Romans à contraintes
FAUX TITRE 256
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Romans à contraintes
FAUX TITRE 256
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Romans à contraintes
Jan Baetens
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2005
Réfléchis, réfléchis avant d'écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Gœthe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d'art possibles. (Gustave Flaubert, Correspondance)
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SOMMAIRE Introduction: la contrainte et la question du roman Roman et contrainte: un mariage difficile? Plaidoyer pour une littérature à contraintes
7 9 19
1ère partie Un “auteur” à contraintes atypique: Jean-Benoît Puech Un auteur mal situé « Jorges Lui Borges, c'est moi » Le sujet s'évite Qui trouve, cherche: le topos du manuscrit trouvé
27 29 37 51 61
2e partie L'apprentissage de la contrainte: le discours analogique Jean Paulhan ou la réinvention du discours analogique Claude Ollier ou la reconquête de l'image José Lezama Lima ou la leçon de métaphore
69 73 85 99
3e partie Autour du Nouveau Roman Le Libera: hier, aujourd'hui Jean Lahougue ou la contrainte comme abus Amer Eldorado ou la visualité d'un livre parlé
109 113 123 135
4e partie Du roman à la prose L'acontrainte de Bernard Colin La contrainte-prose d'Ernst Junger
145 149 155
5e partie Sujet, hors-sujet, non-sujet
163
Digressions, insertions, divertissements (Roubaud) Mettons que j'ai tout dit... (Renaud Camus)
167 173
Conclusion: de la contrainte au texte
185
Bibliographie
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INTRODUCTION: LA CONTRAINTE ET LA QUESTION DU ROMAN
Page laissée blanche intentionnellement
ROMAN ET CONTRAINTE: UN MARIAGE DIFFICILE? La «contrainte», de la poésie à la prose La notion de contrainte est, incontestablement, à la mode. La découverte par le grand public de l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), le succès durable d'auteurs à contraintes comme Georges Perec ou Italo Calvino, la présence de plus en prononcée dans le champ littéraire français d'écrivains tels que Jacques Roubaud ou Jacques Jouet, la dissémination de la notion de contrainte à des champs non littéraires, dont surtout la bande dessinée, la rapide institutionnalisation, via les IUFM, de la pratique des ateliers d'écriture, la publication d'une revue (Formules, éd. Noésis) consacrée exclusivement aux écritures à contraintes, l'organisation, en 2002, d'un colloque international à Cerisy-la-Salle, la multiplication d'événements, de lectures, de débats autour de la question, en France comme à l'étranger, tous ces éléments et bien d'autres se conjuguent à faire des années 90 une véritable «décennie de la contrainte» et à imposer l'écriture à contrainte comme une des tendances les plus fondamentales de la littérature moderne d'expression française. Surtout à l'étranger, ce type d'écriture est, avec le «minimalisme» des jeunes Minuit et l'émergence d'une littérature post-coloniale (ou disons, plus justement peut-être, non-hexagonale), perçu comme l'apport majeur des écrivains français à l'expression littéraire contemporaine. Comme toute situation qui implique la formation, puis la diffusion d'une forme d' «étiquette» littéraire, le succès de la notion de contrainte ne va pas sans paradoxes. Le premier tient évidemment à la manière peu homogène dont se définit le concept même: les débats autour de la contrainte (qu'est-ce qu'une contrainte? quels en sont les enjeux? comment en cerner les
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atouts et les faiblesses?) sont vifs, tout comme sont lourds parfois les malentendus qui existent toujours à son égard (toute contrainte étant aussi, qu'on le veuille ou non, une forme d'obstacle, la dialectique de la contrainte et de la liberté qui est essentielle dans la démarche contrainte n'est pas claire aux yeux de tout le monde, et pour certains l'écriture à contrainte serait même une des expressions retorses du fameux «fascisme» du langage, voire du fascisme «dans le langage»). L'objet de ce livre n'est pas de reprendre à partir de zéro ces discussions théoriques, qui serviront cependant de toile de fond à plusieurs des commentaires et analyses recueillis en ces pages, notamment à son chapitre liminaire «Plaidoyer pour une littérature à contraintes». Qu'il suffise de savoir, pour l'instant, que l'on définit comme contrainte tout mécanisme d'écriture ou de lecture obtempérant aux deux traits que voici: d'une part, le mécanisme en question s'applique de manière globale à l'ensemble d'un texte, ou d'une portion de texte (définie de cette manière, la contrainte peut être distinguée des simples figures de style, dont l'emploi est plus local); d'autre part, il ne s'agit pas d'une règle imposée par la seule langue ou par les seuls usages d'un genre ou d'une forme de discours (ainsi, la contrainte peut être distinguée de structures tout aussi contraignantes et globales que, par exemple, l'accord en genre et en nombre que réclame la grammaire du français ou le recours à tel ou tel vocabulaire ou telle ou telle tournures spécifiques qu'impose la mise en œuvre de tel ou tel genre ou de tel ou tel type de discours). Le second paradoxe est d'une tout autre nature. Il ne concerne nullement la signification du concept, mais les limites ou les aléas de son extension. En effet, il existe dans les débats un curieux clivage entre poésie et prose, que les récentes théorisations de la contrainte n'ont fait que renforcer. Théoriquement, il va bien entendu sans dire que l'écriture de la contrainte, loin de se distribuer indistinctement sur les domaines de la prose et de la poésie, devrait avoir des affinités plus particulières avec celle-ci qu'avec celle-là. Une longue tradition considère que la poésie est une forme de discours plus contrainte que la prose: ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on parle du mètre et de la rime comme des contraintes typiques de la poésie. Non moins souvent on y ajoute que l'être même du roman, genre en prose par excellence, doit son existence, et somme toute sa justification, à l'opposition farouche
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qu'il proclame à toute règle et à toute contrainte, quelles qu'elles soient. Les pratiques contemporaines, parmi bien d'autres choses, montrent que cette conception n'est plus tenable: non seulement parce que la poésie s'acharne depuis bien plus d'un siècle à se défaire de toute contrainte préformée, et partant à s'écrire en quelque sorte contre ellemême, mais aussi et surtout parce que le roman, selon l'intuition fulgurante de Roland Barthes dès son Degré zéro de l'écriture (1953), a relayé la poésie dans sa quête de règles et de contraintes, à tel point que l'on peut trouver, de manière certes très générale, le roman (c'est-à-dire la prose littéraire, qui de nos jours se confond presque entièrement avec le roman), sinon plus contraint, du moins plus réglé, que la poésie, qui se glorifie (avec de bonnes raisons souvent, mais ce n'est pas non plus l'objet de ce livre) d'être un défi à toute règle et, à plus forte raison, à toute contrainte. Pourtant, les approches théoriques de la contrainte n'ont guère enregistré cette mutation importante. La plupart du temps, en effet, si elles mentionnent l'essor du «roman à contraintes» (selon l'heureuse formule de Dominique Viart, qui a été parmi les premiers à revendiquer une place pour des pratiques romanesques à contraintes d'auteurs n'appartenant ni à l'Oulipo ni au Nouveau Roman)1, ces théories s'appuient presque exclusivement sur des exemples poétiques. La chose est compréhensible, puisque la minutie de l'argumentation entraîne presque inévitablement la focalisation sur des fragments très brefs, qui «naturellement» s'avèrent être très souvent des vers, des strophes ou des poèmes (courts, ce qui tombe bien en français où le long poème n'a pas vraiment eu la cote au XXe siècle, contrairement à une langue comme l'anglais, où il domine). Il n'empêche que ce glissement de prose à poésie est regrettable. D'abord parce qu'il fait l'impasse sur ce qui est sans aucun doute la caractéristique la plus frappante et la plus originale de l'écriture à contraintes moderne, qui transfère le souci de la contrainte de la poésie à la prose. Ensuite parce que la prise au sérieux de la prose comme champ spécifique permettrait de soulever un certain nombre de problèmes et de questions que le repli un rien routinier sur les mécanismes de la poésie évite au contraire de faire surgir de manière prégnante. 1
Le roman français au XXe siècle, Paris, Hachette, 1999.
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Les raisons ne manquent donc nullement de rassembler ces études sur quelques formes de la contrainte dans la prose romanesque contemporaine. Il est important de remarquer toutefois que l'ambition du présent ouvrage est moins de dresser un répertoire raisonné des romans à contraintes contemporains, que de proposer, à travers la lecture de quelques ouvrages essentiels, de nouveaux éléments à une théorie générale de la contrainte, trop marquée actuellement par le modèle de la poésie traditionnelle. En effet, on part ici de la conviction qu'il n'est pas possible d'élargir mécaniquement la notion de contrainte, que l'on a vu fonctionner si heureusement dans le régime poétique de la langue, au domaine romanesque, lequel oblige la théorie à des remises en cause parfois fondamentales. C'est la raison pour laquelle on trouvera ici des études sur des mécanismes qu'on n'a guère l'habitude de rapprocher de la contrainte, comme certaines finesses narratologiques (1ère partie) ou certains emplois de la figure rhétorique dite «comparaison» (2e partie), de même que des réflexions sur des «espèces» de contrainte dont l'application ne correspond pas tout à fait aux normes en la matière (3e partie). Ce livre sur la contrainte dans le roman contemporain est le second volet d'un diptyque, car il répond à un autre livre, L'éthique de la contrainte2, consacré intégralement, lui, à une discussion des enjeux de la contrainte dans les écritures contemporaines de la poésie. La «réplique» n'a cependant rien de mécanique, dans la mesure où le présent ouvrage peut s'appuyer sur un certain nombre de recherches théoriques, notamment celles menées depuis 1997 autour de Formules, revue des littératures à contraintes, là où le premier texte devait encore forger ses propres concepts et ses propres questions chemin faisant. Ce qui unit par contre les deux ouvrages, est le goût de l'auteur pour le mélange, au niveau du corpus étudié, d'auteurs et de textes célèbres et d'auteurs et de textes moins connus (voire, hélas, pas connus du tout). Ce geste n'est pas neutre, mais reflète au contraire une attitude militante très voulue: c'est en effet la tâche du théoricien et du critique d'interroger critiquement les hiérarchies reçues, soit en contestant des gloires imméritées, soit en proposant à l'intérêt du lecteur des œuvres
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Louvain, éd. Peeters, 1995.
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plus singulières à découvrir, c'est-à-dire à aimer (dans ce livre, on le verra, c'est la seconde voie qui a été choisie).
Les raisons de l'épars Ce livre est, pour reprendre le terme qui selon Lucien Dällenbach résume notre époque, une «mosaïque».3 Il est (et se veut) donc en même temps homogène et pluriel, complexe, non linéaire. D'un côté, il évite l'éparpillement grâce à l'unicité de son thème: la contrainte et ses diverses manifestations dans un corpus romanesque contemporain. De l'autre, il aspire aussi à l'éclatement par le refus d'une ligne d'argumentation unique. Le préambule de ce volume joue cartes sur tables: on n'y trouvera pas une définition «scientifique» de ce qu'il convient d'entendre par le concept de «contrainte en prose», mais une sorte de réflexion «stratégique» sur les enjeux institutionnels d'une telle pratique. Le ton de cette ouverture peut surprendre, car on peut sembler loin de l'impassibilité académique. En même temps, il m'a paru nécessaire de clairement marquer dès les premières pages qui est celui qui parle et «d'où il parle». La première partie du livre présente la thématique choisie à travers le prisme, déformant et capricieux à certains égards, d'une œuvre très particulière, celle de Jean-Benoît Puech. Le choix de cet écrivain est tout sauf fortuit: pour beaucoup de lecteurs, Puech est en effet un auteur qui ne peut être lu que dans ses rapports biographiques et intertextuels à Louis-René Des Forêts, auteur «métaphysique» s'il en est que personne ne songe à classer parmi les auteurs à contraintes. Le fait d'entamer ce parcours des littératures à contrainte par une œuvre que tout semble placer aux antipodes est, non pas un défi, mais un véritable programme de lecture: il signifie que le présent recueil ne cherche point à s'en tenir aux auteurs à contraintes connus et répertoriés comme tels, mais à montrer, textes en main, que cette forme d'écriture est active jusque dans les recoins les plus inattendus de la littérature contemporaine. La seconde partie, où l'on trouvera réunis des noms plus connus (Paulhan, Ollier, Lezama Lima) 3
Lucien Dällenbach, Mosaïques, Paris, Seuil, 2001.
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reflète elle aussi la duplicité de notre démarche. Elle s'articule en effet autour d'une problématique très serrée, mais rarement mise en rapport avec la notion de contrainte proprement dite. Si les rhétoriciens et praticiens de l'écriture à contrainte ont une prédilection pour les figures formelles «dures», cette partie du livre veut démontrer avant tout que même des figures aussi floues et universelles que la comparaison ou la métaphore, qui passent souvent totalement inaperçues dans des textes en prose, sont parfaitement capables de servir de base à une écriture à contrainte très accomplie. ici aussi, les trois exemples cherchent à bien mettre en valeur l'extrême diversité du phénomène en question. La troisième partie de ce livre est sans doute la partie à laquelle le lecteur non prévenu se serait attendu au tout début. De tous les courants romanesques du 20e siècle, le Nouveau Roman est à coup sûr celui qui préfigure le mieux ce que Dominique Viart appelle aujourd'hui le «roman à contraintes» et qui pour certains, dont l'auteur de ces pages, n'est au fond qu'une prolongation des expériences néo-romanesques des années 50 et 60 du siècle dernier. Mais là où le Nouveau Roman avait débouché sur une critique impitoyable du récit, le roman à contraintes modernes, celui d'un Jean Lahougue par exemple, est peutêtre une manière de poursuivre ses intuitions antinarratives au sein du récit. La quatrième partie du livre s'éloigne incontestablement, et tout à fait à dessein, du corpus traditionnel des textes à contraintes (le baroque Bernard Colin et le classique Ernst Junger ne peuvent en effet à aucun moment passer pour des auteurs à contraintes), pour mieux se concentrer sur les mécanismes de l'acte d'écrire, plus particulièrement sur ceux qui touchent à l'essence même de la prose: la syntaxe. Le but de cette partie est de montrer comment deux esthétiques prônant surtout l'exercice libre de la parole, sont littéralement hantées par l'horizon de la contrainte. La cinquième partie enfin, sur Jacques Roubaud et Renaud Camus, rapproche deux écrivains que l'on pourrait situer, toutes proportions gardées, dans le domaine de l'avant-garde. Toutefois, ce qui a retenu l'attention dans les deux textes qui seront soumis à l'analyse, Poésie: et Est-ce que tu me souviens?, c'est la prise de position par rapport à l'écriture électronique. Renaud Camus comme Roubaud ont été parmi les premiers pour scruter les défis de l'outil électronique et leurs pratiques, même confinées à du papier, annoncent
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sans aucun doute bien des variantes de l'écriture à contraintes du 21e siècle.
Avertissement au lecteur La lecture d'un texte à contrainte a rencontré de tous temps un problème majeur, insoluble en quelque sorte, qui est celui de l'identification ou, si l'on préfère, de la lisibilité de la contrainte. De très nombreux textes à contrainte refusent en effet, pour des raisons qui n'ont rien d'univoque, de «déclarer» les mécanismes qui les constituent.4 Malgré la mode lancée par Raymond Roussel avec son Comment j'ai écrit certains de mes livres (1933), la dissimulation de la contrainte demeure chez beaucoup une stratégie courante, dont (paradoxalement?) ils ne se cachent nullement. Georges Perec par exemple estimait que la révélation de la contrainte cassait l'effet littéraire de certains textes, réduisait la lecture à une simple vérification de l'exploit raté ou réussi de l'auteur, empêchait l'imagination du lecteur à vraiment s'investir dans le texte. Bien entendu, le caractère dissimulé de bien des contraintes expose la lecture à des périls qui, pour être variés, n'en sont pas moins toujours graves: celui de la méconnaissance, d'abord, qui consiste à ne pas remarquer une contrainte même si elle saute aux yeux; celui de la fabrication, ensuite, qui revient à inventer de toutes pièces une contrainte que rien n'atteste dans l'écrit même. Un minimum d'honnêteté intellectuelle devrait nous faire admettre que personne n'est à l'abri de pareils écueils: nous sommes tous (parfois) distraits, voire aveugles ou au moins aveuglés par le texte, qui nous piège plus
4
Pour plus de détails sur ce problème et quelques autres relatifs à la production mais aussi à la réception des contraintes, voir Bernardo Schiavetta et Jan Baetens, «Définir la contrainte?», in Formules, n° 4, 2000, pp. 20-55. Cet article offre une synthèse, certes provisoire, des réflexions du groupe Formules sur la question. On les complètera avec les actes du colloque de Cerisy sur «Ecriture et lecture de la contrainte» (août 2001, direction Jan Baetens et Bernardo Schiavetta), publiés aux éditions Noésis en 2004.
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souvent qu'à notre tour5; de même, ne sommes-nous pas tous tentés (de temps à autre, consciemment ou inconsciemment) de «forcer» un peu le sens du texte ou l'interprétation de sa lettre pour que notre lecture colle mieux à l'interprétation brillante ou originale que nous souhaitons mettre en avant. S'il existe donc des contraintes qui échappent à l'attention, il en est aussi que la lecture trop attentive impose. Ces dernières, qu'on peut appeler «contraintes de lecture», résistent parfois au texte qui est censé les prouver, mais parfois aussi elles ne s'y accordent que trop bien (la lecture allégorique, qui peut faire feu de tout bois, est un bel exemple de contrainte de lecture dont le taux d'échec est relativement bas). La littérature à contraintes apporte à cet égard une leçon cruelle, perverse, exaspérante. Comme une contrainte peut rester cachée ou en cacher une autre ou encore être retrouvée dans un texte où elle n'a pas été mise, l'erreur de lecture reste toujours possible, qu'elle soit «négative» (de l'ordre de l'ignorance ou du manque) ou «positive» (de l'ordre de la surinterprétation). Les études réunies dans ce volume acceptent volontiers ce double risque, parfois même flirtent avec lui. Malgré toutes les précautions qu'il convient d'observer en toutes circonstances, lire un texte à contraintes reste une forme de lire dangereusement. On ose espérer que le plaisir du lecteur de ce livre sera directement proportionnel à la sensation de danger qui n'a jamais quitté l'auteur de ces pages au cours de son périple. (La majeure partie des textes réunis dans ce volume ont paru pour la première fois, parfois sous pseudonyme, dans diverses revues ou publications françaises ou étrangères. Tous ont cependant été récrits et retravaillés, parfois de manière très systématique. Les références originales sont les suivants: «Plaidoyer pour une littérature à contraintes», in Esperienze letterarie 2002-2, 83-90; «Jorges Lui Borges, c'est moi», in Roman 20/50, 1996, n° 22, 119-132; «Le sujet s'évite», in Etats du roman contemporain. Ecritures contemporaines 2 (éd. Jan
5
Voir le mécanisme de l'effacement complémentaire étudié par Jean Ricardou dans son très inquiétant Le théâtre des métamorphoses (Paris, Seuil, 1982): la découverte d'une règle textuelle peut en effet occuper tellement le devant de la scène qu'elle offusque la lecture d'une autre règle qui aurait pu ou dû se lire tout autant.
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Baetens & Dominique Viart), Paris, Minard, 1999, 191-201; «Qui cherche trouve», in Le topos du manuscrit trouvé (éd. J. Herman), Leuven, Peeters, 1999, 483-488; «Le discours analogique dans Le guerrier appliqué», in L'esprit créateur, 1991, vol. 31-2, 30-38; «Le discours analogique dans La mise en scène de Claude Ollier», in Claude Ollier. Passeur de fables (éd. Mireille Calle Gruber), Paris, éd. Jean-Michel Place, 1999, 113-12; «Lezama Lima: la parodie comme théorie de la métaphore», in Digraphe, 1999, No 91-92, 58-62; «Le Libera: hier, aujourd'hui», in Roman 20/50, 2000, n° 30; «Jean Lahougue et le roman policier, un hommage assassin?», in La Licorne, 1998, n° 44, 133-141; «La visualité d'un roman parlé: Take it or leave it», Rivista di letterature moderne e comparate, 2001, n° 2, 211-223; «L'acontrainte. Sur une phrase de Bernard Colin), in Formules, 2000, n° 4, 82-85; «Réplique à ‘L'acontrainte'. Sur une phrase d'Ernst Junger», in Formules, 2000, n° 4, 86-90; «Digressions, insertions, divertissements, contraintes», in Mezura, 2001, n° 49, 25-27)
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PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE À CONTRAINTES A quoi sert la littérature? Question éternelle, sans doute, à laquelle il n'existe pas de réponse unique. Toutefois, dans les sociétés contemporaines où la littérature n'a plus de fonction sociale directe (comme de chanter les exploits des héros ou des mécènes ou d'amuser les maîtres ou le peuple), la réponse que l'on (c'est-à-dire le public) donne généralement à cette question est double ou, plus exactement, à double étage. A un premier niveau, on attend de la littérature qu'elle dise, par voie de fiction ou de témoignage, la vie et l'expérience des hommes et des femmes. A un second niveau, on attend également d'elle que cette médiation d'une expérience, qu'elle soit réelle ou fictive, aide aussi les hommes et les femmes à donner forme et sens à leur propre expérience; bref qu'elle les aide à mieux se comprendre euxmêmes et à mieux se comprendre les uns les autres. Bref, la littérature digne de ce nom est massivement associée à un projet de type réaliste ou représentatif: la littérature n'est pas un but en soi, elle doit servir à quelque chose, et ce quelque chose peut être atteint en soumettant l'écriture à ce qui n'est pas elle (disons, très en gros, le monde extérieur ou le vécu intérieur des hommes). Qu'en est-il, dans une telle perspective qui bénéficie de nos jours d'un consensus certain, de la littérature qui se donne apparemment des buts tout différents, comme celui, par exemple, d'être pur jeu, pur passe-temps, pure diversion, ou comme celui encore, toujours par exemple, d'explorer une contrainte, c'est-à-dire de rechercher avant tout la réalisation d'un programme préétabli, que ce programme soit formel ou thématique? La réaction la plus courante à l'existence -indéniable et indéracinable en même temps!- de ces littératures qu'on appellera ici par commodité «non réalistes», est également double. Dans un premier temps, la littérature «non réaliste» ou «non représentative», est
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fortement dévalorisée: on dira du jeu littéraire, non sans tautologie, que «ça ne fait pas sérieux», ce qui suffira pour qu'on le tienne à l'écart d'un champ littéraire par définition «sérieux», et de même on reprochera à la littérature à contraintes d'être un formalisme creux et inhumain. Mais dans un deuxième temps, ces littératures «non réalistes» ou «non représentatives» sont également l'objet d'un curieux amalgame, voire d'une confusion pure et simple: le jeu passe vite pour mécanique, et devient ainsi une forme de littérature à contraintes, alors que la littérature à contraintes a quant à elle beaucoup de mal à se débarrasser de sa réputation sulfureuse, qui la condamne à n'être rien qu'un exercice ludique, futile, en un mot gratuit. Au seuil de ces analyses sur la contrainte romanesque, et à partir non pas du jeu mais de la seule littérature à contraintes, nous voudrions interroger ce double préjugé: à savoir que la littérature à contraintes ne serait qu'un jeu (au sens dépréciatif du terme), d'une part, et qu'elle n'aurait pas les moyens de rivaliser avec la vraie littérature (réaliste ou représentative), d'autre part. Nous croyons en effet que la situation de mépris dans laquelle la littérature à contraintes est enfermée de nos jours est une injustice, que contredisent fermement et heureusement la diversité et la profondeur de cette forme de littérature encore trop mal connue en dehors de certains milieux. Les littératures à contraintes ne ressemblent pas du tout à la caricature qui en est souvent faite, et nous tenterons de le démontrer ici par une argumentation suggérant que la contrainte, loin d'être aux antipodes de la littérature sérieuse, voire de la littérature tout court, se trouve en fait au cœur même de n'importe quelle pratique ambitieuse de l'art littéraire. Supposons qu'un écrivain décide de se passer de telle ou telle lettre: il produit alors un «lipogramme», exemple canonique de littérature à contraintes s'il en est. Supposons qu'il décide même de se passer non pas de telle ou telle lettre, mais de la lettre la plus fréquente de son alphabet (s'il écrit en français, ce sera le «e», s'il écrit en espagnol, ce sera le «a», etc.), puis d'inventer, comme aiment à le faire les auteurs à contraintes, une fiction qui se donne pour thème la contrainte même qui a lancé l'écriture: il produira alors, comme Georges Perec, La Disparition1, exemple canonique de texte à contraintes 1
Paris, Denoël, 1969.
PLAIDOYER POUR UNE LITTÉRATURE À CONTRAINTES
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«dur» (même s'il est arrivé à Perec, auteur brillant entre tous, de pratiquer des contraintes autrement plus difficiles d'exécution encore). En effet, ce roman de trois cents pages sans un seul «e» est un roman qui raconte une disparition, celle d'une lettre pour commencer, puis celle de bien d'autres éléments, jusqu'à celle, suprême et absolue, des victimes de l'Holocauste (en français de Paris, «e» et «eux» sont homonymes: «e» disparu équivaut donc aussi à «eux» disparu, le «eux» en question étant la famille de l'auteur, transporté à Auschwitz). Supposons même qu'un texte comme La Disparition soit également lu, par de vrais lecteurs, par exemple par des lecteurs habitués à lire de «bons» livres, des livres réalistes ou représentatifs. On s'aperçoit alors de deux choses. D'abord que ce texte se lit comme un véritable roman, et non pas comme un exercice formel, à tel point que de nombreux lecteurs finissent rapidement par ne plus voir du tout que le texte tout entier est construit sur une contrainte pourtant massive et forte. Ensuite que ce texte se révèle un roman infiniment plus captivant et surtout plus profond que la plupart des livres publiés sous ce nom, et que ce n'est donc que justice que de considérer La Disparition comme un des livres les plus poignants de notre modernité. Bien entendu, ici aussi s'applique l'adage: testis unus, testis nullus. L'exceptionnelle réussite de La Disparition ne peut pas être considérée comme un argument très important en soi. La réussite non moins exceptionnelle de toute l'œuvre de Perec, lequel a multiplié les textes à contraintes des natures les plus variées, ne prouve hélas rien non plus en faveur des littératures à contraintes. Ce qui est admirable chez Georges Perec peut en effet fort bien s'avérer vide et insignifiant chez tels autres (et loin de nous la volonté de faire croire que tous les textes à contraintes sont des chefs-d'œuvre). Cependant, pour peu que l'on se penche sur la production globale des textes à contraintes, on est rapidement frappé par plusieurs observations troublantes, qui ont à voir avec la diffusion (nettement plus vaste qu'on ne le pense) et le statut (majoritaire plutôt que minoritaire) de cette forme de littérature. Tout d'abord, force est de constater que les auteurs ayant pratiqué la littérature à contraintes sont, dans l'histoire littéraire, tout sauf des exceptions. En effet, dans bien des littératures anciennes ou non occidentales, les contraintes étaient ou sont toujours au centre même de la vie littéraire. Mais plutôt que d'aligner ici des illustrations
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ROMANS À CONTRAINTES
qui risquent de paraître exotiques, donnons ici l'exemple d'une filiation qui perdure jusqu'à nos jours dans nos littératures à nous: la poésie lyrique des troubadours (dont on sait l'influence qu'elle a exercée sur Dante), les créations des Grands Rhétoriqueurs (qui ont joué un rôle charnière dans le passage du Moyen Age à la Renaissance), certaines compositions baroques, entre autres dans le domaine de la poésie visuelle (que l'on ne cesse de redécouvrir tout au long du XXe siècle), puis les spéculations de Poe, de Mallarmé, de Roussel (figures tutélaires, certes à des titres et à des degrés divers, de notre modernité) sur les mécanismes de la création littéraire, aujourd'hui enfin la production protéiforme de l'Oulipo, tous ces courants d'écriture et tous ces auteurs représentent autant d'exemples d'une continuité fondamentale de la littérature à contraintes dans le domaine occidental. Juge-t-on ces exemples trop exclusivement français ou latins? Prenons alors le Dictionnaire khazar de Milorad Pavic2, hypertexte avant la lettre et témoignage éclatant d'une Yougoslavie multiculturelle d'une force inégalée. Ou prenons Borges, Carroll, Joyce et tant d'autres qui ont eux aussi, certes à des degrés divers, pratiqué la contrainte. Ces auteurs et ces œuvres démontrent clairement que la littérature à contraintes excède de loin le seul microcosme de l'Oulipo français ou francophone. Et juge-t-on que les exemples cités accordent une trop grande importance aux aspects formels, voire formalistes, de l'écriture à contraintes? Qu'il nous soit permis alors de citer l'exemple de Jean Lahougue, auteur français contemporain qui explore simultanément les aspects formels et sémantiques de la contrainte, comme on le verra plus loin en ces pages. Ecrivant essentiellement dans la tradition du récit d'énigme et du récit policier, Jean Lahougue a pratiqué entre autres la contrainte du pastiche par surenchère, qui l'amène à proposer des auteurs qu'il prend pour cible une forme superlative, plus complexe que celle de l'écriture de ses modèles. Un exemple superbe en reste son roman La Comptine des Height3, lequel prolonge la trame des Dix petits nègres d'Agatha Christie, mais qui le fait de manière à décrire chaque meurtre de trois points de vue différents, avec en plus à chaque fois un 2 Paris, 3
Belfond, 1988. Paris, Gallimard, 1981.
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coupable différent, et surtout sans que ces trois versions se contredisent ou s'annulent réciproquement. De plus, le roman se termine par une postface plus singulière encore où, de nouveau en trois temps, le narrateur du livre ajoute trois nouvelles perspectives qui elles aussi donnent à l'ensemble un nouveau triple tour d'écrou. Le principe est plus subtil encore dans le pastiche de Maigret, La Doublure de Magrite4, où la structure fondamentale de l'identification (car dans un pastiche l'auteur s'identifie à son modèle, au point de renoncer à son propre style) va conduire Lahougue à inventer une intrigue policière où chacun des quatre protagonistes va à tour de rôle occuper une des quatre positions de base de l'intrigue policière: le témoin, l'assassin, la victime, le policier (dans la première scène du roman, le personnage A sera témoin, le personnage B assassin, le personnage C victime, le personnage D policier; puis, dans la deuxième scène, A sera assassin, B victime, C policier, D témoin, etc., jusqu'à épuisement des possibilités structurelles). De plus, les romans de Lahougue, qui permettent aux lecteurs de suivre en détail la manière dont se constitue la mécanique de l'intrigue, peuvent également se prêter à une lecture «normale» (on croit vraiment lire du Simenon, par exemple, et puis on est invité, si on le souhaite, à dépasser les apparences pour savourer les arcanes de la création littéraire). Mais poussons le scrupule jusqu'à supposer que les exemples cités sont intéressants en dépit du fait qu'il s'agit d'œuvres ou d'auteurs à contraintes. Cette critique est-elle, du point de vue des littératures à contraintes, valable? Dit autrement: s'agit-il d'œuvres qui auraient pu obtenir le même résultat et produire le même effet sur le lecteur sans être passées par la contrainte, c'est-à-dire d'œuvres où la contrainte sert uniquement d'enjolivure rhétorique, de décoration stylistique ajoutée post factum? La réponse doit ici se faire négative. Non, la contrainte n'est pas un ajout ou un luxe, car à la différence de la «figure de style» (dont l'emploi dans une œuvre est sporadique, et non pas systématique: une figure utilisée systématiquement ne reste pas une simple figure, mais devient une contrainte), l'œuvre à contraintes ne connaît pas la distinction entre une façon «plate» et une façon «riche» de dire les 4
Paris, Les Impressions Nouvelles, 1986.
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mêmes choses. En effet, comme les œuvres à contraintes génèrent normalement leur contenu à partir d'une réflexion sur leur propre programme d'écriture (ainsi la disparition de la lettre «e», qui finit par engendrer une fiction sur la disparition du «eux»), l'enlèvement de la contrainte n'enlève pas une partie de l'œuvre, mais ferait que l'œuvre tout entière s'effondre. Dans le cas d'un texte enrichi de figures de style, il est encore possible de penser un texte privé de ses figures, même s'il est vrai qu'un texte pareil serait sans saveur et sans doute sans qualités littéraires, à moins bien sûr qu'on recherche une esthétique de ce que Roland Barthes appelait le «degré zéro de l'écriture», mais une telle esthétique est peut-être moins éloignée de l'esprit de la contrainte qu'on ne l'a toujours pensé jusqu'ici: écrire sans la béquille des figures de style rhétoriques est en effet une très belle et sans doute très redoutable… contrainte! Par contre dans le cas d'une œuvre à contraintes, la forme et le contenu du texte sont absolument inséparables de la mise en jeu de la contrainte elle-même: il n'y a pas, dans un texte à contrainte, une partie du texte qui reste à l'abri de la contrainte et une autre partie qui se trouve régie par la contrainte; puisque la contrainte est systématique, elle s'applique partout, et il ne peut être question de l'extraire de l'œuvre sans détruire celle-ci de manière intégrale. Mais allons plus loin encore, et portons l'interrogation du lecteur sceptique sur l'autre terme de l'alternative, à savoir non pas la littérature «contrainte», mais la littéraire «non contrainte», c'est-à-dire la littérature réaliste dont rien, jusqu'ici, n'a encore inquiété le statut privilégié. A cet égard, deux remarques au moins s'imposent. La première touche au statut même de la littérature avec ou sans contraintes. En effet, de même qu'on peut se tromper sur la nature ou le statut d'un texte à contraintes, de même on peut se tromper aussi sur le statut ou la nature d'un texte sans contraintes. Examinons d'abord le premier cas, qui se présente lorsqu'on ne s'aperçoit pas de l'activité d'une contrainte, soit qu'on n'y fasse pas attention (mais comme on l'a vu pour La Disparition, cette «distraction» est bien la preuve qu'un texte à contraintes ne fonctionne pas autrement qu'un texte sans contraintes), soit que l'auteur ait pris soin de dissimuler la contrainte en question (l'effet étant, ici aussi, que le texte est lu comme texte «normal», malgré les contraintes parfois dures dont il lui arrive d'être le théâtre). Et
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poursuivons par l'examen du deuxième cas, plus intrigant encore: il peut arriver en effet qu'un texte dont rien ne laisse entendre qu'il a été écrit sous contrainte, soit lu et interprété comme texte à contraintes par des lecteurs qui en font alors manifestement «trop» (mais la lecture est libre, n'est-ce pas, et donc libre aussi à prêter à un texte des contraintes qui n'y sont peut-être pas, et l'on sait que les lecteurs souvent généreux et ingénieux, comme Borges en a formulé souvent la remarque). Dans plusieurs cas, c'est du reste une lecture pareille qui est programmée ou rendue nécessaire par les textes eux-mêmes, comme dans les textes écrits sous la censure, où l'auteur ne peut nommer certaines choses qu'obliquement (selon, si l'on veut, une sorte de «lipogramme sémantique») et où le lecteur est obligé, s'il veut donner au livre un véritable sens, d'appliquer une sorte de contrainte de lecture, une grille traduisant tel terme par tel autre. Et que faisons-nous d'autre, même dans un régime réaliste ou représentatif, lorsque nous décidons que tel ou tel roman ou texte est en fait, à nos yeux, revêtu d'une signification symbolique de part et d'autre? Bref, qu'on prenne un texte à contraintes pour un texte sans contraintes, ou vice versa, n'est donc pas un accident local. Au contraire, telle confusion paraît statutaire et elle révèle une porosité fondamentale des deux domaines. Faut-il le souligner: ce manque d'étanchéité fait évidemment que tout texte devient virtuellement un texte à contraintes. Encore n'est-ce pas suffisant. Encore notre interlocuteur sceptique, partisan d'une littérature non contrainte, ne sera-t-il pas convaincu. En effet, même si l'on accepte l'idée qu'il existe une littérature à contraintes qui est à mille lieues de la parodie grotesque et grinçante qu'en donnent ses ennemis (qui voient en la contrainte clownerie verbale et refus d'engagement social), et même si l'on accepte en plus l'idée qu'il n'est pas facile d'éviter toujours la confusion entre textes à contraintes et textes sans contraintes, cela ne signifie pas que, intrinsèquement, la littérature sans contraintes ne soit pas supérieure à la littérature à contraintes. Ou encore, et ici nous revenons à notre point de départ, mais à un tout autre tour de la spirale, on pourrait objecter que la littérature sans contraintes ne gagne en se compliquant de contraintes. Ce point est capital, car c'est justement la thèse que défendent les partisans de la littérature à contraintes: à savoir qu'un texte qui n'a pas
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recours à la contrainte, court le risque d'être moins bien écrit qu'un texte qui, lui, utilise des contraintes. Ce point est admirablement évoqué par Renaud Camus dans une des notes reprises dans Buena Vista Park5, un des plus beaux livres recueillant, de manière du reste très créatrice, l'héritage stylistique et littéraire de Roland Barthes: 'Le naturel, c'est la culture'. Donc, plus vous croyez parler naturellement, plus vous êtes sincère et plus vous êtes parlé par votre culture, votre âge, votre milieu, etc. Ce n'est qu'en imposant à son discours des contraintes formelles tout artificielles, où s'embarrasse le vouloir-dire, qu'on peut espérer échapper au babil implacable, en soi, de la Doxa. Ainsi, l'écriture, au sens moderne du terme, s'articule-t-elle à une éthique. (p. 66)
En effet, les textes on tous besoin d'être contraints pour s'opposer aux facilités qui menacent inévitablement tous ceux qui prennent la parole, surtout s'ils le font pour «se raconter» ou pour «dire le réel». Ces facilités sont connues: ce sont les clichés du jour, c'est l'afflux de stéréotypes qui nous pensent au lieu que nous nous en servons pour penser nous-mêmes, ce sont ces paroles sans forme, magmatiques, qui terrorisent et limitent nos façons de dire et partant de penser, ce sont enfin tous les sous-entendus faisant l'économie de l'effort de clarté et de style. Reste que la meilleure défense de la littérature à contraintes sont évidemment les textes eux-mêmes, et c'est à eux qu'il est grand temps de passer maintenant.
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Paris, P.O.L, 1980.
