hérode (p. 142). A l’instar des dernières prophéties de Iaokanann, la terre sainte délivre un ultime avertissement avant le surgissement du dieu annoncé par les Ecritures ; elle prédit l’imminence de la colère divine, en rappelant les malédictions bibliques : [...] et une désolation l’envahissait au spectacle du désert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l’odeur du soufre, comme l’exhalaison des villes maudites, ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes. Ces marques d’une
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colère immortelle effrayaient sa pensée ; et il restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et les tempes dans les mains. (p. 134-135)
Les ruines gagnent du terrain, pénètrent le Tétrarque et le ravagent, comme si la pierre, en retenant le souvenir des grandeurs déchues, prédisait la chute de son royaume. La désolation du paysage le mine : comme le vent qui transporte la colère divine, le spectacle des ruines semble peu à peu le pétrifier et le contraindre à accueillir cet hôte sévère et indésirable. Cette hospitalité forcée radicalise encore l’accueil, prudent, puis sensuel, que Julien réserve au Christ à la fin de la Légende. Hérode n’accepte d’ailleurs qu’avec réticence d’ouvrir les portes de la forteresse et chaque nouveau venu doit forcer l’entrée dans le domaine royal. De même que la délivrance du message christique se fait au prix de la décapitation, le thème du surgissement, présent dans toute l’œuvre flaubertienne, s’accompagne, dans Hérodias, d’un sentiment de malaise, de dureté, de violence. Iaokanann l’illustre d’ailleurs, qui se compare à une femme donnant naissance dans la douleur : « –“Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme une femme qui enfante !” » (p. 155) et qui proclame : « – “Pour qu’il grandisse, il faut que je diminue !” ». Le prophète est sacrifié à la cause de Jésus qui, dans la version de 1849 de La Tentation, est présenté comme un rival du dieu d’Israël : « C’est le Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée ! Comme un tourbillon d’automne il a entraîné mes serviteurs, les nations sont pour lui, on adore son tombeau [...] » 12. Il semble, en effet, dans Hérodias que la révélation ne se fasse pas sans déchirement et que l’impact du surgissement soit d’autant plus puissant qu’il a été contrarié. La prophétie centrale, la venue du Christ, ne s’accomplit qu’à l’extrême fin d’Hérodias, quand Phanuel l’interprète à la lumière de la réponse des disciples : puisque ce Jésus est bien le Messie que nous attendions, il faut par conséquent que Iaokanann soit celui qui l’annonçait. Le conte s’achève donc sur la révélation du rôle précurseur du Baptiste, dans une résolution faisant suite à l’attente indéterminée qui planait sur la citadelle de Machærous. Cette coïncidence entre la réponse des disciples et l’exécution du précurseur est une liberté que se permet l’auteur par rapport au texte biblique. Aucun des Evangiles ne relate le retour des messagers que Jean envoie 12 Cité dans Jean Seznec, Les Sources de l’épisode des dieux, op. cit., p. 191.
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vers Jésus, ni ne nie d’ailleurs que l’épisode ait eu lieu13. Il fallait apparemment pour Flaubert que la mort de Iaokanann survienne avant la réponse de Jésus et qu’ainsi le prophète disparaisse sans reconnaître le Messie dont il annonce la venue. C’est prendre à la lettre la phrase qui décrit le parcours synchronique de deux astres dont l’un est dans sa phase décroissante (Jean), l’autre dans sa phase croissante (Jésus) : tous deux évoluent dans un même mouvement cosmique, mais sont séparés par une distance irréductible14. A l’instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée. Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement. Puis il leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes dit : — « Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ ! » L’Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue » (p. 176).
« Il n’était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière », dit l’Evangile de Jean à propos du Baptiste (1 : 8). Cette distinction est rendue sensible dans Hérodias où Iaokanann, loin de vivre le face à face de Julien avec Jésus dans La Légende, ne connaît aucune épiphanie et se tient dans l’ombre du Christ. Ou, pour le dire avec Per Nykrog : Jean meurt avant de recevoir la bonne nouvelle. Il ne connaît donc pas lui-même le sens de sa destinée. C’est pour nous un personnage du Nouveau Testament, mais Flaubert ne le décrit pas comme tel : son Iaokanann n’est pas le saint Jean des chrétiens, c’est un Juif vivant encore sous Jehovah, le Dieu jaloux et terrible, et il reprend « les paroles des anciens prophètes ». Aussi il ne meurt pas, comme Félicité et comme Julien, dans l’expérience mystique d’une Assomption : Flaubert était bien trop versé en
13 Mt. 11: 2-7 ; 14 : 1-12 ; Mc. 6 : 17-29 ; Lc. 7 : 18-24. 14 Dans l’avant-texte, Flaubert manifeste l’intention de représenter la tête de
Iaokanann superposée au soleil : « Soleil levant -mythe. La tête se confond avec le soleil dont elle marque le disque- & des rayons en partent » (Corpus flaubertianum, Hérodias, II, éd. cit., t. I, p. 148 [feuillet 713v°]). Il finit pourtant par reléguer la tête dans les ténèbres.
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matières théologiques pour commettre le contresens que cela aurait été d’ouvrir le Ciel à un homme mort avant le Christ 15.
La brièveté du texte et son « style lapidaire » 16 contribuent à renforcer l’impression de dureté de Petra, de la topographie judéenne, qui caractérise Hérodias. Mais indépendamment de l’aspect stylistique, un ensemble de mythes telluriques et hiérophaniques inscrits en intertexte achève d’immobiliser l’histoire de la décollation du Baptiste dans la pierre. L’ensemble du conte semble gloser la première phrase de la Vie de Jésus de Renan : « Une histoire des Origines du Christianisme devrait embrasser toute la période obscure et, si j’ose le dire, souterraine, qui s’étend depuis les premiers commencements de cette religion jusqu’au moment où son existence devient un fait public, notoire, évident aux yeux de tous »17. De manière littérale, Flaubert enferme le Précurseur dans un âge de pierre du christianisme, le privant de la révélation qu’il annonce pourtant, l’assimilant à une force brute dénuée de conscience. Comme des jets de pierre que cracherait la montagne, ses paroles ne reflètent nulle clairvoyance, mais réduisent au contraire l’homme à un organe débitant des phrasestype de la tradition prophétique : « C’étaient les paroles des anciens prophètes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l’une après l’autre » (p. 154). De plus, sa voix est dite « caverneuse », « comme échappée des profondeurs de la terre » et semble bénéficier à la fois de la complicité de la montagne et du ciel : « La voix grossissait, se développait, roulait avec des déchirements de tonnerre, et, l’écho dans la montagne la répétant, elle foudroyait Machærous d’éclats multipliés » (p. 156). Parmi les trésors qu’Hérode cache dans la montagne, Iaokanann est celui dont il est le plus jaloux : « – Gardele ! garde-le ! Et ne laisse entrer personne ! Ferme bien la porte ! Couvre la fosse ! On ne doit pas même soupçonner qu’il vit ! » (p. 133). Comme le relève R. Debray Genette, « Renan nous apprend qu’on attachait les prisonniers dans les cours. Flaubert a lu Renan ; néanmoins il enferme Iaokanann sous le sol afin de préparer 15 Per Nykrog, « Les “Trois Contes” dans l’évolution de la structure thématique chez
Flaubert », Romantisme, 6 (1973), p. 60. 16 L’expression appartient à Victor Brombert : The novels of Flaubert. A study of themes and techniques. Princeton, Princeton University Press, 1966. 17 Vie de Jésus, op. cit., p. 41.
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l’ascension finale » 18. Je retiens par ailleurs une phrase particulièrement intéressante pour mon propos dans les notes préparatoires de Flaubert : « Jean Baptiste, emmené par sa mère, est caché par elle dans une montagne qui s’entr’ouvre || & se referme »19. Conservant l’idée d’une montagne qui accueillerait et protégerait la mission future du Baptiste, Flaubert force le trait et assimile l’une à l’autre. Prisonnier de l’enveloppe terrestre, Iaokanann devient l’ouverture par laquelle les entrailles de la terre dégorgent les malédictions bibliques. « J’avais gravé ma loi sur des tables de pierre. Elle enfermait mon peuple comme dans une citadelle » déclare le Dieu des armées dans La Tentation de saint Antoine20. Hérodias exploite littéralement cette formule imagée du Dieu d’Israël pour faire de Iaokanann un porteparole emmuré dans le discours d’autrui et aveugle à son propre destin. La « lourde épaisseur de langage pétrifié », qui qualifie le style de Flaubert selon Gérard Genette, trouve en Hérodias sa traduction thématique : l’ensemble du conte inscrit dans la pierre l’épisode précurseur et relègue dès sa naissance le christianisme dans le catalogue des religions de la peur21. « [...] Tu regrettes la fille arabe qui danse autour des pierres » (p. 140), dit, en forme de reproche, Hérodias à Hérode, en faisait allusion à la première épouse du Tétrarque. Le rappel est certes discret, mais le culte en question ici me paraît s’inscrire de façon significative dans notre réseau tellurique. Comme il arrive fréquemment, les manuscrits livrent plus explicitement ce que le texte définitif ne fait que laisser affleurer. Flaubert retient en effet la description d’une danse sacrée dans différents passages des notes préparatoires :
18 Métamorphoses du récit, op. cit., p. 203. 19 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 29. Notes de lecture f. 24
(698v°), c’est Flaubert qui souligne. 20 Ed. cit., p. 204. 21 Cf. « Silences de Flaubert », in Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 242 : « Jean Prévost voyait dans le style de Flaubert “la plus singulière fontaine pétrifiante de notre littérature” ; Malraux parle de ses “beaux romans paralysés” : ces images traduisent bien ce qui reste l’effet le plus saisissant de son écriture et de sa vision. Le “livre sur rien”, il ne l’a pas écrit (et personne ne l’écrira), mais il a jeté sur tous les sujets dont foisonnait son génie cette lourde épaisseur de langage pétrifié, ce “trottoir roulant”, comme dit Proust, d’imparfaits et d’adverbes qui pouvait seul les réduire au silence ».
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Le Chamos des Moabites était adoré sous la forme d’une étoile, noire. une pierre. || Les arabes tournaient autour des pierres sacrées jusqu’au vertige22. Hérode fait cela après l’inspection de Vitellius23.
Le culte arabe en question implique la pétrification de l’adorateur, saisi par les divinités logées dans les pierres. Hérode ne pratique pas cette croyance dans la version définitive du texte, mais la dureté de la pierre reste néanmoins un principe actif dans le conte. De plus, les dernières lignes du conte dépeignent le Tétrarque figé dans une immobilité où se conjuguent son adoration primitive et sa résistance à la nouvelle croyance, toutes deux condamnées par le christianisme. Hérode se voit puni par là même où il a péché, puisqu’il se construit une prison semblable à celle dans laquelle il a enfermé le saint. On songe aux prisons charnelles que décrit Hugo dans « Ce que dit la bouche d’ombre », poème cher à Flaubert. Victor Hugo y désigne des coupables (dont Hérode le Grand), enfermés dans la pierre, pour expier une faute (« toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre », « dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes ! », « on entend s’accuser de leurs forfaits les pierres »)24. « L’âme retrouve en ce cachot la forme et la mémoire même de son crime », écrit Paul Bénichou dans Les Mages romantiques25. Hérode vient ajouter une couche sédimentaire supplémentaire aux monts pétrifiés de Machærous, comme une nouvelle page d’histoire religieuse qui augmenterait le terrible ouvrage biblique qui se donne à lire au début
22 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 8 (feuillet 743v°). Dans
l’ouvrage de Maury cité plus haut, le mythologue se réfère aux « cultes primitifs », parmi lesquels figure l’adoration des pierres : « Ce fétichisme consiste dans l’adoration d’objets bruts, inanimés ou inintelligents auxquels l’homme prête une intelligence et une puissance supérieure à la sienne. C’est le culte des pierres, des arbres, celui des animaux, souvent les plus stupides et les plus immondes ; c’est aussi la vénération des amulettes, pour des talismans, la foi dans les présages, l’aruspice » (La Terre et l’homme, op. cit., p. 590). 23 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 124 (feuillet 723r°). 24 Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre » dans Les Contemplations. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 801 et ss. 25 Paul Bénichou, Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 432.
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du conte26. L’immobilité d’Hérode fait écho à une figure importante dans la thématique de la pétrification, introduite par l’astronome Phanuel. Dans son interprétation de la constellation de Persée, il mentionne la figure pétrifiante de Méduse : Agalah désigne la Grande Ourse en hébreu, Algol est le nom arabe pour la goule, le vampire, et la tête de la Méduse (p. 158, note 3). La tête de Iaokanann, brandie par le bourreau Mannaeï après la décapitation, puis exposée à l’assemblée, produit sur Hérode un effet similaire à celui que produit l’apparition de Méduse dans le récit d’Ovide. La tête réveille Aulus. Hérode est immobilisé à la vue de la tête, et cette scène rappelle étrangement la métamorphose que subit Phinée chez Ovide : [Persée] ayant présenté la Gorgone à Phinée, qui cherchait à en éviter la vue, la tête devint roide dans le temps même qu’il la détournait, et ses yeux se pétrifièrent: sa timidité parut encore après ce changement, sur son visage et sur ses yeux ; et il demeura dans la posture d’un suppliant, les bras étendus, comme un homme qui demande la vie27. [Le Tétrarque] se reculait pour ne pas voir [la tête]. [...] Ensuite Mannaeï la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque. Les flambeaux s’éteignaient. Les convives partirent ; et il ne resta plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée [...]. (p. 175)
Comme le Basilique de La Tentation28 qui précipite la métamorphose de la matière en crachant un feu dévorateur, la tête du saint agit sur les 26 On songe aux réflexions de Flaubert sur la ruine des religions lors de son voyage
en Palestine : « Jérusalem est un charnier entouré de murailles. – Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises », lettre à Bouilhet, datée du 20 août 1850, Correspondance, éd. cit., tome I, p. 665. Il écrit à sa mère à propos du paysage de Jérusalem : « […] Le pays […] me semble superbe – contre sa réputation. On ne dépense pas à la Bible ; ciel, montagnes, tournure des chameaux (oh les chameaux !), vêtements des femmes, tout s’y retrouve. A chaque moment on en voit devant soi des pages vivantes. Ainsi, pauvre vieille, si tu veux avoir une bonne idée du monde où je vis, relis la Genèse, les Juges et les Rois » (Lettre du 25 août 1850, ibid., p. 673). 27 Les Métamorphoses d’Ovide en latin et en françois. De la traduction de M. l’Abbé Banier avec des explications historiques, Paris, 1767, en quatre volumes, tome II, p. 115. Il s’agit de l’édition que possédait Flaubert. 28 La Tentation de saint Antoine (version 1849), éd. cit. p. 440. La version finale est moins explicite, mais plus proche de l’excipit, où tout se transforme : « Prends garde,
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corps. Ailleurs dans La Tentation, c’est Vénus qui figure ce mouvement vital : « Les dieux à ma vue se pâmaient d’amour, je vibrais incessamment sur le monde engourdi, et la matière humide, se séchant sous mon regard, s’affermissait de soi-même en contours précis » 29. Dans ces scènes originelles, les agents de la transformation marquent leur emprise sur le monde en le sculptant. Avec les Trois Contes, l’apparition se distingue de moins en moins de celui à qui elle est accordée : ensemble, le visionnaire et sa vision forment un couple interdépendant. L’image gagne ainsi sa force de persuasion et son pouvoir de ralliement. D’abord soumise à l’examen et à la manipulation des convives du festin, la tête vient par la suite ranimer le dieu endormi, Aulus (« Par l’ouverture de leurs cils, les prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se dire quelque chose », p. 175). Dans ce face à face morbide, c’est la matière inerte qui se contemple (ou qui semble se contempler, bien entendu) et éprouve l’effet d’une vibration inhérente à la substance, vibration porteuse d’immortalité. En effet, si les corps et les formes sont destinés à périr, le mouvement qui les traverse et les emporte, lui, est immortel. De toute évidence, Flaubert récrit la scène finale de La Tentation : « Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses, grosses comme des têtes d’épingles et garnies de cils tout autour. Une vibration les agite »30. L’illusion d’Antoine qui croit voir « naître la vie » s’exprime par l’intermédiaire de cette matière réflexive qui ne lui renvoie que sa propre image d’extasié. Dans Hérodias, Flaubert varie cette même expérience mystique, en négligeant la focalisation interne sur le croyant. Mannaeï semble se livrer aux expériences d’un artiste, en promenant la tête autour de lui pour en éprouver la force esthétique intrinsèque, mais également la force de persuasion mystique. Le geste du bourreau exhibe la beauté de la religion mourante : « […] chercher la meilleure des religions, ou le meilleur des gouvernements, me semble folie niaise. Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre » 31 écrivait déjà Flaubert à tu vas tomber dans ma gueule ! Je bois du feu. Le feu, c’est moi ; – et de partout j’en aspire : des nuées, des cailloux, des arbres morts, du poil des animaux, de la surface des marécages. Ma température entretient les volcans ; je fais l’éclat des pierreries et la couleur des métaux », éd. cit., p. 233. 29 La Tentation de saint Antoine (1849), éd. cit, p. 467. 30 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 236-237. 31 Correspondance, éd. cit., tome II, p. 719.
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Leroyer de Chantepie. En tuant le précurseur, Mannaeï lui assure un rayonnement qui va s’étendre indéfiniment grâce à l’ostensoir qu’il lui fournit. Il arbore son trophée, dans une scène qui rappelle le vol du zaïmph de Salammbô : Quand [Mâtho] fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph, et l’éleva sur sa tête le plus haut possible. L’étoffe, soutenue par le vent de la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu’aux tentes des soldats ; et le peuple, sur les murs, regardait s’en aller la fortune de Carthage32.
Il faut pourtant noter que le vol, dans le roman carthaginois, n’augmente ni ne diminue la valeur sacrée du voile. Le transport du zaïmph ne modifie que l’existence des héros sacrilèges et ne limite jamais le potentiel de l’idole. Le fragile support corporel finit par céder sous le poids démesuré du dieu. C’est dire que, dans Salammbô, Flaubert ne s’intéresse pas encore de près à l’impact corporel que suppose la visite de l’hôte divin ou la « baisade avec le dieu ». Dans Hérodias au contraire, Iaokanann est très littéralement métamorphosé par son passage de l’ombre à la lumière, qui dépend exclusivement de l’extraction héroïque accomplie par Mannaeï. Le moule du dieu à venir résulte du pétrissage humain. La maladresse du bourreau, qui flanche devant la monstruosité de la tâche à exécuter (« Cependant Mannaeï n’était guère prompt en besogne. Il rentra, mais bouleversé », p. 174), qui tremble au moment de la décapitation (« La lame aiguë de l’instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire », p. 175), anticipe l’incarnation du dieu, contraint dans l’enveloppe charnelle. Hérodias donne brièvement l’illusion que la tête acquiert une autonomie divine (« La tête entra ; »), pour rappeler immédiatement qu’elle doit son entrée triomphante à celui qui la porte : « – et Mannaeï la tenait par les cheveux, au bout de son bras, fier des applaudissements » (p. 175). La fin du conte va donc se jouer de l’attente messianique pour donner à tout événement qui surgit dans ce contexte une dimension miraculeuse. Dans l’attente d’un signe, tout événement peut constituer un signe à interpréter. La tête semble ainsi
32 Salammbô, éd. cit., p. 147.
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connaître une ascension, grâce à l’emploi imprécis des pronoms personnels, qui crée une ambiguïté spectaculaire : Quand [Mannaeï] l’eut mise sur un plat, il l’offrit à Salomé. Elle monta lestement dans la tribune […]. (p. 175)
La pérégrination de la tête à la fin du conte rappelle que le divin ne survit que s’il peut émouvoir, au sens fort, c’est-à-dire déplacer des forces. Sans ce medium, il rejoint le profane : « Puis [Phanuel] leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin » (p. 176). C’est l’assurance d’une incarnation future que ne manque pas d’annoncer le tas de chair décomposé. L’impact de la tête de Iaokanann sur les convives du festin, et sur Hérode en particulier, anticipe le bouleversement que le paysage religieux va connaître avec la venue du Messie. Il désigne également la métamorphose divine que représente l’incarnation du Dieu vétéro-testamentaire dans le Nouveau Testament. Le dieu descend sur terre et redéfinit les limites de la matière. Le terrible regard ovidien, qui accuse et punit, fige les formes de la religion naissante. Au contact de l’air libre, détachée du reste du corps définitivement laissé aux entrailles de la terre, la tête commence sa destinée céleste et vient sidérer le coupable dans une ultime malédiction des temps anciens. Le regard de Méduse, confondu avec celui du saint précurseur, paralyse donc le croyant dans une attitude de soumission. Hérode résiste un instant à la tentation que constitue pour lui le regard de la tête, avant de succomber à la fascination et de devenir la première victime du christianisme. Mais, outre cette interprétation fidèle à la légende chrétienne qui condamne et maudit Hérode, l’intertexte gorgonéen symbolise également la capacité infinie du divin à s’imposer sous n’importe quelle forme. Loin d’être le choix d’un auteur fouillant au hasard dans sa bibliothèque mythologique, la figure de Méduse apparaît à dessein pour évoquer une puissance ténébreuse domptée par un héros christique qui détient sa force de cette transfiguration. La Gorgone, comme Iaokanann, transmet son pouvoir au Persée responsable de sa transformation. C’est dire que la dernière incarnation de la puissance divine est soumise à son tour à la métamorphose et que la nouveauté de la forme parvient immanquablement à dominer celui qui ne veut pas reconnaître le règne à venir. Hérode, dans ce passage, semble averti, comme
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Antoine, des séductions multiples que déploie le divin pour forcer son adhésion. S’il tente d’y échapper, c’est pour rester fidèle à la religion de ses pères et au pouvoir d’Hérodias. Flaubert ne manque pas de signifier un parallèle entre la sainte résistance d’Antoine aux différentes hérésies (qui ne sont que des métamorphoses du dogme orthodoxe) et celle d’Hérode devant la puissance émergente qui menace Machærous. La croyance, dès lors, prend les traits d’une monstruosité mythologique qui captive ses proies grâce à l’indécision de sa forme. Comme les innombrables idoles de La Tentation, le Iaokanann médusien est avant tout effrayant par sa capacité à signifier la formation des dieux, et partant leur finitude : Antoine : Les soleils s’usent donc ? Le diable : Les soleils, mais pas la lumière qui est en eux. La substance dure, chaque parcelle s’est désunie de l’unité pour devenir unité ; seulement la forme qui les rassemblait s’est reportée ailleurs. A la dissolution de l’homme, quand se défait l’assemblage momentané qui constituait sa personne, tous les éléments qui le composaient repartent en liberté vers leur patrie première. Alors des mondes s’organisent dans son cadavre à peine froid, des races se dépêchent de naître, il y a des peuples qui ont pour océan les liquides de son ventre […]33.
Iaokanann résume comme suit cette mutation de la forme divine : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue ». Le démembrement de son corps et le voyage de la tête à la fin du conte signifient ce retour vers la « patrie première », vers la religion qui, dès lors, se définit comme capitale. L’apparition de la tête au banquet n’a pas uniquement pour fonction d’annoncer la bonne nouvelle, mais également de figer l’halluciné dans le ressassement éternel de sa faute. Celui qui a misé sur un dieu dépassé voit son image stigmatisée dans l’interprétation dès lors canonique de la nouvelle religion. L’apparition ne révèle pas seulement la naissance du christianisme, mais grave dans la pierre le combat que se sont livrés le dieu défunt et le dieu vainqueur. En précipitant la chute du dieu d’Israël, du culte arabe, des dieux romains, elle prédit dans le même temps la brièveté de son éclat. Comme la pierre biblique se détachant de la montagne pour venir frapper le 33 La Tentation de saint Antoine (1849), éd. cit., p. 444.
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royaume qui cherche son secours dans les alliances douteuses, la tête paralyse les faux dieux de Machærous. Elle désigne « le rocher de scandale » que constitue la citadelle et se fait « pierre vivante »34 pour les disciples qui contribueront à l’édification de l’église. En relisant les Evangiles pour la préparation du conte, Flaubert note cette phrase empruntée au discours du Baptiste : « Dieu peut faire naître de ces pierres même des descendants d’Abraham » 35. Le motif de la pétrification comprend l’idée d’une terreur paralysante qui se trouve paradoxalement à l’origine de la naissance d’une religion. C’est l’instant où le dogme nouveau se voit fixé dans une forme pleine et ferme, c’est un mouvement qui obéit à la vie même, placée sous le signe de Vénus, la déesse qui, comme le Basilique et Méduse, pétrifie la matière et délimite les nouveaux espaces sacrés. Pour renforcer l’importance de « l’événement considérable » qui doit venir secouer Machærous, Flaubert lui attribue la portée d’un mythe céleste et tellurique. Peut-être faut-il voir encore ici des emprunts infidèles à la Vie de Jésus et à L’homme et la terre, cités plus haut ? Maury prétend en effet chercher les « véritables causes » d’un événement dans les rapports avec le sol où il s’est produit, avec les mœurs des hommes qui en ont été les témoins ou les instigateurs, et délaisser les « causes morales » jusqu’alors seuls objets d’étude36. De son côté, Renan déclare que les « principes de science positive sont blessés de la part de rêves que renfermait le programme de Jésus. Nous savons l’histoire de la terre; une révolution comme celle qu’attendait Jésus ne se produit que par des causes géologiques ou 34 Daniel 2, Isaïe 8, I Pierre 2. 35 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 61. La citation provient de
Matthieu 7 : 12. 36 Le texte de Maury commence ainsi : « On ne s’est longtemps occupé dans l’histoire que de l’intervention des causes morales et du rôle joué par ceux qui furent placés à la tête des nations, à la conduite des affaires ou des armées. L’historien n’avait en vue que d’exposer une suite d’événements, d’en enchaîner habilement le récit, auquel il mêlait parfois la peinture de la société, le portrait d’un héros, d’un homme d’Etat ; mais il négligeait d’ordinaire la recherche des véritables causes dont les événements procèdent. Le sol sur lequel s’accomplissent les révolutions, rapportées par lui, le climat sous lequel les changements sociaux s’étaient opérés, la race à laquelle appartenaient les peuples dont on retraçait l’histoire, leur constitution intellectuelle, leur génie, leur langue, leur tempérament, leurs mœurs : tout cela était rejeté sur l’arrière-plan, quand on ne le passait pas complètement sous silence » (La Terre et l’homme, op. cit., p. V).
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astronomiques, dont on n’a jamais constaté le lien avec les choses morales »37. En assimilant Iaokanann à une entité naturelle, Flaubert lui nie certes toute supériorité morale, mais la mise en scène d’Hérodias se charge de rétablir « le lien » entre les différentes forces en présence et fait coïncider la naissance d’une domination spirituelle avec une révolution céleste (celle de la constellation de Persée, doublée par celle du lever du jour) et avec un bouleversement géologique (l’émergence pétrifiante de la tête hors de la terre38). Rien ne jaillit de Machærous qui ne lui soit arraché, il faudrait peut-être dire « extirpé », en référence aux trésors extirpés de La Légende, ainsi commentés par Pierre Marc de Biasi : « malgré les remarques qui lui ont été faites sur l’impropriété du mot, Flaubert a délibérément maintenu extirper qui signifie : arracher avec les racines » (p. 110, note 2). Le Dictionnaire des idées reçues rappelle par ailleurs certaines restrictions quant à l’utilisation du mot : « Ce verbe ne s’emploie que pour les hérésies et pour les cors aux pieds ». Consubstantielle avec le sol qui la produit, l’hérésie, ou la croyance, ne peut s’en dégager sans défigurer le paysage. La tête soustraite à la montagne transporte dans la douce Galilée tout le sacré enraciné jusqu’alors dans la terre de Judée et laisse derrière elle une terre épuisée mais sillonnée de marques de croyances anciennes.
2. Métamorphose d’une croyance Flaubert fait achopper l’histoire du Précurseur à la finitude de la religion et assujettit l’ensemble des Trois Contes à la loi de l’alternance des croyances. Hérodias, en repensant le chapitre de la mort des dieux de La Tentation, développe en particulier l’instant transitoire et incertain qui caractérise la succession des religions. L’inéluctable alternance y est suspendue durant ces vingt-quatre 37 Vie de Jésus, op. cit., p. 162. 38 Voir le Discours de Cuvier sur les révolutions du globe, dans Bouvard et Pécuchet
« D’abord une immense nappe d’eau, d’où émergeaient des promontoires, tachetés par des lichens; et pas un être vivant, pas un cri. C’était un monde silencieux, immobile et nu. – Puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d’une étuve. Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphère humide. Alors des volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes ; et la pâte des porphyres et des basaltes qui coulait, se figea », éd. cit., p. 131.
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heures fictives où la croyance se cherche un nouveau fétiche. De ce point de vue, la tête coupée symbolise parfaitement la fin d’un règne et la brève vacance qui le suit. Sur cette scène originelle, le texte flaubertien fait surgir le miracle de la répétition du même, une manière de banalité au sein de l’exceptionnel : l’apparition de Salomé au festin d’Hérode fascine d’abord par le fait que la danseuse est la reproduction de la jeune Hérodias (« C’était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse », p. 171). A l’instar de cette terre qui accouche du Christianisme, Hérodias engendre son double qui la supplante auprès d’Hérode (« Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias », p. 172). On peut s’interroger sur cette renaissance du pouvoir érotique d’Hérodias qui paraît comme une résurrection dans le débat théologique qui se tient lors du festin. La survivance du corps après sa séparation de l’âme est d’une part niée par un adepte de Lucrèce (« Nec crescit, nec post mortem durare videtur »39), mais le texte met d’autre part en avant la résurrection du prophète Elie qu’annonce l’Ancien Testament. Ici, s’opposent les arguments traditionnels du miracle et de la nature. Renan résume comme suit ce qu’il estime être l’état des connaissances théologiques, à l’époque où Jésus et Jean-Baptiste expriment publiquement leurs idées : [Jésus méconnaît] l’idée nouvelle, créée par la science grecque, base de toute philosophie, et que la science moderne a hautement confirmée, l’exclusion des forces surnaturelles auxquelles la naïve croyance des vieux âges attribuait le gouvernement de l’univers. Près d’un siècle avant lui, Lucrèce avait exprimé d’une façon admirable l’inflexibilité du régime général de la nature. La négation du miracle, cette idée que tout se produit dans le monde par des lois où l’intervention personnelle d’êtres supérieurs n’a aucune part, était de droit commun dans les grandes écoles de tous les pays qui avaient reçu la science grecque. […] Jésus ne sut rien de ce progrès. Quoique né à une époque où le principe de la science positive était déjà proclamé, il vécut en plein surnaturel40.
39 Citons les vers du De Natura rerum dans leur intégralité (Livre III, vers 337-338) :
« Præterea corpus per se nec gignitur umquam / nec crescit, neque post mortem durare videtur ». « En outre, le corps ne peut naître seul et sans l’âme, il ne grandit pas sans elle, et ne peut lui survivre. » Texte établi et traduit par Alfred Ernout, texte latin et apparat critique revus et corrigés par Claude Rambaux, Paris, Les Belles Lettres, 1990. 40 Vie de Jésus, op. cit., p. 110.
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Dans Hérodias, la lacunaire évocation du De Natura rerum ne permet aucune conclusion positiviste sur le statut du miracle. Au contraire, l’idée d’une pérennité de la matière semble plutôt désigner une survivance de la divinité, qui se réincarne dans différents corps. La mort des dieux ne représente qu’un bref épisode dans l’histoire de l’humanité, un repli nécessaire à la refonte de l’essence divine, à l’image des réapparitions d’Elie ou d’Hérodias dans le conte. Si le De Natura rerum représente une référence obligée du mouvement d’émancipation contre la terreur des mythes, le conte, en revanche, ne lui accorde que le statut d’un mythe parmi d’autres. La délivrance de la frayeur mythique qu’il autorise lui permet certes d’occuper une place non négligeable dans le cortège des dieux, mais en aucun cas de supplanter le reste de ses concurrents. Le diable dans La Tentation reproche à Antoine l’étroitesse de sa vision théologique : en attribuant à Dieu une forme humaine, le saint le réduirait à une finitude. En repoussant les tentations qui se présentent à lui, sous prétexte qu’elles blessent l’orthodoxie, Antoine refuserait à Dieu le caractère infini de son être, qui comprend la monstruosité des péchés. Car, selon le diable, l’infinité des tentations provient également de Dieu. C’est dire en somme que l’homme ne peut prétendre dessiner l’enveloppe dans laquelle Dieu choisit de s’incarner. Si l’on suit la représentation qu’en fait l’être diabolique, Dieu n’est que le caractère unitaire et éternel d’une substance sans cesse changeante : Tu lui parles, tu le décores même de vertus, bonté, justice, clémence, au lieu de reconnaître qu’il possède toutes les perfections ! Concevoir quelque chose au-delà, c’est concevoir Dieu au-delà de Dieu, l’être par-dessus l’être. Il est donc le seul Etre, la seule substance. Si la Substance pouvait se diviser, elle perdrait sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu n’existerait plus 41.
Jean Seznec a souligné l’importance de la mort des dieux dans l’épistémè de la génération de Flaubert :
41 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 212.
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Ce thème, […] avait de quoi séduire les esprits de cette génération ; il satisfaisait à la fois leurs prétentions à la science positive et leurs nostalgies idéalistes. L’histoire, qui leur ouvrait d’un coup tant de perspectives, leur révélait aussi la relativité des croyances religieuses, liées à des formes caduques de civilisations et qui nécessairement évoluent et disparaissent avec elles 42.
Le défilé des dieux structure ainsi le récit des différentes versions de La Tentation et la relativité des croyances est au cœur du récit de Salammbô. Dans Hérodias, Flaubert concentre son propos sur la terreur qu’inspire un dieu dont on ne connaît pas encore exactement le contour. Il ne s’agit plus de démontrer la mortalité des dieux – elle est acquise –, mais de faire sentir l’état d’esprit d’un peuple privé de divinité, son désarroi, sa soumission servile à l’égard de toute domination. Si Iaokanann emprunte le masque de Méduse dans Hérodias, c’est bien pour faire valoir le lien intrinsèque que noue le divin avec le sentiment de crainte. Pas de naissance divine sans peur, pas de victoire religieuse sans effusion de sang, sans lutte territoriale. Flaubert prenait note de la réflexion suivante d’Auguste Parent sur Machærous : « La terre de Syrie forme, y compris la Palestine le point éternel d’union de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe. – de là/par conséquent c’est un objet de convoitise. (donc) un //théâtre d’invasion de dévastation »43. On reconnaît bien la citadelle d’Hérodias, espace investi par diverses velléités politiques et religieuses. Cette terre aux confins de toutes les cultures est menacée par la surabondance des apports extérieurs qui bouleversent ses frontières. Gisèle Séginger, dans un article sur « l’écriture du politique dans Hérodias », montre que cette « politisation du religieux » remonte aux premières prises de note préparatoires : Dans une seconde période de lectures, toujours pour La Tentation, en 1870-1871, sur le Carnet 16bis, l’imagination de Flaubert vagabonde et il retient les premiers éléments qui ont un rapport direct avec l’histoire religieuse et politique du futur conte. Tout d’abord une légende sur saint Jean, appelé « dernier prophète de
42 Les sources de l’épisode des Dieux dans la Tentation de saint Antoine, op. cit., p.
10. 43 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 64.
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sa nation ». Flaubert utilise un terme moderne – « nation » (f0 24 vo) – et politique44.
La naissance d’un nouveau dieu, ou l’accueil d’un dieu étranger, redéfinit les contours d’un paysage, d’une nation. Hérode, en optant pour Salomé, perd non seulement la protection de la divinité naissante, mais également son bien terrestre. Il est littéralement miné, creusé jusque dans ses fondements par l’intrusion romaine qui le dépouille des trésors enfermés dans la citadelle. S’il peut paraître excessif de comparer le couple Salomé/Hérodias à une figure divine, peut-être faut-il rappeler cette réflexion de Joseph Derenbourg que notait Flaubert dans les manuscrits : « un dieu qui résistait lorsque la nation qu’il avait protégée était vaincue, qui prétendait // même être encore la divinité suprême, c’était presque un blasphème dans un siècle où // l’on n’était dieu que parce qu’on était puissant pr être //dieu » 45. Hérodias est investie d’une vacillante mais incontestable puissance divine, qui prend sa source dans la « vacherie » d’Hérode. Comme dans Salammbô, le socle du divin s’avère instable : est-ce Hérodias, Iaokanann, Jésus ou Aulus qui incarnera le Messie annoncé ? Comme dans Salammbô également, le divin survit grâce à la métamorphose, en muant tel le serpent de Salammbô, « ne valant jamais pour lui-même, n’ayant ni forme propre ni identité, mais valant toujours par l’effet de son déplacement, dans l’activité de son retrait » 46, selon la formule de Jacques Neefs à propos du zaïmph. A Antoine qui s’étonne dans La Tentation de la rapide transformation des dieux, Hilarion explique : « [C’est] pour rétablir l’équilibre, pour combattre le mal. Mais la vie s’épuise, les formes s’usent ; et il leur faut progresser dans les métamorphoses » 47. Le pouvoir revient à celui qui, prophétisant la forme à venir, la perçoit au moment de son
44 Gisèle Séginger, « L’Ecriture du politique dans Hérodias », Revue Flaubert, [en
ligne], 5 (2005), p. 3-4, http://www.univ-rouen.fr/flaubert/10revue/10acc.htm. 45 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 71. Flaubert note également : « Messie : Les croyances messianiques s’accrurent en raison inverse de la détresse nationale » (ibid., p. 99). On peut ajouter que Creuzer développe amplement cette question dans sa Symbolique, in Religions de l’antiquité, op. cit., tome II, seconde partie, chapitre I, V. 46 J. Neefs, « Le parcours du zaïmph », in La Production du sens chez Flaubert, op. cit., p. 231. 47 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 165.
