Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie
FAUX TITRE 303 Etudes de langue et littérature françaises publié...
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Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie
FAUX TITRE 303 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie
Sylvain Santi
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007
Maquette couverture / Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2280-5 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007 Printed in The Netherlands
Combien l’auteur aurait aimé le jeune homme s’il avait décrit avec minutie une position où l’on ne peut saisir que l’insaisissable, où l’on parle encore, où l’on ne peut que parler toujours, mais où – comme l’archevêque de Paris se promenant accompagné d’une amante dans ses jardins faisait par trois hommes accompagnés de râteaux effacer à mesure la trace de ses pas – l’on est tenu de dissoudre en silence une phrase à peine formée. (III, pp. 498-499.)
INTRODUCTION
A l’heure où l’œuvre de Georges Bataille a acquis une nouvelle dimension avec la publication de ses romans et de ses récits dans la Pléiade, il nous a semblé qu’il était enfin temps de reconnaître toute son importance au mot qui, dans son œuvre, éclaire le mieux le rapport complexe que cet auteur entretint avec la littérature, tous genres confondus. Ce mot, c’est le mot de poésie. Bien que le temps soit révolu où les études critiques consacrées à Bataille se contentaient, quand elles prenaient la peine de le faire, de reléguer la poésie au rang de question mineure, force est de constater que celle-ci reste encore marginalisée et mal comprise dans les études les plus récentes. Cette marginalisation persistante ne rend cependant pas justice à une question qui permet de revisiter les grands thèmes chers à Bataille sous une lumière nouvelle, et d’offrir ainsi un regard nouveau sur son œuvre et la place qu’elle occupe dans son siècle. C’est dans cet esprit que nous avons voulu décrire et analyser cette relation si singulière à la poésie. Et pour ce faire, il nous a semblé qu’il nous fallait en conserver un peu l’allure. La méditation de Bataille n’est pas d’un bloc. Fragmentaire, elle est plutôt faite de reprises incessantes où chaque fois la question
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
de la poésie est rejouée, abordée à partir d’un biais nouveau, comme si Bataille trouvait dans cette multiplication des angles d’attaque la meilleure manière de s’approcher d’un objet qu’il savait le plus fuyant. Ainsi, nous proposons une réflexion découpée en huit chapitres, huit chapitres que nous avons voulu indépendants les uns des autres, mais qui se répondent, se complètent, s’interpellent et s’interrogent. Huit chapitres qui sont aussi huit entrées que le lecteur empruntera au gré de ses envies et dans lesquels seront tour à tour envisagés les rapports que Bataille entretint avec le surréalisme et plus particulièrement avec l’écriture automatique, l’articulation qu’il voulut opérer entre la poésie et l’expérience, la manière dont il se servit du sacrifice pour penser les modalités de l’écriture de la poésie, la façon dont il se mit en jeu dans les poèmes et les rapports que cette mise en jeu entretient avec celle qu’il tenta à travers ses fictions, la question enfin de la communauté avec laquelle ses méditations trouvent peut-être leur plus grand accomplissement, si bien que ce qui se formule alors est sans doute ce qui, de cette œuvre, nous interroge le plus aujourd’hui.
INFLUENCE DU SURRÉALISME
Pourquoi Bataille s’est-il intéressé à la poésie ? Là où dans bien des cas une telle question ne vient pas même à l’esprit, tant la quête et la vie du poète semblent généralement se confondre, elle s’impose dans le cas de Bataille sitôt que l’on considère la singularité de sa réflexion. Il nous semble difficile de comprendre le sens d’une méditation qui maltraite autant l’objet qu’elle poursuit sans élucider les raisons pour lesquelles elle le fait, c’est-à-dire sans se demander s’il n’existe pas des raisons conjoncturelles qui, en même temps qu’elles lui auraient donné le jour, l’auraient aussi conduite sur cette voie : comprendre, par exemple, le sens de la haine de la poésie est une chose, comprendre ce qui conduit Bataille vers elle en est une autre sans laquelle la première ne demeure jamais que superficielle et incomplète. Dans une lettre datée de 1917, destinée à un certain JeanGabriel, Bataille témoigne du lien qui unit la poésie à sa fervente foi catholique d’alors : Autre chose est que me reprend mon ancienne manie. J’ai commencé hier un nouveau poème sur Jérusalem. Le sujet à la fois vague et simple s’inspire de la déception que peut causer cette nouvelle croisade en regret des temps héroïques. La forme est le vers libre comme je l’écrivis dans le poème de Notre Dame de Rheims dont vous avez lu un court fragment – mais le style est plus clair – moins subtil. Le procédé
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE consiste à décrire les images qu’évoque chez tous les chrétiens la campagne Palestine. Ceci pour vous rassurer et vous bien montrer que je m’efforce de regarder droit devant moi.1
Quelques années plus tard, en 1922, Bataille évoque à nouveau la poésie dans une lettre adressée à une certaine Colette R.2 : Vous rappelez-vous que je vous ai donné à lire il y a deux ans une vingtaine de mauvaises poésies. Généralement, ces papiers, lorsque je les retrouve, m’irritent beaucoup […]. Mais ce qui m’irritait peut-être encore plus était une autre poésie […]. Je ne pouvais plus du tout comprendre cette poésie […]. Le seul souvenir que j’avais là-dessus, c’est d’avoir écrit cela avec plus de sincérité et d’émotion que toute autre chose, tant parce que je sentais ce que j’écrivais que pour l’amour qui m’inspirait tout et qui est vraiment le plus beau que j’ai connu.3
Foi fervente, lyrisme, sentimentalisme : la poésie évoquée dans ces courts extraits de lettres de jeunesse incarne tout ce que Bataille n’aura de cesse de stigmatiser par la suite. Il serait alors tentant de lier pour une part la complexité de son attitude envers la poésie à ces premières années, retrouvant du même coup l’hypothèse proposée par Denis Hollier à propos de Notre Dame de Rheims4 : « Bataille n’écrira que pour ruiner cette cathédrale ; pour la réduire au silence, il écrira contre ce texte. Non pas, dans une fixation fétichiste à ce qui serait une sorte de péché originel, contre ce texte seulement, contre ces six pages rétrospectivement incongrues, mais contre la sourde nécessité idéologique qui le commande […] »5. Comme il écrit contre Notre Dame de Rheims, Bataille écrit sans doute contre la poésie, contre ce qui en elle peut se soumettre à l’idéologie à laquelle il s’est lui-même un temps soumis en chantant la gloire de la cathédrale bombardée. Mais ce qui n’aurait pu être qu’un simple rejet, fût-il le plus violent, va bientôt prendre une tout autre dimension au contact d’un 1
Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, édition établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 7-8. (Les extraits des œuvres complètes de Georges Bataille, 1970-1988, seront indiqués dans le texte par tome et page.) 2 Cf. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre (1987), Paris, Gallimard, 1992, pp. 64-70. 3 Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, op. cit., p. 49. 4 Rappelons que Notre Dame de Rheims est un poème de jeunesse écrit par Bataille où la ferveur de sa foi est pleinement manifeste. 5 Denis Hollier, La Prise de la Concorde, suivi de Les Dimanches de la vie (1974), Paris, Gallimard, 1993, p. 32.
INFLUENCE DU SURREALISME
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mouvement naissant et dont les enjeux déclarés ne sont pas sans faire écho à son désir impérieux de rupture : ce mouvement, c’est le surréalisme. Le cheminement de la question de la poésie dans l’œuvre de Bataille est indéfectiblement lié aux premiers rapports complexes que celui-ci entretint avec le mouvement de Breton. On a trop laissé entendre que son intérêt pour la poésie dérivait uniquement des recherches qui l’avaient amené à traverser les champs des savoirs économiques, sociologiques, anthropologiques ou philosophiques, de la manière si spécifique qu’on lui connaît, comme si, plus concrètement, la poésie, à un moment donné, était venue se greffer, au titre de l’une de ses possibles illustrations ou manifestations, au thème capital de la dépense que Bataille approche et appréhende à travers l’exploration de ces différents champs. Or, il nous semble au contraire que l’intérêt qu’il porte à la poésie est antérieur à l’apparition de la notion de dépense. La restitution de cet ordre n’a pour nous rien d’un détail : elle repose, au contraire, sur la conviction qu’il existe, derrière la dissémination des analyses souvent assez brèves que Bataille consacre à la poésie, un véritable cheminement dont le sens et la cohérence sont indispensables à la compréhension du sens de ces mêmes analyses, qu’il existe, en d’autres termes, une origine, une progression et un aboutissement, sans le décèlement desquels il est vain de vouloir mettre au jour les enjeux d’importance que la poésie a représentés pour l’auteur du Coupable. Dans cette perspective, nous nous intéresserons tout d’abord à la description de la poésie faite par Bataille dans la revue Documents6. Aux alentours des années 1930, les premières remarques7 concernant la poésie apparaissent dans les pages de Documents8 avec 6
De 1925 à 1933, Bataille a écrit peu de choses concernant la poésie : tout tient à peine en quelques pages, en quelques mots. On ne s’est guère intéressé à ces premières propositions, tout au plus s’est-on contenté d’en souligner la violente hostilité, laissant croire trop rapidement que la position de Bataille durant ces années se résumait à celle-ci. 7 Plus précisément, les premières réflexions publiées par Bataille concernant la poésie. On retrouve, en effet, des traces de la question de la poésie dans certaines lettres écrites dans les années vingt. Une référence est également faite au poète dans Le Dossier de l’œil pinéal. (Cf. II, p. 46.) 8 Il faut d’emblée prévenir une objection. On pourrait en effet rappeler que Documents était avant tout une revue d’art, qu’à ce titre elle n’était pas un lieu destiné à la poésie. Au vu cependant des libertés prises par Bataille au fil des différents numéros de la
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une sensible parcimonie. Loin d’y être l’objet d’une véritable attention, la poésie est plutôt l’occasion de réflexions brèves et disparates qui ponctuent ou illustrent tel développement général : en fait, il s’agit seulement de quelques lignes qui pourraient aisément passer pour secondaires, voire insignifiantes. Cependant, si peu nombreuses et succinctes qu’elles soient, ces réflexions ne doivent pas être négligées pour autant. Bien qu’au premier abord leur univocité ne semble pas faire de doute, elles révèlent en fait une ambiguïté qui d’emblée manifeste toute la complexité du rapport de Bataille à la poésie. Trop souvent ignorée, cette ambiguïté constitue toutefois une première occasion d’appréhender les conditions dans lesquelles ce rapport à la poésie se noue à cette époque. Documents : une condamnation sans appel ?
En apparence, il n’existe aucune équivoque quant à la poésie dans les articles de Documents : le temps est à la condamnation sans appel et expressément énoncée. « Verbiage désuet », « expression fade » (I, p. I77.), « vulgaire cuisine », « détournement lâche » (I, p. 204), « pauvre échappatoire » (I, p. 212), la poésie se voit tour à tour affublée des qualificatifs les plus sévères, qui tous visent à en prononcer l’inanité définitive. Mais cette mise en disgrâce n’est pas gratuite pour autant. L’anti-idéalisme farouche qui tente de s’imposer dans la revue ne saurait tolérer une poésie que Bataille découvre toujours de connivence avec l’idéal. Refuge mièvre, la poésie, qui revue, l’objection n’a que peu de poids. Si, à l’époque, Bataille avait voulu parler autrement de la poésie, rompre avec la réserve qui était alors la sienne sur ce sujet, il l’eût fait sans trop d’état d’âme. Faut-il rappeler la remontrance qu’il se voit adresser par d’Espezel, dès avril 1929 (un seul numéro de Documents est alors paru), qui montre à quel point il pouvait ne pas s’embarrasser de ce genre de détail ? « Le titre que vous avez choisi pour cette revue, écrit d’Espezel, n’est guère justifié qu’en ce sens qu’il nous donne des "documents" sur votre état d'esprit. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout à fait assez. Il faut vraiment revenir à l'esprit qui nous a inspiré le premier projet de cette revue, quand nous avons parlé à M.Wildenstein, vous et moi ». (Cité par Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible » (1992), Les Dépossédés, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 154.) En ce qui concerne l’histoire de Documents, sa création, ses collaborateurs, son évolution, dont il n’est pas ici question de faire le détail, nous renvoyons, entre autres, à Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents », Critique n°195-196, août-septembre 1963, pp. 685-693. Ce texte a été repris dans Michel Leiris, À Propos de Georges Bataille, Paris, Fourbis, 1988, pp. 15-40.
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élude sans cesse un réel qu’elle ne peut affronter jusqu’au bout, se révèle aux antipodes du matérialisme intransigeant qu’il faut énoncer à l’encontre d’un surréalisme auquel Bataille reproche alors de verser dans le plus fade des idéalismes. L’inconséquence d’une telle fuite est dénoncée au terme d’un texte consacré au gros orteil paru dans le sixième numéro de Documents : Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement (la plupart des êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent s’abandonner à leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil. (I, p. 204)
Deux séductions bien différentes s’opposent ici : la première, qui répond à « une aspiration élevée », au goût, par exemple, des « formes élégantes et correctes », la seconde, qui est liée indéfectiblement à « la bassesse » (I, p. 203). Une telle distinction renvoie à une scission caractéristique aussi bien de la réalité objective que de celle du sujet. Ce qui, du côté de l’objet, satisfait ou répond aux exigences de l’idée se démarque de ce qui contrarie la sérénité de son déploiement. Par ailleurs, tout ce qui assure l’intégrité du sujet et établit sa légitimité se trouve confronté à des forces instinctives que la conscience claire ne peut comprendre ou dompter. Au sein de ce dualisme, la poésie apparaît comme un moyen efficace dont dispose le sujet pour conforter sa position. À force de transpositions, d’atténuations – il s’agit bien de « pénombre poétique » –, la poésie détourne la violence de la réalité ; elle traque les impuretés, efface les aspérités, en un mot travaille à substituer à l’être ce qu’il doit être afin qu’il n’entrave pas les prétentions hégémoniques d’idéal et de maîtrise : définitivement, au sein la poésie préfère le sollen. Loin d’une confrontation directe avec « ce qui séduit », d’un plein abandon aux instincts qui mettent en péril l’intégrité du sujet – ça passe par le corps, la bouche crie, les yeux s’écarquillent – elle veille à un calme que sans trêve elle contribue à instaurer. Cette fonction poétique apaisante est décrite plus en détail encore dans un autre article de Documents consacré à l’analyse du langage des fleurs. Dans cet article, toute l’argumentation
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de Bataille est dirigée contre une interprétation purement subjective d’un tel langage. Quand, par exemple, la fleur connote l’amour, ce rapprochement ne saurait être simplement le fruit d’une intelligence fondée dans « la connaissance des relations entre les divers objets » (I, p. 173) et procédant à partir de « signes intelligibles ». En d’autres termes, Bataille refuse de réduire « la condition de possibilité »9 de ce langage à la seule « appréhension antérieure d’une identité » : les processus de la symbolisation qu’il évoque sont plus complexes. Convoquant la psychanalyse, Bataille insiste notamment sur le caractère accidentel de la plupart des substitutions opérées. Dans cette perspective, ce n’est plus « la présence antérieure d’une identité entre fleur et amour, causée par leur fonction de signes de la fécondité, mais l’existence en creux d’un désir qui devient la condition de possibilité du transfert, de la métaphore et du langage ». En ce qui concerne les fleurs, il faut bien admettre « que leur sens symbolique n’est pas nécessairement dérivé de leur fonction » (I, p. 173). Objectivement, les significations apparaissent plus souvent liées à l’inutile qu’à l’utile : « c’est la corolle, plutôt que les organes utiles, qui devient le signe du désir » (I, p. 175). En un mot, l’analyse de Bataille souligne que « la métaphoricité des choses ne dépend donc pas essentiellement de leur fonction et ne peut en être déduite » ; elle relativise le pouvoir et la prétention de ce qui serait un pur « mouvement de maîtrise ». La mise au jour des mécanismes réels de cette symbolisation conduit également Bataille à dévoiler sa dimension idéalisatrice : la métaphore est la voie d’une appropriation qui élève la vie humaine à la beauté idéale des fleurs. Si les fleurs sont belles à la mesure de leur conformité à « ce qui doit être », c’est affaire de regard, c’est-à-dire de temps : surtout, il ne faut pas voir autrement qu’« à première vue ». La rupture avec une certaine lenteur, avec un certain temps passé auprès de la chose vue, est la secrète condition du mouvement vers le haut : le superficiel est la face cachée de l’idéal. Que l’œil s’attarde, et « la tache velue des organes sexués », la « salissure », la fragilité d’une corolle qui pourrit sous le soleil, sa « flétrissure criarde » (I, p. 176), le vieillissement qui ramène à la puanteur du fumier originaire hantent le regard, gangrènent un idéal 9
Rodolphe Gasché, « L’avorton de la pensée », L’Arc, hiver 1971, p. 14.
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qui ne peut longtemps cacher sa faillite10. Une fois sa part d’horreur restituée, la fleur fait voler en éclats la fleur rhétorique et libère du même coup le désir du joug de l’idéal qui voulait le contenir à tout prix dans ses strictes limites. La libération de celui qui regarde est corrélative de la restitution de ce qui est regardé : tout l’enjeu du regard est là. Briser les œillères de l’idéal, contester le sujet qui en résulte, c’est un même geste dont la poésie, selon Bataille, se présente précisément comme l’exact et parfait contraire. Si Bataille montre à quel point il est vain de vouloir définir le langage des fleurs comme le simple produit de l’intelligence, il souligne également que la poésie est, par excellence, l’affirmation et la concrétisation d’une telle prétention : « le verbiage des vieux poètes » (I, p. 177) n’a de cesse de convertir les fleurs à ce qui doit être. Quand la poésie dit fleur, c’est une absente qui se lève. Non celle qui, exaltée et célébrée par la résonance des autres mots, retrouve au sein du vers une puissance évocatoire et créatrice unique, mais celle qui, à ce point idéale, s’absente de tous bouquets réels et dont la présence se révèle insignifiante. Pour le dire autrement, la poésie parle des mots et non des choses. Pur langage de maîtrise, rationnelle et raisonnable, elle est le lieu de l’identité, des réductions et des canalisations mutuelles des réalités en présence au sein de la symbolisation. La poésie abstrait, prélève, réduit, établit des rapports, met en parallèle, en un mot se présente simplement comme un jeu conscient et intelligent : elle ne relève que de la maîtrise et, dans un constant effort, elle brime et régule tout ce qui n’en relève pas. Ces deux exemples le montrent bien : les rares et laconiques références à la poésie qui apparaissent dans au fil des 10
S’en prenant ainsi à l’idée, on voit comment Bataille s’oriente peu à peu vers une ontologie paradoxale du multiple et de l’autre qui s’oppose à l’identité et à l’unité de l’être que l’eidos platonicienne, rassemblant la transcendance de l’être sur le devenir et celle de la science sur la doxa, désigne et redouble en le comprenant comme véritablement être. Pour autant, il ne faut pas se méprendre. Bataille n’est pas l’auteur d’une métaphysique inversée. Comme le rappelle Francis Marmande « l’hétérologie se dessine dans l’action où elle fonde son sens et dans la dynamique des contradictions où elle s’élabore selon une pente politique. Elle n’est pas le pur envers intempestif du logos à quoi on veut la réduire, pas plus qu’elle ne se donne pour sa suppléante occasionnelle. Si elle n’avait tenu qu’au remplacement de valeurs réputées périmées par leur contraire, l’opération de Bataille aurait singulièrement manqué de portée. L’hétérologie n’est pas l’envers du décor qu’elle contribue à défaire […] ». (Francis Marmande, Bataille politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985, p. 102.)
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pages de Documents s’inscrivent non seulement dans le sens d’une condamnation sans équivoque, mais reposent également sur une argumentation précise et rigoureuse. Cependant, et c’est alors que l’ambiguïté de telles analyses commence d’apparaître, force est de constater que derrière ces critiques se cache une conception de la poésie singulièrement pauvre. Cette dernière se trouve réduite à un point difficilement acceptable : il s’agit moins d’une véritable création que d’une construction savante et méditée, moins d’une recherche inquiète que d’un arrangement habile. Tout ce qui pourrait faire la force de la poésie est éludé, et celle-ci n’est plus qu’un jeu verbal édulcoré et lénifiant. Comment expliquer une telle simplification ? Ou bien il faut alléguer une méconnaissance quelconque de la part de Bataille, ou bien il faut plus sérieusement essayer de déceler les motivations profondes d’une telle attitude. Que Bataille, aux alentours des années 30, laissât sous-entendre dans une revue d’art, comme s’il n’y prêtait guère attention, que la poésie n’était en fait qu’un instrument efficace au service de l’ordre, l’organe servile d’une raison toute-puissante, cela, sans aucun doute, ne devait rien à une quelconque naïveté ou méconnaissance. De fait, le sens de ces invectives ne s’éclaire qu’à la lumière des enjeux spécifiques que Documents constituait pour Bataille. En février 1929, sollicité pour participer à une réunion à l’initiative d’Aragon et de Breton11, Bataille a cette réponse lapidaire : « Beaucoup trop d’emmerdeurs idéalistes »12. Cette réponse concentre à elle seule toute la virulence d’une opposition au surréalisme qui va trouver avec Documents sa première tribune d’envergure. Plus que jamais l’idéalisme doit être combattu, et Bataille entend bien faire des pages de la revue l’un des lieux phare de ce combat. À cet égard, reprenant en partie une expression de Michel Leiris, Michel Surya n’hésite pas à écrire :
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Le sujet de la discussion portait sur le choix entre l’action individuelle et l’action collective « sous la condition de désigner nommément avec qui l’on acceptait de mener, le cas échéant, une activité commune. L’accent y était mis sur l’importance des questions de personnes en priant les destinataires de porter un jugement sur tel ou tel acte public ou privé de ceux dont ils récusaient la collaboration ». (André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, p. 186 ; et José Pierre, Tracts et déclarations surréalistes, Paris, Losfeld, 1980.) (Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 145.) 12 Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 146.
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Il ne fait pas de doute que, patiemment, obstinément, [Bataille] conçut Documents comme une machine de guerre contre le surréalisme ; comme une position avancée sur ses terres qu’un à un rallieraient ses dissidents.13
Grâce à Documents, Bataille sort peu à peu de l’ombre, il rompt lentement avec l’isolement qui jusqu’alors était le sien et sa voix commence à se faire entendre14 : bien que Breton n’y soit jamais désigné nommément, la contestation la plus virulente du surréalisme voit le jour dans les pages de la revue. En conséquence, l’antiidéalisme que Bataille expose avec un peu plus d’acharnement à chaque numéro de Documents ne révèle sa véritable portée qu’envisagé dans l’horizon de cette contestation passionnée. C’est seulement dans ce contexte que peuvent être compris le traitement réservé à la poésie et les raisons de sa réduction brutale et sans appel à la maîtrise : loin d’être illégitime ou simpliste, cette réduction nous semble pour une large part stratégique. Qu’est-ce en effet que cette poésie qui, loin d’être libre, est l’instrument d’une autorité répressive ? qui, loin de libérer, aseptise le réel pour toujours mieux museler le désir, veiller à ce qu’il ne choque pas les représentations du sujet conscient en l’inscrivant dans l’horizon d’une beauté lisse, lui assignant ainsi ses limites acceptables et lui indiquant par là sa juste mesure ? Qu’estelle, cette poésie, sinon l’exact contraire de ce que voulait être la poésie surréaliste ? La poésie décrite par Bataille dans les pages de Documents semble résulter point par point de la négation minutieuse de tout ce à quoi prétendait le surréalisme. Exit la liberté chantée par Breton dans le premier manifeste : c’est ici la répression, l’univers carcéral. Exit la libération promise, l’homme entier délivré de ses chaînes, osant affronter ses désirs : la poésie n’est pas le lieu de la toute-puissance du rêve revendiquée par les poètes surréalistes, du jaillissement, de la gratuité, de l’incohérence, toute fenêtre ouverte sur l’autre enfin révélé du monde logique. Exit l’inspiration qui sonde et révèle l’être en sa profondeur, capte les forces obscures de l’esprit : 13
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 150. Parmi les anciens surréalistes qui participèrent à Documents, nous pouvons compter Georges Limbour, Michel Leiris, Jacques-André Boiffard, Roger Vitrac et Robert Desnos. 14 Si, à l’époque, Breton, Aragon, ou encore Éluard jouissent d’un indéniable prestige et exercent une influence certaine sur la vie intellectuelle, Bataille, quant à lui, est seul et, n’ayant presque rien écrit, pour ainsi dire inconnu.
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l’inconscient, le rêve, la folie. Purement formelle, la beauté ne donne pas la main au merveilleux et à la vie, la déréalisation du monde n’a pas lieu, la perception de la pensée non dirigée est une promesse non tenue. La poésie a bien des effets réels, mais ces effets sont purement négatifs, aux antipodes exactement de ceux que les surréalistes prétendaient attendre : les intentions du surréalisme apparaissent comme autant de fausses promesses que dévoile la poésie à laquelle elles donnent lieu ; ce qui laissait présager une crue violente pour la maîtrise est en fait un système efficace de régulation des eaux et afficher un mépris violent envers la poésie n’est certainement, pour Bataille, qu’une manière de s’en prendre indirectement, et pour mieux la déconsidérer, à la poésie surréaliste ; ce n’est, au fond, qu’une manière parmi d’autres de se démarquer d’un mouvement dont à maintes reprises il a déjà souligné les échecs. Bien que relativement simple, la stratégie de Bataille n’est cependant pas exempte de toute ambiguïté. En envisageant exclusivement la poésie à partir des tentatives surréalistes, Bataille ne dévoilait-il pas, malgré tout, une sorte d’intérêt pour celles-ci ? Il fallait que ce dernier accordât un certain crédit à la poésie surréaliste pour accepter de la confondre spontanément avec la poésie. De fait, ramener l’ensemble de la poésie à la seule dimension d’un échec supposé revient à concéder au moins une singulière importance à ce qui échoue. Bataille en a-t-il dit plus qu’il ne voulait ? Ses critiques ne signifient-elles pas aussi bien qu’un rejet violent un attrait profond ? L’attitude de Bataille envers la poésie est en fait, dès Documents, bien plus complexe que la simple hostilité avec laquelle on l’a souvent trop hâtivement confondue. Dans un ensemble de fragments rédigé à la même époque, fragments où Bataille témoigne de l’histoire récente mais mouvementée de son rapport au surréalisme, le sens de la sévérité réservée à la poésie apparaît lié à un espoir déçu : Dans ces dispositions ma colère ne faisait qu’augmenter s’il s’offrait une issue qui m’apparaissait comme trompeuse. Je ne crois pas avoir haï rien autant que la poésie. De la même façon je suppose qu’un prisonnier pourrait haïr beaucoup plus la fenêtre grillée que les murs de sa prison. (III, p. 421)
Parler d’une issue trompeuse revient en fait à distinguer deux temps : un temps où un espoir réel est né et un autre où ce même espoir a été changé en désillusion. La colère de Bataille a d’abord le sens d’une
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déception profonde ; elle advient précisément au moment où les apparences tombent : en fait d’issue, le surréalisme agite tout au plus le fantôme dérisoire d’un espoir d’autant plus haïssable qu’il laisse un goût amer. Fenêtre ouverte sur une liberté promise mais jamais gagnée, la poésie a déçu. Mieux, rien n’a jamais déçu comme elle et, en conséquence, rien n’a jamais été aussi haï.15 Au vu du ressentiment décrit par Bataille, l’intransigeance de Documents apparaît désormais sous un jour nouveau : il est sans aucun doute un élément passionné dans la sévérité avec laquelle Bataille y traite la poésie. Loin de procéder seulement d’une volonté de discréditer les ambitions surréalistes, son attitude porte à la fois les traces d’une déception blessante et d’une colère réelle : quitte à simplifier, à réduire la question de la poésie à quelques données élémentaires, il faut vomir le mal, jurer qu’on ne s’y laissera plus prendre et s’en convaincre. On le voit, les raisons précises de la hargne avec laquelle Bataille stigmatisera sans relâche l’idéalisme et la sentimentalité poétique16, ou, ce qu’il nommera plus tard, par exemple, « la délicatesse » (V, p. 350) ou « la niaiserie » (VI, p. 84), apparaissent clairement aux alentours de 1930. En d’autres termes, Bataille n’a pas d’emblée rapproché la poésie et l’idéalisme le plus fade. Ce rapprochement intervient précisément en réactions aux tentatives surréalistes et pour en souligner les travers et les faiblesses. Il est évident que Bataille n’était pas naturellement enclin, comme si finalement cela allait de soi, à haïr la poésie : on ne comprend rien à cette haine si l’on ignore qu’elle a une histoire, que cette histoire est d’abord liée à celle du surréalisme et qu’elle a le sens d’une attente déçue. La violente confrontation qui oppose alors Bataille et Breton ne doit cependant prêter en rien à la simplification ; la violence passionnée suppose une sorte d’attirance bien plus qu’elle ne l’exclut : l’analyse de la poésie dont il est question dans Documents le confirme, qui révèle un écheveau complexe, non une opposition simplement brutale et inévitablement réductrice. Bien qu’en aucune manière il ne
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Dans Le Surréalisme au jour le jour, Bataille précise le genre d’adhésion que le surréalisme put emporter d’abord auprès de lui et la déception qu’il ne manqua pas d’entraîner cependant. (Cf. en particulier VIII, p. 183.) 16 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 395.
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s’agisse de faire de Bataille « l’autre fasciné du surréalisme »17, il n’est cependant pas faux de voir en lui celui qui reprend en partie à son compte les intentions que le surréalisme avait affiché mais que, selon lui, il avait néanmoins trahies : Documents sera l’abcès chaque mois crevé du surréalisme : ce que ce dernier n’ose pas être, ce que sa violence serait si ne la rattrapait pas, in extremis, la farouche volonté de Breton de l’assortir des raisons les meilleures, c’est-à-dire les plus hautes.18
Si, à certains égards, Documents peut apparaître comme l’expression d’une détermination que le surréalisme manifeste mais n’assume pas pleinement, cela, en revanche, ne saurait être vrai en ce qui concerne la question de la poésie : Bataille fustige les inconséquences de la poésie surréaliste mais ne laisse jamais entendre qu’elles pourraient être éventuellement dépassées. Dès lors qu’il tient certainement moins à une indifférence qu’à une désillusion encore récente, ce silence nous paraît symptomatique de la relation complexe que Bataille va désormais entretenir avec la poésie. Le contexte si particulier dans lequel se noue cette relation détermine profondément le cheminement de la question de la poésie dans l’œuvre de Bataille. L’apparition de cette question nous paraît moins tardive que longtemps différée, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, sur un plan purement stratégique, on peut supposer que le conflit entre Bataille et Breton allait rendre pour longtemps délicat d’afficher le moindre intérêt pour des tentatives poétiques dont celui-ci était le principal instigateur. D’un autre côté, ce que Bataille considérait comme l’échec de la poésie surréaliste ne pouvait que l’inciter à la plus grande prudence quant à la poésie : sauver la poésie de l’idéalisme et des écueils qu’avait révélés la tentative surréaliste n’était certainement pas une mince affaire. Enfin, cet échec imposait d’affronter sans aucun doute des questions pour le moins intimidantes : comment réussir là où le surréalisme semblait échouer ? était-ce seulement possible ? Quoi qu’il en soit, dès Documents, il est possible de pressentir que ce que Bataille considère comme les tentatives 17
L’expression est de Jean-Louis Houdebine qui disqualifie, à juste titre, tout type de rapport allant dans ce sens. Nous renvoyons à son article, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », Tel Quel n° 52, 1972, p. 54. 18 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 153.
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poétiques avortées du surréalisme va imposer une direction à ses réflexions sur la poésie. Nous le verrons, cela ne cessera de se confirmer par la suite, le sens de ses méditations sur la poésie, tout comme celui d’ailleurs de son attitude générale face à elle, ne s’éclaire véritablement que si l’on considère que celles-ci viennent à la suite du surréalisme et qu’elles s’élaborent à partir de la critique qu’il va bientôt juger nécessaire d’en mener : comme en témoignent divers textes écrits aux alentours de 1930, c’est bien à travers l’analyse théorique de l’échec surréaliste que la réflexion de Bataille se met en place ; c’est bien à travers la critique du surréalisme que se décident ses enjeux et se déterminent ses grandes orientations. Les textes posthumes
La polémique avec André Breton n’eut pas pour seul espace les pages de Documents. Outre un violent pamphlet intitulé Un Cadavre et signé par bon nombre de surréalistes dissidents19, on retrouve également divers textes20 écrits à cette période qui, pour la plupart sous la forme de lettre ouverte, présentent une sorte de somme condensée et théorique des oppositions majeures survenues jusqu’alors. Ce sont ces textes qu’il faut maintenant se donner la peine d’interroger afin de cerner plus exactement quelle sorte d’issue Bataille a pu entrevoir dans les tentatives poétiques des surréalistes : quel intérêt ces tentatives ont pu représenter pour lui, intérêt que, semble-t-il, elles ont presque aussitôt démenti ? Bataille ne se contente pas de dénoncer l’échec surréaliste, il définit ses causes et envisage ses conséquences en l’identifiant à un icarisme qui tend à montrer une irrépressible prédilection pour la transcendance. Ce mouvement d’élévation est 19
« Les participants au Cadavre de 1930 sont, en effet, divers : un ex-dadaïste, Ribemont-Dessaignes ; d’ex-surréalistes : Vitrac, exclu depuis longtemps, Limbour, que son tempérament a éloigné des scandales et de l’agitation surréaliste, Morise, exfidèle suiveur et exécuteur de Breton, Jacques Baron, Michel Leiris, Raymond Queneau, J-A Boiffard, Robert Desnos, Jacques Prévert, et un homme qui n’avait jamais appartenu au groupe mais qui avait été particulièrement maltraité par Breton : Georges Bataille. Pierre Naville, sollicité, ne jugea pas utile de se joindre aux opposants. » (Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme (1944), Paris, Éd. du Seuil, 1964, p. 131.) 20 L’ensemble de ces textes a été rassemblé dans le tome II des Œuvres complètes par Denis Hollier sous le titre Dossier de la polémique avec André Breton.
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décrit de la manière suivante. Tout d’abord intervient une révolte d’individus bourgeois (le groupe surréaliste) contre leur propre classe par le truchement d’éléments que cette même classe écarte, les désignant comme de vulgaires rebuts. Dans le cas du surréalisme, ces déchets permettent de se distinguer « immédiatement par un apport de valeurs basses (inconscient, sexualité, langage ordurier, etc.) » (II, p. 103). À ce mouvement de révolte se lie une culpabilité qui est, pour le révolté, comme l’écho, la trace morale des fautes commises par sa classe d’appartenance aux mépris des idéaux qu’elle affiche en prétendant à une universalité idéale. Cette universalité est tacitement admise par les individus en révolte. Condamnée dans son expression bourgeoise, elle est conservée dans l’édification de sur-valeurs idéales qui se trouvent au fondement même du traitement de la société bourgeoise comme la dernière des ignominies. Deux conséquences majeures résultent de ce véritable tour de passe-passe. En premier lieu, une interférence entre les sur-valeurs idéales créées et « l’apport de valeurs basses » tend à changer le bas en haut : « il s’agit de donner à ces valeurs un cadre éminent en les associant aux valeurs les plus immatérielles » (II, p. 103) – la force de subversion liée aux valeurs basses passe alors littéralement à la trappe. En second lieu, l’attitude icarienne condamne le révolté bourgeois à une stricte violence verbale sans autre efficace qu’une simple provocation sans effets réels. Cette attitude castratrice révèle le désir d’« attirer sur soi un châtiment brutal et immédiat », d’être érigé en victime de l’ordre le plus infâme, sans que cet ordre en soit finalement contrarié outre mesure. L’analyse générale de l’échec surréaliste recoupe très exactement les reproches adressés à la poésie. La poésie faisait miroiter la possibilité d’une émancipation des platitudes et des carcans de la société bourgeoise, elle n’est en fait qu’un moyen fallacieux d’en renforcer l’ordre et la cohésion ; si elle a pu donner l’illusion d’en finir avec cette prison, il faut rapidement se rendre à l’évidence, elle ne fait en réalité que s’y maintenir. En mettant au jour les raisons pour lesquelles, selon lui, le surréalisme échoue, Bataille trouve du même coup un fondement solide pour commencer de définir les conditions de possibilités d’une véritable issue : il peut envisager les moyens efficaces d’une contestation qui, seule, pourra répondre à l’exigence d’un désir qu’en rien il ne s’agit de réprimer. Le surréalisme échoue à se révolter, trahit sa révolte, mais la révolte qu’il exprime n’en demeure pas moins
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vivante : l’échec la rend plus urgente encore. Ce que Breton n’a su mener à bien doit être ressaisi et tenté autrement21. À la suite de JeanLouis Houdebine, nous pouvons situer le problème formulé par Bataille sur un terrain essentiellement politique et énoncer ainsi son enjeu : […] sur quelles bases idéologiques peut et doit s’opérer le reniement de sa propre classe par un individu bourgeois ou petit bourgeois, pour que ce reniement ne soit pas lui-même reversé au compte de la même moralité bourgeoise ou petite bourgeoise qu’il prétendait dénoncer et dont il ne fait alors que redoubler l’idéalité répressive par surenchère spirituelle.22
La question est d’autant plus importante que seule sa résolution permettra de sortir de l’ornière d’un pur et simple reniement pour entrevoir enfin « une transformation idéologique et politique du sujet lui-même », seule garante d’une remise en cause réelle de l’ordre visé. Puisque l’analyse du surréalisme permet d’envisager les conditions générales d’une véritable émancipation de l’ordre bourgeois, c’est bien à partir de cette analyse que les termes et le sens même du problème de la poésie doivent être définis. Dans cette perspective, on peut tenter d’exposer de la manière suivante les questions qui se posent désormais à Bataille. Tout d’abord, il s’agirait de savoir si la poésie peut, et dans quelle mesure, participer à une transformation cruciale du sujet, si sa capacité de révolte peut devenir un organe utile pour la révolution à mener. La tentative surréaliste avortée a-t-elle décelé une incompatibilité essentielle entre la poésie et cette révolution nécessaire, ou bien, au contraire, la poésie peut-elle prendre part de manière efficace à celle-ci ? Plus précisément, il 21
Ces quelques mots de Bataille l’indiquent par ailleurs assez clairement : « Il faudrait plaindre cependant les personnes sur lesquelles la lecture du Second manifeste du surréalisme ne ferait pas une forte impression – ceci dit sans la moindre ironie. Survenant brusquement, après quelques préfaces dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles trahissent une profonde pauvreté d’esprit, le Second manifeste est sans aucun doute l’écrit le plus conséquent, la déclaration la plus consistante que l’on ait tenté depuis longtemps. Même ses conséquences les plus radicales n’ont pas encore été développées : et peut-être est-il utile qu’elles le soient ici, c’est-à-dire dans la « remarquable poubelle qu’est, si l’on en croit M. Breton, la revue Bifur… ». (II, pp. 104-105.) 22 Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », art. cit., p. 56.
