Genèses flaubertiennes
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Genèses flaubertiennes
FAUX TITRE 328 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Genèses flaubertiennes
Éric Le Calvez
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2009
En couverture : Brouillon de Madame Bovary Mss. g2235 f° 80 (Collections Bibliothèque Municipale de Rouen. Photographie : Thierry Ascencio-Parvy) Maquette couverture: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2530-1 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009 Printed in The Netherlands
Il faut que je sois dans une immobilité complète d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux couché sur le dos et les yeux fermés. Le moindre bruit se répète en moi avec des échos prolongés, qui sont longtemps avant de mourir. Et plus je vais, plus cette infirmité se développe. Quelque chose de plus en plus s’épaissit en moi, qui a peine à couler. – Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon ms. complet, par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase. (Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet à propos de la rédaction de Madame Bovary, 15 avril 1852)
Note de l’auteur Des extraits ou des versions sensiblement différentes de certaines des études rassemblées ici ont paru dans les publications suivantes : • Études Normandes, 2, 1990, p. 49-66 • Texte(s) et Intertexte(s) (éd. Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1998, p. 233-261 • Romanic Review, 90, 2, March 1999, p. 167-194 • Nineteenth-Century French Studies, 29, 1-2, Fall-Winter 2000-2001, p. 100-137 • L’Esprit Créateur, XLI, 2, Summer 2001, Devenir de la critique génétique (éd. Robert Pickering), p. 29-39 • El Velo dissolto. Visione e occultamento nella cultura francese e francofona (éd. Franca Zanelli-Quarantini), Bologna, CLUEB, Heuresis, coll. « Strumenti », 2002, p. 111-134 • Flaubert et la théorie littéraire (éd. Tanguy Logé et Marie-France Renard), Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires de Saint-Louis, 2005, p. 153-184 • Gustave Flaubert 5 : Dix ans de critique. – Notes inédites de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel (éd. Gisèle Séginger), Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, coll. « La Revue des lettres modernes », 2005, p. 175-191 • La Création en acte. Devenir de la critique génétique (éd. Paul Gifford et Marion Schmid), Amsterdam-New York, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2007, p. 67-82.
Avant-propos
Cet ouvrage poursuit le cheminement déjà tracé par mes deux études précédentes dans le domaine de la poétique génétique 1 à partir du cas de Flaubert, sans revenir systématiquement sur les prémisses méthodologiques et théoriques qui les avaient gouvernées et selon une ouverture de compas quelque peu différente, on va le voir, quoique la perspective idéologique soit similaire2. Des précisions préalables s’imposent toutefois. Si la critique génétique n’est pas née hier (elle a maintenant sa propre histoire et a peu à peu acquis une autorité incontestable), on ne saurait confondre ce singulier avec une discipline qui n’a justement ni singularité ni homogénéité ; différentes pratiques coexistent, diverses par leurs méthodes comme par leurs ambitions, sans aucune unité épistémologique. Faut-il le regretter ? Non, car il ne s’agit pas de trancher pour l’une ou l’autre, d’imposer des canons, des règles ou un seul modèle possible (de décréter par exemple, de manière plutôt… terroriste, la narratologie supérieure à la psychanalyse) ; la critique est libre, et les choix subjectifs3. Liberté pourtant toute relative ; il est des points de vue critiques qui 1. Prônée dès 1977 dans l’étude essentielle de Raymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », reprise dans Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1988, p. 17-47. 2. Voir Flaubert topographe : L’Éducation sentimentale. Essai de poétique génétique, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1997, et La Production du descriptif. Endogenèse et exogenèse de L’Éducation sentimentale, Amsterdam-New York, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2002. 3. Voir à ce propos quelques-unes de mes remarques dans Flaubert topographe, op. cit., 9-17.
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s’accommodent évidemment mieux que d’autres des problèmes posés par les manuscrits, dont la nature fluctuante, où formation et transformations sont indissolublement liées, implique naturellement un examen des formes littéraires (quand on parle de génétique littéraire) 4 , du concept même d’écriture. Aussi la critique génétique a-t-elle nécessairement une vocation théorique et se doit-elle de définir ses outils (narratologiques, sémiotiques, stylistiques, etc.) et de les utiliser en fonction de ses enjeux mais aussi de ses parcours. On a souvent dit que les réponses qu’elle apporte, dans chacun des cas, devraient concourir à l’élaboration d’une théorie esthétique envisagée comme une esthétique de la production ; j’apporterai bientôt quelques restrictions à un tel souhait. Dans cette période de désertification théorique voire critique5, la génétique apparaît bien toujours comme une discipline programmatique, et même comme la seule, à présent, susceptible d’apporter des connaissances nouvelles sur les modes d’élaboration des formes littéraires 6 et sur les processus d’écriture. Connaissances qui, tout en informant l’œuvre, cela devrait aller sans dire (même si cette dernière ne représente pas le but de la recherche)7, se reflètent réciproquement sur la théorie en lui imposant des modulations notables, d’autant que la génétique nécessite une écoute attentive des avant-textes, un 4. Bien entendu la pratique génétique englobe les arts mais également toutes les disciplines où l’esprit humain exerce une activité selon divers processus ayant laissé des traces écrites conservées ; voir par exemple les travaux de Françoise Balibar sur Pasteur, « L’énigme des tartrates ou les cahiers de laboratoire de Pasteur », in I Sentieri della creazione / Les Sentiers de la création, Reggio Emilia, Diabasis, 1994, p. 219232. Voir, plus récemment, les numéros spéciaux de la revue Genesis à propos de l’architecture (n° 14, juillet 2000) ou de l’écriture scientifique (n° 20, juillet 2003). 5. Désertification qui progresse vite ; il suffit pour s’en assurer de regarder les programmes de divers colloques, certaines tables des matières, où la non-pensée (sans même mentionner le politiquement correct) et l’oubli des textes s’offrent un moule institutionnalisé (voir Henri Mitterand, Le Roman à l’œuvre, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1998, p. 1-19). Il n’est d’ailleurs pas fortuit que la critique génétique ait connu son essor le plus remarquable dans les pays où modernité et théorie s’associent, en leur principe, à un examen scrupuleux de la textualité ; du texte à ses avant-textes, il n’y avait qu’un pas. 6. Ce questionnement sur la formation correspond aux préoccupations scientifiques modernes et permet de rapprocher la critique génétique des sciences cognitives ; voir Almuth Grésillon, « La critique génétique : origines, méthodes et finalités », Equinoxe, 16, 1999, p. 15. 7. Ce qui fait dire, à certains de ses détracteurs (avec une mauvaise fois évidente : on ne peut étudier les avant-textes si l’on ne possède pas le texte au préalable), que « elle a peut-être de l’avenir, parce que tant que vous étudiez le brouillon, vous n’étudiez pas l’œuvre » (Michel Crouzet) ; voir Didier Philippot, « Entretien avec Michel Crouzet », La Pensée du paradoxe. Approches du romantisme. Hommage à Michel Crouzet (éd. Fabienne Bercegol et Didier Philippot), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 37.
Avant-propos
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savoir-lire prudent, une grande souplesse analytique (et intellectuelle), refusant le dogmatisme et les apories qui foisonnent de nos jours et qui, tout en voulant faire table rase du passé, n’offrent rien de nouveau, il faut l’avouer en toute honnêteté 8 . Il est d’ailleurs intéressant de noter à cet égard l’évolution du discours officiel. Ainsi, en 1991, le Rapport scientifique du CNRS (qui héberge le laboratoire le plus important en ce qui concerne la génétique, l’Institut des Textes et Manuscrits modernes) refuse l’idée d’une théorie génétique : « il n’est guère vraisemblable ni sans doute désirable que l’on parvienne à terme à une théorie totalisante ni même unifiée », tandis que celui de 2001, proposant un bilan, affirme : « la critique génétique constitue le principal apport théorique au sein du passage critique des vingt dernières années »9. Il y a certes une différence non négligeable entre un apport théorique et une théorie génétique unifiée10. La tâche est ardue toutefois : les dossiers génétiques sont en général énormes, souvent difficiles à déchiffrer, à éditer, et les généticiens ont tendance à se concentrer sur un auteur (sinon sur une œuvre !) dont ils connaissent bien les manuscrits, on l’a fréquemment répété11. Toute analyse génétique exige beaucoup de temps, de rigueur, mais aussi de remises en question, tâtonnements et retours en arrière, car on ne peut généralement connaître, à l’avance, 8. Selon Pierre-Marc de Biasi, « cette jeune science s’est acquis l’avantage, par défaut, d’être, dans le domaine littéraire, l’une des seules innovations notables des trente dernières années en matière de méthode critique », La Génétique des textes, Paris, Nathan, coll. « 128 », 2000, p. 7 ; l’accent est cette fois mis sur la méthode. 9. Cités par Louis Hay, voir « Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques », La Création en acte. Devenir de la critique génétique (éd. Paul Gifford et Marion Schmid), Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux Titre », 2007, p. 15-16. 10. Ainsi, dans leur introduction à l’ouvrage Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories (éd. Michel Contat et Daniel Ferrer), CNRS Éditions, coll. « Textes et Manuscrits », 1998), Michel Contat et Daniel Ferrer préfèrent-ils « proposer non pas une théorie close et achevée, mais des propositions théoriques qui résultent des études génétiques, menées la plupart du temps sur des corpus spécifiques, et le plus souvent canoniques » (p. 7 ; selon eux, le cas de Flaubert en est bien un, voir p. 8). 11. C’est le reproche que leur adressait Graham Falconer, il y a longtemps déjà ; voir « Où en sont les études génétiques littéraires ? », Texte, 7, 1988, p. 285. Voir à ce propos ma Production du descriptif, op. cit., p. 9-12, pour les réponses de quelques généticiens et le principe de la généralisation à partir de cas particuliers. Selon William Marx au contraire, la génétique est « le courant critique le plus éloigné de la généralisation théorique, parce que le plus ancré dans l’étude de cas individuels et dans le nongénéralisable » (voir « Les résistances théoriques à la critique génétique », La Création en acte, op. cit., p. 51). Cela reste cependant à prouver, car l’individuel ne s’oppose certainement pas au généralisable ; une fois encore tout dépend de l’approche mise en œuvre et de ses enjeux. Il suffit de se souvenir de « Discours du récit » de Gérard Genette (Figures III, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972), qui a révolutionné la narratologie à partir de l’exemple privilégié de Proust.
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les surprises que nous réservent les manuscrits ; en fait le brouillon, de diverses façons, commande et oriente le point de vue critique qui doit s’assouplir en fonction du phénomène rencontré (par exemple, comme nous le verrons, la question épineuse du superflu ou non dans un récit face à la disparition de l’ensemble d’une scène qui n’a apparemment laissé aucune trace dans le texte définitif). À ces difficultés s’en ajoutent d’autres, concernant notamment la multiplicité des concepts théoriques : va-t-on étudier les processus qui régissent l’émergence des configurations narratives, descriptives, thématiques, de faits de style spécifiques, l’utilisation d’intertextes ou au contraire la réécriture autotextuelle ? D’autant que l’objet traqué (le processus) demeure immatériel12 au sein de matériaux bien tangibles… Puisqu’un parcours génétique est par définition inépuisable, on choisit alors parfois de se concentrer sur la genèse d’un petit fragment de texte (microgénétique) accompagné néanmoins d’un grand nombre d’avant-textes selon son auteur, ce qui fausse par là même la perspective d’ensemble car ce sont justement l’interdépendance et la simultanéité dynamiques de tous ces phénomènes qui concourent à la naissance du texte (macrogénétique)13 ; on est bien obligé de les isoler cependant pour en analyser la genèse et pour émettre des propositions sur les modes de formation tout en tâchant, le plus possible, de ne pas être limité par une perspective myope et de demeurer fidèle aux méandres de l’écriture. Les problèmes matériels et méthodologiques sont, par la force des choses, nombreux, ce qui explique pourquoi la théorisation demeure nécessairement en perpétuel devenir. Le point de vue combine pratique et théorie, l’enjeu est théorique certes, mais on ne pourra jamais obtenir une grammaire de l’écriture en train de se faire pour la totalité des textes produits ou productibles, et c’est tant mieux14 ; l’un des effets bénéfiques de l’analyse génétique est, précisément, de refuser la rigidité et la normalisation. 12. C’est ainsi que le définissent Daniel Ferrer et Michael Groden dans l’introduction d’un ouvrage ayant pour but de présenter la critique génétique au public américain, tout en rappelant que l’activité génétique n’a rien de mystique puisqu’elle pratique l’analyse concrète des traces matérielles laissées par le processus en question ; voir « A Genesis of French Genetic Criticism », Genetic Criticism. Texts and Avant-textes (éd. Jed Deppman, Daniel Ferrer et Michael Groden), Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004, p. 11. Pour l’importance des traces, voir aussi Almuth Grésillon, La Mise en œuvre. Itinéraires génétiques, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 6. 13. À propos de ces phénomènes et des problèmes qu’ils posent pour l’écriture flaubertienne, je renvoie à la mise au point de Stéphanie Dord-Crouslé, « Entre programme et processus : le dynamisme de l’écriture flaubertienne. Quelques points de méthode », Genesis, 13, 1999, en particulier p. 74 et suivantes. 14. Après plusieurs années de pratique (et de questionnement théorique) je radicalise donc le propos de La Production du descriptif, qui considérait seulement un tel résultat comme « prématuré » (voir p. 11). Sans oublier de plus le problème des méthodes de rédaction qui diffèrent selon les genres, les époques, mais aussi (et peut-
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Ainsi se justifie le pluriel du titre de cet ouvrage (j’y arrive enfin) : par rapport aux deux volumes antérieurs, et pour pouvoir éclairer des facettes diverses de l’écriture de Flaubert en train de se former (on y retrouvera par exemple plusieurs fois la problématique du descriptif et de l’intertextualité, si importantes dans son œuvre), le propos abandonne maintenant le corpus limité (et pourtant gigantesque !) des brouillons de L’Éducation sentimentale ; seul un chapitre leur est entièrement consacré ainsi que plusieurs passages d’un autre chapitre. Les dix études qui le composent progressent en fonction de trois axes successifs, mais non sous forme de parties physiquement distinctes car leurs frontières sont, en fait, un peu plus poreuses qu’il y paraît. Le premier axe choisi, de l’ordre de la microgénétique, étudie différents aspects des textes de Flaubert à partir d’une génétique scriptique qu’il tient pour acquise, tout en ne revenant pas non plus sur les principes de l’analyse génétique ponctuelle, déjà amplement illustrés15. Microgénétique en ce sens que seuls des fragments textuels sont considérés (quoique leur cotexte immédiat ne soit pas oublié puisqu’il interfère inévitablement avec leur genèse, de par la méthode d’écriture de Flaubert) en fonction d’une question théorique précise16, qu’il s’agisse de l’étude de la relation description-récit avec la fonctionnalisation progressive d’une description (chapitre 1, Un cœur simple), de l’utilisation primordiale de l’intertextualité dans une autre description (chapitre 2, Bouvard et Pécuchet) ou secondaire dans la rédaction du portrait d’un personnage (chapitre 3, Salammbô). Le second axe se situe plutôt dans un entre-deux, évoluant entre micro et macrogénétique. Il élargit ainsi la perspective à un ensemble d’avant-textes et non plus à des études strictement locales, quoique ces dernières demeurent être surtout) les personnalités des écrivains. Ayant il y a quelque temps essayé moimême l’expérience avec une génétique comparative des processus flaubertiens et zoliens, je concluais : « si la généralisation est impossible à partir d’un corpus manuscrit […], la comparaison de deux dossiers ne la rend pas plus légitime. Aussi faudrait-il relativiser et affiner ces remarques avec l’examen précis d’autres dossiers de Flaubert et de Zola ; on n’en finirait pas. Quand bien même entreprendrait-on la tâche, on demeurerait une fois encore limité au cas ponctuel et arbitraire de deux auteurs. Il est donc évident que l’avenir de la poétique génétique ne se trouve pas dans une génétique comparative », « Génétique zolienne et génétique flaubertienne : les dossiers de La Curée et de L’Éducation sentimentale », Zola, l’homme-récit (éd. Dorothy Speirs, Yannick Portebois et Paul Perron), numéro hors série, 49e année, 2003, p. 87. Ces déclarations restent valables et l’on en revient au problème du choix critique et théorique. 15. Voir notamment le second chapitre de La Production du descriptif, op. cit., p. 91-117. 16. Comme le rappelle du reste Almuth Grésillon, « il faut choisir un corpus aussi en fonction d’une problématique déterminée », Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994, p. 211.
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absolument nécessaires comme point de départ de l’analyse. L’étude locale est, en fait, complexifiée par l’examen des manuscrits d’autres contextes selon des points de vue divers mais légitimés dans chacun des cas par des phénomènes textuels visibles dans la version publiée et dont on va chercher l’origine : genèse ambiguë d’un motif récurrent (chapitre 4, Salammbô) ou d’un objet récurrent dans tout le récit d’un roman (chapitre 5, Bouvard et Pécuchet). Le sixième chapitre sert pour sa part de transition avec le dernier axe, dont la perspective est plus ambitieuse, en examinant cette fois la récurrence par rapport à la problématique de l’autotextualité (peu étudiée jusqu’à présent dans une perspective génétique) dans les brouillons des scènes de baisades17 que contiennent trois récits flaubertiens (Madame Bovary, Salammbô et L’Éducation sentimentale). En théorie, une approche macrogénétique serait celle qui respecterait le mieux le travail de l’écrivain, en tout cas pour ce qui concerne Flaubert, puisqu’une fois l’étape des scénarios franchie il rédige son texte en fonction d’un ensemble narratif déterminé (synchronie) et non en réécrivant chaque page jusqu’à obtenir un certain nombre de strates (diachronie)18 ; le plus souvent, et selon l’amplitude du récit, il s’agit des limites de la scène ou de l’épisode. C’est aussi l’approche qui conviendrait le mieux a priori au questionnement narratologique19. En pratique, la tâche est presque impossible. Rendre compte de la genèse de l’ensemble d’une scène, dans sa structuration mobile comme
17. C’est Flaubert lui-même qui les qualifie de la sorte dès la rédaction de Madame Bovary ; voir Correspondance (éd. Jean Bruneau), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1980, pages 483 et 496 par exemple. 18. Évidemment, je simplifie abusivement ces coordonnées spatio-temporelles pour la clarté de la distinction, car s’il écrit d’affilée les pages 1, 2, 3, 4 et 5, Flaubert est déjà dans la diachronie, les premières pages informant ou influençant d’ailleurs celles qui suivent… tout en n’oubliant pas qu’un folio peut ne pas être corrigé sur le moment et passer tel quel dans le jeu de folios suivant, ce qui fausse davantage encore la chronologie (voir aussi ma mise au point dans La Production du descriptif, op. cit., p. 3132) ; on en verra de nombreux exemples. 19. J’utilise donc le terme macrogénétique dans un sens un peu plus spécifique que son acception habituelle (orthodoxe), qui la comprend comme participant de la génétique scénarique. Voir par exemple Pierre-Marc de Biasi : « le scriptural relève en principe d’une approche plutôt microgénétique, le scénarique d’une approche macrogénétique. Mais il va de soi que ces deux notions, utiles pour distinguer et spécifier des opérations d’écriture assez contrastées, sont totalement solidaires l’une de l’autre dans la pratique de l’écrivain qui par un jeu permanent d’aller et retour, procède, tout au long de son travail, à des réfections réciproques et successives qui ne sont interprétables qu’en termes d’interaction : la structure se transforme sous l’effet de la textualisation et la textualisation se modifie sous les contraintes de la restructuration », « Qu’est-ce qu’un brouillon ? le cas Flaubert : essai de typologie fonctionnelle des documents de genèse », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, op. cit., p. 50.
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dans tous ses détails, nécessiterait une analyse qui se prolongerait abusivement, d’autant qu’il faudrait considérer une cohorte d’avant-textes et en produire simultanément les transcriptions diplomatiques pour que le lecteur puisse visualiser les phénomènes commentés et ne pas perdre le fil ; on n’en finirait pas. Aussi les chapitres qui illustrent ce dernier axe rendront-ils compte de la formation de la scène en se concentrant plus précisément sur des questions spécifiques et souvent de l’ordre de la narratologie des brouillons ou de leur stylistique20 : l’émergence du comique (chapitre 7, Bouvard et Pécuchet), la construction de la thématique de l’horreur (chapitre 8, Salammbô), le problème de la focalisation externe et du parcours des personnages (chapitre 9, Madame Bovary) pour s’attarder enfin sur un phénomène étonnant : la suppression de toute une scène après sa lente élaboration (chapitre 10, L’Éducation sentimentale). On peut le constater, il ne s’agit pas d’oublier ou de faire disparaître l’œuvre 21 mais surtout de comprendre comment elle a pu naître (ou plutôt, comment certains de ses aspects ont vu le jour, puisque la totalisation n’est pas praticable) et ainsi, de tenter de dégager certaines lois théoriques à partir de tels phénomènes avant-textuels. Au risque de me répéter, j’insisterai une fois de plus sur la question du comment ; Raymonde Debray Genette l’a rappelé22, dès que le généticien se plonge dans les dossiers, « alors s’impose à lui un terrible “comment” plus qu’un vaste “pourquoi” ». Mais là encore il faut souligner qu’il n’y a ni homogénéité ni consensus. Pour certains critiques, la 20. Parler de stylistique des brouillons paraîtra scandaleux pour certains car le style demeure à un état balbutiant et devrait n’être qu’un résultat (définitif) ; on le voit cependant à l’œuvre et se former progressivement. Dans son compte rendu de La Production du descriptif, Éric Bordas a d’ailleurs souligné « les très troublantes analogies intellectuelles qu’il y a entre la poétique génétique proposée par Éric Le Calvez et la stylistique » (Revue d’Histoire Littéraire de la France, 106, 1, 2006, p. 209) ; je souscris volontiers à ces remarques. D’après Almuth Grésillon, « le rapport entre génétique et stylistique est encore largement inexploré ; sans doute parce que la stylistique n’était pas à la mode ces derniers temps » (« Espaces et frontières de la génétique », La Création en acte, op. cit, p. 38) ; rien de scandaleux non plus pour Anne Herschberg Pierrot, qui déclare que les manuscrits de travail forment « le corpus de travail du critique et du stylisticien », « Style, corpus et genèse », Corpus, 5 (« Corpus et stylistique »), 2006, p. 24. 21. Quoi qu’en pense Roger Shattuck ; selon lui en effet, le texte d’À la recherche du temps perdu (pour reprendre son exemple) est perdu derrière un réservoir de matériaux amorphes, voir « Looking Backward : Genetic Criticism and the Genetic Fallacy », Origins and Identities in French Literature (éd. Buford Norman), AmsterdamAtlanta, Rodopi, coll. « French Literature Series », XXVI, 1999, p. 9-10. 22. Le « pourquoi », interprétatif donc, serait plutôt de l’ordre de « l’histoire littéraire » ; voir « Histoire littéraire et critique génétique », Revue d’Histoire Littéraire de la France, Colloque du Centenaire, 1995, 6, p. 160.
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génétique est bel et bien une herméneutique23 ; pour d’autres au contraire la question du pourquoi ne devrait pas se poser en bonne méthode24 car l’analyse s’intéresse avant tout aux transformations, à l’écriture en tant que faire25 ; pour d’autres enfin, la question du pourquoi n’est pas légitime et peut même s’avérer dangereuse. En fait, le point de vue qui s’attache à l’écriture en formation détruit nécessairement la visée herméneutique (non le réflexe interprétatif, c’est différent ; il s’agit toutefois de parvenir à lutter contre cet automatisme, de le canaliser dans une autre direction). Il y a trop de méandres, de retournements, de problèmes de causalité, de finalité et surtout d’arbitraire dans les processus de création pour que l’on puisse les interpréter avec certitude et surtout avec objectivité et modestie ; on trouvera après coup (pour nous, lecteurs de manuscrits) toutes sortes de justifications ou d’explications qui pourraient immédiatement être contredites par un autre phénomène plus déterminant sur le folio que l’on étudie, mais qui nous a échappé sur le moment car notre attention était focalisée ailleurs (effet garde-fou, donc, d’une telle approche). Ce n’est certes pas rare car tout folio est tabulaire et donc difficile à percevoir dans sa totalité et dans ses détails simultanément ; pour nous il est devenu immobile 23. Pour ne citer que quelques exemples : « méthodologie reposant sur l’observation et l’interprétation des étapes successives de l’écriture d’un texte » (Loïc Chotard, « La lettre violée », Genesis, 13, 1999, p. 45) ; « discipline herméneutique prenant sa place dans la critique littéraire » (Michel Contat et Daniel Ferrer, « Introduction », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, op. cit., p. 8) ; « une herméneutique de la création en acte » (Paul Gifford, « L’herméneutique et la création en acte », La Création en acte, op. cit., p. 233). 24. Ainsi, pour étudier la genèse puis la disparition du monstrueux jouet des enfants Homais dans Madame Bovary, Stéphanie Dord-Crouslé déclare-t-elle : « la recherche de la cause est vraisemblablement un leurre, bien qu’elle soit tentante. Pour ne pas (trop) céder à des dérives interprétatives que la saine critique réprouve, je me contenterai ici d’analyser la genèse, le fonctionnement dans l’économie narrative du roman et les circonstances de la disparition d’un épisode », voir « Genèse et disparition de la “Panogaudopole”. L’épisode supprimé du jouet des enfants Homais », Madame Bovary. Préludes, présences, mutations, Preludi, presenze, mutazioni, Atti del Convegno Internazionale Messina, 26-28 ottobre 2006 (éd. R. M. Palermo Di Stefano et S. Mangiapane), Messina-Napoli, Accademia Peloritana dei Pericolanti, 2007, p. 43. 25. Pour Anne Herschberg Pierrot, « c’est bien la transformation qui est l’enjeu de l’étude » (Le Style en mouvement. Littérature et art, Paris, éd. Belin Sup, coll. « Lettres », 2005, p. 135) ; pour Almuth Grésillon, c’est une « méthode d’approche de la littérature qui vise non pas l’œuvre finie, mais le processus d’écriture » (« La critique génétique, aujourd’hui et demain », L’Esprit Créateur, XLI, 2, Summer 2001, p. 9) ; elle « s’intéresse à une écriture en devenir, féconde en possibilités et riche de virtualités où affleure, autour d’un projet imaginairement focalisant, la dynamique propre de l’esprit en acte » (Paul Gifford et Marion Schmid, « Introduction », La Création en acte, op. cit., p. 2). Mais interrompons ces listes de citations ; dans chacun des cas, elles pourraient s’allonger indéfiniment, ce qui prouve bien que les conceptions sont multiples.
Avant-propos
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mais c’est pourtant la mobilité de plusieurs paramètres parfois très hétérogènes qui lui a donné forme avant qu’il se fige. Sans oublier souvent l’impossibilité réelle de répondre à la question. Pour prendre un exemple précis sur lequel reviendra le premier chapitre : dans les brouillons de la description de l’atmosphère qui environne Félicité et Théodore pour la scène de séduction, Flaubert ajoute à un moment une séquence interlinéaire illogique pour détailler le ciel, « la nuit complètement noire », alors que par ailleurs « les étoiles brillaient » ; comme les deux notations coexistent puisque Flaubert n’a raturé ni l’une ni l’autre, la contradiction n’est pas résolue sur le folio et la représentation achoppe. En toute honnêteté intellectuelle, on ne saurait trouver le pourquoi, la cause, l’origine de la transformation, et le fait de dire que l’auteur « se trompe » n’est pas satisfaisant ou suffisant, car si la séquence a germé, c’est que l’image qu’il avait en tête s’est subitement modifiée, en fonction d’un stimulus indétectable car il n’a pas laissé de traces : tout n’est pas, bien entendu, couché sur le papier, et si l’on tente d’émettre des hypothèses à partir de ce vide, on tombe aisément dans l’arbitraire. Il faut donc plutôt substituer à la désormais caduque interprétation une nouvelle pratique interprétative que je qualifierai d’immanente à l’avant-texte (ou au groupe d’avant-textes sur lesquels on travaille) : c’est celle qui considère le dynamisme de l’écriture d’une manière globale, tâchant de reproduire a posteriori le regard de l’écrivain quand il écrit et corrige son brouillon, c’est-à-dire qu’elle ne s’autorise pas à interpréter au-delà des systèmes de variation qui y sont investis, et en tenant compte de toutes les solidarités scripturales26 ; elle ne cherchera pas non plus, c’est évident, à se constituer en une nouvelle interprétation de l’œuvre achevée, substituant une nouvelle autorité (une sorte de preuve définitive qu’apporteraient les brouillons) aux interprétations déjà innombrables qui n’ont cure des manuscrits. Dans le cas de Flaubert, les causalités des systèmes de variation qui demeurent internes au folio (ou aux folios) et dont la visibilité n’est pas à mettre en doute (mais on doit parfois se limiter objectivement à de simples conjectures) sont d’ailleurs fréquemment d’ordre stylistique : refus de la répétition, chasse aux assonances, travail du rythme, respect de l’homogénéité sémantique (ou le contraire quand se dédoublent les antithèses), multiplication ou réduction des comparaisons et métaphores, souci de la variation (à la fois syntaxique, sémantique et lexicale) pour n’en citer que quelques-unes, et l’on en rencontrera de multiples illustrations tout au long de ce volume. Pour que le propos ne soit pas illisible, il est accompagné constamment de nombreuses transcriptions des manuscrits commentés. Le code diplomatique 26. Pour la notion de système de variation, voir Raymonde Debray Genette, Métamorphoses du récit, op. cit., p. 46, et ma Production du descriptif, op. cit.
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GENESES FLAUBERTIENNES
réduit les signes diacritiques au minimum en reproduisant autant que faire se peut la disposition de l’écriture sur le folio : • les graphies de Flaubert sont toujours respectées, qu’il s’agisse de la ponctuation ou de l’orthographe (erreurs, accents et abréviations)27 ; • les ratures sont reproduites, avec un trait simple si Flaubert a simplement raturé un terme, une ou plusieurs séquences : « charogne de chien » (g2253 f° 129 v°, transcrit p. 46) ; avec un trait double si l’épaisseur de la biffure recouvre ou cache complètement le texte : « Salammbô, surprise, ouvrait sur lui de grands yeux » (N.A.F. 23660 f° 299 v°, transcrit p. 86) ; • les additions sont en italiques (quant aux signes de ponctuation ajoutés, ils sont de plus placés entre soufflets, par exemple <,>, , >) et en caractères plus petits si elles sont interlinéaires, rapprochées de la ligne sur laquelle elles se greffent quand il n’y a pas d’équivoque possible ; • quand la modification s’effectue par une surcharge, le passage surchargé est situé entre deux barres obliques et biffé, et celui qui surcharge à l’extérieur, en italiques : « Mâtho se courb/er/ait » (N.A.F. 23660 f° 250, transcrit p. 105) ; • le signe « » remplace très souvent, pour Flaubert, la conjonction « et » (il s’agit en fait d’une esperluette, « & », écrite à la va-vite et qui ressemble donc bien plus à un alpha qu’à une véritable esperluette) ; • les termes qui n’ont pu être déchiffrés sont remplacés par « xxxxx » et ceux pour lesquels la lecture est conjecturale sont suivis d’un astérisque ; • enfin, quand les folios sont intégralement transcrits, la transcription est encadrée ; s’il ne s’agit que de simples extraits, le titre de la transcription l’indique après la cote du folio28.
27. Pour les extraits des manuscrits cités dans le corps du texte, ce n’est pas réalisable en pratique ; cependant l’orthographe est aussi respectée (sans l’utilisation de sic pour souligner systématiquement les bévues) ainsi que les ratures pour les passages biffés et les italiques pour indiquer les ajouts. 28. On trouvera en fin de volume un « Index des transcriptions » les regroupant par œuvres ; les folios auxquels renvoient les numéros de pages placés en gras ont été intégralement transcrits.
Essais de microgénétique
1. Le baiser de Félicité
Pour illustrer les principes ponctuels d’une analyse microgénétique qui s’accompagnera néanmoins d’un va-et-vient nécessaire entre théorie (narratologie) et pratique (des brouillons), ce premier chapitre tentera de définir les modes d’intégration diégétique d’un segment descriptif au cours de sa genèse, c’est-à-dire sa diégétisation génétique1, procès textuel particulier qui correspond à la mise en place par l’auteur d’un programme sémiotique pour fonctionnaliser la description lors des étapes de sa rédaction, en un mot, la rendre nécessaire dans le tissu narratif2. Il est cependant possible que le produit obtenu soit le résultat de variations d’un autre ordre intervenant en cours d’écriture, aussi doit-on éviter d’interpréter à tout prix ce « pour fonctionnaliser » comme une finalité absolue. Dans Un cœur simple3, l’épisode des brèves amours de Félicité et Théodore contient trois courtes scènes dont le schéma narratif est assez simple : tentative, séduction et abandon ; Théodore en est chaque fois le sujet actantiel. Dans la scène de séduction apparaît, après le dialogue des personnages où
1. Voir, à propos de L’Éducation sentimentale, la troisième partie de mon Flaubert topographe, op. cit. 2. Quoique fonctionnalistes, mes intentions ne sont pas hyperfonctionnalistes ; c’est ce dernier reproche que Gérard Genette adresse aux théories de Mieke Bal (Narratologie, Paris, Klincksieck, 1977), voir Nouveau Discours du récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 33. 3. Trois contes (éd. Pierre-Marc de Biasi), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1986.
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s’entrecroisent styles direct, indirect et indirect libre, une description d’atmosphère qui tient en une seule phrase (p. 46) : Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins. – « Ah ! » dit-elle. Il ajouta qu’on désirait l’établir. Du reste, il n’était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c’était mal de se moquer. – « Mais non, je vous jure ! » et du bras gauche il lui entoura la taille ; elle marchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois. Elle disparut dans l’ombre.
Suivant le modèle proposé par Raymonde Debray Genette pour rendre compte de l’excipit du conte en scrutant sa genèse une occurrence après l’autre4, on va donc examiner les manuscrits de cette courte description afin d’en dégager les lois rédactionnelles, hasardeuses, non fixées et qui, chez Flaubert, se fondent ou se dispersent le plus souvent dans une écriture problématique (surtout quand il écrit Trois contes, ayant temporairement abandonné le chantier de Bouvard et Pécuchet devenu impossible). La mouvance du texte à venir s’affermit de plus en plus jusqu’à ce qu’il se révèle enfin stable. Si l’on inclut le manuscrit autographe et celui du copiste, les brouillons de ce passage sont au nombre de huit, quoique le premier soit plutôt un scénario ponctuel5 ; toutefois sur les premier et deuxième brouillons Flaubert a rédigé la scène deux fois, ce qui porte en fait le nombre d’occurrences à dix ; la rédaction n’a pas été facile, loin s’en faut. Phase scénarique La première occurrence (f° 393 transcrit ci-contre) fait partie du scénario de l’épisode amoureux (intitulé « son idylle » en haut de la page), et Flaubert l’a naturellement divisé en trois segments narratifs qui aboutiront d’ailleurs 4. « Comment faire une fin », Métamorphoses du récit, op. cit., p. 85-112 ; on observe bien par ailleurs, dès son titre, l’accent que met cette étude sur la question du comment. 5. Les manuscrits d’Un cœur simple sont conservés au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France sous la cote Nouvelles Acquisitions Françaises (N.A.F.) 23663, que je ne répète plus ici. Voir dans leur ordre chronologique les manuscrits suivants : f° 393 (scénario), f° 277 (deuxième et troisième occurrences), f° 274 (quatrième et cinquième occurrences), f° 278 v° (troisième brouillon), f° 286 v° (quatrième brouillon), f° 236 (cinquième brouillon), f° 3 (copie autographe) et f° 90 (manuscrit du copiste).
Le baiser de Félicité
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23663 f° 393 (extrait) (scénario ponctuel)
aux trois scènes du texte final, et la description sera intégrée au « 2° » ; sa situation, immédiatement trouvée, ne variera pas6. L’ensemble du texte correspond bien aux aspects de l’écriture telle qu’on la rencontre dans les brouillons de Flaubert, peu monolithiques. On peut en effet distinguer plusieurs phases dès la naissance du texte et qui lui permettront plus tard d’aboutir à son moule : une phase primitive de jalon au cours de laquelle l’auteur ne pose que quelques touches, fragmentaires ou déjà rédigées parfois, de ce qui deviendra un récit organisé ; puis une phase d’expansion et de redistribution où les séquences sont travaillées en fonction de leur ordre dans le texte, et enfin une phase de réduction qui intervient généralement à un état plus avancé7. Ici, les phrases qui ne couvrent que deux lignes et qui constituent le premier jet de la scène ne sont pas toutes du même ordre. Quelques-unes contiennent des signes faisant référence au monde qui entoure les personnages et non plus à leurs actions ; comme souvent chez Flaubert, ces signes narrativisés sur l’étape scénarique peuvent ultérieurement être transformés et développés au point de devenir des descriptions à part entière. Ainsi dès maintenant l’idée de la description (sinon la description même) se manifeste pour l’instant sous forme de rapides notations d’extérieur qui posent l’espace du segment narratif, le lieu de l’action. Flaubert situe la scène « un soir dans un chemin creux son charriot allant devant » : faire voir (ou se faire voir) la scène qui germe est déjà la faire vivre, l’espace de la fiction collabore à la création d’un monde 6. Je rappelle cependant que ce n’est pas toujours le cas dans les brouillons de Flaubert ; une description peut très bien être scindée en plusieurs ou voir sa situation modifiée dans le récit. 7. Schéma génétique qui est conforme à une progression idéale de l’écriture flaubertienne mais qui doit demeurer plus souple cependant ; ces différentes phases sont en fait très intriquées et il est parfois difficile de les définir ou de les dissocier avec certitude.
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imaginaire. C’est sans nul doute la trace d’un tremplin pour l’élan rédactionnel et l’aspect primordial, dans tous les sens du terme, de la future description (il est difficile en effet de déterminer, en génétique, les « frontières du récit », et ce d’autant plus à un stade encore scénarique). Après ces minces indications spatio-temporelles sont indiqués les excuses de Théodore (« s’explique, s’excuse “c’est la boisson” ») et le pardon de Félicité (« elle pardonne ») qui demeurent, il faut le souligner, moins développés que les autres détails tout d’abord couchés sur le papier. Lorsqu’il corrige le premier jet, Flaubert les laisse tels quels mais modifie les propositions narratives : la mention du pardon, changement de comportement du personnage et nœud narratif de la scène, semble maintenant avoir pour équivalent amplifié une séquence interlinéaire : « se laisse prendre la taille – un baiser ». Ainsi l’avant-texte est-il bien circonscrit, puisque sont déjà notés à la fois l’attitude des personnages, le lieu de l’action et la conclusion dramatique de la scène, c’est-à-dire ici la réussite de la séduction : Théodore embrasse Félicité. La correction du scénario s’effectue ensuite principalement dans la marge, comme souvent, ce qui permettra l’expansion du syntagme interlinéaire « il s’y prend differemment » : Flaubert va pouvoir y étoffer l’ensemble de la scène tout en bouleversant l’ordre des séquences et le statut des détails spatiotemporels. En effet, le chariot (au pluriel maintenant) réapparaît après les justifications de Théodore, et « ils marchèrent côte à cote derrière les charriots » remplace « son charriot allant devant ». Les premiers jalons n’étaient donc pas seulement indices de situation pour permettre de visualiser la scène mais plutôt un condensé initial à exploiter ensuite. C’est ce qui se produit immédiatement ici : narrativisation par rapport aux actions des personnages au passé simple (« ils marchèrent côte à cote derrière ») et surtout insertion de deux nouveaux détails : « les grelots – le foin des deux cotés » (pour l’instant Flaubert ne s’intéresse pas à la répétition de « côte » et « cotés » ; il s’agit plutôt de mettre en place des éléments, non d’en travailler le style). Quoique n’étant pas proprement descriptifs, les deux termes « grelots » et « foin » recèlent une description latente. Syntaxiquement isolés par l’écriture scénarique ils sont comme mis en attente, points de repère d’une écriture qui tâtonne mais qui se fixe certaines règles déjà, puisqu’ils constituent logiquement des hyponymes de « chariot ». Comme l’agencement hyponymique est l’un des aspects du descriptif 8 , il peut sembler, dans une perspective lexicaliste, que les deux termes constituent une expansion balbutiante de « charriots », la séquence « ils 8. Voir à ce propos Jean-Michel Adam et André Petitjean, « Introduction au type descriptif », Pratiques, 34, juin 1982, p. 81.
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marchèrent côte à cote derrière les charriots » servant alors de prétexte introducteur à l’expansion descriptive9. Toutefois les principes narratologiques doivent être manipulés avec précaution en génétique car Flaubert n’indique pas (ou ne sait pas) encore que la description n’aura pas pour simple tâche de représenter les chariots10. L’essentiel est sans doute de noter qu’ils sont intégrés avec leurs deux détails dans un paragraphe qui se développe. Ils prennent une valeur scénique qu’ils ne possédaient pas à l’origine : se glissant entre « ils marchèrent côte à cote » et « il explique qui il est », les notations précèdent l’explication de Théodore à propos de son histoire. Cette réécriture marginale confirme de plus une supposition antérieure : le pardon était bien, à l’origine dans le corps du texte, équivalent au baiser. Si Théodore demande maintenant à Félicité de « lui pardonner » (occurrence qui obligerait par ailleurs Flaubert à choisir un autre terme pour signifier le pardon de Félicité à la fin de la scène), la mention du « baiser » devient le substitut de « elle pardonne », non réécrit ici. Mais cette expansion ne satisfait pas son auteur apparemment puisque, préoccupé par l’enchaînement narratif, il va ensuite modifier l’ordre les séquences. Comme il le fait chaque fois pour bouleverser la continuité du texte, Flaubert rajoute alors des lettres11, injonctions pour la marche à suivre quand il recopiera le folio. Au début du passage, la succession des séquences n’est pas remise en cause, mais il n’en va pas de même pour celles qui se trouvent à proximité des notations à valeur pseudo descriptive12. Ces dernières sont toujours précédées par la proposition introductive, « ils marchèrent côte à cote », qui fait pourtant concurrence à l’ajout interlinéaire « elle fut bien forcée de marcher près de lui » (elle n’est sans doute pas destinée à survivre, simple trace des phases antérieures), et maintenant la future description doit paraître après la mention du baiser, ce qui peut sembler illogique ; néanmoins on peut 9. « En tant que taxinomie, en tant que déclinaison d’un paradigme latent de mots, la description est principalement le focalisateur local d’un lexique », Philippe Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, coll. « Université », 1993 [orig. 1981], p. 104. 10. Flaubert a-t-il à l’esprit l’image de plusieurs chariots, la précision spatiale « des deux cotés » posant problème ? Ou cette notation se réfère-t-elle à la campagne qui entoure les personnages ? On ne saurait trancher ; en tout cas dès le premier brouillon le choix est clair et définitif : le « foin » appartient bien à la « charrette », et ce jusqu’à la fin de la rédaction (voir f° 277 et suivants). 11. Cela peut prendre aussi la forme de lettres grecques ou de chiffres, qui ont exactement la même fonction. 12. Il est bien entendu impossible de savoir dans quelle mesure la présence de ces notations est problématique et nécessiterait des transformations ; on ne peut donc présumer de la primauté des corrections ou de leur motivation, bien que la question de la logique du récit compte pour beaucoup dans la rédaction de la scène ; voir notamment le discours de Théodore, juxtaposé à la position des personnages et non plus aux détails spatiaux.
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dès maintenant penser que « baiser » et description possèdent un statut de contiguïté, tout au moins syntaxique, sur lequel on reviendra bientôt. Premier brouillon Sur le premier brouillon (f° 277), Flaubert a rédigé la scène deux fois ; sa mise en place est donc problématique. La première occurrence cependant, transcrite ci-dessous, est encore de l’ordre du scénario ; les séquences sont peu rédigées, on relève des points de suspension indiquant la nécessité de trouver pour les remplir une idée par la suite, et l’utilisation du présent est généralisée (excepté dans les interlignes). Toutefois des transformations interviennent, qui vont lentement entraîner la diégétisation de la description en germe. En effet, les notations descriptives sont plus nombreuses que sur le folio précédent : « la charrette pleine de foin » (le pluriel des « charriots » a disparu, on retourne en fait à la toute première occurrence du détail sur le scénario antérieur), « grelot des colliers », « pas lourds dans la poussière ». Bien que peu précises (un détail visuel, un détail auditif, et les « pas » sont anonymes bien que relevant sans doute des animaux, non actualisés, au même titre que les grelots), elles possèdent, depuis la phase de redistribution séquentielle, une position établie dans l’avant-texte. Elles vont ainsi dès ce folio pouvoir gagner en capacité d’évocation. Il semble même que les séquences narratives qui les encadrent soient par la suite organisées en fonction de cette exigence : Flaubert tâche de mêler scène de séduction et espace de séduction, même si ce dernier demeure minimal. Comme un parcours génétique ne saurait être linéaire ou finaliste, certaines anomalies ne doivent pas être laissées sous silence. On constate en effet un autre retour en arrière de l’écriture (ce qui est fréquemment le cas dans les brouillons de Flaubert) qui n’est pas sans conséquence ici sur le statut de la description. D’après les corrections précédentes en effet, la charrette était tout 23663 f° 277 (extrait) (premier brouillon)
à fait narrativisée grâce à l’indication du mouvement des personnages (« ils marchèrent côte à côte derrière les charriots »), mais maintenant Flaubert
Le baiser de Félicité
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l’isole du récit : « la charrette pleine de foin, marche devant », formule qui se rapproche de cette option initiale sur le scénario ponctuel : « son charriot allant devant » (quoiqu’elle ne soit plus liée à Théodore avec l’adjectif possessif). Devenant sujet du verbe marcher et de l’énoncé, la charrette échappe à la domination du récit, permettant de la sorte le passage immédiat au descriptif avec l’adjectif et le détail du foin (« pleine de foin »). L’addition est probante, qui se substituant au verbe marcher gomme la précision spatiale, quoique la notation ne fasse que balbutier : elle « embaut » (pour « embaumait »). Une sensation olfactive apparaît : la charrette commence à être décrite13. Ayant recopié son texte en suivant l’ordre des lettres dans l’interligne, Flaubert s’aperçoit sans doute que le récit a été modifié de façon malheureuse, pourrait-on dire : en effet la future description a une situation clausurale, le pardon de Félicité n’est plus l’aboutissement de la scène, ce qui est peu logique du point de vue du programme narratif. Pour rectifier cette succession, l’auteur ajoute des séquences discursives et narratives : « “nous sommes raccommodés ? – prouvez le moi” Elle tendit sa joue – il la baisa ». La description en germe est ainsi encadrée par deux baisers quasi tautologiques et contradictoires (car il faut bien qu’elle ait d’abord pardonné à Théodore pour lui permettre de l’embrasser) : d’après le folio antérieur la proposition « se laissa prendre la taille » a exactement à l’origine le même sens que « nous sommes raccommodés », ici interlinéaire. Le second baiser est calqué sur celui du premier jet du scénario, mentionné pour conclure la scène : la séduction a réussi. Il semble ainsi que le passage descriptif, quoique fondu déjà dans le récit, ne soit pas logiquement lié à lui, d’autant que ce dernier est également en cours d’élaboration. En fait la description est juxtaposée à la mention du premier baiser, dont elle n’est séparée que d’une virgule ; cette situation est déjà signe de diégétisation. De ce moment privilégié du récit, rien n’est dit et rien ne sera dit. L’analyse des sentiments des personnages, autre mode narratif possible en théorie, n’est pas ébauchée ici (excepté peut-être sur le folio 274 : « sentant contre son corps le fremissement de cet homme qu’elle aimait »). Flaubert déplace le signifiant, le transforme, le remplace, ou plutôt en évite la textualisation : la description se substitue à l’énonciation des sensations de Félicité, oubliées du texte. Elle acquiert peu à peu une fonction connotative 13. Manifestement, les paramètres transformationnels sont multiples, comme s’il existait parfois (mais certes pas toujours) une sorte de logique avant-textuelle immanente. Flaubert décide d’attribuer le foin à la charrette (j’avais postulé, peut-être à tort, une hésitation temporaire sur le scénario ; l’auteur peut très bien avoir une idée en tête sans la coucher immédiatement sur le papier, sauf s’il craint de l’oublier) ; ce faisant, il décrit une première fois la charrette en insérant un adjectif, « pleine de foin ». Cette amorce de description légitime ou nécessite alors l’apparition d’un second signe descriptif ; dans l’ordre des représentations, il n’y a qu’un pas de « foin » à « embaumait » ; de même n’y aura-t-il qu’un pas (voir plus loin) de « masse » à « oscillait ».
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propre à la juxtaposition personnage-décor, identique en cela à ces notations interprétables en termes de conjonction ou de disjonction d’actants14. Dans son contexte diégétique la scène se présente comme un carrefour de virtualités narratives. Après la tentative infructueuse de Théodore (p. 45) Félicité va pardonner, être séduite, tomber amoureuse puis, bien sûr, selon le schéma répétitif du conte : être malheureuse. Dans la microstructure scénique Félicité se laisse séduire ; la description connoterait donc son bonheur, la réalisation de son désir (conjonction). Cependant dans la macrostructure de l’épisode, Théodore abandonnera Félicité (p. 47) ; l’effet en est nécessairement déceptif (disjonction), parallèle d’ailleurs au cheminement du récit. C’est l’un des dispositifs textuels que l’on rencontre souvent dans les descriptions de paysages ou d’atmosphères chez Flaubert, et il faut toujours prendre garde à la vectorisation des détails descriptifs par rapport aux nœuds du programme narratif, tant leurs significations sont imbriquées : se conformant aux sentiments des personnages, la description a tôt fait de se désolidariser de leurs désirs. Par l’intermédiaire d’un signe généralement transparent (il n’est toutefois pas possible d’en déceler dans cet exemple), elle prend rapidement une valeur disjonctive, pouvant alors être lue comme l’exacte antithèse du sens immédiatement perceptible (ou plutôt subsumant les deux, en un conflit insoluble)15 ; ce ne sera pas exactement le cas ici. La réécriture du passage, plus bas sur le folio (voir la transcription cicontre)16, apporte quelques modifications. Tout d’abord, l’étreinte et le baiser disparaissent lors du premier jet ; Flaubert veut sans doute éviter la redondance narrative, et le second baiser sera réinséré à la fin de la scène, avec cette précision : « baiser sous le cou ». Une autre proposition est ajoutée dans l’interligne, « se laisse prendre la taille », mais apparemment Flaubert ne sait pas encore où l’intégrer et cherche un nœud narratif favorable ; peut-être avant la description ? Ce n’est pas certain ; dans la topographie du folio, elle semble étrangement collaborer avec les séquences descriptives. D’autre part cet ajout ne mentionne pas le premier baiser, dorénavant gommé de l’avant-texte ; simple oubli ou correction en vue de la logique textuelle ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude. En tout cas le récit en paraît plus condensé, comme si 14. Voir à ce propos Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », 1977, p. 162. 15. Voir le chapitre « La description indicielle » dans mon Flaubert topographe, op. cit., p. 185-216. 16. La différence d’écriture montre bien que Flaubert l’a rédigé par à-coups avant de le corriger (ce qui explique les italiques de la transcription) ; le premier jet s’arrête en fait à « un regard ». Ensuite, les séquences rajoutées ne le seront que progressivement ; manifestement Flaubert est en panne d’inspiration et rumine son texte avant de le coucher sur le papier.
Le baiser de Félicité
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23663 f° 277 (extrait) (premier brouillon, suite)
Flaubert incluait le baiser dans l’étreinte, bien que tous deux ne soient pas exactement superposables. Les corrections du segment descriptif sont aussi significatives. Flaubert élabore le comportement de ses personnages, moyen de donner une épaisseur romanesque à la scène mais aussi d’introduire la description. Les chevaux sont en effets mentionnés une première fois avant cette dernière, dont ils font aussi partie : « s’en alla arranger qque chose à la tete de ses chevaux », mais il s’agit d’une séquence prétexte, comme du reste l’ajout marginal : « se mir derrière la charrette à cause du bruit des grelots qui les gênait » pour réutiliser le détail des « grelots » oublié sur le premier jet (tandis que celui du « collier » réapparaît dans l’interligne pour préciser « la tete de ses chevaux »). Chevaux, charrettes, les explications se font pressantes (« à cause »), la description n’est certes pas loin et doit être légitimée17. Le détail antérieur des grelots, qui était susceptible de devenir une notation auditive dans la description, est maintenant directement lié au récit ; on voit bien que récit et description ne sont pas dans les brouillons des blocs clos et séparés par des cloisons étanches. Erratiques, leurs signes viennent se greffer sur l’on ou l’autre de ces modes narratifs selon les trouvailles mêmes de la rédaction. La prédominance du récit explicatif fait subir à l’écriture un nouveau retour en arrière : alors que plus haut sur le folio la charrette était isolée du récit, Flaubert la relie ici aux actions des personnages, comme sur le scénario ponctuel. Chevaux, grelots, charrette sont narrativisés et le contenu de la description se modifie en conséquence. Ainsi, le foin n’est plus tant mentionné pour décrire la charrette (« charrette pleine de foin ») que pour acquérir une valeur descriptive autonome (« la masse de foin embaumant »), et le décor
17. On est en droit de penser que la situation des personnages par rapport au chariot est due à un souci de focalisation (évidemment implicite) : il est logique, puisqu’ils se trouvent derrière la charrette, que Félicité et Théodore puissent voir le foin et la poussière soulevée par le pas des chevaux que mentionne le texte, manière d’intermotiver tous les détails de façon solidaire.
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environnant est maintenant actualisé avec la notation de « beaucoup d’etoiles dans le ciel » : la description prend de plus en plus l’allure d’une description d’atmosphère. Insistant sur la gestuelle des personnages (« s’en alla », « revint », « se mirent »), Flaubert délaisse leur discours. La conversation de Félicité et Théodore était à l’origine ébauchée dans la marge du scénario après les excuses et explications de Théodore ; puis elle était remplacée par de simples pointillés plus haut sur ce folio (« la conversation………. ») avant d’être définie par l’interligne : « devint serieuse ». Une contraction narrative se produit alors ; par le biais d’une simple qualification, le vide discursif est artificiellement rempli (en fait la conversation a été déplacée : précédant toutes ces séquences, elle sera travaillée sur un autre folio). Ici, le discours est noté négativement, en creux (« ils ne parlaient pas ») et la description apparaît juste après cette autre séquence redondante : « ne pouvant rien trouver à se dire ». À ce silence du récit correspond donc bien la description d’atmosphère qui vient remplacer le discours amoureux manquant. Les signifiants narratifs et descriptifs sont bien interchangeables dans certains cas, et il semble en aller de même pour les signifiés : substitution de contenu implique déjà transformation du mode narratif. Précision de l’atmosphère Sur le brouillon suivant (f° 274), la rédaction est encore problématique et le texte réécrit deux fois aussi (les deux occurrences sont reproduites sur la même transcription puisqu’elles se succèdent très rapidement lors de la rédaction, voir ci-contre). Si la situation de la description est clairement établie dans la scène, en revanche ses bornes narratives ne sont pas stables. Quand il écrit le premier jet, Flaubert insère le geste de Théodore, qui semblait auparavant flotter dans le texte de manière indécise, après la description, tout de suite au passé simple : « elle se laissa sais prendre la taille ». Par ailleurs, le texte continue à gonfler, avec l’apparition de nouvelles séquences narratives : « ils se ralentissaient » (relative aux chevaux, et parallèlement au ralentissement du récit avant le point d’orgue qu’effectue la description d’atmosphère), « elle sentait tout son corps fremir », « arrivés à l’endroit où il fallait se separer ». Les personnages sont privilégiés, notamment les sensations de Félicité, et la conclusion de la scène est modifiée : le baiser cède maintenant sa fonction clausurale à la fuite de Félicité : « un baiser. elle s’enfuit ». La description quant à elle possède le même statut textuel que sur le folio précédent mais subit une expansion avec l’apparition d’une autre séquence dénotant l’atmosphère : « le temps etait très chaud ». Plus s’enfle le texte, plus progresse sa rédaction, plus ardue – et arbitraire parfois – devient la présentation de ses corrections, car il est difficile de
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séparer a posteriori des paramètres qui sont parfaitement imbriqués et dont la chronologie interne n’est pas certaine de manière infaillible ; on tâchera cependant de ne pas en fausser les systèmes de variation. 23663 f° 274 (extrait) (deuxième brouillon)
Corrigeant la description, Flaubert ajoute une séquence interlinéaire qui continue donc à l’amplifier : « la nuit completemt noire ». Elle est toutefois problématique puisqu’elle est en parfaite contradiction avec le syntagme qui la suit, « beaucoup d’etoiles », et qui n’est pas raturé. Si la fonction provisoire de la description consiste bien à connoter un moment extatique du récit et un sentiment euphorique du personnage (dénoté par les séquences « sentant son corps fremir » ou dans l’interligne « sentant contre son corps le fremissement de cet homme qu’elle aimait » ; comme souvent dans la scène le texte privilégie Théodore et Félicité se voit peu à peu privée de sensations), ainsi que semble le suggérer aussi la coprésence de signes allant tous dans ce sens : nuit d’été (« le temps etait très chaud »), odeurs agréables (« embaumait ») et alanguissement général (« ils se ralentissaient »), l’apparition de la nuit noire est
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ambiguë, tout comme sa nécessité ; on l’interpréterait donc comme un signe dysphorique, laissant supposer que la description a un double rôle (connoter le bonheur de Félicité, prévoir son malheur à venir). En fait, il semble que l’on ne puisse, surtout en génétique, croire à l’univocité de la sémiosis et que les codes de représentation comme les codes de lecture ne soient pas si figés qu’on le penserait a priori ; ils doivent être nuancés d’un contexte à l’autre. Ce qui pose plutôt problème ici, ce n’est pas le fait que la nuit soit complètement « noire » mais que l’image globale de l’atmosphère soit impossible s’il y a par ailleurs « beaucoup d’etoiles » dans le ciel. On pourrait objecter que Flaubert éliminera justement cette notation erronée en réécrivant le texte plus bas sur le folio (elle y est cependant rédigée tout d’abord, comme les autres séquences descriptives, avec cette transformation : « la nuit etait lourde noire ») afin de maintenir les signes dans un champ sémantique homogène ; rien n’est moins sûr cependant, et cette vision finaliste n’est pas de mise dans la pratique des brouillons. La notation a pris forme et sens dans l’avant-texte parce que l’auteur, pendant un moment même bref a subitement modifié l’image qu’il avait en tête (et je rappelle que la question du pourquoi de la variation n’est pas pertinente). C’est tout à fait clair sur la réécriture (voir l’occurrence suivante), où les étoiles sont absentes du premier jet pour évidemment revenir dans l’interligne une fois que la noirceur aura disparu : « des etoiles brillaient ». Certains signes n’ont donc pas de valeur signifiante intrinsèque, c’est le contexte global, en formation, qui leur en attribue une. Il suffit pour s’en assurer de considérer telle description de Bouvard et Pécuchet, dans ce passage qui apparaît à la fin du premier chapitre18 : Ensuite, ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur ; – et les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire ; et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur.
La nuit y est tout aussi noire et pourtant la valeur indicielle, euphorique de la description est indéniable, puisqu’elle vient illustrer le bonheur des deux bonshommes, ravis d’avoir atteint enfin leur idéal, c’est-à-dire Chavignolles ; on peut donc être sûr que si Flaubert avait maintenu la notation dans Un cœur simple, on n’y aurait jamais vu rupture d’isotopie ou sémiosis contradictoire. Autre transformation des images descriptives : la masse de foin « embaumait » (premier jet), elle va dès lors « osciller » (mais l’auteur ne rature pas encore le premier verbe, marque peut-être d’hésitation, cependant plus bas sur le folio la notation olfactive aura disparu tout de suite) ; on passe de l’olfactif 18. Bouvard et Pécuchet (éd. Stéphanie Dord-Crouslé), Paris, Flammarion, « GF », n° 1063, édition avec dossier, 1999, p. 66.
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au visuel, sous l’expansion de l’isotopie de la lourdeur (« la masse de foin » ou, dans l’interligne, « charge », et « les chevaux marchaient lourdemt ») qui correspond bien par ailleurs à cette impression de lenteur générale (« ils se ralentissaient », dont le sujet est toujours, à ce moment, les chevaux). Par ailleurs, une fois encore la succession des éléments de la scène ne convient pas à Flaubert, si bien que le texte connaît une nouvelle phase de redistribution ; il est évident que la présence de la description en est la cause principale. Comme sur la première occurrence, des lettres viennent réorganiser l’agencement séquentiel ; après la biffure des séquences narratives relatives aux sensations, la description est maintenant située après « elle se laissa prendre la taille ils ne parlèrent plus » (même schéma que sur le premier brouillon, donc), à son tour raturée et travaillée dans la marge : « insensiblemt il lui passa un bras sous la taille » (une fois encore Théodore devient le sujet de l’action : tant pis pour Félicité !). À ce moment la description suit nécessairement, dans l’esprit de Flaubert, la mention de l’étreinte, qui devient primordiale ; les gestes des personnages ont définitivement priorité sur leurs sensations, et on ne pénètre plus dans les pensées de Félicité qui sont raturées, à la fois dans le corps du texte (« elle sentait tout son corps fremir », « contre son corps le fremissemt de cet homme qu’elle aimait ») et dans la marge (« cela lui parut si doux qu’elle ne put rien defaire »). Les corrections de la borne narrative postérieure à la description sont également révélatrices. Puisque Flaubert y rature toutes les séquences qui représentent les personnages, la fin de la scène apparaît immédiatement. La conclusion est signifiée par une concentration d’indices stratégiques : « arrivés à l’endroit où il fallait se separer », tout d’abord juxtaposés à la mention des chevaux (« les chevaux marchaient lourdemt dans la poussière »). Cette nouvelle disposition textuelle a un effet rétroactif sur le statut de la description : elle prend l’aspect d’une pause quasi autonome et, tel un point d’orgue privilégié, favorise cet étirement d’une atmosphère propre à l’extase du (ou des) personnage(s) ; le passage descriptif recèle peut-être un autre sens caché, et qui n’est pas encore parvenu à la surface du texte. Avec la correction l’effet est gommé cependant car Flaubert ajoute dans l’interligne une nouvelle séquence relative aux chevaux, qui se présente alors comme un prolongement naturel de celle qui la précède : « puis d’eux-mêmes ils tournèrent à gauche ». On revient clairement au régime narratif, et la correction interlinéaire réitère le processus, « se ralentissant de plus en plus », en accentuant la durée et donc la temporalité. Quand il réécrit son texte plus bas sur le même folio en tâtonnant plusieurs fois au début, Flaubert réinsère les explications narratives ainsi que la mention du silence qu’il avait raturée (« ils ne parlèrent plus »), mais qu’il utilise cette fois à l’imparfait, ce qui l’accorde parallèlement à l’effet duratif de la description : « cependant ils ne parlaient pas ». La disposition des informations
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reste en fait identique : étreinte, explications, description, baiser, fuite19, tandis que la rédaction de la description évolue. Flaubert opte maintenant pour « des etoiles brillaient » et rature donc la nuit « noire ». Parallèlement, comme si une correction en entraînait d’autres, ce n’est plus le « temps » qui est « chaud » mais tout d’abord « la nuit » puis « le vent », ce nouveau détail du code climatique apparaissant dans l’interligne. Toutefois Flaubert rature l’adjectif et lui préfère celui du premier jet, « lourde », alors qu’il pourrait avoir une connotation négative ; il faut remarquer par ailleurs que ces modifications n’altèrent pas le schéma rythmique de la séquence (le choix de l’adjectif « lourde » pour qualifier la nuit explique sans doute la modification immédiate de la marche des chevaux ; ici leur pas est « fatigué » et non plus lourd). La représentation du chariot est également modifiée. On avait auparavant l’image d’une « masse » (ou « charge » dans l’interligne) ; ici Flaubert renchérit puisque dès le premier jet il écrit : « en bouchant toute la largeur de la route », formule exagérée peut-être car elle est raturée tout de suite et dans l’interligne apparaît « l’enorme charreté ». Qu’ils soient barrés, récupérés ou avortés, les détails fonctionnent donc comme des motivations, autant d’impulsions qui laissent des traces (non définissables comme telles cependant sans un recours aux brouillons). La rédaction du récit paraît pour sa part régresser, et il semble même que le récit contrecarre pour l’instant l’effet de la description, de deux manières. Tout d’abord, le calme de l’atmosphère estivale dénoté par le segment descriptif, qui s’accorde bien à ce moment extatique, est contrarié par la mention des grelots (simple prétexte désormais pour introduire la situation des personnages, introduisant elle-même la description, en une série d’inférences imbriquées), le simple détail, « grelots », ayant été lentement dilaté depuis le premier brouillon au point de peser maintenant anormalement dans le récit : « carillon », « tintamar », « vacarme ». De plus la séquence prétexte, « pr causer plus à l’aise », est biffée puisqu’elle contredit évidemment celle qui la suit et qui dénote le silence des personnages (« cependant ils ne parlaient pas »). Enfin, la précision spatiale « devant eux » qui avait germé sur le premier brouillon rend maintenant inutiles toutes les explications concernant la disposition spatiale du couple. Flaubert remplace « ils suivaient le chariot » par « ils s’etaient mis derrière le chariot » ; l’antithèse derrière / devant devient dès lors évidente et l’occurrence suivante en tiendra compte. Notons enfin le ralentissement des chevaux qui est tout d’abord mis entre crochets, dans la perspective d’une suppression, puis éliminé ; néanmoins il ne sera pas oublié car on le retrouvera bientôt. Il semble donc exister une logique propre à l’écriture qui, dans une 19. Notons que deux options coexistent pour conclure la scène ; dans le corps du texte Félicité « tendit sa joue simplemt. – s’enfuit dans l’ombres en courant » et, dans la marge : « elle le rendit disparut comme un oiseau ».
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trame de tâtonnements et de retours en arrière, trace lentement des chemins à parcourir cependant, implique déjà des corrections futures, oriente progressivement le texte dans la voie d’une finalisation univoque. La description diégétisée En effet le troisième brouillon, qui renferme l’occurrence manifestement la plus travaillée (f° 278 v° ; voir sa transcription ci-dessous), sera central et décisif, car à partir de ce moment le texte se stabilise jusqu’à la fin de sa rédaction, à peu de variations près. Notons d’emblée la réapparition et la transformation du ralentissement : auparavant les chevaux se ralentissaient à cause « de leur pas fatigué » tandis que le sujet actantiel se déplace, ce sont maintenant, dans l’interligne, Théodore et Félicité qui se ralentissent, au passé simple (« ils se ralentirent »), alanguis par leur étreinte : « elle marchait soutenue par son etreinte » (dans la marge, et le « tintamarre des colliers » est ainsi éliminé). L’exigence du maintien du verbe provoque donc une perturbation métonymique de l’énoncé. Flaubert raye de plus la mention du silence (« cependant ils ne parlaient pas ») puisque ce dernier est désormais connoté par le calme du point d’orgue descriptif, et il élimine aussi les explications redondantes tout comme la situation des personnages « derrière le chariot » ; dès maintenant l’intérêt a été déplacé. Cette épuration progressive du texte entraîne en effet une nouvelle disposition narrative : au ralentissement des personnages correspond un ralentissement du récit qui semble dès lors s’interrompre naturellement à l’arrivée immédiate de la description. La phase de réduction qui s’empare de toute la scène n’épargne que quelques séquences relatives aux personnages : avant la description,
23663 f° 278 v° (extrait) (troisième brouillon)
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l’étreinte découpée en deux actions successives (« lui passa un bras sous la taille » puis « elle marchait soutenue par son étreinte), et après, apparition du baiser et de la fuite de Félicité. Toutefois la borne narrative qui suit la description est révisée de manière fort significative. Flaubert rature « Théodore en lui disant adieu » (et oublie sans doute de biffer aussi « reclama un baiser »), correction qui est peut-être motivée par une raison de psychologie puisque Théodore est le sujet actif de la séduction (c’est lui qui prend toutes les initiatives, Félicité demeurant passive, il est donc inutile de le montrer en train de réclamer quoi que ce soit), ou bien à cause du statut de la description. Flaubert y substitue en effet cette nouvelle séquence : « il l’embrassa encore une fois ». Non seulement Félicité est reléguée en position de pur objet mais de plus l’antécédent du pronom est situé avant la description : c’est qu’un baiser antérieur, non énoncé dans le texte mais présent dans le référent imaginaire de la scène, est implicitement stigmatisé dans la description. On ne peut que penser au baiser du premier brouillon, qui était alors juxtaposé aux détails descriptifs. Même s’il avait disparu sur le second brouillon, il semble que l’avant-texte en ait conservé la mémoire et il resurgit ici en creux, soit que Flaubert ait gardé en tête le sens symbolique de la description en gestation, soit qu’il ait eu recours aux brouillons antérieurs pour corriger celui-ci (comme souvent). En tout cas cela ne fait aucun doute : il a lentement élaboré les séquences narratives par rapport à l’effet que devait produire cette rapide description. Connotant le bonheur de Félicité, elle sousentend en fait le premier baiser qui n’est plus mentionné dans le récit. « Flaubert pratique alors une sorte d’économie dispendieuse »20 : ellipse narrative et expansion descriptive du signe narratif gommé, la description en devenant elle-même le signifiant par substitution textuelle. Description et récit sont si bien, au cours de leur genèse, en interaction constante que l’un est susceptible de remplacer l’autre. Par le simple ajout de « encore une fois » la description se trouve maintenant davantage diégétisée : sa fonction est narrative21. Un tel procédé et une telle disposition du texte ne sont pas rares chez Flaubert ; de même que Félicité cède implicitement à Théodore, Emma cédera à Rodolphe, Salammbô à Mâtho et Mme Dambreuse à Frédéric alors que l’ellipse, ou plutôt la paralipse, aura un énoncé descriptif corollaire ; on en étudiera la genèse du point de vue de l’autotextualité dans le cinquième chapitre. 20. Raymonde Debray Genette, « Du mode narratif dans les Trois contes », Littérature, 2, 1971, p. 46. 21. Les autres brouillons se bornant à de simples modifications de ponctuation jusqu’à la mise au net (avec la biffure du « et » dans « et elle disparut dans l’ombre » sur le dernier brouillon, f° 236), je ne les commenterai pas ici. Notons cependant que sur le premier jet du brouillon suivant Flaubert a oublié de recopier « encore une fois » et le réinsère immédiatement dans l’interligne (f° 286 v° ; voir sa transcription ci-contre).
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La narrativité est toutefois un peu différente pour notre passage, car dans Un cœur simple l’abandon n’est pas littéral mais demeure suggéré. 23663 f° 286 v° (extrait) (quatrième brouillon)
Une autre variation significative n’interviendra que lors de la toute dernière étape de la rédaction, celle du manuscrit du copiste (f° 90). Flaubert y remplace dans l’interligne l’adjectif qualifiant le vent, qui passe de « lourd » à « mou » ; ainsi la relation métonymique antérieure, qui ensemence la conjonction personnage-décor, s’en trouve-t-elle accentuée : la sensation tactile est un indice du baiser, et la mollesse de Félicité séduite devient à son tour médiatisée par la description. La conjonction actantielle permet donc la mise en place d’un discours (muet cependant) intradescriptif que le signe métonymique inscrit dans le texte et non plus seulement dans le référent imaginaire de la scène. Il est clair que la description ne saurait passer pour asservie par le récit, et des modalités particulières de sémiosis lui permettent plutôt d’échapper à sa domination, à la redondance ou à la gratuité22. « Toute description est en fait une transcription : la description, en effet, consiste toujours à faire passer la représentation d’un ordre de sensations à l’autre […], ou à faire passer la représentation d’une chose à celle de ses métonymes […], ou à faire passer la description d’une chose à la symbolisation d’autre chose »23. Lois vérifiables dans la version définitive de ce passage mais dont on trouve surtout la confirmation dans les brouillons. Bien entendu, ce parcours est unique (mais il n’est pas rare chez Flaubert) et toutes les descriptions ne sont pas diégétisées de la sorte ; néanmoins chaque folio, chaque phase rédactionnelle témoignent d’une connivence entre narratif et descriptif. Un détail descriptif devient
22. Surtout pour un Flaubert, qui déclarait fermement (par exemple à propos de Salammbô) : « il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action », lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, Correspondance (op. cit.), tome III, 1991, p. 278. 23. Michael Riffaterre, « Sémiotique de la description dans la poésie du XVIIème siècle », Actes de Fordham, Biblio 17, 1983, p. 99.
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narratif, et vice-versa, l’apparition d’une séquence descriptive nécessite la correction ou la biffure d’une séquence narrative, indéfiniment jusqu’à ce que le texte ait enfin acquis son moule. Malgré l’apparence cloisonnée de l’enchaînement des informations dans tout texte dit définitif où l’on repère clairement « description » et « récit » pour la plupart des cas, on voit bien que l’écriture en cours d’élaboration ne tolère pas de dissociation, sinon temporairement, en fonction des problèmes auxquels s’attache l’auteur sur le moment ; récit et description, dans leur duplicité même, résultent de transformations génétiques tout à fait interdépendantes.
2. La charogne de Bouvard et Pécuchet
Dire que Bouvard et Pécuchet relève par excellence de l’intertextualité ne va pas de soi, apparemment1. Si l’on s’est longtemps attaché à en définir les sources, les juxtaposant tant bien que mal au roman2, on s’interroge rarement sur les problèmes théoriques que pose cette coprésence, parfois explicite dans ce roman, mais souvent implicite aussi, de textes différents et de processus intertextuels hétérogènes, moins encore sur ce que cette diversité nous apprend de l’intertextualité même3. Pourtant, qu’il soit de l’ordre du commentaire, de la citation, de l’allusion, ou qu’il relève de procédés de réécriture rendant sa
1. Malgré la quantité d’ouvrages lus par Flaubert pour le préparer : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? à plus de 1500 ! Mon dossier de notes a 8 pouces de hauteur » (lettre à Mme Roger des Genettes, 24 janvier 1880, Correspondance, op. cit., tome V, p. 796). 2. Voir par exemple René Descharmes, Autour de Bouvard et Pécuchet (Paris, Librairie de France, 1921), en particulier les chapitres V, VI et VII. 3. À ma connaissance, seule Stéphanie Dord-Crouslé, dans ses travaux génétiques sur la documentation de Bouvard et Pécuchet, la traite en termes d’intertextualité ; voir par exemple « Flaubert et les Manuels Roret ou le paradoxe de la vulgarisation. L’art des jardins dans Bouvard et Pécuchet », Le Partage des savoirs XVIIIe – XIXe siècles (éd. Lise Andries), Lyon, P. U. Lyon, 2003, p. 93-118. À propos de la nécessité de modifier l’étude des sources et documents et de les relier à des processus génétiques intertextuels au même titre que les intertextes fictionnels, voir la seconde partie de mon ouvrage La Production du descriptif (op. cit.), « Exogenèse : écriture et documents » (p. 113-253).
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présence plus opaque encore4, l’énorme palimpseste de Bouvard et Pécuchet participe non seulement de la poétique insciente du roman, mais aussi de sa dynamique de création. Les brouillons en témoignent, qui en effet regorgent de noms d’auteurs, de titres, recèlent des quantités de notes ou de citations copiées, voire parfois de références précises aux pages d’où elles sont extraites 5 . Prééminence du document que Flaubert souligne d’ailleurs luimême : « Je refais, pour la 3e fois, les tables de mon dossier intitulé philosophie. Ce sont les notes de mes notes que je coordonne, pour dresser le plan de mon chapitre ! »6, déclare-t-il en rédigeant, dans le huitième chapitre, la partie relative à l’étude de la Philosophie, comme si le programme narratif était devenu secondaire, comme si sa logique ne pouvait que découler de la logique du classement documentaire. À la fin du passage sur la Philosophie, précisément, se rencontre l’une de ces scènes qui semblent échapper à l’immense intertexte documentaire : c’est la scène de la charogne. Apparemment, il s’agit d’un moment purement fictionnel, affranchi de toute tentation livresque. Sa valeur narrative est simple : désespérés par leur isolement et par le néant de tout, Bouvard et Pécuchet découvrent lors d’une promenade une charogne de chien. Cette vision qui les rapproche de la mort leur fait accepter l’idée du suicide ; alors qu’ils sont sur le point de passer à l’acte, ils sont attirés par des lumières qui les conduisent à l’église. C’est la messe de minuit, ils sont apaisés, n’ont plus envie de mourir et se mettront, au chapitre suivant, à étudier la Religion. On aura reconnu, dans cette rapide suite d’actions clôturant le chapitre, les principes de l’arbitraire du récit (où consécution et conséquence se confondent)7 et, dans notre charogne, une catalyse motivant le passage du nihilisme au suicide8. La voici, dans sa version publiée posthume : 4. Voir à ce propos Gérard Genette, qui définit l’intertextualité comme « la présence effective d’un texte dans un autre », Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 8-9. 5. Les manuscrits et dossiers de Bouvard et Pécuchet sont conservés en plusieurs volumes à la Bibliothèque municipale de Rouen, sous les cotes gg10 (scénarios et plans), g2251-3 (brouillons), g224 (copie autographe), g2261-8 (dossiers). Dans ce chapitre comme dans les suivants relatifs à ce roman, les cotes reprennent l’ancienne foliotation de la bibliothèque. 6. Lettre à sa nièce Caroline, 21 mars 1879 (Correspondance, op. cit., tome V, p. 587). 7. Voir à ce propos Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II (Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », 1969, p. 71-99), et Roland Barthes, « Les suites d’actions », L’Aventure sémiologique (Paris, éd. du Seuil, 1985, p. 207-217). 8. Cette importance narrative de la charogne est attestée par le plan-résumé, rédigé a posteriori, semble-t-il : « tout le monde s’écarte d’eux. – vue d’une charogne de chien. L’idée de la mort leur vient. Ils la désirent. tentative de suicide, manquée. messe de minuit » (gg10, f° 65).
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Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs, allèrent très loin, se perdirent. – De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un ruisseau murmurrait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta. Et ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d’un chien. Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire. À la place du ventre, c’était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante. Cependant Bouvard plissait le front ; et des larmes mouillèrent ses yeux. Pécuchet dit stoïquement : « Nous serons un jour comme ça ! » (p. 299-300).
Si elle n’a pas de fonction argumentative, et si sa signifiance est limpide, cette scène n’en recèle pas moins de curieuses réminiscences baudelairiennes. Le projet encyclopédique de Bouvard et Pécuchet dépasserait-il le cadre, déjà immense, de la mise en texte (et en farce) des idées scientifiques de l’époque ? Flaubert utiliserait-il des textes même lorsqu’on en voit mal la nécessité immédiate, comme ici, faisant de la réécriture le principe même de l’écriture du roman ? Car lorsqu’on juxtapose la description flaubertienne de la charogne au poème « Une charogne », inséré dans Les Fleurs du Mal (voir pages suivantes)9, on peut s’étonner de trouver de nombreuses convergences entre les deux textes 10 , qui dépassent d’ailleurs la simple récurrence de termes, nous le verrons11. Il semble donc que Flaubert ait puisé dans le poème de Baudelaire pour rédiger la saynète, lui ayant fait subir d’une part un phénomène de prosification12, et d’autre part une perte de contexte : bien que le passage de Bouvard et Pécuchet comporte également deux spectateurs, la signifiance amoureuse en est exclue, tout comme le réseau métaphorique qui associe le cadavre au corps de l’amante ; seule subsiste la mort. Nous sommes ainsi confrontés à un intertexte aléatoire, la perception de l’hypotexte par le lecteur n’étant pas obligatoire13 pour décoder la signifiance 9. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes (éd. Claude Pichois), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 29-31. 10. Je ne suis pas le premier à le noter ; voir François Fleury, « Le style poétique de Bouvard et Pécuchet », Les Amis de Flaubert, 42, mai 1973, p. 12. Mais Fleury limite le problème à des ressemblances de détails, voire à des récurrences de termes. 11. C’est d’ailleurs, selon Laurent Jenny, l’une des conditions nécessaires pour pouvoir parler d’intertextualité ; voir « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, p. 262. 12. Voir à ce propos Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 246-253. 13. Voir Michael Riffaterre, « On the Prose Poem’s Formal Features », The Prose Poem in France. Theory and Practice (éd. Mary Ann Caws et Hermine Riffaterre), New York, Columbia University Press, 1983, p. 123-124 ; voir aussi « Ponge intertextuel », Études françaises, XVII, 1-2, 1981, p. 74.