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apparition et se charge d’en faire reconnaître l’identité aux hommes 48. Flaubert n’accorde pourtant qu’une place secondaire à la divinité ascendante. C’est au contraire Hérodias qui, dans son combat désespéré contre Iaokanann, brille d’un dernier éclat et donne au récit sa véritable unité. Elle prête son nom au titre du conte, ce qui n’a pas manqué de gêner la critique, puisque ses interventions semblent quantitativement moins importantes que celles d’Hérode et bibliquement négligeables par rapport à Iaokanann. Aussi puis-je prendre à mon compte la remarque de Gisèle Séginger dans son dossier sur Salammbô : En 1857, dans la Correspondance, Flaubert représente « l’évolution perpétuelle » et ses « formes incessantes » par l’image d’une roue qui tourne et dont on ne peut pas compter les rayons. Mais le dynamisme infini de l’histoire implique une acceptation de la mort et du changement : « chercher la meilleure des religions, ou le meilleur des gouvernements, me semble une folie niaise. Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre ». La « guerre inexpiable » est une grande agonie qui s’achève par un faux rétablissement car la mort du génie de Carthage, Salammbô, annonce celle de toute une civilisation. Si Flaubert choisit Carthage plutôt que Rome, c’est que la cité punique est condamnée – et Flaubert montre dans le roman le mal qui la mine – alors que le monde des Latins, malgré les invasions barbares, a perduré d’une certaine façon. Ce n’est qu’en 1870 que Flaubert annoncera aussi sa fin, dans une vision infinie de l’histoire : « Les Latins sont finis ! Maintenant c’est au tour des Saxons, qui seront dévorés par les Slaves. Ainsi de suite » 49.
Ainsi peut-on admettre qu’en accordant la place d’honneur à la puissance déclinante, Flaubert met en lumière non pas la naissance d’une divinité, mais le potentiel divin que libère le dieu détrôné. C’est bien sur l’expression d’une forme en devenir que le conte prend fin (forme à laquelle le pouvoir théologique se chargera de donner un contour définitif), c’est bien sur l’acte, certes meurtrier, mais fondateur, qu’est la décapitation, que le récit se concentre. HérodiasCybèle est l’instigatrice de ce renouveau qu’appelle de ses vœux la terre de Machærous, elle génère ce christianisme en transformant la 48 Phanuel, étymologiquement celui qui « a vu Dieu ». 49 Dossier de Salammbô, édition citée de Gisèle Séginger, p. 434.
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prophétie en vérité absolue, « pour qu’il croisse, il faut que je diminue ». A bien des égards donc, l’Hérodias flaubertienne se trouve à l’origine de l’histoire religieuse occidentale et contemporaine. Il faut relire le début du conte en conservant cette idée à l’esprit : les montagnes que regarde Hérode, la terre qui l’entoure : c’est elle. Raymonde Debray Genette le note dans Métamorphoses du récit : « Les brouillons indiquent : “Rappel du paysage. Mêler la figure de Iaokanann aux détails du paysage”. Il s’agit donc d’un paysage moral en cette occurrence, à la fois prophétique et analeptique : il annonce la mort, mais il renvoie aux cris de Jean, il renvoie aussi à l’histoire des villes ensevelies, enfin à la première description avec laquelle il dialogue »50. Mais si Flaubert accorde au paysage une teneur morale, c’est également en écho au discours mythologique qui, dans son ensemble, interprète la religion primitive comme une personnalisation de la nature. Le « naturalisme religieux » 51 veut que la terre, productrice de biens, soit devenue la déesse-mère dans les récits mythologiques. Iaokanann, prophète de la grande religion vagissante, ne fait pas exception à cette règle et rejoint les grands principes naturalistes des mythes telluriques dont Cybèle est la mère. Est divinisé(e) celui ou celle qui, selon les brouillons cités cidessus, mène sa patrie à la victoire. Hausser Hérodias au statut de déesse est donc autorisé, d’une part, du fait de la domination qu’elle exerce encore sur Machærous, et, d’autre part, en raison de son identification à Cybèle, mère des Dieux : « [...] Hérodias apparut [...]. Deux monstres en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions » (p. 170). Parmi les mythes telluriques présents dans le conte, il faut en effet s’arrêter plus longuement sur celui de la déesse de la terre et des montagnes, la phrygienne Cybèle. Magalie Hanquier suggère que le pic de basalte sur lequel est bâti Machærous évoque la pierre noire qui symbolise Cybèle, ainsi que la « couronne de pierres » qui entoure la citadelle rappelle l’attribut des déesses-mères d’Asie dont
50 Métamorphoses du récit, op. cit., p. 200. 51 Maury parle de « mythologie naturaliste » pour qualifier les dieux des montagnes,
des forêts, de la terre, etc. Cf. Histoire des religions de la Grèce antique, depuis leur origine jusqu’à leur complète constitution, tome I, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1857, p. 165.
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Cybèle fait partie52. La note de P.-M. de Biasi sur la danse de Salomé rappelle que Flaubert emprunte certains instruments à la danse des prêtres de Cybèle (p. 171). De plus, la note ayant trait aux « merveilles du temple d’Hiérapolis » : « Ville de Phrygie, au nord […]. C’était un des centres du culte de Cybèle, et son temple, dédié à Apollon et Diane, était célèbre. » (p. 167)53. Atsuko Ogane nous apprend aussi que la figure de Cybèle est essentielle au déchiffrement de la symbolique de la danse54. Iaokanann accuse Hérodias de pratiquer les rituels destinés à la déesse : « Tu as dressé ta couche sur les monts, pour accomplir tes sacrifices » (p. 155). De même, les hauteurs de Machærous cachent en leur sein les trésors d’Hérode, source d’un pouvoir qu’il détient de la terre et de la montagne : « […] et comme la montagne allait en s’élargissant vers sa base, évidée à l’intérieur telle qu’une ruche d’abeilles, au-dessous de ces chambres il y en avait de plus nombreuses, et d’encore plus profondes » (p. 149). Dans le catalogue des dieux et déesses dont Flaubert prend connaissance au cours de ses lectures, on réserve à Cybèle une place de choix, puisqu’elle est présentée comme l’origine de tous les dieux. Lucrèce lui consacre un long développement dont on ne reproduit ici qu’un extrait : Tout d’abord la terre contient en elle les corps premiers, grâce auxquels les sources dont les eaux roulent avec elles la fraîcheur vont renouveler sans cesse la mer immense. Elle contient les principes du feu : car en maint endroit la surface du sol s’allume et s’embrase, et rien n’égale la fureur des feux que projette l’Etna. Elle contient encore les germes qui lui permettent de faire croître pour le genre humain et les moissons blondes et les arbres chargés de fruits, et de fournir également aux espèces sauvages errant sur les montagnes des cours d’eau, des frondaisons et de gras pâturages. Aussi lui a-t-on donné à la fois les noms de Grande
52 Magalie D. Hanquier, « Le jeu des pouvoirs ou pourquoi Hérodias », Chimères, 21
(1994), p. 37. Voir Les Fastes d’Ovide, livre IV, p. 219 et suivantes.: « “Pourquoi la tête [de Cybèle] porte-t-elle une couronne garnie de tours ? Est-ce elle qui a pris l’initiative de donner des tours aux cités ? [demande le poète]” [Erato] acquiesça » (édition et traduction de R. Schilling, Paris, les Belles Lettres, 1993). 53 Pour la prise de notes de Flaubert relative à Cybèle et Atys, ainsi qu’à leur apparition dans La Tentation, cf. P.-M. de Biasi dans les Carnets de Travail, op. cit., p. 688. 54 A. Ogane, La Genèse de la danse de Salomé, op. cit., p. 60 et ss.
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Mère des dieux, Mère des espèces sauvages, et Créatrice de l’humanité55.
Origine et mère de tous les dieux, mais également divinité aux apparences diverses, aux appellations multiples. Lucrèce, mais aussi Apulée, et plus tard Creuzer et Maury (pour convoquer quelques mythologues familiers de Flaubert), reconnaissent en Cybèle une éternelle mutante qui, non contente de multiplier ses attributs et ses titres, se transporte et s’intègre aisément en terre étrangère, comme nous le verrons plus loin56. En plaçant la déesse Mère face à la religion chrétienne nouvellement née, Flaubert ne fait que reprendre un débat déjà ancien parmi les mythologues. Le Messie né d’une vierge et mort sur la croix n’est-il pas un avatar du mythe de la Grande Déesse et du sacrifice d’Attis ?57 Si le christianisme triomphe de Cybèle, ne doit-il pas reconnaître l’héritage de la religion orientale ? Flaubert, dans les manuscrits préparatoires, souligne une curieuse similarité entre les prêtres de Cybèle et le ministère de saint Jean 55 De Natura rerum, trad. cit., Livre II, p. 63, vv. 589-599. 56 Chez Apulée, cette déesse se manifeste sous les traits d’Isis, bien que l’auteur
souligne la multiplicité des formes qu’elle emprunte : « Je viens à toi, Lucius, émue par tes prières, moi, mère de la nature entière, maîtresse de tous les éléments, origine et principe des siècles, divinité suprême, reine des Mânes, première entre les habitants du ciel, type uniforme des dieux et des déesses. Les sommets lumineux du ciel, les souffles salutaires de la mer, les silences désolés des enfers, c’est moi qui gouverne tout au gré de ma volonté. Puissance unique, le monde entier me vénère sous des formes nombreuses, par des rites divers, sous des noms multiples. Les Phrygiens, premiers-nés des hommes, m’appellent mère des dieux, déesse de Pessinonte ; les Athéniens autochtones, Minerve Cécropienne [...] » (Les Métamorphoses, XI, 5, éd. D. S. Robertson, trad. P. Vallette, t. III, Paris, Les Belles Lettres, 1945). Dans le manuscrit BN 23671, Flaubert note, à propos d’Apulée, L’Ane d’or (autre titre pour Les Métamorphoses), livres XI et VIII : « en 204 av JC : la statue de Cybèle tombée du ciel à ( ?) transporté à ( ?) un temple fut bati à la grande mère, fete des ( ?). Lavage de l’idole. » (ma transcription). Creuzer commente ainsi les propos de cette divinité apuléenne : « On y trouve le même syncrétisme religieux qui se remarque dans certaines images de la déesse, appartenant à la classe des figures panthées, d’une époque également récente. Divinité unique et multiple à la fois, Cybèle y est identifiée avec les déesses principales de tous les peuples. Ce syncrétisme était nécessaire, car il fallait que la raison, parvenue à sa majorité, revendiquât ses droits ; il était honorable, chez les hommes qui cherchaient dans l’unité de l’essence divine le repos de l’esprit ». Religions de l’antiquité, op. cit., tome II, première partie, livre IV, chapitre III, pp. 72-73. 57 Cf., par exemple les vers des Chimères de Nerval dans « Le Christ aux oliviers » : « cet bel Atys meurtri que Cybèle ranime ! ».
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Baptiste : « Religions orientales - et romaines prêtres de Cybèle baptisaient. On les appelait des baptes » 58. Suit une prise de notes sur le baptême mithriaque59. Avec la figure de Cybèle-Hérodias, Flaubert identifie une force tellurique comparable à celle du prophète : « Il avait une peau de chameau autour des reins, et sa tête ressemblait à celle d’un lion. Dès qu’il m’aperçut, il cracha sur moi toutes les malédictions des prophètes. Ses prunelles flamboyaient ; sa voix rugissait ; il levait les bras, comme pour arracher le tonnerre » (p. 138). Hérodias voit en Iaokanann un être léonin qui partage avec elle l’attribut de la déesse. Ces deux figures que tout oppose dans la légende chrétienne voient ici leurs différences nuancées par un rapport commun qu’ils entretiennent avec la Mère des dieux. Mais avant d’analyser plus en détails les interférences du mythe de Cybèle dans Hérodias, rappelons que, dans La Tentation déjà, l’adoration de la déesse conduit au sacrifice d’un être pur, Attis, en qui Antoine a peur de reconnaître le Christ. Cybèle comparaît entourée de ses attributs et de sa légende : la boîte dans laquelle elle est transportée, les lions, la couronne de tours, le char, les montagnes sonores, les danses frénétiques, l’émasculation d’Attis60. La déesse phrygienne, mère de tous les Dieux, donne logiquement naissance au Christ dans la vision syncrétique et blasphématoire d’Antoine. Attis sacrifie sa virilité et renaît dans la métamorphose : Elle [Cybèle] est triste ; soyons tristes ! C’est pour lui plaire qu’il faut souffrir ! Par là, vos péchés vous seront remis. Le sang lave tout ; jetez-en les gouttes, comme des fleurs ! Elle demande celui d’un autre – d’un pur ! […] On distingue sur le lit le cadavre d’un homme. Du sang coule de sa cuisse. Il laisse pendre son bras ; […] et Antoine est saisi par une angoisse. Il a peur de reconnaître quelqu’un. […] Une femme s’incline sur le cadavre. […] Antoine songe à la mère de Jésus61.
58 Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 43. 59 C’est-à-dire, une purification par le sang d’une victime animale. 60 Dans Les sources de l’épisode des dieux, op. cit., p. 126, Jean Seznec mentionne
les notes documentaires de Flaubert sur Cybèle et rappelle qu’elles sont empruntées au livre IV (ch. II, III) de la Symbolique de Creuzer, op. cit. 61 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 178-181.
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A peine voilée, cette création monstrueuse d’un Christ émasculé qui ressusciterait grâce à sa métamorphose en pin terrifie le saint, l’espace d’une vision. Puis, Cybèle, semblable à toutes les visions d’Antoine, s’efface devant la forme dominante du Christ. Il n’en demeure pas moins que tout le récit exploite le principe de renouvellement de la croyance religieuse, laquelle, contrairement à ses dieux, ne meurt jamais. Il apparaît que dès la première version de La Tentation, Flaubert s’intéresse à la résurrection d’Attis : « et sur cette foule qui glisse en ondulant, plus chatoyante à l’œil qu’un lac de couleurs en tempête et toute vibrante d’un bout à l’autre comme une corde de lyre, soudain s’épanouit un nouveau dieu, qui porte à la place de la verge, entre les cuisses, un amandier chargé de fruits » 62. Hérodias ne pousse pas si loin la provocation syncrétique, puisque la comparaison entre Attis castré et Jésus crucifié ne figure pas explicitement dans le texte. Il n’en reste pas moins que la déesse idéenne n’abandonne pas totalement son empire à la religion émergente. Elle se transforme plutôt, pour renaître sous une apparence nouvelle, elle « progresse dans la métamorphose » comme l’expliquerait Hilarion. Un autre passage de La Tentation, qui doit beaucoup à Apulée, relate les cortèges des prêtres de Cybèle : Il entend un bruit de castagnettes et de cymbales ; – et, au milieu d’une foule rustique, des hommes, vêtus de tuniques blanches à bandes rouges, amènent un âne, enharnaché richement, la queue ornée de rubans, les sabots peints. Une boîte [qui contient la représentation de Cybèle], couverte d’une housse en toile jaune, ballotte sur son dos entre deux corbeilles ; l’une reçoit les offrandes qu’on y place : œufs, raisins, poires et fromages, volailles, petites monnaies ; et la seconde est pleine de roses, que les conducteurs de l’âne effeuillent devant lui, tout en marchant63.
Dans L’Ane d’or, Lucius nomme ces porteurs d’objets sacrés, des « pastophores », c’est-à-dire des « porteurs de chapelles ». Quand il est lui-même amené à transporter la déesse et les offrandes périssables des fidèles, il conclut : « j’étais à la fois un grenier et un temple marchant sur le chemin […] » 64. On conçoit que cet usage d’un sacré 62 Cité dans J. Seznec, Les Sources de l’épisode des dieux, op. cit. p. 137-139. 63 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 177. 64 Les Métamorphoses, XI, 16, éd. cit.
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mis en boîte, prostitué à la foule et ballotté sur le dos d’un âne, ait pu séduire l’imaginaire flaubertien. Il nous semble reconnaître dans cette adulation pédestre le mélange si caractéristique de sublime et de pathétique que Flaubert reproduit dans Hérodias : la tête de Iaokanann, qui passe d’abord de mains en mains, qui traîne ensuite « parmi les débris du festin », pour être enfin abandonnée aux disciples qui l’emportent, de même que Salomé, qui virevolte à travers la foule d’adorateurs, tiennent de cette perception d’un sacré qui ne survit que grâce à l’hospitalité des hommes et à leur vertu christophore. On se souvient que le lépreux est nourri par Julien dans La Légende, avant de se loger dans son corps. Afin de réserver un espace sacré pour l’édification du culte, le saint flaubertien subvient en premier lieu aux besoins naturels du dieu, comme si le grenier et le temple ne faisaient plus qu’un.
3. Disciples pastophores : le transport de Cybèle Déesse transportable, Cybèle se caractérise aussi par ses migrations, en Grèce, à Rome, notamment. Celle que Philippe Borgeaud surnomme la « Mère itinérante »65 est née en Orient, mais s’exporte en Occident, où elle est confondue, entre autres, avec Rhéa et Vesta : Des points de contact si nombreux se remarquent entre les religions des côtes et des îles, si rapprochées, de l’Asie antérieure et de l’Europe, qu’il ne faut pas s’étonner de voir que les mystères de Samothrace […] aient fait aussi quelques emprunts au culte dominant de la Phrygie. Quand ce culte eut pénétré en Italie, Cybèle fut réunie avec Ops, la féconde nourrice des hommes, 65 Philippe Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, Seuil,
1996, p. 110 : « Le non de la déesse (Mater Idaea) la désigne comme troyenne, c’està-dire liée aux origines de l’Urbs. Ce n’est donc pas une inconnue, qui débarque d’Asie Mineure. Dans la représentation poétique, elle restera phrygienne en tant que troyenne ; introduite par l’intermédiaire de Pergame, une cité dont le nom évoque celui de Troie, elle est l’ancêtre idéenne. Une figure, à vrai dire, proche des Pénates. Celle qui, selon Ovide, avait renoncé à accompagner Enée, finit par s’installer, à Rome, près de la cabane de Romulus, dans l’espace le plus ancestral ». Voir également Charles Guittard, « L’accueil des dieux étrangers sur le sol de Rome », in Mythes et représentations de l’hospitalité, sous la direction d’Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 1999, p. 57-65.
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comme elle l’avait été en Grèce avec Rhéa, la mère des dieux : alors elle adopta Vesta pour sa fille. On sait que la politique romaine permettait l’introduction des religions étrangères à Rome, et que, malgré quelques mesures accidentelles, elle maintint constamment cette tolérance, qui s’étendait fort loin 66.
On avait déjà assisté, dans Salammbô, au vagabondage des dieux carthaginois qui, grâce aux conflits entre les indigènes et les mercenaires, étendent leur empire au-delà des murailles de la ville. Les dieux sont conquérants, la croyance des hommes se gagne sur le champ de bataille. Les barbares, exilés de leur patrie et privés de leurs dieux locaux, adorent finalement les dieux ennemis. Dans Hérodias, cette translation divine s’applique par exemple à Aulus, fils de Vitellius, descendant de la déesse Vitellia, qui, selon le Tétrarque, « […] semblait revenir dans son domaine, puisque l’Orient était la patrie des dieux » (p. 144). Hérode Antipas, ici théoxène, reconnaît en la citadelle un espace hospitalier, mais aussi voué aux conflits théologiques, tant, dans ce conte, l’implantation d’un dieu implique une bataille territoriale. Le dieu, dont il faut épouser la forme pour participer au règne, s’impose ici comme une idée qu’on adopte sans la questionner. Or Hérode est trop au fait des enjeux politiques qui soustendent un discours pour se laisser bercer par sa musique. Dans son appréhension du dieu/leader politique Vitellius, il se montre méfiant et développe un discours avant tout analytique. Son propos est d’ailleurs saccadé, et saccagé, par l’intervention du traducteur, qui interdit une communication fluide avec son protecteur. La crainte qui justifie la soumission au pouvoir en place dans le mécanisme de la croyance ne trouve pas à s’apaiser. Le scepticisme emporte Hérode, qui observe le rapport d’équivalence entre les forces divines, sans se laisser pénétrer par l’une d’entre elles. On est loin de « l’obéissance paisible au stéréotype » qui, selon Jacques Neefs, qualifie Emma dans certains passages de Madame Bovary : L’adhésion […] consiste à se livrer tout entier à l’imagerie (comme le fait tout aussi bien Emma dans le domaine amoureux : « Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié »
66 Creuzer, Religions de l’antiquité, op. cit., tome II, première partie, livre IV,
chapitre II, p. 74.
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(p. 167)), à s’inscrire dans les représentations obligées (c’est aussi ce qui commande la prise en charge de l’idée reçue). Il y a comme une volupté à exercer sa propre individuation en se pliant à l’image la plus reçue, à faire partie du tableau 67.
Dans Hérodias, on est également très loin de l’atmosphère feutrée qui invite Félicité à une douce et pleine adhésion. Julien, au contraire, éprouve la violence d’une imagerie qui s’impose à lui fatalement et écrit à l’avance son propre parcours. C’est au terme d’une longue résistance au discours hagiographique qu’il finit par hospitaliser le tracé stéréotypé qui lui était prophétiquement réservé. Mais Hérode rechigne à se laisser dompter par un dieu qui lui impose de déchoir de son pouvoir (« Le Tétrarque se rejeta en arrière, l’existence d’un Fils de David l’outrageant comme une menace », p. 154) : en mauvais stratège politique, il tend à ménager tous les dieux, conscient de l’instabilité de leur statut, aveugle pourtant à l’avènement d’un règne nouveau. Les flattant tous, il se dérobe à une emprise monothéiste qui lui aurait pourtant permis d’oublier, dans une expérience proprement extatique, toutes ses craintes. La fiction condense en vingt-quatre heures les révolutions religieuses du monde occidental, que les historiens attribuent à des siècles de migrations, de guerres religieuses et de conflits politiques. Machærous absorbe différentes forces divines qui entrent en communication, s’égalisent en se métamorphosant, pour renvoyer au monde une nouvelle divinité, transformée et régénérée par la terre d’Orient. Le comparatisme religieux qui porte ombrage par instants au triomphe du christianisme, dans La Tentation de saint Antoine, vient au contraire nourrir, dans le conte, la nouvelle venue, qui n’est pas complexée d’appartenir à ce vaste capharnaüm. Sa force et sa raison d’être ne doivent rien à la réflexion théologique et ne sont tributaires que de la perception qu’en ont les croyants. Sans cette passivité des adorateurs face au dieu, sans leur « Passion » devrait-on dire, le christianisme resterait lettre morte. Les Trois Contes poussent au plus loin de la littéralité l’interdépendance qui se manifeste entre la croyance et ses adhérents. Si le XIXe siècle dit sceptiquement : « la
67 J. Neefs, « Flaubert et les idées religieuses », in Flaubert e il pensiero del suo
secolo, art. cit., p. 346. J. Neefs cite Madame Bovary dans l’édition de Cl. GothotMersch, Paris, Garnier, 1971.
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croyance fait le dieu » 68, les Trois Contes traduisent : « l’ostensoir fait le dieu ». L’écriture légendaire donne à Flaubert toute licence pour extraire de l’expression figurée sa traduction littérale. Plus qu’aucune de ses œuvres, ils travaillent l’impression physique qu’implique l’apparition divine, la vision qui s’impose. Le corps est un temple qui éprouve, diversement dans les différents contes, le poids d’une divinité. En faisant parler le langage du corps, les Trois Contes sont loin de suivre les thèses des romantiques démocrates qui tentent de libérer le spirituel des contraintes de la matière : Après la mort de Jésus-Christ, une époque nouvelle commence pour l’Eglise primitive. Les apôtres se dispersent ; aucun d’eux ne songe à emporter, dans sa mission, ni le bois de la croix, ni la couronne d’épines, ni la tunique du maître : l’esprit de vie les pousse. Qu’ont-ils à faire de ces témoignages qui ne parlent qu’au corps ?69
A l’image de l’emprisonnement de Iaokanann, la naissance du christianisme dans Hérodias se fait connaître davantage par l’énormité de la charge que vont devoir supporter les hommes que par la libération messianique. Chacun porte sa croix dans les contes, participant ainsi à la propagation de la croyance à travers les âges : le dieu, pourtant ailé, de Félicité n’en commande pas moins un perchoir : « […] un poids léger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! » (p. 79). La Fête-Dieu qui clôt le conte commémore avant tout l’hospitalité réservée à Dieu par la multitude des fidèles. L’épisode final retrace le cheminement merveilleux d’une idole portée par tout un peuple jusqu’à sa demeure, le reposoir dans la cour de Madame Aubain. De son côté, Julien, bien entendu, est exemplairement christophore : « Dès qu’il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée par son poids ; […] » (p. 124). Enfin, la décapitation de Iaokanann connaît une renommée immédiate, mais fragile, grâce au plat qui fait circuler la tête. A ce titre, la dernière phrase du conte joue remarquablement sur la précarité d’une idole dont la destinée semble subordonnée à la force musculaire des trois disciples : « Comme elle
68 Théophile Gautier, Arria Marcella : souvenir de Pompéi, Paris, Librairie Générale
Française, Le livre de poche, 1994, p. 69. 69 Edgar Quinet, Le Christianisme et la Révolution française, Paris, Fayard, 1984, p. 56.
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était très lourde, ils la portaient alternativement » (p. 176). Tenu à bout de bras, le christianisme entreprend sa conquête de l’Occident… Le transport mystique que connaît Antoine dans les différentes versions de La Tentation ne semble devoir être possible dans les Trois Contes que grâce à un élan qui n’appartient plus qu’au croyant. Les disciples pastophores, tous trois détenteurs d’un secret à diffuser, initient le déploiement des doctrines chrétiennes, qui puisent leur énergie dans la réunion d’une communauté unanime. Dans Hérodias, le christianisme est tout entier contenu dans l’idée de la diffusion plutôt que dans le message évangélique lui-même. La Bonne Nouvelle chrétienne fait preuve de la vérité de ce qu’elle transmet non seulement par l’adhésion du croyant qui la reçoit, mais aussi et surtout dans l’onde de choc qu’elle provoque. La propension de la doctrine à voyager, à se nourrir et à prendre de l’ampleur, en parasite, sur le dos de celui qui la transporte, voilà ce qui résume de la manière la plus essentielle la religion. Sans ce mouvement extensif et colonialiste, le christianisme est voué à déchoir inéluctablement. C’est bien pourquoi la déesse Cybèle opère dans le conte comme une figure cruciale dans le démontage du mécanisme religieux. La déesse flaubertienne ne recule devant aucune prostitution pour survivre et elle accepte toutes les métamorphoses que lui imposent ses déplacements. Dans l’Histoire romaine, Michelet raconte l’influence de l’Orient vaincu par Rome et néanmoins capable d’imposer peu à peu un « esprit oriental », notamment grâce à l’introduction de Cybèle, importée en Italie à partir la seconde guerre punique. Cette translation du « fardeau sacré », de la déesse Cybèle ou de la tête de Iaokanann, est rendue possible par la manipulation d’une population désireuse d’accueillir la divinité étrangère qui va, grâce à ce plébiscite, s’implanter dans un Occident en pleine expansion politique, morale et religieuse70. Un 70 Cf. Victor Hugo, Paris, éd. cit., p. 40. Dans sa défense de la France, Hugo évoque
également le transport des dieux orientaux, et de la Déesse Mère en particulier, vers la ville lumière qui s’étend à l’infini à mesure qu’elle engrange les religions de l’humanité : « L’Egypte n’a que sa momie ; elle l’exhume. Ce cimetière étale tous ses chefs-d’œuvre, ses sarcophages de porphyre, ses cercueils de granit rose, ses gaines à cadavre peintes et dorées, d’autant plus ornées qu’elles doivent être plus enfouies. La contemporaine du zodiaque de Denderah, la vache Hothor, descend de son socle de basalte, et vient. Rhamsès, Chephrem, Ateta, la reine Ammenisis, débarquent par le chemin de fer. L’antique statue de bois que les Arabes appellent Cheick-el-Beled, et qui est un Dieu inconnu, arrive, apportant, au nom d’Isis, la mère commune, à la vieille Lutèce le salut de la vieille Thèbes. »
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Cœur simple décrit dans un style très concis le miracle de l’apparition divine, qui se produit en réponse à l’appel de la communauté croyante. Durant la première communion de la petite Virginie, Félicité participe pleinement à l’effusion religieuse générale : « […] son cœur lui battait dans la poitrine ; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir » (p. 63). L’accueil et le partage du fardeau divin par le groupe des petites filles réanime la présence sacrée : « elles recevaient l’hostie successivement » (p. 63). Au contraire, lorsque Félicité communie dans la solitude, le lendemain, le geste perd de son sens : « Elle la reçut dévotement, mais n’y goûta pas les mêmes délices » (p. 63). L’excipit d’Hérodias, dont on a à juste titre beaucoup commenté l’obscurité, est au moins clair sur les points suivants : d’abord, l’avènement de la religion nouvelle ne dépend que du plébiscite des croyants, de la tendance christophore de la foule qui semble mesurer la puissance divine à la lourdeur de la matière. Ensuite, le christianisme qui vante ses mérites spirituels, par opposition au matérialisme des religions naturalistes ou païennes, rejoint pourtant, avec Flaubert, la primitive pesanteur de Cybèle71. La tête de Iaokanann a peine à s’élever vers les célestes promesses du christianisme et reste résolument attachée aux ténèbres gorgonéennes et aux puissances telluriques : « le Ciel est enfin descendu sur la Terre » écrit Raymonde Debray Genette72. Si la religion naissante s’enracine en Occident, Hérodias rappelle combien elle est redevable à la sensualité orientale, dont Julien l’Hospitalier aura encore tant de mal à écarter la tentation.
71 C’est ainsi, par exemple, que Creuzer conclut le livre VIII de sa Symbolique : « Le
christianisme fait tout consister dans la force volontaire et libre. Le problème de la création et de l’existence en dehors de Dieu ne peut être résolu que par le principe moral, c’est-à-dire par la doctrine de la sanctification de la volonté. Le principe physique, la nature extérieure, n’intervient que de loin en loin, et encore par figure. Le paganisme, au contraire, fait dominer l’élément physique, tant dans la déification de l’année avec ses phénomènes et ses influences toutes sensibles, que dans les grandes périodes de la nature. […] Sous le voile des symboles et des mythes divins, le principe moral devait être toujours plus ou moins obscurci par l’élément physique, l’esprit dominé par la lettre », in Les Religions de l’antiquité, op. cit., 4e volume, livre VIII, chapitre IV, p. 829-830. 72Métamorphoses du récit, op. cit., p. 204.
III Une Croyance encore chargée de vaisselle La Légende de saint Julien l’Hospitalier 1. Hostis, hospes, hospitalité Des « chiens bretons […] inébranlables dans leur créance » (p. 98-99 )
La Passion met un terme à la division spirituelle qui règne au banquet du Tétrarque, élit son souverain et entame l’ère de la suprématie chrétienne. Dans l’histoire du mythe chrétien que constituent les Trois Contes, La Légende représente une période de pleine vitalité. Le titre même du conte indique que la croyance chrétienne, qui surgissait dans Hérodias, a trouvé au Moyen Age sa pleine expansion. La Légende, récit central de la « trilogie » chrétienne que forment les Trois Contes, décrit une croyance parvenue à son apogée, à travers un mode de représentation emprunté à l’Eglise elle-même : les vies de saints qui rythment l’année liturgique. Suivant la voie toute tracée d’une hagiographie chrétienne, La Légende de saint Julien l’Hospitalier fonde son récit sur la transmission d’une vertu théologale, la charité, dont découle l’hospitalité. Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, insiste sur cette valeur qui, à le lire, constitue le fondement de la chrétienté. Les premiers fidèles, mettant « en commun quelques deniers », seraient à l’origine de l’invention de l’hôpital1. Loin de la définition de Chateaubriand, des représentations visuelles du vitrail de l’église de Rouen ou textuelles de La Légende dorée de Voragine, l’hospitalité flaubertienne se rapproche à plus d’un titre de la tradition étrangère du sacrifice hospitalier : cette vertu, proprement française pour Michelet et Hugo, proprement chrétienne pour Chateaubriand, acquiert, avec Flaubert, une dimension hétérodoxe. D’abord, alors que l’hagiographie distingue généralement la vertu hospitalière de sa réponse divine – l’apparition du Christ –, La 1 Chateaubriand, Essai sur les révolutions ; Génie du christianisme, texte établi,
présenté et annoté par M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 1032.
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Légende confond au contraire les deux épisodes. Dans le récit traditionnel, le sacrifice des biens terrestres est restitué, a posteriori, par un bien symbolique qui n’autorise pas l’équivalence. L’hospitalité flaubertienne, en revanche, tient à la fois du supplice sacrificiel et du face à face compensatoire avec le divin, comme si de l’atrophie du corps devait dépendre – mais directement, sensiblement – la révélation d’un espace nouveau. Selon l’orthodoxie, ouvrir les portes de sa demeure à l’étranger aujourd’hui, c’est l’assurance d’être reçu par le Christ dans l’éternité. L’équation repose donc sur la promesse d’un lieu paradisiaque, qui répare symboliquement le tort occasionné par la privation d’un bien terrestre. La réception du nécessiteux ne modifie par conséquent pas foncièrement l’espace d’accueil ni n’en redéfinit ses frontières. Mais Flaubert efface la restriction temporelle de la formule biblique et offre à Julien un martyre paradisiaque, de sorte que l’espace terrestre qu’il cède se métamorphose instantanément en espace céleste. Bien entendu, Julien connaît la souffrance dans les scènes qui précèdent la venue du Lépreux, mais ces épreuves n’entrent pas clairement sous la dénomination de « l’hospitalité ». Seuls l’appel et l’accueil du Christ renvoient à l’établissement de l’hôpital, comme si Flaubert avait tenu absolument à circonscrire la pénétration de l’étranger dans le territoire du saint hospitalier. Le martyre de Julien s’accomplit dans un sacrifice physique, de « toute sa personne » (p. 127), pour reprendre les termes du Lépreux, comme un écho à la prostitution mystique de Salammbô, par exemple, ou des adorateurs de Cybèle. L’expression « bouche à bouche, poitrine contre poitrine » (p. 127), image biblique qui traduit l’idée d’une révélation directe, est reproduite littéralement dans le texte flaubertien, et paraît ainsi détournée de son sens originel 2. La Légende réfléchit à la blessure dont souffre un corps qui se livre à l’acte hospitalier, blessure qui est allégorisée par la lèpre de l’hôte. Maladie contagieuse, la lèpre contamine le corps qui s’y frotte et en transforme radicalement la nature. Dans La Légende donc, la charité menace l’intégrité corporelle de celui qui l’exerce, dans la mesure où elle ne se limite pas à la privation de « quelques deniers » mais qu’elle est susceptible de ravager l’espace intime de l’hôte.
2 Par exemple dans Nombres, 12 : 7, la version de Lemaistre de Sacy (éd. cit.) reprend
très exactement l’expression, à propos du face à face entre Moïse et son dieu : « Car je parle à lui bouche à bouche, et il voit le Seigneur clairement » (je souligne).
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On examinera dans les pages qui suivent la résistance du saint face au danger que représente l’hôte divin, résistance qui se manifeste dès les premières scènes de chasse et jusqu’à la douce capitulation de Julien face au Lépreux. La violence divine s’exprime déjà dans le caractère radicalement contradictoire des prophéties parentales, qui écartèlent le héros. L’ensemble du parcours de Julien peut se lire comme une dérobade systématique aux requêtes excessives du divin : les meurtres répétés des animaux sont autant d’offrandes qui tentent de calmer l’appétit incommensurable du dieu. Les scènes de chasse, ainsi que le parricide, proposent en effet un substitut sacrificiel à l’exigence divine de posséder « toute la personne » de Julien. S’il peut paraître abusif de présenter les épisodes sanglants de la vie du saint comme autant d’actes rituels (alors qu’ils sont bien entendu tenus à l’écart de la sphère sacrée dans l’hagiographie), il faut rappeler que le parcours de Julien est déterminé par les prophéties dont Flaubert renforce singulièrement l’importance par rapport au canon. L’unique prophétie dans le récit de Jacques de Voragine prend une ampleur accrue dans La Légende, du fait de la surenchère des annonces (à la mère, au père, au Cerf). En somme, le parcours du saint est déterminé : il ne s’appartient pas et doit payer un tribut de plus en plus lourd à la Providence. Avant le don total de son être terrestre, nous verrons que l’Hospitalier cède des parcelles de son bien à une divinité qui réclame son dû. Le sacrifice, d’abord minime – celui de la souris – conduit irrésistiblement au sacrifice ultime. Ces épisodes répondent au principe de substitution sacrificielle, tel qu’il est défini par René Girard : La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. A la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n’a aucun titre particulier à s’attirer les foudres du violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée. […] Il convient de se demander si le sacrifice rituel n’est pas fondé sur une substitution du même genre, mais en sens inverse. On peut concevoir, par exemple, que l’immolation de victimes animales détourne la violence de certains êtres qu’on cherche à protéger, vers d’autres êtres dont la mort importe moins ou n’importe pas du tout. 3
3 La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 11.
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Dans le conte, il ne faut donc pas lire les scènes de chasse et l’épisode du parricide comme les dérives profanes d’un héros qui va être appelé à se convertir, mais au contraire comme les jalons indispensables d’une évolution qui le mène à la révélation finale. Les meurtres participent au sacrifice hospitalier ultime de Julien, au sens où ils se présentent comme des actes de substitution qui ne satisfont pas l’exigence de Dieu, mais qui satisfont temporairement la conscience du chasseur. Comme tous les récits hagiographiques, La Légende de saint Julien l’Hospitalier identifie son héros à la figure christique et reproduit, parfois jusque dans le détail, l’histoire de la vie de Jésus. Pour Alfred Maury, dans Les Légendes pieuses du Moyen Âge4, le légendaire se caractérise par une superposition aléatoire de différentes références évangéliques qui forment le tissu narratif du récit. La scène finale du conte, qui convoque partiellement la Cène, le sacrifice et l’ascension christiques, présente sans doute le cas le plus évident de cette pratique intertextuelle, mais on n’a pas manqué de noter que les allusions aux « épines dans les cheveux » du chasseur (p. 101) ou à ses « deux bras écartés » (p. 102) renvoyaient également à la Passion. Le geste hospitalier est par conséquent assimilé à la crucifixion. La charité impose la cohabitation avec l’immonde, qui mène lui-même à la sainteté. L’accueil hagiographique mesuré se traduit en effet dans La Légende par l’intrusion parasitaire du Lépreux dans le corps du saint, qui apparente davantage l’hospitalité à un viol consenti qu’à une invitation chaleureuse. C’est en obéissant avec application aux règles du genre légendaire (principe d’imitation, principe de superposition) que Flaubert aboutit à une glose douteuse de la vertu chrétienne de l’hospitalité. La figure du saint se constitue donc autour de motifs composites, hérités des traditions païenne et chrétienne. On ne reviendra pas sur les figures d’Œdipe, de Narcisse, de Charon, de saint Hubert, de saint Christophe, qui ont déjà retenu l’attention de la critique ; ce chapitre s’attarde davantage sur ce que le conte contient de modèles homogènes et hétérogènes au christianisme, notamment autour de la question du sacrifice. Le fait que La Légende se fasse l’écho de plusieurs traditions sacrificielles souligne l’importance de cette question. Importance d’autant plus grande que la religion 4 Alfred Maury, Croyances et légendes du Moyen Âge, op. cit., p. 93.