PREMIÈRE PARTIE
UN “AUTEUR” À CONTRAINTES ATYPIQUE: JEAN-BENOÎT PUECH
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UN AUTEUR MAL SITUÉ La tentation de la non-écriture Jean-Benoit Puech -romancier, nouvelliste, théoricien de la littérature, diariste- est l'auteur d'une œuvre relativement confidentielle, en partie publiée sous pseudonyme, que l'on n'a guère l'habitude de rencontrer dans les études sur l'écriture à contraintes, dont il est pourtant un des représentants les plus novateurs dans le domaine de la prose. Fin 2002, on dénombrait les titres suivants: -
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Jean-Benoit Puech, La Bibliothèque d'un amateur (Gallimard, 1979) Jean-Benoit Puech, Voyage sentimental (Fata Morgana, 1986; réédité chez Farrago en 2002) Jean-Benoit Puech, Du vivant de l'auteur (Champ Vallon, 1990) Benjamin Jordane, L'Apprentissage du roman (texte établi, présenté et annoté par Jean-Benoît Puech; Champ Vallon, 1993) Benjamin Jordane, Toute ressemblance… (texte établi, présenté et annoté par Stéphane Prager, avec une quatrième de couverture de Jean-Benoît Puech; Champ Vallon, 1995) Jean-Benoit Puech, Louis-René des Forêts, roman (éd. Farrago, 2000) Jean-Benoît Puech, Présence de Jordane (Champ Vallon, 2002)
Deux raisons, qui se renforcent considérablement, expliquent cette méconnaissance. D'une part, l'oubli de Puech en tant qu'auteur à contraintes tient sans conteste au fait que l'auteur expérimente avec des mécanismes d'écriture qu'une théorie trop axée sur les contraintes poétiques a beaucoup de mal à juger correctement. Quand bien même il fait de ces techniques un «emploi» particulièrement contraint, le travail de Puech n'est que très rarement reconnu et identifié comme tel. D'autre part, cette ignorance de la part des contraintes découle non
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moins de la présence d'autres aspects qui détournent l'attention des lecteurs en de tout autres directions. Car si elle nous paraît être un cas suprême d'écriture à contrainte, la démarche de Puech touche à bien d'autres dimensions du travail d'écrivain, dont beaucoup, comme la biographie et l'autobiographie, semblent aux antipodes de toute poétique de la contrainte. En effet, rendre compte de la vie d'autrui (tel ou tel écrivain, tels et tels de leurs livres), puis se raconter soi-même, enfin, parler de soi en évoquant ses rapports avec autrui (écrivains et livres confondus), voilà un projet qui relève de prime abord, dans chacune de ses trois facettes, de la seule littérature «réaliste», où les aléas de la vie s'imposent au détriment des règles et mesures de l'écriture. Rien ne paraît jamais plus éloigné de la littérature à contraintes (sauf au sens anecdotique, physique, matériel du terme: manque de temps, bras ankylosé, bruit qui empêche de travailler, etc.) que les écritures dites «de soi», dont le journal, en premier lieu, et, de manière un peu plus générale, les témoignages autobiographiques représentent aujourd'hui les parangons les mieux cotés. A cela s'ajoute un argument dicté par l'histoire littéraire. Comme toute l'œuvre de Puech se présente comme une réflexion sur le passage ou, au contraire, le non-passage à l'écriture, comme de plus ce passage dépend des rapports entre l'auteur et les écrivains qu'il lit et fréquente, et comme, enfin, la figure de l'écrivain aîné, idolâtré et rejeté tout à la fois, est ici celle d'un monstre sacré des Lettres françaises, Louis-René Des Forêts, l'on comprend aisément ce qui a pu divertir le public de Puech. Vu l'omniprésence de Des Forêts dans cette œuvre, il n'est pas tout à fait illogique que l'attention de la critique se soit portée en première instance sur cet aspect-là de l'entreprise de Puech, bien davantage qu'à son invention de toutes nouvelles formes d'écriture à contrainte. Cette interprétation est même d'autant plus évidente que Puech a beaucoup contribué à maintenir vivant un 'mythe' littéraire dont Louis-René des Forêts a été un des derniers représentants: l'idée romantique de l'écrivain 'sans œuvre', de l'écrivain qui refuse de publier et même d'écrire afin d'accéder à une parole plus pure, libre des compromissions sociales et institutionnelles qui s'attachent à l'activité littéraire. On sait aussi que le retour de Louis-René des Forêts à l'écriture a été ressentie par Puech comme une 'trahison', qui a précipité la rupture entre les deux hommes. Plusieurs des livres de Puech (serait-
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il absurde d'écrire ici: «tous ses livres»?) relatent de manière directe ou indirecte cette expérience d'un rapport à la littérature vécu (ou subi) par écrivain interposé. Le dernier livre en date, Louis-René Des Forêts, roman, revient une nouvelle fois sur cette problématique, mais à un tout autre niveau de la spirale. On remarque en effet d'emblée que JeanBenoît Puech, dont les trois précédents ouvrages avaient été publiés sous pseudonyme (mais un pseudonyme très affiché, qui ne cherchait nullement à mystifier le lecteur), parle ici de nouveau en son propre nom, et qu'inversement Louis-René des Forêts, par l'association avec l'idée de 'roman', est donné comme fiction. Cette tension entre le réel et le fictif est aussi la trajectoire même du livre, qui rend compte d'une lente prise de conscience, mais aussi d'une relance salutaire: de même qu'il comprend peu à peu à quel point il s'est trompé en faisant jouer à des Forêts un rôle dont l'auteur même ne voulait pas (et qu'il ne pouvait donc pas 'trahir' en revenant à l'écriture), de même Puech se réalise peu à peu que l'abandon du mythe de l'absence d'œuvre est moins une perte qu'une libération, et que l'appréciation positive de la parole comme moyen de communication entre les hommes ne s'oppose pas statutairement à la littérature.1
Une nouvelle pratique de la contrainte Cependant, Jean-Benoit Puech lui-même s'est toujours plu à souligner que ni la biographie, ni l'autobiographie, contrairement à un préjugé tenace, n'exclut en rien le souci de la contrainte. Dans Louis-René Des Forêts, roman, par exemple, le refus de la Littérature avec grand L fournit l'occasion de fêter les retrouvailles avec l'écriture, voire avec le plaisir de la fiction, et, pour autobiographique qu'elle soit, la fiction est
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Significativement, Puech prendra à partir de ce volume, qui clôt incontestablement un cycle, une certaine distance par rapport aux jeux de la pseudonymie, puisque dans les deux livres publiés sous le nom de Jordane se trouvent désormais inclus dans la liste des titres «du même auteur», sans qu'aucune précision ne soit donnée sur les aventures éditoriales souvent très complexes de ces ouvrages.
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pour Puech, avant tout, une fiction à contraintes. Dans le très beau texte qui termine le livre, «A double tour», Puech commente (notamment à partir de l'œuvre de Jean Lahougue qu'il a beaucoup aidé à publier chez Champ Vallon, remettant ainsi en selle un écrivain interdit de parole par l'institution littéraire) ces va-et-vient entre la vie et l'écriture. Il y insiste très utilement sur le fait qu'il n'y a nulle contradiction entre le matériau biographique et le travail de la contrainte, et commente finement certains des avatars que peut connaître la rencontre de ces éléments. Ses réflexions sur la «transposition» comme contrainte, par exemple, rejoignent de très près les études d'un Jean Ricardou2 ou d'un Bernard Magné3 sur les phénomènes de «textualisation de l'autobiographique», chez Georges Perec entre autres. Elles conduisent aussi à relire dans une nouvelle perspective la tradition du roman à clé (dont le superbe Odile de Raymond Queneau4, un livre auquel Puech ne rend pas un hommage de pure forme). Bien entendu, il ne peut être question de ne voir dans l'œuvre de Puech qu'une annonce, puis un retour des thèses (auto)biotextuelles de Ricardou et de Magné. En effet, pour ces auteurs, la contrainte intervient essentiellement au niveau de la sélection, d'un côté, voir de l'invention, de l'autre, d'anecdotes ou de fragments du vécu (les autobiographèmes de Roland Barthes). Quand bien même il est certain que l'œuvre (auto)biographique de Puech obtempère diversement à des contraintes de ce genre, il est plus important de noter les formes plus originales, c'est-à-dire spécifiquement liées à l'exercice de la prose, que revêt chez lui son travail d'auteur contraint. Deux techniques méritent ici d'être signalées. La première tient au fait que Jean-Benoit Puech est un auteur «averti», c'est-à-dire un auteur dont l'écriture se définit par rapport à une réflexion théorique préalable. Auteur d'une thèse de doctorat sur l'«auteur supposé» (c'est-
2 Cf. la notion de «biotexte» introduit dans Le théâtre des métamorphoses (Paris, Seuil, 1982), pp. 188 sq. 3 Cf. la notion d'autobiotextuel diversement illustré dans son livre Georges Perec, Paris, Nathan, 1999. 4 Paris, Gallimard, 1937.
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à-dire l'auteur fictif à qui un auteur réel attribue un texte littéraire5) et de plusieurs textes théoriques sur des questions d'esthétique et de poétique, Puech conçoit visiblement sa propre pratique en fonction des «possibles», déjà inventoriés ou encore à inventer, de certaines formes de discours littéraires. Ici encore, selon un tropisme propre à l'auteur, le rapport à la littérature a besoin d'intermédiaire, en l'occurrence Gérard Genette, qui a joué pour Puech dans le domaine de la théorie littéraire le rôle qui était celui de Louis-René Des Forêts dans le domaine de l'écriture proprement dite. Le premier livre de l'auteur, La Bibliothèque d'un amateur, a compté tout de suite parmi les tentatives les plus subtiles de redonner vie au topos éculé du manuscrit trouvé.6 Plusieurs de ses livres à vocation (pseudo?)autobiographique peuvent être lus comme des variations sur la définition de base du genre avancée par Philippe Lejeune, pour qui l'autobiographie était la coïncidence, par convention tacite ou explicite, de trois instances différentes: auteur, narrateur, personnage.7 Une nouvelle comme «Un messieurs simple», se présente également comme un jeu sur les structures linguistiques fondamentales de la narration à la première personne.8 Bref, de même que pour le théoricien Genette la mise en place d'une taxinomie servait non seulement à refléter les caractéristiques d'un objet mais aussi et surtout à produire des cases vides susceptibles de relancer un jour la création, l'écriture apparaît aux yeux du praticien Puech comme une manière de déplacer ou d'excéder, après analyse et de manière aussi concertée que possible, les limites d'un corpus donné, si bien qu'à l'origine de tout acte d'écriture se trouve chez l'auteur une contrainte on ne peut plus forte. Que les éléments touchés par cette contrainte théorique initiale soient ceux-là justement (le sens des pronoms, les glissements entre niveaux narratifs, la pseudonymie) qui répondent le mieux aux préoccupations thématiques de l'auteur, hanté par la question de 5
Cf. aussi Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1985, p. 47. Cf. Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 179. Voir plus bas, le chapitre «Qui cherche trouve». 7 Cf. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Voir plus bas, le chapitre «Jorges Lui Borges, c'est moi». 8 Voir ici bas, le chapitre «Le sujet s'évite». 6
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l'identité et du double ou encore par celle de la vie et de l'œuvre, n'est évidemment pas dû au hasard, mais renvoie aux efforts de Puech de «surdéterminer»9 l'ensemble de sa production. Une telle démarche, que ne régit pas la notion traditionnelle de contrainte mais qui se retrouve dans de nombreux textes «hyperconstruits» en prose10, peut utilement élargir la définition du concept. En effet, l'hyperconstruction suggère que la contrainte n'est pas forcément assimilable à tel ou tel procédé (que l'écriture doit appliquer de manière systématique, c'est-à-dire sans oublis ni erreurs qui en compromettent le statut), mais qu'il lui arrive aussi de prendre la forme d'un faisceau de propriétés textuelles. L'ensemble et surtout la concomitance permettent alors de faire surgir la conscience d'une régularité textuelle dépassant les seules exigences de la norme linguistique ou de la convention littéraire. Se réclamant, il est vrai fort librement, d'une idée du théoricien Bernardo Schiavetta, pour lequel il n'y a point de critères absolument sûrs et stables pour la détermination d'une contrainte (selon lui, seul un faisceau de critères permet voir s'il y a ou non contrainte...),11 on voudrait suggérer ici, à pur titre d'hypothèse, qu'une remarque analogue vaut peut-être pour la contrainte elle-même. Dans ce cas, on n'aurait plus affaire à un texte régi par telle ou telle contrainte, mais à un texte «sous influence», c'est-àdire soucieux d'aller plus loin que le seul jeu des normes et conventions, sans pour autant se limiter à une série finie de contraintes au sens étroit du mot. Les textes de Jean-Benoit Puech fournissent de très nombreuses occasions de vérifier cette contrainte par «faisceau», puis de l'arrimer à
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Cf. Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, 1978. Une fois reconnu le principe de cette nouvelle forme de contrainte, il est bien sûr possible d'en reconnaître l'efficace en... poésie, surtout en des types de poésie non conventionnelle, comme nous avons essayé de le faire à partir du travail de Philippe Beck, cf. «Philippe Beck: Dernière mode familiale», in Il Particolare, n° 7-8, 2003, pp. 109-122. Il n'est sans doute pas inutile de mentionner que Jean-Benoit Puech était, avec Benoit Peeters, Renaud Camus et François Rivière, un des auteurs qui avaient déjà permis de repenser la notion d' «œuvre» littéraire, auquel pouvait se substituer celle de «réseau», cf. Jan Baetens, Le Réseau Peeters, Amsterdam, Rodopi, 1994. 11 «Définir la contrainte,» in Formules n° 4, 2000, p. 54. 10
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la contrainte «génétique» de la case vide ou des cases vides à remplir. Les trois chapitres qui vont suivre se proposent, chacun à sa façon, de révéler quelques aspects de ces contraintes en série.
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«JORGES LUI BORGES, C'EST MOI» Avec une discrétion qui est tout sauf anecdotique, Jean-Benoit Puech a réfléchi en un volume unique l'essentiel de ses recherches menées depuis plus de vingt ans autour de l'œuvre de Gérard Genette. Du vivant de l'auteur, le troisième de ses ouvrages, s'impose en effet, non pas comme une simple illustration des travaux genettiens, mais comme leur véritable contrepoint, en pratique aussi bien qu'en théorie. D'un côté, le livre de Puech multiplie les inventions formelles dans le domaine du récit et des relations entre le texte et son pourtour1. De l'autre, il confronte ces expériences narratologiques et péritextuelles à une interrogation permanente sur l'acte de lire et sur les codes, les protocoles, les conventions, les pièges et les mirages qui peuvent s'emparer d'un écrit aussitôt qu'il se trouve livré au regard du lecteur, à commencer par le regard de l'écrivain se relisant. La quête de structures nouvelles et le souci des diverses manières dont se réalise leur déchiffrement se touchent de façon exemplaire dans cette rencontre entre la lecture et le livre qu'est la zone péritextuelle. Lieu performatif de l'œuvre s'il en est, «au service [...] d'une lecture plus pertinente -plus pertinente, s'entend, aux yeux de l'auteur et de ses alliés»2, le dispositif péritextuel ne supprime pourtant jamais la possible résistance du lecteur puisque, comme le souligne Du vivant de l'auteur, «(tout) dépend [...] de la manière de lire» (p. 55). Par ses multiples articulations du texte et du péritexte, Jean-Benoit Puech fournit cependant plus qu'une lecture créatrice de Seuils. A la manière des arts poétiques, son livre propose aussi bien un mode d'emploi qu'une «performance» des systèmes péritextuels analysés par Genette. C'est dans une telle perspective qu'on lira ici certains aspects de sa démarche.
1 La 2
référence majeure reste ici Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987. Seuils, op. cit., p. 8.
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Une publication annulée Les textes de Jean-Benoit Puech prennent souvent les dehors d'un commentaire, d'une fiche de lecture, d'un compte rendu. Ils ne cachent pas non plus tout ce qu'ils doivent à d'autres écrivains. L'écriture de Puech n'est toutefois pas pour autant une littérature au second -et du second- degré. Plus d'une fois, en effet, les objets passés au crible n'ont d'autre épaisseur que celle qui leur vient de ses analyses ainsi promues à une originalité retorse. Et à intervalles réguliers, Puech prend bien soin de mettre à distance toute idée ou tentation de pastiche, d'apocryphe, bref de faux. Autant que le lien entre le sujet écrivant ou lisant et l'autre (positions, on le comprend vite, infiniment interchangeables), c'est la relation entre le texte même et son absence qui se trouve au cœur de cette écriture. La question principale de l'œuvre de Puech est moins le rapport à d'autres textes -voire la dépendance à leur égard- que son existence même, qui reste paradoxale. Hanté par le silence de l'écrivain, par le silence de qui pourrait ne pas écrire ou a cessé de le faire, Puech ne conçoit ni l'écriture ni, à plus forte raison, la publication, comme des données naturelles. Aussi ses livres abondent-ils en exemples d'écrivains momentanément ou définitivement sans œuvre, le cas plus proche de l'auteur étant sans aucun doute l'interruption créatrice de Louis-René Des Forêts.3 Que Puech écrive, qu'en plus il publie et signe des livres, ne doit cependant pas être interprété comme une manière de contradiction. D'une part, en effet, le silence ou le non-silence de l'écrivain ne deviennent tels que s'ils sont jugés de cette manière par un lecteur, l'exemple de Louis-René Des Forêts montrant fort bien que tout creux de l'écriture se prête aux appréciations les plus antagonistes : Ou bien (les silences) sont hors de la littérature, et parfaitement insignifiants de son point de vue (mais ils n'en sont pas pour autant privés de sens: ils ont au contraire celui de tout ce qui ne vit
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Voir surtout le numéro spécial (6-7) consacré à Des Forêts en 1991 par la revue Le temps qu'il fait (sous la direction de Jean-Benoit Puech et Dominique Rabaté).
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pas que pour l'art). [...] Ou bien ils sont des silences qui n'ont de sens qu'en rapport avec l'œuvre, dont ils font également partie: ce sont alors des «silences d'écrivain», soit volontaires et autodestructeurs [...], soit subis, mais doulou-reusement, et non dans l'indifférence»[...].4
D'autre part, il y a des façons de se taire qui ne se confondent pas avec le mutisme et, pour l'écrivain, des types d'inexistence qui ne se réduisent pas au refus de la publication. Deux stratégies semblent ici ouvertes, même si l'une et l'autre ne peuvent convenir au même genre d'écrivains. La première, qui est celle du ratage volontaire, est appelée par Puech, qui emprunte le terme à Blanchot, le suicide artistique.5 Facile à réaliser par délégation, c'est-à-dire dans une œuvre enchâssée dans le volume ou la voix du «mauvais écrivain» ne se confond pas avec celle du signataire du livre, problématique partout ailleurs, le modèle de tels «simulacres littéraires de textes qui ne le sont pas», serait donné entre autres par «le dernier Flaubert».6 Sans parler du problème que pose la publication de pareils écrits (car comment distinguer entre un texte raté à dessein, et partant digne, aux yeux du connaisseur, d'être offert au public, et un texte tout simplement mal écrit, qu'il serait erroné, toujours du point de vue du lecteur exigeant, de divulguer dans le circuit littéraire ?), force est de constater les limites d 'une méthode qui se trouve structuralement interdite aux débutants. Seul intéresse en effet l'échec de l'écrivain ayant fait ses preuves : tout candidat au suicide doit nécessairement avoir «vécu» littérairement, c'est-à-dire avoir été reconnu par des lecteurs avisés, pour que son geste acquière un sens. Jean-Benoit Puech écrira donc «bien» - et même toujours «mieux» -, dans une distance ironique par rapport aux situations d'échec qu'il traite partout. Implicitement, il fera cependant de constantes allusions à la voie du suicide en nommant un de ses personnages Mornay, le «mort né» apparaissant comme l'équivalent plausible, à l'autre bout d'une vie d'écriture, du suicide flaubertien.
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Jean-Benoît Puech, «Les moments perdus», in Le Promeneur, n° 23, 1983, p. 15. Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 24. 6 Du vivant de l'auteur, op. cit., p. 58-59. 5
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La seconde solution, ouverte à quiconque accepte de publier, ne concerne plus le style de l'écrit, mais se fonde sur une réflexion aiguë sur la publication et partant sur le texte comme objet muni d'un support et d'un cadre particuliers. Afin de mieux sensibiliser le lecteur à l'importance du mode, et non pas au seul acte de publication, Puech reproduit vers la fin de son livre la célèbre diatribe balzacienne contre la publication, cette «pro-stitution de la pensée», et l'appel concomitant à entourer cet acte de «ruse(s) nouvelle(s)» (ibid., p. 74). Si la convocation de cette attaque ne prête pas à rire comme un caprice irréfléchi, c'est justement parce qu'elle permet de déplacer le problème de la publication même -nécessaire pour éviter que le silence de l'écrivain ne soit par exemple jugé «parlant» -à celui de ses modes singuliers- sur lesquels l'auteur doit concentrer tous ses efforts afin de faire entrevoir une certaine idée du silence. Chez Puech, quatre éléments se verront conjugués pour induire un tel effet. En premier lieu, l'insistance sur le jugement souverain du lecteur diminue à coup sûr l'impact de la publication. Puisque la valeur et l'intérêt d'un objet d'écriture ne dépendent plus seulement de ses propriétés intrinsèques, le livre même cesse d'être un produit fini pour devenir une sorte d'alibi, un intermédiaire, une façon de faire diversion, bref un écran. A cette transformation du statut du livre s'ajoute, comme pour l'expliciter, le parti pris du provisoire. Plutôt que de rater (ou de «mésécrire», est-on tenté de noter) ses textes, avec tous les malentendus que risque de provoquer tel suicide, Puech préfère les retravailler sans fin, même ceux qui sont déjà publiés. Cette remise en chantier est très sensible dans Du vivant de l'auteur, volume certes autonome mais qui récrit et prolonge bien des publications et des recherches antérieures, cependant qu'il exhorte structuralement à de nouvelles versions. Troisièmement, Jean-Benoit Puech ne recule pas devant une dispersion générique très poussée, disséminant les écrits qu'il signe sur un grand nombre de genres hétérogènes (journal, articles scientifiques, fictions, thèse universitaire, entre autres), puis n'hésitant point à procéder à de savants croisements. Que penser par exemple des extraits de son journal reproduits dans le cahier d'hommage à Des Forêts de la revue Le temps qu'il fait et qui oscillent manifestement entre l'aveu
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autobiographique et l'analyse littéraire?7 Cet éclatement de la production et la multiplicité des pactes de lecture qu'il entraîne acculent le lecteur à s'interroger sans cesse sur le mode de réception demandé, voire à mettre en cause le régime de lecture adopté. Pour ce qui est de Du vivant de l'auteur, il est sans doute impossible de faire un choix global entre les régimes «fictif» et «non fictif» de la lecture, telle partie du livre amenant plutôt, mais jamais de façon péremptoire, à déclencher un réflexe non fictif. La décision lectorale de privilégier l'axe de la fiction se voit chez Puech toujours contrebalancée par le désir contraire, et inversement. Enfin, l'incertitude générique est renforcée par le refus du livre comme lieu de publication privilégié. Puech fait jouer la diversité des supports, brouillant ainsi un critère d'évaluation de tout premier ordre. Pour la doxa, il est en effet admis que tous les lieux de publication ne se valent pas et qu'il vaut mieux publier, pour en rester à des exemples élémentaires, en livre qu'en revue (tant chez Gallimard que chez Champ Vallon). En refusant de faire accéder certains de ses plus beaux textes publiés en revue à l'étape ultérieure du livre ou en réservant un volume comme Du vivant de l'auteur à un «petit» éditeur, Puech dérange fortement les hiérarchies de la librairie et les canons de la publication. Il va même plus loin encore en publiant dans des lieux «introuvables», de manière à semer le doute quant à l'étendue de son œuvre publiée et partant quant à l'intérêt décisif de la publication même. La frontière entre l'œuvre publiée et non publiée s'amenuise, quand bien même la publication n'est pas refusée frontalement (la suite éditoriale de l'œuvre ne manquera pas de le prouver).
Texte et péritexte ? Vu l'importance des facteurs péritextuels dans la stratégie de publication de Jean-Benoît Puech, on pourrait s'attendre dans Du vivant de l'auteur à un bouleversement radical de l'économie périgraphique. Or, curieusement, l'ouvrage parlait sous cet angle de facture assez 7
«Ce qui n'a pas de témoin», in Le temps qu'il fait, op. cit., pp. 183-207.
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classique. L'opposition entre le texte proprement dit et son pourtour péritextuel y semble même assez franche. Pareille constatation est pourtant trompeuse, car c'est bel et bien à une refonte intégrale des rapports entre texte et péritexte que s'attaque Du vivant de l'auteur. Et l'apparente sagesse du volume n'est que le tremplin sur lequel s'élance Puech pour obtenir un écart maximal. A s'en tenir d'abord aux cinq textes repris dans le sommaire, le lecteur se rend vite compte qu'avec ses emboîtements en chaîne l'architecture d'ensemble qui les gouverne impose l'idée d'un entonnoir. Sans être forcément tout à fait de même nature, les différentes parties se font écho autour d'un pivot central lui aussi divisé. Aux extrémités l'on trouve ainsi deux essais, Du même auteur et D'un auteur l'autre, le premier, non signé, sur un volume attribué à un certain Benjamin Jordane, La Bibliothèque d'un amateur (soit le premier livre de Puech lui-même), le deuxième, signé Benjamin Jordane, sur Voyage sentimental (soit le second livre de Puech, dont le nom se trouve pourtant soigneusement omis). Entre ces deux essais prennent place, sous le titre global L'auteur supposé, trois textes dont les rapports internes redoublent à deux niveaux le lien entre les essais-cadres et le récit qui les disjoint. lntitulés respectivement Le Stage et La méthode schizo-critique de Jean-Charles Mornay, le premier et le troisième volet de L'auteur supposé retracent en fait l'histoire éditoriale du texte placé au milieu, Livres anciens et modernes, lequel présente sous la forme d'un catalogue de vente aux enchères un résumé de la thèse de Mornay sur les auteurs et les œuvres imaginaires en littérature. Cette partie, à son tour, se fractionne en trois morceaux, dont les proportions respectives (deux parties longues entourent une partie brève) rehaussent l'emprise du trois. Tout converge donc pour accentuer le maillon central, Livres anciens et modernes, ou s'opère une mutation qui va retourner le volume comme un gant. Dans le catalogue de Mornay, la place des auteurs réels (Henry James, Thomas Mann, Nabokov, notamment) et celle des auteurs inventés (Amy Adams, Gustav Aschenbach, Sébastien Knight, entre autres) s'inversent en quelque sorte. Les auteurs imaginaires sont décrits comme des auteurs réels (et leurs livres comme des objets palpables) alors que les auteurs réels remplissent seulement le rôle
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d'éditeurs subalternes. Loin d'être ludique ou anodine, cette transformation touche à l'articulation même du texte et du péritexte. Du moins pour ce qui est des auteurs imaginaires, un changement de place s'opère: de textuels qu'ils étaient, car relégués à l'univers de la fiction, les êtres inventés acquièrent, de par leur insertion dans le catalogue des ventes, un statut éminemment péritextuel. Jouant à saute-mouton avec le péritexte au milieu du livre, le texte encourage à vérifier si le domaine du péritexte conventionnel n'est pas le théâtre de procédés et de structures analogues à ceux du texte, tant pour ce qui est de sa configuration interne que pour ce qui est des relations entre texte et péritexte. Lorsqu'on aborde les unités péritextuelles dans la perspective de leur position dans le livre, il apparaît que l'organisation est à bien des égards la même de part et d'autre de la zone centrale du texte. Un réseau de correspondances se déploie entre le péritexte au début et celui à la fin du livre, les deux s'inscrivant tel un éventail autour de l'entonnoir déjà signalé du texte. Sans prétendre à l'exhaustif, on en donnera ici une paire d'exemples. Sitôt finie la lecture du texte, on rencontre, en guise de postface, une citation de Balzac. A ce long «exergue final»8 correspond à l'autre bout du livre une phrase sur l'art du Nègre du Narcisse, phrase qui précède immédiatement l'ouverture du texte tout en exhibant, telles les lignes de Balzac, un paradoxe de l'écriture. Dans la postface, un livre publié s'insurge contre la publication des livres; dans l'épigraphe liminaire, une affirmation implicite du narcissisme de l'artiste épouse une allusion aux sous-traitants de la littérature. L'extrait balzacien est relayé par une phrase rappelant le premier lieu de publication de certains fragments du livre : «Du même auteur est d'abord paru dans La Nouvelle Revue Française en 1979 ; et L'auteur supposé dans Le Promeneur en 1986». A cette identification bibliographique répond en tête de l'ouvrage, la mention des livres «DU MÊME AUTEUR». Cette puissante structure en arc se voit renforcée par des relations non moins voyantes entre la première et la quatrième de couverture du volume, qu'unit une inversion d'abord, un très voyant 8
Ce lieu périgraphique peu commun est étudié par Genette dans Seuils, op. cit., pp. 138-139.
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isolexisme ensuite. Au recto de couverture, en effet, le nom de l'auteur s'inscrit au-dessus du titre de l'ouvrage, alors qu'au verso la notice biobibliographique est logée en-dessous de la présentation du livre. Dans celle-ci, l'attaque du commentaire répercute le mot «vivant» du titre, de façon à y imprimer un sens nouveau : «le plus vivant de l'auteur, c'est son œuvre, celle dont il rêve plus encore que celle qu'il a réalisée.» Telle figure de style n'a toutefois d'intérêt que dans l'exacte mesure ou elle réitère, en l'inversant, le changement plus global du texte en péritexte. Car là où, au centre de l'ouvrage, le nom des créateurs fictifs se muait en indication péritextuelle, c'est dans un sens contraire que se déroule ici l'opération : d'abord associé à la notion péritextuelle d'auteur, le mot «vivant» se trouve associé ensuite à son œuvre, c'est-à-dire à une donnée on ne peut plus textuelle. Bref, par les analogies entre les lois de leurs organisations respectives, texte et péritexte se trouvent non seulement structurés l'un par l'autre, mais aussi et surtout l'un comme l'autre.
L'auteur qui brûle Cependant, le rapprochement des deux zones du livre n'inspire pas uniquement les divers aspects de la segmentation du volume. Il entraîne aussi et surtout des ambivalences à hauteur des structures narratives et stylistiques de l'œuvre. Pour s'en convaincre, il suffit de relire l'incipit et l'explicit de l'essai inaugural, Du même auteur : Comme je l'avouais à la fin de ma brève préface au livre de Benjamin Jordane dont j'ai préparé l'édition, La Bibliothèque d'un amateur, je brûle d'en faire l'objet d'une étude, bien que je n 'aie pas confiance en mes capacités de critique. [...] [...] nous n'en finirons que dans l'oubli ou la fiction recommencée, dans la rencontre aux Quatre-Pluies de l'amateur et de l'auteur, devant la cheminée de la bibliothèque, dans le secret désir de voir le cuir des livres s'y tordre de joie.
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La complexité narratologique de ces passages, tient-elle à la métamorphose d'un singulier ( «je» ) en un pluriel ( «nous» ) et à la suggestion que les positions d'auteur et de lecteur sont interchangeables ? Peut-on se contenter de noter aussi que, tout comme Benjamin Jordane est à la fois donné comme l'auteur de La bibliothèque d'un amateur et comme le critique-amateur dont les recensions constituent le livre, le narrateur de Du même auteur et le lecteurpréfacier de La bibliothèque d'un amateur sont en fait l'auteur réel, mais innommé, malgré une identification antérieure,9 de ce dernier volume? Autant que par ces dédoublements et identifications en chaîne, l'écriture de Puech excelle par son aptitude à inscrire ces duplicités au cœur même des mots et des phrases. La fusion, ou plutôt l'échange permanent des rôles est non seulement suggéré à l'intérieur de la diégèse (l'auteur et l'amateur, l'objet du compte rendu et son signataire, «se rencontrent» au coin du feu), mais réalisé par un travail sur la langue. Un bel indice est la double occurrence, d'abord métaphorique, puis littérale, du thème du feu: le narrateur «brûle de parler d'un livre, puis rêve de voir «brûler» les livres ( que les couvertures se tordent de joie dans les reflets des flammes peut en effet faire songer à quelque autodafé). Étayée par les multiples convergences entre les deux fragments, la substitution des livres qui se consument au désir lancinant de l'écrivain apporte une nouvelle preuve de l'identification de l'auteur à son œuvre, du sujet à l'objet, du vivant au plus vivant. Que cet échange emprunte la voie du motif des flammes, se comprend d'ailleurs de la même façon : aspiré par sa création, l'écrivain meurt en quelque sorte à lui-même et devient, des qu'il prend la plume, «feu l'auteur». A relire une nouvelle fois l'incipit cité, le détachement du segment «[...] je brûle d'en faire l'objet [...]» peut révéler maintenant,
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Il convient en effet de ne pas confondre les deux étapes de l'histoire éditoriale de ce texte, qui avait paru une première fois en revue (où il était signé JeanBenoit Puech), mais que sa reprise en volume rend en quelque sorte à l'anonymat que sa première apparition tendait à juguler. pour une analyse de ce paradoxe, que les textes ultérieurs de Puech peuvent amener à reprendre sur d'autres bases, voir Seuils, op. cit., p. 179.
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selon une figure de style que le texte se plaira à spécifier,10 le saut du sujet à l'objet. En s'arrêtant après le mot «objet», en faisant dans l'écrit la balafre d'une interruption, la lecture actualise en son régime spécifique ce que le narrateur de Du même auteur admire dans la style du Jordane de La Bibliothèque d 'un amateur : [...] dans sa Bibliothèque, l'auteur a voulu séduire une langue à la démarche hautaine, héritière attirante, corsetée mais souple, retenue mais ardente; il l'a dépouillée, il l'a possédée, il l'a frappée au plus vif pour lui faire éprouver (non seulement par les palinodies qui n'entament que le sens, mais surtout par les aposiopèses, les anacoluthes et les syncopes) les écarts fantastiques que découvre la blanche clarté crue des éclairs et que les mots réduisent. (p. 23)
La suite du volume ne contredira point les conclusions de ces premières analyses. Car à chaque fin de texte, les mêmes éléments reviennent : thématiquement, le problème de la destruction et de la confusion des identités ; formellement, le parti pris du double, tant au niveau des lexèmes (avec par exemple, à la page 72, jumelant le feu et la fiction, l'habile mot-valise «fictieux» ) qu'à celui des phrases, soumises à des redécoupages internes. Une bonne illustration est donnée par la fin du récit Le Stage, ou Romain Ligères doute de sa propre identité : Je ne me souviens plus des stages que j'ai faits avant d'être engagé par la C.C.I., la Chambre de Commerce et d'Industrie où je suis entré il y a plusieurs mois. (p. 40)
Par la contradiction avec le début de l'histoire, où le même narrateur avoue travailler pour la C.C.I. depuis bien plus longtemps, le lecteur peut déceler dans la conclusion du récit une seconde phrase (il y a plusieurs «moi») qui sape la véracité des dires du narrateur. La duplication du C.C.I., qui apparaît aussi bien comme sigle qu'en toutes lettres, fonctionne alors comme avertissement structurel à la scission d'une proposition en apparence unique en deux formules enchevêtrées. La troisième clausule de La Méthode en fournit un exemple un peu plus retors. Muni d'une introduction en surnombre, du moins par 10 Il sera question plus loin d'aposiopèses (c'est-à-dire d'interruptions brusques, cf. Bernard Dupriez, Gradus, Paris, 10/18, 1981, p. 84).
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rapport à la section du livre qu'il redouble, ce récit se termine en effet trois fois. D'abord par une phrase dont les termes sont désormais familiers au lecteur : «[...] l'auteur y fait le deuil de son identité et transforme sa vie en fac-similé qu'il jette pour finir au feu de la fiction.» (p. 60). Ensuite, après un nouveau départ qui inverse structuralement l'introduction excédentaire, par une variation qui nuance un peu la première clausule: «[...] ici, c'est une erreur, donc, d'opposer la vie à l'œuvre de l'auteur. Toutes deux se cherchent du même côté, celui de la fiction.» (p. 61). Enfin, comme pour redoubler cette scissiparité, par deux paragraphes s'ouvrant chacun sur les mots «De l'autre côté». A la différence du premier, toutefois, le deuxième alinéa entoure cette expression d'un couple de guillemets qui mérite toute notre attention : «De l'autre côté» -s'il est vrai, comme l'a rappelé un gentilhomme normand dans l'exergue de l'un de ses beaux ouvrages, que «chacun ne connaît de sa vie que le roman qu'il s'en fait»- il ne se trouve rien qu'on puisse jamais dire. (p. 61)
Au-delà de cette nouvelle méditation sur les rapports inépuisables de la vie réelle et de la fiction, l'essentiel ici, grâce à l'intervention des guillemets, est d'abord la soudure des deux auteurs cités : le narrateur de La Méthode, qui se cite lui-même en récrivant «de l'autre côté» ; le «gentilhomme normand», dont la phrase semble prolonger les mots du narrateur. C'est, ensuite, une nouvelle et très puissante occurrence de la fusion des instances qui est corroborée par les mêmes duplicités lexicales. Si à la place du nom de l'écrivain X, Puech utilise la paraphrase «gentilhomme normand», c'est pour mettre doublement en valeur l'union de l'œuvre et du sujet : l'adjectif «normand» qui caractérise l'individu, est une anagramme quasi parfaite de l'objet «roman»; le terme «gentil/homme» remémore les «beaux ouvrages» avec lesquels s'identifiait déjà, par flammes interposées, un précédent narrateur.
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Une onomastique assignée à résidence Mais qui parle, qui raconte et surtout qui signe dans un livre de JeanBenoît Puech? Cette question, l'une des premières que se pose tout lecteur de Du vivant de l'auteur, n'a pas été abordée d'emblée. Non qu'elle soit moins prioritaire que d'autres, mais parce qu'elle est inséparable des interrogations péritextuelles et microstylistiques dont nous avons déjà examiné quelques arpents. La question du signataire est chez Puech bien paradoxale. En effet, s'il ne se donne jamais pour le narrateur ou le signataire explicite d'un des textes du recueil, réservant ses nom et signataire au seul enclos péritextuel, il n'en reste pas moins vrai que l'univers diégétique de cet ouvrage s'impose rapidement comme une transposition autobiographique, aisément reconnaissable aux lecteurs ayant connaissance, non pas de la vie de l'auteur, mais de certaines précisions données en marge de son œuvre. Pour qui a lu la note 1 de la page 47 de Seuils, il est patent que la thèse de Jean-Charles Mornay dont L'auteur supposé comporte des traces, doit beaucoup à celle, soutenue à l'E.H.E.S.S. en 1982, de Jean-Benoît Puech lui-même. Et pour qui a lu aussi le cahier d'hommage à Louis-René Des Forêts dirigé par Puech pour Le temps qu'il fait, il est non moins évident que la clausule déjà citée de Du même auteur adapte certains passages du journal relatant les visites de Puech à l'auteur du Bavard. Le rapport entre l'amateur et l'auteur est par exemple celui-là même qui définit les relations entre le disciple (Puech) et le maître (Des Forêts). De la même manière, on reconnaît dans la description de la chambre où ils se retrouvent celle du bureau du grand écrivain. La précision topographique (aux «QuatrePluies») est quant à elle la transformation lisible d'un nom de lieu réel attaché à la vie de Des Forêts (les «Quatre-Vents»). Enfin, le souvenir d'occurrences antérieures de Louis-René Des Forêts -le dédicataire de La bibliothèque d'un amateur, qui hante ce volume et certains autres écrits de Puech sous les traits du romancier Foster (anagramme de «Forêts» mais aussi déformation paronymique de «faut se taire»)- ne peut que conforter ce type de traduction ou de décodage autobiographique. Le paradoxe d'une telle situation tient au fait qu'elle tente de réconcilier deux démarches antagonistes. D'un côté, en effet, Puech
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s'obstine à pourvoir d'innombrables masques une écriture dont tout souligne l'extrême et douloureuse proximité avec l'autobiographie. De l'autre, le travestissement est fait de sorte qu'il ne puisse leurrer personne. Aucun lecteur ne peut sérieusement douter du fait que derrière tous les noms se cache l'auteur Jean-Benoît Puech. Faut-il se demander dès lors pourquoi l'écrivain s'acharne à se cacher et à se montrer du doigt en même temps? Sans nier l'intérêt d'une telle question, on aimerait proposer ici une lecture différente, qui se borne à chercher une réponse sur le seul plan des signes lus noir sur blanc. Le nom propre dans Du Vivant de l'auteur est un lieu de transition, non pas le signe d'une identité. Il est dérivé de quelques noms propres réels Jean-Benoît Puech ou Louis-René Des Forêts, par exemple), selon un petit nombre de règles faciles à reconstruire: le prélèvement des premières lettres (d'où l'importance des sigles dans l'écriture de Puech : si, p. 35, la mère d'un personnage à la mémoire défaillante se déplace en 2CV, c'est bien parce que, hésitant sur son propre passé, ce dernier se forge un double curiculum vitae), l'inversion du prénom et du nom de famille (le prénom de Romain Ligères se retrouve dans le patronyme de Jean-Charles Mornay, p. 52), l'anagramme aussi, qui ne fait que radicaliser le principe de l'inversion (l'exemple peut ici rester le même), la suppression d'éléments de départ (Louis-René Des Forêts perd ainsi son nom de famille dans l'invention de Romain Ligères, Jean-Benoît Puech souffre d'une amputation identique dans le cas de Benjamin Jordane) et enfin la mise en réseau des noms obtenus (Mornay se déchiffre comme «mort né», p. 57, mais se rattache aussi au gentilhomme «normand» déjà mentionné). Pour efficace que soit une telle méthode, elle passerait néanmoins à côté du trait le plus singulier du travail onomastique de Puech si elle n'arrivait pas à intégrer la dimension topique des noms, c'est-àdire leur enchâssement à des endroits déterminés du livre. Une paire de lieux émerge instantanément: le pli central du volume, avec la section II de Livres anciens et modernes, et l'épigraphe de La Méthode, la seule à être double, la seule également à combiner des possibilités structurelles aussi diversifiées. Or, la comparaison de ces lieux fait ressortir à trois fois, et de trois façons différentes, le nom de Borges. C'est un auteur «J.L.B.» qui apparaît en dernier juste devant la deuxième partie de Livres anciens et modernes (et l'on comprend
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parfaitement, vu les titres cités, de quel écrivain il s'agit). Puis, à travers les premières lettres de l'auteur fictif Barnabooth, puis de son œuvre baptisée Journal et du nom de qui les inventa tous les deux, Larbaud, on exhume une seconde fois le sigle JLB, cette fois-ci au tout début de la section. Enfin, c'est à «Jorges Lui Borges» que se trouve attribué l'extrait des Entretiens avec Georges Charbonnier (notons-y au passage l'allusion au feu!) où Borges se moque de l'esprit de classification. Si la surdétermination de Borges n'est pas illogique -tant par les caractéristiques de son nom que par les centres de gravité de son (œuvre, il ne peut pas ne pas intéresser Jean-Benoît Puech-, les transformations onomastiques que subit Jorge Luis Borges, dont le nom n'est jamais donné comme tel, retiennent encore davantage l'attention. La double «faute» qui pousse à écrire «Jorges Lui» se détache ainsi comme un véritable modèle réduit de la problématique du signataire. Le déplacement du «s» réalise en effet un certain nombre de transformations significatives, qui jettent également une nouvelle lumière sur l'auteur Puech et les auteurs qu'il met en scène dans son œuvre. Par l'ajout du «s» à Jorge, Puech effectue d'abord cette égalisation du prénom et du nom de famille Jorges/Borges) qui est une des pierres angulaires de son travail onomastique. En rapprochant le nouveau prénom de celui inclus dans le titre du livre Entretiens avec Georges Charbonnier, Puech active la rencontre -ici l'entretien- de l'auteur (Jorges Lui) et de l'amateur (Georges Charbonnier). Enfin, en supprimant le «s» de Luis, Puech insiste à la fois sur l'altérité de Borges, qui est un «lui», non un «moi», tout en s'identifiant en creux à un auteur dont il récupère la signature à son profit (à travers le nom manipulé de Borges, Puech fait comprendre à son lecteur ce que lui, Jean-Benoît Puech, veut bien qu'on entende). Contrairement à Borges, qui aimait se promener dans son propre univers diégétique (il y a chez lui un «personnage» Borges), Jean-Benoît Puech s'exclut en quelque sorte de son œuvre, ne s'identifiant à ses masques que dans la mesure où il les récrit et transforme. Les guillemets de la citation apocryphe de notre titre ne suggèrent rien d'autre que le caractère indispensable de cette récriture.