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Une Charogne Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir. La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s’élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée et que l’artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché. – Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection, Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion !
La charogne de Bouvard et Pécuchet
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Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés ! _____________________________________________________________________
de l’hypertexte présumé14. D’un point de vue génétique toutefois, le problème se pose en d’autres termes. Il convient de laisser momentanément de côté les procédés de décodage de l’intertextualité pour s’intéresser plutôt aux processus d’encodage tels que nous les dévoilent les manuscrits15. En effet l’intertextualité peut ne pas être investie de la même fonction dans les manuscrits d’un texte et dans sa version imprimée ; elle peut, surtout, ne pas avoir le même statut théorique. C’est ce que je tâcherai de démontrer ici en considérant les stratégies rédactionnelles de la description de la charogne par rapport à l’hypotexte baudelairien qui l’a générée, plus encore que motivée, selon des phénomènes bien particuliers. Scénarios : intertexte et élaboration du récit Dans les manuscrits de Bouvard et Pécuchet, comme dans tout avant-texte de Flaubert, le récit s’organise tout d’abord au cours d’une phase scénarique ; aussi m’attacherai-je, dans un premier temps, aux scénarios de la fin du huitième chapitre (dont on peut voir, page suivante, des extraits transcrits à la suite l’un de l’autre), avant d’examiner les brouillons proprement dits. Sur le premier folio (g2252, f° 377), la scène de la charogne n’est pas encore lisible. C’est, sans doute, une particularité des scénarios de Bouvard et Pécuchet : la narrativité est soumise aux sujets d’études ou d’expériences des deux bonshommes. Aussi pour cette partie du chapitre Flaubert élabore-t-il le récit en fonction de données philosophiques qu’il tente de classer et de
14. Dans le sens que donne Genette à ces termes pour définir l’hypertextualité : « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) » (Palimpsestes, op. cit., p. 11). 15. Voici, dans leur ordre chronologique, les manuscrits constituant les avant-textes de la scène de la charogne : g 2252 f° 377, g2253 folios 32, 117, 98 v°, 113 v° (scénarios) ; g2253 f° 129 v° (scénario-esquisse) ; g2253 folios 118 v°, 119 v°, 118, 152 v° + 119 (brouillons), g224 f° 181 (copie autographe). Puisque je m’attarderai surtout sur les folios extraits du volume g2253, je n’en répéterai pas désormais la cote complète.
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Scénarios (extraits)
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coordonner (panthéisme, scepticisme, nihilisme, désespérance, avec une hésitation temporaire sur le statut de l’idéalisme), ajoutant des liens (« l’idée de la mort finit par leur donner envie de la mort ») ou de nouveaux éléments narratifs, eux-mêmes corrélés au contexte épistémologique (« tentative de suicide »). Si notre scène n’est pas encore prévue, en revanche l’intertexte qui l’accompagne peut se pressentir. Flaubert juxtapose, à la mention de la mort, sous forme d’addition postérieure, un « spleen vrai », qui vient définir l’état psychologique des deux philosophes. Bien entendu, l’emploi du terme spleen est devenu un cliché quand Flaubert écrit Bouvard et Pécuchet. Néanmoins l’adjectif « vrai » en désactive la stéréotypie pour en réactiver la littérarité ; autrement dit, le désespoir de Bouvard et Pécuchet a la profondeur d’un spleen baudelairien. Mais l’intertexte est pour l’instant fragmentaire : Flaubert recherche un embrayeur d’un autre ordre. En effet, alors que cet état psychologique est illustré par le sème du délabrement, comme en témoigne l’association de la maison à la tristesse des personnages (« le delabrement de leur maison contribue à leur tristesse »), il manque au récit un support décisif, susceptible non seulement de concrétiser « la mort », encore vague, mais aussi d’effectuer simultanément une transition plausible du désespoir à l’idée de la mort. Ce support, c’est l’intertextualité qui le fournit, dès le second scénario (f° 32). Alors que le « spleen vrai » est cette fois juxtaposé à la « desespérance radicale », s’intercale dans l’interligne, entre mort et néant, un syntagme qui semble paraphraser le titre du poème de Baudelaire, en le précisant : « La charogne de chien. tableau ». Une charogne étant un cadavre en décomposition, le terme charogne fonctionne comme un connecteur d’isotopies puisque, tout en réitérant à l’extérieur l’isotopie du délabrement intérieur, il permet d’embrayer parallèlement sur celle de la mort, ici animale (« chien »). Cette transformation décisive nécessite plusieurs commentaires, qui dépassent d’ailleurs le cadre étroit du folio sur lequel elle s’effectue. Tout d’abord, le terme « charogne » apparaît indépendamment du récit qui permettrait de l’introduire logiquement, et antérieurement à lui. La présence de la description définie même est problématique, le déictique se référant à une réalité préexistante (extralittéraire ou intertextuelle)16, phénomène d’autant 16. Quand on se borne à travailler sur des traces écrites, on ne saurait présumer des parcours qui ont poussé Flaubert à choisir le détail de la charogne. Ainsi, il est possible que l’idée initiale du spleen l’ait incité à feuilleter Les Fleurs du Mal pour y chercher un tableau pouvant être inséré dans le contexte en formation. Il est également possible qu’au cours d’une de ses promenades Flaubert ait aperçu une charogne (en effet la localisation « au pied d’un mur », présente dès le f° 117, et qui se maintient très longtemps dans les brouillons, frappe par sa précision, surtout dans le contexte d’une promenade à la campagne), et que la mention du spleen ait actualisé littérairement, a posteriori, cette expérience biographique, offrant un texte à partir duquel s’inspirer.
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plus notable à ce stade que Flaubert, dans ses ajouts scénariques, se passe habituellement de déterminants ou utilise l’article indéfini (c’est d’ailleurs l’option qu’il choisit sur le troisième scénario, lorsqu’il insère le syntagme dans la phrase : « rencontrent une charogne de chien », f° 117)17. De plus, alors que l’élaboration de la promenade permet la germination progressive d’une analepse, qui sera maintenue (« comme autrefois »), et développée, avant la scène même, pour accentuer le décalage entre le désespoir actuel de Bouvard et Pécuchet et leur bonheur passé (f° 98 v° : « le temps où heureux »)18, Flaubert ne fait jamais allusion, dans les scénarios ou dans les brouillons, au chien que les deux bonshommes avaient utilisé comme cobaye au troisième chapitre, épisode dans lequel l’animal était cependant lié à cette séquence proleptique assez remarquable (mais improductive, dans la version publiée du roman) : « Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – et pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt qu’apparaissait un chien, ressemblant à celui-là » (p. 116). Le récit de Bouvard et Pécuchet ne manque pourtant pas d’analepses ; Flaubert ne semble pas y avoir pensé ici parce que l’origine du chien n’est pas intratextuelle. Selon un phénomène de déplacement que je qualifierai de métonymie intertextuelle, le cadavre indéfini du poème de Baudelaire est en fait contaminé par le détail de la « chienne inquiète [...] épiant le moment de reprendre au squelette le morceau qu’elle avait lâché » (strophe 9), comme si, pour mieux voir (et donc décrire) sa propre charogne, Flaubert avait dès le début besoin d’un surcroît de déterminations19. C’est en effet la vision qui régit la charogne, le terme « tableau » le démontre, précisant son statut de façon très syncrétique mais aussi très flaubertienne. Sa fonction est double, semble-t-il. Du point de vue de la sémiosis intratextuelle (ou plutôt avant-textuelle, dans ce cas), il s’agit de l’une de ces autoinjonctions, ici fragmentaires, qui foisonnent dans les manuscrits de Flaubert, introduisant déjà dans le scénario un programme descriptif à développer ; mais, du point de vue de la sémiosis intertextuelle, il se présente comme un 17. Jusqu’à ce que l’élaboration de la description même légitime le retour à la description définie, l’indéfini se déplaçant alors, en toute logique grammaticale, de la charogne au chien (voir le dernier scénario, f° 113 v°). 18. Voir, dans la version définitive : « Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? Où étaient les jours qu’ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités ? Rien maintenant n’occasionnerait ces heures si douces qu’emplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en séparait » (p. 299). 19. Notons par ailleurs que l’association du chien à la charogne est invariable ; Flaubert ne tente jamais, dans les brouillons, de modifier l’un ou l’autre des termes, malgré l’assonance en che qu’ils imposent (je rappelle que la chasse aux assonances et/ou aux répétitions est l’un des embrayeurs transformationnels privilégiés dans l’écriture flaubertienne ; nous aurons souvent l’occasion d’y revenir).
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curieux interprétant renvoyant au texte de Baudelaire, qui a déjà actualisé littérairement cette description, la mise en abyme de l’artiste, à la huitième strophe, y étant associée à la métaphore de la toile20 : Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir.
Que l’intertextualité participe du parcours génératif, le quatrième scénario (f° 98 v°) le confirme d’ailleurs de façon tout à fait littérale, quoique elliptique. Flaubert y introduit, entre parenthèses, une autre de ses autoinjonctions stratégiques. Elle concerne, une fois encore, la charogne, à laquelle elle est juxtaposée : « dans une de leurs promenades, ils voient une charogne de chien (eviter Baudelaire). » La trouvaille de la charogne, dès le second scénario, est donc productive à de nombreux égards. Elle réglemente la syntaxe narrative du texte en formation, proposant un support concret à l’« idée de la mort » et orientant sa représentation. Elle nécessite l’élaboration rétroactive d’une scène contenant la description prévue (sur le troisième scénario, du reste, le mouvement du récit est prêt dans ses grandes lignes, comme la catalyse, l’enchaînement des énoncés en témoigne). Enfin, fournissant d’emblée un hypotexte susceptible d’être exploité, elle établit simultanément une contrainte majeure, puisqu’il devra s’effacer, céder sa place à l’imaginaire après avoir joué un rôle d’embrayeur inaugural. Nous allons voir cependant que ce ne sera pas tout à fait le cas. L’esquisse : mise en place des éléments Les transformations du dernier scénario (f° 113 v°) sont toutes recopiées sur le folio suivant (f° 129 v° ; l’extrait qui nous concerne est transcrit page suivante). Il s’agit d’une esquisse où Flaubert met en place le mouvement interne de la scène. Après une séquence qui introduit le programme narratif de la promenade apparaissent des détails, rapidement notés, quelque peu restructurés, et amplifiés dans les interlignes et dans la marge. Or si l’on considère la structure globale de la scène, quasi définitive dès maintenant, on constate qu’elle reproduit le mouvement général du poème : atmosphère, localisation, mention puis description de la charogne, et enfin commentaire de l’observateur chez Baudelaire, des deux observateurs chez Flaubert, le discours de Pécuchet, « nous serons comme ça bientôt », 20. Au sujet des interprétants, voir Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’Esthétique, 1-2, 1979, U.G.E., coll. « 10/18 », p. 128-150, et « The Interpretant in Literary Semiotics », American Journal of Semiotics, III, 4, 1985, p. 41-55.
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g2253 f° 129 v° (extrait) (esquisse)
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paraphrasant les premiers vers des strophes 10 et 11. Quand il se met à l’esquisse, Flaubert a donc « Une Charogne » sous les yeux, ou garde un souvenir très net d’une (re)lecture récente 21. Le folio en conserve l’empreinte, clairement, à un point tel que notre hypotexte est ici un hypogramme, qui génère un modèle diégétique, et une structure scénique dont les composantes de base sont, terme à terme, reconnaissables par analogie22. En effet la première partie, précédant l’apparition de la charogne, contient la germination interlinéaire d’une description d’atmosphère, développée davantage dans la marge, qui est en fait l’expansion du sémème beau temps, et surtout du second vers du poème : « ce beau matin d’été si doux ». Non seulement l’adjectif « beau » est répété, mais de plus le ciel est mentionné (strophe 4 : « Et le ciel regardait la carcasse superbe »). Ce système descriptif, qui recèle une concentration de valeurs euphoriques sur laquelle on reviendra, précède le récit proprement dit (interligne : « ils avancent et tout à coup » ; marge : « tournent le long des haies des cours »), dont l’élaboration est solidaire de l’hypotexte. D’une part, le déplacement du syntagme « charogne de chien » permet d’introduire l’idée d’une découverte subite, implicite dans le poème (« au détour d’un sentier ») ; d’autre part, alors que Bouvard et Pécuchet « tournent le long des haies », le sentier est réinséré (voir aussi, dans l’interligne, « sur un tas de cailloux », qui prive la localisation baudelairienne de ses connotations anthropomorphes : « sur un lit semé de cailloux »). Les balbutiements de la description de la charogne semblent marquer la simple expansion, autonome et somme toute assez stéréotypée, du système descriptif de charogne, dont le sémème matriciel nécessite, du point de vue des modes de représentation, la récurrence d’un lexique prévisible23. Pourtant, au milieu de cette énumération, un détail frappe par son isolement, puisqu’il ne saurait, en toute logique, être un métonyme de cadavre : c’est le détail du « soleil », corps étranger qui s’immisce entre vers et odeur. On pourrait bien sûr objecter que les informations sont, sur le premier jet de l’esquisse, désordonnées (objection finaliste, certes, mais légitime) ; tout folio doit cependant être considéré dans son dynamisme. Ainsi, quand Flaubert le corrige, il 21. Raymonde Debray Genette fait une remarque similaire à propos des relations hypertextuelles d’Un cœur simple et d’Eugénie Grandet ; voir « Simplex et simplicissima : de Nanon à Félicité », Mimésis et Sémiosis. Littérature et représentation. Miscellanées offertes à Henri Mitterand (éd. Philippe Hamon et Jean-Pierre LeducAdine), Paris, Nathan, 1992, p. 233. 22. Pour la notion d’hypogramme, voir Michael Riffaterre, « Sémiosis hugolienne », Hugo le fabuleux, Colloque de Cerisy (éd. Jacques Seebacher et Anne Ubersfeld), Paris, Seghers, 1985, p. 42 et 46. 23. Tels que odeur, mouches, vers, par exemple. Voir à ce propos Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 58 et suiv.
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modifie la position de quelques syntagmes (« charogne d’un chien » suivra la localisation de la charogne, la mention de « la tête les pattes » précédera celle des mouches et de l’odeur), mais il ne tente pas de modifier la situation du soleil, et surtout ne le rapporte pas au système descriptif atmosphérique qui s’élabore, alors que cette disposition serait bien plus logique. D’ailleurs, recopiant et amplifiant la description de la charogne dans la marge, Flaubert n’y insère pas le détail, comme s’il hésitait sur son statut, peut-être problématique. On l’aura compris, cette agrammaticalité descriptive représente l’une des traces de l’intertexte, et l’intertexte en résout l’ambiguïté. Chez Baudelaire en effet le soleil participe aussi de la description du corps puisque, dans la troisième strophe, il « rayonnait sur cette pourriture ». De plus apparaissent partout des ressemblances, similarités vagues qui résultent de processus d’évitement24. Ainsi, cette séquence interlinéaire, « le reste du corps une plaie mouvante », semble-t-elle fusionner trois sémèmes dissociés chez Baudelaire : celui du mouvement, décrit dans la sixième strophe du poème (le terme « corps » y est d’ailleurs présent), celui de l’informité (« les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve », strophe 8), tandis que l’amorce de la comparaison de la plaie, qui contient le sémème creux, répète l’image de la deuxième strophe, où la charogne « ouvrait d’une façon nonchalante et cynique son ventre plein d’exhalaisons ». Chez Baudelaire, les mouches suivent la mention de l’odeur ; elles la précèdent sur l’esquisse. Alors qu’elles « bourdonnaient sur ce ventre putride » dans le poème, elles sont « au-dessus » dans la marge, mais au-dessus de rien encore (« ça remuait »), Flaubert se contentant d’établir des plans successifs. L’adjectif « stridentes » est peut-être un écho de l’« étrange musique » de Baudelaire (strophe 7), mais paraît surtout remplacer l’adjectif verbal « bourdonnantes », auquel on s’attendrait. Sur l’esquisse, l’odeur du cadavre « semblait devorer ». Ce déplacement métonymique, qui insiste sur la force de l’odeur, la rendant capable d’une action que les vers sont en train d’accomplir, condense trois traits de la nécrophagie présents dans le poème : chienne (« reprendre au squelette le morceau qu’elle avait lâché », strophe 9), vermine (« qui vous mangera de baisers », strophe 12), soleil (« comme afin de la cuire à point », strophe 3). Il faut dire que l’odeur est surdéterminée chez Baudelaire : « la puanteur était si forte, que sur l’herbe vous crûtes vous évanouir » (strophe 4). Elle ne l’est pas moins chez Flaubert, quoique différemment : elle se dédouble, en début et en fin de scène. Le verbe « redoublait » (dans la marge) qui, par son allure métadescriptive, en justifie la réapparition (sur le plan de la représentation) et la répétition (à un niveau stylistique), laisse d’ailleurs supposer que les deux occurrences 24. Notons cependant que, sans compter les synonymes, pas moins de dix termes sont communs aux deux textes.
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ont même origine, tandis que les adjectifs qualifiant chacune des occurrences, « infecte » et « horrible », résultent de l’éclatement du noyau unique chez Baudelaire : « horrible infection » (strophe 10). Ce dédoublement de l’odeur impose un premier bouleversement notable de l’hypogramme. Un autre écart aura des conséquences à la fois structurales et sémiotiques. Le système descriptif de la charogne renferme en effet deux énoncés incompatibles : « seulement la tete et les pattes » d’une part (tête et pattes étant respectivement amplifiées dans la marge : « rictus de la gueule » et « très seches, momifiées »), et « le reste du corps » d’autre part. Il s’agit bien, une fois encore, d’une agrammaticalité, conflit intratextuel dont l’origine est intertextuelle. Car le premier énoncé recèle une présupposition25 que Flaubert n’élucide pas. Il est cependant possible de faire resurgir une série d’inférences qui en explicitent le système génératif : seules la tête et les pattes sont reconnaissables comme telles (le reste n’étant qu’une « plaie grisatre »), c’est-à-dire qu’elles ne sont pas soumises à l’action de la vermine (le prédicat « momifiées » tente d’ailleurs de désambiguïser, en partie, l’énoncé), donc n’appartiennent pas à la charogne ou, mieux encore, ne sont pas décrites par Baudelaire. Certes Baudelaire mentionne les pattes, mais elles prennent la forme de jambes en l’air métaphoriques, qui sont l’un des supports de l’assimilation charogne-femme réglementant la signifiance du poème. Or le poème privilégie la description du ventre ; puisque le texte d’origine n’a pas saturé la description, il est possible d’en combler les manques, de représenter autre chose ; d’où l’apparition de deux systèmes descriptifs inédits (entraînant, par conséquent, une modification de la structure de base). À un niveau génétique, la trace de l’intertexte peut donc révéler non seulement l’hypotexte qui l’a générée, mais encore les présuppositions qui ont permis de l’éviter, comme Flaubert se le promettait dès le quatrième scénario. Passage aux brouillons : intertexte et contexte Le passage à la rédaction est pour nous essentiel. En effet, à la reformulation préliminaire de l’hypogramme sur l’esquisse se substitue dans les brouillons une variation globale qui en affecte d’une part les structures et le lexique, d’autre part la mimésis et la sémiosis. Ce phénomène, je le qualifierai ici de paragrammatique, réactualisant un terme proposé autrefois par Julia Kristeva, en lui donnant cependant un sens plus étroit26 : le paragramme est le produit de la dérivation hypertextuelle et scripturale de l’hypogramme.
25. Voir Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, op. cit., p. 42-58. 26. Cf. « Pour une sémiologie des paragrammes », 6KPHLZWLNK. Recherches pour une sémanalyse, Paris, éd. du Seuil, coll. « Tel Quel », 1969, en particulier p. 175-181.
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La rédaction posera des problèmes, mais pas pour longtemps, curieusement, car l’essentiel des corrections tient sur deux folios, très raturés et d’ailleurs très difficiles à déchiffrer (folios 118 v° puis 119 v°) 27 ; sur les deux brouillons suivants, le texte est stabilisé et les transformations se font surtout ponctuelles. De plus, la réaction des personnages semble peu problématique, du fait même sans doute qu’elle a acquis grâce à l’intertexte sa situation scénique et sa fonction narrative. Quant à l’élaboration de la première partie de la scène, elle paraît en retard, comme différée, mêlant présent scénarique et passé rédactionnel ; alors que des phrases sont déjà rédigées, d’autres demeurent embryonnaires28. Je considérerai donc tout d’abord les procédés qui ont abouti à la formation du cotexte, avant de revenir sur la rédaction de la description proprement dite, distinction qui est de pure commodité, puisque les corrections s’emparent bien entendu de tout le folio sans en dissocier les unités textuelles. Ainsi les « nuages » ont perdu leur couleur (« gris perle »), dès le premier jet du folio 118 v°, puisque la plaie est « grisatre » sur l’esquisse, mais ils seront qualifiés de « blancs » lorsque les dents « très blanches » deviendront d’« ivoire » (f° 119 v°) ; quant au « bleu » du ciel, il disparaît au profit des babines (« bleuatres », sur le f° 119 v°). Cette circulation des prédicats ne va pas sans une réorientation sémantique : dans les deux exemples où la couleur se déplace du système descriptif du temps à celui de la charogne est ajouté à l’adjectif un suffixe, âtre, dont la fonction est dysphorique (redoublement qui exigera une transformation sur le f° 119 v°, dans l’interligne : la plaie deviendra « terreuse »). Par ailleurs, il y avait de l’herbe autour de la charogne de Baudelaire (« sur l’herbe, vous crûtes vous évanouir », strophe 4, et à la fin du poème, « sous l’herbe et les floraisons grasses ») ; il y a chez Flaubert des « orties », depuis le dernier scénario. Le remplacement de l’ortie par les ronces (interligne du f° 118 v°) permet à la première de réapparaître dans la marge. Or Flaubert ne tente pas de l’attacher à la description de la nature, mais bel et bien à celle de la charogne : « un ortie se penchant dessus ». La marge du folio suivant reproduit cette construction sémantico-syntaxique car la « clématite », renonculacée
27. Voir ci-contre la transcription partielle du f° 118 v° ; l’extrait du f° 119 v° qui nous concerne est transcrit page suivante avec, en regard, le fac-similé du manuscrit. 28. On remarquera par exemple que le syntagme « charogne d’un chien » a trouvé son statut textuel (conclusion du récit précédant la description située dans un autre paragraphe) sur le premier jet du folio 118 v°, mais que Flaubert ne tente pas encore d’élaborer la séquence focalisante (la focalisation doit vraisemblablement être explicite, le contexte en témoigne : « l’horreur du spectacle ») ; il ne le fera que sur le f° 119 v°, introduisant dans l’interligne « decouvrirent » (le retour au verbe « virent », utilisé d’ailleurs par Baudelaire, ne s’effectue que sur le f° 152 v°, quand Flaubert aperçoit la répétition, puisque le « rictus de la gueule découvrait [...] des crocs d’ivoire »).
La charogne de Bouvard et Pécuchet g2253 f° 118 v° (extrait) (premier brouillon)
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g2253 f° 119 v° (deuxième brouillon)
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g2253 f° 119 v° (Collections Bibliothèque municipale de Rouen)
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urticante, paraît bien un métonyme d’orties ou de ronces : « la touffe d’une clematite retombait » (marge du f° 119 v°)29. Ce phénomène de circulation interne s’explique par la mise en place progressive d’une structure sémantique. La scène est au début euphorique ; une rupture d’isotopie, que produit l’apparition de l’« odeur infecte » et, surtout, sa soudaineté (« tout à coup »), la fait devenir dysphorique. L’euphorie de la description d’atmosphère en germe, dont l’origine est intertextuelle, s’oppose à la dysphorie de la représentation de la charogne et de la nature qui lui est associée. Or cette concentration, voire ce cloisonnement des catégories sémantiques signalent un écart paragrammatique. En effet le poème de Baudelaire présente une fusion de ces catégories contraires (comme souvent dans Les Fleurs du mal), principe que l’on peut voir à l’œuvre dans les oxymores (« carcasse superbe ») ou dans les comparaisons (« comme une fleur s’épanouir »). Chez Flaubert la disposition textuelle est en fait obtenue par la convergence de deux phénomènes dissemblables, sous l’égide de la phase de rédaction : une tension entre description et récit, et une collaboration entre intertexte et intratexte opérant une restructuration de certaines données lexico-sémantiques du poème. À ce stade encore tâtonnant, Flaubert hésite entre raconter et décrire, c’est-à-dire entre l’élaboration du récit de la promenade et l’expansion de la représentation de son atmosphère. Les détails notés isolément sur le premier jet du f° 118 v° sont immédiatement narrativisés, grâce à des additions interlinéaires ; haies : « ils marchèrent au bord des haies » ; champs d’avoine : « ils tournent le long des champs d’avoine » ; quant au ruisseau, mentionné une première fois en interligne, il est ensuite rédigé dans cette autre séquence interlinéaire : « enjambèrent un ruisseau qui faisait des cascades ». C’est presque un locus amoenus, normand certes, spontanément euphorique. Flaubert ne choisit pas l’option narrative sur le folio suivant (119 v°), mais il retient les détails topographiques, comme s’il les mettait en attente avant de les réinsérer dans la description. Il est difficile de définir avec certitude l’origine de ces transformations. Le passage du narratif au descriptif résulte peut-être de l’ajout, dans la marge du f° 118 v°, d’un parcours indéterminé (« des endroits où ils etaient venus, d’autres qu’ils ne connaissaient pas ») au cours duquel Bouvard et Pécuchet « allèrent très loin, se perdirent », donnant à Flaubert l’idée de libérer les détails topographiques qui n’ont pas pour fonction de localiser la charogne ; mais il est peut-être aussi impliqué par la germination, dès l’esquisse, des deux séquences qui, précédant le récit, décrivent une atmosphère euphorique dérivée du second vers de l’hypogramme (je rappelle de plus que le modèle baudelairien est plutôt descriptif que narratif). 29. Ces détails marginaux ne sont pas intégrés, notamment à cause de difficultés rédactionnelles ; j’y reviendrai en examinant le système descriptif du ventre, dont le dessus est saturé par vers, mouches et soleil.
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Dérivation qui se poursuit du reste à la séquence inaugurale de la description, où le « beau temps » est développé, dans l’interligne, en un « jour clair doux » (fº 118 v°). Alors qu’un adjectif extrait du poème est éliminé, un autre, issu du même vers, est réintégré30. D’autant plus facilement peut-être qu’il s’agit d’un cliché flaubertien, comme le montre bien le folio suivant, où la séquence est rédigée de la sorte : « le temps etait clair doux », matrice stéréotypée relativement fréquente dans les descriptions d’atmosphère, chez Flaubert, pour en connoter l’euphorie. Elle y prend souvent la forme il faisait un temps clair et doux (impossible dans ce cas puisque le verbe faire est inclus dans le programme narratif de la promenade), se situant généralement, comme ici, à l’incipit de la description31. Cet énoncé ne sera cependant pas maintenu32. En revanche les détails qui germent par la suite, et qui en réitèrent les catégories, traversent le flux des corrections ; leur présence résulte de curieuses manipulations paragrammatiques. La liquidité apparaît dans les brouillons sous la forme du ruisseau qui, nous l’avons vu, est narrativisé (f° 118 v°) avant d’être réécrit dans le corps du texte puis dans la marge, lorsque l’option narrative est abandonnée (f° 119 v°). Mais cette génération spontanée cède la place à une élaboration, tout à fait différente, surdéterminée par l’hypogramme. En effet la liquidité est présente à trois reprises chez Baudelaire : les larves « coulaient comme un épais liquide » (strophe 5), le grouillement des vers est comparé à « une vague » (strophe 6) et leur bruit à de l’« eau courante » (strophe 7), euphorie toute métaphorique du mouvement qui s’oppose à la mort (représentée), en donnant une illusoire apparence de vie. Le ruisseau est rédigé de nouveau dans la marge du f° 119 v° : « le long d’un herbage un ruisseau coulait ». Flaubert choisit tout d’abord une notation visuelle, réintégrant le verbe de Baudelaire, en reliant le ruisseau à la localisation (« le long de ») qui avait permis de narrativiser le détail des « avoines » (autre avatar de la tension description-récit) mais qui, 30. La fonction générative de ce vers dépasse les limites textuelles (scéniques) du paragramme. Si la précision du matin n’est pas exploitée par Flaubert, en revanche celle de la saison servira à doter cette fin de chapitre d’un semblant de chronologie : Bouvard et Pécuchet sont en proie à un profond nihilisme « au milieu de l’été » quand ils reçoivent le billet de faire-part de Dumouchel (p. 299). L’indication chronologique germe en effet a posteriori ; elle n’était pas prévue dans les scénarios. Elle s’opposera d’ailleurs à celle de la scène du suicide, datée du « soir du 24 décembre » (p. 301). 31. Voir par exemple telle description de L’Éducation sentimentale (éd. Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1103, édition avec dossier, 2001), où le contexte est d’ailleurs tout autant mortifère (enterrement de Dambreuse) : « Il faisait un temps clair et doux ; et la brise qui secouait un peu les baraques de toile, gonflait, par les bords, l’immense drap noir accroché sur le portail » (p. 497-498). 32. Biffure qui est sans doute nécessitée par l’élaboration du « qq temps » qui, après la description, justifie la pause de Bouvard et Pécuchet (f° 119 v°).
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dans le poème, précisait l’écoulement des larves (« coulaient [...] le long de ces vivants haillons », strophe 5) ; on retrouve, déformée, l’herbe de Baudelaire33. « Coulait » est ensuite corrigé en « murmurait » (f° 118) ; la notation devient auditive. C’est le moyen d’introduire un deuxième son dans la scène (qui ne laissait entendre jusqu’à présent que celui des mouches), mais aussi de réintégrer, en la modifiant, l’image présente dans la septième strophe du poème. Un processus identique réglemente la germination parallèle du détail du vent, sur le f° 119 v° : il découle de la même strophe, entraîné peut-être par la proximité de la liquidité, puisqu’il servait également de comparant au bruit de la vermine : « Et ce monde rendait une étrange musique / Comme l’eau courante et le vent ». Flaubert l’associe, dans la marge, à l’avoine (qui a subi dans l’interligne la même mise en attente descriptive que le ruisseau auparavant), le transformant en notation visuelle ; notons néanmoins que l’apparition ex abrupto du détail des « clochettes » n’est pas sans rappeler la musicalité à laquelle était soumise le vent dans l’hypotexte. Par l’intermédiaire de cette défiguration 34 (les comparants, extraits des comparaisons, sont déplacés et recontextualisés sous forme de détails référentiels), la rédaction aboutit ici à une description homogène, bâtie sur une asyndète triple, comme souvent chez Flaubert. Mais bien entendu la phase de rédaction est un phénomène global ; or l’apparition du murmure du ruisseau influence censément l’organisation du contexte même. Car, on s’en serait douté, ce soudain dédoublement du son mur est problématique, de par la répétition qu’il impose avec le mur, qui participe de la localisation du cadavre (« au pied d’un mur »). Le folio 152 v° le montre avec évidence, puisque le détail du mur y est souligné. Après avoir hésité plusieurs fois entre le verbe « murmurait » (notation auditive) et le verbe « coulait » (notation visuelle), comme l’indiquent les corrections interlinéaires, Flaubert opte pour le « murmure » ; le mur, qui avait été élaboré spontanément dès les scénarios, est donc supprimé. Il en va de même pour le détail du « sentier » (qui est pour sa part présent dans le poème), puisque sur le f° 118 Flaubert est gêné par la répétition des sons en en (« dans », « sentier », « quand ») ; il maintiendra la conjonction temporelle au mépris de la précision de l’image. Cette double perte de localisation, dépendant de la chasse aux assonances mais indépendante de l’intertexte, a par ailleurs des conséquences sur la narrativité du texte et sur sa sémantique ; elle donne non seulement au récit un aspect pressé (et squelettique), mais de plus impose une juxtaposition entre euphorie et 33. Après avoir hésité plusieurs fois (voir les folios 119 v° et 118), Flaubert lui préférera finalement un « pré ». 34. Selon l’expression de Genette, qui l’associe à un phénomène de transfiguration (Palimpsestes, op. cit., p. 252), absent ici ; comme souvent dans Bouvard et Pécuchet Flaubert semble en fait éviter dans ce passage de multiplier les comparaisons, alors qu’elles sont nombreuses dans le poème.
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dysphorie qui accentue la rupture d’isotopie : « un ruisseau murmurait, quand tout à coup une senteur infecte les arreta »35. Une telle signifiance et une telle structure ne sont pas rares dans l’œuvre de Flaubert, où la nature, éternelle, se révèle indifférente à la souffrance humaine36. Mais dans ce cas précis, un texte que l’on dirait typiquement flaubertien est obtenu par le biais de l’intertextualité, qu’elle soit un embrayeur intermédiaire, rapidement pris en charge par des stéréotypes idiosyncrasiques (élaboration de l’incipit temporaire de la description d’atmosphère), ou un générateur d’images que la modification de la sémiosis (dissociation euphorie-dysphorie) et une perturbation de sa mimésis (dissociation des comparaisons) ont permis de reformuler. Le ventre de la charogne Cette reformulation à la fois sémiotique et mimétique de l’hypogramme se retrouve pour la description du « reste du corps » de la charogne, quelque peu différemment toutefois. C’est elle qui pose le plus de problèmes à Flaubert, un simple coup d’œil aux folios 118 v° et 119 v° permet de s’en assurer. Afin de déterminer la dynamique intertextuelle et intratextuelle qui en régit les transformations, mais aussi la formation, nous allons considérer successivement ces deux brouillons dans leur synchronie (voir les transcriptions supra, p. 51-52). Sur le folio 118 v°, la rédaction de l’incipit de la description (« seulement » est modifié en « il n’en restait plus que », qui gomme la séquence nominale) pousse sans doute Flaubert, répétition oblige, à corriger le « reste du corps » en « ventre ». Notons que si la répétition est résolue, en revanche l’agrammaticalité, qui témoignait sur l’esquisse d’une tension entre intratexte et intertexte, est maintenue37. L’hypotexte est visible : non seulement Baudelaire décrit sur35. Il en va de même pour les sonorités du « tas » de cailloux. Sur le folio 118 v° elles sont répétées par le qualifiant de la vermine, « entas » (pour « entassée »). Ne maintenant pas le participe, Flaubert réintroduit le « tas » sur le folio suivant (119 v°), où il est supprimé, car il concurrence cette fois l’action de l’odeur, qui « arreta » Bouvard et Pécuchet, après les avoir « saisis ». Notons d’ailleurs que c’est dès le folio 119 « l’idée de la mort » qui saisit les deux bonshommes à la fin de la scène, circulation des signifiants qui est le pendant (stylistique) de leur réversibilité (sémiotique) ; je rappelle en effet que la fonction catalytique de la charogne consiste précisément à saisir Bouvard et Pécuchet de l’idée de la mort. 36. Voir par exemple L’Éducation sentimentale, dans le contexte particulièrement dysphorique du retour de Frédéric à Paris, après les émeutes de Juin : « À une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise, pleurait, les yeux levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient » (op. cit., p. 446-447). 37. Elle disparaîtra sur le f° 119 v°, le détail des « poils », qui germe dans la marge, prenant la place de l’incipit : « un plumeau de poil frisait à sa queue ».
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tout le ventre de la charogne, mais de plus il utilise deux fois le terme (strophes 2 et 5). Flaubert continue donc à consulter son modèle, semble-t-il ; on va voir cependant que lorsqu’il se met à rédiger, ce recours à l’hypotexte, curieusement, lui complique la tâche au lieu de la simplifier. S’inspirant de Baudelaire, Flaubert est en fait préoccupé par deux problèmes distincts, quoique corrélés. Il lui faut résoudre certaines ambiguïtés sémantiques que renferme le poème ; de plus, il doit tenter d’homogénéiser les nombreux détails qui le séduisent çà et là chez Baudelaire (ou qui orientent son propre imaginaire, je l’ai laissé entendre) et les condenser en un paragraphe, voire en une portion de paragraphe, car d’autres détails, inventés, continuent à germer, amplifiant la première partie de la description (comme en témoigne l’ajout marginal du « bouquet de poils », qui passera d’ailleurs des pattes à la queue, sur le f° 119 v°). Le poème contient en fait deux isotopies incompatibles, dont la coprésence pose un problème du point de vue de la figurativité du discours : d’une part celle du creux, lisible dès la seconde strophe dans l’ouverture du ventre, et réitérée par la description des larves qui en « sortaient » (strophe 5), et d’autre part celle de l’enflure (strophe 6), que Baudelaire utilise pour donner au corps en décomposition une apparence de vie : « tout cela montait, descendait comme une vague », et « on eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, vivait en se multipliant » (notons que le mouvement demeure indéterminé : « tout cela »). Il semble que, pour pouvoir rédiger, Flaubert ait besoin de voir au préalable, c’est-à-dire, dans ce cas, d’établir des connexions et surtout des choix sémantiques, pour reconstituer une image que le poème ne lui offre pas directement, car la sémiosis y supplante la mimésis. Que Flaubert soit gêné par les ambiguïtés du poème, les corrections le montrent clairement. Tout d’abord le comparant de ventre change quand la comparaison s’affine (« comme » est ajouté dans l’interligne) : à la « plaie » se substitue en effet une « bosse ». Ces deux termes s’opposant d’un point de vue sémantique, la transformation est la trace de l’allotopie que renferme l’hypogramme. Ensuite, le mouvement, qui est sur le premier jet aussi vague que celui de Baudelaire, « ça remuait » (cf. « tout cela »), doit être clarifié et amplifié, les points de suspension en témoignent, qui indiquent toujours un vide à remplir dans les manuscrits de Flaubert. L’image se précise dès lors qu’il représente l’action de la bosse ; cette décision préliminaire influencera toute la suite de la rédaction. Si le mouvement est modifié, en revanche il donne la même impression de vie que chez Baudelaire : le « on eût dit » du poème est paraphrasé en « semblait », tandis que « palpitait » reprend « vivait en se multipliant ». Les « vers », qui réapparaissent, ont après correction la forme de la « vermine » (déplacement d’un lexème inclus dans la douzième strophe), et sont associés à la bosse métaphorique, en une image qui s’écarte
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maintenant de celle du poème, puisqu’elle en paraît le symétrique exact : ils ne sont plus situés dans l’ouverture du ventre, dont ils sortent, mais grouillent sur son enflure (« dessus »). Cette localisation, sur le premier jet, concernait comme chez Baudelaire le détail des mouches ; ce choix rédactionnel, nous le verrons bientôt, pose à Flaubert d’autres problèmes. Par ailleurs le soleil, laissé de côté sur le premier jet, est réécrit dans la marge, accompagné d’une proposition (« chauffée par le soleil ») qui reproduit le sémème baudelairien de la chaleur forte, présent dans « cuire à point » (strophe 3) et dans « brûlante » (strophe 2). La syntaxe en témoigne, Flaubert songe déjà à l’intégrer au système descriptif qui s’élabore. Néanmoins on ne peut savoir exactement comment, puisque le participe, au féminin, qualifierait aussi bien la bosse que la vermine. Il est possible que Flaubert hésite ; toutefois l’apparition parallèle de la comparaison, « comme des grains de riz foisonnant », laisse supposer que c’est la vermine qui doit être déterminée (comme si l’auteur se ménageait une alternative). Déterminée, ou plutôt surdéterminée par l’intertexte, car la comparaison est dérivée de la septième strophe, dont le système métaphorique a décidément attiré l’attention de Flaubert : « le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique / Agite et tourne dans son van » (la présence du terme « mouvement » n’est sans doute pas étrangère non plus à cette naissance soudaine de la comparaison). Cette fois Flaubert en extrait le comparant, « grain »38, tandis que le participe, « foisonnant », paraphrase celui que Baudelaire utilise dans la strophe précédente, « se multipliant ». Voilà beaucoup de détails pour un seul ventre ou pour une seule phrase ; on ne s’étonnera pas que Flaubert se heurte au problème de leur organisation syntaxique. Mais syntaxe et sémantique sont le plus souvent interactives, du moins en génétique. La transformation des mouches le montre de façon éclatante. Chez Baudelaire, soleil et mouches sont localisés par l’intermédiaire de la même préposition (« sur »). L’obsession, toute flaubertienne, de refuser les répétitions (plus encore que de radicalement « éviter Baudelaire »), empêche cependant de lier mouches et bosse, puisque l’adverbe « dessus », qui tâchait sur le premier jet d’aménager une première transition, voire le mouvement de la description en plans successifs, est utilisé dans l’interligne à propos de la vermine39. Cette difficulté stylistique va être esquivée grâce à un phénomène 38. En le modifiant toutefois, la précision « de riz » connotant la blancheur, alors que les larves sont dans le poème de « noirs bataillons », comme souvent chez Baudelaire (voir par exemple « Le mort joyeux » : « O vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux », Œuvres complètes, op. cit., p. 67). 39. Principe régulateur qui explique, d’une part, pourquoi l’ortie déjà vue demeure une simple option marginale (elle se penche « dessus »), et, d’autre part, pourquoi la
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de restructuration que l’on rencontre fréquemment dans les brouillons de descriptions, et dont nous avons déjà vu quelques exemples. Un nouveau syntagme balbutie plusieurs fois en interligne, avant d’être inséré, par souci d’homogénéité, dans le système descriptif de la tête : « paupières sur cavités des yeux sans globes ». L’invention même en est orientée par la sémantique de l’hypogramme. Certes, on ne le trouve pas tel quel dans le poème ; néanmoins il recèle deux sémèmes qui y sont actualisés : celui du creux (exploité auparavant avec la plaie) et celui du squelette, que l’on peut lire dans la neuvième strophe40, et qui soulève d’ailleurs un autre problème figuratif (si c’est une charogne, ce n’est pas encore un squelette)41. De plus le poème mentionne plusieurs yeux, l’œil inquiet de la chienne (strophe 9) précédant de peu ceux du poète (« étoile de mes yeux », strophe 10), tandis que, plus bas sur le folio, les larmes montent aux yeux de Bouvard. Ainsi se précise, par à-coups, une image produite par condensation et déplacement de signes baudelairiens ; la perturbation de la mimésis de l’hypogramme est indissociable de leur reformulation sémantico-syntaxique. Or la proximité de ce nouveau détail et de celui, désormais isolé, des mouches, donne à Flaubert l’idée de les associer l’un à l’autre, ce qu’il fait dans la marge : « des mouches emplissaient les trous des yeux ». Comme chez Baudelaire, le creux est rempli (« son ventre plein d’exhalaisons », strophe 2), tandis que les mouches se déplacent, dans la description, du ventre à la tête, s’éloignant ainsi du modèle qui les a générées. En fait la description du ventre est loin d’être satisfaisante, apparemment : Flaubert la corrige encore beaucoup sur le f° 119 v°. Par endroits même, le texte subit de curieux retours en arrière. Le premier jet le montre bien ; toutes les transformations intervenues sur le folio précédent n’y sont pas recopiées. Ainsi le « reste du corps », qui pourtant avait déjà été modifié en « ventre », est réintégré, et avec lui la répétition (« il n’en restait plus que »). De même, l’adverbe « dessus », qui reliait vermine et bosse, est utilisé maintenant pour localiser, dans une autre phrase, le détail du soleil. Le texte est plus proche de celui de Baudelaire que de la proposition antérieure (cf. « chauffée par le soleil ») : « Le soleil tapait dessus » (circulation des signifiants que l’on retrouve pour le verbe « foisonnait » : il décrit ici la vermine alors qu’il était inclus dans la comparaison, non retenue ici). Les mouches, comparaison n’est pas maintenue, le texte contenant déjà plusieurs fois l’adverbe « comme » (« comme une bosse », « nous serons comme cela »). 40. Le trou des yeux, synecdoque du squelette, constitue d’ailleurs un cliché macabre que Flaubert a déjà utilisé, plus tôt dans ce même chapitre (voir p. 275-276), à propos de l’expérience de la magie sur laquelle nous reviendrons bientôt. 41. Il est vrai que pour sa part Flaubert conserve un moment des « paupières ». Voir aussi une réitération temporaire de ce sémème dans la description des pattes, « ossifiées », participe dérivé des « ossements » (futurs) de l’avant-dernière strophe.
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pour leur part, se rapportent bien aux yeux ; néanmoins le son qu’elles produisaient n’est pas éliminé (c’est la seule notation auditive du passage, pour l’instant : le ruisseau ne murmure pas encore sur ce brouillon). Flaubert y tient d’autant plus, peut-être, que Baudelaire accorde une certaine importance aux sons dans le poème ; il en extrait d’ailleurs le verbe bourdonner, qui y représente les mouches (strophe 5), et qu’il semblait avoir pu éviter jusqu’à présent : « le bourdonnement des insectes ». Remarquons enfin que l’odeur est toujours aussi isolée que sur le f° 118 v°. Flaubert a déterminé sa situation clausurale, ainsi que la structure répétitive de la séquence, cependant il ne sait pas encore comment la lier au reste du texte. Les difficultés paraissent donc essentiellement syntaxiques. Or elles seront résolues dès ce brouillon, car les transformations permettent à la description de se stabiliser dès maintenant. On ne peut en déterminer l’enchaînement chronologique, puisqu’elles sont extrêmement imbriquées et, pour nous, figées dans la synchronie du folio ; néanmoins il est possible de rendre compte des systèmes de variation mis en jeu. Une fois encore, l’intertextualité y prend part, mais d’une façon qui semble devenue secondaire : les détails de l’hypogramme fonctionnent comme des embrayeurs non plus tant imaginaires que rédactionnels. En effet la trouvaille la plus productive est sans doute l’idée, spontanée sur le premier jet, de séparer le système descriptif du ventre en deux phrases différentes. Idée à l’origine toute stratégique (il s’agit de réintroduire le détail du soleil sans allonger la phrase), qui va avoir des conséquences sur la formation du texte. Les corrections de la vermine montrent bien que cette structure phrastique est plus importante que les détails mêmes qu’elle contient. Flaubert en garde le modèle, déplaçant une nouvelle fois l’adverbe « dessus » en respectant l’image du brouillon précédent (« grouillait dessus »), inversant verbe et sujet ; la concaténation des deux phrases est assurée par un pronom anaphorique : « tant grouillait dessus la vermine. Elle remuait ». Décidément, le dessus est toujours saturé, et donc problématique ; comme il se doit, la phrase concernant le soleil est biffée. Laissons-la de côté pour l’instant, nous la retrouverons bientôt. La description de la vermine est amplifiée grâce au terme « mouvement » (septième strophe du poème) et à deux adjectifs, « rapide et continu » (ou « rapide et infini »), qui semblent paraphraser l’adjectif baudelairien, « rythmique », voire le mouvement général du corps, déjà exploité (strophe 6). Pourtant Flaubert ne s’y attarde pas (comme le montrent les points de suspension) ; il paraît plutôt pressé d’établir les liens qui le préoccupent depuis le premier brouillon. L’ajout du verbe « exhalait » en témoigne, puisqu’il permet d’associer cette proposition à la séquence, toujours nominale, qui concerne l’odeur. Cette nouvelle dérivation intertextuelle (la seconde strophe du poème contient un
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sémème identique : « son ventre plein d’exhalaisons ») est en fait un simple connecteur que Flaubert utilise, quasi librement, pour tenter de résoudre ses propres difficultés rédactionnelles. En parallèle cependant réapparaît, dans la marge, le système descriptif du soleil. D’un point de vue structural, cette transformation concurrence l’élaboration du mouvement de la vermine. Elle est en effet construite selon le même schéma syntaxique, comme l’indique la répétition de la préposition « dans » : Elle remuait
dans un mouvement rapide et infini dans la chaleur du soleil ;
ces tâtonnements sont autant d’alternatives à trancher par la suite. De toute façon, le terme « chaleur » pose problème, quoiqu’il réitère l’idée du folio précédent (« chauffée par le soleil ») ; il rime en effet avec « odeur », répété dans le texte42. Pour éviter l’assonance Flaubert rétablit la construction syntaxique antérieure, tout en conservant le trait sémantique de la force (cf. « tapait dessus », premier jet) : « frappée par le soleil ». Dès lors, l’expansion du mouvement est abandonnée. À cette nouvelle proposition est en effet juxtaposée la séquence nominale contenant la notation auditive, sous forme de complément de lieu. Tandis que le détail des insectes est éliminé43, celui des mouches est réintégré, circulant, à rebours, des yeux au ventre : « au bourdonnemt des mouches ». Comme souvent dans les brouillons de ce passage, une solution retenue par Flaubert est évacuée au profit d’une option qui finalement réintègre le modèle baudelairien. Mais on ne soulignera jamais assez combien les variations locales influencent la dynamique transformationnelle de l’ensemble du texte44. En effet
42. Bien entendu, une assonance en cache souvent une autre. Cette répétition du son eur est sans doute à l’origine de la biffure de la séquence concernant la pause de Bouvard et Pécuchet, après la description. Sur le premier brouillon (f° 118 v°), l’« horreur » est transformée en « hideur » (l’odeur étant « horrible »), qui rime avec l’« odeur » et les « pleurs » de Bouvard ; après quelques hésitations, toute la phrase est supprimée sur le quatrième brouillon (f° 119). 43. Cet hyperonyme était somme toute problématique d’un point de vue représentatif : les mouches exceptées, quels insectes auraient pu être susceptibles à la fois de bourdonner et d’être attirés par un cadavre en décomposition ? 44. Autres transformations qui montrent bien que la rédaction progresse par àcoups interactifs : Flaubert juxtapose à cette nouvelle séquence le participe « exhalant », qui servait de connecteur entre mouvement et odeur (la notation olfactive est donc maintenue dans la même phrase, quoique différemment). Par ailleurs, il introduit un syntagme très flaubertien, « de place en place », qu’il n’élabore pas, du fait même sans doute que le terme « place » est présent dans la première partie de la description, le « reste du corps » y étant modifié en « à la place du ventre c’etait » (qui accentue l’isotopie de la dégradation). Après avoir joué son rôle de connecteur, le verbe exhaler disparaît, Flaubert insérant simplement la préposition « dans » (désormais disponible
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le trou que le départ des mouches laisse dans les yeux est comblé en interligne par l’ajout de « larves », détail d’autant plus prévisible qu’il est présent non seulement dans la cinquième strophe du poème, mais surtout dans le creux du ventre. Pourtant Flaubert laisse une fois encore la séquence en suspens, sans doute parce que « yeux » et « queue » riment. Choisissant de maintenir l’incipit, il rature donc le système descriptif des yeux (et les « pleurs » de Bouvard retrouvent leur disposition initiale : « des pleurs lui vinrent aux yeux » ; rien ne se perd, tout se recrée). Enfin, la préposition permettant d’introduire le nouveau complément de lieu est transformée, « au » devenant « sous le ». Flaubert évite ainsi le problème de « dessus », qui, tout intertextuel qu’il était, avait jusqu’alors fait obstacle à la rédaction du ventre. L’image est la même dans les deux textes, quoique les constructions phrastiques s’opposent, la version de Baudelaire constituant le filigrane symétrique de celle de Flaubert, qui ne variera plus : « les mouches bourdonnaient sur » vs « sous le bourdonnemt des mouches ». L’intertexte de la charogne, qu’une poétique des textes achevés définirait ici comme aléatoire, s’avère en fait obligatoire dès lors qu’il est considéré d’un point de vue génétique. Après avoir fonctionné comme support décisif autorisant l’embrayage et surtout la catalyse du récit dans les scénarios, le texte de Baudelaire s’inscrit dans l’esquisse comme un hypogramme qui, tout en n’offrant pas de structure générique (Flaubert n’écrit pas de poème), propose néanmoins un modèle diégétique et, partant, impose à la scène sa structuration narrative. Les phénomènes de dérivation qui s’en emparent, dans les brouillons, permettent de préciser les règles de ce type particulier d’intertextualité paragrammatique. Dérivations sémantiques, qui fusionnent des sémèmes disséminés dans l’hypogramme (« plaie mouvante ») ou au contraire les dissocient (« horrible infection ») ; dérivations lexicales, qui participent de la paraphrase (« on eût dit » o « semblait » ; « bourdonnaient » o « bourdonnement ») ; dérivations syntaxiques, qui lient des détails distincts dans le poème (tels le soleil et la vermine). Toutefois, dans la réalité mouvante des brouillons, la distinction entre ces trois dimensions apparaît incertaine, voire artificielle, car les transformations affectent tous les niveaux du texte simultanément, à la fois dans la microstructure de ses éléments et dans sa macrostructure scénique (la modification du détail des mouches et l’élaboration du système descriptif atmosphérique sont à cet égard exemplaires). De plus, il s’agit plutôt pour Flaubert de réécrire sa propre charogne, en empruntant de nombreux éléments à Baudelaire, de façon d’ailleurs hétérogène et anarchique (certains passages sont cependant puisqu’elle n’est plus utilisée pour le système descriptif du mouvement ou pour celui du soleil !).
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privilégiés, telles les strophes 1, 3, 5, 6 et 7), mais pas nécessairement contre Baudelaire. Il est vrai que beaucoup de détails extraits du poème sont gommés au cours de la rédaction, mais il faut toujours en considérer la dynamique, pour ne pas en fausser l’origine. Le « sentier », qui localise le cadavre, subit la chasse aux assonances ; les « larves » disparaissent quand la description des « yeux » est éliminée. Par ailleurs, si Flaubert avait voulu à toute force « éviter Baudelaire », comme il se le proposait dès les scénarios, il aurait tenté de maintenir ses propres détails. Ce n’est pourtant pas le cas : certaines trouvailles flaubertiennes ne sont pas retenues (telle la localisation du mur, qui subit également la chasse aux assonances, tout comme les systèmes descriptifs des yeux et de la queue, se concurrençant l’un l’autre) et, plus encore, sont modifiés selon un parcours qui souvent réintègre le modèle baudelairien, même à un stade avancé de la rédaction (voir par exemple le verbe « s’agitait », qui remplace sur le troisième brouillon – f° 118 – le verbe « remuait », dérivation pronominale et défigurative du verbe agiter, septième strophe ; ou même, sur la copie autographe, la réapparition du verbe « serons », dans le discours de Pécuchet, qui réinsère le verbe de la dixième strophe ; Flaubert l’avait pourtant paraphrasé auparavant en « deviendrons »). La dérivation de l’hypogramme ne relève donc pas d’une tension entre rejeter ou intégrer. Elle ne représente pas non plus un phénomène secondaire, ou surajouté, qui aurait simplement à charge d’éloigner le texte du texte d’origine ; au contraire45. Le texte se modèle sur son hypogramme sans en être l’exacte réduplication, car les processus paragrammatiques imposent plutôt une interaction, dynamique, entre les dérivations proprement intratextuelles (avant-textuelles) et les dérivations intertextuelles. Par là même, une poétique génétique envisageant l’intertextualité comme procès scriptural (décelable dans les manuscrits) et non comme l’effet de transpositions (souvent indécelable dans les textes imprimés) permet de révéler non seulement comment un auteur s’inspire d’un corpus littéraire contemporain ou antérieur à lui, mais surtout comment, se l’appropriant avec plus ou moins de précautions, il le transforme, dans et par l’écriture, en un texte autre, le re-produisant sans pour autant le reproduire.
45. Dans une perspective génétique, les principes de transposition que sont, selon Genette, la prosification voire la transtylisation (Palimpsestes, op. cit., p. 257) semblent donc plutôt des effets d’intertexte que des fonctions hypertextuelles (mais il est vrai que dans sa typologie Genette ne considère que les cas, plus restreints, de textes dont le projet global et originaire repose sur une telle finalité – du poème en vers au poème en prose par exemple).
3. Salammbô dévoilée
Bien entendu, l’intertextualité peut être présente en filigrane dans un passage sans pour autant être dotée d’une telle fonction génératrice, en particulier quand il s’agit d’un intertexte documentaire, pour lequel l’impulsion initiale est souvent question chez Flaubert de support de l’imaginaire, n’entrant apparemment en jeu que de manière latérale, pour ainsi dire. Nous allons en voir un exemple à propos de la genèse du portrait de Salammbô, inséré dans la scène de la troisième rencontre du personnage avec Mâtho, décisive à de nombreux égards1. Elle ne s’effectue que lentement dans le récit, dont le mouvement est marqué d’étapes progressives : arrivée de Salammbô au camp ; arrivée de Mâtho, sur lequel est focalisé un bref portrait de la jeune femme en fantôme méconnaissable2 ; dévoilement de Salammbô alors qu’elle réclame le zaïmph ; second portrait de Salammbô maintenant visible, de nouveau focalisé sur Mâtho subjugué3 ; désir de Mâtho, dialogue, abandon de Salammbô et baisade allusive ; délire de Mâtho enivré d’amour, vol du zaïmph par Salammbô durant le sommeil de Mâtho et enfin fuite. Au-delà de la traditionnelle suite
1. Salammbô (éd. Gisèle Séginger), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1112, édition avec dossier, 2001 ; toutes les références renvoient à cette édition ; dans les citations, les passages soulignés le sont par moi. 2. « Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme dans les pénombres du soir » (p. 262). 3. Claudine Gothot-Mersch a souligné la fréquence de l’association portraitfocalisation chez Flaubert dès Madame Bovary ; voir « La description des visages dans Madame Bovary », Littérature, 15, 1974, en particulier pages p. 24-25.
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d’actions constituant le programme narratif de la quête (et sa conclusion sous forme de réussite) c’est, on le voit, le regard qui prédomine au début de la scène, aboutissant pour Mâtho agi à une perte de conscience où seule la vision est possible, le portrait se substituant littéralement au discours injonctif et impérieux de Salammbô : Elle se sentait comme appuyée sur la force des Dieux ; et, le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle le réclamait en paroles abondantes et superbes. Mâtho n’entendait pas ; il la contemplait, et les vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire des étoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose de spécial et n’appartenant qu’à elle. Ses yeux, ses diamants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un peu ses seins, les rapprochaient l’un de l’autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d’émeraudes, que l’on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d’oreilles deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d’un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber. Une curiosité indomptable l’entraîna ; et, comme un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistance élastique. (p. 303-304)
Moment stratégique signifiant une émotion intense qui ne se dit pas ou qui demeure indicible (Mâtho est littéralement sans voix et ses sensations sont absentes du texte)4, qui n’est pas encore sexuelle (Mâtho est alors « comme un enfant » ; seul un contact léger – le toucher – entraînera bientôt l’irruption du désir) et où la sensualité même paraît évitée (la notation des « seins » et de leur « étroit intervalle » cède vite le pas à une autre perte de Mâtho, « il se perdait par la pensée » et à la description du bijou ; quant à l’« épaule nue », elle n’est effleurée que pour permettre de décrire le parfum tombant de la perle). Le monde entier semble avoir disparu dans une durée indéterminée, en un point d’orgue qu’exprime l’itération interne à la clausule de la description (« de moment en moment ») où tout, l’attention de Mâtho, du texte et du lecteur, se concentre soudain sur la beauté, la finesse (« petites balances », « gouttelette ») et la richesse (« saphir », « perle ») du détail, avec un brusque passage du pluriel au singulier (« Elle avait pour pendants d’oreilles deux petites balances » / « par les trous de la perle, […] une gouttelette », « la regardait »), condensation qui permet ensuite un retour sur Mâtho avec une concaténation 4. Ce phénomène est peut-être l’un des avatars des problèmes rencontrés par Flaubert lors de la conception du roman : « Ce qui m’embête à trouver dans mon roman, c’est l’élément psychologique, à savoir la façon de sentir », lettre à Ernest Feydeau, fin juin ou début juillet 1857, Correspondance, op. cit., tome II, p. 741 (voir aussi p. 709).
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anaphorique et une répétition de la focalisation, qui enferme ainsi littéralement le portrait à ses deux bornes (« Mâtho la regardait tomber »)5. Salammbô est enfin visible, mais Flaubert n’en détaille pas tous les attributs ; les parties du corps mentionnées sont, dans l’ordre et suivant le regard de Mâtho, la « peau », les « yeux », les « ongles », les « doigts », les « seins », les « oreilles », une « épaule ». Que l’on ne s’y trompe pas cependant ; le portrait est très peu visuel en ce qui concerne le personnage même. D’une part, à chacun de ces détails est associé un prédicat fort vague ou un simple cliché : « la splendeur de sa peau », « ses yeux […] étincelaient », « le poli de ses ongles ». D’autre part, une fois mentionnée, la partie du corps s’efface le plus souvent au profit du détail du vêtement ou des pierreries6 : la peau conduit aux « étoffes », les doigts sont cachés par l’abondance des bijoux (« la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts »), les seins sont l’objet de l’action des « agrafes de sa tunique » et leur intervalle, « étroit », aboutit rapidement à la « plaque d’émeraudes » ; les oreilles ne sont notées que pour décrire les « pendants » qu’elles portent et l’épaule, quoique « nue », on l’a vu, est oubliée au profit de la gouttelette qui la mouille. Malgré toutes les apparences, Salammbô reste quasi invisible. On retrouve un processus que l’on a souvent noté à propos du roman7, qui a parfois été reproché à Flaubert8, mais dont la Correspondance montre qu’il avait bien conscience9. C’est un effet de confusion, reflétant peut-être ici la confusion du personnage contemplatif hypnotisé 5. Du reste, Flaubert n’a pas évité ici les répétitions : « une perle creuse » / « par les trous de la perle », « tombait » / « tomber ». 6. Effet accentué par la construction grammaticale des séquences, qui relègue toujours la partie du corps en position secondaire (les yeux exceptés) : « de sa peau », « de ses ongles », « qui chargeaient ses doigts », « soulevant un peu ses seins », « dans leur étroit intervalle », « pendants d’oreilles », « mouillait son épaule nue ». 7. « il devient littéralement impossible de dire où s’arrête le corps féminin et où commence le vêtement ; tout se passe comme si ses atours lui collaient à la peau », Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », Flaubert, la femme, la ville (Paris, PUF, 1983, p. 93). 8. « il y a une grande fatigue dans ces éternelles descriptions, dans ces signalements, bouton à bouton, des personnages, dans ce dessin miniaturisé de chaque costume. La grandeur des groupes disparaît par là. Les effets deviennent menus et concentrés sur un point ; les robes marchent sur les visages, les paysages sur les sentiments », Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 6 mai 1861 (éd. Robert Ricatte), Monaco, Imprimerie Nationale de Monaco, tome IV, 1956, p. 190. Plus près de nous, voir Jacques Heuzey : « Malgré, ou peut-être à cause de sa minutie analytique, la description reste confuse, sans vue d’ensemble ni raccourci évocateur » (« Le costume de Salammbô », Bulletin des Amis de Flaubert, 2, 1951, p. 13). 9. Comme il le dit à propos du premier portrait de Salammbô inséré dans le premier chapitre : « j’ai introduit ma petite femme au milieu des soldats. À force de lui fourrer sur le corps des pierres précieuses et de la pourpre, on ne la voit plus du tout », lettre à Louis Bouilhet, 8 octobre 1857 (Correspondance, op. cit., tome II, p. 769).
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(comme le suggère le texte : « les vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps »), qui explique pourquoi on ne peut totaliser ou synthétiser une image du personnage : le corps de Salammbô dévoilée demeure quand même voilé. Quoi qu’il en soit, cette description ne pose ici aucun problème contextuel : la signifiance du portrait, qui consiste à connoter l’émotion sans la dire, fonctionne simultanément par synecdoque (le détail cache l’ensemble) et métonymie (le détail est comme une partie du corps). Du contexte au macrocontexte Limiter la problématique du portrait à un fonctionnement métonymique ou synecdochique, et surtout à son contexte immédiat, revient cependant à fausser les données du texte de Salammbô, qui apparaît autrement complexe quand on tente d’en démêler les fibres sur une plus grande échelle, comme il se doit ici. On sait en effet que la description n’est pas une unité textuelle close, et que chez Flaubert elle échappe souvent à ses bornes narratives, l’image de l’objet, de l’intérieur, du paysage ou du personnage ne se reconstituant que progressivement, au gré des réapparitions dans le récit des éléments qui le décrivent ainsi que des divers foyers de focalisation10. C’est le cas pour notre description, mais ce phénomène de récurrence est alors tout à fait problématique du point de vue des modes de représentation et de la construction imaginaire du personnage. En effet, le portrait est d’abord à mettre en rapport avec un autre portrait de Salammbô, apparu au chapitre précédent (« Le Serpent »), lors des préparatifs pour le départ vers le camp des Barbares. Variation ou habileté textuelle, ce premier portrait a principalement la forme d’une description homérique suivant le savoir-faire de Taanach, description narrative où « la liste est entièrement neutralisée et naturalisée par l’utilisation d’un schéma narratif »11. De plus, elle n’est pas homogène puisqu’elle est constituée de plusieurs fragments successifs qui construisent progressivement l’apparence de
10. Pour Claudine Gothot-Mersch, ce processus est à relier à la modernité de Flaubert : « tous les traits sont livrés par petits groupes, et pour chacun des personnages séparément : à nous de faire les rapprochements. Cet appel au lecteur pour qu’il contribue à la production du sens c’est, on le sait, un des aspects de la modernité de Flaubert », « Portraits en antithèse dans les récits de Flaubert », Essais sur Flaubert. En l’honneur de Don Louis Demorest (éd. Charles Carlut), Paris, Nizet, 1979, p. 307. 11. Philippe Hamon, Du descriptif, op. cit., p. 190. Rappelons que Lessing vante la description homérique car elle permet d’éviter le simple catalogue et « l’ennuyeuse description » (voir Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon [1766], Paris, Herman, coll. « Miroirs de l’Art », 1964, en particulier pages 111-116).
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Salammbô après son enlacement avec le serpent12. Un premier segment raconte le maquillage, que le texte ne mentionnera plus par la suite : Taanach revint près d’elle ; et quand elle eut disposé deux candélabres dont les lumières brûlaient dans des boules de cristal pleines d’eau, elle teignit de lausonia l’intérieur de ses mains, passa du vermillon sur ses joues, de l’antimoine au bord de ses paupières, et allongea ses sourcils avec un mélange de gomme, de musc, d’ébène et de pattes de mouches écrasées » (p. 255) ;
une page plus loin, un second segment décrit le costume proprement dit, toujours sur un mode homérique (costume qui réapparaîtra pour sa part sous la tente) : Sur une première tunique, mince, et de couleur vineuse, elle en passa une seconde, brodée en plumes d’oiseaux. Des écailles d’or se collaient à ses hanches, et de cette large ceinture descendaient les flots de ses caleçons bleus, étoilés d’argent. Ensuite Taanach lui emmancha une grande robe, faite avec la toile du pays des Sères, blanche et bariolée de lignes vertes. Elle attacha au bord de son épaule un carré de pourpre, appesanti dans le bas par des grains de sandastrum ; et par-dessus tous ces vêtements, elle posa un manteau noir à queue traînante (p. 256) ;
le troisième segment est focalisé sur Salammbô elle-même, par l’intermédiaire d’un objet stratégique, « un miroir de cuivre si large et si haut qu’elle s’y aperçut tout entière » (ibid.)13 : Ils [ses cheveux] étaient couverts de poudre d’or, crépus sur le front, et parderrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades que terminaient des perles. Les clartés des candélabres avivaient le fard de ses joues, l’or de ses vêtements, la blancheur de sa peau ; elle avait autour de la taille, sur les bras, sur les mains et aux doigts des pieds, une telle abondance de pierreries que le miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons ; – et Salammbô, debout à côté de Taanach, se penchant pour la voir, souriait dans cet éblouissement (ibid.) ;
inauguré par les cheveux, et introduisant les détails des bijoux ou des matières précieuses (on notera par exemple la répétition de l’or), il opère une seule synthèse, celle de l’« éblouissement » qui légitime, à l’avance, l’éblouissement 12. En revanche, une séquence introductive, syncrétique, en souligne l’homogénéité sémantique ; d’emblée, le portrait doit être placé sous le signe de l’exotisme, ce qui justifie le choix des détails : « Salammbô lui avait ordonné de la rendre magnifique ; et elle l’accommodait dans un goût barbare, plein à la fois de recherche et d’ingénuité » (p. 255-256). 13. Flaubert a déjà utilisé dans Madame Bovary le stratagème du miroir, grâce auquel le personnage peut se voir lui-même (son portrait est donc cette fois limité par son propre point de vue) : « Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait », Madame Bovary (éd. Claudine Gothot-Mersch), Paris, Classiques Garnier, 1971, p. 167.
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de Mâtho (le but de ces préparatifs étant lié à une entreprise de séduction ; le miroir est d’ailleurs « comme un soleil » : Moloch n’est pas loin). Enfin, une dernière séquence narrative, construite sur un rythme ternaire au passé simple, vient compléter le costume : « Elle piqua vivement sur ses cheveux un long voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des bottines de cuir bleu » (p. 256-257). Quand on juxtapose ces divers éléments avec ceux que contient notre description sous la tente, on n’a de cesse d’être surpris. Car si les « pierreries » et la « tunique » sont bien communes aux deux textes (en revanche, le rappel de la couleur de la tunique est approximatif : d’un côté elle est « vineuse », d’un autre côté elle est « violette »), on voit que les deux portraits se correspondent fort peu, si bien qu’ils semblent au premier abord ne pas être superposables. À y regarder de plus près, on constate qu’ils entretiennent en fait un rapport tout à fait problématique. Salammbô disparaissant progressivement, à la fin du dixième chapitre, sous plusieurs couches de vêtements (« première tunique », « une seconde », puis « une grande robe », puis « un carré de pourpre », et enfin « un manteau noir »), comment est-il possible que Mâtho aperçoive « les deux agrafes de sa tunique », la « plaque d’émeraudes […] sous la gaze violette », et même l’« épaule nue » ? Son regard ébloui aurait-il soudain la capacité de transpercer un costume que Salammbô n’a pourtant pas laissé tomber ? Mais il y a plus troublant encore, car le chapitre « Sous la tente » réitère çà et là, par bribes, le costume du personnage ; or ces diverses occurrences ne résolvent rien, au contraire. Notons tout d’abord le détail de l’« amulette » que Salammbô pendant son voyage porte « sur son cœur » (p. 261) ; est-ce une anticipation, transformée, de la « plaque d’émeraudes » que verra Mâtho ? rien ne permet de le dire, quoique les localisations, « sur son cœur » pour l’une ou « plus bas » que l’intervalle des seins pour l’autre, permettent d’en douter (j’y reviendrai). Autre détail problématique, celui de la « grande robe […], blanche et bariolée de lignes vertes » (p. 256) ; Salammbô semble curieusement la conserver sur elle lors de la baisade (« Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit les yeux », p. 270) mais apparemment Mâtho ne la voit pas ici (dans le portrait, elle disparaît au profit de la « gaze violette » de la première tunique). Elle participe d’un système de voilage sur lequel je m’attarderai au chapitre suivant ; on apprendra qu’elle est longue, comme l’indique cette séquence représentant le départ de Salammbô après sa sortie de la tente : « Elle prit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la plate-forme » (p. 273). Il en va de même pour le « carré de pourpre » de la description homérique (p. 256). L’image que Flaubert a en tête, mais que le texte ne donne jamais de
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façon claire, est bien celle d’une couverture supplémentaire. La seule séquence où il est directement mentionné le décrit comme attaché « au bord de son épaule » et « appesanti dans le bas par des grains de sandastrum ». Or s’il est dit, après la baisade, que Giscon a été capable de deviner « une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes » (p. 271), sans doute fallait-il que le carré de pourpre fût présent sous la tente, et plus encore qu’il couvrît le corps jusqu’aux pieds. Que penser alors de l’épaule « nue » ? Remarquons également que le détail des « cothurnes », variation exotique des « bottines » du dixième chapitre (par trop bourgeoises sans doute), pose un autre problème, car juste après la baisade Mâtho « baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds » (p. 268), mais quelques paragraphes plus loin « il balaya la poussière de ses cothurnes » (p. 269). On sait enfin que Salammbô a conservé son manteau avant d’arriver sous la tente (« une longue flèche vint percer le bas de son manteau », p. 262), mais qu’elle le retire à un moment indéterminé, ou en tout cas absent du récit, car avant de quitter la tente elle « ramassa vivement […] son manteau » (p. 272) qu’elle ouvrira à la fin du chapitre, devant Hamilcar, pour exhiber le zaïmph (« elle ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph », p. 275). Le texte forme un puzzle dont les pièces ne peuvent se correspondre, si bien que le principe de complétion ou de complétude qui régit dans d’autres contextes les récurrences des portraits14 est ici désactivé ; les détails se disséminent et ne se recoupent pas, révélant une évidente incompatibilité représentative (qui, phénomène troublant, n’est pourtant pas immédiatement visible lors d’une lecture purement contextuelle). D’un côté, le récit et la description élaborent une thématique du voile et surtout du voilage, ce qui n’est certes pas étonnant dans un chapitre où le voile de la déesse est l’enjeu principal ; mais d’un autre côté, perte de virginité oblige, la thématique du dévoilement se multiplie progressivement, construisant une dialectique contradictoire, davantage complexifiée par toute une série de relations métonymiques s’établissant entre les voiles de Salammbô et le voile sacré15, entre Salammbô et Tanit ; rappelons de plus que pendant la baisade le zaïmph tombe, enveloppe Salammbô et vient voiler la rencontre sexuelle16.
14. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit d’une finalité (pour l’auteur) mais bien d’un effet (que construit le texte) ; dans l’optique de Flaubert, la variation est le plus souvent fonction des variations de points de vue. 15. Qui, çà et là dans le récit, est qualifié de « voile », de « vêtement », mais aussi de « manteau » ; je reviendrai sur cette problématique du voile au chapitre suivant. 16. « Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine » (p. 268).
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Scénarios et esquisses : transferts et actualisation du portrait On s’en serait douté, étudier la genèse du portrait sous la tente ne va pas consister, pour nous, à éclairer l’obscurité du texte ou à lever les ambiguïtés, voire les agrammaticalités de son rapport avec le macrocontexte (on verra que si les manuscrits permettent de résoudre certains problèmes, parallèlement ils en soulèvent d’autres). On s’attachera surtout ici à la manière dont Flaubert a obtenu le portrait ainsi qu’aux questions que ses modes de production posent pour et à la poétique génétique. Comme d’habitude dans la genèse du texte flaubertien, il convient d’établir une distinction préalable entre scénarios et brouillons17 et de dissocier, suivant des strates et des processus d’écriture divers, scénarios d’ensemble (sur lesquels germe la totalité du récit du roman), scénarios partiels (où Flaubert élabore le récit de manière plus ponctuelle, l’amplitude narrative ne couvrant qu’un ou plusieurs chapitres)18 et enfin scénarios ponctuels (ils sont disséminés dans les volumes des brouillons ; par souci de distinction, je nomme comme d’habitude les derniers de ces scénarios ponctuels esquisses, quand s’y ébauche la rédaction proprement dite). Ce parcours génétique peut être synthétisé sous forme de tableau (voir ci-contre). Malgré son apparente complexité, il révèle que pour une fois Flaubert a peu peiné pour rédiger, ou en tout cas peu longtemps (car certains des brouillons sont très corrigés, on va le voir) ; deux scénarios ponctuels (ou esquisses, le passé fictionnel s’y mêlant souvent au présent scénarique) sont suivis de trois strates de brouillons (dont l’un se dédouble, ce qui explique la case vide sous le folio 220). Le premier problème théorique que pose la genèse de notre passage concerne son actualisation. En effet, il ne germe ni sur les scénarios d’ensemble ni sur les scénarios partiels, qui esquissent pourtant la rencontre de Salammbô et Mâtho, et plus précisément leur baisade. Voici par exemple deux extraits des scénarios d’ensemble, anciens dans la genèse du roman, Salammbô s’y nommant encore Hanna : « Hanna au Camp. – baisade sous le manteau » (23662 f° 238), « Hanna au Camp. baisade sous le peplos » (23662 f° 182). Raymonde Debray Genette a suggéré, à propos des scénarios de Madame Bovary, « d’envisager une sorte de rhétorique de l’amplification argumentative
17. Les manuscrits de Salammbô sont conservés au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous la cote Nouvelles Acquisitions Françaises (N.A.F.), volumes 23656-23662. 18. Il faut noter à cet égard que si les scénarios de Salammbô ressemblent à ceux de Madame Bovary, la pratique flaubertienne a changé dès L’Éducation sentimentale, où les scénarios obéissent à des limites narratives plus tranchées : sur les scénarios partiels, Flaubert travaille le récit chapitre par chapitre (voir mon Flaubert topographe, op. cit., p. 25-30).
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Parcours génétique :
scénarique »19. Cette remarque, quoique relative aux seuls scénarios d’ensemble de Madame Bovary, est en fait applicable à tous les scénarios de tous les textes de Flaubert, puisque le récit flaubertien progresse à l’origine par expansion ; il faudrait alors tenter d’en définir des règles plus spécifiques. On peut penser ici qu’au stade du scénario d’ensemble, où le récit prend souvent la forme d’un résumé (prospectif)20, le plus important pour Flaubert est de noter 19. « La poétique flaubertienne dans les Plans et Scénarios de Madame Bovary », Genesis, 13, 1999, p. 54. 20. Voir Jacques Neefs, « Flaubert et la mimesis scénarique », Flaubert et la théorie littéraire (éd. Tanguy Logé et Marie-France Renard), Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2005, p. 101.
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les grandes articulations narratives ou les moments cruciaux de l’action (telle la baisade décisive), sans pour autant les détailler. L’avant-texte se situe cependant dans un entre-deux ambigu, car si d’un côté il participe de l’ellipse et donc du vague (« au camp », « baisade »), il s’articule néanmoins simultanément sur certains points nodaux : l’association initiale du « manteau » de Tanit à l’acte sexuel est bien de l’ordre du détail, de l’unité micro-textuelle, or elle sera maintenue dans toutes les étapes de la rédaction jusqu’au texte définitif. Cette hiérarchie dans l’actualisation des éléments du récit se confirme avec les trois scénarios partiels, dont voici les extraits successifs : 23662 f° 188 : Sallambô arrive au Camp. à cheval, voilée. près du retranchement. un archer en sentinelle lui envoie une flèche. elle demande Math. il arrive. sorte d’effroi devant ce fantome. il la mène à sa tente. dialogue. [ un accident fait tomber le peplos ? ] baisade sous le peplos. rêves de Math. 23662 f° 190 : Salambô arrive au Camp, voilée à cheval. – une sentinelle lui lance une flèche. elle demande M. il arrive. Sorte d’effroi. il la mène à sa tente ….. baisade sous le peplos. un accident le fait tomber. Moloch Astarté. Expansion de Mâtho – 23662 f° 201 : Salammbô arrive au Camp, voilée à cheval. une sentinelle lui lance une flèche. elle demande Mâtho. finir ici le ch. IX. il arrive. effroi de Matho. il la mène à sa tente. baisade sous le peplos – un accident le fait tomber – la chaînette d’or se casse, frappe la tente comme les deux tronçons d’un serpent….. Moloch tu me brules !” – convulsions – bras raidis qui le repoussent – effroi du mâle. Moloch D Astarté. expansion de Mâtho.