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faudrait décider si elle peut aider à l’éclatement et à la contestation des sujets, voie désignée de l’émancipation. Concrètement, l’interrogation devrait porter sur sa capacité à figurer au rang des pratiques23 capables d’opérer une rupture réelle avec les voies de l’homogénéisation qui constitue le sujet et, l’inscrivant ainsi dans un champ hétérologique, d’aboutir à sa remise en cause et à sa transformation. Enfin, et là encore nous suivrons Jean-Louis Houdebine, considérant que le discours signifie l’exclusion de toute dépense et de toute violence, étant « le lieu où se renforce l’homogénéisation des sujets par l’usage utilitaire, rationnel des mots », mais aussi, et à ce titre – l’homogène n’allant jamais sans l’hétérogène, l’interdit sans la transgression –, le lieu de sa possible subversion24, il s’agirait de savoir si la poésie peut transgresser ce discours en son sein même, en faisant intervenir, là où il s’absente, son autre, cet en-dehors qu’il crée en le niant et pour se constituer. La poésie est-elle une "solution" pour un langage qui chercherait une pratique capable de transgresser son discours en imposant la violence que ce dernier par nécessité exclut ? Peut-elle être cette pratique que le surréalisme n’a pas su élaborer ? Qu’en est-il de la réponse de Bataille aux alentours des années 30 ? À première vue, le moins que l’on puisse dire est que l’affaire semble bien mal engagée. Un texte ici s’impose, « La valeur d’usage de D.A.F de Sade »25, dans lequel Bataille, prenant Sade comme l’exemple privilégié de la récupération positive du négatif opérée par le surréalisme, tente d’envisager les moyens éventuels de la conjurer. D’emblée, le reproche est une fois de plus asséné : la poésie est une échappatoire. Les « apologistes les plus ouverts » de Sade placent ses 23
Ce terme sera capital dans la suite de notre analyse. Avant de mieux le définir, il faut pour l’heure surtout retenir comment il apparaît dans le contexte polémique des années 1930. 24 Nous prêtons ici au mot subversion le sens précis que Bataille lui donne : « Le mot de subversion se réfère à la division de la société en oppresseurs et en opprimés, en même temps à une qualification topographique de ces deux classes situées symboliquement l’une par rapport à l’autre comme haut et bas : il désigne un renversement (tendanciel ou réel) des deux termes opposés ; le bas devient subversivement le haut et le haut devient le bas ; la subversion exige donc l’abolition des règles qui fondent l’oppression ». (II, p. 217) 25 Concernant la date de cet article, l’incertitude l’emporte : « […] J. Pierrot [le] date de 1932 et peut-être même de 1933, contrairement à l’éditeur des Œuvres complètes [Denis Hollier] qui semble le situer en 1930 ». (Francis Marmande, Bataille politique, op. cit., p. 49.)
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« écrits (et avec eux le personnage de l’auteur) au-dessus de tout (ou de presque tout) ce qu’il est possible de leur opposer » (II, p. 55). Dans le même temps, ces laudateurs prennent le soin de les écarter de toute dimension où ils pourraient avoir un effet réel : vie privée et sociale, théorie et pratique. Les thuriféraires déclarés de Sade l’« adorent en l’exécrant », évoquant par là l’attitude « des sujets primitifs à l’égard du roi ». Traité comme « un corps étranger quelconque », Sade n’est pour eux « l’objet d’un transport d’exaltation que dans la mesure où ce transport en facilite l’excrétion ». La valeur d’usage de Sade est ainsi ramenée à celle des excréments « dans lesquels on n’aime le plus souvent que le plaisir rapide (et violent) de les évacuer et de ne plus les voir ». Tout ce que Sade incarne positivement disparaît alors – « une irruption des forces excrémentielles » et « un asservissement étroit de tout ce qu’on oppose à cette irruption » –, ainsi que sa capacité à révéler la subordination de forces soi-disant toutes puissantes : la famille, la patrie, les sentiments poétiques… Dans cette évacuation à peine déguisée, la littérature tient un rôle essentiel. Car Sade, finalement, n’a-t-il jamais fait autre chose que d’écrire de la fiction ? Lui-même, semble-t-il, a « pris soin le premier de situer le domaine qu’il a décrit en dehors et au-dessus de toute réalité » (II, p. 56). Dans ces conditions, il n’est aucunement question de « confirmer une apologie brillante, verbale et sans frais par une pratique ». La violence de Sade étant ainsi limitée au strict plan verbal, la poésie occupe le devant de la scène : […] Seule la poésie, exempte de toute application pratique permet de disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de la suffocation que cherchait à provoquer si impudiquement le marquis de Sade. (II, p. 57)
Bataille reprend donc les condamnations de Documents : la valeur d’usage de la poésie surréaliste est exactement le détournement. Utile, subordonnée, la poésie c’est la trappe, la voie rêvée de l’évacuation. Située en dehors et au-dessus de la réalité, négativité étrangère à toute transformation du réel, elle fait de sa mesure la mesure de Sade, émasculant ainsi ses conséquences véritables de toute application pratique. Rien n’est changé, la poésie aime l’immobilité qu’elle sert, pour laquelle elle travaille sans relâche. Conservatrice, elle devrait être une pratique déterminant des effets réels, elle est en fait le lieu où
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la pratique se perd. N’ayant de cesse de s’approprier la contestation, de se parer de ses moindres aspects, elle usurpe finalement sa place : beaucoup de bruit pour rien, c’est cela sa force. Dès lors, il n’est plus question de savoir si elle peut être cette voix/voie grâce à laquelle parle/s’immisce dans le discours l’excès de négativité, ce trop irréductible à toute discursivité : elle est l’antidote à toute subversion. La question serait donc définitivement tranchée si Bataille, un peu plus loin, n’introduisait cependant une nuance : « La poésie semble au premier abord garder une grande valeur en tant que méthode de projection mentale (en ce qu’elle permet d’accéder à un monde entièrement hétérogène) » (II, p. 63). En droit, rien n’empêche de reconnaître à la poésie une valeur certaine. Appartenant au pôle de l’excrétion, elle est sur le plan mental capable d’une expulsion véritable. Accès à l’hétérogène, rupture de « l’équilibre statique » entre « l’auteur de l’appropriation et des objets » (II, pp. 59-60) appropriés, elle peut théoriquement relever d’une pratique qui conteste l’ordre établi en introduisant un déséquilibre réel ; la poésie signifie, en théorie, la proximité d’un monde hétérogène où la maîtrise n’exerce plus un empire sans partage, d’un monde où l’assurance et l’intégrité des représentations qu’elle implique vacillent. Cependant, en fait, la poésie échoue : Mais il n’est que trop facile de voir qu’elle n’est guère moins déclassée que la religion. Elle a presque toujours été à la merci des grands systèmes historiques d’appropriation.
En fait, les manifestations concrètes de la poésie trahissent presque toujours ce qu’on était en droit d’espérer d’elle. Ici, son échec ne tient pas tant à ce qu’elle est qu’à son incapacité à échapper aux forces d’homogénéisation : son passage au plan des réalisations effectives semble entraîner une irrémédiable subordination de la possibilité d’excrétion pourtant réelle qu’elle représente. Finalement, elle ne s’en tire guère mieux que la religion qui est plus une régulation et une canalisation de la projection que la projection elle-même. Puisque l’échec semble tenir aux conditions de réalisation, reste alors à imaginer les effets d’une poésie autonome, délivrée de toute appropriation : Et dans la mesure où elle pourrait se développer d’une façon autonome, cette autonomie l’engagerait dans les voies d’une conception poétique
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totale du monde, aboutissant obligatoirement à n’importe quelle homogénéité esthétique.
Autonome, la poésie génère son échec comme l’araignée sécrète sa toile : elle ne le doit qu’à elle. Subordonnée ou non, c’est l’impasse. Comment parvenir alors à actualiser la subversion que la poésie est en puissance ? Puisque, semble-t-il, cette dernière pèche par l’actualisation de forces cependant réelles, il faut tenter de repenser les modalités et les conditions de celle-ci. Ce qui dément l’apparente puissance poétique, ce qui conteste ce qu’elle « semble au premier abord », se situe à ce niveau. La réflexion doit ainsi concentrer son effort sur ce point, c’est là que tout semble se jouer : dans quel sens doit-on modifier les conditions et les modalités de la réalisation de la poésie afin que celle-ci parvienne à éviter l’écueil de l’homogénéisation ? Il faut bien souligner que rien ne condamne définitivement la poésie à un dilemme désastreux ; rien dans l’argumentation de Bataille n’implique que, hors l’autonomie ou l’asservissement, il n’y ait point de salut. Dans ces conditions, la porte reste ouverte, timidement certes, mais ouverte tout de même à ce qui dès lors serait une troisième voie : refusant implicitement les termes catégoriques d’un ou bien…ou bien…, le texte ouvre de lui-même cette perspective. Et il l’ouvre d’autant mieux que ses dernières lignes laissent deviner les grands axes de ce que devrait être une modification des conditions et des modalités en cause : L’irréalité pratique des éléments hétérogènes qu’elle met en jeu est en effet une condition indispensable à la durée de l’hétérogénéité : à partir du moment où cette irréalité se constitue immédiatement comme une irréalité supérieure ayant pour mission d’éliminer (ou de dégrader) la réalité inférieure vulgaire, la poésie est réduite au rôle de mesure des choses et, en contrepartie, la pire vulgarité prend une valeur excrémentielle de plus en plus forte.
La pratique de la poésie consisterait donc en la mise en jeu d’une irréalité pratique. Cela impliquerait de préserver cette irréalité en introduisant une médiation là où justement « elle se constitue immédiatement » comme une fonction. La poésie devrait être capable à la fois de mettre en jeu des éléments hétérogènes et, dans le même temps, de préserver leur irréalité pratique de toute homogénéisation. Telle est l’exigence à laquelle les modifications des conditions d’actualisation doivent répondre afin que la poésie puisse être
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véritablement envisagée comme une pratique. Si, pour l’heure, Bataille ne dit rien qui permette de formuler plus concrètement cette exigence, ses analyses laissent au moins entrevoir ce principe général. Il faut retenir plusieurs enseignements de ces diverses considérations théoriques. Tout d’abord, les textes posthumes confirment ce que laissait présager l’ambiguïté dissimulée derrière les critiques acerbes de Documents : au début des années 30, la question de la poésie est loin d’être réglée pour Bataille. Son analyse critique de l’échec surréaliste montre bien comment ce dernier a certainement été aussi sensible à la volonté affichée par la poésie surréaliste d’entraîner des bouleversements profonds, qu’il a été déçu par son incapacité à le faire, quand elle n’a pas trahi ces intentions premières. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que, à la suite du surréalisme, Bataille envisage avant tout la poésie comme la possibilité d’une pratique subversive que les surréalistes n’ont su ni concevoir ni assumer ; c’est bien sa capacité de révolte et, plus loin, sa capacité à participer à part entière à une révolution nécessaire, qui retient son attention. Ainsi, une fois les écueils de la poésie surréaliste dénoncés, et une fois les raisons de ceux-ci décelées, la question de la poésie consiste d’abord pour Bataille à envisager les éventuelles possibilités de les surmonter. Les faiblesses de la poésie procèdent de conditions que l’on peut toujours espérer infléchir ou modifier. Une marge de manœuvre lui est donc ménagée qu’il faut chercher entre l’autonomie et la subordination : entre ces deux pôles, une possible troisième voie semble s’ouvrir où la poésie peut espérer produire de réels bouleversements. C’est cette troisième voie qu’il faut maintenant tenter d’appréhender plus concrètement. La confirmation et l’explicite
La Critique sociale, revue fondée et dirigée par Boris Souvarine, livre son premier numéro en mars 1931. La première collaboration de Bataille date du mois d’octobre de la même année. Après Documents, c’est dans les pages de cette revue que la question de la poésie est évoquée de nouveau. En trois ans de collaboration26, 26
Pour plus de détails au sujet des différents articles écrits par Bataille à La Critique sociale, on peut se reporter à Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible. L’intellectuel entre révolte et engagement, Paris, Éditions de la découverte, 1988, pp. 163-190.
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Bataille, par deux fois, tout d’abord dans un développement de l’important article « La notion de dépense », ensuite à l’occasion de ce que l’on pourrait appeler un compte rendu littéraire, parle de poésie. En janvier 1933, dans le numéro 7 de la revue, Bataille se prononce en effet concrètement pour la première fois sur des œuvres surréalistes27. Sa préoccupation est tout d’abord d’ordre méthodologique : comment lire les œuvres surréalistes ? Quel critère légitime retenir pour juger des productions du mouvement ? La réponse de Bataille ne saurait surprendre. La seule lecture acceptable de la poésie surréaliste est celle que les surréalistes « eux-mêmes ont cherché[e] à définir ». Considérer cette poésie sous l’angle restreint de l’existence littéraire, c’est ne pas lire. Cette tentative doit être appréhendée seulement à partir de son désir revendiqué d’émancipation, à partir de « l’existence tout court » : elle n’a de sens que ce désir reconnu. Plus précisément, c’est la capacité de cette poésie à excéder les limites « qui atrophient, aussi bien que la pensée et son expression, les actes et les attitudes », qui seule établit sa valeur. Toute lecture ignorante de la violence de ce désir doit être aussitôt invalidée. Cependant, dès qu’une lecture respectueuse de ce principe s’applique rigoureusement aux œuvres surréalistes, la désillusion est grande. Bataille ne ferait ici que réitérer un constat qu’il a déjà maintes fois dressé s’il ne soulignait désormais que cette désillusion, née de « la disproportion entre un effort et ses résultats » (I, p. 323), revêt un aspect tragique : il ne serait que trop inconséquent d’en rire. Le surréalisme a exprimé avec « une certaine force » la volonté de rompre avec les platitudes bourgeoises. À cet égard, une déception plus grande encore se lie à la médiocrité de sa production. Surtout, ses réalisations « ne sont pas risibles en ce sens qu’elles justifient un pessimisme à peu près sans réserve » (I, p. 324). L’échec surréaliste est d’autant plus préoccupant qu’il ne doit rien à des intentions qui sont les seules acceptables. Parce qu’il est l’échec d’une tentative légitime, n’est-il pas aussi la preuve que la poésie, quelle qu’elle soit, est seulement prometteuse et toujours décevante ? À cet instant, le doute s’installe et la lucidité n’ignore pas les tentations du pessimisme.
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Il s’agit du Revolver à cheveux blancs d’André Breton, de La Vie immédiate de Paul Éluard et de Où boivent les loups de Tristan Tzara.
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Les pages de La Critique sociale témoignent d’une évolution sensible de l’attitude de Bataille : ce dernier reconnaît enfin explicitement la légitimité et la nécessité du projet surréaliste en même temps qu’il continue de déplorer l’insuffisance intrinsèque de sa réponse. Du même coup, l’heure n’est plus vraiment aux violentes diatribes adressées à la poésie dans les pages de Documents. Malgré les sérieux doutes que laisse planer l’échec surréaliste, Bataille semble même suggérer que tout espoir n’est pas perdu pour cette dernière : le « pessimisme à peu près sans réserve » qui succède au surréalisme ne signifie pas à la lettre l’absence de toute issue. Un peu plus loin, critiquant sans ménagement Paul Éluard, Bataille affirme clairement que sa poésie « n’a rien à voir avec la poésie ». Quelle est donc cette poésie que selon lui les réalisations d’Éluard trahissent ? Comment la conçoit-il ? Comment les quelques lignes de La Critique sociale peuvent-elles éclairer plus concrètement ce qui s’esquissait seulement dans les textes posthumes? La critique des œuvres surréalistes énoncée par Bataille vise surtout à s’en prendre une fois de plus à André Breton. Breton vient tout juste de publier Le Revolver à cheveux blancs, recueil d’autant plus représentatif de sa poésie qu’il a la particularité de constituer dans sa première partie une anthologie de poèmes parus dans Mont de piété, Les Champs magnétiques ou encore Clair de terre. Bataille inscrit ces poèmes « […] à la suite d’une tradition littéraire française dont le représentant le plus typique est Stéphane Mallarmé et à laquelle Paul Valéry lui-même se rattache » (I, p. 324). Cette filiation joue un double rôle : d’une part, à travers la continuité qu’elle révèle, elle situe historiquement les insuffisances du surréalisme, d’autre part, elle attribue avant tout et sans détour ces mêmes insuffisances à Breton. L’œuvre de ce dernier apparaît donc très classique : elle honore et continue une tradition prestigieuse. En fait de révolte, elle évoque Mallarmé, côtoie Valéry qui, depuis son retour à la littérature avec la publication de La Jeune Parque et son élection à l’Académie française au fauteuil d’Anatole France en 1925, fait par excellence figure de poète officiel. Mais, derrière ces deux références, il y a plus qu’une manière de déni : comme on le sait, Mallarmé et Valéry ont longtemps exercé une influence notoire sur Breton. Le premier fut pour lui une véritable révélation, le second, un mentor dont les conseils et les avis furent écoutés avec attention. En affirmant cette filiation, Bataille nie toute rupture avec ces influences
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premières : en fait d’innovation, le surréalisme n’est qu’une immense entreprise de recyclage habilement déguisée. S’il existe des « apports techniques propres » au mouvement, ceux-ci relèvent tout au plus d’une continuité et se résument à une démarche inscrite « […] dans une série de tentatives caractérisée par le fait que la recherche des méthodes s’est substituée à la vulgaire inspiration poétique » (I, p. 324). Bien moins qu’une entreprise originale, le surréalisme apparaît comme la fin longtemps annoncée de recherches qui s’épuisent. Simplement contingent, l’intérêt qu’il peut susciter est exclusivement relatif à l’histoire littéraire : [Sa méthode] aurait ainsi le mérite d’une démonstration achevée : la recherche systématique des modes d’expression a eu pour résultat de rapprocher une image de plus en plus étrangère de la poésie, mais cette image se vidait d’une partie de sa signification humaine à mesure qu’elle se débarrassait de certains éléments en liaison immédiate avec les éléments essentiels de la vie. Le Revolver à cheveux blancs se situe entièrement dans cette impasse.
Bataille formule ici une critique d’une importance décisive, qu’il ne cessera d’ailleurs d’approfondir par la suite. En somme, il reproche au surréalisme d’avoir préféré l’œuvre à la poésie, d’avoir, en un mot, cédé à l’attrait de l’œuvre au détriment de la pratique que la poésie doit être avant tout. La critique qu’il adresse à la méthode surréaliste ne dit rien d’autre : cette méthode pèche pour avoir accordé une importance incontestée à la question des formes d’expression. Si rien ne laisse supposer qu’il faille évincer cette question, au moins doitelle être déchue, selon Bataille, de deux privilèges : l’évidence et la priorité. La remise en cause de ces privilèges relativise l’importance d’une recherche dont l’exclusivité, concédée trop hâtivement, conduit à un appauvrissement des enjeux réels de la poésie. Systématique, allant de soi, cette recherche substitue28 à son objet une image 28
Si la substitution est bien dénoncée, Bataille demeure néanmoins plus flou quant au détail de ces modalités. Il précise certes qu’elle s’opère par une discrimination, sans pour autant clairement identifier la nature de ce qui est discriminé. Tout au plus, saiton qu’il s’agit « de certains éléments en liaison immédiate avec les éléments essentiels de la vie ». Malgré son imprécision, cette formule situe une fois encore la seule destination de la poésie au niveau le plus intime – à la lumière des textes antérieurs, on peut cependant supposer que les éléments évincés correspondent à ceux qui, capables de maintenir l’irréalité pratique, donnent accès à l’hétérogène et, ainsi, permettent de retrouver les déchaînements vitaux de la projection.
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appauvrie ; elle détruit ce qui l’innerve, le sectionne en son nerf même : bien vite la poésie est limitée au seul souci de l’œuvre et les bouleversements qu’elle entraîne sont au mieux édulcorés. La recherche des modes d’expression ne vaut que si elle est d’abord et sans cesse rattachée à la fin subversive qui lui donne son sens. Ce rattachement a la valeur d’un constant rappel : il s’agit de préserver le sens de la révolte poétique de toute appropriation et de tout affadissement. La relativisation de la question de l’expression est ainsi la première conséquence concrète de la refonte nécessaire des conditions et des modalités de l’actualisation de la poésie que suggéraient les textes posthumes29. Bataille affiche désormais clairement une partie de ses intentions. Rompant avec la recherche immédiate d’un "comment dire", relativisant toute préoccupation esthétique ou rhétorique, il sollicite la présence d’une conscience avertie : il faut plus que tout préserver la lucidité acquise en méditant sur l’échec surréaliste. Autrement dit, cette lucidité doit véritablement porter à conséquence. La conscience des écueils surréalistes et la vigilance imposée par leur toujours possible répétition doivent se manifester de manière concrète et efficace : la relativisation de la question de l’expression ouvre la voie d’une révision plus globale de la question de la poésie. On le voit, il ne s’agit pas seulement pour Bataille de critiquer le surréalisme, il faut également déterminer les conséquences concrètes de cette critique. Dans les pages de la revue de Souvarine, Bataille reconnaît et affirme son intérêt pour la poésie avec une liberté plus grande. Cette liberté semble notamment résulter des apports nouveaux qui, depuis Documents, ont nourri et enrichi sa réflexion. Ces derniers paraissent offrir une assurance théorique nécessaire pour commencer d’exposer et de développer les intuitions dont l’implicite était jusqu’alors le domaine réservé. À cet égard, et peut-être plus encore que le compte rendu littéraire, « La notion de dépense » affiche sans détour un intérêt certain pour la poésie. Profondément influencé par la lecture des travaux de Marcel Mauss qu’Alfred Métraux lui a fait découvrir, Bataille 29
Bataille décèle dans l’œuvre une sorte de danger, et le souci de cette dernière ne doit jamais prendre le pas sur la poésie. Par la suite, nous verrons comment cette position va devenir l’une des préoccupations les plus riches et les plus complexes de sa réflexion sur la poésie.
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développe plus avant les propositions contenues déjà dans « La valeur d’usage de D.A.F de Sade ». La vitalité et la survie des sociétés humaines se lient à un principe de perte que manifeste un ensemble de dépenses improductives. La dépense sans autre fin qu’elle-même, opposée donc à la consommation, est un élément déterminant de la vie sociale. De ce point de vue, la mesquinerie de la société bourgeoise se révèle plus affligeante que jamais30. Alors que les textes posthumes ont permis de mieux définir l’enjeu de la poésie – afin de subvertir les représentations du sujet, celle-ci doit offrir une possibilité de transgresser le discours et d’imposer la violence qu’il nie –, les quelques lignes de La Critique sociale permettent quant à elles d’entrevoir comment Bataille tente de cerner le principe qui permettrait d’y répondre. Grâce aux analyses de « La notion de dépense », ce dernier est en effet mieux à même de cerner les conditions d’une remise en cause générale de la réalité homogène et, à ce titre, de définir le principe fondamental de toute véritable révolte poétique. Apparaît ainsi le thème de la dépense, dépense que les sociétés bourgeoises et communistes éradiquent ou édulcorent mais qui, justement, se présente comme ce qui résiste aux forces appropriatives. L’impératif qui, dans les textes posthumes, commandait de lier la poésie à un accès à l’hétérogène grâce au maintien de l’irréalité pratique des éléments mis en jeu trouve un prolongement logique avec la notion de dépense. Parmi les différentes réalités qui, malgré tout, manifestent encore plus ou moins le principe de la dépense au sein des sociétés, la poésie occupe une place privilégiée : « le terme de poésie, affirme Bataille, […] peut être considéré comme synonyme de dépense » (I, p. 307). Dès 1933, le rapprochement décisif de la poésie et de la dépense apparaît ainsi en réponse à la nécessité d’échapper aux écueils à la fois de l’autonomie et de la subordination. Que peut-on retenir quelques remarques que Bataille rédige au sujet de la poésie entre 1925 et 1933 ? Ces dernières témoignent d’un intérêt réel pour la question et, pour peu qu’on s’y attarde, d’une réflexion déjà cohérente, dont le cheminement difficile, souvent heurté, est dû essentiellement au contexte particulier dans lequel elle voit le jour. Elles indiquent notamment comment Bataille 30
Dans cette même perspective, la société communiste qui régule la consommation en fonction de l’acquisition et de la production n’est d’ailleurs guère mieux considérée.
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pense d’emblée la poésie conjointement à certains thèmes cruciaux – tels que, par exemple, la révolte, la pratique ou encore la dépense – qui annoncent les orientations majeures d’une réflexion sur la poésie qui, à cette époque, est alors en germe. Bien que sporadiques, les remarques formulées au cours de ces années sont donc loin d’être négligeables. Mais ce qui doit surtout retenir notre attention, c’est la façon dont la question de la poésie se déploie avant tout pour Bataille dans l’horizon d’un surréalisme qui l’a déçu et dont il juge nécessaire d’entreprendre la critique, d’un surréalisme auquel, semble-t-il, il accorde le génie de manifester les intentions les plus justes non moins que la faculté insidieuse de s’y dérober systématiquement. Ainsi, la haine de la poésie formulée en 1947 apparaît après coup comme une réponse à la nécessité de ne pas retrouver les écueils rencontrés par le mouvement de Breton : comment ne pas entendre dans cette haine l’écho de celle que Bataille dit avoir éprouvée quelques années plus tôt en réaction à la poésie surréaliste ? La réaction passionnée évoquée par Bataille est sans aucun doute à l’origine de ce qui s’élaborera à partir de 1940 dans le calme de la réflexion comme un dispositif rigoureux. La haine montre bien comment la déception liée au surréalisme laisse une empreinte profonde ; elle n’est pas un simple ersatz ou la version édulcorée et assagie d’une réaction antérieure : la haine est la conséquence d’une expérience douloureuse dont Bataille a su tirer les enseignements. Cette haine signifie une passion toujours vive mais alliée désormais à la conscience des erreurs passées. Irréductible à une simple réaction antipathique, elle est le geste d’une lucidité qui a su mêler désir et vigilance. Quoi qu’il en soit, elle montre clairement comment la réflexion que Bataille mène au sujet de la poésie consiste, au moins en partie, à élaborer à partir de la critique du surréalisme des dispositifs concrets qui visent à en éviter les errements. Par la suite, et en particulier au fil des années 40, si la vigilance à l’égard de la poésie est plus que jamais de mise, celle-ci va perdre néanmoins un peu de sa sévérité et de son intransigeance, traduisant sans doute par là une implication différente de la part de Bataille. À la fin de l’introduction de L’Érotisme, Bataille écrit par exemple : La poésie mène au même point que chaque forme de l’érotisme, à l’indistinction, à la confusion des objets distincts. Elle nous mène à
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l’éternité, elle nous mène à la mort, et par la mort, à la continuité : la poésie est l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil. (X, p. 30)
Au début des Larmes d’Eros, Bataille s’interroge : « mais de l’érotisme à la poésie, ou de l’érotisme à l’extase, la différence est-elle décidément saisissable ? » (X, p. 576). Cette ultime question, qui compte parmi les dernières lignes écrites par Bataille, achève d’affirmer l’importance d’une notion qui figure parmi les grands thèmes d’une œuvre qui n’aura cessé de l’interroger. À la fin de l’année 1961, Bataille nourrit le projet, avec Jérôme Lindon, de rééditer La Haine de la poésie sous un titre différent et augmenté d’une préface. Il prend alors de nombreuses notes (Cf. III, pp. 509-522) en vue d’un texte conséquent que sa maladie ne lui permettra cependant pas de rédiger31 : finalement, seule une courte préface est publiée (Cf. III, p. 520). Malgré tout, Bataille saisit cette occasion pour jeter une ultime lumière sur le sens d’une expression qui lui tient manifestement encore à cœur : la haine de la poésie est bien le désir d’un accès à la poésie, à « la violence de la révolte » (III, p. 100). Bien que sommaires, ces précisions montrent qu’en 1962 l’expression est toujours d’actualité, comme est toujours d’actualité de rectifier les erreurs d’interprétation passées et de devancer celles à venir. Cette ultime précaution manifeste toute l’ambiguïté d’un rapport à la poésie dont la singularité a souvent dérouté et, finalement, a empêché de voir qu’il reposait avant tout sur un attrait profond et inquiet. Nous l’avons vu, on ne peut comprendre la réflexion de Bataille, qui vient à la suite du surréalisme, sans mesurer l’influence à la fois théorique et historique que ce dernier exerce sur elle. Par ailleurs, et le problème de la poésie le montre bien, la question des rapports de Bataille avec le surréalisme relève toujours d’un double intérêt. Si cette question est d’une part indispensable à la compréhension de l’œuvre de ce dernier, elle permet d’autre part d’envisager à travers un cas particulier ce que le surréalisme a pu inspirer à ses côtés, aussi bien par la richesse de son engagement que par celle de ses propres faiblesses ou de ses contradictions. Pour autant, il ne s’agit évidemment pas d’annexer au surréalisme une œuvre qui est bien plus que la marge de n’importe quel mouvement. Simplement, il existe une véritable filiation entre cette œuvre et le 31
Rappelons que Georges Bataille est mort le 8 juillet 1962.
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surréalisme, dont la question de la poésie participe à part entière, et que Bataille affirmera de plus en plus nettement au cours des années 40. En 1948, estimant que l’un des écueils majeurs du surréalisme fut de n’avoir pas su communiquer le sens du surréel au plus grand nombre, il écrit par exemple : Il me semble que cette difficulté a été ressentie comme pénible, non seulement par André Breton, mais par tous ceux qui se sont approchés du surréalisme, soit qu’ils aient appartenu au groupe même, soit que leur activité ait été voisine de celle de ce groupe, et par là je n’hésite pas à me désigner moi-même dans ce sentiment de malaise, dans ce sentiment d’impuissance qui me semble assez tristement caractériser le résultat du surréalisme. (VII, p. 390)
Au-delà d’une estime non dissimulée du surréalisme, d’une proximité revendiquée avec celui-ci, Bataille semble assumer désormais un désir d’opérer une refonte du mouvement qui serait, en quelque sorte, l’aboutissement et le sens ultime de la critique à laquelle il soumet ce dernier depuis ses débuts. En 1946, dans un article pour Troisième convoi, il décrit ainsi sa position par rapport au mouvement de Breton : Je suis mal désigné, semble-t-il. Je me suis, chaque fois que j’en eus l’occasion, opposé au surréalisme. Et je voudrais maintenant l’affirmer du dedans comme l’exigence que j’ai subie et comme l’insatisfaction que je suis. Mais ceci d’assez clair ressort : le surréalisme est défini par la possibilité que son vieil ennemi du dedans, que je suis, a de le définir décidément. (XII, p. 31)
Ces propos, que révèlent-ils si ce n’est ce que l’on pouvait pressentir dès les premiers textes et les premières querelles ? Bataille expose sans détour ce que les circonstances l’ont contraint longtemps à refuser ou dissimuler, ce que les analyse de La Valeur d’usage de D.A.F de Sade et de La Vieille taupe signifiaient déjà à leur manière : Ce qui, jusqu’ici, semble avoir manqué le plus aux surréalistes est l’aptitude intellectuelle. Les surréalistes ont même affiché du mépris pour les expériences de l’intelligence. Pourtant, la maîtrise de ces exercices est peut-être la clé d’une émancipation rigoureuse. Si l’excellence individuelle est souvent signe de servilité, il ne s’ensuit pas que nous puissions résoudre la servilité de l’esprit si nous ne disposons que de faibles moyens intellectuels. (XII, pp. 32-33)
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Que le surréalisme ne se soit pas hissé à la hauteur de ses ambitions, Bataille n’aura finalement jamais dit autre chose. Qu’il ait manqué d’une réelle aptitude intellectuelle pour répondre aux exigences qu’il formulait, Bataille l’avait déjà dit, mais jamais aussi clairement, jamais au point, en tout cas, de reprendre ces exigences à son propre compte, et de se désigner lui-même comme le théoricien grâce auquel il est désormais possible que « le grand surréalisme commence » (XII, p. 33). Que pouvait bien entendre Bataille à travers cette expression pour le moins étrange ? Qu’est-ce que ce surréalisme avait encore de commun avec celui imaginé par Breton ? Ces questions seront pour nous un fil conducteur qui aidera à mieux cerner cette poésie née pour une grande part d’un rapport au surréalisme qui, étranger à la fascination, a toujours su maintenir cette distance propre à l’ironie, cette distance qui, selon Maurice Blanchot, est le gage de la rencontre : « Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter dans le contact la confusion. Voir signifie que cette séparation est devenue cependant rencontre »32. À la lumière des circonstances particulières qui donnent naissance à la réflexion de Bataille, de telles questions nous semblent les mieux à mêmes d’orienter une recherche qui veut tenter de décrire la poésie telle que celui-ci voulut toujours qu’elle fût, telle en tout cas que celle-ci n’eût certainement jamais été si le surréalisme n’avait pas existé.
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Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, 1988, p. 29.
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« Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire. » « Ne pas oublier que nous sommes de parti pris quand nous disons, quand nous ne disons pas. » René Char, Recherche de la base et du sommet.
Définir et décevoir
La haine de la poésie signifie l’éveil à une absence essentielle. Déchirant la surface lisse et apaisée du discours, elle révèle soudain une béance, un manque que ce dernier ne peut masquer plus longtemps. « Ce qui est dit par le discours, affirme Sollers, n’est pas ce que dit le discours »1. La contestation qui sourd de la haine ne consiste finalement en rien d’autre qu’à exposer cette différence, à empêcher pour un temps le labeur d’un discours si attentif et si efficace à la dissimuler. Cependant, la béance désignée n’ouvre sur aucun néant ; elle libère au contraire un excès. Une fois cet excès délivré, certains mots s’extraient alors de la masse anonyme du discours où ils étouffaient en silence : soudain, la poésie, l’extase, le 1
Philippe Sollers, L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 113.
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rire n’acceptent plus le carcan trop réducteur imposé par la sphère discursive. Le discours d’ailleurs ne s’y est pas trompé : veillant à ce que ces derniers ne contrarient pas la sérénité de son déploiement, ne dérangent pas le sérieux et la rigueur de ses enchaînements, il a pris soin de les écarter tout au long de son développement dialectique. Bataille n’a cessé de méditer cet affairement. A cet égard, et parce qu’il est à la fois le discours s’achevant et la totalité du discours, le savoir absolu décrit par Hegel lui offre l’occasion la plus propice d’en déceler les moindres aspects. Ainsi, quand le savoir se clôt, Bataille constate : « Dans le "système", poésie, rire, extase ne sont rien, Hegel s’en débarrasse à la hâte : il ne connaît de fin que le savoir » (V, p. 130). L’empressement de Hegel n’est pas fortuit : il faut évincer le rire, la poésie, l’extase qui, loin de "travailler" avec le savoir, loin en un mot de ramener l’inconnu au connu, « font incessamment glisser la vie dans le sens contraire, allant du connu à l’inconnu » ; il faut les évincer sous peine de fragiliser et de mettre en péril la viabilité même du système. Plus une effusion se rapprochera de la dépense, et plus le caractère « inassimilable »2 de cette "notion" se communiquera à elle : plus elle inquiétera « le discours homogène de Hegel ». Associée à la souveraineté, la réflexion sur la poésie est soumise à l’« étrange contorsion »3 évoquée par Derrida. Cette réflexion, n’ayant d’autre but que de rapporter incessamment la poésie à la dépense la plus totale, affronte à son tour la « nécessité de l’impossible » : il faut « dire dans le langage – de la servilité – ce qui n’est pas servile »4. Ce que Derrida affirme à propos du mot rire, s’applique alors aussi bien à celui de poésie : ce mot « doit se lire dans l’éclat, dans l’éclatement aussi de son noyau de sens vers le système de l’opération souveraine »5. Cet impératif résume à lui seul la gageure qui se présente à la réflexion sur la poésie : parlant de ce qui justement se soustrait à l’empire des mots, il lui faut trouver des stratégies pour faire dire au discours ce qu’il ne peut pas dire, sans pour autant maquiller cette impossibilité en possibilité – le discours aurait tout à y gagner –, mais en l’exposant au 2
Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible. L’intellectuel entre révolte et engagement, op. cit., p. 149. 3 Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », L’Ecriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 371. 4 Ibid., p. 385. 5 Ibid., p. 376.
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contraire sans relâche. Gagné par la contorsion à laquelle l’écriture de Bataille soumet tout le discours, chaque terme de sa réflexion sur la poésie doit toujours être lu en rapport avec ce tiraillement qui travaille son sens. Une fois cernée, cette nécessité permet d’entrevoir toute la complexité d’un problème comme celui de la définition du mot poésie. Opération dont la fonction est de ramener au connu, cette dernière entretient une incompatibilité essentielle avec la poésie désignée par la haine. Mais, bien qu’incompatible, elle demeure néanmoins absolument indispensable : l’écarter sans égard reviendrait à renoncer à appréhender la souveraineté du poétique. La difficulté est alors la suivante : il faut être capable de préserver ce que permet la définition, tout en lui refusant explicitement ce pouvoir. D’étranges "définitions"6 vont alors voir le jour, qui sont autant de symptômes concrets de la contorsion évoquée par Derrida, et dont l’un des effets, paradoxalement, est de rendre plus difficile la détermination de ce qui relève ou non de la poésie : un certain trouble se lie aux "définitions" proposées par Bataille dont il est déterminant d’appréhender aussi bien le sens que la fonction. Dans la Phénoménologie de l’esprit, le « développement de la conscience de soi semble pouvoir s’arrêter à chaque phase particulière »7 : menacé par l’ennui, la violence ou la dissolution, le discours dialectique pourrait s’interrompre. Hegel expose notamment l’un de ces moments périlleux à travers l’exemple de Faust et de Gretchen8. Par « une sorte de décision consciente »9, la conscience « refuse [alors] le discours universel » et « tente de se réfugier dans ce qu’elle croit une expérience pure ». Elle se montre « lasse de l’universalité du savoir » et abandonne « la médiation qui seule constitue une conscience de soi comme telle ». Sans conteste, Bataille demeure résolument étranger au moment régressif décrit par Hegel : il ne refuse la médiation en aucun cas. Il la sollicite au contraire jusqu’au moment où, précisément, ses 6
Parlant des définitions de la poésie proposées par Bataille, nous utiliserons toujours les guillemets pour mieux souligner la distance qu’il faut savoir garder avec ce terme dans ce cas précis. 7 Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, Paris, P.U.F, 1962, p. 13. 8 Nous renvoyons à Hegel, Phénoménologie de l’esprit, (traduction de Jean Hyppolite), Paris, Editions Montaigne, 1941, pp. 297-299. 9 Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, op. cit., p. 13.