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païenne présente ce rituel comme reproductible à l’infini, alors que les Chrétiens considèrent la Passion comme le dernier des sacrifices. Comment Flaubert réconcilie-t-il par conséquent ces deux pratiques ? La Passion, qui s’impose comme le modèle ultime pour le héros hagiographique, cumule dans La Légende en une seule scène le don sacrificiel et hospitalier. Pour comprendre tout d’abord ce que l’hospitalité doit au sacrifice, on peut faire appel au texte de Maury sur la Grèce antique : Le grossier anthropomorphisme qui régnait dans les premiers âges faisait croire que les dieux étaient surtout sensibles aux offrandes qui flattent les sens, le goût, l’odorat. De là l’idée de présenter aux dieux non seulement des animaux, des bestiaux, qui constituaient dans le principe à peu près la seule richesse, mais encore de les tuer, de cuire la chair, d’en préparer un repas auquel on conviait les dieux ; d’agir, en un mot, comme on le faisait pour recevoir un hôte ou un ami. [En note : Dans la Bible, les sacrifices sont appelés le pain, la nourriture de Dieu.] On s’imaginait que les dieux venaient prendre part à ce festin que représentait le sacrifice5.
Notons que La Légende dorée de Jacques de Voragine présente Julien comme celui qui « invita Jésus-Christ à dîner », le « grossier anthropomorphisme » dont parle Maury subsistant apparemment bien au-delà de l’antiquité... Flaubert insiste sur cette singularité constituée par le tableau d’un dieu mangeant une nourriture terrestre : « J’ai faim », « j’ai soif » (p. 126), déclare le Lépreux pour éprouver la générosité de son hôte. Terrestre, et même peut-être trop terrestre, puisque l’eau se change en vin en l’honneur de l’invité (rappel discret des noces de Cana, selon Pierre-Marc de Biasi, ou des Métamorphoses d’Ovide, selon Alain Montandon6), le dieu en vient à réclamer le
5A. Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, op. cit., p. 82 (je souligne ). 6 Ed. de Biasi citée, note 1, page 126 et Montandon, « Mythes et représentations de
l’hospitalité », in Mythes et représentations de l’hospitalité, op. cit., p. 20. L’auteur note l’allusion à l’épisode de Philémon et Baucis, recevant Jupiter et Mercure dans leur cabane qui se transforme en temple : « On remarquera […] qu’une allusion semble être faite à la cruche ovidienne, car saint Julien allant chercher sa cruche découvre “un arôme qui dilata son cœur et ses narines. C’était du vin ; quelle trouvaille !” Certes, l’ermite a pu oublier cette cruche, donnée peut-être par des voyageurs en échange du passage, et la redécouvrir en cette occasion. Mais l’aspect merveilleux et quasi miraculeux de la découverte ne laisse pas de faire penser à une
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sacrifice ultime du corps, la chair de Julien, préservée jusqu’alors. L’étranger, derrière lequel peut toujours se cacher un messager divin, est par conséquent essentiellement sacré. Il convient de le recevoir et de lui sacrifier tout ce qu’il est susceptible de réquisitionner. L’échange hospitalier n’est donc pas toujours dépourvu d’une certaine violence, voire d’une forme de brutalité, qui s’exerce de la part des invités. Renan remarque que les premiers disciples en usaient, sous le conseil de Jésus lui-même : [Les disciples] allaient de ville en ville, recevant l’hospitalité, ou, pour mieux dire, la prenant d’eux-mêmes selon l’usage. L’hôte, en Orient, a beaucoup d’autorité ; il est supérieur au maître de la maison ; celui-ci a en lui la plus grande confiance. Cette prédication du foyer est excellente pour la propagation des doctrines nouvelles. On communique le trésor caché ; on paye ainsi ce que l’on reçoit ; la politesse et les bons rapports y aidant, la maison est touchée, convertie. Otez l’hospitalité orientale, la propagation du christianisme serait impossible à expliquer. Jésus, qui tenait fort aux bonnes vieilles mœurs, engageait les disciples à profiter sans scrupule de cet ancien droit public, probablement déjà aboli dans les grandes villes où il y avait des hôtelleries. […] Une fois installés chez quelqu’un, ils devaient y rester, mangeant et buvant ce qu’on leur offrait, tant que durait leur mission 7.
La supériorité morale attribuée à l’étranger justifie apparemment le pillage des biens terrestres, ou plutôt celui-ci se présente comme le garant superstitieux de l’accomplissement de l’échange entre les deux parties. Le « trésor caché » est ainsi révélé grâce au sacrifice des valeurs matérielles. Dans La Légende, la nourriture terrestre s’avère impuissante à calmer la douleur du Lépreux et c’est alors le corps du saint qui supplée l’insuffisance des remèdes alimentaires et efface les cratères de ses plaies. Le principe substitutif évoqué plus haut n’opère pas dans l’hagiographie où seul compte le cœur du croyant dans la communication avec la puissance céleste. Pourtant, chez Flaubert, l’échange de victimes occupe une place de choix qu’il s’agit d’évaluer. Offrir le pain en sacrifice à son dieu, c’est procéder à une substitution, le pain valant pour l’individu. Ce principe substitutif intervention divine, d’autant plus vraisemblable et probable que la scène a un caractère eucharistique évident ». 7 Vie de Jésus, op. cit., chapitre XVIII, « Institutions de Jésus », p. 267-268.
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détermine toutes les manœuvres criminelles de Julien, de l’élimination, apparemment dérisoire, de la souris à celle, exorbitante et scandaleuse, des parents. Le conte met en scène trois épisodes, consécutifs dans le texte, qui marquent le début de l’inclination du jeune Julien pour la chasse : la souris dans l’église, les oisillons dans le jardin et enfin le pigeon dans le fossé. Ces trois premiers épisodes cynégétiques échappent totalement à la vigilance du père : ils ont lieu en secret, à la faveur de l’isolement du jeune homme. Cependant, pour s’être libéré de l’autorité paternelle, Julien n’en subit pas moins la domination d’une force irrésistible8. Relisons le dernier de ces passages, ainsi que la note que propose l’édition de P. M. de Biasi : Un matin, comme il s’en retournait par la courtine, il vit sur la crête du rempart un gros pigeon qui se rengorgeait au soleil. Julien s’arrêta pour le regarder ; le mur en cet endroit ayant une brèche, un éclat de pierre se rencontra3 sous ses doigts. Il tourna son bras, et la pierre abattit l’oiseau qui tomba d’un bloc dans le fossé. (P. 97, je souligne). Note 3 : Tous les brouillons précisaient « se rencontra par hasard sous ses doigts ». La formule finalement choisie est plus ambiguë. C’est la « pierre » qui est deux fois le sujet de l’action dans ce meurtre où Julien découvre la volupté de tuer.
La sensation de la pierre sous la main appelle, voire encourage, le crime. En somme la syntaxe de la phrase répartit la culpabilité du meurtre sur les différents participants de la scène. Cet artifice grammatical qui responsabilise un objet inanimé pour lui accorder une volonté traduit certaines pratiques sacrificielles antiques dont la curiosité n’a pas manqué de frapper Flaubert. En lisant Pausanias, l’auteur note en effet : Jupiter Polinéus (à Athènes) on met sur son autel de l’orge blé mêlés ensemble qu’on laisse là sans aucune garde. le bœuf
8 Le texte ne permet pas d’identifier une présence divine. Le narrateur décrit-il les
hallucinations de Julien ou présente-t-il les faits comme réels? L’ambiguïté demeure. L’origine des visions fait l’objet de recherches importantes au XIXe siècle, notamment celles d’Alfred Maury. Jacques Berchtold fait référence à la façon dont Maury comprend le phénomène visionnaire : la « lecture des mystiques restitue par des opérations médico-rationnelles l’objet réel (supposé saisissable comme tel) à partir de perceptions pathologiques faussées dont il établit les lois de perturbation » (« L’œil et le vitrail. (II) », art. cit., p. 32).
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destiné au sacrifice s’approche de l’autel et mange ces grains. alors un des prêtres qu’on nomme le Bouphonos lui lance sa hache et prend aussitôt la fuite. les Athéniens comme s’ils n’avaient pas vu celui qui a commis cette action font faire le procès à la hache. C’est ainsi que tout cela se passe 9.
L’arme servant au sacrifice de l’animal se voit donc parfois accusée du meurtre à la place des sacrifiants qui refusent d’en porter la responsabilité, trop conscients de la proximité entre le rite religieux et le meurtre pur et simple. Tout concourt, dans ce passage de Pausanias, à occulter le geste du sacrifiant : l’arme, mais aussi l’animal qui vient « volontairement » sur la scène rituelle. De la même façon, il semble bien, dans ce passage de La Légende, que la pierre devance le désir du chasseur, accordant ainsi à l’épisode une valeur sacrée. Dans les manuscrits préparatoires, Flaubert compare d’ailleurs l’exercice de la chasse à l’apprentissage des Evangiles : « Il coucha par écrit les préceptes et les lui fit apprendre comme un catéchisme » 10. Du premier au dernier crime de Julien, l’effusion de sang dans La Légende s’inscrit dans le registre du sacré. A l’image des chiens bretons dont il compose sa meute, « inébranlables dans leur créance » (p. 99), c’est-à-dire, si l’on tient compte du double registre qui amuse ici Flaubert, fiables comme chasseurs et fidèles comme croyants, Julien se montrera féroce dans sa quête mystique. Il est temps de s’interroger sur la valeur de ces chasses que nous proposons d’interpréter comme autant de rituels sacrificiels. Pour quelles raisons ces épisodes sont-ils marqués par une complicité divine, alors que la prédation dans l’hagiographie se présente au contraire comme une dérive profane11 ? 9 Notes de lecture sur la mythologie, conservées à la Bibliothèque nationale de France
sous la cote NAF 14278, ma transcription. Flaubert copie ici Pausanias, Description de la Grèce. Livre I, « l’Attique », 24. Marcel Detienne et Jesper Svenbo commentent cet épisode dans « Les loups au festin ou la Cité impossible » in La Cuisine du sacrifice en pays grec, éd. M. Detienne et J.-P. Vernant, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1979, p. 234. 10 Corpus flaubertianum, III, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, éd. cit., p. 103 (f. 83, 418v°). 11 Dans la version 1849 de La Tentation, le diable donne déjà au mal un caractère salvateur, dans la mesure où il précipite les plans de la Providence : « Le diable : “Par l’effet seul qu’ils sont, les faits engendrent d’autres faits que l’on appelle ordinairement leurs conséquences : telle action en amène une autre, qui en produit une seconde, d’où une troisième, une centième, sans qu’il soit possible d’en arrêter une
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La violence inhérente à tout rituel sacrificiel et la difficulté de distinguer la légitimité du sacrifice du meurtre illégitime qu’il entraîne sont particulièrement mis en lumière dans l’ultime scène de La Légende12. La rencontre de l’innocence et de la pourriture, la désignation arbitraire d’une victime porteuse désormais de « tous les péchés du monde » renforcent le lien intrinsèque entre la violence et le sacré. Mais si Flaubert se joue du discours hagiographique en contaminant l’épiphanie de Julien par une violence malvenue, il reconnaît simultanément un caractère sacré à certains épisodes sanglants de son parcours. Bien souvent dépassé par l’énormité de son pouvoir de nuisance, le personnage éponyme, on le sait, accomplit sa tâche comme dans un rêve (p. 103). Les animaux eux-mêmes vont faire preuve d’une participation active au déroulement de la chasse. Ils agissent, dans certains passages de la première chasse, comme des victimes consentantes. Les manuscrits indiquent bien cette nuance: « [les animaux] fuyaient un peu, rien que p. lui donner du plaisir remarqua que [...] pas une seule bête dangereuse. [...] tueries faciles, n’y comprenait rien. Comme s’ils y avaient mis de la complaisance » 13. Outrée dans la version définitive, cette complaisance s’accorde mal avec le motif de la fuite, inhérent à tout événement cynégétique. Les animaux se livrent ici au chasseur, qui semble obéir prioritairement à un devoir en les tuant : Un chevreuil bondit hors d’un fourré, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d’un trou, un paon sur le gazon déploya sa queue ; – et quand il les eut tous occis, d’autres
seule, ni de la faire dévier de sa route ; […] L’homme qui fait le mal en reçoit la punition. Que sais-tu s’il ne sera pas récompensé plus tard d’avoir été puni jadis ? c’est son crime qui attirera son châtiment, ce châtiment qui produira par la suite un autre état, ce dernier terme qui en engendrera un suivant” » (éd. cit., p. 446). 12 Girard explique cette difficulté à discerner le meurtre coupable du sacrifice sacré : « Le religieux vise toujours à apaiser la violence, à l’empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par l’intermédiaire paradoxal de la violence. Le sacrifice rejoint l’ensemble de la vie morale et religieuse mais au terme d’un détour assez extraordinaire. Il ne faut pas oublier, d’autre part, que pour rester efficace, le sacrifice doit s’accomplir dans l’esprit de pietas qui caractérise tous les aspects de la vie religieuse. Nous commençons à entrevoir pourquoi il fait figure à la fois d’action coupable et d’action très sainte, de violence illégitime aussi bien que de violence légitime » (La Violence et le sacré, op. cit., p. 36). 13 Corpus flaubertianum, III, éd. cit., p. 131 (feuillet 426v°).
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chevreuils se présentèrent, d’autres daims, d’autres blaireaux, d’autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses. Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec un regard plein de douceur et de supplication (p. 103, je souligne).
Ce passage se concentre sur l’apparition des victimes dans le champ d’action du chasseur/sacrificateur et passe sous silence la chasse en tant que telle. Il convient de s’interroger sur cette étrange précipitation des animaux à hâter l’accomplissement de la prophétie. En effet, les carnages annoncés s’offrent à Julien avec ce que l’on pourrait désigner comme une facilité décevante, dans la mesure où le plaisir de la chasse suppose une poursuite que l’exactitude des arrêts de la fatalité lui soustrait. L’esprit de conquête qui doit incarner le fils aux yeux du père prend ici la forme d’une soumission, soumission au texte prophétique qui dicte le comportement du chasseur. Avatar paradoxal du chasseur, qui prétend traditionnellement à l’expansion et à la pénétration des corps étrangers, Julien voit son domaine restreint par la requête suffocante des animaux, qui anticipent tout ce qu’il entreprend. Les rêves de Julien lui révèlent la nature divine à l’œuvre de façon occulte sous cette apparente facilité (« [...] il se voyait comme notre père Adam au milieu du Paradis, entre toutes les bêtes ; en allongeant le bras, il les faisait mourir [...] », p. 111). De même, au moment du parricide, malgré la détermination affichée de Julien dans l’accomplissement du meurtre, le texte souligne d’abord le retard avec lequel le parricide intervient sur la scène criminelle : « Puis il s’arrêta. Les morts, percés au cœur, n’avaient même pas bougé » (p. 118). Inertes avant même d’avoir été tués, les parents semblent échapper, comme les animaux dans la scène précédente, à l’emprise filiale. Toujours distancé par les prophéties, Julien est hospitalier, dès les premières pages du conte, en ce qu’il donne lieu à une parole, c’est-àdire qu’il reçoit et donne corps aux désirs, à la violence d’autrui (ceux du père, de la mère, du cerf, du dieu, de l’écrivain, qu’importe...). « Le moment du mysticisme [écrit Jacques Neefs] est conçu par Flaubert comme un moment de fusion avec l’espace sensible, dans la présence littérale des choses, moment d’effacement du sujet dans l’efficacité imaginaire de ce à quoi il donne son assentiment »14. Effacement du sujet qui, dans le cas de Julien, permet la médiation d’une violence qui 14 J. Neefs, « Flaubert et les idées religieuses », art. cit., p. 344.
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n’appartient pas en propre à Julien et que Flaubert refuse de réserver au profane. Tout concourt, dans ces passages, à l’élimination de la victime, y compris la victime elle-même, sa complicité relevant du mouvement irrésistible imprimé par les prophéties. Il faut noter en particulier la nature étrange de la « supplication » des animaux dans ce contexte. George Blin rappelle, dans Le sadisme de Baudelaire, l’ambivalence du terme latin « supplicium » que Joseph de Maistre applique au français : « [...] tout supplice est supplice dans les deux sens du mot latin supplicium, d’où vient le nôtre : car tout supplice supplie »15. La victime ne serait jamais totalement innocente, selon la théorie maistrienne, en raison de la culpabilité originelle de l’homme. Elle devrait par conséquent se livrer spontanément à son bourreau, de façon à endosser la responsabilité de la faute. Renan note également, dans L’Antéchrist, la précipitation douteuse des victimes chrétiennes de Néron dans l’enceinte romaine du cirque : « pour arrêter le trop d’empressement au martyre, il faudra la menace la plus terrible : la note d’hérésie, l’expulsion de l’Eglise »16. Le bourreau se voit conséquemment innocenté de ses crimes pour endosser le rôle de grand purificateur. Néron, l’antéchrist de Renan, est le double christique qui fonde l’empire que la révolution chrétienne avait annoncé : « L’orgie de Néron fut le grand baptême de sang qui désigna Rome comme la ville des martyrs, pour jouer un rôle à part dans l’histoire du christianisme, et en être la seconde ville sainte. […] L’odieux écervelé qui gouvernait le monde ne s’aperçut pas qu’il était le fondateur d’un ordre nouveau […] » 17. Dans La Légende, la démesure avec laquelle Julien se livre à l’exercice cynégétique révèle également des horizons nouveaux. Les scènes de prédations se transforment rapidement en une épure de chasse qui étend à l’infini ses exigences : de quelques animaux, on passe à toute l’espèce 15 Georges Blin, Le Sadisme de Baudelaire, Paris, José Corti, 1948, p. 67. Blin cite
une note du Troisième Entretien de J. de Maistre. Notons que dans une parole du prophète Isaïe qui a été interprétée par le christianisme comme une annonce de la venue du Messie, la docilité de la victime s’avère être le maître mot de la Passion : « Il a été offert parce que lui-même l’a voulu, et il n’a point ouvert la bouche ; il sera mené à la mort comme une brebis qu’on va égorger ; il demeurera dans le silence sans ouvrir la bouche, comme un agneau est muet devant celui qui le tond » (53, 7). 16 Renan, L’Antéchrist, in Œuvres complètes, op. cit., p. 1229. 17 Renan, id. p. 1230.
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animale, puis, celle-ci étant épuisée, c’est l’espèce humaine qui est désignée comme la prochaine victime. Le motif de la tache de sang de la première victime (la souris) introduit l’apprentissage de la chasse, nouvelle ère qui conduit au parricide, comme si le crime originel appelait à son tour à une purification par le sang. La prédation en tant que telle laisse place à une logique sacrificielle qui ne semble pas connaître de limite. Joseph de Maistre, dans son Eclaircissement sur les sacrifices, s’indigne contre la dérive sanguinaire du sacrifice païen : [Dans l’Antiquité] C’était une opinion aussi ancienne que le monde, que le ciel irrité contre la chair et le sang, ne pouvait être apaisé que par le sang ; et aucune nation n’a douté qu’il n’y ait eu dans l’effusion du sang une vertu expiatoire ! [...] La théorie entière reposait sur le dogme de la réversibilité. On y croyait (comme on a cru, comme on croira toujours) que l’innocent pouvait payer pour le coupable, d’où l’on concluait que la vie étant coupable, une vie moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour une autre. On offrit donc le sang des animaux. [...] Malheureusement, les hommes étant pénétrés du principe de l’efficacité des sacrifices proportionnée à l’importance des victimes, du coupable à l’ennemi il n’y eut qu’un pas ; tout ennemi fut coupable; et malheureusement encore tout étranger fut ennemi lorsqu’on eut besoin de victimes. Cet horrible droit public a n’est que trop connu ; voilà pourquoi HOSTIS , en latin, signifia d'abord également ennemi ou étranger. Note a : Le mot latin HOSTIS est le même que celui de HÔTE (hoste) en français ; [...] L’hostis étant donc un ennemi ou un étranger, et sous ce double rapport, sujet au sacrifice, l’homme, et ensuite par analogie l’animal immolé, s’appelèrent hostie. On sait combien ce mot a été dénaturé et ennobli dans nos langues chrétiennes18. 18 Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg : ou, Entretiens sur le
gouvernement temporel de la Providence, suivies d'un Traité sur les sacrifices, Lyon, H. Pélagaud fils et Roblot, 1872, 2 vol., 11e édition, tome II, p. 339 et ss. (Il s’agit de l’édition citée dans les Carnets de Travail de Flaubert, op. cit., p. 514). On se doute bien que le ton condescendant qu’emprunte de Maistre pour parler des religions de l’Antiquité devait irriter Flaubert (à G. Sand, le 3 février 1873, éd. Bruneau citée, t. IV, p. 642 : « En fait de lectures, je viens d’avaler tout l’odieux Joseph de Maistre. Nous a-t-on assez scié le dos avec ce monsieur-là ! »). On imagine en effet sa réserve à la lecture de phrases telles que celle-ci : « Comme toute vérité se trouve et doit se trouver dans le paganisme, mais, [...] dans un état de putréfaction, la théorie également consolante et incontestable du suffrage catholique se montre au milieu des ténèbres antiques sous la forme d’une superstition sanguinaire » (Les Soirées de Saint-
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On le sait, seul le sacrifice christique aurait mis un terme à ce bain de sang, selon la théologie chrétienne qui s’exprime ici par la plume de Joseph de Maistre. Le récit hagiographique, se proposant de rejouer la Passion à l’échelle du saint, ruine, en quelque sorte, la valeur définitive et décisive du sacrifice divin. Redondant, il jette le doute sur l’efficacité réelle de la Rédemption. Laissant de côté le sectarisme religieux de J. de Maistre, Flaubert revisite le récit de la Passion, en restituant au sacrifice l’outrance qui le caractériserait dans la pratique archaïque. Le propre du sacrifice, semble dire La Légende, c’est de réclamer du sang pour purifier le sang versé. Le don accordé aux dieux en appelle inévitablement de plus importants, comme l’illustre, dans le conte, l’exigence grandissante du Lépreux. On réclame un morceau de pain, puis la chair de son hôte, comme si l’œuvre rédemptrice du Christ n’avait pas déjà « payé » pour les fautes de Julien. Avec Salammbô, Flaubert avait déjà exploré cette ambiguïté du sacrifice, comme l’explique Alain Michel : […] Salammbô apparaît comme la victime livrée pour Carthage ; elle est semblable à une Judith païenne, à une prostituée sacrée. L’idée que l’histoire mystique de l’humanité se trouvait régie par de tels échanges n’était pas étrangère à la pensée catholique du XIXe siècle. Elle allait aboutir jusqu’à Renan, qui ne la récuserait pas entièrement. Elle prenait sa source dans l’Eclaircissement sur les sacrifices de Joseph de Maistre. Flaubert connaissait ce texte. Mais, précisément, il le haïssait. Dès lors, le roman prend une originalité extrême, que les réflexions actuelles d’un René Girard permettent d’apercevoir : il est à la fois la magnification et la dénonciation du sacrifice. Mâtho, Salammbô sont des sacrifiés au
Pétersbourg, op. cit., p. 38). Il faut noter que la démesure sacrificielle contre laquelle s’insurge de Maistre est déjà condamnée, par exemple, dans Les Fastes d’Ovide (v. 335-369): « Autrefois, pour rendre les dieux propices aux hommes, il suffisait de froment, d’un grain brillant de sel pur. […] L’autel se contentait d’exhaler une fumée d’herbes sabines et le laurier brûlait en crépitant bruyamment. Pouvoir ajouter des violettes à des guirlandes tressées de fleurs des prés était un signe de richesse. Le couteau qui ouvre aujourd’hui les entrailles du taureau qu’on vient d’abattre n’avait pas sa place dans les sacrifices. Cérès fut la première à se délecter du sang de la truie vorace : elle vengeait son bien par une mort justifiée de la coupable ; car elle avait découvert qu’au début du printemps la truie porte-soies déterrait avec son groin les pousses lactescentes enfouies dans la terre molle des sillons », (éd. et trad. citées).
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plus fort sens du terme, à la fois des victimes et des boucs émissaires19.
Le travail d’Agnès Bouvier a du reste permis d’éclairer plus avant les scandaleux syncrétismes du roman carthaginois, dont les brouillons proposent une équation entre le sanguinaire Moloch, dieu des Carthaginois à qui l’on sacrifie des enfants, et Jéhovah : L’équivalence « Jehovah égale Moloch », apparaît en toutes lettres dans le dossier sur la Bible de Cahen que Flaubert établit dès juillet 1857 : Jéhovah = Moloch Jehovah. « sa colère brule, son feu est violent, ses lèvres sont pleines de fureur & sa langue un feu devorant » 30, 27. (fo 313 ; Isaïe, t. IX, XXX, 27, p. 212) L’assimilation de Jéhovah à Moloch, dieux solaires, dieux dévorants, est ici du seul fait de Flaubert : on ne trouve rien de tel dans la note de Cahen correspondante. C’est le romancier qui prend en charge, pour son compte le commentaire exégétique. Flaubert est capable de formuler l’équivalence entre le Dieu hébreu et le dieu phénicien ; il ne s’agit pas d’une association d’idées inconsciente mais d’une proposition énoncée avec le signe apparent de la scientificité et dont Salammbô gardera longtemps la trace20.
Bouvier note par ailleurs que les doutes de cette corruption apparaissent explicitement dans Hérodias : « Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius. Leur Dieu pouvait bien être Moloch, dont il avait rencontré des autels sur la route ; et les sacrifices d’enfants lui revinrent à l’esprit, avec l’histoire de l’homme qu’ils engraissaient mystérieusement » (p. 169). Dans les Trois Contes donc, l’outrance sacrificielle entache les rites des Juifs, ce qui revient à accuser, par anticipation, les rites chrétiens. Entre la Salammbô païenne et le Julien chrétien, Flaubert autorise la comparaison, notamment sur la question de la légitimité du meurtre sacrificiel. Les victimes, Mâtho, Salammbô, mais aussi les animaux, les parents et Julien, sont 19 A. Michel, « Salammbô et la cité antique », in Flaubert, la femme, la ville, Paris,
Presses Universitaires de France, 1983, p. 117-118. 20 Agnès Bouvier, « Jéhovah égale Moloch: une lecture “antireligieuse” de Salammbô » in Romantisme, 136, (2007), p. 113.
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coupables et, comme tels, propagent l’ambiguïté étymologique de l’hostis. La culpabilité qu’entraîne le crime coïncide avec la légitimation d’un rituel sacrificiel selon que le lecteur le soumette à l’interprétation chrétienne ou païenne. Dans un texte trop tardif pour être lu par Flaubert, mais qui expose une thèse à laquelle ce dernier aurait souscrit, Renan explicite l’origine de certaines confusions entre des sacrifices païens et chrétiens. Selon l’historien, les premiers adeptes du christianisme, encore attachés au sacrifice païen, reproduisaient les gestes anciens dans le nouveau contexte du temple chrétien. Ces pratiques douteuses se seraient abondamment développées au Moyen Age : On se figura que l’eucharistie était un sacrifice, puisqu’elle était le mémorial du sacrifice suprême accompli par Jésus. Cette imagination remplissait une lacune que la religion nouvelle semblait offrir aux yeux des gens superficiels, je veux dire le manque de sacrifices. De la sorte, la table eucharistique devint un autel, et il fut question d’offrandes, d’oblations. […] On voit combien une telle doctrine pouvait devenir féconde en malentendus. Le Moyen Age, qui abusa si fort de la messe, en y exagérant si fort l’idée de sacrifice, devait arriver à de bien grandes étrangetés21.
A la signification ambiguë que peut revêtir le sacrifice christique, il faut ajouter une autre ambiguïté, celle dont parle de Maistre dans le passage cité plus haut : l’hostis se réclame à la fois de l’hôte, de l’hostie et de l’hostilité. Cette richesse étymologique, que Flaubert relève soigneusement au cours de son travail préparatoire à Salammbô22, va être mise à profit dans la scène de la souris, qui 21 Renan, Marc Aurèle et la fin du monde antique, in Œuvres complètes, v. 5, éd. cit.,
p. 1073. A propos de l’intérêt de Flaubert pour les dérives des rites chrétiens et ses ressemblances avec les religions païennes et supposées sanguinaires, se reporter à l’article d’Agnès Bouvier (art. cit.) qui met en lumière l’érudition de l’auteur sur ces questions grâce, notamment, à sa participation aux réunions d’éminents historiens des religions, parmi lesquels, Renan bien entendu, mais également Baudry, Saint-Victor, Maury. 22 Cf. le dossier de G. Séginger, dans son édition de Salammbô : « Flaubert raconte le supplice du barbare sur le modèle de la Passion du Christ : on lui tend des éponges imbibées d’immondices pour étancher sa soif, version carthaginoise du vinaigre offert à Jésus, une blessure au côté droit déclenche le délire de la foule. Mâtho se transfigure alors : “Le corps de cette victime était pour eux une chose particulière et décorée d’une splendeur presque religieuse” (XV, p. 373). Dans les scénarios, de manière
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assimile la chasse à la mise à mort d’un hôte perçu comme indésirable et sacré. La scène de la souris dans l’église emprunte, dans une large mesure, sa violence aux rituels sacrificiels. Cette première chasse ne doit rien au récit hagiographique, puisque Flaubert la situe dans l’enceinte même de l’Eglise, et plus particulièrement sur l’autel : Un jour, pendant la messe, il aperçut, en relevant la tête, une petite souris blanche qui sortait d’un trou, dans la muraille. Elle trottina sur la première marche de l’autel, et, après deux ou trois tours de droite et de gauche, s’enfuit du même côté. Le dimanche suivant, l’idée qu’il pourrait la revoir le troubla. Elle revint ; et chaque dimanche il l’attendait, en était importuné, fut pris de haine contre elle, et résolut de s’en défaire. Ayant donc fermé la porte, et semé sur les marches les miettes d’un gâteau, il se posta devant le trou, une baguette à la main. Au bout de très longtemps un museau rose parut, puis la souris tout entière. Il frappa un coup léger, et demeura stupéfait devant ce petit corps qui ne bougeait plus. Une goutte de sang tachait la dalle. Il l’essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors, et n’en dit rien à personne (p. 97).
Ce passage met en scène un acte prémédité, aucun « hasard » n’atténuant la responsabilité de celui qui commet le geste irréversible, contrairement à l’épisode de la mise à mort du pigeon. Pourtant, l’intrusion du rongeur pendant la messe est en elle-même le signe que le sacrifiant attend de sa victime. Flaubert trouve chez Plutarque cette étrangeté du rituel qui consiste à attendre la participation active de la victime à son sacrifice. L’assentiment de l’animal est un signe qui témoigne de la faveur divine et permet ainsi de légitimer le meurtre : l’immolation des animaux est une oeuvre. tremblants & redoutant ils appelaient cela αρδειν & αρεζειν– qui signifie faire pensant faire une gde chose que de tuer une creature consentement de la victime qui eut vie, et jusques aujourd’hui encore ils gardent cette ceremonie fort religieusement de jamais ne la massacrer qu’elle n’ait fait le signe de la tuer après que l’on a fait les libations & effusions de vin encore plus explicite, il avait noté : “le corps de l’ennemi (l’hostie) est chose religieuse” (fo 207). La même idée est reprise plusieurs fois dans les scénarios: fos 208 et 202 » (éd. cit., p. 442-443).
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dessus, comme si elle le consentait. tant ils etaient retenus & reservés à commettre tout acte d’injustice (412)23.
Dans La Légende, on remarque l’obstination de la souris à revenir régulièrement sur l’autel : la souris « trottina sur la première marche de l’autel. [...] Elle revint ; et chaque dimanche il l’attendait » (p. 97). La victime se présente spontanément à l’autel du sacrifice, en signe d’assentiment divin. Julien obéit donc pour sa première chasse à une sollicitation extérieure qui le désigne comme le sacrificateur. Les manuscrits indiquent exactement l’instant de la messe que la souris interrompt : « Un jour, au moment de l’élévation, l’ostentation, au moment du plus grand silence, [...] il vit sortant du bas d’une porte une petite souris blanche » 24. Les premières ébauches font donc intervenir la souris à l’instant précis où le corps du Christ sacrifié est présenté à l’assemblée des croyants. Au sacrifice nouveau, unique et suffisant, se mêle celui de la souris, archaïque et porteur, dans La Légende, d’une signification qui n’est pas caduque aux yeux de Flaubert. Le parricide, qui réécrit le meurtre de la souris, s’enrichit d’une connotation esthétique. Dans les notes sur Plutarque reproduites plus haut, Flaubert retient la valeur inventive de l’acte sacrificiel : « l’immolation est une œuvre », au sens où l’homme se mesure au geste créateur du divin. En tant que tel, le sacrifice se présente comme un spectacle purificateur, selon Emile Benveniste : le sacrifice est un rite de la lumière, au sens où il partage une étymologie avec les mots « illustrer », « purifier », « lumière », « éclairer », « promener son
23 Notes de lecture pour Salammbô (Ms. g 476), la transcription appartient à Agnès
Bouvier que je remercie ici pour son aide. Ces notes ont été prises au cours de l’été 1857, à la lecture des Questions romaines de Plutarque. Pour un exemple similaire, se reporter à Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, p. 223 : « Le jour de la fête de Perséphone, il fallait sacrifier une vache à la déesse. Mais ce n’était pas possible parce que les troupeaux sacrés paissaient hors de la ville. “Déjà la marque était imprimée sur l’animal. Or, au moment voulu, la vache se mit à mugir et traversa le détroit à la nage ; les gardes ayant ouvert la porte, elle s’élança au galop et s’arrêta sur l’autel”. [En note : Porphyre, Traité de l’abstinence, I, 25, 3-10]. C’est dire combien il faut que les animaux émettent de signes pour que les hommes sacrifient en toute impunité, sinon en toute innocence ». 24 Corpus flaubertianum, t. III, éd. cit., p. 88 (feuillet 413r).
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regard sur » 25. On comprend dès lors pourquoi le vitrail participe à la scène du parricide et l’on saisit également l’importance qu’accorde Flaubert au regard que porte Julien sur le crime : Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d’un Christ d’ivoire suspendu dans l’alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans l'appartement. […] Puis il se porta de l'autre côté de la couche, occupé par l'autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure. Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tête ; – et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi, pendant que de l'autre main il s'éclairait avec le flambeau. (p. 119, je souligne).
Le regard brûlant du père, la lumière du vitrail, le sang répandu, le Christ d’ivoire, mais également l’observation de Julien, passent le parricide au filtre purificateur du sacrifice. L’hostilité de Julien est motivée par une colère divine, qui punit l’intrusion dans le lieu consacré. Le châtiment mortel vient alors laver le sacrilège, à la manière du sacrifice antique qui fait couler le sang et efface la faute. Mais la réparation semble démesurée par rapport au crime et appelle à son tour une purification. La culpabilité du sacrifiant n’est pas étrangère non plus à la tradition hellénique : La culpabilité originelle qu’inspirait le meurtre du bœuf s’instituait [...] dans la cérémonie expiatoire athénienne dite des « Bouphonies ». Porphyre, citant Théophraste, expose une première fois, brièvement, le récit des origines et le rite qui s’ensuivit. Tandis qu’on célébrait une fête comportant des offrandes frugales et céréalières, un bœuf goûta au gâteau sacré. Le prêtre, avec l’aide des personnes présentes, tua alors l’animal. Le récit est repris quelques pages plus loin, et il est mentionné que ce bœuf revenait du travail [...] et qu’il piétina le reste des offrandes. Le sacrifiant, Sopatros, un étranger, saisi par la colère, s’empara d’une hache que quelqu’un aiguisait à proximité de la scène, et en frappa le bœuf. Le meurtrier, pris de remords, enterra l’animal et s’imposa l’exil26. 25 Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2. Pouvoir,
droit, religion, Paris, Minuit, Sens commun, 1969, p. 223. 26 Cité par Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La Philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, p. 219. Il s’agit d’un extrait de Porphyre (Traité de l’abstinence, II, 10 et 29), qui cite lui-même Théophraste.