LE SUJET S'ÉVITE Soit donc, par exemple, ceci, encore et toujours: garçon rencontre fille, garçon aime fille, fille avait déjà connu garçon et vécu avec lui, ce qui froisse garçon, garçon part, puis revient après longue absence pour retrouver fille, garçon s'installe à l'endroit même où il avait d'abord rencontré fille, il y voit garçon qui rencontre fille, qui aime fille, etc. C'est à dessein que nous avons choisi la forme scénaristique pour rendre compte de «Un Simple messieurs», nouvelle de Jean-Benoît Puech et Benjamin Jordane1. Comme la nouvelle en question adopte elle-même un régime de digest, ce n'est donc pas trahir son statut fondamental que résumer de la sorte le résumé qu'elle est censée être. De plus, l'œuvre entière de Puech et Jordane doit beaucoup au scénario en général. Nous aurons d'ailleurs tout loisir d'en reparler. Réduire «Un Simple messieurs» à la seule contraction de texte serait toutefois méconnaître que la nouvelle constitue également une expérience narratologique. Essayons d'en démêler les fils. Dans un premier temps, la nouvelle paraît obtempérer à la logique typiquement moderne du récit circulaire,2 où le motif du double, selon un mécanisme non moins connu, se déploie dans une structure à répétition. À hauteur de l'histoire narrée, le protagoniste prend peu à peu conscience qu'il refait ce que quelqu'un d'autre a déjà fait avant lui. Au niveau de la structure narrative, ce jeu de dédoublements et redoublements touche progressivement l'organisation du récit même, la séquence finale renouant avec l'ouverture de la nouvelle qui se voit ainsi moins clôturée que relancée 1 La
prépublication en revue (La Nouvelle Revue Française, n° 349, 1982) avait été assumée par le seul Jean-Benoit Puech. La reprise en volume (dans Toute ressemblance..., op. cit.) est signé Benjamin Jordane. 2 Voir notre article «Qu'est-ce qu'un texte circulaire?», in Poétique, n° 94, 1993, pp. 119-132.
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(techniquement parlant, on y trouve à la fois des effets de palindrome et des effets de redémarrage). Le lecteur n'est pas enjoint à simplement reprendre le texte, il est poussé à le relire à un autre tour de la spirale. Cependant, pareille description aussi est incomplète. L'épure du récit élimine en effet la lettre du texte, soit le niveau où se passent les choses les plus surprenantes de la nouvelle. À cet égard, il convient surtout de faire remarquer qu'au lieu de recourir à l'opposition admise entre un Je narrateur et un Il personnage, «Un Simple messieurs » nous présente un Je anonyme et une troisième personne nommée «le narrateur» et placée au même niveau que les autres personnages du récit (il apparaît ainsi à l'intérieur de phrases écrites à la première personne). A-t-on pour autant affaire à une simple scission? Tout est moins sûr, pour la bonne raison qu'on peut douter -ou pour le moins finir par le faire -que le Je et le personnage du narrateur de «Un Simple messieurs» constituent vraiment deux personnes ou deux instances différentes. Il est vrai que les deux rôles divergent (le Je raconte, le narrateur agit), mais à la fin ils ont l'air de (re)coïncider, c'est-à-dire de s'évanouir ou plutôt de s'effacer l'un et l'autre: le Narrateur s'éclipse, le Je se tait. La séparation entre Je et narrateur dure donc ce que dure la nouvelle, et on pourrait supposer, en essayant de pousser l'analyse un peu plus loin, que le texte n'est pas là pour rendre compte de cet événement, mais qu'il le provoque, voire qu'il constitue lui-même cet événement. En ce sens, on pourrait dire aussi que le canevas qu'est «Un Simple messieurs» fait obstacle à toute contraction, et qu'il ne s'agit donc pas d'un résumé, mais au contraire du déploiement d'un événement (même si le déploiement se cache ici sous les dehors paradoxaux de la contraction). Si tel est le cas, de nouvelles suppositions voient le jour et le jeu des doubles cesse d'être ce qu'on croyait. De même que l'on peut formuler l'hypothèse que la première personne de la nouvelle et le narrateur représenté à la troisième personne sont équivalents, de même le prédécesseur diégétique du narrateur et le personnage du narrateur même pourraient ne constituer qu'une seule figure: au début du texte, le narrateur ne se reconnaît pas dans les traces laissées par son ancien «rival» amoureux, puis graduellement une prise de conscience s'opère.
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Les coïncidences sont en effet si frappantes qu'il n'est pas possible de ne pas faire au moins cette supposition. Et s'il est envisageable que l'amant antérieur ne soit autre que le «narrateur» actuel, le «jeune homme» qui semble avoir pris sa place auprès de la jeune femme pourrait fort bien être, lui aussi, un sosie du «narrateur », c'est-à-dire de l'instance ou de la voix narrative, la fin de la nouvelle pouvant se lire comme le désir de mettre un terme à cette immense scissiparité galopante qui détermine la structure du texte à tous les niveaux. Toutefois le plus important dans l'analyse de «Un Simple messieurs », c'est de bien reconnaître et de correctement évaluer le lien du double avec l'écriture et surtout le lien entre cette écriture et le silence, thème par excellence de l'œuvre de Puech et Jordane. En effet, l'ébranlement de la structure de base de toute narration se voit lié à la thématisation d'une difficulté de dire et d'écrire (l'emploi du conditionnel l'avait annoncé rétrospectivement). Il s'avère de plus en plus nettement -à la fin du texte cela saute en tout cas aux yeux- que le désir du Je n'est pas tellement de (se) dire, mais de se taire (et peutêtre aussi, implicitement, de taire certaines choses), voire de ne pas exister, par quoi on retrouve bien sûr le thème fondamental de l'identité exhibée par le jeu sur les doubles. De ces constats les conséquences pour l'écriture ne sont pas négligeables. D'une part, l'écriture est source intarissable de doubles. Mais, d'autre part, l'écriture est aussi ce qui autorise finalement de se taire, mettant ainsi un terme à ces dédoublements en série. Elle est donc ce qui permet de maîtriser la coupure, en l'occurrence par une sorte d'hyperbole homéopathique: la mise en scène d'une longue enfilade de doubles. Dans cette perspective, et à suivre les enseignements de «Un Simple messieurs », on se rend compte bien sûr qu'on n'écrit pas pour « se comprendre », «se trouver» ou « se rassembler », ni du reste pour «se perdre », quoi qu'en veuille la doxa contemporaine, mais plutôt pour réaliser qu'on doit apprendre à se taire pour devenir soi-même. Ensuite on comprend de même qu'on n'écrit pas seulement pour apprendre à se taire, c'est-à-dire à se défaire d'une illusion néfaste, mais aussi pour apprendre que la meilleure façon de se taire n'est pas faire silence mais de continuer à parler. En effet, si l'idéal du silence se confondait prati-
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quement avec le refus direct de l'écriture, mieux eût valu ne pas avoir écrit du tout et s'être tu dès le début. Un premier parcours s'arrête ici. Pour assurer la relance de «Un Simple messieurs », deux pistes sont maintenant ouvertes: ou bien passer à une lecture de détail, ou bien rattacher la nouvelle à son contexte immédiat (ici représenté par le péritexte du recueil et l'intertexte interne de l'œuvre : les sept autres nouvelles de Toute ressemblance..., elles-mêmes diversement liées à d'autres ensembles). Nous tenterons de combiner ces deux voies, qui ne se contredisent nullement. «Un Simple messieurs» exhibe de façon tout à fait provocatrice une véritable rupture dans le traitement de son matériau onomastique, travaillé en deux séries complémentaires. D'une part, on y trouve une série de noms de lieux, largement surdéterminés pour bien mettre en valeur l'aspect double et circulaire du texte. Que la jeune femme habite près du parc des Ibis, par exemple, ne renvoie guère à quelque souci ornithologique mais thématise à coup sûr le passage du simple au double. Pour peu que l'on sache en effet que Puech et Jordane aiment manipuler les initiales et décomposer le lexique (ou choisir le lexique en fonction des possibilités de manipulation), le mot ibis se divise facilement en une mention du simple («I-») et une mention du double («-bis»). D'autre part, on n'y découvre pas de noms de personnes, les noms propres étant censurés non moins systématiquement pour qu'affleure dans toute sa sécheresse la fonction narrative ou dramatique des personnages: le narrateur, le jeune homme, l'oncle de la jeune femme, etc. Déjà forte en elle-même, pareille disparité acquiert ici plus d'importance encore, pour peu qu'on la rattache au problème du silence dans l'œuvre de Puech, dont le nom n'est lui aussi donné que dans les marges du texte. Or, plutôt que de s'interroger sur ce «refoulement», il convient de se pencher sur le mouvement inhabituel de cette immense ramification qui ne part pas du pseudonyme pour déboucher sur le vrai nom de l'auteur (ou vice versa), ni du nom ou du pseudonyme singulier pour aboutir au pluriel des hétérogrammes (ou inversement), mais qui procède à l'engendrement de plus en plus rapide d'un nombre de plus en plus grand d'instances fictives dont le caractère fictif ne fait pourtant aucun doute. Car Puech refuse, après un début en littérature
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fracassant à cet égard3, d'user du trait majeur de toute manœuvre portant sur le nom: la mystification, réussie ou non. Ayant plongé les narratologues dans une perplexité durable au moment où il signait encore ses propres livres, Puech arbore toujours plus manifestement une foule de prête-noms depuis qu'il a cessé d'assumer directement sa production. Si mystification il y a, elle opère entièrement au second degré. Car la surproduction de noms se fait en plein jour, et rien n'est entrepris pour essayer d'induire le lecteur en erreur. Nous comprenons sans hésitation possible que les échafaudages vertigineux de Puech, spécialiste reconnu des «auteurs supposés», ne sont pas là pour dissimuler quelque source secrète. En même temps, le procédé est si voyant qu'il serait absurde de ne pas au moins le prendre à la lettre (la mystification totale revient au même: au culte du vrai). C'est là que l'affaire se corse. En effet, aucun lecteur suffisamment formé ne peut raisonnablement tomber dans le piège que lui tend (littéralement: que lui désigne, que lui montre) l'auteur. Cependant, les textes de Puech nous apprennent aussi que «toute ressemblance est illusoire» (Toute ressemblance..., 4e de couverture) et que le détour par la fiction, pour transparent qu'il soit, n'équivaut point à une opération blanche. La création de doubles est proliférante. Elle ne se limite ni au texte de «Un Simple messieurs» (où nous avons analysé ce qui arrive au narrateur), ni au recueil Toute ressemblance... (où nous avons examiné ce qui survient au nom du signataire), mais engage tous les niveaux et régimes imaginables de l'œuvre entière. L'illustration de couverture de Toute ressemblance..., un photogramme de Vertigo, en fournit un exemple superbe, qui complexifie notablement les ambivalences pesant tant sur le personnage que sur l'auteur. Du côté du personnage, on doit remarquer que l'image montrée n'est pas celle d'un homme, mais celle d'un acteur (James Stewart) jouant le rôle d'un personnage de fiction (Scottie) dans un film dont l'histoire se répète et dont le thème fondamental est l'accusation (exhibition et dénonciation à la fois) du double. Du côté de l'auteur, le rapprochement de Puech (auteur du livre) et de Hitchcock (auteur du film) est lui aussi éminemment pluriel: non seulement Hitchcock s'est 3
Cf. les commentaires de Gérard Genette dans Seuils, op. cit., p. 179.
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contenté d'emprunter, certes librement, l'idée de son intrigue à celle d'un roman existant (Sueurs froides), mais celui-ci n'est pas l'œuvre d'un seul auteur, mais d'un duo (Boileau-Narcejac). C'est dire que, toute idée de mystification mise à part, l'explosion onomastique n'est pas insignifiante. Au niveau de toute l'œuvre de Puech, ce ne peut pas être un hasard si le nom de Jordane s'impose au moment d'une double crise, d'une double rupture: celle avec l'écriture scientifique (Puech n'a pas voulu poursuivre la voie que lui avaient tracée ses années d'apprentissage chez Gérard Genette)4, celle avec une certaine idée de la littérature (Puech a vu s'effondrer sa conception idéaliste ou spirituelle de l'écriture vouée, à force d'exigence et de rigueur intellectuelle, au seul silence, quand il a vu Louis-René des Forêts revenir à la littérature)5. La substitution de Jordane à Puech scelle donc le refus de la carrière scientifique, mais aussi le retour à l'écriture de fiction ou, plus exactement sans doute, à la publication. Le double congé donné à la figure paternelle se traduit donc paradoxalement par le dépouillement du nom propre et le saut dans une sorte de pseudo-fiction. Cette conclusion est-elle banale, bêtement biographique? Pour comprendre ce qui est agité par le travail sur les noms, il importe de passer à la totalité de l'œuvre de Puech, qui s'inscrit dans les deux tendances principales intimement liées du roman contemporain : le retour du récit et du moi, d'un côté; l'essor de l'autobiographie de l'autre (la vogue de l'autofiction, avec son brouillage concerté du témoignage et de l'invention, du document et du mensonge romanesque, pouvant être lue comme la synthèse de ces deux mouvements). Cependant, ces différents concepts passent probablement sous silence un mouvement de plus grande envergure encore, qui est l'ouverture du roman au non-roman (le matériau biographique, crûment livré au lecteur), puis l'ouverture du littéraire (qu'il soit biographique ou romanesque) au non-littéraire (c'est-à-dire à 4
Cet abandon s'est traduit par une mutation complexe (administrative, géographiques...), Puech ayant renoncé à son poste de chercheur au CNRS pour devenir maître de conférences à l'Université d'Orléans. 5 L'Apprentissage du roman, op. cit., et Louis-René Des Forêts, roman, op. cit., sont les plus beaux commentaires qu'on puisse en lire.
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des formes de s'exprimer, de parler, voire de vivre, non encore passées par le crible de l'écriture). L'étanchéité de l'œuvre et de la non-œuvre se dissipe: le péritexte, l'épitexte, le métatexte s'engouffrent dans les brèches de l'œuvre, qu'ils finissent par constituer presque à part entière, sans toutefois aller jusqu'à mettre en question les notions mêmes de sujet et d'œuvre. De ce point de vue, ils sont en nette régression par rapport à la critique du sujet et de l'œuvre des avant-gardes des décennies précédentes. La double mise en cause de l'œuvre et du sujet survit dans la pratique d'un certain nombre d'écrivains dont le goût de la collaboration, la démythification du monde éditorial ou leur effort d'articuler des productions tout à fait hétérogènes, entre autres, s'attaquent au socle même de l'œuvre : l'auteur.6 Qu'en est-il chez Puech du statut de l'œuvre? Y a-t-il élargissement ou, plutôt, contestation? Tout d'abord, il convient de noter que l'inclusion de la nonœuvre est réelle. Le Journal tenu depuis vingt ans par Puech se transforme virtuellement en roman - telle est en effet une des leçons du titre: L'Apprentissage du roman -, pour volontairement mensongère, maladroite et superficielle que se donne la transposition du matériau référentiel (le Journal publié est une manière de «roman à clef» concurrencé d'ailleurs par une version non transposée parfaitement disponible dans le circuit universitaire, au Centre de Recherches sur le Langage de l'É.H.É.S.S.). Dans Toute ressemblance..., ensuite, la version ne varietur des différentes nouvelles, elles-mêmes intimement confondues avec la matière du Journal de Jordane, ne l'emporte plus sur les prétendus brouillons rigoureusement juxtaposés sans qu'il s'en dégage une hiérarchie quelconque: les variantes ne représentent pas l'acheminement vers quelque état définitif du texte, mais plutôt les différentes facettes d'une problématique fondamentale. De plus, l'intérêt de Puech pour les données biographiques n'a jamais fléchi et l'amenuisement de la distance entre travaux scientifiques et écriture de fiction injecte dans l'œuvre de grandes doses de savoir extratextuel. Enfin, le péritexte de ses écrits devient un domaine privilégié, le lieu par excellence d'où l'œuvre semble régie. Tout semble ainsi prouver
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Pour plus de détails, voir notre étude Le Réseau Peeters, op. cit.
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que l'œuvre devient éminemment friable et qu'elle s'avère capable d'accueillir toute la vie de Puech. En même temps, cet élargissement à la non-œuvre est on ne peut plus faux, puisque la nature, chez Puech, imite l'art avec trop de diligence: sa prose est tellement écrite; les calculs de la lettre et de l'intrigue, tellement maîtrisés que l'impression qui domine n'est plus celle de l'irruption sauvage de la vie dans l'œuvre, mais bien celle de la projection de l'écriture sur le réel. À pousser cette logique jusqu'à ses conséquences les plus radicales, on peut penser que le substrat référentiel de l'œuvre de Puech (le drame personnel qui l'a détourné de l'écriture littéraire après l'accident mortel d'une femme mal aimée) est lui aussi une imitation textuelle, c'est-à-dire une réinterprétation biographique engendrée par une certaine pratique de l'écriture, et surtout de la fréquentation de modèles éminemment littéraires: celui de Louis-René des Forêts par exemple, le maître adulé muré dans un long silence après la mort de sa fille, mais aussi celui de Proust, non pour le thème du silence, mais pour les rapports avec la protagoniste féminine (qui du reste ressemble moins à Odette qu'à Albertine). Ainsi Puech se place du côté traditionnel de la littérature, qui est, comme tout art digne de ce nom, mise à distance, mise en spectacle. Son style d'une rare homogénéité (de cela aussi, l'extension du conditionnel dans «Un Simple messieurs» est peut-être la métaphore) le range incontestablement parmi les hyperconstructeurs, soit ceux qui, seuls ou en groupe, s'opposent à l'idéologie essentielle de notre temps, qui cultive les négligences spontanées de l'être pour mieux désavouer les artifices hypocrites du paraître. Le trait stylistique prééminent de Puech, qui est la concision (le goût du fragment, l'aspiration au digest, la sobriété du vocabulaire, le parti pris de la dispositio plutôt que de l'elocutio), va tout à fait dans le même sens. L'uniformisation stylistique que permet la brièveté renforce en effet le côté hyperconstruit du texte, cependant que la préférence accordée au résumé aide à élaborer un rapport tout nouveau avec le lecteur, élément capitalissime dans toute écriture qui cherche à ne pas tomber dans l'idéologie de l'œuvre comme émanation naturelle et transparente d'un moi. Essayons, en guise de conclusion et pour renouer avec le début, de creuser ce dernier point. Le scénario, on le sait, s'analyse d'habitude
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comme une forme de virtualité, comme un type de texte destiné à s'effacer devant une forme encore à venir (et qui puisse le supprimer totalement). Il existe cependant des écrivains ayant une prédilection très nette pour le style scénaristique. Dans le cas de Puech, on peut surtout être tenté de voir dans le scénario une façon d'éviter le roman, de bloquer l'épanouissement imaginaire du sujet de l'histoire racontée, d'un côté, de celui qui raconte comme de celui qui en fait la lecture, de l'autre. La forme «scénario» est à rattacher en effet à la mise à distance, au devenir spectacle du texte. Du point de vue de l'auteur, le choix du scénario n'est pas psychologiquement neutre: il ne s'agit pas en effet de transformer le lecteur en écrivain à part entière (c'était le rêve ou plutôt l'illusion des modernes des années soixante, qui ont tenté de neutraliser les différences certes non absolues mais pourtant statutaires entre l'écriture et la lecture), mais de le garder à distance. Le scénario, c'est-à-dire l'évitement du sujet, est surtout là pour empêcher l'identification. S'il est enjoint à comprendre les mécanismes du récit, le lecteur n'est guère encouragé à se laisser aller à un excès de sympathie, si bien qu'il ne peut jamais se retrouver à la place du narrateur ou de l'auteur (lorsque l'identification «marche », on sait que la distinction de ces deux instances s'évapore facilement). L'extrême tension qui se dégage des récits de Puech est donc intellectuelle plutôt que psychologique. Cela ne veut pas dire qu'elle est moindre, cela signifie seulement qu'elle passe par des biais qui ne sont pas, contrairement aux apparences, ceux de l'auteur et du sujet.
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Un cliché promu en contrainte Pour le public lettré, Jean-Benoit Puech est surtout connu par ses rapports avec Louis-René Des Forêts, l'œuvre du premier étant devenue en quelque sorte inséparable du celle du second (et aussi inversement, selon la logique de l'après-coup dont l'efficace littéraire n'est plus à prouver). On sait par exemple à quel point Gérard Genette aussi a souligne, louanges à l'appui, l'intervention de son élève JeanBenoît Puech dans les domaines de recherche qui sont aussi les siens.1 Palimpsestes d'abord, Seuils ensuite, se réfèrent ainsi plusieurs fois à la production double (de théoricien et de critique aussi bien que de créateur) d'un écrivain qui lui est manifestement proche, sans qu'il donne pour autant les détails biographiques qui l'unissent à l'auteur dont le nom apparaît -à des titres du reste bien divers: signataire, éditeur, postfacier- à la lisière de plusieurs livres qui ne sont pas directement des travaux universitaires. Les relations de Puech et de Des Forêts tout comme celles de Puech et de Genette sont étonnantes, si on veut, mais elles ne sont jamais chassées du domaine public, c'est-à-dire de la publication2. Plus: 1 Première
publication in: Jan Herman (éd.), Le topos du manuscrit trouvé, Louvain, éd. Peeters, 2000. 2 Pour s'en convaincre, on peut se reporter au texte central du recueil Du vivant de l'auteur, dédié «à Frédéric», surnom que ses amis donnent à Gérard Genette (le texte en question n'est pas sans rapport avec la thèse soutenue par JeanBenoît Puech à l'EHESS où enseigne «Frédéric»).
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dans l'un et l'autre cas, la question de la publication est au cœur des relations entre «maître» et «élève», et puisque ces relations sont ici tout sauf simples, il n'y a rien d'étonnant à ce que dans l'écriture de Puech il pèse sur la publication des ambivalences très profondes, telles que l'hésitation interminable entre sujet et objet. Ainsi il est difficile de dire en effet si Puech écrit ou fait écrire; dit autrement, s'il est d'abord le signataire de certains textes (de critique et de fiction) ou l'auteur d'un corpus sur lequel porte un ensemble d'études (éventuellement menées par l'auteur lui-même). De la même façon, il est périlleux de fixer une fois pour toutes le statut qui est celui de sa production: travaille-t-il sur d'autres textes ou invente-t-il ses propres exemples? A se reporter aux titres précités, l'attente du lecteur avide de sensations littéraires fortes n'est point déçue. Même circonscrite aux travaux publiés ou repris en volume, l'œuvre de Jean-Benoît Puech constitue bien un des dossiers les plus curieux et stimulants que l'on puisse découvrir dans le domaine de la «vie des textes». Dressons vite l'inventaire de ce qui frappe le plus sous l'angle du «manuscrit trouvé», qui est un des clichés de l'acte d'écrire ou plutôt de publier que le spécialiste des auteurs supposés semble s'être donné pour tâche de retravailler sur le mode de la contrainte. Première observation: loin d'être un phénomène marginal, repéré aux seules marges de l'œuvre, le topos occupe ici une grande partie de l'œuvre même, péritexte et texte confondus (cette «universalisation» du lieu commun est évidemment un indice direct de son traitement en contrainte). La thématique du manuscrit trouvé déborde en effet sur l'œuvre, dont elle représente un des motifs les plus récurrents. Elle essaime également à hauteur de l'appareil périgraphique, pour y affecter bien d'autres lieux que la seule préface conventionnelle (les titres et les épigraphes, par exemple, mais aussi la table des matières ou la notice biographique en quatrième de couverture n'en sortent pas indemnes). Second trait spécifique: l'impressionnante complexité et, surtout, complexification structurale du lieu commun, soumis par Puech à une surenchère de pièges et de palinodies. Le lecteur n'a plus affaire à un dispositif unique, éventuellement emboîté ou enchaîné. Se déploie devant lui une constante remise en question des identités, à tel point que nul rôle ne demeure étanche: sujet et objet, lecteur et auteur,
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narrateur et personnage, toutes positions qui s'avèrent rapidement, non pas interchangeables, mais menacées de fusions et d'inversions sans fin. Le rythme endiablé de l'écriture, qui tient parfois plus du scénario que du roman sans renoncer pourtant aux élégants artifices d'une langue surveillée à l'extrême, accentue bien sûr ce tourniquet jusqu'au malaise. Troisième constante, qui prolonge et accomplit en fait les caractéristiques déjà relevées: l'inscription des reprises thématiques et des jeux structurels dans le détail de la lettre. Les mots fonctionnent souvent à plusieurs niveaux («épreuves» par exemple, ou «secrétaire», puis toute une théorie de syllepses où se mêlent l'intrigue et l'écriture), court-circuitage de l'infiniment petit du lexique et de l'infiniment grand de l'articulation du volume qui accroît la densité des rapports entre les diverses parties et dimensions de l'écriture. Le recours au manuscrit trouvé est une mise en scène et ne cherche nullement à duper le lecteur. Cependant, tout se passe comme si dans le cas de Puech tout autre chose encore était en jeu que le contrat de lecture établi par le topos, ou encore les variations stylistiques sur un lieu commun usé jusqu'à la corde. Pour s'en rendre compte, la meilleure façon est sans doute de quitter provisoirement la thématique du manuscrit trouvé ou, mieux encore, d'examiner par quels biais elle se rattache à un second foyer de l'œuvre et de la vie de Jean-Benoît Puech: la rencontre avec Louis-René des Forêts. L'évolution des rapports avec ce «grand écrivain» (substitut probable du père si l'on se place du point de vue biographique et représentant, du point de vue plus littéraire, des écrivains admirés: James, Kafka, ...) va ponctuer l'écriture de Puech et jeter une lumière inédite sur l'emploi singulier du manuscrit trouvé. D'emblée la situation est fort ambiguë: l'auteur-culte qu'est Louis-René des Forêts n'est pas seulement admiré pour ce qu'il a écrit mais parce qu'il n'écrit plus, et la source de cette admiration n'est pas quelque relation directe avec l'œuvre, mais l'écran ou le tamis d'un deuxième écrivain, Maurice Blanchot, dont la vision du «désœuvrement» comme réalisation suprême de l'œuvre représente ou plutôt réalise le désir de pureté et d'absolu qui anime la génération du jeune Jean-Benoît Puech. A moins que le silence ne manifeste sans le vouloir un serein détachement envers l'activité littéraire, sa servilité
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sociale (l'Institution) ou psychologique (le Moi) et surtout sa trahison du plus intime: le refus de l'adaptation linguistique... Lorsqu'à la fin des années quatre-vingts des Forêts reviendra à l'écriture, non sans désaveu et avec un sens très sûr des médias, l'admiration se mue en déception. De ce qui s'ensuit, L'Apprentissage du roman (les extraits du journal de Puech métamorphosés en roman à clé, tant pour ce qui est du narrateur que de ses personnages), livre trop de détails pour qu'il soit utile d'en répéter ici les aléas. Il importe cependant de souligner qu'à l'instar du manuscrit trouvé, la thématique des «rapports avec le grand écrivain» reçoit un traitement qui l'instille à tous les niveaux et dans les moindres interstices de l'œuvre. De surcroît, les deux aspects partagent plus d'un élément commun: le vertige énonciatif qui résulte de tant d'opérations sur le cliché du manuscrit trouvé, est en parfaite consonance avec la manière à la fois oblique et obsessionnelle dont se multiplient les variations sur le silence de l'écrivain.
Décider de se taire Bien entendu, il ne peut suffire de remarquer la concomitance, voire l'intrication de ces deux versants clé de l'œuvre, le topos du manuscrit trouvé et les discussions sur l'idéal du silence de l'écrivain. Encore fautil analyser de quelle façon leur synergie aide à revivifier le lieu commun du manuscrit trouvé. Sur un plan strictement anecdotique -mais vu l'importance existentielle des intérêts en cause, cette formulation est sans doute méprisante-, il s'agit de part et d'autre d'une manifeste non-écriture. Un texte trouvé, c'est un texte déjà écrit, à reprendre tel quel, qui permet à celui qui en fait la découverte de frôler seulement l'écriture, bref d'écrire sans vraiment écrire et de publier sans faire œuvre. Ce qui compte dans l'alliance du manuscrit trouvé et de la structure du désœuvrement, n'est donc pas tellement qu'on attribue à un tiers -fictif ou non- ce que l'on ressent trop de blocages à rédiger soi-même, mais le fait que le texte annoté soit déjà là, et que l'on puisse s'installer dès lors
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à n'importe quel moment, non pas dans un au-delà de l'écriture, mais dans son après-coup. L'essentiel ici, répétons-le, est bien la stratégie très retorse qui confond le topos du manuscrit trouvé et la thématique du silence. D'un côté, le manuscrit trouvé fait lever une inhibition; de l'autre, il permet à l'œuvre qui en résulte de ne pas être une véritable œuvre elle-même (ou en tous cas d'en faire semblant) et d'insinuer que l'auteur n'aurait pas tout à fait brisé son vœu de silence. Pour logique et cohérente qu'elle semble, pareille conclusion paraîtra néanmoins banale. Elle semblera de toutes façons bien naïve aux lecteurs de Puech, dont l'ambition est plutôt de faire lire le topos du manuscrit à un autre niveau. L'auteur qui utilise si fréquemment le stéréotype du manuscrit trouvé, ne cherche en effet à aucun moment à créer un leurre. Puech utilise le manuscrit trouvé comme le cliché qu'il est, non comme le point de départ d'un subterfuge. De la même façon, la complexité du faux silence est aussi régulièrement pointée du doigt dans plusieurs de ses pages, qui en font visiblement un peu trop pour souligner le silence qui hante les auteurs peuplant son univers, le vrai silence étant bien sûr celui de qui continue à parler sans qu'il ait communiqué sa décision de se taire…, comme l'explique Jean-Benoît Puech lui-même dans La Bibliothèque d'un amateur. Évidemment, ce type de considérations, cette ironie surtout, changent le statut du topos. Ils donnent surtout l'occasion d'évaluer un peu autrement les étranges aventures du texte qui sont au cœur de l'œuvre de Jean-Benoît Puech. Car peut-être est-il nécessaire de déplacer d'un cran l'enjeu de la lecture et de supposer que le manuscrit trouvé est moins celui, explicite, dont parlent les textes de Puech, que celui, implicite, de son œuvre même à lui. Dans cette perspective, et surtout parce que cela ne se dit pas, il y aurait lieu de recevoir chaque publication de Puech comme une sorte de manuscrit trouvé, dûment signé et même à plusieurs, qui placerait le lecteur dans une toute nouvelle position, le forçant à assumer de véritables responsabilités face au ready made littéraire dont le sens et la vie vont désormais dépendre de lui. Ce que cache donc le topos du manuscrit trouvé dans sa coïncidence avec le thème du silence, ce n'est pas quelque secret relatif
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au texte d'autrui qu'il met entre guillemets et entoure d'un mystère, mais lui-même et rien que lui-même: à force d'omniprésence, il arrive à dissimuler qu'il faut surtout le lire au niveau de la publication tout entière, que le lecteur doit instituer en manuscrit trouvé, c'est-à-dire s'approprier en tant qu'auteur. Pour peu que s'admette telle analyse, on comprend mieux l'extraordinaire dynamique qui caractérise l'œuvre de Puech. En effet, que son travail s'appuie sur le topos du manuscrit trouvé et partant du texte achevé, ne l'empêche nullement de reprendre sans cesse le même dispositif, non pas pour y inscrire un nouveau jeu de variantes plus ou moins originales, mais afin de détourner le cliché de l'achèvement au profit de l'inachèvement statutaire de tout processus d'écriture. Bien qu'il se contente apparemment de présenter des textes tout faits, le travail mis en œuvre par Jean-Benoît Puech reste indéfiniment à faire. Ce type de paradoxe se retrouve d'ailleurs aussi au niveau microstylistique, où se heurtent la volonté d'une écriture «ratée» (plus encore que «raturée»)3 et les étourdissants calculs d'un auteur sensible aux moindres détails des mots et des phrases (et qui publie souvent les états successifs d'un même texte, si bien que toute dernière version devient provisoire). S'agissant du topos du manuscrit trouvé, le changement d'orientation n'est pas moins évident. Le manuscrit trouvé est le lieu d'un leurre, mais d'un leurre tout autre que celui de sa version traditionnelle, dont l'horizon est la dialectique reçue du vrai et du faux (éventuellement remise au goût du jour par sa complicité avec les mirages de l'autofiction). Le vrai leurre est justement là: dans le fait que le manuscrit trouvé oblige presque à s'accommoder d'une dialectique finalement si pauvre, alors qu'il pourrait servir à déplacer le centre de gravité de la réception (comment évaluer un texte qu'on présente comme trouvé?) à la production (que faire enfin d'un texte pareil?). Chez JeanBenoît Puech, le manuscrit n'est pas trouvé: mieux vaudrait dire qu'il ne cesse d'être trouvé. A la lumière de ce renversement, de nouvelles lectures sont évidemment requises. La superposition de Louis-René Des Forêts et de 3
C'est le fameux «suicide» littéraire (Blanchot) évoqué dans Du même auteur, pp. 58-59, qui en donne pour exemple «le dernier Flaubert».
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Gérard Genette, par exemple, permettrait sans doute une meilleure intégration des prises de position théoriques de l'auteur de «L'auteur supposé»4. On se tromperait cependant à ne prendre en considération le versant scientifique de son œuvre que dans le seul but de voir comment il éclaire ou alimente aussi son pôle fictif ou créateur. Puisqu'il appartient au lecteur de décider de quelle façon un texte sera lu, comme «diction» ou comme «fiction»5, la lecture littéraire du corpus scientifique de Jean-Benoît Puech se transforme en un pari ou une option réaliste. Seuls ce type d'échanges rendent en effet justice à une œuvre en pleine mutation, encore beaucoup plus inclassable qu'on ne l'avait toujours cru.
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D'abord paru dans Le Promeneur, puis inséré dans Du vivant de l'auteur. Jean-Benoît Puech se déclare en effet un conventionnaliste convaincu. Pour une application de ses vues, voir le livre de François Jost, Un monde à notre image, Paris, Klincksieck, 1992, p. 131. 5
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DEUXIÈME PARTIE
L'APPRENTISSAGE DE LA CONTRAINTE: LE DISCOURS ANALOGIQUE
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L'APPRENTISSAGE D'UNE CONTRAINTE: LE DISCOURS ANALOGIQUE
Peu de «figures» se confondent d'aussi près avec l'être même de la poésie telle que nous l'imaginons aujourd'hui que les comparaisons et métaphores, généralement réunies dans l'ensemble du discours dit analogique. Certes, le discours analogique est loin d'être absent de la prose romanesque, mais il y apparaît surtout, dit-on, de manière non contrainte: localement, d'une part, et sans toucher à la quintessence du langage de la prose dont il n'est qu'un ornement, d'autre part. Les trois auteurs et les trois textes regroupés dans cette partie de notre étude, infligent sans exception un démenti formel à ces idées trop admises. Que ce soit dans Le Guerrier appliqué de Jean Paulhan, La Mise en scène de Claude Ollier ou Paradis de José Lezama Lima1, dans tous les cas le problème du discours analogique est au cœur de l'écriture et il y est travaillé d'une manière qu'il faut bien qualifier de contrainte, tellement s'y manifestent le noyau d'une œuvre et la tentative d'excéder le seul traitement local ou anecdotique des métaphores et des comparaisons. Au-delà de ces ressemblances très générales entre les textes de Paulhan, Ollier et Lima, il importe de souligner une analogie supplémentaire, qui justifie mieux encore leur regroupement sans aucun doute inattendu, tout en éclairant davantage l'intérêt de leurs pratiques pour une étude de la contrainte en prose. En effet, ce qui unit foncièrement les trois textes en question, outre leurs qualités exceptionnelles et la place essentielle qu'ils occupent dans les œuvres respectives de leurs auteurs, est l'interrogation sur le pourquoi et le comment du discours analogique. Cette interrogation est radicale, dans la mesure où il s'agit à chaque fois d'inventer une forme d'écriture qui, absente au début, ne va pas de soi mais qui, une fois entrevue ou devinée, ouvre la voie à un processus d'écriture très intense et systématique. Dans les trois cas, l'analyse mettra au jour un schéma qui est au fond celui d'un récit d'initiation, quelles que soient du reste les différences entre les aventures vécues par Jacques Maast (dans Le Guerrier appliqué), Lessing (dans La Mise en scène) ou José Cemi (dans 1
Que nous nous permettons d'annexer au domaine des lettres françaises, grâce à la beauté de la traduction de Didier Coste, qui nous servira de base à l'analyse.
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Paradis). Initiation au discours analogique, à ses mirages comme à ses pièges, ou, plus exactement encore, apprentissage. Car s'il est partout question de découverte, le passage du discours non analogique au discours analogique fait partie d'un processus d'apprentissage dont les modalités varient bien sûr d'un écrivain à l'autre. Chez Paulhan, l'apprentissage de l'analogie se confond aussi avec l'apprentissage de la vie tout court. Chez Ollier, le discours analogique ne peut s'imposer que lentement, au détriment des obstacles idéologiques qui en interdisent justement la venue. Chez Lima, enfin, où la métaphore ne doit certes ni se trouver (comme chez Paulhan), ni se justifier (comme chez Ollier), c'est, de manière à la fois plus retorse et plus hyperbolique encore, d'instruction, au sens presque scolaire du terme, qu'il sera également question, le discours analogique s'y voyant décomposé, puis recomposé jusqu'à se muer en véritable machine à inspiration, c'est-àdire, si l'on préfère, en contrainte.
JEAN PAULHAN OU LA RÉINVENTION DU DISCOURS ANALOGIQUE Langage et secret Dans tous ses textes, sans relâche, Jean Paulhan s'est interrogé sur les secrets du langage. Or, loin de renfermer un mystère sur le mode d'un écrin, le langage lui-même est l'énigme à percer ou, plus exactement, à vivre, car connaître ne peut se faire ici que de l'intérieur et au terme d'un apprentissage. Comprendre le langage -et des Fleurs de Tarbes1 au Don des langues2 l'idée fondamentale ne varie guère-, c'est faire l'expérience de sa nature inexorablement scindée et curieusement homogène. Le mot, c'est à la fois le son et l'idée, le signe et la chose; l'image rhétorique est simultanément cliché et figure originale. Dans une telle perspective, il devrait être évident que les récits de Paulhan ne peuvent en aucune manière être coupés de ses recherches plus théoriques. La fiction n'est pas divertissement, mais se donne aussi des ambitions cognitives. Plus: il ne semble pas illogique d'y voir la version la plus authentique de l'entreprise paulhanienne, dans la mesure où le secret n'est pas désigné, puis circonscrit, comme dans les écrits de théorie, mais que sa quête est intensément partagée avec le lecteur. Le texte est écrit de façon telle que le lecteur doive refaire, sous peine de rester au seuil, le travail accompli par l'écrivain au contact du langage. L'écriture, en effet, ne rend pas compte d'une révélation antérieure à la rédaction, elle la constitue. Comprendre, ici, c'est se faire écrivain. Avant tout, la leçon du secret est pragmatique: ce qu'elle autorise, c'est non pas un dit mais un faire.
1 2
Paris, Gallimard, 1941. Paris, Cercle du livre précieux, 1967.