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ressources s’épuisent et son pouvoir vient à manquer. Bataille ne cessera d’observer cette attitude : Que serions-nous sans le langage ? Il nous fait ce que nous sommes. Seul il révèle, à la limite, le moment souverain où il n’a plus cours. Mais à la fin celui qui parle révèle son impuissance. (X, p. 270)
Dès que l’on parle, « il n’y a qu’un discours »10. Et c’est pourquoi, l’en-dehors du discours ne saurait surgir ailleurs qu’en son sein même. Pousser le discours dans ces derniers retranchements, autrement dit, espérer en révéler les failles, c’est bien rechercher un moment favorable à cette manifestation. Cela est particulièrement net en ce qui concerne la définition de la poésie. Il faut bien le saisir, sous peine de ne pas voir le mouvement dont elle procède. Bien que l’on ne puisse que mal parler des effusions, et, a fortiori, de l’opération souveraine, « il n’est pas mal de parler » (VI, p. 282). A cet instant quelque chose d’embarrassé se lie nécessairement à la parole ; en ce sens, parler « c’est d’ailleurs montrer qu’on n’a pas peur de l’inélégance exagérément ». En contrepartie, rompre avec l’élégance revient à renouer avec un certain sérieux : « Par l’élégance on se dégage d’une lourdeur, mais la légèreté se paye en insignifiance » (VI, p. 281). Finalement, grâce à la parole, « il s’agit de sortir du vague où nous avons vécu, où l’élégance et les brillantes couleurs laissaient les voies de l’inconséquence ouvertes » (VI, p. 282). La rigueur prônée ici par Bataille fait très concrètement appel à la « forme scolastique » qui est, selon lui, la seule à pouvoir faire entrer « la pensée humaine » dans « la voie des conséquences » : Je propose d’élaborer un ensemble de données scolastiques concernant l’expérience intérieure. Je crois qu’une expérience intérieure n’est possible que si elle peut être communiquée et qu’elle ne pourrait être communiquée en dernier ressort sans atteindre l’objectivité de la scolastique. (VI, p. 283)
La « forme claire » doit primer sur la forme littéraire, la clarté, aussi longtemps qu’elle est possible, doit l’emporter sur toute autre intention. Ce à quoi il faut parvenir, c’est au « maximum de 10
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 383.
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conscience » (VI, p. 284), qui correspond à « l’accomplissement de la transparence » (VI, p. 283). L’expression poétique ou littéraire de l’expérience est condamnable dans la mesure où elle a lieu « sur un plan où la conscience est possible ». Elle est en revanche acceptable et nécessaire une fois que la clarté optimale est atteinte : dans ce contexte, l’épuisement des ressources discursives lui indique sa place légitime. Bataille n’est sans doute jamais aussi proche de Hegel qu’au moment où il est le plus susceptible de lui faire faux bond. Car il y a bien quelque chose de pervers dans cette promotion de la médiation, une volonté de la prendre à revers, de préparer le terrain de sa propre contestation. C’est quand le discours a tout dit que l’on s’aperçoit le mieux qu’il ne dit pas tout. Mais c’est également à cet instant qu’il peut être contraint de dire ce qu’il voulait taire : ce qui reste en marge des propositions scolastiques trouvent une chance d’être entendu. Les "définitions" de la poésie énoncées par Bataille n’ont d’autre souci que de rendre visible cette marge : elles sont autant de lumières jetées furtivement dans cet espace qui se refuse à la clarté. Visant la poésie haïe, elles gagnent un étrange privilège : leurs défauts ne sont pas moins leur force que leur faiblesse. Car ces défauts sont les défauts même du discours. En les exposant, ces "définitions" font apparaître toute la déficience d’un discours aux prises avec une réalité qui l’excède. Rien n’est alors plus significatif que de mettre ces défauts en plein jour ; rien ne signifie mieux la nature de ce qui est approché que ces défauts qui en signalent le caractère inappropriable. Plus les "définitions" de la poésie manquent à ce qu’exige le discours, et plus elles montrent ce que le discours manque : ce que ce dernier ne voulait et ne pouvait pas dire commence à se formuler. Il faut maintenant s’arrêter plus longuement sur les "définitions" proposées par Bataille. Pour ce faire, il n’est sans doute pas inutile de les mettre en regard d’une volonté affichée et assumée de définir la poésie, soit la définition énoncée par Valéry dans le « Calepin d’un poète » : POESIE. Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose, se met en vers. Si on la trouve en prose, elle demande le vers et semble un vers qui n’a pas pu se faire encore. Que sont ces idées ?
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE … Ce sont ces idées qui ne sont possibles que dans un mouvement trop vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la pensée.11
Valéry propose ici une définition rigoureuse de la poésie. Il ne se contente pas d’énumérer quelques propriétés qui suffiraient à la désigner, mais vise au contraire à rendre compte de son essence même. Procédant par genre prochain et différence spécifique, il affirme une inclusion de la poésie dans l’idée, inclusion qu’il précise en insistant sur les spécificités de sa dimension formelle : l’ensemble des caractères nécessaires à déterminer le concept de poésie est donc mis au jour. La compréhension de ce concept est tout à fait claire, et son extension peut être très exactement cernée : la poésie relève de la forme versifiée qui s’oppose à la prose, elle désigne une forme où « c’est le son, c’est le rythme, ce sont les rapprochements physiques des mots, leurs effets d’induction ou leurs influences mutuelles qui dominent »12. C’est peu de le dire, mais le confort offert par la précision de la définition de Valéry est résolument étranger aux "définitions" de Bataille. Ce dernier réduit le plus souvent la poésie à l’un de ses aspects sans pour autant que la particularité retenue suffise à en rendre compte : la poésie est simplement « le désordre des mots » (VI, p. 22), « la renonciation à la connaissance » (III, p. 518), ou bien encore « ce qui […] peut être chanté » (XI, p. 88). De telles propositions, qui ne répondent pas aux exigences de la définition, donnent à peine le moyen de reconnaître ce à quoi elles font référence et demeurent éloignées de toute volonté d’en appréhender l’essence. Cependant, alors même que cette volonté devient plus clairement manifeste, les formules proposées par Bataille ne laissent pas de poser un problème similaire : quand, tentant d’approcher le cœur même de la poésie, il affirme que « la poésie est l’impatience » (XI, p. 529), que « dans la littérature, [elle] est l’essentiel, ce qui touche » (XI, p. 189), ou encore, en reprenant une expression de Paul Eluard, « qu’elle est ce qui donne à voir » (XI, p. 87), la compréhension du concept s’avère là encore trop imprécise pour que l’on puisse en déduire avec exactitude l’extension. 11
Paul Valéry, « Calepin d’un poète » (1928), Paris, Gallimard (Œuvres t.I), 1975, p. 1450. 12 Paul Valéry, « Commentaires de Charmes » (1936), Paris, Gallimard (Œuvres t.I), 1975, pp. 1509-1510.
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Loin de jeter une quelconque lumière sur ce qu’elles désignent, les formules de Bataille semblent se plaire à semer le trouble. Mises en parallèle avec la définition de Valéry, elles entraînent un sentiment de vide : si peu soucieuses de précision, elles déçoivent toute attente d’une description exhaustive. Cependant, il faut interroger le sens de cette déception. Cette dernière ne serait-elle pas une ultime ruse du discours, une ruse qui empêcherait d’envisager positivement sa déficience et d’y entrevoir le symptôme d’une irréductibilité qui, parce qu’elle commence à être vue, commence aussi à être dite ? Autrement dit, le sens de la déception n’est-il pas de dissimuler cette déficience qui risque de signifier au-delà de ce que les mots veulent signifier ? de dissimuler, en quelque sorte, la part maudite d’un discours qui peut en dire trop long, bien plus long qu’il ne le voudrait et que sa prudence ne saurait le tolérer ? Quand le discours déçoit, il dissuade : la déception protège le discours en ce qu’elle empêche d’aller plus loin que celui-ci n’autorise ; le découragement et le renoncement qu’elle entraîne dissimulent le dehors sous un épais brouillard. En d’autres termes, la déficience du discours doit décevoir afin que la déception s’y substitue immédiatement : maquillée en désillusion, la défaillance n’est plus susceptible de provoquer le moindre décèlement. Finalement, la déception persuade que quand le discours dit mal c’est qu’il n’y a rien à dire, elle change l’irréductibilité en obscurité, réussit le tour de force d’effacer la limite du discours en même temps qu’elle l’affirme : le dehors disparaît. Consentir à la déception se présente alors comme le plus sûr moyen de déjouer son piège. Accepter que les "définitions" de la poésie nous déçoivent, c’est appréhender le découragement comme le signe par lequel le dehors s’annonce ; exiger et attendre que ces "définitions" échouent, c’est contester le renoncement lié à la déception et voir en elle le seuil où une autre parole peut commencer : de dissimulatrice la déception devient révélatrice. Refuser une adhésion spontanée et exclusive au discours et accepter la déception13 revient ainsi à libérer les voix qui le hantent, voix que sa trop grande puissance engendre malgré lui et qu’il s’échine à faire taire ; c’est accueillir ces voix qui le parcourent, accueillir ce qu’elles disent et ce qu’elles laissent entendre. 13 Sous un autre angle, on peut également noter que la déception se présente comme la preuve sensible que l’impossibilité de dire ce qu’est la poésie n’est pas trahie : elle atteste en quelque sorte que le discours n’a pas usurpé ses droits.
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Dans cette perspective, lorsque Bataille affirme par exemple à propos de l’impossible : « quand je dis « la douceur de la nudité (la naissance des jambes ou des seins) touchait l’infini » je définis l’impossible » (III, p. 510), sa "définition" résonne d’une tout autre force. Il faut être sensible à la manière dont il travaille et pervertit alors le discours, à la manière dont il joue à la fois sur une présence et une absence, sur le maintien et la négation simultanées de la définition : s’il s’agit bien de définir, cela ne saurait en aucun cas donner lieu à une définition. Il y a là un double mouvement qui consiste à préserver la fonction de la définition et à refuser les modalités qui la déterminent : là où un concept est légitimement attendu apparaît un mot, l’impossible, dont la "définition" indique qu’il est tout sauf un concept. L’impossible n’usurpe cependant pas la place du concept : il n’est pas là à la place du concept mais occupe la place laissée par lui vacante. Désigner ce lieu comme celui de ce "non-concept", c’est signaler que ce mot n’est pas un vain fantôme vide de sens : bien qu’il soit moins un autre mot que l’autre des mots, il permet toutefois de parler. En maintenant une figure type du discours pour mieux la détourner, Bataille affirme du même coup qu’un pouvoir de parler demeure et que ce pouvoir de parler est tout autre : en marge du discours, la parole reconnaît sa loi mais n’y obéit plus ; elle en joue. Par exemple, entre le "défini" et le "définissant", il n’existe plus un rapport d’équivalence mais un jeu de miroir incessant où se reflète la part irréductible de chaque terme : l’impossible renvoie au corps érotique, le corps érotique renvoie à l’impossible. Il ne s’agit donc plus de ramener l’inconnu au connu, mais d’exprimer l’inconnu par l’inconnu : l’inconnu est manifesté sans être approprié. Ainsi, quand le terme d’impossible figure dans une "définition" de la poésie, le jeu de miroir se répercute et, comme par contagion, la poésie et l’impossible, en s’exposant l’un à l’autre, s’expriment à travers leur irréductibilité rendue manifeste. L’imprécision n’est donc pas ici une inconséquence : elle n’a rien d’une approximation et seul le plus grand sérieux commande de ne rien préciser. Dans ces conditions, il ne faut pas craindre d’affirmer que si Bataille est imprécis, il ne l’est jamais que par rigueur. Dès lors, l’imprécision des "définitions" de la poésie apparaît comme le contraire d’un défaut ou d’une omission : elle en est un élément à part entière. L’absence de précision est une ultime exigence à la lumière de laquelle ces "définitions" doivent être lues. Leur
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simplicité revêt toute la force d’une intimation : c’est le plus essentiel qu’il faut entendre derrière des termes en apparence désuets. La simplicité dérange plus qu’elle ne conforte, inquiète plus qu’elle ne rassure : l’affronter n’est pas choses facile. Elle impose d’être nu, de se dépouiller des vieilles habitudes discursives. Là où le discours multiplie les questions, il n’y a plus désormais qu’une formule brève qui dit l’essentiel et à laquelle il faut être capable de ne rien ajouter. « Nous ne savons pas […] parler » (X, p. 30) de la poésie, alors il faut en parler peu : c’est-à-dire juste assez pour que se mêle à la parole un certain silence qui en dit plus long que toute parole. En requérant aussi peu du discours, la simplicité en montre aussi la limite. Elle exige des mots pour dire ce qui ne se dit pas mais se partage cependant, des mots pour ranimer un sentiment fondamental. Car là encore il s’agit de restituer toute sa force à l’évidence : « nous sentons tous ce qu’est la poésie ». Les meilleures "définitions" de la poésie sont toujours les plus simples car elle s’adressent avant tout à un sentiment commun et profond : on ne réveille pas un sentiment en l’expliquant. Lapidaires par exigence, ces "définitions" doivent toucher, avoir la violence d’« un coup d’archet » afin que le sentiment poétique, à l’instar de la symphonie évoquée par Rimbaud, « fa[sse] sont remuement dans les profondeurs, ou vien[ne] d’un bond sur la scène »14. Les "définitions" qu’il en donne montrent clairement à quel point la poésie est pour Bataille une notion labile, qui n’est pas insérée simplement dans le discours mais occupe au contraire une position singulière. Ces définitions nous donnent une première idée du statut du mot « poésie » dans son œuvre, idée qu’il nous faut maintenant préciser en essayant notamment de mieux cerner la nature de ce mot. Pour ce faire, nous partirons d’un article que Pierre Klossowski consacre à Bataille en 1963, et plus particulièrement de la notion de simulacre qu’il met en avant pour décrire le traitement que l’auteur du Coupable réserve aux notions philosophiques.
14
Arthur Rimbaud, Lettre de Rimbaud à Paul Demeny (15 mai 1871), Paris, Gallimard (Œuvres complètes), 1972, p. 250.
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La poésie et le simulacre
Au cours de la Discussion sur le péché15, Sartre interpelle Bataille de la sorte : « Lorsque vous parlez de péché, il semble que, sous le couvert d’un mot vous parliez de choses entièrement différentes » (VI, p. 343). Là où le philosophe – le discours – lui fait grief d’une inconséquence, Bataille affirme une liberté assumée à l’égard des mots ; un peu plus loin il précisera en effet : « tout ce à quoi je tenais, c’est à n’être enfermé par aucune notion, à dépasser les notions infiniment » (VI, p. 349). La gêne exprimée par Sartre met en regard deux manières de parler. Alors que le discours exige que l’on respecte ses règles, une autre parole lui répond qui s’en fait fi, ne les convoque que pour mieux en jouer : […] n’importe comment, le langage n’est pas adéquat, le langage ne peut pas par exemple exprimer une notion extrêmement simple, à savoir la notion d’un bien que serait une dépense consistant en une perte pure et simple. […] Le langage manque parce que le langage est fait de propositions qui font intervenir des identités et à partir du moment où, du fait du trop plein de la somme à dépenser, on est obligé de ne plus dépenser pour le gain, mais de dépenser pour dépenser, on ne peut plus se tenir sur le plan de l’identité. On est obligé d’ouvrir les notions au-delà d’elles-mêmes. (VI, p. 350)
Il n’est pas anodin que, tout au long de la discussion, la parole de Bataille se redouble de la sorte de son propre commentaire : il est au contraire nécessaire qu’elle expose sans cesse sa différence sans quoi, sous le motif d’une rigueur lâche ou encore d’une maîtrise insuffisante, elle serait inévitablement ramenée au discours. Celui-ci d’ailleurs ne manque pas de la rappeler à l’ordre – pour lui toute différence est une erreur et une faute. La seule réponse de Bataille 15
Cette discussion eut lieu chez M. Moré le 5 mars 1944 à la suite d’une conférence de Bataille qui visait à définir sa position singulière à l’égard du péché. L’auditoire était entre autres composé de Blanchot, Adamov, Bolin, Camus, Burgelin, Bruno, Couturier, R.P Danièlou, R.P Dubarle, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Lahaye, Leiris, Lescure, Madaule, Marcel, Massignon, R.P Maydieu, Merleau-Ponty, Moré, Mounir Hafez, Paulhan, Prévost, Sartre… Cette discussion est reproduite dans le tome VI des Œuvres complètes aux pages 315 à 359.
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consiste alors à montrer comment sa parole ne participe plus de cet ordre mais parle en marge : à ce moment, il est clair que cette parole s’énonce à partir de l’échec même du discours. En échouant – et son échec est bien double – le discours décèle ce qu’il faut désormais contester et qui n’était qu’une manière de parler ; sa défaillance désigne clairement une faille, et c’est en quoi elle est si dangereuse : elle indique malgré elle comment parler maintenant. Ainsi, une fois cernée la difficulté à laquelle se confronte la pensée discursive – face à la dépense cette dernière ne peut que « se tenir sur le plan des identités » – Bataille est aussitôt en mesure d’indiquer la perspective de son dépassement : il faut « ouvrir les notions au-delà d’ellesmêmes ». Reste à savoir, comme se le demande Klossowski, et c’est la réponse à cette question qui permettra de préciser la nature du terme de poésie, reste à savoir ce que peut signifier cette ouverture des notions ou, plus exactement, « à quoi répond un langage dont les propositions cesseraient de faire intervenir des identités »16. Assurément, un tel langage ne répond plus à l’être : « en effet, échappant à toute identification suprême […] l’être ne s’appréhende plus que comme fuyant perpétuellement tout ce qui existe ». La notion est démasquée ; elle « prétendait cerner l’être quand elle ne faisait qu’obstruer la perspective de sa fuite ». Klossowski souligne comment, « au nom même de la fuite de l’être »17, Bataille fomente une « révolte contre toute possibilité de répondre »18 : les effusions éclaireraient cet « appel à l’autorité silencieuse du pathos sans but ni sens ». Toutefois, bien que ces dernières soient de véritables exemples de la « fuite de l’être », la méditation, quand elle les prend pour objet, et parce qu’elle « reconstitue toutes les étapes insoupçonnées que brûlait le pathos dans son surgissement », se livre à l’inévitable escamotage « des modalités d’absence de la pensée sous prétexte de les décrire et de les réfléchir dans la conscience » : Klossowski le rappelle à sa manière, le langage ne peut que trahir les moments souverains. Cependant, il ne se borne pas à ce simple constat :
16
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges Bataille », Critique n° 195-196, août-septembre 1963, p. 745. 17 Ibid., p. 747. 18 Ibid., p. 748.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Ainsi parce que le langage (notionnel) rend contradictoire l’étude et la recherche du moment souverain, inaccessible par son surgissement, là même où s’impose le silence, s’impose du même coup le simulacre.19
En introduisant la notion de simulacre20, Klossowski pointe un aspect concret de l’écriture de Bataille. Résultant à la fois de l’intimation de parler et de la nécessité de le faire autrement, le simulacre vient en quelque sorte biffer le silence pour mieux le faire surgir au sein du texte bataillien : …des mots ! qui sans répit m’épuisent : j’irai toutefois au bout de la possibilité misérable des mots. J’en veux trouver qui réintroduisent – en un point – le souverain silence qu’interrompt le langage articulé. (V, p. 210)
Si le silence est tu, il n’est rien ; il lui faut des mots, plus exactement des simulacres de mots. Concernant le terme de "poésie", le problème est alors le suivant : il s’agit de savoir dans quelle mesure ce terme peut être légitimement pensé comme un simulacre et quelle(s) conséquence(s) cela entraîne quant à la détermination de ce à quoi il s’applique. Un simulacre de notion n’est surtout pas une « pseudonotion », mais plutôt « le signe d’un état instantané », d’un état trop fugitif pour que le déploiement du discours et de la connaissance ait lieu : le simulacre « ne peut établir l’échange entre un esprit et un autre ni permettre le passage d’une pensée dans une autre »21. Ayant « l’avantage de ne pas prétendre fixer ce qu’il présente d’une expérience et ce qu’il en dit », le simulacre « mime fidèlement la part de l’incommunicable »22. De même, le terme de "poésie" restitué par la haine rompt-il avec toute fixité : il ne fige aucun sens mais refuse justement que le sens se fige, il ne cerne pas un être mais dit au contraire sa fuite essentielle. Jouant de l’impuissance, le mot poésie est un mot qui n’est pas un mot, c’est un mot qui passe, qui glisse en 19 Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges Bataille », art.cit., p. 749. (Nous soulignons). 20 Ce terme de simulacre sera d’ailleurs repris par Derrida afin de décrire le travail d’écriture auquel se livre Bataille. (Cf. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 386.) 21 Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges Bataille », art. cit., pp. 742-743. 22 Ibid., p. 743.
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silence sur l’être poétique et qui, en glissant, montre la fuite de cet être : la poésie mime l’insaisissable, ce qui toujours promis à la pensée déçoit toujours son attente, ce qui se dérobe à mesure qu’il se laisse approcher. « Le simulacre, affirme Klossowski, c’est tout ce que nous savons d’une expérience ; la notion n’en est que le déchet appelant d’autres déchets ». Le simulacre a donc affaire avec la totalité : il signifie l’apparition de la totalité au sein d’un discours qui cependant ne sait que fragmenter le réel dont il parle. Par suite, en s’insérant dans le discours, il ne s’en extrait pas moins. Autrement dit, « "comprendre" le simulacre ou s’y "méprendre" ne tire pas à conséquence » : ce dernier ne peut pas être lu comme n’importe quel mot du discours, il vise « la complicité, éveille en qui le subit un mouvement qui peut aussitôt disparaître », et, ajoute Klossowski, « en parler ne rendra compte d’aucune manière de ce qui s’est alors passé ». Bien que la complicité passe par le discours, ne fût-ce même que par son simulacre, cette dernière lui demeure rigoureusement étrangère : les mots à la limite rendent complice, mais la complicité échappe aux mots. Finalement, Bataille ne décrit rien d’autre quand il évoque une entente profonde autour de la poésie, mais inexprimée et inexprimable. Le terme de poésie, loin de prétendre saisir une poésie dont l’être est de fuir, tente plutôt de raviver un sentiment naturel et partagé que les difficultés de langage pourraient éroder et, pour finir, vouer à l’oubli. Autrement dit, ce terme cherche moins à expliquer ce dont il parle qu’à impliquer23 celui qui le lit. La complicité visée à travers ce mot explique sans doute pourquoi les "définitions" de Bataille sont si peu attentives à préciser ce à quoi elles s’appliquent concrètement : à la limite, et dès lors que la poésie est immédiatement
23
En ce sens, le terme de poésie et ses multiples "définitions" illustrent tout à fait ces propos de Bataille : « Evidemment ce que j’ai à dire est tel que son expression a plus d’importance pour moi que le contenu. La philosophie en général est une question de contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu’à l’intelligence et dès ce moment c’est l’expression par son caractère sensible qui compte le plus. D’ailleurs ma philosophie ne pourrait en aucune mesure s’exprimer sous une forme qui ne soit pas sensible. Il n’en resterait absolument rien ». (Extrait de l’émission « La Vie des lettres » diffusée le 17 juillet 1954, Georges Bataille, une liberté souveraine, Livre-catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Georges Bataille, une liberté souveraine », édition établie et présentée par Michel Surya, Orléans, Fourbi-Ville d’Orléans, 1997, pp. 80-81.)
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pressentie par tous24, cette précision devient en quelque sorte superflue, au moins secondaire. Les principaux caractères du mot poésie recoupent donc ceux qui définissent la notion de simulacre. Dans cette même veine, il est un autre type de mots dont celui de poésie peut être rapproché afin d’en mieux saisir la singularité. En réfléchissant sur la spécificité de termes batailliens tels que la "chance", l’"impossible" ou la "communication", on peut s’apercevoir que chacun de ces signifiants, parce qu’il n’a pas de signifié déterminé et fixe, se rapproche de ce que Barthes nomme mot-mana en en donnant la définition suivante : « mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée, donne l’illusion que par ce mot on peut répondre à tout »25. Le terme de poésie n’est évidemment pas étranger à cette fluctuation du signifié : fuite de l’être, fuite du sens, le mot se joue du sens et joue avec lui. Aussi sa lecture exige-t-elle d’être attentive. Bataille n’indique en effet d’aucune manière les glissements de sens ; il est entendu que le sens se dérobe et qu’il n’est jamais fixe : cet accord tacite est ce qui, avant tout, engage et convoque une lecture complice. Dans un même texte, parfois dans une même page, le sens du mot poésie se déplace donc au grand dam de la fixité qui sied au discours. Frans de Haes souligne par exemple « l’extrême instabilité des termes mis en œuvre par Bataille »26. Lisant le texte que ce dernier consacre à Jacques Prévert, il montre comment le mot poésie peut signifier « tour à tour ou simultanément » aussi bien « la fonction-limite de la poésie »27 que son « résidu coagulé, l’ensemble de ses manifestations concrètes et historiques ». L’important clivage désigné par Frans de Haes est cependant loin de rendre compte d’un 24 Autant Bataille ne concédera jamais à Blake ou à Lautréamont, et à leur suite aux surréalistes, que la poésie puisse être faite par tous, autant il semble accorder à cette dernière une adhésion spontanée et universelle. En cela il s’oppose à des avis plus réservés comme celui exprimé, par exemple, par Valéry dans « Questions de poésie » : « J’estime de l’essence de la Poésie qu’elle soit, selon les diverse natures des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie : ce qui l’assimile à Dieu même ». (Paul Valéry, « Questions de poésie » (1935), Paris, Gallimard (Œuvres t.I), 1975, p. 1283.) 25 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Les Editions du Seuil (Coll. Ecrivains de toujours), 1975, p. 133. 26 Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », Cahiers internationaux de symbolisme n° 27-28, 1975, p. 127. 27 Ibid., p. 126.
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sens qui varie sans cesse, il n’en est qu’une illustration possible. Le mot poésie, s’il livre toujours un trait particulier d’un être qui fuit, dit toujours et avant tout la fuite de cet être : il est de l’ordre du chatoiement, du reflet furtif et parcellaire dans lequel ne brille pas moins ce qui se dit que ce qui essentiellement l’excède. En plaçant la poésie sous le signe de l’instabilité la plus grande, Bataille affronte les conséquences ultimes de la fuite de l’être. A l’instar du mot poésie, les figures les plus classiques du discours sont prises à leur tour de la manière la plus forte dans le mouvement de la fuite. Les "définitions" de la poésie se succèdent, et cette incessante succession est rendue nécessaire par la nature même de l’être qu’elles visent. Cet être ne restant pas « identique à soi-même » mais changeant essentiellement, ces "définitions" peuvent d’ailleurs se contredire : là où le discours dénonce une contradiction, il n’y a plus désormais que les reflets changeant d’un être qui est pur changement, c’est-à-dire qui n’est rien d’autre qu’un jeu ininterrompu de variations. Croyait-on posséder enfin la possibilité de définir la poésie ; toujours un infime changement viendra contester ce qui était sur le point de se figer, et emportera tout l’édifice. Si la lecture des définitions sollicite la même complicité que celle du mot poésie, elle confirme également comment cette complicité est l’exact contraire d’une promotion de l’obscurité. Etrangère à toute régression, la complicité ne saurait briser le diktat du discours avant qu’il n’ait épuisé entièrement ses ressources. Sa force est d’ailleurs de naître de cet épuisement, de jouer avec la limite que celui-ci indique. La complicité n’est jamais une décision péremptoire de rompre avec la clarté, mais simplement l’affirmation qu’il existe un moyen d’atteindre ce que la clarté n’atteint pas. Si tout n’est pas clair, c’est que la clarté n’est pas tout : la complicité a la force de cette nonévidence. Dans cette perspective, l’instabilité à laquelle est liée le terme poésie est un élément déterminant pour comprendre ce que Bataille a voulu appréhender à travers ce mot, et il faut savoir l’intégrer aux questions que soulève sa démarche. Par exemple, la position qu’il adopte face à la question des modalités du langage poétique ne peut véritablement être comprise sans faire référence à la fuite de l’être de la poésie que décèle cette instabilité : cette fuite, permet-elle encore de penser ces modalités en terme de stabilité ou les soumet-elle au contraire à un incessant changement ?
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Vers la pratique
L’absence de référence à la « chose faite » dont témoignent les "définitions" proposées par Bataille peut être interprétée à la lumière de la nature fuyante du mot poésie : la fuite essentielle de l’être poétique voue la manifestation de la poésie à l’inconstance et, dans ces conditions, la meilleure "description" de la « chose faite » consisterait à affirmer l’impossibilité de la décrire. Toutefois, avant de se résoudre à cette formule abstraite, une voie reste ouverte qui doit être empruntée. Tout au long de sa réflexion sur la poésie, Bataille se réfère à de nombreuses œuvres qui lui tiennent à cœur. Reste à savoir si l’ensemble des exemples qu’il convoque se révèle suffisamment cohérent et homogène pour que l’on puisse en déduire, si ce n’est une œuvre-type, au moins un certain nombre de modalités récurrentes. En ce cas, le recours aux exemples cités par Bataille pourrait offrir un pendant à la négligence légitime des "définitions" de la poésie qu’il formule. Cependant, autant le dire sans tarder, il semble là encore que toute volonté de ce genre doive être aussitôt tempérée : alors qu’une certaine homogénéité pouvait être attendue, c’est le caractère disparate des exemples incriminés qui finalement l’emporte. Pour Bataille, le « résidu coagulé » de la poésie désigne tout autant tel poème des Fleurs du mal ou tel recueil de René Char, que les romans de Proust, Le Château de Kafka (XI, p. 91), ou encore les tragédies de Racine : loin de se rattacher à un genre littéraire exclusif, la poésie les traverse tous, relève des catégories d’œuvres les plus diverses. Il semble même que la « chose faite » ne soit pas limitée à la stricte littérature : la poésie se manifeste dans les toiles de Manet (CF. IX, pp. 116-117) ou encore dans la peinture de Magritte dont elle est, affirme Bataille, « le sens profond »28. Enfin, dans un sens ultime, ni littéraire ni picturale, attachée à aucune œuvre particulière, la poésie se déchaîne « dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre où les deux amants se dénudent » (V, p. 365), rendant encore un peu 28 C’est d’ailleurs en accord avec le surréalisme que Bataille identifie la poésie et la peinture : « Pour Breton, la peinture c’est la même chose que la poésie, la peinture n’existe que dans la mesure où elle est poésie, et je suis d’accord avec lui ». (Extrait de la discussion qui suivit la conférence intitulée La Religion surréaliste prononcée par Bataille le 24 février 1948 et reproduite dans le tome VII des Œuvres complètes aux pages 381 à 405. L’extrait que nous citons se trouve à la page 400.)
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plus fuyante la perspective de son approche. Il n’y a pourtant ici aucune inflation du terme poésie, aucune signification qui ferait de ce terme le signifiant de l’indéfinissable, ou d’une beauté facilement accessible ou communicable. Les exemples cités par Bataille ne font au contraire que confirmer ce que les définitions laissaient présager : ne fixant pas le sens, n’ayant en cela aucun sens fixe, le mot poésie désigne un ensemble de manifestations si hétérogène que celles-ci définissent moins une véritable extension qu’une dissémination. Certes, cette dissémination de la poésie n’est certainement pas le trait le plus original de la réflexion de Bataille. Nombreux avant lui sont les auteurs qui ont pratiqué une « confusion des genres » pour reprendre l’expression d’Henri Béhar : Que l’on prenne un texte « scientifique » de Cendrars, des pièces de Picasso, des poèmes de Max Jacob, de Reverdy, d’Apollinaire ou l’ensemble de la production textuelle dadaïste, on constate que la poésie est partout, qu’elle investit tous les genres et bouleverse leurs frontières habituelles. De sorte qu’aux distinctions génériques si utiles au monde de l’édition il conviendrait de substituer la notion d’œuvres omnibus, tantôt tournée vers la lecture individuelle, tantôt vers la représentation scénique, comportant toujours les mêmes atomes. Seules varient leurs combinaisons, selon des procédures parfaitement identifiables.29
Pour Bataille aussi « la poésie est partout » et, mise en perspective avec la fuite essentielle de l’être poétique, cette diversité n’est certainement pas un fait anodin : elle permet au moins de déplacer la question touchant les modalités de sa manifestation. Peut-on isoler, au sein des œuvres hétéroclites que la poésie traverse, des modalités communes de langage qui permettraient de circonscrire les caractéristiques majeures du langage poétique tel que Bataille le conçoit ? Pour le dire dans les termes de Béhar : le langage poétique peut-il être ramené à un certain nombre d’atomes dont seule la configuration varie ? Il faut mesurer à quel point Bataille est peu attaché à décrire les différents traits qui caractérisent le langage poétique : c’est à peine si sa réflexion sur la poésie fait quelques références à cette question et, mis à part l’article consacré à Prévert qui s’y attarde un peu, celle-ci paraît finalement tout à fait secondaire. Néanmoins 29
Henri Béhar, Littéruptures, Lausanne, Les Editions L’Age d’Homme, 1988, p. 12.
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quelques points peuvent être dégagés de ces très rares allusions, dont il ne faut d’ailleurs rien attendre d’autres que les rappels les plus élémentaires. Pour Bataille, la poésie semble avant tout relever d’un bouleversement de la syntaxe : transgressant les règles établies, peu scrupuleuse à l’égard des convenances, elle est « le désordre des mots » (VI, p. 22). En fait, la poésie est composée de tout ce que le discours refoule, plus exactement, elle consiste à introduire « le refoulé de la signification dans l’espace même de la signification »30 : […] il est dans la parole une possibilité indépendante du sens des termes, une cadence à volonté rauque ou suave, une volupté des sons, de leur répétition et de leur élan : et ce rythme des mots – qui peut même être musical – éveille la sensibilité, et la porte aisément à l’aigu. (XI, p. 87)
Rythme, sonorité, désordre des mots, telles sont donc les caractéristiques principales qu’il faudrait retenir pour déceler la présence de la poésie au sein des différents genres littéraires. La description de Bataille est pour le moins sommaire, et elle l’est d’autant plus qu’aucune précision n’est apportée quant à l’une de ces trois dimensions : Bataille ne dit rien du rythme, comme il ne dit rien des sonorités, ni des bouleversements censés affectés la syntaxe. Comment expliquer cette absence de précision ? Comment surtout ne pas la mettre en rapport avec la fuite incessante de l’être poétique ? Ce qui semble relever du désintérêt pourrait alors apparaître plus simplement comme une conséquence logique. La distinction soigneusement établie par Bataille entre la « fonctionlimite » (le poétique) et le « résidu coagulé » (la poésie), se traduit au niveau temporel en terme de transhistoricité et d’historicité31. D’un côté, la poésie est « la contestation permanente de la sphère productive », alors que de l’autre elle est une actualisation donnée et ponctuelle de cette contestation. Affirmer que la poésie a une histoire, c’est au moins admettre que ses différentes manifestations décrivent un certain nombre de transformations notoires dans le temps. Dans cette perspective, tandis que sa fonction demeure strictement la même, la poésie est soumise à d’incessants changements dont il est possible d’apercevoir et d’isoler les causes. Pour Bataille, les variations de la 30
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art. cit., p. 124. 31 Cf. Ibid., p 125.
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poésie ne sont jamais indépendantes des « émotions dominantes d’une société donnée » (XI, p. 89)32 : il serait ainsi vain d’envisager une poésie « qui n’aurait d’attaches à aucune classe, à aucune rivalité, à aucun changement des rapports sociaux » (XI, p. 90). Une corrélation certaine existe donc entre les variations des modalités de la manifestation poétique et celles des conditions sociales, économiques et historiques des sociétés ; la poésie change et ses changements demeurent étrangers à toute idée de progrès : elle vise moins une fin ultime qu’elle n’exprime les émotions d’« hommes d’un temps donné ». Bataille ne tente à aucun moment d’atténuer le caractère changeant de la manifestation poétique, il lui prête au contraire un tour singulièrement radical. Forcé de reconnaître l’insuffisance des "définitions" qu’il donne de la poésie, il incrimine une impossibilité de convoquer des « exemples précis » : « donnant un exemple, j’en laisserai voir aussitôt la faiblesse : mon exemple aurait une date et j’ai voulu parler de la poésie de tous les temps » (XI, p. 89). Ce n’est pas tant que la poésie soit un tout dont les manifestations successives ne montreraient respectivement qu’une partie, un tout somme toute idéal et dont les vicissitudes historiques ne pourraient livrer que des formes dégradées, mais la singularité de chaque actualisation apparaît telle que toute généralisation à partir d’elle semble compromise : en un mot, les différentes manifestations historiques de la poésie sont moins partielles qu’absolument singulières. « Chaque exemple, affirme Bataille, à la vérité tirerait dans un sens différent et donnerait à penser qu’on ne peut réduire à l’unité ce qui répondit à des formes d’humanité presque étrangères l’une à l’autre ». Il apparaît donc que chaque fois que la poésie s’actualise, les mêmes éléments – les sonorités, le rythme, un certain désordre – sont mis en jeu, mais suivant des variations et des combinaisons si spécifiques qu’il est à peu près inévitable que les diverses manifestations apparues se contredisent, au moins définissent un ensemble sensiblement 32
Ce rapprochement de la poésie et de l’émotion évoque bien entendu le surréalisme pour qui « il importe de ne pas confondre poésie et littérature. La littérature est rejetée par les surréalistes au nom de la poésie même. […] La poésie ne nous intéresse pas à la façon d’un récit, elle nous transforme par l’émotion qu’elle fait naître. La poésie est le lieu de notre liberté, et nous permet de donner à toutes choses la forme de nos désirs ». (Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme (1955), Paris, Flammarion, 1973, pp. 40-41.)