Élaborant maintenant le mouvement du chapitre, Flaubert y fait germer plusieurs détails (« une flèche », « la chaînette d’or se casse »), insère un semblant de psychologie (« effroi » de Mâtho, « effroi du mâle » de Salammbô, « expansion de Mâtho » après la baisade), trouve déjà le discours direct de Salammbô, qui ne variera plus (« Moloch tu me brules »), et même prévoit un programme discursif à développer (« dialogue ») ; en revanche il n’esquisse l’apparence physique de Salammbô qu’avec de très brèves notations (« voilée », « fantome ») et n’en prépare pas de description. Il est clair que ce qui l’intéresse à ce stade, c’est l’organisation de la baisade même et non ses préliminaires (comme en témoignent l’hiatus entre « il la mène à sa tente » et « baisade » et surtout les points de suspension les séparant sur le second
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scénario partiel ; ils pourront être remplis plus tard)21. Le portrait, catalyse essentielle de la scène dans la version publiée, puisqu’il y implique le désir de Mâtho, apparaît donc, du point de vue d’une génétique scénarique, comme une unité textuelle tout à fait secondaire. Le passage des scénarios partiels au premier scénario ponctuel (les deux scénarios-esquisses sont transcrits page suivante) ne révèle aucune solution de continuité dans l’amplification narrative (ce qui est peu fréquent dans les manuscrits de Flaubert, où habituellement on peut suivre une à une les étapes de l’expansion du texte ; voir en particulier ceux de L’Éducation sentimentale). De toute évidence, Flaubert a longtemps ruminé avant d’en écrire le premier jet, où le récit est bien plus élaboré déjà. On va cependant retrouver le phénomène de hiérarchie relevé dans les premiers scénarios, cette fois pour le programme descriptif lui-même. Flaubert établit le mouvement de la scène, qu’il élabore en fonction d’une progression, notant une amorce de description (« L’intérieur de la tente »), le dévoilement de Salammbô (« elle se decouvre ») et surtout la position respective des personnages : Salammbô doit être active et Mâtho passif. Elle a « un aplomb de reine » et « exigeait imperieusement » le zaïmph, tandis que Mâtho éprouve une « sorte de peur » et la touche du bout du doigt « en tremblant, en crevant de peur », cette dernière séquence étant suivie de la réaction de Salammbô (au style indirect puis à l’indirect libre) : « Sal. etonnée naïvement Que veut-il faire ? ». Mais le plus notable dans cet enchaînement narratif est que l’amorce du portrait soit lisible dès le premier jet du texte : « Mâtho ne l’écoutait pas. il la regardait. Ennivré ! eperdu… goutte de parfums tombant de ses boucles d’oreilles », tandis que le geste de Mâtho est de la sorte justifié : « Alors il se rapproche pr voir si elle était réelle en tremblant de peur il avance un doigt sur elle ». Il s’agit non seulement de faire encore allusion à la divinité, mais surtout, en motivant le toucher de Mâtho, de bien indiquer que son désir est postérieur au portrait qui germe et qui en est la source. C’est ensuite seulement que « ce contact l’enflamme » et qu’« un desir furieux le prend » ; auparavant subjugué par sa vision, il est « ennivré, eperdu » puis (rythme ternaire oblige), « ennivré, eperdu, absorbé ». Le scénario suivant l’accentuera du reste, en insistant sur le regard : « devenu tout œil ne pensait à rien de plus ». Il n’est donc pas étonnant dans un tel contexte que le fragment du portrait soit déjà focalisé. Il sera même encadré par la vision dès le scénario suivant (parallèlement à la trouvaille de l’itération interne, « de temps à autres
21. D’ailleurs, Flaubert ne mentionne dans ses lettres que la baisade quand il parle du chapitre « Sous la tente » : « Que ne suis-je seulement à la fin de mon dixième chapitre, qui sera celui où l’on f…..a » (lettre à Ernest Feydeau, 4 juillet 1860, Correspondance, op. cit., tome III, p. 97 ; voir aussi pages 122 et 129).
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23660 f° 183 (extrait) scénario ponctuel (esquisse)
23660 f° 208 (extrait) scénario ponctuel (esquisse)
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une goutte tombait sur son epaule » : durée de la contemplation et répétition du mouvement de l’objet vont de pair) : « Mâtho regardait cela », à la clausule de la description22. Notons de plus que Flaubert prévoit déjà un point d’orgue, utilisant l’un de ses fameux silences, car l’arrêt descriptif est associé à la fin du discours : « Elle avait fini de parler – long silence » (marge du f° 183). L’effet de cristallisation (liquide) du désir que produira le détail de la perle dans la version définitive (même s’il est situé à la clausule de la description, il n’est pas trop fort de dire que l’ensemble du portrait y aboutit aux dépens de Salammbô) est donc explicable par sa genèse : c’est la goutte qui est le nœud génératif du portrait et non, bien entendu, la focalisation (dont Flaubert a rétroactivement besoin pour justifier le futur portrait)23, même si, par ailleurs, le regard est essentiel dans ce passage sur un plan thématique comme sur un plan technique24. Mais cette apparition d’un détail qui oblitère complètement le personnage (Salammbô regardée n’est pas visible, elle demeure reléguée en position d’adjectif possessif : « ses boucles d’oreilles »), qui intervient avant tous les autres, et dont la précision est somme toute assez rare au stade du scénario ponctuel, pose plusieurs problèmes génétiques. La précision prématurée du détail s’explique de deux manières complémentaires, appartenant à des domaines (théoriques) différents. On peut penser que Flaubert a en tête une image claire des boucles d’oreilles, que l’écriture ne révèle cependant pas, car il l’a vu ailleurs (impression accentuée par la seconde esquisse, qui contient « elle avait pr pendants d’oreilles ….. de temps à autres une goutte tombait sur son epaule » ; on voit bien là encore que les points de suspension permettent l’économie temporaire des séquences proprement dites). Cet ailleurs est d’abord intertextuel. Les boucles d’oreilles
22. Raymonde Debray Genette, qui se demande à propos des scénarios de Madame Bovary « si une technique narrative originale peut apparaître dès le stade du scénario », note que « Flaubert sait tout de suite comment voir et faire voir » (« La poétique flaubertienne dans les Plans et Scénarios de Madame Bovary », art. cité, p. 55) ; on peut en dire de même ici, quoiqu’il ne s’agisse pas de scénarios d’ensemble. 23. J’ai déjà analysé ces phénomènes génétiques de rétroaction pour la focalisation des descriptions topographiques dans L’Éducation sentimentale, ainsi que leur rapport avec la temporalité (voir La Production du descriptif, op. cit., p. 321-346). 24. La génétique n’a pas pour vocation première de bloquer les commentaires critiques, certes, mais elle permet d’éviter certains abus, comme par exemple de croire que le texte de Salammbô est produit à un important degré par le processus de focalisation (« the text is produced to a large degree by the focalizing device », David Danaher, « Effacement of the Author and the Function of Sadism in Flaubert’s Salammbô », Symposium, XLVI, 1, Spring 1992, p. 4) ; s’il y a un domaine où seule la génétique a son mot à dire, c’est bien celui des modes de production d’un texte.
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viennent de la Bible25 et surtout d’une note de Cahen : au texte biblique, minimal (« En ce jour-là le seigneur ôtera […] les boucles d’oreilles », Isaïe, III, 19) est apposée cette explication : « Ce serait un pendant d’oreille ou du cou, creux et renfermant des odeurs, peut-être des pierres de la forme d’une goutte »26. Comme l’a remarqué Claudine Gothot-Mersch, « c’est le mot “goutte” qui donne le branle »27, permettant, par l’intermédiaire du regard de Mâtho et de la durée, de faire alors fuser le romanesque. Flaubert utilise les détails du « creux » et des « odeurs » (que le texte n’actualise pas encore) et surtout transforme l’hypotexte indétectable : délaissant la matière (« pierres » ; il est vrai que depuis la fin du dixième chapitre, Salammbô est couverte de pierreries), il est séduit par la forme de l’objet (« goutte ») mais, grâce à un processus que j’ai qualifié, dans le chapitre précédent, de métonymie intertextuelle, il le déplace de la description du contenant (la forme d’une goutte) à celle de son contenu (une goutte qui tombe). Problème plus ardu, cet ailleurs est aussi intratextuel : la présence balbutiante du détail est le résultat d’un autre transfert, que là non plus rien ne permet de détecter, sinon un examen plus global des séquences représentant Salammbô dans les brouillons. En effet, à l’origine la description des boucles intervient dans la description homérique du chapitre précédent, où la perle creuse, qui laisse déjà tomber des gouttes de parfum, est raturée28 : Flaubert réutilise une séquence descriptive qu’il n’a pu ou plus voulu intégrer auparavant mais qu’il a gardée à l’esprit (ou sous ses yeux). Ces phénomènes se retrouvent sur la seconde esquisse, qui amplifie le portrait. Il semble donc que Flaubert l’ait déjà programmé et qu’il en diffère l’actualisation pour de simples raisons de commodité : ce qui est alors important, c’est d’obtenir le mouvement de la scène et non un portrait dont certains éléments ont été déterminés au préalable. En effet, la marge résume le sens de la description (l’« eblouissement dans la tente » est clairement le corrélat de 25. Les « sources » de Salammbô ont été révélées par Fay et Coleman ; voir P. B. Fay et A. Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô. Baltimore, The Johns Hopkins Press, coll. « Elliot Monographs », 1914. Pour le rapport entre costume et sources bibliques, voir aussi Nicole Guittaut Allegra, « Les “toilettes” de Salammbô » (Micromégas, octobre-décembre 1962, p. 83-102). 26. Note de Cahen, tome IX, p. 13 (citée par Fay et Coleman, op. cit., p. 43). 27. « Notes sur l’invention dans Salammbô », Flaubert, l’autre. Pour Jean Bruneau (éd. F. Lecercle et S. Messina), Lyon, P. U. de Lyon, 1989, p. 82-83. 28. Voir par exemple les folios 145 v° (où les boucles germent pour la première fois : « boucles d’oreilles = une perle creuse qui distille un parfum lequel à travers un treillis tombe sur ses epaules D les rafraichit ») et 172 v° (volume N.A.F. 23660). Ce phénomène a déjà été indiqué par Claudine Gothot-Mersch, « Document et invention », Salammbô de Flaubert. Histoire, fiction (éd. Daniel Fauvel et Yvan Leclerc), Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 1999, p. 56.
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l’éblouissement antérieur, face au miroir ; notons que maintenant Mâtho touche Salammbô « sur l’epaule », perpétuant l’effet de la goutte qui y tombe) et de nouveaux détails marginaux apparaissent : « plaque de diamants sur le ventre. Cothurne. Cheveux, noirs comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles », tandis que dans les ajouts interlinéaires Flaubert introduit une amorce de perspective descriptive, le regard de Mâtho correspondant à la fois à une totalisation et à un mouvement de bas en haut (« ses yeux allaient du Cothurne »)29. La description métaphorique des cheveux de Salammbô est extraite d’un folio regroupant un ensemble de notes (et sans aucun doute d’un autre intertexte que je n’ai pu détecter) ainsi que de la description homérique antérieure30 : « ses cheveux noirs semés de poudre d’or comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles » (23662 f° 218). Elle relie de manière plus visible le personnage au zaïmph qui est, plus haut sur le même folio, « scintillant. comme un nuage plein d’etoiles » ; au contraire, c’est ici que Flaubert décide de réduire l’aspect littéral de la métonymie Salammbô-Tanit, car la séquence « Tanit elle-même » est raturée31. Le nouveau détail de la « plaque de diamants » subit le même processus de double transfert que celui des boucles d’oreilles, puisqu’il provient à la fois de la Bible et de la description homérique du dixième chapitre. Mais curieusement il faut regarder ce contexte antérieur pour mieux définir la transformation de l’hypotexte : Flaubert y décrit « dans l’intervalle de ses seins un cordon portant au bout un triangle de diamants qui cachait son ventre »32. Il utilise cette fois des notes relatives au Cantique des cantiques (« mon bien aimé est pour moi un sachet de myrrhe suspendu entre mes seins », I, 13) ; Cahen explique que « les petites boîtes renfermant des odeurs font partie de l’ornement des 29. Il faut souligner la symétrie des séquences au stade de l’expansion textuelle sur l’esquisse : après avoir mentionné le désir de Mâtho, Flaubert écrit qu’il « la regardait de haut en bas, debout entre ses jambes » ; plus encore, il légitime alors cette totalisation du regard : « son manteau était tombé ». C’est la rature de cette séquence qui produira l’un des effets ambigus de la représentation de Salammbô dans la version publiée. 30. Elle est encadrée de crochets sur le brouillon 23660 f° 195, puis supprimée : « [ses cheveux semés de poudre d’or comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles] ». 31. Cette association métonymique qui s’établit sur un dédoublement métaphorique sera amoindrie, puisque dans la version publiée les cheveux de Salammbô disparaîtront tandis que le zaïmph sera représenté ainsi : « sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant » (p. 263). Elle aurait cependant étendu le réseau métonymique au macrocontexte : dans la description homérique les « caleçons bleus » de Salammbô sont « étoilés d’argent » (préoccupé par la métaphore, Flaubert n’a d’ailleurs pas résolu la répétition, car la robe blanche est faite en « toile du pays des Sères » dans la phrase suivante). Il ne faut pas oublier que la première description du zaïmph le montre comme « un nuage où étincelaient des étoiles », et « bleuâtre comme la nuit » (p. 139). 32. Voir 23660 f° 195.
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femmes orientales ; elles les pendent au cou et sur les seins. Ce sont des olfactoria, ainsi que s’exprime la Vulgate. Il y en a qui sont en or ; souvent ils sont ornés de diamants », et S. Munk (auquel se réfère Cahen lui-même) déclare que c’étaient « des flacons d’essence qui se cachaient dans le sein ou descendaient jusqu’à la ceinture »33. Puisque Flaubert associe le parfum aux boucles d’oreilles, il n’a que faire des « petites boîtes renfermant des odeurs » ; ce qui l’intéresse, c’est la partie du corps qui va les porter, et leur matière. La transformation hypertextuelle s’effectue donc ici en fonction d’une tension : il y a simultanément un éloignement du texte antérieur (les « boîtes » sont devenues une plaque dont Flaubert imagine la forme) et un rapprochement, une fois encore par métonymie intertextuelle (ce n’est plus une boîte ornée de diamants mais « un triangle de diamants », elle n’est plus cachée dans le sein, descendant jusqu’à la ceinture, mais elle « cachait son ventre »). De plus, Claudine Gothot-Mersch a remarqué que sur le brouillon 23660 f° 205, juste avant le déplacement de la séquence, Flaubert avait déjà trouvé la « gaze violette », l’effet de transparence à travers lequel « étincelait » le bijou, et le verbe qui autorise la mention de ce scintillement, « on apercevait »34. Initialement, le transfert intratextuel du détail paraît donc obéir à un processus de mise en attente, comme si sa réinsertion devait entraîner une nouvelle orientation de la description ; nous y reviendrons. Les détails et l’ensemble Si dans les scénarios le travail de la description semblait secondaire, il n’en va pas de même dans les brouillons. Il est maintenant primordial, et c’est lui qui pose le plus de problèmes. On le voit clairement sur les premier et second brouillons (23660 folios 224 et 211 v°) ; le portrait est très raturé, le récit l’est bien moins, sa rédaction est plus rapide. Le second brouillon nécessite une réécriture sur un folio distinct (f° 223) ; le texte s’y stabilisera alors dans ses grandes lignes. Considérons d’abord les bornes du portrait sur le premier brouillon (transcrit ci-contre), où Flaubert est préoccupé par les sensations de Mâtho et par la focalisation. Le regard cède sa place à la contemplation (« il la regardait
33. Palestine (Paris, 1845, p. 369), note de Cahen (tome XVI, p. 6), citée par Fay et Coleman, op. cit., p. 41-42. 34. « Document et invention », art. cité, p. 56. Voici la transcription du passage en question : « celle-là se fermait par deux longues pattes [à griffes d’escarboucles D] qui passant sous les seins les rapprochaient l’un de l’autre un peu en les comprimant un peu. On apercevait dans leur intervalle on apercevait un fil cordon de pourpre. Il tenait un triangle une plaque de diamants triangulaire posée sur l/a/e po nombril et qui fulgurait etincelait dans sous la transparence de la gase violette ».
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23660 f° 224 (extrait) (premier brouillon)
contemplait »), sans doute à cause de la répétition du verbe (« il regardait cette gouttelette tomber », à la clausule de la description), et partout le texte insiste sur la vision : « son âme avait comme monté dans ses yeux », « il ne songeait à rien qu’à tâcher de la voir encore plus », si bien qu’elle entraîne même un lapsus : « il les ouvrait pr la dévorer du cothurne à ses yeux cheveux noirs tout poudrés de poudre d’or »35. C’est d’ailleurs sur ce folio que Flaubert fait une trouvaille décisive : l’annulation des sensations (« le sentiment de sa vie à luimême lui avait echappé ») entraîne la transformation de l’absence d’écoute 35. Même phénomène sur le second brouillon : « le poli de ses yeux ongles continuait la finesse des pierres » (f° 211 v°).
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(l’attention étant toute visuelle) en une perte de l’ouïe, qui renforce l’effet hypnotique de Salammbô36 : « Mâtho ne l’ecoutait pas » devient « Mâtho n’entendait pas ». Le thème de la perte, qui au-delà des sensations prive aussi le personnage de sa force ou de sa volonté, se perpétue dans le texte car au lieu d’être « éperdu » Mâtho est maintenant « perdu » tandis que dans l’interligne le verbe est redoublé, « son âme se perdait entre ses seins », pour introduire le détail de la plaque de diamants. De même, la faiblesse du personnage se répète après la description sous une forme métaphorique : « attiré de tout son être vers elle – comme une paille par le vent d’un gouffre »37. Le premier jet du portrait, dans le corps du texte, contient peu de nouveaux éléments. Les cheveux de Salammbô, pourtant plus détaillés ici (« poudrés de poudre d’or »), sont raturés ; il est vrai qu’ils sont déjà présents dans le dixième chapitre (« ils étaient couverts de poudre d’or ») et que, dès la seconde esquisse, Flaubert les utilise surtout pour introduire le mouvement du regard de Mâtho de bas en haut. Il les réinsère d’ailleurs dans la marge sans les décrire : « depuis la pointe des cothurnes jusqu’au ht de la chevelure ». Après les cheveux apparaît, sans lien, le détail du bijou biblique dans l’intervalle des seins (seul le balbutiement interlinéaire de « l’âme » qui s’y perd, on l’a vu, introduit un semblant de continuité descriptive en redoublant la focalisation) : « entre ses seins pendait un fil de byssus qui tenait à son extremité une plaque de diamants triangulaire posée sur le ventre ». Notons que le « cordon » du contexte antérieur a été transformé, mais que Flaubert ne réintroduit ni la transparence ni la gaze violette, ce qui semble confirmer a priori le fait que le transfert d’un détail dans un contexte différent nécessite une nouvelle rédaction (le brouillon suivant relativisera cette affirmation). En effet, Flaubert préfère pour l’instant doter le bijou d’un mouvement (« s’agitait ») et le localiser « entre la ceinture du caleçon la chemisette violette ». On ne peut que s’étonner du terme, bien bourgeois, de « chemisette », d’autant qu’elle était déjà qualifiée de « tunique » dans le dixième chapitre ; c’est un tel phénomène qui fait dire à Anne Green qu’« il est évident qu’en confectionnant le costume 36. Il faut aussi souligner la motivation du geste de Mâtho touchant Salammbô, encore présente sur ce brouillon : « pour voir si ce n’était pas une illusion ». En revanche elle n’est même pas réécrite sur le premier jet du brouillon suivant ; les explications psychologiques jouent un simple rôle d’embrayeur et sont rapidement susceptibles de disparaître. 37. Qui se substitue à cette occurrence antérieure : « comme une plume par l’ombre un gouffre » (sur la seconde esquisse, f° 208) ; notons l’étrangeté de ces comparaisons, qui réitèrent des catégories sémantiques similaires mais qui posent un problème pour le comparé, Salammbô étant successivement une ombre (incompatible avec l’image de l’éblouissement) ou un gouffre. C’est sur le second brouillon que le sème de l’enfant apparaît, Salammbô devenant pour sa part un fruit : « comme un enfant qui avance la main vers un fruit inconnu » ; la séquence variera très peu par la suite.
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de sa “petite femme”, Flaubert a négligé les sources authentiques pour rassembler des éléments possédant une résonance toute particulière pour ses contemporains »38, déclaration qu’il faut soigneusement nuancer, car elle introduit une finalité dans des processus qui par ailleurs ne sont pas si simples. Tout d’abord, nous l’avons vu, les sources se situent à la genèse de ce passage (elles n’ont donc pas été négligées, au contraire) ; ensuite, les brouillons de Salammbô révèlent plutôt une tension entre le lexique disponible de l’auteur et le lexique étranger qu’il ne connaît pas (ou auquel il ne pense pas) toujours ; Flaubert paraphrase souvent le terme contemporain, le rend exotique (bottines / cothurnes), l’apparition du « fil de byssus » se substituant au « cordon » en témoigne39. C’est aussi sur le premier jet que Flaubert entreprend de détailler les boucles, limitées jusqu’à présent à la perle creuse et à la goutte. Il remonte jusqu’à l’oreille du personnage : « Elle avait dans les oreilles une barre d’or tenant suspendue à une chaînette un plateau », ce dernier devenant une « balance de saphir » ; ainsi se multiplie la richesse du costume de Salammbô. On voit bien là encore que c’est la chute de la goutte qui prime (le sème petitesse y étant accentué, puisqu’elle est transformée en « gouttelette ») ; non seulement Flaubert ne sait pas comment achever la première séquence décrivant la perle (« où une perle creuse pleine d’un parfum liquide », sans verbe), mais encore la seconde est-elle presque fixée dès maintenant (« par les trous de la perle de temps à autres une gouttelette tombait mouillait ses epaules nues »), ainsi que sa position clausurale, comme le laissait déjà entendre l’esquisse avec la répétition du regard de Mâtho. On peut conclure de cette première expansion du texte que l’évitement du corps perceptible dans la version publiée date de l’origine même du portrait : Salammbô y est remarquablement absente. La rédaction se poursuit dans la marge, qui indique littéralement le programme descriptif à développer : « il la parcourait avec lenteur. voulait s’arrêter sur chaque détail et avoir l’ensemble en même temps » (l’ambiguïté de l’énoncé – ce n’est pas Mâtho qui la parcourt, c’est seulement son regard – est résolue par l’ajout interlinéaire de « son regard ebahi », qui multiplie les signes 38. Anne Green, « Flaubert costumier : le rôle du vêtement », Salammbô de Flaubert. Histoire, fiction, op. cit., p. 127. 39. Le problème consistant surtout pour lui à ne pas exagérer, ne pas devenir illisible pour ses lecteurs (ce qui explique sans doute l’élimination de certains détails), et pour nous à ne pas fausser les systèmes de variation, l’élimination pouvant aussi dépendre d’autres facteurs, telle la chasse aux répétitions : dans cette scène par exemple, le « fil de byssus » devient un « fil d’écarlate » puis un « fil de pourpre » sur le second brouillon, vraisemblablement pour des raisons d’euphonie (à cause du verbe dont il est le sujet : « tenant ») puis un simple « fil » (dernier brouillon), sans doute parce qu’un « pour » intervient dans la phrase suivante (« elle avait pour pendants d’oreilles »).
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de focalisation), et « son costume se confondait avec sa personne » ou, plus bas, « et les vêtements pr lui se confondaient avec le corps » (insistant sur la subjectivité de la vision : « pr lui »). La description devra donc s’amplifier par synecdoque et métonymie, mais ce parcours génératif repose sur une double tension interne : on ne peut avoir à la fois les détails et leur ensemble, moins encore si le corps est confondu avec les vêtements qui le cachent. Pour l’instant les détails se réduisent à des fragments du costume, l’ensemble faisant partie de la totalisation illusoire du regard, réinséré ici après sa biffure (« depuis la pointe des cothurnes jusqu’au ht de la chevelure »)40 ; quant à la confusion métonymique, elle n’est élaborée que très progressivement, par additions successives. Association stéréotypée des étoffes et de la peau tout d’abord : « les etoffes avaient la douceur de sa peau et qq chose de spécial qui lui appartenait » ; la description demeure étonnamment vague et imprécise (« quelque chose »). Second ajout, tout autant stéréotypé : « ses yeux brillaient comme ses diamants et les pierres fines de ses doigts ». L’expansion métonymique est produite par un nouveau déplacement, puisque les diamants du corps du texte (« plaque de diamants triangulaire ») sont ici généralisés par l’intermédiaire d’une comparaison dont les termes s’établissent sur une métonymie et non sur une métaphore : ses yeux brillent comme ses diamants et non comme des diamants (c’est aussi le moyen d’insérer un nouveau détail couvrant le corps du personnage)41. L’apparition des doigts entraîne par synecdoque la mention d’une autre partie du corps, les ongles : « la moire des étoffes était comme la douceur de sa peau et le brillant de son ongles » (et le « brillant » nécessite la transformation de « ses yeux brillaient » en « ses yeux resplendissaient »), mais Flaubert dissocie ensuite les détails, ce qui a pour effet d’allonger le portrait tout en enrichissant la confusion corps / costume : « le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ». Même si le programme descriptif est défini dans ses grandes lignes, Flaubert tâtonne, la syntaxe et la continuité syntagmatique des séquences ne sont pas fixées, et surtout marge et corps du folio semblent coexister sans lien apparent ; l’ensemble du portrait est d’ailleurs complètement raturé après sa correction.
40. La totalisation du regard sera raturée sur le dernier brouillon (f° 299 v°), peutêtre de par la répétition du mouvement, peu après dans le récit (« il la regardait de bas en haut en la tenant ainsi entre ses jambes », séquence pour sa part maintenue) ou, plus probablement, car Flaubert se rend compte, seulement à ce moment, qu’il n’y a dans la description ni totalisation ni mouvement de bas en haut. 41. Cette répétition, non corrigée ici, disparaîtra dès le premier jet du brouillon suivant ; la plaque y sera « d’émeraude » (jusqu’à la version publiée) ; ainsi le texte s’éloigne-t-il de l’hypotexte documentaire qui avait initialement légitimé la germination du détail.
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À partir du second brouillon (lui aussi très travaillé)42, les sensations des personnages se raréfient. Cette réduction est d’abord visible dans les crochets que Flaubert insère autour des pensées de Mâtho : « Mâtho n’entendait pas. [ il la contemplait – tout ebloui, absorbé, perdu. son âme toute entière avait comme monté dans ses yeux. D il ne songeait à rien qu’à tâcher de la voir encore plus ] » (f° 220, non transcrit ici) ; or il ne les élimine pas immédiatement et les réécrit au haut du folio 223, sans les compléter toutefois, à cause de la répétition (soulignée) du « comme » (« comme la splendeur de sa peau ») ; en revanche elles seront raturées sur le folio 299 v°, et seule la contemplation demeurera. De la même manière, le discours de Salammbô est biffé : « Quand elle ne parla plus ce fut comme une secousse », et sa réaction après le toucher de Mâtho s’amenuise : « Salammbô toute surprise ouvrait sur lui de gds yeux naïfs » (f° 211 v°), « Salammbô toute surprise ouvrait de gds yeux » (f° 223) puis disparaît (f° 299 v° ; notons aussi, sur ce brouillon, les crochets qui encadrent la séquence décrivant sa chair au contact du doigt). Le texte doit se concentrer sur le portrait, suivre le regard de Mâtho sans en expliquer les pensées ; quant à Salammbô, elle restera bien sûr impénétrable. En revanche, la trace de modalisation (« pour lui ») est toujours nécessaire : il ne faut pas que la vision soit attribuable au narrateur. Certes, Flaubert la rature plusieurs fois, mais c’est parce que le pronom « lui » est répété dans la phrase suivante, où il est relatif à Salammbô (« qui lui appartenait »), système de variation qui nous vaudra une transformation réintégrant un autre pronom relatif au personnage : « quelque chose de spécial n’appartenant qu’à elle seule » (f° 299 v° ; parallèlement la répétition du « qui », alors soulignée, est résolue)43. Un vecteur transformationnel est rarement univoque. Si les personnages sont évacués des bornes de la description, Mâtho est réintroduit à l’intérieur même du portrait, conformément au balbutiement interlinéaire du brouillon précédent (que le premier jet n’avait pas intégré). Flaubert a alors besoin de lier les détails des seins et de la plaque d’émeraudes, et surtout d’établir une logique dans le mouvement de la description : « cependant sa pensée se perdait dans l’intervalle des deux seins ». En effet, une séquence représente la seconde tunique de Salammbô (dans l’ordre des couches du costume), décrite dans la description homérique : « les pattes de sa tunique en plumes d’oiseau en 42. Les trois brouillons suivants sont transcrits à la suite l’un de l’autre sur les pages suivantes. 43. Comme d’habitude, on ne peut mentionner la chasse aux répétitions qu’en soulignant son arbitraire : jusqu’à la version définitive Flaubert ne pensera pas aux répétitions « appartenait » / « tenant » et « supportant » / « porte » (il semble que les sonorités quelque peu différentes l’empêchent alors de les remarquer) ; au contraire, il souligne la répétition du « de » sur le folio 223, « la douceur de sa peau qque chose de special », mais finalement la maintient.
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23660 f° 211 v° (deuxième brouillon)
Salammbô dévoilée 23660 f° 223 (extrait) (troisième brouillon)
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23660 f° 299 v° (extrait) (quatrième brouillon)
comprimant les seins les soulevaient un peu les rapprochaient l’un de l’autre », la séquence suivante s’attache à la première tunique : « sous la gaze violette un fil de byssus tenant au bout une plaque d’émeraude posée sur le nombril et que l’on apercevait ». Flaubert trouve alors un verbe de mouvement, mimant le mouvement du regard, et la syntaxe est ainsi établie : « sa pensée se perdait dans cet étroit intervalle, où passait descendait un fil de pourpre ». Il le trouve,
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ou plutôt le retrouve, car il était déjà utilisé dans l’intertexte44, mais la rédaction ne résout pas la concomitance illogique des détails : comment le regard de Mâtho, même sous la forme indéfinie du on, peut-il apercevoir le fil et la plaque sous les deux tuniques ? Or la précision « en plumes d’oiseau » disparaît sur le brouillon suivant, mais il n’est pas certain que la grammaire du portrait en soit la cause (le lecteur, ayant oublié la tunique en plumes d’oiseau, croit maintenant qu’il s’agit de la tunique « de couleur vineuse » décrite au dixième chapitre) ; il semble plutôt que ce soit la répétition du « en », dont la première occurrence est soulignée, qui motive la rature (« en plumes », « en soulevant »). Ce second brouillon révèle un phénomène plus troublant encore. Alors que Flaubert s’attache principalement à la rédaction et à la syntaxe, la plupart des éléments qui avaient été raturés au dixième chapitre réapparaissent45 : le verbe étinceler, qui représentait la plaque alors en diamants, est utilisé dans l’interligne pour les yeux de Salammbô, où il est, c’est notable, associé aux nouveaux diamants : « ses prunelles et ses diamants étincelaient ». Il en va de même pour les agrafes de la tunique et leur effet sur les seins, la transparence qui se dédouble temporairement (« les pierres transparentes diaphanes », « dans la transparence de la gaze violette »), ainsi que le verbe « on apercevait ». Le retour des détails ne nécessite donc pas une nouvelle rédaction, malgré ce que le premier brouillon laissait présager (voir par exemple le mouvement de la plaque qui « s’agitait »). Au contraire, le transfert intratextuel se poursuit, ce qui pose certains problèmes à ce stade assez avancé de l’écriture. Les fragments du portrait précédent se répètent-ils ici parce que Flaubert n’a plus de sources à sa disposition, et donc s’empare d’un texte déjà rédigé pour combler ses trous informatifs (ce qui signifierait qu’il n’a pas été raturé puis réinséré ici) ? Ou bien, inversement, souhaite-t-il récupérer des séquences auparavant raturées, la similitude – toute relative – des textes (dédoublement du portrait d’un chapitre à l’autre) légitimant ce nouveau déplacement ? On ne peut certes pas apporter de réponse définitive46, mais il est très étonnant que le transfert n’amoindrisse en rien l’incompatibilité représentative des deux
44. Cf. S. Munk (Palestine, op. cit.) : « se cachaient dans le sein et descendaient jusqu’à la ceinture » (je souligne). 45. Cf. 23660 folio 205 déjà cité. 46. Un indice cependant, relevant de la méthode de travail de Flaubert : il écrit son texte un chapitre après l’autre, ce qui signifie que le dixième chapitre doit être entièrement rédigé quand il prépare le onzième. Le problème pour nous, c’est que l’amplitude génétique de cette phase de préparation est impossible à déterminer avec certitude : il y a souvent superposition entre la rédaction d’un passage et l’esquisse d’un autre. Autrement dit, Flaubert peut déjà savoir, en finissant son dixième chapitre, qu’il aura besoin de faire réapparaître le portrait du personnage entamé dans le chapitre suivant.
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portraits, comme si Flaubert, préoccupé par les détails mêmes, ne cherchait pas à établir la logique de l’ensemble. D’ailleurs, un autre transfert s’opérera ici : sur le troisième brouillon Flaubert ajoute dans la marge des sensations relatives à Mâtho (étrangement, car il en supprime d’autres, on l’a vu) : « et il ecartait les narrines. elle sentait l’encens, le miel, le poivre et les roses ». S’il se ravise et les rature, ce n’est toutefois pas définitivement, car elles seront réinsérées quelques paragraphes plus loin dans le récit (ce qui montre bien, une fois de plus, que d’un point de vue génétique les descriptions sont dotées d’une certaine liberté contextuelle) : « Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s’exhalant de sa personne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche, et cependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Elle sentait le miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeur encore » (p. 265)47. Attardons-nous enfin sur la rédaction de la clausule du portrait, à laquelle aboutissent le détail des boucles d’oreilles et la contemplation de Mâtho. Clausule qui a failli prendre une apparence bien différente : contre toute attente, Flaubert souhaite un instant amplifier la description de la goutte au lieu de la figer sur l’épaule de Salammbô : « son épaule nue puis s’élargissait sur »48 ; de même, le texte ne s’achève plus par le regard de Mâtho, comme en témoigne cet ajout (incomplet) qui ressemble fort à une fausse direction que prendrait soudain l’écriture : « la vue de l’océan ne l’avait pas ». Mais ces nouvelles options sont vite raturées ; c’est donc le texte antérieur que Flaubert préfère maintenir, faisant subir à la rédaction un retour en arrière. La précision du détail des boucles, pour sa part, est encore victime de la chasse aux répétitions ; la « petite barre d’or », dont la première syllabe est soulignée, pose problème à cause des « balances de saphir » ; quant à la « tringle » que Flaubert lui substitue, elle est par ses sonorités trop proche de la plaque d’émeraudes, qui est toujours « triangulaire » à ce stade (de même, « suspendues à une chaînette » répète « pendants d’oreilles »). Aussi Flaubert rature-t-il toute la séquence, limitant la description des boucles aux seules balances, qui semblent ne plus tenir à rien, et qui maintenant peuvent devenir « petites ». C’est une raison semblable qui explique la transformation du « de temps à autres »49 en « de moment en moment » (les seins de Salammbô étant rapprochés « l’un de l’autre »). Flaubert accentue de plus l’itération en ajoutant « une à une », prolongeant la chute de la goutte et la multipliant (« Mâtho 47. Notons que le motif du parfum, concrétisé par le détail des boucles d’oreilles, est à ce moment dédoublé dans le texte, car lorsque Salammbô enlève ses voiles, « une bouffée de parfums se répandit » (troisième brouillon, où Flaubert décide d’omettre la séquence). 48. La suite de la séquence n’a pu hélas être déchiffrée, malgré maints efforts… 49. Fréquemment utilisé dans les itérations intradescriptives ; Flaubert y tient, car il le réinsère par deux fois dans les interlignes du dernier brouillon, sans le maintenir.
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la les regardait tomber ») ; d’un autre côté, les épaules se singularisent (« ses son epaule »). Cette hésitation entre pluriel et singulier, qui provient de l’itération, constitue d’ailleurs la variation principale du texte jusqu’à son dernier état. En effet sur le folio 223, Flaubert biffe « une à une » et réinsère le pronom singulier dans l’interligne, que pourtant il rature ensuite ; on obtient ainsi un énoncé agrammatical (le pluriel du pronom, « les regardait », se réfère à un terme auparavant singulier, « une gouttelette qui tombait ») qui se répète jusqu’au manuscrit du copiste (23657 f° 307). Flaubert tente d’y résoudre ce problème en pluralisant cette fois la goutte : « des gouttelettes qui tombaient », mais se ravise et la clausule est ainsi corrigée : « Mâtho les la regardait tomber ». Là encore le texte retourne en arrière, de manière tout à fait bénéfique, il faut le souligner : pour que puisse jaillir la signifiance, il valait certes mieux concentrer la contemplation de Mâtho sur un détail infime, malgré la répétition de son mouvement dans une durée indéterminée, et infinie. Le parcours génétique du portrait, qui au début oscille entre un retard scénarique et une actualisation rapide sur les esquisses, se base principalement sur une expansion à la fois métonymique et synecdochique qui aura pour effet de cacher le personnage, mais la métonymie se constitue à partir de clichés alors que la synecdoque est le résultat d’un déplacement et d’un réaménagement de détails déjà rédigés dans un contexte antérieur et dans d’autres textes. Du point de vue théorique d’une poétique génétique, ces divers phénomènes nécessitent plusieurs remarques. La première concerne la problématique des intertextes documentaires qui ont subi un transfert (et une transformation) dont ni le texte définitif ni les brouillons ne donnent l’indice littéral, même s’ils en conservent la mémoire hétérogène. Flaubert trouve çà et là dans la Bible la légitimité probable d’un détail (d’ailleurs fort vague), et le commentaire de Cahen (et des auteurs qu’il cite) lui procure un texte, plus précis, à partir duquel il fantasme et crée son propre détail50. Je l’ai laissé entendre, ce processus de transfert est l’un des facteurs qui entraîne une fragmentation de la représentation du personnage, et partant l’agrammaticalité visible dans la version publiée51. En voici du reste un dernier cas : l’amulette 50. Comme l’a déjà démontré Raymonde Debray Genette, « ce n’est donc pas l’emploi informatif du document qui inclinera Flaubert à la scientificité, c’est son emploi scriptural. Le plus souvent, le document sera consommé pour sa textualité, ou, plus précisément, ses qualités virtuelles de “transfert” textuel » (Métamorphoses du récit, op. cit., p. 117). 51. Un examen complet de tous les hypotextes confirmerait ce principe ; ils sont hétérogènes, ce qui donne au portrait cet aspect hétéroclite que l’on a déjà reproché à Flaubert : « dans son mémoire, Flaubert se réfère également à un passage du livre de Samuel, à la Mischna, et à une plaquette en or trouvée dans une nécropole phénicienne, plaquette à laquelle il aurait emprunté “le costume entier” de Salammbô » (Claudine Gothot-Mersch, « Document et invention », art. cité, p. 56-57).
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narrativisée, dont nous avons suggéré qu’elle pouvait difficilement ressembler à la plaque d’émeraudes dans le texte définitif52, en est bien distincte, quoiqu’elle soit issue du texte biblique que Flaubert utilise pour les boucles (« En ce jour-là le seigneur ôtera le luxe des brodequins […] et les talismans », Isaïe, III, 18-20) et bien sûr d’une note de Cahen53 : « Ce sont des amulettes contre les enchantements portés sur le cœur ». Séduit de toute évidence par certains détails qui lui permettent de faire vrai ou plutôt de faire antique (mais ici ces deux soucis vont de pair), Flaubert les insère dans le récit sans chercher à obtenir un ensemble, une synthèse logique, et au gré des contextes susceptibles de les accueillir ou de les réaccueillir, si bien que l’analyse génétique du portrait n’explique pas les problèmes de macrocontexte que recèle la version publiée (visiblement, ce n’était pas la préoccupation de l’auteur), même si elle en révèle l’origine. Il semble au contraire que ce soit parce que les détails transférés appartenaient d’abord à un contexte où ils étaient narrativisés (description homérique) qu’ils posent ici problème du point de vue de la grammaire de la représentation (portrait focalisé). Les dernières remarques concernent cette fois la construction de la description : on peut affirmer que dans sa genèse le portrait d’un personnage n’est pas une unité textuelle close sur elle-même (les séquences qui le constituent passent d’un contexte à l’autre), que cette liberté contextuelle54 ne relève pas des modes de représentation, assimilables à des structures de surface puisque le détail est déplacé d’une description homérique (Salammbô en train de faire sa toilette) à une description focalisée (évocation autorisée par la contemplation de Mâtho), et enfin que la signifiance n’est qu’un effet du texte (définitif), intervenant a posteriori. La version publiée contient d’ailleurs comme une trace minimale du déplacement génétique sous la forme d’un trou dans la grammaire du système descriptif : quand Salammbô se dénude avant d’être enlacée par le python, Flaubert a le soin d’indiquer qu’elle « défit ses pendants d’oreilles » (p. 254) mais non qu’elle en remet d’autres, alors que la progression était clairement 52. « La vieille lui lança par-derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et elle pressa l’amulette qu’elle portait sur son cœur » (p. 261). 53. Tome IX, p. 13, note citée par Fay et Coleman (op. cit., p. 43). 54. Qui vient peut-être ici du fait que pour Flaubert ces deux scènes sont indissolublement liées, comme il le rappelle dans sa réponse à Sainte-Beuve : « Il n’y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution oratoire pour atténuer celui de la tente, qui n’a choqué personne, et qui, sans le serpent, eût fait pousser des cris. J’ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un serpent qu’avec un homme » (lettre du 23-24 décembre 1862, Correspondance, tome III, op. cit., p. 280). Une telle considération montre clairement, de plus, que la microgénétique doit élargir sa perspective d’un contexte à l’autre ; c’est ce que la section suivante proposera.
Salammbô dévoilée
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explicite dans les brouillons (on peut en dire de même du manteau, qui à l’origine tombait : sa chute n’est plus mentionnée pour cause de rature). Les trous du texte, son incomplétude font bien illusion et apparemment ne nuisent point à la lisibilité. On ne saurait pourtant visualiser Salammbô : son corps, même dévoilé, se morcelle et ses fragments disjoints flottent dans le non-dit ou l’impossible.
Entre micro et macrogénétique
4. Le voile de Salammbô
Le motif du voile, que nous avons laissé de côté pour nous concentrer sur la problématique du portrait de Salammbô, est omniprésent dans le roman, mais c’est sans doute dans les dixième et onzième chapitres que, sous le poids d’une soudaine multiplication de signes, il passe au premier plan du récit et du système descriptif, au point de construire une thématique spécifique qui n’est pas toujours littérale mais qui ne saurait passer inaperçue. Rappelons tout d’abord les étapes et les enjeux du texte à ce moment. À la fin du dixième chapitre, Salammbô prépare sa toilette et se met nue, progressivement, avant d’être enlacée par le serpent : Salammbô défit ses pendants d’oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. […] Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle (p. 254).
Puis Taanach aide la jeune femme à passer son costume (cette description, de forme quasi homérique, a déjà été citée au chapitre précédent, voir p. 69), costume que Salammbô complète enfin elle-même : « Elle piqua vivement sur ses cheveux un long voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des bottines de cuir bleu » (p. 256-257). Au onzième chapitre, pendant son voyage vers le camp des barbares, Salammbô frissonnait « malgré tous ses voiles » (p. 258) ou « rêvait sous ses voiles » (p. 261). Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Mâtho ne puisse d’abord la
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reconnaître : elle « avait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant de draperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner. Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme dans les pénombres du soir » (p. 262 ; notons que les « fleurs noires » n’étaient pas présentes dans le dixième chapitre). Salammbô se dévoile ensuite pour réclamer le zaïmph (« elle arracha les voiles de sa tête », p. 264), ce qui justifie l’apparition du portrait focalisé dont nous venons d’étudier la genèse, description qui entraîne le désir du barbare et, après un dialogue, l’abandon de Salammbô autorisant leur baisade, pudiquement cachée par la chute du zaïmph qui enveloppe Salammbô : « le zaïmph tomba, l’enveloppait » (p. 268). Pendant le sommeil de Mâtho, Salammbô dérobe le zaïmph, et sa robe réapparaît dans le texte (« Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit les yeux », p. 270) ainsi que d’autres éléments de son costume associés au voile de Tanit : « Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles, son manteau, son écharpe » (p. 272). Puis elle quitte la tente et « prit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, elle se trouva sur la plate-forme » (p. 273). Elle ouvrira une fois encore son manteau à la fin du chapitre devant Hamilcar, avec un geste victorieux car elle a pu récupérer le voile, son père se demandant ensuite au prix de quel sacrifice : « elle ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph » (p. 275). Ces multiples fragments du costume de Salammbô, narrativisés ou insérés dans des portraits successifs, ne se correspondent pas et ne peuvent se superposer. Au contraire, leur juxtaposition entraîne une représentation parfaitement impossible du personnage, car le texte dissocie corps et vêtements selon l’effet à produire en fonction de chacun des contextes, comme en témoigne le balancement entre le singulier du voile et le pluriel des voiles. Il n’y a ni totalisation de l’image de Salammbô ni tentative de synthèse ; de toute évidence, l’intérêt de Flaubert est ailleurs, si bien qu’il semble que la fonction symbolique de ces détails, qui est de dissimuler le corps, de le voiler, ait supplanté le réalisme du système descriptif, entraînant une erreur représentative. Il s’agit d’un côté d’élaborer une thématique du voile et du voilage (ce qui n’est pas étonnant dans des moments où le voile de la déesse est l’enjeu principal), d’un autre côté de multiplier une thématique du dévoilement préparant l’acte sexuel, ce qui construit d’un chapitre à l’autre une récurrence de motifs contradictoire et circulaire : dévoilement (le serpent) voilage (mise en place progressive du costume) dévoilement (devant Mâtho) voilage (baisade) et re-voilage lacunaire (réapparition de certaines parties du costume) et enfin dévoilement parcellaire (quand le manteau de Salammbô s’ouvre, seul le zaïmph est montré à Hamilcar). Mais cette récurrence est de plus complexifiée par une série de relations métonymiques qui lient en filigrane le(s) voile(s) de Salammbô et le voile
Le voile de Salammbô
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sacré. On a déjà vu que çà et là dans le roman, le zaïmph est en effet désigné de façons diverses, à la fois comme un « voile »1, un « vêtement »2, mais aussi un « manteau »3, oscillant selon ses dénominations entre le mystérieux et le domestique. Un autre degré métonymique se mêlant au premier mais à un niveau supérieur, si l’on peut dire, est atteint avec l’association symbolique de Salammbô et de Tanit, tout comme celle de Mâtho et de Moloch, phénomène fréquent dans Salammbô, particulièrement visible ici. Ces réseaux métonymiques se manifestent de façon allusive, le système atmosphérique (voire cosmologique) du roman correspondant à un système mythologique (ou religieux) : « la lune se leva », avant l’apparition du serpent (p. 254), trouve ainsi son corrélat au début du onzième chapitre, puisque « le soleil se leva » et même « la mordait sur le derrière de la tête » (p. 258) ; ensuite, « le soleil chauffait l’herbe jaunie » (p. 261) tandis qu’à l’arrivée de Mâtho devant Salammbô méconnaissable, « la lune se levait derrière elle » (p. 262). Quelquefois une telle association devient même littérale et rend la métonymie et le symbole explicites : « une épouvante indéterminée la retenait : elle avait peur de Moloch, peur de Mâtho » et « ils étaient mêlés l’un avec l’autre ; elle les confondait » (p. 251, dixième chapitre), ou encore « J’ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch » (p. 265, onzième chapitre), avant cette autre confusion, au discours direct, pendant la baisade : « Moloch, tu me brûles ! »4. De manière réversible, Mâtho effectue également l’équivalence Salammbô Ù Tanit : « n’es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme Tanit ! », « À moins, peut-être, que tu ne sois Tanit ? » (p. 266), l’exemple où les signes sont le plus enchevêtrés apparaissant après la baisade, car Tanit, la lune, est pour Mâtho un voile qui non seulement cache Salammbô, permettant la dissimulation, mais de plus implique leur fusion et l’impossibilité de toute distinction : « La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient par une ouverture de la tente. – “Ah ! que j’ai passé de nuits à la contempler ! elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à 1. « Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux » (p. 132), « si le voile de Tanit te pèse encore, tu le rétabliras dans son temple » (p. 133), « Il voulait le voile » (p. 135), « “Le voile ?” dit Spendius » (p. 139), etc. 2. « Il me semblait que la Déesse avait laissé son vêtement pour toi, et qu’il t’appartenait » (discours de Mâtho, p. 265). 3. « C’était là le manteau de la Déesse » (clausule de la première description du zaïmph, p. 139), « “N’y touchez pas ! C’est le manteau de la Déesse !” » (discours de Salammbô, p. 145), et surtout dans la clausule même du roman : « Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit » (p. 377). 4. Voir aussi « il se trouvait haussé à la taille d’un Dieu » (p. 265) et « Salammbô, accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cet homme. C’était le châtiment de la Déesse, ou l’influence de Moloch circulant autour d’elle, dans les cinq armées », avant la baisade (p. 266).
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travers ; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais plus !” » (p. 269). On ne saurait donc conclure que « dans Salammbô la synecdoque prend le pas sur la métonymie, entraînant ainsi un envahissement du corps du roman par le détail »5 ; les deux systèmes figuratifs coexistent bien sûr, même si leur fonction diffère. L’émergence des réseaux Dans une perspective génétique, l’étude des modes d’émergence de tels réseaux et de la thématique qu’ils construisent est fort complexe, car elle implique de surplomber un grand nombre de folios, scénarios et brouillons, et de tâcher d’en définir les solidarités, ce qui est peu commode en pratique. Aussi me concentrerai-je surtout sur la manière dont les voiles se manifestent par rapport à la représentation initiale de Salammbô dans les scénarios (me limitant ainsi à une génétique scénarique), en m’attardant ensuite sur leur genèse dans la scène de la baisade. Grâce à cette approche se situant entre une microgénétique et une macrogénétique, comme le suggérait le chapitre précédent, nous verrons que le réseau métonymique tel qu’il se rencontre dans le texte définitif est complexifié dans ses avant-textes, exigeant qu’on l’étende à une autre thématique qui a disparu non sans laisser ici et là des traces minimales. Quand on examine les scénarios d’ensemble où Flaubert a déjà pensé au vol du zaïmph et au voyage de Salammbô pour le récupérer, on voit bien que c’est la scène de la baisade qui est le générateur de l’ensemble du chapitre : « Hanna au Camp. – baisade sous le manteau » (23662 f° 238) et « Hanna au Camp. Baisade sous le peplos » (23662 f° 182). Il prépare son coup6, auquel il songe certes depuis longtemps, sans l’amplifier pourtant : l’action (« baisade ») s’associe à l’espace, ou plutôt à un objet qui l’occupe (« manteau » ou « peplos », selon le folio), mais la tente de Mâtho (entre autres éléments essentiels) n’est pas ébauchée, ni même le voyage de Salammbô (« au camp » seul est actualisé). Le voile sacré est le point nodal du chapitre, quoique de manière particulièrement opaque : à ce stade la préposition (« sous ») n’est pas illustrée ou légitimée par des détails plus précis, et toute motivation manque ; la présence du zaïmph est certes essentielle, mais Flaubert ne sait peut-être pas encore comment l’utiliser exactement.
5. Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », art. cité, p. 93. 6. « Mlle Salammbô fait maintenant, toute nue, des langues fourrées avec un crocodile, par un clair de lune superbe, et dans le chapitre qui va venir (le XIe) elle va enfin tirer un coup » (lettre à Ernest Feydeau, fin de décembre 1860, Correspondance, op. cit., tome II, p. 129).
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Sur les scénarios partiels, comme il se doit, le texte subit une expansion (voir la transcription des extraits des trois scénarios partiels qui nous concernent p. 72). L’apparence de Salammbô n’est visible qu’à travers de brèves notations qui, sans présager de description autonome, injectent immédiatement la thématique du voile dans le mode représentatif : Salammbô est « voilée » et pour Mâtho semble un « fantome ». Le voile est essentiel, car simultanément là aussi se précise sur ces scénarios la « toilette » pour le chapitre précédent (quoique de manière également peu détaillée) : « elle se met nue pas d’artifice devant le Dieu qui voit tout s’enveloppe du serpent. parfums, chant » (voir par exemple 23662 f° 201). La nudité face au serpent, qui n’a rien de sexuel pour l’instant puisqu’elle est plutôt d’un ordre religieux (« pas d’artifice devant le Dieu »), est bien le symétrique du voile face à Mâtho et germe parallèlement dans la genèse de la représentation du personnage. D’ailleurs sur un folio rassemblant des notes diverses et isolées, dont certaines sont contemporaines du dernier scénario partiel7, Flaubert renchérit de manière assez répétitive (et stéréotypée) dans un fragment scénarique auto-injonctif (« la montrer ») : « La montrer dans la campagne – à cheval – empaquetée dans ses voiles – Elle arrive – voile sur la bouche – enroulée comme une momie yeux seulement qu’on voit » (23662 f° 218). Notons de plus que dans la diachronie de l’écriture, le pluriel des voiles (« dans ses voiles ») est antérieur à la singularité du voile dans la description du dixième chapitre (puisque cette dernière ne germe pas encore) mais coexiste avec le singulier du « voile sur la bouche ». Il faut aussi indiquer que l’un des scénarios ponctuels du dixième chapitre contient cette séquence qui vient compléter dans l’interligne le portrait de Salammbô : « voiles les uns par-dessus les autres » (voir l’extrait de 23660 f° 172 v° transcrit page suivante ; nous y reviendrons plus loin). Elle sera paradoxalement abandonnée car Flaubert renoncera à cet effet, suppression qui, nous l’avons suggéré, rendra la représentation du personnage tout à fait problématique d’un chapitre à l’autre. C’est avec les scénarios ponctuels que s’ébauche la rédaction 8 . Sur le premier scénario ponctuel de la rencontre de Mâtho et Salammbô, Flaubert établit le mouvement de la scène, qu’il élabore en fonction d’une progression et d’effets dilatoires qu’introduisent les corrections (voir 23660 f° 183, transcrit plus loin, p. 103). Le récit (squelettique) du premier jet va droit au but, la suite d’actions n’est interrompue que par une amorce de description 7. Comme le prouve la correction, parallèle sur les deux folios, du chapitre « X » en chapitre « XI ». 8. Ces deux scénarios ponctuels, 23660 folios 183 et 208, n’étaient transcrits que partiellement dans le chapitre précédent (portrait de Salammbô), mais pour que le lecteur puisse mieux visualiser les processus de narrativisation de l’ensemble de la scène, je les reproduits maintenant intégralement, voir pages 101 et 103.
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23660 f° 172 v° (extrait) (second scénario ponctuel)
d’intérieur : « Salambô s’approche. une flèche part. – parler au Schalishisme” ! Mâtho arrive. Il la mène dans sa tente. Interieur de la tente. elle se découvre. Stupéfaction de Mâtho », tandis que les ajouts vont amplifier à la fois le parcours des personnages dans le camp (vision des Carthaginois captifs dans la marge ou des soldats dans l’interligne), la situation de la tente (aux « limites » du camp, dans l’interligne) ainsi que des éléments descriptifs développant l’intérieur (« lampe d’argile », « choses militaires », etc.). Comme dans la scène avec le serpent (voir la transcription ci-dessus) la lune apparaît, mais ici de façon secondaire (elle est interlinéaire : « la lune se lève derrière lui a ras de terre en face de Sal. » ; notons parallèlement l’importance des localisations symétriques par rapport à chacun des personnages), avec le voile et le zaïmph : Salammbô est « voilée. Empaquetée » et, alors que Mâtho se montre « nu-tête », « le voile qu’elle avait sur la figure changeait le son de sa
Le voile de Salammbô 23660 f° 183 (premier scénario ponctuel)
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voix. Il ne la reconnaît pas ». Le plus remarquable est la similitude des séquences qui rendent évidente sinon littérale la métonymie Salammbô-Tanit : Mâtho ne reconnaît pas tout de suite Salammbô (elle « se découvre » plus tard car plus bas sur le folio ont été différées les séquences narratives du premier jet), et Salammbô, pour sa part, ne reconnaît pas le zaïmph, qui germe maintenant (c’est-à-dire de façon secondaire lui aussi) dans la marge, immédiatement accompagné d’une comparaison : « elle ne le reconnaît pas d’abord. c’est comme un nuage bleu plein d’étoiles – puis joie de le voir ». La découverte progressive de l’objet est similaire à celle du personnage. De plus, aux balbutiements du portrait focalisé s’associe la thématique de l’apparition, et donc de la divinité : « c’est Tanit » (dans l’interligne), motivant même le geste de Mâtho qui doute de sa propre vision : « alors il se rapproche D pr voir si elle etait réelle en tremblant, en crevant de peur il avance un doigt sur elle ». Sur le second scénario ponctuel (23660 f° 208 transcrit ci-contre), le zaïmph a été intégré au corps du texte (« sur un lit couvert de peaux, pendait accroché qque chose de bleu D de scintillant. – comme si un nuage bleu plein d’etoiles par les trous de la tente fut entrée »), et tout en le développant Flaubert tente alors de légitimer l’effet dilatoire qui empêche Salammbô de le reconnaître (ces justifications et motivations rétroactives sont fréquentes dans l’écriture flaubertienne, surtout au stade scénarique) : « elle ne le distinguait pas. car la pente de la tente etait oblique et dechirée en cet endroit là » (dans la marge). L’apparence physique de Salammbô s’élabore, tout d’abord avec l’ajout d’un détail relatif au motif du dévoilement : « en même temps elle se decouvre D une bouffée de parfums s’exhale ». Le parfum sera bientôt raturé, peut-être parce que Flaubert prévoit qu’il fera double emploi avec la description des boucles d’oreilles dans le portrait focalisé. La description métaphorique des cheveux de Salammbô provient du folio de notes que nous avons déjà rencontré mais aussi de la description du dixième chapitre où elle a été raturée (la séquence se déplaçant d’un chapitre à l’autre, indifféremment)9 : « ses cheveux noirs semés de poudre d’or comme une nuit d’eté toute couverte d’etoiles » (23662 f° 218)10. Comme nous l’avons entrevu au chapitre précédent, elle associe de façon implicite le personnage au zaïmph qui est, plus haut sur le folio, « Scintillant. – comme un nuage plein d’etoiles ». Ce lien métonymique qui s’établit sur un dédoublement métaphorique sera amoindri, puisque dans les brouillons du portrait les cheveux de 9. Nous avons déjà remarqué que le même phénomène se produisait avec les boucles d’oreilles de Salammbô ; on peut d’ailleurs voir la séquence concernant les boucles d’oreilles sur le second scénario ponctuel de la scène du serpent (23660 f° 172 v°, déjà transcrit p. 102) : « cheveux poudrés d’or. – boucles d’oreilles = une perle creuse qui distille un parfum lequel à travers un treillis tombe sur ses epaules les rafraichit ». 10. Elle est mise entre crochets sur le brouillon 23660 f° 195, puis sera supprimée.
Le voile de Salammbô 23660 f° 208 (second scénario ponctuel)
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Salammbô disparaîtront tandis que le zaïmph sera finalement représenté ainsi : « sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant » (p. 263 ; cet effet de vague rappelle cependant le portrait de Salammbô, car la moire de ses étoffes a aussi « quelque chose de spécial », p. 264)11. C’est de plus dès maintenant que s’amenuise la métonymie SalammbôTanit, doublement. D’une part, à la motivation du toucher de Mâtho (« pour voir si ce n’était pas une illusion, si elle etait reelle ») est juxtaposé un point d’interrogation, marque du doute de Flaubert (qui finira du reste par triompher) 12 , d’autre part, la séquence « Tanit elle-même » est raturée. La genèse du chapitre par rapport à ces divers motifs révèle donc une sorte de tension entre la littéralité des associations symboliques et au contraire leur disparition progressive au fil des ratures, parallèlement à la mise en place de la phase rédactionnelle. Autres systèmes associatifs Mais venons-en maintenant à l’esquisse de la scène de la baisade (23660 f° 250 transcrit ci-contre) pour suivre le parcours des autres systèmes associatifs. L’image de la transparence, dans la représentation du zaïmph, fait écho au portrait antérieur de Salammbô et aux effets de transparence de sa tunique en gaze violette : « le zaïmph tomba. – et enveloppée dans la transparence, elle voit à travers Mâtho se courber sur sa poitrine ». On ne sait pas si Salammbô a quitté ses vêtements (à ce stade de la genèse, seule la chute de son manteau, paradoxalement, est notée dans les manuscrits), mais voilà bien un nouveau voile dans lequel elle est « enveloppée ». Or cette séquence est immédiatement supprimée car à ce moment Salammbô sent « comme une flèche dans sa bouche ». Il y a certes ici incompatibilité représentative, parce que si elle est 11. Les cheveux de Salammbô sont en effet éliminés dès le premier brouillon (23660 f° 224). Rappelons cependant qu’ils demeurent présents dans la description du dixième chapitre, où ils sont sensiblement différents : « Ils étaient couverts de poudre d’or, crépus sur le front, et par-derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades que terminaient des perles. » (p. 256), mais correspondent bien au récit qui suit immédiatement la baisade, puisque Mâtho « baisa […] d’un bout à l’autre les longues tresses de ses cheveux » (p. 268). 12 . Bien souvent les motivations avant-textuelles ne fonctionnent pas du tout comme celles des textes définitifs, et de plus sont indécidables, tant les différents niveaux qui constituent l’écriture s’enchevêtrent. Il est donc difficile de savoir si la motivation de la suppression est de l’ordre de l’implicite (afin de rendre la métonymie moins évidente), de la psychologie (Flaubert préférant ne pas pénétrer les pensées de ses personnages et placer de telles associations dans leur discours direct) ou de la structure narrative (les deux dernières motivations interférant d’ailleurs), puisque l’équivalence Salammbô Ù Tanit réapparaîtra bientôt dans le récit.
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23660 f° 250 (extrait) (premier scénario ponctuel)
« enveloppée », que l’enveloppe en question soit transparente ou non, Mâtho ne peut l’embrasser. Par conséquent, le zaïmph « la couvrit » (alors qu’au début de la scène, elle se « découvrait » devant Mâtho). Une fois encore, le récit se construit grâce à un système d’associations implicites et répétitives tissées entre différents motifs qui se répondent. Cette enveloppe qui couvre Salammbô, quoique temporaire (elle réapparaîtra bien vite dans les brouillons,
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puisqu’elle sera déplacée et liée au charme : « un charme infini la tenait l’enveloppait », 23660 f° 238 v°), n’est pas sans rappeler le serpent, dont Salammbô enveloppait sa nudité dans le dixième chapitre, avant de quitter Carthage13. Or Mâtho, pour qui les comparaisons pullulent aussi sur ce folio, en particulier afin de marquer diverses manifestations de Moloch (« les baisers comme des flammes qui sonnent sur elle », « comme si elle était prise dans le soleil »), est lui-même un serpent métaphorique : « comme par le serpent elle se sentait écrasée, enlacée ». À l’origine, cette comparaison établit donc un lien littéral avec la scène du serpent au chapitre précédent, à laquelle la baisade fait clairement pendant14. Néanmoins l’écho intratextuel est tout de suite raturé sur ce folio. Là encore, les motivations de la suppression sont difficiles à démêler. On peut tout d’abord penser qu’il s’agit pour Flaubert de lutter contre l’afflux des comparaisons (ou de l’adverbe qui les introduit, puisque « comme » est multiplié dans les brouillons de ce passage – et, du reste, dans tous les brouillons de Salammbô), d’autant que l’avant-texte contient une autre image de serpent, puisque la chaînette devient en se brisant « deux vipères rebondissantes » 15 : en sacrifiant la seconde comparaison au profit de la première, l’auteur économise les motifs reptiliens tout en maintenant une image qui l’a immédiatement séduit (soulignons qu’il l’a trouvée au stade des scénarios partiels). Il est aussi possible que Flaubert soit gêné par la nature explicite de l’écho ; en effet les détails sont nombreux qui, par une manière de réversibilité de leurs signifiants, se répondent d’un chapitre à l’autre, mais seulement en filigrane. Dès le dixième chapitre, le serpent permet de faire allusion à Mâtho, de façon fort vague, car Salammbô, « à force de le regarder, […] finissait par sentir dans son cœur comme une spirale, comme un autre serpent qui, peu à peu, lui montait à la gorge et l’étranglait. » (p. 244). Quand le python mue, le symbole phallique est clair : « il le frottait pour se dégager de sa vieille peau jaunâtre, 13. Dans le texte définitif du dixième chapitre le verbe envelopper est bien présent, mais là encore déplacé : « La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent » (p. 254). Dans les brouillons l’effet du serpent, littéral, « comme sous une langue fourrée » (23660 f° 172 v°) est aussi le symétrique de la « flèche dans la bouche » que ressent Salammbô quand Mâtho l’embrasse (sur le scénario ponctuel). 14. À ce propos, voir aussi Naomi Schor, « Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô » (art. cité, p. 97), et Jacques Neefs, « Le parcours du zaïmph », La Production du sens chez Flaubert (éd. Claudine Gothot-Mersch, UGE, 10/18, 1975, p. 234). 15. Les « tronçons » de vipères, qui balbutient ici avant d’être supprimés, feront un retour dans le dernier chapitre, cette fois associés directement à Mâtho : « il faisait pour rompre ses liens de tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient, comme des tronçons de serpent » (p. 374).
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tandis que son corps tout luisant et clair s’allongeait comme un glaive à moitié sorti du fourreau » (p. 251), comme l’est celui du glaive dans la tente de Mâtho : « un glaive nu s’appuyait contre un escabeau » (p. 263), les connotations sexuelles se dédoublant à ce moment : « Au chevet du lit, un poignard s’étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma d’une envie sanguinaire. » (p. 270)16. La répulsion réelle de Salammbô face au serpent ou à Mâtho est identique, jusqu’au rythme des séquences qui semblent se paraphraser : quand Salammbô hésite sous le regard du serpent, « elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança » (p. 254) et avant la baisade, alors que le regard de Mâtho est pour elle intolérable, « la pensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna » (p. 264). Enfin, même dans le texte définitif, le serpent tel une amorce fait penser à la chaînette brisée de Salammbô, car « le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre » (p. 254)17, et il faut se rappeler que la scène de l’enlacement reptilien se passe bien au clair de lune : « en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune » (ibid.)18 ; or pendant la baisade, « elle se renversa sur le lit » (p. 268). 16. Pendant le trajet de Salammbô vers le camp, « Quelquefois une vipère passait » (p. 261) ; plus tard, au quatorzième chapitre, Mâtho a une fois encore, grâce à une comparaison, forme reptilienne : « Le souvenir de Mâtho la gênait d’une façon intolérable ; il lui semblait que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme pour se guérir de la blessure des vipères on les écrase sur la plaie » (p. 362). 17. Sur le second scénario ponctuel de cette scène, les notations sont explicitement sexuelles : « met la tête du serpent dans sa bouche. se renverse le cou, – pamée, – comme sous une langue fourrée. et le serpent lui frappait la Cuisse du bout de sa queue. » (voir 23660 f° 172 v°, déjà transcrit p. 102) 18. Voici le texte définitif de cette scène : « La lourde tapisserie trembla, et pardessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô. L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents ; et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba » (p. 254-255).
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Les brouillons renfermaient pourtant un autre système associatif. Les esquisses de la scène du serpent actualisaient en effet plusieurs énoncés figuratifs, déployant des comparaisons à la fois textiles et liquides : « le serpent arrive, coulant sur le mur comme une goutte d’eau », « Sal. prend le serpent. s’en enlace – elle est toute nue. La lune cassebrille. c’est comme une gase sur elle. une mer de lait » (23660 f° 145 v°, première esquisse)19. Notons l’ambiguïté des dernières comparaisons : le comparé est-il le python qui enlace Salammbô ou la lune qui la baigne de sa lumière, voire un condensé des deux ? Sans doute la seconde hypothèse est-elle la bonne. Mais quoi qu’il en soit, le serpent restera liquide et la gaze se retrouvera dans la tunique de Salammbô, cette fois à titre de détail. La troisième comparaison, quant à elle plutôt maternelle (« mer de lait »), ne sera pas maintenue dans le dixième chapitre, tandis que Salammbô pendant la baisade ressentira temporairement « une faiblesse plus douce que l’huile dans la moelle des os » dans les brouillons (voir par exemple 23660 f° 238 v°, dont l’extrait est transcrit plus loin, p. 152) ; la liquidité s’est donc transformée, puis sera supprimée. Elle n’est cependant pas absente de la scène de la baisade. La comparaison initiale resurgit, bien que de manière incomplète, dans le discours délirant de Mâtho après l’abandon de Salammbô, avec ces curieux « serpents couleur de lait » qui « font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon » (p. 268), où se retrouvent parallèlement… les diamants qui étincelaient dans le portrait de Salammbô dévoilée !20 Le passage de l’explicite à l’implicite, que l’on voit fréquemment à l’œuvre dans les brouillons de Flaubert, affecte aussi bien la représentation de Salammbô, les notations symboliques comme les associations métonymiques qui liaient entre eux les motifs. Il semble donc que Flaubert ait besoin à l’origine de tisser un filet de signes récurrents, intermotivés, comme autant de provisions dont il pourra par la suite se passer, peut-être davantage encore dans le cas de Salammbô, où il s’aventure constamment sur un terrain quasi inconnu ; les brouillons foisonnent d’ailleurs d’explications et de justifications provenant de recherches documentaires. Comme un texte, un avant-texte est bien un tissu, mais dont la trame apparemment désordonnée diffère certes de celle des textes définitifs, quoiqu’elle 19. Voir aussi la seconde esquisse, 23660 f° 172 v° (déjà transcrite p. 102) : « elle prend le serpent, s’en enlace. – elle est toute nue, cheveux epars, un pied chaussé. – La lune brille c’est comme une gase sur elle une mer de lait ». 20. Raymonde Debray Genette a déjà remarqué, à propos de la différence entre une thématique génétique et une thématique proprement textuelle, qu’il se produit parfois « une conversion d’éléments thématiques avant-textuels qui, pour disparaître dans le texte final, n’en laissent pas moins une sorte de cicatrice » (« Hapax et paradigmes. Aux frontières de la critique génétique », Genesis, 6, 1994, p. 84).
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la mette lentement en place. Une génétique thématique, qui au-delà d’un effet de confirmation tâche d’en définir l’émergence, se doit ainsi de démêler les éléments qui construiront (ou détruiront) les thèmes et d’examiner s’il y a transformation, résurgence ou disparition des motifs avant-textuels (souvent reliés dans Salammbô à un système figuratif) en quittant désormais des contextes strictement locaux. Il faut ainsi considérer les réseaux qu’ils nourrissent d’une manière globale, combiner microgénétique et macrogénétique car leur présence et leur fonction ne deviennent fréquemment (et paradoxalement) tout à fait perceptibles qu’une fois mises en rapport. Le motif du voile, synecdoque et métonymie, central dans la diégèse du roman, ne saurait donc être limité au contexte où il apparaît, isolément. On en saisit une fibre, elle nous conduit vite à une autre, inattendue sans doute, et parfois au-delà des scènes ou même des chapitres qui se répondent dès leur conception ; la métonymie ne devient pleinement signifiante que dans ce qu’il convient bien de nommer le macrocontexte, et la génétique en dévoile toutes les propriétés peu à peu effacées, ou en tout cas obscurcies.
5. Le portrait du père Bouvard
Un autre phénomène de récurrence intéressant à étudier d’un point de vue génétique est celui des objets dont on sait, depuis la belle étude de Claude Duchet1, que chez Flaubert ils sont rarement clos et ont plutôt tendance à réapparaître dans la diégèse, porteurs d’une histoire en perpétuelle évolution. À cet égard, je reviendrai sur l’exemple de Bouvard et Pécuchet. Ce choix peut sembler paradoxal ; en effet, on penserait a priori que la structure narrative spécifique à ce roman, qui a tendance à compartimenter chacun des chapitres et donner ainsi une impression de clôture renouvelée, devrait en toute logique bloquer les résurgences d’objets ; or il n’en est rien. Au contraire : la structure diégétique est pour sa part bien moins rigide, et le récit contient de nombreux détails descriptifs ou narrativisés qui établissent un lien, voire un écho d’un chapitre à l’autre, produisant un heureux effet romanesque indissociablement mêlé au projet encyclopédique, c’est-à-dire aux discours scientifiques ou théoriques (telles la robe de moine ou la statue de saint Pierre, par exemple). Le tableau figurant le portrait du père Bouvard représente l’un de ces objets récurrents. Mais, à la différence du porte-cigares ramassé par Emma ou du tableau de Rosanette que rate Pellerin (entre autres), ses récurrences sont soumises à d’intéressantes et curieuses variations textuelles, dont je traiterai ici du double point de vue de la diégèse et surtout de la genèse. On peut les dissocier en fonction de deux critères distincts mais corrélés, l’un relatif à la 1. Claude Duchet, « Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary », Europe, n° 485, 1969, p. 172-202.
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quantité (textuelle) réservée à la récurrence, l’autre à sa qualité (c’est-à-dire aux modes de représentation qui construisent l’image en question). L’apparition du tableau se situe dans le premier chapitre du roman. Il est tout d’abord mentionné à la clausule de la description de l’appartement de Bouvard, « Une peinture à l’huile occupait l’alcôve » (p. 53), mais cette peinture, pour l’instant indéfinie, est apparemment assez importante pour être ensuite désignée par le discours du personnage « “– Mon oncle !” dit Bouvard », puis envahir le texte sous la forme d’une description autonome en un petit paragraphe, après une séquence introductive, focalisante, qui en autorise l’insertion tout en légitimant la vision et le regard : « et le flambeau qu’il tenait éclaira un monsieur » : Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d’un toupet frisant par la pointe. Sa haute cravate avec le triple col de la chemise, du gilet de velours, et de l’habit noir l’engonçaient. On avait figuré des diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux pommettes, et il souriait d’un petit air narquois.
On est donc ici en présence d’un tableau relativement comique, même si cela échappe à Pécuchet, car certains détails ne trompent pas ; « toupet », « frisant par la pointe », « engonçaient », « bridés aux pommettes », « narquois », le sourire de l’oncle, quasi vivant avec le verbe, sous-entendant de plus une manière de mystère. Bouvard le déclare son « parrain » en répliquant « négligemment », tandis que Pécuchet « ne put s’empêcher de dire : “– on le prendrait plutôt pour votre père !” ». Ce petit mystère et les nombreuses allusions qui l’accompagnent, à valeur d’amorce, seront bien vite résolus cependant, quelques pages plus loin, à l’occasion de l’héritage de Bouvard, où l’on apprend que l’oncle était bien, en fait, son « père naturel » (p. 58). Toutefois, le portrait est encore mentionné dans ce chapitre (sans y être décrit, soulignons-le) : il est présent peu après, dans l’historique de Bouvard : « Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n’en attendait plus rien » (p. 54 ; insistons sur l’adjectif modalisé « fameux »), et revient enfin dans le récit des préparatifs du voyage vers Chavignolles, au début d’une énumération : « Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une voiture de déménagement » (p. 63). Si le portrait est « précieux » pour les personnages au même titre que les « bouquins », il ne l’est pas moins pour le texte. En effet, il fait un double retour dans le second chapitre. Il est d’abord inclus dans la description du salon des deux bonshommes. Notons tout de suite que la désignation est transformée, puisqu’on est passé du « monsieur », ou du « portrait de son père », dans le premier chapitre, au bien plus familier « portrait du père Bouvard » (et non père de Bouvard, par exemple) ; c’est toujours ainsi que le tableau sera
Le portrait du père Bouvard
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désigné par le narrateur, qui joue avec le double sens du terme père et, en filigrane, avec la mémoire du lecteur, le forçant à une lecture rétroactive et à établir ainsi des mises en rapport. Ensuite, le texte s’attarde sur l’objet, puisqu’une séquence, après sa description, rappelle celle du premier chapitre tandis qu’une autre fait allusion au thème pseudo amoureux qui parcourt la diégèse quand Mme Bordin se trouve à proximité de Bouvard (p. 95) : Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils d’Utrecht s’adossaient le long de la muraille, une table ronde dans le milieu supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de la cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait à l’illusion des favoris. Les invités lui trouvèrent une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dû être un fort bel homme.
Mais sans oser critiquer l’opinion de Mme Bordin, on doit remarquer que, si l’on juxtapose les deux descriptions, une différence représentative est notable. D’une part, certains détails ont disparu (le toupet, les diamants, le costume) ; d’autre part, des détails réapparaissent, tels les « pommettes » et les « favoris », mais ils sont comme dégradés maintenant : les pommettes ont de la « moisissure », créant cette fois un effet d’« illusion » de favoris. Par ailleurs, de nouvelles notations sont visibles, car les « embus » font « grimacer » la bouche et « loucher » les yeux ; autrement dit, non seulement l’image a changé (on est loin du sourire et du petit air narquois de la première description) mais encore elle s’est creusée et chargée de notations plus clairement parodiques, en relation, bien entendu, avec l’ensemble du contexte de la désastreuse scène du dîner, l’incipit de la description donnant immédiatement le ton (« Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout »). C’est sans doute aussi ce qui explique la seconde occurrence du portrait dans le chapitre, cette fois sans description ; elle fait partie du discours direct de Bouvard, dans le dialogue où les deux bonshommes récapitulent le dîner (et les réactions des personnages) : « “– As-tu remarqué le ricanement de Marescot devant le portrait ?” » (p. 101), ricanement qui n’était pourtant pas mentionné aux abords de la description. Dans le quatrième chapitre, le tableau a subi un transfert spatial et diégétique puisque, contexte archéologique oblige, il a été déplacé du salon au musée. Il fait partie de la très longue description de ce dernier mais n’y est pas lui-même décrit. Je cite néanmoins le contexte, on verra bientôt pourquoi (p. 152) : L’arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d’un nid.
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On est toujours en régime parodique (« monstrueuse galoche »), mais cette fois le portrait n’est utilisé que pour faire « pendant » à la figure au pastel qui sera pour sa part privilégiée, avec l’arbre généalogique, car six pages plus loin, lors de la visite de Marescot et Mme Bordin, le notaire « leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille Croixmare » tandis que la veuve « blâma, vu l’inconvenance, le décolletage de la dame en perruque poudrée », permettant une allusion érotique de Bouvard : « – “Où est le mal ?” reprit Bouvard. “Quand on possède quelque chose de beau ?” et il ajouta plus bas : “Comme vous, je suis sûr ?” » (p. 158) ; là encore, le thème de la beauté est réintroduit, déplacé d’une peinture à l’autre, et d’un personnage à l’autre. Ensuite, le texte (ou Flaubert) oublie le tableau pendant un temps non négligeable, car il n’y est plus visible jusqu’au huitième chapitre, dans la scène, hautement parodique encore, de la magie (nous en étudierons la genèse dans le septième chapitre). Mais il n’y est pas immédiatement actualisé. En effet, l’introduction de cette scène contient un curieux trou dans la grammaire narrative, prenant la forme d’une présupposition : « Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel. Mais il [Pécuchet] n’avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer son père » (p. 274). Le lecteur ne peut comprendre les « conditions » en question que s’il interprète la présupposition comme un signal analeptique se référant, non à un intertexte mais bien à l’intratexte, c’est-à-dire au fameux tableau (la distance textuelle qui sépare ces deux occurrences est si importante qu’elle rend d’ailleurs l’allusion quasi illisible). Ensuite, comme dans le second chapitre, sa présence est double. Il est, logiquement, mentionné dans les préparatifs des deux bonshommes que synthétise une brève description du musée (p. 275) : Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au bord de la table poussée contre le mur sous le portrait du père Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur du crâne ; – et des rayons se projetaient par les deux orbites.