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C’est aussi sur les marches de l’autel que Julien dépose les « miettes d’un gâteau » destinées à attirer la souris vers le lieu de sa mise à mort. Le plan détaillé de l’avant-texte rendait patente la culpabilité du rongeur : « souris, [...] la tue pendant qu’elle mange le pain bénit »27. Comme le gâteau sacré des anciens, l’hostie subit ici une profanation, crime qui appelle une sanction. La petite souris blanche, animal inoffensif par excellence, occupe la place ambiguë de l’hostis qu’il faut sacrifier et de l’hostie, victime innocente et christique. L’attitude inhospitalière de Julien dans l’église s’éclaire si on la considère à la lumière de la définition du mot hostis que propose Joseph de Maistre : l’animal est hostile au lieu qu’il occupe, il est étranger à la scène qui s’y déroule. Il devient par conséquent une victime consacrée. Le glissement sémantique de l’étranger à la victime, que de Maistre interprète comme un égarement des religions antiques, est mis en évidence de façon particulièrement nette dans ce passage. La férocité de Julien trouve un moyen d’expression dans l’accomplissement d’un geste religieux qui initie paradoxalement la carrière sanguinaire du chasseur. La goutte de sang que Julien s’empresse de faire disparaître s’apparente également à l’offrande liquide sacrificielle. Benveniste indique que la libation ne prévoit pas le versement continu d’un liquide, mais au contraire une distillation mesurée, goutte à goutte, du sang de la victime28. On retrouvera, au moment du parricide, ce recours parcimonieux au sang, dont chaque goutte compte : « Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le plancher » (p. 119). La scène intercalée entre le meurtre du rongeur et celui du pigeon (l’épisode des oisillons) marque la progression d’un sacrifice unique et définitif qui dégénère en tuerie : « Quand il entendait gazouiller dans un arbre, il en approchait avec douceur, puis levait son tube, enflait ses joues ; et les bestioles lui pleuvaient sur les épaules si abondamment qu’il ne pouvait s’empêcher de rire, heureux de sa malice » (p. 107). La goutte de sang se transforme en un bain de jouvence sanguinolent qui présente des réminiscences avec le baptême oriental mithriaque pratiqué à Rome. Poursuivant sa défense du
27 Corpus flaubertianum, t. III, éd. cit., p. 41 (feuillet 422r°). 28 Le vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p. 209.
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sacrifice chrétien, de Maistre peint l’excès dans lequel tombent les adeptes de la secte païenne : Il n’y a rien de connu dans l’antiquité que les tauroboles et les crioboles qui tenaient au culte oriental de Mithra. Ces sortes de sacrifices devaient opérer une purification parfaite, effacer tous les crimes et procurer à l’homme une véritable renaissance spirituelle : on creusait une fosse au fond de laquelle était placé l’initié : on étendait au-dessus de lui une espèce de plancher percé d’une infinité de petites ouvertures, sur lequel on immolait la victime. Le sang coulait en forme de pluie sur le pénitent, qui le recevait sur toutes les parties de son corps, et l’on croyait que cet étrange baptême opérait une régénération spirituelle 29.
Le baptême de sang qui réjouit Julien témoigne paradoxalement de l’innocence de sa cruauté cynégétique. Les scènes de carnage conservent d’ailleurs toutes cette ambiguïté entre la justification divine de l’acte et la culpabilité du chasseur, ambiguïté qui s’explique par le caractère contradictoire des prophéties30. L’élimination de la souris est certes suivie sans transition de celle des oisillons et du pigeon, comme pour désigner la débauche sacrificielle qui suivra, mais le lié de ces opérations évoque également le caractère inéluctable et divin qui les justifie. Le devoir du sacrificateur impose une rupture avec la communauté ; sa tâche l’oblige à abandonner les biens terrestres et à se détacher des préoccupations humaines. Par ce sacrifice inaugural, Julien se met au ban de la communauté. Le sacrifice de la souris se déroule en secret, loin du regard des hommes, dans l’intimité du lien créé avec la divinité, à travers la victime. Il s’agit ici du premier meurtre symbolique des parents, puisque Julien les exclut ainsi de sa sphère et s’invente un espace privé. Les parents, les premiers, avaient instauré cette limite, en taisant les prophéties relatives au destin de l’enfant. Chacun des trois personnages est donc riche de vérités cachées et irréconciliables les unes avec les autres, qui rompent l’unité familiale. Ils ne trouveront un « terrain d’entente » que dans la scène
29 De Maistre, Traité sur les sacrifices, op. cit., p. 342-343. 30 Sur les cas de chasses sacrificielles dans la religion antique, cf. Jean-Pierre Vernant
et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce antique, tome I, Paris, Editions La Découverte, 1989, en particulier le ch. 6 « Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle », rédigé par P. Vidal-Naquet.
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finale, lorsque le secret est révélé et dissous dans et par le corps du Christ. Immédiatement après les trois scènes d’égarement solitaire, le père intervient pour ramener le fils à une pratique commune de la chasse. On sait que le goût de Julien pour celle-ci est indissociable des premiers troubles sexuels que la description de l’étranglement du pigeon fait apparaître sans équivoque31 : « [...] et les convulsions de l’oiseau faisaient battre son cœur, l’emplissaient d’une volupté sauvage et tumultueuse. Au dernier roidissement, il se sentit défaillir » (p. 98). Dans ce contexte, le père impose à son fils l’apprentissage de la vénerie, qui lui permet de satisfaire son désir de tuer, mais le contraint aussi grâce aux règles dictées par le « [...] vieux cahier d’écriture contenant, par demandes et réponses, tout le déduit des chasses » (p. 98). Malgré les précautions du père pour le prévenir contre les dangers de la solitude, Julien quitte rapidement l’espace balisé par les normes sociales (« [...] il préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon », p. 100). Ainsi donc, ce passage esquisse la justification sacrée du parricide, au sens où les parents, comme la souris, vont participer en victimes consentantes au rituel sacrificiel. Ils viennent s’offrir au jugement de Julien, ils sont introduits dans le palais sans le consentement du fils qui les fuit. De même que la souris qui pénètre un espace consacré, ils transgressent une limite et se livrent euxmêmes afin que la prophétie puisse s’accomplir. On a déjà suf31 Jean-Paul Sartre, dans L'Idiot de la famille (Paris, Gallimard, 1971-1972, p. 2106-
2129) voit en effet un « désir de meurtre d’origine visiblement sexuelle » dans la scène du fossé, comme le rappelle Pierre-Marc de Biasi dans son article « L’Elaboration du problématique dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier » in Flaubert à l'œuvre, op. cit., p. 73. Se référer également à Jacques Neefs, « Récit et désir : Saint Julien l'Hospitalier de Flaubert », OFRATEME, 2 (1972-1973), p. 108111. Il faut noter que Bouvard et Pécuchet rend parfaitement explicite ce que les Trois Contes laissent entendre : comme Victor se livre au plaisir solitaire, les deux protagonistes pensent qu’un « plaisir émouvant comme la chasse » pourrait servir de dérivatif (p. 372). Rappelons par ailleurs que Chateaubriand, dans un chapitre intitulé « Passage de l’enfant à l’homme » des Mémoires d’outre-tombe, met également en scène la passion débordante du jeune homme, qui se trouve sanctionnée par la chasse : « [...] aussitôt que j’avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m’éjouir jusqu’à ce que je tombasse épuisé de forces, palpitant, enivré de folâtries et de liberté. / Mon père me menait quant à lui à la chasse » (Texte de l’édition originale [1849], 3 tomes, préface, notes et commentaires de Pierre Clarac, Paris, le Livre de Poche, 1973, tome I, p. 126).
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fisamment commenté le rôle du vitrail dans l’aveuglement de Julien au moment du parricide. Il faut, me semble-t-il, ajouter que le viol du territoire de Julien justifie également la punition divine. Le chasseur est exclu d’un domaine qu’il veut sien et dont il se trouve dépouillé. Une fois encore, l’hospitalité se montre sous ses deux visages : l’hospitalité de l’épouse envers les parents se voit corrigée par Julien qui élimine les intrus, coupables de manger à sa table et d’occuper sa couche. Le parricide défend un territoire souillé par une présence parasitaire, déjà endurée lors de l’ultime chasse de Julien : Julien se mit à courir ; ils coururent. Le serpent sifflait, les bêtes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses défenses, le loup l’intérieur des mains avec les poils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d’un revers de patte, lui enleva son chapeau ; et la panthère, dédaigneusement, laissa tomber une flèche qu’elle portait à sa gueule. Une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l’observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance ; et, assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseau, suffoqué par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier « grâce ! » (p. 117).
Pour préparer le parricide, Flaubert assimile non seulement les parents aux animaux, mais surtout les uns et les autres à des étrangers qui outrepassent les règles de l’hospitalité et qui, d’étrangers, deviennent ennemis. Ce qui frappe par ailleurs, dans ce passage, c’est l’indifférenciation des victimes potentielles et l’impuissance qui résulte de cette égalisation des agents du sacrifice. La scène ne distingue plus le bourreau de la victime ; le rituel perd de son efficace, il subit un dérèglement, qui impose un renversement radical : le parricide, qui lui-même s’annonce impuissant à contenir l’emballement sacrificiel.
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2. De l’Apostat à l’Hospitalier Fameux pour sa manie du sacrifice, le philosophe Julien l’Apostat, grand adversaire du Christ, et adepte du baptême mithriaque, vient naturellement prêter renfort à l’élaboration de l’image d’un Julien sanguinaire. La figure de l’Apostat, qualifié de « victimaire » par la légende en raison de sa pratique effrénée du sacrifice, de surcroît bourreau de Jean-Baptiste, s’insinue dans La Légende, comme le mentionne déjà P.-M. de Biasi32. Le XIXe siècle le retient principalement comme le héros d’une Antiquité décadente qui voit ses rites religieux dégradés par l’excès 33. Il intéresse d’autant plus Flaubert qu’il représente une cause perdue face à un christianisme triomphant. Son entreprise est perçue comme la restauration d’une époque révolue, comme le refus pathétique et dérisoire d’un dieu tout puissant. De sa lecture de l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain de Gibbon sur l’Apostat, Flaubert retient notamment sa dévotion pour les sacrifices qui se tenaient dans le Temple alors détruit et son combat pour son rétablissement34. La dépréciation de l’empereur par le monde chrétien remonte au jour de sa mort et son parcours exceptionnel en fait très tôt un personnage légendaire. Jacques de Voragine, entre autres, raconte dans La Légende dorée les crimes de l’Apostat dont le destin est mêlé à celui de saint JeanBaptiste : Cette fête [l’une des quatre fêtes où l’on commémore la décollation de Jean] est célébrée à cause de la combustion et de la réunion des os de saint Jean; car des auteurs prétendent qu’on les brûla en ce jour, et que les restes en furent recueillis par les fidèles. [...] Il se faisait de grands miracles à son tombeau ; mais, 32 « Le réseau symbolique des barbes », dans La Légende, cache « [...] une allusion
ludique savante : celle qui désignerait par là, derrière l’histoire de Saint Julien l’ombre de Julien l’Apostat (si on apprécie Voltaire), célèbre politiquement pour ses exterminations sanglantes de chrétiens et littérairement pour la rédaction d’un important traité sur “les barbes” » (« La pratique flaubertienne du symbole », art. cit., p. 260). 33 Pour la réception littéraire du philosophe au XIX e siècle, il faut se reporter à L’Empereur Julien. De l’histoire à la légende (331-1715), éd. par René Braun et Jean Richer, Paris, Les Belles Lettres, 1978. 34 Notes de lecture de Flaubert sur l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain de 395 à 476, de Gibbon, conservées à la Bibliothèque municipale de Rouen, sous la cote Ms mm 203, feuillets 19 et ss.
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par l’ordre de Julien l’Apostat, les gentils dispersèrent les os du saint; et comme les miracles continuaient toujours, on recueillit les os, on les brûla, puis on les réduisit en une poussière que l’on vanna dans les champs [...]. Saint Jean parut souffrir ainsi un second martyre. [...] De même qu’Hérode, qui fit couper la tête à saint Jean, subit le châtiment de ses crimes, de même aussi, Julien l’Apostat, qui fit brûler ses os, fut frappé par la vengeance divine35.
La punition en question consiste en une mort sans sépulture, au démembrement et à l’éparpillement des restes du corps de l’Apostat, contée dans le chapitre « Saint Julien »36. Voragine raconte l’histoire de plusieurs Julien, sans être toujours à même de les distinguer. Certains récits en recoupent d’autres, et si la vie de l’Apostat n’est pas confondue avec celle de l’Hospitalier dans La Légende dorée, il est permis de penser que Flaubert, en faisant jouer le principe de confusion et de concaténation de différents éléments narratifs, emprunte à l’une et à l’autre légendes. Philosophe né sous Constance au IVe siècle après JésusChrist, l’Apostat abjure la foi chrétienne pour s’adonner au culte de Mithra37. Il écrit contre la « secte des Galiléens », tout en lui reconnaissant certaines valeurs : vertu, tempérance, sens de l’hospitalité. Chateaubriand insiste sur cette dernière qualité, que
35 Jacques de Voragine, La Légende dorée, tome II, traduction de J.-B. M. Roze,
Paris, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 155-156. 36 Dans Hérodias, le corps de Iaokanann ne fait l’objet d’aucune description, sinon par défaut : « [...] et ceux qui se penchèrent sur le bord aperçurent au fond quelque chose de vague et d’effrayant. Un être humain était couché par terre, sous de longs cheveux se confondant avec les poils de bête qui garnissaient son dos » (p. 152). Il s’agit de la seule mention du corps du saint (abstraction faite de la tête, naturellement) dont on ne peut que supposer l’existence sous les cheveux et les poils. Flaubert se souvient visiblement de la légende selon laquelle Jean-Baptiste aurait enduré deux martyres. Ses notes de lecture pour Hérodias s’y réfèrent : « Sous Julien, sa tombe [la tombe du saint] profanée, ses os brûlés », Corpus flaubertianum II, Hérodias, éd. cit., tome I, p. 46 (Carnet 16bis, feuillet 20r°). 37 Eugène Talbot dans l’étude qui précède les Œuvres complètes de l’Empereur Julien, parues chez Henri Plon, à Paris, en 1863, raconte cette conversion : « Julien conduit au temple de Diane reçut l’initiation depuis longtemps désirée, au milieu de cérémonies effrayantes [...]. Il se voua au culte de Mithra et choisit le soleil pour son dieu suprême. On dit que, voulant effacer en lui la souillure du baptême, Maxime le soumit à l’épreuve du taurobole et versa sur sa tête le sang d’un taureau nouvellement égorgé » (p. IX).
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l’Apostat encouragerait avec d’autant plus de ferveur qu’il reconnaissait que ses ennemis étaient supérieurs en cela à ses coreligionnaires38. Il meurt en combattant, en l’an 363, et la légende veut qu’il se soit écrié à l’adresse du Christ : « tu as vaincu, Galiléen ». Il fut l’objet d’un grand intérêt au XVIIIe siècle, considéré par les uns comme un insensé ayant pris fait et cause pour une religion moribonde, par les autres comme un philosophe important et habile qui n’hésita pas à sacrifier au culte de Mithra par intérêt politique. C’est en particulier l’opinion de Voltaire qui, en plus de l’article consacré à « Julien le philosophe, empereur romain » dans le Dictionnaire philosophique, propose une édition du Discours de l’empereur Julien contre les Chrétiens. A l’occasion d’une réédition de 1994, José-Michel Moureaux cite une lettre de Voltaire à Formont en introduction à l’ouvrage: Je ne peux croire qu[e Julien] ait eu les ridicules qu’on lui attribue ; qu’il se soit fait débaptiser et tauroboliser de bonne foi ; [...] il ne m’entre pas dans la tête qu’il ait cru sérieusement au paganisme. On a beau me dire qu’il assistait aux processions et qu’il immolait des victimes : Cicéron en faisait autant et Julien était dans l’obligation de paraître dévot au paganisme39.
Le fantôme de l’Apostat plane au-dessus du château de saint Julien l’Hospitalier. Si Julien est comparé dès sa naissance au Christ (« [...] il ressemblait à un petit Jésus », p. 95), la chasse en fait explicitement son ennemi. On pense naturellement à la mort du Cerf, qui représente traditionnellement la figure du Sauveur, mais qui, dans le contexte du 38 Chateaubriand, Œuvres complètes, vol. 5 : Etudes historiques, Paris, Ladvocat,
Editeur, 1831, pp. 107-108. Je cite l’édition de 1826-1831 que possède Flaubert, selon l’inventaire après décès de sa bibliothèque (cf. Les Carnets de travail) : « Plein d’admiration pour la fraternité évangélique, [Julien] désiroit que les païens se liassent ainsi d’un bout de la terre à l’autre ; il vouloit que les prêtres de l’hellénisme eussent la vertu des prêtres de la croix, qu’ils fussent comme eux irréprochables, que comme eux ils prêchassent la pitié, la charité, l’hospitalité. Il ordonna des prières graves et régulières à heures fixes, chantées à deux chœurs dans les temples ; enfin il se proposoit de fonder des monastères d’hommes et de femmes, et des hôpitaux. “Ne devons-nous pas rougir que les Galiléens, ces impies, après avoir nourri leurs pauvres, nourrissent encore les nôtres laissés dans un dénuement absolu ?” (Julien, epist. 49) ». 39 Voltaire, Discours de l’empereur Julien contre les chrétiens, éd. José-Michel Moureaux, Oxford, Voltaire foundation, 1994, p. 59. Lettre du 17 avril 1735, adressée à son ami Formont.
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sacrifice antique, peut jouer le rôle de la victime dans laquelle le prêtre lit l’avenir. La légende fait de l’Apostat un magicien lisant dans les entrailles de ses victimes (indifféremment humaines ou animales). On pense également à la lutte contre le bouc qui aboutit au face à face entre l’animal et le chasseur, ce dernier se retrouvant dans une pose cruciforme (« Julien s’élança pour le frapper [le bouc qui s’élance dans le vide], et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l’autre, la face au-dessus de l’abîme et les deux bras écartés », p. 102). Plus généralement, la prophétie du Bohême esquisse un parcours apostat : l’empire, le sang, la gloire. Dans les manuscrits, la menace du paganisme se manifeste de façon plus évidente, puisque, parmi les épreuves que doit subir Julien, on compte la rumeur selon laquelle il serait païen : « on le soupçonnait d’appartenir à des sectes païennes » 40. Les témoignages de la vie de l’empereur se concentrent généralement autour de ce qui fut son combat contre la chrétienté. Son histoire reflète le combat de deux forces qui structurent également le récit de l’Hospitalier : La maîtresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un bœuf ; la chapelle était somptueuse comme l’oratoire d’un roi. Il y avait même, dans un endroit écarté, une étuve à la romaine, mais le bon seigneur s’en privait, estimant que c’est un usage des idolâtres (p. 93).
La seule existence de l’étuve dans le château suffit à historiciser la religion catholique, qui est pourtant imposée comme ultime par l’écriture hagiographique. L’adverbe « même » souligne l’excentricité encombrante de cette construction dans l’enceinte du château. Mais plus encore, la juxtaposition des descriptions de la cuisine et de la chapelle est problématique et renvoie à une vieille polémique du discours mythologique sur l’interdépendance de l’art culinaire et du rituel sacrificiel. De Maistre, par exemple, s’oppose à une vision partisane de Voltaire sur cette question. Il cite d’abord le philosophe, pour mieux le réfuter ensuite : « On ne voyait [écrit Voltaire] dans les temples [antiques] que des étaux, des broches, des grils, des couteaux de cuisine, de longues fourchettes de fer, des cuillers, ou des cuillères à pot, de grandes jarres pour mettre la graisse, et tout ce qui peut inspirer le mépris 40 Corpus flaubertianum, III, éd. cit., p. 160 (feuillet 430v°).
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et l’horreur. Rien ne contribua plus à perpétuer cette dureté et cette atrocité de mœurs, qui porta enfin les hommes à sacrifier d’autres hommes, et jusqu’à leurs propres enfants [...] ». Voltaire sans doute n’avait jamais mis le pied dans un temple antique ; la gravure même ne lui avait jamais fait connaître ces sortes d’édifices, s’il croyait que le temple, proprement dit, présentait le spectacle d’une boucherie et d’une cuisine. D’ailleurs, il ne faisait pas attention que ces grils, ces broches, ces longues fourchettes, ces cuillers ou ces cuillères, et tant d’instruments aussi terribles, sont tout aussi à la mode qu’autrefois ; sans que jamais aucune mère de famille, et pas même les femmes des bouchers et des cuisiniers, soient le moins du monde tentées de mettre leurs enfants à la broche ou de les jeter dans la marmite41.
La juxtaposition de la cuisine et de la chapelle dans la description du château n’est pas due au hasard de l’énumération (la juxtaposition apparaît dès le premier scénario, comme si ces deux lieux formaient un couple inséparable), mais relève d’un agencement faussement hétéroclite. Voltaire dénonce le glissement qui permit de transformer le temple en cuisine, puis de justifier la boucherie du sacrifice humain. La proximité entre les deux domaines était trop grande pour ne pas finir par troubler les esprits. Pour de Maistre, l’hypothèse de cette contamination du sacré par le profane est irrecevable, au regard de sa vision du sacrifice antique comme préfiguration du sacrifice christique. L’association de la cuisine et de l’église, même chez les anciens, le dérange. Flaubert, au contraire, renforce l’idée de perméabilité entre les lieux sacrés et profanes, et se permet même de renchérir : « la maîtresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un bœuf », victime par excellence du sacrifice païen. Il faut noter que 41 J. de Maistre, Eclaircissement sur les sacrifices, op. cit., pp. 374-375. Renan
sanctionne plus radicalement encore les rituels sacrificiels de l’Apostat en les qualifiant de « scènes d’abattoir » : « Je n’admire que médiocrement, je l’avoue, la tentative dont Julien a porté la responsabilité aux yeux de l’histoire. Autant la mythologie primitive me paraît aimable et belle dans sa naïveté, autant ce néopaganisme, cette religion d’archéologues et de sophistes, était niaise et insignifiante. Le sens de la beauté, qui faisait le fonds de la religion hellénique, semble se perdre. Les dieux monstrueux de l’Orient, conçus en dehors de toute proportion, remplacent les harmonieuses créations de la Grèce. Un Deus magnus Pantheus, Dieu occulte et sans nom, menace de tout envahir. Le culte aboutit au sanglant taurobole, le sentiment religieux se réfugie dans des scènes d’abattoir ». « Les religions de l’antiquité » [1853], Etudes d’histoire religieuse, in Œuvres complètes, v. 7, éd. cit., p. 71-72.
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l’interpénétration du profane et du sacré dont il est question ici est amplement développée dans la scène du festin de Hérodias. On peut citer le passage suivant qui convoque également l’idolâtrie romaine: « Les Pharisiens les avaient repoussées [les couronnes de fleurs] comme indécence romaine. Ils frissonnèrent quand on les aspergea de galbanum et d’encens, composition réservée aux usages du Temple » (p. 162). Mais on pense aussi, pêle-mêle, au cœur de Mâtho offert dans une « cuiller » à la foule carthaginoise, à la tête de Iaokanann, abandonnée parmi les débris du festin. Autant de passages qui renvoient à une « cuisine du sacrifice » 42. Plus encore, La Légende dramatise cette proximité entre le sacrifice païen, « nourrissant les dieux », et l’eucharistie : Julien, à l’approche du geste parricide, s’empêtre dans la vaisselle laissée par sa femme et ses hôtes. « “Sans doute, elle aura mangé”, se dit-il ; et il avançait vers le lit, perdu dans les ténèbres au fond de la chambre » (p. 118). La distance qui sépare la table sacrificielle païenne et la Cène est comblée de façon spectaculaire par cette proposition : « [...] il heurta une crédence encore chargée de vaisselle » (p. 118). La « crédence », – meuble qui supporte le service à vaisselle, mais aussi la « croyance » – offre un raccourci saisissant entre le sacrifice des biens culinaires païen et le partage du corps du Christ. Si Flaubert associe l’Hospitalier à l’Apostat, personnage représentant un recul dans le progrès supposé du christianisme contre la violence sacrificielle, c’est qu’il tient pour majeure l’influence de l’empereur romain sur la construction de l’identité chrétienne. Une de ses dissertations de jeunesse, intitulée Rome et les Césars, tente de mettre en évidence l’importance de l’empire romain dans l’imaginaire collectif. Il retient notamment les empereurs les plus sanglants comme étant à l’origine de l’épuration qui permet la naissance du christianisme : Oh ! non, vous aurez beau faire, le monde romain n’est pas mort ! il vit en vous, il vous obsède de ses souvenirs et de sa gloire éternelle ! Ses empereurs vous font oublier ses papes, ses artistes, ses fidèles ; l’art a plus de pouvoir que la foi, car la foi elle-même 42 Pour emprunter l’expression à Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant : La cuisine
du sacrifice en pays grec. A ce sujet, se reporter également au chapitre de Pierre Vidal-Naquet, « Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle » in Mythe et tragédie en Grèce antique, op. cit., p. 139 et notamment: « L’acte sacrificiel est un acte culinaire ».
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ici a quelque chose d’artiste, de théâtral et de superbe [...]. C’est que l’époque des Césars est en effet le plus bel acte, le plus somptueux, le plus sanglant de cette longue tragédie que Rome a jouée au monde ; il y a là deux ou trois hommes qui sont venus pour épuiser les dernières voluptés, pour vider le vin des coupes, pour chasser la vertu des cœurs et faire place, après, à des voluptés plus mâles, au vin du calice et aux vertus chrétiennes 43.
On lit entre les lignes l’admiration pour Néron, dont la critique a souvent souligné l’importance dans l’œuvre flaubertienne. La grande scène de carnage qui précède l’apparition du cerf recourt à ce qui appartient à l’ambiance apocalyptique que Néron ferait naître par ses crimes. Le cirque et les reflets d’incendie, nécessairement associés dans l’imaginaire à l’empereur romain dans le contexte d’un massacre, sont déjà soudés dans les manuscrits : « incertitude du temps. un cirque. les cerfs en assemblées. [...] reflet d’incendie » 44. Le plaisir des yeux semble intimement lié au meurtre des animaux, qui ne forment bientôt plus qu’une grande masse indistincte dont Julien se charge de remodeler les contours. Le supplicié, voulant servir sa foi, prend plaisir à se livrer au bourreau qui devient lui-même complice de la Providence : Un spectacle extraordinaire l’arrêta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d’un cirque ; et tassés, les uns près des autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l’on voyait fumer dans le brouillard. […] Au sifflement de la première flèche, tous les cerfs à la fois tournèrent la tête. Il se fit des enfonçures dans leur masse ; des voix plaintives s’élevaient, et un grand mouvement agita le troupeau. […] Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres ; et leurs corps avec leurs ramures emmêlées faisaient un large monticule, qui s’écroulait, en se déplaçant. […]
43 Flaubert, Rome et les Césars (1839) in Œuvres complètes I, éd. établie par
Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 520. Il faut ajouter aussi, p. 1137 et ss., ce propos tiré du texte intitulé Lutte du sacerdoce et de l’Empire : « Ainsi, le monde chrétien, la Rome nouvelle, celle des papes et des martyrs absorba la vieille Rome, la cite de Romulus, – la ville de Caton et de Brutus, avec ses dieux Lares, ses arcs de triomphe et son Jupiter protecteur ». 44Corpus flaubertianum, III, éd. cit., p. 101 (feuillet 425r°).
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Julien s’adossa contre un arbre. Il contemplait d’un œil béant l’énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire. De l’autre côté du vallon, sur le bord de la forêt, il aperçut un cerf, une biche et un faon. (P. 103-104)
Néron, l’Apostat, et maintenant l’Hospitalier avec Flaubert, font figures de fondateurs, dans une vision romantique de la construction identitaire nationale. Le bain de sang inaugure l’œuvre d’un créateur qui puise dans les entrailles de ses victimes l’âme de la production à venir. Le trio de cerfs, sorte d’émanation symbolique de la multitude des cerfs du vallon, apparaît comme une épure de la masse informe livrée à Julien. L’apparition des trois animaux après le massacre sanctionne le succès de l’entreprise purificatrice. Ainsi, de meurtre en meurtre, Julien découvre et façonne sa destinée. Du massacre en série rappelant les excès des sacrifices antiques surgit un sacrifice d’une autre nature. Preuve en est la scène du meurtre du cerf, qui, en mourant, délivre le discours sacré dont il est porteur. Car, selon la tradition antique, les entrailles de l’animal sacrifié recèlent un message prophétique. Le trio est familial, le désespoir de la biche est « humain ». Il semble que « l’énormité du massacre » commis par Julien dicte le meurtre suivant: le parricide. Comme l’artiste verrier romantique, Julien ne craint pas de fondre les éléments épars d’un univers décadent, pour en extraire une cohérence.
IV Le Vestibule de la religion Un Cœur simple 1. « La grillade des moutards 1 » Si l’on s’en tient au système de valeurs que transmet le romantisme démocrate lorsqu’il juge la période du Moyen Age, le peuple est perçu comme une masse prisonnière d’un pouvoir théologique et politique, qui règne sur lui en lui inspirant la peur de Dieu. Hugo, qui place Notre-Dame de Paris au crépuscule de cette ère obscurantiste, représente en Quasimodo un personnage de transition, dans la mesure où, encore aveuglé par son ignorance et son respect de la hiérarchie terrestre, il porte néanmoins en lui l’espoir d’une proche libération. Si l’on compare maintenant cette vision du Moyen Age avec celle de La Légende, il semble que le conte flaubertien adhère à cette conception, en maintenant Julien dans l’ignorance et la confusion quant à sa destinée. Non seulement les prophéties contrôlent ses faits et gestes, mais la dernière d’entre elles (la promesse de sainteté) livre son corps au pouvoir tyrannique du Lépreux. Il s’agit par conséquent, dans le présent chapitre, d’analyser les caractéristiques de l’époque moderne qui constitue le cadre d’Un Cœur simple, afin d’y suivre la fortune de ce réseau thématique que l’on a déjà vu à l’œuvre dans Hérodias. Le conte contemporain conclut-il à la même soumission de l’homme devant le dieu ou faut-il considérer l’invention de Loulou/Saint Esprit comme la révolte émancipatrice d’une servante contre la pesante orthodoxie2 ? Avant de s’intéresser à l’adoration du nouveau fétiche que représente le perroquet, les pages qui suivent passent en revue quelques mythes de facture moyenâgeuse, au sens où ils s’inscrivent dans la lignée du « primitivisme dur » dont Claude Millet rappelle l’importance au XIXe siècle :
1 Ed. Bruneau citée, tome III, p. 176, 25 septembre [1861]. 2 Sur l’invention de la fable par Félicité, cf. les propos de Cabanès rappelés en
introduction.
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Primitivisme « dur », interprétation du mythe comme fable produite par la terreur (subjective des hommes / objective de leurs tyrans) et la produisant à son tour, sont […] liés dans des systèmes de pensée orientés vers une libération de l’Humanité. On comprend leur succès au XIX e siècle chez les romantiques démocrates : les Légendes rustiques de G. Sand sont des « visions sinistres de la peur » […], et nous avons vu que Sand se défendait de les regretter, au nom des progrès de la raison, de la libération que représente leur oubli. La légende, le mythe, sont pour Hugo le produit d’une vision du monde déformée par la terreur […], par la terreur que sèment les faux dieux et leurs prêtres, par la terreur dans laquelle l’ignorance, la misère, l’asservissement, enferment les hommes3.
La relation du deuil de Félicité, après la mort de son neveu, s’en tient à une vision de la disparition de l’être cher teintée d’angoisse. L’épisode emprunte à la légende dite « des lavandières », rendue populaire par les Légendes rustiques de Sand, et fait planer le climat « sinistre » dont celle-ci parle dans sa préface. Le récit de Sand raconte la réunion de sorcières qui se retrouvent la nuit près des rivières pour faire leur lessive. Dans un grand tapage, elles battent ce qui, de loin, semble être du linge, mais qui serait en fait des cadavres d’enfants 4. Un Cœur simple garde quelques traces résiduelles de cette légende dans le passage suivant l’annonce de la mort du petit mousse : Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d’où dégouttelait du linge. En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait aujourd’hui la rincer ; et elle sortit de l’appartement. Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaient dans 3 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 237-238. 4 La légende des lavandières est le fruit de la volonté sandienne de préserver le
patrimoine traditionnel français, cf. Les Légendes rustiques, Paris, A. Morel, 1858. Il est difficile de déterminer si Flaubert connaît « Les Lavandières » grâce à Sand ou grâce à des recherches antérieures sur la Bretagne (pour l’écriture de son propre ouvrage Par les champs et par les grèves, par exemple). Salammbô évoque déjà ce récit, puisque les femmes des Barbares s’acharnant sur les dépouilles des prisonniers carthaginois sont comparées à des lavandières : « [...] puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent des linges en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures » (éd. cit., p. 333).
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les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau. (p. 69-70)
Si la narration s’attarde sur les conséquences de la souffrance de Madame Aubain à la mort de sa fille (révolte, hallucinations, mélancolie) et sur l’enterrement lui-même, elle réduit au minimum l’expression de la souffrance de la servante à la mort de son neveu : « Elle retenait sa douleur, jusqu’au soir fut très brave ; mais, dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l’oreiller, et les deux poings contre les tempes » (p. 70). Face au travail de deuil, les deux femmes ne bénéficient pas des mêmes privilèges : à la maîtresse revient une reconnaissance publique et religieuse qui lui permet de partager symboliquement la douleur avec l’ensemble de la communauté, tandis que la servante est confrontée à la démission de son entourage, qui l’isole dans l’horreur de sa perte : « Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer » (p. 69). L’absence de lien communautaire prive la servante des manifestations de compassion traditionnelles qui accompagnent de telles circonstances. Il faut ajouter que Flaubert alimente encore ce dépouillement affectif en introduisant un récit d’une rare brutalité sur les derniers moments du garçon : Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit : – « Bon ! encore un ! » (p. 70).
La précision gratuite et ambiguë de l’exclamation (« bon, encore un ! ») marque d’abord un détachement cruel, de la part du chef vis-àvis du mousse et du capitaine vis-à-vis de la servante. Mais il exprime de même un fatalisme relatif à la régularité des morts. Le cynisme macabre du discours rapporté inflige une humiliation à la parente déjà blessée par le deuil ; le neveu, on le sait, ne compte pas comparativement à la fille de la maîtresse aux yeux de la bourgeoisie de Pont-l’Evêque. Pourtant, indifféremment de toute hiérarchie sociale, le froid constat souligne également l’impuissance des adultes devant l’épidémie juvénile, laquelle épidémie semble atteindre indirectement la fille de Madame Aubain. La juxtaposition narrative entre la mort de Victor et le dépérissement de Virginie établit un lien
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qui renforce celui qu’établit déjà de manière évidente la ressemblance des prénoms : « – Bon ! encore un ! » Ses parents l’avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables. Virginie s’affaiblissait. (P. 70)
Encore une ! pourrait-on dire, tant l’hémorragie de victimes enfantines soumet ces êtres à un sort identique. L’affection de la servante pour les deux enfants semble les vouer à une disparition prématurée : « Les deux enfants avaient une importance égale ; un lien de son cœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même » (p. 68). Dans le lexique religieux, lier c’est, on le sait, consacrer à la divinité. C’est marquer un objet ou un être d’un sceau sacré qui l’isole du reste du groupe et le désigner ainsi pour le sacrifice5. La maison Aubain, privée de ses forces vives, prend la mesure de la perte qui lui est infligée et accuse son dieu : « D’abord elle [Madame Aubain] se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris sa fille – elle qui n’avait jamais rien fait de mal, et dont la conscience était si pure » (p. 73) Par le biais d’un rêve, l’au-delà réitère auprès de Madame Aubain sa requête infanticide : « Son mari, costumé comme un matelot, revenait d’un long voyage, et lui disait en pleurant qu’il avait reçu l’ordre d’emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque part » (p. 73). Ce dieu irascible et trop gourmand qui réclame aux parents leur progéniture ne va pas sans rappeler celui de l’ancien Testament, lui-même suspect, aux yeux du romain Vitellius, de frayer avec les dieux les plus barbares : « Leur Dieu [Jéhovah] pouvait bien être Moloch, dont il avait rencontré des autels sur la route ; et les sacrifices d’enfants lui revinrent à l’esprit, avec l’histoire de l’homme qu’ils engraissaient mystérieusement », (p. 169). A l’instar des parents de Victor qui « avaient toujours traité [celui-ci] avec barbarie » (p. 70), Madame Aubain et la mère substitutive qu’est Félicité contribuent à réveiller l’épouvantail du dieu dévorateur qui exige le « sacrifice des moutards ». 5 On peut citer par exemple, Joseph de Maistre dans son Traité sur les sacrifices, op.
cit., p. 348 : « Sacré signifie, dans les langues anciennes, ce qui est livré à la Divinité, n’importe à quel titre, et qui se trouve ainsi lié ; de manière que le supplice dé-sacre, expie, ou délie, tout comme l’ab-solution religieuse. »
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2. Pont l’Evêque à vol d’oiseau « Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la maison » (p. 78).
Egalement vestiges des temps barbares, les nombreuses allusions à l’iconographie doivent être lues comme un retour dégradant vers le règne du symbole le plus brut, le plus paralysant, pour le peuple : Le calvinisme fut antisymbolique et brise-images non seulement dans l’Eglise, mais dans la littérature. Dans la grande polémique religieuse, notre langue prit ce sérieux, cette allure rapide, qui ne s’amuse pas aux fleurs quand il s’agit de poursuivre l’ennemi. Sous cette influence austère et dans l’oubli presque total de la poésie d’images, surgit une poésie d’idées, de raisonnement, de passion, une poésie humaine et sociale, où le monde physique n’est rien, où l’homme ne doit rien qu’à lui-même6.
Jules Michelet applaudit ici les progrès accomplis par le calvinisme contre la tyrannie de l’image, ainsi que la délivrance que constitue le développement de l’expression verbale. Un Cœur simple place au contraire au cœur de la pratique religieuse de la servante sa dépendance de l’icône : les diverses représentations de l’église (le Saint-Esprit, saint Michel) déterminent son corpus religieux, représentations auxquelles il faut naturellement ajouter l’image d’Epinal. L’analphabétisme de la servante contribue à l’élaboration d’un discours religieux discontinu, fragmenté, qui ne se présente à l’esprit que sous la forme de tableaux saisissants, à l’instar de l’abrégé de l’Histoire sainte qui laisse Félicité craintive et éblouie, absolument semblable en cela au portrait micheletiste d’un individu sorti tout droit du Moyen Age. Enfermée dans un univers que la bourgeoisie se garde de détruire, la domestique est confinée dans un lieu de travail qu’elle surinvestit mystiquement jusqu’à confondre sa fonction avec un sacerdoce. Le « tablier à bavette » qu’elle porte « comme les infirmières d’hôpital » (p. 49), augure bien de son dévouement, qui n’est pas sans rappeler celui de Julien à la fin de La Légende.