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hétéroclite. Il faut bien voir que, dans cette perspective, telle actualisation ne se laisse jamais penser en terme de déformation ou de trahison puisque, justement, il n’existe aucun modèle à trahir ou auquel la poésie peut refuser de se soumettre. Le critère de la poésie réside seulement dans sa capacité à exprimer une émotion donnée et ne ressortit en rien à un ensemble de règles pré-établies qu’elle se devrait de respecter. Parce qu’elle est contemporaine d’une émotion qui varie, la poésie ne pré-existe jamais à celle-ci sous une forme prédéfinie et « les modalités du langage poétique changent elles-mêmes suivant l’événement qu’est l’incessant changement de la sensibilité » : à la fuite essentielle de l’être poétique fait écho le changement continuel des modalités de sa manifestation. La perspective évoquée par Bataille explique clairement pourquoi ce dernier ne s’attarde pas à décrire les modalités d’un langage dont les incessantes variations ne permettent, au mieux, que d’en cerner abstraitement les traits les plus constants, mais n’autorisent, en aucun cas, à en faire le détail : toute réflexion sur la poésie serait vaine qui voudrait figer la poésie en une forme définitivement donnée, alors que l’apparition de toute forme ne va pas sans l’annonce simultanée de son inévitable déclin. Autrement dit, les incessants changements de modalités qui affectent le langage poétique empêchent de le penser comme une forme définie de langage. La « fonction-limite » de la poésie peut se manifester à travers des modalités d’écriture à ce point hétérogènes que, pour finir, elle se révèle indépendante de toute modalité. Ce n’est pas un hasard si, cherchant à décrire la manifestation poétique que Bataille envisage, on en soit très vite réduit à se contenter de la circonscrire simplement au refoulé du langage, sans pouvoir apporter d’autres précisions. Cette distinction se révélant somme toute assez sommaire, on peut, au regard des exemples incriminés par Bataille, s’interroger sur le degré réel de sa pertinence. Que nous apprend réellement cette notion de refoulé qui s’applique aussi bien aux chansons populaires et aux poèmes de Prévert qu’aux raffinements de l’écriture de Proust 33 ? On pourra toujours dire que la chanson populaire et l’écriture de La Recherche dénotent toutes deux une attention particulière au rythme et 33
Aux yeux de Bataille, l’œuvre de Proust représente une forme riche et complexe de poésie. Loin d’être un exemple secondaire, cette œuvre est de celles « où le mouvement poétique […] prend le chemin par où la poésie touche à l’"extrême" ». (V, p. 172)
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aux sonorités, on aura finalement dit peu de choses, bien trop peu en tout cas pour espérer répondre de manière satisfaisante à la question initialement posée. Finalement, la position de Bataille condamne toute description de la manifestation poétique à l’alternative suivante : soit cette description s’attache à un exemple particulier, et elle est alors précise mais non représentative, soit elle se veut générale, et l’hétérogénéité de son objet la rend très limitée et trop abstraite. Dans les deux cas, une certaine imprécision l’emporte. En insistant sur l’aspect provisoire de toute détermination formelle, la réflexion de Bataille semble accorder à la poésie une extraordinaire liberté : ne décrivant pas une part réservée du langage, rien dans le langage ne lui est fermé. La poésie s’avère résolument ouverte à tous « les modes d’expression » (XI, p. 90), aux modalités de langage les plus variées, et cela sans aucune discrimination. En contrepartie, cette liberté signifie pour la « chose faite » la perte d’un certain privilège : cette dernière n’est plus le centre d’une réflexion qui s’avère très peu technique et éloignée de l’« esthétique pure »34. L’insistance avec laquelle Bataille met en avant le caractère essentiellement changeant de la « chose faite » entraîne non seulement sa déconsidération, mais la lie également de manière très forte à la mort : l’œuvre est avant tout dans le temps, étrangère à toute gloire éternelle35. Et celle-ci est à ce point destituée de tout prestige qu’à la fin il n’est pas surprenant que Bataille ne la considère pas comme le site privilégié de la manifestation poétique. L’analyse de
34
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art. cit., p 123. 35 La position de Bataille est alors certainement très proche de celle d’Antonin Artaud qui, dans Le Théâtre et son double, dit sa volonté d’en finir avec les chefs-d’œuvre : « Les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé : ils ne sont pas bons pour nous. Nous avons le droit de dire ce qui a été dit et même ce qui n’a pas été dit d’une façon qui nous appartienne, qui soit immédiate, directe, réponde aux façons de sentir actuelles, et que tout le monde comprendra. Il est idiot de reprocher à la foule de n’avoir pas le sens du sublime, quand on confond le sublime avec l’une de ses manifestations formelles qui sont toujours d’ailleurs des manifestations trépassées. Et si, par exemple, la foule actuelle ne comprend plus Œdipe-Roi, j’oserai dire que c’est la faute à Œdipe-Roi et non à la foule ». (Le Théâtre et son double (1938), Paris, Gallimard (Œuvres complètes IV), 1978, p. 72.) Un peu plus loin, Artaud poursuit en ces termes : « On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite. La poésie écrite vaut une fois et ensuite qu’on la détruise. Que les poètes morts laissent la place aux autres ». (Ibid., p. 76.)
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l’œuvre et de la vie de Baudelaire dans La Littérature et le mal prend alors tout son sens : […] le monde, irréductible, insubordonné, incarné dans les créations hybrides de la poésie, trahi par le poème, ne l’est pas par la vie inviable du poète. Seule la longue agonie du poète révèle à la rigueur, en dernier, l’authenticité de la poésie […]. (XI, p. 199)
La poésie engage la vie, et ce sont ses répercussions concrètes qui seules font autorité. Finalement, Bataille n’aura jamais rien dit d’autre. Il faut savoir entendre dans cette primauté accordée à la vie l’écho des premières positions théoriques qu’il tint face au surréalisme. En concevant d’abord la poésie comme une pratique destinée à saper sans relâche l’homogénéisation à laquelle le sujet est constamment soumis, c’est bien dans la vie même du poète, plus que dans son œuvre, que Bataille devait chercher les signes de la poésie. Le souci de ne jamais dissocier la poésie de la vie souligne comment la poésie véritable n’est pas sans bouleverser la vie. Car la vie ne ment pas, elle ignore le caractère équivoque d’une œuvre toujours susceptible de se dérober aux violences de la dépense. Alors il faut interroger la vie de Proust, de Rimbaud, celle de Baudelaire, se montrer attentif à déchiffrer dans ces existences respectives l’incidence concrète d’une poésie qui est la vie ou rien. Ainsi, les différentes lectures d’œuvres poétiques que Bataille propose à partir des années 1940 révèlent la profonde cohérence de la réflexion qu’il consacre à la poésie. En témoignent ces lignes de La Critique sociale qui rappellent comment, dès 1933, il insistait déjà sur les liens indéfectibles qui unissent la poésie à certains effets réels : Il est plus facile d’indiquer que pour les rares êtres humains qui disposent de cet élément, la dépense poétique cesse d’être symbolique dans ses conséquences : ainsi, dans une certaine mesure, la fonction de représentation engage la vie même de celui qui l’assume. Elle le voue aux formes d’activité les plus décevantes, à la misère, au désespoir, à la poursuite d’ombres inconsistantes qui ne peuvent rien donner que le vertige ou la rage. Il est fréquent de ne pouvoir disposer des mots que pour sa propre perte, d’être contraint à choisir entre un sort qui fait d’un homme un réprouvé, aussi profondément séparé de la société que les déjections le sont de la vie apparente, et une renonciation dont le prix est une activité médiocre, subordonnée à des besoins vulgaires et superficiels. (I, pp. 307-308)
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Comme il le fait à propos de Baudelaire, Bataille recourt parfois au terme d’authenticité pour signifier la valeur de vérité qu’il prête à ces conséquences concrètes. Ainsi que le précise Jean-Louis Houdebine, il faut savoir lire « dans ce vocable daté la marque d’une effectuation concrète, d’une pratique du sujet, de sa mise en procès, dans le réel (et pas seulement dans le langage) »36. Et c’est bien à cette dimension pratique qu’il semble qu’il faille toujours se référer afin de mieux cerner la souveraineté de la poésie. On l’a vu, abordée sous l’angle de ses éventuelles formes d’expression, la poésie souveraine n’a de cesse de se dérober, Bataille ne prêtant guère d’intérêt à la question. De fait, sa réflexion sur la poésie est ouverte à des œuvres aussi différentes que peuvent l’être celles de Prévert et de Proust, et cette hétérogénéité semble elle-même indiquer le sens des déplacements à opérer : si l’on veut comprendre ce que les œuvres de Prévert et de Proust manifestent en commun mais de manière différente et que Bataille nomme poésie, il faut se résoudre à cerner d’abord une manière de solliciter le langage plus qu’à décrire un langage proprement dit. Mais qu’est-ce plus précisément qu’une pratique ? Que faut-il entendre derrière ce vocable qui s’avère déterminant ? Le sens de la pratique, c’est dans le texte même de Bataille qu’il nous faut avant tout le chercher, et notamment en interrogeant à nouveau un texte dans lequel, nous l’avons vu, cette notion est centrale : « La valeur d’usage de D.A.F de Sade ». En prêtant à Sade une valeur d’usage, Bataille confère à cette œuvre une propriété qui ne peut se réaliser que dans son usage ou, si l’on veut, dans sa consommation. Cette valeur d’usage désigne sans détour une vérité décisive : la lecture de Sade n’est valide que liée à l’exigence d’effets réels ; elle n’a de sens que si elle produit ou entraîne des effets concrets et bouleversants. Ainsi, on ne peut même pas dire que les apologistes de l’œuvre de Sade en mésusent ; le reproche que Bataille leur adresse est bien plus grave : sans doute effrayés par la violence d’effets qu’ils pressentent obscurément, ils n’en usent pas. Bataille en tire une conclusion à la simplicité redoutable : il faut en finir avec tout ce qui sépare la lecture de Sade de la vie, de la vie la plus courante37. Il n’est qu’une manière d’être au niveau des conséquences de l’irruption 36
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », art. cit., p. 71. 37 Rappelons pour mémoire que l’argumentation de Bataille ne vise à rien d’autre qu’à l’introduction des valeurs de Sade dans la vie quotidienne. (Cf. II, pp. 57-58.)
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positive des forces excrémentielles qu’une telle œuvre signifie : il faut confirmer cette irruption par une pratique. On voit bien alors que la notion de pratique oscille entre deux pôles : d’un côté, elle désigne une action concrète visant des effets réels, de l’autre, elle emporte l’idée d’une remise en cause bouleversante de celui qui s’y livre. Pour l’heure38, nous nous tiendrons volontairement à cette description rudimentaire en tentant toutefois de l’appliquer au langage poétique. En conséquence, nous pourrons envisager provisoirement la poésie comme une manière concrète et spécifique de recourir au langage qui engage et met en jeu celui qui la sollicite. La notion de pratique telle que nous l’envisageons pour l’instant semble indiquer au moins deux grandes directions à l’analyse que nous retrouverons dans les différentes approches qui suivent : d’une part, elle demande de préciser le rapport au langage qu’elle semble désigner, d’autre part, elle implique d’interroger plus avant la nature et les conséquences de la mise en jeu du sujet qu’elle entraîne.
38
Par la suite, il sera certainement difficile d’évoquer la notion de pratique sans se référer à l’importance qu’elle eut à un moment dans l’histoire de la critique bataillienne, c’est-à-dire lors des interventions du groupe Tel Quel à l’occasion du colloque Artaud/Bataille de Cerisy au début des années 1970. La pratique est alors une notion clé et, par exemple, si Jean-Louis Houdebine y recourt sans cesse pour mieux marquer l’opposition entre Bataille et le surréalisme, c’est surtout Julia Kristeva qui en jette les bases théoriques dans « Bataille l’expérience et la pratique ». (Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », actes du colloque Vers une révolution culturelle : Artaud, Bataille tenu du 29 juin au 9 juillet à Cerisy-la-Salle, Paris, Union générale d’Editions, Coll. 10/18 (n° 805), 1973, pp. 262-316.) On le sait, « aux yeux des telqueliens », ce qui fait défaut « dans le marxisme dont [ils] héritent à la fin des années soixante », c’est, pour reprendre l’expression d’Althusser, la conception de « l’Histoire comme un « procès sans sujet » ». (Philippe Forest, Histoire de Tel Quel 1960-1982, Paris, Seuil, 2000, pp. 442-443.) Partant de la lecture du marxisme de Mao, Julia Kristeva espère pallier cette absence de sujet en évoquant le « sujet actif » de la pratique. Elle propose ainsi une importante description de la notion de pratique qu’elle tente notamment d’articuler avec celle d’expérience conçue par Bataille. Sans ignorer les analyses de Kristeva, et pour mieux y revenir par la suite, il s’agit avant tout pour l’instant de penser ce qu’est une pratique à partir de la poésie telle que Bataille la conçoit, et non l’inverse : si on ne peut cerner cette poésie sans la considérer comme une pratique, il est également vain de vouloir déterminer ce qu’est cette pratique sans toujours et d’abord passer par ce qu’est cette poésie.
POESIE ET EXPERIENCE Un long silence : 1933-1939
En 1933, le terme de « poésie » disparaît des textes de Bataille : six longues années de silence commencent alors. Etrange manière de s’effacer, faut-il au moins le souligner, qui ne répond pas aux perspectives qui semblaient se dessiner dans les pages de La Critique sociale ; étrange façon de quitter la scène au moment même où le drame, depuis longtemps pressenti, semblait pouvoir se jouer enfin. En 1933, la représentation tourne court : la réflexion sur la poésie s’interrompt alors même qu’elle semblait trouver son élan1.
1
Signalons que durant ces années Bataille fait au moins une fois référence à la poésie dans une lettre que Jacqueline Risset présente ainsi : « en 1935, à propos de la revue Le Phare de Neuilly (qui publiait surtout des poèmes – et en particulier des poèmes du jeune docteur Jacques Lacan), Bataille écrivait à Leiris qu’il trouvait, quant à lui, « la circonstance mal choisie » pour ce type de publication (moment politique intense de lutte contre la montée fasciste) ». Dans cette même lettre, Bataille exposait également à Leiris quelle devait être alors la visée de l’écriture poétique : « L’expression littéraire ne pourrait trouver place dans cette revue que dans la mesure où elle se trouve spontanément en cohésion avec une certaine investigation : une disjonction de ces deux efforts priverait de sens des démarches proprement intellectuelles, étant donné que ces démarches, en principe, tendraient à établir le principe d’une connaissance lyrique (ou du moins de quelque chose de semblable) ». Comme le note Jacqueline Risset, « dans l’idée de poésie » que cette déclaration sous-tend, « Bataille se révèle très proche d’André Breton (avec qui il vient effectivement de se rapprocher, au-delà de la brouille de 1930, autour de Contre-Attaque) ». Cependant, la conception de la poésie que Bataille semble ici défendre est loin d’être confirmée, nous le verrons, par ce qu’il écrira par la suite. (Toutes les citations sont extraites de l’article de Jacqueline Risset, « La question de la poésie. Les enfants dans la maison »,
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Faut-il affirmer néanmoins, pour en finir avec la métaphore théâtrale, l’absence de tout dénouement ? Autrement dit, peut-on interpréter ce silence comme le signe convenu d’un désintérêt quelconque ? Il faudrait concéder que tout silence – le silence, c’est-à-dire ici une absence prolongée de traces écrites – implique une simple et brutale mise entre parenthèses ; il faudrait, en un mot, accepter d’opérer des coupes claires, de fragmenter un cheminement que sa durée et sa cohérence empêchent de réduire, sans le dénaturer, à de simples intérêts ponctuels. Le silence est plus un moment qu’une interruption du cheminement. Un moment certes où la question de la poésie se tient en retrait, mais où, cependant, elle ne disparaît pas tout à fait, l’ensemble des expériences et des tentatives qui occupent Bataille durant ces six années influençant sans aucun doute, et de manière décisive, le sens de ses réflexions à venir. Un texte tel que « La notion de dépense » rendait déjà particulièrement manifeste l’insatisfaction violente de Bataille face à la tiédeur de la société qui était alors la sienne : par excellence, et jusqu’à l’écœurement, la Troisième République est l’archétype même de l’homogénéité sociale. Quatre ans plus tard, en 1938, toujours aussi hostile à cette société exsangue, Bataille dit une fois de plus son désir de retrouver « la pure et simple existence, la pure et simple volonté d’être » (II, p. 360). Un mouvement de « retournement d’une explosion en implosion »2 s’amorce alors qui s’apparente plus précisément à un « resserrement du champ hétérologique, [un] déplacement, [une] concentration et [une] intériorisation de la violence ». En 1938, une scission apparaît dans les textes de Bataille entre « un monde religieux, un monde de la tragédie et des conflits intérieurs » et « un monde militaire […] rejetant sans cesse l’agressivité au-dehors – extériorisant les conflits » (II, p. 349). A cette scission répond une distinction entre trois sortes d’hommes : l’homme de la tragédie, essentiellement conscient des forces antagonistes qui l’animent, s’oppose à deux possibilités d’apaisement ou de résolution des conflits que représentent, d’une part, « l’homme de la loi et du discours » et, d’autre part, le « butor armé » qui « dirige au-dehors tout ce qui l’agite » et « regarde la mort comme une source de jouissance extérieure ». L’homme tragique est Bataille-Leiris. L’intenable assentiment au monde, actes du colloque Bataille-Leiris tenu les 22 et 23 novembre 1997 à Orléans, Paris, Belin, 1999, pp. 220-221.) 2 Jean-Michel Heimonet, Le Mal à l’œuvre, Georges Bataille et l’écriture du sacrifice, Marseille, Editions Parenthèses, 1986, pp. 57-58.
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« l’existence elle-même ». Autrement dit, cet homme ne peut « être asservi en aucun cas » : sa souveraineté apparaît sensiblement comme l’un de ses traits essentiels. Bataille se heurte ici à un écueil que rencontre à sa manière la réflexion qu’il mène au sujet de la poésie. Le mouvement d’intériorisation qu’il décrit n’existe plus que dans quelques existences isolées : « […] seuls des individus portent aujourd’hui dans leur destinée particulière l’intégrité inexorable de la vie – sa profondeur, ses éclats de lumière, ses silences et son déchirement sans mensonge » (II, p. 353). Non seulement isolées, ces existences sont également précaires : la délicate et impérative question de la reconnaissance s’impose à elles. Etre reconnu est une condition sine qua non de l’intégrité de l’homme tragique. Mais être reconnu c’est aussi mettre la souveraineté en péril : il faut « agir dans le monde réel, adoptant ses moyens, s’aliénant à ses buts »3. La situation de l’homme de la tragédie est au moins malaisée. Néanmoins, elle n’est pas sans issue : « Je réponds que l’empire auquel appartient l’homme de la tragédie peut être réalisé par le moyen de la communauté élective et j’ajoute qu’il ne peut être réalisé que par ce moyen » (II, p. 354). L’existence tragique se lie donc à la nécessité d’une communauté spécifique, « existentielle », c’est-à-dire « existant pour elle-même ». Bataille associe cette communauté à « un sacré qui dépense, qui se dépense » et qui consiste « dans la violation jaillissante des règles de vie ». Assurément, rien ne dit mieux la violence de ce jaillissement que l’intense et téméraire rapport à la destruction qui le sous-tend : « […] en définitive l’empire appartiendra à ceux dont la vie sera jaillissante à un degré tel qu’ils aimeront la mort » (II, p. 361). Dépense, violence, sacré : la thématique de l’existence tragique recoupe en plus d’un points la réflexion sur la poésie ébauchée quelques années plus tôt. De fait, la description de la figure tragique coïncide avec le retour de la question de la poésie dans les textes de Bataille ; plus exactement, cette description sollicite ce retour : le tragique convoque la présence du poétique. La façon très particulière dont la poésie va réapparaître alors est manifeste dans un texte publié en 1939 dans le dernier numéro d’Acéphale : « La pratique de la joie devant la mort ». Bataille y expose une mystique 3
Jean-Michel Heimonet, Le Mal à l’œuvre, Georges Bataille et l’écriture du sacrifice, op.cit., p. 49.
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qui appelle « une action » mêlant « la contemplation extatique et la connaissance lucide ». Les thèmes de la dépense et de la mort se conjuguent pour décrire un assentiment sans réserve à une existence totale. Loin d’être une vue de l’esprit, la joie souveraine, « qui n’a d’autre but que l’existence immédiate », se manifeste à travers un ensemble de techniques précises et d’exercices variés. L’article de 1939 rapporte en particulier des exercices de méditation qui mettent à contribution le langage dans le but d’accéder au silence, à « l’arrêt de la pensée discursive »4 : le langage est requis en vue de sa propre perte. Inspiré par certaines techniques bouddhistes, Bataille recherche le silence en portant une attention particulière au rythme, à « la brièveté et au balancement de ses phrases », au choix des images et des sonorités : une forme poétique (Cf. I, pp. 555-556) voit ainsi le jour à travers laquelle est visée une sorte d’engourdissement qui permet à la pensée de s’éloigner du discours et de s’éveiller à d’autres niveaux. Les thèmes de méditation proposés par Bataille en 1939 privilégient à cette fin la répétition, et plus précisément l’anaphore et l’épiphore. Alors que le premier d’entre eux est une méditation sur la paix, le second propose de méditer sur la joie qu’accompagne la mort à travers un poème dont le rythme insistant rompt avec la tonalité paisible du premier thème. On y retrouve, entre autres, les séquences suivantes : La joie devant la mort me porte. La joie devant la mort me précipite. La joie devant la mort m’anéantit. […] Je suis rongé par la mort Je suis rongé par la fièvre Je suis absorbé dans l’espace sombre Je suis anéanti dans la joie devant la mort. (I, p. 555)
Les rapprochements évidents qu’il est possible d’établir entre une telle séquence et certains poèmes que Bataille écrira par la suite, la parenté que l’on peut plus généralement déceler entre sa poésie et les exercices qu’il pratique en 1939, aussi bien d’ailleurs au niveau des thèmes que des structures, nous montrent concrètement comment cette poésie garde les traces des techniques d’illumination auxquelles ce dernier a eu parfois recours à certains moments de sa vie pour parvenir 4
Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », Critique n°195-196, août-septembre 1963, p. 708.
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à l’extase. Notons par exemple à quel point cette poésie aime les redites, à quel point elle aime la répétition des mêmes mots autour desquels nombre de poèmes sont construits : citons, entre autres, l’étoile, le ciel, l’amour, le cœur, les larmes, la douleur, l’immensité, la mort et tout ce qui relève de son champ lexical – le linceul, le caveau, la tombe, le squelette, le suaire, l’agonie, les mourants. Cette poésie, à laquelle Gilles Ernst prête des allures de litanie, rappelant que la litanie désigne un texte ordonné « autour d’un puissant leitmotiv »5, cette poésie abonde en figures de répétition. Citons l’épizeuxe qui au début du poème « Douleur » martèle la souffrance de celui qui écrit : Douleur douleur douleur ô douleur ô douleur […] (IV, p. 11)
Soulignons également la présence récurrente des dérivations, ainsi dans ce poème où l’on retrouve d’autres figures typiques de la poésie de Bataille telles que l’anadiplose ou l’épiphore : Terre tourne tourne terre un tour de putains de bois soleil rouge soleil noir roses blanches roses roses roses de tombes tournis de roses putains de tombes tournis de tombes. (IV, p. 25)
L’épiphore qui, selon l’étymologie, « porte à la suite », est souvent utilisée pour imposer à la fin du vers une présence obsédante, comme dans ce poème de L’Archangélique où la mort apparaît avec une insistance toute particulière : Ma sœur riante tu es la mort le cœur défaille tu es la mort dans mes bras tu es la mort
5
Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort, Paris, P.U.F, 1993, p. 210.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE nous avons bu tu es la mort comme le vent tu es la mort comme la foudre la mort la mort rit la mort est la joie. (III, p. 90)
Mais la reprise incessante des mêmes mots est due le plus souvent aux anaphores, que Bataille multiplie. Structurant parfois un poème entier, l’anaphore est quelquefois associée à l’oxymore, à l’anadiplose ou à l’épiphore, comme respectivement dans les exemples suivants : Aimer c’est agoniser aimer c’est aimer mourir les singes puent en mourant (III, p. 91) ce n’est pas moi qui meurs c’est le ciel étoilé le ciel étoilé crie le ciel étoilé pleure (V, p. 357) comme le vent tu es la mort comme la foudre la mort (III, p. 90)
On pourrait également noter l’utilisation du refrain ou de la reprise différée de l’initial, tous ces exemples concourant à montrer comment la poésie de Bataille est un langage qui répète et se répète, un langage qui martèle inlassablement les mêmes mots, rumine sans répit les mêmes thèmes, jusqu’à créer une certaine monotonie qui plonge le lecteur dans une sorte de torpeur. Bataille semble avoir tout intérêt à multiplier ce genre de reprises. Qu’il rencontre le mot douleur, ou encore le mot immensité comme dans le premier poème de L’Archangélique où ce mot ne figure pas moins de sept fois, le mot répété, à force de répétitions, possède une force attractive qui captive l’attention de celui qui lit : à l’instar du méditant, le lecteur est bientôt obsédé par les incessantes redites des poèmes. Dans la même perspective, l’attention que Bataille apporte à l’écriture de la plupart de ses poèmes érotiques, poèmes souvent très courts, composés parfois d’une seule strophe, révèle d’autres liens entre sa poésie et l’expérience qu’il poursuit. En témoigne par exemple ce poème intitulé « La foudre » : Le canon tonne dans le corps
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et la foudre dans l’œil de bronze a la nudité de l’ordure. (IV, p. 31)
Si l’on peut constater qu’avec « l’œil de bronze » (Cf. II, p31) le plus haut est une fois de plus mêlé au plus bas, que l’œil, associé généralement à la perception intellectuelle, est rapproché de la matière la plus violente, il nous importe surtout de comprendre ce que Bataille cherche à travers ces courts poèmes auxquels il apporte de multiples corrections, lesquelles constituent pour Bernard Noël la preuve d’une association étroite de la poésie et de l’expérience où « chaque mot biffé entraîne une re-vision, chaque vers repris une nouvelle expérience d’une phase de l’expérience »6. Ainsi, il ne faut pas moins de cinq ébauches pour parvenir à la version définitive du poème intitulé « Le glas » : Dans ma cloche voluptueuse le bronze de la mort danse le battant d’une pine sonne un long branle libidineux. (IV, p. 32)
Bataille semble d’abord préoccupé par la longueur de la strophe : parmi les différentes versions esquissées nous retrouvons un poème de trois vers, un de cinq, mais c’est finalement un poème de quatre vers qui sera retenu pour la version définitive. S’il ne travaille pas la rime, il semble en revanche attentif à la longueur des vers : un sizain mis à part, toutes les strophes des différentes versions sont composées d’octosyllabes et d’heptasyllabes, le nombre d’octosyllabe étant chaque fois le plus important. Mais ce qui est le plus frappant, c’est la manière dont chaque strophe s’organise autour des quatre mêmes mots : la cloche, le bronze, le battant et le branle. Chaque version est la reprise obsédante de ces quatre termes qui, tour à tour, occupent toutes les places possibles à l’intérieur du poème : par exemple, la cloche apparaît aussi bien au début et au milieu qu’à la fin des différents poèmes ébauchés. Enfin, chacun de ces mots est associé aux adjectifs et aux compléments les plus divers : avant d’être celui de la mort, le bronze est celui de l’amour ; d’abord libidineux, le branle devient voluptueux ; le « battant d’une pine » est aussi le « battant rouge de ta pine », le « battant chauve de ton glas », le « battant 6
Bernard Noël, « Poésie et expérience », préface à L’Archangélique, Paris, Mercure de France, 1974, p. 16.
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chauve du glas » et le « battant de la verge » ; enfin, la « cloche voluptueuse » est d’abord libidineuse, ou celle « de mon con », « de mon vagin », « de mon urine » et, plus brutalement, « du con » (IV, p. 361). Ces multiples corrections manifestent, semble-t-il, une volonté de parvenir à ce que l’on pourrait appeler la meilleure configuration de mots possible : tout se passe comme s’il s’agissait de parvenir à une configuration de mots susceptible de concentrer, en une courte séquence, toute la valeur obsédante du thème érotique auquel appartiennent les quatre mots inlassablement repris. De fait, il ne semble pas que Bataille craigne de donner à sa poésie un caractère de méthode, d’en attendre une réelle efficacité, espérant sans doute par là dépasser la poésie, aller par-delà la poésie pour mieux se porter vers elle et l’atteindre. Les multiples répétitions autour desquelles les poèmes se structurent nous indiquent comment la poésie ne diffère pas de l’expérience : poésie et expérience participent toutes deux d’un même mouvement où l’une relance sans cesse l’autre. Bataille n’écrit pas par hasard des poèmes au moment même où il tente de transcrire son expérience intérieure : l’expérience dicte la poésie qui elle-même la poursuit ; elle dicte à la fois la forme et les thèmes de la poésie qui s’écrit, et confère par exemple tout sons sens et sa porté à une présence du corps qui, comme nous allons maintenant le voir, hante et obsède plus d’un poème. Matérialité
Les associations arbitraires de mots qui se font jour dans certains de ses poèmes semblent produire un effet proche de celles que Bataille décèle dans les poèmes de Prévert : à l’instar du « serpent à café » ou du « gibier de musique » de « Cortège », les « wagonnets de fièvre » ou « la moustache des larmes » font voler en éclats les objets que seul leur usage définit dans la vie active. L’objet, arraché de la sorte à la sphère de l’activité, n’a plus alors « la vertu d’évoquer la réalité où il se trouve, de créer par association des valeurs de symbole ou d’usage » (XI, p. 295). Bataille souscrit ainsi aux rapprochements entre la peinture et la poésie modernes que Levinas propose en 1947 dans De l’existence à l’existant. L’art rend aux objets l’altérité qu’ils
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ont à peine quand ils sont « pris dans l’engrenage de la pratique »7, il les « offre dans leur nudité, dans cette nudité véritable qui n’est pas [simplement] l’absence de vêtement »8. Tandis que la peinture moderne se concentre sur la sensation nue de la couleur et de la forme, les mots, en poésie, ne se « réfère[nt] [plus] aux objets qu’ils recouvrent de quelque manière » : « Le mouvement de l’art, affirme Lévinas, consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à l’objet. Au lieu de parvenir jusqu’à l’objet, l’intention s’égare dans la sensation elle-même, et c’est cet égarement dans la sensation, dans l’aisthesis, qui produit l’effet esthétique »9. En poésie, le mot parvient à se dépouiller de toute objectivité, et donc de toute subjectivité, grâce à « la matérialité du son […] qui permet de le ramener à la sensation »10, mais aussi grâce au rythme, aux rimes, aux mètres, aux jeux sur les sons, etc. Mais Levinas remarque que le mot se détache de son sens objectif d’une autre manière encore : […] en tant [que le mot] s’attache à une multiplicité de sens, en tant qu’ambiguïté qu’il peut tenir de son voisinage avec d’autres mots. Il fonctionne alors comme le fait même de signifier. Derrière la signification du poème que la pensée pénètre, à la fois elle se perd dans sa musicalité, qui n’a plus rien à faire avec l’objet, qui varie peut-être uniquement en fonction de ce qu’elle écarte, de ce dont elle se libère. La poésie moderne, en rompant avec la prosodie classique, n’a donc nullement renoncé à la musicalité du vers, mais l’a cherchée plus profondément.11
Dans la même perspective, mais d’une manière un peu plus radicale, Bataille affirme que la poésie manifeste l’objet indépendamment de la possibilité de « l’interprétation intellectuelle » : […] si nous voyons des choses, chacune d’elles exprime une idée, et ce n’est pas sa matérialité que nous voyons, mais la chose exprimant l’idée. L’art alors – c’est la poésie – en détruit le sens, il la fige et, à sa manière, la rend au silence dernier : ce qu’il en révèle est la matière, et « la matière est le fait même de l’il y a ». (XI, p. 295)
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Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1993, p. 83. Ibid., p. 84. 9 Ibid., p. 85. 10 Ibid., p. 86. 11 Ibid., p. 87. 8
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La matérialité que Levinas définit comme le fait de l’il y a n’a plus rien de commun « avec la matière opposée à la pensée et à l’esprit dont se nourrissait le matérialisme classique ». Cette matière n’est pas celle que « les lois mécanistes » parvenaient à rendre intelligible : « c’est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a de la consistance, du poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur » ; en un mot, le décèlement de la matérialité de l’être « n’est pas la découverte d’une nouvelle qualité, mais de son grouillement informe ». La matérialité évoquée par Levinas est l’antithèse de ce que Bataille nomme en 1929 « la matière morte » (I, p. 179), la matière que les différents matérialismes finissent toujours par situer « au sommet d’une hiérarchie conventionnelle » en cédant du même coup « à l’obsession d’une forme idéale de la matière, d’une forme qui se rapprocherait plus qu’aucune autre de ce que la matière devrait être ». Quand « la matière morte » répond docilement aux attentes de l’idéalisme ; quand elle répond platement à la question « de l’essence des choses, exactement de l’idée par laquelle les choses deviendraient intelligibles », la matérialité renvoie quant à elle à une matière grouillante, vivante, inquiétante, à une matière voyou12 excédant toute stabilité et troublant la clarté et l’intégrité des formes. Cette matière n’empêche pas l’idéalisme d’avancer des réponses, mais elle irrite, dérange et conteste chacune d’elles. En révélant la matérialité des choses, la poésie participe à sa manière au matérialisme que Bataille appelait de ses vœux au début des années 30. Cette poésie donne d’abord à voir la matérialité du corps ; elle ne montre pas un corps lisse et policé, mais expose un corps placé sous le régime d’une sexualité violente, relayée par l’emploi d’un vocabulaire dont le registre très familier met un peu plus encore à mal la dignité de la poésie : le cul, le derrière, l’anus, la pine, la queue, le gland, le vit, les couilles, la fente, la vulve, les poils 12
Georges Didi-Huberman écrit en ce sens : « Le mot matière, chez Bataille, répond donc avant tout au refus des solutions classiques, des solutions essentialistes. "Matière", cela ne veut pas dire "élément stable" d’un univers physique ou "principe explicatif" des phénomènes sensibles. Cela ne veut pas dire "matière morte". Cela veut dire mouvement voyou – comme il parle ailleurs, contre Kant, d’un "espace voyou" –, élément non stable, accident, symptôme "à vif" de tout ce qui cloche dans l’idée à se faire de notre monde alentour et de nous-mêmes ». (Georges DidiHuberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, pp. 271-272.)
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inscrivent au cœur des poèmes toute la masse matérielle d’un corps que l’esprit et le discours ne peuvent dominer ou maîtriser. Cette inscription se fait plus exactement suivant deux grandes modalités. D’une part, nous avons affaire à un corps qui ne retient pas ses liquides, un corps qui fuit, qui pleure, saigne, éjacule, urine ou défèque : les larmes, la sueur, le sang, la bave, le sperme, l’urine et la merde coulent de ce corps, opérant ainsi un incessant passage de l’intérieur vers l’extérieur qui laisse voir la vie organique la plus profonde et la plus cachée. D’autre part, on peut constater une volonté d’ouvrir le corps qui invite, cette fois, à passer de l’extérieur à l’intérieur : les fentes, les trous, les bouches ouvertes donnent accès au cœur de la vie organique, à cette vie grouillante qui dérange au plus haut point. Dans les poèmes de Bataille, la matière ne laisse jamais en paix, n’accorde aucun répit : la matière la plus basse n’est pas seulement inquiétante, elle est surtout envahissante, agressive. Animée d’une véritable dynamique, elle se répand, se mêle à tout ce qui n’est pas elle, comme pour signifier qu’elle n’est jamais loin et qu’il n’est rien qui ne soit destiné, pour finir, à retourner à elle, que rien ne lui échappe, si ce n’est pour un temps, bref de surcroît. La matière la plus basse est au cœur de tout, et l’effort pour s’y dérober a toujours quelque chose de désespéré et de pathétique. Bataille n’a de cesse de s’en prendre à tout ce qui voudrait atténuer cette cruelle vérité : sa poésie invente un enfer de mots, d’images et de rapports inquiétants qui met à mal la légitimité du monde logique et de ses représentations, le souille et l’irrite comme une saleté dans l’œil. L’enjeu consiste alors à redonner aux choses leur épaisseur, à les rendre à leur ambiguïté pour les arracher aux représentations univoques d’un sentimentalisme poétique au service de l’idéalisme. Et pour ce faire, la poésie s’en prend notamment aux objets fétiches du sentimentalisme comme l’amour, le cœur, ou encore les pleurs que maltraite ce poème qui date probablement de 1942 : Douleur Douleur Douleur O douleur O douleur Mes pleurs de poix Ma queue de safran
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A travers une allitération (pleurs/poix/pisser), associée à une homophonie (pleurs/douleur) et une assonance (pleurs/queue), Bataille établit un premier contact entre la matière basse et ce qui en apparence s’y soustrait : le « p » de « pleurs » touche celui de « poix » et celui de « pisser ». Le jeu des sonorités répond à sa manière à l’enjeu du poème : manifester la présence de la vie organique grouillante là où on l’attend le moins ; montrer sa proximité avec des larmes qui paraissent d’abord si éloignées d’elle13. A l’eau transparente des pleurs est ainsi substituée la poix, matière collante et visqueuse, matière agressive s’il en est qui était autrefois versée du haut des forteresses pour repousser les ardeurs des assaillants14. Verser des larmes comme on verse de la poix revient à pleurer les larmes d’une douleur qui colle littéralement au corps comme une véritable poisse, mot qui concentre singulièrement en lui les deux termes (poix/pisse) que les sonorités rapprochent de celui de pleur. A sa manière, la couleur jaune de la « queue de safran », comme une tache au centre du poème, confirme ces rapprochements : l’œil que l’on répugne généralement à toucher n’est pas seulement touché ici par la visqueuse poix, mais il est aussi au contact de l’urine, liquide organique qui ramène les larmes à ce qu’elles sont : un liquide secrété par les glandes lacrymales, et de fait rattaché à la vie organique comme les pétales des plus belles fleurs le sont à la pourriture et au grouillement des racines. La pesanteur de la poix tire les larmes vers le bas, tandis que l’urine, en un mouvement inverse, remonte vers l’œil : le haut est en bas, et le bas en haut. A 13
Cette manière de montrer la violence dissimulée sous les traits trop idéals d’un visage rappelle qu’en 1918-1919 Bataille a lu assidûment Le Latin mystique de Rémy de Gourmont, livre constitué de textes attribuables à quelques unes des figures les plus éminentes du Moyen Age religieux qui présentent, notamment, une volonté de montrer la chair la plus mortelle et la plus souillée dans un but apologétique. Par ailleurs, la volonté de montrer ce qui se cache sous la peau apparaît explicitement dans les deux derniers vers de la seconde strophe d’un poème écrit dans les années 40, vers qui ne sont pas sans rappeler certains tableaux de Léonor Fini ou d’Hans Baldung Grien que Bataille reprendra dans Les Larmes d’Eros : « je me cache dans tes ombres/ et je mange à ton soleil/mon squelette transparaît/dans la lumière du jour ». (IV, p. 23) 14 Pour Georges Didi-Huberman, la viscosité désigne une puissance des matériaux. Il écrit par exemple à propos de la cire : « La docilité du matériau est si entière qu’à un moment elle se renverse et devient puissance du matériau ». (Georges DidiHuberman, « La matière inquiète », Lignes n°1 (Nouvelle série), Mars 2000, p. 219.)