Puis des détails descriptifs viennent en réitérer l’apparence comique en l’associant à la tête de mort, lors du déroulement même de la scène après l’incantation magique (p. 275-276) : Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau fêlé – et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière. Mais une flamme brillait audessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; – et la toile, à demi déclouée, oscillait, palpitait.
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Une fois encore, le processus de dégradation se manifeste, mais il est accentué davantage, comme en témoigne l’état de la toile, maintenant « à demi déclouée ». De plus, effet comique, la figure semble couverte d’une « couleur terreuse » qui la met à égalité avec la tête de mort (« les brunissait également »), détail stratégique permettant de légitimer la future confusion des deux objets. Le père Bouvard a perdu son regard, car les yeux n’ont « plus de lumière », et la moisissure du second chapitre a gagné du terrain, et de la force, puisqu’elle « dévorait » les pommettes, que l’on retrouve ici. La « redingote » est quant à elle un nouveau détail qui vient compléter l’image du portrait en précisant la nature de « l’habit noir » du premier chapitre (on est cependant passé du « col » à un « collet ») ; tout comme les « favoris », elle est utilisée pour produire l’effet de confusion que l’on vient de mentionner, donnant à l’image une apparence de vie avec la palpitation de la toile « déclouée », comme si, pour quelques instants, l’expérience des deux magiciens pouvait réussir. On sait qu’il n’en est rien : l’illusion de « l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un être impalpable », qui entraîne la terreur comique de Bouvard et Pécuchet (surtout de Bouvard, d’ailleurs), se conclut bien entendu par un échec, car ni l’âme du père Bouvard ni Béchet ne se manifesteront ; on découvre seulement Germaine qui gémit « comme une âme en peine », « avait cru voir le diable » et finit par quitter les deux bonshommes « le soir même – ne voulant plus servir des gens pareils » (p. 276). Le père de Bouvard sera de nouveau mentionné, à la fin du même chapitre, au cours de la dispute de Bouvard et Pécuchet avant leur velléité de suicide, quand est cassée la dernière tasse « du beau service en porcelaine » (« “Je la tenais de mon père !” », dit Bouvard ; « “Naturel” ajouta Pécuchet en ricanant », p. 301), mais l’étape de la magie marque bien la dernière apparition du tableau dans le récit, comme si l’échec cuisant de l’expérience, placée sous l’égide de la mort, bloquait dès maintenant toute possibilité d’utiliser l’objet ou d’en dégrader davantage encore la représentation. Nous sommes donc en présence d’un réseau qui cache, sous son apparente simplicité, de nombreux problèmes. Tout d’abord, ceux qui concernent son importance, liés à sa signifiance. On peut dire qu’il participe d’une double matrice, qui est aussi celle de la diégèse : d’un côté l’aspect comique du roman, d’un autre côté son aspect encyclopédique, dans le sens où l’objet vient chaque fois s’opposer ironiquement aux attentes de Bouvard et Pécuchet. De façon positive dans le premier chapitre, car si Bouvard n’attend plus rien d’un père qui lui a seulement envoyé le « fameux » portrait, il en reçoit pourtant bientôt l’héritage (embrayeur stratégique, car la totalité du récit en découle) ; de façon négative dans les autres chapitres (où par ailleurs les expériences ont commencé), puisque se trouvant en rapport symbolique avec les personnages qui se trompent toujours (excepté Marescot, ils n’en voient pas le ridicule), il
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fait une allusion proleptique au thème de l’échec, comme le suggère chaque fois sa situation introductive dans les scénarios. Les autres problèmes sont liés à la genèse du réseau, qui va nous occuper maintenant, car l’étude de ses manuscrits est, on s’en doute, fort complexe : elle exige une approche simultanément macrogénétique et microgénétique et le survol d’un grand nombre de folios (d’autant si l’on veut combiner génétique scénarique et génétique scriptique), nécessaire pour déterminer comment ces récurrences se manifestent et se transforment au cours de la rédaction. Occurrences dans les manuscrits Dans le cas d’un auteur qui travaille, le plus souvent, par suppressions après une phase d’amplification, il faut tout d’abord s’assurer que les mentions du portrait n’étaient pas davantage présentes dans les quelque 4000 folios de scénarios, brouillons et notes pour le second volume et, ensuite, qu’il n’était pas décrit à d’autres moments dans le récit avant de disparaître. Après vérification, et sauf oubli de ma part, on peut conclure qu’il n’y a pas d’autre description du tableau et que, dans les parcours génétiques de ce que j’ai nommé les simples mentions de l’objet, il n’y a aucune tentative ou tentation de description, alors que l’insertion descriptive était théoriquement possible. Généralement, dans la genèse de ces mentions, le portrait n’est actualisé qu’a posteriori, quoique très rapidement d’un point de vue génétique, puisqu’il germe sur les scénarios ponctuels (ou esquisses). Ainsi en va-t-il pour la seule mention du tableau qui ne se trouve plus dans la version publiée. Elle aurait dû être insérée au début du second chapitre, dans la description de la maison des deux bonshommes qui, à moitié narrativisée, apparaît lors du retour de leur ferme (p. 69) : Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande, et le salon. Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections ; la dernière fut destinée à la bibliothèque ; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin.
Le portrait n’est pas présent au début ; seuls sont notés, apposés au salon, « les 6 fauteuils, usés » (g2251 f° 76 v°)2 ; en revanche, sur plusieurs rédactions, on peut lire « Là furent mis les huit fauteuils d’acajou de Bouvard, le portrait D les daguerréotypes » (voir par exemple le folio 78 v°) ; toute la 2. Tous les manuscrits des premier et second chapitres appartenant à ce volume, je n’en répéterai plus désormais la cote complète.
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séquence est ensuite raturée (sur le folio 74 v°). On peut invoquer deux raisons différentes à cette suppression. La première est d’un ordre microgénétique car, éliminant les détails descriptifs concernant l’intérieur (qui se limite à préciser les pièces et leur agencement), et maintenant ainsi l’allure pressée de la description, Flaubert rejoint l’enjeu de cette partie du chapitre, comme l’indique le texte : « Le plus pressé, c’était le jardin » (passage immédiat à l’horticulture). La seconde raison relèverait pour sa part d’un système de variation macrogénétique ; en effet, quand il rédige un passage, Flaubert commence et même continue en parallèle l’esquisse et l’organisation du récit qui va suivre sous forme de scénarios ponctuels, on en a déjà vu plusieurs exemples, parfois audelà du chapitre même ; or le premier scénario de la scène du dîner contient bien le portrait du père Bouvard (nous le verrons bientôt) ; les détails, dès lors superflus, peuvent donc être éliminés sans grand dommage. Les brouillons des autres mentions du portrait confirment l’aspect à la fois secondaire mais rapide de son actualisation. C’est le cas pour l’historique de Bouvard. On peut lire sur la première occurrence : « Bouvard se rappelait une cour de ferme – n’ayant connu ni son père ni sa mère. un oncle. lui faisait une pension de X par an » (f° 29), avec un ajout interlinéaire : « où un monsieur. c’était l’homme portrait », rappel qui a peut-être stimulé le cadeau du portrait sur le brouillon suivant : « il etait reduit à être copiste avec une pension de X, que lui faisait son oncle. le portrait – mais aucune relation avec lui », avec un renvoi à la marge : « il avait pris femme en lui annonçant qu’il n’avait rien à attendre, sauf », qui est reliée d’un trait à « le portrait » (f° 40 v° ; notons que l’adjectif « fameux » ne sera inséré que plusieurs rédactions plus tard, sur le folio 34 v°). C’est aussi le cas pour l’organisation du voyage vers Chavignolles, qui germe dans la marge d’un scénario, où le premier jet contient : « le plus précieux en voiture par Evreux et Pont Levèque », avec un ajout interlinéaire : « les verres, les curiosités » (f° 30 v°) ; ce n’est que sur le folio 58 que le tableau apparaît dans la marge, dans l’énumération des objets devant aller dans la voiture de déménagement : « le portrait de son oncle » (on dirait d’ailleurs que Flaubert oublie ici qu’il a déjà élucidé l’énigme de « l’oncle » dans le récit). C’est encore le cas pour les récapitulatifs du dîner au second chapitre : sur plusieurs folios (186 et 189 par exemple) ni Marescot ni le portrait ne sont présents ; ils apparaissent dans l’interligne du folio 191, qui est cette fois un brouillon : « as-tu vu l’espèce de ricanement de Marescot devant le portrait », séquence qui variera très peu jusqu’à la fin de la rédaction. Même chose, enfin, pour la magie (je laisse volontairement de côté le muséum pour l’instant) ; c’est sur la septième occurrence, autre scénario ponctuel que, parallèlement à la germination de la scène, « incantation nocturne avec fumigations de soufre », Flaubert fait des trouvailles progressives et
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rajoute « pour evoquer un mort » et détermine quel mort, par la suite seulement : « Mr Bouvard » avec, dernier ajout : « sous le portrait du père Bouvard pour evoquer ses manes » (g2253 f° 4 v°)3. Notons d’ailleurs que la réinsertion de l’objet est antérieure à la présupposition que l’on a vue auparavant, car elle n’est pour sa part élaborée qu’au stade de l’avant-dernier scénario ponctuel : à la phrase « il persuade à Bouvard d’evoquer les manes de son père » est juxtaposée une élaboration marginale : « mais il ne possedait aucune relique de sa famille – pas de portrait, rien » avec « pas de cheveu » en ajout (f° 19 v°). Le syntagme « pas de portrait » disparaît sur le dernier scénario ponctuel (f° 22 v°) pour être remplacé par « ni bague ni miniatures »4. L’effet obscur que produit ici le texte final résulte donc de cette suppression, qui est somme toute assez logique : puisque, dans la macrogenèse (c’est-à-dire sur des scénarios écrits antérieurement), Flaubert a déjà trouvé le portrait stratégique, il souhaite sans doute ne pas le répéter ici, sachant qu’il le fera réapparaître quelques lignes plus loin, pour les préparatifs de l’incantation. Or les préparatifs germent sur ce dernier scénario, et révèlent un phénomène troublant : « alors preparatifs. – Ils retirèrent le portrait du retiré du salon D mis dans le museum deblayé ». Évidemment Flaubert se trompe, puisque le tableau se trouve dans le muséum depuis le quatrième chapitre. Le plus étrange cependant est le parcours génétique de ces préparatifs, qui aboutira à la correction de la bévue diégétique. Certes, Flaubert hésite quelquefois entre le « portrait du père Bouvard », « la figure de Mr Bouvard » (f° 27) ou « le portrait de Mr Bouvard » (f° 29), comme souvent dans les brouillons, et surtout finit par éliminer la séquence, mais les systèmes de variation exigent d’en considérer attentivement les motivations afin de ne pas superposer cause et effet. Sur le troisième brouillon, la séquence illogique, rédigée, semble stabilisée : « Le portrait du père Bouvard fut transporté du salon dans le museum » (f° 26). Pourtant il n’en est rien : elle pose problème dès le brouillon suivant, où Flaubert rature « transporté du salon dans le museum » et le remplace par « décroché » (f° 41 v°). Or le participe « transporté » est souligné (ce qui, dans les brouillons de Flaubert, est toujours l’indice d’une assonance ou d’une répétition à éviter) ; en effet, les sonorités de « transporté » rappellent celles de « portrait », tandis que le verbe apporter apparaît trois lignes plus loin : « La voiture de Falaise leur apporta plusieurs colis ». Il en va de même pour la disparition finale de cette mention du tableau, sur l’occurrence suivante, qui est cette fois la mise au net (f° 59 v°) : avant de la raturer, Flaubert a souligné « père », sans doute parce qu’il rime avec « soudoyèrent », dans la 3. Tous les manuscrits de cette scène appartiennent à ce même volume, dont je ne répéterai plus la cote. 4. Ces scénarios ponctuels sont transcrits plus loin, voir p. 175.
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phrase qui vient immédiatement après : « Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit, en cachette, une vieille tête de mort ». La rectification de l’erreur est donc l’effet, non la cause, d’un autre processus, qui homogénéise in fine, et de façon quasi fortuite, il faut l’avouer, les informations diégétiques disséminées. Si l’on examine maintenant la genèse du portrait lui-même, on constate rapidement que les problèmes ne sont pas moins nombreux. Son importance est attestée par le fait qu’il germe au stade préliminaire des scénarios d’ensemble. Sur la première occurrence qui mentionne l’appartement de Bouvard (gg10 f° 6), Flaubert ajoute : « un portrait chez Bouvard » et, second ajout : « heritage problematique » ; il a donc l’idée initiale, quoique encore vague, d’utiliser un tableau pour créer un effet de mystère (lié à l’embrayeur narratif de l’héritage), qui se précise sur l’occurrence suivante (gg10 f° 38) : « heritage problematique de B. à propos d’un portrait qui est celui d’un oncle = (son père) », avec un renvoi à une expansion qui se situe sur un autre folio (gg10 f° 40). En voici le premier jet : « Le portrait de l’oncle ressemble tellement à B. que P. a des doutes sur la paternité ». L’ajout interlinéaire est significatif : « L’oncle est un riche negociant (portrait de Croix-Mare) » : il s’agit donc d’une référence, ce qui n’est pas étonnant en soi, car on en rencontre souvent dans les manuscrits de Flaubert et surtout de Bouvard et Pécuchet, nous l’avons déjà vu. Mais cette référence va se préciser et devenir problématique : « portrait de Croix-Mare » est raturé et corrigé en « comme celui de Croixmare ». Cette fois, il est certain que nous avons affaire à un vrai tableau, dont Flaubert va pouvoir s’inspirer pour rédiger ses descriptions (je précise que les carnets sont tout à fait muets à ce sujet). Alberto Cento, dans son Commentaire de Bouvard et Pécuchet, déclare qu’il s’agit « d’un portrait de famille »5 ; effectivement l’ancêtre de Flaubert, Nicolas-Guillaume-Justin Cambremer, le premier de la famille, prit le nom de « sieur de Croixmare » (il n’était pas « négociant », n’appartenait pas non plus à la noblesse, mais fut référendaire en la Chancellerie du Parlement de Normandie et avocat au Grand Conseil du roi, et portait le titre de conseiller du Roi)6. Mais rien n’est moins sûr : puisque la famille Croixmare est l’une des plus anciennes de Normandie, il est tout à fait possible qu’il s’agisse du portrait d’un autre Croixmare. Par ailleurs, si l’on considère la troisième occurrence du portrait, on constate qu’il est encore présent sur le premier jet mais qu’il a subi une variation singulière que Cento n’indique pas : « Pecuchet le considère avec plus d’attention. (portrait de Croix-Mare et du père Fauvel) », parenthèse raturée mais réinsérée
5. Alberto Cento, Commentaire de Bouvard et Pécuchet, Napoli, Liguori, 1973, p. 23. 6. Voir René Rouault de la Vigne, « Les ancêtres normands de Gustave Flaubert. La Noblesse des Cambremer de Croixmare », Journal de Rouen, 24 décembre 1921.
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plus haut, dans l’interligne : « un portrait = Croix-Mare père Fauvel »7, comme si les deux noms, mis en rapport paradigmatique, suggéraient maintenant qu’il y a deux tableaux distincts malgré le singulier de « un portrait » ou un lien, que je n’ai pu déterminer, entre Croixmare et Fauvel. Le père Fauvel, vraisemblablement Étienne Siméon Fauvel (oncle d’Émile Hamard, mort en 1858 à PissyPôville dont il était maire), était, lui, négociant, qui plus est en tableaux8 ; or dans une lettre de Flaubert à sa nièce, datant du 13 juin 1876, Flaubert lui demande : « Que veux-tu que je fasse du portrait de Fauvel ? »9 Rien ne prouve bien sûr qu’il s’agisse du tableau en question, et même si l’on peut émettre quelques conjectures, ce ne sont que les pièces d’un puzzle biographique forcément incomplet10. Ce qui est important cependant, c’est que nous soyons en présence d’au moins un élément exogénétique, ici pictural, qui laisse de curieuses traces dans notre diégèse. Tout d’abord, il participe de l’humour qui englobe la totalité du réseau, car il stimulera en partie la désignation du tableau dont j’ai déjà parlé : au « père Fauvel » exogénétique correspondra le « père Bouvard » endogénétique (et, bien sûr, diégétique), avec quelques variations dans les brouillons, j’y ai fait allusion. Ensuite, il s’imprime littéralement dans le texte, sous la forme d’un clin d’œil, les brouillons de la description du musée au quatrième chapitre, sur lesquels je reviens rapidement maintenant, l’indiquent bien. Le premier scénario, intitulé « Leur musée » (g2252 f° 5)11, contient une énumération des objets qui y ont été placés par les deux archéologues. Là encore, le portrait apparaît immédiatement : « tableaux – un vieux portrait de X – le portrait du père de Bouv. en face ». Les scénarios suivants tentent de classer cet amas hétéroclite, et l’on peut lire, sur la troisième occurrence : « un vieux portrait de X… en face du portrait du père Bouvard, retiré du salon » (f° 3) ; notons que le syntagme rappelant le salon du second chapitre, quoique tautologique (il sera bientôt biffé), semblable d’ailleurs à celui des brouillons du huitième chapitre, est bien ici conforme à la diégèse, et parallèlement germe, 7. L’extrait de ce folio est transcrit plus loin, p. 124. 8. Voir Correspondance, op. cit., tome I, note 1 de la p. 217 (note de Jean Bruneau). 9. Je remercie Yvan Leclerc de m’avoir mis sur la piste de ces éléments biographiques. Voir Correspondance, op. cit., tome V, p. 47 ; Flaubert ajoute : « il est tellement déchiré qu’il n’est bon qu’à brûler » ; voir à ce propos mon chapitre 7 plus loin. 10. L’inventaire de la bibliothèque de Flaubert après son décès mentionne plusieurs tableaux, sans précision qui nous permette de les identifier. Quant à Caroline Franklin Grout, elle parle également dans ses mémoires de portraits de famille, mais aucun ne correspond à celui-ci ; voir par exemple Heures d’autrefois. Mémoires intimes (éd. Matthieu Desportes), Rouen, P. U. de Rouen, 1999, p. 44, 47. 11. Là encore, je ne répéterai plus la cote complète du volume pour les manuscrits de ce passage.
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dans l’interligne, un nouveau détail, un « arbre généalogique » pour l’instant indéterminé. Sur l’occurrence suivante (f° 4 v°), Flaubert décide de transformer le « vieux portrait » en celui d’une « dame au pastel. Maîtresse de Louis XV », pour faire pendant au portrait du père Bouvard, tandis que l’arbre généalogique se précise : à « l’arbre généalogique de la famille X » se substitue « l’arbre généalogique de la famille de Givenchy ». La présence du tableau du père Bouvard motive donc bien, plus tard dans les brouillons, la transformation de « Givenchy » en « Croixmare », biographème discret qui constitue un dernier rappel, peut-être humoristique, de l’exogenèse. A priori, le modèle exogénétique, qu’il soit physiquement près de Flaubert ou relégué dans sa mémoire, devrait expliquer la permanence logique de certains détails déjà notés, tels les « favoris » ou les « pommettes » ; n’oublions pas de plus que la création flaubertienne procède par visualisation, comme Flaubert l’a rappelé lui-même dans une lettre à Taine (quand il écrit, il voit, littéralement)12. Pourtant, et paradoxalement, les avant-textes révèlent que cet imaginaire est moins précis, ou stable, que l’on pourrait croire. Première description Dans le premier chapitre, le parcours génératif de la description relève de deux systèmes sémantiques distincts : l’un relatif à l’humour du narrateur qui semble, par ses choix lexicaux, se moquer du tableau, l’autre à la richesse ou la noblesse du personnage. L’aspect comique du portrait est en effet présent dès la germination des premiers détails descriptifs sur la quatrième occurrence (f° 23)13 : « favoris rouges », « col dessus », « engoncé », « petits yeux », « air malin », « cheveux en poire » ; quant à la richesse (« riche », « en grande toilette », « diamants »), en rapport avec le thème de l’argent, elle fait allusion à l’héritage problématique et vient surtout s’opposer ironiquement à la pauvreté de Bouvard, visible dans son intérieur dès la troisième occurrence (dans la marge : « on voit que c’est pauvre »). Les brouillons suivants confirment ce double processus, puisque l’on trouve sur la cinquième occurrence un monsieur « très rouge de teinte », et à « figure considérable » (f° 22) ; les favoris ont maintenant une « couleur carotte » et ses cheveux sont devenus un « toupet pyriforme »14 ; d’un autre côté, l’air du père Bouvard est également 12. Je rappelle cette célèbre phrase : « Dans le passage que j’écris immédiatement je vois tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un mot » (lettre du 20 ? novembre 1866), Correspondance, op. cit., tome III, p. 561. 13. Les transcriptions de ce passage sont données en regard sur les pages suivantes. 14. N’oublions pas que dans la version publiée – mais non dans les brouillons, il y a eu déplacement d’un personnage à l’autre – c’est la chevelure de Pécuchet qui ressemble à une perruque ; Bouvard a pour sa part les cheveux « frisés », comme bientôt le toupet de son père, cf. p. 48.
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Occurrences du chapitre I g2251 f° 19 v° (extrait)
(scénario ponctuel, 3e occurrence)
g2251 f° 23 (extrait)
(scénario ponctuel, 4e occurrence)
g2251 f° 22 (extrait)
(brouillon, 5e occurrence)
Le portrait du père Bouvard g2251 f° 21 (extrait)
(brouillon, 6e occurrence)
g2251 f° 25 v° (extrait)
(brouillon, 7e occurrence)
g2251 f° 35 v° (extrait)
(brouillon, 8e occurrence)
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« opulent » (ou « cossu », sur le brouillon suivant, f° 21) tandis que les diamants se précisent (« au jabot », autre signe de richesse, voire de noblesse) tout comme la cravate : « où la rosette de sa cravate blanche s’épanouissait » dans la marge (dont les composantes métaphoriques et sylleptiques ont cependant une connotation humoristique, d’ailleurs renforcée par la comparaison florale, elle-même sylleptique, actualisée dès le premier jet de la sixième occurrence : « où s’épanouissait comme un lis la rosette de sa cravate blanche », f° 21). Avouons que le père Bouvard semble bien plus ridicule dans les brouillons que dans la version publiée. Il faut toutefois se garder de voir dans cet amenuisement une finalité de l’écrivain. En effet, certaines des transformations sont indécidables, telles les suppressions de la forme des cheveux (« pyriforme » est raturé sur la sixième occurrence)15, de la « bague au petit doigt », autre signe de richesse, avec les « breloques à sa montre » (ces dernières feront une réapparition temporaire dans la marge du deuxième brouillon de la scène de la magie, ce qui indique qu’il y a bien une stabilité de la représentation, ou en tout cas de certains de ses éléments, même si elles y auront alors une apparence de « gouttes de sang ») ; l’avant-texte troue donc l’image ou lui fait perdre de son acuité tout en éliminant, parallèlement, le rythme ternaire sur lequel ces détails étaient bâtis. Indécidables sont aussi les additions soudaines, sur la septième occurrence seulement (f° 25 v°), des précisions concernant la cravate (elle est « haute »), l’habit (« noir »), et le gilet (« de velours ») bien que ces signes soient corrélés à la richesse du personnage (le « velours » était présent dès la première expansion de la description mais n’avait pas été retenu ensuite) ; ici au contraire, ils ont pour fonction de préciser l’image, mais ils sont aussi de nature stylistique, car ils amplifient de façon symétrique chacune des parties du costume en la dotant de nouveaux qualifiants. D’autres transformations sont explicables par l’orientation de l’écriture. Ainsi, la proposition relative concernant la rosette est bloquée par la modification de la syntaxe (du passif à l’actif) puisque la cravate devient le premier des sujets du verbe engoncer (remarquons au passage que Flaubert a beaucoup de mal à rédiger le détail du col ou des cols, auquel il tient cependant : il ne tente jamais de le supprimer) ; autre exemple, l’élimination de la couleur de la cravate, « blanche », qui résulte sans doute de la chasse aux assonances (même si elles ne sont pas soulignées), car le terme « chemise » n’est pas loin dans la phrase. Ajoutons à cet égard qu’il y a très peu de couleurs dans cette description de peinture, ce qui peut paraître étonnant ; mais vraisemblablement, l’intérêt de Flaubert n’est pas de totaliser un tableau qui, malgré la précision de quelques
15. Dans la version publiée, c’est le duc d’Angoulême (d’ailleurs « un imbécile », aux dires de Bouvard) qui a un crâne piriforme : « Sa tête piriforme était encadrée par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris » (p. 179).
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notations, demeure assez peu visualisable (comme en témoigne aussi la disparition immédiate de sa taille balbutiant sur la quatrième occurrence : « de grandeur nature », f° 23). En revanche, quelques variations sont plus complexes, car elles indiquent des phénomènes de mouvance de l’imaginaire. Les favoris, par exemple, mettent une touche colorée sur la toile mais également, dès la cinquième occurrence, créent un effet d’élargissement du visage, correspondant à l’image d’une figure « considérable ». Or sur la septième occurrence (f° 25 v°), après avoir souligné les assonances en i, Flaubert insère le verbe « bordaient », qui produit au contraire un effet limitatif, quoiqu’il ait ajouté l’adjectif « gros » ; il s’agit bien cette fois d’un phénomène d’instabilité (même si par ailleurs Flaubert revient, sur le dernier brouillon, à l’option précédente et maintient la répétition). On remarque aussi sur plusieurs occurrences (et ce dès la sixième) des tentatives de substituer, pour des raisons obscures, « une chaîne d’or » aux « diamants » du jabot ; certes, l’isotopie de la richesse est maintenue, mais l’image se modifie en conséquence, ce qui en problématise l’origine : on peut douter que le modèle exogénétique soit fidèlement respecté. Enfin, si les yeux sont bridés « dans les angles » ou « dans les coins » (f° 25 v°), ils ne le sont pas aux « pommettes », trouvaille que fait Flaubert dans l’interligne de la même occurrence, et qu’il conserve après l’avoir une première fois raturée. Je reviens enfin sur les dernières transformations, fort productives on va le voir, de cette première description. Sur la cinquième occurrence apparaissent des signes encore relatifs à l’expansion du comique (f° 22) : « torsion de la bouche grimaces mouvantes sous les repeints ». Une fois rédigés, ils sont explicités par le nouveau détail des « embus » (« les embus de la peinture reparaissant à contrejour le faisaient grimacer »), qui appartient au même registre, puisqu’ils connotent le ratage, même s’il s’agit d’un accident fréquent en peinture (excepté la « toile », c’est du reste le seul terme appartenant au domaine pictural dans cette description de tableau). Le second ajout accentue le comique (« comme s’il avait eu des tics », séquence raturée sur la sixième occurrence, non pour rendre le père Bouvard moins ridicule, mais pour éliminer la répétition du verbe avoir) tandis que l’aspect « plus vivant » du portrait, dont participent aussi les « tics », provient sans doute de la transformation de l’adjectif « mouvantes », et oriente cette fois la clausule de la description vers un autre sens ; c’est la première ébauche du sourire que contiendra la version finale, et que Flaubert trouvera progressivement quand il travaillera le détail des « petits yeux » (oublié, soulignons-le, sur la sixième occurrence). Des yeux au regard, il n’y a qu’un pas ; néanmoins on ne peut que s’étonner de la disparition de toute la phrase décrivant les embus et les grimaces (peut-être à cause des nombreuses assonances de en ? pourtant, aucune n’est indiquée) et surtout de la substitution qui, tout en s’adressant au narrataire, fait intervenir le
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regard avant le sourire, pendant deux occurrences, « D il vous regardait avec un petit air narquois » : « D il vous regardait avec souriait d’un petit air narquois » (f° 149 v°, non transcrit ici). L’autotextualité y était manifeste, rappelant un roman bien antérieur (mais relu il y a peu de temps, pour les rééditions de 1873 et 1874), puisque Flaubert décrit ainsi les tableaux que voit Emma Bovary lors son arrivée à la Vaubyessard : « et de tous ces grands carrés noirs bordés d’or sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient » (p. 49). Dîner et portrait ratés J’ai fait allusion à la productivité des corrections ; effectivement, car si les embus disparaissent ici, ce n’est que pour mieux réapparaître bientôt, dans le second chapitre. Le premier scénario ponctuel de la scène du « Dîner » est écrit en plusieurs temps (f° 181 v°)16. Une première partie détaille les personnages et quelques éléments du décor et de l’atmosphère ; on y voit l’ajout immédiat du portrait, mais il semble flotter sur le folio, comme s’il devait un instant être situé dans la salle à manger. Au contraire, plus bas sur le scénario, où s’amorce la narrativisation de la scène, il est bientôt associé au salon (cause, ou effet du système de variation macrogénétique que l’on a vu tout à l’heure). Notons que Flaubert songe à le lier à certaines des conversations qu’il commence à préciser (et qui sont toutes de nature proleptique par rapport au récit encyclopédique) : « arts D littérature. à propos du portrait D des assiettes » ; c’est peut-être ce qui explique la motivation initiale de réutiliser l’objet dans cette scène17. Pourtant cette option sera abandonnée (dès le scénario suivant). L’autre motivation possible relève de l’isotopie du ratage, déjà visible dans les brouillons du premier chapitre, car il est clair dès cette étape que le dîner doit échouer, comme l’indiquent la séquence récapitulative au bas du folio, « Leur dîner n’a pas réussi » ainsi que d’autres notations, par exemple « les cornichons ratés ». Soulignons de plus que le dîner était davantage raté dans les brouillons, puisque, sur plusieurs occurrences, même « le champagne ne detonne pas. le geste d’effroi de Me B. est inutile », tandis qu’il en ira différemment dans la version publiée, Flaubert en profitant alors pour faire allusion à une idée reçue
16. Les folios qui nous concernent sont transcrits ci-contre et page suivante. 17. Autre phénomène troublant : pour préciser l’atmosphère de la scène, à proximité du portrait (« silence – calme »), Flaubert note dans l’interligne un autre biographème qui était, justement, relatif au père Fauvel : « Pissy » (pour Pissy-Pôville).
Le portrait du père Bouvard Occurrences du chapitre II g2251 f° 181 v° (extrait) (scénario, 1e occurrence)
g2251 f° 183 v° (extrait) (scénario, 2e occurrence)
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g2251 f° 180 (extrait)
(brouillon, 3e occurrence)
g2251 f° 204 v° (extrait)
(brouillon, 4e occurrence)
(« Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations amenèrent un redoublement de joie », p. 97)18. Cette expansion du ratage, et non plus des Beaux-arts, est visible dans le parcours génératif de la description du tableau sur la seconde occurrence de la 18. Voir cet extrait de l’entrée « champagne » dans le Dictionnaire des idées reçues : « Provoque l’enthousiasme chez les petites gens » (Bouvard et Pécuchet, p. 409).
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scène (f° 183 v°). Alors que les premiers ajouts marginaux ne concernent que la ressemblance du père Bouvard et de son fils (déjà vue au premier chapitre) et la remarque allusive de Mme Bordin, les additions postérieures font germer la dégradation, en trois temps. Le détail des favoris réapparaît, mais l’image du premier chapitre est immédiatement transformée : « un peu de moisi aux favoris complète l’illusion ». Or ce moisi inattendu est en fait le résultat d’une variation tabulaire. Bien sûr, de telles variations sont fréquentes dans l’écriture flaubertienne, mais celle-ci est curieuse : le moisi provient du vin qui « sent le moisi », séquence raturée, quelques lignes plus bas, où le vin passe alors parmi les « réflexions sur les choses bonnes ou pas bonnes à manger » (dans l’ajout interlinéaire : « sur le vin D la manière de faire le cidre »). S’il y a bien système de variation, c’est-à-dire un rapport métonymique, sous-jacent, entre le « vin » et les « favoris », on peut y voir une trace (non écrite) du processus mental ou imaginaire qui stimule le déplacement : le père Bouvard aurait de plus un air d’ivrogne sur son tableau, jamais actualisé littéralement dans nos avant-textes ; cela expliquerait en tout cas pourquoi sa figure était à un moment « très rouge de teinte » dans l’un des manuscrits du premier chapitre. Le fait que cette réorientation soudaine du détail soit problématique est d’ailleurs visible aussi sur l’occurrence suivante, où Flaubert introduit dès le premier jet une séquence causale pour la légitimer : « comme l’appartement etait rarement ouvert, humidité » (f° 180). Quoiqu’elle participe du comique de la scène et de la dégradation, cette nouvelle idée avorte, car elle est raturée avant d’être rédigée. Elle pose un autre problème, sans doute parce qu’elle nécessiterait sa propre explication (pourquoi l’appartement serait-il « rarement ouvert » ?) ; le moisi restera donc injustifié. On voit d’ailleurs sur cette troisième occurrence combien Flaubert tâtonne ; bien que les détails initiaux soient maintenus, il ne complète pas sa phrase (même si je n’ai pu déchiffrer les deux ou trois derniers mots après « n’en rendaient que… ») ; quant à la modification du « moisi » en « moisissure », elle résulte de l’assonance (moisi / favoris) qui sera moins visible avec la réapparition du détail intermédiaire des « pommettes » dont Flaubert se souvient après coup, « un peu de moisissure aux pommettes ». Mais il faut souligner une fois encore combien la rédaction est un phénomène arbitraire : tout préoccupé qu’il est par les assonances et par les répétitions de « qu’il » (après la description), Flaubert ne remarque jamais, ni dans ces brouillons ni sur la copie autographe, la répétition du verbe ajouter, qui stabilise la séquence décrivant les favoris mais qui intègre aussi la remarque de Mme Bordin, quand « ajouta » remplace « déclara ». Les autres processus de dégradation sur la seconde occurrence proviennent de la réinsertion des « embus à contrejour » éliminés dans le premier chapitre avec, dernier ajout, l’adjectif « hideux » qui subsume ces notations et le sens général du portrait ; de par la concomitance des séquences, l’effet est peu
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flatteur pour Bouvard (ou même pour l’œil de Mme Bordin, qui y voit un « bel homme »). Flaubert se rappelle (et récupère) donc un détail qu’il avait auparavant supprimé et qui circule indifféremment dans nos avant-textes d’un chapitre à l’autre ; du reste, quand la séquence est rédigée, sur l’occurrence suivante, elle prend une forme similaire à celle qu’elle avait lors de sa suppression, comme si ce n’était pas seulement la persistance de l’image qui importait, mais aussi son moule sémantico-syntaxique, voire l’interaction des deux (revoici cette première séquence : « les embus de la toile reparaissant à contre-jour faisaient grimacer la face, D la rendaient plus vivante ») : ici « les embus de la peinture reparaissant à contrejour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux » (f° 180). La transformation des yeux (ils étaient « bridés », maintenant ils louchent ; notons jusqu’à la fin le maintien des assonances de bouche / loucher), accentue l’aspect comique du tableau, alors que le syntagme « plus vivant que jamais », quoique raturé, rappelle avec plus de force encore la séquence décrivant les embus dans le premier chapitre (ainsi que l’hésitation entre « toile » et « peinture » sur la quatrième occurrence). Il n’y aura jamais, pour ce passage, tentative d’expansion ou de réutilisation d’autres détails du portrait (tel le costume) ; à la vision rapide du tableau succèdent les réactions des personnages. Dernière trace du thème initial des Beaux-arts, Marescot fait des « observations artistiques » dans la marge (ou, occurrence suivante, « Mr Marescot profera deux ou trois termes artistiques, empâtement, glacis », f° 180), observations tout à fait stériles et, nouvelle séquence modalisée, « les invités le considérèrent avec le plus grand sérieux ». Le comique fait donc tache d’huile, d’une autre façon : maintenant ce sont les convives qui semblent ridicules car ils ne voient pas le ridicule du portrait. La séquence modalisée est éliminée à cause de la répétition de « avec » (ou parce que « sérieux » rime avec « yeux » ; l’assonance est soulignée sur le folio 204 v°), mais la suppression des commentaires de Marescot est indécidable ; or c’est sans doute le fait que Marescot ait une réaction face au tableau, et qu’elle soit supprimée, qui motivera son autre réaction dans les brouillons des récapitulatifs du dîner où, nouvelle variation génétique et diégétique, elle aura pour fonction d’amplifier a posteriori la moquerie des invités, qui deviendra ainsi unanime (Bouvard parlera de son « ricanement », absent ici). La juxtaposition des parcours génétiques révèle donc des processus étonnants, surtout dans le cas d’un texte écrit à partir d’un modèle exogénétique préexistant : la représentation du tableau relève clairement d’une tension entre la mouvance de l’image et sa permanence. D’une part certains détails circulent d’une description à l’autre dans la macrogenèse, qu’ils soient récupérés après leur suppression ou qu’ils soient logiquement récurrents ; d’autre part les récurrences ne sont pas immédiates mais se produisent elles-mêmes par à-coups et modifications successives.
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Tableau et tête de mort Les brouillons de la scène de la magie confirment ce double phénomène. Il faut immédiatement noter que l’aspect « vivant » du portrait, qui avait été actualisé deux fois dans les deux premiers chapitres sans y être retenu, est ici très vite introduit sur le dernier scénario ponctuel (f° 22 v°) : le premier jet, « la lueur des flambeaux – ombres mouvantes – sur le portrait. la tête de mort » est corrigé en : « D la lueur des cierges faisait ombres mouvantes sur le portrait. la tête de mort. Le père B. semble vivre », ou, après la rature du dernier verbe, « peu à peu s’animer ». Il y a donc transformation initiale de l’information, résultant de sa réinsertion dans un nouveau contexte, accompagnée, sans doute, de l’émergence du comique : alors que les deux magiciens veulent faire apparaître le mort, c’est seulement son portrait qui donne l’illusion de se mettre à vivre sous la lumière mouvante, ce qui les terrorise (je rappelle aussi que dans les brouillons du premier chapitre Bouvard promenait son flambeau et que le portrait avait des « grimaces mouvantes »). Or la trouvaille la plus productive germe sur le premier brouillon (f° 27)19, sans y être précisée cependant, quand Flaubert associe les deux objets (portrait / tête de mort), non plus seulement dans l’espace mais aussi pour produire cette illusion de vie. Il semble en effet que ce soit le curieux déplacement des grimaces dès le premier jet (c’est ici la tête de mort qui « grimace » ou « avait l’air de grimacer »), avec la proximité du portrait dans la séquence suivante, qui génère l’ajout interlinéaire, comme si Flaubert ne se souvenait que par la suite des grimaces antérieures du portrait : « Confusion. melange de l’un D de l’autre » ; autrement dit, le parcours génétique devra procéder par expansion métonymique. Étrangement, le motif des grimaces, qui aurait pu être retenu, et qui d’ailleurs aurait été conforme au comique de la scène tout en permettant un rappel diégétique, disparaîtra définitivement à partir du brouillon suivant (f° 28), où s’élabore la confusion des objets parallèlement aux détails descriptifs ; nouvelle idée et nouveau parcours, Flaubert choisit d’opérer la confusion par des effets de couleurs, de mouvements et, temporairement, par un système métaphorique stéréotypé. Mais il ne les trouve pas tout de suite ; ce folio est d’ailleurs écrit par à-coups, tâtonnements, et en plusieurs temps, signe de nombreuses difficultés d’écriture. En voici le premier jet : « Confusion – confond les orbites du squelette, le regard du portrait – qqfois la tête du portrait disparaissant. D on voit à sa place la tête de mort surmontant les vêtements – les favoris semblent encadrer les os ». Bien sûr, les éternels favoris sont immédiatement présents pour participer de la confusion, ainsi que le « regard » 19. Les folios qui nous concernent sont transcrits en regard sur les deux pages suivantes.
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Occurrences du chapitre VIII g2253 f° 27 (extrait)
(brouillon, 12e occurrence)
g2253 f° 28 (extrait)
(brouillon, 13e occurrence)
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g2253 f° 66 v° (extrait)
(brouillon, 14e occurrence)
g2253 f° 41 v° (extrait)
(brouillon, 15e occurrence)
dont nous avons déjà vu l’importance, mais les « vêtements » sont indéterminés ; en revanche, quand Flaubert rédigera la séquence, il se rappellera l’« habit » du premier chapitre dans les interlignes : « Elle semblait par moments descendre sur les epaules de l’habit noir » (ou mieux encore, occurrence suivante, « sur le colet de l’habit », souvenir du « col » antérieur ; or la couleur est pour sa part éliminée). Au second chapitre le portrait était « hideux » ; ici, il est dans les interlignes « gâté », et « décloué », sans explication (notons que la rédaction rapide de la séquence est favorisée par celle qui représente les rideaux, plus haut sur le folio, car la même image se répète en parallèle, ainsi que le verbe « se bombait »). Quoi qu’il en soit, la dégradation en est plus littéralement visible. La marge, qui est fort problématique et d’ailleurs très difficile à déchiffrer, précise
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progressivement la « physionomie » du tableau, comme l’indique le premier jet. Le premier détail concerne la couleur : « plaques lie de vin » (faut-il y voir un rappel du vin au second chapitre ?), le second la « maigreur », alors que le père Bouvard avait plutôt l’air gros jusqu’à présent ; ensuite, la description des yeux, « qq chose de pleurard embrumait les yeux », est en contradiction directe avec le sourire du premier chapitre, et le fait qu’ils louchent depuis le second chapitre ne réapparaît pas. Flaubert se ravise toutefois et préfère annuler le regard : les yeux sont d’abord « absents » puis, dans le dernier ajout marginal, ils n’ont « plus de lumière », ce qui lui permet d’accentuer la confusion comique des objets, grâce à leur association avec la chandelle que les deux bonshommes ont placée dans le crâne (dans l’interligne : « D semblait s’être réfugié plus haut, dans les orbites du squelette »). On retrouve les « favoris » (non décrits, tandis qu’ils l’étaient sur le premier jet) et les « breloques » auxquelles j’ai déjà fait allusion, et qui ne seront jamais réutilisées lors de la rédaction, même si elles ressemblent ici à des « gouttes de sang » ; quant à la chemise, qui tout comme les breloques réapparaît pour la première fois dans la diégèse, son système descriptif est étrange : d’abord Flaubert ne mentionne qu’un « morceau de chemise » difficile à visualiser (d’autant que le père Bouvard devrait être engoncé dans son gilet et son habit) 20 , et surtout lui attribue un premier énoncé métaphorique : « = linceul », ensuite corrigé en : « la chemise prenait des apparences de plomb d’un cercueil », on se demande bien comment. La moisissure, qui revient ici, détaille maintenant le nez : « la moisissure rongeait les nez » (notons le lapsus métonymique du pluriel) et non plus les pommettes, qui sont, elles, ajoutées aux plaques, « plaques lie de vin D livides aux pommettes », puis raturées. La couleur des plaques sera elle-même modifiée, vraisemblablement à cause des assonances qui ont pourtant généré, par paronymie, l’adjectif « livides » (d’ailleurs utilisé aussi, plus bas sur le folio, pour décrire la terreur de Pécuchet), les plaques « lie-de-vin » (c’est-àdire plutôt rouge violacé) devenant « brunes », comme l’est la tête du squelette, dans l’interligne du corps du texte. Il est donc évident, dans ces premières notations successives, que la tension entre mouvance et persistance de la représentation réapparaît dans cette scène. Alors que certaines corrections répètent logiquement des données diégétiques déjà rencontrées (par exemple, « l’habit noir » remplaçant les vagues « vêtements »), le plus souvent la permanence des autres détails est immédiatement amoindrie par les énoncés qui les précisent. Mais c’est sur l’occurrence 20. Ces phénomènes contradictoires ne sont pas rares dans les brouillons ; on peut du reste en voir un autre exemple avec la description du salon au second chapitre, dans les interlignes de la quatrième occurrence, pour le détail des fauteuils qui pose de nombreux problèmes de rédaction : s’ils sont adossés ou alignés « contre le mur », ils ne sauraient être disposés en « demi-cercle » (f° 204 v°, déjà transcrit p. 130).
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suivante, le troisième brouillon, lui-même fort corrigé, que la rédaction se stabilise (f° 66 v°) ; les deux derniers brouillons ne contiendront plus que quelques variations ponctuelles. Là encore, les hésitations de Flaubert sont évidentes. La figure peinte perd sa couleur d’un côté mais en gagne de l’autre, car la séquence qui la met à égalité avec la tête de mort permet d’éliminer les nombreuses répétitions de la préposition de (« une couleur terreuse les salissait également », ou « les brunissait », sur le brouillon qui suit). La description des yeux est fixée et ne variera plus ; en revanche le premier jet de quelques détails est curieux. Par exemple, la « redingotte », qui n’était jamais apparue dans la diégèse, est actualisée immédiatement, tandis que la dégradation de la toile n’est plus visible, puisque Flaubert écrit tout d’abord « D la toile dans son cadre remuait », ce qui laisse le mouvement sans explication (mais l’interligne revient à l’image antérieure). Certaines corrections ne sont pas moins étonnantes. Si l’insertion de l’adjectif « lourde », qualifiant la chemise, justifie enfin la comparaison avec le plomb (toute la séquence sera biffée, sans raison apparente, sur la mise au net), en revanche la transformation de « nez » en « pommettes » est indécidable, comme les balbutiements temporaires de la réapparition de la cravate, dans la marge (« sur le nœud de la cravate ») et surtout la disparition des « favoris », auxquels Flaubert semblait tellement tenir. Bien sûr, les favoris, rare détail permanent dans la diégèse (avec celui des pommettes), seront de retour dès le premier jet de l’occurrence suivante (f° 41 v°), de même que la redingote, qui remplacera définitivement « l’habit » ; ces substitutions laissent penser qu’il y avait sans doute là un système de variation lié à la proximité de la rime habit / favoris. Vraisemblablement, l’image du père Bouvard est moins importante que l’isotopie du contexte, placée sous l’égide de la mort mais aussi de la confusion comique des deux têtes qui en a orienté la construction, de manière quasi indépendante par rapport aux autres descriptions du tableau (dans ce contexte, la tête de mort aurait fort bien pu porter un toupet, par exemple) ; le fait qu’elle ne s’élabore que par ajouts balbutiants et parfois contradictoires, ou par trouvailles inédites, suggère que même si Flaubert y songe, il ne les a probablement pas relues pour stimuler son imaginaire, malgré l’écart temporel de presque cinq ans qui sépare les moments rédactionnels. Le parcours de ces avant-textes montre donc que l’apparence du père Bouvard n’est ni rigide ni stable, loin de là ; or dans le cas d’un texte qui s’inspire, par ses modes représentatifs, d’un tableau préexistant, ces variations génétiques et diégétiques paraissent problématiques, car elles ont tendance à transformer l’image qu’elles ont à charge de produire. Excepté le comique permanent du réseau, qui a sans doute une origine biographique difficile à préciser, les éléments invariables sont plutôt rares : au premier chapitre l’« air » du personnage (malin, malicieux ou narquois), quelques parties de son costume, et
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surtout le fait que les cols l’engoncent ; quant à la réapparition diégétique de certains détails dans les autres chapitres, tels les favoris et les pommettes, elle n’est jamais systématique et résulte souvent d’autres systèmes de variation. De plus, ces diverses modifications montrent que Flaubert n’a pas vraiment l’intention de respecter son modèle, puisqu’elles suivent exactement les processus que l’on rencontre dans la genèse de toute description flaubertienne : transformations (fluctuation de l’image), additions (précision de l’image) et suppressions (l’image perdant alors de son acuité) ; il est évident que l’exogenèse picturale, qu’elle soit d’origine visuelle ou mnémonique, est digérée par la rédaction, exactement comme l’exogenèse scripturale (phénomène qu’il faudrait vérifier avec d’autres parcours génétiques s’inspirant de tableaux réels) ; chez Flaubert c’est bien l’écriture en formation qui fixe lentement une image, plutôt qu’une image préexistante qui impose immédiatement un moule. Il faut y voir sans doute un effet de la poétique du vague, dont il parle à propos de Salammbô 21 , et qui relève de sa conception à la fois de l’imaginaire et du descriptif ; tout en n’oubliant pas non plus que, dans la lettre à Taine déjà mentionnée, concernant l’imagination artistique, Flaubert déclare que « le souvenir idéalise, c’est-à-dire choisit ? Mais peut-être l’œil idéalise-t-il aussi ? observez notre étonnement devant une épreuve photographique. Ce n’est jamais ça qu’on a vu », et dit aussi que « l’image artistique se fait lentement – pièce à pièce – comme les diverses parties d’un décor que l’on pose »22. Or ce principe d’idéalisation correspond clairement aussi, pour lui, à un autre but artistique, celui de faire vrai ; on le voit sur un folio du carnet 15 où il annote, probablement en 1869, Des hallucinations de Brière de Boismont : « Un peintre anglais qui peut se représenter intégralement son modèle. “Toutes les fois que je jetais les yeux sur la chaise, je voyais l’homme” (p. 39). Ce peintre devint fou. Ses portraits ne devaient pas être ressemblants. La mémoire trop exacte, agissant comme un appareil photographique, nuit à l’idéalisation qui seule fait vrai »23 (f° 13 ; c’est Flaubert qui souligne) ; ainsi s’explique le fait que dans et par l’écriture les descriptions puissent se modifier, non seulement au cours de leur élaboration mais encore en fonction de l’effet à produire selon chaque contexte : tant pis si l’image originelle en est, par là même, altérée. 21. Par rapport à son refus des illustrations : « Je sais bien que vous allez me trouver complètement insensé. – Mais la persistance que Lévy met à demander des illustrations me fout dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me le montre, le coco qui me fera le portrait d’Hannibal. – Et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte » (lettre à Jules Duplan, 24 juin 1862, Correspondance, op. cit., tome III, p. 226). 22. Ibid., p. 562. 23. Carnets de travail (éd. Pierre-Marc de Biasi), Paris, Balland, 1988, p. 478.
6. Baisades flaubertiennes
Un autre phénomène de récurrence qui entraîne la combinaison légitime de points de vue critiques à la fois micro et macrogénétiques concerne la problématique de l’autotextualité, peu étudiée jusqu’à présent, moins encore dans une perspective génétique. Pourtant un examen comparatif des brouillons devrait permettre de voir comment opère, cette fois dans des œuvres différentes, le retour de certains éléments, de définir des schèmes stylistiques ou thématiques et la manière dont ils réapparaissent ou disparaissent selon les contextes, et de déterminer en suivant les processus de formation s’il s’agit bien d’auto-réécriture ou de récurrence tout à fait arbitraire résultant d’autres phénomènes, par exemple de l’actualisation de stéréotypes idiosyncrasiques ou de thèmes privilégiés dépendant de l’imaginaire de l’auteur et se manifestant (naturellement en quelque sorte) au cours de la rédaction, ce qui n’aurait rien d’étonnant somme toute1. En effet, quand des contextes similaires entraînent d’un récit à l’autre des situations narratives dont la ressemblance est notable, et ce malgré d’évidentes différences diégétiques et textuelles, on peut se demander dans quelle mesure la formation de l’écriture en cours n’est pas 1. J’utilise le terme dans un sens plus étroit que Raymonde Debray Genette, qui y englobe les strates d’un même corpus génétique : « réécriture d’un auteur d’un avanttexte à un autre, soit de la même œuvre, soit de tout l’œuvre » (voir « Hapax et paradigmes. Aux frontières de la critique génétique », art. cité, p. 81). Pour l’étude génétique des récurrences à l’intérieur d’un même corpus génétique (intratextuelles donc), voir mon article « Description, stéréotype, intertextualité (une analyse génétique de L’Éducation sentimentale) », Romanic Review, 84, 1, 1993, p. 27-42.
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informée, ou inspirée, par des textes précédemment écrits et n’influencera pas, à son tour, les écrits futurs de l’auteur, qu’il en soit conscient ou non2. Afin d’illustrer ces propos, je prendrai le cas des scènes où Emma Bovary cède à Rodolphe, Salammbô à Mâtho et Madame Dambreuse à Frédéric (c’està-dire, en termes flaubertiens, des baisades pour lesquelles l’acte sexuel n’est perceptible que de façon allusive), en m’attardant plus particulièrement sur celle de Salammbô, que nous avons déjà entrevue plusieurs fois mais dont les manuscrits n’ont pas encore été analysés. En voici successivement les versions publiées. Pour Madame Bovary : – J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre. – Pourquoi ?... Emma ! Emma ! – Oh ! Rodolphe !... fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule. Le drap de la robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée. (p. 165-166)
Pour Salammbô : […] il soupirait d’une façon caressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’une brise et suaves comme un baiser. Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s’y abandonner ; des nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine. – « Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil. 2. Raymonde Debray Genette remarque « que les grands auteurs n’aiment pas repasser, en principe, au niveau de la genèse, dans les sillons qu’ils ont déjà tracés. Quand, par malheur, ils s’en rendent compte, ils s’efforcent de raturer », « Histoire littéraire et critique génétique », art. cité, p. 161.
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Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d’un bout à l’autre les longues tresses de ses cheveux. (p. 268)
Et enfin pour L’Éducation sentimentale : Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant sur son visage. – « Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ?... Pardon !... Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle ! » Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?... Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel. (p. 482-483)
Il n’est pas utile d’énumérer les différences qui séparent ces scènes ; elles ne sont certes pas étonnantes de la part d’un auteur qui considère que « chaque œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver » 3 . Néanmoins, elles laissent percevoir de curieuses ressemblances, qui ne sont d’ailleurs pas, d’un roman à l’autre, distribuées de manière équilibrée. Récurrence de stratégies narratives : dans les trois cas, le personnage féminin cède à la parole séductrice du personnage masculin située dans un discours direct ou indirect (Emma, « défaillante », « s’abandonna » ; Salammbô, « en défaillant », se sentait forcée « à s’y abandonner »4 ; Mme Dambreuse « ferma les yeux », marquant la « victoire » de Frédéric) qui manifeste, après l’événement, sa goujaterie (Rodolphe), son amour apparemment sincère (Mâtho) ou hypocrite (Frédéric) ; les foyers de perception sont identiques dans Madame Bovary et Salammbô mais non dans L’Éducation sentimentale (focalisation sur Emma et sur Salammbô, focalisation sur Frédéric) ; par paralipse, la baisade cède sa place à une description de paysage métonymique dans Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, tandis que l’espace est plutôt absent de Salammbô, où c’est la chaînette brisée qui, métonymique aussi5, signifie la perte de virginité. À cet égard, rappelons cependant que le texte donne au détail de la chaînette une fonction ambiguë. Il est visible dès le premier chapitre : « elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche » (p. 69) et juste après la 3. Lettre que Flaubert écrit à Louise Colet alors qu’il est en train de rédiger Madame Bovary (29 janvier 1854) ; voir Correspondance, op. cit., tome II, p. 519. 4. Pour Sainte-Beuve, c’est d’ailleurs « l’endroit brûlant » du roman : « Le départ de Salammbô, son déguisement, son voyage, son entrée dans le camp des Barbares, son tête-à-tête avec Mâtho sous la tente ont quelque intérêt. C’est l’endroit brûlant », Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Nouveaux lundis, Paris, Michel Lévy, 1865, tome IV, p. 68. 5. Naomi Schor se demande si elle constitue « le détail des détails » (« Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô », art. cité, p. 95).
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baisade il est lié au motif de la virginité, d’une manière non littérale : « On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecter ces entraves comme une chose presque religieuse, et Salammbô, en rougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de la chaîne d’or » (p. 269)6. Les trois scènes révèlent des récurrences de détails aussi, car certains motifs ou termes se répondent d’un texte à l’autre, même si leur fonction est différente : par exemple, silence dans Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, nuage dans Salammbô et L’Éducation sentimentale ; mollesse dans l’esprit de Salammbô et dans le paysage de L’Éducation sentimentale. De même, l’acte sexuel relève, dans Madame Bovary et dans Salammbô, d’une thématique cataclysmique, car pour Emma « quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées » (p. 166), et Salammbô, « comme enlevée par un ouragan », ressent plus tard « un abîme survenu » (p. 269) ; notons pour ce roman que les motifs apparaissent dans de brèves analepses complétives, le récit revenant par la suite sur l’événement éclipsé7. Ces analepses accentuent la distance séparant passé et présent : « Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elle avait traversées tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses et nettes cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin d’elle, à une distance infinie » (p. 269) ; au chapitre XIII dans l’entrevue avec Hamilcar : « Elle disait que le shalischim paraissait furieux, qu’il avait crié beaucoup, puis qu’il s’était endormi. Salammbô n’en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou bien par un excès de candeur faisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers du soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête, mélancolique et brumeux comme le souvenir d’un rêve accablant ; et elle n’aurait su de quelle manière, par quels discours l’exprimer » (p. 307) ; et enfin dans le dernier chapitre, lors du supplice de Mâtho : « Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle 6. L’ambiguïté en question, moins évidente dans les manuscrits, découle peut-être du texte dont Flaubert s’inspire ici. Il a imaginé la chaînette à partir de la Bible, et une note de Cahen (qu’il utilise) indique, à propos du Cantique des cantiques : « Peut-être qu’il s’agit de chaînettes attachées à l’une et à l’autre jambe pour prévenir les accidents qui peuvent arriver aux jeunes filles en faisant de trop grandes enjambées. Cette sorte d’entraves avait pour but de conserver les signes de la virginité » (Cahen, tome XVI, p. 33, cité par P. B. Fay et A. Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô, op. cit., p. 40). Quoi qu’il en soit, le texte flaubertien est rarement univoque et peut associer différemment les éléments symboliques : Mâtho ne dit-il pas, au second chapitre, que Salammbô le « tient attaché par une chaîne que l’on n’aperçoit pas » et que « ses yeux [l]e brûlent » (p. 90) ? 7. Selon la belle expression de Jean Rousset à propos de Salammbô, c’est seulement par la suite que « l’événement couvert se réfracte dans une série d’allusions espacées qui le complètent ou le confirment par ricochets » (« Positions, distances, perspectives dans Salammbô », Poétique, 6, 1971, p. 150).
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avait soif de les sentir encore, de les entendre » (p. 376). Il en va de même dans Madame Bovary, quoique de manière plus brève : « Rien autour d’eux n’avait changé, et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées » (p. 166). Pour Salammbô toutefois c’est l’absence de savoir qui prime et tout reste vague, sauf dans le discours de Giscon clôturant la scène sous la tente : « Je t’ai entendue râler d’amour comme une prostituée » (p. 272) ; pour Emma au contraire, l’incident est clair : « Elle se répétait : “J’ai un amant ! un amant !” se délectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue » (p. 167). Rien de tel dans L’Éducation sentimentale, ou plutôt si, mais avec une variation notable : l’analepse est bien là, mais cette fois elle se situe dans la scène même et signifie la perte de mémoire de Frédéric pour annuler l’importance du moment présent 8 ; quant à la baisade, elle a peu d’impact sur Madame Dambreuse, qui pour sa part n’est certes pas une novice ; au reste, le texte l’indique bien, « c’était par ennui, surtout, que Madame Dambreuse avait cédé » (p. 489). Scénarios et récurrences Phénomène troublant quand on se penche sur les manuscrits9, l’autotextualité se manifeste clairement dès la genèse de nos trois baisades, tout d’abord par leur importance narrative, car elles germent au stade préliminaire et ancien des scénarios d’ensemble ; de plus, elles traverseront toutes les étapes de la rédaction sans tentative de suppression ; enfin les termes qui les résument soulignent abruptement (« baisade », « baise ») la ressemblance des schémas narratifs : Madame Bovary : la fait monter à cheval avec lui – dans un bois d’automne. baisade. figure d’E rouge de vent. son voile accroché aux buissons. haletante de la course elle descend et est obligée de s’appuyer contre un tronc de chêne – baisade (gg9 f° 10 v°) ; Salammbô : Hanna au Camp. – baisade sous le manteau (23662 f° 238) ;
8. J’ai déjà traité du fonctionnement génétique de l’analepse dans cette scène, aussi n’y reviendrai-je pas ici (voir Flaubert topographe, op. cit., p. 275-278). 9. Ceux de Madame Bovary sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, ceux de L’Éducation sentimentale à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote Nouvelles Acquisitions Françaises (soit N.A.F.), non répétée ici.
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L’Éducation sentimentale : Il néglige la Mle de plus en plus, D baise Me Dambreuse, sans grand effort, sur son canapé (17611 f° 98).
L’action s’associe à un espace, qui diffère d’un avant-texte à l’autre, mais qui selon un processus parallèle permet à l’auteur d’imaginer, de mieux visualiser l’événement encore vague : extérieur pour Emma10, intérieur pour Madame Dambreuse, avec une précision psychologique (« sans grand effort » : elle est donc facile à obtenir), intérieur (implicite) pour Salammbô sous le zaïmph, ce qui connote aussi une manière de sacrilège (si on ne peut y toucher, alors il vaut mieux éviter de l’avoir à portée pour une baisade). Flaubert attribue spontanément aux scènes le même moule syncrétique, qui les désigne d’une façon identique ou similaire. De même, sur le second scénario d’ensemble (23662 f° 182) Salammbô « cède », comme Madame Dambreuse (17611 f° 56), et éprouve une « joie de la fouterie mystique » qui rappelle les « rires » ou le « cri de joie » (mêlé de sanglots) d’Emma quand elle s’abandonne (g2233 f° 254) ; dans les deux cas, la joie du personnage sera vite supprimée. Chacun des avant-textes évolue à des vitesses différentes cependant ; ainsi, la scène est plus précise dans les scénarios d’ensemble de Madame Bovary, peu détaillée dans ceux de Salammbô, tandis que la temporalité ne s’immisce que sur la seconde occurrence de la scène de L’Éducation sentimentale11 : Fr. arrive à la baiser facilement. parce qu’il l’a peu désirée. – un soir au crepuscule. chez elle sur un canapé (17611 f° 99) 10. L’adultère d’Emma était programmé sur deux scénarios d’ensemble antérieurs, mais la scène elle-même ne pouvait pas encore s’y pressentir : « dans les bois – automne Emma (amazone française) monte à cheval avec lui » (gg9 f° 2 v°) et « l’empoigne en blaguant et lui remue vigoureusement le tempérament. c’est dans les bois, à cheval – rendez-vous dans le bois – » (gg9 f° 3 v°), en particulier parce que le présent scénarique pourrait se confondre avec un présent itératif, et parce que le terme « rendez-vous » est lui-même ambigu (s’agit-il d’un ou de plusieurs rendez-vous ? il est impossible de le dire). En revanche, la singularité du bois (et du temps : « dans un bois d’automne ») sur ce scénario signale la singularité de l’événement, et l’apparition de la scène dans le récit est immédiatement liée à la germination de détails topographiques, comme souvent dans les manuscrits de Flaubert (« tronc de chêne », « buissons », « vent »). 11. Il semble ici que cette étape de précision (espace/temps) soit pour l’instant suffisante : pendant trois rédactions encore, Flaubert ne fait que recopier ces informations, sans y apporter de corrections notables : « Frederic arrive à la baiser, facilement et presque sans s’en apercevoir (parce qu’il l’a peu desirée) par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17611 f° 101), « Frederic arrive à la baiser, facilement, sans effort, par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17611 f° 100), « il arrive à la baiser, facilement, sans effort, par un crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17608 f° 128).
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Autre indice global d’autotextualité, dans chacun des cas le parcours transformationnel passe de l’explicite à l’implicite. L’événement ne sera plus qu’allusif, peut-être de par un phénomène d’autocensure bien prévisible, mais que les manuscrits ne désignent jamais ponctuellement sous forme de traces écrites, et ce même si la réponse de Flaubert à Sainte-Beuve montre qu’en rédigeant Salammbô il garde son procès en mémoire 12 . Par exemple, sur les sixième et septième occurrences de la scène de L’Éducation sentimentale, la baisade est toujours là mais s’est transformée textuellement : une première fois en victoire : « et ça reussit, un soir, au crepuscule, chez elle, sur un canapé » (17611 f° 55), ensuite en un simple abandon : « et elle cède un soir au crepuscule sur son Canapé » (17611 f° 56) ; rien ne permet donc d’isoler ou de désigner une phase précise de censure linguistique. Il s’agit plutôt d’un système de production par effacement et déplacement ; naissance d’une description de paysage au « soleil couchant » (gg9 f° 25 v°) sur les derniers scénarios de Madame Bovary, où Flaubert se donne encore l’injonction d’une représentation pour le moins précise (quoique le terme « baisade » ait disparu) : Courses dans le bois – au galop – elle est essoufflée – on met pied à terre. – il attache les deux chevaux qui broutent des feuilles. – on marche. crainte vagues d’Emma – elle veut revenir vers les chevaux – petites clochettes des vaches perdus dans le taillis – soir d’automne. – mots coupés – roucoulemens soupirs entremelés dans le dialogue. (– hein… voulez-vous. Quoi). la baise sur voile noir, oblique sur sa figure, comme des ondes – montrer nettement le geste de Rodolphe qui lui prend le cul d’une main, la taille de l’autre – et elle s’abandonna. – renature – bourdonnement de tempes d’Emma (gg9 f° 27)
Parallèlement, le titre de la scène (qui dénomme aussi l’événement) n’est plus mentionné. Il est cependant remplacé par trois énoncés successifs : action préliminaire (« et elle s’abandonna »), description à produire (« renature »), effet sur le personnage (« bourdonnement de tempes d’Emma »). La juxtaposition même de ces énoncés révèle leur aspect corollaire ; la paralipse est prête, la métonymie aussi, et avec elles la fonction narrative et psychologique de la future description qui, mise en place après l’abandon du personnage, se substituera à l’action. Notons du reste que la nature du texte ne sera plus modifiée, car la phrase acquiert déjà son moule stylistique, phénomène assez rare dans les scénarios d’ensemble : le temps du verbe est maintenant au passé simple diégétique, la structure de la proposition ne variera plus (seul le « et » 12. « Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la correctionnelle comme prévenu d’outrage aux mœurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de tout ? » (lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, Correspondance, op. cit., tome III, p. 282).
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disparaîtra), non plus que la disposition du récit (rupture, alinéa, description), la nature devenant, sur le folio suivant, un « grand ciel rouge » (g2233 f° 252, transcrit ci-dessous) qui ne sera d’ailleurs pas conservé. Précisons de plus que c’est sur le scénario suivant (gg9 f° 25 v°) que Flaubert trouve une autre des juxtapositions ironiques que recèlera la version publiée : « paysage de soleil couchant – bruit de clochettes – R. fumant son cigare », établissant un décalage supplémentaire entre le paysage, l’émotion du personnage qu’il signifie allusivement, et l’absence d’émotion de l’autre personnage auquel les énoncés sont juxtaposés. g2233 f° 252 (extrait) (scénario ponctuel)
L’aspect grandiose du paysage (maintenant plusieurs fois qualifié) est lié bien entendu au caractère unique de ce passage, tandis que le premier adjectif anthropomorphe est introduit : le « calme » de la nature est similaire à celui d’Emma après l’événement. Parmi les diverses manifestations de la métonymie à cet état embryonnaire du texte, on remarquera aussi l’apparition d’un détail significatif : « bourdonnement de mouches », qui rappelle curieusement le « bourdonnement de tempes d’Emma » sur la huitième occurrence ; il semble bien s’être produit un déplacement au cours de la genèse. Plus encore que l’indice de l’hésitation de Flaubert sur le choix et l’attribution des détails, cette symétrie témoigne du va-et-vient entre paysage et personnage, voire de l’interchangeabilité des signes qui les représentent respectivement ; il faut toujours être attentif à cette circulation des valeurs que recèlent les manuscrits, et que permet le caractère tâtonnant de la rédaction, même au stade scénarique. Madame Dambreuse et Frédéric De même, dans L’Éducation sentimentale, le premier jet du dernier scénario (17608 f° 152 v°, transcrit ci-contre) programme sans pour autant la détailler tout de suite une description d’atmosphère (« crepuscule »), cette fois
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mêlée à une analepse : « cela lui rappelle un autre crepuscule. celui où il est sorti au bras de Me Arnoux ». Le verbe qui était déjà présent dans les scénarios de Madame Bovary est réutilisé : « sur son canapé, elle s’abandonne ». Mais les corrections modifient l’aspect littéral de l’abandon de Madame Dambreuse ; le syntagme « sur un canapé elle s’abandonne » est raturé et sera remplacé par « elle ferma les yeux » (comme dans le cas de Madame Bovary, cette séquence est d’ailleurs déjà rédigée au passé fictionnel). Par rapport à la scène de la baisade de Madame Bovary, le récit est donc moins littéral encore, car le texte publié du premier roman contient toujours la séquence « elle s’abandonna ». Lors du passage à la rédaction sur ce scénario ponctuel se détecte ainsi le phénomène d’une autocensure qui demeure plutôt représentative que linguistique. Elle ne prend pas la forme d’une ellipse, mais d’une paralipse qui se met en place dès maintenant, selon un principe de transformation d’énergie que je définirai ainsi : puisque l’on ne peut pas représenter ceci, on va représenter autre chose, comme on l’avait déjà fait pour la baisade d’Emma et Rodolphe. Car cette autre chose, ce sera ici aussi une atmosphère, dont la description se fait apparemment de plus en plus pressante : le terme « crépuscule » n’est plus une simple indication temporelle (inséré dans une séquence où il sert de simple complément circonstanciel, « au crepuscule » ou « par un crepuscule »), prenant une valeur autonome, isolé par la syntaxe scénarique : « minute de recueillement. crepuscule ». Notons qu’un premier syntagme lui est substitué : « Le jour tombe », et qu’un autre détail descriptif apparaît, dans l’interligne aussi : « silence », où l’on retrouve le silence de Madame Bovary (mais à partir d’un brouillon seulement et avec le même adjectif : « silence universel », g2233 f° 256). 17608 f° 152 v° (extrait) (scénario ponctuel)
Le souvenir acquiert une qualité onirique (« Silence », « crepuscule », « Le jour tombe », « ce souvenir passe vite dans sa tête vivement comme un nuage »), d’autant plus qu’il est associé à la double sémiosis de cette description
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en germe ; elle va fonctionner sur un mode à la fois métaphorique (puisqu’elle se substituera littéralement à la représentation de l’acte sexuel) et métonymique (elle est complexifiée par l’analepse13, et devra conjoindre deux moments distincts dans l’espace et le temps ; Flaubert utilise d’ailleurs le terme « transposition » dans l’interligne)14. La description de l’extérieur n’apparaîtra que sur le premier brouillon (17608 f° 143, transcrit ci-dessous), mais progressivement toutefois. Flaubert paraît en fait hésiter pour le moment entre deux pôles également attractifs : la volonté de représenter l’atmosphère d’un intérieur (« chambre »), ou de décrire plutôt l’extérieur, grâce à une transposition de signifiants, le comparant (« comme un nuage ») légitimant soudain l’élaboration d’une vision anthropomorphe des arbres (« frissonnaient mollement ») et des nuages dans le ciel (« des bandes roses s’allongeaient dans le ciel »), où l’on retrouve étrangement le soleil couchant qui avait été supprimé dans Madame Bovary. 17608 f° 143 (extrait) (brouillon)
13. Le terme crépuscule constitue en effet le métonyme privilégié de la (lointaine) scène de la brève promenade de Frédéric et Madame Arnoux, un soir d’hiver, à laquelle l’analepse se réfère explicitement pour l’instant : « On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu’ils étaient tous deux bercés par le vent, au milieu d’un nuage » (p. 130) ; on soulignera la présence du terme « nuage », mais ici à titre de comparant seulement. 14. Rappelons que pour Freud condensation et déplacement sont les deux grandes opérations qui organisent les rêves (voir Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1980, p. 226 et suiv.), et que, selon Lacan, « ce que Freud appelle la condensation, c'est ce que l’on appelle en rhétorique la métaphore, ce qu’il appelle le déplacement, c’est la métonymie », Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre III. Les Psychoses (Paris, éd. du Seuil, coll. « Le Champ Freudien », 1981), p. 25.
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C’est ainsi dès cette étape que se profile la sémiosis de la description (même si elle n’est encore que balbutiante), puisque les notations descriptives qui représentent l’extérieur se chargent de termes anthropomorphes ou suggestifs (« frissonnaient », « mollement », « s’allongeaient ») qui pourront alors fonctionner comme autant de métaphores sexuelles. Salammbô sous la tente Les processus sont différents pour Salammbô, car la baisade marque surtout la fusion momentanée de deux principes contraires, Moloch et Tanit, associés respectivement à Mâtho et Salammbô, et l’on a vu que le phénomène était prédominant dans ce chapitre du roman. Voici le premier jet du dernier scénario15 : baisade sous le peplos. – un accident le fait tomber. Moloch D Astarté. expansion de Mâtho. (23662 f° 201)
Au contraire de la scène de L’Éducation sentimentale, qui se passera pourtant également à l’intérieur, l’espace extérieur est nié, la nature prend plutôt une dimension cosmo-mythologique (« Moloch D Astarté ») qui sera récurrente sous la tente. L’effacement de la baisade (le terme est encore présent toutefois) doit s’accorder à un effet de voilage qui vient expliciter a posteriori la localisation initiale des scénarios d’ensemble (« sous le peplos ») : il est probable en effet que la chute du zaïmph cachera la baisade, même si Flaubert ne le spécifie pas encore16. Ainsi germe, à rebours, la motivation narrative. Elle n’apparaît d’ailleurs que lentement, les tâtonnements en témoignent. Le premier scénario contient une simple hypothèse ajoutée dans l’interligne : « un accident fait tomber le peplos ? » (23662 f° 188), le second ne détaille pas l’accident en question, qui reste indéfini et indéterminé, quoique Flaubert semble maintenant avoir choisi cette option (« baisade sous le peplos. un accident le fait tomber », 23662 f° 190), et dans l’interligne de notre dernier scénario apparaît le détail de la chaînette, dont la brisure, active, est à ce moment réflexive (« la chaînette d’or se casse, frappe la tente comme les deux tronçons d’un serpent »). Mais il n’est pas certain que Flaubert songe 15. Ces scénarios ont déjà été transcrits dans le troisième chapitre, p. 72. 16. Les Goncourt rapportent d’ailleurs cette phrase de Flaubert qui montre bien que baisade et système mythologique vont de pair : « Il en est maintenant, de son roman, à la baisade, une baisade carthaginoise, et, dit-il, “il faut que je monte joliment le bourrichon à mon public : il faut que je fasse baiser un homme, qui croira enfiler la lune, avec une femme qui croira être baisée par le soleil” » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 29 novembre 1860, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », tome I, p. 636).
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immédiatement à lui attribuer la chute du zaïmph, puisque cause et effet de l’« accident » se suivent sans être coordonnés par la syntaxe. En revanche, le discours de Salammbô est déjà trouvé et ne variera plus jusqu’à la version publiée (« Moloch tu me brules »), tandis que ses gestes et ses traits psychologiques rappellent, avec plus de force (du reste, barbarisme oblige, les balbutiements de la scène insistent généralement sur la bestialité, voire la violence), ceux d’Emma, qui dans les scénarios « a peur » de Rodolphe (gg9 f° 25 v°) ou éprouve une « crainte vague » (gg9 f° 27) tandis qu’elle essaie de repousser son étreinte : « convulsions – bras raidis qui le repoussent – effroi du mâle ». Presque tous les éléments narratifs, descriptifs et symboliques sont disposés dans le récit, mais peu structurés, moins encore développés. Ils demeurent pour l’instant de simples points nodaux que le texte se devra d’associer lors de la rédaction, et rendre productifs par déplacements et transformations. Sur l’esquisse (voir 23660 f° 250, déjà transcrit p. 107). Flaubert distingue deux mouvements en deux paragraphes (ils seront dans les brouillons suivants dissociés et rédigés séparément sur des folios différents) : sensations de Salammbô sous l’influence implicite de Tanit après les supplications de Mâtho17, ce qui conduit à son abandon, puis gestes et baisers de Mâtho, perçus de manière abstraite par Salammbô. Dès le premier jet la baisade a subi une perte de littéralité : le terme même n’est plus indiqué et l’acte sexuel devient allusif sous l’effet de notations ou de détails qui le rendent plus ou moins évident (« lui prit à deux mains, les deux talons », « se courbait sur sa poitrine », « comme une flèche sur ses dents », etc.). L’abstraction commande l’expansion du texte, l’affaiblissement de Salammbô (qui réintègre d’ailleurs la dualité de Madame Bovary : « ravissement », « trouble ») est spontanément associé à une voix intérieure, indéterminée, « quelque chose », pour laquelle Flaubert réitère des images de profondeur : « d’intime », « de profond ». C’est globalement le schéma que Flaubert utilise pour l’abandon d’Emma (gestes de Rodolphe exceptés), avec un système de focalisation identique. Mentionnons de plus la représentation du zaïmph : « le zaïmph tomba. – et enveloppée dans la transparence, elle voit à travers Mâtho se courber sur sa poitrine » ; elle rappelle l’image d’Emma voilée avant la baisade, d’une manière symétrique car c’est alors Emma qui est vue : « on distinguait son visage sous une transparence bleuâtre » (g2233 f° 191 v°)18.
17. Cette influence est bien entendu explicite sur le résumé que Flaubert a rédigé, pour lui-même, a posteriori : « elle faiblit par l’influence de la déesse, succombe » (23662 f° 143). 18. La séquence est maintenue jusqu’au texte publié, précisée de la sorte : « on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d’azur » (Madame Bovary, p. 164).