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Le Guerrier appliqué, l'un des tout premiers récits de Paulhan qui décrit l'initiation d'un jeune homme à l'expérience de la guerre, fournira l'occasion de vérifier ces principes.3 L'auteur même présente le livre de la manière suivante: Claude de Saint-Martin observe que l'homme ne parviendrait jamais à former une vue exacte et pénétrante du monde s'il n'avait à sa disposition les maladies, les rêves, et diverses autres ivresses ou folies. Il faudrait ajouter: certaines entreprises d'ordre plus général, comme l'esclavage ou la guerre. On verra dans Le guerrier appliqué comment les tranchées, la mort d'un ami, une attaque assez maladroite peuvent apprendre à un jeune soldat ce que l'amour, le mariage, le travail et les autres distractions de la vie lui eussent enseigné plus négligemment.4
Dans ce roman d'apprentissage dont la sobriété a intrigué plus d'un lecteur,5 la venue d'un grand nombre de figures d'analogie peut paraître une faiblesse structurale, le seul effet d'une velléité bellettriste ailleurs réprimée. En examinant la façon dont l'écriture paulhanienne déplace certaines divisions reçues du champ figural et analogique, l'on tentera de montrer ici que la convocation de ces images a des enjeux en fait tout différents. Grosso modo, les énoncés analogiques se découpent suivant deux grands principes: leur degré d'explicitation, d'une part, la présence ou l'absence d'une dimension figurative, d'autre part. L'actualisation linguistique de l'analogie6 connaît trois degrés d'extension: le degré maximal de la glose analogique, qui explicite la mise en relation, soit sous forme subjective («je compare x et y»), soit de manière impersonnelle («il est possible de comparer x et y»); le degré
Paris, Gallimard, 1917. À en croire l'achevé de rédaction, Je texte aurait été écrit en 1917, mais en fait il daterait de 1914. Je cite toujours d'après l'édition de poche moderne (Paris: Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1982). 4 Ces lignes sont citées au verso de couverture de l'édition utilisée. 5 Jacques Bersani, par exemple, souligne: «[...] Le Guerrier appliqué [...] où le zouave Paulhan considère la guerre [...] avec un si scandaleux naturel [...]», in J. Bersani et al., La littérature en France depuis 1945, Paris, Bordas, 1970, p. 458. 6 Notre approche se fonde essentiellement sur l'ouvrage de Michel Murat, «Le Rivage des Syrtes» de Julien Gracq, étude de style, tome 2: Poétique de l'analogie, Paris, Corti, 1983. 3
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intermédiaire de la comparaison, qui se caractérise par la présence d'un relateur («comme», «pareil à», «ressembler à», notamment); le degré minimal de la métaphore, qui ne souligne pas la relation entre les termes au moyen d'un marqueur spécifique, mais les joint dans une structure syntaxique donnée. L'activité ou non d'une dimension figurative est plus difficile à cerner. Il ne suffit pas en effet d'analyser la nature précise du rapport évoqué. Encore faut-il tenir compte de l'attitude de l'auteur et du lecteur à l'égard de ce qu'ils acceptent de reconnaître comme figure (la problématique du cliché, si capitale pour Paulhan, le montre abondamment). Michel Murat note à ce propos: La figure d'analogie est un énoncé analogique supposant une énonciation fictionnelle, c'est-à-dire à la fois l'instauration dans le langage de propriétés ou de relations fictives, et l'assomption par le locuteur de cette fiction comme telle, c'est-à-dire sur le mode (explicite ou non) d'une façon de parler, proposée comme telle à l'énonciataire et tributaire de son acceptation. (op. cit., p. 8)
C'est de ces distinctions, et comment le style de Paulhan les rapproche pour les refondre, qu'il sera question dans ces pages.
La défiguration ou discours analogique À la figure clé de la métaphore Le Guerrier appliqué ne réserve que peu de place. Sans faire l'objet d'une proscription, la métaphore traditionnelle n'y apparaît que de manière fort intermittente. La plupart de ses occurrences sont aussi plutôt ternes, soit qu'elles proviennent d'un code lui-même figé, l'argot militaire (l'obus se nomme poupée, les fourchettes représentent les baïonnettes, par exemple), soit qu'elles émanent directement du contexte diégétique, comme dans les phrases suivantes où l'on découvre une très compréhensible préoccupation, dans un livre sur la vie dans les tranchées, du temps qu'il fait: «Un obus éclate plus haut; grêle rapide sur les branches» (p. 31); «J'ai été bien surpris quand il a commencé à pleuvoir, à pleuvoir des balles, des balles» (p. 51).
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Aussi rares que peu recherchées, les métaphores désignent l'aspect curieusement familier de la guerre, que le narrateur Jacques Maast vit comme une expérience intime. Avant tout, les hostilités sont littéralement ce qui donne à penser, elles semblent à Maast moins événements que matière à réflexion. Plus importante toutefois, dans cette mise en sourdine de la métaphore, est la façon dont l'image est insérée dans le texte. Loin de chercher à créer un choc métaphorique, une tension entre comparant et comparé, Paulhan situe l'expression figurée du côté du faux, du provisoire, de l'incertain, en l'accompagnant d'une sorte de traduction qui l'élimine, au cas où l'image précède, ou qui en atténue la surprise, les fois où elle suit. Du moment que la perception s'est ajustée, il n'est plus besoin de recourir à la figure. Répondant à la définition qui les précède, les images perdent de leur saveur: Ces brèches à droite et à gauche, dit-on, ce sont les premières tranchées. (p. 18) Ce sont des morceaux de chair et de vêtements que retiennent audessus de ma tête les branches. «Tu vois les côtelettes sur l'arbre?» (p. 76)
Pareille structure ne doit pas étonner dans un récit d'apprentissage où le narrateur, désireux de connaître, cherche avant tout à bien nommer ce qu'il ressent. La quête du sens se confond avec celle du mot exact. Multipliant le procédé des approximations successives,7 le texte fourmille de notations du type: Je ne sais pourquoi cet ordre me donna une joie, dure comme un coup - puis ce sentiment, d'abord incertain, qui commença de monter en moi, et qui n'était ni satisfaction, ni inquiétude, rien d'autre qu'un essai d'enthousiasme. (p. 19) [...] leur certitude à toutes, au contraire des coups que nous portions à l'ennemi, nous donnait une gêne et moins un sentiment qu'une idée de découragement [...]. (p. 44)
7
Cf. Bernard Dupriez, Gradus, Paris, UGE, 1981: «On donne plusieurs termes de suite dans la même fonction mais ils ne sont pas synonymes: ils viennent comme faute de mieux, visant quelque signifié qui se situe en marge du vocabulaire» (p. 69).
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Et de ces tâtonnements, la métaphore n'est guère l'aboutissement. plutôt est-elle un mot donné à quelque chose d'inconnu que le texte essaie péniblement d'identifier, c'est-à-dire de mettre à sa place entre des sensations et des jugements moins inconnus, mieux arrêtés. Plus généralement, force est de reconnaître que la métaphore est comme noyée par la glose explicative que sa venue suscite. Le narrateur justifie fréquemment l'analogie, il fournit le tertium comparationis avec tous les détails souhaités: Par la légèreté qui en résultait à l'égard des liens consacrés, la guerre était pour nous une sorte d'enfance (p. 42).
Au lieu d'accentuer la surprise de ses images, le texte prend soin d'en diluer la puissance par le recours à un discours d'escorte souvent circonstancié. La métaphore, ainsi, se banalise. Son mouvement essentiel, la perte dans le commentaire, aboutit à une manière de métonymisation. Expliquée, explicitée, l'image finit par être démontée, elle se dégrade parce qu'une glose la détaille et la met en pièces. La mise en cause de la métaphore englobe donc aussi bien le nombre de ses occurrences, qui s'avèrent des plus réduites, que son statut figuré, que l'on voit devenir incertain, tant la métaphore est happée par un système global d'approximations terminologues. Et lorsqu'on étend l'analyse à l'ensemble des énoncés analogiques, cette double tendance se manifeste avec plus de force encore. D'une part, l'on observe au sein des énoncés figurés une nette préférence pour les formes longues ou explicites, où la mise en relation s'accompagne d'une justification qui ôte à l'image tout éclat. D'autre part, l'on constate à l'intérieur des énoncés analogiques un glissement frappant du figuré au non figuré. Autant, on l'a vu, les métaphores proprement dites sont rares, autant le discours analogique se fait envahissant, surtout dans sa forme la plus expresse. Dans son effort pour donner un nom à ce qu'il ressent, Jacques Maast maintient tout au long de son livre la même démarche analytique. S'il établit des rapports entre tels événements ou sentiments nouveaux et tels autres mieux connus, c'est pour aussitôt y ajouter que ce lien n'est pas tel, mais lui paraît seulement ainsi, et que loin d'engager la totalité du sentiment ou de l'épisode, la relation mise au jour se limite à un aspect ou une partie déterminée. Il en résulte, confïrmant
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l'expansion de la métaphore, un notable allongement de la structure analogique. En voici un passage caractéristique: Chacun de nous se trouvait ainsi rendu à lui, isolé; et pour moi, il me serait difficile de décrire, par ses traits propres, l'attitude de pensée où j'étais alors. Elle me frappait plutôt par sa ressemblance à ces moments où l'on se reconnaît, sans angoisse, sans aucun sentiment qui porte un nom, seulement ceci: séparé de toute chose extérieure, et. par-dessus tout, de ce qui est accent, sourire, nuance de parole -mais laissé sur un autre plan et comme descendu au plus bas. La réflexion que l'on n'a pu éviter dans cet instant demeure obsédante pour la mémoire. Il me semblait entrer dans un état semblable, non cette fois par le jeu de mon corps ou de mon âme, mais sous l'influence et le poids des événements. (p. 77)
L'amplification de l'analogie équivaut ici à un détournement ou, de façon plus précise, à un pur détour. Parti d'une idée de ressemblance, le texte y retourne au terme d'un périple qui n'est déceptif qu'à première vue. Certes, l'analogie ne se concrétise pas: la détermination des «moments» se fait par soustraction, basée qu'elle est sur une accumulation d'énoncés privatifs avec, à la fin, le rappel d'une «réflexion» dont le contenu ne sera pas dit. Mais au-delà de cette vacuité, ce qui s'impose, c'est l'analogie telle qu'en elle-même, comme structure discursive autonome, pleine, pleinement intransitive. Plutôt de tourner à vide, le discours analogique provient d'un défaut, rémunère à un manque: il parle à la place de ce qui reste sans nom. Incapable de «décrire, par ses traits propres, l'attitude de pensée où [il] étai[t] alors», Jacques Maast se tourne vers des pensées comparables, même imparfaitement. Or ces analogons, si nombreux qu'ils soient, ne comportent qu'un pourcentage fort discret d'expressions figurées. Prodigue d'analogies sans figure,8 Le Guerrier appliqué amplifie ainsi un mouvement déjà très perceptible au niveau de la seule métaphore. Si elle n'est pas systématiquement proscrite, l'image apparaît rangée au milieu d'une chaîne de substitutions dont elle n'est qu'un simple maillon, au même titre que les équivalences non figurées qui la précèdent et la relaient: 8
Cf. Michel Murat, op. cit., p. 140.
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«Je crois que je me suis piqué, dit Blanchet. Tu as laissé ton couteau sur la paille, je t'avais assez dit de faire attention». Puis: «C'est une araignée, non. La rosse, je l'ai vue dans la journée. - Les araignées, des fois, il n'y a pas plus méchant, lui dit-on. Nous dormons là-dessus. J'ai bien vu cette araignée au ventre doré, qui ressemblait à une guêpe. Mais Blanchet se réveille encore et demande: «L 'homme qu'on avait blessé, comment va-t-il? - C'est toi qui étais blessé», répond Jules-Charles. Cela nous semble alors tout simple. Je me lève tard. Voici Blanchet qui rentre, sorti sans que j'y aie pris garde. «C'est une balle que j'ai reçue. Je fais voir mon bras au sergent. Il me dit: «Mais votre manche doit être trouée. Oui. Elle a traversé, il faut la chercher dans la paille.» Quand même j'étais bien sûr que c'était ton couteau. Je t'ai gardé une dent, toute la nuit. - C'est Casamata qui en avait reçu une comme ça, dit Jules-Charles. Elle lui vient à côté de l'œil et s'arrête, à moitié entrée. Il se retourne d'abord, et dit à Ferrer: «Toi, fous-moi la paix» (il croyait à une boulette de pain). Puis il la tire avec ses doigts». (p. 28-29)
S'agissant de la piqûre de Blanchet, la variété des hypothèses connaît une trajectoire identique: un enchaînement sans butoir (la dernière des hypothèses évoquées ne reçoit pas plus de caution que les autres) y va de pair avec une structure en boucle (après la balle, on retrouve le couteau initial, d'abord littéralement, puis de façon indirecte, dans la manipulation d'un projectile que l'on jette et retire des doigts). Dans cette errance, la mention de la guêpe pourrait signifier une pause figurale. S'il n'en est rien, c'est parce que sa venue semble dictée par la ressemblance effective, et non pas imagée, de l'araignée et de la guêpe, comme le montre l'utilisation conjointe d'un verbe de constatation et d'un adverbe d'intensité («j'ai bien vu») en contraste avec les formes verbales modalisées qui introduisent l'enregistrement des valeurs non pas imaginaires, mais mal identifiés («Je crois que je me suis piqué», «Il croyait à une boulette de pain»).
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Vers une nouvelle figurativité Jacques Maast, ainsi, part en guerre. Contre les métaphores et le style figuré auxquels il préfère les analogies sèches, démunies d'images. L'analyse serait acceptable, si le texte du Guerrier n'en déjouait subtilement la rassurante simplicité. Car pour peu que l'on se fasse plus attentif, cette approche toute négative ne peut longtemps être maintenue et la nécessité s'impose de relire moins superficiellement. Aucune rhétorique ne le nie: toute analogie n'est pas figure. Du moment que la relation énoncée est celle que l'on constate simplement ou dont on se sert par convention, l'expression n'est pas vraiment figurée, quand bien même elle peut toujours le devenir grâce à un travail sur la langue. C'est ce qui arrive dans Le Guerrier appliqué avec les relations issues de l'observation de Jacques Maast. Tout se passe en effet comme si le regard qu'il pose sur le monde et sur lui-même instillait une dimension figurée à ce qui relevait d'abord de l'ordre du constat. Émanant d'un sujet à qui les tranchées ont rendu la faculté de l'étonnement, la perception de Maast devient incertaine. Le trait marquant de l'attitude du narrateur, et partant du livre entier, est sans conteste le démon de l'analogie, ce réflexe comparatiste qui lui fait juger toutes choses plus directes ou plus effacées, plus nettes ou plus vagues, plus belles ou plus laides et, surtout, plus grandes ou plus petites que telles autres. Dès l'incipit («Je parais plus grand que mon âge [...]»),9 les comparaisons quantitatives abondent: [...] le ciel qui me paraissait plus grand que partout ailleurs. (p. 23) [...] c'est qu'elle (= l'hostilité du monde) n'était pas assez puissante pour m'obliger à vivre sous sa menace. (p. 25) Par la guerre, plus intense que les autres événements, cependant de même nature et comme leur apparence grossie [...] (p. 56) J'y distingue un nouveau corps étendu près de ceux qui m'avaient paru la veille si grands. (p. 82)
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Pour plus de détails, voir notre article «Je m'appelle Jacques Maast», in Poétique n° 73, 1989, pp. 173-184.
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Cette hantise du dimensionnel, qui est aussi recherche d'un étalon, il est certes loisible d'y découvrir l'indice de la crise de croissance du narrateur. Maast lui-même note significativement: «Les choses pour moi ne sont pas aussi simples, et j'arrive lentement à trouver une attitude qui me semble juste» (p. 66). L'essentiel, pourtant, c'est que cette quête s'opère au moyen de l'écriture. La justesse de l'attitude est avant tout celle des mots. En rester au versant psychologique de la formation du héros signifierait donc faire l'impasse sur ses tentatives scripturales dont la place dans le livre est prépondérante. La poursuite des termes exacts y déclenche une interrogation rhétorique sur l'analogie, qui débouche sur une nouvelle figuralité. Du point de vue formel, la caractéristique la plus frappante des structures comparatives non figurées est l'expansion de l'élément médiateur (la notion de tertium comparationis paraît ici trop étroite pour qu'on puisse s'en servir utilement). Autant, sinon davantage, que sur la réunion, le texte s'arrête sur l'aspect qui l'autorise. Sans arrêt, le narrateur s'efforce de légitimer les rapprochements qu'il n'avance toutefois qu'avec une extrême circonspection. Au lieu de poser les rapports, il justifie avec soin les regroupements qu'il croit possibles. Aussi Le Guerrier multiplie-t-il les diverses formes de la modalisation, dont en tout premier lieu l'omniprésent sembler et le non moins fréquent comme atténuatif. La cause profonde de cette valorisation de l'intermédiaire doit être cherchée dans la proximité des éléments mis en rapport. Ce qui intéresse le texte, ce n'est pas l'analogie éventuelle de deux choses différentes, ce sont les degrés d'une chose en comparaison avec ses avatars précédents. Maast mesure le présent à l'aune du passé; mais fort de son expérience guerrière, il revient aussi sur ce passé pour réajuster ses vues d'adolescent. Pareille structure figuralise le constat et le jugement, parce qu'elle est l'exacte inversion, et partant aussi la parfaite réplique, du mécanisme fondamental de la figure analogique par ressemblance. Celle-ci, comme le note exemplairement Irène Tamba-Mecz, est une machine à produire du semblable: «Du point de vue sémantique, les deux noms désignent des domaines notionnels que rien n'apparente. Mais leur rapprochement, au moyen d'une relation de
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ressemblance, incite à découvrir entre eux une analogie [...]».10 Le Guerrier appliqué fait le contraire: au lieu de regrouper des choses distinctes, il dissocie et pluralise le même. Tout est toujours plus grand ou plus petit que ne le croyait Jacques Maast. À se reporter aux énoncés figurés, l'on comprend mieux pourquoi Le Guerrier les soumet à si rude épreuve. En réalité, les figures analogiques sont moins récusées par le texte que traversées déjà par cette nouvelle figuralité. Les exemples suivants, qui apportent des variations sur la même image, montrent assez jusqu'à quel degré les comparaisons traditionnelles viennent épauler la nouvelle structure de l'analogie: II est difficile de faire comprendre la nature des sentiments que j'avais éprouvés à ces deux occasions, et quelle étrange ressemblance ils prirent pour moi: elle ne tenait pas aux événements eux-mêmes, mais à une qualité particulière qui leur était, si l'on veut, ce que peut-être à l'eau d'un lac son niveau. (p. 34) Certes, je ne me sentais pas supérieur à une telle pauvreté; mais justement pour cette raison elle m'apparaissait alors comme l'effet de quelque bienveillance ou bonté des choses voulant me justifier. Ainsi les bords d'un vase s'abaisseraient jusqu'au niveau de l'eau qu'ils retiennent. (p. 77-78)
Dans l'image répétée du «niveau de l'eau» l'accent est mis sur le niveau, et non pas sur l'eau, de sorte que la double analogie ne sert pas à glisser dans le récit un comparant aquatique. Presque abstraites, les figures activent les idées d'élévation et d'abaissement, de grandissement et de réduction, bref de la poursuite de l'équilibre, qui préoccupent tant Jacques Maast. Le caractère après tout fort commun de leurs représentés (un lac, un vase), qui rappelle la grisaille de plus d'une métaphore, souligne bien le déplacement de l'intérêt: le narrateur se contente de puiser dans le spectacle du monde qui l'entoure, parce que seule le retient la mesure dans laquelle ces référents peuvent servir d'illustration à l'incertitude que les choses lui reflètent. La fin du récit, où le lecteur rencontre quelques images et métaphores plus «hardies», c'est-à-dire, en l'occurrence, plus 10
Irène Tamba-Mecz, Le Sens figuré, Paris, PUF, 1977, p. 165.
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traditionnelles, articule à cet égard une apparente contradiction. D'une part, le narrateur y réexpose, depuis son lit d'hôpital, son incapacité de concevoir une analogie par ressemblance. Son regard se ferme sur une rangée d'objets détachés de leur contexte immédiat: «Il semble que ma vie tout entière soit devenue d'une inconcevable lenteur: je ne puis regarder à la suite deux choses; entre l'une et l'autre je ferme les yeux» (p. 85). Mais d'autre part, les dernières sections du livre ne sont pas avares de figures d'analogie convenues ou, si l'on préfère, originales. Pareille coïncidence est pourtant loin d'infliger un démenti au traitement global de l'analogie dans Le Guerrier appliqué. Le paradoxe se lève toutefois, dès qu'on le replace dans l'ensemble du volume. Si les métaphores et comparaisons reviennent au moment où le récit s'achève, c'est sans doute parce qu'il n'y a plus pour Jacques Maast de raison de s'en méfier et que la lutte avec les mots, et partant la formation du personnage, ont abouti à un nouvelle stabilité qui le réconcilie avec ce qu'il avait commencé par mettre en question. La pratique conventionnelle de l'image par analogie redevient acceptable après qu'on l'avait contestée. Elle cesse alors d'être naïve, pour se faire, au même titre que la rhétorique des futures Fleurs de Tarbes, en connaissance de cause.
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CLAUDE OLLIER OU LA RECONQUÊTE DE L'IMAGE «L'erreur a sans doute consisté à tenir pour un simple prétexte [...] ce qui devait être entendu au pied de la lettre.» Claude Ollier, La Mise en scène, p. 351.
À bas les images Qu'en est-il, chez Claude Ollier, de la comparaison et de la métaphore ou, plus généralement, du discours analogique, dans un texte rédigé en 1956-1957, publié (difficilement) en 19581 mais salué presque d'emblée comme une des manifestations les plus rigoureuses de la nouvelle écriture romanesque appelée «École du Regard»? En ces années, rappelons-le, le discours analogique fut accusé par les Nouveaux Romanciers d'être l'allié le plus sûr, c'est-à-dire le plus insidieux, de cette solidarité humaniste entre 1'homme et les choses qu'il importait de rejeter au même titre que les «notions périmées» appelées personnage, histoire ou encore engagement. Ainsi l'écrivait Alain Robbe-Grillet, dans son article très influent, également de 1958, «Nature, humanisme, tragédie»2: Dans le domaine littéraire, l'expression de cette solidarité apparaît surtout comme la recherche, érigée en système, des rapports analogiques.
1
Toutes les références se font à l'édition de poche parue dans la collection 10/18, 1973. 2 Article repris dans Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, pp. 45-67.
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La métaphore, en effet, n'est jamais une figure innocente. Dire que le temps est «capricieux» ou la montagne «majestueuse», parler du «cœur» de la forêt, d'un soleil «impitoyable», d'un village «blotti» au creux du vallon, c'est, dans une certaine mesure, fournir des indications sur les choses elles-mêmes: forme, dimensions, situation, etc. Mais le choix d'un vocabulaire analogique, pourtant simple, fait déjà autre chose que rendre compte de données physiques pures, et ce qui s'y trouve en plus ne peut guère être porté au seul crédit des belles-lettres. La hauteur de la montagne prend, qu'on le veuille ou non, une valeur morale; la chaleur du soleil devient le résultat d'une volonté... Dans la quasi-totalité de notre littérature contemporaine, ces analogies anthropomorphistes se répètent avec trop d'insistance, trop de cohérence, pour ne pas révéler un système métaphysique. [...] La métaphore, qui est censée n'exprimer qu'une comparaison sans arrière-pensée, introduit en fait une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d'antipathie) qui est sa véritable raison d'être. Car, en tant que comparaison, elle est presque toujours une comparaison inutile, qui n'apporte rien de nouveau à la description. (pp. 48-49)
Et de plaider pour une énergique «entreprise de nettoyage» (p. 52) du vocabulaire romanesque, car «toutes les analogies sont [...] dangereuses. Peut-être même les plus dangereuses sont-elles les plus sournoises, celles où 1'homme n'est pas nommé» (souligné par l'auteur). Par rapport à ces prises de position très dures (on croirait lire du Ricardou !) et sur l'exemple privilégié des comparaisons, la démarche et l'attitude de Claude Ollier dans La Mise en scène apparaissent d'emblée comme ambiguës.3 D'un côté, son attitude face à 1'hostilité que suscite la comparaison, paraît orthodoxe, dans la mesure où le discours analogique en général et les comparaisons en particulier se font rares dans La Mise en scène. Mais de l'autre, l'écriture de ce roman dépasse de toutes parts les consignes strictes d'un Robbe-Grillet, non pas pour 3
Évidemment, la position de Claude Ollier est loin d'être isolée, comme le prouvent à merveille les analyses que Dominique Viart consacre au discours analogique dans son étude Une Mémoire inquiète. “La Route des Flandres” de Claude Simon, Paris, PUF, 1997. L'accent que met Viart sur le discours analogique dans le roman simonien, prouve au moins que le type de questions abordées dans cette étude participait vraiment de l'esprit du temps.
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opérer un retour clandestin à la métaphysique honnie de l'anthropomorphisme, mais pour explorer la fusion et le conflit incessants du récit et de la lettre qui constituent le noyau de l'aventure romanesque du Jeu d'enfant et sans doute de bien d'autres textes encore.4 Cette impression globale, ressentie de manière vive dès les premières pages du livre, se verra étayée ici par une lecture en six temps, qui parfois s'enchaînent très logiquement et parfois inévitablement se chevauchent un peu. À chaque fois, il sera pourtant tenté de mettre en relation les observations microstylistiques et les propriétés plus générales du roman.
Premier temps: rareté du discours analogique Faut-il souligner encore que la pratique de Claude Ollier se distingue avant toute chose par l'extrême rareté, toutes proportions gardées bien sûr, des figures d'analogie du type visé par Robbe-Grillet ?5 À telle enseigne que le roman a pu -non sans raison d'ailleurs- passer pour une illustration superlative du roman objectif que les Nouveaux Romanciers recherchaient avidement. L'interprétation, toutefois, est un peu courte. Elle commet en effet l'erreur de ne pas voir le rapport tout à fait particulier entre la figure microstylistique de l'analogie et l'ambition première du roman, qui n'est pas tant de décrire que de reconnaître, puis de comprendre (selon, somme toute, une démarche d'apprenti qui n'est pas sans rappeler Le Guerrier appliqué), enfin et surtout de nommer. Dans un tel dispositif, on ne décrit pas pour décrire, mais parce qu'on n'a pas encore compris et qu'on tient par-dessus tout à comprendre. Qui plus est, ce violent désir de comprendre, qui est aussi le désir d'un sens précis là où se manifeste d'abord une profusion de significations
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Aberration (Paris, P.O.L, 1997), par exemple, s'avérerait à l'analyse étonnamment proche du tout premier. 5 Cette rareté concerne surtout les comparaisons au sens étroit du terme. Les métaphores, «vives» ou non, sont plus nombreuses. On verra pourtant que leur traitement ne diffère pas fondamentalement de ce qu'il est possible de repérer au niveau des comparaisons.
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vagues, flottantes, indéterminées, se pose très rapidement en termes langagiers. L'incompréhension mutuelle des colonisateurs et des colonisés à laquelle on pourrait être tenté de réduire l'ouvrage, n'est cependant que le modèle réduit -ou le verre grossissant, c'est selond'une difficulté plus générale à comprendre et d'une volonté de traduire tout signe comme si c'était un signe linguistique: signes non verbaux (geste, bruits, mimiques, rites...) ou signes naturels (couleurs, formes, lumières, végétations...), tout s'offre au narrateur comme une énigme, non seulement à comprendre, mais à traduire, c'est-à-dire à convertir en une expression verbale adéquate ce qui résisterait à la nomination. S'il est vrai que le désir de comprendre s'assimile au désir du mot exact, le discours analogique -comparaison en tête- est évidemment une figure à proscrire: sa seule présence trahit que l'expression adéquate n'a pas encore été trouvée. Le fait même qu'il y ait comparaison accentue et exaspère le problème de l'incompréhension plus qu'il n'arrive à y mettre un terme (dans les deux sens du vocable!): la comparaison n'est pas 1'heureux aboutissement d'une quête du mot juste, c'est plutôt le symptôme que le texte est en train de suivre une fausse piste. En effet, puisque l'analogie suscite un nouveau terme au lieu de couronner la quête d'un terme jusque-là absent, elle est le signe d'une faiblesse, non d'une force. L'absolue volonté de comprendre explique pourquoi la comparaison est si peu fréquente, et du reste utilisée de plus en plus parcimonieusement au fur et à mesure que progresse le roman. Elle explique aussi pourquoi les figures d'analogie ne passent jamais, comme c'est l'usage, du terme inconnu mais banal au terme moins connu ou moins évident qui en ravive un peu le charme, mais bel et bien du terme qui pose problème à ce qui l'identifie, sans qu'intervienne le détour d'une véritable figure. À une phrase non attestée du type: *«les gens assis à l'ombre ressemblent à des points blancs», La Mise en scène préfère de manière très conséquente une expression comme «A Ifechtalen même, des points blancs sont visibles entre les maisons -des gens assis à l'ombre -et plus à l'ouest [...]» (p. 167). Ou encore, de manière plus radicale, on ne lit pas *: «le couscous est une imposante quantité de semoule dressée en tronc de cône», mais: «Une cuvette en métal émaillé le (= le ragoût aux coings, J.B.) remplace,
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contenant une imposante quantité de semoule dressée en tronc de cône: le sommet du cône est occupé par des morceaux de viande et de légumes de toutes sortes. - C'est le couscous, explique Ba Iken [...]» (pp. 96-97)
Second temps: comparaison et lieu stratégique Néanmoins, la rareté analogique n'est pas exploitée de manière «défensive». Dans La Mise en scène, il ne s'agit pas uniquement de freiner la venue des comparaisons, métaphores et autres figures analogiques. Il s'agit surtout de les transformer en véritables lieux stratégiques et de s'en servir pour rehausser certaines articulations majeures du roman. Pareille stratégie joue évidemment dans les deux sens, puisque d'une part on trouve une concentration de figures analogiques, par exemple de comparaisons, à plusieurs fins de chapitre (c'est le cas entre autres, mais avec quelle puissance!, au chapitre III de la deuxième section du livre, p. 147) et que d'autre part ces grappes analogiques produisent en elles-mêmes des ruptures (et à la lumière de ce qui précède, il devrait être clair que leur présence n'est pas tellement le point d'orgue du chapitre mais plutôt le signe d'un échec qui coupe le développement textuel). La manœuvre est d'autant plus visible que parfois, mais pas à n'importe quel moment du texte, les comparaisons vont jusqu'à s'allonger, voire jusqu'à se répéter. Un des grands «nœuds» ou carrefours du texte -la découverte de l'agression à l'encontre de la jeune femme -s'accompagne ainsi d'une figure exceptionnellement reproduite en aval (non sans d'ailleurs les déformations que dicte ici le thème de l'écho): Un chien -ou un chacal- aboie tout en bas à proximité du douar -un glapissement sec et bref que l'écho renvoie d'un versant à l'autre, un bruit sec, brutal, définitif, comme le claquement d'une porte qui se répercute interminablement d'un bout à l'autre de la vallée. (p. 147)
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Un chien -ou un chacal- aboie tout en bas à proximité du douar -un jappement sec et bref que l'écho renvoie d'un versant à l'autre, comme le claquement d'une porte qui se répercuterait interminablement dans la vallée. (p. 232)
Troisième temps: l'esthétique du banal Tout aussi frappant est le fait que la rareté analogique va de pair avec un refus absolu de «faire original». D'une telle réticence, les symptômes se multiplient rapidement dans le texte. Premièrement, force est de constater qu'un pourcentage non négligeable des comparaisons du roman sont d'une banalité très concertée: ainsi par exemple un jeune garçon arabe, «frisé comme un mouton» (p. 149), ou la tignasse d'lchou qui «ressemble à une tignasse trop grande ou mal assujettie» (p. 193), ou encore cette «image réfléchie dans la glace» qui fait penser, entre autres choses et comme en bout de course, à une «image première et définitive» (pp. l80-l8l)! S'y ajoute que le recours à des images plus pittoresques se voit tout de suite accusé d'exotisme facile. Une mise à distance ironique frappe toute image du sceau du stéréotype. Ayant par exemple comparé une tour au «phare sur la falaise dominant le port» (entre guillemets dans le texte), «Lassalle vient de se laisser prendre à cette médiocre comparaison et malgré tous ses efforts n'arrive pas à s'en débarrasser» (p. 197). En troisième lieu, enfin, ce profil très bas qu'adopte le texte au niveau des termes analogiques se retrouve aussi à hauteur des copules, généralement ternes «comme», «ressembler à», «faire penser à») alors que l'écriture très littéraire se fait souvent un plaisir de rechercher là aussi une variation et une richesse maximales.6 De nouveau, et à l'instar de la surdétermination stratégique de certaines images, cette poursuite du banal pourrait sembler en nette contradiction avec le principe de rareté, dont on sait les rapports avec
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Voir par exemple les analyses de Michel Murat dans les deux volumes de «Le Rivage des Syrtes». Étude de style, op. cit.
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l'esthétique du précieux et du saillant.7 Cependant, dans la perspective du livre, on saisit assez pourquoi La Mise en scène doit récuser cette esthétique-là: si l'on admet que l'analogie constitue tout sauf un idéal, l'inévitable mise en exergue qui résulte de sa rareté doit à plusieurs égards se trouver compensée. La surimportance structurale de la figure se voit donc mise en sourdine par plusieurs effets d'atténuation, dont la banalité volontaire en est un. Simultanément, et puisque tant la comparaison que l'analogie apparaissent comme une mauvaise description, voire comme un dysfonctionnement de l'entreprise descriptive, c'est leur structure même fondée sur un partage, un dédoublement, une bifurcation dans le cours de la phrase- qui se doit d'être soulignée, non pas leur contenu intrinsèque: l'atténuation par manque d'originalité joue aussi son rôle à ce niveau-là.
Quatrième temps Les analogies proposées dans La Mise en scène n'ont jamais rien de spectaculaire, Elles n'ont pas pour but de surprendre le lecteur, plutôt cherchent-elles à redire, à réactiver ce qui agit déjà dans le contexte immédiat de l'image. C'est en effet l'aval direct de la figure qui paraît dicter le choix du comparant ou du contenu analogique. Témoins bien sûr les glissements presque insensibles que l'on observe au sujet de la carte décrite au début du volume: le champ lexical topographique dérive peu à peu vers un langage plus graphique ou esthétisant («contours», «dessins», «traits», sont quelques-uns des termes apparaissant dès la page 16) pour se transformer ensuite en de véritables métaphores dont la teneur n'a toutefois rien de surprenant, tellement les images semblent ici proches de la matérialité qu'elles évoquent (tout de suite après il est par exemple question de «lianes» et de «palmiers», pp. 16-17). Dans les exemples précités, le rapport est surtout thématique, mais souvent il se greffe sur ce lien un aspect plus directement formel, 7
Voir Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh, Paris, Minuit, 1992.
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les termes analogiques affichant aussi des relations sonores ou graphiques avec les mots alentour. Le comparant déjà mentionné «claquement» n'est manifestement pas sans rapport avec de nombreux autres mots du voisinage: «chacal», «brutal et sec», «se répercute», notamment. De la même manière, le syntagme analogique «un tourbillon de turbans» (p. 41) doit autant aux ressemblances sonores entre comparant et comparé qu'à la justesse thématique de l'image même. Cet appel au contexte, qui constitue le réservoir formel et sémantique de l'analogie, a bien sûr des répercussions sur le texte même, qu'on lit à nouveau, et partant mieux, grâce aux redites instillées par le discours analogique. La figure de sens qu'est l'analogie devient ainsi une figure plus formelle, son aspect de trope passant à l'arrièreplan. Opération fondamentale, qui fait basculer le livre tout entier. Car si l'ancrage contextuel n'ajoute apparemment rien de neuf au sens du contexte, il en transforme radicalement la lecture, beaucoup plus prompte à saisir les moindres accidents du grain des phrases. À l'aide des chevauchements textuels assurés par le discours analogique, on se rend mieux compte à quel point c'est le texte entier qui opère constamment des choix, effectue des tris, essaye puis impose des sélections. Corollairement, on s'aperçoit plus clairement encore jusqu'à quel degré comparaisons et analogies sont des outils dans la quête plus globale du terme adéquat (ou du rejet des termes moins appropriés). Bref, au lieu d'être la figure qui injecte dans le texte une manière de corps étranger, le discours analogique agit puissamment comme un instrument susceptible d'articuler une lecture toute neuve. Que l'allégorie ne soit dès lors jamais loin, se comprend aisément. Décevant le lecteur avide d'exotisme pour l'obliger à lire plus attentivement les mécanismes du texte même, l'écrit souvent désigne les lois de son propre agencement: L' «erreur a sans doute consisté à tenir pour un simple prétexte [...] ce qui devait être entendu au pied de la lettre.» (p. 351) Un bel exemple des possibilités de la lecture autoréférentielle se situe à la page 185, où se donne à lire une comparaison apparemment toute banale, encore que très inhabituellement double: «[...] tel un mannequin en loques [...] ou un épouvantail à moineaux». Pour peu qu'on prenne ces indications à la lettre et qu'on «déchire» ou «disloque»
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les mots de la comparaison -par exemple en deux fragments égaux, puisque c'est le dédoublement de la figure qui fait ici saillie-, on arrive à lire un autre texte qui non seulement débanalise le passage en question, mais se révèle d'une importance capitale pour le livre tout entier: dans «épouvantail», on retrouve en effet une double allusion aux termes «mari» («épou-») et «porte» («-vantail») qu'il est difficile de ne pas rattacher à une des scènes de violence dont le livre parle ailleurs à mots très couverts.8
Cinquième temps: extension de l'analogie Des remarques précédentes, il s'ensuit logiquement que la comparaison ou l'analogie, loin de se vouloir abrupte ou d'interrompre le parcours des phrases, s'inscrit dans un cheminement très long et très lent qui coïncide avec l'ensemble du roman, l'insinuation d'une similitude n'étant jamais qu'une des actualisations possibles ou, mieux encore, qu'un des paliers dans la quête du mot exact. Un bon exemple en est la manière dont le protagoniste en voie d'assoupissement décrit au début du roman le bruit qui tant l'inquiète: «Cela commence par un frottement indécis, rugueux, analogue au froissement d'une étoffe, perçu comme un pur phénomène sonore se propageant dans un espace abstrait.» (p. 15). Les termes comparatifs, du reste fort discrets, ne lacèrent nullement le tissu textuel, mais participent d'une tentative de mise au point progressive qui emprunte sa charpente formelle et thématique à ce qu'elle doit justement éclaircir: le comparant «froissement» est plus un double du comparé «frottement» qu'il n'ouvre ce dernier aux fastes du jeu analogique, et son apparition a tendance à se perdre dans les approximations et les reprises de la phrase. Un autre exemple en est donné par la comparaison déjà mentionnée de l'écho (bruit sec/claquement de la porte), où le redoublement de la figure analogique annule toute différence entre le thème et la forme de la phrase, la comparaison s'éti8
Le rendement d'une telle lecture est fort élevé, qu'il suffise de penser encore à ce que donne un mot comme «Assameur» (assa/ssin + meurs).
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rant presque sans fin, mais allant se réduisant, comme s'étire et s'éteint aussi la phrase et le phénomène sonore qu'elle retrace. Bref, l'effet d'atténuation rejoint ici un fort effet de dilution temporelle. Nulle velléité de faire choc, nulle tentation de l'à-coup. La force ruptrice de l'image s'émousse dans la mesure où elle s'intègre à un processus d'approximations successives que d'ailleurs elle ne couronne pas forcément, le butoir idéal restant le terme juste. Mais lisons plus en détail comment s'opère ce cheminement, et faisons-le au moyen de la célèbre description des phosphènes, dont voici un extrait. Assimilables à un échiquier, les «images» qui se manifestent sur la rétine du narrateur se colorent puis peu à peu commencent à bouger: [...] sur ce damier rose et bleu, le cercle noir se met en marche. Il pénètre dans la première case bleue; le passage s'accompagne d'un léger craquement. Le pion poursuit sa course. À la seconde case bleue, le craquement se fait plus sec, plus insistant. Au troisième craquement, il se dresse en sursaut. Quelque chose a bougé. (pp. 19-20)
Un jeu fascinant sur les positions phrastiques ne manque pas de se faire jour: d'une part, on trouve d'abord la succession support/pièce mobile «damier»/«cercle»), ensuite cet ordre s'inverse (on lit d'abord «il», c'està-dire «cercle»/«pion», puis «case»); d'autre part, on observe une perturbation du jeu coréférentiel: le pronom «il» renvoie au terme anaphorique «cercle», mais la reprise du même pronom désigne cataphoriquement un terme arrivant plus loin (le personnage de Lassalle rêveur). C'est donc en couple que les éléments changent de place, le chiasme renvoyant clairement à la figure du damier. En même temps, tout indique aussi la rupture: le thème du craquement; le changement de paragraphe; le non-respect des règles grammaticales de la coréférence. Dans les deux cas, le texte pratique lui-même les caractéristiques de ce dont il parle: évoquant le damier, il navigue d'une position à l'autre; évoquant une menace (thématisée en l'occurrence par le craquement), il procède à une série de brisures réglées. Il y a lieu pourtant d'aller plus loin. Il ne suffit pas de constater que le sens du texte parle du texte même et que par conséquent le
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lecteur est constamment invité à revenir sur ses pas pour entreprendre une lecture allégorique (en l'occurrence autoréférentielle). Encore et surtout convient-il de se rendre compte que ce réaménagement constant de la lecture doit se faire aussi pour d'autres termes, par exemple pour celui chassé du système coréférentiel de «il»: «pion». Ce mot ne peut pas être coupé de son acception militaire (la scène mentionnée se déroule dans le voisinage d'un commissariat), ni des multiples liens matériels qui l'unissent au lexique fondamental de la fiction, où l'on découvre entre autres le mot«scorpion» (à travers l'insistance sur l'image du pion, c'est clairement la peur de la morsure qui affleure).