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travers ce double mouvement, le poème dit l’origine commune des deux liquides et leur confère une irréductible ambiguïté : alors que l’émotion qui provoque les larmes ne peut plus être séparée de la proximité d’une vie organique grouillante et palpitante, un jet d’urine n’est plus seulement l’évacuation triviale d’un liquide mais peut rappeler l’écoulement d’une larme, d’une larme d’autant plus bouleversante qu’elle est souillée et coupable15. Quand la poix s’écoule des yeux et coule sur le visage, la poésie de Bataille révèle d’une manière violente l’une de ses plus tenaces obsessions : s’en prendre au visage, faire en sorte que le visage soit toujours trouble, double, équivoque ou, pour le dire autrement, que la figure humaine soit toujours sous la menace d’une défiguration imminente. Car, comme l’écrivent Deleuze et Guattari, toucher au visage revient à toucher à l’ensemble du corps : La bouche et le nez, et d’abord les yeux, ne deviennent pas une surface trouée sans appeler tous les autres volumes et toutes les autres cavités du corps. Opération digne du Dr Moreau : horrible et splendide. La main, le sein, le ventre, le pénis et le vagin, la cuisse, la jambe et le pied sont visagéifiées. […] C’est précisément parce que le visage dépend d’une machine abstraite qu’il ne se contentera pas de recouvrir la tête, mais affectera les autres parties du corps, et même au besoin d’autres objets sans ressemblance. La question dès lors est de savoir dans quelle circonstance cette machine est déclenchée, qui produit visage et visagéification.16
Cette sorte de contagion par laquelle le visage, mais aussi ce qu’il peut subir, affecte le reste du corps ne peut qu’interpeller une poésie dont l’un des buts avoués est de rompre avec les simplifications requises pour la sérénité de l’idée et de son déploiement en renouant avec les manifestations irréductibles et les signes excessifs de la part maudite de l’être. Le visage constitue un enjeu particulier pour la poésie de Bataille, et le traitement qui lui est réservé dans les poèmes permet de mieux comprendre comment, à travers divers procédés, la poésie tente de manifester la matérialité pour relancer l’expérience et conduire à elle. C’est ce traitement particulier du visage que nous allons 15
Le langage populaire ne sanctionne-t-il pas à sa manière cette proximité de l’urine et des larmes qui établit spontanément un lien logique entre l’abondance des larmes et la quantité d’urine (plus on pleurera et moins l’on pissera) ? 16 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 43.
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maintenant tenter de décrire. Et pour mieux en faire apparaître la singularité, nous le mettrons en perspective avec celui que Sartre réserve au visage de Roquentin dans La Nausée. Les deux visages
Alors qu’il n’était encore qu’un jeune garçon, la tante de Roquentin avait pour habitude de lui adresser cette mise en garde : « Si tu te regardes trop longtemps dans la glace, tu y verras un singe »17. A en croire les paroles de la tante, et à moins d’un regard furtif, le visage est toujours menacé par une ressemblance dégradante : sous les traits du visage se cachent ceux du singe ; la figure humaine se double d’un faciès animal qui semble contenu en elle sans, précisément, qu’elle puisse le contenir avec sûreté. Plus tard, Roquentin poussera l’expérience bien plus loin que sa vieille tante ne pouvait sans doute l’imaginer : J’ai dû me regarder encore plus longtemps : ce que je vois est bien audessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau des polypes […] je vois de légers tressaillements, je vois une chair fade qui s’épanouit et palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si près, sont horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des écailles de poisson. Je m’appuie de tout mon poids sur le rebord de faïence, j’approche mon visage de la glace jusqu’à la toucher. Les yeux, le nez et la bouche disparaissent : il ne reste plus rien d’humain. Des rides brunes de chaque côté du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des taupinières. Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des joues, deux poils sortent des narines : c’est une carte géologique en relief. Et malgré tout ce monde lunaire m’est familier. Je ne peux pas dire que j’en reconnaisse les détails. Mais l’ensemble me fait une impression de déjà vu qui m’engourdit : je glisse doucement dans le sommeil.18
Plus le temps du regard se prolonge, et plus le visage se décompose ; plus l’œil s’attarde à le regarder et moins le visage ne peut échapper à sa vérité cruelle : ce n’est plus même une ressemblance à l’animal que décèle l’œil médusé de Roquentin, mais une ressemblance qui s’éloigne de la ressemblance, où l’analogie évoquée par sa tante est 17 18
Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938), Paris, Gallimard, 2003, p. 34. Ibid., pp. 34-35.
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subitement moins évidente. Le processus s’accélère encore quand Roquentin approche davantage son visage de la glace, « jusqu’à la toucher » : l’abolition de la distance entre le visage et son reflet achève la défiguration qui avait commencé avec la durée du regard. On imagine alors les yeux de Roquentin cherchant la bouche, le nez, se cherchant, faisant des coupes dans le visage, s’arrêtant sur les différentes parties qui le composent et ne découvrant à chaque fois que d’horribles déformations qui sont autant d’éléments d’un visage devenu un véritable paysage accidenté, troué de taupinières, déchiré de rides et de crevasses. Les gros plans successifs que réalise l’œilcaméra de Roquentin rappellent cette affirmation de Levinas dans De l’existence à l’existant : « [Les gros plans] n’empruntent pas leur intérêt uniquement à leur pouvoir de rendre visibles les détails. Ils arrêtent l’action où le particulier est enchaîné à un ensemble pour lui permettre d’exister à part ; ils lui permettent de manifester sa nature particulière et absurde que l’objectif découvre dans une perspective souvent inattendue »19. A la fin, sous l’œil de celui qui regarde, le visage est vidé de son humanité : « il ne reste plus rien d’humain », constate Roquentin. En se regardant de la sorte, le héros de La Nausée s’applique à dissiper de son reflet jusqu’au moindre résidu de spiritualité ; son regard est l’expérience et l’épreuve d’une absence radicale de fraternité entre la chair et l’esprit. Avec une sorte de violence sourde et acharnée, Roquentin détruit le visage, et cette destruction revêt un triple sens : elle sonne non seulement la fin de l’humain, mais aussi celle de Dieu et celle du sens. Au cœur d’un visage qui, dans la tradition chrétienne, symbolise « l’évolution du vivant à partir des ténèbres vers la lumière »20, le personnage de Sartre assiste à la naissance de l’in-humain, que l’on entendra strictement ici comme ce qui n’a rien d’humain ; il assiste au retour des ténèbres dont la lumière n’a réussi que partiellement à dissiper la présence menaçante. Au cœur de ce visage dont cette même tradition nous dit que Dieu l’a créé à son image, et dont Levinas peut affirmer dans Totalité et infini qu’il est le lieu à partir d’où s’ouvre « la dimension du divin », il voit naître une absence pure et simple de Dieu : dans le visage défiguré de Roquentin, l’homme et Dieu touchent à leur fin. Le 19
Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), op. cit., p. 88. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (1969), Paris, Editions Robert Laffont et Editions Jupiter, 1982, p. 1023. 20
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visage que Roquentin voit peu à peu apparaître dans la glace n’est plus un « objet signifiant », il n’est plus cette « image privilégiée de la présence du sens dans l’objet visuel » : fin du sens, le visage ne révèle plus rien, pas même sans doute l’absence de révélation, tant la matière semble ici dévorante et intolérante. L’expérience inquiétante de Roquentin n’est pourtant pas exceptionnelle. Qui contemple un peu longuement son visage en se rapprochant de son reflet aura tôt fait d’apercevoir les déformations évoquées par Sartre : « le visage cesse d’être un visage dès qu’il cesse de rayonner à distance »21 ; le sourire, regardé de trop près, n’est plus que « grimace et peau » ; le visage cesse d’être l’autre pour devenir une chose, une chose « in-signifiante ». Celui qui s’opposerait à cette abolition de la distance et à la matérialisation violente qu’elle entraîne pourra évoquer une considération noétique. Tel est le cas de J.P Manigne qui écrit dans Pour une poétique de la foi : […] il est requis à la compréhension du monde que ne soient pas brouillées les diverses conditions de la manifestation. Or la distance est la condition nécessaire de la manifestation, et, singulièrement, de cette manifestation infiniment délicate de l’esprit dans la chair. A chaque être un espace est dû qui se réfère à son rayonnement intelligible. A Dieu, l’espace sans frontière, aux choses, l’harmonie stable des mesures et des proportions géométriques, à l’homme, au visage de l’homme, cet espace particulier qu’il secrète et anime autour de lui. Espace fragmenté, mouvant, voilé, coextensif aux paroles et aux gestes, symbole dimensionnel de l’âme.
Dans ces conditions, jouer avec cet espace particulier qui définit le visage revient à porter directement atteinte à l’âme : « incarcération, ségrégation, claustration, promiscuité, intrusion sont autant d’atteintes à l’inaliénable espace de l’esprit ». Dans la perspective chrétienne adoptée par Manigne, la scène de La Nausée équivaut à une scène de crime : le visage (la victime) est sauvagement assassinée par Sartre (l’assassin) à l’aide de l’espace (l’arme du crime). Il existe en effet dans cette affaire une limite à ne pas franchir, une limite sacrée dont le franchissement s’apparente à une véritable profanation : un pas de trop, et c’en est fait du rayonnement du visage. Cette limite définit à la fois le début et la fin du visage, le lieu virtuel où il commence, mais 21
J. P. Manigne, Pour une poétique de la foi. Essai sur le mystère symbolique, Paris, Les Editions du Cerf, 1969, p. 40.
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où peut également commencer sa fin. Une telle limite est à la fois un contour et une condition d’existence : la franchir équivaut à engendrer un processus qui conduit à la disparition du visage ; qui choisit de la franchir, à l’instar de Roquentin, enclenche le début d’une fin prochaine et, en l’occurrence, irrémédiable. Dans cet extrait de La Nausée, un procès s’étire dans le temps, que Sartre choisit de mener à son terme : la violence faite au visage quand est franchie la limite fatidique n’a rien de symbolique puisqu’elle engendre sa décomposition pure et simple. En somme, cet épisode déterminant de La Nausée n’est rien d’autre que la description minutieuse de l’enclenchement d’une fin et d’un achèvement. Pour Manigne, le visage est un paradoxe en ce qu’il ne se réduit pas à sa localisation mais la transcende, est lui-même transcendance : « l’être qui rayonne dans et par le visage n’est pas restreint par cette apparition ; il est tout entier visage et cependant il n’est jamais que cela ». Cet être n’est pas ailleurs, mais il n’est pas non plus « limité à la présence de la chair ». La matérialisation qui résulte de l’abolition de la distance vide le visage de cette présence ambiguë. A l’inverse, l’expérience décrite par la tante la maintient et la parodie : les éléments matériels du visage ne se décomposent pas, mais subissent alors une transformation qui les tourne en dérision. La déformation évoquée par la tante est peut-être plus cruelle que l’expérience bouleversante de Roquentin : elle révèle une ressemblance altérante, déchirante, transgressive, qui, finalement, peut se révéler plus troublante qu’une décomposition violente et radicale. Là où Roquentin constate clairement la fin de l’humain, sa tante, quant à elle, évoque l’apparition du singe dans la figure humaine, du singe dans l’image du visage de Dieu, du non-sens dans le sens. Pour qu’apparaisse le singe, il faut le visage : le visage n’est pas détruit, mais seulement altéré, telle est la différence décisive qui existe entre les deux expériences. Autrement dit, l’inhumain ne se substitue pas subitement à l’humain, il n’y a pas soudainement la présence du non-humain là où, l’instant d’avant, il y avait encore de l’humain : le singe et l’humain se touchent, si bien qu’à la fin il est difficile de ne pas voir que l’humain a quelque chose du singe. Ainsi, dans l’expérience décrite par la vieille tante de Roquentin, ce n’est pas tant la fin qui importe que son début, ce moment où la fin est annoncée et où le processus qui y mène est enclenché, mais sans pour autant que celui-ci s’achève : le
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bouleversement naît en entier de l’inachèvement, d’une fin annoncée qui débute mais sans jamais toucher à sa fin. Il y a fort à parier que Bataille aurait préféré de loin l’expérience évoquée par la tante que celle vécue par son neveu. La raison en est d’ailleurs assez simple : Bataille ne va jamais jusqu’à l’inhumain parce qu’il va au bout de l’humain, là où il y a encore de l’humain malgré l’idée qu’on s’en fait – la position qu’il adopte face à Sade, par exemple, en plein accord avec Blanchot, est emblématique de cette attitude, comme l’est cette mention bien connue de 1947 : « L’image de l’homme est inséparable, désormais, d’une chambre à gaz » (XI, p. 226). Ainsi, il ne s’agira pas tant pour lui de franchir la limite que franchit Roquentin et qui le conduit vers l’absence d’humain que de trouver les moyens de s’y maintenir, d’aller vers la fin, mais pour mieux la ramener soudainement à son début, de faire suffisamment commencer la fin pour que la fin et le début se mêlent. Question noétique en somme : il faut trouver la bonne distance pour que commence le début de la fin et qu’à ce début ne succède pas cette fin dont l’imminence est pourtant pleinement annoncée. Afin de toucher à ce que Manigne nomme l’espace particulier du visage, Bataille choisit de rapprocher, ou plus exactement de superposer, les deux visages que, dit-il, les êtres humains « découvrent dans les différents jeux de l’amour » (VIII, p. 527) : « ces deux visages, écrit-il, sont situés à l’opposé l’un de l’autre et peuvent recevoir, le premier le nom de visage oral, le second celui de visage sacral ». Ces deux visages se trouvent de part et d’autre d’un corps dont les extrémités sont celles de la colonne vertébrale, les paires de membres inférieurs et supérieurs devant être rattachées, à l’instar des paires de côtes, à la vertèbre avec laquelle ils se composent. Bien qu’à l’opposé l’un de l’autre, les deux visages du corps humain se trouvent dans un rapport de correspondance : « Le visage oral est formé essentiellement par la bouche, à laquelle correspond l’anus du visage sacral. A la bouche s’associe les yeux et le nez, de la même façon que les testicules et le pénis – ou les ovaires et le clitoris – à l’anus ». Dans cette représentation du corps où les deux visages apparaissent comme deux terminaisons, on ne peut déceler ni début ni fin. Pour Bataille, le corps ne commence en effet nulle part : il est, comme l’écrivait Roland Barthes en 1972, « l’espace
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du n’importe où »22, l’espace où l’on ne peut déceler de sens qu’à condition d’introduire violemment une valeur – « le noble et l’ignoble (le haut et le bas, la main et le pied) ». Loin de chercher à organiser le corps selon un système hiérarchisé de valeurs, la poésie va se plaire à faire se toucher ces deux visages qui s’opposent sans être pour autant des contraires. Ainsi que nous l’indiquait déjà le poème intitulé « Douleur », la mise en contact des visages oral et sacral s’opère souvent à travers une circulation subtile des liquides corporels. Cette séquence d’un poème écrit à la même époque le confirme : cœur en flammes de rubis pipi sur ma cuisse nue poli derrière mouillé je bande et je pleure (IV, p. 12)
Rapprocher les deux visages cela ne veut surtout pas dire les réunir en un seul, mais consiste plutôt à rendre manifeste en chacun d’eux la présence latente de l’autre : derrière chaque visage il y a l’autre en filigrane, comme si chaque visage apparaissait sur une sorte de palimpseste où l’autre visage aurait d’abord été figuré avant d’être effacé. Ici, par exemple, le rapprochement entre l’urine, le derrière, le visage et les larmes, que suggère notamment le jeu des sonorités (l’allitération en « p » : pipi-poli-pleure), crée une proximité d’autant plus dérangeante qu’elle trouble les limites et la clarté des contours de chaque visage, mais n’entraîne en aucun cas une fusion de l’un en l’autre. Le principe d’un tel rapprochement est également perceptible au début d’un poème intitulé « Mademoiselle mon cœur » et retrouvé dans des brouillons pour Le Petit et le manuscrit de La Tombe de Louis XXX : Mademoiselle mon cœur mise nue dans la dentelle à la bouche parfumée le pipi coule de ses jambes (IV, p. 11)
En choisissant de séparer le nom (Mademoiselle) de son complément (la bouche parfumée), Bataille met non seulement en avant la nudité 22
Roland Barthes, « Les sorties du texte », actes du colloque Vers une révolution culturelle : Artaud/Bataille tenu du 29 juin au 9 juillet 1972, op. cit., p. 58.
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de la femme évoquée, mais il rapproche surtout, en les faisant littéralement se toucher, la bouche du visage oral et celle du visage sacral, la présence de laquelle est suggérée par le « pipi [qui] coule [des] jambes ». « Mademoiselle mon cœur », nue dans les petites dents de la dentelle, laisse deviner la nudité de sa bouche dans une atmosphère d’érotisme léger et un peu voyou, qui recours volontiers aux tournures hypocoristiques (« mon cœur ») et à un vocabulaire plaisant ou enfantin. Le ton change cependant avec la suite du poème qui reprend d’une manière plus trouble ce qui était d’abord discrètement suggéré : L’odeur maquillée de la fente est laissée au vent du ciel
Bataille ne parle plus de bouche mais de « fente » : la synecdoque engendre une rupture de ton – la bouche est déclassée – et introduit l’équivoque – la « fente » pouvant aussi bien renvoyer à la bouche orale qu’à la bouche sacrale. La fente désigne les bouches comme des bouches ouvertes ou qui s’ouvrent et, en les ramenant à cette ouverture qui leur est commune, crée une sorte d’interférence : deux bouches se mêlent, deux bouches se superposent, mais sans pourtant que l’on puisse les confondre. Dans le même sens, le parfum s’est transformé en « odeur maquillée » : l’odeur agréable du parfum n’est plus alors que la dissimulation d’une émanation corporelle ; l’adjectif « maquillée » démaquille la bouche, décèle la présence d’un artifice qui, en retour, suppose la présence d’odeurs qui dérangent. La bouche est renvoyée à ses odeurs et elle n’est plus une bouche qui parle ou qui embrasse mais avant tout une bouche qui sent. Une fois de plus, c’est au cœur même de ce qui tentait de lui échapper que la matière fait retour : le parfum dissimule une odeur mais ne l’efface pas ; derrière la bouche orale est perceptible la présence de la bouche sacrale, et inversement. Il est au cœur même du visage quelque chose de dangereux pour le visage lui-même ; au sein même du visage, quelque chose est toujours susceptible de faire vaciller le visage, de le déchirer. En rapprochant le visage oral du visage sacral, Bataille ne fait rien d’autre que libérer ce qui menace le visage : il libère ce que ce dernier tente tant bien que mal de contenir ; il libère l’agressivité de la matière ou, pour le dire dans les termes de Georges Didi-Huberman, il crée « une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant
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quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour [qui procède] d’une cruauté dans les ressemblances »23. Il nous semble qu’il existe une grande connivence entre le Bataille de Documents, qui construit un véritable réseau d’images et de ressemblances altérantes au moyen, notamment, du montage photographique, et le Bataille poète. Car la poésie de Bataille préférera toujours avancer des ressemblances transgressives plutôt que des dissemblances radicales, faisant du même coup de la comparaison l’une de ses figures de prédilection. En témoigne ce poème retiré de L’Archangélique et retrouvé dans les papiers de Bataille : Je mets mon vit contre ta joue le bout frôle ton oreille lèche mes bourses lentement ta langue est douce comme l’eau ta langue est crue comme une bouchère elle est rouge comme un gigot sa pointe est un coucou criant mon vit sanglote de salive ton derrière est ma déesse il s’ouvre comme ta bouche je l’adore comme le ciel je le vénère comme un feu je bois dans ta déchirure j’étale tes jambes nues je les ouvre comme un livre où je lis ce qui me tue (IV, p. 14)
La poésie joue le processus contre le résultat, les relations labiles contre les termes fixes, les ouvertures concrètes contre les clôtures abstraites, les insubordinations matérielles contre les subordinations à l’idée24. La poésie met en procès ; le poème est une machine à fabriquer de l’ambiguïté, à faire coexister les contraires en ouvrant le sens des mots à tous les sens possibles. La poésie de Bataille refuse l’alternative pour promouvoir la simple liaison qui "met ensemble". 23 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 21. 24 Cf. Ibid., p. 22.
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Dans ce poème, la « langue » n’est ni douce ni crue mais, ce qui est profondément différent, elle est douce et crue à la fois, douce en même temps que crue. La crudité et la douceur sont mises en procès et semblent s’ouvrir l’une à l’autre et s’attirer : la crudité n’est jamais jusqu’au bout sans douceur, la douceur n’est jamais jusqu’au bout sans crudité. La liaison entre les deux qualités divergentes de la langue se renforce encore et se complexifie à l’aide des comparaisons : les comparants sont à leur tour soumis aux effets d’une liaison qui met à mal l’étanchéité des limites des mots et des éléments qu’elle rassemble. La douceur de l’eau à laquelle est comparée la douceur de la langue partage quelque chose de la crudité de la bouchère, et inversement. L’eau douce, et toute l’imagerie bucolique que l’on peut facilement lui associer, est troublée par la présence de la bouchère – de la bouche-chair –, métonymie de la boucherie – de la bouche qui rit –, de la viande crue et sanguinolente, crûment présente – immédiatement après l’évocation de la bouchère, la langue apparaît significativement « rouge comme un gigot ». A travers le jeu des comparaison, l’eau est troublée par le sang de la boucherie : la violence et la mort se mêlent à la fraîcheur de l’eau, l’épaisseur et la couleur du sang à sa fluidité et à sa transparence. La poésie crée ainsi des réseaux d’images complexes qui peuvent se lire en plusieurs sens : la langue est douce et crue, sa douceur est comme celle de l’eau, la douceur de l’eau est ainsi douce et crue comme une bouchère, etc. A l’intérieur de ces réseaux, l’intégrité de chaque terme vacille ; le sens des mots est instable, ouvert, tiraillé par des forces contradictoires qui coexistent sans tendre jamais vers un quelconque apaisement. Une fois encore, les processus que Didi-Huberman découvre à l’œuvre dans Documents semblent correspondre à ce qui se passe dans le poème : « le contact excessif – contact et conflit mêlés – d’images contradictoires, ou d’images simplement prises ensemble, présentées comme semblables, mais à partir d’ordres différents ou, mieux, hétérogènes, de la réalité (de la référence) [entame] la substantialité, la stabilité […] des mots et des aspects qui se trouv[ent] ici atteintes, ouvertes, décomposées »25. La violence de l’acte érotique transforme les corps, les jette dans une sorte de combat où ils sont agressés et agressifs à la 25
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., pp. 36-37.
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fois : la « langue » n’est bientôt plus qu’une « pointe » sous les cris de laquelle le « vit sanglote de salive ». Ce dernier vers est une sorte de synthèse des touchers altérants que la poésie réalise : le sexe sanglote comme un œil qui bave comme une bouche. A partir de là, la confusion s’amplifie. Le derrière s’ouvre explicitement comme une bouche, et la déchirure qui résulte de cette ouverture conduit à une sorte d’union des bouches orale et sacrale – « je bois dans ta déchirure » – qui met en jeu une subtile circulation des liquides : l’eau qui, au début du poème, était dans la bouche orale jaillit désormais de la bouche sacrale, qui apparaît dès lors comme une sorte de source. Le sexe, le derrière, l’œil, la langue et la bouche se trouvent ainsi mis en contact, c’est-à-dire, nous le savons maintenant, mis en procès, déchirés, altérés. Ici, c’est un toucher qui fait se toucher, c’est un contact entre deux corps qui fait naître ces contacts. Tout se passe en effet comme si l’écriture du poème était contemporaine de l’action qu’elle évoque : quelque chose se manifeste dans le contact érotique des corps, et il existe une simultanéité des actes qui s’accomplissent et des paroles qui les rapportent – ça se dit ou ça s’écrit au moment même où ça se fait. La parole poétique semble naître directement du corps excité, elle est en prise avec lui, elle jaillit avec la sensation en semblant faire corps avec elle : le jeu poétique des mots tend à ne faire qu’un avec le jeu érotique des corps, telle est, en un autre sens, la "crudité de la langue". Pour résumer, à l’instar de Roland Barthes qui définit l’Histoire de l’œil comme « une composition métaphorique »26, il semble également possible d’affirmer que le visage oral est la matrice de différentes variations qui se présentent comme « les différentes "stations" de la métaphore [du visage] ». Chaque élément du visage oral se trouve en effet « varié à travers un certain nombre d’objets substitutifs, qui sont avec lui dans le rapport strict d’objets affinitaires » : la bouche et l’anus (tous deux des ouvertures, des cavités et des lieux d’expulsion) ; les yeux et les testicules (qui sont globuleux et de même couleur27) ; le sexe et le nez ; mais aussi, la bouche et la fente, la bouche et le sexe, etc. De cette première 26
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », Critique n° 195-196, août-septembre 1963, p. 771. 27 Bataille écrit dans l’Histoire de l’œil à propos des testicules du taureau : « les glandes, de la grosseur et de la forme d’un œuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosée de sang, analogue à celle du globe oculaire » (I, p. 54).
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métaphore dérive une chaîne secondaire constituée par tous « les avatars du liquide »28 dont l’image est aussi bien liée à la bouche, au nez ou à l’œil qu’au sexe. La nature du liquide varie (larmes, salive, bave, poix, urine ou sperme), tout autant que ce que Barthes nomme « le mode d’apparition de l’humide » : dans les poèmes, comme dans l’Histoire de l’œil, « du mouillé au ruissellement, ce sont toutes les variétés de l’inonder qui viennent compléter la métaphore originelle ». Ainsi, des objets d’abord fort éloignés du visage peuvent se trouver saisi dans la chaîne métaphorique, « la présence de l’une, seulement, des deux chaînes, permett[ant] de faire comparaître l’autre » : il suffit par exemple que « le soleil ouvre la gorge » (IV, p. 12), qu’il soit « un soleil noir de crachats » (IV, p. 15) ou encore que « Du soleil mort illumin[e] l’ombre velue/d’une traînée de foutre amer » (IV, p. 30) pour que le soleil s’insère dans le champ métaphorique tracé par la poésie et rejoigne le thème de la bouche, des liquides secrété par le corps, des glandes qui les sécrètent et, par là, de l’œil. Existe-t-il cependant « un fond de la métaphore » et, à partir de là, « une hiérarchie de ses termes » ? La question est sans doute délicate, d’autant plus quand, comme nous l’avons vu, Bataille écrit que les êtres humains « éprouvent qu’ils ont deux visages » (VIII, p. 527) dans les différents jeux de l’amour. L’érotisme est, entre autres, l’épreuve, des deux visages ; la manifestation des visages naît d’une expérience qui a lieu dans le jeu des corps qui s’accouplent. S’il est facile de concevoir que le visage sacral s’éprouve seulement à l’occasion de l’étreinte amoureuse, il faut aussi bien comprendre que seule son apparition permet d’accéder pleinement à la vérité du visage oral, dont il n’est alors pas faux d’affirmer qu’il s’éprouve lui aussi dans le jeu érotique. Autrement dit, c’est bien moins l’un des termes de la chaîne métaphorique qui est originel que la ressemblance entre les deux visages que décèle l’érotisme. Cette ressemblance est accentuée par la possibilité d’échange entre les deux chaînes métaphoriques que réserve la poésie de Bataille. Dans un premier temps, il est possible d’associer des termes des deux chaînes en respectant l’usage le plus courant : l’œil pleure, la bouche salive, l’urine s’écoule le long des jambes… Ces syntagmes traditionnels, formés « selon des stéréotypes ancestraux »29, comportent peu 28 29
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », art. cit., p. 772. Ibid., p. 774.
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d’information. Tout est cependant différent quand, dans un second temps, en s’éloignant de l’usage courant, « on désarticule l’association en prélevant chacun de ses termes sur des lignes différentes »30 pour se donner ainsi le droit, par exemple, d’uriner des larmes ou de pleurer de l’urine : « le syntagme devient alors croisé, car la liaison qu’il propose va chercher d’une chaîne à l’autre des termes non point complémentaires mais distants ». Les images de la poésie de Bataille retrouve alors la loi de l’image surréaliste énoncée par Reverdy et reprise par Breton, mais elle se limite à un champ strictement balisé et se soumet à des contraintes rigoureuses : le syntagme se trouve limité par la contrainte de la sélection « qui oblige à prélever de l’image seulement dans deux séries finies ». Ce que Barthes conclue de l’analyse qu’il consacre au récit de Bataille s’applique aussi pleinement à sa poésie : « la technique poétique consiste ici à défaire les contiguïté usuelles d’objets pour y substituer des rencontres nouvelles, limitées cependant par la persistance d’un seul thème à l’intérieur de chaque métaphore, [et] il se produit une sorte de contagion générale des qualités et des actes ». Pour finir, « le monde devient trouble, les propriétés ne sont plus divisées ; s’écouler, sangloter, uriner, éjaculer forment un sens tremblé ». De fait, le traitement que la poésie fait subir au visage, et, en l’occurrence, plus précisément à la bouche, nous ramène à un article de 1930, publié dans Documents, dans lequel Georges DidiHuberman voit une remarquable manifestation de ce qu’il nomme une dialectique symptomale. L’article de 1930, dont la concision est extrême, s’organise en effet en trois temps clairement distincts. Tout d’abord, la bouche est présentée sous des dehors sauvages et brutaux : elle est « la proue des animaux » (I, p. 299), la partie « la plus vivante, c’est-à-dire la plus terrifiante pour les animaux voisins ». La bouche apparaît ensuite en retrait de cette animalité : elle est la bouche des hommes civilisés, bouche qui n’est plus proéminente, qui peu à peu a effacé ce qui en elle demeurait sauvage. Le dernier moment de l’article ne relève en rien cette situation contradictoire : loin de chercher à l’apaiser ou à l’atténuer, il la revendique au contraire, l’accentue, la chauffe à blanc en quelque sorte. L’article de Bataille se termine ainsi :
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Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », art. cit., p. 775.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Et dans les grandes occasions la vie humaine se concentre encore bestialement dans la bouche, la colère fait grincer les dents, la terreur et la souffrance atroce font de la bouche l’organe des cris déchirants. Il est facile d’observer à ce sujet que l’individu bouleversé relève la tête en tendant le cou frénétiquement, en sorte que sa bouche vient se placer, autant qu’il est possible, dans le prolongement de la colonne vertébrale, c’est-à-dire dans la position qu’elle occupe normalement dans la constitution animale. Comme si des impulsions explosives devaient jaillir directement du corps par la bouche sous forme de vociférations. (I, pp. 299-300)
Là où certains voudraient voir à tout prix dans ces vociférations l’antithèse la plus violente de l’humain, Bataille « considère le symptôme comme le lieu accidentel, inapaisable et momentané, d’un contact cependant essentiel de la ressemblance et de la dissemblance dans l’humain »31. Cette manière singulière de maintenir vivace les contradictions est une « opération capable tout à la fois de démentir la réalité en chaque « document » du réel, et de la rendre « démente », proliférante, protéiforme, active, créatrice »32. La volonté de montrer « l’impossibilité […] de la synthèse dans le processus dialectique »33 renvoie à la négativité sans emploi, au travail d’un négatif qui n’a pas de résultat « au sens où l’on parle du résultat d’un travail "accompli" ». Derrida a interprété cette volonté comme un appel « à une dépense irréversible, une négativité si radicale – il faut dire ici sans réserve – qu’on ne peut même plus les déterminer en négativité dans un procès ou un système »34. Le sans réserve de cette négativité n’est cependant pas sans objet : s’il signifie un sans progrès, il n’induit nullement un sans processus.35 La poésie, à sa manière, l’atteste tout autant que Documents. Ainsi, quand Georges Didi-Huberman rapproche le Bataille de Documents d’Eisenstein et de sa théorie du montage, il nous semble que ce rapprochement vaut également pour le Bataille poète. Pour Eisenstein comme pour Bataille, rien n’est en droit 31 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 338. 32 Ibid., pp. 215-216. 33 Ibid., p. 337. 34 Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 380. 35 Cf. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 234.
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infigurable – « L’impossible [est] : l’objet revendiqué du figurable : convoqué non au tribunal de l’idée, mais au jeu vorace des images. L’impossible – intraduisible, irreprésentable au moyen d’une image qui lui serait « convenante » ou le résumerait – est capable d’exister, de fuser visuellement dans la collision d’images, de ressemblances mises en contact, bref dans un "montage des attractions" »36. Cette collision des ressemblances et des images n’est pas sans rapport avec la manière violente dont les images poétiques mettent ensemble, font être avec, afin que le semblable s’ouvre au dissemblable et retourne au semblable mais profondément altéré par le choc qu’il a subi au cours de cette opération. La collision des images laisse ouverte la contradiction, et de cette contradiction manifestée fuse l’impossible un instant visible. Quand la décomposition du visage ne va pas jusqu’à son terme ; quand elle commence seulement pour laisser naître une ressemblance irritante ; quand le regard sait se tenir à la distance où commence le processus qui mène le visage vers sa fin mais ne s’achève pas, alors commence, dans le même temps, le début d’une autre fin qui elle ira à son terme : la fin de la simplicité du visage, de l’univocité du visage, et de toutes les idées et les représentations qu’elle entraîne. L’interférence créée par les images de la poésie est un symptôme car elle dit « ensemble, dialectiquement, l’excès et la structure, le pathétique et le morphologique, le non-savoir et le savoir, le cri et l’écrit »37, le beau et le laid, l’harmonie et la discordance. Ce qui frappe dans le symptôme, c’est à la fois l’étrangeté et l’instabilité de ce qu’il signifie : « Le symptôme, s’il est encore un signe, est le signe le plus équivoque qui soit, le plus déroutant : ce qu’il signifie demeure inconnu (concerne le non-savoir). De surcroît, c’est un signe incarné, organique, mouvementé, déchirant – à la fois signe de déchirure et déchirure du signe. Il possède cette étrange exubérance qui fait de lui une composition théorique de paradoxes enchâssés les uns dans les autres […] »38. L’instabilité de ce que signifie le symptôme, c’est-à-dire ici de ce qui résulte des interférences de la poésie, il nous semble que Bataille l’a exprimé dans les notes qu’il rédige pour L’Impossible, et une fois encore en passant par la dialectique : 36
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 312. 37 Ibid., p. 360. 38 Ibid., p. 361.
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Rapport entre poésie et sens (dialectique) Sens = composition arbitraire (langage) Poésie = destruction de ce monde Reliquat de sens interférence : c’est cela l’évocation (III, p. 537)
La poésie détruit les rapports instaurés par la composition arbitraire, elle détruit le sens sans mener pour autant au non-sens, mais à un reste de sens, un déchet de sens : collision du non-sens et du sens, sens et non-sens chacun inachevé, ou, plus exactement, s’inachevant. Le sens de la poésie, qui est à la limite du sens et fait sens à la limite, qui conduit là où le sens touche à sa limite et constitue un moyen terme entre le monde logique et la nuit, ce sens n’est pas sans rappeler celui que Jean-Luc Nancy rattache au corps dans Corpus : « Non-sens » ne veut pas dire ici quelque chose comme l’absurde, ni comme du sens à l’envers, ou comme on voudra contorsionné […]. Mais cela veut dire : pas de sens, ou encore, du sens qu’il est absolument exclu d’approcher sous aucune figure de « sens ». Du sens qui fait sens là où c’est, pour le sens, limite. Du sens muet, fermé, autistique : mais justement, il n’y a pas d’autos, pas de « soi-même ».39
Le sens du corps tel qu’il est évoqué par Nancy permet de mieux comprendre pourquoi le corps est un objet privilégié pour une poésie qui veut troubler le monde et faire trembler le sens. Le reliquat est ce qui reste à payer après la clôture et l’arrêté d’un compte. Le reliquat de sens qui résulte de la destruction opérée par la poésie doit être mis en rapport avec la situation particulière que la poésie occupe par rapport à l’achèvement du savoir, c’est-à-dire à la clôture du sens. Autrement dit, le double visage, ce visage-symptôme, composé par Bataille dans ses poèmes est pour nous un signe incarné et ambigu de sa relation à l’inachevable, l’inachevable étant ici « ce qui ne porte pas son achèvement à distance, comme une idée régulatrice, comme un idéal fuyant dans le ciel des Idées et valeurs, et ne le porte pas non plus comme un deuil intarissable. Ce qui est proprement inachevable a l’inachèvement comme dimension de sa propriété, ou plutôt comme sa propriété même, absolument et sans condition ni limitation d’aspect. Il n’est donc, pour finir, pas même question d’inachèvement ; ce n’est pas une propriété négative, ou privative, mais c’est la propre plénitude 39
Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Editions Métailié, 2000, p. 15.
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du propre, qui n’est encore ainsi que très maladroitement désignée »40. Inachever ou achever revient à décider de « mettre ou [de] ne pas mettre le langage – donc la pensée – dans l’observance [de son] extrémité ». Il y a dans le processus de va et vient entre le visage oral et le visage sacral une manière d’irriter la pensée, irritation qui joue sur un mode mineur une adresse à la philosophie, « une intimation de l’extrémité sans laquelle elle ne pense pas, ou ne pense rien, et qui pourtant met en jeu la pensée même dont la philosophie dispose »41. Ce qui dans la forme sacrifie la forme, ce qui ouvre, dans sa forme même, le visage oral à une ressemblance dégradante avec le visage sacral, est le symptôme de la matière et, en l’occurrence, plus précisément de ce qui dans le corps demeure fermé à la connaissance et que Bataille nomme dans l’érotisme : la chair. En alliant la poésie au thème du corps érotique, Bataille cherche sans doute de nouvelles modalités pour accéder à cette chair qu’il définit comme « l’ennemi né de tout ce que hante l’interdit chrétien » (X, p. 93) et qu’il désigne, plus généralement, comme l’expression de la liberté menaçante à laquelle ont, selon lui, tenté de s’opposer depuis toujours les différentes formes d’interdit : Ce que l’acte d’amour et le sacrifice révèlent est la chair. Le sacrifice substitue la convulsion aveugle des organes à la vie ordonnée de l’animal. Il en est de même de la convulsion érotique : elle libère des organes pléthoriques dont les jeux aveugles se poursuivent au-delà de la volonté réfléchie des amants. A cette volonté réfléchie, succèdent les mouvements animaux de ces organes gonflés de sang. Une violence que ne contrôle plus la raison anime ces organes, elle les tend à l’éclatement et soudain c’est la joie des cœurs de céder au dépassement de cet orage. Le mouvement de la chair excède une limite en l’absence de la volonté. La chair est en nous cet excès qui s’oppose à la loi de la décence.
Ce qui importe surtout ici c’est que le rapprochement de la poésie, de l’érotisme et du sacrifice éclaire un peu plus les liens fondamentaux qui unissent la poésie et l’expérience. Pour Bataille, la violence extérieure du sacrifice est en fait « la violence intérieure de l’être aperçue sous le jour de l’effusion de sang et du jaillissement des 40
Jean-luc Nancy, « La pensée dérobée », Lignes 01 (nouvelle série), mars 2000, p. 89. 41 Ibid., p. 91.
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organes ». Or, « seule une expérience intérieure, non la science, pourrait restituer le sentiment des Anciens » (X, p. 92) ; seule une expérience intérieure pourrait nous donner accès à la violence de ces organes et de ce sang jaillissant. Dans les notes qu’il prend en vue de la réédition de La Haine de la poésie en 1962, Bataille approfondit un tel point de vue : si la science doit s’en tenir à des conséquences mesurables, seule la poésie peut atteindre les déchirements, l’horreur et la terreur liées à la mort ; elle seule peut atteindre « l’effet des suppressions » (III, p. 514) et offrir la possibilité de s’approcher du sentiment que le sacrifice engendrait.