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Les résurgences de motifs parfois identiques ou de stratégies narratives sont certes des indices d’autotextualité, mais il est clair que Flaubert, repassant dans ses propres traces, ne se réécrit pas et ne se réfère pas au roman antérieur en rédigeant (il est même probable qu’il ne s’en rappelle pas très nettement le texte, a fortiori les avant-textes). La génétique montre ainsi que l’on ne peut mettre à plat ou à égalité des passages qu’une grande distance temporelle sépare d’une œuvre à l’autre (comme le fait trop souvent la critique des textes publiés). Autrement dit, l’étape scénarique permet ici de redéfinir l’autotextualité de la sorte : il s’agit de schémas d’invention récurrents qui, une fois le moule initial élaboré et précisé, se révèlent similaires mais aussi différents selon les spécificités de chaque diégèse. Si dans les scénarios la baisade de L’Éducation sentimentale semble plus proche de celle de Madame Bovary que celle de Salammbô, il n’en va pas de même dans les brouillons. Certes, le point d’orgue descriptif est dans les deux cas un élément autotextuel (d’ailleurs, il y a dans L’Éducation sentimentale un « Silence D recueillement universel », 17608 f° 143, et dans les brouillons de Madame Bovary « il faisait un silence universel », g2233 f° 256), et Frédéric ressent un étourdissement (« il eut comme un étourdissement sous la foule d’idées qui l’assiégeait » et n’entend que « le battement de son cœur », 17608 f° 143), mais il a une cause et une fonction différentes de ceux d’Emma (dont le cœur « battait à coups précipités » avant la baisade, g2233 f° 257 v°) et de Salammbô ; pour Frédéric, l’étourdissement postérieur implique une confusion lui faisant perdre conscience du présent, pour Emma et Salammbô, l’affaiblissement antérieur entraîne une perte de conscience qui autorise l’abandon. Avec Salammbô, l’esquisse, où comparaisons et métaphores abondent (elles pullulent aussi bien sûr dans les brouillons de Madame Bovary), dispose un double système métaphorique : métaphore de la naissance (« éclosions ») et métaphore spatiale (« terre », « suspendue »). Au premier système métaphorique s’associe dès le brouillon suivant une autre métaphore (23660 f° 280 v°)19. Flaubert insiste sur la « perte de connaissance » de Salammbô, « comme au commencement d’un sommeil », prenant cette fois l’apparence d’une métaphore liquide : « plus de moelle dans les os » est d’abord corrigé en « comme si les os de ses membres se fussent liquéfiés », qui est ensuite remplacé par « elle était prise d’une langueur, d’une faiblesse qui circulait plus douce que l’huile dans la moelle de os », tandis que pour sa part la naissance semble devenir plus florale (on sait que dans la version publiée, comme pour Madame Bovary, elle sera plutôt cataclysmique) : « de tièdes eclosions
19. Les extraits des brouillons de Salammbô qui nous concernent sont transcrits en regard sur les pages suivantes.
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23660 f° 280 v° (extrait) (brouillon)
23660 f° 238 v° (extrait) (brouillon)
Baisades flaubertiennes 23660 f° 240 (extrait) (brouillon)
23660 f° 246 v° (extrait) (brouillon)
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s’épanouissaient dans son cœur ». C’est d’ailleurs sur ce brouillon qu’apparaît un verbe que l’on reconnaîtra : « un ordre des Dieux lui disait qu’il fallait s’y abandonner ». Parallèlement, la métaphore spatiale se précise : « il lui semblait que les courants d’air la soulevaient. la terre oscilla. sa tête tournait… toute défaillante… elle se trouva à demi renversée sur le lit ». Or ces séquences ne sont pas sans rappeler les avant-textes de Madame Bovary, où la perte de contrôle des sens passe également par une perte d’équilibre, mais cette fois de façon métaphorique. Avant de s’abandonner à Rodolphe, Emma sent que « la terre oscillait sous ses pieds comme le pont d’un navire » (g2233 f° 259 v°) et « quelque chose de suave comme un nuage d’encens l’enveloppait, cela pénétrait son âme et courait dans sa chair. Elle se sentait défaillir à regarder cet homme ardent et doux qui la suppliait » (g2233 f° 257 v°). De même, Salammbô sera bientôt enveloppée (« un charme infini l’enveloppait », 23660 f° 238 v°) voire pénétrée (« un charme infini la pénétrait », troisième brouillon, 23660 f° 240)20, sans doute sous l’expansion et le déplacement de l’isotopie sexuelle. Le texte biaise et la distorsion des signifiants21 prend une formulation sylleptique ; c’est seulement sur le dernier brouillon (23660 f° 246 v°) que la pénétration deviendra une invasion ou une prise : « elle etait envahie par une mollesse » ou « elle etait prise par une mollesse » (les deux options coexistent dans l’interligne, Flaubert n’a pas encore tranché). Les ressemblances sont donc frappantes, même si les motifs sont textualisés différemment ; le plus troublant cependant est que ces récurrences ne se rencontrent que dans les brouillons, puisqu’elles disparaissent également, non sans laisser de traces parfois (on ne peut donc pas conclure que les corrections de Salammbô sont motivées par le souci de ne pas répéter le texte de Madame Bovary). L’oscillation de la terre est supprimée dans Madame Bovary (après une réinsertion temporaire dans la description de paysage, g2233 f° 256, transcrit
20. Il deviendra sur ce folio une « mollesse » où l’on retrouve celle d’Emma (« Elle tâchait de se dégager mollement », p. 165), et qui réapparaîtra dans L’Éducation sentimentale : « les arbres du jardin frissonnaient mollement » (17608 f° 148). 21. Comme pour la présence du terme baiser. Alors que Flaubert est très préoccupé par les répétitions et les assonances, il ne cherche jamais à résoudre les répétitions du nom baiser ou du verbe baiser, comme si elles constituaient, sous forme de clins d’œil, un avatar de la baisade initiale qui ne peut plus se dire ou se montrer. Les paroles de Mâtho sont « suaves comme un baiser », ses baisers « plus dévorateurs que des flammes », et ensuite Mâtho « baisa tous les doigts de ses mains » (voir aussi son discours direct sur l’esquisse : « baise moi – je t’aime – je t’aime », 23660 f° 250).
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ci-dessous)22 alors que dans Salammbô elle va être modifiée, parallèlement à la transformation de la métaphore spatiale. La circulation dans la chair d’Emma (auparavant située dans « son cœur », g2233 f° 259 v°, comme pour Salammbô, mais Emma apparaît sans doute plus charnelle que Salammbô), qui pour g2233 f° 256 (extrait) (brouillon)
22. Peut-être pour ne pas multiplier les comparaisons dans ce bref paragraphe. Quoi qu’il en soit, il faut constater qu’une métaphore identique est réutilisée plus tard dans le roman et dans un contexte tout à fait différent, Quand Emma lit la lettre de rupture de Rodolphe, « il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue » (p. 211). Donc si le bonheur d’Emma et son malheur peuvent être associés, même temporairement, à un signe identique, les unités textuelles n’ont aucune valeur sémiotique intrinsèque, mais bien l’une ou l’autre de ces valeurs selon le contexte dans lequel elles sont insérées.
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l’instant permet sa défaillance avant la baisade, marque en fait le point d’émergence d’une autre métaphore liquide (plutôt maternelle), celle du lait qui sera déplacée, introduite après la description du paysage (et maintenue dans le texte définitif) : « elle sentait son cœur dont les battements revenaient et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait » (g2233 f° 256, voir page précédente). Comme la thématique de l’espace, liée à la perte d’équilibre, la thématique de la circulation interne est la même dans les avant-textes des deux romans, quoique les termes qui les décrivent soient différents (« huile », « lait »). Pourtant le lait n’est pas loin dans Salammbô : après la baisade, nous l’avons déjà vu en étudiant le phénomène des réseaux au quatrième chapitre, Mâtho « versa pour la rafraîchir du lait sur ses mains » (23660 f° 242), séquence raturée dont il restera cependant une trace dans le texte définitif avec les serpents « couleur de lait » (p. 268). De plus, Emma se sent d’abord défaillir à cause du nuage qui l’enveloppe ; c’est justement ce motif qui permet la transformation de la métaphore spatiale de Salammbô (rappelons parallèlement les nuages du ciel de L’Éducation sentimentale, plus anthropomorphes encore dans les brouillons : « des bandes roses s’allongeaient dans le ciel », 17608 f° 143). Il apparaît sur la quatrième et dernière rédaction, où il se substitue soudain aux « bouffées d’une vapeur chaude » : « un ordre des dieux la forçait à s’y abandonner. des nuages la soulevaient. la terre tournait. et en défaillant elle se renversa sur le lit » (23660 f° 246 v°). Cette résurgence imprévisible (car le détail ne balbutie jamais auparavant), in extremis, du motif supprimé dans Madame Bovary est pour le moins étonnante, même si le nuage par ailleurs appartient bien au système cosmomythologique du roman : il participe d’une part de la présence de l’orage mentionné çà et là dans le récit (et le texte le suggère, en indiquant après la baisade, même dans la version définitive : « la lune glissait entre deux nuages », p. 269) 23 ; et d’autre part, de manière d’ailleurs interdépendante, il est implicitement relié à la divinité et au voile, le zaïmph étant « comme un nuage »24. 23. Que, dans sa réponse à Sainte-Beuve, Flaubert se défend d’avoir pris à Chateaubriand : « Chateaubriand n’a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil, et les uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d’ailleurs que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici, le Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit : il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place. C’est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné la description classique de l’orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois lignes, et à des endroits différents ! » (Correspondance, op. cit., tome III, p. 281). Relevons une fois encore l’association nature Ù divinité. 24. Mâtho dit d’ailleurs à Salammbô dans les brouillons (mais non dans la version publiée) : « moi qui voudrais […] te faire marcher sur des nuages ! » (la séquence est supprimée sur le brouillon 23660 f° 240).
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Voici donc trois scènes parallèles (dans trois romans successifs) aux stratégies narratives identiques, aux enjeux divers, et dont les similarités sont notables ; mais ce parcours situé entre micro et macrogénétique révèle que les brouillons contiennent, bien plus que les versions publiées, tout un système de motifs qui resurgissent dans la genèse des œuvres, accompagnés parallèlement de faits de style récurrents qui ne sont pas de simples tics d’écriture. On voit donc se construire une thématique et une stylistique avant-textuelles communes, comme si Flaubert devait à l’origine répéter, spontanément, des processus créatifs pourtant déjà éprouvés, même s’ils sont anciens. La thématique avant-textuelle est distincte de celle du texte final, comme l’a remarqué Raymonde Debray Genette25, puisque de tels réseaux et schémas sont par la suite effacés, radicalement modifiés ou au contraire récupérés sans finalité aucune (la réapparition tardive et inopinée du « nuage » dans Salammbô en témoigne), car ils sont maîtrisés la plupart du temps par les nécessités contextuelles, stylistiques et diégétiques de chaque texte en formation. Il faut donc voir dans ces phénomènes d’autotextualité bien réels davantage des processus fortuits, même si certaines similitudes sont troublantes (relevant sans doute de l’imaginaire de l’auteur), qu’un dynamisme orienté par lequel l’auteur se serait volontairement inspiré d’un déjà-écrit, au contraire des moments où l’exogenèse s’avère un tremplin inévitable pour permettre à la rédaction de s’élancer.
25. La thématique, « consubstantielle au texte comme à l’avant-texte, […] offre rarement le même type de réseaux dans l’une et dans l’autre », « Hapax et paradigmes. Aux frontières de la critique génétique », art. cité, p. 84.
Pour une macrogénétique
7. Bouvard et Pécuchet magiciens
La meilleure approche qui permette au généticien de rendre compte de la production textuelle au-delà de ce qu’il envisage ponctuellement (par exemple la description de la charogne dans Bouvard et Pécuchet ou le portrait de Salammbô) ou de manière plus élargie (récurrence de motifs, d’objets ou de stratégies narratives), plaquant en quelque sorte sur les manuscrits une recherche guidée au préalable par une investigation théorique (soit : comment s’effectue la production hypertextuelle d’une description ? comment l’autotextualité opère-t-elle dans la genèse ?), consisterait cette fois à respecter le dynamisme global de l’écriture, ce qui devrait aller de soi mais s’avère particulièrement ardu en pratique. Pour un auteur comme Flaubert, qui travaille son texte par segments narratifs avec une ouverture de compas de plus en plus étroite lors du passage à la phase scripturale (tout en multipliant par ailleurs la quantité de folios à corriger), il s’agira de mettre en œuvre une macrogénétique considérant scènes ou tableaux pour suivre la progression du récit1, et par là même de déterminer la formation (et les transformations) de 1. Bien entendu, en génétique l’unité narrative que recouvre le terme « scène » est arbitraire, ne serait-ce que parce que ses frontières sont mouvantes à ce stade (elle peut même disparaître du récit, nous le verrons dans le dernier chapitre) ou parce que la longueur du texte a pu impliquer un traitement différent de ses avant-textes : il n’y a par exemple aucun rapport entre la scène des comices dans Madame Bovary, que Flaubert a mis des mois à corriger, et qu’il a donc sectionnée en divers fragments travaillés l’un après l’autre par commodité (et nécessité) et une scène bien plus brève, telle celle de la magie dans Bouvard et Pécuchet : cette dernière constitue un « tout » homogène se prêtant bien à une macrogénétique, restreinte en quelque sorte.
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l’ensemble d’une scène ; c’est ce que nous allons entreprendre au cours de ces quatre derniers chapitres. L’enjeu n’est pas simple, je le rappelle, car le généticien doit jongler, quasi simultanément, avec de nombreux paramètres : considérer l’organisation de la logique narrative et des éléments et détails qui la constitueront, la mise en place de l’écriture et les processus stylistiques qui permettront de la stabiliser, puisqu’il y a bien, à un moment, effet de saturation (arbitraire ou non) qui bloque nécessairement de plus tardives corrections. On doit ainsi combiner plusieurs fois les dimensions synchronique et diachronique de la genèse, tâche peu aisée. De plus, au stade post-scénarique ayant marqué la planification souvent détaillée, le nombre de folios représente une difficulté supplémentaire (en tout cas avec Flaubert), si bien qu’il n’est pas possible de rendre compte de tous les folios et de toutes les strates rédactionnelles sans prolonger indéfiniment l’analyse – et ennuyer démesurément le lecteur. Le parcours doit se concentrer chaque fois sur des procédés distincts mais que, après analyse, le généticien a jugés assez exemplaires et primordiaux pour concourir, simultanément quoique différemment, à l’élaboration de l’unité textuelle en question. Notre premier exemple reviendra sur le huitième chapitre de Bouvard et Pécuchet, où l’épisode de la magie représente l’une des étapes que franchissent les deux bonshommes au cours de leur quête spirite, s’intercalant, en moins de quatre pages, entre le mysticisme de Swedenborg (dont les descriptions du ciel « parurent à Bouvard le délire d’un imbécile », p. 272) et l’expérience de la « baguette divinatoire » accompagnée des « extases » de Pécuchet (p. 277279), qui permettront une transition avec l’étude de la philosophie, et donc l’oubli du spiritisme. Par sa structure, l’épisode modifie quelque peu le schéma narratif récurrent dans le roman2. Il prend tout d’abord la forme d’un rapide résumé en un paragraphe, soulignant l’échec des deux bonshommes : « Tout rata », puis continue avec une saynète, au cours de laquelle Pécuchet emploie le « cercle de Dupotet », sans autre précision sur le résultat de l’expérience (« Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable »), et s’achève enfin avec la scène de l’évocation du père de Bouvard, à l’instigation de Pécuchet « dont l’exaltation allait croissant ». En voici le texte dans sa version publiée posthume (p. 275-276) : Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là étant un vendredi – jour qui appartient à Béchet, on devait s’occuper de Béchet 2. Que la critique a souvent relevé (voir par exemple René Descharmes, Autour de Bouvard et Pécuchet, op. cit, p. 152 et suiv.) : idée de l’étude justifiée par une croyance qui la rend plus ou moins valide et qui sert d’embrayeur initial (soit, ici : « La magie provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagéré sa valeur. Mais elle n’est pas un mensonge », p. 273), préparation des personnages, expérimentation et abandon après échec.
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premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de gauche, fléchi le menton, et levé les bras, commença : – « Par Éthaniel, Amazin, Ischyros… » Il avait oublié le reste. Pécuchet bien vite souffla les mots, notés sur un carton. – « Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messias » la kyrielle était longue « je te conjure, je t’obsècre, je t’ordonne, ô Béchet » puis baissant la voix : « Où es-tu Béchet ? Béchet ! Béchet ! Béchet ! » Bouvard s’affaissa dans le fauteuil. Et il était bien aise de ne pas voir Béchet – un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège. Où était l’âme de son père ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout à coup, elle allait venir ? Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau fêlé – et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière. Mais une flamme brillait audessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; – et la toile, à demi déclouée, oscillait, palpitait. Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet – et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre, le plancher comme une onde fuyait sous ses talons, le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à grosses volutes, des chauves-souris en même temps tournoyaient, un cri s’éleva. – Qui était-ce ? Et ils avaient sous leurs capuchons, des figures tellement décomposées, que leur effroi en redoublait – n’osant faire un geste, ni même parler – quand derrière la porte, ils entendirent des gémissements, comme ceux d’une âme en peine. Enfin, ils se hasardèrent. C’était leur vieille bonne – qui les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le diable ; – et à genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix. Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même – ne voulant plus servir des gens pareils.
Certes, Bouvard et Pécuchet ne parviennent pas à faire apparaître le mort mais, contrairement à ce qui se produit la plupart du temps dans le roman (et même au début des expériences de magie), l’échec n’est pas littéral, comme si le narrateur se refusait alors à prendre parti. La scène s’interrompt, plutôt qu’elle ne se conclut, avec le départ de Germaine, le récit passant ensuite brutalement à autre chose, c’est-à-dire le sentiment des Chavignollais à l’endroit des deux bonshommes (« il se forma contre eux une sourde coalition, entretenue par l’abbé Jeufroy, Mme Bordin, et Foureau ») et l’arrivée de Marcel comme nouveau domestique (« Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur domestique. À défaut d’un autre, ils avaient pris Marcel »). On peut se demander si cette disposition particulière témoigne d’une conviction sous-jacente (le narrateur croirait à la magie, et donc souhaiterait ne pas trancher), si, plus probablement, l’échec demeure connoté car il transparaît derrière la farce ou si, sur un autre plan cette fois, elle résulte d’un souci de
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variation de la part de Flaubert3. Les éléments comiques sont nombreux : dans l’injonction initiale (« Que ce soit une apparence, qu’importe ! Il s’agit de la produire »), dans la justification du recours au père de Bouvard (Pécuchet « n’avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un cheveu »), dans l’excitation des personnages, qui selon leur habitude transforment leur espace de manière exagérée (« Le muséum était tendu comme un catafalque ») et font venir chez eux la panoplie nécessaire à l’étude, à la fois ingrédients, objets et costumes (« une vieille tête de mort », « deux houppelandes noires, avec un capuchon comme à la robe de moine », « un long rouleau », « encens », « soufre »), avec une trace ironique de l’énonciation du narrateur (« Ils avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur du crâne »). Comique aussi de l’incantation, qui révèle la maladresse de Bouvard (« Il avait oublié le reste. Pécuchet bien vite souffla les mots »), de la peur même des deux bonshommes, avec un autre signe énonciatif concernant Bouvard (« Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet – et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents » ) et bien sûr du décalage qui s’établit entre la réalité (« Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau fêlé ») et l’interprétation des deux magiciens (« Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine »), décalage se retrouvant à la fin de la scène dans la distance qui sépare la question à l’indirect libre (« Qui était-ce ? ») et sa réponse (« C’était ») : Bouvard et Pécuchet imaginent avec terreur découvrir l’esprit invoqué mais ne rencontrent que Germaine, horrifiée car elle « avait cru voir le diable » ; il s’agit bien d’une scène comique et d’une parodie de cérémonie magique. Contre toute attente, ce bref passage a posé à Flaubert de nombreux problèmes d’exécution, les manuscrits en témoignent4. Signe peut-être de lassitude (lorsqu’il travaille le huitième chapitre, Flaubert ne fait qu’entrevoir la fin du premier volume), l’écriture y est parfois illisible et souvent extrêmement difficile à déchiffrer, comme pour la description de la charogne. De plus, 3. Visible dès la conception du roman : « le difficile dans un sujet pareil c’est de varier les tournures » (lettre à sa nièce Caroline, 15 octobre 1874, Correspondance, op. cit., tome IV, p. 878), « le grand danger est la monotonie et l’ennui. Voilà bien ce qui m’effraie cependant » (lettre à Tourgueniev, 29 juillet 1874, Correspondance Flaubert / Tourguéniev, éd. Alexandre Zviguilsky, Flammarion, 1989, p. 155) ; il se poursuit lors de son exécution : « j’ai encore des tas de choses à lire ! et des tas d’effets pareils à varier ! » (lettre à Tourguéniev, 8 décembre 1877, ibid., p. 224). 4. Voici le classement des scénarios (le classement des brouillons est donné cidessous en forme de tableau) : scénarios d’ensemble (sous la cote gg10, que je ne répéterai pas ici), folios 4, 25, 3, 16, 30 ; scénarios partiels : g2252 folios 377, 375, 374, g2253 f° 14, g2252 folios 363 v°, 360 v°, g2253 folios 4 v°, 33 v°, 15 ; scénarios ponctuels : g2253 folios 19 v°, 22 v° (je n’en répéterai pas non plus la cote complète) ; la distinction entre scénarios partiels et ponctuels n’est pas aussi nette pour ce passage.
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l’étape scénarique, qui précède la phase de rédaction proprement dite est très longue puisque, au-delà des scénarios d’ensemble, on peut relever onze scénarios partiels et ponctuels, c’est-à-dire onze strates différentes d’élaboration narrative, certains folios ne couvrant que l’épisode en question (indice de difficultés sur lesquelles l’auteur se concentre plus particulièrement ; on peut le voir d’ailleurs aussi sur plusieurs brouillons). Enfin, les brouillons mêmes de la scène de l’incantation n’évoluent pas d’une façon homogène, ce qui est en général assez rare dans la création flaubertienne : Flaubert semble différer la correction de plusieurs folios, les réutilisant dans le jeu de brouillons qui suit, tandis qu’au contraire d’autres pages se dédoublent, de sorte que le parcours génétique des brouillons prend la forme suivante5 :
1
23 (III)
27 (IV)
2
25 (III)
29 (IV)
28 (V) (S)
3
24 (Q)
26 (R)
Ø
4
Ø
Ø
66 v° (S)
5
Ø
41 v° (R)
43 v° (S)
6
59 v° (163)
57 v° (164)
On constate par exemple que les folios 24 et 26 ne sont pas immédiatement recopiés pour être corrigés lors des étapes postérieures, ou que le folio 28, tout d’abord numéroté V et venant après le folio 29 (numéroté IV) dans le même jeu d’écriture, est re-numéroté S pour succéder ensuite au folio 26 (numéroté R), puis est recopié sur un autre folio, le 66 v°, lui-même corrigé ; on obtient un parcours génétique syncopé, dont les six strates sont hétérogènes.
5. Où la première colonne tente de restituer un numéro de jeu rédactionnel, plus ou moins arbitraire dans ce cas (la numérotation entre parenthèses est celle de Flaubert) ; tous les folios appartiennent au volume g2253. Notons de plus que la scène est ensuite copiée sur le manuscrit autographe (g224 folios 163 et 164), mais le passage est stabilisé sur la mise au net, qui constitue la dernière phase de rédaction (étape 6 ici).
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GENESES FLAUBERTIENNES
De la magie à l’incantation Sur les scénarios d’ensemble contenant le huitième chapitre (ils sont au nombre de cinq pour l’extrait qui nous concerne), comme sur tous les scénarios de Bouvard et Pécuchet, Flaubert est surtout préoccupé par l’aménagement (et le classement) des études qu’entreprennent les deux bonshommes, et le récit en formation ressemble à une liste où l’échec des personnages n’est pas indiqué. Il est en fait implicite dans la forme même de la liste, car pour pouvoir passer à une nouvelle étude, il faut avoir au préalable abandonné la précédente : – hypnotisme. magnetisme. tables tournantes. deviennent à moitié fous. – mysticisme. Swederborg. portent des amulettes. ont envie de se faire protestants. mormons. musulmans. passent dans le pays pr des esprits forts D sont conspués (f° 4).
La magie n’est pas encore visible sur ce scénario général ; ce qui est important, c’est tout d’abord, du point de vue d’une logique à la fois narrative et épistémologique, que l’étude du spiritisme autorise les personnages à revenir « au rationalisme » et donc à passer à la métaphysique (lien avec l’étude philosophique), et ensuite, d’un point de vue fictionnel, que les deux bonshommes soient détestés par les autres, ce qui permettra leur isolement (ces deux niveaux narratifs sont bien entendu interdépendants dans le cas de Bouvard et Pécuchet). La magie apparaît sur le scénario suivant mais n’a pas de statut particulier : hypnotisme, magnetisme, tables tournantes. spiritisme mysticisme, magie. Swenderborg, font des incantations, deviennent à moitié fous. Veulent se faire, protestants, mormons, musulmans. sont Conspués dans le pays (f° 25) ;
elle s’intercale entre le « mysticisme » et « Swenderborg », qui devraient apparemment aller ensemble ; et les « incantations », qui pourraient dépendre directement de la magie, ne lui sont pourtant pas associées. Elles le seront par la suite, sur le quatrième scénario d’ensemble : mysticisme Illuminisme, Swedenborg – magie Eliphas Levy – Font des incantations, ne sortent plus de chez eux, passent pour sorciers vivent la nuit, deviennent à moitié fous (f° 16),
qui contient un document potentiel (Éliphas Lévy ; on a déjà vu que la mention littérale des hypotextes documentaires est aussi l’une des constantes des manuscrits de Bouvard et Pécuchet)6, tandis que Flaubert détaille davantage 6. Consubstantiels à la genèse de tout passage de Bouvard et Pécuchet, les hypotextes documentaires complexifient l’investigation génétique. Quoique leur étude ne soit pas ici notre priorité, nous les croiserons donc nécessairement plusieurs fois dans ce parcours. Je rappelle que la documentation est disséminée dans les milliers de pages
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l’isolement des deux bonshommes, à la fois dans le temps (« vivent la nuit »), l’espace (« ne sortent plus de chez eux »), et dans leurs rapports avec les Chavignollais (« passent pour sorciers ») ; il s’agit bien de conséquences de l’irruption de la magie dans le récit. Si elle était prévisible, notamment à cause des ouvrages lus par Flaubert pour concevoir la partie du chapitre relative au spiritisme7, et si les éléments narratifs qui apparaissent en montrent l’importance narrative (d’ailleurs, sur le folio suivant, f° 30, qui est aussi le dernier scénario d’ensemble, le terme « magie » est souligné, ce qui indique bien une étape à franchir pour les personnages – et à développer par la suite), rien ne permet néanmoins de dire que se dessine déjà une scène spécifique pour faire en sorte que Bouvard et Pécuchet soient « conspués » et pris pour « sorciers » par les autres ; les « incantations » demeurent au pluriel et le récit a l’allure d’un résumé (prospectif) pressé se concluant par un résultat qui n’est pas équivoque : « deviennent à moitié fous ». Notons aussi, sur le dernier scénario d’ensemble (f° 30), la séquence modalisée « se croient presque magiciens », qui établit une double restriction ironique (« se croient », « presque ») par rapport à l’habileté des personnages ; la scène, si scène il doit y avoir, donnera sans doute leur juste valeur aux convictions de Bouvard et Pécuchet et aura bien la prétention d’être comique. qui constituent la substance de l’hypothétique second volume. La fréquentation des hypotextes est antérieure à l’élaboration scénarique (mais elle se poursuit parallèlement à la rédaction) ; or il est difficile de savoir exactement quand Flaubert effectue ses lectures documentaires (c’est-à-dire, par rapport à quelle strate de scénarios) et surtout quand elles deviennent des embrayeurs pour l’écriture. Quoi qu’il en soit, les documents sont littéralement notés sur le quatrième scénario partiel ; on trouve en effet dans les interlignes du folio 14 : « Cahaignet Sanctuaire », « Ségouin », « Cardan dans Dom Calmet » (c’est-à-dire le Sanctuaire du spiritisme de Cahaignet, Les Mystères de la magie ou les secrets du magnétisme dévoilés de Ségouin, et la Dissertation sur les apparitions de Calmet, ouvrages lus et annotés, comme l’indiquent les dossiers de Bouvard et Pécuchet ; cf. g2265 f° 285, dont le fac-similé est reproduit page suivante, en regard d’un folio contenant les notes prises dans la Dissertation sur les apparitions de Dom Calmet). Flaubert déclare, à propos de ce chapitre : « Je commence ce soir mon chapitre VIII, tous les livres étant lus et les notes prises » (lettre à Edmond Laporte, 7 avril 1879, Correspondance, op. cit., tome V, p. 601). On ne peut cependant définir avec certitude ce que cache le verbe commencer : étape d’amplification scénarique ou passage, déjà, à la rédaction ? 7. En effet ils n’établissent pas de distinction claire entre les différents domaines occultes. Par exemple, dans L’Histoire du merveilleux de Figuier il est question de possession, de démons, de prophètes, de Mesmer, de magie, de Dupotet, des tables tournantes (cf. g2265 folios 288, 288 v° et 287) ; il en va de même quand ils sont consacrés à la magie, tel celui de Ségouin (Les Mystères de la magie ou les secrets du magnétisme dévoilés – notons l’ambiguïté du titre, où coexistent magie et magnétisme), où Edmond Laporte a pris des notes sur la magie mais aussi sur le magnétisme, le somnambulisme, la voyance, les extases, les tables tournantes (cf. g2265 folios 299 à 301 v° inclus).
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g2265 f° 285 (Collections Bibliothèque municipale de Rouen.
Bouvard et Pécuchet magiciens
g2265 f° 322 Photographies : Thierry Ascencio-Parvy)
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Sa germination ne va pourtant pas de soi. Dans les scénarios partiels Flaubert ajoute des éléments à ce récit squelettique, mais il lui faut attendre le sixième scénario pour avoir une idée plus précise sur la manière de les utiliser ; son inspiration paraît en retard. Il est d’abord, comme toujours dans cette phase d’élaboration narrative, préoccupé par l’enchaînement du récit, et tâche d’aménager des transitions entre les différents épisodes, même si elles doivent être modifiées par la suite8. De plus, une nouvelle restriction suggère l’échec de l’expérience (sans l’énoncer cependant)9, car maintenant Bouvard et Pécuchet ne font plus des incantations : ils « essayent de faire des incantations » (dès le second scénario, f° 375). L’isolement des deux bonshommes se précise davantage en changeant de nature ; ils passent toujours « pour sorciers », mais ne sont plus « conspués » car, dès le premier scénario partiel (f° 377), ils « inspirent une vague terreur dans la contrée ». Cette terreur est d’autant plus « vague » qu’aucun détail ne vient l’illustrer, mais elle sera décisive à de nombreux égards, car elle contaminera progressivement la genèse de l’épisode. Le troisième scénario contient en effet une correction essentielle : la germination de la peur qu’inspirent Bouvard et Pécuchet semble légitimer l’apparition d’un personnage servant de transition entre l’intérieur et l’extérieur (n’oublions pas que les deux bonshommes « ne sortent plus de chez eux » sur les scénarios). À la phrase « inspirent dans la contrée une vague terreur », qui est raturée, se substituent ces nouvelles séquences : Germaine les quitte, effrayée – D d’ailleurs se trouvant trop mal nourrie car pr avoir des visions ils jeûnent D la font jeûner comme médium – les fait passer pr sorciers – ils inspirent dans le pays une vague terreur (f° 374).
On peut noter, d’une part, la nécessité des justifications (« d’ailleurs ») et la ferveur comique des personnages (la servante est pour eux un cobaye privilégié, comme pour les expériences de magnétisme), et d’autre part, la notion de jeûne, nouvelle dans l’épisode, provenant sans doute de la consultation de documents10. Enfin, le motif des sorciers a trouvé sa situation narrative : 8. Ainsi, sur le second scénario partiel (f° 375), « un rêve qui se trouve réalisé convainc Bouvard », ce qui légitime l’apparition de la magie après le « mysticisme transcendantal » de Swedenborg ; ce prétexte ne sera transformé que sur le cinquième scénario, où il prendra la forme d’un énoncé plus général : « On peut avoir de l’action sur la Nature, par certains moyens inconnus, par des agents non encore étudiés », « Pécuchet croit plutôt au pouvoir des esprits », « Alors ils étudient la Magie » (f° 363 v°) ; soulignons l’apparition interlinéaire de la conséquence, fonctionnant ici comme une sorte de colle logique appliquée a posteriori. 9. Notons au contraire que sur le premier scénario partiel Flaubert indique : « tables tournantes : ça réussit » ; « magnétisme : ça réussit » (f° 377). 10. Voir par exemple cette note copiée par Laporte (bien qu’elle ne soit pas relative à la magie proprement dite) : « La faculté magnétique s’affaiblit par le repos, la bonne chère, la fatigue du corps et surtout par le tabac » (g2265 f° 299 v°), extraite de
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Germaine devient la cause principale d’un élément narratif préliminaire et isolé depuis les scénarios d’ensemble, et selon toute vraisemblance intertextuel lui aussi (« passent pour sorciers »)11. C’est donc bien rétroactivement que s’organise ici la logique du récit, car ses motivations germent à rebours. Les liens narratifs demeurent toutefois fort lâches ; même si Germaine est « effrayée », Flaubert ne songe pas encore à justifier cette peur (seule la juxtaposition avec le syntagme précédent, « deviennent à moitié fous », permet une logique minimale), et surtout, il n’a toujours pas l’idée de la représenter sous forme de scène. Cette dernière n’est visible que sur le premier jet du sixième scénario : incantation nocturne avec fumigations de soufre. Germaine effrayée les quitte – ils lui ont jeté un sort. Marianne la servante de Mme B. D peut-etre le curé l’indisposent Germaine contre contre eux. – D d’ailleurs, elle se trouve elle est trop mal nourrie – car pr avoir des visions ils ont jeûné D l’ont fait jeûner pr faire d’elle un médium plus délicat… Finit par croire qu’ils lui ont jeté un sort Elle les fait passer pr sorciers… ils inspirent une vague terreur dans le pays (f° 360 v°).
Ce qui peut désormais désigner le titre de la scène est souligné (et parallèlement les « incantations » antérieures se singularisent maintenant en une « incantation nocturne »)12 mais les éléments en sont pour l’instant réduits au minimum : « fumigations », « soufre ». C’est que l’attention de Flaubert est ailleurs sans doute : ses difficultés principales viennent de la construction générale du récit, car l’amorce de la coalition des Chavignollais, nouvelle ici, se déplace. Lorsqu’il corrige ce folio, Flaubert ajoute « incantation nocturne avec flambeaux – Germaine effrayée les quitte » après la mention de la « vague terreur », puis rature la phrase et réorganise les informations narratives, comme il le fait quand leur succession lui paraît problématique, si bien
l’ouvrage de Ségouin (op. cit.). Voir aussi la lettre de Laporte sur laquelle nous reviendrons bientôt. 11. C’est un thème qui revient plusieurs fois dans les ouvrages lus par Flaubert : la magie y est condamnée car elle est l’œuvre de Satan. Voir par exemple Gougenot des Mousseaux (La Magie au Dix-neuvième siècle) : « magie, mesmérisme, somnambulisme, spiritisme, hypnotisme, ne sont que satanisme » (g2265 f° 320) ; sur le folio 320 v°, Flaubert commente l’ouvrage ainsi : « il croit que Dupotet et Éliphas Lévy sont des sorciers. haine d’Allan Kardec ; il appelle son livre le catéchisme de l’antéchrist » (notons du reste que sur le premier scénario d’ensemble « Éliphas Lévy » apparaît en même temps que « sorciers »). Voir aussi Dom Calmet (Dissertation sur les apparitions) : « je ne parle point des sorciers et sorcières qui vont au sabbat montés sur un bâton ou une queue de balai, je tiens cela pour fabuleux. Mais pour la jarretière et les voyages faits avec une promptitude plus que naturelle on ne peut les attribuer qu’au démon » (g2265 f° 322, dont le fac-similé a été reproduit p. 169), etc... 12. Nous avons déjà rencontré ce même phénomène de singularisation associé à la germination scénique pour la baisade de Madame Bovary ; voir p.144.
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que la coalition précède alors la scène balbutiante. On peut en voir le résultat, apparemment désordonné, sur le scénario suivant : [ Germaine est mecontente du regime de la maison. elle est trop mal nourrie car on la nourrit trop mal car pr avoir des visions, ils ont jeûné D l’ont fait ils la font jeûner. afin d’en faire un medium plus delicat. abrutie par l’alcool Elle finit par croire qu’ils lui ont jeté un sort. – Marianne D la servante de Mme B. D peut-être le curé, l’indisposent contre eux. Elle les fait passer pr sorciers. ils inspirent une vague terreur dans le pays. ] Elle les qui incantation nocturne avec fumigation de soufre. Elle les quitte, effrayée (f° 4 v°).
Le premier paragraphe est mis entre crochets (indice d’une volonté de suppression ou, plus vraisemblablement ici, de modification narrative) ; Germaine doit figurer dans la conclusion de la scène, mais Flaubert ne sait pas encore précisément comment l’utiliser, c’est-à-dire comment lier la peur de la servante (conséquence de l’incantation) à la peur des autres (conséquence du discours de Germaine, qui les fait passer pour sorciers) ; le récit sera d’ailleurs encore bouleversé13. De plus, si incantation est bien le sémème matriciel de l’ensemble du passage, il faut avouer qu’il demeure fort vague, car le programme narratif qu’il recèle en puissance n’est pas actualisé sous forme de détails (quoiqu’il soit stéréotypé) : une incantation doit en effet avoir un objet précis (qui on invoque), un but recherché (pourquoi) et un discours spécifique à la formule magique (comment). C’est sur ce scénario que germent quelques-uns de ces éléments, d’une manière d’ailleurs très progressive (ce qui montre à quel point l’invention est ici tâtonnante). Entre le détail du soufre et le récit minimal du départ de Germaine, Flaubert ajoute : « pour évoquer un mort », rature « un mort » et lui substitue « Mr Bouvard », et, ajout postérieur : « sous le portrait » ; après quelques corrections le syntagme prend la forme suivante : « sous le portrait du père Bouvard pour evoquer ses mânes ». Il semble que la trouvaille de « Mr Bouvard », point nodal de l’incantation, découle de la distribution des rôles des personnages, que Flaubert essaie d’établir depuis quelques scénarios déjà. Dans Bouvard et Pécuchet, les deux bonshommes sont, paradoxalement, à la fois interchangeables et soigneusement distincts, comme si cette distinction même n’était qu’un prétexte à variations, on l’a remarqué14. Or dès le cinquième scénario (f° 363 v°) Flaubert tâche de dissocier les deux bonshommes, alors que jusqu’à maintenant le pluriel prédominait (« ils ») : Bouvard « a peur de devenir fou que la tête ne lui 13. Ce sont donc ces bouleversements structuraux qui orientent (et figent) la disposition narrative à partir des scénarios, modifications indépendantes du thème de l’échec ; ainsi s’explique le fait que dès l’origine l’épisode demeure sans réelle conclusion et que le récit s’engage sur des voies totalement différentes à la fin de la scène. 14. Voir par exemple Claudine Gothot-Mersch, « Portraits en antithèse dans les récits de Flaubert », art. cité, p. 304 et suivantes.
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en tourne » et « n’aime pas à penser à tout cela » (notons que cette crainte de folie remplace la folie initiale des deux bonshommes, « deviennent à moitié fous », supprimée sur la même page), Pécuchet au contraire « l’y ramène ». Le thème de la peur se dédouble donc une fois encore, tout en permettant de présenter Pécuchet comme l’agent principal de l’épisode. Ainsi se motive sans doute le choix du père de Bouvard (et donc de son portrait) : dans la perspective de toute une série d’effets comiques, le mort que l’on doit invoquer sera lié au plus peureux (et ici passif) des personnages15 ; parallèlement resurgit un objet apparu dans le récit, selon une stratégie narrative que Flaubert utilise souvent dans Bouvard et Pécuchet afin de ne pas clore définitivement les chapitres sur eux-mêmes16 : le portrait du défunt en question, donc nous avons au cinquième chapitre analysé les variations diégétiques et génétiques (je ne reviendrai donc pas ici sur la construction de sa représentation). Sur le scénario suivant (f° 33 v°), le seul détail nouveau provient de l’expansion de la fumigation : « La fumée envahit tout ». Il s’agit d’une exagération qui, d’une part, motive un peu mieux l’épouvante de Germaine, d’autre part connote l’échec des personnages en accentuant l’aspect comique (voire farcesque) de l’incantation ; le problème de la littéralité – ou non – de l’échec n’entre probablement pas en ligne de compte lors de l’étape scénarique du fait même qu’il va de soi, pour Flaubert, que les deux magiciens ne réussiront pas leur nouvelle entreprise17. Les scénarios se consacrent surtout à l’enchaînement narratif et à son amplification problématique : les nouveaux détails sont en effet très lents à germer dans ces avant-textes. Notons encore, par exemple, sur le neuvième scénario (f° 15), la mention des habits des personnages, « vêtements noirs » (stéréotypés et comiques : commençant une nouvelle étude, Bouvard et Pécuchet endossent comme d’habitude, 15. On le voit bien dans les folios suivants : sur le neuvième scénario (f° 15), Flaubert écrit : « Bouvard s’imagine d’interroger les mânes de son père », mais la marge corrige : « Pécuchet voudrait évoquer l’ombre d’un mort » et, sur le dixième scénario (scénario ponctuel) : « Il persuade à Bouvard d’évoquer les mânes de son père », transformé en : « et en revenant là-dessus très souvent il s’y prit de telle façon que Bouvard désira voir les mânes de son père » (f° 19 v°). 16. La version publiée de notre scène en contient deux autres signes : le « muséum » (lieu où s’effectuera la cérémonie) et la « robe de moine » (sous forme de comparant diégétique), tous deux apparus dès le chapitre IV. 17. Sur le cinquième scénario en revanche, l’échec de Bouvard et Pécuchet est littéralement indiqué dans l’interligne : « essayent de faire des incantations, d’avoir des extases. d’avoir des extases – vainement. » (f° 363 v°). Toutefois il paraît ambigu, car la syntaxe de la phrase ne permet pas de dire si cet aspect vain des tentatives des deux bonshommes relève des extases, ou plutôt des incantations, ou même de l’ensemble du passage sur la magie (sur le folio suivant en revanche, la distinction est claire : seules les extases sont vaines, f° 360 v°). C’est sans doute la première manifestation du futur « tout rata » qui, nous l’avons vu, désigne les premières expériences de magie.
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imperturbables, le costume qui semble le mieux convenir à l’étude en question) tandis que sur le dixième scénario, scénario ponctuel que l’on peut voir transcrit ci-contre (f° 19 v°), une plus longue addition vient, au bas du folio, développer le « etc. » prospectif du premier jet. Ce sont les personnages eux-mêmes qui sont effrayés18 ; le thème de la peur fait donc tache d’huile, tout en se répandant sous forme de clichés (« gouttes de sueur », « claque des dents »), clichés qui envahissent les objets mêmes, les deux bonshommes achetant « une tête de mort » alors qu’ils veulent faire apparaître un mort. Mais les « ombres mouvantes » ont bien une explication rationnelle : le « rideau tremble » car la fenêtre est « ouverte », tandis que le texte insiste sur l’absence de savoir des personnages (« sans qu’ils le sachent »)19. Il n’y a rien de surnaturel dans l’expérience magique de Bouvard et Pécuchet ; ainsi leur peur n’en paraîtra-t-elle que plus comique. Il est clair dès ces derniers scénarios que la scène de l’incantation sera placée sous l’égide de l’illusion et qu’elle parodiera les cérémonies magiques20. À la fin de l’étape scénarique le ton est globalement établi, et Flaubert a obtenu un mouvement que l’on peut résumer de la sorte : incantation prononcée par Bouvard, qui immédiatement regrette son geste ; attente de Bouvard et Pécuchet ; irruption du vent et illusion ; peur des deux magiciens (davantage développée dans le cas de Bouvard) puis sensations de Bouvard ; fumée21 et chauves-souris sortant de la cheminée, cri et départ de Germaine. Autant dire que si la logique narrative est plus ou moins stabilisée dans ses
18. Vraisemblablement l’intertextualité sert une fois encore d’embrayeur à ce détail stratégique (et décisif dans la genèse de cette scène) ; les ouvrages lus par Flaubert insistent plusieurs fois sur la nécessité de ne pas avoir peur pendant la cérémonie. Voir par exemple Ségouin (op. cit.) : « l’extase est un état inconnu, qui, pour être sagement dirigé, demande une âme forte et tranquille, car la mort ou la folie peuvent être la conséquence de la frayeur ou du trouble du magnétiseur » (g2265 f° 300 v°). 19. Sur le scénario suivant, transcrit ci-contre également, c’est par un « carreau cassé depuis longtemps » que le vent entre (f° 22 v°) ; ainsi apparaîtra le sème du délabrement, qui envahit progressivement le chapitre jusqu’à la période nihiliste des deux bonshommes ; on l’a déjà trouvé dans la description du portrait du père Bouvard. 20. Illusion qui sera développée dès le scénario suivant (f° 22 v°), par la multiplication des « comme » (« ils sentent comme », « il est comme entraîné ») et du paraître, qui prend la forme du verbe sembler (« il lui sembla qu’une vapeur colorée l’entourait », « le père Bouvard semble peu à peu s’animer »). 21. Découlant dès l’esquisse de la maladresse de Pécuchet (f° 27) : « Pécuchet tourné vers la cheminée y jette des pincées de soufre », corrigé en « paquets de soufre » et, sur le folio 26 (troisième rédaction), en « poignées de soufre » (comme dans la version publiée). Le personnage devient donc littéralement la cause d’une notation initiale (la responsabilité des personnages y était bien entendu implicite), selon le principe d’associations rétroactives que j’ai déjà souligné à propos de Germaine.
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g2253 f° 19 v° (extrait) (dixième scénario ; scénario ponctuel)
g2253 f° 22 v° (extrait) (onzième scénario ; scénario ponctuel)
grandes lignes, il n’en va pas de même pour le texte, bâti principalement sur des juxtapositions de séquences nominales (ou dont les verbes demeurent pour la plupart au présent scénarique). On peut le voir sur le dernier scénario ponctuel (f° 27) qui, par certains aspects, tient d’ailleurs plutôt du premier
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brouillon, car la rédaction s’y ébauche (voir sa transcription ci-contre)22. Nous allons maintenant tâcher de démêler les composantes, apparemment inextricables, de cette rédaction problématique. La formule magique On l’a vu, Flaubert a trouvé dès les scénarios qui évoquer (trouvaille dont l’origine est intradiégétique), mais il n’a pas déterminé le déroulement même de l’incantation, qui ne va germer que par à-coups. Tout d’abord apparaît, dans la marge du folio 22 v°, une liste de noms de démons correspondant chacun à un jour de la semaine, liste qui provient sans aucun doute de documents (que je n’ai pu retrouver dans les dossiers du roman). Flaubert choisit Béchet – plutôt que Acham ou Nabam par exemple, qui produiraient un effet d’étrangeté similaire – pour des raisons qui sont probablement à mettre au compte de l’euphonie (le nom contient l’initiale de Bouvard et répète les sonorités initiales et finales du nom de Pécuchet), et ce choix implique à son tour la précision du jour de la semaine (et non le contraire, malgré ce que la syntaxe de la phrase pourrait laisser croire dans la version publiée ; on a vu qu’ici les motivations opèrent souvent rétroactivement). Également souligné, il donne à la scène un semblant de précision chronologique : « Vendredi Bechet. Viens ici Bechet repeté plusieurs fois », informations recopiées avec une modification notable sur le premier brouillon (où germe la justification : « comme c’était un vendredi, “Bechet”, viens ici Bechet, viens ici Bechet », f° 27 transcrit ci-contre), qui cependant contient toujours : « Bouvard prononce incantation. Mots magiques ». Flaubert ne tente pas de remplir ce vide discursif, si bien que pour l’instant l’incantation avorte : Bouvard « appelle mentalement son ancêtre ». Mais qui dit parodie dit modèle(s) et, pour Bouvard et Pécuchet, les modèles sont déjà disponibles grâce aux nombreux hypotextes compulsés. Or si la formule magique tarde à apparaître, c’est peut-être parce que la documentation manque encore. Documentation de seconde main cette fois, car il s’agit d’une lettre d’Edmond Laporte, qui copie pour Flaubert l’article « Évocations
22. Il est en fait difficile d’établir des distinctions aussi claires dans le cas de l’épisode de la magie car, j’y ai déjà fait allusion, Flaubert ne le corrige pas en continuité, ce qui donne à l’écriture une apparence hétérogène d’un folio à l’autre ; en effet, le folio 23, qui précède le folio 27 dans le même jeu d’écriture, ressemble bien plus à un brouillon qu’à une esquisse ; Flaubert a davantage travaillé le texte qui précède la scène de l’incantation, dont il a différé la rédaction proprement dite. Plus encore : on peut déceler ce principe de progression par tâtonnements dans le fait que les différents segments n’évoluent pas à la même vitesse sur une même page, car certains passages sont visiblement plus problématiques que d’autres.
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g2253 f° 27 (extrait) (premier brouillon)
et conjurations », du Dictionnaire infernal de Collin de Plancy (première édition parue en 1818). Cette lettre se trouve dans les dossiers du roman (au même titre que les intertextes documentaires), et on peut voir sur les pages suivantes l’extrait qui nous concerne, où apparaît clairement la sélection opérée par Flaubert, qui marque certains passages d’un trait dans la marge. Ce qui l’intéresse, ce sont les noms différents de Dieu et les verbes de la formule (folios 294 et 294 v°), ainsi que la notation de l’absence de peur (on a déjà remarqué son importance dans les ouvrages sur la magie : la peur signifie l’échec, allusivement). Ce choix initial entraîne l’élimination de deux aspects importants du document : les gestes rituels disparaissent (Flaubert va imaginer d’autres gestes des personnages) ainsi que tous les éléments religieux, vraisemblablement évacués car la magie est condamnée par la religion, qui n’y voit que sorcellerie (de plus, l’abbé Jeufroy participera à la coalition qui s’organise contre les deux magiciens, juste après la scène). L’autre raison est
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Documentation : lettre de Laporte à Flaubert (g2265 folios 294-295)
(et, pour le fac-similé de g2265 f° 295,
vraisemblablement structurale ; c’est le neuvième chapitre du roman qui se consacrera à la religion. Sélection et insertion sont toutefois deux processus bien distincts, et au vu du brouillon sur lequel Flaubert utilise l’hypotexte, on constate combien il patauge dans cette longue liste de noms (f° 29 transcrit p. 181). En effet il se trompe sur le premier jet et demeure approximatif, écrivant d’abord : « Par Adonaï. Syros ». Adonaï se trouve sur le second folio de la lettre, mais non Syros (dont les sonorités ressemblent à celles de Ischyros) ; de plus, il ajoute « etc. », différant pour plus tard ce nouveau vide à remplir. Cette attente, dilatoire du point de vue de l’expansion textuelle et apparemment illogique (il aurait sans doute été plus simple – quoique moins productif, on va le voir – de copier la liste dès maintenant), ne sera pas sans conséquence. En effet l’ajout interlinéaire, « une kyrielle de noms », désigne la liste tout en la modalisant23, comme si les sentiments éprouvés par l’auteur à la lecture de la 23. L’écriture est si hésitante pour cette scène que Flaubert ne recopie pas toutes les corrections d’un folio à l’autre ; on a plutôt l’impression qu’il travaille son texte par
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Collections Bibliothèque municipale de Rouen. Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
lettre, devant la complexité de cette formule magique, envahissaient le brouillon, et donc la fiction, avec un statut énonciatif indécidable. On peut ainsi supposer que cette confusion a vraisemblablement amusé (ou irrité) Flaubert lui-même (il est d’ailleurs difficile de lire le document en gardant son sérieux)24, lui donnant l’idée d’élaborer la maladresse de Bouvard, d’où la bribes, sans fixer sur le moment l’enchaînement narratif, et que sur le folio suivant certains interstices s’élaborent dès le premier jet (parfois de façon tâtonnante). Cet énoncé modalisé n’est donc pas repris (mais sur le même folio, l’énonciation du narrateur est claire, puisque c’est ici qu’apparaît l’adverbe « même » à propos de la chandelle : « ils avaient même fourré une chandelle », qui se substitue à un autre énoncé modalisé sur le folio précédent : « par excès de persévérance ils avaient fourré une bougie dans son crâne », marge du folio 27). Curieusement, c’est in fine, sur la mise au net, que s’opère un retour à ce stade antérieur, Flaubert ajoutant « la kyrielle était longue » dans l’interligne du folio 59 v°. Son statut énonciatif est toujours aussi indécidable : impression de Bouvard jugeant la formule magique au style indirect libre ou clin d’œil du narrateur intervenant au milieu du discours du personnage ? 24. « J’en ai bientôt fini avec mes lectures sur le magnétisme, la philosophie et la religion. Quel tas de bêtises ! » (lettre à Mme Roger des Genettes, 4 mars 1879, Cor-
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germination d’effets dilatoires dans l’univers fictionnel cette fois, avec la germination interlinéaire de la séquence « Pécuchet sans se déranger l’aide ». Tout comme l’écrivain, Bouvard s’interrompt, et cette rupture de l’énoncé, comique puisqu’elle souligne sa bêtise (s’ajoutant à celle du document), y introduit une amorce de parodie jusqu’alors absente. Rappelons de plus que Pécuchet, depuis le folio 27, jette du soufre dans la cheminée. Le comique est donc double : dans la maladresse du premier personnage, dans la pose du second. Mais pour le moment Bouvard juge l’ensemble de l’incantation dans une formule conclusive : « vraiment c’est trop bête » (bêtise du document implicite), tandis que de nouveaux gestes viennent accentuer le comique : « Bouvard essoufflé s’assoit dans le fauteuil », c’est-à-dire, à cause de l’effort physique nécessité par la difficulté de l’incantation et par sa longueur ; aussi la gestuelle des personnages, qui ne s’élabore que lentement, apparaît-elle dès maintenant comme une composante essentielle de l’humour. Dans la marge du même folio (transcrit ci-contre) Flaubert poursuit sa sélection et remplit le « etc. » du premier jet en utilisant le document. Il se trompe encore : il écrit par exemple « Sedonel t » surchargé en « gayes » suivi de « tolima », et ensuite « tetrammaton » surchargé en « tetragrammaton », alors que « tetragammaton » est clairement lisible dans la lettre (mais il s’agit d’une erreur de Laporte, c’est « tetragrammaton » qui est correct). L’interruption du personnage s’élabore plus bas, dans la marge aussi, et prend la forme de l’oubli : « Bouvard s’arrêta ayant perdu la mémoire », parallèlement au secours de Pécuchet, dans un énoncé qui en accentue la pose comique, puisque ce dernier a maintenant « la tête dans la cheminée » et « soufflait les mots qui sont des noms différents de Dieu ». Flaubert n’avait pas indiqué auparavant que Bouvard comprend ou sait qu’il s’agit de différents noms donnés à Dieu ; toutefois cette explication sera supprimée (elle n’est même pas recopiée sur le brouillon suivant, f° 26, ce qui souligne son aspect transitoire ; voir sa transcription p. 183), rendant l’incantation plus opaque (et sans doute plus amusante car, par son étrangeté, elle demeure incompréhensible pour des nonspécialistes), tout comme la pose de Pécuchet (sur le brouillon suivant) et la lenteur de Bouvard25. Flaubert n’insiste pas trop sur le ridicule des deux bonshommes, alors qu’il est plus souvent visible dans les avant-textes26. Le résultat respondance, op. cit., tome V, p. 564). 25. Qui ne répète les noms que « un à un » ; ce syntagme ne sera pas recopié, non plus que « et Bouvard les répétait » ; ils disparaissent sur la mise au net (f° 59 v°). 26. Notons cependant que l’apparition du carton, sur le troisième brouillon (f° 26), déplace la nature du comique plutôt qu’elle ne l’annule tout à fait, car les mots sont « inscrits pour ce moment d’avance sur un carton », comme si les deux bonshommes savaient déjà qu’ils se tromperaient (ayant pris l’habitude de telles erreurs), tandis que Pécuchet n’est probablement plus représenté « penché sur la cheminée » à cause des assonances en che.
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g2253 f° 29 (extrait) (première partie du deuxième brouillon)
de l’incantation, c’est-à-dire l’échec, est élaboré dans un autre ajout marginal : « Bouvard attend patiemment Bechet qui ne vient pas », suivi d’une formule au style indirect libre, « tant mieux », raturée, Flaubert préférant ici le style indirect : « D Bouvard au fond de lui-même en etait content », faisant allusion de manière implicite à sa peur et servant de transition avec le passage qui élabore son remords, très travaillé. Enfin, au bas du folio, une autre partie de l’hypotexte est utilisée pour amplifier l’invocation à Béchet (qui avait déjà balbutié sur le premier jet). Mais elle est transformée : Bouvard paraît très abrupt, trop même, car si les verbes « obsècre » et « conjure » sont présents plusieurs fois dans le document, le verbe « ordonner » pour sa part n’y figure pas. De même, le dernier ajout (autre transformation du document, dont le rythme ternaire est cependant conservé) produit un effet comique, avec les
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modulations de la voix du personnage : « viens-tu Bechet, viens donc Bechet, et baissant la voix d’une façon mystérieuse : Bechet Bechet Bechet ». Comme d’habitude, l’intertexte documentaire possède donc un statut et une fonction doubles. Informatif, il apporte des éléments qui manquent au texte et favorise ainsi son expansion (il faut en remplir les interstices, nécessité plus pressante encore dans le cas de Bouvard et Pécuchet) ; inséré dans le brouillon, il subit immédiatement des phénomènes de distorsion. Toutefois cette distorsion est ici orientée par le ton général de la scène dès sa conception scénarique ; elle sert d’embrayeur à l’aspect comique du récit et permet de faire jaillir la parodie, tandis que Flaubert renchérit (sans pour autant exagérer), en donnant aux gestes des personnages, inédits, un côté farcesque indéniable. Soulignons de plus qu’il y a, par rapport au programme narratif, une confusion véritable et problématique dans cette partie de la scène (confusion que ne résout pas la version finale) ; en effet c’est le père Bouvard qui doit venir, et non Béchet. La documentation explique que pour faire apparaître un mort, il faut au préalable amadouer le démon correspondant au jour où est pratiquée l’incantation, puis l’utiliser. Il semble alors que, préoccupé par l’insertion de l’hypotexte, Flaubert ait mis de côté (puis oublié) ces intentions initiales, comme si l’arbre lui cachait la forêt. On peut bien sûr y voir une nouvelle erreur des deux bonshommes, mais rien n’y fait jamais allusion dans l’ensemble des manuscrits. Quoi qu’il en soit, le plus difficile paraît accompli : une fois ce folio recopié, l’écriture se stabilise relativement vite pour ce segment. Dans les brouillons suivants en effet les corrections sont minimes, surtout quand on les compare à celles qui se consacrent au reste de la scène. Sur le troisième brouillon (f° 26, transcrit ci-contre) la liste des noms subit une double transformation. D’une part elle se rétrécit (« Otheos » et « Tetragrammaton » n’y sont pas repris, et « Sedonel gayes tolima » est raturé), d’autre part elle s’amplifie dès le premier jet, puisque Flaubert n’avait pas encore noté les noms que Bouvard répète après s’être interrompu, aidé par Pécuchet (« Adonaï », « Sadaï », « Eloy » et « Agla » sont insérés) ; Flaubert continue donc à consulter le document, y puisant aussi la formule latine, temporairement (« Veni, veni, veni »). Au contraire certaines séquences concernant Bouvard disparaissent, et ces ratures produiront un autre effet. À la lecture de la version publiée on a l’impression, de par la succession des séquences, que Bouvard s’assoit dans le fauteuil terrassé par l’effroi27 ; on a vu qu’à l’origine, dans les brouillons, c’est pour une raison seulement physique (il s’assoit car il est 27. On retrouve le phénomène de confusion entre consécution et conséquence, cher à Roland Barthes, et dont la génétique dévoile souvent des aspects insoupçonnés, comme ici.
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g2253 f° 26 (extrait) (première partie du troisième brouillon)
essoufflé). Or « essoufflé s’assit » est raturé ici à cause de la répétition : Pécuchet lui souffle les mots. Comme toujours avec les répétitions et les assonances, l’avant-texte offre des alternatives à trancher, et tout choix peut avoir des conséquences inattendues (quoique légitimées par le contexte). Flaubert essaie de supprimer le verbe relatif à Pécuchet et de retravailler la phrase (« D qui lisait les mots ») ; la tentative avorte et il se ravise, réinsérant « Pécuchet bien vite lui souffla les mots ». Aussi l’action de Bouvard est-elle nécessairement modifiée, et il « s’affaissa » dans le fauteuil (notons de plus la paronomase diachronique : les sonorités se ressemblent d’une couche de correction à l’autre). Il ne perd plus son souffle mais bien son jugement : « vraiment, c’est trop bête » est parallèlement supprimé. Non parce qu’il a plus peur, mais parce que Flaubert a maintenant des problèmes avec le verbe dire, répété trois fois dans ce bref passage sous forme de gérondif ou de participe présent (« Bouvard les répéta en disant », « en se disant », « un instinct lui disant »). Un phénomène identique explique le début de la suppression de la rapide description d’atmosphère qui succède à l’attente des personnages (comme souvent chez Flaubert), insistant sur le calme de la nuit ironiquement éloigné du trouble des deux magiciens. Car les assonances de en sont sans doute trop
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nombreuses du point de vue de Flaubert (« dans », « en disant », « vraiment », « silence », « entendait », « de temps à autres », « mollement ») ; du reste, le verbe entendre est utilisé quelques lignes plus bas, dans les séquences décrivant au style indirect libre les craintes de Bouvard à propos de l’âme de son père : « pouvait-elle l’entendre » (contre toute attente, Flaubert réintroduit dans l’interligne « on n’entendait rien » tandis que la description se réduit28 ; elle disparaît sur le brouillon suivant – f° 41 v°, transcrit ci-dessous : « Bouvard s’affaissa dans le fauteuil. on n’entendait rien. la pluie fine fouettait mollement les vitres. Et il était bien aise de ne pas voir les vitres Bechet »). Autrement dit, g2253 f° 41 v° (extrait) (première partie du quatrième brouillon)
28. On pourrait aussi penser que la description est supprimée à cause de la coprésence des deux énoncés qui signifient sur le second brouillon l’attente des personnages (f° 29), l’un dans le corps du texte (« on l’attend », suivi de la description), l’autre dans la marge (« Bouvard attend patiemment », suivi du remords du personnage), la rature du premier entraînant logiquement la disparition de la description. Il n’en est rien, l’examen diachronique le révèle, et à ce moment Flaubert ne cherche pas à résoudre le problème que pose, pour la syntaxe, la succession des informations et leur répétition.
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ce n’est pas le thème de la peur qui motive les corrections, mais les corrections, d’un ordre stylistique, qui en impliquent l’expansion thématique ; la peur comique du personnage, accentuant l’aspect parodique de l’incantation, est le résultat de phénomènes transformationnels d’un autre ordre, mais qui bien sûr interfèrent avec le contexte, tant les diverses strates de l’écriture en formation se chevauchent. Parataxe, répétition et métonymie La formule magique ne produira pas l’effet escompté (qui s’en étonnerait ?), puisque dès les scénarios Flaubert prévoit une autre conséquence : la peur comique, placée sous l’égide de l’illusion, et n’ayant bien entendu aucun rapport avec l’arrivée de Béchet ou même du père Bouvard. Faisons donc un petit retour en arrière. Sur le dernier scénario ponctuel (f° 22 v°) Bouvard et Pécuchet éprouvent une « angoisse » car ils croient sentir « comme l’approche et le contact d’un être impalpable », en particulier à cause des bougies qui, sous l’action du vent, projettent des « ombres mouvantes » ; le lien entre ces deux notations n’est pourtant pas clairement établi, comme si de leur succession seule résultait une logique minimale. Alors que la peur de Pécuchet est plutôt allusive (« gouttes de sueur de Pécuchet »), celle de Bouvard est détaillée et amplifiée, même, dans la marge du folio ; il y a de l’Emma Bovary dans Bouvard, mais une Bovary ridicule29. Toutefois Flaubert n’élabore pas de cause immédiate, ou tangible, de cette peur, sinon sous la forme de la germination interlinéaire du paraître, dont l’isotopie se manifeste souvent dans ces folios (et dans le texte « définitif »), nous l’avons déjà remarqué : « le père Bouvard semble peu à peu s’animer » (mais l’animation en question n’est pas illustrée). Sur ce folio comme sur le suivant (f° 27, déjà transcrit p. 177) l’écriture a un aspect paratactique qui n’est pas rare, certes, au stade embryonnaire des premiers brouillons ; deux phénomènes y sont cependant remarquables du 29. Comme en témoigne tout d’abord la description de ses pieds : « ses pieds orteils se retournaient dans leurs pantoufles » (f° 27), corrigée en « le plancher se dérobe » puis « le plancher comme une onde fuyait sous ses talons » sur le troisième brouillon (f° 66 v°). Il ressentira enfin « une douleur à l’épigastre » (f° 28) : « une douleur le pinçait à l’épigastre » (f° 66 v°), comme Pécuchet épouvanté par la valleuse lors de l’excursion géologique : « une crampe le pinçait à l’épigastre » (p. 142). Cf. Madame Bovary : « Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait, par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue » (p. 211) ; « le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, et les sillons lui parurent d’immenses brunes, qui déferlaient » (p. 319) ; on a vu que la perte d’équilibre aquatique du personnage était à l’origine présente dans la scène de la baisade (comme pour Salammbô) avant d’être différée ; au-delà de signes autotextuels, on peut y déceler sans aucun doute diverses manifestations de l’idiosyncrasie flaubertienne.
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point de vue de l’expansion textuelle. La parataxe, signe de balbutiements initiaux et scénariques, semble se résorber en une manière de concaténation sémantique. Bouvard se voit « entraîné par un tourbillon » alors que le soufre, dans la cheminée, « s’échappa en tourbillons » (qui remplace « grande fumée ») puis en « grosses volutes » ; les chauves-souris font un mouvement identique, qui tout d’abord « en sortent », sur le folio suivant « s’échappèrent de la cheminée » (f° 28) et, plus tard encore, « tourbillonnaient » avant de « se cogner aux meubles » (f° 66 v° ; la notation auditive du « frou-frou » était sans doute trop légèrement textile dans le contexte de l’épouvante ; ces deux folios sont transcrits ci-contre et page suivante) ou de seulement tournoyer sur le quatrième brouillon (« des chauves-souris tout à coup se cognèrent aux meubles en même temps tournoyaient », f° 43 v°). On peut attribuer cette redondance à un manque d’inspiration ou à un retard de l’invention (je souligne de plus que Flaubert n’utilise pas de documents pour cette partie de la scène), et la rédaction qui tente d’homogénéiser ces détails disparates et ces fragments juxtaposés multiplie un mouvement similaire, mais dont les corrections amenuiseront l’aspect répétitif30. Par ailleurs, ce mouvement correspond bien à la dramatisation du texte (et, au niveau fictionnel, de l’expérience de Bouvard), qui finira par prendre l’allure d’une énumération pressée et brutalement interrompue par la brève séquence « un cri s’éleva », au passé simple, en fin de phrase. Ce n’est cependant que sur la copie autographe que Flaubert décide de séparer toutes ces séquences par des virgules (cf. g224 f° 164), les accumulant en une seule phrase (les points sont bien lisibles encore sur la mise au net, f° 57 v°), comme s’il entrevoyait seulement alors les ressemblances (ensevelies maintenant sous les corrections) et la possibilité de créer un effet dramatique correspondant parfaitement à la peur des apprentis magiciens. La génétique révèle donc des processus scripturaux qui peuvent sembler paradoxaux (mais qui n’en sont pas moins productifs) : la parataxe initiale joue un rôle essentiel dans l’obtention d’un rythme rapide et syncopé, mais par des chemins détournés, si bien que ce résultat n’est plus qu’un avatar, d’ailleurs quasi fortuit, des possibilités que recélait virtuellement l’avant-texte et qui n’avaient pu être tout de suite exploitées. Un phénomène similaire de retard rédactionnel, visible ailleurs dans ces folios, sera productif à un niveau différent. Depuis l’avant-dernier scénario, nous l’avons vu (f° 19 v°), les deux bonshommes s’entourent d’objets pour leur pratique incantatoire, dont la « tête de mort achetée à Chamberlan », pour le moins morbide, et « le portrait du père Bouvard », relique nécessaire à 30. L’impression que ces détails sortent du même moule est également confirmée par d’autres répétitions : le soufre « fait une grande fumée » et les chauves-souris semblent « un nuage faisant un grand froufrou » (f° 27, je souligne).
Bouvard et Pécuchet magiciens g2253 f° 28 (deuxième partie du deuxième brouillon)
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g2253 f° 66 v° (deuxième partie du troisième brouillon)
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l’évocation du mort. Ils sont dès cette étape disposés dans l’espace : « le portrait sous la tête de mort », séquence recopiée sans grand changement sur le dernier scénario : « sur le portrait la tête de mort » (f° 22 v°). À l’origine, Flaubert ne songe donc pas à associer le mouvement des ombres à l’un ou l’autre de ces objets, dont la présence (sinon la fonction) semble se limiter à baliser l’espace, volonté manifeste aussi sur le premier brouillon, qui quadrille l’arrangement obtenu par Bouvard et Pécuchet au moyen d’une phrase schématique : « L’appartement tendu de noir. Quatre Trois flambeaux brûlaient, aromates D encens, sur la table au milieu de la table poussée contre le mur, au dessous du sous le portrait du père Bouvard que dominait la tête de mort » (f° 27). Toutefois Flaubert réutilise ces deux métonymes de mort audelà de la description même (première distorsion des données initiales), après la mention de l’ombre et avant l’élaboration de la peur, sans établir de lien entre ces divers éléments : « la lueur des cierges faisait des ombres mouvantes. la tête de mort avait l’air de grimacer. – le portrait du père Bouvard semble peu à peu s’animer – angoisses, comme le contact, l’approche d’un être invisible ». On obtient pourtant un enchaînement parfaitement logique : sous l’effet des ombres, une tête de mort qui grimace est angoissante, tout comme un portrait paraissant se mettre à vivre31. C’est ensuite que germe la séquence interlinéaire justifiant le détail des grimaces (« une chandelle dans la tête de mort »), immédiatement déplacée puisque Flaubert la travaille dans la marge en l’insérant dans les préparatifs des deux magiciens excités (effet comique que souligne d’ailleurs l’intervention du narrateur). Les deux phrases qui se suivent demeurent donc bien distinctes, alors qu’elles réitèrent l’isotopie du paraître (« avait l’air de », « semble »), selon un processus de répétition sémantique identique à celui que nous avons précédemment relevé (de plus, les grimaces participent également de l’apparence de vie). Ainsi naît, a posteriori, l’illusion qui causera la peur des deux personnages, déjà élaborée. Mieux encore, Flaubert fait ici la trouvaille la plus productive pour l’expansion textuelle, dans l’interligne : « Confusion mélange de l’un et de l’autre » ; sous l’effet de l’illusion, un objet pourra remplacer l’autre, indifféremment. La 31. Les adeptes de la téléologie (il y en a) m’objecteraient ici que cette juxtaposition programme le devenir du texte. Elle le fait, certes, mais pas dans le sens qu’ils croient (Flaubert planifierait déjà les manifestations de l’illusion, alors qu’il est évident qu’il ne sait pas encore comment l’organiser). Cette conception des parcours génétiques me semble méconnaître dangereusement les processus de l’invention et de l’écriture, autant retors que divers, souvent arbitraires, criblés de retournements voire d’erreurs, d’idées nouvelles et spontanées, si bien que la téléologie, ainsi comprise, n’est qu’une illusion (d’ailleurs parfaitement circulaire) produite par la disposition du texte ou de ses avant-textes (et par un examen diachronique trop pressé) ; ce chapitre y fait constamment allusion (espérons-le), même si le problème de la téléologie n’est pas son propos central.
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contiguïté des objets dans l’espace et des détails dans le texte, ainsi que la parataxe (juxtaposition de deux séquences autonomes mais redondantes) sont donc résolues en métonymie : on est loin maintenant du simple souci topographique qui avait à l’origine permis de préciser la configuration spatiale. Cette confusion métonymique n’est pas encore détaillée, et ne sera du reste pas aisée à rédiger, comme on peut le voir avec le second brouillon (f° 28, transcrit p. 187) où l’auteur peine sur le passage, l’écrivant par étapes et le recopiant, l’amplifiant plusieurs fois dans la marge, corrections qui sont autant d’illustrations de la difficile progression de l’écriture. En effet Flaubert ne songe toujours pas à associer les ombres à l’illusion, sans doute gêné par le déplacement de l’angoisse, qui maintenant les suit dans un autre paragraphe (depuis l’interligne du folio précédent) : « la lueur des cierges faisait des de grandes ombres mouvantes. angoisse comme à l’approche d’un être vivant ». Un nouveau détail, le mouvement de la toile, sert alors de prétexte à l’apparence de vie du portrait : « la toile, tenue seulement par les clous d’en haut se bombait, semblait vouloir s’élancer ». Cet énoncé, inattendu car rien ne laissait prévoir une telle dégradation du tableau, germe spontanément et impliquera des bouleversements notables. Pour l’instant, la « confusion » paraît la résultante de cette première illusion, et elle s’établit grâce à plusieurs éléments communs aux deux objets. Ce sont de simples clichés, choisis pour leur aspect morbide ; ils doivent entraîner la peur sans pour autant amoindrir le comique, puisqu’il ne s’agit que d’une erreur d’interprétation des deux magiciens (le paraître est encore répété dans tout le passage) : du morbide au grotesque, il n’y a qu’un pas. De plus, leur « mélange » suit une gradation. Les yeux se confondent, de manière peu claire d’ailleurs (le sujet du verbe manque) : « confond les orbites du squelette, le regard du portrait », puis une tête remplace l’autre : « quelquefois la tête du portrait disparaissant – D on voit à sa place la tête de mort surmontant les vêtements », et enfin les deux objets, ne faisant plus qu’un, sont littéralement fusionnés : « les favoris semblent encadrer les os ». Flaubert modifie ce premier jet en réutilisant le sème de la dégradation que contient le nouveau détail de la toile déclouée. Il se répète, par métonymie, dans l’image représentée : le portrait devient « gâté ». Ici encore, la redondance sémantique sert d’embrayeur à l’expansion textuelle, en plaçant dans un nouveau registre la confusion qui demeurait peu détaillée (alors que l’illusion doit être visuelle, les notations choisies le montrent) et l’ensemble de la représentation en sera transformé. Le parallélisme va s’élaborer progressivement dans la marge, sous forme de détails décrivant la « physionomie » du portrait, nous l’avons vu ; aussi l’idée de la tête grimaçante est-elle abandonnée. La ressemblance s’opère d’abord par l’intermédiaire de plusieurs couleurs, dans une séquence nominale
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prospective : « la tête et le portrait même couleur » ; la tête est « brune » et « couleur de rouille » et le portrait gâté devient « tacheté de plaques brunes et livides »32 (sur le brouillon suivant, f° 66 v°, la répétition sera gommée, les couleurs seront unies et mises à égalité : « une couleur de rouille terreuse les salissait également »). Un nouveau cliché apparaît ensuite, associant métaphoriquement la « chemise » du père Bouvard à un « morceau de linceul » puis, après correction, au « plomb d’un cercueil », qui contient un autre sème de mort, dont j’ai souligné la stéréotypie mais aussi l’aspect particulièrement opaque (la notation du plomb n’est justifiée que sur le folio suivant : « la lourde chemise faisait penser au plomb d’un cercueil »)33. Pour marquer la dégradation, d’autres parties du visage réitèrent symétriquement le vide : le nez est « mangé » ou même « rongé » par de la « moisissure » (image implicite du trou légitimant la ressemblance du portrait et du crâne) tandis que le regard, absent sur le portrait, est figuré par la lumière de la chandelle (de manière implicite aussi), car le regard « semblait s’être réfugié plus haut dans les orbites du squelette »34. Poursuivant cette fois ses corrections dans le corps du texte, Flaubert conserve le mouvement qui autorisait sur le premier jet la confusion des deux objets (mouvement symétrique : le regard du portrait monte dans la tête de mort et le crâne descend sur le portrait : « elle semblait par moments descendre sur les épaules de l’habit noir ») mais il rature l’image synthétique produite par la fusion des favoris et des os35. De plus, la syntagmatique des séquences est
32. Corrections et répétitions sont souvent mêlées, et il ne faut pas oublier que Flaubert travaille toute sa page, dont seule une partie est isolée pour la clarté de l’exposé. D’une part, les plaques deviennent « lie de vin et livides », d’autre part, c’est sur ce folio que la peur des personnages, après le cri de Germaine, est décrite par l’intermédiaire des couleurs de leurs visages ; si Bouvard est « écarlate », Pécuchet pour sa part est « livide », comme le portrait. 33. Ce détail ne sera supprimé que sur la dernière rédaction, sans raison apparente : « Une couleur terreuse les brunissait également. La lourde chemise faisait rêver au plomb d’un cercueil. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière » (f° 59 v°). Quant aux « gouttes de sang » auxquelles font penser les « breloques », elles sont sans doute illogiques dans l’évocation d’un squelette, et disparaissent immédiatement dans la marge (f° 28, transcrit p. 187). 34. Je rappelle que le regard du père Bouvard n’est pas vide dans les descriptions antérieures de son portrait (voir le cinquième chapitre de cet ouvrage). 35. En fait, les brouillons suivants contiennent de nouveaux retours en arrière de l’écriture, puisque les favoris réapparaissent dès le premier jet de la troisième rédaction, quoique temporairement : « une flamme brillait dans les ronds de la tête vide – elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, reposer entre les favoris sur la redingote, prendre ses favoris » (f° 66 v°), alors qu’ils sont réinsérés sur le premier jet du quatrième brouillon (où ils sont maintenus) : « Elle semblait par instants prendre la place de l’autre, reposer sur le collet de la redingote, avoir ses favoris » (f° 41 v°).