Sixième temps: le transport interne Bien entendu, les cercles concentriques qui s'étendent ainsi à tout le réseau du texte contribuent fortement à la temporalisation des analogies, tout comme ils renforcent aussi les autres propriétés repérées dans l'analyse du discours analogique. Toutefois, l'intérêt principal de cette technique ne se limite en rien à ces enjeux étroitement stylistiques. Dans le texte d'Ollier, le discours analogique est utilisé d'une façon très singulière, qui en redéfinit aussi le rôle. À la différence de l'analogie littéraire, foncièrement exotique parce que condamnée à transporter le lecteur vers un ailleurs, vers un hors-texte, La Mise en scène se sert de la comparaison et de l'analogie pour bloquer justement ce genre de transports externes. Le livre réussit à enclencher ce que Pascal Quignard appelle le «transport interne».9 C'est de là que le discours analogique tire sa justification fondamentale: par son intermédiaire, le texte cherche à se faire lire autrement, par transport interne plutôt qu'externe. Tel cheminement étoile le texte, car il suscite partout de nouvelles formes d'analogie que le discours analogique traditionnel laisse généralement de côté. Il ne serait même pas faux de postuler que 9
C'est dans les Petits Traités, coll. Folio, 1997, que cette idée revient comme un leitmotiv.
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ce nouvel emploi des métaphores et comparaisons aboutit à une analogisation complète du texte, dont les éléments peuvent se mettre à consonner à partir de leurs éléments communs, et non plus à partir d'une équivalence posée par les structures analogiques conventionnelles. Cela permet de lire, pour ne citer qu'un exemple entre mille, une image de la jeune femme agressée dans cette évocation de l'appareil-photo, dont les lanières se superposent aux bras de la victime, avec tout ce que pareille superposition apporte de riche et de stimulant à l'agencement des formes et des thèmes du roman10: Une très jeune fille est allongée sur le lit, nue jusqu'à la ceinture évanouie, ou endormie. La tête est bien calée, droite sur l'oreiller. Les bras pendent le long des montants métalliques. (p. 44) Entre les deux hommes, l'étui refermé gît au milieu du matelas, ses courroies déployées tombant jusqu'à terre. (p. 288)
Ce mouvement, il importe de le souligner, n'est pas une forme d'anticatachrèse, c'est-à-dire la revivification d'images effacées par l'usure de leur emploi. Il est au contraire une notable complexification du niveau littéral, qui en même temps ne cesse pas de rester aussi littéral et matériel que faire se peut. La grande valeur didactique du texte d'Ollier n'est pas seulement de montrer et de mettre à nu ce processus d'analogisation généralisée, c'est aussi de l'avoir fait à l'aide de la figure la plus apparemment classique qu'on puisse imaginer. En cela, sa paradoxale réponse au refus polémique et théorique de la comparaison est significative de son œuvre entière. De même que l'analyse du discours analogique montre que le travail de Claude Ollier ne dissocie guère souci de la matière verbale, d'un côté, et attention portée au récit et à son noyau thématique, de l'autre, de même cette analyse du discours analogique fournit l'occasion de mieux comprendre l'alliance plus perturbatrice encore, dans le deuxième livre de l'auteur, Le Maintien de l'ordre, de deux autres objectifs que l'époque jugeait irréconciliables: la lutte pour le renouveau romanesque d'une part et l'engagement en faveur des
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Rappelons que dans le contexte de ces passages, le paysage est décrit en des termes anthropomorphes «col», «gorge», «mamelon», etc.) qui tombent directement sous le coup des accusations de Robbe-Grillet!
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luttes anticoloniales d'autre part.11 La politique de la forme ne tardera guère à devenir une des formes de la politique. De prime abord l'écriture romanesque de Claude Ollier semble donc en retrait par rapport à certaines révolutions textuelles de son temps. À mieux l'analyser, elle est pourtant de celles qui, dans la durée, vont vraiment outre.
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Sur la perplexité que va susciter, du côté des partisans du renouveau formel, Le Maintien de l'ordre, voir la mise au point de Mireille Calle-Gruber, Les Partitions de Claude Ollier, Paris, L'Harmattan, 1996.
Page laissée blanche intentionnellement
JOSÉ LEZAMA LIMA OU LA LEÇON DE MÉTAPHORE L'on se perd, facilement, fatalement, mais aussi voluptueusement, dans Paradiso.1 La complexité de ce livre, le vertige que ressent chaque lecteur, l'anxiété sourde qui s'y mêle à l'éblouissement, tiennent cependant à des raisons très diverses. Certaines d'entre elles sont parfaitement anecdotiques, tels l'exotisme même du sujet ou l'étonnement où nous plongent les ramifications de l'intrigue difficiles à cerner du premier coup. Mais que vaut cet argument? Cela n'est-il pas le propre de tout roman au sujet «à arbre généalogique»? Ada, par exemple, ne résiste certainement pas moins durant ses cinquante premières pages. D'autres ont à voir plutôt avec l'effervescence de la langue de Lezama Lima. Ici encore, toutefois, un minimum de suspicion est de mise. Paradiso est en effet une de ces expériences qui nous obligent à revoir ce que nous entendons généralement par «langue difficile», la difficulté ne résultant pas ici de jeux formels, mais d'une série de figures que la modernité a peut-être trop vite délaissées dans son mépris ou son ignorance de tout ce qui tient à l'érudition et au savoir historique. Une troisième raison, enfin, tient à la longueur même du volume, problématique à nos petits estomacs de petits lecteurs pressés. Mais de nouveau cet argument nous juge plus qu'il juge Paradiso, livre qui met à mal notre manie d'enfermer toute prose difficile dans les frontières rassurantes des «formats» poétiques admis: nous acceptons ce genre de prose quand elle ne dépasse pas les limites d'un poème ou d'une digression romanesque, mais nous crions à l'erreur sur le genre quand elle s'allonge «indûment» (soit dit entre parenthèses: les textes américains les plus intéressants des vingt ou trente dernières années -Gaddis, Pynchon, McElroy, etc.- sont souvent
1Paris,
Seuil, 1971 (traduction Didier Coste).
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des livres d'une longueur défiant la proverbiale bonne patience du lecteur de bonne foi). Ce malaise pourrait s'énoncer autrement encore: si nous aimons bien la prose plus ou moins poétique, nous détestons par-dessus tout la prose poétique jusqu'auboutiste, celle dont l'ambition est d'être vraiment aussi dense que le discours nommé poésie (et conventionnellement voulu plus compact que la prose courante). Bref, dans chacun des trois cas, la difficulté a trait manifestement à un problème qui est moins d'écriture que de lecture, non pas au sens où le style de Lezama Lima susciterait d'insurmontables problèmes de compréhension, mais au sens où elle bouscule tellement nos habitudes que toute consommation aisée se voit mise à l'écart. Il faut le préciser d'emblée: Paradiso n'est pas un livre hermétique; ce n'est même pas, devrait-on ajouter polémiquement, un livre difficile, à condition bien sûr de ne pas s'accrocher à certains plis trop invétérés, -à condition aussi de ne pas sauter trop rapidement les passages à caractère peu ou prou didactique que Lezama Lima inclut de temps à autre, afin de permettre au lecteur de mieux se faire à sa voix si singulière et de plonger dans Paradiso de manière plus raisonnée (rien n'est en effet plus étranger à ce roman que le flou artistique que charrient hélas les étiquettes confondues de roman baroque, d'imaginaire cubain ou, pire encore, de réalisme magique). Dans ce qui suit on lira un de ces passages, non point pour en dégager la «leçon», mais pour commencer de l'appliquer à la lecture même: Lezama Lima nous apprend «comment cela s'explique»; au lecteur d'essayer, avec des moyens certes plus modestes et en tout cas plus maladroits, de poursuivre cette leçon et d'examiner d'autres fragments ou aspects du même texte. Mais voici d'abord les lignes en question: Quand il (= José Cemí) descendit de la terrasse, il observa son père qui, un livre en main, semblait à la recherche d'un souvenir. Le Colonel emmena José Cemí au salon, où chaque meuble paraissait s'étirer au sortir de l'aurore. Il lui fit signe de s'asseoir sur un des petits tabourets accompagnant les chaises hautes et très tournées, avec beaucoup de pommes et de cannage. Le livre, volontairement très ouvert, faisait entendre les craquements de la colle encore odorante du dos pour se présenter sur un seul plan, et l'index du père de José Cemí se braquait sur deux gravures encadrées, l'une
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sur la page de droite, l'autre sur celle de gauche; sous chaque gravure une légende: «Le bachelier», «Le rémouleur». La première gravure représentait le décor habituel de pièce studieuse, avec l'étudiant qui, au milieu de la nuit, a les coudes appuyés sur la table toute couverte de livres ouverts où des signets en ruban marquent tel passage de la lecture. Au milieu de la table, une tête de mort, placée là comme presse-papiers superflu, presque inutile, si ce n'est pour peser avec simplicité les heures et leur profit, ou en tant que note à la Zurbarán, moyen d'exprimer la mort avec du blanc (froid blanc et lunaire des tuniques dominicaines ou des blanches nappes des réfectoires où l'on évoque saint Bruno dont c'est la fête). A côté, le rémouleur, dont un petit vent pluvieux gonfle la chemise, le cou ceint d'un foulard désamidonné comme d'une paire d'oreillons; avec sa roue enrobée d'un dur crépitement, telles les rosaces d'une pluie d'étoiles à la pleine lune. L'avide curiosité de José Cemí lui faisait devancer le moment d'examiner chaque gravure; dans une hâtive inquiétude il arrêta l'index sur la gravure du rémouleur au moment où il entendit son père dire: «Le bachelier». De sorte qu'il crut, en conséquence d'une relation erronée du geste et de la voix, que le bachelier était le rémouleur et le rémouleur le bachelier. Aussi, lorsque, quelques jours plus tard, son père lui dit: «Quand tu seras plus grand, voudras-tu être bachelier? Sais-tu ce que c'est qu'un bachelier?»; il répondit avec l'assurance de celui qui a mis ses visions à l'épreuve: «Un bachelier, c'est une roue qui lance des étincelles et, à mesure que la roue va plus vite, les étincelles se multiplient au point d'éclairer la nuit.» Et, comme il se trouvait que son père n'était pas à même de comprendre l'interversion des gravures en rapport avec ses explications orales, il s'étonna de l'exceptionnel don métaphorique de son fils. De sa façon prophétique et symbolique de comprendre les métiers. (Paradiso, p. 166-167)
De la métaphore, ce n'est pas une théorie (abstraite, décharnée, hors texte si l'on veut) qui est présentée en ces lignes, mais à la fois un exemple (savoureux), un récit (muni d'une vraie pointe), un commentaire (tout à fait circonstancié), bref un véritable petit art poétique. De la figure rhétorique fondamentale de l'auteur, qu'il s'agisse de Paradiso ou de ses autres publications, le fonctionnement se voit expliqué clairement, aussi bien quant à sa genèse (elle résulte d'un
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vrai bricolage inconscient) que quant à ses effets (elle provoque ici, du moins chez le public fictionnel de la performance, à la fois stupéfaction et admiration). De prime abord, la figure dont se raconte l'aventure pourrait presque être considérée comme un procédé à la Raymond Roussel, tellement le principe en paraît mécanique et universellement applicable par quiconque veut l'utiliser à son profit: en partant de deux descriptions, c'est-à-dire de deux thèmes et de deux prédicats dont aucun élément n'est métaphorique en soi, on créera une métaphore en mélangeant les thèmes et les prédicats, en brisant le lien «logique» ou «naturel» entre les deux. La leçon est simple, mais elle n'a rien de banal. Contrairement à la tradition millénaire de la théorie de la métaphore qui insiste sur le rapprochement de deux termes éloignés l'un de l'autre par le biais d'un tertium comparationis, Lezama Lima supprime en quelque sorte l'exigence de ce tiers commun, pour insister au contraire sur la déchirure et le hiatus que suppose le jeu métaphorique: dans l'exemple donné, comparé et comparant sont certes rapprochés, mais on les découvre surtout arrachés à leur contexte original. La brisure importe comme la réunion. La construction épouse la destruction. La séparation ne compte pas moins que la fusion. Qui plus est, la genèse de la métaphore ne se donne pas in vitro, mais se confond in vivo avec le texte même. La métaphore, pourrait-on dire, est vécue, et même à plusieurs niveaux emboîtés. Elle est affaire de passion: sans l'impatience de Cemí, le jeune protagoniste de l'histoire, la métaphore n'existerait pas; de la même façon, elle ne mériterait sans doute pas d'être contée sans l'impact sur le public, en l'occurrence sur le témoin fictionnel qu'est le père de Cemí : Cemí lui-même est à peine conscient du fait qu'il métaphorise, l'essentiel est ici du côté de l'écoute qui transforme un énoncé en expression métaphorique ou, plus exactement, allégorique. Ce qui a l'air ridicule -la métaphore naît par lapsus, elle ressemble à une sorte de loterie stupide, un enfant est capable de produire spontanément des images que l'écrivain le plus chevronné aurait du mal à surpasser- s'avère donc avoir des enjeux tout à fait essentiels. On se tromperait lourdement dès lors à ne retenir que le côté le plus superficiel de ce passage, à savoir la parodie d'un
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certain automatisme métaphorisant, infantilisé par-dessus le marché. Le plus important de ces lignes est qu'elles parviennent à casser tout à fait l'aura d'immédiateté, de spontanéité, voire de poéticité qui entoure la métaphore, pour donner à lire la façon même dont cela s'invente en écrivant, mot après mot, phrase après phrase, paragraphe après paragraphe. Pour déchiffrer la métaphore, il serait donc absurde de se limiter à la seule analyse des liens entre comparé-bachelier et comparéroue. Il convient en revanche de s'atteler aux minuties de la préparation textuelle du feu d'artifice que libère la fin du passage. Lezama Lima étale la métaphore, non pas pour imprégner l'ensemble du texte de l'activité d'une seule image (comme il arriverait dans la métaphore filée ou dans l'allégorie, qui ne rendent ni l'une ni l'autre vraiment justice à la complexité de l'écriture de Paradiso), mais afin de montrer à l'œuvre un processus d'aimantation, de tressage, de re-distribution permanente des données textuelles. Considérée sous cet angle, la métaphore cesse d'être une simple figure de style pour devenir agent textuel. C'est grâce à elle que la chaîne des éléments, littéraux les uns, figurés les autres, s'institue en réseau composé par l'auteur autant que par le lecteur. Qu'est-ce donc qu'une métaphore? Un lapsus, une faute, un solécisme, un manque d'inadvertance, un péché de jeunesse, bref un petit monstre qu'engendre le sommeil d'une raison d'enfant? La leçon paraît claire, du moins si l'on se place du point de vue de l'observateur intradiégétique, mais en même temps le résultat de tant d'erreurs accumulées ne laisse pas d'éblouir et ne rate pas son effet: le colonel est sûr d'avoir engendré un génie en herbe. De plus -et c'est en cela que le passage en question a de profondes qualités didactiques- l'explication de la genèse, loin de se ramener à la notation d'un surgissement inexplicable et fulgurant (ce qu'il est pour le témoin fictionnel) fait l'objet d'une description aussi drolatique que méticuleuse. la production de la figure n'est donc pas rejetée dans quelque ailleurs, mais se confond avec le cours du texte même. A l'instar de la production d'un Ponge, le texte de Lezama Lima se donne à lire en acte, et c'est comme tel qu'il importe de le scruter. Globalement, la structure du passage peut être résumée comme suit. Dans un premier temps, deux personnages regardent deux gravures, qui sont d'abord nommées par le biais d'une légende («Le bachelier», «Le rémouleur»), puis vi-suellement décrites par le
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narrateur; soit schématiquement: Thème A/Thème B//Prédicat A/Prédicat B. Dans un deuxième temps, le premier personnage pose une question au sujet du référent d'une des deux gravures et par une cascade d'erreurs -de perception mais aussi de définition- le second personnage y répond au moyen d'une métaphore qui mélange indûment thèmes et prédicats; soit schématiquement: Thème A/Prédicat B, le thème devenant bien sûr comparé de la figure et le prédicat, comparant. Toutefois, pour utile que soit le déploiement de ce mécanisme sous-jacent, le schéma retenu rend très mal compte de la réalité textuelle proprement dite. D'un côté, en effet, le comparé qui sort du court-circuitage mentionné n'est nullement identique au prédicat B dont il est pourtant issu -et les différences seront tout sauf gratuites. De l'autre, les rapports à distance n'ont pas seulement trait au lien entre prédicat B et comparant, mais aussi aux deux prédicats, lesquels sont tout sauf étanches et dont l'interpénétration mérite elle aussi une lecture attentive. Matériellement parlant, cette double observation est du reste on ne peut plus logique: de même que prédicat et comparant ne se chevauchent pas complètement parce qu'ils sont disjoints par la composition du texte, de même la fusion partielle des deux prédicats est rendue possible par le fait qu'ils se touchent littéralement. Soit ainsi la première description («prédicat A»). L'accent y tombe incontestablement sur l'idée de concentration, d'enfermement, de rapetissement, comme si peu à peu on se rapprochait d'un centre, qui va s'avérer un lieu de mort: les syntagmes «au milieu de» s'y enchaînent, sans que cette aspiration par le centre ne devienne autre chose qu'une manière d'engloutissement par un blanc de plus en plus invivable. La structure syntaxique souligne cette idée d'enlisement par le recours de plus en plus poussé à l'ajout, à la coordination, bref à une manière de parataxe: chaque fois que la phrase paraît terminée, de nouveaux termes coordonnés, de nouveaux compléments ou de nouvelles subordonnées, voire des parenthèses se greffent sur le fragment déjà déroulé. Il en résulte une structure en cascade qui s'accorde bien avec le mouvement de concentration et de forage dont le dernier segment, celui entre parenthèses, offre un résumé saisissant, en tous cas un modèle épuré: froid blanc /et lunaire des tuniques dominicaines
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ou des nappes blanches des réfectoires où l'on évoque saint Bruno dont c'est la fête Répétons-le: cette phrase complexe est aussi étonnamment linéaire: à chaque nouvelle branche, elle aurait pu s'arrêter, de sorte qu'elle mime fort bien cette progression vers un centre jamais atteint -et inaccessible parce que vide- qui sous-tend la description de la chambre du bachelier. Le motif traditionnel du savoir et des études comme lutte contre les ténèbres est parodié sardoniquement par l'assimilation du blanc -rehaussé par le contexte nocturne- à toute une série de signes de mort: la peau morte du parchemin, la tête de mort utilisée comme presse-papiers, l'aspect livide du bachelier, la rigueur sans faille de la règle bénédictine, la fête qui n'en est pas une sauf en termes de calendrier... Le côté rabat-joie est sarcastiquement mis en valeur, sans que l'on sache à quel niveau diégétique précis il faut assigner cette vision horrifiante du savoir. La dérive de la description, que mangent de plus en plus d'éléments métaphoriques, est-elle inspirée littéralement de ce qui se voit dans la gravure? S'agit-il d'une interprétation du jeune José Cemí (encore sous le coup d'une expérience toute de joie et d'émerveillement dans les lignes précédant le passage analysé)? Faut-il y voir la main de Lezama Lima, qui prend un malin plaisir à subvertir le message vertueux de la gravure? La transition de la première à la deuxième description n'est pas du tout abrupte. La locution adverbiale qui l'ouvre, «à côté», n'est même pas immédiatement rattachée au prédicat B: après avoir lu au début du prédicat A que «la première gravure représentait...», on s'attend en effet à un aiguillage textuel passant par une formule du genre «la seconde gravure», si bien que la locution «à côté», surtout parce qu'elle fait suite à une description très spatialisée, n'est pas automatiquement interprétée comme l'amorce d'un nouveau mouvement. Et même après que le texte a explicité la transition d'un prédicat à l'autre, la continuité des deux descriptions reste surprenante, comme si le prédicat B était encore tout imprégné de l'esprit -ou en tous cas du lexique- du prédicat A (ou que, inversement, le prédicat A n'empiète déjà sur le prédicat B, hypothèse fort admissible pour peu qu'on se rappelle la superposition des points de vue du narrateur d'une part et du spectateur fictionnel des gravures, impatient au maximum!,
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d'autre part). Ainsi par exemple l'adjectif «désamidonné» prolonge-t-il manifestement l'allusion métaphorique aux draps. Un peu plus loin, l'insistance également figurée sur la nuit et l'antithèse clair versus obscur, semble elle aussi plus un rappel du prédicat A que la représentation «directe» de la gravure du rémouleur. Si la première description emprunte la voie d'un glissement vers quelque centre vide, la seconde est éner-giquement travaillée par des oppositions tranchées. Les habits du personnage font ou subissent deux actions contraires: elles ceignent le corps du rémouleur, elles sont gonflées elles-mêmes par le vent. La roue est simultanément dite emprisonnée par les étincelles et libératrice d'une pluie d'étoiles. Corollairement, la pâleur et l'immobilité sont en grand contraste avec les images parfois extrêmes de couleur et de mobilité qui structurent l'ensemble du prédicat B. Syntaxiquement, enfin, la structure par ajouts n'est pas supprimée, mais change totalement de rythme. Autant il y a lieu de ne pas séparer les prédicats A et B, autant il est capital de souligner aussi ce qui sépare le comparant de la figure finale et ce dont il ne paraît que le modèle réduit, c'est-à-dire le deuxième prédicat. Le trait le plus saillant de ce comparant est qu'il est le résultat d'une double ellipse: la métaphore produite par José Cemí ne répond en effet qu'à une des deux questions que lui pose son père (en fait de la première il ne subsiste rien dans sa réplique), cependant que sa répartie ne puise que dans la seule deuxième partie de la description du rémouleur (la question des habits qui ouvre le prédicat B, est complètement abandonnée). Ces coupures sont attribuables à sa hâte, à son impatience de jeune homme, frétillant pour en arriver au plus vite au terme de tout. Il y a d'ailleurs d'autres signes qui pointent cette impatience, et optimisme, cette ouverture inconditionnelle sur l'avenir: d'abord la mention de la pluie disparaît, puis le caractère descendant du lexique s'inverse (les étoiles ne tombent plus, au contraire on essaie de s'élever jusqu'à elles), enfin l'accélération du rythme s'intensifie encore. Il n'est donc pas tout à fait absurde de penser que les décalages entre la description et la métaphore sont dûs surtout à un changement de niveau énonciatif, le discours du narrateur étant relayé par celui du personnage. Mais l'importance de cet aspect -le contexte pragmatique de l'image, diversement reçue aux divers niveaux diégétiques du texte- ne
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va pas se limiter aux seuls rapports entre personnage et narrateur. Cette imbrication de niveaux, de points de vue et de voix étant capitale pour la compréhension du texte de Lezama Lima, on s'efforcera d'en cerner encore quelques détails. La voix du garçon, José Cemí, pénètre donc dans le texte du narrateur -et cette voix est marquée par l'impatience. Cette observation, pourtant, ne doit pas seulement être située au niveau psychologique. Elle permet d'activer, de thématiser, d'expliciter une loi propre à toute écriture, et dont le fragment choisi joue à merveille: la temporalité, le fait qu'un texte doive nécessairement aligner les mots et se faire en conséquence. Pourrait-on en conclure que le lecteur serait le fils qui a tendance à sauter les mots et l'auteur le père qui temporise? Pareille lecture allégorique est envisageable, mais elle est loin d'être la plus adéquate, dans la mesure où elle est un peu trop allégorique et qu'elle interdit ce faisant de voir ce qui se trame dans le texte même, où la gestion de l'information n'opère pas seulement sur le plan abstrait (le «dispatching» de l'information n'est pas uniforme: le lecteur en sait plus que le colonel, comme si Lezama Lima prenait bien soin de marquer qu'il ne cherche nullement à esbroufer son public à lui), mais aussi sur le plan temporel de la répartition des mots sur la ligne du texte. A cet égard, le texte est le théâtre d'un certain nombre d'alternances et de torsions qui nous livrent une des clés de tout le fragment. La première mention des gravures est déjà fort curieuse, en ce qu'elle inverse résolument l'ordre conventionnel de la lecture (le fait qu'il soit question de gravures reproduites dans un livre, et non pas de gravures accrochées au mur, par exemple, renforce encore cette particularité): il est d'abord question de celle qui figure sur la page de droite, puis de celle qui figure sur la page de gauche. Lorsque, tout de suite après, le narrateur donne les deux titres des gravures, on est comme forcés de supposer que la gravure du bachelier se trouve donc en belle page et celle du rémouleur en fausse page, et que la «première scène», celle avec l'étudiant, est nommée ainsi parce que c'est la première à avoir été mentionnée, même si dans l'ordre fictif du livre dont elle est un fragment sa place est postérieure à celle de l'autre gravure, laquelle est dite seconde parce qu'elle suit l'autre dans l'ordre du texte. Remarque futile? Rattachée à d'autres éléments, elle acquiert vite une signification qui l'est beaucoup moins. Le texte parle en effet
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de deux personnages (un père, un fils) dont le lien est à la fois temporel (le père précède le fils, le fils succède au père) et variable (impatient, le fils veut comme rattraper, voire devancer le père). Et l'objet de leurs échanges porte sur un tiers qui est à la jointure de leurs positions respectives: le bachelier est par définition un personnage entre adolescence et âge adulte, il est encore fils mais sur le point de s'émanciper de la tutelle du père; il représente aussi la jeunesse dont se souvient le père. Le bachelier est en quelque sorte l'image du moment de la vie auquel le père voudrait retourner (et même s'attarder?), tout en étant aussi l'image du moment de la vie que le jeune José Cemí voudrait déjà avoir laissé derrière lui (son intérêt se porte clairement sur l'activité débordante symbolisée par le rémouleur, si modeste qu'en soient les occupations). Plus largement, on constate facilement que cette dialectique du conflit générationnel innerve tout le passage: on s'abaisse et se lève, les choses sont grandes et petites, bref tout se met à bouger, à changer de place, à s'invertir. La métaphore ne survient donc pas dans le texte comme une technique décorative, comme un ajout, comme une figure de style: le texte même est métaphorique de bout en bout, et la présence de structures métaphoriques au sens traditionnel du terme sert tout au plus à rappeler plus clairement, en fin de parcours, à quel point il serait faux de vouloir l'isoler.
TROISIÈME PARTIE
AUTOUR DU NOUVEAU ROMAN
Page laissée blanche intentionnellement
AUTOUR DU NOUVEAU ROMAN
II n'est guère utile, s'agissant du Nouveau Roman, d'insister sur le rôle fondateur de la contrainte. Comme les travaux de Jean Ricardou et de tous ceux qui, dans les années 70, se sont inspirés de lui, l'ont bien montré, le renouveau romanesque d'un Claude Simon, d'un Alain Robbe-Grillet et (surtout) d'un Michel Butor eût été littéralement impensable sans l'apport d'une série de mécanismes que l'on appellerait de nos jours des contraintes: l'emploi de schémas très construits présidant à l'élaboration d'une fiction romanesque (comme par exemple dans un livre comme L'Emploi du temps de Butor), l'expérimentation avec la poétique des générateurs, c'est-à-dire de mots clé dont se déduit, directement et par variations, une fiction (comme par exemple dans La Route des Flandres de Simon), ou encore le principe du récit multiple (comme par exemple dans Le Voyeur de Robbe-Grillet), toutes ces techniques1 sont bien connues désormais et ne nécessitent plus de longues explications. Toutefois, la mouvance du Nouveau Roman ne peut en aucune façon être limitée à une seule esthétique, ni même à un groupe d'auteurs figé une fois pour toutes. Sans vouloir ranimer ici le vieux débat de la définition du Nouveau Roman ou des Nouveaux Romanciers, il est impératif de rappeler que dès le début même les auteurs qui se réclamaient du mouvement néo-romanesque ont farouchement défendu leur indépendance. Le temps passant, c'est bien cette dernière attitude qui a prévalu, même dans la critique, infiniment plus attentive de nos jours à ce qui fait l'unicité irremplaçable de chaque texte qu'à l'utopique recherche d'une communauté d'idées, d'un ensemble de techniques étiquetées, d'un esprit de corps ou de quelque intérêt éditorial bien compris. Faut-il en déduire qu'il serait vain de tenter, comme nous voudrions le faire ici, une approche «commune» d'un certain nombre d'écrivains plus ou moins liés au Nouveau Roman? Sans aucun doute, si le regroupement d'auteurs tend, implicitement ou non, à faire revivre le fantasme d'une Ecole. Pas du tout, si le rassemblement se fait au nom d'un tout autre principe, en l'occurrence celui de la contrainte. Réunir 1
Un aperçu plus complet et fort didactique s'en trouve donné dans Jean Ricardou, Le nouveau roman, Paris, Seuil, 1973.
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quelques auteurs proches du Nouveau Roman pour confronter leur travail à la question de la contrainte, ne vise pas en effet à constituer ces écrivains en groupe, ni à minimiser les différences entre leurs recherches respectives. La notion de contrainte, qui est pour nous une catégorie universelle, attestée (dans des proportions évidemment fort variables) dans toutes les littératures de tous les temps, est bien trop générale pour permettre l'isolement d'un ensemble qui serait celui du Nouveau Roman. En revanche, la mise en jeu de la contrainte met au grand jour les limites trop facilement admises de notre définition du Nouveau Roman. Les trois auteurs qui se côtoient dans cette partie, sont en effet des «marginaux», dont l'œuvre ne correspond guère à l'horizon d'attente sculpté par la seule fréquentation des livres de Butor, Simon ou Robbe-Grillet. Cette marginalité est due à des raisons fort diverses: dans le cas de Robert Pinget, elle découle entre autres du goût de cet écrivain pour les questions du ton et de la voix, c'est-à-dire d'une oralité (et peut-être d'une poéticité), difficilement comprises à l'époque de «l'écriture textuelle»; dans celui de Jean Lahougue, c'est l'acceptation d'un récit immédiatement lisible, ou plutôt le maintien d'un tel récit, puis son utilisation à de tout autres fins, qui heurtait de front le parti pris militant de la contestation de tout récit; dans celui de Raymond Federman, écrivain bilingue ayant beaucoup contribué à faire mieux connaître le Nouveau Roman français aux États-Unis, c'est le mélange déroutant de l'ordre et du chaos, de la contrainte et de l'improvisation, qui explique probablement son absence des discussions, outre bien sûr les questions de l'oralité et de la lisibilité qui le hantent non moins. L'analyse de la contrainte dans les textes de Pinget, de Lahougue et de Federman, permettra ainsi de jouer un double rôle. D'un côté, elle apportera quelques preuves que les auteurs en question ne sont pas moins «contraints» que les auteurs plus traditionnellement inclus dans le panthéon néo-romanesque. Elle contribue ainsi à «libérer» un peu notre manière d'envisager le Nouveau Roman. De l'autre, elle aidera à réviser plus fondamentalement la question de la contrainte en prose, jetant ainsi un pont entre les réflexions sur le discours analogique comme contrainte de la deuxième partie et les interrogations plus contemporaines de la quatrième et dernière partie de cette étude.
LE LIBERA: HIER, AUJOURD'HUI Les raisons d'un silence Dans l'œuvre de Robert Pinget, Le Libera (1968) est un livre-charnière. Pris entre les deux sommes romanesques que sont L'Inquisitoire (1962) et Quelqu'un (1965), d'un côté, et le cycle plus expérimental qui va s'étendre de Passacaille (1969) à Cette voix (1975), ce roman reste, aujourd'hui encore, difficilement classable, tant il échappe aux canons du Nouveau Roman comme aux stratégies iconoclastes du Nouveau Nouveau Roman1. Le Libera est en d'autres termes un texte discret mais stratégique, peu lu mais absolument à lire2. Par son allure apparemment décousue, presque improvisée, il se dérobe aux mécanismes majeurs des deux versants de l'aventure néo-romanesque. Contrairement au souci de composition globale du Nouveau Roman (que l'on songe aux architectures «hyperconstruites» des premiers livres de Michel Butor, de Claude Ollier ou d'Alain Robbe-Grillet, notamment), Le Libera est un texte qui semble s'écrire au fil de la plume, en dehors de toute conception globale ou de toute trame préconstruite. Et à la différence des coups de butoir que lancera le Nouveau Nouveau Roman contre les structures de base du récit même, le roman de Pinget se distingue d'emblée par une sorte de jubilation affabulatrice, certes peu conventionnelle mais néanmoins fort réjouissante, peu encline aussi (sauf peut-être, mais très légèrement, vers la fin du livre) à céder 1
Pour une tentative de définition du Nouveau Nouveau Roman, je me permets de renvoyer au chapitre inaugural de mon étude Aux frontières du récit: Fable de Robert Pinget comme «nouveau nouveau roman» (Toronto/Leuven, Ed. Paratexte/Leuven University Press, 1987). 2 Dans cet article, les citations du Libera seront immédiatement suivies par une indication paginale entre parenthèses. L'édition utilisée est la réimpression de 1971.
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au glissement vers l'anti-récit que s'apprête à institutionnaliser, sous l'égide de Jean Ricardou, le célèbre colloque de Cerisy en 19713. De la même façon, Le Libera n'est pas du tout un texte qui se prête facilement aux microscopies du signifiant que les Nouveaux Nouveaux Romans permettront de développer jusqu'au vertige. S'il n'est bien entendu pas interdit d'y reconnaître à chaque page la «productivité du signifiant» (Kristeva), une lecture trop axée sur les seuls mécanismes touchant à l'infime risque directement de faire l'impasse sur les effets d'accumulation, de grouillement, voire de gourmandise narratifs qui font un des charmes du livre. Trois décennies plus tard, Le Libera reste un objet littéraire aussi singulier qu'à sa parution, et ni les nouvelles interprétations sur l'écriture néo-romanesque4, ni les nombreuses publications sur l'œuvre et la personne de Robert Pinget n'ont conduit à sortir ce texte de la demi-pénombre qui a été la sienne jusqu'ici.
Pour une lecture contemporaine du Libera Toutefois, bien d'autres évolutions sont à même de jeter une nouvelle lumière sur quelques aspects fondamentaux du livre. C'est ainsi que l'opposition de fictions «hypertextuelles» (en version électronique comme en version traditionnelle) devrait encourager à relire sur d'autres bases la combinatoire du roman.5 Au lieu d'analyser comment les cellules narratives s'engendrent à partir d'un stock d'éléments réduit qui se combinent de manière toujours inédite, il devrait être possible
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Nouveau roman: hier, aujourd'hui (colloque de Cerisy dirigé par Jean Ricardou et Françoise Van Rossum-Guyon), 2 tomes, Paris, UGE, coll. 10/18, 1972. 4 Je pense surtout aux recherches de Lucien Dällenbach, qui est parvenu à donner un tour plus thématique à l'étude de Nouveau Roman, sans pour autant rompre avec les acquis de l'époque formaliste dominée par Jean Ricardou. 5 Pour une approche contemporaine de la notion de combinatoire narrative dans les textes électroniques, voir Lev Manovich, The language of new media, Cambridge, Mass., MIT, 2000.
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d'aborder le texte plutôt comme un ensemble de «lexies»6 et d'analyser, non pas la répartition sans cesse bouleversée d'un répertoire de mots ou de motifs, mais l'articulation (matériellement linéaire, mais forcément cassée au niveau de la lecture) d'un ensemble de blocs de paragraphes dont les protocoles d'ouverture et de clôture acquièrent du coup une fonction de régie et de «dispatching» autrement plus importante (car tant la fin que le début des paragraphes obéissent à des règles de «surmarquage» syntaxique et sémantique qui fonctionnent comme autant de balises ou, si l'on veut, de rimes textuelles). Mais en quoi pourrait-on dire que Le Libera lance un défi à l'élaboration d'une théorie de la «contrainte»? À cette théorie, le roman de Pinget pose en effet une énigme on ne peut plus brutale, et partant infiniment séduisante. Si l'on accepte de définir la contrainte comme un mécanisme d'écriture surajouté de manière systématique et globale aux normes de la langue et du système textuel dans lesquels on écrit, Le Libera a de quoi laisser perplexe. D'un côté, il est parfaitement clair qu'on a affaire à un texte éminemment contraint. De l'autre, toutefois, il est presque impossible de transformer cette impression de lecture en quelque règle fixe ou aisément déterminable. Dit autrement: on sait (ou du moins on sent) que des contraintes sont à l'œuvre un peu partout, sans que l'on arrive à formuler vraiment les mécanismes précis de pareille activité contrainte. Du point de vue théorique de la contrainte, une telle situation débouche sur une alternative précise. Ou bien le décalage entre pratique textuelle et exigence théorique est jugé tel que l'hypothèse même de l'écriture à contrainte, s'agissant d'un livre comme Le Libera (et peut-être de l'écriture pingétienne en général) sera inévitablement écartée. Ou bien cette même tension est reçue comme une invitation à élargir ou à dépasser les manières habituelles de penser la contrainte. De ces deux voies, la première, que l'on pourrait rapprocher de la conception formelle «dure» de la contrainte oulipienne, ne sera pas suivie en ces pages. nous ferons plutôt le pari d'une approche, non pas complaisante, mais plus souple du phénomène de la contrainte. Surtout 6
Dans le code hypertextuel, la lexie -dont le concept est vaguement (et faussement) emprunté au S/Z de Barthes- désigne l'unité sémantique de base du texte. En ce sens, il est comparable au paragraphe du texte traditionnel.
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dans le cas de contraintes engageant des structures sémantiques ou discursives de grande envergure, la position maximaliste du «tout ou rien» ne semble pas toujours la plus appropriée. Imposer à ce type de contraintes les mêmes impératifs qu'on peut attendre de l'application d'un procédé formel strictement délimitable (comme le palindrome, l'anagramme ou encore le lipogramme, pour ne citer que les exemples les plus attestés dans la production contemporaine, y compris dans le domaine du roman), signifierait une méconnaissance dangereuse de la spécificité de cette classe de contraintes, que la lecture «traite» beaucoup plus activement que les contraintes proprement formelles. En effet, si on «enregistre» une contrainte formelle -pour en apprécier ensuite les surprises et les mérites de l'exécution-, une structure thématique ou discursive doit souvent être «construite» par le lecteur et il est bien connu que qu'un tel acte cognitif tend à se faire de façon dynamique, par approximations et réajustements permanents et successifs. Que cette démarche ne soit pas forcément étrangère à l'univers des contraintes, jusqu'ici trop fermée sur certains procédés formels, c'est ce qu'on aimerait démontrer ici par l'analyse de la «voix» (au sens que Gérard Genette et la narratologie contemporaine donnent à ce terme)7 dans Le Libera.
Une «voix» contrainte Car qui parle en ce roman? Très vite, le lecteur est déconcerté, puis débordé par la multiplicité des instances qui s'enchaînent. Très vite aussi, il est non moins frappé par leur fondamentale unité, de ton, de style, voire de préférences idéologiques (tous les «je» semblent des émanations d'une certaine France profonde). Cette première 7
A titre de rappel: «C'est ce genre d'incidences que nous allons considérer sous la catégorie de la voix: »aspect, dit Vendryès, de l'action verbale considérée dans ses rapports avec le sujet« – ce sujet n'étant pas ici seulement celui qui accomplit ou subit l'action, mais aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement tous ceux qui participent, fût-ce passivement, à cette activité narrative» (Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 225-226).
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ambivalence, sensible dès le premier contact avec le livre, Pinget va l'exaspérer tout au long du roman, à tel point qu'il en fera l'interrogation centrale du texte tout entier. En effet, ce qui va retenir l'attention du lecteur, c'est surtout la question de l'identité et de l'attitude de la voix narrative. La contrainte qui agence le traitement de la voix pourrait s'énoncer alors comme suit: l'instance narrative du roman est élaborée de telle manière qu'elle s'avère susceptible d'occuper les positions les plus antagonistes qui soient. À cet égard, il n'est sans doute pas faux de postuler que le travail narratif du Libera équivaut à une contrainte sémantique activant la structure du paradoxe. La pluralité de la voix n'a certes rien d'absolu, car localement le doute n'est souvent guère permis: pour chacune de ses occurrences, il est possible –au moins à titre d'hypothèse- d'avancer une interprétation et de répondre avec plus ou moins de probabilité à la question de savoir qui parle. Mais en même temps cette réponse n'est jamais sans reste, elle a toujours du mal à se débarrasser de beaucoup d'autres réponses concurrentes, et surtout dans l'enchaînement du livre où les paragraphes se chassent les uns les autres dans un tourniquet sans fin, les interprétations successives n'arrivent à aucun moment à se «cristalliser» en quelque réponse unique. Pour rendre ce mécanisme un peu plus concret, il convient d'y distinguer deux niveaux. Premièrement, Le Libera nous confronte avec une série d'instances narratives qu'il n'est pas possible, malgré l'anonymat rigoureusement maintenu de la première à la dernière ligne du roman, de considérer comme les occurrences successives d'un narrateur unique. S'il est vrai que le «je» qui se manifeste d'un bout à l'autre du texte, témoigne partout de son profond ancrage dans la communauté rurale, plus franchouillarde que nature et fort ironiquement croquée par Robert Pinget8, l'instance narrative se révèle souvent cumuler les rôles a priori incompatibles de témoin oculaire et de narrateur 8
Le «je» s'exprime surtout en tant que porte-parole de ce qui se dit «chez nous». Si forte est cette impression «unanimiste» que l'on pourrait essayer de relire Le Libera comme un avatar tardif, mais, littérairement fort stimulant, du simultanéisme, cf. Dominique Viart (éd.), Ecritures de la simultanéité, PU du Septentrion, 1996.