LA HAINE ET L’IMAGE Réussir, échouer
Sartre est un interlocuteur qui convient parfaitement à Bataille, dont la pensée lui offre à la fois ce qu’il faut d’accord nécessaire et de désaccord inconciliable pour qu’il puisse reprendre et relancer la sienne. Ainsi, s’agissant de Baudelaire, et du livre que Sartre lui consacre en 1946, Bataille ne peut d’abord que reconnaître les pertinence des analyses du philosophe existentialiste quand elles concernent la position équivoque du poète par rapport au Mal. Pour Sartre, le choix de faire le Mal pour le Mal réduit Baudelaire à une ambiguïté stérile : Baudelaire fait ce qu’il ne veut pas (il continue à abhorrer le Mal), et ne fait pas ce qu’il veut (le Bien qui demeure l’objet de sa volonté)1. Autrement dit, Baudelaire se doit de maintenir le Bien pour mieux se jeter dans le Mal : la faute, « la création délibérée du Mal », accepte et reconnaît le Bien, « elle lui rend hommage et, en se baptisant elle-même mauvaise, elle avoue qu’elle est relative et dérivée, que, sans le Bien, elle n’existerait pas ». L’inconséquence et l’impuissance de Baudelaire s’opposent à ce que Sartre nomme la liberté, position majeure, qui, commente Bataille, désigne un « état possible où l’homme n’a plus l’appui du Bien traditionnel – ou de l’ordre établi ». La position du poète est une position mineure, celle d’un homme qui « n’a jamais dépassé le stade de l’enfance », qui ne veut faire à aucun prix « l’expérience de [la] 1
Cf. Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1946, pp. 80-81. (Cité par Bataille, IX p. 189.)
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terrible liberté » qui brusquement lui échoit quand « les devoirs, les rites, les obligations précises et limitées ont disparu d’un coup »2. Bataille poursuit les analyses de Sartre sous un angle différent, mais aboutit à la même conclusion : Baudelaire a choisi d’être en faute comme un enfant ; il a fui la liberté, se condamnant par là à une impasse qui n’est autre que celle de la poésie. Car, pour Bataille, « la misère de la poésie » (IX, p. 191) tient précisément au fait qu’elle ne peut que « verbalement fouler aux pieds l’ordre établi » mais en aucun cas « se substituer à lui » : dès que le poète « s’engage virilement […] dans l’action politique, il abandonne la poésie ». Protestation vaine et sans effet, la poésie apparaît comme une « attitude mineure », « une attitude d’enfant » ou encore « un jeu gratuit ». L’impuissance de la poésie est d’autant plus dommageable que Bataille, à l’inverse de Sartre, considère que la liberté est son essence même. Le piège se referme alors sur la liberté comme il se refermait sur la poésie : être libre est, à la rigueur, « un pouvoir de l’enfant », un pouvoir sans conséquence dont Baudelaire s’est satisfait en se contentant de s’agiter en vain dans le monde indifférent des adultes. Sartre n’épargne pas à Baudelaire ce jugement sévère. Bataille, qui lui emboîte le pas, juge quant à lui « qu’à bien des égards [son] attitude […] est malheureuse », mais, ajoute-t-il, « l’accabler semble bien le parti le moins humain » (IX, p. 192). Le reproche adressé à Sartre est d’autant plus pernicieux qu’il est détourné : la sévérité de Sartre tiendrait à un manque d’humanité, un manque d’empathie. En fait, Bataille a discrètement glissé du plan de l’analyse théorique à celui de la vie, convaincu que la critique littéraire, quand elle se donne la poésie pour objet, demeure insuffisante si elle ne prend à son compte l’expérience exigeante qu’affronte le poète afin de la partager pleinement. Ainsi, quand Baudelaire « refuse d’agir en homme accompli », il refuse en réalité d’agir « en homme prosaïque », et il nous faut reconsidérer son choix : Se fit-il par défaut ? n’est-il qu’une erreur déplorable ? Au contraire eut-il lieu par excès ? d’une façon misérable peut-être, décisive pourtant ? Je me demande même : un tel choix n’est-il pas, dans son essence, celui de la poésie ? N’est-il pas celui de l’homme ? (IX, pp. 192-193) 2
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 61. (Cité par Bataille, IX p. 190.)
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La question porte donc désormais sur la valeur qu’il faut attribuer à l’attitude de Baudelaire : peut-on, comme le fait Sartre, la juger malencontreuse et déplorable ? Pour Bataille, on ne peut comprendre l’existence de Baudelaire sans la mettre en rapport avec les contradictions insolubles dans lesquelles la poésie semble condamnée à se débattre sans fin. Le malheur de la poésie consiste en une obligation, qui lui est inhérente, « de faire une chose figée d’une insatisfaction » (IX, p. 197). Qu’en un premier mouvement elle rende les objets, « par une destruction, à l’insaisissable fluidité de l’existence du poète », elle ne peut s’empêcher « en même temps qu’elle opère un dessaisissement […] de saisir ce dessaisissement ». Telle est la misère d’une poésie qui, au mieux, peut « substituer le dessaisissement aux choses saisies de la vie réduite », mais ne peut éviter en revanche « que le dessaisissement ne [prenne] la place des choses ». La difficulté est la même pour l’enfant que Baudelaire a choisi d’être et qui ne peut être libre qu’à la condition de nier l’adulte, mais qui ne peut le faire « sans devenir adulte à son tour et sans perdre par là sa liberté ». Le choix de Baudelaire le voue donc à un échec certain. Mais, pour Bataille, cet échec est aussi sa chance, comme il est d’ailleurs la chance de la poésie. Tout se passe comme si un tel échec offrait paradoxalement une possibilité ultime de lutter contre le figement qui toujours menace la poésie. L’échec empêche, au moins contrarie, le mouvement par lequel la poésie ne peut s’empêcher de saisir le dessaisissement qu’elle avait d’abord opéré. Ainsi, et précisément parce qu’il échoue, Baudelaire ne change pas son insatisfaction en « une chose figée », en témoignent « les images qu’il a laissées [qui] participent de la vie ouverte, infinie […] c’est-à-dire insatisfaite » (IX, p. 198). La position de Bataille repose en fait sur une série d’oppositions qui sont en quelque sorte les fondements mêmes de la réflexion qu’il mène au sujet de la poésie : la poésie décrit un mouvement incessant qui s’oppose à toute immobilité ; elle se situe en conséquence du côté du périssable et ne doit pas céder au désir de durer ; elle se définit enfin comme une ouverture, ou plutôt comme ce qui maintient l’être ouvert, l’empêche de se tasser, de faire taire et d’étouffer ce qui, en lui, est irréductible à quelque ordre, système ou représentation définitive que ce soit. Bataille ne pouvait donc concéder à Sartre que « [le] souhait le plus cher de [Baudelaire] est
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d’être comme la pierre, la statue, dans le repos tranquille de l’immuabilité »3 quand, pour lui, il est « décevant de dire de Baudelaire qu’il voulait l’impossible statue, qu’il ne pouvait être, si l’on ajoute aussitôt que Baudelaire voulut moins la statue que l’impossible » (IX, p. 198). L’échec de Baudelaire doit être jugé relativement à la vie intense avec laquelle il permet de renouer, au désir toujours insatisfait qu’il ranime et qui est tourné en direction de l’impossible. Finalement, les contradictions de la poésie importent peu « si le jeu du poète, […], sans faillir, l’unit au poète déçu, au poète humilié et insatisfait » (IX, p. 199). Seule « la vie inviable du poète », cette espèce de « longue agonie », décèle « l’authenticité de la poésie », les œuvres et les poèmes ne pouvant éviter de la trahir, tant il est vrai que « la poésie, qui subsiste, est toujours un contraire de la poésie, puisque, ayant le périssable pour fin, elle le change en éternel ». Ce jugement n’implique pas cependant que Bataille se désintéresse de l’œuvre de Baudelaire pour autant. Quand Sartre souligne le caractère figé de la vie du poète, montre comment, en s’appuyant sur le fait qu’elle « se joua en peu d’années » (IX, p. 200), cette vie « fut lente à partir des éclats de la jeunesse », Bataille lui oppose essentiellement une lecture des œuvres. Deuxième manœuvre discrète de Bataille qui ajoute au manque d’empathie de Sartre le reproche d’une lecture trop peu soucieuse des liens indéfectibles qui unissent la vie et l’œuvre du poète. Certes, il y a dans Les Fleurs du mal de quoi légitimer l’interprétation de Sartre : « Baudelaire a voulu l’impossible jusqu’au bout » (IX, p. 199), mais on ne peut nier qu’il « demeura pour lui-même un dédale » et qu’il aspira, par exemple, « à l’immuabilité de la pierre, à l’onanisme d’une poésie funèbre » (IX, p. 200). A lire Les Fleurs du mal, il est sans doute possible de penser que la « plénitude » de la poésie de Baudelaire se lie « à l’image immobilisée de bête prise au piège » que le poète a maintes fois donnée de lui-même et que Sartre retrouve dans le détail de sa vie. Cependant, une lettre datée de 1854 vient compliquer cette interprétation. Bataille cite cette lettre peu connue et fait l’hypothèse qu’elle donne à entrevoir différemment à la fois la vie et la poésie de Baudelaire. Dans cette lettre, Baudelaire donne le scénario d’un drame que Bataille résume sommairement : dans un lieu isolé, un ouvrier 3
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 126. (Cité par Bataille, IX p. 198.)
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ivrogne obtient un rendez-vous de sa femme qui l’a quitté. Il la supplie de rentrer au foyer, mais elle refuse. Désespéré, l’ouvrier engage sa femme dans un chemin où il sait qu’à la faveur de la nuit, elle tombera dans un puit sans margelle. Baudelaire avait l’intention d’y introduire une chanson qui est à l’origine de l’épisode. La chanson commence ainsi : Rien n’est aussi-z-aimable Franfru-Crancru-Lon-La-Lahira Rien n’est aussi-z-aimable Que le scieur de long.
L’ivrogne finit par jeter sa femme à l’eau et, parlant à une sirène, il dit alors : Chante Sirène Chante Franfru-Crancru-Lon-La-Lahira Chante Sirène Chante T’as raison de chanter. Car t’as la mer à boire Franfru-Crancru-Lon-La-Lahira Car t’as la mer à boire, Et ma mie à manger !
Pour Bataille, avec le projet de ce drame, Baudelaire est allé le plus loin qu’il pouvait. En évoquant l’histoire sordide et décevante du scieur de long, en ayant l’intention d’y ajouter le récit du viol que l’ouvrier fait du cadavre de sa femme, Baudelaire aurait répondu à « l’attrait de la liberté, du refus des limites » (IX, pp. 201-202) et aurait voulu ainsi accéder à un sentiment ultime que Nietzsche décrit en ces termes : « Voir sombrer les nature tragiques et pouvoir en rire, malgré la profonde compréhension, l’émotion et la sympathie que l’on ressent, cela est divin »4. Le drame du scieur de long est un « sommet » dans l’œuvre de Baudelaire : « Les Fleurs du mal, qu’il dépasse, le désignent ; elles lui assurent la plénitude de sens et il en indique l’aboutissement ». Bataille décèle dans le drame avorté du scieur de long le signe d’une insatisfaction que Baudelaire a su faire sienne jusqu’au bout et qui le soustrait au jugement de Sartre. Il le dit d’ailleurs sans 4
Cité par Bataille (IX, p. 202).
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détour : « Le scieur de long est chargé des péchés de l’auteur : à la faveur d’un décalage – d’un masque – l’image du poète, tout à coup, se défige, se déforme et change ». Et ce changement est dû à « des conditions différentes de langage » (IX, p. 201), essentiellement à un changement de rythme qui tranche avec le « rythme compassé » des Fleurs du mal et, plus précisément, avec celui du poème « Le vin de l’assassin » qui met en scène ce même scieur de long, et que Bataille considère comme l’un des plus mauvais du recueil. Ce que « Le vin de l’assassin » ne parvient à dire, le rythme de la chanson, en échappant « aux limites de la formule poétique », le fait entendre. En d’autres termes, la chanson montre qu’il existe une issue pour la poésie qui ne s’apparente pas seulement à la poursuite et à l’invention d’un langage mais consiste plutôt à associer à cette recherche une constante volonté de rupture : la poésie doit être autant recherchée que contestée ; ce qui est fait n’a de valeur qu’à être lié à la promesse d’être défait ; ce qui s’impose à celle d’être presque aussitôt destitué, cela n’étant pour Bataille qu’une seule et même opération. En soi, le rythme de la chanson n’importe pas vraiment, mais c’est la rupture soudaine qu’il opère avec celui des Fleurs du mal qui est déterminante. Sans Les Fleurs du mal, la chanson du scieur de long n’est rien, son intérêt ne tient qu’à une insoumission à ce qui apparaît alors comme la poésie. Nous sommes là face une sorte de système : il faut Les Fleurs du mal comme il faut la chanson, les deux tirant chacune leur force et leur sens de l’autre. Le rythme baudelairien ne pouvait pas éviter de devenir empesé et guindé : toute poésie qui, à un moment, réussit à être la poésie ne peut être longtemps tolérée par la poésie. La chanson venge la poésie, montre la violence et l’insoumission d’une poésie qui n’est jamais aussi libre qu’à l’instant où elle vient à manquer et où elle renie sans ménagement la plénitude qu’elle avait atteinte. A la lecture de ce qu’il dit de Baudelaire, on peut penser que Bataille s’intéresse avant tout aux crépuscules, à ces moments où la poésie se donne en un retrait vengeur et souverain et semble échapper aux recherches longues et patientes qui avaient guidé son approche. Les méditations que lui inspire Rimbaud le confirment à leur manière puisqu’elles concernent essentiellement la façon dont Rimbaud s’est brusquement soustrait à la poésie pour s’effacer dans un silence lourd de sens. Quand la poésie échoue quelque chose apparaît que l’illusion de ses réussites finit toujours par dissimuler : son impossibilité. Impossibilité en ce sens qu’aucune poésie ne pourra
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jamais répondre à l’exigence qu’est la poésie, qu’aucune poésie n’épuisera jamais la poésie, ne satisfera la poésie qui n’est jamais autant poétique que lorsque son échec nous rappelle qu’elle est l’impossible même. Le retrait de Rimbaud, comme la chanson désuète de la sirène, mais avec une force plus grande et non sans un certain excès, révèle une vérité de la poésie que ne peuvent ignorer ceux qui, après lui, continuent d’écrire : pour qui le mot « poésie » possède encore un sens, le silence de Rimbaud ne peut être sans conséquence. Que certains, après Rimbaud, continuent d’écrire en se satisfaisant de la poésie, que certains autres « s’enferm[ent] dans un chaos d’inconséquences où il se compl[aisent] » (V, p. 171), cela finalement importe peu : seul compte désormais de parvenir à écrire à hauteur de Rimbaud, à hauteur de l’exigence qu’impose son silence, sachant qu’écrire suffit déjà à récuser la récusation rimbaldienne5. Et comment alors écrire après Rimbaud si ce n’est en écrivant contre, non seulement contre les facilités de la poésie, mais surtout contre la poésie même et contre le poème qui s’écrit ? La conscience des difficultés que décèle l’échec de Rimbaud influe sans aucun doute fortement sur la poésie que Bataille commence d’écrire lors de son séjour en Normandie du mois de septembre à la fin novembre 1942. A cet égard, il est d’ailleurs surprenant que Bataille ne fasse aucune mention des poèmes de L’Album Zutique, lesquels ne pouvaient manquer de le frapper et lui offraient la possibilité d’examiner un aspect de la poésie de Rimbaud qui n’est sans doute pas étranger à celui que révèle le projet de la chanson dont la lettre de Baudelaire garde la trace. Dans cette même perspective, une autre lettre, mais celle-ci de Rimbaud, aurait certainement retenu toute son attention s’il en avait eu connaissance. Nous sommes en 1875, et Rimbaud adresse une lettre à son ami Delahaye dans laquelle il insère ce poème : « Rêve » On a faim dans la chambrée – C’est vrai… Emanations, explosions, Un génie : Je suis le gruère ! Lefebvre : Keller ! Le génie : Je suis le Brie ! 5
Cf. Michel Surya, Georges Bataille. La Mort à l’œuvre, op. cit., p. 397.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Les soldats coupent sur leur pain : C’est la vie ! Le génie – Je suis le Roquefort ! — Ça s’ra not’ mort !… — Je suis le gruère — Et le Brie… etc. Valse On nous a joints, Lefebvre et moi, etc.
De ce poème, Yves Bonnefoy affirme qu’il « renie avec une horrible violence les prétentions de la poésie »6. Qu’au sommet de la poésie adviennent la chute, le désuet, le discordant, le brut, le retour du plus pesamment antipoétique – le crime crapuleux d’un ouvrier ivrogne dans la chanson de Baudelaire, le brie, le gruyère, le roquefort, une chambrée de soldats dans le poème de Rimbaud–, voilà qui n’aurait pas déplu à un Bataille littéralement fasciné par les moments de rupture que connaissent chacun à leur manière les deux poètes qui ne cesseront jamais de l’influencer7. Cette veine anti-poétique, Bataille l’exploite à sa manière. Et puisqu’il faut s’en prendre à la poésie, il commencera par choisir des mots qui tournent en dérision ses velléités idéalistes, les prennent à la gorge pour ainsi dire. Le distingué et le rare s’effacent alors devant les objets de la réalité la plus banale et la plus décevante : un gigot, un bonnet de nuit, une laitue, des tuyaux, du savon, une blanquette, le mou du chat, des bourriques, ou encore le mâchefer et la boue apparaissent, entre autres, au fil de poèmes où Bataille se plaît à évoquer les éléments les plus bas et les plus décriés – un râtelier, un vase de nuit – et dont certains s’apparentent à des sortes de violents inventaires prévertiens. Citons, par exemple, ce poème rédigé probablement vers la fin de 1942 et intitulé « Rire » : Rire et rire du soleil des orties 6
Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Paris, Editions du Seuil (Coll. Ecrivains de toujours), 1964, p. 169. 7 En ce sens, la position de Bataille se détermine par rapport à l’expérience de Rimbaud : « Le dernier poème connu de Rimbaud n’est pas l’extrême. Si Rimbaud atteignit l’extrême, il n’en atteignit la communication que par les moyens de son désespoir : il supprima la communication possible, il n’écrivit plus de poèmes ». (V, p. 64.)
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des galets des canards de la pluie du pipi du pape de maman d’un cercueil empli de merde. (IV, p. 15)
Si l’énumération de la première strophe, où l’on retrouve pêle-mêle des canards, des galets, le soleil et des orties, apparaît au premier abord assez insolite, l’insolite n’est jamais que de courte durée et cède la place à une matérialité violente, agressive, que Bataille affronte sans détour et qu’il semble vouloir imposer sans concession. Ce qui est élevé est projeté sans ménagement vers le bas : dans ses poèmes, le noble est avili, les poètes sont couverts de poils (IV, p. 16) et le bonheur est sale (IV, p. 15) ; la matière envahit l’immatériel, une masse de terre se répand dans le ciel (IV, p ; 23), l’ombre est velue (IV, p. 30), et l’amour est « l’amour chevelu d’une jambe » ; toute autorité est bafouée, les grands hommes ont des rates et le panthéon est de foutre ; en un mot, l’idéalisme poétique est violemment contesté et la poésie veille à imposer une réalité que l’idée ne peut dominer – difficile, par exemple, de faire de la mort une simple abstraction ou un thème trop lyrique quand cette dernière est « masquée de papier gras » (IV, p. 25). Dans le droit fil d’une lutte contre l’idéalisme philosophique à laquelle Bataille se tient avec obstination depuis Documents et qui ne saurait prendre fin, sa poésie se plaît à établir des rapports inquiétants entre les mots, à faire se toucher des mots et des réalités que la convenance exige que l’on tienne éloignés en multipliant les contacts interdits : « le ciboire » touche « les seins nus » (IV, p. 31), le « cul souille la nappe de l’autel », le pied touche la bouche (III, p. 80), la bouse est dans la tête (III, p. 87), la merde est dans le cœur (III, p. 65) ou dans les yeux qui sont aussi des « cochons gras » (III, p. 87), les baisers ne sont jamais éloignés de la « bave blanche » (V, p. 357) … Que plusieurs poèmes de Bataille soient plus l’œuvre d’un cancre8 que d’un mystique extasié, cela ne fait pas de doute. On se tromperait en effet lourdement sur le sens de cette poésie si l’on ignorait sa part évidente d’humour, si l’on négligeait un certain côté 8
Rappelons que Bataille n’a pas rechigné à se décrire comme le plus mauvais élève non seulement de sa classe mais aussi de toute son école.
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potache que l’on a trop vite fait d’oublier pour lui préférer mécaniquement la gravité du sacro-saint "vocabulaire bataillien", et cela jusqu’à la caricature : expérience, extase, mort, érotisme, sacrifice, etc. Il faut cependant se souvenir de la manière dont Bataille a parlé de Prévert en évoquant à mots couverts la figure universelle du poète à travers le portrait d’un homme. Si Prévert est un homme cultivé qui n’ignore rien des techniques d’expression les plus sophistiquées, il n’en demeure pas moins que sa profondeur se teinte de malice, d’un « léger éclat de folie » (XI, p. 92) et de « l’enjouement d’une enfance qui n’a pour la "grande personne" aucun égard » : « La sorte d’éveil aigu, de coude à coude, d’ironie sagace et de "mauvaise tête" de l’enfant l’a gardé de rien concéder au sérieux de la pensée et de la poésie ». Mais le plus déconcertant chez l’auteur de Paroles est cette manière de lier à l’humour et « à l’entière absence de sérieux la plus vive passion », de faire de la conversation en apparence la plus légère la conversation la plus ardente en revenant toujours avec un entêtement obsédant sur « un goût de vivre violent, total et indifférent, qui ne calcule pas, ne s’effraie pas » (XI, p. 93) et place la poésie du côté de « l’émotion puérile », aux antipodes de toute solennité. Rien n’est moins naïf ou innocent que la puérilité que Bataille rattache à la figure du poète et du même coup à sa poésie. La poésie de Prévert, mais aussi de Queneau, surtout celle des Ziaux et de L’Instant fatal, manifeste pour lui le caractère insaisissable de la poésie et témoigne de sa vitalité souveraine. On a souvent mal compris l’intérêt que Bataille portait à Prévert quand, dans le même temps, il ne dissimulait pas par exemple une admiration sans borne pour la poésie de René Char. Il n’y a cependant aucune contradiction dans cette manière de rapprocher deux poètes si éloignés, si l’on veut bien voir que leur rapprochement n’est qu’une nouvelle façon de décliner la tension fondamentale que Bataille décelait entre Les Fleurs du mal et la chanson désuète du scieur de long : aimer autant Prévert que Char est une manière de rendre palpable le mouvement insaisissable de la poésie, d’affirmer que la poésie n’est surtout pas l’un ou l’autre mais l’un et l’autre coexistant et ne s’excluant nullement. Sur un autre plan, l’une des particularités des poèmes de Bataille ressortit à cette même volonté de créer des ruptures susceptibles de provoquer ce mouvement. Tout se passe en effet comme si Bataille voulait garder une trace ténue de ce qui s’est figé dans le code poétique le plus traditionnel pour mieux en jouer. Par
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exemple, l’abandon délibéré de la rime qui répond à une intention d’appauvrir la poésie en refusant tout ce qui peut enrichir sa graphie ou sa phonie n’empêche pas la subsistance de quelques séquences rimées dispersées ça et là dans les poèmes. Bien que l’abandon de la rime entraîne logiquement celui de la strophe, Bataille recourt néanmoins très souvent à des groupements de quatre et cinq vers dont certains, très rares, sont de véritables quatrains ou de véritables quintils. Dans la même perspective, et alors que sa poésie relève d’une hétérométrie à partir de laquelle il est malaisé de déduire un principe d’agencement ou de réelles règles d’organisation, Bataille ébauche souvent une régularité prosodique qu’il s’empresse aussitôt de renier, de casser. La présence de ces rimes et de ces strophes dispersées, de cette régularité à peine esquissée, donne l’impression d’une poésie avortée, inachevée, qui s’écrit avec et sur les ruines et les débris des règles et des codes qui longtemps se confondirent avec la poésie même. Dans les poèmes de Bataille, il ne reste plus de la poésie que des lambeaux et des loques. Mais, paradoxalement, la poésie semble alors pouvoir naître de ses propres ratés, de ses balbutiements, de son incapacité d’aboutir renforcée par le contraste savamment ménagé entre le souvenir déçu de ses réussites et le constat évident de son échec. C’est que pour ne rien perdre « de la contestation sans phrase de Rimbaud », pour continuer d’entendre le rire souverain de la chanson de Baudelaire, il faut parvenir à mêler à la fois, et dans le même temps, la poésie et sa récusation, trouver une poésie qui, si elle permet parfois l’envol, promet toujours la chute ; il faut inventer une poésie cassée, fêlée, dans laquelle les élans se brisent comme pour mieux décevoir la promesse d’une réussite pressentie mais jamais pleinement réalisée ; il faut, en un mot, que l’échec hante le poème, qu’il se mêle à lui afin que la poésie apparaisse toujours marquée d’un impossible qui est le cœur même de son sens. Ainsi, il nous semble que, chez Bataille, l’émotion poétique naît en partie du fait que la poésie est perdue et gardée à la fois, présente et absente ou, plus exactement, présente comme une absence obsédante, proche du fait même de l’éloignement provoqué par des poèmes qui la refusent et la sacrifient pour mieux répondre à ses exigences. Autrement dit, tout se passe comme si cette poésie voulait réaliser l’improbable rencontre des poèmes des Fleurs du Mal et de la chanson de la sirène. Ainsi, et autant le dire sans détour, avec les poèmes de Bataille nous sommes loin, par exemple, de la beauté souvent
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impressionnante de la poésie d’un René Char ; nous sommes loin de poèmes que l’on retient pour leur beauté ou pour le mystère qui les entoure. Cependant, que pouvait-on attendre de la part de celui qui, à l’instar de Michaux, mais certainement de manière plus radicale et plus agressive, aurait pu dire à son tour : « Je ne sais pas faire de poèmes, ne me considère pas comme un poète, ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier à le dire »9 ? Que la première lecture des poèmes de Bataille nous déconcerte plutôt qu’elle nous charme, cela n’est sans doute pas très surprenant. Ces poèmes nous invitent à faire une expérience dont le principe paradoxal consiste à malmener la poésie afin de mieux l’atteindre. De tels poèmes ne séduisent pas, ils n’enchantent pas ; la poésie est en eux singulièrement absente, elle est rudoyée, soumise à une austérité et une sévérité implacables qui préviennent tout lyrisme, toute facilité verbale, au prix, peut-être, de la poésie même. De fait, ces poèmes apparaissent comme la mise en pratique de ce que Bataille a nommé la haine de la poésie. Au sujet de ce qui s’apparente d’abord à un ressentiment violent, Bataille écrit dans L’Expérience intérieure : « L’accès à l’extrême a pour condition la haine non de la poésie mais de la féminité poétique (absence de décision, le poète est femme, l’invention, les mots, le violent) » (V, p. 53). Le propos de Bataille s’avère relativement simple : l’hostilité déclarée s’adresse à une certaine poésie qui s’exerce au détriment de la poésie véritable. Les choses se compliquent cependant dans L’Impossible où la haine en question n’est plus le simple rejet d’une "mauvaise" poésie, mais se présente plus précisément comme l’accomplissement de toute poésie vraie : « […] le sens de la poésie […] s’achève en son contraire, en un sentiment de haine de la poésie » (III, p. 220). D’une banale antipathie pour une poésie désignée, la haine devient la manifestation concrète d’un achèvement : en quelque sorte, elle sanctionne l’avènement de la poésie. Un changement de sens apparaît, doublé d’un changement de statut. La haine ne relève
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Cité par René Bertelé, Henri Michaux, Paris, Editions Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », p. 63. (Lors de la discussion qui suit une conférence qu’il prononce en 1948, Bataille affirme d’ailleurs sans détour qu’il ne se considère pas comme un poète.) (Cf. VII, p. 400.)
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plus seulement d’une réaction passionnée : elle participe à part entière à la recherche et à la convocation de la poésie10. En 1947, commentant son expression, Bataille précise en effet : « la haine de la poésie est la haine d’une désignation » (V, p. 259)11. Le mot est le site d’un danger, d’une trahison quasi inéluctable qui se traduit en ces termes : « le mot même de poésie, la référence à la poésie, comportent en soi le mouvement dont procède le mot "coursier" ». Substituer à cheval le rare et précieux coursier, trahir par là une confiance aveugle dans le langage, c’est résolument accomplir un geste en direction de la transcendance, situer la réalité ainsi désignée « dans l’au-delà du néant » (VI, p. 203). L’affection affichée nuit à la poésie en ce qu’elle signifie l’introduction d’une distance entre le sujet et l’objet – « l’immanence changée en transcendance, en chose » (V, p. 459). Entaché de cette connotation précieuse, le terme de "poésie" se révèle bien vite inadéquat à traduire la réalité qu’il prétend désigner : il en renvoie une image déformée qui équivaut à sa pure et simple éviction. Bataille ne tente pas de retrouver cette réalité par l’éventuelle restitution d’une dénotation : il s’en prend au contraire au langage, il souligne sa défaillance pour tenter de faire apparaître la vérité de la poésie que ce dernier malmène. La haine s’avère donc corrélative au moins d’une attirance profonde : si la poésie est haïe, elle ne l’est qu’au nom de la poésie. Elle a le sens de la conjuration d’une absence. Jacqueline Risset a raison d’affirmer que « […] la haine dans ce cas s’analyse comme attente déçue »12. Mais il faut cependant préciser que la haine ne manifeste pas seulement une déception, auquel cas on risquerait de la confondre avec le dédain – le simple mépris –, l’indifférence brutale, 10 Ainsi, en 1947, année de publication de Méthode de méditation et de La Haine de la poésie, cette complexité est confirmée et la fonction de la haine est enfin révélée. Mises à part quelques allusions, Bataille ne développera pas plus avant un thème arrivé alors à pleine maturité. Toutefois, en 1962, pour la réédition de La Haine de la poésie sous le titre de L’Impossible, il éprouvera le besoin d’y revenir, à l’occasion d’une préface, pour notamment préciser le sens d’une expression trop souvent mal perçue, qui n’a jamais été véritablement comprise. 11 Bataille écrit par exemple : « Le mot de poésie est d’une honorabilité apparemment indiscutable, ce que je tiens à donner, aussi durement qu’il m’est possible, pour une preuve de la lâcheté humaine ». (Notes TII, p. 427) 12 Jacqueline Risset, « Haine de la poésie », actes du colloque Georges Bataille après tout tenu à Orléans les 27 et 28 novembre 1993 sous la direction de Denis Hollier, Paris, Belin, 1995, p. 148.
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un désintérêt sans passion réelle. Bataille a devancé cette confusion : « Rien ne m’est davantage étranger que le dédain de la poésie […] le dédain a déjà le sens d’un arrêt » (III, p. 535). Ramener la haine à une déception revient à la conjuguer sur un mode mineur. C’est ignorer son dynamisme, sa vie propre qui définit une vivacité réelle. Attente d’une venue difficile mais toujours espérée, la haine est aux antipodes du rejet ou de la simple condamnation. Ouverture sur la poésie, appel lancé en sa direction, elle indique un intérêt passionné pour ce que l’intuition saisit mais que le mot trahit, ainsi qu’une exigence radicale pour l’atteindre. Convocation d’une absence pour ouvrir à ce qui en elle s’absente, elle est avant tout un art de faire apparaître. Cependant, la fonction de la haine ne se limite pas à cette nécessaire mise en avant, elle réside également dans une certaine parturition. Dans un article de 1947, « De l’existentialisme au primat de l’économie », Bataille, après avoir évoqué la perspective d’une économie générale, expose « la place nouvelle » occupée par cette dernière « sur le plan de la connaissance » (XI, p. 303) : une méthode s’ébauche alors, sensiblement distincte à la fois de la philosophie et de la science, et qui « pose en principe l’impossibilité de connaître l’instant » (XI, p. 306). Ainsi, « une chance » demeure-t-elle « ouverte » d’éprouver ce dernier, à laquelle Bataille lie la poésie en ces termes : […] la poésie ou le ravissement suppose la déchéance et la suppression de la connaissance, qui ne sont pas données dans l’angoisse. C’est la souveraineté de la poésie. En même temps la haine de la poésie – puisqu’elle n’est pas inaccessible.
Le rôle de la haine ne saurait être affirmé plus nettement13 : c’est parce que la poésie peut être souveraine qu’elle est haïe, et non l’inverse. Plus l’intérêt suscité par la poésie est grand, et plus cette dernière est vive. Cette corrélation établit clairement le sens d’une expression qui, d’une part, tente de réintroduire dans la conscience ce que le langage dissimule et, d’autre part, aide à la manifestation concrète de ce qu’elle expose : en un mot, la haine est requise pour faire apparaître et pour faire advenir la souveraineté poétique. Le rejet de ce que Bataille nomme « la belle poésie » (III, p. 220), toute poésie qui trahit la 13
Paradoxalement, cette proposition a été très peu citée par la critique. Elle jette pourtant une lumière non négligeable sur l’expression de Bataille.
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poésie, constitue la part mineure d’une expression définitivement plus complexe. Loin de se limiter au mépris légitime d’une certaine poésie, la haine est désir et moyen de ressusciter le feu poétique : assurément, Bataille n’aurait jamais haï la poésie s’il ne l’avait d’abord profondément aimée. Cette tension si particulière qu’entraîne la haine de la poésie est particulièrement palpable dans la manière dont Bataille a abordé un élément mis plus que tout autre en avant par les surréalistes : l’image poétique. L’analyse du statut et du traitement de cette question par Bataille sera désormais pour nous un moyen de se frayer une voie pour s’approcher au plus près du sens de sa démarche poétique et des réflexions qu’il mène au sujet de la poésie. Contre l’image
Il existe chez Bataille deux appréhensions distinctes de l’image qui renvoient respectivement aux deux régimes du sacrifice poétique qu’il définit : le sacrifice restreint, entendu comme un « simple holocauste de mots » (V, p.158), et le sacrifice dont la violence s’approche du silence et de l’opération souveraine. Attardons-nous tout d’abord à l’image liée au premier de ces deux sacrifices et dont la description la plus conséquente se trouve dans les pages de L’Expérience intérieure : Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c’est détachés des soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots : beurre, cheval, sont appliqués à des fins pratiques, l’usage qu’en fait la poésie libère la vie humaine de ces fins. Quand la fille de ferme dit le beurre ou le garçon d’écurie le cheval, ils connaissent le beurre, le cheval. […] Mais au contraire la poésie mène du connu à l’inconnu. Elle peut ce que ne peuvent la garçon ou la fille, introduire un cheval de beurre. Elle place, de cette façon, devant l’inconnaissable. Sans doute ai-je à peine énoncé les mots que les images familières des chevaux et des beurres se présentent, mais elles ne sont sollicitées que pour mourir. (V, p. 157)
La nature de l’image décrite par Bataille est somme toute rudimentaire. Cette dernière consiste dans le rapprochement, à l’aide d’une préposition, de deux réalités que la sphère de l’activité a tout lieu de dissocier généralement. L’intérêt d’une telle image est de contrarier le règne du familier, de bouleverser l’agencement du monde
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connu en introduisant un élément que la connaissance ne maîtrise pas : sitôt le cheval et le beurre rapprochés, les images les plus communes de ces deux réalités s’évanouissent pour laisser place à l’inconnaissable, en l’espèce, un cheval de beurre14. L’image poétique tire donc sa valeur de sa capacité à déranger le monde issu de l’activité et du travail. Toutefois, ses conséquences demeurent relativement limitées : en détruisant « les images familières des chevaux et des beurres », cette image accomplit bien une opération sacrificielle, mais elle relève seulement du sacrifice « le plus accessible », son opération n’ayant lieu que « sur le plan idéal, irréel du langage ». Dans L’Erotisme, Bataille fait néanmoins appel au même type d’image afin d’illustrer un effet propre à la poésie : Il nous suffit, dans la poésie, d’oublier l’identité de la pierre avec ellemême, et de parler de pierre de lune : elle participe dès lors de mon intimité (je glisse, en en parlant, à l’intimité de la pierre de lune). (X, p. 153)
C’est moins l’effet produit par une telle image qui nous importe ici que l’exemple même choisi par Bataille, la pierre de lune qui succède au cheval de beurre de L’Expérience intérieure. La substitution d’une image à l’autre relèverait du détail le plus banal si pierre de lune n’était significativement une image d’Arcane 17. Le détail a donc son importance, d’autant plus que, dans une étude précédente consacrée au livre de Breton et parue dans Critique en 1946, Bataille cite justement le passage où figure l’image en question en relatant comment « à partir d’un parcours en bateau de pêche autour d’un large rocher [le Rocher Percé], que peuple une colonie d’oiseaux » (XI, p. 71), André Breton, « Pour aller au bout de la profondeur de ce qui est et lire dans la transparence, s’écartant du travail d’analyse, […] laisse parler en lui le rocher et l’oiseau comme autrefois le fit l’humanité créatrice de mythes ». Suit cette longue citation d’Arcane 17 : Pourtant cette arche demeure, que ne puis-je la faire voir à tous, elle est chargée de toute la fragilité mais aussi de toute la magnificence du don 14
Dans Méthode de méditation, Bataille évoque ainsi « la faculté particulière au désordre des images d’anéantir l’ensemble de signes qu’est la sphère de l’activité ». (V, p. 220) Signalons que Sartre reprend cet exemple dans Qu’est-ce que la littérature ?
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humain. Enchâssée dans son merveilleux iceberg de pierre de lune, elle est mue par trois hélices de verre qui sont l’amour, mais seulement tel qu’entre deux êtres il s’élève à l’invulnérable, l’art, mais seulement parvenu à ses plus hautes instances, et la lutte à outrance pour la liberté. A observer plus distraitement du rivage, le Rocher Percé n’est ailé que de ses oiseaux.15
Dans L’Erotisme, la référence implicite à André Breton est d’autant moins anodine qu’elle renvoie à un autre texte de ce dernier, L’Amour fou, où le principe des images telles que pierre de lune est exposé et mis en rapport avec les débuts de l’écriture automatique : Je me suis vivement étonné, à l’époque où nous commencions à pratiquer l’écriture automatique, de la fréquence avec laquelle tendaient à revenir dans nos textes les mots arbre à pain, à beurre, etc. Tout récemment, je me suis demandé s’il ne fallait pas voir dans l’étrange prestige que ces mots exercent sur l’enfant le secret de la découverte technique qui semble avoir mis Raymond Roussel en possession des clés mêmes de l’imagination : « Je choisissais un mot puis le reliais à un autre par la préposition à. » La préposition en question apparaît bien, en effet, poétiquement, comme le véhicule de beaucoup le plus rapide et le plus sûr de l’image. J’ajouterai qu’il suffit de relier ainsi n’importe quel substantif à n’importe quel autre pour qu’un monde de représentations nouvelles surgisse aussitôt.16
De l’arbre à pain au cheval de beurre une filiation évidente apparaît qui se poursuit avec le « professeur de porcelaine », le « moulin à lunettes », ou encore la « montre en deuil » de Cortège, images que Bataille analyse dans l’étude qu’il consacre à Prévert en faisant référence à son tour à Raymond Roussel (Cf. XI, p. 105). Au sacrifice poétique restreint est ainsi implicitement associée une image qui dérive d’un aspect mineur des recherches surréalistes. Si Bataille ne manque jamais de souligner les limites d’une telle image, fidèle d’ailleurs en cela à la sévérité avec laquelle il considère la poésie, il est cependant très loin de la rejeter ou d’en minimiser les pouvoirs : pour lui, les images de Prévert, grâce à la destruction qu’elles opèrent
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André Breton, Arcane 17 enté d’Ajours 1944-1947 (1947), Paris, Gallimard (Œuvres complètes III), 1999, p. 63. Cité par Georges Bataille, p. 72. (Nous soulignons.) 16 André Breton, L’Amour fou (1937), Paris, Gallimard (Œuvres complètes II), 1992, pp. 747-748.