6 Michelet, Origines du droit français, op. cit., p. 646.
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La surdité de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris figurerait, selon Jacques Seebacher, le peuple emprisonné dans la matière7, alors même que le chapitre entrevoyant la disparition de l’édifice au profit de l’imprimerie (« Ceci tuera cela ») annonce son émancipation. Le roman hugolien, tout en enfermant le peuple dans le symbolisme de son temps, confine le matérialisme au seul Moyen Age et célèbre l’époque moderne qui voit tomber les murs de la terreur religieuse. Le peuple, encore enchaîné par l’ignorance, porte pourtant déjà en lui les promesses de sa libération. Ainsi, l’idiotie de Quasimodo ne l’empêche pas de s’attacher à Notre-Dame et de régner sur la cathédrale, symbole du pouvoir religieux. Entre le représentant du pouvoir ecclésiastique qu’est Frollo et son servile protégé, le roman élit sans ambiguïté le maître des lieux : « Et de fait, la cathédrale semblait une créature docile et obéissante sous sa main ; elle attendait sa volonté pour élever sa grosse voix ; elle était possédée et remplie de Quasimodo comme d’un génie familier » 8. Sourd au langage abstrait du savoir théologique, le boiteux ne possède pas moins les armes nécessaires pour mener la guerre contre les détenteurs des symboles religieux. Il incarne à lui seul la révolution qui se prépare et qui restituera au peuple ses propres symboles ainsi que ce Paris que domine la cathédrale (voir le chapitre « Paris à vol d’oiseau »). En génie des lieux, l’église est sienne et l’esprit qui l’habite fait de lui le véritable propriétaire du domaine sacré9. En guise d’introduction à la comparaison entre Notre-Dame et Un Cœur simple, on peut notamment évoquer les correspondances manifestes entre les trios que forment, d’une part, Quasimodo, les cloches, la cathédrale et, d’autre part, Félicité, Loulou, la demeure de Madame Aubain. Dans le roman hugolien, tout d’abord : Les saints étaient ses amis, et le bénissaient ; les monstres étaient ses amis, et le gardaient. Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. Aussi passait-il quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ces statues, à causer solitairement avec elle. […] Il aimait [les cloches], les caressait, leur parlait, les comprenait. […] Le clocher de la croisée, les deux tours, étaient 7 Cf. Introduction. 8 Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Flammarion, GF, 1967, p. 176. 9 Ce que va chercher Hugo, dans cette description historique de la vue, c’est une
légitimation de Paris-ville-lumière, Paris-capitale-du-monde, en tant que foyer révolutionnaire et civilisateur, héritier de Rome.
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pour lui comme trois grandes cages dont les oiseaux, élevés par lui, ne chantaient que pour lui. C’étaient pourtant ces mêmes cloches qui l’avaient rendu sourd, mais les mères aiment souvent le mieux l’enfant qui les a fait le plus souffrir. Il est vrai que leur voix était la seule qu’il pût entendre encore 10.
Dans Un Cœur simple, ensuite : Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs, n’existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet. […] Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite, mais où son cœur s’épanchait. (P. 79-80)
Quasimodo et Félicité, en adorant la seule voix susceptible d’entrer en communication avec eux, rompent avec le culte officiel pour se consacrer à une divinité de proximité, moins imposante que les dieux officiels. Cette réappropriation du symbolique répond bien entendu aux espoirs d’un romantisme démocrate, mais elle ne s’opère qu’au prix d’un retrait des affaires publiques, qui demeurent inaccessibles à l’emprise et à la domination du peuple. Le contact charnel qui unit l’édifice à son gardien trouve en cet esprit doué d’une voix bien particulière (les cloches ou le perroquet) un émissaire qui libère partiellement l’homme de sa prison physique, mais qui l’isole aussi radicalement du reste des hommes. Il n’en demeure pas moins que ces deux textes mettent en scène le potentiel révolutionnaire que recèle cette création symbolique d’un dieu nouveau. Quelle que soit la vénération de Quasimodo et de Félicité envers leur maître respectif et leurs tâches domestiques 11, ils se rendent complices, ou sont du moins spectateurs, d’une véritable tempête révolutionnaire :
10 Ibid., p. 174-175. 11 La reconnaissance de Quasimodo pour Frollo, qui l’a recueilli, est « profonde,
passionnée, sans borne ; et quoique le visage de son père adoptif fût souvent brumeux et sévère, quoique sa parole fût habituellement brève, dure, impérieuse, jamais cette reconnaissance ne s’était démentie un seul instant » (ibid., p. 178). De même, on se souvient de la fidélité de Félicité envers sa maîtresse, « qui cependant n’était pas une personne agréable » (p. 47).
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La cloche, déchaînée et furieuse, présentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze d’où s’échappait ce souffle de tempête qu’on entend à quatre lieues. Quasimodo se plaçait devant cette gueule ouverte ; il s’accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour à tour la place profonde qui fourmillait à deux cents pieds au-dessous de lui et l’énorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l’oreille. C’était la seule parole qu’il entendît, le seul son qui troublât pour lui le silence universel12.
Le souffle révolutionnaire qui anime Quasimodo se répand encore dans Un Cœur simple, où les vexations de la servante sont vengées par le rire ravageur du perroquet : La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu’il l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi ; et, pour n’être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau […] (p. 77).
Ici, la moquerie tourne à l’insurrection, qui grandit comme une tempête hugolienne et ébranle l’autorité paisible d’une bourgeoisie satisfaite d’elle-même. La libre circulation de l’oiseau dans les murs de la maison l’identifie également au souffle révolutionnaire qui habite Quasimodo : « La présence de cet être extraordinaire faisait circuler dans toute la cathédrale je ne sais quel souffle de vie » 13. Par ailleurs, la voix de Loulou se détache nettement de toutes les autres, dans un épisode qui rappelle la venue du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte14. Félicité, à la suite de la disparition passagère de son perroquet, se démène pour le retrouver : 12 Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 176. 13 Idem. 14 Cet intertexte biblique rappelle encore une fois l’attention qu’a portée Flaubert au
texte de Maury sur le légendaire : « Types empruntés aux Actes des Apôtres » : « L’imitation des faits de l’Evangile conduisait infailliblement le légendaire à reproduire aussi les plus saillants des faits consignés dans les Actes des apôtres. Tantôt, c’est l’anecdote d’Ananie et de Saphire, rapportée sous d’autres noms et d’autres lieux ; tantôt, le don des langues attribué à l’instar des apôtres » (Croyances et légendes du Moyen Age, op. cit., p. 122).
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Enfin elle rentra, épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l’âme ; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! Que diable avait-il fait ? [...] Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais. Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde ; et elle parlait très haut, même à l’église. Bien que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du diocèse, M. le curé jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie. Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. [...] Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet. (P. 78-79)
Comme la descente de l’Esprit-Saint sur la tête des apôtres (« un grand bruit, comme d’un vent impétueux qui venait du ciel15 »), Loulou tombe du ciel sur l’épaule de la servante, qui désormais ne sera capable d’entendre que sa seule voix. Comme « l’énorme langue de cuivre » hugolienne, la voix des petits génies familiers de ces deux textes annonce des révolutions mystiques autant que politiques. Dans Un Cœur simple, l’espoir d’une proche libération est bien vite déçu, ce qui n’a rien pour étonner. Le don des langues dont sont gratifiés les apôtres à la Pentecôte leur permet d’entendre et de répandre le message divin. Si Félicité possède bien, à partir de cet épisode, une perception accrue (parce qu’exclusive) de la voix de Loulou, la transmission de cette voix en revanche lui est refusée : « l’épanchement » du cœur que permet le dialogue de la servante et de l’oiseau se limite à ces deux êtres reclus. La parole biblique destinée à se propager miraculeusement pour assembler les hommes dans une même croyance, tend au contraire, dans Un Cœur simple, à accélérer le repli sur soi de Félicité. Le curé contribue d’ailleurs à renforcer cet isolement par l’exclusion de la servante hors de l’église : contrairement aux apôtres dont le rôle est d’être les témoins du Christ « jusqu’aux extrémités de la terre »16, Félicité voit le rayonnement de 15 Actes des Apôtres, 2 : 2. 16 Ibid., 1 : 8 (je souligne). « Mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui
descendra sur vous, et vous me rendrez témoignage dans Jérusalem, et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre ».
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sa parole restreint à l’espace de la sacristie, lieu profane, « bien que ses péchés auraient pu [...] se répandre à tous les coins du diocèse ». La servante est plus que jamais coupée de la communauté religieuse de Pont-l’Evêque, réservant à elle seule l’adoration de son dieu, confinant ainsi le souffle divin aux murs de sa chambre. Conte moderne, Un Cœur simple se propose de repenser les a priori de la réflexion hugolienne sur l’appropriation de l’espace physique et symbolique par un peuple contemporain désormais maître de sa destinée. Dans son analyse du conte, Claude Millet a très justement montré que Flaubert coupe court à l’élan idéaliste du romantisme démocrate et maintient la servante sous la domination religieuse et socio-politique de la bourgeoisie17. Il ne s’agit donc pas ici de revenir sur ce point – c’est un fait acquis –, en revanche, il convient de mettre en lumière, non seulement la richesse des symboles convoqués par Flaubert pour rappeler les thèses romantiques, mais surtout les variations auxquelles celles-ci ont été soumises. Loin de leur faire un sort trop rapide, Flaubert les observe avec un soin particulier et en dégage une importante puissance suggestive. L’inscription de l’espace spirituel dans les réalités matérielles, la soumission de l’esprit aux contraintes physiques imposées par le corps, vont trouver un écho dans le conte flaubertien, qui ne se soucie pas d’accuser un matérialisme aliénant, mais qui pousse jusqu’à l’absurde la logique des images convoquées par le romantisme. Ainsi, la chair du peuple, enfermée dans la pierre du symbolisme au Moyen Age, en passe de se désincarcérer grâce à la Révolution, comme tend à le présenter le roman hugolien, trouve dans le conte un développement particulier qu’il s’agira d’observer. Qu’il suffise pour le moment de rappeler la nature de la religiosité de Félicité : « […] et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l’église » (p. 62). Culte d’une sensualité brute, qui prend sa source dans la violence d’un enfermement passivement accepté : « Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle apprit le catéchisme […] » (p. 62, je souligne). L’épisode du voyage à Trouville met bien en évidence le mouvement introspectif de l’esprit de la servante en présence d’autrui. Durant le trajet accidenté qui mène la famille Aubain de Pont17 Cf. l’introduction qui rappelle déjà l’analyse de Cl. Millet, Le Légendaire au XIXe
siècle, op. cit.
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l’Evêque à Trouville, le divertissement procuré par les récits de Liébard compense les lenteurs du déplacement: La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu’aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches ; ou bien ils butaient contre les ornières ; d’autres fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s’arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu’elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d’épaules : – « En voilà une Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme... » Félicité n’entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l’âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l’on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte. (P. 56-57).
En guide confiant dans la supériorité que lui confèrent ses connaissances du lieu (semblable en cela à un Bourais, à un Homais), Liébard ponctue ses récits de jugements moraux. La narration prendrait en compte son commentaire sur le mariage de Théodore et de Madame Lehoussais si la surdité partielle et subite de Félicité (« elle n’entendit pas le reste ») ne coupait court à tout développement de son discours. L’espace auditif est ici restreint en réaction à l’intrusion que constitue le verbiage de Liébard. L’énumération de celui-ci serait sans fin si le récit n’adoptait alors le point de vue borné de Félicité. Il faut remarquer qu’au rétrécissement de l’espace auditif de Félicité répond un déplacement sans histoire : le voyage, jusqu’alors accidenté, se fait fluide (« les chevaux trottaient, l’âne galopait... »). Le resserrement du récit de la fin du voyage – par opposition à sa lente progression du début, alourdie par les commentaires de Liébard – mime la restriction des capacités de perception de Félicité. L’amenuisement de sa sensation auditive débouche sur la description épurée, simplifiée, des étapes du voyage. « Une barrière tourna, deux garçons parurent » : la barrière est actionnée, suppose-t-on, par les enfants, mais le texte s’embarrasse le moins possible des précisions diégétiques. Cette perte de la perception auditive met en lumière l’essentiel de la vie de la servante, dans un tableau qui résume son existence : la ferme, le purin de la cour.
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Plus avant dans le conte, cette tendance à une simplification extrême se radicalise: « Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs n’existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes » (p. 79). Il s’agit de préserver un espace (« le petit cercle de ses idées ») en lui sacrifiant un monde (le carillon, le mugissement). Forte tension qui voit d’un côté un discours se déployant librement mais néanmoins rivé à la paraphrase d’une réalité, de l’autre un silence introspectif qui s’interdit tout jugement et toute revendication18. Le discours circonstancié de Liébard scande une temporalité prosaïque, monotone et moderne, quand les raccourcis qu’emprunte la pensée de Félicité évoquent l’émerveillement d’une perception temporelle propre au Moyen Age d’un Hugo. Le récit mythique, semble indiquer ce passage, implique la brièveté, il est sourd au développement. Entrer en soi et se contenter d’une perception immédiate, c’est couper court à la dérive cognitive de Bouvard et Pécuchet. On peut ainsi interpréter l’écriture des Trois Contes comme le choix esthétique d’un auteur qui se restreint volontairement, qui renonce, momentanément, à l’énumération infinie des savoirs de son temps et à sa critique qui impose un commentaire prosaïque et par essence illimité. Aux paroles intarissables des deux bonshommes ferait place l’expérience mythique qui choisit son objet d’adoration et s’aveugle en refusant toute démarche comparative. L’obstination de Bouvard et Pécuchet à trouver une complétude se verrait ainsi doublée par les saints fanatiques des Trois Contes, fervents et vides de questionnement.
18 Raymonde Debray Genette trouve déjà dans le récit de voyage Par les champs et
par les grèves, écrit avec Du Camp, la même réticence flaubertienne vis-à-vis du discours didactique du guide : « Il faut [...] renoncer à la perspective romanesque si l’on veut justement comprendre la force propre de la description flaubertienne, sa dynamique interne, tout ce qu’il ne lui faut pas être pour exister. Et justement, proprement flaubertien déjà, le rejet du discours didactique, du discours de guide. Décrire avec fidélité, même dans un récit de voyage, ce n’est pas énumérer, ni même classer, ce serait, somme toute, paraphraser l’objet, parler à côté de lui. On ne doit pas non plus s’en tirer par cette sorte de parabole narrative qu’est son historique » (Métamorphoses du récit, op. cit., p. 239).
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3. Culte intérieur Le cercle des idées de Félicité se rétrécit au fur et à mesure que le récit progresse et proportionnellement à la diminution de son espace dans la maison Aubain. Ces mouvements restrictifs vont de pair avec le repli sur soi qui caractérise le comportement de la servante dans les dernières pages du conte. Le « {}», dont la mention apparaît dans les manuscrits 19, se fait plus marqué alors que le récit se construit, bien que le texte définitif ne garde pas cette opposition en termes explicites. Félicité, victime de sa surdité et de sa cécité, vit ses derniers jours recluse dans un espace lui-même abîmé par l’usure du temps. Ainsi, le toit de la maison pourrit et précipite la mort de Félicité, entraînant elle-même la disparition de l’idole Loulou. Cette harmonisation du parcours des divers acteurs d’une pratique cultuelle narrativise encore les thèses théoxènes héritées d’une interprétation de Vico. L’espace du culte, projection du cœur du croyant, donne lieu, dans le sens premier de l’expression, à la divinité qui prend par conséquent congé avec la mort de l’adorateur. A ce titre, l’ultime passage du conte, qui décrit la mort de Félicité, met en scène l’équivalence entre le souffle de la servante et l’Esprit Saint : Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. [...] Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête (p. 89).
Le dernier souffle de la servante concorde avec l’apparition de Loulou / Saint-Esprit en tant que souffle divin : l’être éthéré qu’elle ne parvenait pas à se figurer pendant le catéchisme semble littéralement sorti d’elle-même. L’idée du Paraclet, au début fort vague pour Félicité, prend progressivement corps dans son esprit. Dans les premières lignes du manuscrit consacrées au catéchisme, Flaubert insiste sur l’étonnement de la servante face à cet être insaisissable que représente le Saint-Esprit : « Ce qui la frappe || le plus c’est l’élément aérien, le Dieu muet, flottant dans l’air. se perdant dans le ciel, dans 19 Corpus flaubertianum I, éd. cit., p. 9 (feuillet 392).
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l’azur || l’oiseau » 20. Dans Notre-Dame de Paris, cet esprit aérien symbolise l’esprit révolutionnaire luttant contre l’oppression de l’architecture monarchiste et tyrannique : Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air. Du temps de l’architecture, elle se faisait montagne et s’emparait puissamment d’un siècle et d’un lieu. Maintenant elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux autres vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace 21.
Si Quasimodo, comme Félicité, porte dans sa chair même la marque de son enchaînement au poids de la tradition, de sa servitude et de son respect aveugle envers les dominants, il chérit néanmoins cette force spirituelle et révolutionnaire. Au contraire, la croyance de Félicité reste tout au long du conte soumise à la contingence de la matière (celle de Loulou, celle de la maison), semblable à l’« accouplement singulier […], presque co-substantiel », de Quasimodo et de la cathédrale22. Loulou, il est vrai, semble dans un premier temps échapper à la domination de la bourgeoisie et menacer l’ordre établi : 20 Ibid., p. 150 (feuillet 381r°). 21 Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 205. 22 Comment ne pas penser également aux premiers vers de La Légende des siècles qui
résument à eux seuls la thématique de l’enfermement légendaire dans le mur de pierre ?: « J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut. C’était de la chair vive avec du granit brut, Une immobilité faite d’inquiétude, Un édifice ayant un bruit de multitude, Des trous noirs étoilés par de farouches yeux, Des évolutions de groupes monstrueux, De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ; […] Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphire ; Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis, Etaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ; Chaque assise avait l’air vaguement animée ; Cela montait de l’ombre ; on eût dit une armée Pétrifiée avec le chef qui la conduit Au moment qu’elle osait escalader la Nuit ; Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ; C’était la muraille et c’était la foule […] « La Vision d’où est sorti ce livre », La Légende des siècles, in La Légende des siècles – La Fin de Satan – Dieu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 8.
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il ridiculise Bourais et venge ainsi Félicité de l’humiliation passée, il dérange l’oisiveté des hôtes : « […] il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si furieusement qu’il était impossible de s’entendre » (p. 77). Mais l’espoir d’une émancipation orchestrée par le génie protecteur de Félicité n’est que de courte durée : sa mort, puis l’adoration de son cadavre, le désignent comme le successeur du système politico-théologique qui opprime la servante. Ainsi, la substitution finale du Saint-Esprit par Loulou ne contribue qu’à reproduire l’image traditionnelle récupérée de l’iconographie de l’église de Pont-l’Evêque. L’enchaînement volontaire de Félicité se distingue par les choix exclusivement « primitifs » qu’elle opère. Très rapidement, la progression « émancipée » de la servante est marquée par ce qu’un Maury qualifierait sans doute de fétichisme dégradant : l’investissement du vocabulaire mystique par une population illettrée ne conduit qu’à sa dégradation symbolique et à sa concrétisation littérale. L’aplatissement sacré que Félicité fait subir au symbole du Saint-Esprit ne contribue qu’à renforcer les murs de la prison qu’elle s’invente. Elle s’entoure, si l’on peut dire, d’une matérialité mystique, seule capable de parler à son imaginaire. Dès lors, le texte va multiplier les allusions au fétichisme et à l’idolâtrie païenne, montrés du doigt par le discours mythologique du XIXe siècle. Félicité invente, ou reproduit, les gestes d’un croyant attaché à une divinité topique, aux contours précis et palpables, en bref à une religion de proximité. Pour nourrir l’imaginaire de cet individu simple et encore proche de l’enfance, Flaubert peut se contenter de puiser dans ses notes relatives aux petits dieux locaux de La Tentation de saint Antoine. Les religions domestiques occupent en effet un passage de La Tentation qui relate la disparition des dieux romains23. Les croyances romaines, comme celles de toutes les autres civilisations, ne parviennent à s’imposer que dans un temps limité et s’effacent bientôt pour laisser place à d’autres types d’adhésion religieuse. Flaubert énumère donc les religions disparues, suivant en cela les Romantiques qui font un topos de ce cortège lamentable de dieux oubliés. La kyrielle des petits dieux du foyer, Tagès, Nortia, Vesta, les Lares, etc., apparaissent dans le champ de vision d’Antoine, le temps d’évoquer brièvement le culte dont ils étaient l’objet. Mais cette survivance 23 Cf. le chapitre V de La Tentation, éd. cit., p. 187-203.
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furtive se départit de celle des autres dieux (Buddha, Ormuz, etc.) par son caractère doublement nostalgique: en effet, en plus de la parole auto-commémorative qui n’avoue que trop clairement l’oubli auquel les dieux de toutes les civilisations sont promis, les petites divinités romaines déplorent la cessation du culte des morts. Avec le déclin des religions domestiques, c’est le souvenir du passé qui s’éloigne, c’est la disparition d’une pratique mémorielle qui s’annonce. Flaubert, dans la première version de La Tentation, semble déjà vouloir marquer ce double effacement en laissant exprimer la douleur de cette perte au plus insignifiant représentant des divinités du foyer: « le grillon dans les cendres pleure seul sur le souvenir éteint des religions domestiques »24. Reprenant à ce passage de La Tentation l’évocation d’une perte imminente, Un Cœur simple intègre dans son univers normand et contemporain quelques souvenirs de croyances romaines. Le mythologue Guigniaut25, bien connu de Flaubert, définit le conte romanesque comme une expression privilégiée de l’époque historique (c’est-à-dire la nôtre), qui « dérive souvent des vieux mythes symboliques ». Il s’ensuit que les temps contemporains se savent voués à la reproduction, de plus en plus dénaturée, d’un mythe exemplaire antérieur et s’estiment incapables de créer ex nihilo du récit mythique. Seule exception pourtant à cette séparation des époques historique et mythologique, le monde de l’enfance conserve un lien avec les temps immémoriaux. Ici et maintenant, les enfants, ainsi que « certains êtres grossiers » (ou simples, pour suggérer d’emblée Félicité), portent en eux ce passé qui n’est restitué que de façon lacunaire au monde adulte et raisonnable. Michelet, dans Le Peuple, énonce clairement cette survivance et enjoint les historiens d’écouter certaines expressions de l’enfant et du paysan qui relèvent de la « langue de la Bible ou de l’Iliade » 26. « Témoin vivant » des temps mythologiques, l’enfant, comme le paysan, est le contemporain de ce passé enfoui que traque le savant. Il s’agit pourtant d’un témoin muet que l’observation ne peut faire parler que partiellement. C’est 24 La Tentation (1849), éd. cit., p. 468. 25 Guigniaut, J. D., « Mythologie », Encyclopédie des gens du monde, répertoire
universel des sciences, des lettres et des arts, tome XXII, Paris, Treuttel et Würtz, 1844. Guigniaut est avant tout connu pour sa traduction et son adaptation de la Symbolique de Creuzer, selon Frank Paul Bowman, « Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe », art. cit., p. 23 et ss. 26 Michelet, Le Peuple, éd. Paul Viallaneix, Paris, Flammarion 1974, p. 167.
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grâce au peuple (quand celui-ci ne s’embarrasse pas de singer la bourgeoisie) que l’historien peut entrevoir la « nuit de l’antiquité » : « les changements, dans les classes inférieures, sont bien plus lents qu’en haut » 27. Le peuple porte en lui sa propre origine ; il se donne à lire ici au savant comme une Histoire. Chez Quinet ce peuple-musée n’est pourtant pas nécessairement l’allié du savant : l’Histoire est hantée par le souvenir légendaire qui nourrit en effet son discours, mais qui l’épuise en même temps 28. Claude Millet parle de légendaire larvé pour désigner cet instinct de conservation, couplé à un instinct de destruction, selon Quinet, qui motive l’intérêt du XIXe siècle pour la légende et ses origines29. Un Cœur simple exploite le paradoxe d’une époque qui prétend rendre compte de son passé mythique tout en s’en détachant. Sans partager avec Michelet l’espoir de pouvoir déchiffrer ces messages sans voix, Flaubert plonge le témoin muet de l’Histoire qu’est Félicité dans un temps résolument mythologique qui se dérobe à l’emprise du discours historique dominant. Les particularismes de chaque culte qu’expose La Tentation se perdent dans la douce indifférence du conte moderne, qui se sait coupé des temps où surgissent les mythes. Si Félicité, dans ce premier chapitre, est représentée comme un être immuable, sans âge, la description de la maison Aubain, en revanche, se rapporte à une époque relativement précise dans le demisiècle pendant lequel la servante l’occupe, à savoir les années qui suivent le départ des enfants : « [la chambre de Madame Aubain] communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas » 30 (p. 48). Tout indique que Flaubert choisit de commencer le conte par une peinture de la maison désertée par les enfants et non pas par une description de l’habitation telle que la découvre Félicité à son arrivée. La maison renferme d’emblée entre ses murs le désœuvrement dans lequel les disparitions 27 Ibid., p. 157. 28 Cf. E. Quinet, le chapitre XVI de l’Histoire de la poésie, Plan de la Tour, Éd.
d’Aujourd’hui, 1986 (réimpr. de l’éd. de Paris, Pagnerre, 1857). 29 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 119-121. 30 Comme l’indique d’ailleurs P.- M. de Biasi dans son édition : « si l’on se reporte à la suite du récit, le moment de cette description initiale doit se situer après le départ des enfants de Mme Aubain, avant ou après la mort de la petite Virginie » (note 6, p. 48).
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successives plongeront plus tard les deux femmes : « […] et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine » (p. 74). Madame Aubain, bien qu’elle soit mentionnée dès le premier chapitre, ne l’est qu’en tant que propriétaire dépossédée de ses biens. Sa maison est le vestige d’un domaine alors entamé par les malheurs, la moisissure qui menace ses murs et les pièces laissées à l’abandon témoignent de son impuissance. Or, la vie de Félicité semble dépendre de la solidité de la demeure. La servante meurt faute d’un toit qui la protège : « Les lattes du toit pourrissaient ; pendant tout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle cracha du sang » (p. 86). Jacques Neefs relève d’ailleurs, dans le dernier chapitre du conte, l’ « assimilation complète du corps et de la maison dans la fermeture : “Ses yeux s’affaiblirent. Les persiennes ne s’ouvraient plus”31 » (p. 86). De fait, entre Madame Aubain et Félicité, on ne sait exactement qui est maîtresse des lieux : si celle-là est incontestablement propriétaire de la demeure, celle-ci l’habite davantage. Cette ambiguïté semble renforcée par un emploi sciemment imprécis du pronom personnel : « Félicité, un quart d’heure après, était installée chez elle (p. 52) » 32. Est-ce pour renforcer cette absence de Madame Aubain dans le lieu même qu’elle occupe que Flaubert lui attribue ce nom, Aubain, c’est-à-dire : « étranger qui n’est pas naturalisé et qui est sujet au droit d’aubaine » ? L’aubaine étant à l’origine, selon le Littré, « la succession aux biens d’un aubain [...]. Droit d’aubaine, droit en vertu duquel le souverain recueille la succession de l’étranger qui meurt dans ses Etats » 33. Madame Aubain est dépouillée de ses biens, d’abord par son époux responsable de sa ruine, par son fils Paul 31 J. Neefs, « Le récit et l’édifice des croyances : Trois Contes », art. cit., p. 128. 32 Rien de surprenant dans cette répartition qui doit beaucoup à certains lieux
communs romantiques sur la domesticité. Lamartine, par exemple, dans son hommage aux domestiques, considère qu’ils sont parfois plus dévoués à la maison que les maîtres eux-mêmes : « L’humanité devrait un monument éternel à la domesticité. Et le cœur des familles, des enfants, des vieillards, que ne lui doit-il pas ? Et la politique elle-même, que ne lui devrait-elle pas, si elle savait considérer le domestique à sa vraie place dans la civilisation? » (Geneviève : Histoire d’une servante, Paris, Nelson et Calmann Lévy, [s. d., première édition 1850], p. 85). 33 En plus d’une localité normande, ce nom évoque également celui du capitaine « Aubin » dans Paul et Virginie, comme le note Brigitte Le Juez dans Le Papegai et le Papelard dans Un cœur simple de Gustave Flaubert, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999, p. 16.
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et son notaire Bourais dans une moindre mesure, par sa servante enfin qui lui survit et occupe les lieux dont elle était la maîtresse. Une fois encore, il faut convoquer la figure de Quasimodo qui rivalise avec son maître : « […] Se développant toujours dans le sens de la cathédrale, y vivant, y dormant, n’en sortant presque jamais, en subissant à toute heure la pression mystérieuse, il arriva à lui ressembler, à s’y incruster, pour ainsi dire, à en faire partie intégrante » 34. L’instinct d’appartenance de Félicité à la maison Aubain explique le soin qu’elle apporte à son travail, et, plus encore, la vigilance qu’elle déploie pour protéger les murs. Cette fonction l’occupe à tel point que, même lorsqu’elle sait Virginie en danger, elle ne faillit pas à son devoir : Félicité se précipita dans l’église, pour allumer un cierge. Puis elle courut après le cabriolet, qu’elle rejoignit une heure plus tard, sauta légèrement par-derrière, où elle se tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint : « La cour n’était pas fermée ! si des voleurs s’introduisaient ? » Et elle descendit. (P. 71)
Plus que la domestique de la demeure, Félicité en est la protectrice. Son affection pour l’enfant ne suffit pas à justifier à ses yeux l’abandon du territoire. Ce choix est déterminé ici par la primauté d’un attachement « co-substantiel d’un homme et d’un édifice » (pour reprendre l’expression hugolienne35) sur un attachement spirituel. L’attachement de la servante aux choses, dont le comportement face au perroquet est la manifestation la plus évidente, commence par cette fidélité à l’espace qu’elle occupe. Le lieu survit à l’homme qui l’habite ; quand la maison se vide, il se fait monument et sa présence atteste des disparitions. C’est le cas, par exemple, de la chambre laissée vide au lendemain du départ de Virginie pour la pension : Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit, – et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. (p. 64, je souligne).
34 Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 171-172. 35 Ibid., p. 172.
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Un Cœur simple n’explicite pas l’intention de la servante devant le mur ; dans les brouillons préparatoires en revanche, la motivation psychologique transparaît, les murailles étant évoquées au moment de la mort de Madame Aubain, quand les héritiers laissent Félicité dans une maison dévalisée : « <Elle se traîna partout en portant traînant l/sa main sur la muraille, sur les lambris> || appelant |<à hte voix|> les morts » 36. « Elle tenait aux murs », trouve-t-on ailleurs dans le manuscrit à propos du même passage37. Dans l’avant-texte, les murs sont associés au souvenir des êtres disparus dont ils sont imprégnés, ils semblent renvoyer leur image et permettre la réminiscence. Dans Un Cœur simple, la ferme de Madame Aubain, « seul reste d’une habitation de plaisance, maintenant disparue », est également un lieu de désolation où le passé envahit tout : « Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n’osaient plus parler » (p. 54). La capacité mémorielle des murs, que nous retrouvons aussi bien dans les brouillons préparatoires du conte que dans les textes romantiques, n’est évoquée qu’en creux dans le passage cité, comme si Flaubert ne conservait que la marque d’une croyance, et non son objet. Alors que La Tentation relate la disparition du culte domestique, de ses différents dieux, de ses rites, de ses dogmes, Un Cœur simple semble en réhabiliter une variante intériorisée et privée de tout discours, comme muette. Le conte n’expose en effet jamais la nature du dogme de la religion syncrétique de la servante, mais inscrit dans la gestuelle de la croyante la trace de son adhésion. Les murailles, symboles de la vertu protectrice du foyer, sont appelées à être adorées par la servante, de la même façon que l’est le perroquet. Dès lors, la mention de Vesta, déesse du feu et du foyer domestique, dans la description de la maison Aubain n’est pas gratuite « La pendule [de la cheminée], au milieu, représentait un temple de Vesta » (p. 48). Vesta « répand ses bénédictions sur la maison et la famille entière » 38 dans l’enceinte des murs où les Vestales l’adorent. Si la présence de la déesse trahit un vœu de protection convenu de la part de Madame Aubain, elle rappelle aussi l’adoration domestique de
36 Corpus flaubertianum I, éd. cit., p. 413 ( feuillet 333v °). 37 Ibid., p. 22 (feuillet 401). 38 Creuzer, Religions de l’antiquité, op. cit., II, livre VI, chapitre 7, p. 695.
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Félicité. Sans veiller en permanence sur le feu, la servante a cependant rendez-vous quotidiennement avec le foyer : Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. (P. 49)
Dans le sommaire de cette journée, les devoirs domestiques et les devoirs pieux de la servante, d’abord distincts, se confondent à la fin du jour en une dévotion unique, quand la sauvegarde du feu coïncide avec la prière du soir. Il n’est d’ailleurs fait nulle mention du moment du coucher de la bonne, comme si le maintien des braises dans la cheminée était l’aboutissement de sa journée. Le texte insiste une fois encore sur son rôle de protectrice de la maison Aubain (« la porte bien close ») ; en Vestale, elle apporte aux travaux domestiques une dimension sacrée. Plus loin, Flaubert réduit l’essentiel de l’existence des deux femmes aux cérémonies religieuses et aux petits riens de la vie domestique : « Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule […] » (p. 73). Il y aurait là une recherche à approfondir sur l’intérêt de Flaubert pour les petits dieux domestiques. On sait qu’il s’amuse de la liste infinie des dieux romains : dieu de la porte, du gond, etc.39, et il conviendrait de s’intéresser à la place qu’il leur accorde, de manière furtive, dans Un Cœur simple. Ainsi, Vesta, qui est citée explicitement dans le conte, pourrait bien être la divinité de l’insignifiance des « événements intérieurs ». Dans le livre VI des Fastes, Ovide présente un important développement sur le transport de Vesta à Rome et en particulier sur la transgression qui consiste à transporter les objets sacrés hors du 39 Cf. J. Seznec qui, dans Les sources de l’épisode des dieux, op. cit., p. 142-143,
rappelle que Flaubert avait fait appel aux mythologues F. Baudry et A. Maury pour obtenir des renseignements sur un certain Crepitus, dieu du pet. Il s’agit, semble-t-il, d’une invention moderne que Flaubert choisit de mentionner tout de même. Maury lui dresse par ailleurs une liste impressionnante de divinités domestiques, dont La Tentation fait usage : dieu de l’allée et de la venue, dieu de la sortie et de l’entrée, du seuil, des portes, des gonds, etc.
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foyer domestique. En rappelant l’importance du foyer toujours allumé du temple de Vesta, l’auteur latin joue sur l’étymologie commune entre la déesse Vesta et le vestibule, qui n’a certainement pas échappé à Flaubert : « Le foyer (focus) doit son nom aux flammes et au fait qu’il répand partout la chaleur (fouet) ; ajoutons qu’il se trouvait autrefois à l’entrée de la maison. De là vient également, je pense, le nom du vestibule : aussi adressons-nous une prière à Vesta qui occupe l’entrée » 40. Le badigeonnage du vestibule, qui « fait une date », s’inscrit dans le prolongement des grandes fêtes. Voilà qui ferait plaisir à Hugo, à Sand, à Michelet, qui trouveraient dans cette énumération des événements religieux des munitions dans leur combat pour la réappropriation du champ symbolique par les petites gens. Mais pour Flaubert, il s’agit sans doute avant tout de relever ces « riens » de la littérature qui se conjuguent avec le grandiose. Dans sa recherche du livre sur rien, Flaubert réaffirme, avec cette religion vestibulaire, qu’Yvetot vaut bien Constantinople. Dans ce sommaire donc, les « événements intérieurs » prennent place dans le calendrier religieux, aux côtés des fêtes religieuses traditionnelles, et en concurrence directe avec elles. Par ailleurs, les premières impressions de la servante relatives à la maison Aubain tiennent du respect religieux. Les enfants lui paraissent « formés d’une matière précieuse » et « le souvenir de “Monsieur”, planant sur tout ! » (p. 52) fait d’emblée du maître un demi-dieu : le verbe « planer » est repris dans l’excipit du conte pour peindre le moment de la transfiguration de Loulou : « un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête ». Cette présence surplombante traduit un don d’ubiquité, attribut divin que Félicité reconnaît avant tout au Saint-Esprit, dont la substance intangible se propage partout : « C’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses » (p. 62). On peut signaler également que Félicité choisit un animal domestique pour objet de son culte. Le perroquet est l’animal d’intérieur par excellence, il supporte mal les sorties, il divertit les locataires, il meuble l’habitat41. 40 Ovide, Les Fastes, op .cit., livre VI, v. 301 et ss. Sur ce point, voir Annie
Dubourdieu, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome, Rome, Ecole française de Rome, 1989. 41 C’est du reste ce que remarquait déjà Philippe Bonnefis dans son chapitre sur Un Cœur simple, « Exposition d’un perroquet » : « Il y a des plantes d’appartement ; des
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La chambre de la servante est le lieu d’exposition d’objets récoltés qui retrouvent sur l’autel domestique une place qu’ils avaient perdue. La disposition de l’oiseau empaillé dans l’espace de la chambre dit assez le sens dont Félicité l’investit : Loulou est « établi » sur le corps de la cheminée, l’image d’Epinal est posée de manière à être vue conjointement avec le perroquet. Il s’appelle d’ailleurs Loulou, échappant par ce nom inhabituel à l’indifférence que lui aurait promis un nom ordinaire (« […] plusieurs s’étonnaient qu’il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s’appellent Jacquot », p. 77). On peut signaler, pour l’anecdote, que si Loulou entre en conflit avec Fabu qui cherche à « lui apprendre des jurons » (p. 78), il s’agit sans doute d’une allusion indirecte au dieu Fabulinus dont la fonction est d’apprendre à parler aux enfants, divinité qui est mentionnée dans La Tentation parmi la multitude des dieux de l’Etrurie42. L’adoration du foyer constitue donc le cœur de la croyance de Félicité. La fin du conte culmine avec la sacralisation du dieu local qu’est devenu Loulou : sa transfiguration coïncide avec l’arrivée du cortège de la procession dans la cour de la maison Aubain. On peut parler ici d’une sacralisation de l’intérieur ou d’une religion de la familiarité, que La Tentation signalait déjà : Qu’ils étaient doux les repas de famille, surtout le lendemain des Feralia ! Dans la tendresse pour les morts, toutes les discordes s’apaisaient ; et on s’embrassait, en buvant aux gloires du passé et aux espérances de l’avenir. Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent lentement de moisissure [...] Et les innombrables dieux veillant aux portes, à la cuisine, au cellier, aux étuves, se dispersent de tous les côtés, – sous l’apparence d’énormes fourmis qui trottent ou de grands papillons qui s’envolent. (P. 210)
plantes qui donnent aux lieux que l’on habite je ne sais quelle profondeur méditative. Compagnes du séjour, éternels décors de nos voyages immobiles… Le perroquet, à leur exemple, ne serait-il pas un oiseau d’intérieur ? D’autant qu’à la réflexion, c’est par excellence l’ornement qui convient à l’habitat flaubertien » (Mesures de l’ombre, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1987, p. 81). 42 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 202.