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omniscient. D'une part, le «je» semble avoir été présent partout, sa focalisation étant thématisée régulièrement par des formules du genre «je le vois encore...» , «je l'entends encore...», même quand cela paraît hautement improbable, pour ne pas dire impossible (le narrateur décrit parfois en témoin direct des scènes, par exemple des repas, dont tous les participants sont explicitement nommés à la troisième personne). D'autre part, il a constamment accès aux pensées et surtout aux arrièrepensées des personnages, sans que le texte n'indique jamais de frontière entre les passages à focalisation très ciblée et ceux caractérisés par l'omniscience la plus absolue. Logiquement, le lecteur ne peut donc que conclure à une instance énonciative erratique, la voix narrative étant mobilisée par (ou attribuée à) une foule de narrateurs presque interchangeables entre eux, qui se relaient dans une ronde affolante. Or, autant qu'il serait problématique de réduire toutes ces manifestations à une instance narrative unique, autant le texte s'efforce d'affaiblir systématiquement l'identité de chacun de ces narrateurs (ou narratrices, comment savoir?). Outre l'anonymat déjà signalé, on pourrait mentionner aussi l'évitement des marques relatives au sexe des personnes (qu'il s'agisse en règle générale d'un narrateur masculin est une hypothèse qu'on peut seulement déduire du contexte) ou l'absence de véritables dialogues (au cours desquels le «je» serait amené à se dévoiler davantage). Deuxièmement, la prise en considération du mouvement d'ensemble du livre, abstraction faite des micro-enchaînements que les innombrables cellules narratives fomentent un peu partout, laisse affleurer une ambivalence plus radicale encore. En effet, non content de brouiller les frontières entre ces diverses instances narratives, Le Libera autorise également à formuler l'hypothèse adverse, celle d'un texte résolument dominé et surplombé par une seule et unique instance narrative dont toutes les autres ne seraient alors que les masques superficiels. Cette hypothèse est étayée par une observation forte, car de même qu'au début du roman la première manifestation de la voix narrative (qu'on attribue alors à celle d'un villageois plutôt âgé, émanation parfaite de la doxa provinciale): Si la Lorpailleur est folle je n'y peux rien. Si la Lorpailleur est folle je n'y peux rien, nul n'y peut rien et bien malin qui prouverait le contraire.
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Si la Lorpailleur est folle mais est-elle folle, elle l'est, prétend que j'aurais participé de près ou de loin, que j'aurais trempé dans l'affaire du petit Ducreux, j'aurais eu des accointances avec la police d'où mon impunité. (p. 7)
se dilue peu à peu pour susciter une myriade de voix proches de la sienne, de même la fin du livre multiplie les indices d'une situation narrative toute nouvelle et particulière, mais qui n'est pas sans rappeler la situation énonciative de base de L'Inquisitoire: le texte est interrompu par les injonctions d'une voix pressant son interlocuteur de coucher par écrit tout ce qui est dit: Donc oui écrivez écrivez, le jour en question Mortin se trouvait dans la pharmacie, quelle heure pouvait-il être, huit heures dans ces eaux-là, il s'était levé plus tôt que d'habitude, ne m'interrompez pas [...]. (p. 188).
Or, contrairement à L'Inquisitoire, nous n'entendrons jamais la voix de l'interrogateur, si bien que l'injonction à écrire peut fort bien être adressée par le narrateur à lui-même. Et ce chevauchement de la première et de la deuxième personne facilite à son tour l'émergence d'une nouvelle hypothèse qu'un parcours rapide du texte ne peut jamais faire surgir. Il est possible de postuler dans Le Libera l'intervention d'une énallage narrative supplémentaire, non plus entre le «je» et le «tu» mais entre le «je» et le «il», pour entrevoir une relation d'identité entre le narrateur maniaquement anonyme et le personnage de Mortin. Celui-ci domine sans conteste les pages finales du livre et bien des précisions textuelles suggèrent que c'est bien lui le centre caché de l'immense rhizôme (pour reprendre ici la métaphore deleuzienne et, depuis, hypertextuelle) qu'est devenu peu à peu Le Libera: Mais Mortin dans sa chambre se demandait comment le drame en question il y avait de ça dix ans avait pu rebondir à propos de rien, les soupçons d'une détraquée qui voyait dans un fait divers des rapports avec le malheur de cette veuve laquelle ne serait ni la première ni la dernière... [...] Ou que Mortin se rappelant le fils Pinson disparu depuis belle lurette, les joyeuses fêtes à Broy, quelques années de bringue à la
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barbe de la population, qu'on était jeune, c'était donc ça, un feu de paille, pour combien de cendres à remâcher depuis... depuis... Calcul impossible. Ecrivez. Mais Mortin à la rédaction de ce fait divers. Ecrivez. Gambadant virevoltant. Cette ombre dans la forêt qui s'approche [...]. (p. 201-202)
L'avantage de cette interprétation est qu'elle permet d'annexer, rétrospectivement, le début même du livre, au ton pourtant très différent du désenchantement et de la précipitation de la fin. Au bout de sa course, en effet, la voix narrative, par un calembour si gros sur «soif» et «faim»/«fin» qu'elle n'ose même plus s'en excuser (comme elle a eu tellement tendance à le faire auparavant), n'a plus qu'une seule envie: en finir, et même en finir une bonne fois pour toutes. Sortilèges bousillés. Plus question de finir. Une soif mais pour l'éteindre je pourrai toujours courir. Une soif oui, selon moi. (p. 222, fin du livre)
Le premier narrateur qui émerge du livre, tout indigné de se voir impliqué par les potins dans quelque vieux crime crapuleux, n'est-ce pas déjà Mortin? N'est-ce pas déjà lui qui «blanchit» sa voix, qui essaie de la rendre inidentifiable (un peu à la manière de ce qui se fait dans les lettres de délation), afin de mieux se défendre des accusations? N'est-ce pas lui qui profite de cet anonymat pour faire proliférer des récits flottants coupés de toute source d'énonciation propre, se réappropriant ainsi l'arme principale des cancans qui le visent? Et ne le ferait-il pas d'un endroit fort précis, jamais nommé lui non plus, à une seule exception près: «Cette prison où je suis.» (p. 216)? Le texte du Libera serait-il la confession, le plaidoyer, le délire,... d'une voix éclatée, dictée à soi ou à un enquêteur implicite, destinée à blanchir la réputation de Mortin? À moins que la voix centrale, plus habilement déguisée encore, ne soit celle du «R.P.» violeur d'enfants au cours de sa mission, ce qui donnerait au livre une tournure plus ironique encore (Robert Pinget, R.P. ou «révérend père» à sa façon, se désignerait ainsi comme faisant entièrement partie de la communauté qu'il décrit dans son livre et dans
LE LIBERA: HIER, AUJOURD'HUI
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laquelle on peut reconnaître bien des éléments du village en Touraine où il résidait à l'époque) et, du point de vue narratologique, bizarrement métaleptique.9 Tout cela est possible, et en même temps tout cela est pure spéculation. À l'instar de ce qui a été observé au premier niveau de l'analyse, où il s'est avéré impossible de fixer durablement une distinction entre une foule de narrateurs pourtant tous semblables, le deuxième niveau de l'analyse déploie soig-neusement un labyrinthe forçant le lecteur à embrasser simultanément deux interprétations qui s'excluent mutuelle-ment, à savoir celle d'un ancrage narratif unique et tout sauf indifférencié d'un côté et celle d'un poudroiement sans aucun repère tenable de l'autre. D'avoir réalisé une prouesse narrative pareille, fait de Pinget incontestablement un grand auteur à contraintes et du Libera un texte qui élargit sainement la notion même de contrainte.
9
On sait que Genette définit la métalepse comme la figure qui consiste à ignorer la frontière qui sépare deux mondes: celui où l'on raconte, et celui qui est raconté, cf. Figures III, op. cit., p. 243-245.
Page laissée blanche intentionnellement
JEAN LAHOUGUE OU LA CONTRAINTE COMME ABUS L'écriture à contraintes, on l'a vu, n'est pas une écriture basée sur les contraintes de la langue (grammaire, orthographe, etc.). De la même façon, ce n'est pas une écriture qui se contente d'exploiter uniquement les règles et conventions d'un régime discursif ou d'un genre. Parler de l'intervention de Jean Lahougue dans le domaine du roman policier peut dès lors sembler une facilité, pour ne pas dire une erreur théorique. Certes, Lahougue utilise à tous les niveaux de nombreuses contraintes telles qu'on les a définies ici,1 mais cela suffit-il pour considérer son jeu avec le polar comme un aspect de son écriture sous contrainte? Que la réponse soit affirmative, ne peut faire de doute. Non pas à cause du fait qu'observation des conventions génériques égale ici écriture à contraintes, mais bien en raison de l'emploi complexe, excessif à tous égards (l'auteur lui-même avancera le mot d' «abus»), de ces conventions qui s'emboîtent à trois niveaux: le roman en général, obligé de ses définir par rapport au genre du roman policier; le roman policier lui-même, tel que le modulent ses variantes les plus caractéristiques; enfin les romans de Jean Lahougue lui-même, qui vont creuser les possibles du roman policier pour faire éclater ce que l'on met toujours aux antipodes de la contrainte: le style personnel de chaque écrivain.
1
Une démonstration éblouissante en est donnée dans Écriverons et liserons (en vingt lettres) suivi de “Clés du domaine”, où Jean Lahougue révèle l'essentiel des contraintes ayant présidé à l'écriture de son dernier roman, Le domaine d'Ana (Seyssel, Champ Vallon, 1998).
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Le roman comme polar Il paraît logique, lorsqu'on enquête sur les rapports entre littérature et roman policier, de s'interroger tout d'abord sur les motifs du roman à faire des emprunts à son double policier, jadis roturier, aujourd'hui peut-être, sinon au sommet, du moins au centre du système littéraire tout entier. Le choix de cette méthode semble d'autant plus judicieux que, très vite, il permet d'organiser un ensemble de données sans cela un rien disparates et d'apporter quelques jalons à ce qui pourrait être une histoire du roman de ce siècle. À passer en revue les nombreux contacts entre roman et roman policier, il y a lieu de distinguer en effet un ensemble de liens que l'on peut rattacher aussi bien à l'essence qu'à l'histoire même du genre romanesque, Protée littéraire par excellence. On en commentera ici trois, qui chacun expliquent l'engouement durable du roman pour le récit policier au cours du XXe siècle, tout en jetant une nouvelle lumière sur les sédimentations continues qui brouillent et déterminent la trajectoire de la forme roman. L'aspect le plus voyant est sans doute aucun l'effet d'annexion. Genre ouvert par définition, capable en principe de s'ouvrir à toute autre forme d'expression, littéraire ou non, le roman s'impose a priori comme une pratique à même d'intégrer les structures discursives les plus hétérogènes qui soient (on peut ainsi envisager un roman en vers tout comme il y a moyen d'imaginer un roman sans récit, par exemple). Rien de plus normal dès lors à ce que le roman ait jeté son dévolu, comme il l'a fait pour tant d'autres catégories de paralittérature,2 sur la forme dite policière. D'abord bien sûr pour la relever (c'est Malraux évoquant le tournant métaphysique du polar chez le Faulkner de Sanctuaire; c'est aussi Gide mettant sur le même pied Balzac et Simenon). Ensuite, une fois réussi le transfert, pour s'en servir entièrement à sa guise, la trame policière faisant partie du b.a.ba du parfait petit romancier (l'exemple de base serait ici Albert Camus).
2 Pour
l'exemple de la science-fiction (qui serait pour la littérature postmoderne ce que le policier serait pour la littérature moderne), voir Brian McHale, Constructing Postmodernism, New York/London, Routledge, 1992.
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Enfin, plus récemment, l'effet d'annexion a connu une variante que l'on a tendance à nommer postmoderne, mais qui n'a rien de détonnant ou d'exceptionnel. L'annexion y est plus proche du recyclage parodique que de la simple récupération: il s'agit de la manipulation de tous les clichés, tics, scies, lieux communs et autres stéréotypes du polar, brassés loufoquement, de La Maison de rendez-vous (Alain Robbe-Grillet. 1965) aux Grandes blondes (Jean Échenoz, 1995), aux plus endiablés des rythmes qui soient. Le second effet, parallèle au premier et apparemment en contradiction avec lui, concerne le fait que le roman (certes de tous temps, mais surtout lorsque sa forme contraire, la poésie, a commencé à se défaire de ses contraintes caractéristiques) cherche lui aussi à se donner des lois, à imposer au bouillonnement de ses greffes et des expansions, un cadre moins arbitraire (comme le prophétisait déjà Roland Barthes dans Le degré zéro de l'écriture). Selon tel effet de compensation, il va sans dire que l'intrigue policière offre plus d'un avantage. C'est elle en effet qui, grâce aux impératifs de son énigme, offre une ossature narrative à un genre qui était en train de perdre tous ses repères. Comme le note Borges: Que pourrions-nous dire pour faire l'apologie du roman policier? Ceci, qui est évident et certain: notre littérature tend au chaos. On tend au vers libre parce que c'est plus facile que le vers régulier; en réalité, c'est très difficile. On tend à supprimer les personnages, les intrigues, tout est très vague. A notre époque, si chaotique, il y a quelque chose qui, humblement, a gardé les vertus classiques: l'histoire policière.3
On s'en doute, l'effet de compensation joue le plus fortement quand il s'allie à un troisième phénomène, qui le prolonge et le creuse en même temps: l'effet de connivence, typique surtout des années néoromanesques. Partant de l'idée que toute écriture est voyage, et toute lecture, quête, les premiers théoriciens du Nouveau Roman, Ludovic Janvier en tête,4 n'ont guère eu de mal à souligner l'analogie profonde entre roman et investigation policière. Revendiquant le passage, avec 3
«Le conte policier», dans Autopsies du roman policier (textes réunis et présentés par U. Eisenzweig), Paris, 10/18, 1983, p. 304. 4 Voir son essai très influent Une parole exigeante, Paris, Minuit, 1965.
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Jean Ricardou, du «récit d'une aventure» à «l'aventure d'un récit»,5 toute fiction ro-manesque digne de ce nom s'instituerait en la métaphore de sa propre élaboration, la rencontre du roman et de la trame policière devenant ainsi hégémonique pour ne s'effacer qu'avec la disparition du récit lui-même (la dimension policière est abandonnée au moment où le Nouveau Roman, dans un souci d'expérimentation plus poussée, s'attaque à la narration elle-même). Annexion, compensation, connivence: si l'ensemble de ces facteurs contribue à une meilleure compréhension des liens entre roman et littérature policière, il constitue aussi une fausse piste d'une perfidie exemplaire. Son succès même, la rentabilité du schéma d'explication qu'il avance, dissimule en effet ce qui est peut-être l'essentiel, à savoir le fait que la fascination du roman pour le récit policier révèle surtout une profonde dissymétrie.
Le roman comme anti-polar En effet, que le roman suive à ce point les leçons du récit policier n'a, en soi, rien de naturel ou d'évident. Au contraire, que le roman cherche tant à se rapprocher de l'intrigue policière pourrait fort bien être vu comme un signe de faiblesse, voire comme une fuite en avant par quoi un genre en recul, en l'occurrence le roman, s'efforce de mobiliser à son avantage les atouts d'un autre genre, le roman policier, qui ne cesse, lui, de monter. Car il ne suffit pas de mettre le roman du côté de la littérature et le roman policier du côté de la paralittérature, puis d'examiner comment le genre moins coté s'infuse lentement dans le genre plus prestigieux. Encore et surtout faut-il relever qu'il y a bel et bien conflit et disparité. Comme l'ont bien remarqué les praticiensthéoriciens mêmes du roman, celui-ci, tout en s'écrivant toujours «mieux», s'enfonce pour cela même dans la crise, coupé qu'il est de son lectorat, qui est populaire (après avoir été, au XVIIIe siècle, 5
Les deux premiers recueils de Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman (Paris, Seuil, 1967) et Pour une théorie du nouveau roman (Paris, Seuil, 1971), analysent plusieurs histoires policières dans cette perspective.
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essentiellement féminin). C'est en tous cas le constat que l'on relève aussi bien chez les tenants de l'avant-garde révolutionnaire, par exemple un Jean-Claude Montel,6 que chez les amoureux du récit moderne qui, tel Benoît Peeters,7 sont surtout soucieux de réduire l'écart entre «bonne» littérature et littérature «lisible». C'est dire que le rapport même entre roman et récit policier est loin d'être réversible.8 En effet, là où le roman a tout intérêt à profiter du modèle policier pour freiner sa propre érosion (en termes de lectorat, non pas en termes de prestige ou de qualité), la littérature policière n'a pas besoin, ni pour s'affirmer ni même pour s'installer confortablement, de lorgner du côté des exemples fournis par les Belles-Lettres. Les mutations internes du roman policier font plus que l'insinuer d'ailleurs. Dans le domaine anglo-saxon, avec le dur-à-cuire, comme dans le monde de la francophonie, avec le polar social à la JeanPatrick Manchette (hier) ou à la Didier Daeninckx (aujourd'hui), le roman policier se dégage de ce qui constituait sa plus-value aux yeux d'une forme romanesque en quête de nouvelles marques: son origine «intellectuelle» (l'expression est de Borges), qu'il a troquée contre le sexe et le sang, bref contre le «réalisme». La conclusion s'impose: face au roman policier, le roman qui se respecte, c'est-à-dire le roman de recherche, est confronté à un dilemme. D'une part, à cause des multiples analogies entre les deux domaines, il ne pourra pas faire l'économie d'une interrogation sur la dimension policière de tout récit: qu'on le veuille ou non, la parenté du roman et du récit policier est si prononcée que le romancier s'amputerait d'une part essentielle de son travail en s'interdisant d'utiliser le modèle policier. D'autre part, en raison du décalage grandissant entre eux, le roman ne pourra plus se contenter de se servir tout simplement du récit policier: le rapport de forces est aujourd'hui tel que le roman risque fort de faire les frais de cette opération et de se 6
Voir Jean-Claude Montel, La littérature pour mémoire, Presses universitaires du Septentrion, 2000. 7 Les thèses de Peeters sont défendues le plus clairement dans un court livre sur le cinéma, Le travail de Hitchcock, Paris, les Impressions nouvelles, 1991. 8 Dans le régime littéraire postmoderne, cette réserversibilité serait justement ce qui définit les rapports entre roman et science-fiction, cf. Brian McHale, op. cit.
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faire engloutir par le récit policier plutôt que de l'attraper dans ses propres rets. Ne pouvant donc ni ignorer ni utiliser les techniques et la philosophie du récit policier, le romancier qui décide d'adopter critiquement les structures du récit policier n'a plus qu'un seul choix: sa stratégie consistera nécessairement à écrire des romans policiers, mais à les écrire de telle sorte qu'il écrira contre eux. Non pas en les tournant en dérision (c'est une façon d'avouer encore sa faiblesse), mais en essayant de les dépasser pour faire autre chose (de prime abord plus classique, pareille démarche excède l'attaque frontale de la parodie). Un tel romancier, bref, sera inexorablement en position de réécriture.
Le texte comme expérience Romancier résolument textuel (il faut entendre par là «intellectuel», soit antisubjectif et antiréaliste), Jean Lahougue est sans doute l'auteur contemporain dont la production semble coller le mieux à l'idéal de la littérature policière traditionnelle, celle de Poe ou de Christie, revue et corrigée à la lumière de l'enseignement néoromanesque.9 Sa position, de ce point de vue-là, n'est pas sans rappeler celle de plusieurs autres romanciers qui, vers la seconde moitié des années 70 (au moment de la rupture entre le Nouveau Roman et son public, même éclairé), cherchent dans le roman policier un modèle d'innovation narrative «lisible»: Benoit Peeters, auteur de La Bibliothèque de Villers (1980)10 ou encore François Rivière, qui s'illustra surtout comme scénariste de bande dessinée (Le Rendez-vous de Seven-Oaks, avec Floc'h, 1977). Toutefois, pour peu qu'on situe ses divers ouvrages les uns par rapport aux autres et qu'on s'efforce d'en situer les enjeux dans l'enchaînement
9
Sur son rapport au policier, Jean Lahougue s'est expliqué dans trois articles: «Ecrire à partir d'Agatha Christie», in Texte en main, n° 6, 1986, pp. 5-6, “Ecrire vers Simenon”, ibid., pp. 11-30, et «Réécriture et relecture de La Méprise», in Claudette Oriol-Boyer (éd.), La réécriture, Grenoble, Ceditel, 1990, pp. 109-123. 10 Ce roman a connu une réédition particulièrement radicale et instructive aux Impressions Nouvelles, en 1990.
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logique qui est le leur, Lahougue apparaît comme l'écrivain qui a poussé le plus loin la déconstruction du genre policier. La plupart des études sur Lahougue ont tendance à faire débuter son intérêt pour le roman policier avec La Comptine des Height,11 remake baroquissime des Dix petits nègres pour lequel il refusa le prix Médicis. C'est oublier que la littérature policière interpelle le romancier moins à cause de son anecdote et de ses rôles prédéfinis, qu'en raison du modèle d'écriture et d'organisation qu'il lui tend. Si tel est le cas, il n'y a nulle raison d'exclure des pérégrinations de Lahougue en terre policière le quatrième de ses ouvrages, Non-lieu dans un paysage.12 Le livre est construit à partir d'une figure «intellectuelle» (pour reprendre encore une fois l'expression de Borges) qui associe l'acte de fermeture du livre par le lecteur à une forme d'assassinat.13 Mais au-delà de son enrichissement de la panoplie technique et stylistique du roman policier, Non-lieu dans un paysage soulève un double problème qu'il est important d'avoir présent à l'esprit en abordant La Comptine des Height. La première de ces difficultés concerne le versant du style: ayant débusqué une analogie certaine avec La Vraie Vie de Sébastien Knight, livre que l'auteur ne lira que par la suite, la critique a reproché à Jean Lahougue d'avoir fait «moins bien» que Nabokov, voire de l'avoir plagié. Quant à la seconde difficulté, elle a trait à la dimension générique du roman, qui est et n'est pas un roman «policier» (on pourrait dire qu'il s'agit d'un roman qui n'ose pas pleinement se dire policier). Ce qui émerge, ici comme là, c'est donc un manque de clarté ou, si l'on veut, de positionnement. Ce problème, qui paraît insurmontable au niveau du texte pris isolément, Jean Lahougue parviendra cependant à le transformer en une véritable machine à inspiration et à écriture au niveau de l'œuvre tout entière. Le volume suivant de Lahougue, tout en proposant une fiction, un style et une atmosphère tout autres, peut dès lors être compris, entre autres bien sûr, comme la réponse aux deux problèmes posés lors de la 11
Paris, Gallimard, 1980. Paris, Gallimard, 1977. 13 Cf. «Ecrire vers Simenon», art. cité, p. 11. D'autres précisions sont apportées par Annie Combes dans son essai Agatha Christie, l'écriture du crime, Paris, les Impressions nouvelles, 1989 (voir surtout le chapitre «Epars dans le futur»). 12
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réception de Non-lieu dans un paysage. La Comptine des Height en est d'une certaine façon déduit, le roman de Lahougue étant vraiment expérimental: chaque nouveau texte résulte d'une série d'hypothèses formulées à partir des insuffisances du précédent.
Manœuvres trop voyantes, ruses trop discrètes La Comptine des Height opte sans hésiter pour le modèle policier: l'effet de connivence entre écriture romanesque et trame policière est explicité dans ce roman, au lieu de rester à l'état de latence comme dans Non-lieu dans un paysage. Et le choix d'Agatha Christie comme modèle à «imiter» ne laissa subsister aucun doute quant au type de roman policier avec lequel Lahougue noue le dialogue: ses références sont «intellectuelles», non pas réalistes. De la même façon, le renvoi à une structure d'intrigue on ne peut plus précise, celle des Dix petits nègres, évince les soupçons de plagiat ou de pastiche non assumé: au lecteur d'évaluer et d'apprécier la performance de l'auteur imitant, au lieu de jeter le discrédit sur l'écrivain en immergeant son travail dans la totalité de la bibliothèque. Par rapport à Agatha Christie, La Comptine des Height représente plus qu'une amélioration. C'est en effet un véritable tour de force qui a conduit Lahougue à faire un roman non pas au carré mais au cube (chacun des dix meurtres est décrit de trois points de vue différents, qui en plus ne s'annulent pas l'un l'autre) et à doter son livre d'une richesse de syntaxe et de lexique totalement inconnue des livres stylistiquement fort ternes de la Reine du crime. Aussi la reprise du modèle christien est-elle également la plus virulente des critiques: par rapport à Lahougue, Agatha Christie a tout à coup l'air d'être un auteur mineur, qui ne sait ni bien écrire, ni ficeler un récit tant soit peu complexe. L'exceptionnelle réussite de La Comptine des Height désigne ainsi un non moins évident déséquilibre. Car la victoire que se donne Lahougue est peut-être un rien trop facile. L' «ennemi» n'est ici pas combattu avec ses propres armes, il ne peut dès lors que sortir disqualifié d'une confrontation qui a tout du guet-apens. Dit autrement:
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la réécriture de la part de Lahougue est trop bien faite pour que comparaison puisse devenir raison. Afin d'obtenir une plus grande homologie entre hyper- et hypotexte, il aurait fallu que Lahougue renonce à la virtuosité de style et d'invention qui avait assuré l'assise de sa réputation littéraire. C'est à ce programme paradoxal, suicidaire en apparence, que va se plier La Doublure de Magrite.14 L'écriture de Georges Simenon, nul n'en disconvient, est encore plus neutre, plus effacée que celle d'Agatha Christie, cependant que ses intrigues méritent parfois à peine ce nom. La sélection de cette nouvelle cible exposait donc Lahougue au même piège que lui avait tendu sa réécriture des Dix petits nègres. En effet, l'ingéniosité de la trame romanesque et l'astuce d'une construction à deux niveaux (le premier concernant l'intrigue, le second la fabrique même des opérations textuelles) pouvaient laisser présager un conflit identique entre la platitude de la source et le brio de la nouvelle version. Cependant, la situation est ici tout autre que dans le précédent ouvrage. Dans La Doublure de Magrite, Lahougue n'est en effet pas parti d'un texte précis, mais d'un schéma formel qui n'a été rempli qu'après coup par le nom et l'intertexte de Maigret. Cherchant à écrire un roman où un même personnage occuperait successivement toutes les grandes fonctions du récit policier (témoin actif, témoin passif, assassin, victime), Lahougue a été amené à choisir comme malgré lui le personnage du commissaire Maigret, lequel se distingue de ses collègues par sa capacité à se mettre dans la peau des autres. Puis, dans un deuxième temps, l'auteur a réalisé que la logique de son propre système le contraignait à participer lui aussi, sous peine d'inconséquence, au mimétisme généralisé de son personnage comme de son histoire. La décision d'écrire un Simenon vraiment «à la manière de», alors que dans La Comptine des Height Lahougue avait encore «sauvé» son style et son imagination des facilités d'Agatha Christie, représente non seulement un tournant décisif dans son œuvre, elle étaye aussi la véritable réussite structurelle de La Doublure de Magrite, qui fonctionne aussi comme un vrai Simenon. Le pastiche, ainsi, change totalement de statut. Évitant la surenchère stylistique et prenant le risque de produire un pastiche qui 14
Paris, les Impressions Nouvelles, 1987.
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ne soit pas assez voyant pour se faire remarquer (et valoriser) comme tel, Lahougue sacrifie toute trace de sa «propre» façon d'écrire, et ce au nom d'une cohérence textuelle plus forte que ses goûts et dégoûts personnels. Le pastiche qui en résulte, et qui rompt catégoriquement avec l'adage «le style, c'est l'homme», se donne ainsi comme l'exercice littéraire qui permet pleinement à l'écrivain de déplacer ses propres limites. Or, autant la manœuvre dirigée contre Agatha Christie était contrecarrée par sa somptuosité même, autant c'est ici par sa discrétion excessive que le travail sur Simenon ne donne pas entièrement satisfaction. Le livre réussit tellement bien son pari que le lecteur lancé sur la piste simenonienne ne remarque pas forcément les subtiles torsions infligées au modèle. Pour s'épanouir dans toute sa richesse, La Doublure de Magrite a pourtant besoin de faire dépasser la couche superficielle de l'intrigue policière et de livrer accès aux mécanismes plus directement textuels qui se logent dans la moindre de ses phrases.15 Bref, là où le faux Agatha Christie comportait trop peu d'Agatha Christie, le faux Simenon, lui, en contient sans doute un peu trop. Ces questions de dosage vont se retrouver au cœur du dernier maillon de l'écriture policière de Lahougue, qui raconte les retrouvailles avec Nabokov.
La fin de l'énigme? Avec «La ressemblance» (un des quatre récits du volume qui porte le même nom)16 s'impose d'abord une remarque quantitative. Ce texte est en effet une nouvelle, de quelque vingt pages seulement, qui inverse fondamentalement le mécanisme d'expansion entamé par La Comptine
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Matériellement parlant, cette ambivalence se trouve fort bien exhaussée par le péritexte du livre, qui renvoie aussi bien à l'édition courante des Maigret qu'à la collection «Le Chemin» où avaient paru les précédents romans de Lahougue. 16 La ressemblance et autres abus de langage, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1989.
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des Height (qui est un très gros roman) et poursuivi par La Doublure de Magrite (dont la longueur est plus proche d'un roman ordinaire que d'un Simenon habituel). Cette réduction toute borgésienne n'est pas innocente, mais indique le rôle prépondérant de l'aspect «in-tellectuel» du récit, qui n'a plus pour ambition première d'immerger le lecteur dans un vrai mensonge romanesque, C'est dire déjà que, par la condensation obtenue, une première précaution est prise pour que la balance ne penche plus en faveur de l'auteur pastiché. Dans «La ressemblance», Lahougue ne revient pas simplement sur un de ses ouvrages antérieurs, celui pour lequel i1 fut plus ou moins accusé de plagiat. C'est en fait à la question même du pastiche, c'est-à-dire de l'auteur et de la paternité littéraire, qu'il s'attaque. Faisant semblant de réécrire La Méprise, il parvient, au terme d'une série de péripéties narratives d'une grande saveur, à faire croire au lecteur que Nabokov aurait pris un jour la place de Lahougue et vice versa, et que, entre autres, les livres signés Lahougue (comme le controversé et nabokovien Non-lieu dans un paysage) seraient en fait de la main d'un Nabokov ayant continué à écrire sous le nom de Lahougue. «La ressemblance» outrepasse le pastiche de manière absolue. Le narrateur ne cherche plus en effet à s'approprier la voix d'autrui, il tend au contraire à faire attribuer à autrui la sienne propre, dans un renversement intégral des rapports convenus entre pasticheur et pastiché. Cette évolution est logique, car dans La Doublure de Magrite le principe même du pastiche était déjà fortement ébranlé. Mais l'extrême cohérence de «La ressemblance» n'est pas due uniquement à ce phénomène d'excès. Si la nouvelle peut clore le «cycle policier» de Lahougue avec un tel bonheur, c'est parce qu'elle arrive à jumeler les avantages respectifs de La Comptine et de La Doublure. Comme dans le faux Agatha Christie, on a ici affaire à un hypotexte qui, manifestement, «en fait trop». Mais contrairement au remake des Dix petits nègres, la nouvelle s'abstient de rehausser cette différence par de trop visibles écarts stylistiques. À l'instar de La Doublure, qui reste fidèle au style de Simenon, «La ressemblance» ne s'éloigne pas trop de la phrase de Nabokov. Cependant, on découvre ici un désir de supercherie plus direct que dans le faux Simenon. Celui-ci ne «faisait pas assez Simenon» pour les amateurs de Maigret, tout en en faisant trop pour les fans de Lahougue. Dans «La ressemblance», l'écrivain
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Lahougue n'adopte pas seulement le style d'un autre écrivain, il va jusqu'à imaginer des chassés-croisés biographiques. Peut-on aller plus loin encore? il faudrait pour cela qu'une vraie mystification se monte (de type Gary/Ajar, par exemple). La chose serait parfaitement imaginable, si Lahougue n'attachait pas une telle importance à la lisibilité interne des mécanismes textuels. Or, que peut bien être une mystification qui se donne pour contrainte de vendre la mèche à l'intérieur même du texte? Pour le bon lecteur-détective, le leurre structurel ne sera qu'un faux vulgaire. Pour le mauvais lecteur, la révélation du montage cassera le jeu même auquel l'écrivain invite son public. L'on comprend dès lors pourquoi les trois autres nouvelles de La ressemblance ainsi que le roman ultérieur de Lahougue, Le Domaine d'Ana, empruntent des voies un peu différentes. La contrainte nabokovienne semble pourtant suffisamment forte et fructueuse pour que de nouvelles surprises ne soient pas exclues.
AMER ELDORADO OU LA VISUALITÉ D'UN LIVRE PARLÉ Avec Robert Pinget, la recherche d'un «ton», autre nom donné à l'idiosyncrasie d'une œuvre, s'est révélée, paradoxalement peut-être, avoir un lien très fort avec l'écriture de la contrainte. Contrairement à bien des idées reçues, il n'y avait pas incompatibilité entre le «je ne sais quoi» qui fait la voix d'une œuvre et le travail rigoureux et a priori impersonnel, en tout cas non subjectif, de la contrainte. Avec Jean Lahougue, c'est non seulement le «ton» ou la «voix», mais le style luimême, la partie la plus inaliénablement personnelle qui soit, du moins à première vue, qui s'est trouvé au cœur des efforts de l'auteur pour concevoir ses textes à partir de règles préprogrammées, étrangères aux aléas d'un «moi». Avec Raymond Federman, auteur franco-américain qu'il est très éclairant de rapprocher du débat sur le Nouveau Roman, le double problème du «ton» et du «style» prend une forme plus directe encore, et tout aussi stimulante pour une théorie de la contrainte. Cet auteur s'est manifesté en effet par une série de textes éminemment parlés, et très souvent lus en public, voire destinés directement à des performances orales (par exemple radiophoniques), qui intègrent des aspects de la voix et de la narration résolument rebelles à tout travail de type contraint: l'improvisation, le chaos, le désordre, le rythme, la pulsion (l'auteur lui-même va parfois jusqu'à parler de... «liberté»). Les pages qui suivent s'attacheront à montrer comment cette «liberté» s'accommode parfaitement d'une dose non moins importante de «contrainte», l'une et l'autre étant moins, mais ce n'est plus une surprise, des démarches antagonistes que complices et mutuellement enrichissantes.
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Un auteur, une vie, une œuvre Relativement peu connu en France, malgré le récent succès d'estime de La voix dans le débarras/The Voice in the Closet,1 son chef-d'œuvre qui a renouvelé radicalement l'expression en prose du «récit de survivant», Raymond Federman est un auteur vedette aux Etats-Unis, où il passe aux yeux du public pour le parangon même de l'écrivain postmoderne (son œuvre comprend à ce jour quelques trente volumes, écrits aussi bien en anglais qu'en français mais généralement inédits en leur version française). Cette qualification est toutefois un peu malheureuse, du moins dans le contexte français, où il paraît plus logique d'inscrire l'œuvre de Federman dans le sillage du Nouveau Roman.2 D'abord parce que ses propres convictions théoriques se sont formées au contact des idées majeures de la théorie ricardolienne du roman (Federman a lancé le concept de «surfiction» pour bien mettre en valeur ce genre d'écriture romanesque, qui lui a manifestement toujours servi de modèle).3 Ensuite parce que son style doit énormément à Beckett, ce qui constitue un beau point de convergence avec Robert Pinget, l'auteur du Nouveau Roman qui a comme lui exploré méthodiquement les possibilités de la voix humaine, aussi bien dans le roman proprement dit qu'au théâtre ou dans le genre peu pratiqué de la pièce radiophonique (comme chez Pinget, les mêmes textes passent parfois d'un média à l'autre). Né à Paris en 1929 dans une famille juive très pauvre, Raymond Federman voit ses parents et ses deux sœurs enlevés par les Nazis lors des rafles de 1942. Lui-même n'échappe que de justesse aux camps 1 Paris,
Les Impressions Nouvelles, 2002 (avec une préface de Marc Avelot et une lecture de Maurice Roche). Ce texte des années 70 bilingue était rapidement devenu un livre-culte et avait fait l'objet de plusieurs éditions aux Etats-Unis et ailleurs. En France, le texte était resté inédit jusqu'à sa publication par les Impressions Nouvelles. 2 N'oublions pas qu'outre-Atlantique les Nouveaux Romanciers français sont presque sans exception définis comme «postmodernes». 3 Voir le recueil Surfiction. Fiction Now and... Tomorrow (éd. Raymond Federman), Chicago, The Swallow Press, 1975, qui a joué un rôle clé dans l'introduction de la théorie ricardolienne en Amérique.
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d'extermination et se cache pendant la guerre en travaillant dans une ferme. Après la Libération, il prend la voie de l'exil aux Etats-Unis où il rêve d'abord d'une carrière de musicien de jazz, tout en survivant péniblement grâce aux ‘petits boulots'. Ces deux événements: la «disparition» de sa famille, puis l'exil aux Etats-Unis forment le noyau dur de son œuvre, qui se caractérise par le double goût, paradoxal en apparence, de l'hyperconstruction et de la contrainte formelle, d'un côté, et du refus carnavalesque de toute règle et de toute restriction, de l'autre. Un récent volume composé par certains de ses lecteurs les plus avertis, Federman A to XXXX4, donne un bel aperçu de sa production, tout en montrant à quel point cette écriture à la fois formaliste et débordante exerce un pouvoir d'attraction et de séduction qui n'a rien perdu de sa force, ni de sa fraîcheur. Amer Eldorado, qui est le second grand texte de Federman à exister en français, avec du reste la même profusion éditoriale que La voix dans le débarras puisqu'il en existe plusieurs versions, étalées sur trente ans,5 se prête à merveille à une discussion sur la part de contrainte dans un livre «débridé». Plus que d'autres textes du même auteur, cette autofiction, Raymond Federman ayant pratiqué ce «genre» bien avant que Serge Doubrovsky et d'autres n'aient commencé à en faire circuler l'étiquette, explicite en effet le choc entre refus et acceptation de la règle en visualisant au maximum le flux de la parole, la rigueur mise en pagecanalisant en même temps que provoquant l'éruption verbale de ce très gros roman. Comme le précisait l'auteur lui-même: Il me semble que votre travail combine de manière extrêmement paradoxale liberté et contrainte. Pourriez-vous commenter un peu ce qui vous paraît relever de la contrainte et ce qui est plutôt affaire de liberté?
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Federman A to XXXX. A Recyclopedic Narrative, ed. by Larry McCaffery, Thomas Hartl & Doug Rice, San Diego State University Press, 1999. 5 Le livre a paru chez Stock en 1972 et a été republié en 2002, sous le titre Amer Eldorado 2/001 aux éditons Weidler à Berlin. Sur les rapports entre la version française et la version américaine de ce texte, voir notre entretien avec l'auteur, «Raymond Federman à la question», publié dans Rivista di letterature moderne e comparate, 2001-2, 223-230.
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Et accepteriez-vous l'idée qu'en l'occurrence la contrainte débouche sur une liberté sinon suprême, du moins d'un type nouveau? Il est vrai que mon écriture, surtout dans Take It Or Leave It /Amer Eldorado, semble plutôt chaotique, un langage mis en liberté, un langage qui semble se moquer des règles de grammaire et même d'orthographe, mais justement je dirais que le fait d'écrire comme ceci -de vouloir prétendre que le langage peut être libre est en fait une contrainte- car il faut quand même l'écrire, ce langage. L'écrire comme il est écrit dans ces deux livres demande même un sorte de discipline car en fait chaque page a son petit secret arbitraire de typographie (encore plus dans Double or Nothing), c'est-à-dire que quand j'écrivais à chaque pas je me donnais un petit problème typographique ou syntaxique à résoudre. Ce que j'appelle ailleurs une «syntaxe paginale». Peut-on dire alors que mon écriture est en fait oxymorique? Elle est faite de contrainte et de liberté en même temps, d'ordre et de chaos. -Il y a aussi dans mon travail un effort de dé-construction du langage en même temps qu'une reconstruction. Défaire le langage pour mieux le refaire. Peut-être que c'est le seul moyen d'apprendre à écrire dans une langue qui n'est pas la nôtre.6
Structures narratives élémentaires Les paradoxes dont la vie et l'œuvre de Raymond Federman proposent tant d'exemples, se retrouvent avec éclat dans Amer Eldorado. Comme l'indique avec force le sous-titre du livre: «récit exagéré à lire à haute voix assis ou debout», la narration se conçoit résolument sur le mode oral. Le narrateur et tous ceux qu'il inclut dans son récit ne sont en effet pas des personnages au sens traditionnel des termes, mais des voix. Ce parti pris témoigne d'abord de l'humour carnavalesque de Federman, ainsi que de son goût pour le collage de fragments et d'énoncés venus d'ailleurs (ces deux aspects, humour et citation, constituent le versant bakhtinien de son œuvre, et l'auteur lui-même a imaginé le mot-valise de «playgiarism» pour déterminer cette fusion caractéristique du «jeu»
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«Raymond Federman à la question», art. cité, pp. 229-230.