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transformée. Celle qui décrit la toile est réécrite après l’élaboration de la confusion, ce qui entraîne une autre concaténation sémantique : la toile « semble vouloir s’élancer » alors que les deux bonshommes ressentent « l’approche d’une haleine », nouvelle symétrie du mouvement que le folio suivant accentuera, puisque la toile y prendra un aspect encore plus anthropomorphe (« la toile à demi déclouée oscillait comme pour s’élancer palpitait »)36. Parallèlement réapparaît la séquence relative à l’angoisse, qui retrouve donc son contexte initial, celui de la peur. La rédaction exploitera sur le brouillon suivant la nouvelle disposition du texte (obtenue en fait bien plus tôt, mais demeurant comme en attente), comblant l’interstice laissé par ce déplacement en liant les deux phrases juxtaposées grâce à une préposition (dédoublée) ; à la parataxe, « la lumière des cierges faisait de grandes ombres mouvantes. la tête de squelette couleur de rouille », se substitue la syntaxe, qui implique enfin, mais a posteriori seulement, le mouvement faisant jaillir l’illusion : « D la lumière des cierges balançait des ombres sur la tête de mort D sur la figure peinte » (f° 66 v°). Il ne faudrait ainsi pas croire que les problèmes de Flaubert se limitent à inventer et homogénéiser des détails ; il est tout autant préoccupé par leur enchaînement phrastique et logique (même à ce stade relativement avancé de la rédaction), et très souvent une modification locale a des conséquences plus globales. On peut en voir un autre exemple avec la focalisation qui, ajoutée, vient soudain désigner l’ensemble du texte sur le second brouillon : « tout cela vu indistinctement à travers l’encens ». Tel un prétexte elle permet d’assigner cette vision aux personnages et d’excuser leur erreur ; elle introduit cependant un nouveau détail accompagné d’un nouvel effet comique : la vision est indistincte car, par excès de zèle, ils exagèrent leur consommation d’encens, comme ils le feront plus loin avec le soufre. Avant de devenir implicite, la focalisation changera de nature, et ce sera cette fois une sensation olfactive qui perturbera Bouvard et Pécuchet : « Ils s’engourdissaient dans l’odeur de l’encens » (f° 66 v°). Elle disparaîtra dans la marge du même folio, « Puis ce fut comme la sensation d’une haleine, l’approche d’un être impalpable »37, ainsi que les justifications (comme souvent dans l’écriture flaubertienne), et les deux bonshommes n’éprouveront plus qu’une sensation confuse sous l’emprise de leur illusion38. 36. Notons là encore la répétition des termes (et des images qu’ils évoquent) : avant d’osciller, la toile « se bombait », tout comme les rideaux qui « se bombaient sous le vent » (f° 28, transcrit p. 187). 37. À ce brusque hiatus temporel Flaubert préférera substituer un effet de progression : « Puis ce fut mais bientôt peu à peu ils sentirent » (f° 43 v°, transcrit p. 197). 38. Une fois encore il faut prendre garde aux systèmes de variation, car les processus sont plus complexes ici ; sur le quatrième brouillon, les deux sensations coexistent. La première est en fait raturée à cause de la chasse aux assonances : « Ils
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Le cri de Germaine Mais Bouvard et Pécuchet ne sont pas les seuls à être victimes de leur imagination ; il y a aussi Germaine qui, pour sa part, croit voir le diable. Nous avons déjà remarqué que l’intervention de la servante est prévue dès les scénarios, où Flaubert utilise à l’origine son effroi comme un simple prétexte narratif permettant d’isoler les deux magiciens du reste de Chavignolles ; la rédaction de la conclusion de la scène y introduit de nouveaux effets comiques dépendant une fois encore de l’attitude des personnages. La peur de la servante se manifeste sur le dernier scénario par un « cri », première notation auditive qui est, il faut le remarquer dès maintenant car ce détail sera important pour la suite de l’expansion textuelle, antérieure d’un point de vue syntagmatique à son explication (quoiqu’elle soit fournie immédiatement) : « Un grand cri de terreur. c’est Germaine qui regardait par une fente de la porte » (f° 22 v°). Ici aussi se retrouve une construction paratactique, sans cause visible ni lien véritable entre les divers éléments ; on doit supposer que la « grande fumée » et les chauves-souris terrifient l’observatrice, qui prend enfin la décision de quitter les deux bonshommes, interrompant en queue de rat l’épisode de la magie. Dès le premier brouillon la terreur se décline sur un nouveau mode (f° 27, transcrit p. 177). En effet le travail de l’interligne et de la marge diffère l’explication du cri (découverte de Germaine), et cette perte de temps narratif (mise en place en fait dès la dernière étape scénarique avec la disposition syntagmatique des informations) va être comblée par divers détails produisant l’expansion du comique. Le premier processus dilatoire, interlinéaire, accentue la présence de l’espace dans le récit : le cri éclate « derrière la porte » (répétition oblige, Germaine observe alors par une « fente de la porte cloison ») ; Bouvard et Pécuchet « hésitent » puis « vont dans le corridor » où ils aperçoivent enfin Germaine. Pourtant il ne s’agit pas seulement de rendre le récit plus visuel en lui donnant une dimension spatiale accrue. En fait, la terreur s’est dédoublée dans le texte, pour l’instant de manière programmatique, puisque le verbe « hésitent » fait allusion à la crainte des deux bonshommes sans la développer immédiatement, alors que le cri de la servante devient simplement « un cri violent » ; c’est aussi une transition qui, tout en réinsérant la focalisation, permet de perpétuer l’illusion de Bouvard et Pécuchet (et la peur qui l’accompagne), car l’origine du cri en question n’est plus tout de suite élucidée, comme si de leur point de vue il était attribuable à Béchet ou au père Bouvard apparaissant, tandis qu’il semble avoir changé de nature. s’engourdissaient dans l’odeur de l’encens. Puis ce fut Peu à peu ils sentirent comme la sensation l’effleurement d’une haleine » (f° 43 v°, je souligne).
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Un nouveau processus dilatoire actualise dans la marge une autre facette de la peur des deux bonshommes, de la sorte esquissée, en la déplaçant grâce à des détails physiques : « ils se regardèrent. leurs figures – différentes dans leurs vêtements funèbres – tellement décomposées qu’ils se font peur à euxmêmes ». Ainsi se redouble le comique : la peur, à l’origine exogène (le cri qui les inquiète se fait vraiment entendre dans l’espace, il ne s’agit pas cette fois d’une illusion), prend en se multipliant un nouvel aspect, circulaire et endogène ; autrement dit, Bouvard et Pécuchet en sont aussi la cause, enveloppés de leurs houppelandes noires, tout comme ils sont la cause de leur propre illusion (si l’on excepte l’irruption du vent) avec la tête de mort qu’ils ont délibérément placée au-dessus du portrait. De même que pour le crâne et le tableau, Flaubert réutilise donc à des fins comiques des objets disposés au préalable dans le récit (les « vêtements funèbres » sont mentionnés dans les préparatifs de la scène). On retrouve parallèlement un procédé identique à celui qui oriente la rédaction de l’incantation, quoiqu’il obéisse à des modalités différentes. Tout en différant l’enchaînement narratif initial, Flaubert rend ses personnages farcesques39, et cette amplification relève bien d’intentions parodiques (même si elles ne dépendent plus ici d’un phénomène de réécriture) ; en effet, la séquence « c’était Germaine » aurait pu succéder directement à celle qui concerne le cri, « alors un cri violent éclata », sans nuire aucunement à la logique du récit40. Les détails relatifs à Germaine ne poseront aucun problème de rédaction. L’explication de sa peur est immédiatement trouvée sur le premier jet du second brouillon (f° 28), ainsi que ses gestes, et au contraire d’autres segments de notre scène ils ne subissent ici que des modifications minimes jusqu’à la copie autographe. Conformément à un processus récurrent dans le roman, selon lequel les croyances des documents sont attribuées aux discours ou aux pensées des personnages, Germaine « avait cru voir le diable » (la magie est satanique) et « priait multipliait les signes de croix » (pour conjurer le sort, 39. La farce était de toute façon déjà visible dans l’espionnage de Germaine dès la germination de ce passage. Il ne faut pas oublier de plus que, quand il le rédige, Flaubert a déjà utilisé le personnage de façon comique plus tôt dans l’épisode, puisque Germaine « acheva de s’alcooliser », ressent des troubles auditifs (« elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait sortir des murs ») ainsi que visuels (« un jour qu’elle avait mis le matin un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu »), et accuse les deux bonshommes d’être la cause de son état : elle « finit par croire qu’ils lui avaient jeté un sort » (p. 274). 40. Phénomène accentué par la seconde correction interlinéaire qu’implique l’excroissance marginale : « vont hésitent. enfin vont dans le corridor », l’adverbe insistant sur la perte de temps causée maintenant par la peur, tout en introduisant une trace de l’énonciation du narrateur.
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elle en appelle à la religion, qui condamne la magie) ; comme souvent avec les brouillons de ce passage, on a l’impression que les idées stimulées par l’intertextualité germent plus facilement que celles qui procèdent de l’invention pure41. En effet, la réaction de Bouvard et Pécuchet entendant le cri n’est au contraire élaborée que lentement, alors que la ligne narrative est en général maintenue. Le second brouillon donne à cet égard une nouvelle illustration des tâtonnements visibles partout dans la genèse de cette scène. Flaubert ne recopie pas littéralement le texte obtenu grâce aux corrections antérieures, la rédaction évolue par à-coups, même sur le premier jet, parallèlement à des ratures qui interrompent le flux de l’écriture, dont les éléments paraissent instables. Plusieurs séquences trouvées sur le brouillon précédent sont réutilisées, certes, mais simultanément transformées. Le cri de la servante par exemple n’éclate plus « derrière la porte », car la porte a été déplacée dans le texte dès le premier jet ; elle sert maintenant à introduire une nouvelle notation auditive prolongeant le cri, conforme à l’absence de savoir des deux bonshommes (et bien entendu à la focalisation), dont elle perpétue l’illusion par un nouvel effet de suspens : « quand derrière la porte ils entendirent des gémissements. comme ceux d’une âme en peine ». L’âme du revenant paraît se manifester et l’expérience avoir réussi, ce qui en rend la chute plus comique encore avec la découverte de Germaine : l’échec des magiciens est ainsi accentué. De même, leur hésitation se modifie en se précisant. Auparavant elle servait surtout de transition pour leur sortie prudente dans le couloir ; ici l’espace a disparu, leur mouvement est implicite et leur hésitation directement associée à la peur : « ils hésitaient n’osaient faire un geste ni même à parler ». Il faut attendre le brouillon suivant (f° 66 v°, transcrit p. 188) pour retrouver le corridor, lui aussi déplacé (d’ailleurs dès le premier jet) dans la représentation des prières de Germaine : « et à genoux dans le corridor », tandis que le mouvement des personnages et la modalisation réapparaissent : « Enfin ils se hasardèrent » (soulignons l’effet comique du verbe). Ce passage de l’intérieur à l’extérieur a cependant failli ne pas être maintenu. Par la forme du verbe et par sa disposition paragraphique (une phrase isolée forme tout un paragraphe) il ressemble trop à cette phrase qui le précède de quelques lignes, « ils se regardèrent ». Le regard est alors raturé et remplacé dans la marge par une question, « qui était-ce ? », qui subsume au style indirect libre les craintes des deux bonshommes et leur discours (à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau
41. La seule hésitation de Flaubert concerne la justification de sa vision, et deux possibilités coexistent, sans être tranchées alors : soit elle regarde « par une fente de la serrure », soit elle « les espionnait par un trou de la cloison », ce qui accentue le délabrement de l’intérieur (Flaubert opte pour la seconde solution dès le brouillon suivant, où il fusionne d’ailleurs l’alternative en une image unique : « par une fente de la cloison », f° 66 v°).
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clin d’œil du narrateur amusé ; l’ambiguïté de la voix narratrice est notable dans ce passage, je l’ai déjà souligné), et qui constitue le symétrique comique du syntagme introduisant Germaine (ce dernier en paraît le répondant dans la version publiée) ; ce n’est ni Béchet ni le père Bouvard, bien sûr, « c’était Germaine ». Selon toute vraisemblance, le verbe regarder était superflu (pour que Bouvard et Pécuchet puissent se faire peur l’un à l’autre, sans doute faut-il qu’ils se regardent), ce qui expliquerait la suppression. Pourtant Flaubert réécrit les séquences « ils se regardèrent » et « ils se hasardèrent » en parallèle sur la mise au net (f° 59 v°), où elles sont… toutes deux raturées ! La sortie hasardeuse n’est réinsérée que sur la copie autographe, c’est-à-dire in extremis. Des phénomènes similaires d’hésitation se retrouvent dans l’élaboration de l’apparence de Bouvard et Pécuchet, qui s’effectue aussi par à-coups. La phrase qui balbutie, « leurs figures différentes dans leurs », avorte. Elle est raturée avant même d’être rédigée, et remplacée par une brève description de leurs visages, sur un mode comique, dépendant encore de la peur : « Bouvard en etait devenu ecarlate bleu », « Pecuchet livide ». Aux « lugubres costumes mortuaires » se substituent des « accoutrements funèbres », le jugement du narrateur devient ainsi plus explicite42 et la rédaction accentue la farce. Il est donc difficile de définir la motivation de la suppression, sur le quatrième brouillon, des détails des visages (« Bouvard en etait devenu ecarlate, Pecuchet livide – D ils avaient D sous leurs capuchons ils avaient des figures tellement décomposées », f° 43 v° transcrit ci-contre), sans y revenir cette fois, ou sur le troisième brouillon de la correction du terme « effroi », remplacé par « émotion » puis par « émoi » (l’effroi ne réapparaît que sur le folio suivant, f° 43 v°) ; la représentation semble un instant dériver, arbitrairement, puisque la peur des personnages est soudain amoindrie (notons qu’aucune répétition ne stimule ici les corrections). On pourrait croire alors que Flaubert se ravise et tente de rendre ses personnages moins farcesques. Pourtant, le détail des capuchons, qui remplace celui des accoutrements (« ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées ») ne saurait participer d’un tel système de variation. Tandis que la modalisation est éliminée, la synecdoque décrit plus visuellement l’attitude des personnages (effet de précision), mais ce faisant, elle a une autre conséquence allusive (effet comique) : non seulement les deux magiciens s’affublent d’accoutrements, mais encore ils en relèvent maintenant les capuchons, allant décidément plus loin dans leur ferveur imitative (nouvel exemple de leur excès de zèle qui se manifeste par bribes ; n’oublions pas de plus qu’à ce moment l’un a toujours le visage « bleu » et l’autre 42. L’expansion métonymique interfère probablement ici aussi avec l’actualisation des détails ; les deux bonshommes ont des figures « décomposées », le portrait semble en décomposition et a des plaques « livides » alors que Pécuchet est « livide ».
Bouvard et Pécuchet magiciens g2253 f° 43 v° (deuxième partie du quatrième brouillon)
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« livide »). Or cette transformation découle d’un processus rédactionnel situé à un niveau différent, celui de la chasse aux assonances bien sûr, car ce sont les répétitions du son men qui préoccupent Flaubert (« accoutrements », « tellement », « augmentaient », « mouvement », « gémissements », « âme en peine », je souligne). Comme dans le cas de plusieurs corrections antérieures, un détail mis potentiellement en attente dans l’avant-texte sert de stimulus pour l’écriture et est réactualisé lorsque les corrections s’imposent (il fait lui aussi partie des préparatifs de la scène : « un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme à la robe de moine », p. 275)43. Le terme « costumes », moins comique certes, aurait cependant pu être maintenu. La modification n’est pas tout à fait indépendante de la thématique du passage, de sorte que effet et finalité en arrivent à se confondre. Tout au long de la genèse de la scène de l’incantation, la progression de l’écriture apparaît fort hétérogène, retenue par des difficultés d’invention ou bondissant brusquement sous l’effet de trouvailles imprévues, non programmées. Il est donc délicat de dégager un vecteur univoque orientant la rédaction au-delà des scénarios, plus encore de découvrir quelque expansion téléologique sous les corrections et leurs motivations parfois inextricables. Un coup d’œil myope laisse croire a priori que Flaubert amoindrit l’aspect farcesque des personnages alors qu’il s’impose presque immédiatement (comme s’ils devaient être comiques mais non ridicules). C’est sans doute le cas, et ainsi peut-on définir l’abandon de plusieurs détails (tels les pieds de Bouvard ou la couleur bleue de son visage). Pourtant d’autres transformations, en particulier sous forme d’additions, vont dans un sens exactement opposé, si bien que le ridicule, amoindri ici, resurgit vite là (la modalisation par exemple s’estompe par endroits pour mieux se manifester ailleurs ; de même, certains gestes comiques des personnages sont biffés ou modifiés, mais de nouveaux détails accentuent leur apparence comique en développant leur gestuelle). Non seulement toute généralisation semble bien compromise, mais encore on doit parfois savoir rester modeste face aux systèmes de variation et à leurs tensions internes si l’on veut éviter de les figer ; la systématisation n’est pas toujours possible – ou souhaitable. Il faut aussi avouer que la macrogénétique, même dans le cas d’une scène assez courte, rencontre de nombreux problèmes méthodologiques. Ils sont tout d’abord matériels : le nombre et l’illisibilité (relative) des manuscrits complexifie, voire allonge l’analyse (et sa mise en œuvre), qui doit être de surcroît illustrée par de multiples transcriptions pour ne pas friser à son tour l’illisibilité. Mais les problèmes qui paraissent plus 43. Toutefois la comparaison diégétique pose ici un problème semble-t-il, puisque la robe de moine n’est jamais représentée avec un capuchon ; il s’agit en fait d’une couverture, et « Mélie avec des cordons, l’arrangea en manière de froc » (p. 159).
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épineux sont surtout d’un ordre théorique : il est ardu de rendre compte des développements de l’écriture d’une manière globale et surtout de les synthétiser, par exemple dans la perspective d’une esthétique de la production du comique dans Bouvard et Pécuchet. Ce n’est pas à dire qu’une telle approche soit illusoire, ou condamnée par avance à seulement mimer les processus qu’elle tâche de découvrir44. Être fidèle aux avant-textes, c’est avant tout en détecter et respecter les difficultés qui, à partir de là, pourront devenir des atouts analytiques ; ici, notre parcours était (paradoxalement) simplifié par les hésitations mêmes de Flaubert, qui n’a pas écrit son texte en continuité mais qui, ralenti par chaque phrase ou segment de phrase, juxtaposant des idées exprimées parfois de façon maladroite, l’a travaillé en suivant de grands blocs (bien visibles sur les folios), correspondant par ailleurs, ce n’est pas un hasard, à des catégories de poétique narrative : incantation (discours direct), espace, objets et effet sur le personnage (description et relation description-récit), réaction et gestes des personnages (récit), par rapport à un thème central, celui de la peur, et en accord avec un contexte défini au préalable (le comique ou la parodie). Aussi l’examen macrogénétique était-il guidé, de force presque, par le cheminement fragmenté des blocs en question. Les scénarios, avec leurs nombreuses strates et leur logique rétroactive (utilisation spontanée de Germaine), mettent en place le ton de la scène en amplifiant et en déplaçant dès l’origine le thème de la peur ; ils révèlent de plus que l’échec des personnages est inhérent à cette amplification thématique mais indépendant de la structure du récit sur laquelle se concentre particulièrement l’attention de Flaubert au début de l’élaboration narrative. La documentation possède un statut ambigu, qui stimule l’invention ou au contraire la freine en soulevant des problèmes d’insertion et d’utilisation, puis la re-stimule avec des transformations qui permettent l’émergence de la parodie, conforme au programme initial de tout l’épisode. Au niveau plus microscopique de l’écriture en formation (indissociable cependant de ses autres composantes, comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises) se retrouvent des difficultés d’exécution similaires, la rédaction ne progressant que par vagues qui en interrompent le mouvement, tout en se recouvrant l’une l’autre, alors que la parataxe est un schéma récurrent dans la formation de ces phrases balbutiantes. Étrangement, le phénomène le plus productif est sans doute celui de la répétition, présent partout : répétitions sémantiques ou lexicales, qui se résolvent en métonymie ou en synonymie, et bien sûr assonances, qui parfois relancent le texte, parfois au contraire le
49. Raymonde Debray Genette l’a rappelé à propos de la genèse d’une description d’Hérodias (dont la rédaction est également fort problématique) ; voir « Les écuries d’Hérodias : Genèse d’une description », Genesis, 1, 1992, p. 111.
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bloquent ou le réduisent, mais qui semblent souvent arbitraires pour le généticien45. Ainsi se révèlent des systèmes de variation, très divers au demeurant, dont la génétique a bien pour tâche de définir les régulations ; il faudrait en fait les confronter à d’autres avant-textes du roman pour voir s’ils représentent une constante de sa genèse ou sont seulement des manifestations, plus ponctuelles, de la lassitude de l’auteur occasionnée surtout par l’écriture des derniers chapitres. Flaubert déclarait à Tourguéniev, alors qu’il venait de terminer la rédaction de ce passage : « J’achève la Magie de B & P et je n’en peux plus ! »46. Certes ! voudrait-on dire. Les brouillons montrent à l’évidence que ce n’était pas un vain mot ; il se sera peu souvent éreinté de la sorte pour obtenir un texte simple en apparence, le comique aura rarement été si laborieux.
45. On a vu au cours de ce chapitre plusieurs exemples de corrections entraînées par les répétitions. Cependant, comme d’habitude il faut au contraire souligner que Flaubert ne tente jamais de corriger les assonances de en (qui le gênent ailleurs dans le passage) dans la description des rideaux, qui « se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait », ou qu’il ne paraît pas voir la répétition des « comme » (présent quatre fois dans cette brève scène). N’oublions pas toutefois que Bouvard et Pécuchet est inachevé ; il est certain que, fidèle à ses habitudes, Flaubert aurait encore corrigé la copie autographe et modifié l’apparence du texte ; les innombrables corrections du manuscrit autographe de L’Éducation sentimentale, par exemple, permettent de l’affirmer. 46. Lettre du 26 mai 1879, Correspondance Flaubert / Tourguéniev, op. cit., p. 268.
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Rien de comique en revanche dans Salammbô, où l’horreur qui sous-tend l’ensemble de la diégèse a fait dès la publication du roman pousser de hauts cris à la critique bien pensante, éloignée des guerres puniques et de leurs atrocités. L’Histoire et les documents consultés par Flaubert (encore eux !) justifient pourtant massacres et détails horribles. Dans son Histoire générale Polybe, après d’autres historiens, qualifie la guerre des mercenaires d’« inexpiable », déclarant : « il n’y en a point [...] où l’on ait porté plus loin la Barbarie et l’impiété »1, si bien que, imposée ou justifiée par les documents historiques, « la violence va donc de soi »2. Pourtant Frœhner lui-même, malgré sa connaissance de l’époque, souligne lors de la polémique de Salammbô le « penchant pour les atrocités » de l’auteur3, et Alcide Dusolier parle également « des cruautés inouïes, des supplices savants, des sacrifices exceptionnels réclamés par les divinités sanguinaires de l’Orient »4 qui foisonnent dans le roman. 1. Polybe, Histoire générale (extraits), repris dans Salammbô (éd. René Dumesnil), Paris, Belles Lettres, coll. « Les Textes Français », tome II, 1944, respectivement p. 199 et 210. 2. Yvan Leclerc, « Notes sur Salammbô », Equinore, 14, printemps 1997, p. 61. 3. Guillaume Frœhner, « Le roman archéologique en France : Gustave Flaubert, Salammbô – Théophile Gautier, Le Roman de la momie – Ernest Desjardins, Promenade dans les galeries du musée Napoléon III », Revue contemporaine, décembre 1862, repris dans Flaubert, Correspondance, op. cit., tome III, p. 1239. 4. Alcide Dusolier, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Revue Française, 31 décembre 1862, repris dans Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Éditions du Club de l’Honnête Homme, tome II, 1971, p. 405-406.
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C’est sans doute Sainte-Beuve qui, à travers ses articles, s’appesantit le plus sur cet aspect du texte, relevant un « acharnement à peindre des horreurs », déclarant le livre « cruel », reprochant à Flaubert de « cultiver l’atrocité » et, surtout, concluant qu’« une pointe d’imagination sadique se mêle à ces descriptions, déjà assez fortes dans leur réalité »5. Flaubert s’insurge, et lui réplique : « franchement, je vous avouerai, cher Maître, que “la pointe d’imagination sadique” m’a un peu blessé »6. Cette réponse est cependant significative car pour les lecteurs de la Correspondance apparaît un décalage évident entre le discours public et le discours privé. En effet dans ses lettres Flaubert se délecte au contraire d’images sanguinaires, plus ou moins détaillées ou exagérées, du reste, selon le correspondant auquel il s’adresse : « mes personnages au lieu de parler, hurlent. D’un bout à l’autre c’est couleur de sang. Il y a des bordels d’hommes, des anthropophagies, des éléphants et des supplices »7 ; « je te prie de croire que je tue les hommes comme des mouches. Je verse le sang à flots »8 ; « j’écris des horreurs et cela m’amuse »9, etc.10. Parmi « les horreurs finales du chapitre XIII »11 figure la fameuse scène de la « grillade des moutards », comme la nomme Flaubert dans sa Correspondance (on retrouve la délectation sadique du discours privé, réfutée dans et par le discours public)12, scène qui a généralement ébranlé la critique contemporaine de la parution de Salammbô. Dusolier y voit un moyen, pour l’auteur, de ne pas être « un simple plagiaire » et de faire preuve d’imagination13 ; Sainte-
5. Sainte-Beuve, « Salammbô par M. Gustave Flaubert », repris dans Nouveaux Lundis, Paris, Michel Lévy, tome IV, 1865, respectivement p. 89 et 71. Quoique dans d’autres termes, cette conception du roman se perpétue étrangement de nos jours ; on définit Salammbô comme « une anthologie d’atrocités. La mutilation est pour ainsi dire l’image clef » (Victor Brombert, Flaubert, Paris, éd. du Seuil, coll. « Écrivains de Toujours », 1971, p. 77), comme « le récit, mené selon une savante gradation d’une série de violences, de punitions, de sévices, de mutilations, de supplices, de sacrifices, de martyres culminant dans l’atroce fin de Mâtho » (Jeanne Bem, « Modernité de Salammbô », Littérature, 40, 1980, p. 20), etc. 6. Lettre à Sainte-Beuve, 3-4 décembre 1862 (Correspondance, op. cit., tome III, p. 281). 7. Lettre à Théophile Gautier, 27 janvier 1859, ibid., p. 11. 8. Lettre à Ernest Feydeau, fin septembre 1859, ibid., p. 41. 9. Lettre à Amélie Bosquet, 24 août 1861, ibid., p. 172. 10. Voir aussi, bien sûr, la lettre à Jules Duplan sur le défilé de la Hache : « J’ai vingt mille hommes qui viennent de crever, et de se manger réciproquement (onanisme à plusieurs, usage des villages). J’ai là, je crois, des détails coquets. Et j’espère soulever de dégoût le cœur des honnêtes gens » (2 janvier 1862, ibid., p. 193). 11. Lettre à Ernest Feydeau, 7 octobre 1861, ibid., p. 179. 12. Voir les lettres à Jules Duplan (25 septembre 1861, ibid., p. 176), à Ernest Feydeau (7 octobre 1861, ibid., p. 178-179), etc. 13. Alcide Dusolier, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 406.
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Beuve souligne également l’aspect improbable de la scène14 en relevant encore le côté sanguinaire du texte15. La réponse de Flaubert est significative : Pour « le passage de Montesquieu » relatif aux immolations d’enfants, je m’insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humains n’étaient pas complètement abolis EN GRECE à la bataille de Leuctes, 370 avant Jésus-Christ). Malgré la condition imposée par Gélon (440), dans la guerre contre Agathoclès (309), on brûla, selon Diodore, 200 enfants ; et quant aux époques postérieures, je m’en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et surtout à Saint-Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelquefois, de son temps.16
Autrement dit, il se met du côté du critique (il s’agit bien d’une « horreur ») en s’abritant cette fois derrière les documents historiques. Le discours privé est pour sa part moins... candide : on y voit Flaubert invoquer Bandole, personnage de La Nouvelle Justine, une première fois en écrivant à Jules Duplan : « Je vais arriver à la grillade des moutards. Ô Bandole, toi qui les noyais dans l’étang, inspire-moi ! »17, et une seconde à Ernest Feydau : « J’arrive aux tons un peu forcés. On commence à [...] brûler les moutards. Bandole sera content ! »18. C’est admettre implicitement une pointe d’imagination sadique et, plus encore, la désigner comme source d’inspiration du passage19. Ces catégories 14. Notons en revanche que Frœhner, malgré ses multiples critiques concernant l’historicité du roman, ne remet pas ce passage en question, il s’élève plutôt contre la représentation de la statue de Moloch (art. cité, p. 1243). Ce qui n’empêche pas Flaubert, excédé sans doute par les critiques de l’archéologue, de lire le contraire et de lui répondre : « dans les sacrifices d’enfants, il est si peu impossible qu’au siècle d’Hamilcar on les brûlât vifs, qu’on en brûlait encore au temps de Jules César et de Tibère, s’il faut s’en rapporter à Cicéron (Pro Balbo) et à Strabon (livre III) » (lettre à Guillaume Frœhner, 21 janvier 1863, Correspondance, op. cit., tome III, p. 296). Pour clore le débat sur la réalité de la scène, rappelons que des découvertes archéologiques datant des années 1920 et du milieu des années trente ont permis de démontrer que, sur ce point au moins, les certitudes de Flaubert étaient fondées (voir Lapeyre et Pellegrin, Carthage punique, cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 240-241). 15. « Cette scène [...] peut avoir sa vérité, et a certainement son horreur » (SainteBeuve, « Salammbô par M. Gustave Flaubert », art. cité, p. 77). 16. Lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862 (Correspondance, op. cit., tome III, p. 282). 17. Lettre à Jules Duplan, 25 septembre 1861, ibid., p. 176. 18. Lettre à Ernest Feydeau, 17 août 1861, ibid., p. 170. 19. Mais le chapitre VII de La Nouvelle Justine ne s’attarde pas sur les horreurs de Bandole et il n’y a pas de scène détaillant le supplice aquatique des enfants (Sade, La Nouvelle Justine, Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1995, p. 571-573). Si intertextualité il y a, c’est en creux : au supplice par l’eau (Sade) correspond, symétriquement, le supplice par le feu (Salammbô) ; à l’absence de représentation (Sade) se substitue une représentation détaillée (la grillade) qui n’insiste pas vraiment sur l’horreur du tableau (on y reviendra bientôt).
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sont certes relativement subjectives ; il faut pourtant avouer qu’à la lecture du texte définitif le souvenir de Sade paraît lointain, malgré les dires des contemporains de Flaubert (p. 330-332) : Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle ; – et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l’éternité. Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles ; et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d’être reconnus. Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras ; et il regardait par terre. De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui ; baissant sa tête chargée d’une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées ; il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait. Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! » et la multitude à l’entour répétait : « Des bœufs ! des bœufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : « Verse la pluie ! enfante ! » Les victimes à peine au bord de l’ouverture disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie ; et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate. Cependant l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l’année solaire ; mais on en mit d’autres ; et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers. Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu’à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse. À mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le
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nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les hurlements d’épouvante et de volupté mystique. Des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient épuisés ; alors, on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; – et les pères dont les enfants étaient morts autrefois, jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville et jusqu’à la région des étoiles. Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l’hélépole, ils regardaient béants d’horreur.
S’il est possible de qualifier cette scène de sadique, ce n’est pourtant pas du point de vue de la représentation même des enfants. Elle est à cet égard peu détaillée, peu descriptive, et Flaubert ne semble pas avoir ici multiplié les effets, alors que cela aurait été facile dans un tel contexte et qu’il l’a du reste déjà fait ailleurs dans le roman (mais non à propos d’enfants, soulignons-le)20. L’horreur est visible à travers l’aspect immobile et passif des victimes innocentes (opposé au mouvement de la foule), par leur nombre que soulignent l’itération interne (« Chaque fois que l’on y posait un enfant ») et la durée paradoxalement illimitée (« Cela dura [...] indéfiniment, jusqu’au soir »), leur multiplication simultanée (« on les empila sur ses mains »), dans le signe de la disparition, répété par le texte sur un mode métaphorique (« ils semblaient de loin disparaître dans un nuage », « les victimes [...] disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie »). Elle est surtout, visuellement, condensée sous la forme de trois détails : « quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers » (modalisés par l’adverbe « même », avant le point d’orgue évoquant un Moloch ivre) ; « Des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges » lorsque le
20. Voir ces quelques passages dans le même chapitre : « le plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une pluie d’étincelles s’éclaboussait contre les visages – et des orbites sans yeux semblaient pleurer » (p. 302) ; « On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang » (ibid.) ; « Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des bras et des jambes à moitié sortis d’un monceau se tenaient tout debout » (ibid.), etc.
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sacrifice prend des allures de délire ; « on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons » dans le silence des instruments, le texte se chargeant alors d’effets sonores : Flaubert n’a pas évité les assonances. Ces détails morbides exceptés, l’horreur apparaît en fait davantage métonymique. Elle vient du thème matriciel (un sacrifice de jeunes enfants), est soulignée par un lexique répétitif et somme toute prévisible (« horribles », « terreur », « horreur », « terreur », « horribles », « épouvante », « horreur »), par la pose des personnages (Hamilcar, le Grand-Pontife, les Dévoués et surtout les Barbares, spectateurs qui finalement jugent les Carthaginois, « béants d’horreur ») et le mouvement même de la scène, représentation d’une hystérie collective qui s’enfle progressivement21, sur un rythme qui va s’amplifiant22, avec les cris multipliés23 dans la lumière rouge et noire24. Notons que la violence de ce tableau est placée sous l’égide de la vue (lumière) et de l’ouïe (bruit), comme l’indique d’ailleurs la dernière phrase, mais que Flaubert n’y a jamais développé l’odeur des chairs en train de brûler par exemple, que le contexte de la crémation aurait pourtant pu légitimer. Par leur nature et leur fonction, les manuscrits font bien à l’origine partie du domaine privé et l’on peut supposer, après la lecture des lettres relatives à la grillade des moutards, que Flaubert s’est tout d’abord laissé aller à décrire force détails sadiques qu’il a progressivement adoucis, en pensant par exemple à la censure. Je m’intéresserai donc à la génétique de l’horreur dans le roman en prenant appui sur cette scène, sans m’attarder sur les préliminaires et préparatifs du sacrifice, annoncés et d’ailleurs expliqués longtemps avant dans le récit (voir p. 318 et suivantes), mais en me limitant plutôt au texte du sacrifice en cours, tel qu’il a été cité auparavant, et tout en croisant une fois encore les hypotextes documentaires, différents certes de ceux de Bouvard et Pécuchet mais essentiels ici aussi à la genèse de l’œuvre, ce qui n’étonnera plus personne dans le cas de Flaubert. L’examen macrogénétique tâchera ainsi de démêler les processus de formation et de transformations que recèlent les manuscrits 21. « la frénésie du peuple augmentait », « hurlements d’épouvante et de volupté mystique », « tous voulaient leur part du sacrifice », « On s’entr’égorgea ». 22. « un grand cercle qui se contractait et s’élargissait », « le vertige de ce mouvement », « les bras d’airain allaient plus vite », « mouvement vertigineux des horribles bras ». 23. « ce mouvement tout plein [...] de cris », « en vociférant », « les dévots criaient », « les uns criaient de les épargner », « On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les hurlements », « les cris des mères », « rugissaient comme des tigres ». 24. « mouvement tout plein de sang », « une petite masse noire », « l’ouverture ténébreuse », « la sombre draperie », « Hamilcar, en manteau rouge », « une plaque rougie », « la grande couleur écarlate », « éclat plus sombre », « complètement rouge comme un géant tout couvert de sang », « les remettre aux hommes rouges ».
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dans une perspective thématique et narratologique, c’est-à-dire qu’elle devrait permettre de voir comment la mise en scène du sacrifice dans les brouillons permet l’émergence de l’horreur et affecte la représentation des moutards. Intertextes documentaires On sait que la source principale de Salammbô est Polybe et que ce dernier demeure quasi muet sur le siège de Carthage ; Flaubert a alors dû se livrer à un formidable travail d’induction25 à partir de documents divers, comme le suggère sa réponse à Sainte-Beuve26. En voici dès maintenant la liste, indiquée par René Dumesnil dans son édition de Salammbô (op. cit., p. 189-190) : Cicéron, Pro Balbo ; Saint Augustin, Œuvres (Paris, Gaume, 1836-1839 ; VII, 286) ; Silius Italicus, Puniques (Paris, Panckouke, 1836-1838 ; IV, 13) ; Tertullien, Apologie (Paris, Nisard, 1845 ; VIII) ; Strabon, I (253, 328, 364) et III (290, 291, 344), à laquelle il faut ajouter les Guerres de Carthage contre Agathoclès de Diodore de Sicile (XX, 14). Flaubert a peut-être trouvé l’idée d’associer les enfants avec le feu, et donc avec Moloch, dans la Bible puisqu’il a écrit sur un folio préparatoire contenant diverses notes : à sa naissance on passait l’enfant dans le feu. C’était le sacrifier à Moloch et faire qu’il n’eût pas besoin plus tard d’être brûlé – et comme il était désormais purifié par le Dieu il devenait plus robuste. Cette cérémonie valait de l’argent aux prêtres. Mais pendant le siège, le peuple plus féroce qu’eux exige des sacrifices effectifs (23662 f° 201 v°),
et qu’un passage de Cahen indique : « chez les Chaldéens et les anciens Égyptiens, l’usage était de vouer les nouveaux-nés à Moloch [...] par le moyen d’une brûlure, ou en les faisant passer par le feu »27. Aussi est-ce imaginer 25. C’est ainsi qu’il le qualifie dans une lettre à Jules Duplan : « il faut auparavant que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable » (10? mai 1857, Correspondance, op. cit., tome II, p. 713). 26. Le manuscrit 23662 f° 157 v° contient des notes que Flaubert a copiées en vue de ses réponses à Sainte-Beuve et à Frœhner ; on peut y lire à propos du sacrifice des enfants : « malgré les défenses d’immolations d’enfants faites par Darius et Gelon – on en brûla dans la guerre d’Agathocles (Diodore) 200 sans compter 300 personnes qui se jetèrent volontairement dans les flammes » et, ajoutées plus bas, les notes suivantes : « 60 ans avant J.-C. César détruisit à Gadès invoteratam quamdam Barbariam Ciceron Pro Balbo », « Dans toute l’Espagne au temps de César, d’Auguste et de Tibère on égorgeait les prisonniers à Moloch, Strabon Cro III » et, nouvel ajout : « voir Silius Italicus Eusèbe St Augustin ». Je rappelle que le dossier contenant les notes sur la controverse de Salammbô a été publié par Isabelle Strong (voir « Flaubert’s Controversy With Frœhner : the Manuscript Tradition », Romance Notes, XVI, 2, Winter 1975, p. 283-299). 27. Bible de Cahen, tome I, p. 224 : « Notes supplémentaires » (cité par Fay et Coleman, Sources and Structure of Flaubert’s Salammbô, op. cit., p. 47).
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initialement un rapport entre les enfants et l’idée de sacrifice (sous le signe de Moloch), inévitable sans doute avec le sujet de Salammbô. De plus, alors que sur d’autres folios Flaubert précise que « le sacrifice sanglant est pour se réconcilier avec les Dieux, leur donner à manger » (23658 f° 65 v°, sème de la voracité que l’on retrouvera souvent) ou que « la mort des enfants était aussi pour purifier la Ville. – purifier par le feu » (23662 f° 218), il semble s’être livré, pour justifier la scène dans le récit, à une paraphrase et une transposition de Diodore racontant un autre siège, celui d’Agathocle28 : Assiégés par Agathocle qui les avait défaits dans la presqu’île du cap Bon (310 av. J.-C.), les Carthaginois se reprochèrent de s’être aliéné Kronos (BaalHammon) parce qu’ils lui avaient autrefois offert en sacrifice les enfants des plus puissants citoyens, qu’ils avaient plus tard renoncé à cet usage en achetant des enfants secrètement et en les élevant pour être immolés à ce dieu. Des recherches établirent que plusieurs de ces enfants sacrifiés étaient des enfants supposés. En considérant toutes ces choses, et en voyant de plus les ennemis campés sous les murs de la ville, ils furent saisis d’une crainte superstitieuse et ils se reprochèrent d’avoir négligé les coutumes de leurs pères à l’égard du culte des dieux. Ils décrétèrent donc une grande solennité dans laquelle devaient être sacrifiés deux cents enfants choisis dans les familles les plus illustres ; quelques citoyens en butte à des accusations offrirent volontairement leurs propres enfants, qui n’étaient pas moins de trois cents. Les enfants étaient ainsi sacrifiés.
Quoi qu’il en soit, le fait que le sacrifice des enfants ne fasse « aucun doute » dans l’esprit de Flaubert est d’abord visible dans les scénarios du roman. Avec quelques nuances toutefois, qu’il convient de souligner. Alors que dans les scénarios d’ensemble la totalité du récit ne tient que sur une ou, plus rarement, quelques pages, des sacrifices sont déjà mentionnés à propos du siège de la ville (c’est le seul détail qui décrit le siège), au même titre que, ailleurs dans le récit, le « départ des mercenaires » ou la « prise de Mâtho » par exemple, comme sur cet ancien folio qui est le troisième scénario d’ensemble : « siège de Carthage. – sacrifices à Moloch » (23662 f° 238). C’est pourtant sur un manque représentatif qu’ils s’établissent, puisqu’ils ne sont pas précisés, et la brève séquence ne contient même pas le terme enfants29. Bien entendu, il est possible (mais non certain) que Flaubert en ait une idée plus nette et qu’il projette ici une scène (malgré l’utilisation notable et ambiguë du pluriel), inspiré en cela par ses lectures préliminaires ; si c’est le cas, elle n’apparaît néanmoins pour l’instant que comme l’un des supplices qui foisonnent sur ces folios (« supplice de Giscon », « funérailles diverses après les supplices », « supplice » de Mâtho, 23662 f° 180). Sur le scénario 23662 f° 203, le sacrifice (toujours écrit au pluriel) est bien cette fois associé aux enfants : « sacrifices d’enfants » et Flaubert a rajouté la note biblique au bas de la page, en 28. Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241). 29. Voir aussi 23662 folios 182 puis 180.
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l’abrégeant légèrement : « Au lieu de brûler les enfants on les faisait passer par le feu. Cette cérémonie valait de l’argent aux prêtres. Mais ici le peuple plus féroce qu’eux en exige pour tout de bon ». L’avant-dernier scénario d’ensemble ne contient plus le titre générique « sacrifices » mais l’image de la dévoration, « Moloch dévore les enfants », tandis que la première touche de couleur (rouge, évidemment) germe dans l’interligne, avec une comparaison significative : « les prêtres de Moloch, comme des bouchers, rouges de vêtements et de teint, des gladiateurs pontificaux » (23662 f° 202). On peut donc être certain qu’à ce stade Flaubert sait qu’il élaborera une scène dont les premiers éléments narratifs se fondent, dès leur origine, sur la violence30. C’est cependant le dernier scénario d’ensemble qui est le plus significatif et qui soulève d’ailleurs plusieurs problèmes, car la scène s’y profile selon certaines modalités thématiques et génétiques qu’il convient de définir : Grillade. Moloch dévore les enfants. – tambourins et musique autour. on leur met un baillon pour les empêcher de crier. Quelques-uns jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts avec leurs os, leurs habits et leurs jouets. – crépitement de la graisse qui tombe sur les charbons – grand silence coupé de grands cris – (23662 f° 204)
Ce passage frappe par une sorte d’ambivalence entre, paradoxalement, la précision et l’imprécision. Le récit même de la grillade n’est pas développé et son déroulement demeure squelettique (« Moloch dévore les enfants »), mais des détails très précis déjà (phénomène remarquable au stade du scénario d’ensemble) en représentent l’atmosphère (effets auditifs : musique, cris et surtout l’un des fameux silences flaubertiens), avec l’idée sous-jacente d’une amplification du sacrifice, puisqu’il semble se perpétuer au-delà de la mort (« quelques-uns jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts ») sous le signe répété de la grandeur (« grand silence », « grands cris »). Les enfants eux-mêmes sont passifs, « on leur met un baillon », sème de l’empêchement que nous retrouverons transformé et déplacé. À l’absence de cris des enfants correspondent symétriquement les « cris » de la foule, tandis que le détail de la « graisse » semble bien le métonyme et peut-être le générateur de l’horreur dans le passage : il en traversera d’ailleurs toute la genèse et sera très peu corrigé. Il est d’autant plus rempli de présuppositions qu’il demeure tout à fait indéfini et anonyme, comme si Flaubert le jugeait inassignable, se refusant de le lier littéralement au corps des enfants, alors qu’il n’y a bien sûr pas d’autre 30. On a déjà repéré des processus semblables dans la genèse des scènes de la baisade de Madame Bovary et de la magie dans Bouvard et Pécuchet. Dans ce cas, le passage du pluriel au singulier n’est pas littéral, mais le déictique « ici » (« mais ici le peuple plus féroce qu’eux en exige pour tout de bon ») signale la singularité de l’événement, et donc l’arrêt du récit sur une scène spécifique.
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explication possible. Dès ce folio germe donc, en filigrane, l’un des modes de signifiance de la représentation du sacrifice : l’horreur du détail précis et remarquablement concret, qui refuse cependant d’être littéral, permettra à la scène de s’amplifier par le non-dit et la suggestion. Le problème, pour nous, est que cet avant-texte constitue la première élaboration (encore parcellaire, certes) de la grillade ; or une bonne partie n’est que la copie quasi littérale d’une note : « on met un baillon aux enfants pour les empêcher de crier. Quelques-uns par dévotion jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts avec leurs os et leurs habits » (23662 f° 202 v°). De plus, d’autres détails laissent supposer que Flaubert est en train d’utiliser l’Histoire romaine de Michelet, où l’on peut lire : « ce dieu avide demandait des victimes humaines ; il aimait à embrasser des enfants de ses langues dévorantes » (signe oblique de la dévoration déjà esquissée sur le folio précédent), et surtout qu’il y avait alors « des danses frénétiques, des chants dans les langues rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare »31. De par son origine (éléments extraits d’un folio de notes), et comme le suggère de plus cette concordance avec le texte de Michelet, il est possible que ce développement initial ne soit en fait que le résultat de l’insertion d’hypotextes documentaires. Le scénario partiel n’apporte pour sa part aucune modification à la grillade sur le premier jet. Mais c’est sur ce folio que Flaubert trouve l’idée de la conclure par le regard des Barbares dans l’ajout interlinéaire final, la clausule étant déjà injectée du passé fictionnel (à l’imparfait duratif, qui éternise la vision apeurée) : « et les Barbares qui voyaient cela avaient peur » (23662 f° 205). Par cette brusque distorsion du point de vue, l’acte religieux est transformé en acte de barbarie32 : ce nouveau et dernier regard, extérieur au rite du sacrifice, permet de juger l’ensemble de la scène en soulignant une fois encore sa violence. Le mouvement en est ainsi esquissé jusqu’à la conclusion. Il reste maintenant à l’amplifier, c’est-à-dire élaborer le sacrifice proprement dit puisque, du fait peut-être que Flaubert est limité par ses documents, les scénarios l’ont jusqu’à présent laissé de côté.
31. Michelet ne parle pas ici de Carthage mais de Moloch en général ; on retrouve donc le phénomène de transposition déjà mentionné. L’utilisation de Michelet est confirmée par le scénario 23662 f° 202, où Flaubert décrit pendant le siège « la ville tendue de noir » tandis que Michelet explique qu’à Carthage, « dans les calamités publiques, les murs de la ville étaient tendus de drap noir » (Michelet, Histoire romaine [extraits], repris dans Salammbô, éd. René Dumesnil, op. cit., p. 192 ; remarquons pourtant que Michelet utilise ici Diodore) ; Flaubert ne maintiendra pas ce détail, mais les enfants seront couverts d’un voile noir. 32. Voir Yvan Leclerc, « Notes sur Salammbô », art. cité, p. 61.
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Mise en scène Flaubert travaille le mouvement sur trois scénarios ponctuels en octobre 186133, mais le récit est loin d’être fixé et apparaît peu détaillé par rapport à d’autres scénarios ponctuels flaubertiens. Le premier est très court et ne contient que de rares modifications des données antérieures34 ; sur le second en revanche (23661 f° 210), dont on peut lire la transcription partielle ci-dessous, la scène tient sur un folio et Flaubert tente d’y aménager à la fois ses préparatifs (position des personnages, description de la statue) et son déroulement. Il 23661 f° 210 (extrait) (deuxième scénario ponctuel)
33. « Je vais commencer après-demain le dernier mouvement de mon avant-dernier chapitre : la grillade des moutards, ce qui va bien me demander encore trois semaines » (lettre à Ernest Feydeau, 7 oct. 1861, Correspondance, op. cit., tome III, p. 178-179). 34. Voir 23661 f° 148 v°, non transcrit ici. Notons seulement l’idée d’un sacrifice progressif indiqué par « Premier qui commence – puis d’autres », jusqu’à des « vertiges », progression visible aussi dans l’ajout marginal : « ils y jettent différentes choses puis choses de plus en plus précieuses qu’ils y mettent successivement pour s’exciter au sacrifice ».
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s’agit donc tout d’abord d’introduire une progression dans le sacrifice, de le mettre en scène, comme le montrent plusieurs éléments : « les pretres de Moloch commencent à se faire des entailles », « de plus en plus precieuses », « puis les autres » ; cette progression sera bien entendu placée sous le signe de la violence (« supplices atroces de quelques fidèles », ce sera le rôle des Dévoués ; voir aussi le verbe exciter – trace de sadisme, diraient certains – répété trois fois sur le folio) pour aboutir à un « vertige » et enfin à la désignation du sacrifice par le point de vue des Barbares, plus élaboré : « et les Barbares montés sur leurs machines restaient beants voyant cela avec horreur ». On remarquera, une fois encore, l’absence relative des enfants dans le récit et dans le texte du premier jet. Quoique « au premier rang », ils sont seulement visibles à travers un nouveau signe d’empêchement, substitué au bâillon (trop violent ?) antérieur : « avec un voile noir sur la tete pr qu’ils ne puissent voir – D qu’on ne puisse les reconnaître » (ainsi apparaît, parallèlement, une nouvelle touche de couleur). Un ajout postérieur les détaille davantage : « bras descendant jusqu’à terre – prennent les enfants (mecanisme) remontent comme pr les porter à sa bouche – la victime roule dans une fournaise rougie de feu à l’interieur – on crie “Oh Seigneur Feu ! Mange !” »35. C’est perpétuer doublement l’image de la dévoration (« bouche », « mange »), multiplier les cris dans le texte (« on crie »), mais aussi montrer pour la première fois le sacrifice même. Or cette représentation est pour le moins déceptive, car il est notable que ce fragment narratif et discursif germe plutôt par rapport à la description de la statue (« mécanisme »), dont l’invention est vraisemblablement ici la préoccupation principale de Flaubert, la marge en témoigne. On retrouve ici, en fait, le problème de la narrativisation des hypotextes, car ces séquences proviennent d’au moins deux documents différents. Le premier est de Diodore, qui décrit ainsi le siège d’Agathocle : « Il y avait une statue d’airain représentant Kronos, les mains inclinées et étendues vers la terre, de manière que l’enfant qui y était placé roulait et tombait dans un gouffre rempli de feu »36 ; le second est encore de Michelet qui dit, à propos du même siège : « Lorsque Agathocle assiégea Carthage, la statue de Baal, toute rouge du feu intérieur qu’on y allumait, reçut dans ses bras jusqu’à deux cents enfants et trois cents personnes se précipitèrent encore dans les flammes »37. Tout en continuant à se livrer à son processus d’induction, Flaubert opère une véritable fusion d’hypotextes hétérogènes38. Il 35. Voir aussi le signe religieux, marginal : « pr que les enfants soient plus Saints on leur met des bandelettes » ; Flaubert le maintiendra et l’élaborera sur plusieurs folios, mais finira par le raturer (sur 23661 f° 228 v°). 36. Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241). 37. Histoire romaine, ibid., p. 192. 38. Notons aussi, ajouté sur ce folio, ce détail morbide concernant les prêtres de
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utilise la pose de la statue de Diodore en la transformant en geste et donc simultanément en récit (« descendant », « prennent », « remontent »), reprend le verbe (« roule » ; le verbe tomber sera pour sa part utilisé dans le scénario suivant), garde le lexème commun aux deux textes (« feu ») mais insère les adjectifs de Michelet (« rouge du feu interieur ») en les modifiant. Il est certain que le retard représentatif résulte du fait que les problèmes sont ici imbriqués (organisation du récit et organisation logique et fidèle des notes) ; les grands blocs sont définis (prêtres, divers objets jetés ; voir surtout les formules elliptiques « un homme commence – puis les autres. Vertige » quand il s’agit de représenter le sacrifice proprement dit), mais Flaubert opte alors pour le travail d’insertion, remettant à plus tard la phase de narrativisation (comme il le fait souvent dans le cas des intertextes documentaires). Elle balbutie sur le scénario ponctuel suivant, qui tient sur deux folios ; mais le second est déchiré et une moitié manque, aussi est-il difficile de rendre compte du travail transformationnel dans sa totalité et son dynamisme39. À ce moment, Flaubert est préoccupé par la logique du récit, comme le suggèrent les modifications qui affectent la succession des informations : le début du sacrifice des enfants, différé après la représentation de l’autre collège de prêtres, ceux de Melkarth40, est lié aux discours (« ce ne sont pas des hommes mais des bœufs », « Oh Seigneur Feu ! Mange ! »), et les derviches mangeurs de jusquiame sont insérés dans le corps du texte avant la mention du vertige. Flaubert a de plus ajouté « le délire va croissant », accentuant la progression du sacrifice marquée aussi par la multiplication des cris : « hurlements du peuple » (dans l’interligne). D’autres corrections sont notables : dans la marge du second folio sont mentionnés le Grand-Pontife puis Hamilcar, jusqu’alors absents de la scène, avec déjà un parallélisme implicite entre les deux (« Le Grand Prêtre et Hamilcar face à face »), et Flaubert décide de placer les discours après les personnages. C’est de plus ici qu’il imagine d’élaborer un point d’orgue juste avant la représentation du délire, sous la forme d’une très brève description d’atmosphère qui germe dans l’interligne. Elle est liée au contexte religieux mais surtout à Moloch, qui prend pour l’instant une apparence plutôt animale, introduisant simultanément de nouvelles traces de couleurs (la blancheur se déplacera évidemment de Moloch aux enfants, j’y
Moloch, et qui provient sans aucun doute d’un autre document : « vêtements trempés de sang pr sacrifier à Moloch » ; on le trouve en effet dans une liste de notes intitulée « Religion » (23658 f° 65 v°). Flaubert l’intègre sur le folio suivant, où il le rature définitivement. 39. Voir 23661 folios 226 v° puis 269, non transcrits ici. 40. Flaubert l’élaborera longtemps dans les brouillons mais la supprimera (sur le brouillon 23661 f° 270 v°), soit pour ne pas créer de confusion dans l’esprit des lecteurs, soit plus vraisemblablement pour ne pas ralentir le mouvement de la scène.
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reviendrai)41 : « Statue devenue rouge – blanche. flamme par les yeux – a l’air de trépigner. Des nuages s’amoncèlent » ; le sacrifice, pour être effectif, doit apporter la pluie, les Carthaginois crevant (c’est le mot) littéralement de soif. Le nouveau détail des « prêtres de Proserpine », dans la marge, est là pour le rappeler avec la formule éleusiaque : « verse la pluie, enfante » (elle ne sera jamais modifiée jusqu’à la version publiée ; il faut souligner du reste que les quelques séquences au discours direct sont en général peu corrigées dans nos avant-textes). On pourrait encore y voir une touche sadique : alors qu’il est précisément en train d’avaler des enfants, on demande au dieu d’enfanter, autre avatar de la métonymie qui règle la signifiance de l’ensemble de la scène. La représentation des enfants, pour sa part, n’est visible que dans une seule séquence qui soumet l’hypotexte à une réécriture maintenant détachée de la simple fonction (documentaire) d’expliquer le mécanisme de la statue. D’une part, l’ajout interlinéaire des prêtres et de leur action introduit de nouveaux éléments narratifs et donc développe le déroulement du sacrifice (« les prêtres les apportent », « les mettent dessus » ; de même, dans l’interligne, les bras de Moloch « montent, s’abaissent ») ; d’autre part, la « fournaise » du scénario précédent (transformée en « brasier » sur le premier jet) devient « le trou de l’abdomen », animal sinon anthropomorphe, qui profile l’image de la béance tout en paraphrasant le texte de Diodore (« gouffre »). Flaubert y associe le sème de la disparition (« roule et disparaît ») ; d’ailleurs l’utilisation du verbe disparaître permet déjà d’éviter les assonances en ou (souci qui légitime de même la biffure du verbe de Diodore, « roule »), mais simultanément rend l’image des enfants bien moins visuelle. Cette abstraction est sensible aussi dans des corrections apparemment contradictoires. Le texte semble se soumettre à une perte de référence, car depuis le scénario précédent l’enfant n’est plus désigné comme un « enfant » mais comme une « victime » (ce qui insiste sur le statut scénique des enfants et sur leur caractère agi)42. Or, paradoxalement, la phrase multiplie ici une référence impossible et presque 41. Sans doute parce que les mangeurs de jusquiame qui pour l’instant précèdent immédiatement font partie de « l’ordre du Lion, Soleil bête féroce » nous dit le folio ; cette manière de cohésion sémantique lors de l’expansion du texte est fréquente dans les manuscrits de Flaubert à leur stade germinatif. D’ailleurs, par ce même effet d’expansion isotopique, les mangeurs deviendront des buveurs, Moloch titubant parallèlement « sous le poids de son ivresse » (cf. le brouillon 23661 f° 234, rédaction suivante ; notons que, puisqu’il s’agit d’une plante au suc vénéneux, ils peuvent la manger comme la boire). 42. Ce sera plusieurs fois le cas aussi dans la version publiée. Notons cependant que le terme « victimes » est utilisé par les documents, à la fois Minucius Felix (« pour ne pas immoler des victimes qui pleurent », Octavius, XXX, 3, cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241) et encore Michelet (« ce dieu avide demandait des victimes humaines », ibid., p. 192).
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agrammaticale : le terme « enfants », qui est pourtant la matrice de la scène, n’est présent ni dans le premier jet ni dans les interlignes du paragraphe, phénomène d’autant plus troublant qu’il se reproduira souvent dans nos brouillons43, et surtout que Flaubert utilise plusieurs fois le pronom « les » (« les apportent », « les mettent dessus ») ; il a perdu son antécédent dans un tissu de présuppositions qui ne sont sans doute pas à mettre au compte de la prudence, mais plutôt de l’esthétique balbutiante de la scène, qui vise à faire imaginer l’horreur sans la nommer ou la détailler concrètement44. Premiers brouillons Attardons-nous sur les premiers brouillons, où la rédaction s’esquisse : la scène s’amplifie et l’extrait qui nous concerne tient maintenant sur trois folios, transcrits à la suite l’un de l’autre sur les pages suivantes45 ; les marges, assez chargées par endroits, indiquent clairement ce souci de développement qui n’affecte pas le texte d’une façon homogène. Sur le premier folio (f° 225), Flaubert travaille en particulier les actions des Dévoués (voir par exemple ce détail morbide, dans la marge, qui insiste sur la dévoration : « en faisant claquer leurs dents comme pour les dévorer ») ; c’est aussi dans la marge que sont amplifiés les présents du peuple et leur progression. Le reste du folio s’attache à décrire les autres prêtres (tableau abandonné dans la version définitive, je le rappelle), où l’on notera encore un métonyme de l’horreur : « D dont les côtes etaient marquées en blanc pr les faire ressembler à des Squelettes » 46. Plus intéressante de notre point de vue est la représentation des enfants et surtout, sur ce folio, du début du sacrifice, car le premier enfant est décrit, alors que Flaubert l’avait laissé de côté jusqu’à présent. Mais une fois encore il l’est en creux ; l’horreur, qui va s’amplifiant, 43. On en trouve des traces dans la version publiée ; voir notamment le second paragraphe de notre extrait : « Ils montaient lentement » (le texte ne contient nulle part l’antécédent du pronom). 44. On peut voir par là même combien le texte flaubertien s’écarte du texte sadien, qui utilise abondamment signifiants littéraux et détails concrets ; aussi ne saurait-on qualifier Salammbô de « roman apocryphe de Sade » (Jeanne Bem, « Modernité de Salammbô », art. cité, p. 21). 45. Ils appartiennent au volume N.A.F. 23661, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. 46. Ce paragraphe montre combien Flaubert tâtonne et semble comme souvent patauger dans sa documentation, on le voit avec les notations explicatives, pseudo justificatives qui se multiplient dans la marge : « derniers serviteurs d’une vieille religion ethiopienne fondue maintenant dans celle de Carthage », « divisés par bande de sept chacun nombre sacré reproduisant celui des sept planètes ». Il a au départ besoin de totaliser le plus possible les informations authentifiantes avant de pouvoir s’en départir et laisser par la suite s’opérer le travail de l’imaginaire.
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23661 f° 225 (extrait) (premier brouillon, première partie)
est déplacée de l’enfant à l’homme qui le pousse : « homme se glissa – chancelant tremblant l’air à la fois feroce D épouvanté D si pâle que tous s’ecartèrent ». Ce sera plus évident encore sur le brouillon suivant, qui contiendra : « pâle et hideux de terreur » (f° 226). Au contraire l’enfant, isolé et donc monopolisant l’attention du texte, est soumis à la disparition. Disparition thématique qui se multiplie malgré les répétitions (« il disparut dans le tourbillon des Devoués », « D disparut dans la cavité beante »), mais aussi disparition textuelle, devrait-on dire, puisqu’il est brusquement paraphrasé par « une masse noire », qui certes s’accorde à l’effet de perspective d’une focalisation
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23661 f° 227 (premier brouillon, deuxième partie)
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23661 f° 235 (premier brouillon, troisième partie)
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anonyme qui germe sur le folio (« et on vit une masse noire ») et qui montre de façon plus nette la distance qui s’établit entre l’image du sacrifice et les signifiants qui la supportent47. Ce processus est également présent sur le second folio (f° 227), puisqu’on y retrouve le phénomène de présupposition déjà relevé sur le jeu de scénarios antérieur : Flaubert décrit au début du paragraphe les bras de la statue (premier jet) : « Mais les mouvements des bras allaient plus vite et chacun sa formule » (il s’agit d’accélérer le sacrifice et d’introduire les discours), séquence corrigée en « victimes se suivaient maintenant plus vite », et surtout avec une addition interlinéaire : « chaque fois qu’on en posait un la musique se taisait ». Là encore, le texte se refuse tout d’abord à actualiser le référent du pronom ; la présupposition n’est résolue qu’ensuite, par l’ajout de « enfant ». D’autres signes extrêmement imbriqués révèlent de manière implicite des noyaux sémiotiques qui permettront à la sémiosis d’opérer. À ce stade, le premier enfant disparaît dans le « tourbillon » des Dévoués (notation absente du texte définitif, qui contient ici une ellipse temporelle : « puis on aperçut entre les mains du colosse ») ; or suivant un processus génératif que je qualifierai cette fois de métonymie intratextuelle le tourbillon se dédouble sur ce même jeu de brouillons, puisqu’il réapparaît dans la marge du folio 227, élaborant ainsi le bûcher et le mouvement des enfants : « ils montaient d’un mouvement lent D regulier D comme le bûcher faisait de gros tourbillons de fumée blanche ils semblaient disparaître dans un nuage ». On retrouve parallèlement la disparition, qui se dédouble de la même manière, et la blancheur qui se déplace (auparavant attribuée à Moloch, elle est sur ce jeu de brouillons raturée), tandis que l’énoncé métaphorique, sous le signe de la Nature (« nuage ») et bien sûr du contexte (présage de la pluie ; là encore le texte se dédouble, puisque dans la description d’atmosphère « des nuages s’accumulaient »), cache une fois encore la mimésis. Ce dédoublement de signifiants pose bien entendu un problème du point de vue de la rédaction flaubertienne, qui on l’a vu interdit ordinairement la répétition (il sera résolu en partie dès l’étape suivante). Mais il suggère surtout une réversibilité sémiotique que le texte n’élucide jamais : autrement dit, le tourbillon des Dévoués et le tourbillon de la fumée sont équivalents du point de vue de la thématique de la scène parce que l’horreur est concentrée dans les gestes des Dévoués, alors que le texte en refuse la représentation littérale quand il décrit les enfants, qui en sont pourtant le point nodal48. Le même phénomène se retrouve dans le signe de la béance : l’enfant 47. Perspective accentuée ensuite avec l’insertion de l’adjectif « petite » (f° 226). 48. Le tableau des Dévoués contiendra plusieurs détails atroces : « ils se passaient des broches entre les seins, ils se fendaient les joues d’une oreille à l’autre ; et les quatre lambeaux de chair vive battaient à la secousse de leur voix qui hurlait » (f° 226) ; ce dernier détail sera supprimé, ce qui montre que Flaubert n’exagère pas les supplices.
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disparaît dès maintenant dans la « cavité beante » (qui se substitue à « trou de l’abdomen », trop physique ou anthropomorphe peut-être) ; cette notation sera certes transformée, mais sa trouvaille est sans aucun doute à mettre au compte du même principe de dédoublement isotopique, puisque sur le dernier folio les Barbares sont maintenant « beants d’horreur » (comme dans le texte définitif) ; avant de s’effacer, la signifiance du détail est littéralement indiquée par son origine intratextuelle et métonymique49. Ces folios contiennent cependant un autre processus transformationnel qui peut au premier abord paraître paradoxal : il s’agit cette fois d’énoncés marginaux qui montrent au contraire l’horreur en expansion selon des modalités particulières. Tout d’abord, le mouvement des enfants est plutôt passif puisqu’ils sont parfaitement soumis aux bras de la statue, mais une séquence renchérit en introduisant un nouveau sème d’empêchement (qui ajoute à l’horreur) : « Pas un ne bougeait car ils étaient garottés aux poignets et aux chevilles » (c’est donc le second signe de cette isotopie dans le passage, le premier concernant l’impossibilité de voir). De plus, les enfants réapparaissent sur le troisième folio de ce jeu de brouillons (f° 235), où Flaubert tente d’amplifier le délire du peuple après la description de la statue (« la frenesie du peuple augmentait ») et avant l’évocation des mangeurs de jusquiame. Il élabore plusieurs phrases dans la marge, avec un balancement rythmique (et antithétique) : « on aurait dit que les edifices chargés de monde s’ecroulaient », et surtout : « les uns criaient hurlaient dans l’exces de leur joie frenesie mystique de volupte les autres d’horreurs » (notons le lapsus du pluriel). C’est alors que germe le nouvel énoncé relatif aux enfants : « il n’en restait que X. on criait à la fois qu’il en fallait encore D d’arrêter alors des gens fidèles arrivaient poussaient leurs enfants ». D’une part on retrouve ici encore l’usage agrammatical des pronoms ; d’autre part Flaubert ajoute, après la mention des enfants : « sans voile », détail pour le moins morbide qui sera d’ailleurs supprimé : cette fois, on les reconnaît et, pis encore, ils peuvent voir le sort qui les attend. Parallèlement les signifiants de l’horreur (et les cris) se multiplient, mais dans le cotexte seulement : « les autres d’horreurs » pour les Carthaginois, « beants d’horreur » pour les Barbares, on l’a vu ; quant à Moloch, il est maintenant plus anthropomorphe qu’animal et son expression a changé, puisqu’il est « comme un geant couvert de sang » (le sang n’est donc pas littéral dans le texte mais de l’ordre du trope ; sylleptique, il vient du rouge du brasier – métaphore – et surtout des enfants dévorés – métonymie) et a « une expression de douleur et d’ivresse ». Bien entendu, la douleur du monstre, seule trace de pitié dans le passage, disparaîtra sur le brouillon suivant (f° 236 v°)50 ; l’ivresse est 49. C’est sur la rédaction suivante que la « cavité béante » est transformée en « ouverture ténébreuse », qui insiste alors sur l’absence de lumière (f° 226). 50. Où Flaubert décrit son expression comme « étrange » puis « horrible ».
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bien pour sa part un corrélat de la dévoration massive. La réapparition des enfants, qui permettra d’ailleurs à la version publiée de séparer le sacrifice en plusieurs tableaux successifs (effet structural), est ici liée à l’accentuation du mouvement et à la frénésie qui s’emparent de la scène (cohésion sémantique). Pourtant on peut y voir encore un avatar de la documentation de Flaubert, comme s’il continuait à s’en inspirer (ce qui est fort probable, même à ce stade avancé de la rédaction). Car il s’agit cette fois d’indiquer un tout autre aspect du sacrifice : son amplification et cette irruption du délire dans la scène poussent les parents à offrir, spontanément et volontairement, leurs enfants. Or c’est exactement ce que Flaubert a pu lire chez Tertullien : « ce sont leurs propres parents qui venaient les lui offrir eux-mêmes, qui s’engageaient de bon cœur »51. Inutile d’insister sur le sadisme du détail. Mais une fois encore la transposition de l’hypotexte est notable : Tertullien décrit à ce moment le sacrifice des enfants pour expliquer qu’il se poursuit à l’époque romaine ; l’extrayant du texte d’origine, Flaubert en garde l’effet cruel et s’en sert à des fins thématiques et narratives, permettant cette fois un effet de gradation dans la scène. De plus, un autre phénomène troublant se laisse deviner quand on regarde les différents intertextes simultanément. Tous insistent justement sur les sèmes de l’empêchement ou de la passivité (inévitable dans un tel contexte) : Les parents étouffaient les cris des enfants par des caresses et des baisers pour ne pas immoler des victimes qui pleurent52. Ce sont leurs propres parents qui venaient les lui offrir eux-mêmes, qui s’engageaient de bon cœur, et qui caressaient leurs enfants pour les empêcher de crier au moment où ils étaient immolés53. Des danses frénétiques, des chants dans les langues rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare, empêchaient les parents d’entendre les cris54.
Rappelons que sur les scénarios Flaubert avait doté les enfants d’un bâillon (étouffant les cris), devenu par la suite un voile (les empêchant de voir). En fait, les hypotextes décrivent ces cris de manière différente : d’un côté ils sont étouffés, d’un autre côté ils sont bien présents (Michelet), mais on ne peut plus les entendre. Flaubert préfère utiliser la version de Michelet, plus horrible sans doute, et il réinsérera la notation qui sera encore présente dans le texte définitif55. Les autres documents n’en sont pas pour autant oubliés. En effet, si l’on examine la rédaction suivante de la scène, on constate que la marge de l’un des 51. Apologie, cité par Dumesnil, Salammbô, op. cit., p. 241. 52. Octavius, XXX, 3, ibid. 53. Tertullien, Apologie, ibid. 54. Michelet, Histoire romaine, ibid., p. 192. 55. Cf. p. 329 : « Et leur voix se perdit dans l’explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes ».
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folios du second brouillon (f° 234) décrit ainsi les enfants sur le premier jet : « qui se cramponnaient en criant », puis Flaubert rature bien sûr les cris répétitifs : « qui s’accrochaient à leurs habits en demandant »… on ne saura jamais quoi, cette séquence est également raturée, et les enfants perdront définitivement leur voix. Parallèlement le geste violent des pères est significatif (et se poursuit jusque dans la version publiée) : « ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges », car c’est le symétrique des deux hypotextes56 qui mentionnaient au contraire des caresses pour expliquer l’absence de cris des enfants. On peut donc dire que la textualisation des enfants est tout entière bâtie sur une tension véritable dont on voit les traces dans les avant-textes quand on les considère dans leur dynamisme. Tension entre une représentation de l’horreur ou de la violence qui semble réduite, fonctionnant par métonymie ou se multipliant ailleurs (Dévoués, peuple en délire, regard des Barbares) et inversement, comme le suggère le développement de l’isotopie de la passivité57, une expansion véritable de l’horreur. Ce que le texte cache à un endroit il le laisse transparaître à un autre ; comme si cette retenue n’était pas viable du point de vue de l’écriture voire de la thématique de la scène, l’horreur fuse çà et là, phénomène visible dans la réécriture des hypotextes comme dans la germination de certains détails ponctuels. Greffe finale Il serait fastidieux, voire inutile, de s’attarder sur toutes les corrections que contiennent les brouillons suivants, du reste peu nombreux (Flaubert n’a vraisemblablement pas peiné longtemps pour rédiger la scène) ; elles vont dans le même sens. Il faut pourtant revenir sur une transformation particulière, d’autant plus étonnante qu’elle se produit rarement chez Flaubert à une étape avancée de la rédaction. En effet, si l’on considère le quatrième jeu de brouillons, 56. Les mères exceptées ; chez Flaubert elles crient, dans les documents elles font partie des « parents », dont le rôle est distinct dans la grillade (toutefois le terme « fidèles », qui remplace « pères », rendra l’énoncé plus ambigu). 57. Voir aussi, sur le second folio (f° 227), « retenus par des crampons pr les empêcher de glisser » (notation qui sera déplacée dans le texte définitif : « on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait »). L’isotopie de la passivité ou de l’empêchement est actualisée chaque fois que les enfants sont mentionnés dans le texte. Sur le brouillon suivant (f° 270 v°), elle est d’ailleurs récurrente dans un même paragraphe et désignée par les répétitions (que souligne Flaubert) : « Retenus par les crampons pour les empêcher de glisser ils montaient l’un après l’autre, d’un mouvement lent et régulier, et comme la fumée faisait de hauts tourbillons ils semblaient disparaître dans un nuage – Pas un ne bougeait car ils étaient garottés aux poignets et aux chevilles. Mais sous le voile sombre mis pour les empêcher de rien voir et d’être reconnus, quelquefois un bout de la bandelette dont leur front était serré, apparaissait ».
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qui constitue déjà la mise au net, on obtient un récit dont les éléments se succèdent de la sorte : premier enfant, chants, groupe d’enfants, Hamilcar et le Grand-Pontife, accélération du mouvement et séquences au discours direct, suivies immédiatement de la description du ciel et de Moloch ; puis reprise du mouvement avec la frénésie du peuple (voir les folios 228 v° et 224). En comparant cet enchaînement avec celui de la version définitive, on s’aperçoit qu’il manque encore tout un passage représentant les enfants en deux paragraphes, alors qu’étrangement la rédaction est presque achevée et que le récit est parfaitement logique. Or Flaubert rédige ce fragment séparément, le corrige sur cinq morceaux de folios successifs58 et le greffe littéralement sur le manuscrit autographe, donc après la phase finale de copie, en l’insérant dans la marge avant la description d’atmosphère (voir 23656 f° 294 transcrit page suivante). Cette transformation, qui nous montre une fois de plus combien ce qu’il est convenu d’appeler la clôture du texte est un concept arbitraire, tout autant que celui de la logique du récit (illusions produites après coup par les textes publiés), relève ici d’un phénomène d’exogenèse spécifique59 dont la Correspondance contient la trace, et la preuve. En effet, après avoir achevé son chapitre, Flaubert en a lu le manuscrit à Louis Bouilhet, avec qui il l’a retravaillé : « Monseigneur m’a fait faire pas mal de changements et de corrections à mon siège et à ma brûlade (j’ai r’ajouté des supplices) »60 ; c’est donc l’un des ajouts en question. On ne peut savoir exactement quelle en est la motivation, mais il est probable que Bouilhet a pensé que les enfants devraient être plus visibles dans la scène qui représente leur sacrifice, ce qui stimule sans doute cette expansion étonnante, car in extremis. On retrouve sur le premier folio (écrit au crayon, indice de son statut transitoire) des adjectifs qui répètent littéralement l’horreur de la grillade et qui bien entendu seront par là même supprimés (23662 f° 114) : « l’horrible pâture », « horrible rictus de sa gueule ». Le sème de la disparition est encore réutilisé : « à peine arrivés au bord du trou les victimes disparaissaient », et sa représentation voilée encore par un énoncé métaphorique spontané : « s’évaporaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie »61 ; la fumée qui avait perdu 58. Voir dans l’ordre chronologique 23662 folios 114 et 115, puis 23661 folios 245 v°, 213 et 209 v°. 59. Bien entendu il s’agit ici d’une simple catalyse, dont on a cependant la trace écrite. 60. Lettre à Jules Duplan, 2 janvier 1962 (Correspondance, op. cit., tome III, p. 193). 61. Alors que le sacrifice doit engendrer la pluie ; cette thématique aquatique entraîne donc l’actualisation de détails réversibles ; l’évaporation métaphorique des enfants ne sera pas vaine et le dieu autorisera la pluie (cf. p. 333 : « Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c’était la voix de Moloch ; il avait vaincu Tanit ; – et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein »).
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23656 f° 294 (copie autographe)
son adjectif de couleur se dédouble et permet d’accentuer la rougeur de la scène par un effet de contraste : « une petite fumée blanche montait dans cette couleur écarlate », et le nombre multiplié des victimes est corrélé à une notation sadique : « on les empila dans ses mains à plusieurs fois avec une chaîne par dessus pour les empêcher de glisser ». Il est évident que pour
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décrire les enfants, Flaubert (en manque d’inspiration peut-être) se sert des autres passages où ils apparaissent déjà et modifie quelque peu les images antérieures, ce qui donne à l’expansion textuelle cette allure répétitive : les mêmes catégories sémantiques y sont récurrentes. Le second folio est plus intéressant car une image inédite germe (23662 f° 115 ; on peut en voir la transcription en regard de son fac-similé sur les pages suivantes)62 ; c’est justement le dernier détail morbide que j’avais indiqué au début de ce chapitre. Il est lié à la prolifération du sème de l’accélération (« allaient plus vite », « ne s’arrêtaient plus », « aussi rapidement qu’une goutte d’eau », « plus on lui en donnait, plus il avait l’air d’en vouloir », « pour aller plus vite », etc. ; on remarquera, comme auparavant, que l’antécédent des pronoms signifiant les enfants est éloigné dans le texte). En effet, à l’accélération, présage du délire du peuple, succède une brutale rupture du rythme avant le point d’orgue descriptif : « Malgré la largeur du trou D que le feu fut fort ils ne pouvaient tous brûler aussi vite, et les parois de fer se refroidissant, devinrent plus sombres », et le détail est ainsi textualisé : « alors on distingua nettement des chairs, brules, des formes indistinctes se tordant » (même si les chairs en question demeurent vagues, la nature explicative de l’énoncé les associe directement en fait à l’image des enfants). On a l’impression que l’horreur ailleurs retenue ou adoucie éclate et se concentre ici, image d’autant plus atroce qu’elle est mobile à ce stade, le détail indiquant la souffrance sans la dire, infinie avec le participe présent (« se tordant »). Dès la correction du folio cependant cette image est biffée et l’énoncé devient plus statique et simultanément plus abstrait. Il y a certes une incompatibilité figurative dans le fait de pouvoir distinguer nettement des formes indistinctes ; les corrections auraient pu néanmoins la résoudre sans affecter la précision du texte. L’adverbe « nettement » est supprimé et parallèlement (la vision étant moins nette) la marge se modalise, produit une perte de littéralité et sans aucun doute de réalité : « qques-uns pretendaient distinguer » (discours implicite qui sera transformé sur le dernier brouillon, la modalisation devenant plutôt de l’ordre de la pensée avec le verbe croire). Comme si cet effet de distanciation permettait maintenant à d’autres signes marquant l’horreur de se dire ou de s’écrire, de nouveaux détails apparaissent (l’écriture est rarement univoque) : « qques-uns pretendaient distinguer des membres » et, additions postérieures : « corps entiers », « des cheveux » (le même phénomène est visible sur le folio suivant : d’une part la modalisation se multiplie, puisque Flaubert rajoute aussi l’adverbe « même » : « et même quelques-uns prétendaient distinguer », tandis qu’au 62. Je souligne en passant que la pagination de ces folios (tous ne sont pas paginés cependant) m’a posé un problème que je n’ai pu résoudre, puisqu’ils portent le chiffre « 268 » alors que la scène se situe dans les pages deux cent quatre-vingt-dix, et ce jusqu’au manuscrit autographe.
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N.A.F. 23662 f° 115 (cliché Bibliothèque nationale de France, Paris)
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23662 f° 115 (brouillon séparé, deuxième occurrence)
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contraire le mouvement des chairs est réinséré temporairement, lié au regard anonyme de la foule : « alors on vit des formes indistinctes s’agiter », f° 245 v°). On retrouve donc ici une trace de la tension représentative relevée précédemment. Parfois le détail horrible germe spontanément, légitimé par la thématique de la scène (ou, dans ce cas, par les conseils de Bouilhet), mais la rédaction se ravise et l’adoucit tandis que d’autres signes stigmatisent la violence : ils sont rendus possibles grâce à cette perte de référence littérale. Il suffit de comparer la séquence du folio suivant avec le texte de la version publiée pour en voir encore un bon exemple : « alors on vit des formes indistinctes s’agiter » deviendra « alors on aperçut des chairs qui brûlaient » (sur le folio 209 v° qui est, notons-le, le dernier brouillon de notre excroissance). Le texte est bien plus suggestif mais le terme « chairs », non assigné, non détaillé, est soumis à l’action presque neutre du bûcher dans toute la banalité du verbe (« brûlaient ») et fait maintenant à lui seul jaillir l’horreur. Ce processus donne au texte un aspect globalement plus vague (c’est néanmoins, avec le détail du « grésillement de la graisse », le passage le plus horrible de la scène), mais paradoxalement précis par endroits, la notation devenant alors une synecdoque du thème qui semble s’y concentrer. L’examen macrogénétique révèle donc que la grillade des moutards est bien moins violente qu’on aurait pu le croire a priori. Les brouillons recèlent tout d’abord une sorte de retard représentatif provenant peut-être de la nature même de la scène (très éloignée du monde et du milieu de l’auteur), malgré des intentions initiales soi-disant sadiques dont on ne voit jamais la trace dans les scénarios63. Ce retard, que l’on pourrait imputer à un manque d’inspiration, est comblé assez vite par une phase documentaire où se perçoit cette fois une autre forme de violence de l’auteur, « violence faite aux textes qu’il consomme sans vergogne comme à la disposition légitime d’un genre et d’un système de représentation »64 ; les nombreux processus de transposition et d’induction le montrent bien, qui relèvent, comme toujours, de diverses manipulations hypertextuelles. L’expansion thématique et intratextuelle (qui va de pair quelquefois avec la réécriture intertextuelle) dépend constamment d’une retenue dans le choix et l’élaboration des détails. On peut aussi la déceler dans la neutralité du texte, qui contient peu d’adjectifs évaluatifs, excepté l’adjectif « horrible » (toutefois 63. Antoinette Weber-Caflich déclare d’ailleurs à propos de cette scène : « en s’attardant sur les sacrifices d’enfants, il ancre sa fiction dans un temps révolu. [...] On peut donc penser que Salammbô a voulu saisir la barbarie avant tout dans son aspect le plus exotique » (« À propos de Salammbô : enjeux du roman archéologique », Travaux de Littérature, X, 1997, p. 254) ; il ne semble pas cependant que l’exotisme soit le point central de la grillade. 64. Jacques Neefs, « Salammbô, textes critiques », Littérature, 15, 1974, p. 52.