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De la multitude des dieux familiers de La Tentation, il ne reste dans le conte qu’une présence diffuse, identique à celle du père disparu « planant sur tout ». Dans l’Histoire romaine, que Flaubert connaît fort bien, Michelet explique que le lien inséparable qui unit la propriété privée au sacré dans le droit romain est garanti par la présence du maître de la maison 43. L’importance du paterfamilias, le maître de la maison romaine, propriétaire divinisé régnant sur son domaine, est du même ordre que celle qu’accorde Félicité à Monsieur et Madame Aubain, qu’elle vénère religieusement. Le rapport hiérarchique qui lie Félicité à sa maîtresse s’apparente à celui d’un autre temps : « Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblait contraire à l’ordre des choses, inadmissible et monstrueux » (p. 85). Ici « l’ordre des choses » est celui qui régit la maison romaine antique dont parle Michelet, où le maître est identifié à sa terre et où celle-ci est sacralisée. Aux yeux de Félicité, le propriétaire n’est pas assujetti aux mêmes lois que le mortel, compte tenu du lien sacré qui l’attache à la demeure. Ainsi, la mort de Madame Aubain n’est pas assimilée à celle de Victor et de Virginie, mais plutôt au début du désordre qui règne désormais dans la maison : Félicité, en perdant sa maîtresse, perd sa servitude ; ses soins domestiques n’ont plus de raison d’être. On retrouve, de plus, dans le droit romain tel qu’il est interprété par Michelet, la sacralisation du lieu et des constructions, sacralisation qui reposerait sur la croyance, d’une part, que les murs sont la représentation du ciel et, d’autre part, que le choix de l’espace sur lequel ils ont été édifiés n’est pas le fruit du hasard, mais résulte d’une élection divine. Autre dieu qui rappelle l’adoration des murs, le dieu Terme est littéralement voué à la borne. George Sand fait de la survivance de ce dieu romain le fondement des croyances du paysan : « Ce qu’on eût le plus difficilement extirpé de l’âme du paysan, c’est certainement le culte du dieu Terme. Sans métaphore et sans épigramme, le culte de la borne est invinciblement lié aux éternelles préoccupations de l’homme dont la vie se referme dans d’étroites limites matérielles » 44. Il faut se référer à La Tentation pour trouver 43 Michelet, Histoire romaine, O.C. citées, tome II, p. 396 et ss. 44 George Sand, Promenade dans le Berry. Mœurs, coutumes, légendes, Bruxelles,
éd. Complexe, 1992, p. 40-41.
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une trace de ce dieu dans l’œuvre de Flaubert : « sur le bord d’un champ, le dieu Terme, déraciné, penché, tout couvert d’ordures »45. Les étroites limites matérielles, dans lesquelles vivraient les paysans selon Sand, cloisonnent de la même façon l’univers mental et physique de Félicité. La scène dans laquelle Bourais se charge de désigner à Félicité l’endroit où se trouve son neveu sur la carte de l’atlas, est peut-être la plus éloquente de ce point de vue : Enfin, avec son porte-crayon, [Bourais] indiqua dans les découpures d’une tache ovale un point noir, imperceptible, en ajoutant : « Voici ». Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce qui l’embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais [...] rit énormément ; [...] et Félicité n’en comprenait pas le motif, – elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée ! (p. 68.)
Le qualificatif « borné », qui désigne l’incapacité de Félicité à localiser un endroit abstraitement, s’avère ici signifiant dans son sens propre. L’existence du neveu est intrinsèquement liée aux limites matérielles d’une maison. Si la cessation du culte romain n’est pas évoquée directement dans Un Cœur simple, le récit associe pourtant la ruine de la maison Aubain avec la déesse du foyer : La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, – et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin. (P. 48)
Il semble que la déesse soit convoquée pour mettre en évidence la disparition imminente de l’entourage de Félicité. La maison Aubain est décrite dès les premières lignes du conte comme un vestige. Dans La Tentation, la mort des dieux, soumise au Temps, est présentée comme un processus inévitable. Un Cœur simple ne respecte pas cette progression, mais intègre d’emblée la finitude du culte. Expression d’un esprit « primitif » et « mythologique » dans une époque « historique », le culte du perroquet peut-il s’étendre hors du cadre étroit qui l’a vu naître ou doit-il s’éteindre à la mort de sa seule 45 La Tentation de saint Antoine, éd. cit., p. 208.
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adoratrice ? Les dernières pages du conte dramatisent le conflit sousjacent qui met en jeu la religion officielle de la communauté de Pontl’Evêque et le dieu autochtone de la servante. Le mythologue Creuzer désigne la déesse Vesta et tous les petits dieux domestiques comme des « dieux intérieurs ». Il évoque notamment une étymologie commune entre « les pénates » et le verbe « pénétrer ». Vesta, en particulier, est la « déesse intime » et défend avant tout les valeurs de la patrie : « ce lien si cher qui nous attache au pays natal, ce sentiment sacré qui fait battre notre cœur au nom de patrie, sont l’un et l’autre sous la protection d’un génie. La maison paternelle et ses tendres souvenirs, ce toit tutélaire qui nous a vu naître » 46. S’il peut paraître excessif d’évoquer dans Un Cœur simple la question du nationalisme (puisqu’elle n’y apparaît pas a priori), il faut tout de même s’interroger sur les conséquences qui découlent logiquement de cette exposition des valeurs patriarcales. Le double sens de la naturalisation de Loulou (empaillage bien entendu, mais aussi processus par lequel le perroquet épouse une terre étrangère et s’approprie peu à peu les hauts lieux symboliques), peut en lui-même justifier cette interrogation.
4. Naturalisation de Loulou ? En somme, le problème que pose la marginalité du dieu topique par rapport à la communauté de Pont-l’Evêque est celui que l’on trouve déjà exprimé, par exemple, dans La Sorcière de Michelet : [Pour entrer au Capitole, les dieux romains ont abdiqué] ce qu’ils avaient de sève locale, en reniant leur patrie, en cessant d’être les génies représentant de telles nations. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait pratiqué sur eux une sévère opération, les avait
46 F. Creuzer, Religions de l’antiquité, op. cit., 2e volume. Section II, chap. 2, p. 411.
Il faut naturellement aussi citer La Cité antique de Fustel de Coulanges, qui souligne l’importance du culte du foyer comme religion de la famille (La cité antique, étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, Paris, Durand, 1864). Sur ce point, et plus particulièrement sur la déesse Vesta comme représentation de la nation et sur Fustel comme « historien national », se reporter à François Hartog, Le XIXe siècle et l'Histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, Presses Universitaires de France, 1988.
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énervés, pâlis. Ces grands dieux centralisés étaient devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonctionnaires de l’empire romain. Cette aristocratie de l’Olympe, en sa décadence, n’avait nullement entraîné la foule des dieux indigènes, la populace des dieux encore en possession de l’immensité des campagnes, des bois, des monts, des fontaines, confondus intimement avec la vie de la contrée. Ces dieux logés au cœur des chênes, dans les eaux bruyantes et profondes, ne pouvaient en être expulsés. […] Où sont-ils ? Dans le désert, sur la lande, dans la forêt ? Oui, mais surtout dans la maison. Ils se maintiennent au plus intime des habitudes domestiques. […] Ils ont le meilleur du monde (mieux que le temple), le foyer47.
La sorcière de Michelet oppose à la religion orthodoxe une résistance qui a l’avantage d’être enracinée dans les mœurs locales. Ancrée dans les « habitudes domestiques », elle est pratiquement inextirpable, quelle que soit la puissance centralisatrice de la religion dominante. Elle représente par conséquent, un potentiel révolutionnaire indéniable. Un Cœur simple, tout en dotant la servante d’une puissance créatrice aussi efficace que celle de la sorcière de Michelet, accorde à l’invention de Félicité un caractère aussi universaliste et autoritaire que la religion à laquelle elle s’affronte. Chez Flaubert, tout mythe sur le point de s’établir est fatalement voué à s’étendre en un mouvement impérialiste et dévorateur. La religion domestique, l’adoration autochtone, entretient avec le pays un lien évident. Cette forme de religion est considérée par Michelet comme la source de l’attachement national48, mais elle peut 47 Michelet, La Sorcière, Paris, GF, 1966, p. 46-47. On peut noter, au passage, que,
dans La Légende, c’est du foyer que jaillit la transfiguration de Julien : « un nuage d’encens s’éleva du foyer, les flots chantaient » (p. 127). Dans ce conte également, Flaubert identifie le foyer comme le noyau de la croyance. Hérodias, sans désigner explicitement les pénates, ne fait néanmoins que varier légèrement la symbolique de lieu central : le pic sur lequel se dresse la citadelle emprunte toutes les caractéristiques du cœur mystique que représente la cheminée domestique. 48 Dans Le Peuple, notamment, Michelet considère l’amour du paysan pour son petit lopin de terre comme l’essence la plus pure du sentiment national. Le cultivateur entretient avec sa terre une relation amoureuse qui l’unit par des liens puissants à son pays. En cela, son attachement est plus fort que celui du reste des Français. Sur ce point, on lit avec profit les remarques de G. Séginger dans Flaubert, une poétique de l’histoire, op. cit., p. 100 : « Chez Michelet, le Peuple devient le véritable héros de l’histoire, s’identifie à la France, à la Patrie ». On peut citer également Balzac qui, dans Le Médecin de campagne (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Vol. IX, 1978), donne à son premier chapitre le même titre que Michelet dans son Tableau de
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également, comme on vient de le voir, entrer en concurrence avec la nature universelle d’un espace qui s’uniformise. La nation se voit contrainte de choisir entre le foisonnement de ses dieux topiques et la normalisation du dieu central. Cl. Millet rend compte de ces tensions entre la saveur pittoresque et ingénue du régionalisme et la grandeur d’un universalisme conquérant : La promotion du local produit moins de légendes nationales que de légendes régionales. Or le terroir, ou la région, le Berry des Légendes rustiques de G. Sand, le Valois de Nerval, la Corse des voceratu de Colomba par exemple, ne sont pas des espaces politiques (l’espace politique est de fait totalement centralisé), et ne demandent guère à l’être. Ce sont des espaces sentimentaux, affectifs, de petites patries. Le terroir est, pour reprendre l’expression de F. Laurent, « un ensemble organique directement sensible où s’interpénètrent nature et culture, paysages et traditions, passé et présent » et marqué par « des liens communautaires forts » 49.
Le « genius loci », ou l’« esprit du lieu », n’est cependant pas incompatible avec une vision centralisatrice. Françoise ChenetFaugeras montre au contraire que Hugo propose, en suivant le modèle romain « c’est-à-dire la civilisation même » 50, d’adorer sans partage les dieux locaux. Mais c’est avant tout le lieu induisant aux « racines mêmes de l’être » que Hugo reconnaît comme principe de France, « Le pays et l’homme » : « j’ai compris ici la valeur des cérémonies religieuses, celle des solennités de famille, l’importance des usages et des fêtes du foyer domestique. La base des sociétés humaines sera toujours la famille. Là commence l’action du pouvoir et de la loi, là du moins doit s’apprendre l’obéissance » (p. 446). Maury, quant à lui, dans ses Croyances et légendes du Moyen Age, op. cit., p. 5, écrit : « Non seulement les peuples de la Gaule et de la Germanie adressaient leurs vœux aux agents physiques de la nature qui étaient pour eux les manifestations de puissances divines cachées, mais chaque ville plaçait encore son territoire sous la garde d’une divinité particulière avec laquelle cette ville, ce territoire étaient pour ainsi dire identifiés. Cette croyance à des divinités autochtones et topiques, ce vestige épuré du fétichisme plus grossier dans lequel la terre elle-même recevait un culte, exerçait une heureuse influence sur le patriotisme des Gaulois ; elle attachait, par le lien le plus sacré, l’homme au sol qui l’avait vu naître en transformant ce sol même en une divinité qui vivait en lui et en protégeait les habitants. Les dieux ne faisaient qu’un avec la patrie : abandonner son toit, sa cité, c’était quitter sa religion ». 49 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 206-207. 50 « Victor Hugo et l’Europe : esprit du lieu et lieu des esprits », in Victor Hugo et l’Europe de la pensée, Paris, Nizet, 1995, p. 91.
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l’universalisme. C’est, en d’autres termes, une religion régionaliste qui n’ébranle pas les grands principes européens. Ainsi, par exemple, l’adoration locale de Quasimodo n’exclut pas, bien au contraire, une transgression salutaire : « Notre-Dame avait été successivement pour lui, selon qu’il grandissait et se développait, l’œuf, le nid, la maison, la patrie, l’univers »51. Il n’est guère possible de distinguer, dans Un Cœur simple, le cheminement d’un sentiment national, relayé par le petit dieu domestique qu’est Loulou. Pourtant, il faut reconnaître que la création légendaire, ainsi que la défense de l’intimité du territoire, qui caractérisent le personnage de la servante, la placent en bonne position derrière les héros nationaux de la légende romantique. La procession de la Fête-Dieu, qui clôt le conte, vient aboutir dans une demeure jusqu’alors promise à la ruine, qui lui donne lieu et à qui elle redonne corps à son tour. La maison de Madame Aubain est dès lors toute « en verticalité » (p. 89), ayant reçu la visite du dieu : « Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité ». Le lieu est enraciné dans la terre, laquelle se calque sur le plan céleste. Dans sa défense du christianisme contre les petits dieux locaux du paganisme, Chateaubriand note que la Fête-Dieu a su bannir de son cortège religieux les danses mystiques obscènes et l’adoration des idoles impies52, afin de retrancher tout élément immoral. La fête commémorerait la manifestation de la puissance du Créateur dans la nature. Le dieu chrétien se voit ainsi transporté par l’ensemble de la communauté qui lui assigne un lieu, le temple : « Mais où va-t-il ce Dieu redoutable, dont les puissances de la terre proclament ainsi la majesté ? Il va se reposer sous des tentes de lin, sous des arches de feuillages, qui lui présentent, comme au jour de l’ancienne alliance, des temples innocents et des retraites champêtres. […] Les fenêtres et les murs de la cité sont bordés d’habitants dont le cœur s’épanouit à cette fête du Dieu de la patrie » 53. La Fête-Dieu symbolise donc l’attribution d’un espace voué à l’instance sacrée par les hommes : « le bruit des cloches et le roulement des canons annoncent que le ToutPuissant a franchi le seuil de son temple » 54. Dans Un Cœur simple, Flaubert ne s’y trompe pas : c’est au moment précis de la fusillade que 51 Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 171. 52 Chateaubriand, Génie du christianisme, op. cit., p. 911. 53 Ibid. p. 912. 54 Id.
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la servante se soucie de l’installation de Loulou (« – “Est-il bien ? ” », p. 88) et que peut commencer son agonie. L’ensemble de la communauté de Pont-l’Evêque se réunit dans une enceinte (la cour de Madame Aubain) qui ordonne un ensemble d’éléments pourtant très disparates. Le reposoir ramasse, dans la simultanéité, les fétiches adorés par des siècles de croyance, semblable à la plate-forme de La Tentation où les dieux morts défilent un à un. Le perroquet y trône, ni plus ni moins légitime que les guirlandes, reliques, oranges, vases, choses rares, sucrier, et autres bizarreries que l’idolâtrie chrétienne produit. Le reposoir, véritable asile pour objets perdus, laisse libre cours à l’expression singulière des idoles de chacun, et bénéficie en retour d’un assujettissement unanime : « Tous s’agenouillèrent. Il se fit un grand silence » (p. 89). Les petits dieux domestiques de la religion vestibulaire ne semblent donc gêner en rien la progression du christianisme, qui réunit sous le consensus vague du « grand soleil d’or qui rayonnait » (p. 89), l’excentricité des idées particulières. Loulou, qui parvient à se hisser sur le reposoir de la Fête-Dieu, renonce-t-il pour autant à sa particularité topique ? L’empaillage de Loulou, sa naturalisation, marque-t-il le transfert du dieu particulier et topique dans le cercle des « grands dieux centralisés », qui représente le pouvoir totalitaire d’une Rome majestueuse et distante ? L’excipit du conte laisse, bien entendu, ouverte cette question, mais il présente de manière ostentatoire le sacrifice du local et du particulier que nécessite inévitablement l’établissement d’une idole. Aussitôt arraché à la chambre domestique qui l’a vu naître en tant que génie local, installé sur son trône, Loulou gagne immédiatement en prestige symbolique.
V Mesure du territoire1 Au terme de cette étude sur les Trois Contes, deux pratiques de croyance émergent de manière proéminente du vaste bric-à-brac religieux qui leur donne consistance. Ces deux pratiques se regroupent autour de la figure de Cybèle, la déesse du foyer. Qu’on lui donne le nom de Vesta, Hestia ou Isis, on lui accorde toujours une puissance qui émane des profondeurs de la terre ou au contraire d’un plan céleste. De provenance souterraine ou céleste, la puissance de la divinité phrygienne délimite une propriété terrestre. Accueillir chez soi une divinité, c’est sacraliser un espace, mais c’est aussi circonscrire le dieu à cet espace. Pourtant, on l’a vu, Cybèle se caractérise également, et paradoxalement, par ses déplacements et son adaptabilité à tous les lieux qu’elle visite. A l’instar d’un christianisme universaliste, elle transcende la dimension étroitement matérialiste dont est accusé le paganisme. A la religion domestique, ancrée dans la tradition et le respect des formes fixes, fait pendant une religion itinérante, déracinée, expansive et sans cesse en métamorphose. En d’autres termes, les Trois Contes mettent en lumière les démarches hésitantes d’une religion qui tend à affirmer et à implanter son dogme au sein d’une communauté. Dans son Histoire des Origines du christianisme, Ernest Renan réserve déjà l’essentiel de sa réflexion à l’établissement de l’église chrétienne : à la Vie de Jésus qui expose les préceptes évangéliques du maître et le dénuement théologique de son message, font suite Les Apôtres, Saint Paul, L’Antéchrist, Les Evangiles, L’Eglise chrétienne et Marc-Aurèle, six textes, d’importance égale en longueur à la célèbre Vie de Jésus, qui narrent les diverses fortunes de l’établissement du temple. Le combat des disciples pour établir la suprématie du royaume des cieux promis par Jésus finit par compromettre leur chance de voir s’ériger triomphalement les murs de leurs églises et les limites d’une nation
1 Dans Les Origines du droit français, op. cit., Michelet emploie l’expression
« mesure de la possession » pour désigner les objets qui symbolisent l’occupation d’un territoire (p. 680). Cf. les dernières pages de ce chapitre.
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terrestre. L’Antéchrist se termine sur la destruction du Temple de Jérusalem, victime de la domination romaine. Pour Renan, cette destruction concourt paradoxalement à une libération de l’esprit du message christique : L’idée d’une nationalité juive devenait chaque jour une idée arriérée, une idée de furieux et de frénétiques, contre laquelle des hommes pieux ne se faisaient pas scrupule de réclamer la protection des conquérants [les Romains]. Le vrai juif, attaché à la Thora, faisant des livres saints sa règle et sa vie, aussi bien que le chrétien, perdu dans l’espérance de son royaume de Dieu, renonçait de plus en plus à toute nationalité terrestre 2.
Suit une discussion sur l’avenir des peuples qui vivent pour « euxmêmes » et sur celui des peuples qui, au contraire, vivent pour l’humanité et qui, ce faisant, sont presque toujours « faibles comme nation »3. L’ « esprit de vie », est désormais sorti des limites de Jérusalem, et va être porté par les disciples proches de Jésus, indifférent aux hiérarchies ecclésiastiques : le christianisme se libère de son attache terrestre pour délivrer son message céleste, la destruction du Temple de Jérusalem est interprétée par Renan comme un événement heureux qui donne vie au contenu révolutionnaire des idées de Jésus. Renan conclut ainsi son ouvrage : « A l’uniformité matérielle et à la mort, on verra succéder dans son sein la discussion, le mouvement, la vie et la variété » 4. Flaubert, on s’en doute, boude ce tableau très orienté des origines du christianisme. En réfutant l’opposition entre l’esprit du message et l’appareil politique de sa propagande, les Trois Contes soulignent au contraire leur étroite complicité. La servante d’Un Cœur simple pratique, on l’a vu, un culte primitif de la religion, tel qu’il a pu être décrit par le romantisme démocrate : sourde à l’appel libérateur de l’antisymbolisme, elle s’enferme volontairement dans un obscurantisme tyrannique. L’excipit du conte semble pourtant effacer toute idée de frontière dans la vision 2 Renan, L’Antéchrist, op. cit., p. 1448-1449. 3 Ibid., p. 1449. Renan compare ici le destin de Jérusalem à la situation que connaît la
France avec la Commune. Entre la révolution et l’avenir de la nation, il faut choisir, selon l’historien. Si le peuple se met au service de l’humanité en incarnant le message révolutionnaire, il met en péril les frontières de son pays (p. 1450). 4 Ibid., p. 1453.
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de la servante. Le perroquet gigantesque n’est plus à la mesure de Loulou qui tenait tout entier dans la chambre, « si commode » pour lui. Que signifie alors son expansion finale ? Parvient-il à arracher l’adhésion de tous les villageois de Pont-l’Evêque dans une victoire planétaire qui annoncerait la naissance d’une nouvelle religion dont Félicité serait la sainte en attente de son hagiographie ? Ou sa transfiguration ne serait-elle qu’une grossière défiguration du christianisme qui ne sortira pas des limites du cœur simple qui l’a conçu ? Flaubert réanime, par cette fin indécise, les termes d’un débat qui divise déjà les premiers chrétiens. Après la mort du Christ, les disciples sont rapidement inquiétés par les modalités de l’établissement de l’église. Saint Pierre, selon Quinet, reste fidèle aux cultes du passé. Il tient à faire respecter la tradition judéenne et la « liturgie lapidaire »5. Le temple de Jérusalem détermine la norme à laquelle le croyant doit se plier. Les dogmes, les rites, les cultes sont fixés dans la pierre et transmettent les valeurs de la tradition vétérotestamentaire. Au contraire, saint Paul prêche pour une église universelle, plus vaste, qui s’adapte aux mœurs locales et laisse libre cours à l’interprétation du message christique. C’est l’esprit qui prévaut dans cette conception dégagée de la forme. En réactualisant l’image désuète du saint Esprit, on peut considérer que Félicité, dans Un Cœur simple, traduit les idéaux d’un christianisme paulinien, peu regardant de la lettre, mais centré sur l’esprit. La communauté se réunit autour d’elle, et confirme ainsi la puissance unificatrice qui émane d’une église vivante. On peut considérer, au contraire, qu’elle est exclue par saint Pierre d’une communauté qui désapprouve sa vision trop libre du Saint-Esprit. Son éloignement relatif du reste du groupe ne dit pas s’il vaut comme une distinction ou une excommunication. « La religion n’est pas affaire individuelle, mais collective, politique » rappelle Claude Millet dans son commentaire sur La Révolution de Quinet 6. En somme, cette discussion sur l’édification de l’église renvoie à la question de l’expansion du religieux hors de la sphère privée. Un être adoré dans les limites d’un cœur ou d’un foyer domestique peut-il être qualifié de dieu ou doit-il recevoir l’assentiment d’une large communauté pour être reconnu comme tel ? 5 E. Quinet, Le christianisme et la Révolution française, Fayard, 1984, p. 57. 6 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 183.
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La mission des disciples, comme le commente implicitement la dernière phrase des Trois Contes, est de propager la révélation, de la mettre en forme et non de s’en réserver la secrète beauté. Sans ce relais indispensable, le message de Jésus, selon Renan, rejoint les élucubrations des illuminés qui peuplaient la Judée. Le Christ doit s’implanter dans un temple pour y être adoré. Les Trois Contes, négligeant le problème du comparatisme religieux et de la vérité très relative du christianisme, accueillent, comme les disciples, la révélation messianique. Les contes sont porteurs de ce dieu mais accusent par là même l’impuissance divine à se déployer sui generis. Les trois excipit rappellent à leur manière la légende de saint Christophe qui, chez Flaubert, devient hôte, avec la pleine ambiguïté du terme : en recevant l’étranger, Christophe fait incontestablement naître un dieu qui l’accueille à son tour comme son enfant. Le croyant nourrit sa croyance, qui le lui rend doublement. Le Jésus renanien est homme lorsqu’il est sur terre, il devient dieu après sa mort, grâce au travail des disciples. De même, dans l’interprétation flaubertienne des Evangiles, le miracle n’est pas nié, mais il intervient avec un temps de retard. Le dieu, semblable au lieu commun, à l’idée reçue, doit son statut de vérité au consensus. Il est condamné à grandir, à gagner des voix nouvelles qui claironnent sa justesse. En l’absence du soutien de la communauté, le lieu commun perd son autorité et ne se présente plus que comme un dieu mort, dont on a enfin reconnu les limites de l’empire. « Vox populi, vox dei. Sagesse des Nations7 » annonce d’entrée le Dictionnaire des idées reçues. La sagesse populaire, seulement sensible aux mouvements du cœur, marche main dans la main avec la sagesse suprême, dit le lieu commun. Hugo et Michelet sondent les profondeurs de cette idée reçue, en engageant le peuple à se réapproprier son dieu, spolié depuis le Moyen Age par les puissances dirigeantes. En lisant Flaubert, il faut comprendre que la voix du plus grand nombre détermine une vérité qui ne perdra son pouvoir de séduction que lorsque le plus grand nombre s’en lassera. Semblables au cortège des dieux morts dans La Tentation de saint Antoine, les idées reçues défilent dans le Dictionnaire, jusqu’au moment où une conscience populaire commence à douter de leur légitimité. L’auteur du dictionnaire, comme celui des contes, se met donc à l’écoute du murmure de la foule, qui fait et défait les mythes 7 Bouvard et Pécuchet, éd. cit., p. 404.
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(« Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s’éloignait » (p. 88) ; « […] il voyait sous ses yeux [une ville], et d’où montait jusqu’à lui un bourdonnement continuel » (p. 120) ; « Une rumeur emplit le château, un vacarme de gens qui couraient […] » (p. 143)). Les premiers chapitres de ce livre se sont concentrés avant tout sur la naissance d’un sentiment religieux dans le cœur d’un fidèle. Il convient maintenant de s’intéresser à son expansion hors de la sphère privée. Félicité, Julien et Iaokanann s’arrêtent aux contours de leur fétiche, dans le contentement que leur procure l’adhésion à cette divinité sur mesure, au contraire de l’institution religieuse, vorace dans sa conquête de territoires nouveaux. Comment comprendre ce paradoxe spatial d’un corps qui s’émancipe d’autant plus que son dieu le suffoque ? « […] et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane » (p. 127). Au-delà de l’imitation de la naïveté hagiographique et merveilleuse, le texte cherche à épouser au plus près la perception, libératrice quoique contraignante, du corps croyant. C’est plus particulièrement La Légende de saint Julien l’Hospitalier qui est au centre de cette réflexion, d’une part, très simplement, parce que l’accueil du dieu y est traité explicitement, d’autre part, parce que le légendaire implique l’idée de propagation de la religion chrétienne. La légende, contrairement au mythe, écrit Claude Millet, « est perçue comme historiquement autoritaire, propagandiste. Le caractère édifiant de la légende peut très bien s’assortir d’absurdité et de confusion : celles-ci sont ramenées dans le clos du sens, de la moralité […] » 8. Flaubert joue assurément de ce prosélytisme hagiographique qui n’hésite pas à porter haut les couleurs de son dieu et qui répercute sur tous les tons une morale naïve : « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays » (p. 127). La légende se propage par la voix, par le vitrail, par le livre, et inscrit la croyance dans une limite territoriale politique : le pays. Alors même que le face à face entre Julien et le Christ semblait ouvrir les portes du ciel (« Le toit s’envola, le firmament se déployait » (p. 127)), l’excipit du conte rappelle le support terrestre de la religion, et reconstruit un temple autour de ce dieu qui faisait voler en éclats toute contrainte physique. Le lien sacré 8 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 41.
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entre Dieu et les hommes, le mariage entre Julien et le Lépreux, l’épanchement infini qui s’ensuit, fondent-ils une nouvelle communauté dont l’excipit se charge de construire les bases? Ou, au contraire, les allusions au vitrail, à l’institution ecclésiastique, à la tradition orale, à l’espace politique, mettent-ils en évidence ce que la révélation divine doit au discours dogmatique des instances mentionnées ? L’absence de transition explicite entre les deux derniers paragraphes du conte interdit toute réponse péremptoire. L’accueil du dieu est à interpréter aussi bien comme la pénétration autoritaire d’un dirigeant qui colonise un nouvel état que comme la naissance d’un mythe au sein d’une communauté qui prend elle-même forme autour de lui. Les questionnements dont il est fait état ici s’inscrivent dans un débat très animé au XIXe siècle sur l’appropriation de la croyance par le politique et du politique par la croyance. Claude Millet rappelle leur interdépendance : […] Pour la majorité des écrivains et des intellectuels du siècle dernier, religion et politique ne se laissent pas penser séparément, pour deux raisons. La première renvoie à la conception même de la religion, comme lien, selon la fausse étymologie qui fait de la religio l’acte même de lier. Lien de l’Homme à Dieu et lien des Hommes entre eux, dans le partage en commun des formes symboliques que prend cette ouverture à la transcendance (valeurs, rites, croyances, mythes). La deuxième raison de cette soudure de la religion et de la politique tient à la conception de la politique, ou plutôt du politique comme institution symbolique du lien social, à la fois immanente et transcendante. La question politique se laisse alors ramener à la question religieuse, dans l’indistinction du sacré et du profane, et dans la sacralisation du devenir historique. « Le monde, écrit Michelet dans son Histoire de la Révolution française, attend une foi, pour se remettre à marcher, à respirer, à vivre » 9.
La nation française post-révolutionnaire occupe le centre de ce débat. Le chaos politique qui résulte de la Terreur et qui hante le XIXe siècle oblige à une redéfinition des objectifs de la nation. Pour comprendre l’échec social qu’ont essuyé les idéaux révolutionnaires, on réintroduit une réflexion sur le religieux qui aurait disparu chez les philosophes
9 Ibid., p. 181-182.
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des Lumières, selon Edgar Quinet 10. La nation divisée par la terreur révolutionnaire tente d’initier une restauration qui n’invite plus exclusivement le politique, mais également le religieux. Chez Michelet, le peuple constitue l’assise inébranlable de cette nation nouvelle, il lui appartient de créer les mythes de sa propre naissance, dans un élan émancipateur et « performatif » : Le romantisme, comme l’a montré J.-L. Nancy, c’est la « volonté de puissance du mythe », volonté de puissance qui passe par un « mythe du mythe », du mythe qui est à la fois la parole originaire de l’unité collective et sa réalisation performative, sa fondation dans l’ « effusion communielle » qui rassemble autour de l’aède la communauté, les individus « tous ensemble ». La révolution politique apparaît alors comme une révolution poético-religieuse, amenée à réaliser l’unanimité, l’un 11.
La Légende de saint Julien l’Hospitalier répond avec quelques décennies de retard (ou de réflexion) à ces aspirations romantiques. L’hagiographie, genre par essence conservateur, collecte les éléments épars qui constituent la base enfouie d’une nation. Pour Michelet, on l’a vu, l’hospitalité est précisément le génie particulier de la France, celui que le peuple se doit de trouver par lui-même, celui qu’il possède sans le savoir. L’historien affirme avec force que la Nation française doit l’originalité de son identité à une unité qui résulte de la fusion d’éléments consécutive à une invasion du territoire national. Les différentes races venues peu à peu peupler le territoire français depuis l’antiquité forment un mélange unique qui désigne la nation comme la nouvelle Rome. Dans la préface à l’Histoire de France, par exemple, en 1869, il s’oppose en particulier à Augustin Thierry, sur le sujet de la division raciale en France : Contre ceux qui poursuivent cet élément de race et l’exagèrent aux Temps modernes, je dégageai de l’histoire elle-même un fait moral énorme et trop peu remarqué. C’est le puissant travail de 10 Quinet, La Révolution, Paris, Belin, 1987, p. 149: « Voulez-vous voir combien le
génie d’un grand homme s’il a manqué en un point, laisse de vide dans la postérité ? Considérez Montesquieu. Seul, peut-être, il eût pu éclairer les hommes du dixhuitième siècle sur les rapports de la religion et de la politique. N’ayant pas tourné son esprit de ce côté, il s’en est suivi une lacune que rien jusqu’ici n’a comblée ». 11 Cl. Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 183. La citation apparaît déjà partiellement dans le chapitre I.
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soi sur soi, où la France, par son progrès propre, va transformant tous ses éléments bruts. De l’élément romain municipal, des tribus allemandes, du clan celtique, annulés, disparus, nous avons tiré à la longue des résultats tout autres, et contraires même, en grande partie, à tout ce qui les précéda. La vie a sur elle-même une action de personnel enfantement, qui, de matériaux préexistants, nous crée des choses absolument nouvelles. Du pain, des fruits, que j’ai mangés, je fais du sang rouge et salé qui ne rappelle en rien ces aliments d’où je les tire. – Ainsi va la vie historique, ainsi va chaque peuple se faisant, s’engendrant, broyant, amalgamant des éléments, qui y restent sans doute à l’état obscur et confus, mais sont bien peu de chose relativement à ce que fit le long travail de la grande âme12.
Barthes a mis en lumière cette conception de la nation comme principe d’homogénéisation d’éléments divers, caractéristique de la définition micheletiste de la France. Dans « Chimie de la France », le critique souligne ces métaphores chimiques qui narrativisent la constitution du pays : « Les Fédérations sont l’acte central de la Révolution (“le plus beau jour de ma vie”, dit Michelet), parce que le rassemblement de la France s’est fait, ce jour-là, non par une simple addition de provinces (union), mais par le fait d’un véritable phénomène de concrétion chimique (unité), qui a détruit toutes les pièces composantes, en ne laissant à leur place qu’une chaleur unanime, que l’air lisse et chaud d’une plénitude nouvelle : la patrie » 13. La Légende partage assurément avec Michelet cette vision d’un lieu qui, par l’opération chimique ou alchimique, acquiert la valeur d’un haut lieu. La logique hospitalière, qui entraîne Julien à offrir sa chair en guise de terre d’accueil à la chair informe du Lépreux, ouvre sur un espace vierge qui est consacré par la rencontre et la fusion des deux corps: […] et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s’envola, le firmament se déployait ; – et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel. (P.127)
12 Michelet, Histoire de France. Œuvres complètes, IV, op. cit., p. 13. 13 Roland Barthes, Michelet, dans Œuvres Complètes, édition établie et présentée par
Eric Marty, tome I (1942-1965), Paris, Seuil, 1993, p. 260.
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Cette gestion de l’espace est l’aboutissement d’une longue quête de Julien qui cherche, dans les régions qui entourent le château parental, le lieu où il convertira la chasse en hospitalité, le sang versé, répandu, en sang reçu et régénéré. Les scènes de chasse offrent un parallèle entre les meurtres des animaux et les trajets parcourus par Julien. Le conte travaille, de manière beaucoup plus approfondie que toutes les autres versions de la légende de saint Julien, la tension entre l’espace terrestre conquis en proportion du sang versé et l’espace divin, illimité, en échange du sacrifice de l’espace privé de Julien. L’absorption du sang et l’intégration du corps d’autrui dans la scène finale, découvrent un espace divin et les implantations de ses équivalents symboliques – la pierre de l’église, le territoire national –, alors que le sang versé jette le chasseur sur les chemins de l’errance.
1. Terre, territoire, nation dans Flaubert Avant d’ouvrir un chapitre sur l’inscription territoriale du divin dans La Légende, un rapide tour d’horizon de l’œuvre flaubertienne permettra de souligner les affinités de certains romans avec le conte sur cette question. Il n’est bien entendu pas envisageable de mener ici une étude exhaustive et comparative. Les pages qui suivent se contentent de livrer en vrac quelques observations afin de relever la prégnance d’une thématique, certes discrète, mais fondamentale, dans ce corpus. Notons, par exemple, le soin extrême qu’apportent Bouvard et Pécuchet au choix du terrain de leur future propriété. Avant de s’adonner à l’étude, les protagonistes entendent passer la France au peigne fin pour délimiter un espace propice, comme si le large terrain d’investigation qui sera le leur plus tard devait d’abord trouver un ancrage dans le sol ou plutôt, selon Claude Mouchard, comme si la terre s’offrait « non seulement comme le support, mais comme le thème même de la première station encyclopédique » 14. La visite méticuleuse de la propriété, de même que les premières tentatives horticoles, vont parfaire cette installation dans le domicile provincial : « […] et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la 14 Claude Mouchard, « Terre, technologie, roman, à propos du deuxième chapitre de
Bouvard et Pécuchet », Littérature, 15 (1974), p. 65.