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et du «plagiat»). Ensuite, la préférence accordée au mode oral s'explique aussi par le goût invétéré de Federman pour la figure narrative de la digression (pour nommer ce penchant il se sert volontiers du néologisme «leapfrog», qui a l'avantage de faire allusion à son origine géographique (dans le monde anglosaxon, les Français sont surnommés «frogs», grenouilles) et de donner une certaine idée de son application systématique du coq-à-l'âne). Toutefois, les digressions de Federman sont moins des insertions «hors-sujet», pour reprendre ici la terminologie de Pierre Bayard dans son livre fondamental sur la question7, que des illustrations de la figure rhétorique de la procrastination, c'est-à-dire du report infini, de l'atermoiement érigé en système et dont le modèle indépassable, parce que si judicieusement systématique, reste évidemment le Tristram Shandy de Sterne. Dans Amer Eldorado cependant, l'une et l'autre de ces propriétés, le «leapfrog» d'une part, le «playgiarism» d'autre part, sont assujetties à une troisième technique encore, que Federman avait déjà fortement mise à contribution dans son premier roman, Double or Nothing,8 mais qu'il fait s'épanouir ici de manière plus intégrée encore: la «grammatextualisation» de l'écrit, c'est-à-dire le fait d'organiser le texte comme un ensemble visuel et spatial, selon des lois propres à la face visible des signes et indépendamment des structures du langage oral.9 Dans Amer Eldorado, où la narration se fait en quelque sorte par «affiches», chaque page ou presque étant conçue comme un ensemble visuel et même comme un ensemble à chaque fois différent des autres, l'intervention de cette poussée grammatextualisante est in-déniable. Qui plus est, le travail sur les dimensions visuelle et spatiale du texte est vraiment un aspect très spécifique, qu'il n'est pas possible de considérer seulement comme un effet des deux autres techniques majeures du livre. En effet, la conjonction du mode oral d'un côté et d'une visibilité très accrue du texte de l'autre est tout sauf une évidence, bien au contraire. Quant au rapport entre grammatextualité et 7
Pierre Bayard, Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996. Chicago, The Swallow Press, 1971. 9 Voir Jean Gérard Lapacherie, «De la grammatextualité», in Poétique, n° 59, 1984, p. 283-294, ainsi que notre commentaire: «Le transscripturaire», in Poétique, n° 73, 1988, 51-70. 8
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procrastination, leur rencontre est peut-être plus problématique ou plus intrigante encore dans la mesure où l'accent mis sur l'organisation de la page, entre autres, permet justement une lecture non pas digressive, mais «accélérée» et «dynamique» (on perçoit les pages comme des blocs, on les lit de façon beaucoup moins linéaire, on est souvent tenté de faire des sauts en arrière).
Un roman à voir La grammatextualisation de l'écriture romanesque n'est certainement pas une démarche inédite. Depuis la grande révolution typographique de l'ère romantique, qui a facilité le retour de l'image tout en multipliant les jeux sur les polices et les mises en page, il y a eu bien des mouvements ou des tendances littéraires qui se sont efforcés de revaloriser le visuel au cœur même du texte. Dans l'histoire littéraire plus ou moins récente, ces tendances semblent alterner avec une régularité certaine avec des mouvements plus indifférents, voire carrément opposés à la dimension grammatextuelle de l'écrit: le romantisme bien sûr, Nodier en tête, puis l'écriture de tous les auteurs se réclamant de l'esthétique du livre d'artiste (qui naît vers 1870), plus tard encore l'avant-garde dite ‘historique' (celle des années 20) qui subit fortement l'influence de la typographie constructiviste, la postmodernité (surtout américaine) des années 60 et 70, enfin de nos jours les diverses expériences d'écriture multimédia (auxquelles Federman s'intéresse d'ailleurs de façon plus que symbolique).10 Or, si Amer Eldorado est un exemple très ‘parlant' de cette mouvance, il s'en distingue aussi par une cohésion interne typiquement «contrainte» faisant souvent défaut ailleurs (en tous cas aux Etats-Unis, car en France certains écrivains, dont en premier lieu Maurice Roche, font de la grammatextualité un emploi tout aussi construit et systématique que Federman). Ainsi, on ne peut pas ne pas être frappé par l'extrême cohésion des manœuvres grammatextuelles dont presque toutes les pages 10
Cf. la création «Eating Books», transposée à l'écran par Ann Burdick, in electronic book review, n° 6 (http://www.altx.com/ebr).
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proposent une ou plusieurs occurrences. A reprendre la terminologie d'usage dans les études grammatextuelles, on peut dire que, au niveau de l'unité isolée ou de la lettre, Federman se plaît surtout à transformer la présentation conventionnelle des signes abstraits, alphabétiques, sans pour autant se décider à jouer très activement sur les variantes non alphabétiques du système. Ce qui en résulte est surtout une défamiliarisation et sans aucun doute un soulignement de l'aspect oral du texte, les modulations typographiques correspondant régulièrement avec des changements d'intonation. Au niveau supérieur de la page, soit des rapports entre signes et supports, il y a lieu de retenir surtout un penchant très fort pour la diagrammatisation du texte, mais il convient de préciser que cette intervention affecte moins la page proprement dite que la ligne, laquelle est travaillée de toutes les manières imaginables: soit horizontalement (quand le texte modifie les alignements et la justification stérétoypée du texte), soit verticalement (quand les mots et les lettres ne s'enchaînent pas sur la même ligne mais qu'il s'établit des ‘ponts' d'une ligne à l'autre), soit horizontalement et verticalement en même temps. Le résultat en est que la page est moins une suite ou un empilement de lignes, qu'un espace divisé en blocs ou, mieux encore, en colonnes que l'on parcourt souvent en diagonale. Mais ici encore, Federman s'abstient généralement de tirer ses opérations du côté du purement visuel.
Un quatuor de contraintes visuelles Pour peu qu'on s'en tienne à ces observations «brutes», qu'on pourrait reprendre pour presque chacune des pages du roman, la grammatextualité d'Amer Eldorado ne diffère pas fon-damentalement de ce que l'on peut trouver dans bien d'autres livres des mêmes années. Mais dès qu'on essaie d'analyser ces phénomènes à l'échelle du livre tout entier, de nouvelles perspective ne tardent pas à surgir. Il apparaît alors que, loin d'obéir à une logique toujours particulière, procédant au coup par coup, la grammatextualisation d'Amer Eldorado observe rigoureusement quatre grands principes.
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Le premier principe, qui est de loin le plus simple, concerne le rythme du phénomène. Au niveau de l'enchaînement des pages, il y a comme une alternance plus ou moins facile à repérer (mais fort prégnant du moment qu'on en a saisi le mécanisme) entre mises en pages traditionnelles et mises en pages qui le sont nettement moins. Certes, il n'y a pas de grille fort stricte qui programme le battement entre ces deux catégories, mais le principe en est suffisamment observé pour que la lecture s'adapte rapidement à ce va-et-vient. Dans un livre aussi marqué par la digression et la procrastination que Amer Eldorado, la naissance de cet horizon d'attente spécifique est très importante, puisque son absence constituerait une entrave sérieuse au fonctionnement rhétorique du volume: si le lecteur était sans cesse surpris par quelque nouvelle révolution typographique, si en d'autres termes il ne savait pas très vite à quoi s'en tenir, il ne pourrait jamais se laisser entraîner par le maelstrom sonore du narrateur et il y aurait fort à parier que le roman aurait du mal à établir cette communication entre narrateur et narrataire dont dépend toute l'efficacité du ton narratif choisi. Or, les questions de rythme ne se limitent nullement au fait que les «effets» typographiques sont savamment étalés sur tout le livre, avec un équilibre presque classique entre moments forts et moments faibles. Elles se rapportent tout autant à l'introduction de multiples plages blanches dans le livre, qui remplissent une double fonction: d'un côté, diminuer la tension et l'impression d'asphyxie que génèrent les pages à typographie inverse, touffue à l'extrême, qui ne manquent pas non plus dans le texte; de l'autre, aider la lecture à gérer plus librement son propre temps et à ralentir légèrement dans les endroits qu'envahissent les blancs, quitte à accélérer un peu au moment des zones plus pleines, les deux versants typographiques se compensant aussi de ce point de vue-là. Un second principe pourrait être celui de la combinaison nécessaire. En faisant l'analyse des phénomènes de grammatextualité dans Amer Eldorado, on se rend vite compte qu'un effet typographique ne vient jamais seul. Il est fort rare en effet que Federman s'en tienne au seul jeu sur la lettre, sans aussitôt le compléter par un jeu sur la page, ou vice versa. Cette caractéristique du livre s'explique sans doute en raison de la grande oralité, plus exactement de la forte narrativité orale du texte, qui n'oublie jamais qu'une voix s'adresse à une oreille. En
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rabattant sans cesse la lettre sur la page et inversement, Amer Eldorado parvient à faire servir la grammatexualité à un dessein proprement narratif. En effet, le croisement des divers niveaux aboutit ici à une mise en exergue des trajectoires de lecture, le lecteur devant sans cesse se prononcer sur le chemin qu'il va suivre sur la page, et cette accentuation de la ligne de lecture est à l'unisson avec la continuité paradoxale du fil narratif. Le troisième principe qui s'ajoute a un rapport avec l'idée de nonconcurrence. Tout en étant un texte extrêmement dense, Amer Eldorado reste aussi un livre léger, clair, qu'on peut prendre au vol et mettre de côté à temps réguliers (c'est un feuilleton plus qu'une épopée, malgré les dehors ‘hénaurmes' de certaines péripéties). Cette légèreté doit beaucoup au fait que les effets grammatextuels qui abondent dans l'ouvrage ne sont jamais organisés de manière telle qu'ils se nuisent les uns aux autres. Dit autrement, il n'y a pas dans Amer Eldorado de véritables nœuds où s'embarrassent et l'œil et le cerveau du lecteur. Grâce à cette répartition des figures grammatextuelles, non seulement à hauteur du livre entier, mais aussi à hauteur des passages où la mise en avant du visible l'emporte clairement, Amer Eldorado réussit à ne jamais mettre en cause sa fondamentale linéarité. Si le fil entre narrateur et narrataire venait à se briser, l'impact rhétorique du texte s'en trouverait considérablement amoindri. Le recours au grammatexte se soumet entièrement à cette stratégie: entretenir et divertir toujours, surprendre et choquer parfois, mais jamais refouler et décourager le lecteur. Enfin, l'édifice grammatextuel est couronné par un quatrième principe, qui est celui de la diversité. Chaque page du livre se veut en principe différente de toutes les autres, et ce programme est globalement fort bien respecté sans que pour autant on tombe dans le tératologique. Les différences d'une page, voire d'une double page à l'autre (car telle est en effet, tout logiquement d'ailleurs, l'unité de base du livre), sont franches et remarquables, mais non pas excessives ou trop recherchées. Amer Eldorado garde tout au long de ses quelque cinq cents feuillets une basse continue suffisamment souple pour admettre des variations nombreuses sans être obligé de puiser au bout du compte dans l'extravagance. Celle-ci n'aurait fait que rompre le fil narratif, qui est aussi le fil que le narrateur lance constamment en direction du narrataire).
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Bref, il n'est pas interdit d'en conclure qu'Amer Eldorado, malgré sa diversité et sa nouveauté parfois étourdissantes, est un roman fondé sur une trame formelle solide, sur un dispositif construit, voire hyperconstruit, et si l'on veut sur un type de littérature à contrainte. Certes, il s'agit certes d'une forme d'écriture à contrainte très «libre», mais l'intérêt d'un livre comme Amer Eldorado ne serait-il pas justement de nous aider à dissocier les notions de contrainte et de «dureté» technique (un procédé mou étant un procédé réputé facile à faire, un procédé dur étant un procédé réputé difficile à faire)? Trop souvent, en effet, probablement sous l'influence des pratiques oulipiennes de la contrainte où la difficulté d'exécution est un critère important, si ce n'est décisif, les approches contemporaines de la contrainte ont tendance à surévaluer ce paramètre-là, au lieu de s'interroger sur les enjeux littéraires du mécanisme mis à contribution et de sa place dans un véritable projet. Bien entendu, un procédé ne peut donner lieu à une contrainte que dans la mesure où il s'applique de manière intégrale et systématique (en l'absence de cette propriété, il ne se distingue en rien d'une simple figure de style, éventuellement forte mais irrémédiablement locale). Cependant il serait incorrect d'en déduire que les procédés d'exécution plus facile, comme les structures typographiques que s'impose Federman dans Amer Eldorado, ne participent pas tout autant d'une esthétique de la contrainte que le feraient par exemple le lipogramme en E de La Disparition de Georges Perec11 ou l'exclusion des substantifs masculins dans La Robe de Régine Detambel12. De ce point de vue, Take It Or Leave It est parfaitement comparable à un texte comme Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?13, qui adopte comme contrainte d'y insérer à tour de rôle un exemple de chaque grande figure rhétorique (la liste en est du reste donnée en fin de volume).
11
Georges Perec, La Disparition, Paris, Denoël, 1969. Régine Detambel, La Robe, Paris, Julliard, 1990. 13 Georges Perec, Quel Petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?, Paris, Denoël, 1966. 12
QUATRIÈME PARTIE
DU ROMAN À LA PROSE
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Les textes analysés jusqu'ici étaient tous, à des titres divers mais jamais de manière problématique, des textes narratifs – et dans la plupart des cas même des romans clairement reconnaissables comme tels, fussentils «nouveaux», «nouveaux nouveaux» ou, plus simplement, «anti». Ils ont permis d'élargir sérieusement l'approche traditionnelle de la contrainte, implicitement conçue sur le vieux modèle des contraintes du mètre et de la rime. Il convient maintenant de franchir un pas supplémentaire et de scruter des textes qui s'écartent non seulement des rivages romanesques, mais qui esquivent surtout les habituels repères narratifs, qu'il s'agisse, comme dans le texte de Bernard Colin qui sera le premier de nos exemples, d'une prose «rythmique» ou, comme dans l'écrit d'Ernst Junger qui en prendra le relais, d'une forme d'«essai». De part et d'autre, la dilution de l'aspect proprement narratif libérera évidemment l'aspect, si l'on ose dire, «proprement prosaïque» de l'écriture en prose. Cela paraît une simple boutade, mais les répercussions de cette «prose prosaïque» pour la contrainte sont vertigineuses. En effet, les deux exemples de Colin et de Junger1 fourniront l'occasion de montrer que la prose, abstraction faite de la couche narrative où il était encore facile de retracer des structures contraintes connues, nous projette dans des zones plus sombres, où la distinction même de la contrainte et de la non-contrainte cesse d'être évidente. L'auteur à contraintes prend assurément des risques en s'aventurant sans béquilles narratives dans les eaux plus troubles de la prose «pure». Mais il en va de même pour le lecteur, qui perd le facile confort des contraintes répertoriées dont il suffisait de vérifier l'application (heureuse ou malheureuse, globale ou locale, créatrice ou répétitive), pour au contraire se voir obligé de faire des paris presque pascaliens. Car c'est à lui, désormais, qu'il appartient de dire s'il y a ou non contrainte.
1
Les œuvres de François Bon ou de Pierre Bergounioux mériteraient sans aucun doute d'être interrogées elles aussi sous l'angle de la «prose prosaïque à contrainte» dont nous tentons ici une première approche. L'intérêt d'une telle lecture serait incontestable, ne fût-ce que parce que les écritures de Bon et de Bergounioux occupent une position très complexe entre prose narrative et nonnarrative.
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L'ACONTRAINTE DE BERNARD COLIN Mais que penser d'un livre comme celui de Bernard Colin, Perpétuel voyez Physique, sorti sans trop d'indications quant à la figure de son auteur ou l'ambition de son écriture?1 Que penser de ces textes, superbes sans exception, du point de vue précisément de l'écriture sous contrainte, qu'ils sollicitent très fort, tout en le défiant et le décourageant à plus d'un titre? N'allons pas plus loin que les premières lignes, elles situent tout de suite les vrais enjeux: Si une bille en choquant contre une autre met en mouvement le corps choqué, c'est par une loi de la physique ou par la volonté de Dieu et son action immédiate, se méfier de vous, de soi, sans savoir dit des choses vraies et des fausses qu'il croit vraies, n'a pas de preuve, et même des choses connues de tout le monde, au moment de les dire a oublié qu'elles sont fausses, affirme avec force, et c'est comme si elles avaient changé, miracle ici, de sens, qu'il n'y a pas de doute sur la certitude, chose vraie quelques minutes, proclamation est vraie, est sûre, ainsi pour la langue, et ensuite revenant, effaçant, ce n'est plus le jeu, dit qu'il n'y a plus de règles [...].
Cette éruption verbale, dont les thèmes souvent sublimes, culturellement très surchargés, tels que Dieu ou le diable, semblent autant l'inévitable résultat que la très compréhensible condition sine qua non, convient-il de l'écarter comme l'autre de l'écriture à 1
Paris, Ivréa, 1996. Une liste des ouvrages du même auteur apprend que Bernard Colin avait publié dix livres depuis 1960. Mais Perpétuel voyez Physique est-il un nouvel opus, ou au contraire une sorte d'anthologie? Rien ne permet de mesurer avec précision la place de ce texte. Cela fait partie de son charme, évidemment, et quoi qu'on en dise, ce vide aide vigoureusement à le lire.
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contraintes, au même titre que, par exemple, la parole automatique des surréalistes, le monologue intérieur du romancier psychologique ou les saccades illuminées de quelque art-brutiste? La solution est séduisante: son avantage serait incontestablement de régler le problème une fois pour toutes. La théorie des contraintes, comme toutes choses sérieuses, se doterait ainsi de son Enfer où soigneusement cacher toute production indésirable. Cependant, telle est la force qui se dégage du texte de Bernard Colin que Perpétuel voyez Physique pose à la notion de contrainte des questions impossibles à passer sous silence, et qui risquent d'obliger à revoir bien des certitudes trop vite, trop facilement admises. N'essayons surtout pas de tricher: une prose à l'instar de celle de Bernard Colin n'est pas récupérable dans les termes conventionnels de l'écriture sous contrainte. Toutefois, cette prose n'apparaît en aucune façon comme un travail débridé ou relâché: surveillée à l'extrême, au millimètre près, elle semble traversée, agitée, bouleversée par des règles tout autres que celles regroupées habituellement sous la notion de contrainte. À faire la synthèse des diverses définitions circulant au sujet de la contrainte, trois idées majeures reviennent constamment (elles n'ont pas pour autant, on le verra, même valeur ni même statut). Les deux premières pourraient encore être jugées anecdotiques. C'est, d'une part, la primauté de la poésie: malgré toutes les précautions oratoires du monde, la prose paraît toujours moins apte que le dire poétique à recevoir la contrainte et moins encore à l'afficher, pour la bonne raison que la poésie permettrait mieux de chasser les parasites qui gênent tellement la mise en œuvre ou la perception d'une règle.2 C'est, d'autre part, la précellence des registres formels de la contrainte: la structuration des paramètres sémantiques ou narratifs, par exemple,
2 Si
l'on se rappelle que les Oulipiens nomment «clinamen» l'exception voulue à la règle, l'écart jouant un rôle esthétique dans la lecture d'un texte à contrainte, la prose, pour le dire d'un affreux néologisme, semble involontairement «clinamogène»: elle paraît condamnée, par la force des choses, à multiplier les exceptions à la règle, brouillant ainsi la perception de la règle elle-même.
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semble bien plus difficile à s'effectuer que le réglage des propriétés typiquement poétiques. La troisième idée, plus fondamentale sans doute et qui présuppose d'ailleurs les deux autres, concerne la vision de la contrainte comme logarithme, c'est-à-dire comme programme abstrait susceptible de se concrétiser sans perte majeure dans un texte qui l'exemplifie plus encore qu'il ne l'illustre. C'est, bref, l'idée - exacte peut-être mais non pas incontestable - qu'aucun texte au fond ne vaut les virtualités de la règle qui l'engendre. La contrainte, vue ainsi, l'emporte toujours sur les textes qu'elle contribue à générer. Que la prose de Bernard Colin enfreigne - ou excède, dans une perspective moins orthodoxe - pareille vision logarithmique de la contrainte, ne doit guère être souligné: on y cherchera en vain le protocole minutieusement réglé ayant permis, par l'application de ses divers principes et sous-principes, de déboucher sur un texte comme Perpétuel voyez Physique, si rétif à toute structure trop dominante. Et pourtant un livre pareil à mille lieues du n'importe quoi, il en est même l'exact contraire. Visiblement, le problème d'analyse, pour peu qu'on s'obstine à maintenir les interrogations relatives à la contrainte, naît ici de l'objet que se donne le labeur de l'hyperconstruction. Bernard Colin se désintéresse de toute formule quantifiable, dirait-on, pour se colleter plutôt à des structures autrement difficiles, non pas à observer, mais à transcrire sous forme de règles. C'est d'abord le cas du rythme, dont les arcanes ne se limitent guère au décompte syllabique d'une quelconque prosodie. C'est le cas ensuite de la phrase ou plus exactement de la phrase en prose, dont les sauts dépassent de partout les jeux iso- ou homosyntaxiques auxquels on a trop souvent circonscrit l'intervention de la contrainte en la matière, ce qui signifie évidemment une piètre caricature des possibilités enfouies dans l'art de la prose3. Le livre de Bernard Colin impose-t-il alors une nouvelle forme de contrainte? Amène-t-il à élargir le concept de contrainte à ces domaines 3
Même si la contrainte peut fort bien, et souvent de manière admirable, agencer les phrases d'un texte entier selon de tels principes, comme le montrent encore certaines analyses proposées par Pascale Casanova dans son Beckett l'abstracteur, Paris, Seuil, 1998.
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jusqu'ici moins arpentés que sont la prose, le sens, le rythme? Pour diverses raisons, la réponse affirmative à ces interrogations ne pourra ici suffire, car Perpétuel voyez Physique fait plus: il touche à la contrainte même, c'est-à-dire à la façon dont la contrainte est d'habitude envisagée - façon qui explique, entre autres choses, l'explosion récente du comique et de l'écriture combinatoire. Mettant en cause la conception logarithmique («scientifique»?) de la contrainte, est-ce à une régression obscurantiste que l'on se condamne? En pratique, l'exemple de Bernard Colin montre que la qualité du texte n'en sort pas nécessairement perdante. Sur le plan théorique, néanmoins, la chose est moins sûre: le danger existe qu'on ouvre toutes grandes les portes à des types de contrainte tellement vagues que le concept même de contrainte en perdrait tout intérêt. Pour sortir de l'impasse, le mieux est sans soute de très bien lire ce type de production, surtout au niveau microstylistique de la phrase. Dans le cas de Bernard Colin, cela reviendrait à mettre en valeur l'exploitation très concertée de la syntaxe «à tremplin», qui déçoit sans cesse les attentes du lecteur (dans une analyse ayant fait date,4 Jean Ricardou a bien montré comment le lecteur, à partir des premiers mots d'une phrase arrive à en imaginer déjà la probable fin) sans pour autant tomber dans le piège redoutable du cadavre exquis (en l'occurrence, c'est la gestion méticuleuse des champs lexicaux qui préserve le texte de pareille dérive), tout comme cela devrait revenir aussi à insister sur son refus d'une seule musique (la prose hachée de Bernard Colin n'a rien à voir avec la segmentation quasi métronomique d'un Céline, plus abrupte peut-être mais aussi finalement plus rassurante). La prise au sérieux de Perpétuel voyez Physique en tant que texte à contrainte est capitale, car ce geste permet d'inclure dans les préoccupations de la théorie des œuvres très différentes des goûts et canons habituels, des œuvres à première vue libérées de toute contrainte mais rédigées quand même selon l'esthétique hyperconstruite du style que les Anciens déclaraient «fini»: dans une
4
«Le dispositif osiriaque», in Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, 1978.
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prose pareille, il n'y a rien à ajouter ni à retrancher, rien non plus à substituer, rien enfin à déplacer5. Il est impératif de le souligner: une structure analogue, impossible à modifier mais irréductible à quelque règle ou ensemble de règles strictes (programmables si l'on veut), se trouve aux antipodes des notions de jeu et d'écriture combinatoire qui dominent de nos jours les réflexions pratiques et théoriques sur la contrainte. Certes, l'approche ludique contemporaine de la contrainte est incomparablement plus productrice, quantitativement parlant, que l'écriture ana-chronique d'un Bernard Colin. Mais la valeur de cette avalanche de produits ludico-multipliables est-elle la même que celle de certaines modestes proses, contraintes à leur façon? Reste à savoir si l'antagonisme des deux types est aussi radicale qu'il n'en a l'air. Peut-être un rapprochement pourrait-il s'ébaucher par une meilleure prise en charge de la part d'incohérence présente (mais ne faudrait-il pas dire: active?) dans chaque texte, tout hyperconstruit qu'il soit? L'intérêt de Perpétuel voyez Physique serait alors de s'attaquer de front à ce problème de l'incohérence, en essayant de voir jusqu'où peut aller la dislocation sans que le texte tombe dans l'incongru ou le coq-àl'âne. L'acontrainte, pour utiliser un mauvais néologisme inspiré d'un méchant tic des années 60, pourrait désigner ce genre d'écriture que les amateurs de la contrainte ne devraient plus ignorer en tant que tel.
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On aura reconnu dans ces quatre termes les quatre opérations cardinales de la rhétorique du Groupe Mu.
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LA CONTRAINTE-PROSE D'ERNST JUNGER L'analyse de la prose de Bernard Colin a produit une conviction forte, qui pourrait se résumer comme suit «que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style»1 Formulée ainsi, sous telle terrible tutelle, la thèse n'admet plus la moindre réplique: la prose (celle de Colin, même s'il est vrai qu'elle sert ici de prétexte seulement, non d'exemple absolu), est incontestablement, à l'instar de la poésie, une manière d'écrit sous contrainte, pour peu bien sûr qu'elle cesse de «couler» imperturbablement, dressant sous l'œil du lecteur des aspérités ou des cassures conduisant vers l'idée de protocole, de procédé, bref de programme d'écriture. Il importe maintenant, à partir d'un tout autre exemple, d'analyser plus avant le problème épineux des rapports entre écriture à contrainte et écriture en prose. Ce faisant, nous espérons évidemment redéfinir l'interrogation et l'embarras qui sont nés du livre de Colin, pour aboutir à une approche différente de cette inquiétante prose à contrainte sans contrainte. Afin de permettre une première clarification du problème, il importe de distinguer soigneusement entre les deux acceptions, l'une technique et l'autre un peu moins, des concepts de prose et de poésie. En effet, sous cette opposition binaire il est possible de comprendre à la fois l'opposition mesurable du discours versifié (poésie) et non versifié (prose) et celle plus vague mais non tout à fait imperceptible du discours littéraire (Poésie avec grand P, la majuscule n'ayant ici d'autre
1
Stéphane Mallarmé, «Crise de vers», in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, bibl. de la Pléiade, p. 361.
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fonction que discriminatoire) et du discours non littéraire (Prose). L'une et l'autre de ces acceptions peuvent être mises en jeu dans une analyse, toutes les deux sont légitimes. Les difficultés commencent lorsque s'opère un glissement d'un sens à l'autre, ce qui, historiquement parlant, est le cas de la phrase citée de Stéphane Mallarmé, auteur à contraintes contemporain de cette crise du vers qui a vu s'effacer justement les limites du discours versifié et non versifié. Dit autrement: avec le passage de la poésie à la Poésie et de la prose à la Prose, certaines poésies sclérosées par la tradition deviennent Prose, alors que certaines proses magnifiées par l'effort du style deviennent Poésie, quelles que soient du reste les mille et une possibilités intermédiaires ouvertes par l'abandon du critère technique de la versification. Toutefois, pareille mutation ne suffit pas pour que la prose faite avec soin, c'est-à-dire devenue Poésie, puisse être considérée pour autant comme un vrai texte à contrainte, à moins de donner au mot «contrainte» un sens si flou qu'il se vide de tout sens et de vrai enjeu. L'assimilation du texte à contrainte au discours littéraire en général est dangereuse, car il compromet toute avancée précise dans les débats. À suivre cette piste de réflexion, trois remarques méthodologiques sont nécessaires. Pour commencer, il est important de rappeler que dans les discussions théoriques les mots gagnent à avoir un sens aussi précis que possible. Mieux vaut distinguer dès lors sans nulle concession poésie et prose, discours versifié et non versifié, et laisser de côté les termes inutilisables, car polysémiques à l'excès, de Poésie et de Prose. En second lieu, et afin de battre en brèche l'idée que la prose à contrainte pourrait se passer de toute contrainte nommable, il est impératif de dresser un cadre global des techniques et procédés susceptibles d'apparaître dans un texte en prose. Ces contraintes-là sont, faut-il s'en étonner, de trois types différents, selon que, d'abord, elles sont communes à la prose et à la poésie (songeons par exemple au lipogramme ou encore, malgré les problèmes de décodage que suppose cette figure en prose, à l'acrostiche), selon que, ensuite, elles se modulent autrement en poésie et en prose (l'enjambement poétique,
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par exemple, pourrait avoir comme équivalent en prose une figure comme l'hyperbate, que le Gradus définit comme l'ajout d'un syntagme au moment où le lecteur croit la structure syntaxique achevée2) ou selon que, enfin, elles paraissent tout à fait spécifiques de la prose (comme c'est sans doute le cas de certaines figures de rythme syntaxique indépendantes du rythme poétique dicté par le mètre). Troisièmement, et cette question est fondamentale, il reste à voir s'il y a lieu d'envisager des contraintes d'une tout autre nature, non pas différentes de ce que l'on connaît en poésie (et force est de reconnaître que c'est surtout la poésie qui a servi à l'élaboration des théories classiques de la contrainte) mais différentes de nos façons habituelles de penser la contrainte (comme règle systématique et textualisable). Mais il est grand temps de donner un exemple. Extraites de Jardins et routes, le premier tome du Journal de guerre d'Ernst Junger,3 les lignes que voici seront l'occasion d'analyser à mon tour un spécimen apparent de prose très écrite, mais sans programme formel ou sémantique apparent dur, c'est-à-dire, si l'on préfère, sans contrainte du tout. Hutte aux roseaux. Allongé sur ma couchette, et regardant fixement mon plafond de roseaux, je me suis souvenu à l'instant de la journée que j'ai passée avec le magister à Ségeste. Ce n'est pas la vue des colonnes de ce temple que j'ai soupçonné ce qu'étaient les Grecs, mais grâce aux nuages que je voyais dans leurs intervalles, lorsque j'étais debout sur les degrés. C'est ainsi qu'il faut lire la prose: comme à travers une grille. (p. 169)
Ce court passage, superbe éloge de l'art de la prose, nous fait assister à une série de déports qui mènent du hic et nunc du journalier, lequel écrit inconfortablement dans sa «hutte aux roseaux», à un déplacement
2
Bernard Dupriez, Gradus, Paris, UGE, coll. 10/18, 1981. Paris, Bourgois, 1982 (nous citons d'après l'édition de poche moderne en Biblio). Comme pour Lezama Lima, nous nous permettrons, notamment en raison de la qualité de la traduction (et aussi, bien sûr, à cause de son thème), à inclure ce texte de Junger dans notre corpus «francophone». 3
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dans le temps et dans l'espace très éloigné des actualités guerrières. Le premier paragraphe s'articule autour d'une série d'antithèses assez faciles à reconstruire (hutte versus temple, roseaux versus colonnes, couché versus debout, entre autres), que surplombe l'antithèse fondamentale du réel et de l'idéel : la boue des bords du Rhin s'ouvre tout à coup, selon un mécanisme d'évasion dont la venue ne doit pas trop surprendre, sur le miracle de la civilisation grecque. En même temps, il se passe dans ces lignes aussi quelque chose de fort curieux. En effet, ce qui permet à Junger d'entrevoir l'idéal antique, c'est non pas l'image culturelle des colonnes du temple, mais celle naturelle des nuages perçus dans leurs intervalles. Le rapport nature/culture se voit ainsi modifiée considérablement: là où traditionnellement on postule l'opposition de la nature et de la culture, la première devient ici l'alliée de la seconde, qui à son tour finit par symboliser le pôle qu'on a l'habitude d'en distinguer. Après cette première conclusion, le texte semble se boucler sur lui-même par la mention d'un détail («lorsque j'étais debout sur leurs degrés») qui, loin d'être pittoresque ou réaliste, a pour fonction de ramener par une dernière inversion au point de départ («allongé sur ma couchette»). Puis, de manière in-attendue, le texte reprend et se clôt une deuxième fois, selon une belle illustration de l'hyperbate mentionnée plus haut, pour livrer une sorte de morale textuelle: «C'est ainsi qu'il faut lire la prose: comme à travers une grille». Le sens global de cette phrase n'est pas difficile à saisir. Mais son sens exact est vertigineux. On voit sans problème de quoi il est question. La prose est comparée aux colonnes d'un temple grec, qui révèlent la culture des bâtisseurs dans la mesure où, sans pour autant s'effacer elles-mêmes, on les voit dispenser un point de vue exceptionnel sur autre chose (les «nuages»). Or, autant il semble indiscutable que la prose est associée à une composition à claire-voie, autant il demeure obscur ce qui pourrait être découpé ou révélé par elle. Si la prose est grille, quels sont les nuages et quels peuvent bien être les Grecs qu'on perçoit à travers cette structure? À suivre le réseau métaphorique jusqu'au bout, on pourrait penser que la prose fait voir autrement son contraire, c'est-à-dire la poésie. Mais y a-t-il dans le texte des éléments qui étayent cette supposition?
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L'insistance sur les colonnes et les intervalles, c'est-à-dire sur le principe de l'étalonnage et de la segmentation réglée, d'une part et la mise en exergue du comparant «grille», qui reprend le principe de l'étalonnage au carré, d'autre part, introduisent dans le texte la base même du discours poétique: la mesure, voire le décompte. Implicitement, le discours de la prose semble donc avoir pour horizon l'exacte appréciation du rythme poétique. Il y a cependant davantage encore. Dans les phrases de Junger, il n'est pas question d'écrire, mais de lire. Or, comme celui qui parle est aussi celui qui pratique l'écriture, il ne semble pas interdit de supposer que la leçon de lecture débouche également sur une morale de l'écriture et partant que le modèle de la grille sert aussi d'inspiration à qui se propose d'écrire de la prose. Car il faut bien relever que, d'un côté, les phrases de Junger font assez exactement ce qu'elle disent (l'analyse même rapide du paragraphe a montré l'existence d'une architecture d'ensemble qui n'est pas sans ressembler à une grille) et que, de l'autre, telle règle de composition est moins faite pour être perçue en elle-même que pour donner à voir quelque chose qui se situe derrière elle (les remarques préalables sur la prose ont vite abouti à des considérations sur les rapports entre prose et poésie et donc sur la littérature en général). À pousser la lecture encore un peu plus loin, il s'avère que la structure figurée de la dernière phrase de Junger peut en fait se déchiffrer de deux façons au moins. Jusqu'ici on a cru pouvoir assimiler l'image de la grille à l'idée de la prose, mais cette lecture est loin d'autre aussi simple qu'on avait pensé initialement. «C'est ainsi qu'il faudrait lire la prose: comme à travers une grille», peut signifier en effet que «lire la prose, c'est comme lire à travers une grille», la prose étant posée comme une grille entre le lecteur et ce qu'il voit en lisant. Toutefois, la même phrase peut signifier aussi que pour bien lire la prose, il faut faire comme s'il y avait entre elle et le lecteur comme une grille... Dans le premier cas, la prose est du côté des colonnes du temple. Dans le second cas, elle est du côté des nuages vus dans leurs intervalles. Dans le premier cas, la prose est outil. Dans le second cas, elle est plutôt effet ou résultat. Résultat de quoi? De la grille posée sur elle? D'une forme de rythme, d'une sorte de mètre, d'une poésie cachée dans ses plis?
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Ce qui compte ici, ce n'est pas le choix entre les deux interprétations, le texte de Junger pouvant être lu vraiment de deux manières. L'essentiel, c'est plutôt le battement des deux sens. L'avantage d'une telle structure double est en effet de s'accorder parfaitement avec l'idée même de la prose que construisent ces lignes. Dans le fragment commenté, la prose n'est plus la transparence qui s'oppose à l'opacité du discours poétique, mais le va-et-vient fascinant et inconfortable entre deux positions différentes. Et la contrainte présente dans le texte de Junger pourrait bien être le désir de montrer et d'imposer durablement cette hésitation-là. En admettant que cette interprétation soit acceptable, les conséquences s'en révèlent tout de suite d'une importance capitale pour la discussion lancée par l'analyse du texte de Colin. Chez Junger, le statut même de la prose change. Elle n'est plus seulement outil, mais aussi objet de la perception autorisée par le texte. Elle est donc appelée à se dédoubler. Si la prose est ce qui se regarde comme à travers une grille, elle est aussi la grille qui autorise le regard sur autre chose. Son rapport à la contrainte, de ce point de vue, est éminemment ambigu. La prose bénéficie de la contrainte logée en elle, mais elle est aussi la contrainte en elle-même. Et ce dédoublement paraît à son tour devoir être lu, non pas comme le résultat d'une action de lire ou d'écrire, mais comme cette action ou ce processus même. La prose est ce qui attire constamment l'attention dans deux directions opposées, puisqu'elle dirige le regard sur autre chose tout en le braquant aussi sur ellemême. La grille ne devient jamais invisible, mais son but n'est pas non plus d'arrêter le regard. Le battement entre prose-outil et prose-résultat paraît devenir et surtout demeurer interminable. On n'exagère pas en repérant dans la prose de Junger comme une image de ce fonctionnement complexe, où la prose simultanément s'efface et se pointe du doigt. Cette prose n'est ni opaque ni transparente, elle s'installe dans le difficile et jubilatoire chassé-croisé entre les deux positions. Ce programme, qui est vraiment celui de Junger (très préoccupé dans son Journal de guerre de l'avenir de la prose), est-il une contrainte où sens où nous l'entendons ici? Peut-on reconnaître dans les lignes analysées un nouvel exemple de ce texte à contraintes sans contraintes dont les premiers effets se retracent chez Bernard Colin? La réponse est sans doute affirmative et négative en
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même temps, et cette difficulté prouve bien les limites des théories actuelles de la contrainte.
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CINQUIÈME PARTIE
SUJET, HORS-SUJET, NON-SUJET
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Tout texte à contrainte abrite ou révèle, de la part de l'auteur comme de celle du lecteur, un désir ou un rêve de maîtrise, de contrôle, de totalisation. L'utilisation d'une contrainte, qu'elle soit d'écriture ou de lecture, est, de ce point de vue, l'expression d'une volonté de pouvoir, qu'il n'y a pas lieu de commenter ici, mais qui n'est sans doute pas sans rapport, en l'occurrence inverse, avec le caractère infini de l'expérience littéraire. Mais qu'en est-il en pratique de cette idée de maîtrise absolue et de totalité? Retrouve-t-on dans les écrits une telle hantise, un tel fantasme de la complétude sans faille, rassurante dans l'exacte mesure où elle permettrait de nier ce que l'acte d'écrire ou de lire a d'impur et d'inachevable? Il suffit de passer en revue quelques grandes œuvres à contraintes de l'époque contemporaine pour voir que les faits, toujours têtus, laissent entendre un tout autre son de cloche. En effet, pour beaucoup d'auteurs (et, suppose-t-on, de lecteurs), l'écriture à contraintes est tout sauf une stratégie à «museler» la langue, à imposer un sens, à réduire la liberté du lecteur. Les exemples de Jacques Roubaud ou de Renaud Camus sont à cet égard tout aussi parlants que celui, probablement mieux connu du grand public, de Georges Perec, dont on sait à quel point l'amour et le besoin de la contrainte ont pu l'amener à inventer une œuvre inédite et surtout ouverte aux lecteurs comme aux continuateurs (peu d'auteurs ont suscité en si peu de temps une telle postérité, souvent très créatrice, que Perec, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Oulipo). Au-delà des mille et une différences qui séparent les démarches contraintes de Roubaud et de Camus, force est en effet de constater que le recours systématique à la contrainte se traduit chez ces auteurs par un certain nombre de caractéristiques qui éloignent leur travail du désir de totalisation et de clôture que bien des clichés tenaces continuent à associer à l'écriture sous contrainte. Premièrement, il est difficile de nier que chez l'un et l'autre de ces écrivains la contrainte a pour effet une expansion presque illimitée de l'œuvre, qui est à la fois protéiforme (Roubaud et Camus s'essaient aux genres les plus divers), extrêmement vaste (ils ont publié jusqu'ici une cinquantaine de volumes et leur rythme de publication ne montre aucun signe de fléchissement) et attirée par la démesure (leurs livres semblent devenir de plus en plus longs). Et ce qui s'observe au niveau
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de l'œuvre en général se retrouve également au niveau microstylistique du texte se faisant, avec souvent un goût très prononcé de la parenthèse (contrainte illustre s'il en est, depuis que l'illustra si brillamment le patron des auteurs à contraintes modernes, Raymond Roussel). Deuxièmement, Camus et Roubaud sont l'un et l'autre visiblement fascinés par l'usage pervers ou oblique de la contrainte, qui n'est jamais appliquée de façon mécanique mais qui se plaît «systématiquement» à poursuivre l'écart, l'exception, la variation, le second degré, la complication, etc. (la notion de clinamen, qui désigne généralement l'infraction unique à la règle que l'on s'est donnée, est totalement inapte à rendre compte du foisonnement et de la diversité dans la mise en œuvre des contraintes chez ces deux auteurs). Troisièmement, enfin, et c'est là-dessus que nous voudrions ici concentrer nos analyses, tant Roubaud que Camus affectionnent la technique du «hors-sujet», qui combine les deux caractéristiques déjà citées tout en offrant une vue nouvelle sur le problème de la maîtrise et de la totalisation si essentiel à une bonne intelligence de la contrainte. La poétique de l'excroissance, très manifeste chez ces deux auteurs, relève en effet aussi bien de l'inévitable expansion de l'œuvre que de la séduction paradoxale de l'exception, de l'imprévu, du primesautier. De plus, tout «hors-sujet» posant aussi la question du «sujet», la technique de l'excroissance (les «incises» roubaldiennes, la «métonymie» camusienne) montre également que l'écriture à contrainte, loin de refléter les positions figées d'un sujet préconstruit, antérieur à l'exercice de la langue, ouvre la voie à de tout autres positions de sujet, qui s'avère fondamentalement, peut-être, un non-sujet.