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multiplié) ; quant à la modalisation, qui aurait pu aider à souligner l’horreur du passage et à y introduire par exemple diverses formes de pitié (comme à un moment dans la description de la statue de Moloch), elle est au contraire utilisée pour mettre en doute l’un des passages les plus horribles du texte. L’expansion de l’horreur fonctionne donc d’une manière plus allusive que proprement descriptive, comme si elle refusait de nommer et de représenter littéralement les détails atroces qui pourtant la sous-tendent. Les fréquents déplacements métonymiques en témoignent, permettant d’éviter les enfants (les énoncés violents ou sanglants se concentrant alors sur les autres personnages ou sur la statue de Moloch), tandis que les nombreuses présuppositions sont la trace du re-placement sous-jacent du thème matriciel ; il ne s’énonce pas cependant, sauf à de très rares moments. Au contraire, le corps des enfants se morcelle et se cache, et ces morceaux semblent flotter dans le texte, détachés de leur origine : on le voit bien dans la résurgence d’énoncés métaphoriques, dans le dédoublement de certains motifs (tel celui de la disparition) ou même dans l’élaboration du détail concret, qui échappe à la désignation et à la description (comme le « crépitement de la graisse » ou la vision suspecte des « cheveux, des membres, des corps entiers »), ce qui donne à l’ensemble du texte un aspect essentiellement suggestif65. Comme dans le cas de la magie de Bouvard et Pécuchet, il faut se rappeler qu’il est dangereux d’ériger en principe générateur un phénomène ponctuel quoique récurrent ; on devrait auparavant l’étudier dans d’autres avant-textes du roman pour déterminer s’il s’agit vraiment d’une constante de son écriture. Néanmoins, les processus relevés ici participent de ce que je nommerai la poétique du vague dans le roman, que l’on a déjà rencontrée à propos du portrait de Salammbô ; une fois le thème central déterminé, l’écriture des brouillons par mouvements entropiques s’attarde sur de rares détails qui le cristallisent et en produisent l’émergence (quitte à en faire surgir certains au dernier moment, comme c’est le cas ici) tout en s’attachant à laisser le reste dans le vague. Ils apparaissent comme autant de points nodaux qui permettront la signifiance, et sur lesquels se focalisera l’imaginaire du texte, et bien sûr du lecteur horrifié.
65. Ce n’est pourtant pas le cas pour le détail des pères qui « battaient leurs enfants », même si les brouillons étaient à cet endroit plus détaillés et plus violents, on l’a vu.
9. La scène du fiacre
La scène du fiacre, qui dans Madame Bovary conclut le premier chapitre de la troisième partie, n’a pas encore beaucoup fait couler l’encre de la critique génétique. On a d’une part remarqué qu’elle était relativement tardive dans la conception du récit1, phénomène qui résulte d’un travail d’élaboration que l’on relève beaucoup plus dans la genèse de Madame Bovary que dans celle des autres romans de Flaubert. Mais d’autre part, si la scène même germe tardivement, il est troublant de constater que la technique narrative qui la prendra en charge dans son ensemble (sinon dans ses détails), et qui lui donnera par ailleurs un aspect fort moderne, est au contraire ancienne. Raymonde Debray Genette, qui s’est interrogée sur la naissance de la focalisation, a souligné que la trouvaille de la focalisation externe se situe sur l’un des scénarios d’ensemble : « certes, la chose est nichée en haut d’une page, en marge, mais l’idée a fusé et ne variera pas »2. Ce processus est plutôt rare dans les avant-textes flaubertiens. Certaines techniques peuvent certes se pressentir dans les scénarios d’ensemble (comme l’origine, voire la fonction de certaines descriptions), mais c’est généralement au stade des scénarios ponctuels, 1. « C’est juste avant de rédiger que Flaubert a l’idée de la scène du fiacre ; et c’est seulement, semble-t-il, au cours même de la rédaction, que le “rendez-vous dans la cathédrale” suggère l’idée de la fameuse visite guidée, où l’écrivain donnera libre cours à son goût du grotesque » (Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame Bovary, Paris, Corti, 1966, p. 185). 2. « La poétique flaubertienne dans les Plans et scénarios de Madame Bovary », art. cité, p. 55.
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dernière étape préparatoire avant la rédaction proprement dite, que l’on peut les dénicher plus précisément, parfois les rencontrer littéralement. Quoi qu’il en soit, le passage dans sa version définitive produit un effet saisissant. Pour des raisons évidentes d’autocensure, Flaubert utilise ici le même procédé de paralipse que lors de la baisade d’Emma et de Rodolphe (le narrateur fait comme s’il ne savait pas ce qui se passe dans le fiacre)3, selon des modalités narratives différentes toutefois. Alors qu’auparavant une description se substituait à la narration de l’événement crucial, ici la focalisation externe4, brutalement, interrompt les segments en focalisation zéro ou en focalisation interne qui précèdent (p. 249-251) : – Ah ! Léon !... Vraiment..., je ne sais... si je dois... ! Elle minaudait. Puis, d’un air sérieux : – C’est très inconvenant, savez-vous ? – En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris ! Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina. Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans l’église. Enfin le fiacre parut. – Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer. – Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher. – Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture. Et la lourde machine se mit en route. Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille. – Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur. La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer. – Non, tout droit ! cria la même voix. 3. Cette technique flaubertienne, qui donnait à la scène du fiacre son originalité, a été complètement occultée par Claude Chabrol dans son film puisque la caméra entre dans la voiture. 4. Avec des altérations toutefois, car plusieurs segments sont focalisés sur le cocher et les bourgeois ébahis. Bien entendu, je n’entrerai pas dans le débat qui tend à dénier à la focalisation externe toute vraisemblance (voir par exemple Alain Rabatel, « L’introuvable focalisation externe », Littérature, 107, 1997), puisque selon moi ces catégories narratologiques sont toujours opératoires, comme le portent à croire les différences textuelles évidentes qui en découlent. Je rappelle les problèmes soulignés par Genette : la distinction n’est « pas toujours aussi nette que la seule considération des types purs pourrait le faire croire. Une focalisation externe par rapport à un personnage peut parfois se laisser aussi bien définir comme focalisation interne sur un autre » (Figures III, op. cit., p. 208), et « en focalisation externe, le foyer se trouve situé en un point de l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors de tout personnage, excluant par là toute possibilité d’information sur les pensées de quiconque » (Nouveau discours du récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 50), ce qui est bien le cas pour la majeure partie de notre scène.
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Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon. Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles. Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin des plantes. – Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement. Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville. Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, SaintVivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse VieilleTour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse. Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire. Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur. Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
« Ça se fait à Paris » En fait, l’origine de la scène du fiacre est d’un point de vue diachronique assez paradoxale ; ancienne dans la genèse de Madame Bovary, car apparaissant au stade des scénarios d’ensemble, sa trouvaille n’est cependant rien
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moins qu’immédiate, et les dix scénarios d’ensemble où elle s’ébauche sont peu homogènes5. On distingue d’abord un scénario qui ne révèle que de maigres tentatives de narrativisation (f° 12)6. Sous forme de résumés prospectifs, ponctués parfois de notations plus détaillées, Flaubert met principalement en parallèle les deux amants d’Emma, intitulant les différentes étapes des relations dans la marge : « Leopold I », « Rodolphe I » et « Leopold II » (« Leopold » est surchargé en « Leon » presque partout sur le folio), par rapport, bien entendu, au double adultère ; aussi les deux scènes de baisade y balbutient-elles déjà. Phénomène notable à ce stade fort préliminaire (mais pas très étonnant dans le cas de passages devant faire date), elles sont immédiatement associées à un espace. Comme on l’a déjà vu, la baisade avec Rodolphe se déroule à l’extérieur, « dans les bois », mais celle avec Léon est confinée à l’intérieur et, qui plus est, à Yonville : « le coup se tire dans lea salon chambre sur cette causeuse où ils ont tant causé – delices d’Emma qui enfin trouve son rêve realisé, plein », suivant un principe de récurrence ou de reconnaissance spatiale fréquent dans les scénarios flaubertiens. Sur les scénarios suivants (folios 10 v° et 14), le récit s’esquisse tout en demeurant concentré : les deux embryons de scènes sont encore très proches (seules quelques lignes les séparent). Notons que les époux Bovary font un « voyage à Paris » (biffé sur le folio 14) et y rencontrent Léon « au spectacle ». Alors que Flaubert a vite l’idée, après la baisade, des « voyages à Rouen sous pretextes de leçons de piano » ainsi que de « l’hôtel des Empereurs sur le port », où se rencontreront les amants (il deviendra « l’hôtel de Provence » puis de « Bourgogne » mais restera sur le port7), c’est toujours à Yonville que la scène se situe, précisée par de rares indications temporelles (« un soir ») et spatiales (« chambre », « fauteuil », f° 10 v° ; le folio 14 ne modifie pas ces informations)8 : « elle finit par ceder cependant. un soir dans sa chambre sur ce même fauteuil où se donna la première D unique langue – Coup exquis, emu, 5. Tous les folios appartiennent au volume ms gg9 de la Bibliothèque municipale de Rouen, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Je suis l’ordre chronologique qu’en a donné Yvan Leclerc dans son édition des Plans et scénarios de Madame Bovary (Paris, Zulma-CNRS éditions, coll. « Manuscrits », 1995), puisqu’il est exact, et je laisse de côté le folio 30 v°, plan d’ensemble qui n’interfère pas avec la mise en place de la scène. 6. Je ne tiens pas compte non plus des premiers scénarios généraux, où seule la liaison est indiquée de façon globale et résumée, sans intention ou balbutiement scéniques (voir folios 1 v° et 3 v°). 7. Voir p. 261 ; soulignons que l’hôtel de « Boulogne » dans la version publiée est dû à une intervention du copiste qui a échappé à Flaubert. 8. Il est intéressant de noter que si la « causeuse » s’est ici transformée en « fauteuil », elle fera un retour dans la scène de la baisade de Madame Dambreuse.
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fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé, plein » (rappelons qu’Emma et Léon n’échangent aucune « langue » dans la version définitive de leur première période amoureuse, toute platonique), l’espace entraînant d’ailleurs une remarque fort… flaubertienne à l’encontre de Charles : « indignation de voir son mari s’asseoir sur les mêmes meubles ». Le récit prend forme, mais à ce moment Flaubert est surtout intéressé par l’évolution psychologique de ses personnages, qu’il tente de justifier ou de s’expliquer, comme pour mémoire, par exemple en ce qui concerne Léon, « Leon a trois ans de plus. – il a gagné quelque hardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il a maintenant sous la main et qu’il a ratée autrefois », ou Emma, « Emma experimentée par une première deception et ramenée par vertu à son mari resiste longtemps »9. Elle ne résistera en fait qu’un moment : le temps d’écrire sa lettre de rupture puis de minauder avant d’entrer dans le fiacre ; on en est encore loin. Vient ensuite un groupe de cinq scénarios où le récit reste condensé ; néanmoins, il est devenu davantage événementiel, quoique son style soit télégraphique. Or la baisade avec Léon semble avoir régressé, perdu de son acuité et surtout s’être désolidarisée de l’espace antérieur. Sur le folio 22 en effet, on ne relève que : « au spectacle à Rouen. rencontre de Leon. ressouvenir – Ah ! je vous ai bien aimée menant à la baisade », et ensuite, au bas du folio 20 : au spectacle à Rouen. – rencontre de Leon. visite. Ah ! ressouvenir menant à la baisade. vous rappelez-vous ? Ah je vous ai bien aimée. – quittez moi. prquoi non n’en parlons plus. – très calme D sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.
Il est impossible de dire si la « visite » en question marque un séjour de Léon à Yonville (la marge du folio 14 indiquait bien : « Leon vient qqfois à Yonville ») ou si, dans l’esprit de Flaubert, elle doit suivre nécessairement et immédiatement, à Rouen, la rencontre au spectacle, la logique du récit étant établie sur un mode implicite : « ressouvenir menant à la baisade » (je souligne). Toutes les indications spatiales ont disparu, et l’auteur paraît s’être ravisé 9. Claudine Gothot-Mersch a déjà remarqué que « la lecture des scénarios et celle de la Correspondance mettent en lumière l’importance capitale que Flaubert accorde aux étapes de la vie amoureuse de son héroïne. Emma comprend les sentiments de Léon, Emma rencontre Rodolphe, elle tombe dans ses bras, elle devient la maîtresse de Léon : voilà ce qui compte. Des scènes comme la visite à la nourrice, comme la soirée au théâtre de Rouen, ne font pas date dans le travail d’élaboration : c’est seulement quand Flaubert se met à rédiger qu’il fixe son attention sur les “tableaux”, non plus tellement sur l’évolution de son héroïne » (La Genèse de Madame Bovary, op. cit., p. 186). On peut le voir aussi à propos de « Leopold I » : « pr resister à son premier amant elle se pose vis à vis d’elle-même en type de femme forte D fidèle et se dressant sur cet ideal elle resiste charnellement », « ce qui fait que ça tombe c’est que ça dure trop longtemps – une situation quand elle se prolonge est perdue – elle l’aime bien toujours, mais sans combat pr que ça n’aille pas audelà ».
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ou avoir mis la scène en attente, faute d’images précises qui lui permettent de la faire germer dans un lieu déterminé. Les scénarios suivants vont modifier quelque peu ces informations, non sans poser certains problèmes. En effet, généré sans doute par l’hôtel antérieur, le « port » resurgit et participe maintenant, dès le premier jet du folio 27, d’une indication d’atmosphère intervenant juste après le terme « representation », comme si Flaubert se contentait de localiser le théâtre : Charles la mène à Rouen au spectacle – – representation – sur le port – chaleur – rencontre de Leon. – conversation au balcon du foyer. visite à son hotel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous ? ah je vous ai bien aimée – quittez-moi. prquoi ? n’en parlons plus.” – très Calme D sans pose – rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup. – Emma rentre à Yonville, dans un etat d’ame, de fouterie normales.
Quand il corrige ce passage, Flaubert réorganise la continuité narrative des séquences à l’aide de lettres, insérant un « A » après le port et un « B » après le « coup », peut-être afin d’établir une meilleure transition entre le rendezvous et le retour d’Emma, simplement juxtaposés. Dès lors, au coup correspond le « port » dédoublé, si bien que d’après la disposition textuelle ce nouveau lieu, accompagné de son atmosphère de « chaleur », semble apparemment convenir à la baisade et combler le manque narratif s’insinuant entre la mention du rendez-vous (et sa finalité littérale : « pr tirer un coup ») et celle du retour à Yonville. C’est du reste l’option choisie sur le scénario suivant, où le port se répète, car il est d’abord associé au spectacle, avec de plus l’indication de la saison (« eté » redouble « chaleur », terme biffé mais maintenu plus bas), puis au rendez-vous, avec de nouvelles notations descriptives (f° 24) : Charles la mène à Rouen au spectacle. eté. port – chaleur soir – representation extraordinaire de la Lucie, rencontre de Leon. conversation au balcon du foyer. Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah ! je vous ai bien aimée. quittez-moi. – prquoi – n’en parlons plus”. très calme. sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup. Sur le port – chaleur – tentes de coutil. – odeur de voiliers – Emma rentre à Yonville dans un etat psychique de fouterie normale.
Alors que la baisade avec Rodolphe, en haut du même folio, est déjà assez claire dans ses détails, son déroulement et ses stratégies narratives10, celle avec 10. « soir d’automne. – mots coupés. roucoulemens D soupirs entremelés dans le dialogue… hein ?… voulez-vous… quoi ? (Voile noir oblique sur sa figure, comme des ondes.) montrer nettement le geste de R. qui lui prend le cul d’une main et la taille de l’autre… et elle s’abandonna. – renature bourdonnement des tempes d’Emma – Rodolphe allume un cigarre elle rentre fière à Yonville son cheval piaffe sur les pavés » ; voir à ce propos p. 145.
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Léon ne se dessine toujours pas. Il est vraisemblable que Flaubert tâtonne encore, à moins que Léon ne soit censé séduire Emma sous l’une des tentes en question11, ce qui semble peu logique à cause de la situation et de la continuité syntagmatique des notations, présageant plutôt une description globale de l’atmosphère « sur le port ». Or la rédaction marquera un retour à l’étape antérieure, puisque dans la version publiée la description participe bien de l’introduction de la scène de la représentation, où la thématique de la chaleur est essentielle12 et où Emma veut « faire un tour de promenade sur le port » avant d’entrer dans le théâtre13. Mais en génétique, il apparaît fort dangereux de loucher vers le texte achevé car les structures avant-textuelles sont mouvantes et ne résistent pas à un coup d’œil qui deviendrait nécessairement téléologique. Il est donc difficile à ce stade intermédiaire de trancher sur le statut du classement narratif, de savoir s’il s’agit d’une erreur temporaire ou simplement d’options notées sur le moment, faute de mieux, et sur lesquelles l’auteur reviendra plus tard, d’autant que le folio 28 qui suit (où seul l’état d’Emma change, passant de « psychique » à « physique ») élimine purement et simplement toutes les indications spatiales et atmosphériques relatives à la représentation mais maintient celles qui sont proches du coup (il en va de même sur l’avant-dernier scénario d’ensemble, f° 29 v°), dont la nature s’élabore dans l’interligne. Notons que, pressé sans doute par sa copie, Flaubert a omis par inadvertance les « odeurs » des voiliers (il ne s’agit probablement pas d’une nouvelle transformation ; au reste, ces phénomènes d’omission dus à une copie hâtive se rencontrent fréquemment dans les avant-textes flaubertiens) : À Rouen au spectacle. representation de la Lucie, rencontre de Leon. Conversation au balcon du foyer. Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah ! Je vous ai bien aimée – quittez-moi. – prquoi n’en parlons plus.” très calme – sans pose. – rendez-vous d’avance pr tirer un coup.
11. Comme le suggère Yvan Leclerc dans son édition déjà citée : « on peut supposer qu’elles abritaient la baisade avec Léon » (p. 17). 12. « Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois un vent tiède, qui venait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets ». La notation olfactive a changé : « Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d’air glacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l’on roule des barriques » (p. 227). 13. La mention de l’été, en revanche, est différée au début de la scène du rendezvous à la cathédrale : « C’était par un beau matin d’été » (p. 244). On voit bien que les informations micronarratives de l’étape scénarique peuvent avoir des conséquences plus macroscopiques sur la formation du texte.
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Sur le port – chaleur – tente de coutil de voiliers – coup sain – Leon plus emu D jeune qu’elle – Emma rentre à Yonville dans un bon etat physique de fouterie normale.
C’est justement ce folio 29 v° qui apporte en quelque sorte une amorce de solution : en fait le récit du coup avec Léon tarde à se profiler et à s’établir plus précisément parce que Flaubert est gêné par la similitude potentielle des deux scènes de baisade (encore peu éloignées dans le récit scénarique, rappelons-le). Elles sont d’ailleurs conclues par des événements identiques (retour d’Emma à Yonville) déjà ponctués de différences psychologiques : dans le cas de Rodolphe « elle rentre fière à Yonville » sur son cheval, tandis qu’expérimentée par cette première liaison elle retournera à Yonville, après Léon, dans un état « de fouterie normale ». Le fait que la variation doive se substituer au trop évident parallélisme s’incruste d’ailleurs littéralement sur le scénario. Flaubert appose un « \ » puis un « X » à « coup sain » et y renvoie toute une élaboration interlinéaire : « \/X pas de description du Coup mais s’etendre sur avant D après. difference d’avec Rodol ». Auto-injonction décisive, car s’il n’y a pas de « description », ou plutôt de représentation du coup, on ne le verra pas dans le texte : la focalisation externe est proche. Elle n’aura besoin que d’une marge pour s’actualiser dans ses grandes lignes avec le dernier scénario d’ensemble (f° 33) : Visite de Leon à son autel. souvenirs etc. elle resiste un peu donne rendez-vous dans la cathedrale. en fiacre. trimballement du fiacre, partout boule du cocher. – rien que la boite
Indépendamment du superbe lapsus (« Visite de Leon à son autel »), on remarque l’apparition impromptue de nouveaux éléments essentiels : le rendez-vous a trouvé sa localisation (« cathédrale »), ainsi que le coup (« en fiacre »), qui n’est plus mentionné par le texte, comme si le lieu suffisait dès lors à en assurer le récit en creux. Le déroulement de la scène est implicite, « trimballement », « partout », avec la notation de la « boule du cocher » pour marquer comiquement la réaction d’une partie du public Rouennais. Enfin, la focalisation externe balbutie sous la forme d’une nouvelle auto-injonction déguisée se substituant à la précédente : « rien que la boite ». Force est de constater cependant que si le souci de distinguer les deux scènes est ici un générateur essentiel (ce que la lecture de la seule version publiée ne laisserait évidemment pas percevoir à cause de la distance textuelle qui les sépare), rien dans le parcours génétique ne justifie ou ne laisse pressentir la disparition du port et l’apparition de la cathédrale, du fiacre, du cocher et de la métaphore de la boîte : aucune solution de continuité n’est détectable entre le récit de ce scénario et
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celui du scénario précédent14. Il est donc des moments où, en toute humilité, la génétique doit se limiter à définir la formation des structures sans parvenir à détecter le stimulus intrinsèque des processus qui la gouvernent. À moins qu’il ne s’agisse, parfois, de stimuli externes, même si c’est de façon partielle ; un interprétant qui apparaît plus tard dans les avant-textes y fait une allusion discrète (il passera dans la version publiée, sous une forme tout aussi énigmatique). En effet, pour légitimer l’entrée d’Emma dans le fiacre, Flaubert élabore a posteriori, dans l’interligne du dernier scénario ponctuel, un court dialogue avec Léon : « attente du fiacre. elle veut s’en aller. ce n’est pas convenable. Mais ça se fait à Paris. Les raisons les plus sottes décident il vient. – ils montent dedans » (f° 79, transcrit plus loin)15 ; ainsi germent les poses d’Emma. Le narrateur englobe, dans son jugement impartial, les deux personnages (« les raisons les plus sottes décident »), et on peut se demander ce que cachent les pronoms « ce » et « ça », sinon de prudentes présuppositions dont le référent n’est pas actualisé. Pourquoi, en effet, Emma hésiterait-elle soudain à monter dans le fiacre ? Qu’est-ce qui n’est « pas convenable » ? Ils sont certes en province, mais qu’est-ce qui « se fait à Paris » ? Une « promenade » en fiacre, comme l’indiquent, sans plus de détails, deux des scénarios ponctuels (folios 24 et 273 v°) ? C’est peu probable. Voilà donc enfin la conséquence textuelle de la finalité du rendez-vous, littéralement notée dans les scénarios d’ensemble, « pour tirer un coup », mais jamais évidente dans la version publiée16. Le premier brouillon se précise un peu mais n’en est pas pour autant explicite : « D cette raison, qui etait une gde impertinence si elle l’eut compris, la decida », corrigé en « D cette parole, comme un irrésistible argument, la determina » (f° 85). Pendant un moment, 14. Il est néanmoins très possible qu’un scénario d’ensemble manque juste avant celui-ci. En effet, on ne trouve aucun folio où les notations d’atmosphère, toujours attribuées au port sur le scénario précédent, retournent à la scène du théâtre, qui serait elle-même travaillée davantage. On ne rencontre pas non plus de notes isolées sur un folio, et que Flaubert insérerait soudain ici dans la marge, comme il le fait souvent. Or la situation de cette marge est étonnante car la première ligne de ce scénario d’ensemble commence par le récit du « retour à Yonville », la marge (postérieure dans la diachronie génétique) venant soudain élaborer, a posteriori, ce qui précède le retour en question. 15. Excepté le second scénario ponctuel, f° 273 v°, qui est inclus dans le volume ms g2234, tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartiennent au volume ms g2235, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Voir, dans l’ordre, les folios 24, 273 v°, 55 v° et 79. 16. La motivation en est (logiquement) opaque, le texte se chargeant d’allusions : « – Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire… – Quoi ? – Une chose… grave, sérieuse », et « Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une majesté glaciale » (p. 243).
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l’espace d’un premier jet immédiatement biffé, Emma ne perçoit pas l’impertinence car sa compréhension nécessite la connaissance d’un intertexte culturel, dont un élément exogénétique conserve la trace. Il s’agit d’une lettre à Louise Colet, écrite sans doute avant la germination de notre scène : As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le Vi dans l’existence parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant au coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d’aimant qui dirige toutes ces navigations17 ;
d’où l’apparition immédiate (et déjà au passé simple) sur les derniers scénarios ponctuels des notations concernant le store, il « resta baissé » (f° 273 v°) ou « les deux stores jaunes rouges s’abaissèrent » (f° 55 v°) qui, bien sûr, demeureront dans la version publiée avec d’autres traces dont l’origine est bien exogénétique (jusqu’à la comparaison maritime) : « les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire » (je souligne). Voulant, en province, une fois encore jouer à la Parisienne, Emma n’a d’autre alternative que de se laisser enfermer à l’intérieur de la boîte qui viendra bien vite isoler et cacher les amants ; pour l’instant, le mouvement est mis en place avant tout le reste, déjà rédigé avec sa métaphore mécanique qui ne variera plus, comme sa disposition en fin de paragraphe : « et la lourde machine se mit en marche » (f° 55 v°)18. Mais mise en place ne signifie pas textualisation, quoique le récit ait acquis un moule global ; c’est ce que nous allons tâcher de démêler grâce à une approche macrogénétique, fort complexe à mettre en œuvre dans ce cas à cause de la méthode de composition utilisée par l’auteur, on va le voir.
17. Lettre du 29 novembre 1853 (Correspondance, op. cit., tome II, p. 471). En fait, la chronologie génétique n’est pas si simple, d’autant que dès l’année 1854 la rupture avec Louise Colet compromet une datation plus précise des moments où Flaubert travaille son texte. On sait de plus qu’écriture des derniers scénarios et rédaction proprement dite se chevauchent ; il est donc possible que la trouvaille du fiacre, dans la marge du dernier scénario d’ensemble, date du printemps 1855, puisqu’en mars Flaubert prépare les détails de la visite de la cathédrale (voir Correspondance, op. cit., tome II, p. 570-571) et qu’en mai il en sera à la rédaction des « grandes fouteries de Rouen » (ibid., p. 573), c’est-à-dire après la scène du fiacre. 18. Seule la copie du copiste donne « route » au lieu de « marche », substitution soudaine que Flaubert n’a sans doute jamais remarquée, et qui transforme les assonances initiales, machine / marche, en d’autres : lourde / route. Ce n’est pas la seule intervention du copiste qui ait falsifié les intentions de Flaubert à son insu dans notre scène (parfois, plusieurs phrases ont même été omises) ; voir à cet égard Madame Bovary, p. 420.
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Syncopes génétiques Le parcours génétique, sous forme de tableau (voir ci-dessous)19, montre tout d’abord que l’ensemble des brouillons englobant la scène du fiacre à partir de son introduction (sortie de la cathédrale, dialogues, arrivée du fiacre et enfin départ en une phrase) comprend seize folios si l’on excepte les scénarios d’ensemble, les scénarios ponctuels ainsi que la copie autographe. Ce chiffre peut sembler élevé, la version imprimée ne couvrant que deux pages, mais quand on le compare à celui d’autres avant-textes de Flaubert, on s’aperçoit vite qu’en réalité il n’en est rien ; au reste, les diverses sections qui composent la scène n’ont pour la plupart subi que quatre réécritures. A priori, ce phénomène ressemble à celui que nous avons déjà observé pour la scène de la magie
79 (389) 81 v° (393)
55 v° (394)
79 (395)
85 (393)
80 (394)
85 (393)
65 (394)
86 (395)
111 v° (389bis)
87 (390)
65 (391)
111 v° (389bis)
87 (390)
65 (391)
107 v° (xxx)
81 (395)
86 (396)
81 (392)
86 (393)
82 (392)
106 v° (393)
86 (394)
64 (390)
72 (391)
106 v° (392)
189 v° (387)
64 (388)
72 (389)
106 v° (390)
189 v° (387)
64 (388)
72 (389)
169 v° (390)
91 v° (387)
131 (388)
19. Chaque numéro de folio est suivi d’un chiffre entre parenthèses qui correspond à la pagination de Flaubert ; il est barré quand Flaubert le biffe et transfère le folio dans le jeu suivant, où il est repaginé pour une correction postérieure. Deux problèmes demeurent cependant : pour le folio 111 v° (numéroté 389 bis), je n’ai pu retrouver la page 389 qu’il corrige ou recopie ; enfin, la lecture de la pagination est incertaine pour le folio 107 v°, qui introduit la scène du fiacre ; néanmoins les transformations du jeu antérieur y sont bien intégrées.
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GENESES FLAUBERTIENNES
dans Bouvard et Pécuchet ; un examen plus attentif des folios révèle que non, car il découle plutôt ici d’autres principes de méthode : quand il écrit Madame Bovary, Flaubert n’a pas encore strictement mis en place le trajet plus systématique de correction et de recopiage des folios qui deviendra le sien dans les romans ultérieurs, où les pages auront alors tendance à se multiplier davantage. On peut en voir un indice avec le statut des strates d’écriture (ou jeux rédactionnels) : elles sont assez difficiles à dissocier avec certitude car la scène n’a pas été écrite d’un coup. Neuf grandes strates sont localisables, mais en fait elles ne sont pas homogènes pour la totalité de la genèse, certains passages ayant exigé plus de folios que d’autres, pour des raisons d’ailleurs différentes20. On est donc bien en présence d’une écriture syncopée, ne progressant que par à-coups ; la pagination de Flaubert en témoigne (guide précieux pour l’examen macrogénétique au stade préliminaire du classement synchrodiachronique de tout un ensemble de brouillons), car de nombreux folios ont été repaginés. Qu’en conclure ? Un folio dont la pagination n’est pas biffée possède une situation stable dans les jeux d’écriture – doublement : soit il ne sert qu’une fois, Flaubert prenant ensuite un autre folio pour en recopier les corrections puis recommencer à corriger (voir par exemple le folio 82), soit il marque la fin de la rédaction car l’auteur est satisfait par l’état de son texte (folios 189 v° et 169 v°). Tous les autres folios, instables, passent d’un jeu d’écriture à l’autre (comme tentent de le figurer les flèches verticales dans le tableau), ce qui montre que l’écriture n’est pas linéaire d’un point de vue syntagmatique, ses syncopes dépendant des problèmes particuliers auxquels s’attache Flaubert sur le moment (ainsi, le folio 106 v° figure dans trois cases successives).
20. Il n’y a en effet rien de comparable entre les strates qui, à droite du tableau, amplifient progressivement le parcours du fiacre et celles qui, à sa gauche, sont dues aux réorganisations narratives nécessitées par les transformations des dialogues et du dernier discours du Suisse. Notons d’ailleurs que Flaubert utilise par deux fois des folios inachevés qu’il reprendra plus tard en y rédigeant, à l’envers (tête-bêche) d’autres moments du récit ; il le fait fréquemment dans le cas de folios restés quasi vides. Sur le folio 87, début de page encadré et raturé, Flaubert ne travaille que l’introduction de la scène du fiacre qui le préoccupe (dialogue avec le cocher ; sur le folio 65, le même passage est encadré et raturé). Sur le folio 131, où il ne s’agit là encore que d’un tiers de folio encadré et raturé, l’introduction de la scène est remise en question. Flaubert est selon toute vraisemblance préoccupé par les apparitions du Suisse et surtout de son discours, qu’il souhaite présenter de façon fragmentée et dont il a du mal à fixer la situation. À l’origine, la dernière intervention du Suisse (« Sortez au moins […] ») précède le moment où Léon demande le fiacre au gamin (voir par exemple f° 111 v°). C’est sur le folio 107 v° que sa disposition est mise en doute dans la marge, puis différée, retravaillée ici et stabilisée sur le folio suivant, qui intègre les corrections (f° 189 v°).
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Je prendrai à titre d’exemple le cas du folio 86, manuscrit hybride à plusieurs égards et sur lequel on s’attardera bientôt plus longuement. Il pose en effet plusieurs problèmes d’articulation, car il a été repaginé trois fois et a donc subi trois transferts génétiques. C’est d’une part un brouillon rédactionnel qui suit, après un temps d’arrêt, le folio 80 dans la même strate d’écriture (stade du premier brouillon) ; mais simultanément Flaubert y esquisse toute la suite de la scène du fiacre et même le récit du retour d’Emma à Yonville (« arrivée à Yonville – fumiers roses. Felicité en vedette. Me Bovary va chez Homais. Fureur gigantesque d’Homais », au bas du folio), si bien que, d’autre part, il est doté parallèlement d’un statut de scénario ponctuel préparant les scènes suivantes. Cette grande amplitude narrative explique pourquoi Flaubert l’utilise en plusieurs temps, comme en témoignent les repaginations mais aussi les traits horizontaux qui séparent la page en trois parties, les deux premières étant barrées chacune d’une croix, lors de réécritures et expansions sur des folios différents. C’est ce qui se produit dans notre parcours génétique : cette progression non seulement par à-coups mais encore par segments narratifs est dans un rapport de va-et-vient avec les folios 81 et 106 v°. En effet, Flaubert a utilisé la première section du folio 86 (jusqu’à « eclabouissant les passants », séquence qui disparaîtra vite) pour écrire la première section du folio 81, avec corrections et amplifications. Il reprend ensuite le folio 86 pour rédiger, au bas du folio 81, le paragraphe relatif au port (« Et sur le port »), laissant le reste inachevé. Puis Flaubert entame le folio 106 v°, où il corrige en haut de la page le paragraphe décrivant le port et les bourgeois ébahis, sans compléter la scène ; c’est ce qui explique la dernière repagination du folio 86 en « 394 ». Reprenant encore le folio 106 v° (où les différences d’écriture marquent clairement les différents moments rédactionnels), il écrit la fin de la scène en utilisant celle qui avait été esquissée sur le folio 86, remplissant maintenant la page qui sera elle-même corrigée par le folio 169 v°. On obtient donc, entre les folios 86, 81 et 106 v°, des zones de contacts textuels qui résultent d’une rédaction syncopée, et que j’ai tenté de figurer sur le tableau par des segments quadrillés (même cas, quoique moins complexe, pour le folio 7921), signifiant que ce n’est pas la totalité du folio 86 qui suit la page précédant dans la même campagne d’écriture mais seulement ce que Flaubert n’y a pas encore corrigé à ce moment. Signalons de plus qu’il n’est pas facile de savoir précisément si 21. Ce folio représente le dernier scénario ponctuel où s’esquissent la sortie de la cathédrale et, en quelques paragraphes désordonnés, la scène du fiacre. Il s’agit du premier phénomène d’interruption syncopée : Flaubert tire un trait après l’arrivée du fiacre, barre d’une croix le haut de la page, qu’il retravaille ensuite sur les folios 81 v° et 55 v°. Ne corrigeant pas tout de suite la fin du scénario (ce sera la fonction du jeu suivant), il le renumérote 395 sans même modifier le point de contact avec le folio 55 v°, où la séquence « et la boite partit » a été immédiatement transformée, sans correction intermédiaire, en « et la lourde machine se mit en marche ».
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Flaubert corrige le folio 81 en deux temps à partir du folio 86 (malgré les deux traits séparateurs), c’est-à-dire de déterminer s’il le fait quand les folios sont paginés 395 et 396 et y revient ensuite après les avoir repaginés 392 et 393, ou au contraire si la double correction ne se produit qu’en un seul temps, ce qui est tout à fait possible (par exemple, au stade 395-396). En revanche, l’arrêt et la reprise de l’écriture sont nets sur le folio 106 v°22. Enfin, dernier signe de rupture de l’élan rédactionnel (et stimulus pour de futurs va-et-vient) : certains folios ne sont pas complètement couverts par l’écriture. Par exemple, le brouillon 106 v° suit le folio 82 dans le même jeu et appartient donc à la même strate génétique. Le folio 72 corrige le folio 82, mais un bon cinquième du folio 72 demeure vierge car Flaubert y fait alors succéder le folio 106 v° (qu’il repagine) sans immédiatement corriger ce dernier (il est en fait préoccupé par sa finition, comme on vient de le voir à propos du rapport qu’il entretient avec le folio 86). Dans le cas contraire en effet, Flaubert aurait eu largement la place de recopier au bas du folio 72 le premier paragraphe du folio 106 v° ; il préférera prendre une nouvelle page (f° 169 v°) et n’y apporter qu’alors les dernières corrections23. Bien entendu, la macrogénétique souligne une fois de plus combien la linéarité de l’écriture flaubertienne n’est qu’un bon vieux mythe. Mais il reste maintenant à comprendre comment la course du fiacre a pu être réalisée au gré de ces tâtonnements ; pour ce faire, je m’attarderai sur les folios principaux qui y sont directement consacrés (figurés par des cases grises dans le tableau). « Une course insensée, frénétique » Alors que la phrase qui introduit la scène est immédiatement trouvée, au passé simple, sur les derniers scénarios ponctuels, la rédaction ne progressera 22. Ajoutons, pour complexifier un peu le tableau mais aussi pour respecter objectivement les fluctuations génétiques, que sauf dans les cas évidents il devient alors fort difficile de déterminer, pour chacun des folios transférés, le moment où les corrections y sont notées (c’est-à-dire de savoir précisément à quelle strate elles appartiennent). Le folio 64 fait sans doute partie de ces cas évidents ; sa marge, qui se substitue en partie au passage encadré et biffé en haut de la page, dans le corps du texte, et qui corrige l’arrivée du gamin et le dialogue avec le cocher, est sans aucun doute rédigée après la correction du jeu suivant, comme le montrent non seulement les différences d’écriture mais surtout le trait qui la relie directement au folio qui précède dans le même jeu d’écriture (f° 189 v°), où l’introduction de la scène et la situation de la dernière intervention du Suisse sont maintenant stabilisées. 23. Autre indice d’écriture syncopée sur le folio 80, où Flaubert interrompt la rédaction de la scène du fiacre au milieu du récit (halte au Jardin des plantes) ; le brouillon n’est pas complètement couvert par l’écriture et quelques tâtonnements marginaux (« repartir d’un bond », etc.) sont déjà notés pour être utilisés lors de la relance de la rédaction sur le jeu suivant (il en va de même pour le folio 81).
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que par à-coups, on l’a vu. Pourtant, quand on en examine les balbutiements sur la seconde partie du dernier scénario ponctuel (f° 79 transcrit page suivante), on constate que les principales étapes se dessinent, quoique leur classement ne soit pas encore établi : descente du pont, cahots, halte littéraire (« statue de Corneille ») ayant pour conséquence une première exclamation de Léon (« allez donc ! imbecille »), parcours de la voiture et durée, avec d’autres tentatives de pause de la part du cocher suivies une nouvelle fois de la réaction de Léon (soulignons qu’Emma demeure muette et que dans le cas des deux interventions de Léon le texte n’actualise pas la source de l’énonciation). Même la métaphore des « papillons blancs » est présente (« une fois où papillons blancs sorte s’envolant »), image qui pour l’instant se limite à flotter dans l’espace mais qui a séduit initialement Flaubert, car elle provient du scénario précédent (où elle était liée de façon plus explicite à la lettre d’Emma : « des papillons blancs de papier qui en sortent », f° 273 v°)24. Il semble en fait que l’auteur pose les jalons d’éléments dont il se fait peu à peu une idée plus nette mais qu’il n’a pas alors matériellement la place d’amplifier (seul le dernier tiers du folio sur lequel il revient est resté vierge)25. Certains fragments non rédigés en témoignent, comme s’ils étaient mis en attente de précisions : « D les bourgeois », « le Cours – elle se rendormit », « D jusqu’au château de Mr Lefebvre » (séquence curieuse biffée ici mais qui resurgira une fois, et dont le référent doit avoir une origine biographique), ainsi que des ajouts interlinéaires, « talus d’herbes – le Galet », surtout quand ils sont suivis de points de suspension : « où des vieillards… ». Le point de vue en revanche ne pose pas de problème. Ce qui provient de l’intérieur du fiacre, invisible, indéfini et apparemment inassignable, est en focalisation externe (« une voix », « imbecille ! avec un trepign. de pied de fureur à l’interieur »), excepté la fin de la scène dans la marge, avec une unique altération (« enfin s’arrête. Emma descend »), tandis que les réactions des seuls personnages visibles sont focalisées de façon implicite, qu’il s’agisse du cocher (« regards desesperés aux Cabarets », « D il reprenait sa course, desesperé, ne comprenant pas ») ou des 24. Séduction d’autant plus légitime que le motif est récurrent dans Madame Bovary. On le rencontre à la fin de la première partie : « et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée » (p. 70), puis dans la scène des comices : « et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent » (p. 154). La comparaison est dotée d’une situation privilégiée : elle constitue chaque fois la clausule d’un paragraphe. 25. L’écriture de ce scénario est en fait complètement discontinue ; chaque séquence, chaque ajout sont séparés par des moments de réflexion qui ne laissent pas de traces sur le papier, excepté la biffure de l’auto-injonction « une seule phrase » (si ma lecture – conjecturale – est correcte), puisque Flaubert préférera s’étendre bientôt sur le parcours du fiacre et le multiplier en de nombreuses phrases.
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bourgeois devenus « ebahis » dans l’interligne (ils se trouvent bien face à un spectacle). Sans doute l’enjeu essentiel du récit est-il autre : le texte regorge en effet d’indications spatiales amplifiant le trajet du fiacre (« quai des Curandiers », « vieux pavé », etc.) ou de notations temporelles qui, parallèlement aux interruptions de la course, la font balancer entre singulatif et itératif : « tantot… tantot. il y eut une fois où », « de temps à autres », « enfin ». C’est d’ailleurs sur cette double dimension de l’espace et du temps, bien plus que sur la focalisation, que se concentrera principalement l’invention. L’étape du premier brouillon, qui tient sur deux folios (80 puis 86 ; le folio 80 est transcrit page suivante en regard de son fac-similé ; le folio 86 est transcrit p. 252), confirme le phénomène. On peut même dire qu’étrangement l’organisation du récit est déjà séparée en différents moments et mouvements distribués en de brefs paragraphes (même si certains seront abandonnés et d’autres grandement bouleversés). Bien que l’incompréhension du cocher (et, surtout, le fait qu’elle se multiplie quatre fois sur ces folios)26 marque un nondit, un trou dans le mode représentatif en produisant simultanément un effet comique27, il s’agit surtout pour Flaubert de rythmer les haltes et reprises de la voiture et de varier chaque fois, autant que faire se peut, la nature de son parcours par rapport aux lieux qu’elle traverse, évitant ainsi de donner à son texte un aspect nécessairement répétitif. Si l’on examine la continuité narrative sur le premier folio (f° 80), on constate en effet que les nombreux paragraphes, très courts, sont bâtis selon un système d’alternances : rapidité de la course (« Elle descendit d’abord toute la rue »), soudaineté d’un premier arrêt (« et s’arrêta net court ») suivi du discours de Léon (« Continuez ! cria une voix furieuse qui partait de l’interieur »), d’un second départ (« La voiture repartit ») avec un second parcours rapide marqué par la grandeur, répétée (« prenant un gd elan qui facilitait la descente », « entra au gd galop »), d’un nouvel arrêt (« dans la gare du chemin de fer »), d’une nouvelle exclamation de Léon (« Non ! allez donc ! tout droit ! toujours tout droit ! ») et enfin d’un nouveau départ (« Le fiacre 26. Tout d’abord avant le départ du fiacre dans le dialogue avec Léon : « – Où fautil mener monsieur” demanda le cocher […] – Où vous voudrez […] – Est-ce au Cours ! ou au Bois Guillaume” reprit le cocher qui n’avait pas compris », puis avant l’arrêt au Jardin des plantes, « ennuyé et n’y comprenant rien », et en haut du second folio, « Le cocher n’y comprenant rien repartit » puis dans un ajout interlinéaire : « il ne comprenait pas se demandait quelle rage de locomotion poussait ces individus qui ne voulaient pas s’arrêter ». 27. Qui ne disparaîtra pas complètement de la version définitive, notamment dans cette séquence dont les origines sont déjà lisibles sur le second folio du premier brouillon : « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter ».
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g2235 f° 80 (Collections Bibliothèque municipale de Rouen. Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
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sortit des grilles »). Autre phénomène d’alternance, le rythme se modifie ensuite une première fois, car le fiacre s’engage dans un lieu différent, « et sur le cours », où il « trottina plus doucement ». Ce changement de vitesse permet d’insuffler à la marche et au récit une petite échappée descriptive (très flaubertienne) qui s’oppose à l’aspect succinct, énumératif et pressé des séquences antérieures, comme l’indique l’apparition de l’imparfait28 : « il y avait les gds ormes au bord des fossés verts qui murmuraient près des fossés creux ». Alors que partout sur le folio le fiacre est le sujet des verbes (notamment au début des paragraphes), désolidarisé de son conducteur subalterne29, ce dernier réapparaît parallèlement (il avait été laissé de côté depuis son dialogue avec Léon, avant le départ du fiacre) : il « s’essuya le front » et (dans l’interligne) « mit son chapeau de toile cuir bouilli entre ses jambes ». L’insertion d’un espace temporalisé légitime donc ici la réitération de la thématique de la chaleur qui participait dès l’origine de l’introduction de la scène de la cathédrale (« beau temps », « été ») et qui, sur le dernier scénario ponctuel, s’associait de manière implicite au cocher (« regards désespérés aux cabarets »)30. Au reste, le texte le laisse percevoir grâce à d’autres lieux qui connotent au contraire la fraîcheur, « au bord de l’eau, sur le gazon », comme dans le paragraphe qui suit, « elle continua tout le long de la rivière, sur le chemin de hallage » (où l’on remarque une fois encore l’arrivée de détails descriptifs parmi des informations purement localisantes : « pavé de petits cailloux secs »), avant de la dénoter temporairement : « à la fraîche » (séquence interlinéaire immédiatement biffée). Cette longueur de la pause ou de l’accalmie s’étire aussi dans l’espace : « du côté d’Oyssel, au dela des iles », tandis que l’addition interlinéaire accentue le point d’orgue en le liant également au temps, non sans répétitions : « D plus loin plus loin longtemps, longtemps ». Mais le premier jet de la suite du texte en interrompt la durée indéfinie, brutalement tout d’abord avec le second verbe (« Puis elle revint […] s’engouffra dans Sotteville »). Or Flaubert préférera raturer cette séquence et réserver ainsi la soudaineté au
28. Effet de ralentissement qui résulte sans doute d’une autre motivation : à ce moment, le cocher croit que Léon veut aller « au Cours » (voir le début du folio), aussi estil logique que le rythme de la course se modifie soudain ; la biffure de cette partie du dialogue, sur le brouillon suivant, donnera à la séquence ralentie un aspect bien plus arbitraire. 29. Le fiacre est même doté d’actions quasi humaines ou animales : « prenant son vol » (corrigé en « un grand élan » et, plus bas, « repartit d’un bond ») ; les chevaux, qui balbutient un instant dans l’interligne (« poussa ses chevaux »), sont éliminés pour n’être réinsérés que sur le second folio de cette étape rédactionnelle. 30. En fait, c’est seulement un coup d’œil rétrospectif qui permet de le dire puisqu’on n’en avait pas auparavant de trace écrite (on sait bien qu’un auteur ne couche pas toutes ses idées sur le papier, surtout au stade télégraphique de l’écriture scénarique) ; le cocher pourrait très bien, par exemple, loucher du côté des cabarets par alcoolisme.
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paragraphe suivant, constitué d’une brève phrase (« Mais ennuyé et n’y comprenant rien il les ramena et s’arrêta au jardin des Plantes ») que conclut le troisième discours de Léon. Le parcours de la voiture continue donc dans la même tonalité et sa lenteur réapparaît31 : « se perdit dans les sables de Sotteville où elle alla lentement tout au pas – à découvert sous le soleil ». Comme pour le paragraphe qui précède, le nouveau détail descriptif, atmosphérique (« soleil »), génère des images de tranquillité accompagnées une fois encore de l’imparfait duratif (dans la marge) : « elle allait au pas tout doucement, faisant craquer ses soupentes en pleine » (on ne sait quoi pour l’instant, la phrase reste inachevée). Au contraire, avec le second ajout marginal le rythme s’accélère et l’espace se dédouble en une simple séquence, « repartit d’un bond, traversa Sotteville D St Sever », dont la situation n’est pas pour l’instant stabilisée ; elle sera en fait utilisée et modifiée plus tard pour introduire le nouveau départ du fiacre puis sa halte au Jardin des plantes (voir le folio 81 transcrit page 262). Le second folio de ce premier brouillon (f° 86, transcrit page suivante) contient aussi des paragraphes généralement brefs et pressés, quoique le récit y acquière un aspect différent. Les deux premiers sont surtout constitués d’une liste de toponymes dont un ajout interlinéaire oriente la nature : « une course insensée, frenetique », sans sujet (le pronom « ils » sur le premier jet est tout de suite biffé) et au reste sans verbe. Il s’agit de multiplier les apparitions du fiacre dans la ville et ses environs, comme s’il totalisait seul et de façon impossible l’espace élargi, d’ailleurs modifié par les interlignes avec chaque fois, en fin de paragraphe, l’indication d’un point-limite : « jusqu’à côte de Deville », « jusqu’au château de Mr Lefebvre » (ce dernier, qui resurgit dans l’interligne, est dès lors définitivement raturé). Au milieu de deux phrases essentiellement énumératives, où les répétitions ajoutent à la frénésie en lui donnant un aspect somme toute comique et exagéré (« le boulevard beauvoisine, le boulevard Cauchoise, la rampe Cauchoise, la place Cauchoise, boulevard du Mont Riboudet » ; on retrouvera bientôt cet effet, déplacé), la séquence concernant les vieillards tranche brutalement, qui s’étire dans ce récit squelettique et produit un nouvel effet de ralentissement descriptif auquel se lie immédiatement un présent éternisant (c’est même le seul verbe de tout le paragraphe) : « où des vieillards en veste noire D tout tremblants sur leurs bequilles se chauffent au soleil le long des murs dans les d’un vieux remparts d’une terrasse haute toute couverte d’orties » (le détail des vieillards balbutiait dès le dernier scénario ponctuel, rappelons-le). La technique d’accalmie
31. La juxtaposition des différents mouvements de la voiture, si l’on excepte les verbes prendre, aller et s’arrêter (répétés plusieurs fois) révèle d’ailleurs clairement le principe de progression qui en régit la course : galop => trottina => au pas.
252 g2235 f° 86
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du premier folio réapparaît ici, associée encore à un détail identique (« se chauffent au soleil »), quoique la tranquillité se double alors de sèmes qui marquent surtout la vieillesse ou l’abandon et ne concerne pas le fiacre mais plutôt une atmosphère qui le dépasse : le texte semble soudain prendre une tangente échappant à un moment devenu dérisoire. Dans le deuxième paragraphe, qui contient trois verbes au passé simple (« revint », « repassa », « traversa ») et où les lieux réitèrent, avec leur succession désordonnée, le caractère anarchique du début du folio, une durée indéfinie après les points de suspension conclut la phrase en laissant littéralement la course ouverte : « cela n’en finissait pas ». Ce nouvel imparfait permet sans doute d’opérer une transition avec la suite du texte, car le rythme est modifié pour les trois paragraphes suivants, non plus grâce à une variation de la vitesse, mais cette fois de la fréquence. En effet, le récit passe alors à l’itératif, « De temps à autres », avec la réapparition parallèle du cocher, de la thématique de la chaleur (« et qui suait à grosses gouttes ») et de la voix de Léon, toujours anonyme bien sûr (« une voix D il repartait »), avec enfin l’action ternaire de la voiture : « la voiture sautait dans les ruisseaux, s’accrochait aux bornes – eclabouissant les passants ». Autre effet de transition, la mention des passants autorise celle des bourgeois (également en attente depuis le dernier scénario ponctuel), multipliés aussi dans l’espace : « et dans les rues devant les boutiques – et sur le port – au milieu des camions D des barriques », ébahis devant un fiacre dont ils ne comprennent pas plus le sens que le cocher (le pronom « on » et le verbe voir, qui germent ici, sous-entendent leur perception), « que l’on voyait passer D repasser, stores baissés, chose etrange ». Immédiatement ou presque, sans mal en tout cas, la double comparaison est trouvée : « plus fermée qu’une tombe close qu’un tombeau, balotté comme un vaiss navire ». L’itération interne suffit maintenant à indiquer la frénésie du fiacre en synthétisant son parcours : au contraire de ce qui se produisait au début du folio (ainsi que sur le premier folio de ce brouillon), la course devient secondaire et demeure tout à fait délocalisée (excepté le « port », aucun lieu n’est nommé, « ruisseaux », « bornes », « rues », « boutiques ») car la voiture continue indéfiniment et circulairement (« passer D repasser ») jusqu’à paraître, nouvelle exagération cette fois synecdochique, « emplir la ville »32. 32. Le fait que la ville soit emplie ira de soi et n’aura plus besoin d’être littéral. Il est intéressant de noter que par métonymie les boutiques sont devenues des boutiquiers sur le brouillon suivant, où ils sont supprimés, vraisemblablement parce que Flaubert éprouve alors des difficultés avec la répétition du verbe passer dont les bourgeois sont le sujet : « les bourgeois qui passaient, et les boutiquiers qui regardaient ouvraient de gds yeux ebahis en re apercevant en reconnaissant pr la vingtième fois de la journée devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores fermés tendus et qui passait D repassait sans discontinuer continuellement » (f° 106 v°).
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Sans transition spatio-temporelle, la suite de la scène interrompt cette condensation avec un brusque retour au singulatif et une soudaine échappée à l’extérieur de Rouen. De même que la comparaison des papillons blancs a probablement généré l’espace de la « pleine campagne » (rappelons que la comparaison balbutiait sur le dernier scénario ponctuel, où elle était déjà associée à un moment unique : « une fois où papillons blancs s’envolent »), le soleil, qui fait donc sa troisième apparition dans le texte, se situe sans doute à l’origine de l’indication temporelle venant préciser dans l’interligne le vague « une fois » initial : « au milieu du jour ». Comme auparavant soleil et voiture sont liés, mais c’est dès le premier jet l’action du soleil (alors sujet) qui importe : « au moment où le soleil brillait le plus sur les vieilles lanternes argentées », si bien que l’effet lumineux concentre l’attention du texte sur l’une des parties du fiacre évacué, laissé dans le non-dit. À cet égard, on doit souligner une fois encore combien la création flaubertienne procède çà et là par images visuelles. Dans son ensemble, le récit de la promenade est plus lisible que visible, toutefois dès qu’il se déplace vers des moments privilégiés il se gonfle simultanément de détails descriptifs : les « vieilles lanternes argentées » par exemple sont insérées de manière impromptue et inattendue, comme si Flaubert en avait une image claire en tête, non actualisée jusque-là. Parallèlement, les « rideaux rouges » semblent stimuler l’expansion du « champ de trèfles rouges, tout en fleurs » (les rideaux sont évidemment modifiés en conséquence : « de calicot jaune »)33, car c’est la première fois que l’espace se charge de couleurs (blanc sur rouge, argent et jaune)34. La sémiosis des notations prime d’ailleurs sur leur valeur mimétique : d’une part, la main indéfinie, seul élément de l’intérieur du fiacre que le texte permette discrètement de découvrir (« une main passa en dehors »), est qualifiée dans l’interligne de « nue », la nudité devenant le métonyme scandaleux du corps absent 35 ; d’autre part, quoiqu’à un niveau 33. Visualisation ne signifie cependant pas permanence de l’image : sur l’un des derniers scénarios ponctuels, Flaubert écrit : « les stores jaunes rouges s’abaissèrent » (f° 55 v°), mais l’adjectif n’est pas repris sur le folio suivant. L’essentiel ici est bien d’avoir une couleur, même si elle est fluctuante et si le retour à l’option initiale est le résultat d’une transformation stylistique (dédoublement de l’adjectif puis refus habituel de la répétition). 34. Seules exceptions sur le premier folio, les ormes sont « verts » et la voiture est désignée comme une « boite jaune » dans l’interligne ; l’expression est d’abord raturée sans être intégrée dans le corps du texte mais réapparaît bien sur le brouillon suivant (f° 65). 35. Il est intéressant de constater que dans les brouillons de la scène de la cathédrale (mais non dans la version publiée) Flaubert imaginait d’abord Emma gantée, information qu’il supprime après plusieurs hésitations : « Mme Bovary Emma dejà trempait son doigt [ ganté ] dans l’eau benite » (f° 91 v°).
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différent, la vitesse voire la brutalité connotées par le verbe « s’abattirent » (maintenu dans la version publiée), qui conclut la dispersion des déchirures de la lettre, s’accordent apparemment mal à la finesse du comparé (« petits morceaux de papier » puis « dechirures ») et à la gracilité du comparant. Le phénomène peut parfois aller jusqu’à l’incohérence (d’un point de vue réaliste, s’entend) : alors qu’Emma a perdu de manière à la fois implicite et résolue la lutte que bon gré mal gré ses velléités de vertu livraient auparavant à ses désirs (focalisation externe oblige, la narration se creuse et la comparaison s’y substitue mais le verbe jeter sous-entend bien une finalité : la lettre de rupture n’a plus lieu d’être), ce moment stratégique où le soleil a gagné toute sa force ne devrait pas se situer « au milieu du jour », puisque le rendez-vous à la cathédrale est alors prévu « à midi » et qu’Emma arrive fort en retard (voir gg9 f° 24)36. Selon toute vraisemblance, la précision temporelle résulte de l’information programmatique du dernier scénario ponctuel : « elle alla toute la journée », dominant le traitement du temps dont la fonction consiste à accentuer la durée insensée de la scène et à la figer sur un point culminant. C’est une symétrie du singulatif qui ouvre le paragraphe suivant sur le premier jet (« une autre fois » suit logiquement « une fois »), où la scène a encore subi une ellipse, car la voiture s’arrête « vers 5 h. du soir », corrigé en « enfin » et ensuite « puis bien tard, le soir vers cinq ». Doit-on cependant voir dans la modalisation temporelle (« enfin » ou « bien tard ») une trace du jugement implicite du narrateur ? Probablement pas. Il s’agit plutôt d’insister encore sur la longueur de moments qui touchent bientôt à leur conclusion : le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Emma et Léon auront pris tout leur temps pour leur première baisade. Au reste, la restriction du savoir du narrateur (relative et stratégique) se poursuit. En effet pour la première fois Emma est visible dans le texte ; or si l’on compare ce folio avec le dernier scénario ponctuel, où Flaubert écrivait « Emma descend », on constate que la variation diachronique de la focalisation est immédiate. Elle passe en effet de zéro à externe, spontanément, dès le premier jet : « une femme en descendit », et l’image du voile, préservant l’anonymat, germe simultanément : « le voile baissé » 37 . Il semble de plus que cette altération entraîne parallèlement la 36. Même si la version définitive corrige l’heure du rendez-vous (« onze heures ») et de l’arrêt final (« six heures »), l’effet n’a pas tout à fait disparu, puisque la pause à la campagne se situe toujours « au milieu du jour » alors que le texte insiste encore sur le retard d’Emma et sur la durée de la première partie de la scène. 37. Je rappelle que le voile d’Emma est visible juste avant la baisade avec Rodolphe dans les scénarios : « voile noir oblique sur sa figure, comme des ondes » (gg9 f° 24 ; voir aussi folios 27 et 20), et dans la version définitive : « et, à travers son voile, qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage sous une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d’azur » (p. 164) ; bien entendu, on ne distingue plus rien à la fin de la scène du fiacre.
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transformation toponymique qui redouble l’aspect imprécis du texte. Tandis que pour son dernier arrêt la voiture se retrouve soudain à Rouen, « rue de l’Avalasse », la localisation est modifiée dans l’interligne en « une ruelle du quartier Beauvoisine » : le narrateur feint toujours d’ignorer les détails en jouant pourtant avec la frontière qui sépare déterminé (« rue de l’Avalasse », « Quartier Beauvoisine ») et indéterminé (« une ruelle »). Quant à la biffure de l’adverbe « précipitamment » (« D qui marchait precipitamment le voile baissé ») sa motivation demeure incertaine. On peut y trouver un souci de maintenir la neutralité du texte qui reste ainsi davantage à l’extérieur du personnage : même si Emma est cachée (ou se cache ?) et si l’expression « sans detourner la tête » connote une certaine détermination, l’adverbe indiquait peut-être une vague culpabilité (mais laquelle ? celle d’avoir encore failli, ou d’être en retard ?)38. Or il est parfaitement possible que sa disparition résulte d’un autre système de variation, stylistique cette fois, car le verbe « marcha » (qui participait de la rapidité du rythme des actions ponctuelles au passé simple : « la voiture s’arrêta […] une femme en descendit et marcha précipitamment ») est surchargé en « marchait » : suivant un phénomène de juxtaposition et de rupture des temps verbaux que l’on voit souvent à l’œuvre chez Flaubert39, la fin de la vision s’établit maintenant dans une manière de permanence, sur un point d’orgue qui n’a plus rien de précipité et se prolonge dans une durée indéfinie. Excepté pour le dernier paragraphe, concentré sur Léon mais immédiatement évacué car Flaubert trouvera sans doute plus fort de conclure la scène40 avec la vision fugace d’Emma (il ne le recopie même pas sur les brouillons suivants pour le retravailler), le récit est déjà prêt dans ses grandes lignes et souvent dans ses détails. Cette rapidité, somme toute étonnante pour qui a l’habitude de pratiquer les brouillons de Flaubert, explique le nombre de strates réduit de notre parcours génétique. De plus, quoique la progression de la rédaction soit ensuite discontinue, l’examen des brouillons laisse entrevoir que l’interruption de la linéarité de l’écriture n’est pas due à une conception globalement problématique mais plutôt à une méthode qui segmente le récit pour en découper, par commodité, des moments distincts à corriger ; nous allons rapidement revenir sur les phénomènes principaux. 38. Le départ de la diligence qu’Emma a manqué germait dans la marge du dernier scénario ponctuel (f° 79) : « Quand elle arrive à la Cr.R. la dilig est partie. – un cabriolet de louage la lui fait rejoindre ». 39. Et dont cet exemple, extrait de Bouvard et Pécuchet, est peut-être plus représentatif encore dans son imprévisibilité : « Tous les bœufs avancèrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement » (p. 74). 40. Et surtout le chapitre : rappelons cependant que dans la genèse de Madame Bovary le découpage du récit en chapitres n’intervient qu’au stade final de la copie du copiste ; voir ici ms g222 f° 352.
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Le début de la scène, en tout cas, ne pose aucune difficulté particulière, qui ne tient plus que sur deux folios successifs, très lisibles et aux corrections d’ailleurs minimales41. On retrouve le souci flaubertien de varier les tournures en évitant répétitions et assonances d’un paragraphe à l’autre, variations d’autant plus évidentes quand leur origine est soulignée, ce qui est fréquemment le cas ici (comme dans tous les brouillons de la scène). Ainsi, « sur le cours » (f° 65) concurrence « sur la terre » qui balbutie dans l’interligne pour être biffé avec « sur le gazon » en fin de paragraphe ; la voiture ne saurait continuer « longtemps » puisque l’adverbe se répète deux fois, qui plus est dans la même phrase, tandis que le nouveau verbe, « Elle alla », implique plus bas la correction de sa répétition, « elle allait » devenant « elle marchait » puis elle « roulait » ; « au milieu » des arbres remplace « entre » car la préposition est maintenue pour décrire le geste du cocher, qui met son chapeau « entre ses jambes ». Quant aux « ormes verts », leur couleur est vraisemblablement soulignée et supprimée sur le folio 64 parce qu’elle rime avec « chemin de fer » ; sur le même folio, le gazon auparavant raturé réapparaît, « près du gazon », quand les fossés (« près des fossés ») disparaissent. La répétition, qui est souvent un stimulus rédactionnel (on recopie, inconsciemment sans doute, un mot ou un syntagme qui font défaut ici et que l’on vient de lire là) entraîne donc ensuite un choix rédactionnel oscillant entre transformation et suppression pure et simple (apercevant a posteriori la récurrence, on cherche à éliminer l’intrus). Mais en génétique principe d’écriture ne signifie certes pas règle rigide. D’un côté certaines corrections sont indécidables (à la notation auditive représentant les ormes – ils « murmuraient » – se substitue une image visuelle, car maintenant ils se balancent ; le fiacre ne trottine plus mais il trotte), d’un autre côté des modifications logiquement attendues n’interviennent pas : les ormes sont « grands », comme l’est le galop du fiacre lorsqu’il entre dans la gare (même dans la version publiée) ; la voiture passe « en dehors des contre-allées » et « au bord de l’eau » (les deux locutions spatiales riment et se suivent), roule « tout paisiblement » puis repart « tout à coup » (la répétition de « tout » n’est pas détectée). Un autre aspect du processus rédactionnel est à mettre en rapport avec la tabularité de l’écriture, qui problématise les traditionnelles dimensions synchroniques et diachroniques des brouillons, surtout chez un auteur qui passe aisément d’un jeu de folios à l’autre, notamment quand il est en manque d’inspiration. Ainsi, sur le folio 65, l’expansion du ralentissement de la voiture (qui avait été laissé en suspens, on l’a vu) provient évidemment, à rebours, de
41. Voir les transcriptions des folios 65 et 64 en regard sur les deux pages suivantes.
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la fin de la scène préparée sur le premier brouillon, la voiture faisant ici craquer ses soupentes « en pleine campagne, à decouvert sous le soleil » (on retrouve le même syntagme localisant) ; l’addition interlinéaire préfère une fois encore mentionner la chaleur (« à la chaleur ») qui légitime le craquement en introduisant parallèlement un détail descriptif (« mal cirés »), ce qui accentue l’aspect rustique ou vieillot du fiacre, déjà actualisé (le soleil frappait sur les « vieilles lanternes argentées »)42. L’élaboration progressive de la fin du paragraphe est toutefois étonnante, quoiqu’elle s’accorde à la thématique récurrente de la chaleur et à la force finale du soleil, « et le dessus etait tiède comme le marbre d’un poële » puis « sa couverture de fer blanc, brulait comme le marbre d’un poële ». L’insertion de la couleur a beau tenter de réduire la distance qui sépare comparant et comparé, on se réjouira de la suppression de cette comparaison sur la copie autographe (ms g221 f° 383)43. Mais si l’on jette un coup d’œil à la version publiée, on remarque qu’en fait tout le paragraphe a disparu. Une approche téléologique, par définition finaliste, y verrait sans doute un bon moyen d’éliminer l’action quasi répétitive du soleil sur le fiacre ou la ressemblance des deux images en milieu et en fin de scène et par ailleurs, ce faisant, d’opérer de manière plus efficace l’effet de rupture provenant de la juxtaposition du départ soudain de la voiture (« Mais tout à coup elle s’élança d’un bond ») et de l’aspect duratif d’un parcours plus calme (« longtemps, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles »). Pas du tout ! Pour une telle conception de la génétique, ce qui vient ensuite paraît souvent meilleur et avec un tant soit peu d’ingéniosité on peut (hélas) toujours trouver aux corrections une explication après coup et la plaquer sur le brouillon. Or rien ne saurait être plus dangereux, car dans la réalité mouvante des processus scripturaux le produit est souvent imprévu, et il convient alors d’en respecter l’arbitraire. D’autant quand il n’est pas le fait de l’auteur : c’est ici le copiste qui a omis le paragraphe, bévue que Flaubert n’a même pas remarquée (ms g222 f° 351). Répétons donc qu’il faut se garder d’interpréter le devenir du
42. Le fait que les deux passages soient en rapport de façon sous-jacente est également visible dans la similitude des corrections (qui ne sont pas simultanées dans les jeux rédactionnels, soulignons-le ; les images se déplacent donc indifféremment d’un contexte à l’autre) : dans la première partie de la scène (f° 64), « couverture de fer blanc verni » et, à la fin : « les vieilles lanternes vernissées argentées » (f° 106 v°). 43. Flaubert ressent viscéralement un besoin d’écrire par images (comparaisons et métaphores), même s’il a conscience qu’il devra sans doute les supprimer plus tard ; voir telle lettre à Louise Colet : « Je viens de sortir d’une comparaison soutenue qui a d’étendue près de deux pages. C’est un morceau, comme on dit, ou du moins je crois. Mais peut-être est-ce trop pompeux pour la couleur générale du livre et me faudra-t-il plus tard la retrancher. Mais, physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me retremper dans de bonnes phrases pohétiques » (11 juin 1853, Correspondance, op. cit., tome II, p. 350).
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texte et tâcher plutôt de rester fidèle aux systèmes de variation de ses avanttextes. Il en est surtout un qui sera crucial pour la genèse. Nous l’avons seulement aperçu jusqu’à présent : il s’agit de la mobilité d’un espace étrangement mis en place par la rédaction même, au contraire de la temporalité qui a acquis quelque stabilité et dont les fluctuations sont plus ponctuelles (certes, prépositions et adverbes se répètent et devront être modifiés, tels « puis » et « alors » – voir par exemple le folio 72 transcrit plus loin, page 269 – mais les grandes étapes, le rythme et la fréquence du parcours ne varieront plus ; en général, les folios sont d’ailleurs relativement peu corrigés). En effet, au bas du premier brouillon (f° 80, déjà transcrit p. 248), l’espace qui localisait le premier ralentissement du fiacre est modifié : Flaubert rature la « caserne Bonne Nouvelle » puis « Sotteville » (juxtaposés dans la phrase mais éloignés dans l’espace référentiel) qu’il remplace par « Quatremarres », à son tour biffé sur le second brouillon (f° 65) à cause d’une répétition et même de plusieurs, car l’on rencontre simultanément « du coté de Quatremares », « du coté d’Oyssel » et plus haut : « du coté des bains » (ces derniers sont supprimés sur le troisième brouillon, f° 64). Sotteville réapparaît d’abord dans le semblant d’itinéraire marginal qui esquisse, une fois encore de façon fantaisiste, le départ du fiacre avant son arrêt au jardin des plantes : « repartit d’un bond, traversa Sotteville D St Sever » (f° 80)44. Connaissant bien les endroits qu’il mentionne, Flaubert aurait pu obtenir immédiatement un trajet possible, voire réaliste ; il était probablement séduit à l’origine par certains noms de lieux (sachant, de toute façon, qu’il les redistribuerait ensuite), voire par leurs connotations (Sotteville convient bien à une scène où « les raisons les plus sottes décident », f° 79) plutôt que par leur fonction référentielle45, d’autant que l’espace se doit ici de rester minimal : aucune tentation descriptive ne balbutie. Quoi qu’il en soit, la rédaction du folio 81 (soulignons qu’il a été écrit en plusieurs moments à partir du folio 86 ; voir sa transcription page suivante en regard de son fac-similé) rétablit un itinéraire vraisemblable.
44. On peut en dire de même à propos de la « Maladrerie » qui balbutie dans l’interligne (et qui réapparaîtra plus tard, déplacée) : le cocher ne saurait « par la Maladrerie » les ramener au Jardin des plantes, car la Maladrerie est située près de la gare. Il n’est d’ailleurs pas interdit de se tromper (le contraire serait plutôt étonnant), on l’a déjà suggéré : ainsi Flaubert écrit sur le folio 81 que le fiacre fait sa « seconde halte » au Jardin des plantes, alors qu’il s’agit de la troisième (l’erreur est corrigée, après vérification sans doute, sur le folio 82). 45. Voir à cet égard mes remarques sur les transformations de l’itinéraire de la visite du château de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale, où les processus sont fort similaires : toponymie et topologie ne vont pas toujours de pair (La Production du descriptif, op. cit., p. 205-208).
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g2235 f° 81 (Collections Bibliothèque municipale de Rouen. Photographie : Thierry Ascencio-Parvy)
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« Quatremarres » est réinséré juste avant Sotteville (logiquement, puisque Quatre-Mares est un lieu-dit de Sotteville-les-Rouen) au début de l’énumération de nouveaux toponymes actualisés sur le premier jet 46 , et les rues (Trianon, d’Elbeuf) conduisent bien au Jardin des plantes, où le fiacre fait une autre halte. Saint-Sever et Bonne Nouvelle (sans sa caserne) sont tous deux différés au paragraphe suivant, c’est-à-dire après l’intervention de Léon, quand le fiacre quitte le Jardin des plantes : la course est donc maintenant inversée, et si on en situe cette partie dans la topographie rouennaise, on la voit emplir la ville et ses faubourgs, aller successivement de l’extrême sud (l’ennui du cocher est compréhensible : la commune d’Oissel se trouve à une dizaine de kilomètres de Rouen !) au sud-ouest (Jardin des plantes), puis en direction du nord (Saint-Sever, quais, pont), de l’est (hôpital) et, après un ralentissement près de l’hôpital47, de l’est jusqu’à l’ouest (Mont-Riboudet et côte de Deville) en passant un peu par le nord (Beauvoisine). Même s’il se troue par endroits, l’espace s’agrandit, se parcourt d’une façon certes réaliste mais exagérée. Le paragraphe suivant va accentuer le phénomène tout en marquant enfin le nœud de l’invention, car les trouvailles y sont décisives ; c’est au reste le plus corrigé du folio. Rappelons que sur le premier brouillon, dont il réécrit alors la seconde partie, Flaubert prévoyait juste avant le passage à l’itératif une dilatation du temps (« cela n’en finissait pas ») et de l’espace (les points de suspension indiquaient un vide temporaire, à remplir plus tard). Or, sans doute parce que l’espace rouennais vient à peine d’être quadrillé dans sa quasi-totalité, 46. Réinsertion qui implique là aussi, à cause des assonances, la biffure des « Marettes » ; un passage par les Marettes nécessiterait un détour à l’ouest (les Marettes se trouvant alors à la limite du Petit-Quevilly et du Grand-Quevilly), qui ne serait cependant pas irréalisable. Notons que la nouvelle vision comique du cocher, « son cocher sans doute se réveillant », disparaîtra sans raison apparente (sinon pour donner plus d’autonomie à la voiture elle-même) sur le folio 64 avec la modalisation faisant intervenir le narrateur. 47. La séquence concernant les vieillards dans les jardins de l’hôpital a posé de nombreux problèmes à Flaubert. À l’origine, ils sont situés « le long des murs dans les d’un vieux remparts » puis « le long d’une terrasse haute toute couverte d’orties » (f°86). La terrasse réapparaît sur les brouillons suivants, tout d’abord « le long d’une terrasse lezardée au-dessus des vieux remparts murs de la ville » (f° 81) et ensuite, « le long d’une terrasse lesardée batie sur les vieux murs de la ville », séquence raturée et corrigée en « toute verdie par les années » (f° 82) puis « par des lierres » (f° 72). La source des corrections n’est pas claire. Est-elle de nature réaliste (les remparts ayant été détruits au dix-huitième siècle, Flaubert voulait sans doute écrire sur l’emplacement des anciens remparts) ou stylistique (d’une part l’adjectif « vieux » fait double emploi avec les vieillards, d’autre part la répétition de « ville » – soulignée – est fort encombrante dans ces avant-textes) ? On ne saurait trancher. Quoi qu’il en soit, d’un folio à l’autre, l’isotopie de la vieillesse ou de l’abandon est maintenue, même si l’image est modifiée.
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l’exagération de la course suit maintenant des modalités différentes : un souci de variation en oriente et transforme l’allure insensée ou frénétique. Le premier jet commence en effet par une séquence introductive, « puis ne sachant que faire, au hasard, sans parti pris », qui légitime l’aspect contingent d’une liste où sont juxtaposés, sans transition, sans principe fédérateur évident, des toponymes relatifs à la fois au centre ville (« Basse vieille tour », « vieux marché », etc.) et à de nouveaux faubourgs (par exemple « Mont Gargan » et « Darnétal », à l’est), suivis du « cimetière monumental », biographème qui conclut soudain le paragraphe comme s’il constituait la limite des actions dont, à ce moment, le moteur est toujours le cocher (« il alla à retraversa ») . Pour rédiger cette longue phrase énumérative, Flaubert s’y prend à plusieurs reprises avec des ajouts interlinéaires. Il insère une première fois le verbe de perception et le pronom qu’il avait utilisés pour la représentation des vieillards48 : « on la vit alternativement », et qu’il dédoublera quelques lignes plus haut ; il désigne ensuite, à rebours, la diversité des lieux déjà mentionnés sur le premier jet, en deux temps : d’abord la ville et sa périphérie, « vagabonda par toute la ville D les faubourgs » (notons que le verbe n’a pas de sujet) 49 puis la nature du trajet rouennais : « place – rues – monuments », séquence corrigée en « on la vit alternativement sur toutes places dans toutes rues D devant tous les edifices ». L’anarchie de l’espace est non seulement littérale mais renforcée (la répétition systématique des adjectifs « tous » ou « toutes » en témoigne), car maintenant le parcours du fiacre se disloque et se recompose au gré d’une logique linguistique. On le voit d’autant mieux dans la marge, où se multiplient les toponymes en trois groupes qui formeront en fait bientôt une seule phrase. Un premier paragraphe actualise des noms de places, « St Ouen sur le vieux marché sur la R. mare Gaillarbois » (l’un d’eux, Martainville, provient d’ailleurs du paragraphe précédent, où il a été éliminé à cause de la répétition de ville, ce qui montre bien que le réalisme est devenu 48. C’est seulement sur la copie autographe que Flaubert remarque (et souligne) la répétition, qu’il corrige en modifiant, de plus, l’attitude des vieillards : « où des vieillards en veste noire se promenent au soleil » se substitue en effet à « où l’on voit des vieillards en veste noire et roupillant sous leurs bonnets » (ms g221 f° 383) ; la syntaxe de la séquence retrouve ainsi sa structure antérieure (« où des vieillards en veste noire […] se chauffent au soleil », f° 86). Notons que sur le folio 81, la rédaction maintient le rythme de la phrase : « où l’on voit des vieillards en veste noire et tout tremblants sur leurs bequilles qui se chauffent au soleil » devenant « où l’on voit des vieillards en veste noire et roupillant sous leurs bonnets qui se promenent au soleil ». 49. Mais, la voiture poursuivant son parcours quasi autonome (on a vu que presque partout, dès le premier brouillon, Flaubert la maintient en position de sujet des verbes d’action), sur le premier jet du brouillon suivant elle redevient immédiatement le sujet : « Puis elle revint, et alors, au hasard, sans parti pris ni direction au hasard, elle vagabonda » (f° 82, transcrit page 267).