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fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin » 15. Or la spécificité de Chavignolles, comme le montre Stéphanie DordCrouslé, réside avant tout dans le décalage, la distance qu’impose sa situation provinciale par rapport à la centralité de la capitale. La localité est une « retraite » ou une « réclusion » pour Bouvard et Pécuchet qui expérimentent les avancées de la science avec une quarantaine d’années de retard : « il n’est pas question pour eux de rejoindre Paris, mais de partir dans un nouvel ailleurs mythique pour tout recommencer. Chavignolles apparaît donc comme une sorte de tombeau où paradoxalement les personnages ne trouvent pas le repos » 16. A l’image des déceptions du savoir, la localité normande n’offre qu’une illusion de la stabilité provinciale. Dans le contexte guerrier de Salammbô, ce rapport à la terre comprend une valeur nationaliste. Anne Green a souligné l’intérêt de Flaubert pour les théories contemporaines sur la race, la nation et sa décadence, de même que les échos que trouvent ces débats dans le roman carthaginois. Les barbares confrontés à la « race pure » des Carthaginois, la décadence inévitable qui découle logiquement de cette fréquentation, la lèpre et le pourrissement qui illustrent ce fatal nivellement, en sont les principales manifestations17. Les affirmations sur la réalité nationaliste abondent dans le roman, à commencer par la nostalgie du Gaulois pour sa patrie : et le Gaulois, les lèvres collées contre les trous de sa tente, râlait d’épuisement et de mélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard ; et, fermant ses paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois 18.
Le Carthaginois éprouve, comme le Barbare, un sentiment de perte vis-à-vis de sa patrie. Cette notion, aussi obscure que celle du divin dans le roman, est sujette à d’infinies rêveries qui, pour être 15 Bouvard et Pécuchet, éd. cit., p. 69. 16 Stéphanie Dord-Crouslé, « L’écart provincial dans Bouvard et Pécuchet », in
Province Paris : topographies littéraires du XIXe siècle: actes du colloque de Rouen (19 et 20 mars 1999), Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2000, p. 352. 17 Anne Green, Flaubert and the Historical Novel. Salammbô Reassessed, London, New York, Melbourne, Cambridge University Press, 1982, p. 59 et ss. 18 Salammbô, éd. cit., p. 156.
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impalpables, n’en dirigent pas moins les actions des protagonistes. Schahabarim, incertain de la destinée de Carthage, imagine le sacrifice héroïque de Salammbô qui ferait renaître la foi nationaliste : Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit, plus il voulait y croire. Au fond de son âme un remords l’arrêtait. Il lui aurait fallu quelque preuve, une manifestation des Dieux, et dans l’espoir de l’obtenir, il imagina une entreprise qui pouvait à la fois sauver sa patrie et sa croyance. Dès lors il se mit, devant Salammbô, à déplorer le sacrilège et les malheurs qui en résultaient jusque dans les régions du ciel. Puis, tout à coup, il lui annonça le péril du Suffète, assailli par trois armées que commandait Mâtho ; car Mâtho, pour les Carthaginois, était, à cause du voile, comme le roi des Barbares ; il ajouta que le salut de la République et de son père dépendait d’elle seule19.
Au contraire, Giscon accuse Salammbô d’avoir trahi la patrie en se prostituant pour reprendre le voile. Les mythes qui entourent la constitution de la patrie se font et se défont aussi facilement que voyage le zaïmph… L’indistinction nationale des mercenaires relativise la solidité des bases du patriotisme carthaginois. Emigrés, les soldats menacent une « pureté carthaginoise » qui, comme le rappelle Anne Green, ne va pas sans évoquer les thèses de Gobineau. L’éclatement politique et les échecs militaires alarment la cité qui reconnaît dans la lèpre de son suffète Hannon un signe tangible de sa corruption. Dans le roman, la décomposition des corps traduit la désunion qui affecte le corps social, alors que dans La Légende, elle pourrait présager une fusion plus intime entre le divin et le terrestre, qui verraient leurs forces s’unir en un seul corps symbolique. Dans L’Education sentimentale, on a relevé le caractère instable de toute tentative édificatrice : la fiabilité du repère (qu’il soit d’ordre politique ou sentimental) s’enlise au gré des bouleversements révolutionnaires20. L’espace parisien, comme les amours de Frédéric, 19 Ibid., p. 249. 20 Sur ce point, lire Marie-Claire Bancquart, « Paris n’est […] jamais présenté à
Frédéric comme une totalité, une synthèse, lorsqu’il l’aborde. Il est très rare dans le roman qu’il soit placé avec la ville dans un état de communication tel qu’il la ressente comme un grand organisme en relation avec sa propre intimité. Il y faut toujours la médiation de Mme Arnoux. C’est elle qui possède, et elle seule dans le roman, l’apparence de vivre une vie intérieure, de placer l’être avant le paraître. C’est pour
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trahit toujours la porosité de leur frontière et la vacuité de leur identité. « Où y a-t-il d’ailleurs de virginité quelconque ? quelle est la femme, l’idée, le pays, l’océan que l’on puisse posséder à soi, pour soi, tout seul ? Il y a toujours quelqu’un qui a passé avant vous sur cette surface ou dans cette profondeur dont vous vous croyez le maître »21, écrivait déjà Flaubert dans sa Correspondance. La conquête balzacienne d’un Paris mythique est donc vouée à l’échec, faute de délimitation précise du territoire. L’espoir révolutionnaire d’une redéfinition des valeurs n’est que de courte durée et est marquée, on le sait, par la démission de Frédéric face aux événements majeurs. L’épisode de Fontainebleau représente, avec le « il voyagea » final, un exil volontaire dont il faut encore une fois interroger le sens. Il représente « le moment peut-être le plus “historique” de L’Education sentimentale – plus que le reportage sur la révolution de Février par quoi débute la troisième partie –, précisément parce que l’histoire y est congédiée », propose Jean Borie, dans sa Forêt pour les dimanches 22. Après la déception du rendez-vous manqué avec Marie et les premiers dégoûts révolutionnaires, la forêt de Fontainebleau s’offre comme un lieu d’évasion qui tient à la fois du « locus amœnus » et de la sauvagerie sylvestre, selon Jeanne Bem, qui poursuit : la forêt magique serait plus à sa place dans la légende ou dans le conte que dans le roman réaliste. Ces formes littéraires se rattachent à l’inconscient collectif et elles accueillent tout naturellement le merveilleux forestier. Dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier, dans les épisodes des chasses de Julien, Flaubert pourra déployer une faune hybride et symbolique à l’image de celle d’une tapisserie médiévale. Dans l’épisode de Fontainebleau, quelque chose s’inscrit d’avance de ce Moyen Age fabuleux, avec l’évocation des « ermites compagnons des grands cerfs portant une croix de feu entre leurs cornes » et
cela qu’elle seule possède un intérieur marqué par une intimité vraie, et qu’elle seule suscite chez Frédéric une rêverie mythique sur la ville » (« L’espace urbain de L’Education sentimentale : intérieurs, extérieurs », Flaubert, la femme, la ville, op. cit., p. 147). 21 Ed. Bruneau citée, tome II, lettre à Louise Colet, [13 mars 1854], p. 532. 22 Jean Borie, Une forêt pour les dimanches. Les romantiques à Fontainebleau, Paris, Grasset, 2003, p. 331.
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l’apparition d’une biche et de son faon qui ne craignent pas l’homme23.
Parenthèse mythique, le détour par la forêt permet également une récapitulation de quelques moments de l’histoire française (« [Frédéric] songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, JeanJacques Rousseau et « les belles pleureuses des premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe […] » 24. Le romantisme convenu de Fontainebleau met en regard les grandes heures de la nation et le merveilleux médiéval de la forêt. On retrouve l’armature d’un discours historique, datant des années 1820-1830, qui se penche sur le Moyen Age légendaire pour y découvrir une identité spécifiquement française. « Les pins symétriques comme des tuyaux d’orgue » rappellent par ailleurs que la forêt aurait servi de modèle divin à l’édification de l’église gothique. Pour Chateaubriand, en effet, comme l’architecture s’inspirant d’une nature sacrée, les monuments français puisent à une force que nul ne devrait dédaigner25. La forêt, sorte de grenier originel de la nation, donne aux bouleversements politiques une grandeur légendaire qui leur est refusée à Paris : Quelques-uns [des arbres], d’une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou, se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphes ; d’autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber. […] Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain, ils [Rosanette et Frédéric] sentaient, tout en humant le vent, leur
23 « La forêt de Flaubert. Retour sur un épisode de L’Education sentimentale », in
Orients littéraires. Mélanges offerts à Jacques Huré, réunis par Sophie Basch, André Guyaux et Gilbert Salmon, Paris, Champion, 2004, p. 58. 24 L’Education sentimentale, éd. cit., p. 431-432. 25 Chapitre du Génie du Christianisme intitulé « Des églises gothiques: » : « (On pense qu’il [l’ordre gothique] nous vient des Arabes, ainsi que la sculpture du même style. Son affinité avec les monuments de l’Egypte nous porterait plutôt à croire qu’il nous a été transmis par les premiers chrétiens d’Orient; mais nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature). Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. […] Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée ». (op. cit., p. 801-802).
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entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause. 26
Plus qu’une simple métaphore forestière des événements de 1848, l’épisode de Fontainebleau restitue à la révolution-farce sa puissance d’événement majeur. La fuite de Frédéric à Fontainebleau peut se lire comme une remontée aux sources légendaires de la nation. Peu enclin à adhérer à la violence du mouvement révolutionnaire lorsqu’ils en sont les témoins directs, les protagonistes participent, sur le mode du merveilleux, à la même refonte que connaît la cité en flamme. « Il [Frédéric] lui [Rosanette] découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir » 27. De même, le climat de peur, propre à la création mythologique et impropre, selon un romantisme démocrate, à l’émancipation des hommes, tient lieu de terreur révolutionnaire : « […] çà et là, telles que des promontoires sur le lit desséché d’un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; – et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés » 28. Dans cette nature chaotique, toutes les forces en présence sont douées d’une virtualité infinie qui fait naître l’angoisse. Les grandes figures d’autorité sont ébranlées pour laisser place à l’illusion d’une création mythologique inédite, d’une « beauté nouvelle ». Dans l’écriture légendaire, les désordres parisiens atteignent la grandeur d’une révolution titanesque qui ouvre des horizons nouveaux. Le court exil de Frédéric à Fontainebleau pourrait donc bien illustrer les idéaux d’une histoire romantique à la recherche d’une régénération nationale.
26 L’Education sentimentale, éd. cit., p. 435. 27 Ibid., p. 438. 28 Ibid., p. 436.
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2. Implantation de l’église chrétienne Flaubert, grand lecteur des historiens romantiques dans sa jeunesse, n’écrit-il pas La Légende de saint Julien l’Hospitalier en tenant compte de leurs thèses sur la spécificité de l’espace français ? Dans quelle mesure cette légende médiévale qui se donne comme cadre la vertu chrétienne de l’hospitalité se fait-elle l’écho des discours sur la nation ? La structure des Trois Contes désigne La Légende comme un espace indéfini, pris entre la Normandie moderne et l’Orient antique. Cette disposition est d’autant plus remarquable que, selon P.-M. de Biasi : De 1844 à 1880, la totalité de la production flaubertienne peut […] s’interpréter comme un vaste système d’alternance qui fait se succéder des récits de l’ici-maintenant (la France aujourd’hui) et de l’ailleurs-autrefois (l’Orient antique). L’aspect systématique de ce dispositif a quelque chose de fascinant : à L’Education sentimentale de 1845 (France contemporaine) succède La Tentation de saint Antoine de 1849 (Antiquité chrétienne orientale) qui est suivie par Madame Bovary (Normandie moderne). Après Madame Bovary, c’est Salammbô (Carthage antique), puis L’Education sentimentale (Paris contemporain) à laquelle succède la version définitive de La Tentation (Egypte du Ier siècle), elle-même suivie par Bouvard et Pécuchet (Normandie moderne), dernière étape qui referme sur le présent la spirale spatio-temporelle ouverte trente-cinq ans plus tôt. Ce jeu de balancier est trop régulier pour résulter d’un hasard ou d’un simple caprice : il a la valeur d’un principe. Dans Trois Contes, l’opposition Un Cœur simple – Hérodias reproduit clairement la règle de cette alternance […]. En intercalant Saint Julien, Flaubert introduit une dimension supplémentaire et transforme la structure binaire en configuration trilogique. Le récit se déroule au Moyen Age, c’est-à-dire à une période médiane entre l’Antiquité et l’époque contemporaine, et dans des régions mal définies entre l’ici occidental et l’ailleurs oriental […] (p. 6-7).
Les pages qui suivent proposent un tour d’horizon de quelques passages qui laissent entrevoir les limites encore timides d’un pays, d’un « ici-maintenant » dont les contours se clarifieront avec Un Cœur simple. Nulle allusion ne permet de situer précisément la localité du château parental, pas plus que nous ne savons exactement à quelle époque rattacher le récit de Julien. Ces hésitations spatio-temporelles
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épousent les démarches scientifiques d’un historien à la recherche des origines de la France contemporaine. Encore enraciné dans les croyances romaines, le parcours de Julien ressemble parfois à la quête d’un espace autre. L’errance mystique trouverait ainsi sa résolution dans la délimitation d’un territoire français, lieu explicite d’Un Cœur simple. La réécriture du sacrifice christique (puisque chaque légende chrétienne reprend plus au moins ce récit) transpose le mythe fondateur dans une France gothique. Le conteur insiste, à la fin du récit, sur l’appartenance de la légende au lieu qui la divulgue: « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays » (p. 127). L’inscription redondante de La Légende dans les lieux surdéterminés du pays, de l’église et du vitrail autorise une enquête sur l’espace d’accueil des hôtes de Julien l’Hospitalier, de même que sur les particularités du lieu en question. La mention de l’art gothique, à travers le vitrail bien entendu, mais également à travers le château des parents et jusqu’à l’architecture orientale du palais de l’épouse de Julien, renvoie à une esthétique que le romantisme attribue à la France29. Par ailleurs, la mention de l’art gothique, à propos du vitrail, mais à travers également la description du château des parents, ainsi que l’allusion à l’architecture orientale du palais de l’épouse de Julien, renvoient à ce romantisme français. On sait le lien qu’établit ce dernier entre l’identité nationale et l’église gothique. Chateaubriand, dans Le Génie du christianisme, souligne ce que le monument religieux doit au lieu qui le voit naître, ce que l’église gothique doit à la nation française : On aura beau bâtir des temples grecs bien élégants, bien éclairés, pour rassembler le bon peuple de saint Louis, et lui faire adorer un Dieu métaphysique, il regrettera toujours ces Notre-Dame de Reims et de Paris, ces basiliques, toutes moussues, toutes remplies des générations des décédés et des âmes de ses pères […]. C’est que tout cela est essentiellement lié à nos mœurs ; c’est qu’un monument n’est vénérable qu’autant qu’une longue histoire du passé est pour ainsi dire empreinte sous ces voûtes toutes noires de siècles30. 29 Cf. Michel Butor, dans Improvisations sur Flaubert, Paris, Le Sphinx, 1984, p.
178, pour qui la mère représente la France, celle du Moyen Age, celle qui survivra avec le personnage de Félicité. 30 Le Génie du christianisme, op. cit., p. 800.
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L’annexion du gothique à la France par Chateaubriand lui permet de rattacher le pays à l’aventure chrétienne pour suivre, après et avec tant d’autres, le cheminement d’une suprématie morale qui passerait de Jérusalem à Rome, de Rome à Paris 31. Le Moyen Age aurait connu ce moment de transition où le pouvoir religieux se serait transporté de Rome en France et aurait vu sa terre produire des monuments gothiques, fidèles imitations d’une nature sacrée. Pour Michelet, cette domination morale s’exerce également dans le domaine de l’écriture légendaire. La France partage ses récits merveilleux avec tous les pays européens, incapables de s’extraire d’un régionalisme qui les isole les uns des autres 32 : La France a continué l’œuvre romaine et chrétienne. Le christianisme avait promis, et elle a tenu. […] Cette tradition, c’est elle qui de César à Charlemagne, à saint Louis, de Louis XIV à Napoléon, fait de l’histoire de France celle de l’humanité. En elle se perpétue, sous forme diverse, l’idéal moral du monde, de saint Louis à la Pucelle, de Jeanne d’Arc à nos jeunes généraux de la Révolution ; le saint de la France, quel qu’il soit, est celui de toutes les nations, il est adopté, béni et pleuré du genre humain 33.
A la fois terre d’accueil et pays conquérant, la nation micheletiste accorde à tous le droit de s’approprier son patrimoine. Historien de la France, Michelet, remarque Franck Laurent, « appartient à une époque qui va achever la promotion du territoire au rang de notion dominante pour penser, représenter et agir la communauté (et particulièrement la communauté nationale) » 34. La capacité de la France à surmonter les
31 De même, Hugo, dans Paris : « Le commencement de Paris est contigu au déclin
de Rome », (op. cit., p. 8). 32 « Il me serait trop facile de montrer que les autres nations n’ont que des légendes spéciales que le monde n’a pas reçues. Ces légendes, d’ailleurs, ont souvent ce caractère d’être isolées, individuelles, sans lien, comme des points lumineux, éloignés les uns des autres » (Le Peuple, op. cit., p. 229). 33 Ibid., p. 228. 34 Franck Laurent, « Errance et Nation dans l’Histoire de France et l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet », in Michelet entre naissance et renaissance (1798-1998). Actes du colloque du bicentenaire tenu au château de Vascoeuil-Musée Michelet (septembre 1998), textes réunis et présentés par Simone Bernard-Griffiths
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différences régionalistes de son territoire la propulse en tête des nations européennes. Millet rappelle que pour certains, cette synthèse est l’identité même de la France : Edouard Schuré, qui est l’auteur d’un recueil de Grandes légendes de la France, mais aussi l’introducteur en France du drame wagnérien et du lied, fait de cette hétérogénéité de la France le fondement de sa mission universelle : « Le voilà bien le problème de la France, qui se reflète dans ses plus lointaines traditions comme dans ses dernières chansons populaires. Entre ce Midi et ce Nord-Ouest, l’harmonie est difficile. Et pourtant, cette synthèse n’est-elle pas la raison historique de la France, qui est de résumer l’Europe dans une pensée de l’Humanité ? » 35
La vertu hospitalière du conte de Flaubert relève bien de cet accueil aveugle et démesuré à l’hétérogénéité du monde. Bien que La Légende ne conclue évidemment pas à la supériorité morale d’un pays sur les autres, il n’en reste pas moins que le récit désigne implicitement les dangers totalisateurs de toute entreprise globalisante. Certains textes de la jeunesse flaubertienne, tels que l’Influence des Arabes d’Espagne sur la civilisation française du Moyen Age, Loys XI, la Chronique normande du Xe siècle ou la Lutte du sacerdoce et de l’empire, portent en eux les interrogations des romantiques sur les origines de la nation, les légendes locales et les apports étrangers36. La Légende se charge de réanimer ce vieil intérêt de l’auteur pour l’étude historique de l’établissement des empires. Les pages qui suivent portent sur l’édification d’un lieu communautaire qui englobe dans un « nous » rassembleur tous les auditeurs du conte : « […] Julien […] face à face avec Notre-Seigneur Jésus » (p. 127). Chacun des Trois Contes ponctue son récit par l’image d’une avec la collaboration de Christian Croisille, Clermont-Ferrand, Cahier Romantique 6, 2001, p. 239. 35 Le Légendaire au XIXe siècle, op. cit., p. 205. Le texte de Schuré s’intitule : Le Réveil de la poésie populaire en France, dans l’édition de 1903 de l’Histoire du Lied, p. 11-12. 36 Ainsi débute, par exemple, La mort de Marguerite de Bourgogne : « Connaissezvous la Normandie, ce beau pays si rempli de vieux castels dont chacun éveille le souvenir d’un nom célèbre? […] la Normandie si remplie de vieilles légendes, de contes fantastiques, de traditions populaires, qui tous se rattachent à quelques lambeaux de notre histoire du Moyen Age? » (Œuvres de jeunesse, in Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 34.)
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communauté solidaire autour d’une figure sainte. Les disciples d’Hérodias, encore en quête, il est vrai, d’un lieu où déposer leur relique, forment pourtant déjà une communauté virtuelle. L’hospitalité de Julien lui fait épouser un corps étranger, auquel la moralité naïve du légendaire s’empresse d’assimiler l’image du Christ, tout en localisant précisément le lieu d’accueil, l’église. Quant à Un Cœur simple, Flaubert choisit d’y faire figurer en parallèle le lieu propre du divin, le cœur ou le « temple de Dieu », et son lieu figuré, la cour de Madame Aubain qui réunit la communauté. Sourde, aveugle et privée de tout lien familial et professionnel, Félicité, qui ne pouvait compter que sur son imagination pour s’inscrire dans une collectivité, peut désormais se voir intégrée à la communauté des fidèles lorsque le long cortège processionnaire vient à elle. Le cœur, libéré des amours circonstancielles et personnelles, ménage un espace pour la foule indifférente et sacrée : « En songeant à la procession, elle la voyait, comme si elle l’eût suivie. Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs […] » (p. 87). Le « flot de monde », dont la servante s’était vue refuser l’affection au cours de son existence, réapparaît pour donner corps à ce mythe d’une communauté religieuse solidaire. Non plus exclue du groupe, elle participe, de loin, à la translation de l’hostie. Les derniers passages du conte font alterner le récit de la mort du corps charnel de Félicité et celui du cortège théoxène, comme si la procession devait dépendre du sacrifice de la servante : Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, lui soulevait les côtes. Des bouillons d’écume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait. Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d’un troupeau sur du gazon. (P. 88)
Le corps n’est jamais laissé à l’abandon, comme une enveloppe surnuméraire après la révélation mystique. Au contraire, il se fait le réceptacle, ou la demeure, du dieu jusqu’alors étranger, de la « vapeur d’azur » que l’on hume « avec une sensualité mystique ». Alors que chacun des Trois Contes commençait avec la description physique d’une propriété plus ou moins bien gardée, ils progressent tous vers l’érection de frontières mystiques. Félicité surveille attentivement les
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entrées et les sorties des invités de sa maîtresse : « Félicité le [Monsieur de Gremanville] poussait dehors poliment […]. Et elle refermait la porte. Elle l’ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué » (p. 53-54). Gardienne suspicieuse, Félicité n’accorde que partiellement, au début du récit, l’hospitalité qu’elle ne refuse plus à personne au moment de sa mort. De même Julien, qui tue la souris intruse, puis ses parents hôtes, finit par faire tomber les barrières physiques qui le séparent de son dieu. Hérode est l’hôte involontaire de visiteurs divins dont la charge s’avère écrasante. A l’image de la terre de Machærous, trop sèche pour laisser germer une plante, il ne peut que rejeter la semence divine hors de son domaine. Toujours en reste vis-à-vis de ses invités, il ne parvient pas à se mettre à leur niveau pour égaliser les forces en présence et uniformiser les hommes dans une croyance unique. Malgré la salle en forme de basilique dans laquelle il prend place, le grand festin final ne réunit qu’une foule disparate qui se dissémine après l’orgie : « Les flambeaux s’éteignaient. Les convives partirent ; et il ne resta plus dans la salle qu’Antipas […]» (p. 175). Jamais maître des lieux qu’il occupe, le Tétrarque ne peut qu’être rejeté à la périphérie des événements qui s’y déroulent. L’âme humaine, où se loge la Cité politique selon Michelet, « se fixe en un lieu, s’y recueille, elle s’organise un corps, une demeure, un ordre d’idées » avant de pouvoir agir37. Or, Hérode, rassemblant ses amis autour de lui pour fêter son anniversaire, se plaçant au centre du pavillon de l’estrade, ne gouverne pourtant pas la foule : « Alors, ses pieds nus [ceux d’Aulus] dominaient l’assemblée » (p. 161). Encore une fois, seuls les disciples participent à la fondation de cette communauté mystique qui chemine vers une même destination spirituelle. Avant « d’employer son existence au service des autres », Julien, contrairement à Hérode, se fixe dans ce lieu qui deviendra l’espace d’accueil du dieu : Il commença par établir sur la berge une manière de chaussée qui permettrait de descendre jusqu’au chenal ; et il se brisait les ongles à remuer les pierres énormes, les appuyait contre son ventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfonçait, manqua périr plusieurs fois. (P. 122)
37 Le Peuple, op. cit., p. 219.
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L’hôpital, ou la léproserie, évoqué dans la légende dorée de Voragine, se transforme en une simple cabane dans notre conte. Mais cette cabane semble combiner les espaces symboliques de l’hôpital et de l’église38. Outre la transformation ovidienne de la cabane en temple signalée dans le chapitre III (note 6), on peut également noter un emprunt à La Légende dorée, qui implique le même type de sacralisation de l’espace. Dans le dernier chapitre de sa Légende, « la dédicace de l’église », Jacques de Voragine décrit la démarche qui consiste à consacrer le « temple spirituel » (le cœur) et le « temple matériel » (l’église). Le rituel obéit à un rythme ternaire : le Christ frappe trois fois à la porte du cœur du croyant, d’abord sourd aux appels divins, il en fait trois fois le tour, etc. Alors seulement le « temple spirituel » est prêt à recevoir le Christ. La légende de saint Christophe, dans la même Légende dorée, emprunte une symbolique numérique semblable : l’enfant Christ appelle Christophe par trois fois avant que ce dernier ne réponde. Dans La Légende, l’épisode du Lépreux garde la trace de cette surdité du croyant à l’injonction de la foi : la voix de l’autre côté du fleuve se fait entendre par trois fois avant que Julien cesse de douter de ses sens: « […] il crut entendre quelqu’un l’appeler », la voix « […] venait de l’autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve », enfin : « Une troisième fois on l’appela : – “Julien !” Et cette voix haute avait l’intonation d’une cloche d’église » (p. 124). Julien entend enfin l’appel du Christ, il accueille alors le fardeau du divin : l’édification du temple matériel est proche, les cloches retentissent... Symbole d’investiture ecclésiastique au Moyen Age selon les Origines du droit français39, la cloche sonne ici la consécration de la sainteté de Julien, dont le patronage est l’hospitalité. Jacques de Voragine commande aux chrétiens d’honorer les saints, leur personne étant le « cellier de Dieu ». Le saint sera dès lors considéré comme la maison de Dieu et c’est en tant que tel que son corps se verra vouer un culte. Patron des 38 Patricia Godi, « La maison de miséricorde », in Le livre de l’hospitalité, op. cit., p.
831 : « L’étymologie semble permettre […] d’établir l’existence d’un lien essentiel entre le bâtiment et la fonction d’hospitalité, dans la mesure où le mot “église” a pour origine le terme latin ecclesia, du verbe grec ekkalein qui signifie “appeler, convoquer”, terme qui désigne au départ une “assemblée”, à Athènes, par exemple, l’assemblée du peuple, puis progressivement, une “communauté”. Dans le contexte chrétien, le mot désignera finalement la communauté des fidèles ». 39 Origines du droit français, op. cit., p. 727.
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voyageurs, des âmes errantes et des étrangers, Julien participe d’une façon prépondérante à l’élaboration mythique d’une institution religieuse qui se veut universelle et rassembleuse, qui exclut la possibilité d’un espace inaccessible à son emprise. Il faut enfin mentionner l’allusion à l’ordre des Templiers auquel Julien apporte son aide au cours de ses exploits guerriers. « Ordre religieux et militaire fondé en 1119 pour la défense des Lieux saints. Plaisanterie érudite : loin de prêter assistance aux Templiers, l’ordre des Hospitaliers (homonyme de saint Julien) mena contre eux une guerre sans merci qui aboutit, deux siècles plus tard, à l’extermination des Templiers », écrit P.-M. de Biasi en note de la page 108 du conte. Plaisanterie certes, mais qui a le mérite cependant de souligner encore l’accointance de Julien avec les gardiens de l’espace sacré. Exactement à l’inverse de Michelet qui se réjouit de la disparition des Templiers, symbole, pour l’historien, de la corruption de l’asile ecclésiastique par l’institution40, Flaubert réaffirme leur survivance dans le paysage religieux. La défense du lieu saint, c’est-àdire la territorialisation de la croyance, est renforcée par l’héroïsme de Julien. Les ultimes passages du conte multiplient donc les évocations d’une religion institutionnalisée. L’église apparaît comme le point de convergence vers lequel les errances de Julien se dirigent fatalement. La traversée du fleuve symbolise peut-être cette démarche édificatrice. Maury explique en effet : [Certains] symboles d’une origine toute chrétienne devinrent […] d’un usage peu fréquent et ne se conservèrent que dans certaines représentations spéciales où leur présence fut pour ainsi dire 40 Sur ce point, voir la préface de Paul Viallaneix au Peuple de Michelet : « Ainsi le
peuple français s’accommode longtemps du pouvoir politique de l’Eglise. Elle seule, après la chute de l’Empire romain, est en mesure de satisfaire le besoin que les Barbares ressentent de surmonter leurs divisions raciales. Elle propose au peuple naissant l’exemple de son unité et l’appui de son autorité. Entre elle et lui s’instaure, pour des siècles, un « dialogue tendre » ; toute une communauté édifie les cathédrales et s’y assemble. Cependant l’Eglise est tentée, à la longue, de se suffire à elle-même. Lorsque les Normands pillent les campagnes, elle manque déjà à sa mission, en cessant d’être un asile. Aussi le peuple cesse-t-il de compter sur les institutions ecclésiastiques pour assurer son avenir. Il les abandonne, les unes après les autres, à une ruine inexorable, dans la mesure où elles ne le servent plus. Il assiste, indifférent, au dépouillement et à l’exécution des Templiers. C’est la fin de l’ « âge héroïque » de l’Eglise » (éd. cit., p. 12-13).
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consacrée : de ce nombre ont été le vaisseau, l’ancre, l’eau qui coule, le pélican, le cerf ou la licorne. Note 6 : [A propos du vaisseau] On observe ce symbole, plusieurs fois reproduit dans les miniatures du moyen âge, pour exprimer l’Eglise. La croix du Sauveur sert de mât au vaisseau. Au dire de Suarès, évêque de Vaison, une mosaïque de Giotto, au Vatican, représente l’Eglise sous l’emblème d’un navire conduit au port par le Christ ; les diables, figurés par les vents […] cherchent à le faire chavirer41.
C’est une église vacillante que le Christ parvient pourtant à stabiliser ; on retrouve la figure du lépreux, « immobile comme une colonne » (p. 125), qui interdit à Julien de laisser dériver sa barque. L’imagerie légendaire emprunte à la fonction royale et à la solidité d’une architecture monumentale ses comparaisons : « […] il avait dans son attitude comme une majesté d’un roi » (p. 124) ; « […] et il le vit siégeant sur l’escabeau » (p. 125). Le réseau métaphorique embrasse ici les puissances divines et humaines, sacrées et monarchiques. Mais la « chose considérable » à laquelle prend part Julien ne trouve son expression que dans le domaine déceptif d’une hiérarchie humaine. Jésus est un roi qui vient réclamer sa part, comme le Messie que conçoit le Tétrarque menace ses territoires dans Hérodias. Flaubert se souvient encore des propos de Maury sur la pauvreté des illustrations religieuses dans l’évocation du divin : On plaça [vers le IXe siècle] sur la tête du Père Eternel la couronne d’un roi ou d’un empereur, on le revêtit d’insignes royaux, on mit dans sa main le globe impérial ou le sceptre, symbole de la puissance terrestre, ou bien encore, on le coiffa d’une mitre ou d’une tiare, on l’habilla des ornements pontificaux, partant de cette idée catholique que le pape ou les rois sont les représentants de Dieu sur la terre et la prenant au pied de la lettre. Ainsi représentée, on plaçait son image sur un trône […]42.
« Représentant de Dieu sur la terre », le Lépreux en donne une image nécessairement dégradée – les descriptions des plaies autoriseraient même à dire « putride ». La Légende joue du reste à différents niveaux de cette dégradation du religieux par le contact humain. Entre le 41 Maury, Croyances et légendes du Moyen Age, op. cit., p. 191-192. 42 Ibid., p. 185.
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modèle absent et son imitation incarnée, la distance est infranchissable. Julien se révèle un double sulfureux du Christ, l’église n’est qu’une application dogmatique des préceptes évangéliques au service du politique, le conteur confesse l’ « à peu près » de son récit par rapport au vitrail-patron qui est lui-même coupable par rapport à la légende. Le porte-parole du message avoue donc ses compromissions avec la matière et son rôle dans l’édification d’un mythe qui défigure toujours sa source. Renan, dans les Origines du Christianisme, se penche précisément sur les conditions de la transmission évangélique du vivant même du Christ. L’église, c’est-àdire le rassemblement des hommes, semble être le premier pouvoir qui s’instaure avec l’accord du divin: Un germe d’Eglise commençait dès lors à paraître. Cette idée féconde du pouvoir des hommes réunis (ecclesia) semble bien une idée de Jésus […]. [Celui-ci] confie à l’Eglise le droit de lier et de délier (c’est-à-dire de rendre certaines choses licites ou illicites), de remettre les péchés, de réprimander, d’avertir avec autorité, de prier avec certitude d’être exaucée. Il est possible que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au maître, afin de donner une base à l’autorité collective par laquelle on chercha plus tard à remplacer la sienne. En tout cas, ce ne fut qu’après sa mort que l’on vit se constituer des Eglises particulières, et encore cette première constitution se fit-elle purement et simplement sur le modèle des synagogues43.
Il s’agit de distinguer le rassemblement spontané des chrétiens, qui ne requiert pas la présence d’une enceinte, et l’église à proprement parler. Très vite, le monument remplace l’autorité de la parole divine et installe une religion qui n’est qu’un avatar d’une autre religion. L’union des hommes qui devait bouleverser l’ordre du monde se traduit dès lors par le cloisonnement des esprits dans un espace restreint. L’ambiguïté de l’église comme lieu charitable mais oppressif n’est-elle pas déjà comprise dans le château du père, à la fois forteresse militaire et havre de paix qui accueille volontiers le pèlerin ? « On vivait en paix depuis si longtemps que la herse ne s’abaissait plus ; les fossés étaient pleins d’herbes ; des hirondelles faisaient leur nid dans la fente des créneaux ; et l’archer, qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, dès que le soleil brillait trop 43 Renan, Vie de Jésus, éd. cit., p. 269-270.
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fort, rentrait dans l’échauguette, et s’endormait comme un moine » (p. 92). Flaubert ne fait probablement qu’exploiter la richesse d’une étymologie qui sert son propos. Pascale Auraix-Jonchière signale en effet que la rubrique « Moeurs et coutumes » du Grand dictionnaire universel Larousse du XIXe siècle met en regard deux conceptions du château en tant qu’espace social. Lieu d’exactions et de domination, la forteresse féodale peut se transformer en asile, conformément à son étymologie (du latin castellum, forteresse, diminutif de castrum, camp, lieu de repos et de sommeil, l’endroit où l’armée dort et passe la nuit)44.
Comme le château du père, le domaine qu’ouvre le sacrifice hospitalier de Julien est le foyer d’un double registre oppressif et charitable. L’église qui réunit les hommes dans la foi tend à se placer au centre d’un monde qu’elle veut gouverner. Encore libre de toute entrave dogmatique et de tout projet d’édification dans Hérodias, la foi de La Légende se dote d’une structure qui inscrit définitivement le message évangélique dans la pierre. La clausule du conte situe donc précisément le moment de l’implantation de la légende. Au récit de Julien recevant le Christ en son sein est apposé le double symbolique de son geste, son enracinement dans un lieu. La Légende, récit central de la trilogie chrétienne que forment les Trois Contes, décrit une croyance parvenue à son apogée, qui situe le temple français comme lieu fédérateur, en contraste avec le christianisme encore errant d’Hérodias et celui, décati, d’Un Cœur simple. La propension du légendaire à l’accumulation et au confinement des différences est représentée dès les premières pages du conte. Dans la salle du château, « […] des armes de tous les temps et de toutes les nations […] » (p. 92) résument pour l’enfant l’histoire guerrière de l’humanité. De ces trophées paternels, Julien retient le modèle d’une suprématie : chaque appartenance particulière est accueillie au cœur de la salle pour y être noyée dans la chrétienté dominante. Tous les peuples vaincus « ont en commun d’avoir été les ennemis du Dieu de la Bible » nous apprend Pierre-Marc de Biasi dans son édition des Trois Contes (p. 93). Loin de chercher à se 44 Pascale Auraix-Jonchière, « Entre accueil et hostilité », in Le livre de l’hospitalité,
op. cit., p. 637.
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défaire de ses vestiges païens, le châtelain en collecte au contraire la diversité pour mieux marquer son pouvoir centralisateur. Plus tard, Julien applique les mêmes recettes permettant de se constituer une manière de règne universaliste : « Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes d’intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se composa une armée» (p. 108). Toutes les errances en quête d’une patrie viennent échouer sous la bannière de Julien. L’antiquité ne conçoit pas autrement l’origine des villes qui ont gouverné le monde. Selon le Vico de Michelet : C’est en ouvrant un asile que Cadmus fonde Thèbes, la plus ancienne cité de la Grèce. Thésée fonde Athènes en élevant l’autel des malheureux, nom bien convenable à ceux qui erraient auparavant, dénués de tous les biens divins et humains que la société avait procuré aux hommes pieux. Romulus fonde Rome en ouvrant un asile dans un bois, vetus urbes condentium consilium, dit Tite-Live. De là Jupiter reçut le titre d’hospitalier45.