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« de ce qui nous fut donné comme poésie », sont capables d’atteindre « l’élément même de la poésie » et de « donner à voir » (XI, p. 106). En fait, et nous verrons bientôt que cela vaut également pour les images attachées au sacrifice poétique souverain, l’ensemble des griefs que Bataille retient contre l’image nous ramène toujours à un seul et même point : l’image ne mènerait qu’à un inconnu édulcoré, paré de couleurs familières et, au fond, rassurantes ; elle ne dépossèderait jamais que de manière limitée et toujours décevante. Le reproche adressé à l’image tient à un dilemme qui recoupe celui au sein duquel Bataille voyait Proust se déchirer sans répit, un dilemme qui est finalement pour lui celui de toute création : alors que la poésie ne vaut que si elle tend vers la dépense la plus radicale, l’image réserve singulièrement une possibilité de posséder, de retenir ce qui devrait donner lieu à un pur et simple mouvement d’abandon. L’image semble ainsi condenser toutes les difficultés auxquelles la dépense poétique se heurte et constituer l’un de ses écueils les plus grands. Evidemment, les images liées au sacrifice poétique restreint n’échappe que pour un temps à ces diatribes : si elles parviennent dans une certaine mesure à bouleverser la réalité en place, elles n’ont en revanche jamais le pouvoir de véritablement la contester. Reste désormais à savoir si, au-delà de ces simples images, Bataille envisage des images capables de rompre avec un dilemme qui empêche de dépenser sans compter ou si, au contraire, l’image s’avère pour lui définitivement condamnée aux demi-mesures. C’est en méditant sur les réminiscences qui adviennent au fil de l’écriture de La Recherche que Bataille vient à envisager l’image sous l’angle particulier de la souveraineté poétique. Certes, les réminiscences apportèrent à Proust un certain apaisement, mais ce ne fut jamais qu’au risque de réveiller une menace dont, nous venons de le voir, l’image poétique n’est elle-même jamais exempte : « dans l’« impression » ramenée à la mémoire, comme dans l’image poétique demeure une équivoque tenant à la possibilité de saisir ce qui par essence se dérobe » (V, pp. 164-165)17. Une même ambiguïté unit
17
Les réminiscences diffèrent en cela de la pureté des impressions premières : « Dans le domaine des « impressions », du moins la connaissance ne pouvait rien réduire, rien dissoudre. Et l’inconnu en composait l’attrait comme celui des êtres désirables. Une phrase d’un septuor, un rayon de soleil d’été dérobent à la volonté de savoir un secret que nulle réminiscence jamais ne fera pénétrable ». (V, p. 164)
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donc les réminiscences et l’image poétique qui amène Bataille à les penser conjointement : Si la poésie est la voie qu’en tous temps suivit le désir ressenti par l’homme de réparer l’abus fait par lui du langage, elle a lieu comme je l’ai dit sur le même plan. Ou sur ceux, parallèles, de l’expression. Elle diffère en cela des réminiscences dont les jeux occupent en nous le domaine des images – qui assaillent l’esprit avant qu’il les exprime (sans qu’elles deviennent pour autant des expressions). (V, p. 170)
De quelles images poétiques Bataille nous entretient-il précisément ici ? Il semble que pour lui l’image poétique puisse être entendue comme l’expression contingente d’une image mentale ; en fait, cette image ne serait que la manifestation éventuelle d’une réalité qui lui est antérieure. Cet écart entre les images engendrées par les réminiscences et les images poétiques qui, après coup seulement, sont susceptibles de les manifester, semble nous conduire d’emblée à un écueil que bon nombre de considérations sur l’image n’ont su éviter et qui consiste à toujours subordonner l’image à quelque chose qui lui préexiste, quand l’image véritable n’est justement rien d’autre que l’« expression d’une réalité jamais vécue jusque-là, ne renvoyant précisément à rien d’antérieur à elle et créatrice d’un être de langage qui s’ajoute à la réalité et fabrique du sens »18. De l’écart décrit par Bataille à la conception réductrice de l’image poétique comme « un produit de fabrication rhétorique à point venu pour illustrer ce qui a déjà été perçu ou pensé »19, il n’y a qu’un pas, un pas qui dénature cependant l’image et tend à la confondre avec la métaphore telle qu’a pu par exemple la définir Gaston Bachelard : « la métaphore vient donner un corps concret à une impression difficile à exprimer. La métaphore est relative à un être psychique différent d’elle. […] Elle est, tout au plus, une image fabriquée sans racines profondes, vraies, réelles »20. En évoquant l’image, Bataille donnerait donc dans la plus courante des apories et révèle une conception bien décevante. Toutefois les quelques lignes qui font suite à ces premières propositions ont de quoi surprendre : « A la vérité, affirme Bataille, les réminiscences sont si proches de la poésie que l’auteur lui-même 18
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 9. Ibid., p. 59. 20 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 79. (Cité par Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., pp. 62-63.) 19
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[Proust] les lie à leur expression, qu’il n’aurait pu ne pas leur donner qu’en principe » (V, p. 170). La contingence qui était d’abord alléguée est soudain sensiblement relativisée : l’expression des images liées aux réminiscences n’est contingente qu’en principe, en pratique, les images et leur expression tendent à ne faire plus qu’un. Voilà qui change considérablement les choses. Les réminiscences et la poésie sont maintenant « si proches », l’écart entre l’image mentale et l’image poétique est à ce point réduit, quasiment nié, qu’il semble difficile de supposer encore une quelconque relation d’antériorité de l’une à l’autre. Du même coup, derrière l’avènement simultané de ces images, qui tendrait à en établir la parfaite coïncidence ou, si l’on veut, la parfaite identité, c’est désormais une véritable image poétique qui semble se dessiner, « tout entière contemporaine de son expression »21. En l’espace d’à peine quelques lignes, deux directions exactement opposées se font jour : la première retire à l’image son caractère le plus propre, tandis que la seconde le lui restitue sur le champ. Ce qu’il faut bien voir, c’est que ces deux directions émanent de deux points de vue différents. Bataille parle d’abord en théoricien : les réminiscences peuvent avoir lieu indépendamment de leur expression ; leur expression, la poésie, n’en est donc qu’un accident. Et puis son propos glisse imperceptiblement vers une dimension plus pratique, faisant écho sans doute à sa propre expérience : la distinction que la prudence théorique commande d’observer, la pratique de l’écriture, en fait, ne la confirme pas, qui ne dissocie pas mais confond au contraire l’image et son expression. Ce que Bataille ne voit peutêtre pas, ce qu’en tout cas il ne dit pas, c’est que son propos, dès lors, fait référence à deux espèces de réminiscences clairement distinctes : l’une que l’on peut éventuellement exprimer après coup et, à l’inverse, une autre dont la particularité est d’avoir justement pour site le seul espace de l’écriture, et lui seul. En d’autres termes, s’il est des réminiscences qui peuvent ne pas être exprimées, il en est d’autres dont la manifestation et l’expression ne font qu’un ; s’il en est qui s’éloignent de l’image poétique, d’autres ne sont que poésie. Ainsi, ce que Bataille semble pressentir à travers les réminiscences proustiennes, c’est que la sensibilité, ou l’instant, comme on voudra, désigne l’image poétique comme le lieu privilégié de sa manifestation. 21
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 63.
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La dernière assertion avancée par Bataille devrait conduire logiquement à la proposition suivante : la sensibilité est contemporaine de l’image qui elle-même est contemporaine de son expression. Mais, finalement, c’est à peine si Bataille le suggère, tant est grande la méfiance qu’il nourrit envers l’image. De fait, le timide rapprochement de la sensibilité et de l’image poétique est aussitôt suivi de récriminations pourtant déjà plusieurs fois énoncées. Bataille le martèle : « la poésie, les réminiscences n’impliquent pas le refus de posséder, elles maintiennent le désir au contraire » (V, p. 170). Et il conclut enfin : « Même un poète maudit s’acharne à posséder le monde mouvant d’images qu’il exprime et par lequel il enrichit l’héritage des hommes ». Quelle qu’elle soit, l’image offre toujours plus la possibilité d’un gain que le gage d’une véritable perte. L’intransigeance de ces critiques manifeste sans aucun doute une crainte réelle. Tout se passe comme si, pour Bataille, l’image signifiait toujours le danger d’une fascination morbide, c’està-dire la tentation d’une certaine immobilité qui, loin de favoriser le mouvement de fuite que désigne la dépense, l’empêcherait au contraire. D’une certaine manière, les dérives dénoncées par Bataille sont celles-là mêmes qu’entraîne l’image quand celle-ci se fait idole et n’est plus là que pour elle-même, devenant alors l’objet d’une véritable dévotion. Au fond, ce que Bataille redoute, c’est le pouvoir de séduction lié à l’image qui, très vite, amène à substituer sa recherche à toute autre nécessité. Dans ces conditions, il n’est qu’une façon de résister : il faut briser l’attachement qui éveille le désir de posséder au détriment de celui de dépenser ; il faut chasser les idoles afin de ne pas mettre en péril la dépersonnalisation qui, seule, permet de renouer avec la sensibilité perdue. Si l’on veut comprendre comment Bataille, en méditant sur la souveraineté de la poésie, en arrive à se méfier à tel point de l’image poétique, il nous faut composer avec une absence : les images que Bataille rattache à la poésie souveraine semblent d’abord ne rien devoir à une quelconque influence du surréalisme. Bien que cette influence soit sensible en ce qui concerne les images de la poésie restreinte, aucune influence surréaliste, alors que l’on pouvait pourtant légitimement l’escompter, ne transparaît quand il s’agit d’évoquer les images de la poésie dé-chaînée : étrangement, Bataille ne dit rien des principales recherches surréalistes autour de l’image ; en particulier, rien dans son propos ne se rapporte en apparence aux analyses du
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premier Manifeste. Cependant, à bien y réfléchir, la position de ce dernier face à l’image ne consiste-t-elle pas justement à réfuter bon nombre des aspects de la position affichée par Breton aux alentours de 1924 ? A commencer par ce désir de possession pour lequel Bataille n’a pas de mots assez durs et dont il semble que l’on puisse trouver le plus flagrant exemple dans ces pages du premier Manifeste où Breton ne peut s’empêcher de citer les images poétiques les plus belles, les plus réussies, sans les accompagner du nom de celui que Bataille aurait certainement désigné comme leur propriétaire : Le rubis du champagne. Lautréamont. Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile. Lautréamont. Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe Soupault. Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit. Robert Desnos. Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton. Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois – mais sans doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre – le brillant dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon. Dans la forêt incendiée, Les lions étaient frais. Roger Vitrac. La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de nommer : « les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes de haïr le progrès ». Max Morise.22
En un sens, quoi de plus insignifiant que de faire figurer le nom de son auteur aux côtés d’une image ? Comme n’importe quelle œuvre, une image se signe, voilà tout. Dès lors, n’est-il pas quelque peu excessif de supposer que Bataille ait pu déceler une quelconque dérive derrière 22
André Breton, Manifeste du surréalisme, (1924), Paris, Gallimard, (Œuvres complètes I), 1988, p. 339.
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de très anodines signatures ? Au vu de l’intransigeance avec laquelle ce dernier se plaît à traiter l’image poétique, imaginer un tel soupçon de sa part n’est cependant pas des plus invraisemblables – d’autant plus que, mises en valeur par Breton, ces images peuvent vite faire figure de trophées : les plus belles pièces arrachées au trésor poétique, montrées avec une certaine fierté. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse nous conduit à aborder une autre question, plus fondamentale : comment Bataille pouvait-il percevoir l’image décrite par Breton dans le premier Manifeste ? lui qui, très tôt, avait lu dans l’automatisme la possibilité de la plus grande rupture, pouvait-il valider une telle image ? celle-ci était-elle au moins compatible avec ce qui, pour lui, ne pouvait être autre chose qu’un pur acte de dilapidation inconciliable avec le moindre projet ? De telles questions lèvent une fois de plus le voile sur ce qui, concernant la poésie, différencie entre autres Bataille et Breton : d’un côté, une sévérité implacable, qui jamais ne fléchit, de l’autre, une attitude certainement plus optimiste, plus confiante et, peut-être aussi, plus insouciante. D’une certaine façon, il fallait Breton pour qu’il y ait Bataille ; il fallait que la confiance de l’un autorise une pensée pour que l’austérité critique de l’autre s’en empare et donne à penser à son tour : à bien des égards, il apparaît que la réflexion sur la poésie menée par Breton est la proie dont s’est nourrie celle de Bataille et sans laquelle elle n’aurait sans doute jamais eu cette vigueur. Que la confiance de Breton, souvent enthousiaste, pèche bien des fois par imprudence et finisse par saper les forces qu’elle avait pourtant ellemême découvertes et exposées, c’est ce que la sévérité de Bataille ne manquera jamais de lui reprocher, et souvent très cruellement d’ailleurs. Par exemple, nombre de points avancés dans le premier Manifeste, et particulièrement ceux concernant l’image, semblaient appeler d’eux-mêmes les critiques que Bataille allait bientôt formuler à l’égard de la poésie surréaliste. On voit mal comment Bataille aurait pu partager d’une quelconque façon l’optimisme qui parcourt ces assertions de Breton : Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce que celle-ci se produise à travers des gaz raréfiés, l’atmosphère surréaliste créée par l’écriture mécanique, que j’ai tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images. On peut même dire que les images apparaissent, dans cette course vertigineuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se convainc peu à peu de
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE la réalité suprême de ces images. Se bornant d’abord à les subir, il s’aperçoit bientôt qu’elles flattent sa raison, augmentent d’autant sa connaissance.23
Comment Bataille aurait-il pu facilement souscrire à l’idée d’une harmonie heureuse entre l’automatisme et l’image poétique ? Comment n’en aurait-il pas douté quand, de surcroît, l’image décrite par Breton avait tout pour rendre cette harmonie plus compliquée encore ? On le sait, les analyses de Breton s’inspiraient des propositions que Pierre Reverdy avait publiées en 1918 dans la revue Nord-Sud : L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique…etc.24
Ce que l’on peut déplorer, c’est que cette conception rattache l’image à une analogie qui, comme l’analyse Jean Burgos, « n’est pas intrinsèque aux réalités en présence, mais tient à l’esprit qui les choisit et les relie, en tire intelligemment des rapports »25. En d’autres termes, une telle image se rapproche certainement plus d’une simple construction rhétorique, d’un « produit artisanal », d’une « réalisation du projet d’un intellect à jamais privilégié », que de l’écriture automatique. Breton pressent d’ailleurs clairement ce danger qui finit bientôt par affirmer : Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout.26
Breton insiste, des image comme « Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule », « Le jour s’est déplié comme une nappe blanche », ou encore « Le monde rentre dans un sac », ne sauraient 23
André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 338. Propos de Pierre Reverdy dans la revue Nord-Sud, mars 1918, cités par André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 324. 25 Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 72. 26 André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 337. 24
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offrir « le moindre degré de préméditation » : « c’est, affirme-t-il, du rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles ». Pour Breton, tout l’enjeu est de préserver l’image d’une certaine subordination qui la dénature et la rend inconciliable avec l’automatisme ; il faut que la spontanéité l’emporte sur toute préméditation, que l’image ne soit pas un résultat mais un jaillissement : Force est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à produire, qu’ils sont les produits simultanés de l’activité que j’appelle surréaliste, la raison se bornant à constater, et à apprécier le phénomène lumineux.
On sait comment Breton tentera de trouver cette spontanéité « en recherchant l’image qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé »27 afin de mieux la libérer « de ses présupposés intellectuels ». Il n’empêche, les corrections minutieuses apportées par Breton suffisaient-elles à préserver de la tentation de faire œuvre qui, irrémédiablement, éloignait du jaillissement fulgurant promis par l’automatisme ? On peut craindre que non ; on peut en tout cas difficilement supposer que Bataille ait pu le penser. C’est que l’austérité de Bataille tient moins à un quelconque scepticisme qu’à la conscience de l’extrême vulnérabilité du dé-chaînement poétique qui est une chance fragile, qu’il faut savoir provoquer, c’est-à-dire préserver avant tout de la menace constante du projet ou, pour le dire autrement, de la "belle poésie". Or, la notion d’arbitraire avancée par Breton ne peut éviter de mettre en péril ce qu’elle veut pourtant sauver. Si cette notion s’oppose tout d’abord à toute idée de préméditation, l’arbitraire signifie malgré tout l’introduction d’un risque : celui d’être bientôt désiré, au mieux recherché, au pire fabriqué, étant désigné comme ce qui est la nature même de l’image poétique et ce qui fait sa force. Et ce risque s’accroît quand « la raison se bornant à constater, et à apprécier le phénomène lumineux », se met effectivement à le détailler, à en déceler les mécanismes et le fonctionnement, en un mot, à en livrer les clés :
27
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 73.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Pour moi, [l’image] la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant exceptionnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire.28
Les secrets de l’image poétique mis au jour, on voit mal comment la tentation de faire une "belle image" manquerait de se substituer au pur dé-chaînement, la quête du plus bel arbitraire de contrarier la gratuité dont dépend, pour Bataille, la force de la rupture poétique : le pur jaillissement risque bientôt de céder la place à ce qui serait alors, ni plus ni moins qu’une nouvelle rhétorique. Ce qu’il faut bien voir c’est que c’est moins la notion d’arbitraire elle-même qui pose ici problème qu’une certaine attitude envers l’image et la dépense poétique en général. Il nous semble que si Bataille a peu parlé de l’image, s’il n’en a parlé que pour en dire les possibles dérives, ce relatif silence doit certainement moins à un improbable désintérêt qu’à une volonté délibérée de ne pas trop en dire, de maintenir une certaine obscurité qui seule laissait espérer l’accès à la nuit dans laquelle il voyait l’être se débattre. Plus précisément, il semble que la possibilité même de la dépense appelle parfois un certain silence, une manière de ne pas faire la lumière. L’équilibre fragile que signifie la chance du dé-chaînement tiendrait notamment à une volonté ponctuelle de ne pas savoir, de ménager une certaine ignorance afin de pallier le retour du projet par le biais d’une connaissance claire et distincte : « Est connu ce qu’on peut faire et employer (ou ce qu’on assimile pour le connaître à ce qu’on peut faire et employer) » (V, p. 213). Connaître l’image, c’est aussi savoir la faire. Or, quand je sais faire, je ne peux guère résister au projet de faire ; plus je sais faire et plus je suis susceptible de m’éloigner de cette impérative absence de souci du résultat qui incline le faire vers la gratuité d’une pure dépense. Autrement dit, pour dépenser l’image, il faut aussi savoir la dé-penser, savoir ne pas la penser, savoir ne pas savoir et tenir la conscience dans une certaine 28
André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., pp. 338-339.
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réserve : la chance de ne plus vouloir posséder tiendrait donc à une volonté de ne pas voir ; la fascination ne saurait être brisée qu’au prix de savoir fermer les yeux. Toutefois, ce n’est pas d’une quelconque nuit de l’ignorance qu’il s’agit ici, mais bien d’un art subtil de maintenir la pénombre qui ressortit seulement à la conscience la plus avertie : ne pas savoir est un art auquel seul celui qui sait est en mesure de prétendre. Tout laisse donc à penser que, du point de vue de Bataille, ce n’est pas tant la pertinence de la description de l’image poétique proposée par Breton qu’il faudrait discuter, mais que c’est avant tout la pertinence même de proposer une telle description qui soit discutable. Et ceci doit être étendu à l’ensemble d’une réflexion sur la poésie dont le peu de considération qu’elle porte aux modalités de l’écriture poétique n’est pas dû simplement à leurs incessantes variations mais relève également, et peut-être plus profondément, d’une nécessité de savoir ne pas s’en inquiéter outre mesure afin d’extraire autant qu’il se peut l’acte poétique du monde du projet et d’établir ainsi les conditions les plus favorables à l’éventualité d’un dé-chaînement. Finalement, dans L’Expérience intérieure, Bataille achèvera ses rares remarques sur l’image poétique par cette conclusion qui résume assez bien sa position : L’image poétique, si elle mène du connu à l’inconnu, s’attache cependant au connu qui lui donne corps, et bien qu’elle le déchire et déchire la vie dans ce déchirement, se maintient en lui. D’où il s’en suit que la poésie est presque en entier poésie déchue, jouissance d’images il est vrai retirées du domaine servile (poétiques comme nobles, solennelles) mais refusées à la ruine intérieure qu’est l’accès à l’inconnu. Même les images profondément ruinées sont domaine de possession. Il est malheureux de ne plus posséder que des ruines, mais ce n’est pas ne plus rien posséder, c’est retenir d’une main ce que l’autre donne. (V, p. 170)
Malgré les travers et les faiblesses de l’image ; malgré le désir de posséder qu’elle entraîne et que trahit un attachement au connu inconciliable avec le plein abandon requis par une dépense vraie, la poésie n’est pas exactement condamnée à une déchéance définitive : elle est presque en entier déchue. La déchéance de la poésie tenant ici aux multiples défauts de l’image, il faut supposer que si une partie de la poésie, même infime, échappe à cette déchéance, alors il est nécessairement une image poétique qui parvient à surmonter ses
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travers et conjurer ses dérives, une image qui, nous le savons maintenant, est proche de certaines réminiscences et dont l’existence tient avant tout à une manière de la dé-penser. Loin d’être superficiels, les choix que Bataille opère face à l’image, aussi bien d’ailleurs en théorie qu’en pratique, nous plongent au cœur même de sa pensée et nous offrent une occasion de comprendre à partir d’un angle particulier les causes profondes de cette relation ambiguë, faite de proximité et d’éloignement, qu’il entretient avec le surréalisme, et plus particulièrement avec sa poésie. Reste alors à poursuivre et à approfondir l’analyse de ces choix en mettant par exemple en perspective un texte capital de Breton sur l’image, Signe ascendant, avec plusieurs textes de Bataille où le traitement qu’il réserve à l’image peut être concrètement analysé. Littéralement
Les surréalistes n’ont pas seulement accordé à l’image une primauté sur toute autre manière expressive, ils ont surtout donné toute leur confiance à son pouvoir de déchiffrer et de déstabiliser à la fois le monde. Rappelons, pour mémoire, « l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image » mis en avant par Aragon au début du Paysan de Paris, « ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne de perturbations imprévisibles et de métamorphoses ». Quand Aragon écrit que « chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers » ; quand il fait des surréalistes des persécutés qui trafiquent « à l’abri des cafés chantants leurs contagions d’images », il rappelle à sa manière que l’attrait que le surréalisme a dès son début manifesté pour l’image est profondément lié à son refus de l’ordre établi et à sa volonté farouche de le subvertir. Le surréalisme a mille fois affirmé ce lien, à l’instar, par exemple, d’un Paul Nougé qui rattache au vœu de « transformer le monde à la mesure de notre désir »29, le souhait d’« une métaphore qui dure, [d’]une métaphore qui enlève à la pensée ses possibilités de retour » et qui, « prise au pied de la lettre », garantit à l’esprit que « ce qu’il exprime existe en toute réalité ». Le surgissement de l’image, son irruption, fait éclater les limites du quotidien, libère l’esprit des exigences du réel immédiat et permet 29
Paul Nougé, « Les images défendues », Le Surréalisme au service de la révolution n° 6, 1933, pp. 27-28.
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d’aller au-delà de ce que peut formuler et concevoir les représentations adoptées par le plus grand nombre. Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, Breton le premier a aimé l’image, il l’a respectée, s’en est fait le chantre et le gardien, n’hésitant pas à la défendre quand il la sentait déconsidérée ou négligée. Ainsi, en 1947, dans Signe ascendant, il reprend la « loi capitale » énoncée par Reverdy et évoque la nécessité de la compléter par une « autre exigence » qui, affirme-t-il, « pourrait bien être d’ordre éthique ». Désormais, l’image a clairement une fonction morale : Qu’on y prenne garde : l’image analogique, dans la mesure où elle se borne à éclairer, de la plus vive lumière, des similitudes partielles, ne saurait se traduire en terme d’équation. Elle se meut entre deux réalités en présence, dans un sens déterminé, qui n’est aucunement réversible. De la première de ces réalités à la seconde, elle marque une tension vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce rendue, les usages consentis. Elle a pour ennemi mortel le dépréciatif et le dépressif. – S’il n’existe plus de mots nobles, en revanche les faux poètes n’évitent pas de se signaler par des rapprochements ignobles, dont le type accompli est ce « Guitare bidet qui chante » d’un auteur abondant, du reste, en ces sortes de trouvailles.30
Les éléments communs que met en lumière la métaphore méprisée par Breton sont aisément perceptibles : concédons à Cocteau, puisqu’il s’agit de l’une de ses métaphores, que la forme de la caisse de résonance de la guitare peut renvoyer à la forme oblongue et incurvée du bidet. Cette métaphore ironiquement désignée ici comme une « trouvaille », et pour médiocre qu’elle soit, ne pèche donc pas par un défaut d’analogie. Pour Breton, le « faux poète »31 n’est pas celui qui opère un rapprochement déficient ou incongru, mais celui qui propose des rapprochements sordides aux antipodes de « la tension vitale » qu’il associe à l’image : en un mot, la pertinence et la justesse de l’image sont pour lui moins en cause que sa valeur. « Guitare bidet qui chante » est une image qui ne respecte pas l’image – et au passage égratigne la dignité de la poésie en rapprochant le chant du bidet. Mais, surtout, cette image méprise et déconsidère le sens de l’analogie qui, étymologiquement, désigne un mouvement vers le haut auquel 30
André Breton, Signe ascendant (1947), Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1377. 31 « Faux poète » est la désignation ironique dont, au dire de Breton, Apollinaire accablait Cocteau.
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Breton accorde plus que jamais de valeur en 1947. Avec Signe Ascendant, il « redéfinit et approfondit la topique verticale »32 inscrite dans le mot surréalisme en réhabilitant une analogie qu’il lui était arrivé parfois de réfuter dans le passé33. En prenant soin de distinguer l’analogie poétique de l’analogie mystique, de ne pas postuler l’existence d’un monde invisible ou d’une quelconque transcendance métaphysique, Breton réaffirme alors avec force le rôle déterminant d’une image qui, en suivant le fil conducteur de l’analogie, apparaît comme un véritable signe ascendant, un signe qui permet l’accès à un réel plus profond et plus grave que le réel rationalisé. Signe ascendant valorise et généralise le principe d’analogie en lui conférant une dimension cosmologique de première importance qui permet de renouer avec un certain mystère du monde et de répondre au besoin ardent d’unité manifesté depuis toujours par Breton : le signe est signe, fait signe, dès lors qu’il suit « ascensionnellement la pente de l’ascendance de ce qui exerce l’ascendant : l’analogie »34. Les surréalistes ont avidement recherché les rapports d’analogies, ne serait-ce qu’à l’occasion d’un jeu collectif comme « l’un dans l’autre »35. Cependant, ils ne se sont pas cantonnés à ce genre de jeu mais ont eu l’ambition d’aller plus loin et d’articuler la notion d’analogie à la dialectique marxiste. Les systèmes analogiques et dialectiques ne sont pas sans point de convergence et renvoient par exemple tous deux au postulat d’une philosophie de l’unité ou, si l’on veut, d’un monisme absolu qui appréhende la réalité comme une 32
Expression d’Etienne-Alain Hubert que l’on retrouve dans le dossier critique consacré à Signe ascendant dans André Breton, Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1377. 33 Cf. II, pp. 300-301. 34 Michel Deguy, « Du Signe ascendant au Sphinx vertébral », Poétique n°34, avril 1978, p. 229. 35 « La brève illumination qui, au bout de quelques mois, allait donner essor au jeu de "l’un dans l’autre" » et nous mettre en possession de la certitude capitale qui me semble en découler me fut donnée vers mars dernier au café de la place Blanche un soir qu’entre mes amis et moi la discussion portait, une fois de plus, sur l’analogie. En quête d’un exemple pour faire valoir ce que je défendais, j’en vins à dire que le lion pouvait être aisément décrit à partir de l’allumette que je m’apprêtais à frotter. Il m’apparut en effet, sur le champ, que la flamme en puissance dans l’allumette « donnerait » en pareil cas la crinière et qu’il suffirait, à partir de là, de très peu de mots tendant à différencier, à particulariser l’allumette pour mettre le lion sur pied. Le lion est dans l’allumette, de même que l’allumette est dans le lion. » (André Breton, « L’un dans l’autre » (1954), Perspective cavalière, Paris, Gallimard, 1970.)
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totalité. Le monisme parfaitement dialectique et synthétique auquel parvient le surréalisme, et dont Carrouges a pu affirmer qu’à « la différence des autres monismes, il ne prétend pas accorder à un seul élément du monde une valeur exclusive qui, par une sorte d’impérialisme métaphysique, en fasse l’unique principe du monde, au mépris de la valeur des autres éléments », ce monisme concilie « le besoin de transformer radicalement le monde et celui de l’interpréter le plus complètement possible ». Autrement dit, l’imagination analogique apparaît à la fois comme la création et la connaissance d’un monde neuf où, comme l’écrit Robert Bréchon, « les choses renvoient les unes aux autres et où leurs combinaisons multiples suggèrent un sens global dont elles seraient l’ombre portée »36. Dans cette perspective, la glorification de l’image à laquelle Breton se livre en 1947 prend tout son sens : « Multiplier les grandes images synthétiques », comme l’écrit Jean Roudaut, permet non seulement de « tendre à voir le monde dans son unité », mais aussi d’abolir, seraitce même furtivement, « la différence entre perception physique et représentation mentale », et enfin de « s’approcher du point suprême, [de] se situer dans son rayonnement ». Revenons à la métaphore de Cocteau. Cette image, nous dit Breton, est ignoble parce qu’elle n’est pas tournée vers la santé, le plaisir, la quiétude ; elle est dépressive, dépréciative, au contraire de la véritable image analogique qui, par déduction, se caractérise par une certaine euphorie, une sorte de bonheur ou d’allégresse. L’orientation ascensionnelle que Breton assigne à l’image se réfère donc à ce que l’on pourrait nommer, faute de mieux, un "domaine du vital", domaine qui reste difficile à cerner et à définir avec exactitude : quelle loi préside à la sélection des "bonnes images" ? suivant quels critères une image est-elle retenue ou rejetée par Breton ? Un premier élément de réponse peut nous être fourni par le dernier paragraphe de Signe ascendant : La plus belle lueur sur le sens général, obligatoire, que doit prendre l’image digne de ce nom nous est fournie par cet apologue zen : « Par bonté bouddhique, Bashô modifia un jour, avec ingéniosité, un haïkaï cruel composé par son humoristique disciple, Kikakou. Celui-ci ayant dit : "Une libellule rouge – arrachez-lui les ailes – un piment", Bashô y substitua : "Un piment – mettez-lui des ailes – une libellule rouge." »37 36 37
Robert Bréchon, Le Surréalisme, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, p. 65. André Breton, Signe ascendant, op.cit., p. 769.
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L’haïkaï du disciple et celui du maître accomplissent respectivement une soustraction et une addition qui défient les lois mathématiques les plus élémentaires : tandis que le disciple montre que 1 = 2, le maître établit de son côté que 1 + 1 = 1. Ce qui différencie ces deux opérations ce n’est pas leur logique ou leur principe qui, dans les deux cas, se ramènent à l’analogie, mais plutôt un certain état d’esprit : là où la première va du complexe au simple en décomposant un élément de la réalité, l’autre va du simple au complexe en construisant un nouvel élément ; la première fragmente le réel, la seconde l’unifie. Et fragmenter le réel, ce n’est pas vraiment sérieux : Kikakou est un disciple humoristique, et sa sentence montre au maître bienveillant qu’il a encore bien du chemin à faire sur la voie de la sagesse, c’est-àdire de la bonne utilisation de l’analogie. A l’évidence, l’attitude de Bashô envers son disciple est plus clémente que celle de Breton envers Cocteau. Cependant, il y a fort à parier que le disciple à tout intérêt à ne pas trop persister dans son humour, sous peine de voir la correction ingénieuse du maître se transformer en sévère réprimande : on ne se moque pas impunément de l’analogie ; cela vaut sans doute aussi bien pour le maître bouddhique que pour celui du surréalisme. Cet apologue zen dans lequel Breton retrouve « le sens général, obligatoire, que doit prendre l’image » confirme à sa manière que seule l’image qui a une fonction unificatrice est une image acceptable : la vitalité de l’image est proportionnelle à sa capacité d’unifier les éléments épars du réel en offrant, d’une part, la quiétude à un esprit en manque d’unité et en lui procurant, d’autre part, le plaisir de découvrir et de construire cette unité. Mais l’apologue qui clôt Signe ascendant nous amène à formuler une autre proposition : l’ascensionnel produit de l’unité ; le dépressif crée du fragment, et réciproquement. L’opposition entre le haut et le bas traduit en fait sur le plan des valeurs l’opposition entre une image qui enrichit et une image qui appauvrit les réalités qu’elle rapproche en éclairant leurs similitudes partielles. Le « sens déterminé » et « aucunement réversible » dans lequel se meut l’image va toujours du premier au second élément en présence : aller du bas vers le haut, du moins au plus, équivaut à atteindre un degré supérieur d’unité. L’humour de Kikakou consiste précisément à inverser ce sens en allant de la libellule au piment. Pour Breton, pour qui l’image est avant tout un gain, un gain d’être (d’unité), il s’agira toujours de reconduire le
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mouvement par lequel on passe du piment à la libellule. Le second élément de la métaphore enrichit le premier : grâce à l’image, le piment s’enrichit par exemple de la libellule en puissance que l’on aperçoit désormais en lui. Si Cocteau avait parlé d’un "bidet-guitare" plutôt que d’une "guitare-bidet", il aurait eu au moins le mérite de respecter ce sens : le "bidet-guitare" unit un objet dévalorisé aux valeurs positives de la musique et du chant par l’intermédiaire d’une similarité de forme ; la "guitare-bidet" fragmente la guitare en la ramenant à sa seule forme en la dévalorisant. A la lumière des propositions de Signe ascendant, il est possible de mieux comprendre pourquoi Breton tient à ré-affirmer avec Reverdy que l’image poétique sera d’autant plus forte que « les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes ». La distance qui demeure entre les deux réalités rapprochées par le poème n’est pas, comme le précise Michel Deguy, une « distance géographique, laquelle n’est ni abolie ni abolissable »38, mais renvoie plutôt à celle qui est rendue manifeste « par l’opération qui dis-tend les lointains comme lointains » : l’analogie poétique a pour fonction « de rapprocher par le haut, au profit du haut, "ascentionnellement" et sans écraser la Différence, c’est-à-dire en rendant la distance manifeste entre les éloignés ». Ainsi, l’analogie « établit, c’est-à-dire révèle une ressemblance en dépit de la distance : elle repose sur une tension entre l’identité et la différence, dévoile la proximité dans l’éloignement »39. Le rapprochement analogique unit sans effacer les distinctions, il rapproche et met ensemble en maintenant et en montrant la différence. Et plus ce qui est mis en commun sera visiblement éloigné et plus leur mise en commun sera forte, précisément parce qu’il existe une corrélation entre l’éloignement des réalités en présence et la puissance de l’unité créée et révélée : plus l’éloignement est grand et plus le rapprochement opéré par l’image produit de l’unité et montre, du même coup, l’unité du monde ou, plus exactement peut-être, le monde comme une unité. Commentant une image littéraire et la façon dont cette image « me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine intimité »40, Jean-Luc Nancy écrit qu’avec cette image « "paraît" tout 38
Michel Deguy, « Du Signe ascendant au Sphinx vertébral », art. cit., p. 230. Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 270. 40 Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 16. 39
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un monde […] un monde où nous entrons tout en restant devant lui, et qui s’offre ainsi pleinement pour ce qu’il est, un monde, c’est-à-dire une totalité indéfinie de sens (et non pas un simple environnement) »41. Le monde qui paraît ou, si l’on veut, le sens de la totalité indéfinie de sens, dépend de l’image. En retour, la conception du monde qu’il s’agit de "faire paraître" décide de la nature de l’image à promouvoir. La visée référentielle que Breton rattache à l’image l’éloigne définitivement d’une conception purement rhétorique qui a tôt fait de la réduire à un simple ornement : l’image éclaire notre expérience, nous dit quelque chose du monde. En ce sens, la conclusion à laquelle aboutit Renaud Barbaras au terme de son étude concernant la portée ontologique de la métaphore éclaire la position que défend Signe ascendant : La métaphore n’est pas un ornement qui s’ajouterait à l’ordre du sens, un écart vis-à-vis de l’interprétation littérale, écart libérant un ordre de la fiction. Si elle suspend bien la visée référentielle, c’est pour faire apparaître un statut plus originaire de la référence, un sens plus profond de l’Etre, au regard duquel les catégories du langage institué apparaissent alors comme des abstractions et finalement des masques. Dès lors, vis-à-vis du monde originaire, que la métaphore tente de dévoiler, c’est la langue usuelle qui semble suspendre la référence, installer un écart ou une fiction.42
Quand Breton assigne à l’image la tâche de créer et dévoiler l’unité du monde, il donne en fait une orientation particulière au mouvement fondamentale mis au jour par Barbaras. Le sens irréversible qu’il confère à l’image est alors à comprendre comme une conséquence directe de la nature du monde qu’il cherche à dévoiler, de la référence à laquelle il s’agit de donner « un statut plus originaire ». Signe ascendant ne nous montre donc pas seulement comment l’ascensionnel produit de l’unité mais nous révèle également comment la recherche de l’unité impose l’ascensionnel. Il est possible que, lorsqu’il fait allusion aux ennemis de l’image, Breton songe entre autres aux positions sans concession tenues par Roger Caillois. Ce dernier affirme en effet avec une certaine force que la poésie ne saurait être « un instrument 41 42
Jean-Luc Nancy, Au fond des images, op. cit., p. 18. Ibid., p. 286.