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accessoire) ; un second contient des noms de rues, « rue Ganterie, rue de la Savonnerie » (la rime, ici acceptée, implique vraisemblablement la biffure, dans l’interligne du corps du texte, des rues du Renard et des Maroquins et le maintien de la Dinanderie), et le dernier paragraphe cite, comme l’on pouvait s’y attendre, des noms d’édifices (tels Saint-Godard, Saint-Maclou, Saint-Nicaise). On retrouve les principes habituels, chers à Flaubert, qui consistent à refuser les répétitions tout en variant les effets (ainsi, l’ajout de « la douane » et des « Jeunes détenus » contrebalance l’abus des « Saints » ; on peut noter également les étranges « Trois Pipes » et « Nid de chien ») tandis que parfois la répétition est au contraire bienvenue, amplifiée même, en particulier quand elle s’accorde à un rigoureux parallélisme sémantico-syntaxique, voire rythmique et sonore : c’est le cas ici. Pourtant, dans les brouillons de Flaubert, le stimulus des processus demeure rarement littéral. Plus encore, pendant la phase rédactionnelle, d’autres considérations entrent en jeu, qui modifient parallèlement en cours de route certaines des options déjà choisies, d’une façon cependant aléatoire et souvent indécidable après coup (c’est-à-dire pour nous). Ici il s’agit surtout des répétitions, que Flaubert semble apparemment ne plus tolérer quand il relit ses corrections sur le brouillon suivant (f° 82). Le terme « ville », par exemple, y est présent dans la séquence « par toute la ville D les faubourgs » (qui est raturée) ainsi que dans certains toponymes (Martainville disparaît ; Sotteville et Deville sont maintenus, sans doute parce qu’ils sont assez éloignés dans le texte). De même, Flaubert supprime les répétitions de « on la vit » et du terme « place »50. En revanche, il est difficile par exemple de déceler la motivation de la rature de « rue Ganterie » (ou même, sur le folio 72, de « rue de la Savonnerie »)51 et des « Jeunes détenus », ou de la réinsertion de « Maladrerie » et « St Maclou » après leur biffure mais non de « St Godard » (remplacé par « St Vivien » qui surcharge « St Vincent »). Il est aussi remarquable que ces nouvelles corrections brisent le rythme et la stricte symétrie qui avaient été établis. En effet, quatre noms de lieux correspondaient à chacune des sections de la phrase, qui était décomposable de la sorte :
50. Plusieurs boulevards sont aussi éliminés dans le paragraphe précédent : « Elle remonta tout le boulevard St Hilaire D descendit le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Beauvoisine, le boulevard Cauchoise, le boulevard de la Madeleine D tout le Montriboudet ». Le boulevard Beauvoisine réapparaîtra sur le dernier brouillon, où il se substituera à « St Hilaire », mais il ne sera même pas recopié sur la copie autographe (ms g221 f° 383), sans doute parce que bientôt, à la fin de la scène, Emma quitte le fiacre dans « une ruelle du quartier Beauvoisine ». 51. Voir les transcriptions des folios 82 (suivi de son fac-similé) et 72, ci-contre et pages suivantes.
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on la vit
à St Pol, à Lescure, au Mont Gargan, au Nid de chien, sur la place St Ouen, place Martainville, place de la Rougemare D place du Gaillarbois, rue de la Savonnerie, rue Dinanderie, rue Maladrerie, rue Ganterie, devant St Godard, St Maclou, St Nicaise, devant la douane – aux Jeunes detenus, à la Basse vieille tour, aux trois Pipes, et au Cimetière monumental ;
mais maintenant le rythme suit un schéma différent (4/3/3/5/3) : on la vit
à St Pol, à Lescure, au Mont Gargan, au Nid de chien, sur la place St Ouen, à la Rougerame D place du Gaillarbois, rue de la Savonnerie, rue Maladrerie, rue Dinanderie devant St Romain, St Vivien, St Maclou, St Nicaise, devant la douane – à la Basse Vieille tour, aux trois Pipes, et au Cimetière monumental.
Le souci de variation est-il soudain redevenu primordial ? C’est possible, quoique rien ne permette de le confirmer avec certitude. Or sur le dernier brouillon (f° 72), grâce à la biffure de la séquence qui indique la nature des lieux traversés (« on la vit sur toutes les places, dans toutes les rues D devant tous les edifices, à St Pol »)52, le parcours apparaît moins expliqué ou explicable : in extremis donc, juste avant le désespoir comique du cocher, la course acquiert enfin son aspect le plus arbitraire – et partant délirant. Variation est sans doute le terme qui définit le mieux la genèse de la scène du fiacre, à plusieurs égards. Il convient à l’origine pour Flaubert de distinguer dans le récit scénarique les deux scènes de baisade avec Rodolphe puis avec Léon, qui menacent de se ressembler, précaution d’autant plus légitime qu’elles germent et progressent en parallèle dans les scénarios d’ensemble, souvent sur le même folio. Tandis que la baisade avec Rodolphe se stabilise tout de suite en se chargeant de ses éléments principaux, celle avec Léon subit un déplacement spatial surprenant et inattendu (d’Yonville à Rouen, de la chambre au fiacre) et ne prend corps que lentement, jusqu’au dernier scénario où les stratégies narratives sont actualisées avec les détails du fiacre, de la cathédrale et de l’absence de vision. L’enjeu rédactionnel de la scène en revanche se situe au début, dès le premier brouillon qui en contient vite les données les plus déterminantes (même si par la suite Flaubert éprouvera des difficultés ponctuelles d’exécution, provenant notamment des répétitions et peut-être du 52. Peut-être à cause des occurrences de « tout » ou « toute » (dont aucune n’est soulignée cependant) d’autant que juste avant, dans le paragraphe qui précède, on trouve « tout le Mont Riboudet ». Signalons de plus que certains toponymes sont supprimés (« au Nid de chien, sur la place St Ouen », « rue de la Savonnerie ») ; dès lors, le texte s’affranchit encore plus de son mode de classement et de son rythme originaires.
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fait que, travaillant par segments narratifs, il doit élaborer ici un texte d’une amplitude relativement importante). On y retrouve la variation : variations du temps et surtout de l’espace, qui donnent au récit son rythme frénétique et syncopé, avec des effets d’accélération et de ralentissement résultant de l’alternance du singulatif et de l’itératif, de concert avec un balancement entre de rares échappées descriptives dominées par la thématique de la chaleur et des lieux purement désignés, énumérés et totalisés de façon finalement insensée, où leur nom et leur présence prévalent sur leur fonction référentielle. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer quand on songe à l’importance de cette technique dans la version publiée, d’un point de vue macrogénétique ce n’est donc pas la focalisation, en particulier la focalisation externe, qui constitue la contrainte fondamentale et essentielle du parcours génératif mais plutôt la gestion de l’espace-temps, car elle conditionne la plupart des transformations et corrections. On y verra une leçon d’humilité pour la critique génétique53, tout au moins celle qui a pour visée de théoriser la genèse des formes littéraires : on ne saurait échafauder une série d’hypothèses (moins encore les généraliser) sur les modes de textualisation d’une technique non programmée, qui ne se laisse jamais pressentir, apparaît comme par génération spontanée et semble aller de soi puisqu’elle ne rencontre ensuite que des modifications minimales. Faut-il s’en affliger ? Sans doute pas : l’un des effets (pervers peut-être mais toujours passionnant) des avant-textes, et non le moindre, consiste à modifier nos attentes, basées par la force des choses sur la seule connaissance des textes définitifs. Non seulement on ne sait pas à l’avance ce que l’on va dénicher dans les brouillons, mais encore ce que l’on y trouve s’écarte fréquemment d’un modèle prévisible, déjà lu ou écrit ailleurs.
53. C’est aussi l’une des remarques conclusives de Raymonde Debray Genette dans son étude sur « Les écuries d’Hérodias », art. cité, p. 111.
10. Génétique de la disparition
Dans une perspective encore macrogénétique, nous achèverons ce parcours de quelques genèses flaubertiennes avec l’examen de processus concernant cette fois les modes d’élaboration puis de disparition de l’ensemble d’une scène. Certes, il ne s’agit que de l’une de ces saynètes qui abondent dans L’Éducation sentimentale, mais quand on en connaît la seule version publiée, le fait de rencontrer ce phénomène dans les manuscrits est frappant, voire choquant, d’autant qu’il se manifeste rarement pour les œuvres de la maturité1. Par ailleurs, quoique les ellipses soient nombreuses dans le roman, on l’a souvent rappelé2, ce n’est pas ici un trou visible dans la grammaire narrative que laisse derrière lui un tel rejet, car le récit apparaît à cet endroit bien suturé. Autrement dit rien, à la lecture du texte définitif, ne laisse présumer de l’existence de ce passage que contenaient les avant-textes. Cela semble aller de soi (surtout dans le cas d’un auteur qui travaille par multiples corrections et suppressions)3, mais la disparition d’un ensemble narratif global, même court (il 1. Beaucoup moins que dans Madame Bovary en tout cas, puisque pour ce roman Flaubert ne semble pas encore avoir mis tout à fait au point sa méthode : il a besoin de noircir du papier, même s’il sait, ce faisant, qu’il lui faudra ensuite couper. Pour Salammbô, signalons surtout la disparition de l’ancien premier chapitre explicatif (publié par Gisèle Séginger dans son édition du roman ; voir Salammbô, p. 382-403). 2. Depuis le célèbre article de Proust par exemple ; voir « À propos du style de Flaubert » [1920], extraits repris dans Flaubert (éd. Raymonde Debray Genette), Paris, Didier, coll. « Miroir de la Critique », 1970, p. 46-55. 3. Voir, à propos de la disparition des descriptions, mon Flaubert topographe, op. cit., p. 83-102.
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aurait dû couvrir une page environ), pose de sérieux problèmes théoriques, bien plus ardus que lors de biffures locales (phrases, séquences ou termes isolés), et qu’une narratologie des brouillons devrait aider sinon à élucider, du moins à mettre au jour. Si la suppression d’une scène ne met pas en danger la continuité narrative ou la lisibilité du texte, est-il cependant possible d’y déceler un manque ? De manière réciproque, si la scène avait été conservée jusque dans la version publiée, oserait-on la qualifier de superflue ? Probablement pas… Qu’en est-il, alors, de la fameuse logique du récit ? Existe-t-il dans l’économie du récit des sortes d’excroissances, de tangentes inutiles que prend parfois le cheminement narratif, mais qui ne sont pas visibles dans des textes apparemment achevés, parachevés ? Plus généralement donc, qu’en découle-til pour la finitude du texte, dont on sait qu’elle est une notion déjà fort compromise4 ? C’est ce que nous allons tâcher de considérer en revenant sur la scène de la visite que fait Frédéric aux Dambreuse dans le troisième chapitre de la seconde partie : ses manuscrits renfermaient la saynète en question. J’en rappelle brièvement le contexte. Après avoir donné ses quinze mille francs à Arnoux et perdu (temporairement) par la même occasion l’amitié de Deslauriers, Frédéric reçoit chez lui Mme Arnoux. Elle ne vient pas sans raison : elle lui demande de plaider la cause de son mari auprès de Dambreuse, car Arnoux n’a pu payer « quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature » (p. 272). Frédéric s’y rend « le lendemain, à onze heures », et est reçu dans la salle à manger ; c’est la scène du déjeuner (p. 274-275), où le luxe contraste avec l’aspect misérable de l’intérieur d’Arnoux, que l’on a vu une quinzaine de pages auparavant5. Au cours de cette scène, remplie de sous-entendus mêlés qui auront des répercussions bien plus lointaines (relations de Cécile et de Mme Dambreuse avec Martinon, la couturière de Mme Dambreuse n’est autre que Mme 4. « La finitude est aléatoire, elle peut relever d’un arbitraire motivé après coup. La finition est le sentiment d’achèvement. Rien ne nous dit si ce sentiment vient de celui de perfection ou de celui de lassitude. La finition est souvent l’effet d’une saturation structurelle qui bloque en cours de route tout ou partie de l’œuvre. Quant à la finalité, elle est certes importante, mais les écrivains ont cent fois avoué que leur œuvre avait trahi leur projet. De sorte que la clôture d’un texte est plutôt une hypothèse d’école qu’une évidence scientifique », Raymonde Debray Genette, « Génétique et théories littéraires », Avant-Texte, Texte, Après-Texte (éd. Louis Hay), Paris, éditions du CNRS, 1982, p. 167. 5. « C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois » (p. 257).
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Regimbart, dont M. Dambreuse connaît le nom pour avoir « rencontré sa signature »), Frédéric obtient un délai de M. Dambreuse tandis que son épouse en le saluant sourit « d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie » car elle le croit l’amant de Mme Arnoux (mais le texte ne l’explicite pas encore à ce moment)6. Dambreuse expose ensuite à Frédéric, dans son bureau, l’affaire des houilles, qui comme beaucoup d’autres dans le roman restera sans conséquence, Frédéric allant à Creil et Montataire avouer son amour à Mme Arnoux au lieu d’apporter l’argent au banquier pour lui acheter ses actions. Sur une plus grande amplitude encore, notre scène trouve des échos jusque dans les derniers chapitres (cinquième chapitre de la troisième partie). Par hasard, Mme Dambreuse découvrira les billets, autrefois prétextes de la visite de Frédéric (« un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature »)7 ; ils serviront sa vengeance car elle apprend par Olympe Regimbart que Frédéric réservait les douze mille francs qu’elle lui a prêtés pour Arnoux et non pour Dussardier (« Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de l’autre, pour se conserver une maîtresse ! », p. 530), et les utilisera bientôt afin de faire vendre aux enchères les effets et les meubles de Mme Arnoux, ce qui occasionnera sa rupture définitive avec Frédéric peu avant son mariage8. On peut le constater, divers éléments présents dans ce passage dépassent ses enjeux mêmes, ce qui n’a rien d’étonnant avec un texte aussi tissé que celui de L’Éducation sentimentale. Voici la version publiée de l’extrait qui nous concerne (p. 275) : Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de l’intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa femme. – « Elle passe pour très jolie », dit Mme Dambreuse. Le banquier ajouta d’un air bonhomme : – « Êtes-vous leur ami… intime ? » Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui serait fort obligé de prendre en considération… – « Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J’ai du temps encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-vous ? »
6. Il faudra pour cela attendre la scène de la soirée chez les Dambreuse, à la fin du chapitre suivant, qui contient d’ailleurs cette séquence analeptique dans le discours de Mme Dambreuse : « “En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.” (Cela signifiait : “C’est votre maîtresse”) », p. 332. 7. Le récit prenant une fois encore une forme analeptique : « c’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner », p. 530. 8. Plus spécifiquement, c’est en fait parce qu’elle achète le coffret de Mme Arnoux (qui a pourtant appartenu quelque temps à Rosanette, comme le rappelle le texte avec un bref résumé…) que Frédéric rompt avec elle (voir p. 537-538).
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Le déjeuner était fini ; Mme Dambreuse s’inclina légèrement, tout en souriant d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls : – « Vous n’êtes pas venu chercher vos actions. » Et, sans lui permettre de s’excuser : – « Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l’affaire un peu mieux. » Il lui offrit une cigarette et commença.
Or dans les brouillons s’immisce une saynète entre la représentation du déjeuner dans la salle à manger et l’exposé de Dambreuse à propos des actions : dans l’antichambre, qui n’est pas mentionnée dans le texte définitif, les Dambreuse et Frédéric rencontrent un brocanteur, venu montrer à Madame un plat chinois. Elle ne le croit pas authentique mais Frédéric, avec un savoir dont il fait rarement preuve dans le roman, démontre qu’il l’est bien tandis que le banquier, ennuyé, l’entraîne ensuite dans son bureau. Germination de la scène Attachons-nous donc maintenant aux manuscrits de cette partie de la scène de la visite aux Dambreuse. Ils ne sont pas très nombreux, et l’on peut en voir ci-contre le parcours génétique, une fois encore syncopé (quoique de manière moins évidente que pour la scène du fiacre ; les flèches indiquent là aussi un transfert de folio). C’est sur la sixième occurrence que la disparition, définitive, s’opère (N.A.F. 17604 f° 79)9. Flaubert réécrira la scène deux fois encore, sans aucune tentative de réinsertion, comme si le texte avait enfin trouvé ses points de suture, ou une forme de saturation différente. Le passage germe brièvement sur un scénario ponctuel, où Flaubert esquisse en un folio la visite de Frédéric aux Dambreuse, et il apparaît de la sorte dans la marge (f° 75, transcrit page 278) : « Dans le vestibule, un brocanteur tenant une Curiosité. = vieille faïence. Sur laquelle, Me Damb consulte Fr. qui est fort. “Vous avez appris cela toujours chez Arn.” avec ironie. » Ce phénomène secondaire, d’un point de vue diachronique, n’indique en rien le peu d’importance de la scène ; c’est souvent ainsi que se gonfle, dans les marges, le texte flaubertien à son stade préliminaire (et on en a vu un exemple éclatant avec la scène du fiacre quoique, dans ce cas, à l’étape bien plus ancienne des scénarios d’ensemble). Le fait qu’il soit écrit juste sous l’injonction (raturée) « Marquer l’extrême aisance de la maison » ne signifie pas non plus un rapport thématique avec l’aisance en question ; en effet ce syntagme semble plutôt antérieur et avoir trouvé sa résolution sémiotique et textuelle avec la description de la salle qui s’élabore plus haut, dans la marge 9. Tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartenant au volume N.A.F. 17604, je n’en répéterai plus désormais la cote complète.
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du même folio : « deux valets. rechauds d’argent. les hors d’œuvre disposés comme pr les dîners en ville. – fruits bien arrangés. l’appartement ht,
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75 (11/4/5)
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71 v° (215)
67 v° (216)
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69 v° (215)
60 v° (216)
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Ø
65 v° (216)
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77 (214)
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80 (215)
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Ø
81 (215)
75 v° (217)
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colonnes », pour faire précisément contraste avec la situation d’Arnoux, qui est le moteur du récit à ce moment : « Fr. se rappelle – comme un contraste le dejeuner chez Arnoux ». Ici, les deux éléments primordiaux sont sans doute le savoir de Frédéric (il est « fort ») et l’ironie de Mme Dambreuse, qui n’est pas encore explicitée (en fait l’ironie est double, car quand Frédéric prononce le nom de Mme Arnoux elle réplique : « on la dit une beauté Me Arn »). Mais ce n’est pas très étonnant, c’est également le cas pour de nombreux énoncés qui, dans le corps du texte, fonctionnent par simples allusions, tel le regard que Mme Dambreuse lance à Cécile (qui à ce stade se nomme encore « Marguerite ») « pour lui dire de s’en aller » (allusion à l’affaire Martinon) ou, dans le cas de M. Dambreuse, le fait qu’il ait déjà entendu quelque part (on ne sait où) le nom de Regimbart : « Je connais ce nom-là » (dans la marge également) ; ce sont probablement des jets que Flaubert couche vite sur le papier sans les développer davantage, alors qu’il sait déjà ce qu’ils devront signifier puisqu’ils
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deviendront, dans le texte définitif, des amorces décisives. Par ailleurs, le fait que le savoir de Frédéric provienne d’Arnoux permet de revaloriser discrètement le faïencier, que le banquier vient de traiter de « farceur », un peu plus haut sur le folio ; notons cependant que cette image positive est inutile par rapport à l’issue de la scène, Dambreuse ayant déjà consenti « à attendre pr les billets ».
17604 f° 75 (extrait) (premier scénario ponctuel)
17604 f° 71 v° (extrait) (première partie du second scénario ponctuel)
Sur la seconde occurrence, qui tient sur deux folios (71 v° transcrit cidessus, puis 67 v°, transcrit ci-contre), le texte commence à brouillonner (Flaubert utilise le passé diégétique) mais contient peu de changements pour l’extrait qui nous préoccupe ; la « faïence » n’est toujours pas spécifiée, et l’on apprend seulement (dans la marge du folio 67 v°) que Mme Dambreuse est disposée à l’égard de Frédéric, et qu’elle croit « que la faïence n’est pas vraie ». En revanche, sur la troisième occurrence, qui constitue vraiment le premier
Génétique de la disparition 17604 f° 67 v° (deuxième partie du deuxième scénario ponctuel)
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17604 f° 69 v° (extrait) (première partie du premier brouillon)
brouillon, la scène s’esquisse davantage ; attardons-nous sur ses modes d’amplification (il s’agit du folio 60 v°, qui suit le folio 69 v° dans le même jeu d’écriture ; le folio 69 v° est transcrit ci-dessus, le folio 60 v° ci-contre). En fait, la page a un double statut. Alors que l’entrevue avec le brocanteur est bien de l’ordre du brouillon, au passé, la fin du folio après le trait séparateur révèle que Flaubert ne travaille pas à la même vitesse le dialogue dans le bureau de Dambreuse, qui demeure encore au stade scénarique. Le début de la scène du brocanteur montre bien qu’elle a une fonction dilatoire par rapport au parcours narratif (l’entrée des deux hommes dans le bureau), puisque Flaubert l’introduit avec un « Mais » disjonctif : « Mais en passant par le corridor » ou « Mais à la porte de l’antichambre qui precedait la salle ». Les personnages prennent corps, par leurs gestes ou leurs discours : le marchand est un « vieillard en redingotte brune à nez pointu » qui « se tenait debout, avec qque chose de rond, enveloppé d’un linge » ; plus bas, Flaubert cherche à montrer la « pose » de Mme Dambreuse et la définit ainsi : « appuyée de l’épaule sur la cloison – narquoise ». Le passage est motivé par l’insertion d’un indice psychologique la concernant, et qui vient donner une nouvelle
Génétique de la disparition 17604 f° 60 v° (deuxième partie du premier brouillon)
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information dans le récit à son propos : elle « avait la rage manie des curiosités s’en faisait apporter le matin chez elle » ; elle fait aussi montre d’une certaine « insolence » quand elle ne veut pas croire le marchand tandis que son mari interrompt vite la visite : « Mais le banquier que les curiosités embetent le prit par le coude : “Allons ! Venez” » et que l’on entend à la fin, de manière comique, Mme Dambreuse horrifiée du prix de la pièce s’écrier : « 500 fr ! Ah ! Jamais de la vie par exemple ». Flaubert a donc fait son choix : la faïence, jusqu’alors indéterminée, sera une « très vieille porcelaine chinoise » dont le brocanteur dit qu’elle « provient du service de l’Empereur », ce à quoi Mme Dambreuse répond, une fois encore hautaine et incrédule : « Allons donc ! quelle plaisanterie ! ». Frédéric, qui « prit le plat », a pour rôle de faire « valoir que… il est authentique. » La phrase, encore au présent et avec ses points de suspension indiquant comme d’habitude un manque à remplir par la suite, est en rapport immédiat avec le texte qui prolifère dans la marge : son élaboration va tenir lieu de preuve. Description et intertexte La démonstration s’effectue, comme souvent chez Flaubert, par l’intermédiaire de la documentation qui permet à l’auteur d’amplifier la scène. En effet, sans même chercher pour l’instant à les rédiger ou à les mettre en rapport avec le discours de Frédéric, Flaubert copie dans la marge deux séries de notes concernant les « plats pr l’empereur ». La première les décrit : « un dragon ou phenix en email d’une extrême petitesse est la marque de la porcelaine à l’usage de l’empereur XVe siècle ap. J.C. la porcelaine traitée est appelée par les chinois porcelaine à serpent », avec ces ajouts : « fond blanc, beau bleu à fleurs bleues avec des dragons rouges tenant entre leur griffes » (on ne sait quoi pour l’instant, Flaubert n’a plus assez de place pour écrire) et « lis deux mots cheon = longue vie et Fô = bonheur », tandis que la seconde les situe dans le temps : « 1426-1435 période du Sioun-te = la plus belle porcelaine de la dynastie des Ming » (la note suit quasiment la forme d’une entrée de dictionnaire). Enfin apparaît un nom propre qui est peut-être la référence de l’intertexte, « Marriat », suivie d’un chiffre qui ressemble curieusement à un prix « 2.45. » 10 ; quoi qu’il en soit, ces notes sont absolument introuvables dans la documentation de Flaubert qui a été conservée et je n’ai pu en localiser l’origine 11 . Le plus difficile pour Flaubert va donc consister à utiliser cet 10. À moins qu’il ne signifie « volume 2, page 45 », ce qui paraît plutôt improbable. 11. On n’en trouve aucune trace dans les carnets ; les dossiers de Bouvard et Pécuchet contiennent des notes sur la céramique utilisées pour L’Éducation sentimentale, (g2261 folios 137 et suivants) mais elles traitent de la fabrication, non de l’histoire des faïences ou de leur classification ; un dossier entier doit avoir disparu.
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intertexte d’une manière naturelle, surtout dans le discours du personnage qui parlera littéralement la documentation initiale de son auteur (phénomène souvent présent dans L’Éducation sentimentale, mais qui deviendra bien entendu une constante de l’intertextualité dans Bouvard et Pécuchet, on en a déjà vu un exemple avec la formule magique). C’est ce qu’il s’attache à faire sur le folio 65 v° (transcrit page suivante), où il réécrit immédiatement la scène du brocanteur sans recopier alors la première partie du brouillon (le folio 69 v° est transféré dans ce nouveau jeu, où il est sans doute corrigé en parallèle) et d’un point de vue textuel les notes intégrées dans la fiction vont maintenant prendre un double statut, comme leur double origine le laissait présager : tout d’abord descriptif, la séquence « Frederic prit le plat » permettant l’apparition d’une description focalisée de manière implicite, et ensuite discursif, quand Frédéric le commentera. Le premier jet de la description, par sa sécheresse, ressemble à une rapide paraphrase du folio précédent, sans véritable rédaction pour l’instant : « il avait un fond blanc mat craquelé – des feuillages bleues foncé – un ruisseau – portait au milieu centre deux lions ou dragons rouges jouant à la boule ». Flaubert retravaille le texte dans la marge, et pour le rédiger et lier entre eux les détails il utilise, comme très souvent dans ses descriptions, les formes pronominale et participiale des verbes ainsi qu’une proposition relative : « des branchages outremer s’epanouissaient se tordaient sur un fond d’un blancheur mate que traversait un ruisseau portant au milieu deux espèces de lions ou dragons rouges roulant s’amusant une boule ». C’est le moment où le ruisseau qui balbutiait tout d’abord dans l’interligne est abandonné, selon la tactique habituelle à l’auteur d’éliminer certains éléments de l’hypotexte après les avoir pourtant insérés une première fois : la séquence « que traversait un ruisseau » (ou « traversé par un ruisseau », Flaubert chasse souvent les pronoms relatifs) est raturée ici (même remarque pour le détail des bords du plat : ils étaient « striés » dans l’interligne). Le discours de Frédéric, pour sa part, est directement corrigé dans le corps du texte, et va dans le sens de la précision. Tout d’abord, les deux « lions » ou « bêtes » prouvent que « la pièce a eté pr le palais imperial » et ensuite « denotent la periode des Ming », séquence réécrite en : « Le plat est du commencement du XVe siècle en pleine dynastie des Ming » : le marchand ne mentait donc pas. On remarquera toutefois que ces affirmations ne suffisent pas à Frédéric, qui continue à étaler son savoir avec l’apparition de détails qui ne se trouvaient pas sur l’occurrence antérieure (selon toute vraisemblance, Flaubert continue à consulter ses notes, et d’ailleurs ce faisant il se trompe temporairement à propos des « grillons », puisque la correction contredit le premier jet) : « Les grillons sont un peu plus vieux sont venus après – puis un combat de
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coqs ou bien une poule avec ses poussins – ensuite un peu plus tard la mode des vases exclusivement bleus ». Cela lui vaut, bien entendu, le compliment du marchand, qui trouve rétroactivement sa justification (il était programmé dès la troisième occurrence, f° 60 v°) : « “Monsieur est connaisseur” dit le Md. ». Variation et répétition L’amplification de la scène suit parallèlement un parcours remarquable en ce qui concerne les poses des personnages (surtout de Mme Dambreuse), et il est curieux de les voir varier quelquefois. Par exemple, au début du folio, le marchand est debout mais devient vite assis quand Flaubert utilise une antithèse pour opposer son habit, « negligemment vetu d’une longue redingotte brune » et la manière dont il tient la faïence, « avec soin sur ses deux genoux », ce qui en connote la valeur (mais la modification provient aussi du fait que dès le premier jet Flaubert a écrit, quelques lignes plus bas, « il se leva, vivement en la voyant »). Il en va de même pour Mme Dambreuse, dont on avait auparavant vu la pose appuyée contre le mur pour introduire son air ironique ; la séquence « levant de côté le menton » remplace maintenant « appuyée sur la cloison portée sur un pied ». C’est cependant Mme Dambreuse qui apparaît la plus visible et visualisable. Alors que sa blondeur n’est mentionnée qu’une fois dans tout le récit du roman, vers la fin de la première partie (elle « portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l’anglaise », p. 154), ici quand elle critique la pièce une première fois (« Faite à Paris, peut-etre ») elle cligne « dédaigneusement ses cils blonds »12 ; la seconde fois, elle s’écrie « Allons donc ! Quelle plaisanterie ! » « en haussant les epaules ». Flaubert insiste de plus sur son nouvel intérêt pour le plat qu’elle vient pourtant de dénigrer doublement : « Me Dambr. venait d’etre prise par un tel amour pr ce plat qu’elle lui rendit à peine son salut ». Enfin, son discours au sujet du prix de la faïence ne varie pas ; il est maintenu au bas du folio, pour conclure la scène. Ces petites touches, typiquement flaubertiennes et qui pullulent dans les brouillons, représentent un bon moyen de donner plus de vie ou de présence physique aux personnages secondaires, et l’on a rappelé que Flaubert voit13, littéralement, quand il écrit, même 12. Son clignement de cils en revanche est récurrent dans la version publiée : « elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet sous de la mousseline » (p. 508), « elle avait un léger mouvement d’indécision en clignant les paupières » (p. 489). 13. « Il y a bien des détails que je n’écris pas. Ainsi, pour moi, M. Homais est légèrement marqué de petite vérole. – Dans le passage que j’écris immédiatement je vois tout un mobilier (y compris des taches sur des meubles) dont il ne sera pas dit un mot » (lettre à Hippolyte Taine, 20 ? novembre 1866, Correspondance, op. cit., tome III, p. 562) ; voir aussi p. 138 de cet ouvrage.
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si son imaginaire ne prend pas toujours une forme actualisée dans le texte, ou si au contraire le travail du style est susceptible de transformer par la suite l’image originelle. Sur l’occurrence suivante, le passage est corrigé en continuité avec le récit qui l’entoure et la scène tient sur deux folios (78 et 82 ; le folio 78 est transcrit ci-contre et l’extrait du folio 82 ci-dessous). C’est le moment où la rédaction est parvenue à un stade suffisamment avancé pour que commence la chas-se aux répétitions et aux assonances, dont certaines ne sont pas encore résolues ici, notamment la répétition de « dit » (soulignée par Flaubert), visible sur les folios 78 et 82, ou la répétition de « lui », soulignée aussi (f° 82). On remarquera par exemple que le costume du brocanteur est raturé et que Flaubert est gêné par la localisation de la saynète, puisqu’il tente de remplacer « porte » par « entrée » et que « corridor » se substitue à « antichambre » (il y a d’une part beaucoup de sons en en dans cette phrase, mais d’autre part on lit juste avant que « la Chambre n’ouvrait qu’à une heure »), et le nom de « Mme D. » est raturé à plusieurs reprises (il en résulte d’ailleurs l’élimination de son haussement d’épaules). Quelquefois même, le souci d’éviter la répétition semble
17604 f° 82 (extrait) (deuxième partie du troisième brouillon)
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exagéré, du domaine de l’obsession, comme pour les articles « une » (« une longue redingotte », « une des plus belles choses » ; c’est Flaubert qui souligne) alors que cinq lignes les séparent ; c’est pourtant sans doute l’origine de la disparition du costume du marchand. Dans la description du plat, que prend maintenant Mme Dambreuse et non plus Frédéric (la focalisation implicite n’est donc pas perturbée) la chasse aux assonances régit des transformations, et elles ennuient le plus Flaubert, il faut le remarquer, quand elles riment : « blanc », « portant », « s’amusant », tout comme dans le discours de Frédéric : « ordinairement », « commencement »14 ou, sur le f° 82, « reprit », « ironie », « appris », « vie », ce qui nous vaut la biffure de l’ironie de Mme Dambreuse (mais sa question à propos d’Arnoux est maintenue : l’ironie reste lisible sans s’énoncer)15. On voit bien aussi pourquoi Flaubert est gêné par les répétitions de « du », dans la séquence « doit être du commencement du XVe siècle », qui devient « doit remonter au XVe siècle », ou pourquoi les « branchages » deviennent des « feuillages » quand le terme « blanc » est surchargé en « blancheur » (les sonorités sont trop proches pour échapper à la chasse aux assonances ; notons néanmoins que « branchages » n’est pas raturé alors, Flaubert semble se ménager une alternative). En revanche on comprend mal la motivation de la suppression d’un détail de l’intertexte, « en pleine dynastie des Ming », tandis que les multiples assonances en on et en ou de la dernière phrase au contraire demeurent : « Les grillons sont venus après, puis le combat des coqs ou bien la poule avec ses poussins » (je souligne). Quant à la transformation de l’intérêt de Mme Dambreuse pour « sa chinoiserie » (f° 82), écrit Flaubert dans l’interligne, on s’en réjouira sans pouvoir déterminer avec certitude le stimulus de la variation : « tant elle était préoccupée par un violent amour pour le plat » devient « toute préoccupée qu’elle était par le plat chinois » (et notons que Flaubert ne remarque pas ici la répétition de la préposition « par » ; on lit en effet dans la phrase suivante : « “Cinq cents francs ! Ah ! Jamais de la vie ! par exemple !” »). Si l’on fait maintenant une pause pour revenir sur le parcours rédactionnel de la saynète jusqu’à présent, on peut en conclure qu’elle suit exactement les
14. Un phénomène identique explique aussi la disparition des « dragons » juste après les « lions » ainsi que la dernière séquence discursive provenant de l’intertexte : « On trouve un peu plus tard les vases exclusivement bleus », Flaubert ayant déjà bataillé avec deux adverbes en ment et en ayant maintenu un ; au reste, il a réutilisé la couleur pour qualifier les feuillages de « bleus ». 15. Anne Herschberg Pierrot, à propos des corrections du début du dernier chapitre, où Flaubert souligne les assonances finales de « sympathies » et de « mélancolie », déclare d’ailleurs : « il s’agit d’éviter les rimes dans la prose », Le Style en mouvement, op. cit., p. 148.
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mêmes principes que ceux de toute genèse flaubertienne : apparition scénarique puis insertion dans le récit, amplification avec l’utilisation d’intertextes, liaison des séquences ou détails et réécriture montrant l’habituel souci de rédiger les notes et d’éviter les répétitions, et çà et là quelques suppressions. Elle est d’ailleurs travaillée avec les mêmes scrupules que son cotexte. Rien, donc, ne permet de suggérer que Flaubert ne la juge pas assez satisfaisante ; c’est pourtant sur l’occurrence suivante, alors que le texte paraît stabilisé et proche d’une version plus ou moins définitive (le folio 79, dans le corps du texte, comporte seulement des corrections ponctuelles), que l’ensemble du passage est supprimé (voir les trois folios concernés ci-dessous et page suivante). Ainsi sur cette sixième occurrence Flaubert semble avoir résolu plusieurs répétitions, telle celle de « dit » (il supprime l’un des verbes sur le folio 77 : « “C’est Me Regimbart” [ dit-elle ] » ; la répétition légitime aussi la mise entre crochets du discours du marchand : « [ – “Ah ! Monsieur s’y connaît” dit le marchand ] », f° 79) ou la rature de « lui » (« il avait du temps encore devant lui », f° 79). Mais il n’y a vraiment rien de systématique. En effet, pour obtenir le premier jet, Flaubert fait un retour en arrière à propos du plat : tout d’abord il choisit maintenant les « branchages outremer » plutôt que les « feuillages bleus » (« feuillages » est cependant réécrit au crayon dans l’interligne), ensuite les « dragons rouges » réapparaissent ainsi que la rime avec les « lions » et l’assonance avec « boule » qui avaient sans doute entraîné la correction 17604 f° 77 (extrait) (première partie du quatrième brouillon)
17604 f° 83 (extrait) (troisième partie du quatrième brouillon)
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17604 f° 79 (deuxième partie du quatrième brouillon)
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antérieure (mais là encore la « couleur cinabre » se retrouve dans l’interligne, où elle est enfin supprimée) ; de plus, la précision du « commencement » du XVe siècle est réintroduite, et donc la rime avec l’adverbe « ordinairement » (et un peu plus bas « obliquement » pour le geste de Mme Dambreuse). On constate aussi que les assonances de on et ou dans la phrase « Les grillons sont venus après, puis le combat de coqs, ou bien la poule avec ses poussins » ne sont toujours pas détectées, non plus que la répétition de la préposition « par » que nous avons auparavant indiquée. En revanche, vers la fin de la scène Flaubert souligne les assonances en ou dans la question de Mme Dambreuse, « – Où avez-vous appris cela ? chez Arnoux ? », ainsi que la dernière syllabe du verbe « s’ecrier », probablement parce qu’elle rime avec « banquier » ; or il ne tente pas de les modifier. Doit-on alors en conclure que c’est par lassitude qu’il décide maintenant d’éliminer la saynète ? Car rien d’autre, sur le folio où elle tient, ne semble gêner l’auteur, si bien que le stimulus de la suppression demeure tout à fait indécidable. Pourtant, elle ne s’opère pas immédiatement. Sur le folio 79, Flaubert rédige d’abord dans la marge et dans l’interligne, au crayon, un nouveau texte de substitution qui semble fonctionner comme une alternative temporaire, à trancher par la suite. Il y mentionne la fin du déjeuner et se concentre sur l’ironie de Mme Dambreuse16. On remarquera que, une fois encore, Flaubert actualise la pose du personnage : « Le dejeuner etait fini et Me Dambreuse s’etant levée s’inclina legerement en faisant glisser sa pantouffle sur le tapis, tout en souriant d’un sourire singulier, plein à la fois de politesse d’ironie. » Ensuite apparaissent deux questions au style indirect libre : « Pourquoi ? Que pensait-elle ? », avec une séquence focalisée sur Frédéric : « Frederic n’eut pas le temps d’y reflechir » ; parallèlement, au début du folio 83 est ajoutée une phrase, au crayon aussi : « Mr D. ferma la porte de son bureau lui dit ». Quand il corrige la marge en surchargeant, à l’encre, ce qui a été écrit au crayon, Flaubert supprime le glissement de la pantoufle de Mme Dambreuse, le style indirect libre (pensées de Frédéric) et tâtonne un peu sur la fin, qui doit servir de point de contact avec le folio suivant ; il est donc clair qu’il a bien l’intention, à ce moment, de faire disparaître le brocanteur et sa chinoiserie. En effet, il écrit tout d’abord : « Mr Dambreuse lui dit brusquement » qu’il prend au folio 83, dans cette séquence : « Puis dès qu’ils furent seuls dans son bureau, Mr Dambreuse lui dit brusquemt » ; après avoir raturé l’adverbe « brusque16. Le même phénomène se produit sur le folio suivant, dans l’exposé de M. Dambreuse : une première fois, un texte écrit au crayon (et presque complètement illisible) à propos de l’affaire des houilles se met à proliférer parallèlement à tout un paragraphe où dans le corps du texte Dambreuse explique le « secret du commerce » ; finalement, quand il est surchargé à l’encre, il apparaît tout à fait différent du paragraphe originel, qui est alors barré (f° 83).
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ment », il relie directement d’un trait « Mr Dambreuse dit » au discours de Dambreuse sur le f° 83. Finalement Flaubert préférera cette formule, elliptique certes mais aussi stratégique car elle lui permettra surtout d’éviter de nouvelles occurrences à la fois de « lui » et de « dit », qui le gênent depuis plusieurs corrections : « Car Mr D. dès qu’ils furent seuls » ; le récit s’en trouvera accéléré, et plus implicite. La saynète, ainsi mise de côté sans explication, ne laisse absolument aucune trace de sa présence antérieure. Les seules variations sur les deux dernières occurrences concerneront le sourire de Mme Dambreuse, qui de « singulier » deviendra « inexprimable » (mais sur le dernier brouillon, f° 81, Flaubert laisse à égalité les deux adjectifs, pour choisir plus tard ; l’extrait est retranscrit ci-dessous)17 et la biffure de « s’etant levée » ; le personnage aura progressivement perdu de sa visibilité au cours de la rédaction18.
17604 f° 81 (extrait) (sixième brouillon)
Si la suppression de la scène permet à Flaubert d’aller plus vite en resserrant son texte, doit-on donc la juger une simple étape superflue ? On peut, au terme de ce parcours, tenter de répondre en deux temps, quoique de manière certes non définitive.
17. Dès le premier jet de la copie autographe, c’est l’adjectif « singulier » qui est utilisé (B.H.V.P. f° 215). 18. Cette manière de perte du corps des personnages dans la genèse de la scène s’empare aussi de M. Dambreuse. Sur la seconde occurrence (f° 67 v°), Flaubert écrit : « en fixant sur lui ses prunelles pâles tandis que son affreuse bouche souriait », séquence qu’il met entre crochets. Le syntagme « et son affreuse bouche souriait » sera repris sur le premier folio du premier brouillon (f° 69 v°), où il sera finalement raturé.
Génétique de la disparition
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Quand on considère la logique du récit, on voit clairement qu’elle n’est en rien altérée par la disparition ; il est d’ailleurs possible d’en conclure que le concept même de logique du récit est surtout un effet des textes achevés dû à l’enchaînement des actions, et non une fonction des avant-textes en cours de formation (en tout cas chez Flaubert, grâce à la construction méthodique du récit au stade scénarique). Toutefois, la saynète aurait évidemment posé un problème de logique, non narrative mais plutôt psychologique : chaque fois que l’on rencontre Frédéric dans un contexte avec des faïences, c’est son ennui qui prédomine, certainement pas son intérêt, moins encore son savoir. Ainsi, à la clausule de la description du magasin d’Arnoux, Flaubert écrit : « Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim » (p. 181) et cet ennui est récurrent dans l’épisode de Montataire, qui suit de près dans le récit la scène de la visite aux Dambreuse : « Frédéric s’en voulait de n’avoir pas refusé nettement sa proposition, tout à l’heure » (p. 282) et « Frédéric commençait à s’ennuyer » (p. 283). Ainsi le fait qu’il soit capable de démontrer l’authenticité de la porcelaine semblerait un peu artificiel, mais ce n’est sans doute pas le stimulus de la suppression, et l’on est même en droit de penser qu’à la lecture de la version publiée le problème n’aurait pas vraiment été apparent, tant les versions publiées ont la force d’imposer au lecteur l’illusion de leur finitude19. D’un autre côté, le choix de Flaubert peut paraître regrettable : le maintien de la scène aurait en effet contribué, non seulement à montrer davantage quelques personnages secondaires, mais encore à multiplier les nombreux réseaux de sens qui parcourent le roman, rendant sa structure si complexe : tout se correspond. Ainsi, ce passage révélant que Mme Dambreuse a la manie des curiosités et s’en fait apporter le matin aurait pu servir d’amorce trouvant un
19. En voici un exemple. À la lecture de la version définitive, on a l’impression que Dambreuse dit avoir « du temps » pour les billets, alors que dans les brouillons c’est parce qu’il a du temps devant lui pour aller causer avec Frédéric dans son bureau car « la Chambre n’ouvrait qu’à une heure » (explication sous forme de parenthèse supprimée sur le dernier brouillon, f° 81 transcrit page précédente) : il s’agit bien d’un effet après coup, illusion résultant de la simple succession des séquences. Notons aussi que, mettant ensemble ces deux contextes qui se trouvaient auparavant fort loin l’un de l’autre dans les brouillons, Flaubert n’aperçoit pas la répétition du terme « temps », puisque Frédéric « n’eut pas le temps d’y réfléchir » trois lignes après. Ainsi, selon Peter Michael Wetherill, « les avant-textes montrent en fait non pas seulement la séquence d’une version de tel ou tel roman (celle qui sera publiée) mais toute une série de versions concurrentes (versions partielles ou complètes) qui débouchent à chaque fois sur des strates et des étendues diverses – sur une lecture parfois fort différente en somme du roman qu’on croyait connaître », « Ébauches multiples et contradictoires », Esquisses / Ébauches. Projects and Pre-Texts in Nineteenth-Century French Culture (éd. Sonya Stephens), New York, Washington, Berne, Peter Lang, 2007, p. 101.
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GENESES FLAUBERTIENNES
écho lointain avec la description de son boudoir, dans la troisième partie, car la pièce contient de nombreux objets qui sont des « bagatelles dispendieuses, souvent renouvelées » (p. 480) ; on y voit même un « paravent chinois », soulignant le goût de Mme Dambreuse pour les chinoiseries20. Mais il est plus troublant de constater que les brouillons de la description en question indiquaient que le boudoir est rempli de « curiosités du confort moderne » (séquence supprimée sur la quatrième occurrence, 17608 f° 129) et que, quand Mme Dambreuse veut acheter le coffret de Mme Arnoux dans la scène de la vente aux enchères, Frédéric objecte : « Mais ce n’est pas curieux » (p. 537) ; pourquoi donc, sinon à cause de son amour pour les curiosités, absent maintenant du texte définitif ? Que penser alors, dans cette même scène, de l’enchère qu’elle propose pour un objet peu « curieux », ce qui fait frissonner le public : « Mille francs ! » (p. 537), quand on sait qu’elle se dit maintenant « ruinée » (p. 502) et qu’elle avait été dans les brouillons horrifiée par le prix de « cinq cents francs » à payer pour un authentique plat datant de la dynastie des Ming, ayant du reste appartenu à l’Empereur, et ainsi bien plus curieux ? Mais il est des références qui, ne renvoyant plus à rien, se perdent dans la mémoire oubliée des ratures et paraissent de simples notations autonomes, et des réseaux qui ne seront plus actualisés, appartenant désormais au domaine du hors-texte, ou, mieux, des seuls avant-textes, qui pour notre bonheur nous montrent toujours des ailleurs insoupçonnés de l’œuvre.
20. Visible par ailleurs dans la description des salons des Dambreuse, où l’on trouve des « chinoiseries sur les consoles » (p. 239).
Après-propos
L’étude dynamique du travail des formes, que souhaitait naguère Jean Bellemin-Noël dans son ouvrage programmatique1, ne peut donc se satisfaire d’une approche unique et l’on ne saurait même déclarer l’une plus légitime que les autres ; en fait l’ouverture du compas génétique doit s’infléchir chaque fois en fonction du but théorique de la recherche et de l’objet dont on veut rendre compte. L’analyse du descriptif par exemple, que l’on envisage avec des angles différents selon des problèmes spécifiques que nous révèlent les manuscrits (fonctionnalisation progressive, réécriture intertextuelle et formation d’un portrait disloqué) légitimera d’emblée une approche microgénétique 2 ; mais dès lors que l’on quitte un contexte précis et limité, force est de combiner microgénétique et macrogénétique, notamment pour examiner les phénomènes de récurrences, si nombreux chez Flaubert, qu’il s’agisse de récurrences de motifs ou d’objets à l’intérieur d’une œuvre ou de stratégies narratives similaires d’une œuvre à l’œuvre, participant d’une autotextualité que l’on qualifiera d’aléatoire au vu des brouillons. Mais de même que l’on ne peut nier
1. « On essaiera de s’interroger surtout sur le travail des formes, sur la manière dont la mise en forme se constitue en système et sur la façon dont cette construction coopère à la formation de l’œuvre », Le Texte et l’avant-texte, Paris, Larousse, 1972, p. 73. 2. Comme le rappelle Raymonde Debray Genette, « nous pouvons alors appliquer à ces avant-textes toutes sortes de grilles critiques semblables à celles de la critique littéraire en général, mais aussi les grilles qu’impose la nature même de ces objets spécifiques. Tenir les deux bouts, génétique et textuel, telle est la difficulté », « Histoire littéraire et critique génétique », art. cité, p. 158.
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GENESES FLAUBERTIENNES
l’existence de deux « narratologies »3, on doit concevoir dans le domaine de la poétique génétique deux macrogénétiques aux enjeux différents, l’une élargie, l’autre plus restreinte pour ainsi dire : celle qui s’attacherait aux grandes articulations narratives dans les scénarios pour la construction globale du récit et celle qui se consacrerait au dynamisme de l’écriture en fonction de la méthode même de l’écrivain, qui travaille une scène après l’autre (même si cette synchronie, toute relative, n’est pas aussi simple qu’il y paraît, nous en avons vu de nombreux exemples), en n’oubliant pas cependant que toutes deux interfèrent, la scène du fiacre en est un exemple éclatant, qui est à l’origine conçue parallèlement à la baisade avec Rodolphe mais obéira progressivement à un souci de variation la délocalisant doublement dans l’espace (d’Yonville à Rouen, de la chambre au fiacre). Le fait de multiplier les corpus permet d’ailleurs de reconnaître, indépendamment de variations inhérentes à la poétique insciente de chaque œuvre (par exemple l’antiquité inductive dans Salammbô ou l’importance primordiale – dans tous les sens du terme – de l’intertextualité dans Bouvard et Pécuchet), la patte typique de Flaubert, qui se manifeste par des effets de blocage ou au contraire de relance de l’écriture, des tâtonnements et retournements multiples, des abandons qui ne le sont pas moins, avec des principes toujours récurrents : mise en syntaxe d’éléments initialement isolés, multiplication des comparaisons ou métaphores (qui va de pair avec leur amenuisement), importance des images, du rythme, de l’ordre de séquences, de la recherche synonymique et de la chasse aux assonances ou aux répétitions, souvent arbitraire. « La poétique de l’écriture qu’appelait R. Debray Genette est en chemin »4, c’est d’ailleurs sans doute dans la voie, fort difficile à parcourir, de la généralisation (et de la théorisation) des processus élargis à l’ensemble du corpus manuscrit, tout en poursuivant les recherches sur des corpus spécifiques (dont certains sont encore peu étudiés, tel celui de Salammbô) que s’engagera à l’avenir la génétique flaubertienne, qui a encore beaucoup de pain sur la planche, si l’on peut dire, et ce même si l’on doit reconnaître que de gigantesques progrès ont été accomplis en dix ans. En effet, quoique l’œuvre de Flaubert ait toujours attiré les critiques, les années 2000 ont connu un déferlement réel (le mot n’est pas trop fort) d’études consacrées à Flaubert, à la génétique flaubertienne ou incorporant (plus ou 3. L’une plus intéressée par les macrostructures narratives, héritage de Propp, des formalistes russes et du structuralisme (voir par exemple Claude Bremond, Logique du récit, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1973), l’autre davantage focalisée sur les microstructures (focalisation, énonciation, etc., dans la lignée de Genette). 4. Anne Herschberg Pierrot, « Où en est la génétique flaubertienne ? », Romantisme, 139, 2008, p. 112.
Après-propos
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moins bien) la génétique à leur perspective, que ce soit en France comme à l’étranger5 ; la vague n’est pas près de perdre de sa force, car la recherche devient de plus en plus internationale. On ne saurait être exhaustif6, et tous les travaux n’ont évidemment pas le même intérêt ni les mêmes enjeux, loin s’en faut. Leur quantité témoigne néanmoins d’un dynamisme impressionnant de la critique flaubertienne qui, pour les raisons que l’on va voir, ne s’épuisera sans doute pas à l’avenir. En France, et sans tenir compte des articles trop nombreux disséminés çà et là dans des revues ou des chapitres d’ouvrages individuels ou collectifs, il faut tout d’abord souligner la double synthèse de Gisèle Séginger sur l’art et l’histoire chez Flaubert7, ainsi que les livres déjà cités de Pierre-Marc de Biasi et d’Anne Herschberg Pierrot, qui consacrent de nombreux passages à la génétique flaubertienne 8 . À ces études doivent bien entendu s’ajouter des thèses de « génétique pure » ou invoquant la génétique : celles de Marie Durel sur Madame Bovary9, de Geneviève Mondon sur Salammbô 10 et de Florence
5. Anne Herschberg Pierrot y voit deux tendances principales : « une orientation plus directement génétique qui prend pour objet principal les documents de genèse et s’attache à déchiffrer, classer et à étudier ces manuscrits de travail [...] et une orientation dite à composante génétique, qui a pour objet l‘édition et/ou l’étude du texte flaubertien, mais s’appuie sur les documents de genèse pour l’interpréter » (« Où en est la génétique flaubertienne ? », art. cité, p. 92-93). Je rajouterais volontiers pour ma part une troisième tendance, celle qui a une visée et une ambition principalement théoriques (voir mes travaux et ceux de Raymonde Debray Genette par exemple). 6. Comme le remarque Yvan Leclerc, « Flaubert fait partie de ces auteurs qui connaissent une actualité permanente et pour lesquels la bibliographie courante s’accumule à un rythme tel qu’une vie de chercheur spécialisé ne suffit pas à tout lire », « Flaubert contemporain : bilan et perspectives », Romantisme, 135, 2007, p.75. 7. Gisèle Séginger, Flaubert : une poétique de l'histoire, Paris, P. U. de Strasbourg, 2000, et Flaubert : une éthique de l'art pur, Paris, SEDES, 2000. 8. Voir Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, op. cit., et Anne Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement, op. cit. Voir aussi mon ouvrage Flaubert. Un monde de livres, Paris, Éditions Textuel, 2006, dont l’iconographie réserve une grande place à la genèse de l’œuvre en donnant à voir pour le grand public de très nombreux fac-similés (lettres et manuscrits) et documents. 9. Marie Durel, Classement et analyse des brouillons de Madame Bovary de Gustave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Yvan Leclerc, Université de Rouen, 2000. 10. Geneviève Mondon, Genèse du personnage de Salammbô d’après les manuscrits autographes de Gustave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Pierre-Marc de Biasi, Université de Paris-VII, 2002.
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Pellegrini sur Bouvard et Pécuchet11, ainsi que d’autres plus anciennes que l’on souhaiterait voir enfin publiées12. Trois revues pour l’instant s’attachent également à mettre à jour l’actualité flaubertienne. L’association des Amis de Flaubert et de Maupassant publie deux fois par an un Bulletin Flaubert-Maupassant (seize volumes parus depuis 1993), le Centre Flaubert de l’Université de Rouen, dirigé par Yvan Leclerc, a créé une Revue Flaubert publiée une fois par an et consultable gratuitement en ligne sur le site du centre (sept numéros sont parus à ce jour)13. Enfin, grâce aux soins de Gisèle Séginger, l’ancienne revue Gustave Flaubert dans la série des Lettres modernes chez Minard a enfin pu être ressuscitée (le quatrième et dernier numéro remontait à 1994) et il est prévu que sa publication continue14. De plus, même si la critique génétique n’a pas principalement de vocation éditoriale (ce ne serait alors, rappelons-le, qu’un avatar de l’ancienne philologie), il va sans dire qu’elle rencontre le domaine de l’édition, qu’il s’agisse de l’énorme entreprise des Œuvres complètes dans la Pléiade, dirigée par Claudine Gothot-Mersch et vérifiée à partir des manuscrits quand ils sont disponibles15 ou de la publication d’inédits que l’on continue à retrouver16.
11. Florence Pellegrini, « Mais pourquoi m’a-t-elle fait ça ! » La causalité dans Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Jacques Neefs, Université de Paris-VIII, 2005. 12. En particulier celles de Mitsumasa Wada, Roman et éducation. Étude génétique de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, thèse de doctorat, dir. Jacques Neefs, Université de Paris-VIII, 1995, Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet et la littérature : étude génétique et critique du chapitre V de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, thèse de doctorat, dir. Jacques Neefs, Université de Paris-VIII, 1995 et Norioki Sugaya, Les Sciences médicales dans Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, thèse de doctorat, dir. Jacques Neefs, Université de Paris-VIII, 1999. 13. Voir . 14. Voir Gustave Flaubert, 5, « Dix ans de critique » (éd. Gisèle Séginger), 2005. 15. Cinq volumes sont prévus, un seulement est paru à ce jour : Œuvres complètes, I. Œuvres de jeunesse (éd. Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001. N’oublions pas de mentionner également le Voyage en Orient (1849-1851), qui fera partie du second volume et qui est déjà paru isolément (éd. Claudine Gothot-Mersch, annotations Stéphanie Dord-Crouslé), Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2006, le cinquième et dernier volume de la Correspondance dans la Pléiade grâce aux efforts d’Yvan Leclerc (2007) ainsi que les éditions de Salammbô (Gisèle Séginger), de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet (Stéphanie Dord-Crouslé) que j’ai choisi de citer tout au long de cet ouvrage. 16. Voir notamment Gustave Flaubert, Vie et travaux du R. P. Cruchard et autres inédits (éd. Matthieu Desportes et Yvan Leclerc), Rouen et Le Havre, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2005 ; Gisèle Séginger, « Notes de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel », Gustave Flaubert, 5, p. 247-330 ; Stéphanie Dord-Crouslé, « Un dossier de Flaubert mal connu : les notes pour le chapitre “Littérature” de Bouvard et Pécuchet », Histoires littéraires, 24, 2005, p. 119-135.
Après-propos
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À l’étranger, il faut tout d’abord s’arrêter sur les États-Unis. Même si la génétique n’y rencontre apparemment pas la ferveur qu’elle connaît ailleurs, Flaubert n’est certes pas négligé. On a entrepris la publication d’une « encyclopédie Flaubert », dirigée par Laurence M. Porter, dont plusieurs entrées sont à caractère génétique17 ; parallèlement Marshall Olds produisait une importante étude sur la féerie théâtrale de Flaubert 18 , Christophe Ippolito un bel ouvrage sur la « mémoire narrative » dans l’œuvre romanesque19 et Frederick Brown une nouvelle biographie de notre auteur20. Le domaine anglo-saxon a d’ailleurs été assez prolifique récemment, avec en Irlande l’ouvrage de Matthew Mac Namara, qui transcrit et commente de nombreux avant-textes du quinzième chapitre de la seconde partie de Madame Bovary21 et en Angleterre les recherches de Mary Neiland sur les différentes versions de La Tentation de saint Antoine 22 et d’Adrianne Tooke sur les rapports entre Flaubert et la peinture, où les manuscrits sont souvent invoqués23. Il convient aussi de ne pas oublier les recherches effectuées en Italie24, en Belgique25, en Allemagne26 et
17. A Gustave Flaubert Encyclopedia (éd. Laurence M. Porter), Westport, CT & London, Greenwood Press, 2001. 18. Marshall Olds, Au pays des perroquets. Féerie théâtrale et narration chez Flaubert, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2001. 19. Où de nombreux brouillons sont commentés dans une perspective théorique et souvent riffaterrienne ; voir Christophe Ippolito, Narrative Memory in Flaubert’s Works, New York, Peter Lang, 2001. Voir aussi mon compte rendu dans Romanic Review, 91, 3, May 2002, p. 349-352. 20. Flaubert. A Biography, New York-Boston, Little, Brown & Co., 2006. Voir aussi mon ouvrage Dictionary of Literary Biography. Volume 301 : Gustave Flaubert (éd. Éric Le Calvez), Detroit, New York, San Francisco, London, Munich, Thomson Gale, 2004 (qui en insistant sur la méthode de composition de Flaubert, montre pour la première fois au public américain d’importants documents concernant la genèse de son œuvre) et mon étude sur La Production du descriptif déjà citée. 21. Matthew Mac Namara, La Textualisation de Madame Bovary, Amsterdam-New York, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2003. Regrettons l’utilisation de transcriptions linéarisées et quasi illisibles : voir à ce propos mon compte rendu, Revue d’Histoire Littéraire de la France, 105, 2, avril-juin 2005, p. 474-476. 22. Les Tentations de saint Antoine and Flaubert’s Fiction. A Creative Dynamic, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 2001. 23. Adrianne Tooke, Flaubert and The Pictorial Arts. From Image to Text, Oxford, Oxford U. P., 2000. 24. Voir Le Letture / La Lettura di Flaubert (éd. Liana Nissim), Milano, Cisalpino, Istituto Editoriale Universitario, 2000. 25. Voir Flaubert et la théorie littéraire. En hommage à Claudine Gothot-Mersch (éd. Tanguy Logé et Marie-France Renard), Bruxelles, Facultés Universitaires SaintLouis, 2005. 26. Nouvelles lectures de Flaubert. Recherches allemandes (éd. Jeanne Bem et Uwe Dethloff), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006.
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au Brésil27. Enfin, au Japon, où la génétique flaubertienne est particulièrement dynamique et féconde (ainsi que celles de Proust et de Balzac), on notera surtout les ouvrages de Tadataka Kinoshita sur le style indirect libre dans L’Éducation sentimentale (avec de nombreuses transcriptions) 28 et d’Atsuko Ogane sur la genèse de la danse de Salomé dans Hérodias29. Comme si cette imposante collection de publications ne suffisait pas pour illustrer un intérêt réel pour la critique génétique s’attachant à Flaubert, souvent avec l’apparition de nouveaux chercheurs, on a vu récemment se multiplier des colloques internationaux (dont le nombre s’explique en particulier par les commémorations du 150e anniversaire de la publication de Madame Bovary, rendues tout à fait officielles pour les années 2006 et 2007 avec leur inscription au programme des Célébrations nationales) dont les actes seront pour la plupart bientôt publiés, ce qui amplifiera davantage la bibliographie flaubertienne. En France, avec pour commencer un Colloque de Cerisy sur « Flaubert écrivain » en 200630, ensuite un colloque sur « Madame Bovary et les savoirs »31 et enfin un colloque sur Madame Bovary à Rouen32 ; en Italie, tout d’abord à Messine33 puis à Bologne sur l’« Actualité des Fleurs du Mal et 27. Philippe Willemart, Critique génétique : pratiques et théorie, Paris, L’Harmattan, 2007 ; la perspective est essentiellement psychanalytique et de nombreux passages sont consacrés à Flaubert. 28. Tadataka Kinoshita, Noms propres subjectivisés dans le style indirect libre de L’Éducation sentimentale, Okayama, Faculté des Lettres d’Okayama, 2005. 29. Atsuko Ogane, La Genèse de la danse de Salomé. L’« Appareil scientifique » et la symbolique polyvalente dans Hérodias de Flaubert. Tokyo, Presses Universitaires de Keio, 2006. Pour le Japon, mentionnons aussi les actes de deux colloques, l’un de génétique : Le Texte et ses genèses (éd. Kazuhiro Matsuzawa, Nagoya, COE Program, International Conference Series, 3, 2005 ; seule l’étude de K. Matsuzawa porte sur Flaubert, voir « L’illusion de la désillusion : essai d’interprétation génétique de L’Éducation sentimentale », p. 77-86), l’autre entièrement consacré à Flaubert : Flaubert. Tentations d’une écriture (éd. Shiguéhiko Hasumi et Yoko Kudo, Tokyo, Université de Tokyo, 2001, où seul l’article de Kazuhiro Matsuzawa est génétique ; voir « Quelques notes sur l’avant-dernier chapitre de L’Éducation sentimentale », p. 89100). 30. Organisé par Jacques Neefs, juin 2006 (actes à paraître). 31. Organisé par Gisèle Séginger et Pierre-Louis Rey, Université de Marne-laVallée, novembre 2006 (actes à paraître). 32. « Madame Bovary, 150 ans et après… Bilan et perspectives », organisé par Yvan Leclerc, Rouen, novembre 2007 (actes à paraître). 33. « Madame Bovary. Préludes, présences, mutations » (organisé par Rosa Maria Palermo di Stefano), Université de Messine, octobre 2006. Les actes sont déjà parus : Madame Bovary. Préludes, présences, mutations / Preludi, presenze, mutazioni, Atti del Convegno Internazionale Messina, 26-28 ottobre 2006, op. cit. ; les articles de Danielle Girard, Anne Herschberg Pierrot, Stéphanie Dord-Crouslé et Stella Mangiapane sont à caractère génétique.
Après-propos
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de Madame Bovary »34, aux États-Unis – Boulder35 et Baltimore36 – et bien sûr au Japon, avec des discussions qui, autour de Flaubert et de Balzac, s’interrogeaient sur la (toujours problématique) relation entre génétique et herméneutique 37 . Enfin, dans un colloque tenu à Kyoto sur la génétique des textes, « Comment naît une œuvre littéraire », Flaubert n’était pas oublié puisque trois communications lui étaient réservées38. Les rencontres internationales sont certes un terrain privilégié pour diffuser les recherches et en stimuler de nouvelles, mais il est un autre lieu qui prend peu à peu son essor. Apparemment virtuel, il offre cependant de plus en plus de résultats extraordinairement concrets : il s’agit bien entendu de l’internet. C’est Tony Williams qui, le premier, a exploité le monde infini de la toile en y plaçant en 2001 un gros dossier : celui qui concerne l’Histoire dans le premier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale. Outre des appareils critiques (bibliographie, liens, tables synoptiques, concordance pour chacun des folios et chronologie de la genèse du roman), on y voit surtout les transcriptions (diplomatiques et linéarisées) et les fac-similés (sauf pour le manuscrit autographe et celui du copiste) de tous les manuscrits du chapitre39, allant des premiers scénarios jusqu’à la version finale et accompagnés des transcriptions des notes documentaires pour février, mars et juin 1848 (avec de plus des notes sur la documentation à propos des personnages historiques, des lieux, etc.) qui se trouvent soit dans les carnets, soit dans les dossiers de Bouvard et Pécuchet. L’ensemble est structuré par séquences ou segments narratifs (Château d’eau, Palais des Tuileries, Palais-Royal, etc.) et l’organisation du site, très bien conçue 40 , rend son utilisation facile pour 34. Organisé par Franca Zanelli-Quarantini, Université de Bologne, novembre 2007 (actes à paraître). 35. « Flaubert politique » (organisé par Cécile Matthey), University of Colorado at Boulder, mars 2007. 36. « Madame Bovary, Novel as a Modern Art » (organisé par Jacques Neefs), Johns Hopkins University, octobre 2006, actes parus dans Modern Language Notes, 22, 4, September 2007. 37. « Balzac, Flaubert : la genèse de l’œuvre et la question de l’interprétation » (organisé par Kazuhiro Matsuzawa), Nagoya, décembre 2007. Les actes sont parus en japonais (la version française est en préparation) : Balzac, Flaubert. La Genèse de l’œuvre et la question de l’interprétation (éd. Kazuhiro Matsuzawa), Nagoya, Global COE Program, International Conference Series 2, 2008. 38 . Organisé par Kazuyoshi Yoshikawa, Université de Kyoto, décembre 2007 (actes à paraître). Voir les communications d’Éric Le Calvez sur Madame Bovary, de Kazuhiro Matsuzawa sur L’Éducation sentimentale et de Mitsumasa Wada sur Bouvard et Pécuchet. 39. Excepté les 97 folios couvrant l’épisode de Fontainebleau, où l’histoire n’est que secondaire. 40. Voir .
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l’usager (dans le cas où il se perdrait, un « Mode d’emploi » est là pour lui simplifier la tâche) : on peut consulter les avant-textes en synchronie (même jeu d’écriture) ou en diachronie (d’une strate à l’autre) et faire appel aux notes documentaires de Flaubert grâce à des liens introduits dans les transcriptions41. Ensuite, Yvan Leclerc a eu le projet de numériser la totalité des avanttextes de Madame Bovary (plus de trois mille pages, comme on sait) et, sous sa direction et celle de Danielle Girard, a lancé la transcription intégrale des manuscrits effectuée par une importante équipe de bénévoles, en partenariat avec la Bibliothèque municipale de Rouen. L’entreprise a vu le jour en 2007 avec la mise en ligne, sur le Centre Flaubert de l’Université de Rouen, de la totalité des transcriptions (on pourra bientôt consulter en parallèle les facsimilés) 42, ce qui nous donne non seulement un volumineux « hypertexte de 9 000 fichiers »43, mais surtout un outil indispensable, qui d’une certaine façon démocratise la recherche en rendant les manuscrits accessibles à tous, ce qui facilite grandement la tâche : comme scénarios et brouillons sont déjà classés et transcrits (cette étape représente toujours l’un des aspects les plus ardus auxquels doit chaque fois faire face le généticien qui commence une étude sur un ensemble de brouillons qu’il ne connaît pas encore), le chercheur voit son travail allégé (au moins de ce point de vue matériel, non négligeable) et le gain de temps est certes considérable44. Cet apport essentiel ne pourra de plus que stimuler de nouvelles recherches et sans doute de nouvelles vocations. Dans les années qui viennent, l’internet va permettre la multiplication des corpus numériques flaubertiens et une expansion encore plus poussée de la recherche génétique. Sans devoir se rendre dans les bibliothèques pour y consulter les manuscrits (ce qui nécessite parfois de pénibles transactions) on pourra ainsi chez soi, dans son fauteuil, travailler du début à la fin sur la genèse des œuvres. En effet, les énormes dossiers de Bouvard et Pécuchet, compilés par Flaubert pour rédiger son roman mais aussi organiser le fameux « second volume » resté inachevé, sont en cours de transcription intégrale par une nombreuse équipe internationale sous la direction de Stéphanie DordCrouslé pour une édition électronique qui verra bientôt le jour, accompagnée
41. Tous les folios des notes documentaires sur l’Histoire ne sont pas transcrits cependant ou ne le sont pas intégralement, par la force des choses, puisque seul le premier chapitre de la troisième partie est ici traité. 42. Voir . 43. Yvan Leclerc, « Flaubert contemporain : bilan et perspectives », art. cité, p. 86. 44. Comme le remarque Yvan Leclerc, pour les colloques de Messine et de Marnela-Vallée « plusieurs communications citaient et utilisaient déjà les transcriptions mises provisoirement en ligne sur le site Flaubert, en attente de validation et d’installation sur le site définitif », art. cité, p. 85.
Après-propos
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également des fac-similés45 ; l’apport scientifique sera énorme, d’autant plus qu’une très importante quantité d’ouvrages de l’époque ont été numérisés et sont consultables à partir du moteur de recherche Google Books46, ce qui forme ainsi un gigantesque hypertexte : il sera possible non seulement d’étudier les notes que Flaubert a prises, mais aussi d’aller lire les ouvrages qu’il a luimême lus et annotés (ce qui permettra par exemple de connaître le contexte où il sélectionne tel fait, de s’interroger sur le critère de sélection de l’auteur et aussi de constater que souvent le fait en question est transformé par la prise de notes) avant de confronter l’ensemble aux avant-textes où ils sont utilisés, intégrés et digérés par la réécriture intertextuelle (ceux de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet dans ce cas) ; la tâche à accomplir reste énorme. Ce corpus sera complété par une édition électronique de la totalité des scénarios et brouillons du roman, classés et transcrits de manière diplomatique et mis en regard de leurs fac-similés, grâce à un nouveau projet dirigé par Yvan Leclerc et Danielle Girard en partenariat avec la Bibliothèque municipale de Rouen et la Région Haute-Normandie47 ; le dernier roman de Flaubert, auquel s’intéresse de plus en plus la critique génétique (voir les thèses citées précédemment), pourra ainsi être davantage disséqué et commenté. Signalons enfin la numérisation de l’ensemble des avant-textes de L’Éducation sentimentale et de Trois contes dans le cadre du programme OPTIMA48. Les genèses flaubertiennes n’ont donc pas fini de nous en apprendre, que ce soit (selon la personnalité des critiques ou le but de leur entreprise) sur les processus mis en jeu, sur l’œuvre ou sur la théorie même, et l’on ne peut que s’en réjouir. 45. Dans le cadre de l’équipe LIRE du CNRS, avec le soutien de l’Agence Nationale pour la Recherche et de la Région Rhône-Alpes. Comme le dit Stéphanie DordCrouslé, le site « sera ouvert à la communauté scientifique tout entière, fonctionnera comme une publication scientifique permanente pour les acteurs des études flaubertiennes et, plus largement, pour les chercheurs qui s’intéressent au XIXe siècle, dans une perspective interdisciplinaire. Conçu pour bénéficier d’une visibilité maximale, il permettra aussi la diffusion de produits culturels en direction du grand public, et il participera – à son niveau – au rayonnement culturel et scientifique de la France dans un contexte international où la numérisation et la diffusion de corpus sont devenues un enjeu majeur », « Le projet », voir . 46. Voir, parmi tant d’autres, la série de l’Annuaire historique sous la direction de Lesur, que Flaubert a annotée pour les années 1849, 1850 et 1851. Bibliothèque municipale de Rouen, Ms. g2264 folios 166-173. 47. La mise en ligne est prévue pour 2011. 48. Outils pour le traitement de l’information dans les manuscrits modernes ; le programme « a débuté en 2007 sous la direction de P.-M. de Biasi, à l’ITEM, en partenariat avec la BnF et deux laboratoires d’informatique », Anne Herschberg Pierrot, « Où en est la génétique flaubertienne ? », art. cité, p. 107.
Index des transcriptions
Les manuscrits de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, ceux de Salammbô, de L’Éducation sentimentale et de Trois contes à la Bibliothèque nationale de France (Paris). Dans l’index, un chiffre en gras signifie un folio intégralement transcrit.
Madame Bovary 3
Ms. g223 f° 252 (baisade) : 146 Ms. g2233 f° 256 (baisade) : 155 Ms. g2235 f° 64 (fiacre) : 259 Ms. g2235 f° 65 (fiacre) : 258 Ms. g2235 f° 72 (fiacre) : 269 Ms. g2235 f° 79 (fiacre) : 246 Ms. g2235 f° 80 (fiacre) : 248 et 249 (fac-similé) Ms. g2235 f° 81 (fiacre): 262 et 263 (fac-similé) Ms. g2235 f° 82 (fiacre) : 267 et 268 (fac-similé) Ms. g2235 f° 86 (fiacre) : 252 Salammbô N.A.F. 23660 f° 172 v° (serpent) : 102 N.A.F. 23660 f° 183 (portrait) : 76 et 103
N.A.F. 23660 f° 208 (portrait) : 105 N.A.F. 23660 f° 211 v° (portrait) : 86 N.A.F. 23660 f° 223 (portrait) : 87 N.A.F. 23660 f° 224 (portrait) : 81 N.A.F. 23660 f° 238 v° (tente) : 152 N.A.F. 23660 f° 240 (tente) : 153 N.A.F. 23660 f° 246 v° (tente) : 153 N.A.F. 23660 f° 250 (tente) : 107 N.A.F. 23660 f° 280 v° (tente) : 152 N.A.F. 23660 f° 299 v° (portrait) : 88 N.A.F. 23661 f° 210 (grillade) : 211 N.A.F. 23661 f° 225 (grillade) : 216 N.A.F. 23661 f° 227 (grillade) : 217 N.A.F. 23661 f° 235 (grillade) : 218 N.A.F. 23656 f° 294 (grillade) : 224 N.A.F. 23662 f° 115 (grillade) : 227 et 226 (fac-similé)
306
GENESES FLAUBERTIENNES
L’Éducation sentimentale N.A.F. 17604 f° 60 v° (chinoiserie) : 281 N.A.F. 17604 f° 65 v° (chinoiserie) : 284 N.A.F. 17604 f° 67 v° (chinoiserie) : 279 N.A.F. 17604 f° 69 v° (chinoiserie) : 280 N.A.F. 17604 f° 71 v° (chinoiserie) : 278 N.A.F. 17604 f° 75 (chinoiserie) : 278 N.A.F. 17604 f° 77 (chinoiserie) : 289 N.A.F. 17604 f° 78 (chinoiserie) : 287 N.A.F. 17604 f° 79 (chinoiserie) : 290 N.A.F. 17604 f° 81 (chinoiserie) : 292 N.A.F. 17604 f° 82 (chinoiserie) : 286 N.A.F. 17604 f° 83 (chinoiserie) : 289 N.A.F. 17608 f° 152 v° (baisade) : 147 N.A.F. 17608 f° 143 (baisade) : 148 Trois contes N.A.F. 23663 f° 274 (baiser) : 29 N.A.F. 23663 f° 277 (baiser) : 24 et 27 N.A.F. 23663 f° 278 v° (baiser) : 33 N.A.F. 23663 f° 286 v° (baiser) : 35 N.A.F. 23663 f° 393 (baiser) : 21 Bouvard et Pécuchet Ms. g2251 f° 19 v° (portrait) : 124 Ms. g2251 f° 21 (portrait) : 125 Ms. g2251 f° 22 (portrait) : 124 Ms. g2251 f° 23 (portrait) : 124 Ms. g2251 f° 25 v° (portrait) : 125 Ms. g2251 f° 35 v° (portrait) : 125 Ms. g2251 f° 180 (portrait) : 130 Ms. g2251 f° 181 v° (portrait) : 129 Ms. g2251 f° 183 v° (portrait) : 129 Ms. g2251 f° 204 v° (portrait) : 130 Ms. g2252 f° 377 (charogne) : 42 Ms. g2253 f° 19 v° (magie) : 175 Ms. g2253 f° 22 v° (magie) : 175 Ms. g2253 f° 26 (magie) : 183 Ms. g2253 f° 27 (magie) : 134 et 177 Ms. g2253 f° 28 (magie) : 134 et 187 Ms. g2253 f° 29 (magie) : 181 Ms. g2253 f° 32 (charogne) : 42
Ms. g2253 f° 41 v° (magie) : 135 et 184 Ms. g2253 f° 43 v° (magie) : 197 Ms. g2253 f° 66 v° (magie) : 135 et 188 Ms. g2253 f° 98 v° (charogne) : 42 Ms. g2253 f° 117 (charogne) : 42 Ms. g2253 f° 113 v° (charogne) : 42 Ms. g2253 f° 118 v° (charogne) : 51 Ms. g2253 f° 119 v° (charogne) : 52 et 53 (fac-similé) Ms. g2253 f° 129 v° (charogne) : 46 Ms. g2265 f° 285 (magie) : 168 (facsimilé) Ms. g2265 f° 294 (magie) : 178 Ms. g2265 f° 294 v° (magie) : 178 Ms. g2265 f° 295 (magie) : 179 (et facsimilé) Ms. g2265 f° 322 (magie) : 169 (facsimilé)
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Table des matières
Avant-propos
7
Essais de microgénétique
17
1. Le baiser de Félicité Phase scénarique Premier brouillon Précision de l’atmosphère La description diégétisée
19 20 24 28 33
2. La charogne de Bouvard et Pécuchet Scénarios : intertexte et élaboration du récit L’esquisse : mise en place des éléments Passage aux brouillons : intertexte et contexte Le ventre de la charogne
37 41 45 49 57
3. Salammbô dévoilée Du contexte au macrocontexte Scénarios et esquisses : transferts et actualisation du portrait Les détails et l’ensemble
65 68 72 80
Entre micro et macrogénétique
95
4. Le voile de Salammbô L’émergence des réseaux
97 100
314
GENESES FLAUBERTIENNES
Autres systèmes associatifs
106
5. Le portrait du père Bouvard Occurrences dans les manuscrits Première description Dîner et portrait ratés Tableau et tête de mort
113 118 123 128 133
6. Baisades flaubertiennes Scénarios et récurrences Madame Dambreuse et Frédéric Salammbô sous la tente
139 143 146 149
Pour une macrogénétique
159
7. Bouvard et Pécuchet magiciens De la magie à l’incantation La formule magique Parataxe, répétition et métonymie Le cri de Germaine
161 166 176 185 193
8. « Bandole sera content ! » Intertextes documentaires Mise en scène Premiers brouillons Greffe finale
201 207 211 215 222
9. La scène du fiacre « Ça se fait à Paris » Syncopes génétiques « Une course insensée, frénétique »
231 233 241 244
10. Génétique de la disparition Germination de la scène Description et intertexte Variation et répétition
273 276 282 285
Après-propos
295
Index des transcriptions
305
Bibliographie
307