Dans la scène finale, Julien sacrifie, à cet étranger invité à transformer un lieu du hasard en lieu prédestiné, son feu, sa nourriture et sa boisson. Ce faisant, on l’a dit, il répète les rites des Romains 46, qui délimitent les murs de l’enceinte domestique en invitant l’étranger à partager leurs biens, sachant que sous les traits de l’inconnu peut toujours se cacher l’être divin. Egaliser les deux forces en présence, cela revient à accorder à l’invité ce droit d’appartenance nationale, ou locale, qui lui est refusé ailleurs, mais c’est également renforcer considérablement les bases de la demeure hôte: Après s’être acquitté régulièrement des fonctions religieuses [les sacrifices], il [Romulus] réunit en assemblée cette foule qu’on ne pouvait fondre en un peuple homogène que par les liens juridiques, et il lui donna des lois. […] Puis, pour ne pas laisser vide cette ville immense et pour y attirer une population plus
45 Michelet, Histoire romaine, op. cit., p. 498. Voir également, dans l’Histoire
romaine, p. 377-378. (Livre premier : « Origine, organisation de la cité ») : « le héros romain, le fondateur de la cité, doit être d’abord un homme sans patrie et sans loi, un outlaw, un banni, un bandit, mots synonymes chez les peuples barbares. Tels sont les Hercules et les Thésée de la Grèce ». 46 Cf. le livre premier « Origine, organisation de la cité » de l’Histoire romaine de Michelet.
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nombreuse, Romulus prend la vieille méthode des fondateurs de villes, qui rassemblaient autour d’eux un grand nombre de gens obscurs et de basse condition et prétendaient qu’une race était sortie pour eux de la terre, et, à l’endroit où il y a maintenant un enclos dans la montée entre les deux bois sacrés, il ouvre un lieu d’asile47.
A l’instar de Romulus qui appelle à lui les laissés pour compte de la terre, Julien accorde l’hospitalité à un lépreux et non au Christ. Apatride, l’étranger, même divin, a besoin d’une assise pour être reconnu. Les lambeaux et les ulcères de l’hôte interdisent toute identification catégorique. Dans les contes de Flaubert, le dieu ne se donne jamais pour ce qu’il est. Le croyant appréhende une forme indéfinie à laquelle il finit par attribuer une valeur divine. La récompense du sacrifice hospitalier dans la tradition antique et dans l’hagiographie est invalidée chez Flaubert, puisque c’est le croyant qui donne naissance au dieu qu’il invite et non ce dernier qui se révèle aux yeux des humains. La Légende pratique une indifférenciation des éléments qu’elle intègre : Flaubert s’ingénie à mêler l’Orient et l’Occident, l’Antiquité et le Moyen Age, les références savantes et les écrits naïfs48. Le conte hérite d’une histoire complexe et hybride que ce genre syncrétique s’applique à couvrir d’un vernis unificateur, selon de Biasi: « […] à la fin de chaque partie Julien rompt avec le passé et s’enfuit, en changeant d’âge, de lieu et d’identité. Mais ces ruptures sont aussi une façon d’accentuer les similitudes, les répétitions et la profonde unité latente qui font de ces périodes les étapes d’un destin. Flaubert élabore entre chaque partie un système très complexe d’homologies, d’échos et de correspondances, à plusieurs échelles : depuis les grandes structures narratives (symétries, inversions, annonces et rappels) jusqu’au détail du style où la cohérence est construite à l’échelle lexicale » (p. 20-21). La terre ne possède aucun génie particulier qui aurait dormi jusqu’alors dans son sein, mais elle se métamorphose au contact de la chair qui s’unit à elle : « Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis un vent 47 Tite-Live, Histoire romaine. Livre I, 8, texte établi par Bayet et traduit par Baillet,
Paris, Les Belles Lettres, 1985. 48 Cf. l’introduction de P.-M. de Biasi aux Trois Contes, éd. cit., ainsi que « Un conte à l’orientale. La tentation de l’Orient dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier », Romantisme, 34 (1981), p. 47-66.
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désordonné soulevait la poussière en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l’eau, craquait sous les gencives » (p. 123). Puissance pénétrante des éléments à laquelle le héros doit fatalement s’ouvrir : « Un peu plus tard, c’étaient des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqûres ne s’arrêtaient ni jour ni nuit », (p. 123). L’absorption totale des éléments exilés que recueille le texte allégorise le processus chimique de la constitution nationale romantique. Les particularismes régionaux, les écarts temporels entre les allusions au monde antique et au monde moderne, les figures profondément antithétiques de l’Apostat et du Christ que l’auteur réunit dans la figure de l’Hospitalier, rien ne semble devoir décourager l’entreprise unificatrice de ce texte qui n’admet pas l’existence d’un ailleurs. Comme la barque de Julien, réparée « avec des épaves de navires », sa cahute construite avec « de la terre glaise et des troncs d’arbre », le texte exténue, en poussant sa logique à bout, les théories romantiques pour en projeter la nature radicale. Rien ne résiste à la puissance fédératrice de Julien, qui attire à lui tout ce qui passe à sa portée. Puissance de destruction dans les scènes de chasse, ce nivellement vers le même se transforme en puissance d’édification à la fin du conte, alors que le héros hagiographique devient l’Hospitalier en fondant l’asile : […] et on la [la barque] surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux, sans compter les bêtes de somme, qui ruant de peur, augmentaient l’encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine ; quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu’ils tiraient de leur bissac ou les habits trop usés dont ils ne voulaient plus. (P. 123)
Le lieu de passage déserté retrouve sa fonction par l’application des devoirs de l’hospitalité. Mais il faut souligner le terme « encombrement » qui saisit remarquablement ce en quoi la vertu chrétienne que dépeint Flaubert fait violence au corps qui l’honore. Le fardeau que porte Julien imprime à tous ses mouvements une cadence heurtée qui sera reprise dans l’excipit d’Hérodias. Comme les disciples, Julien éprouve lourdement la charge qui lui est impartie. « […] Portant le poids du souvenir » (p.122) dit également le passage qui ouvre sur la révélation du lieu de la cabane, insistant ainsi sur l’inhérence de la pénitence et de sa délivrance. Les tentatives pour communier avec les hommes trahissent toutes la marque de l’effort,
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comme si le monde de la croyance flaubertienne comprenait toujours, fatalement liés, la douleur, conséquence du péché originel, et son double, la libération messianique. Ainsi la fatalité ne s’exerce pas uniquement sur le parricide, mais aussi, comme l’indique la prophétie à la mère, sur le rachat des fautes. L’originalité du texte par rapport aux légendes précédentes consiste sans doute en grande partie dans la quasi simultanéité et dans l’indifférenciation des prophéties maternelle et paternelle. Le texte harmonise le bien et le mal, non pas dans un élan provocateur blasphématoire, mais pour mettre en scène la nécessité adamique dans la naissance de la religion. L’un et l’autre se soutiennent, comme Julien soutient le Lépreux. Entre le croyant fautif et son dieu indulgent, ce n’est pas une relation de condescendance de l’un à l’autre que le texte met en avant, mais un « face à face » 49 qui les rend interdépendants.
3. Errance adamique La chute adamique est censurée par la perte de l’espace paradisiaque et ouvre sur la quête d’un territoire qui restaurerait l’alliance avec Dieu. Hors de l’Eden, toute terre réclame un travail pénitentiel et rappelle à l’homme son errance originelle. Adam règne en maître sur la création avant la chute, il est réduit au vagabondage après. « Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam au milieu du Paradis, entre toutes les bêtes ; en allongeant le bras, il les faisait mourir ; ou bien, elles défilaient, deux à deux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu’aux hermines et aux canards, comme le jour qu’elles entrèrent dans l’arche de Noé. A l’ombre d’une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles ; il en survenait d’autres ; cela n’en finissait pas ; et il se réveillait en roulant des yeux farouches » (p. 111-112). Le rêve condense paradoxalement un avant et un après de la faute, où la plénitude paradisiaque d’une autorité absolue sur les bêtes se conjugue avec un désir infini de conquête. La réécriture des deux épisodes bibliques est ici remarquable, puisque Flaubert peint la domination originelle d’Adam et de Noé sur la création sous les couleurs d’une terreur 49 « […] – Et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur
Jésus, qui l’emportait dans le ciel » (p. 127).
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sanglante. L’assujettissement du monde animal à l’homme, semble dire le texte, reviendrait à une hécatombe, comme si le désir territorial était intrinsèquement lié au désir de totalité. Le christianisme ne s’implante qu’au prix de l’effacement des particularismes. La figure de l’hospitalier est singulièrement nomade chez Flaubert. Au chapitre I, Julien chasse « loin du monde » (p. 100), au chapitre II, il s’engage « dans une troupe d’aventuriers » (p. 107), au chapitre III, il s’en va « mendiant sa vie par le monde » (p. 120), enfin il monte au ciel dans une dernière errance, verticale celle-ci. Le fatalisme adamique qui pèse sur La Légende ne semble devoir laisser aucun espace au hasard profane. Comme on l’a vu dans le chapitre III, les errances de Julien évoquent à la fois la faute première et son rachat par le Messie. Toutes les régions semblent visitées par la présence du religieux qui réclame du voyageur l’établissement d’un territoire commémorant le pacte du nouvel évangile. C’est certainement dans les scènes de chasse qui anticipent le parricide que l’écriture s’imprègne le plus profondément de cet hôte divin et culpabilisant. Depuis la condamnation du cerf à la fin de la première chasse et pendant toute la deuxième chasse, on assiste à un rétrécissement de la sphère intime de Julien 50 : Et tous les animaux qu’il avait poursuivis se représentèrent, faisant autour de lui un cercle étroit. […] Par un effort suprême de sa volonté, il fit un pas ; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes ; ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs membres ; et tous l’accompagnaient. […] Julien se mit à courir ; ils coururent [les animaux]. Le serpent sifflait, les bêtes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses défenses, le loup l’intérieur des mains avec les poils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses pieds. (P. 116-117)
50 Sur ce point, citons la remarque suivante de P.-M. de Biasi: « La première chasse,
où Julien accomplit triomphalement un massacre d’animaux, a lieu dans un pays du Nord, par une froide journée d’hiver, de l’aube au soir ; c’est Julien qui domine les bêtes, les encercle : elles sont ses victimes, et lui le bourreau. Mais tout s’achève à la tombée du jour par la malédiction du cerf qui prédit à Julien l’assassinat de ses parents. La seconde chasse, où il ne parvient à atteindre aucun animal, se déroule dans une région du Sud, par une chaude nuit d’été, du soir au matin ; ce sont les bêtes qui dominent Julien, l’encerclent : elles sont les bourreaux et lui leur victime […] », éd. cit., p. 21.
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Comme on l’a souvent souligné, les animaux confinent Julien en un cercle étroit dans lequel il évolue avec peine. Mais il convient de noter également que les animaux ne se contentent pas d’étouffer, ils « accompagnent » le chasseur. L’ensemble de la forêt, les animaux et jusqu’à l’air qu’il respire, lui commandent ses faits et gestes. L’espace ne lui permet aucune échappatoire et il est conduit sur les lieux du crime parricide par une sorte de cortège qui l’enveloppe et le guide vers le château : Tout en l’observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance ; et, assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseau, suffoqué par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier « grâce ! » Le chant du coq vibra dans l’air. D’autres y répondirent ; c’était le jour ; et il reconnut, au-delà des orangers, le faîte de son palais. (P. 117).
Aveuglé, Julien est soumis à la volonté animale qui semble savoir où le diriger. Le bestiaire légendaire acquiert ici toute sa puissance symbolique, désigne le lieu consacré, et révèle enfin qu’il n’était qu’un substitut pour les parents : « […] les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes » (p. 117). Le geste parricide, fondateur d’une ère nouvelle dans le destin de Julien, est accompagné, voire provoqué, par les animaux. Dans le chapitre des Origines du droit français réservé aux symboles de la propriété, Michelet rappelle que les mythes antiques attribuent souvent à l’animal le rôle de guide d’une population migrante. Ils « décident l’établissement des peuples, la fondation des villes »51. Les animaux sont alors les garants symboliques de la propriété humaine et sacralisent le choix du lieu. Dans La Légende au contraire, l’augure animale rompt la tranquillité d’une vie domestique pour jeter une nouvelle fois Julien sur les routes. Semblable encore à Adam, il doit fuir le regard réprobateur de Dieu qui lui reproche son crime. Pourtant le rôle initiateur des animaux que rappelle Michelet a bien sa place dans le conte, dans la mesure où 51 Michelet, Origines du droit français, op. cit., p. 679. Il faut ajouter que Bouvard et
Pécuchet s’intéressent également au miracle de l’augure animal: « Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton, qui en frappant du pied dans un herbage, indiqua l’endroit où elle était – sur cette place le comte Baudouin érigea un sanctuaire ». Ed. cit., p. 311.
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ceux-ci dévoilent le domaine ultime qu’il s’agit de gagner. Le christianisme fonde un nouvel empire dont les limites ne sont plus terrestres et enjoint les hommes de renoncer à la propriété personnelle. De ce point de vue, les parents de Julien, de même que la vie toute matérialiste et sensuelle qu’il mène dans son palais, représentent une dérive pour un christianisme sincère. Flaubert confond dans la scène du meurtre final l’horreur parricide avec la libération chrétienne des entraves terrestres. Les parents sont associés dès les premières pages du conte à l’idée de pérennité, peut-être d’immobilisme. Le père par sa paresse : « […] il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires » (p. 93). La mère par le soin qu’elle apporte à son foyer : « Son domestique était réglé comme l’intérieur d’un monastère […] » (p. 93-94). Le château s’enliserait dans la tranquillité d’une vie vertueuse et chrétienne, s’il n’était, comme nous l’apprend la première phrase du conte, situé sur « la pente d’une colline » (sur une pente, un château !). L’allusion au penchant fautif est suffisante pour condamner d’emblée ce lieu qu’il faudra déserter. Avant de gagner le domaine céleste que lui ouvre son geste sacrificiel, Julien se perd dans la recherche coupable d’une propriété terrestre. Du premier meurtre au dernier, de l’élimination faussement anodine de la souris à celle, tragique, des parents, Julien obéit toujours, quand il tue, à un réflexe de défense contre ce qu’il ressent comme une violation de son territoire : la souris est une intruse qui rompt l’atmosphère de recueillement de l’église, les parents s’introduisent dans son propre lit. Afin de se protéger contre ces envahissements successifs, le héros tue pour conserver un espace vierge de toute présence étrangère. C'est dire que l’ensemble du récit se concentre sur la défense d’un territoire qui grandit en proportion du désir conquérant de Julien. La faute adamique condamne l’homme au mouvement, à la soif d’espace nouveau, à la fuite continuelle. Un passage des manuscrits indique qu’il « dépeuple presque la contrée il lui faut aller plus loin52 », comme si le meurtre coïncidait avec l’ouverture d’un espace vierge à dévaster. Les deux grands épisodes de chasse relatent les faits d’une guerre territoriale qui contraste avec le renoncement à tout espace privé de l’hospitalité chrétienne. Ils illustrent la théorie d’un christianisme conquérant, soutenu par la puissance d’une église 52 Corpus flaubertianum, III. La légende de saint Julien l’Hospitalier, op. cit., p. 100.
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dogmatique, par le discours univoque d’une légende bien ancrée dans les cœurs. La chasse sacrée que mène Julien se double d’une occupation forcée des espaces qu’il parcourt. Le meurtre initial, dans l’église, efface l’incompatibilité des prophéties maternelle et paternelle en conjuguant la sainteté avec l’esprit guerrier et entame ainsi la période de la guerre sainte que va livrer Julien. Se rendre maître de l’enceinte sacrée, c’est réduire l’intrus au silence et en faire disparaître toute trace (« Une goutte de sang tachait la dalle. Il l’essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors, et n’en dit rien à personne », p. 97). La mère, figure de la bonté chrétienne, semble pourtant déjà incarner la vitalité d’une force condamnée à transgresser ses limites : « Les cornes de son hennin frôlaient le linteau des portes: la queue de sa robe de drap traînait de trois pas derrière elle » (p. 93). Comme Griselidis (mentionnée dans les brouillons préparatoires de Flaubert 53), la mère déborde de son espace et étend diaboliquement son empire. On retrouve le même motif dans la première chasse : Mais Julien méprisa ces commodes artifices ; il préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C’était presque toujours un grand tartaret de Scythie, blanc comme la neige. […] Et il se tenait ferme sur le bras de son maître pendant que le cheval galopait, et que les plaines se déroulaient. […] La bête hardie montait droit dans l’air comme une flèche ; et l’on voyait deux taches inégales tourner, se joindre, puis disparaître dans les hauteurs de l’azur (p. 100)54.
Préfiguration de l’élévation future, comme de l’hospitalité finale, la conquête aérienne saisit la proie pour la faire disparaître dans l’azur. Les « taches inégales » sont rapidement noyées dans 53 Ibid., p. 11, Notes de lecture. 54 De Biasi rencontre un tartaret de Barbarie dans les notes de Flaubert sur l’ouvrage
de Gaston Phoebus. Il s’interroge sur la raison du choix définitif de l’auteur : « de Scythie »: « Les brouillons démontrent que Flaubert utilisait toutes ces notes techniques avec la plus grande liberté. Ainsi le faucon préféré de Julien est bien un « tartaret », mais qui vient de « Scythie » […], et, dans les brouillons, Flaubert était passé par toute sorte d’autres provenances septentrionales : de Norvège, d’Islande, de Scandinavie, avant de choisir, finalement « de Scythie ». Le problème musical et euphonique l’emporte toujours en dernière instance sur l’exactitude référentielle ». Carnets de travail de Flaubert, op. cit., p. 731.
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l’indifférenciation d’un ciel chrétien. Le ministère de Julien le transporte hors des murs du château dont le confort « commode » est incompatible avec les exigences d’une guerre sainte et agressive. La progression territoriale est manifeste ici (« les plaines se déroulaient ») et elle procède autant d’une colonisation horizontale et profane que d’une pénétration verticale et céleste. La première partie de la chasse est victorieuse. Julien avance en terrain conquis : « Son genet danois, suivi de deux bassets, en marchant d’un pas égal faisait résonner la terre. […] Julien, d’un revers d’épée, lui [le coq de bruyère] faucha les deux pattes, et sans le ramasser continua sa route » (p. 102). Aucun passage ne marque mieux l’enchaînement logique entre le meurtre et l’avancée martiale, entre l’évacuation d’un ennemi et le déploiement de l’espace. La véritable motivation de la chasse n’est pas la proie animale mais l’occupation de l’espace. On va constater que chaque crime réorganise l’espace en fonction du succès de l’entreprise. Dans l’introduction aux Origines du droit français, Michelet se penche sur les symboles de l’appropriation territoriale. Parmi les différentes mesures qu’il dénombre, il distingue une mesure corporelle et immédiate d’une mesure assistée et distante : La place de l’homme, ce qu’il peut couvrir de son corps, c’est la vraie mesure de la propriété primitive. […] Telle est la pensée enfantine et profonde des anciens temps. L’homme s’approprie la terre, en la touchant de son corps et de ses membres. Toutes les fois qu’il la touche, cette terre nourricière, il se relève plus fort. Mais, grâce au ciel, l’homme n’est pas tellement un être matériel qu’il soit si étroitement circonscrit. La volonté porte où la main n’atteint pas […]. L’augure étrusque partage hardiment de son lituus le ciel et la terre. Le tribun du Moyen Age (Rienzi) regarde aux trois parties du monde, fend l’air de trois coups d’épée: « Ceci et ceci, cela encore est à moi ». Cette occupation à distance se consacre et se réalise par la flèche, le marteau d’armes, la pierre que l’homme va lancer. […] Il lance, et tant long est le jet, tout autant il acquiert. […] La chevauchée est aussi une mesure d’occupation, de donation. Les Scythes, les Turcs, les Romains, donnent à un homme la terre dont il peut faire en une journée le tour à cheval, ou qu’il peut entourer d’un sillon 55.
55 Origines du droit français, op. cit., p. 611.
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Cette occupation de l’espace ne constitue nullement, pour Michelet, une usurpation de la terre56, au contraire, la propriété est un mariage fertile entre le paysan et son champ. La possession d’une terre grandit l’homme, au sens où elle réactive un lien sacré entre la terre-mère et sa créature. Pourtant Michelet se félicite du progrès que constitue l’acquisition abstraite d’un territoire. Il distingue la possession primitive et matérielle de la terre d’une occupation spirituelle. La Légende ne tranche en revanche pas entre ces deux perceptions de l’espace : les chevauchées de Julien traduisent à la fois une conquête physique et spirituelle du territoire, comme pour marquer, une fois de plus, l’interdépendance de ces deux domaines. Par ailleurs, contrairement au paysan de Michelet, qui se suffit de son lopin, le héros flaubertien ne peut pas se cantonner à l’espace qui lui est imparti. Mesurant son territoire comme les premiers occupants de la terre, il ne sait pas en imiter la sagesse primitive : Trois heures après, il se trouva sur la pointe d’une montagne tellement haute que le ciel semblait presque noir. Devant lui, un rocher pareil à un long mur s’abaissait, en surplombant un précipice ; et, à l’extrémité, deux boucs sauvages regardaient l’abîme. Comme il n’avait pas ses flèches (car son cheval était resté en arrière), il imagina de descendre jusqu’à eux ; à demi courbé, pieds nus, il arriva enfin au premier des boucs, et lui enfonça un poignard sous les côtes. Le second, pris de terreur, sauta dans le vide. Julien s’élança pour le frapper, et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l’autre, la face au-dessus de l’abîme et les deux bras écartés (p. 102).
Dépossédé des mesures d’occupation que sont le cheval et la flèche, Julien en revient à la méthode primitive décrite par Michelet. Il faut encore une fois remarquer que la scène identifie la chasse du bouc avec la quête d’un espace illimité. Plus qu’un simple décor symbolique qui doublerait l’action, le texte propose le récit de la progression spatiale du parcours de Julien. La préfiguration christique qui clôt le passage expose les paradoxes d’une croyance démesurée qui conduit le fanatique sur une pente dangereuse. La conquête d’un espace céleste fragilise le corps qui prétend s’y lancer. Ailleurs, la chasse se fait décevante, et l’espace se dérobe: « Malgré la distance, une flèche l’abattit ; et il fut chagrin de ne pouvoir emporter la 56 Voir ibid., p. 611.
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peau » (p. 103). Comme peau de chagrin, l’espace rétrécit pour le chasseur dépossédé de son bien. Au contraire dans la grande scène de massacre qui révèle la dernière prophétie, Julien a l’illusion d’évoluer dans un espace totalement dominé : « Puis il s’avança dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe […]. Il était en chasse dans un pays quelconque […]» (p. 103). Avant le parricide, « Julien parcourut de cette manière une plaine interminable, puis des monticules de sable, et enfin il se trouva sur un plateau dominant un grand espace de pays. Des pierres plates étaient clairsemées entre des caveaux en ruines » (p. 115). On est surpris de constater l’importance que Flaubert réserve à la description de ces paysages. Les dénominations vagues (un « espace de pays », quel sens exact donner à cette curieuse expression ?) renforcent l’hypothèse d’une quête spatiale et spirituelle, plutôt que d’une simple dérive fautive de Julien avant la conversion. Notons enfin que les deux chasses se concluent par le retour « magique » au château parental, puis au palais. Si l’errance aspire à la révélation d’un espace autre, elle échoue systématiquement vers un retour au même, comme si l’horizontalité de l’errance ne dévoilait rien de nouveau. La peau en lambeaux du Lépreux se transforme et se régénère au contact du corps de Julien qui est à son tour transformé. Elle est une présence indésirable qui va s’infiltrer dans l’espace de Julien et c’est par l’envahissement de ce corps étranger que peut s’opérer la transformation du Lépreux en présence divine. L’hospitalité que pratique Julien implique la disparition progressive des hôtes dans un lieu qui rend inopérante la distinction entre celui qui est reçu et celui qui reçoit. Autant dire que l’édification de l’hôpital et de l’église comme espace d’accueil partageant une idéologie commune dans le récit hagiographique est problématisée dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Cette unité française qui efface les particularismes des éléments qu’elle ingère dans Michelet, trahit au contraire chez Flaubert les traces d’un passé qu’elle refuse d’oublier. Le Lépreux invité dans la cabane de Julien ressemble trop à ces dieux antiques sensibles aux offrandes terrestres, aux dieux anthropomorphiques attablés au festin offert en sacrifice. Ce dieu invité et étranger à nos coutumes n’épouse finalement que très partiellement les caractéristiques du Dieu chrétien local qu’il devrait représenter. Lorsque le corps de Julien transfiguré déborde dans le ciel, c’est l’hospitalité elle-même qui renonce à son identité et aux
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limites matérielles de l’hospice. Cette soumission totale du corps à l’envahissement du monde rappelle la disparition de la France prophétisée par Hugo, déjà citée dans l’introduction du présent travail : O France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité ; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière. Résigne-toi à ton immensité. Adieu, Peuple ! salut, Homme ! Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde 57.
Alors que s’y invite le monde, la France voit disparaître sa qualité première, l’hospitalité, qui est paradoxalement ce qui aimante l’étranger vers elle. Condamnée à grandir, elle ne garde pas intact son génie. Perdu, comme elle, par son « élargissement fatal », Julien hospitalise la disparition de toute sphère privée. La Légende de saint Julien l’Hospitalier pèche par excès de vertu hospitalière. A l’instar de son héros qui pratique une hospitalité hérétique, le texte reçoit, et épouse avec une suavité suspecte, beaucoup d’éléments étrangers à la communauté religieuse et locale qui menacent l’unité de l’identité nationale et religieuse. « Derrière la charité [écrit René Scherer], l’humilité de l’hospitalier […], il faut déceler autre chose : une folie de Dieu, la recherche de l’abandon absolu du « Soi », une affirmation de l’exil terrestre. Là se situe le point extrême de la vertu hospitalière. L’exilé est accueilli, mais parce que celui qui accueille se reconnaît, en lui et grâce à lui, comme un être d’exil » 58. Tout en adoptant le style folklorique d’un discours qui se veut fédérateur, qui proclame son appartenance à une terre, qui se présente enfin comme un ensemble cohérent et limité, (« Notre-Seigneur », « mon pays »), le texte de Flaubert renvoie pourtant à un espace qui ne connaît qu’ « à peu près » ses frontières. 57 Paris, op. cit., p. 42-43. 58 René Scherer, Zeus hospitalier. Eloge de l’hospitalité. Essai philosophique, Paris,
Colin, 1993, p. 28.
En guise de conclusion Dieu a fait l’homme à son, image dit la Genèse, l’homme réduit le dieu à sa dimension, répondent les Trois Contes. En accusant le ravalement du dieu chrétien au niveau d’un fétiche, Maury conclut : En entrant dans cette voie anthropomorphiste, le christianisme devait déchoir de son caractère primitif. L’homme, entraîné par sa nature à se faire la mesure de tout ce qui existe ou peut exister, fut entretenu davantage dans ce penchant, en voyant sans cesse des images confirmatives de cette pensée égoïste, née de son impuissance et de son orgueil1.
Par cette interprétation qui condamne la finitude des symboles face à l’incommensurable divin, Maury renforce son argumentation antisymboliste. L’inadéquation du mot à la chose n’a jamais entraîné qu’une foule de malentendus que l’ignorance populaire reproduit à outrance. La religion connaît une limite physique, qui la réduit à sa proportion humaine. Lorsqu’il s’agit de peser l’influence de Maury dans le texte flaubertien, la critique s’entend pour reconnaître la circonspection avec laquelle l’écrivain se fait l’écho des thèses moralisatrices du mythographe. Flaubert accueille volontiers l’idée d’une rencontre criarde entre la chair du mot et son signifié abstrait (dont Loulou comme figure du Paraclet serait l’illustre exemple) et envisage cette discordance avec plaisir. Le légendaire flaubertien ne cherche pas à trouver mieux qu’une métaphore royale pour signaler le passage du dieu sur terre : il se contente de cette médiocrité, de ce dieu « commode » aux contours humains, qui a le mérite de dessiner une transcendance à la « mesure » de l’homme, qui épouse ses formes comme le Lépreux épouse Julien. Dans La Tentation de saint Antoine, l’apparition d’un dieu aux contours arrêtés est précédée d’une vision extatique qui offre à l’ermite le spectacle potentiellement illimité de « la naissance de la vie ». Ce foisonnement s’inscrit dans la continuité des hallucinations monstrueuses et annonce sa propre restriction2. La Chimère, le 1 Maury, La Terre et l’homme, op. cit., p. 198. 2 « Antoine commence à trembler » (p. 227) puis : « Et il n’a plus peur ! » (p. 236).
Pour une comparaison entre la terreur d’Antoine et celle de Julien, cf. B. F. Bart,
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Sphinx, le Basilic, et les autres créatures fabuleuses sont en effet les dernières tentations qui épouvantent Antoine. De ce tremblement résulte la stabilité de la vision finale : la figure du Christ dans le disque solaire est d’autant plus distincte et contrainte qu’elle émerge du chaos de la création mythologique. Face à la richesse des images tentatrices qui hantent la nuit d’Antoine, l’apparition christique se démarque d’abord par sa pauvreté iconographique, ensuite par le peu de place qu’elle occupe dans le vaste espace céleste qui surplombe le désert. Après les audaces théologiques auxquelles se livre le saint en rêve, le retour du jour refrène ses élans mystiques et les contient dans un espace de croyance restreint et dans une pratique, la prière, familière et réconfortante. Flaubert obéit ici strictement à l’interprétation de l’origine « dure » de la mythologie, c’est-à-dire qu’il reconnaît à la croyance nouvelle des racines profondément ancrées dans la peur. De même, dans les Trois Contes, c’est grâce aux imposantes apparitions de la tête coupée, du Lépreux et du perroquet gigantesque que peuvent se conclure les textes. C’est à mon sens la raison essentielle de l’inversion chronologique des contes. L’écriture des Trois Contes assume une compartimentation temporelle, tout en se démarquant de l’idée qui lui est traditionnellement associée d’une progression de l’humanité vers une ère de la Raison, par l’inversion de l’ordre chronologique qui structure le discours historique. Si les trois récits convergent vers une origine, c’est celle de l’instinct de frayeur face à une apparition étrange qui appelle l’appareil de rationalisation que sont le dogme, le rituel et l’établissement d’un haut-lieu de la croyance. La naissance du mythe se résume donc à l’apparition d’une tête, phénomène dont l’interprétation est hasardeuse mais qui est pourtant immédiatement investie d’une charge symbolique potentiellement oppressive. Ainsi donc, plutôt que d’obéir à la logique des trois âges et de concevoir la chrétienté dans une perspective historique, celle d’une société qui s’émancipe progressivement d’une croyance aveugle, les Trois Contes s’acheminent vers l’adhésion des nouveaux disciples du Christ au message évangélique. Obéissant à une logique rétrospective, Flaubert achève son œuvre en exposant la présence tout à fait actuelle de la « muette terreur du symbole » dont Sand, Michelet et Hugo cherchaient à libérer la prose moderne.
« Flaubert et le légendaire », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 81 (1981), p. 609-620.
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Au « brise-images » de Michelet, Flaubert oppose l’apparition terrifiante de Méduse, la splendeur du vitrail de saint Julien, la vision du perroquet3. L’iconolâtrie des Trois Contes, le silence herméneutique, la pesanteur tellurique, les dieux singuliers et indigènes participent tous d’une poésie flamboyante qui met à mal la France prosaïque, libre et légère de l’historien. Ne serait-ce pas là une des raisons pour lesquelles Flaubert tenait tant à ce que La Légende soit suivie de la reproduction du vitrail de saint Julien ? L’auteur s’amuserait ainsi à saper son propre texte en y apposant un support visuel propre à captiver le lecteur. La prose libérée de la tyrannie de l’image se verrait, par cette simple, mais efficace, adjonction, ruinée dans ses efforts émancipateurs. Le texte, incapable de se débarrasser de l’image, serait ainsi dépossédé de son message par la concurrence inégale qu’exerce la fascination du support visuel sur le spectateur. Jacques Berchtold écrivait déjà à propos du vitrail de La Légende : En transcrivant par écrit La Légende de saint Julien l’Hospitalier, le narrateur procède à une opération de décalque qui est obligatoirement une opération d’opacification, opération que la fascination pour une « histoire sur verre » translucide a rendu nécessaire – le vitrail jouant ici, comme le reflet du visage du père dans la « fontaine de Narcisse », le rôle d’un fascinum et d’un regard brûlant envers lequel une dette doit être réglée. La réécriture, ou la construction d’un conte, s’avère ainsi la réponse proprement moderne qu’apporte Flaubert à la question du vitrail – c’est-à-dire à la question de la modernité du Moyen Age : ce n’est plus, au XIXe siècle, la force agissante de la fenêtre de verre qui transfigurera le « pèlerin du vitrail » par son action transcendante : la sanctification moderne se gagne par l’effort spécifique de l’écriture opacifiante du conte, sécrété dans l’obscurité et dans la solitude, par un auteur qui « se grise avec de l’encre » 4.
De ce point de vue, le vitrail, comme l’ensemble des Trois Contes, s’oppose à une idéologie qui retire au mythe son mystère. Le vitrail 3 Michelet, Origines du droit français, op. cit., p. 643 : « Le symbole matériel,
immobile et muet, était, nous l’avons dit, souverainement équivoque. Le symbole parlé, la formule, va toujours se simplifiant et s’éclaircissant. Elle rejette peu à peu les images, les figures, cette pesante parure, qui la retardait. La rime et le rythme l’entravent encore ; elle les laisse en route. Enfin, elle se fait esprit, elle vole, elle est devenue prose ». Cf. chapitre IV, « Le Vestibule de la religion ». 4 « L’œil et le vitrail » (II), art. cit., p. 46.
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flaubertien inspire cette crainte du Très-Haut dont le premier chapitre a montré la prégnance. Mais les contes portent aussi un regard rétrospectif sur l’ensemble de l’œuvre flaubertienne, au sens où ils éclairent un procédé d’écriture qui réserve « au silence5 » de sa prose une place de choix. Les romans dits « réalistes », on le sait, ne sont pas dénués de cette opacité qui arrête sans cesse la lecture. Il eut été souhaitable, dans cette étude, d’éprouver nos hypothèses face aux grandes analyses sur le style de Flaubert. Faute de mieux, on peut citer ce passage de Maupassant, décrivant la prose du Maître : Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, […] c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où 6.
Selon cette étude de Maupassant, le texte flaubertien ne cherche pas à décrire mais à faire voir, elle gomme, comme l’écrit Proust à propos des lettres de Madame Sévigné et des peintures d’Elstir, la causalité pour ne donner que la perception7. Cet idéal esthétique est recherché par Flaubert dès la fin de la première Education sentimentale : il s’agit de faire ressentir au lecteur « presque matériellement les choses qu[e l’auteur] reproduit 8 ». Or, dans les Trois Contes, cette poétique prend une tournure particulière, dans la mesure où l’obstination de la présence matérielle tend à déréaliser la scène décrite. Ainsi du passage surprenant au présent de l’indicatif dans le récit d’une journée à la ferme : « Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses. / La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise », (p. 54). La dernière phrase d’Hérodias produit bien entendu aussi cette impression. C’est également, sur un plan thématique, le rôle que joue la ténacité des animaux poursuivant le chasseur dans La Légende. 5 Cf. Gérard Genette, « Silences de Flaubert », Figures I, op. cit.
6 Maupassant, Gustave Flaubert. Paris, Paragon, 2001, p. 22. 7 « Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que [Elstir] qu[e Mme de Sévigné] nous présente les choses, dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause ». A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 14. 8 Ed. Bruneau citée, tome II, p. 30 (lettre à Louise Colet, le 16 janvier 1852).
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L’opiniâtreté d’une présence étrangère qui garde le silence sur sa provenance et ses intentions laisse toujours planer le doute sur son éventuel statut divin, de sorte que la phrase flaubertienne, comme les acteurs de ses textes, semble souvent sortie de nulle part. La « puissance invisible » qui dépouille les phrases d’une causalité sécurisante agit ici à la manière d’un despote, refusant de dévoiler les lents cheminements qui conditionnent l’objet final. Qu’il s’attache à la prose même ou à la narration des faits, le maître d’œuvre garde le silence sur l’origine de sa production et maintient ainsi ses lecteurs dans une ignorance béate. De plus, le surgissement des choses, des hommes, des animaux, vient renforcer l’impact de l’image dont cherche à se débarrasser la prose dont rêve Michelet : il interdit la quête herméneutique et la rassurante conclusion. A l’image du Tétrarque, désorienté par l’elliptique formule de Iaokanann (« Qu’importe ? Pour qu’il grandisse, il faut que je diminue ! »), le lecteur ne peut que s’avouer vaincu devant l’apparition de cette puissance obscure : « Antipas et Mannaeï se regardèrent. Mais le Tétrarque était las de réfléchir » (p. 134.) Comme Frédéric dans L’Education sentimentale, il subit l’emprise de l’apparition qui se détache du monde réel 9. Le légendaire flaubertien se dérobe à l’univers de la raison, il exacerbe cette saisie du monde entièrement livrée aux sens. Il compose ce faisant avec une esthétique de la perception : la création mythologique, qui s’origine dans l’appréhension d’une force dont la cause est inconnue, est conçue comme le double (tantôt menaçant, si l’on pense au Julien chasseur, tantôt enveloppant, si l’on pense au Julien hospitalier) de sa prose réaliste.
9 « Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux », L’Education sentimentale, op. cit., p. 53.
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Table des matières
Introduction 1. Espace de la croyance 2. Terreur religieuse dans les Trois Contes
7 16
I. L’Ecriture hospitalière 1. Sublimation de la matière 2. Egalisation hospitalière
37 43 58
II. Méduse en Machærous Hérodias
67
1. De cela à cela 2. Métamorphose d’une croyance 3. Disciples pastophores : le transport de Cybèle
III. Une Croyance encore chargée de vaisselle La Légende de saint Julien l’Hospitalier 1. Hostis, hospes, hospitalité 2. De l’Apostat à l’Hospitalier
IV. Le Vestibule de la religion Un Cœur simple 1. « La grillade des moutards » 2. Pont l’Evêque à vol d’oiseau 3. Culte intérieur 4. Naturalisation de Loulou ? V. Mesure du territoire
70 87 98
105 105 127
135 135 139 147 160 165
L’ÉCRITURE HOSPITALIÈRE
228
1. Terre, territoire, nation dans Flaubert 2. Implantation de l’église chrétienne 3. Errance adamique
173 179 193
En guise de conclusion
203
Bibliographie
209
Table des matières
227