DIGRESSIONS, INSERTIONS, DIVERTISSEMENTS (ROUBAUD) Peu d'écrivains, aujourd'hui, représentent mieux l'écriture à contraintes que l'Oulipien Jacques Roubaud, auteur d'une œuvre monumentale et théoricien averti d'une certaine idée de la littérature où la contrainte occupe sans conteste le centre vivant. En même temps, toutefois, Roubaud est tout sauf un auteur à contraintes canonique ou conventionnel. D'abord parce qu'il s'amuse à faire de ses règles d'écriture un emploi narquois ou déroutant, par exemple en les dissimulant aux yeux du lecteur ou en les appliquant de manière fort ouverte. Ensuite parce que chez lui la notion de texte excède toujours la notion de contrainte: écrire est un acte infiniment plus complexe que la seule réalisation mécanique d'un programme préconstruit, et le texte qui en est le résultat demeure souvent ouvert aux surprises que prodigue son élaboration. L'ambitieuse entreprise autobiographique de l'auteur offre de multiples occasions de voir cette «écriture en œuvre» ou, si l'on préfère, «in progress», et c'est dans un de ses volets1, le volume intitulé Poésie :, que nous voudrions examiner de plus près l'enjeu de l'insert, mécanisme fondamental s'il en est dans l'œuvre d'un auteur qui soulève d'un même mouvement la question de l'écriture à contrainte et celle du sujet. «Je résiste rarement à une digression», déclare Jacques Roubaud dans Poésie: ,2 mais il précise aussitôt que ces digressions sont plutôt des «insertions» (et celles-ci soit des «incises», soit des «bifurcations», selon qu'elles développent ou non quelque fil narratif autonome). Au-delà de
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Elle comprend à ce jour les volumes suivants: Le Grand Incendie de Londres (Paris, Seuil, 1989), La Boucle (id., 1993), Mathématique: (id., 1997), Poésie: (id. 2000) et La Bibliothèque de Warburg (id. 2002). 2 Op. cit., p. 19.
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cette petite discussion terminologique (car nommer un fragment «digression» n'est pas du tout la même chose que le nommer «insertion»), la remarque est précieuse parce qu'elle soulève un aspect majeur du projet autobiographique de Jacques Roubaud, que nous commenterons ici en deux temps, le premier directement relatif à la notion de " contrainte ", le second relatif au choix du support spécifique de Poésie:, qui reste, curieusement peut-être, un "livre ".
Digression et hors-sujet Mais d'abord on voudrait insister un peu sur le passage du mot «digression» au vocable «insertion», qui est tout sauf une coquetterie lexicale ou une dénégation de ce que l'écriture produit parfois d'imprévu ou de saugrenu. Par ce glissement, Jacques Roubaud prend soin en effet d'évacuer l'étrangeté que représente tout mécanisme de digression, sans pour autant rogner la dose de liberté qu'apporte le principe de l'insertion. À suivre les analyses de Pierre Bayard dans Le Hors-sujet. Proust et la digression,3 on se rend mieux compte à quel point la terminologie avancée par Roubaud est d'ailleurs juste et précise. La digression, que Bayard définit comme un «hors-sujet», c'est-à-dire comme ce qui ne se rattache pas au sujet de l'œuvre, est en effet condamnée à se résorber paradoxalement, non pas en cours d'écriture, mais en cours de lecture. Puisque le lecteur d'aujourd'hui postule que dans une œuvre tout a du sens et que tout détail -fût-il hors-sujet, en apparence- s'y rapporte à l'ensemble qui l'inclut, il est forcément conduit à découvrir, voire à forger lui-même, des rapports entre tout et partie, et ce faisant à annuler progressivement ce qu'il y a de hors-sujet dans la digression, Au point de vue pragmatique, et en raison de la loi de la cohérence du discours, la digression finit donc toujours par être lue sur le mode de l'insertion, quel que soit du reste son degré d'étrangeté ou d'extériorité par rapport au sujet du texte. Cette précision apportée, posons sans tarder la première des questions que soulève le traitement roubaldien de la «digression3
Paris, Minuit, 1996.
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insertion» y a-t-il lieu ou non de rattacher ce mécanisme à l'écriture sous contrainte? Dit autrement est-il possible, dans une esthétique globalement placée sous l'enseigne de la contrainte (Poésie: est on ne peut plus clair à ce sujet), de réserver une place à la digression? A première vue, la chose paraît bizarre, pour ne pas dire contradictoire, tellement le concept même de digression-insertion, par ce qu'elle apporte de fantaisie et peut-être même d'improviste, semble s'opposer catégoriquement à la notion de contrainte, qui suppose toujours, du moins dans l'approche sérieuse qui est celle de Jacques Roubaud, quelque chose de formaliste, de programmable, d'algorithmique Et force est de constater que Jacques Roubaud lui-même ne fait rien pour encourager une lecture «contrainte» de la digression-insertion en mettant l'accent sur le fait qu'il ne «résiste» guère à la tentation du digressif, ne suggère-t-il pas que la digression est, justement, ce qui sort du programme, ce qui déjoue et bouleverse tout cahier des charges, ce qui se dérobe anarchiquement à toute règle un peu rationnelle? Cependant, à mieux y regarder, la digression-insertion peut tout de même s'inscrire, assez bien, voire parfaitement bien, dans une logique de la contrainte. En effet, l'on peut y voir l'indice d'un clinamen au niveau macrotextuel. En ce sens, le recours à la digression aide sans doute à reformuler de manière salutaire le débat autour du clinamen, qui a tendance à se limiter au domaine du microscopique. Ensuite, l'auteur (et son lecteur aussi, tout au moins si certaines conditions de lisibilité sont assurées) pourrait non moins essayer de «régler», c'est-à-dire de contraindre certains paramètres de la digression-insertion: ses fréquences, ses thèmes, son rythme, ses lieux d'apparition, ses longueurs, etc. Enfin, le principe même de la digression-insertion pourrait accéder au statut de contrainte, dès lors qu'il devient possible de l'analyser comme un programme systématique de procrastination (ou de quelque autre figure rhétorique présentant des formes et des enjeux comparables). En effet, si nous définissons la contrainte (au sens large) comme programme systématique, soyons-en certains, suffisamment souple pour rendre compte de ce mode de la narration digressive de Tristram Shandy, d'Amer Eldorado ou encore du Libera, ou de la logique de l'insertion des les Mille et une nuits, du Manuscrit trouvé à Saragosse ou encore des Vaisseaux brûlés (que nous examinerons dans le dernier
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chapitre de ce livre). Quant à savoir si Poésie: et les quatre autres volumes parus de la biographie roubaldienne actualisent une même famille de contraintes, c'est là un pas qu'il ne faut pas avoir peur de franchir...
Un texte, un livre Le second niveau de notre analyse a trait, non plus au résultat de l'écriture à contraintes, illustrée par les digressions-insertions, mais à la manière même dont elle s'accomplit, soit à la genèse de ce qui sera offert à la lecture. Jacques Roubaud mentionne, à plusieurs reprises, qu'il se sert pour écrire d'un ordinateur portable et qu'il écrit a prima, c'est-à-dire sans se corriger.4 Le rapport avec l'écriture à digression-insertion saute ici aux yeux. Non seulement l'ordinateur autorise ce genre de pratiques, mais, en plus, il semble les provoquer et les multiplier par les facilités même de son emploi. Toutefois, l'essentiel est ici de savoir pour quel motif Jacques Roubaud conserve en même temps le support traditionnel du livre, dont les partisans de l'écriture électronique soulignent depuis pas mal de temps la rigidité et la linéarité congénitales (la chose se discute, et même fortement, mais c'est probablement un autre problème). Bref, Jacques Roubaud n'aurait-il pas dû publier Poésie: directement sur la Toile (la rumeur d'une telle initiative a du reste circulé)? Pour plusieurs raisons, il nous semble que la décision de s'en tenir au médium traditionnel du livre a été sage et logique.
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C'est là un autre point commun avec Renaud Camus, et sans aucun doute un des aspects les plus difficilement “récupérables” de leur travail aux yeux d'une théorie traditionnelle de la contrainte, qui suppose (non sans un minimum de bon sens, du reste) que les difficultés de réalisation d'une contrainte ne sont guère compatibles avec l'allure endiablée que prend l'élaboration textuelle chez des auteurs comme Roubaud ou Camus.
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Tout d'abord, il semble bien que dans Poésie: la notion de livre, et surtout de «lecture de livre», compte autant que le contenu même. La notice que signe Jacques Roubaud en quatrième de couverture Offrir, au commencement de l'an 2000, la lecture d'un livre dont le titre contient un mot, poésie, qui sert aujourd'hui à désigner bien des choses – le roman, la chanson, le Plan, les couchers de soleil, etc. – sauf ce dont il est question dans ces pages, pourra surprendre. C'est ainsi.
est, dans sa concision exemplaire, une invitation directe à s'interroger sur le sens de bien des mots, et partant de bien des choses, à commencer évidemment par celui des mots «poésie» et «livre». Car de même que le mot «poésie», celui de «livre» désigne virtuellement tout de nos jours, et l'une des ambitions de Poésie: est sans doute de lui rendre un peu de sa dignité. Ensuite, il semble aussi que le livre soit bien la forme la plus appropriée pour faire participer le lecteur au mouvement de digression-insertion qui joue un rôle si capital dans le quatrième tome de l'autobiographie roubaldienne. À défaut de toute linéarité (et un hypertexte solidement construit se doit en principe d'être libre de toute tutelle linéaire), le sens même de la digression-insertion s'évapore, puisqu'en l'absence de quelque ligne par rapport à quoi s'insère le horssujet de la digression, plus aucune de ces digressions n'est possible (à moins bien sûr que tout ne devienne susceptible de se transformer en digression, ce qui n'avance guère non plus la cause du mécanisme en question). Enfin, la continuation du support-livre ne doit pas s'interpréter comme le signe d'une résistance, d'un repli, d'un refus du changement. Au contraire, l'histoire du support-livre a montré que ce média est tout à fait à même, non seulement d'anticiper de manière créative sur des structures et des fonctionnements que l'ordinateur ne fait que banaliser (aux sites électroniques avec les Cent mille milliards de poèmes on préférera raisonnablement le simple volume de Queneau...), mais aussi d'intégrer des évolutions nouvelles (comme par exemple la photogravure). De plus en plus, on voit apparaître des livres où l'influence d'Internet se fait visible, sur le plan typographique comme sur le plan structurel, et pas uniquement de manière purement réactive
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ou mimétique (comme dans la grande presse, dont les «unes» ressemblent maintenant à des écrans d'ordinateur), mais de manière beaucoup plus originale et spécifique. Poésie: va sans doute moins loin que des ouvrages comme Vaisseaux brûlés de Renaud Camus,5 Federman de A à XXXX. A Recyclopedia6 ou, il est vrai dans un tout autre registre, les romans «hypertextuels» de Danielle Mémoire,7 qui nous apprennent que le livre déplace et transforme le geste de la navigation lectorale désormais bien connue, mais par la mise en avant des titres des sections, par exemple, qui sont longs et deux fois répétés et variés (d'abord dans le texte, puis dans la table des matières), Roubaud joue très habilement des possibilités du support-livre, de manière à inclure une dialectique du passage entre le tout et la partie dont le texte électronique est peut-être encore en train de chercher le bon équivalent.
5
Voir chapitre suivant. Larry McCaffery et al., éds, San Diego State University Press, 1999. 7 Par exemple Les personnages, Paris, P.O.L, 2000. 6
METTONS QUE J'AI TOUT DIT… (RENAUD CAMUS) Quelle est l'origine de la littérature? D'où viennent les textes qui s'écrivent, se publient, se lisent? Et quel est l'enjeu profond de la réponse à ce genre de questions? Les premiers livres de Renaud Camus, partiellement publiés sous pseudonyme, récusaient radicalement la réponse traditionnelle à ces questions. Passage (1975), puis Echange (1977), Travers (1979) et Eté (1982), soit les quatre volumes publiés à ce jour d'une série inachevée intitulée Les Eglogues, se présentaient en effet comme un patchwork de citations, de prélèvements, de fragments de discours, bref de «ex-logos», et rapidement le nom de l'auteur s'est vu identifié à ce type d'écriture à contrainte très particulière. Après de longues pérégrinations dans les genres les plus divers, le volume P.A. / Petite annonce1 servant, a posteriori en tout cas, de véritable pivot, Renaud Camus a renoué récemment, grâce entre autres à la découverte de la publication électronique,2 avec l'écriture «couper/coller» des Eglogues. Or, à l'instar de Jacques Roubaud, amateur comme lui de l'écriture électronique a prima et vivement intéressé par les possibilités d'Internet, Renaud Camus ne renonce nullement au support-livre traditionnel, même si son engagement en faveur de la publication sur la Toile est plus ferme que chez d'autres «classiques» de notre époque. Est-ce que tu me souviens?,3 le troisième tome de Vaisseaux brûlés,4 la version «papier» d'un immense work in progress mené sur le site 1
Paris, P.O.L, 1997. On se rappelle en effet que Renaud Camus était très vite passé de l'écriture traditionnelle (à la main) à l'écriture électronique (sur portable). Sur l'adoption sans réserve de la publication électronique, pour le moins intrigante dans le cas d'un auteur aussi foncièrement nostalgique que Renaud Camus, voir son livre Etc. Abécédaire (Paris, P.O.L, 1997), pp. 114-115. 3 Paris, éd. P.O.L, 2002. 2
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personnel de l'auteur,5 renoue, pour la pousser à ses extrêmes limites, à la même interrogation sur l'origine du texte, sans réponse ni fondement comme la littérature elle-même, mais essentielle à son expérience vitale du désœuvrement ou, comme le dit Camus lui-même, de l’«étrangèreté» de l'art. Davantage que les Eglogues, qui fonctionnaient encore selon les modes (les alibis?) connus du roman et du journal, Estce que tu me souviens? emploie et transforme la citation pour affronter de manière aussi directe que possible la contrainte majeure de l'écriture et de la pensée camusiennes: le refus de coïncider avec soi, le désir de l'autre (autrui et autre chose), l'horreur de l'identité et de la répétition planétaires, d'où, littérairement parlant, le besoin de s'ouvrir à des textes donnés ailleurs et le goût de la citation comme contrainte première de l'œuvre.
Écrire/signer À la réponse généralement admise, moderne et romantique en même temps, que le texte est issu de l'auteur, Est-ce que tu me souviens? oppose d'emblée un démenti catégorique, qui révèle que l'auteur n'est pas celui qui a écrit son livre: L' «auteur» de ce livre n'en a pas écrit un seul mot. A ce qu'il a copié ici ou là il a quelquefois retranché, mais il n'a jamais rien ajouté, pas même une virgule. Toutes les phrases ici réunies apparaissent au moins une fois dans l'intégralité rigoureuse de leur forme originale. C'est à cette seule condition qu'elles peuvent faire, éventuellement, l'objet de présentations abrégées, ou très abrégées. Il est possible que leur apparition sous une forme raccourcie précède leur transcription complète. D'autre part il n'y a pas de limites au nombre éventuel de leurs occurrences. (p. 457).
4
Les deux autres sont: Ne lisez pas ce livre (Paris, P.O.L, 2000) et Killalusimeno (id., 2001). 5 http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus
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Or, que signifie le fait qu'un texte, comme cela semble être le cas ici, provienne exclusivement6 d'autres textes – réponse postmoderne si l'on veut, mais aussi réponse très classique (nous savons depuis Montaigne que nous ne faisons que nous entregloser), voire carrément antique (entendons par là: antérieure à l'invention de l'imprimerie qui, fixant l'écrit, instaure la «fonction-auteur», le souci de la paternité du texte et du droit d'auteur)? Cela veut-il dire que le texte, dérivé qu'il est d'autres textes, se passe d'auteur, hypothèse désormais inutile dans le régime de la citation généralisée? Telle réponse n'est pas moins reçue que la première, car plus généralement, au-delà des questions de procédés et d'usages littéraires, le manque d'origine privée, individuelle, auctoriale du texte est devenu un stéréotype, pensé aussi bien du côté de la forme que du côté du contenu de l'écrit: c'est, ici, un Joseph Proudhon et son insistance sur le caractère radicalement collectif de la création, l'auteur n'étant que le porte-parole de la culture de son temps7; c'est, là, un Stéphane Mallarmé et sa définition de la poésie comme l'initiative laissée aux mots, le vouloir-dire de l'auteur se soumettant, jusqu'à y disparaître, dans la logique impersonnelle du langage. Le succès de pareilles idées en a fait un fragment de la doxa contemporaine qui, comme souvent dans la doxa, s'entend parfaitement avec son contraire, la croyance en l'origine individuelle et inaliénablement personnelle de toute écriture. Il convient ici de ne pas oublier la leçon fondamentale d'Antoine Compagnon. Dans La Seconde main8, son étude de la citation, il définit celle-ci comme «un énoncé répété et une énonciation répétante» (o.c., p.
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Dans Passage (Paris, Flammarion, 1975), les proportions étaient légèrement plus modestes: “De nombreux passages de ce livre, en représentant près d'un quart probablement, sont empruntés, sans que ce soit indiqué plus d'une fois sur trois à peu près, à divers texte de Giorgio Bassani, Yves Bonnefoy, Michel Butor, [...], ainsi qu'au Grand Larousse encyclopédique, évidemment. Le reste est constitué, pour la moitié au moins, de citations tirées d'écrits antérieurs de l'auteur”. (p. 207). 7 Voir Les Majorats littéraires, partiellement repris in Jan Baetens (éd.), Le combat du droit d'auteur (anthologie historique), Paris, Les Impressions Nouvelles, 2001, pp. 139-153. 8 Paris, Seuil, 1979.
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56), en d'autres termes comme la conjonction, nécessaire et inévitable, de la répétition d'un texte (en principe d'un fragment) et de la répétition, par un auteur, de l'acte de parole ou d'écriture qui produit ce texte. La citation n'est donc en aucune façon une forme d'écriture où le texte se passe d'auteur pour ne devenir que «pure» reprise d'un fragment existant. Elle est, au contraire, une forme d'écriture où l'instance auctoriale joue immédiatement un rôle-clé, quand bien même ce rôle risque d'être moins transparent qu'en d'autres écrits. La citation ne dispense pas le lecteur de s'interroger sur l'auteur, au moins double, et sur les rapports multiples qu'engendre la connexion de deux textes, fussent-ils rigou-reusement identiques, et de deux auteurs, fussent-ils, comme il arrive avec l'autocitation, également les mêmes. Bref, l'auteur de Est-ce que tu me souviens?, quoi qu'il dise ou feigne dire, a bel et bien écrit toutes les lignes de son livre, et il en est, justement, aussi l'auteur. Il n'y a pas, dans aucun livre, de «hors-sujet», pour paraphraser très librement le titre du livre de Pierre Bayard9, mais telle réponse ne clôt pas le débat sur ce que c'est qu'un auteur.
Une double logique citationnelle Parler de citation pour un livre comme Est-ce que tu me souviens? est sans doute un leurre, puisque la technique de citation utilisée dans ce volume appartient à un ordre très singulier. Le recours généralisé à la citation, car c'est le cas de figure pratiqué par Renaud Camus dans Estce que tu me souviens?, s'éloigne des formes «normales» de la citation, pour s'inscrire dans le cadre d'un véritable «genre» citationnel, lui aussi très moderne et très contemporain à la fois: le centon, dûment répertorié par la rhétorique traditionnelle où le genre a toutes ses lettres de noblesse (un bel exemple contemporain est donné par les «sonnets sartriens» que Michelle Grangaud a tiré de L'Etre et le néant10); le collage, le cut-up ou encore le sampling, institués par les avant-gardes du XXe
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Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996. Cf. Formules n° 5 (2001), où l'on trouvera de nombreux autres exemples.
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siècle comme une de leurs figures essentielles11. La logique profonde qui structure les deux pratiques, celle du centon classique, celle du collage d'avant-garde, est cependant très différente. D'une part, ces deux genres citationnels adoptent une tout autre attitude à l'égard de la cohérence: le résultat d'un montage de centon est en principe un texte cohérent, les infractions à cette règle «conjonctive» ayant généralement des visées parodiques (la faute du manque de cohérence se voit implicitement rejeté sur l'auteur ou les auteurs cités); par contre le produit du collage d'avant-garde peut rester beaucoup plus «disjonctif». Que, corollairement, le centon classique ne prélève ses fragments que dans des sources littéraires tandis que le collage d'avant-garde a tout loisir de se tourner vers des écrits non littéraires, ne doit pas être pris pour la cause de telle différence: c'en est plutôt un effet, car le choix des citations, littéraire ou non, est toujours soumis à une stratégie d'écriture plus englobante. Il serait du reste erroné de croire que les stratégies conjonctive ou disjonctive se traduisent automatiquement par des résultats qui seraient respectivement «unifiés» ou «disloqués»: certains centons offrent à lire des textes d'une étrangeté tout à fait inquiétante, comme par exemple Les demoiselles d'A. de Yak Rivais12, qui raconte une seule histoire au moyen de près de mille phrases venues d'autant de livres différents, alors que certains collages disposent un effet de surface tout à fait «nappé», comme, toujours par exemple Les Dépôts de savoir & de technique de Denis Roche13, pourtant basés sur le principe inverse de la dissociation maximale des unités alignées (il s'agit invariablement de fragments de 61 caractères typographiques enchaînés dans sans souci de cohésion sémantique d'une «ligne» à l'autre).
11
Voir par exemple Revue de littérature générale, n° 1 et 2, éd. P.O.L, 1995 et 1996. Il va sans dire que collage, cut-up et sampling sont loin de relever d'une seule poétique, mais pour les besoins d'économie de cette analyse, leurs différences se verront provisoirement mises entre parenthèses. Pour une lecture un rien différente (inspirée d'une certaine forme de “réalisme”) sur les techniques du collage, voir le livre d'Aragon, Les collages, Paris, Hermann, 1993 (1ère édition 1930, édition revue en 1965). 12 Paris, Belfond, 1979. 13 Paris, Seuil, 1972.
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D'autre part, centon classique et collage d'avant-garde diffèrent plus fortement encore quant à la manière dont se fait le renvoi à la notion d'auteur. Du côté ses sources, le centon classique part en effet de l'idée que l'origine compte et que le lecteur doit connaître la source des fragments cités pour apprécier pleinement ce qui se passe dans le texte14, alors que le collage d'avant-garde insiste beaucoup moins sur les sources, qu'il laisse souvent dans l'anonymat. Il en résulte, en tout cas dans le collage d'avant-garde, une clôture paradoxale du côté des textes : le texte s'ouvre sur toute sorte d'énoncés, qu'il refuse d'aligner au sein d'une dispositif homogène, mais ce faisant il accentue le rôle de celui qui cite et qui se dérobe ainsi, structurellement parlant, à l'anonymat de ses sources. Le collage d'avant-garde présente ainsi un décalage plus grand entre auteur cité et auteur citant que le centon classique: l'auteur citant y prime très manifestement les auteurs cités, comme le prouve d'ailleurs le «copyright» que semblent revendiquer, du moins sur le plan esthétique, les partisans du collage: tel auteur a «inventé» tel type de collage, tel autre auteur réclame la paternité de tel autre type de collage, et ainsi de suite. La forme particulière de «cutup» expérimentée par Denis Roche en fournit un bel exemple: la pratique citationnelle par «tronçons de 61 unités» est devenue une des images de marque de cet écrivain et, logiquement, le procédé a donné lieu à cet hommage singulier que sont les pastiches. Bref, on retrouve ici la même observation un rien paradoxale déjà signalée plus haut: ce n'est pas parce qu'un auteur n'écrit pas lui-même aucune de ses phrases, qu'il cesse d'être auteur; ce n'est pas parce qu'on jette le soupçon sur l'identification possible des auteurs cités, qu'on serait moins auteur et sujet soi-même. Ou si l'on préfère: rien de plus «signé» qu'une écriture qui refuse elle-même d'écrire. Est-ce que tu me souviens? ne semble pas fonctionner autrement. Renaud Camus n'écrit rien, mais il signe tout, il est pleinement l'auteur de son livre. Et la manière dont le livre effectue les citations n'est pas neutre du tout, mais renvoie directement, du moins pour ceux qui connaissent un peu l'œuvre de l'auteur, à «sa» manière de citer, c'est-à14
Évidemment, cela ne signifie pas toujours que l'auteur citant identifie chacune de ses sources, dont la reconnaissance ne posait pas forcément problème dans une culture littéraire commune à l'auteur et au lecteur.
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dire à une technique citationnelle qui enchaîne sans directement les nommer des phrases de sources très diverses et liées l'une à l'autre par des rapports certes très forts mais autres que «simplement» narratifs (techniquement parlant, on pourrait définir cette marque très personnelle de la citation comme la rencontre de la logique du centon traditionnel et de celle du collage d'avant-garde)15.
Signer/persister La réponse fort œcuménique que l'on vient de donner, permet sans aucun doute de rendre compte du livre de Renaud Camus dans sa très grande généralité. Elle a toutefois le grand désavantage de laisser à l'ombre les questions essentielles, qui ont moins à voir avec la façon globale dont Renaud Camus prend position à l'intérieur du champ de la citation comme «genre» littéraire institutionnalisé, qu'avec la façon très précise dont il le fait, et dont les enjeux sont autrement importants que la marque plus ou moins «personnelle» donnée à un genre par tel ou tel auteur en quête de «distinction». Les questions qui dès lors surgissent sont d'une tout autre nature. D'une part: est-ce bien à la citation en tant que telle que s'intéresse le travail de Renaud Camus? Tout en créant une variante «originale» du centon-montage, l'auteur ne cherche-t-il pas à susciter une réflexion différente ? D'autre part: pourquoi utilise-t-il la citation de la manière très singulière qui est ici la sienne? Est-ce que d'autres types de citation ne pourraient pas remplir la même fonction? La citation est-elle un but ou un moyen? Très clairement, Renaud Camus ne l'utilise jamais comme un but, mais toujours comme un moyen, plus particulièrement comme un moyen de souligner la problématique de l'origine. La technique cita-tionnelle de Est-ce que tu me souviens? traite l'origine, à travers l'interrogation sur les phrases, de manière contradictoire et partant très remarquable. L'origine est à la fois constamment exhibée (on sait que toutes les phrases du livre sont 15
Pour plus de détails sur ces mécanismes de liaison, voir Jan Baetens, Etudes camusiennes, Amsterdam, Rodopi, 2000.
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citées) et mise sous rature (ces phrases citées, on ne sait pas d'où elles viennent). Il en résulte une quête doublement impossible à clore: on ne saura jamais identifier toutes les phrases(cela dépasse tout simplement les capacités de n'importe quel lecteur); on ne saurait pas non plus s'abstenir de les chercher (ne fût-ce que parce que très régulièrement on bute sur des phrases, différentes selon les lecteurs bien entendu, qu'on reconnaît ou croit reconnaître). Dans les deux cas, l'attitude de lecture que nous tend Est-ce que tu me souviens? est en parfait unisson avec le thème de l'origine, plus exactement du goût et de l'amour des origines: c'est un «plus» qu'il faut essayer de prendre en considération, quand bien même la réponse à l'identité ou au sens des origines reste obscure; c'est aussi un tremplin vers davantage, puisque le parti pris de l'origine suggère qu'il ne faut jamais se contenter d'aucun sens fermé sur luimême. On comprend ainsi beaucoup mieux le titre du livre, ou plutôt la réponse qu'il convient d'y donner: on gagne toujours à se souvenir, même si l'on ne sait pas toujours de quoi exactement l'on se souvient, ni à quoi mène l'effort que le souvenir nous demande… Quant à savoir pourquoi la citation prend dans Est-ce que tu me souviens? sa forme très singulière, la réponse doit se faire plus circonstanciée. Ce qu'il importe de signaler avant tout, c'est que l'unité de base est toujours la phrase, c'est-à-dire ni le mot ou le groupe de mots, ni le passage ou le fragment plus long (comme c'était encore partiellement le cas dans les premiers livres de Renaud Camus). Ce choix n'est nullement insignifiant, car la phrase est non seulement l'unité stylistique de la prose (et toute sa vie Renaud Camus a voulu faire «de la prose», au sens pur et absolu du terme), mais aussi la cause de tous malentendus. L' «affaire Camus» du printemps 2000, est, de nouveau d'un point de vue technique, une question de phrases citées hors contexte16: les accusations d'antisémitisme qui ont été lancées contre l'auteur étaient «prouvées», aux yeux de ses adversaires, par le sens de certaines phrases, dont le sens changeait selon qu'on les replaçait dans
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Je laisse ici de côté les manipulations subies par ces mêmes phrases lors de l'opération citationnelle: elles ont parfois de quoi laisser rêveur, mais ce n'est pas le propos de ce chapitre. Pour plus de détails, on peut se rapporter au dossier rapporté et commenté par Renaud Camus dans son livre Du sens, Paris, P.O.L, 2002.
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leur contexte et qu'on acceptait ou non de suivre Renaud Camus dans son appel à lire le «sens» en «contexte».17 Ce que Est-ce que tu me souviens? semble vouloir mettre en place, c'est une stratégie et un dispositif capables d'inverser ce qui s'est passé lors de l'affaire Camus. Le livre procède à un travail de reconstitution systématique et permanente, non pas en dotant chacune des phrases qu'il cite d'un nouveau contexte, mais en inventant une structure dynamique qui soit à l'abri de toute mutilation citationnelle. La première solution n'est pas en soi une tâche difficile, mais son issue est toujours fort incertaine: il suffirait de… citer une phrase du nouveau volume pour scinder de nouveau phrase et contexte. La seconde solution, plus délicate à mettre en œuvre, consiste à transformer le statut même des phrases citées, dont le sens ne serait plus fonction des phrases elles-mêmes mais dans le flux et les réseaux dans lesquels on les voit inscrites. Dans une telle perspective dynamique, dont relève à mon sens Est-ce que tu me souviens? , les phrases n'ont plus de sens que par leur rapports contextuels: lues seules, citées seules, elles n'ont à la limite plus de sens, la signification ne pouvant naître que du mouvement, par définition sans fin, où elles sont prises. La pratique citationnelle de Est-ce que tu me souviens? acquiert ainsi un tout autre sens, qui excède de toute part les seuls problèmes du «style» citationnel ou des «marques» d'auteur. La citation devient écriture, au sens que Roland Barthes donnait à ce terme18, c'est-à-dire un choix formel où se donne à lire l'engagement d'un écrivain face à l'histoire. Parmi bien d'autres choses, l'affaire Camus a montré à quel point l'écriture peut être terriblement dangereuse pour l'écrivain qui s'écarte des sentiers de la bien-pensance. Suite à Michel Leiris, qui avait introduit la métaphore dans la préface de L'Age d'homme19, il est devenu banal de décrire ce risque en termes tauromachiques. Or, il faut se rappeler ici ce que Roland Barthes écrivait sur le sens tauromachique de «citer» («citar, c'est ce coup de talon, cette cambrure du torero, qui
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Voir aussi Pierre Péan et Philippe Cohen, La face cachée du Monde, Paris, Mille et une nuits, 2003, pp. 357-381. 18 Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1953. 19 Paris, Gallimard, 1966 (nouvelle édition).
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appellent la bête aux banderilles»20), pour se rendre compte à quel point la citation augmente encore le danger auquel s'expose l'écrivain: en proposant des phrases «hors contexte», qu'il insère dans une nouvelle structure mais en leur refusant tout sens figé, stable, sûr, il assure sa défense par le moyen où il se trouve le plus vulnérable. Pour mieux se défendre, il se cite à comparaître et porte le débat sur le lieu même où il s'est vu le plus attaqué. On est loin ici de la citation comme jeu discursif, et pourtant c'est bel et bien de jeu, de marge, d'ouverture, qu'il s'agit fondamentalement: la citation comme écriture, c'est une tentative de trouver une forme discursive où la citation soit contexte et le contexte, citation.
La citation généralisée et la question du sujet Il n'est du reste pas interdit de croire qu'une même stratégie sous-tend aussi Du sens (op. cit.), le «traité» où Renaud Camus élabore une réflexion systématique sur le problème du même nom. Du point de vue de l'écriture, l'élément le plus remarquable est sans aucun doute l'absence de toute division du texte, que ce soit en sections, en chapitres ou en parties. Tout est fait pour que le texte devienne littéralement un tout, c'est-à-dire pour éviter qu'il ne soit… cité, sauf intégralement bien sûr. Un soin identique a été apporté aux transitions internes, qui sont toujours d'une grande subtilité, y compris au second degré: les digressions et excursions, inévitables dans un volume de quelque 550 grosses pages, se présentent de telle façon que leurs frontières ne sont jamais étanches, de manière à assurer une lecture «suivie». Celle-ci ressemble beaucoup au type de lecture critique prônée Pierre Bayard, où la distinction entre sujet et hors-sujet (nous dirions ici: entre citation et contexte) ne devrait plus être tenable: La question du sujet est d'autant plus difficile à traiter qu'elle gagne manifestement à l'être d'une manière dynamique […]. En effet, aussi précis soit-il, le sujet littéral d'une œuvre littéraire n'indiquera jamais qu'un vague canevas, inapte à produire des 20
S/Z, Paris, Seuil, 1976 (coll. Points), p. 29.
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prescriptions ou des restrictions. Dès lors il semble prudent de ne pas entendre seulement par sujet d'une œuvre son thème, mais une vise plus large que l'acception ordinaire, réduite au propos ou au contenu. Se demander à propos de tel passage si l'auteur est ou non hors sujet, ce n'est pas seulement chercher s'il est fidèle au «thème» déclaré, mais s'il est conforme à l'ensemble d'une intention esthétique, dont le thème est un élément important mais non exclusif. L'évaluation de ce qui relève ou non du sujet ne peut donc guère se faire par rapport à un hypothétique récit de base, dont le respect permettrait d'éliminer les écarts. Elle implique l'évaluation d'un ensemble, constitué par un projet d'écriture – soutenu par une esthétique à chaque fois particulière – et par la réussite de ce projet. (op. cit., p. 28, souligné par l'auteur)
A l'instar de ce qui se passe dans Est-ce que tu me souviens?, un livre comme Du Sens avance une écriture qui, sans être globalement citationnelle au sens direct du terme, arrive à créer le même rapport d'union absolue entre phrase et co-texte. Ici aussi, le passage incessant d'une phrase à l'autre, et partant le glissement de sens qui l'accompagne, deviennent la carac-téristique primordiale du texte. Tout cela semble peu de chose, mais c'est un pas décisif vers la réalisation de ce que Renaud Camus a toujours défini comme son idéal en écriture: la métonymie plutôt que la métaphore, la quête du sens plutôt que le sens, l'histoire et l'avenir d'un sens plutôt que ses certitudes actuelles. On pourrait même aller plus loin encore et dire que l'implication réciproque de la phrase et du contexte aide également à dépasser le clivage, qui jusqu'à peu allait grandissant, entre les deux versants de l'écriture camusienne: celle de la ligne, représentée par le Journal, où l'auteur passe successivement en revue le pour et le contre de toute chose; celle de l'hyperlivre, représentée par les Églogues au début et par les Vaisseaux brûlés aujourd'hui, où l'auteur procède par greffe et incise. Dans l'un et l'autre cas, le souci du dire-vrai et de la recherche du sens est prioritaire, mais les moyens d'y tendre (ne parlons pas de l'atteindre!) sont très différents.21 Est-ce que tu me souviens?, qui participe curieusement du régime de l'hyperlivre (il s'agit 21
Dans Du Sens, Renaud Camus nomme la première voie la “catholique” (c'est celle de l'examen de conscience et de la confession) et la seconde voie, la “talmudique” (c'est celle de l'interprétation sans fin).
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d'un fragment unique de Vaisseaux brûlés), et Du Sens, qui relève incontestablement du régime du livre, procèdent à une manière d'échange, chaque régime faisant des emprunts à l'écriture de l'autre pour s'aventurer dans des structures où l'opposition de la ligne et de l'hyperlivre, de la phrase et du contexte, du sens et des sens se brouille définitivement. On pourrait dire que c'est là une synthèse de l'œuvre, qui se clôt ainsi sur elle-même, c'est-à-dire sur ce qu'elle cherchait depuis son début. Mais la synthèse est double, non réconciliée, et dans cette ambivalence se trouve le gage de bien de nouveaux développements.
CONCLUSION: DE LA CONTRAINTE AU TEXTE Au cours de ces analyses, la notion de contrainte s'est vue progressivement assouplie, au risque parfois de perdre en précision ce qu'elle gagne en capacité d'intervention stratégique. Après tout, ce n'est pas rien que de relire un corpus romanesque aussi éclaté et aussi hétérogène (dans le temps, dans l'espace, voire dans les langues). Toutefois, il est inévitable de soulever de nouveau, au terme de ce parcours, la question de la définition et partant de l'étendue de la contrainte. Dans ce qui précède, la différence entre deux approches de la contrainte, l'une maximaliste et l'autre minimaliste, est devenue patente. Cette différence ne tient pas seulement à la manière, ici plutôt molle et là très dure, dont la contrainte se trouve appliquée ou respectée. Du moment que la contrainte n'est pas suivie de manière systématique, elle glisse rapidement vers la figure de style, et l'on sait à quel point il est souvent ardu, pour ne pas dire impossible, de faire le partage entre une contrainte observée avec quelque légèreté et une figure devenue récurrente. Ce problème est connu et amplement discuté par les auteurs (écrivains ou théoriciens) qui s'expriment sur la matière. la différence d'approche qu'on a voulu faire dans les études de ce livre tient à une dimension tout à fait différente et peu étudiée jusqu'ici: les relations entre les aspects régis par la contrainte et ceux qui ne le sont pas et qui sont, surtout dans les textes en prose, innombrables. En effet, la prose narrative implique, tant par la longueur moyenne de ce genre de textes que par leurs nécessités de variation stylistique, une véritable prolifération d'aspects “externes” à la contrainte. Une règle isosyntaxique, par exemple, est nettement plus facile, non pas à réaliser, mais à maintenir en poésie qu'en prose, sauf si le texte poétique se fait très long (mais on sait que le poème épique n'est plus la norme et que la
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poésie contemporaine est séduit de plus en plus par le fragment et l'aphorisme) ou que le texte en prose obtempère à une syntaxe itérative (mais une écriture comme celle de Gertrude Stein demeure exceptionnelle, même après un siècle d'expériences de toutes sortes). Même dans les proses narratives où les contraintes mises en œuvre sont respectées scrupuleusement d'un bout à l'autre, la nature même de ces textes mobilise la venue de tant d'autres éléments, aspects et dimensions que la lecture est obligée de faire un choix. Ou bien elle se limite à ces éléments, aspects et dimensions-là qui sont en rapport direct avec la contrainte, ou bien elle accepte d'aborder le texte à contraintes comme un ensemble, pour impur qu'il soit. La plupart des lectures à contrainte sont visiblement attirées par le premier modèle, centripète, et cherchent surtout à isoler dans un texte ce qui ressortit directement à la contrainte. Les études rassemblées dans ce livre optent résolument pour le second modèle, centrifuge, c'est-à-dire qu'elles s'efforcent de montrer avant tout le rayonnement de la contrainte. Ce choix n'est pas un simple choix de lecture, moins encore une question de goût. Fondamentalement, il révèle une philosophie de la contrainte, soit une idée de la manière dont il convient d'envisager les rapports entre la contrainte et le texte. La vision maximaliste de la contrainte est encline en effet à privilégier la contrainte au détriment du texte, lequel à la limite n'est rien d'autre que l'illustration a posteriori d'un principe splendidement isolé. La vision minimaliste en revanche met l'accent sur le texte davantage que sur la contrainte qui l'aide à naître. Ces deux approches sont l'une et l'autre légitimes et nécessaires. Mais elles sont tout sauf identiques et les conséquences méthodologiques et théoriques de choix initial à faire sont trop importantes pour ne pas en faire la conclusion de ce livre.
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BIBLIOGRAPHIE
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