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privilégié de connaissance »43 ou ce qu’il appelle encore une quelconque « source de révélations prodigieuses et insoupçonnables ». Cette volonté d’assigner à la poésie une tâche grandiose, qui conduit à opposer poésie et littérature, tient selon lui à la confiance aveugle et démesurée que les poètes, depuis le Romantisme, ont accordée à une inspiration tenue pour « sacrée et infaillible »44 : dès lors que cette confiance fut accordée, « on ne regarda plus la poésie comme l’art des vers, écrit Caillois, mais comme une sorte d’activité privilégiée de la pensée qui permettait au poète d’accéder à un monde merveilleux et plus vrai que celui dont le langage de la raison suffit à décrire les qualités et l’économie »45. Caillois accentue sa critique en opposant la poésie surréaliste à la poésie classique en affirmant que la première a sacrifié le poème à son amour et à sa fascination des images quand la seconde a su au contraire le préserver d’une image trop vite envahissante. Pour lui, le poème moderne se trouve réduit à une simple exhibition de trouvailles ; il montre avec ostentation ses images et n’a pas d’autre souci ni d’autre fin. A force de chasser de l’œuvre tout ce que l’intelligence pouvait entendre afin de favoriser une imagination qui méduse et déroute, la poésie moderne aboutit à une sorte d’absurdité : elle se nimbe de mystère, ne semble plus vraiment écrite pour être comprise et ne plaît seulement que « par la sorte de stupeur où peut plonger l’esprit une suite d’images inventées à plaisir pour l’abasourdir »46. La poésie devient en conséquence un chant sans substance qui perd l’audience de la plupart des hommes : loin d’être écrite par tous, elle n’est plus entendue par personne, se montre inaccessible, incapable de toucher ou d’émouvoir. Difficile sans doute d’imaginer réquisitoire plus sévère contre les aspirations et les prétentions de la poésie surréaliste. Breton ne pouvait rester de marbre face à ces critiques et Signe ascendant apparaît en grande partie comme la réponse qu’il voulut leur adresser : plus que jamais, il lui faut réaffirmer les liens indéfectibles qui unissent le sens et l’image afin de la laver des accusations d’absurdité et de vanité dont l’accable Caillois ; il lui faut retrouver une image qui concerne tout le monde, une image dont l’intérêt et les enjeux ne se limitent pas à quelques initiés ; il lui faut, en un mot, établir que 43
Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 43. Ibid., p. 53. 45 Ibid., pp. 53-54. 46 Ibid., p. 59. 44
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l’image est le meilleur accès à ce que Jean-Luc Nancy a nommé « une orée de sens »47, qu’elle est cet accès, c’est-à-dire la poésie même. Signe ascendant n’a finalement pas d’autre enjeu. S’il n’est pas le moindre, Caillois n’est cependant pas le seul ennemi de l’image que Breton ait eu à combattre et, d’une certaine manière, on ne peut s’empêcher de penser que Signe ascendant était aussi adressé à Bataille. Si, à l’époque, les rapports entre Breton et Bataille se sont éloignés de la virulence qu’ils avaient pu connaître par le passé, il n’en demeure pas moins que le mouvement ascensionnel décrit dans Signe ascendant renvoie à ce que Bataille ne tolérera jamais dans le surréalisme tel que le conçoit Breton et rappelle du même coup ce qui, malgré les apaisements et les réconciliations, restera absolument inconciliable entre les deux hommes. De fait, « les rapprochements ignobles » dont l’image de Cocteau est un exemple nous rappellent les pages du Second manifeste où Bataille apparaît sous les traits d’un philosophe-excréments fasciné par tout ce que la réalité recèle de plus immonde et de plus abject : infâme et sordide, laide et affreuse, la fausse image avait de quoi séduire l’auteur du Coupable. Signe ascendant reprend en partie Les Vases communiquant qui en 1932 ressuscitaient, selon l’expression de François Warin, un « fantasme d’identification et de totalité »48 en présentant déjà l’analogie poétique comme la « clef de la prison mentale », l’espoir d’une sublimation ou d’une transfiguration de la misère quotidienne. En 1931, avec la publication de L’Anus solaire, Bataille répondait agressivement et en avance à cette recherche de « la ténébreuse et profonde unité » en lui opposant la parodie : « Il est clair, écrivait-il alors, que le monde est purement parodique, c’est-àdire que chaque chose qu’on regarde est la parodie d’une autre, ou encore la même chose sous une forme décevante » (I, p. 81). Affirmer que le monde est une pure parodie revient à affirmer, d’une part, que tout est parodique et, d’autre part, que le monde se parodie puisque le tout, précisément parce qu’il est tout, ne peut avoir d’autre modèle que lui-même. Dans L’Anus solaire la parodie a en effet peu de chose en commun avec la contrefaçon ridicule ou burlesque. Incessante et généralisée, elle n’est pas sans rappeler les enjeux d’une parodie 47 Jean-Luc Nancy, Résistance de la poésie, Bordeaux, William Blake & Co (Coll. « La Pharmacie de Platon »), 1997, p. 16. 48 François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, Paris, P.U.F, p. 20.
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« sans modèle et sans exemplarité »49 grâce à laquelle Nietzsche s’est libéré de la métaphysique. D’ailleurs, rien n’est moins idéaliste que ce monde parodique qui s’apparente à une immense et infinie répétition du même : le plomb est la forme décevante de l’or, le coït celle du crime, le cerveau celle de l’équateur (Cf. I, p. 81) comme, à l’évidence, le piment est celle de la libellule, le bidet celle de la guitare, etc. Ainsi, dès les premières lignes de L’Anus solaire, Bataille libère le redoutable pouvoir d’une parodie capable de bouleverser le monde, de le mettre sens dessus dessous. Le jeu parodique sonne le glas de « la ténébreuse et profonde unité du monde » censée dépasser les différences et l’opposition des contraires. Car ce qui est peut-être parodié par dessus tout dans L’Anus solaire, c’est l’analogie ellemême. En évoquant un monde où chaque chose en imite une autre, où tout n’est qu’imitation puisque le monde n’a pas d’origine ni de « principe générateur » (I, p. 82), Bataille lie indéfectiblement la ressemblance au travestissement : les rapports d’analogie ne sont plus les rapports secrets et cachés des choses mais les conséquences d’une imitation à l’échelle du monde. Autrement dit, la parodie est la forme décevante de l’analogie ou, si l’on veut, sa parodie. Quand, par exemple, Bataille écrit qu’un « soulier abandonné, une dent gâtée, un nez trop court, le cuisinier crachant dans le nourriture de ses maîtres sont à l’amour ce que le pavillon est à la nationalité », l’analogie n’a pas le sens vague d’une simple ressemblance mais retrouve le sens primitif d’une identité de rapport : ce que le pavillon est à la nationalité, un soulier abandonné l’est à l’amour. Et, puisqu’il s’agit de rapports identiques, il faut conclure qu’à la manière du pavillon qui signale, représente et symbolise à la fois la nationalité, le soulier abandonné, à son tour, signale, représente et symbolise l’amour. Au-delà de l’aspect dérisoire d’une telle analogie, il est surtout frappant de remarquer que Bataille ne respecte pas l’identité des rapports jusqu’au bout. Au caractère unique et exclusif du rapport qui existe entre le pavillon et la nation, il oppose le choix d’une multiplicité déroutante : ce que le pavillon est à la nationalité, un soulier abandonné l’est à l’amour, comme l’est également une dent gâtée, un nez trop court ou encore un cuisinier qui crache dans le nourriture. Cette différence notoire entre les deux rapports empêche de reconstituer un être plein et sans faille ; elle 49
François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, op. cit., p. 16.
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contrarie et bouleverse le bel agencement auquel devait conduire l’analogie : l’identité est excédée, emportée par une crue qu’elle ne peut contenir. En fait, l’analogie ne résiste pas à la parodie. Si chaque chose est l’imitation d’une autre chose, alors en chaque chose il y a toutes les autres choses ou, plus exactement peut-être, chaque chose se retrouve plus ou moins dans chaque chose. Dans un « monde purement parodique », une chose n’est jamais que la parodie d’une parodie qui elle-même parodie une parodie, etc. En un mot, une chose est une parodie de n parodies, une imitation de n imitations. Dans ces conditions, l’analogie est menacée par une incontrôlable surenchère : un monde purement parodique est un monde trop analogique pour que l’analogie ait encore une quelconque pertinence. Reprenons, par exemple, ces propositions de Reverdy : Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. Deux réalités qui n’ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement. Il n’y a pas création d’image.50
Pour qui voit le monde comme une immense parodie, il n’existe pas deux réalités sans rapport, et tous les rapports sont nécessairement justes et (presque) tous sont lointains : la définition de Reverdy ne fait ainsi que formuler des évidences. En conséquence, « la surprise et la joie de se trouver devant une chose neuve » n’existent plus en droit : la parodie anticipe toutes les images, elle les devance, les prévoit et les prévient en les privant de toute capacité à étonner ou surprendre. La parodie est seule susceptible de dévoiler la nature profonde du monde, quand l’image n’est jamais qu’une révélation seconde, la révélation ou plutôt la confirmation de la parodie universelle mise au grand jour dans L’Anus solaire51. 50
Propos de Pierre Reverdy dans la revue Nord-Sud, mars 1918, cités par André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 324. 51 A peu près à la même époque, Leiris publiait un cours article dans le dictionnaire critique de Documents dont les conséquences ne sont pas sans rappeler celles auxquelles mène L’Anus solaire. La définition de la métaphore à laquelle se réfère Leiris reprend en partie celle qu’en donne Aristote dans la Poétique. Cependant, là où le stagirite évoque « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre » et semble laisser entendre que la chose désigne toute à la fois ce que Saussure nomme le référent et ce qui est signifié par le nom (la notion de la chose), la définition retenue
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Le texte de Bataille se tient d’ailleurs lui-même à hauteur de la parodie qu’il donne à voir : il ne cède pas à l’image, ou très peu. Les métaphores et les comparaisons sont très rares dans L’Anus solaire, ce qui, en revanche, n’empêche pas son auteur d’employer à plusieurs reprises le mot image. La répétition de ce vocable ne renseigne pas tant sur la présence d’une éventuelle image dans le texte que sur la valeur et le statut que l’image se voit accorder dans ce contexte particulier. En fait, dans L’Anus solaire, l’image n’est jamais une image imaginée ou inventée, mais elle se présente plutôt comme ce que l’on pourrait nommer une image "inventoriée" ou "répertoriée". Quand Bataille écrit par exemple que les mouvements de la locomotive sont « l’image de la métamorphose continuelle » ou encore que « l’image la plus simple de la vie organique unie à la par Leiris renvoie quant à elle d’abord au référent. La métaphore consiste alors à désigner un référent par un nom qui n’est pas le sien en se fondant sur un rapport d’analogie. Le mouvement proprement vertigineux introduit par Leiris à partir de cette définition relativement simple consiste à faire de tout signifié une métaphore ou, ce qui revient au même, à établir l’impossibilité de « désigner un objet par une expression qui lui correspondrait, non au figuré mais au propre ». Leiris décrit alors une sorte de hiérarchie au sommet de laquelle se trouve ce qu’il nomme, non sans obscurité, « un mot abstrait », lequel, dit-il, n’est jamais que la sublimation d’un « mot concret » qui désigne quant à lui l’objet par une seulement de ses qualités - en cela, le mot concret est plus métonymique que métaphorique. Nommer un objet impliquerait d’en connaître l’essence, d’accéder au monde des essences, ce qui précisément est impossible pour le kantien Leiris qui sait, affirmation implacable, « que nous ne pouvons connaître que les phénomènes, non les choses en soi ». Dans ces conditions, il est impossible de déterminer pour deux objets quelconques « lequel est désigné par le nom qui lui est propre et n’est pas la métaphore de l’autre, et vice versa ». En conséquence, pour chaque métaphore la réciproque est vraie : « L’homme est un arbre mobile, aussi bien que l’arbre est un homme enraciné. De même le ciel est une terre subtile, la terre un ciel épaissi. Et si je vois un chien courir, c’est tout autant la course qui chienne ». Les chiasmes auxquels aboutit Leiris montrent comment la relation d’équivalence introduite par la métaphore est une relation de réciprocité ; l’êtrecomme, pour reprendre l’expression de Ricœur, est un être réciproque. Ainsi, il existe entre les deux pôles de la métaphore un perpétuel aller-retour, un incessant va-et-vient qu’il n’est pas possible de réduire à un sens unique comme le voulait Breton. Parce qu’il est par nature métaphorique, et parce qu’on « ne sait où commence et où s’arrête la métaphore », le langage révèle un monde où l’absence de fondement empêche la détermination d’un sens, qu’il soit d’ailleurs ascendant ou non. Avec Leiris, les mots, et donc les images, s’éloignent de l’être : le langage est une pléthore d’images à l’aide desquelles on peut bien construire un monde, mais ce monde ne sera jamais qu’un monde à côté du monde en soi. (Toutes les citations renvoient à Michel Leiris, « Métaphore », (1929), Documents n°3, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1991, p. 170.)
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rotation est la marée », il est clair que ce qu’il appelle image s’apparente davantage à une manifestation sensible qu’à n’importe quelle « création pure de l’esprit » ou autre rapprochement fortuit : l’image n’est pas une vue de l’esprit mais une vue de l’œil ; elle n’est rien d’autre que la réalité sensible qui s’impose à l’esprit. Autrement dit, l’image est ce qui vient à l’esprit pour peu que l’œil regarde le réel, pour peu qu’on ne détourne pas le regard face au réel et qu’on ait la force de se laisser impressionner par lui. Là où Breton construit et dévoile le monde grâce à l’image, Bataille tente de voir le monde tel qu’il est : le premier impose une image, le second laisse l’image s’imposer. Ainsi, il n’y a pour lui aucun sens à statuer sur la nature ou la valeur de l’image : l’image est d’abord l’image qui vient, peu importe qu’elle soit ou non un signe ascendant. Cette manière de traiter l’image doit être sans doute rapprochée de la résistance que Bataille a toujours manifestée face à la tentative de réduire la totalité des choses à l’unité, quel que soit d’ailleurs le principe retenu. L’unité est pour lui par nature abusive et illégitime précisément parce qu’elle est une vue de l’esprit, d’un esprit qui planifie le réel, le traduit en terme d’équations et conduit finalement à un monisme qui satisfait pleinement son besoin de perfection et d’apaisement. Bataille oppose à cette satisfaction l’irritation produit par le refus d’une pensée systématisante, refus à la longue intenable et impossible. Denis Hollier a une belle formule pour résumer cette attitude : « cela signifie simplement, écrit-il, qu’il faut choisir entre une perfection qui, satisfaisant l’esprit, l’endort à coup sûr et l’éveil dont seule une insatisfaction incessante pourrait empêcher qu’il ne s’évanouisse »52. Seul un dualisme solide, c’est-àdire imparfait, est en mesure de répondre à cette volonté d’éveil. Un tel dualisme ne pose pas deux principes à l’intérieur du monde, mais deux mondes, et conduit ainsi à une position absurde au plan de la métaphysique53, mais qui prend en revanche tout son sens au plan de la morale. Les deux mondes envisagés par le dualisme tel que le conçoit Bataille n’existent pas simultanément, puisqu’il n’existe jamais qu’un seul monde, celui où nous vivons, mais ils se succèdent : le monde du Mal succède par exemple au monde du Bien où règne la 52 Denis Hollier, « La matérialisme dualiste de Georges Bataille », Tel quel n° 25, 1966, p. 43. 53 Le monde étant le tout il est impossible de supposer deux touts.
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volonté ; le sacré succède au profane ; le monde où le sacré est communication succède au monde où le sacré est transcendant ; le monde de l’absence de Dieu succède au monde où le sacré, tributaire du langage, est identifié à l’être suprême, à l’objet le plus élevé. Le passage d’un monde à l’autre s’opère principalement par le sacrifice de Dieu. Au sommet du monde profane, le nom de Dieu est aussi bien ce qui clôt ce monde que ce qui l’ouvre au monde sacré. Quand Dieu est sacrifié, le divin devient sacré puisque sa mise à mort instaure un nouveau rapport à l’absence de Dieu : le sacrifice passe de la transcendance (absence de sa présence) à l’immanence (présence de son absence). Dans ces conditions, « le sacré n’est pas autre que le profane, il en est l’altération : c’est le profane transgressant lui-même ses propres interdits »54. Ainsi, les deux mondes coexistent de la manière suivante : [Il n’y a pas] ce monde-ci et puis l’autre, écrit Denis Hollier, mais le monde de l’identité et son altération : le monde de la pensée et sa dépense, le monde de la mesure et sa démesure. C’est parce que le premier prit lui-même, pour s’établir hors de la violence illimitée, l’initiative d’une décision brutale qui fut l’interdit porté sur la violence même, c’est pour cela que lorsqu’il transgresse cet interdit, même s’il s’ouvre alors à l’illimité, la violence à laquelle il se livre n’est pas ellemême illimitée : elle est liée au maintien de l’interdit qui lui donne toute sa force.55
Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi Bataille cite souvent la phrase du Second Manifeste où Breton évoque ce fameux point de l’esprit « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement », en allant même parfois jusqu’à compléter les oppositions énoncées par Breton mais en prenant toujours soin d’en exclure celle du profane et du sacré. La raison de cette exclusion est en fait assez simple et Denis Hollier l’a clairement formulée : le sacré et le profane ne peuvent pas fusionner puisque cet instant où 54
Denis Hollier, « La matérialisme dualiste de Georges Bataille », art. cit., p. 49. L’homme se définit par exemple en se séparant et en se distinguant de l’animal, et cette séparation le fait entrer dans le monde profane du travail. Cette séparation de l’animalité engendre cependant chez lui un sentiment d’incomplétude qui le conduit à transgresser l’interdit qu’il s’était donné pour se distinguer de l’animal. La transgression de cet interdit, écrit Hollier, ne le ramène pas à l’état initial mais réalise la « synthèse des deux états, animal et humain » (Ibid., p. 49.). 55
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fusionnent les contraires définit le sacré lui-même qui « confond ce qu’oppose ou distingue le profane ». Cependant, la synthèse opérée par le sacré ne dure pas, presque immédiatement elle est dissociée dans le retour du profane. Le Mal est un instant ponctuel, c’est l’instant précis où l’interdit est franchi et transgressé. Cette transgression apparaît au moment où « la volonté parvient au point extrême où elle ne peut plus vouloir » et se rend compte qu’il existe alors un résidu qui n’est pas le Bien, qui s’impose à elle sans qu’elle l’ait voulu et qui « peut-être déjà la séduisait à travers la passion dont elle était empreinte ». A cette extrémité la volonté est démunie et ne peut que céder à ce résidu contre lequel elle ne peut rien, « quoiqu’elle sache que c’était cela précisément qu’en voulant elle ne voulait pas ». La transgression est ce point où le Bien « vire au Mal sans que la lucidité de la conscience diminue pour autant […] : le Mal c’est la conscience du plaisir ». Ainsi, dans cette configuration, le Mal n’est plus, comme c’était le cas chez Platon, la raison subordonnée au déchaînement des passions. Le Mal consiste désormais au contraire dans l’asservissement des passions à la raison : le Mal c’est quand la raison déchaîne d’aveugles passions pour servir ses fins. La poésie figure au premier rang des passions déchaînées par la raison. Pour Bataille, les liens privilégiés qui unissent la raison et la poésie sont déterminés avant tout par la situation historique : le développement de l’industrie dans les sociétés modernes a soumis le monde à un rationalisme économique qui exclut et rejette la souveraineté du religieux. De ce fait, « la valeur sacrée échappe à la justification morale, se donne la pure liberté déchaînée et l’innocence ruineuse de la poésie » (XI, p. 207). Si la poésie conduit vers l’unité c’est donc dans un tout autre sens que chez Breton : la poésie ne construit ni ne dévoile un monde unifié mais fait passer d’un monde à l’autre, du profane au sacré ; elle ne recherche en rien l’unité de ces deux mondes dont la coexistence est aussi étrange qu’impensable, mais permet la réalisation d’une unité qui est le sacré même56. Nous sommes donc en présence de deux fonctions très différentes de la poésie : Breton et Bataille visent en quelque sorte un même point suprême mais ils ne le font pas dans le même sens ni avec la même intention. La différence qui existe entre leur manière de définir la 56
Pensons par exemple à la définition de la poésie comme participation dans La Littérature et le mal.
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fonction de la poésie dérive directement de leur appréhension respective du monde. Breton ne sort pas de ce que Bataille appelle le monde profane57, il le développe, étend ses limites bien au-delà des limites d’un réel rationalisé en vue des besoins du quotidien et lui donne la capacité d’intégrer ce que cette réduction demandait de rejeter ; il passe en un mot d’une compréhension partielle du réel à sa compréhension globale, d’un sens appauvri à un sens qui s’applique au réel en son entier, à un réel qui apparaît alors comme un bloc sans faille. Bataille ne fait quant à lui rien d’autre, si ce n’est que le point suprême est pour lui à la fois plus et moins que la clôture d’un monde : le point clôt le monde profane, mais la clôture ne va pas sans l’ouverture de ce monde sur ce qui l’altère. Là où pour Breton viser la clôture c’est viser l’unité, pour Bataille cela revient à retrouver le moment où surgit une irréductible dualité qui altère la perfection d’un monde parfaitement achevé. Le rapport que l’on voit se dessiner entre l’appréhension du monde et la conception de la poésie n’est évidemment pas sans incidence sur le traitement réservé à l’image. Si l’image implique toujours la vision d’un monde dont la nature est étroitement liée à ce qu’elle donne à voir, il est évident que Bataille et Breton ne pouvait plébisciter la même image, puisque précisément ils ne voyaient pas le monde de la même façon et ne voyaient donc pas le même monde. Là où Breton cherche à faire apparaître l’unité du monde à la lumière de grandes images synthétiques, Bataille doit quant à lui lever le voile sur un monde impensable et impossible. La question qui se pose alors à nous, et dont L’Anus solaire nous a déjà fourni quelques éléments de réponse, est de savoir ce que devient l’image quant elle se déploie sur le fond d’un tel monde. Quelle que soit la réponse que l’on formulera cette question a déjà le mérite d’en finir avec un reproche fallacieux : le rapport de Bataille à l’image n’est pas à comprendre à la lumière d’une éventuelle pathologie du philosophe-excrément, il se noue plus profondément dans son rapport au monde. 57
Un exemple parmi d’autres de ce que Bataille nomme parfois « l’ambiguïté » dans laquelle il pense que Breton demeure : « Quelque changé que soit le monde à venir, il ne peut être entièrement dégagé des "impératifs utilitaires, rationnels, esthétiques et moraux" auxquels nécessairement l’acte surréaliste se soustrait. Un tel acte ne peut faire qu’il ne soit donné comme sacré (dans tout le sens profanateur du mot) : opposé au monde insupprimable de l’utilité rationnelle. Le refus dont il s’agit gagnerait à n’être pas confondu avec le refus raisonné de conditions de vie déraisonnables. Et réciproquement. » (XI, p. 261)
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Dans la poésie de Bataille, la plupart des images transgressent l’interdit posé dans Signe ascendant et se présentent comme une altération de l’analogie telle que la conçoit Breton. Autrement dit, ces images relèvent d’une analogie qui transgresse ses propres interdits en substituant au mouvement vers le haut un mouvement vers le bas qui ne craint ni les excès ni les outrances. Rappelons, à titre d’exemple, les « pleurs de poix » (IV, p. 11) qui éloignent les larmes de la pureté et de la transparence pour les rapprocher d’une matière collante et visqueuse ; songeons également à la langue « rouge comme un gigot » (IV, p. 14), au « soleil noir de crachats » (IV, p. 15) ou encore à « la beauté d’un être » assimilée « au fond des caves » (III, p. 75), aux yeux qui « sont des cochons gras » (III, p. 87) ou enfin à la nuit qui « est une église où l’on égorge un porc » (III, p. 89). Chacune de ces images témoigne à sa manière d’une volonté de « confondre l’esprit humain et l’idéalisme devant quelque chose de bas », volonté qui, on l’a vu, ne s’est peut-être jamais manifestée avec plus de force que dans les pages de Documents. Il s’agit plus précisément, comme il l’écrit en 1930 dans « Le bas matérialisme et la gnose », d’imposer la présence d’une « matière basse » (I, p. 225) qui, demeurant « extérieure et étrangère aux aspirations idéales humaines […] refuse de se laisser réduire aux grandes machines ontologiques résultant de ces aspirations ». Aux alentours de 1930, Bataille décèle dans la gnose une manifestation historique du matérialisme qu’il appelle de ses vœux, et sa conviction est renforcée par « la figuration des formes en contradiction radicale avec l’académisme antique » à laquelle aboutit le courant de pensée gnostique, figuration qui permet selon lui d’avoir « l’image d’une matière basse, qui seule, par son incongruité et par un manque d’égard bouleversant permet d’échapper à la contrainte de l’idéalisme ». Si Bataille trouve un équivalent des figurations de la gnose dans les figurations plastiques de l’époque, et notamment dans l’œuvre de Picasso à laquelle un numéro spécial de Documents sera consacré, nous pouvons à notre tour déceler la même incongruité et le même manque d’égard dans les images de sa propre poésie qui utilise l’"être-comme" de la métaphore pour imposer à l’idéalisme des rapprochements qui le déconcertent et le décontenancent. Ainsi, le « ciel arachnéen » évoqué dans un poème écrit dans les années 40 applique à la lettre la leçon qui clôt le célèbre article « Informe » écrit en 1929 : « […] affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est
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qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat » (I, p. 217). Il ne faut cependant pas se méprendre. La poésie de Bataille n’est pas une poésie qui aime les images, elle se présente plutôt comme une poésie qui les abandonne, tente de s’écrire sans elles et sans doute pour une part contre elles. Ce refus de l’image n’est pas une caractéristique tardive de cette poésie mais apparaît au contraire dès les premières lignes de L’Anus solaire au moment précis où le narrateur s’écrie : « JE SUIS LE SOLEIL ». Le lien par lequel le verbe être « relie une chose à l’autre » ne s’avère « pas moins irritant que celui des corps » ; l’union et la liaison des mots ne doivent rien à la violence de l’accouplement charnel. De fait, ce que Bataille nomme « le copule des termes », en l’occurrence le copule d’un « je » et du soleil, n’est pas dénué de conséquences : « il en résulte, écrit-il, une érection intégrale, car le verbe être est le véhicule de la frénésie amoureuse »58. La transformation aussi soudaine que spectaculaire du corps de celui qui dit « je » montre que les mots ont un effet direct et immédiat sur le réel. C’est que, dans L’Anus solaire, il existe une proximité très grande entre dire et être, dire et devenir : le verbe être n’unit pas seulement les mots qu’il relie, il unit également les référents auxquels ces mots renvoient. Le copule des termes ne relève donc pas du « sens de l’être » que déploie la métaphore et qui « échappe à l’opposition simple de l’être et du non-être »59 mais se révèle en fait beaucoup moins équivoque : au moment du cri, le « je » est le soleil, et l’union du « je » et du soleil se rapproche alors de l’union érotique fusionnelle dans laquelle culmine la passion amoureuse. L’attribution de cette valeur particulière au verbe être est une première manière de parvenir à l’unité qui définit le sacré : le copule du « je » et du soleil réalise la « fusion de l’objet et du sujet [qui] veut le dépassement de chacune des parties au contact de l’autre » (IX, p. 196). En rendant caduque la distinction entre un plan métaphorique et un plan littéral, le copule des termes rend du même coup impossible l’existence d’un sens caché et impose une simplicité déroutante : il n’y à rien d’autre à entendre là que ce qui est dit. Cette simplicité, la poésie de Bataille va la retrouver d’une autre manière, en tournant un peu plus encore le dos à l’image. Prenons comme premier 58
Autre façon de dire que les mots font l’amour. Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, op.cit., p. 273.
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exemple un poème sobrement intitulé « L’ossuaire » qui date du début des années 40 : La force de la vie et le malheur du froid la dure bêtise de l’homme sachant la loi de son couteau la tête avare de l’extase un cœur de glace une soupe fumante un pied sale de sang la moustache des larmes une crécelle de mourant. (IV, p. 21)
Dans ce poème, et en particulier dans le deuxième quatrain, il est sans doute possible d’entendre des bribes de ce que Jean-Marie Gleize nomme, en référence à la poésie objective désirée par Rimbaud, la prose en prose : « Après les vers en vers, il y a les vers en prose ; après les vers en prose ou la prose en vers, il y a la prose en prose »60. Cette prose en prose, « poésie après la poésie »61, serait à la fois l’ultime découverte de Rimbaud et ce qui « aurait toujours déjà eu lieu » dans son œuvre sous la forme d’un conflit que Gleize évoque de la manière suivante : « un fragment de réel contre toute image, de très petits poissons de réalité contre toute image, un peu de réel impossible envers et contre tout ». Cette évocation semble parfaitement rendre compte du deuxième quatrain de « L’ossuaire » où l’on retrouve le fragment de réel contre l’image au moins en trois sens possibles : proximité très grande de l’un et l’autre renforcée par le recours à l’asyndète ; opposition de l’un à l’autre relayée notamment par l’opposition de la glace d’un cœur tourné vers le symbole et de la chaleur d’une soupe très banale ; volonté enfin d’échanger l’un contre l’autre, d’échanger l’image contre le fragment de réel, comme le laisse penser la fin d’un poème qui plébiscite la plus grande simplicité d’expression. Il existe dans « L’ossuaire » une particularisation des objets qui s’oppose à ce que Laurent Jenny a nommé leur essentialisation en analysant un vers de Malherbes (« le baume est dans la bouche, et des roses dehors »). Jenny résume de la sorte 60 Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 227. 61 Ibid., p. 230.
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l’essentiel du processus qu’il décèle : « L’article présente comme défini un indéfini, selon un trope déterminatif qui donne la clé d’une grande partie de l’énonciation poétique, les "objets" poétiques se trouvant à mi-chemin de l’existence individuelle et générique, les "circonstances" poétiques étant d’emblée transcendées par leur essentialisation »62. Alors que l’énonciation poétique abstrait et idéalise (comme le fait "le baume" « en transfigurant une haleine particulière »63) la deuxième partie du poème de Bataille accomplit un mouvement exactement contraire : à l’évidence, dans ce quatrain, l’emploi des articles indéfinis est un emploi non générique, plus précisément un emploi spécifique, qui renvoie à un référent particulier, accessible dans la situation d’énonciation. Si l’on peut d’abord considérer que l’article défini singulier dans, par exemple, « une crécelle de mourant », hésite entre une valeur générique et des valeurs plus ostensives, on sent bien par la suite qu’il s’agit moins d’une crécelle en général que d’une crécelle particulière, isolée, unique, qui vient s’inscrire dans l’espace et le temps du poème comme un être nouveau et qui, du même coup, impose sa présence d’être singulier. Pour tenter de mieux comprendre ce qui est alors en jeu dans le poème de Bataille, on peut faire référence à ce que Dominique Rabaté appelle l’énonciation lyrique et qu’il différencie de l’énonciation poétique telle que la définit Laurent Jenny en passant « par le statut de la circonstance »64. Pour Rabaté, il n’existe « de texte lyrique que de la circonstance, dans le maintien d’une visée vers cette circonstance, qui ne saurait jamais se transformer en contexte ». Autrement dit, la spécificité de l’énonciation lyrique tient dans une sorte de déchirement entre une tentative de dépasser l’instant fugace de sa circonstance en le transformant en vérité éternelle et le refus malgré tout de trahir « sa singularité absolue »65. Toute une partie de « L’ossuaire » semble échapper à ce déchirement. Tout se passe comme si Bataille choisissait sans hésiter de donner un maximum 62
Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 50. (Notons que cette manière de transcender la circonstance par son essentialisation ne rend pas compte de toute l’énonciation poétique, l’analyse de la fin du vers menée par Jenny montre d’ailleurs l’existence d’un mouvement inverse. Cf. Laurent Jenny, La Parole singulière, op. cit., p. 51.) 63 Ibid., p. 51. 64 Dominique Rabaté, « Enonciation poétique, énonciation lyrique », Figures du sujet lyrique, sous la direction de Dominique Rabaté, Paris, P.U.F, 1996, p. 70. 65 Ibid., p. 71.
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d’intensité et de densité au présent le plus instantané en pratiquant une sorte d’épure : il y a simplement une crécelle de mourant, une soupe qui fume, un pied sali par le sang. De ces objets rien ne sera dit si ce n’est qu’ils sont là. Aucun déictique ne donnera de précision quand à la circonstance de leur apparition, comme si cette réduction de la circonstance à la seule présence de l’objet était le gage de la plus grande présence, de celle que la poésie en l’occurrence tente de manifester. Cette caractéristique rapproche les poèmes de Bataille d’une poésie que Jean-marie Gleize a qualifiée de littérale, d’une poésie dont la singularité n’est pas à chercher « dans l’étrangeté de ses figures, ni dans la mise en œuvre de procédures hermétiques ». Cette poésie se définit au contraire dans sa simplicité, « dans l’extrémisme de sa simplicité, dans ses moments (intenables) où elle parvient au plus près de ce qui est ». Ces poèmes à plusieurs égards déroutants tournent le dos pour la plupart à une poésie qui « ne commencerait qu’à partir du moment où se trouve libéré le pluriel des sens seconds, métaphorisés, connotés, "figurés" »66, et tentent plutôt de réaliser « l’une des utopies de la démarche rimbaldienne [qui] réside précisément dans l’hypothèse d’une poésie littérale, sans figure (donc sans doute, comme telle, impossible, mais non pourtant impensable ni moins désirable, au contraire) »67. Cette littéralité, cette façon de rendre la poésie au sol, à la réalité rugueuse, est à reliée chez Bataille avec une appréhension de la poésie comme l’impossible même, l’impossible c’est-à-dire le réel, la présence ou encore « le réel (cela, ce qui est) hors langage »68, innommable donc, insensé. L’une des premières mentions de ce que Bataille nommera plus tard l’impossible apparaît dans un article de 1929 où une « inexprimable présence réelle » (I, p. 173) des choses s’impose comme ce qui échappe aux idées ou aux concepts que l’on peut en avoir et les excède. La présence ne sera véritablement réelle que dans la mesure où, pour reprendre une expression de Georges Didi-Huberman, elle sera « impossiblement singulière […] incompossible à l’idée en tant que telle »69. Là où Breton considère 66
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, op. cit., p. 126. Ibid., P. 127. 68 Ibid., p. 13. 69 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 190. 67
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qu’il existe une substance de la fleur ; là où il pense donc que la forme demeure « indépendante de ses accidents »70, Bataille avance une radicale insubordination à la forme, refuse que chaque chose ait une forme idéale ou générique. Avec lui, et parce que « la forme incessamment vit et meurt de ses propres accidents, de ses propres symptômes déformants », on assiste au retour de la présence chaque fois singulière des choses, d’une singularité chaque fois singulière qui impose son irréductible présence. Le recours plutôt incongru ici au dogme de la transsubstantiation pour décrire la présence de telle fleur unique et singulière nous donne une indication précieuse pour mieux situer cette présence au sein du monde profane. Se référer à la présence réelle et simultanée du corps et du sang du Christ dans le pain et le vin de l’eucharistie pour évoquer la présence impossiblement singulière de la fleur est sans doute une manière d’affirmer que cette présence a quelque chose de commun avec la présence de Dieu. Il faut ici se souvenir du geste d’Edwarda. Quand la prostituée intime au narrateur hébété de regarder son sexe ; quand, en d’autres termes, elle l’expose à l’inexprimable présence réelle de ce sexe impudiquement ouvert en affirmant simultanément être Dieu, elle ne fait peut-être alors que confirmer ce que Bataille suggérait plus discrètement une dizaine d’années plus tôt à propos des fleurs : toute présence singulière est divine, et qui plus est quand il s’agit de celle de la chair que frappe l’interdit chrétien. La singularité de telle fleur ou du sexe d’Edwarda est divine en ce sens qu’elle impose et qu’elle rappelle au monde profane ce qu’il ne pourra jamais comprendre, ce dont il ne pourra jamais rendre compte : la présence simple, le simple fait qu’il y a une fleur, une soupe fumante, un pied ensanglanté, le sexe d’une prostitué violemment montré un soir de débauche. Ainsi, ce n’est pas par hasard qu’en 1947 Bataille pourra écrire que l’art devient poésie au moment précis où il est capable de déceler la matérialité des choses, matérialité qui, comme l’écrit Levinas auquel il se réfère alors, est « le fait même de l’il y a » (XI, p. 295), de cette présence « absolument inévitable » (XI, p. 291) et qui n’est pas « le pendant dialectique de l’absence ». La singularité de telle chose du monde est faite de tout ce que la pensée rationnelle néglige sans pourtant parvenir à l’effacer et qui, dès lors 70
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 191.
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qu’on lui accorde un peu d’attention, rend soudain présent le fait nu de l’il y a. Tous ces petits rien qui font de chaque fleur une fleur absolument singulière passent au premier plan : la configuration et la couleur de la corolle, la fraîcheur du pistil, les salissures du pollen ou encore la tache velue des organes sexués. Et parce qu’échapper à l’idée c’est s’échapper d’un refuge à l’abri du temps, la fleur singulière sera aussi une fleur qui meurt, une fleur en devenir : rien ne sera caché de la fragilité d’une corolle qui finit toujours par pourrir au soleil en transformant la fleur en flétrissure criarde et en la rendant au fumier dont elle vient. « Le langage des fleurs », mais cela vaudrait aussi pour nombre d’autres textes de cette époque, parce qu’il s’attache à manifester la matérialité des choses singulières, n’est pas moins un article qu’un poème. Il existe dans les poèmes de Bataille une façon de s’en tenir aux faits, mais sans pour autant réduire le réel à ceux-ci comme le ferait un positiviste. S’en tenir aux faits tout en approfondissant l’expérience qu’on en a, aller vers un plus loin, un plus profond qui n’est en rien un au-delà mais peut-être un plus intense, tel est en somme l’un des principaux enjeux de la poésie recherchée par Bataille. Cette intensité est sans doute proche de celle qu’évoque Eugène Guillevic dans un poème d’Exécutoire : Tu regardes un caillou ramassé par hasard A l’abri d’un buisson Et puis tu t’aperçois Que plus tu le regardes Et plus sa force est grande A t’éclater les yeux que tant de chose appellent Et que l’ombre choisit Quand le soleil est cet œil lourd Clamant midi.71
Regarder longuement « le caillou ramassé par hasard », être ouvert à la singularité de sa présence par la seule insistance du regard accroît l’intensité de sa force, le rend présent à « [s’]éclater les yeux ». C’est sans doute une intensité très proche que Bataille cherche à rendre 71
Eugène Guillevic, Exécutoire (1947), Paris, Gallimard (Collection Poésie), 1978, p. 160.
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présente dans le dépouillement du poème, retrouvant par là un procédé dont Jean-François Louette a montré qu’il était à l’œuvre dans ses fictions : Bataille ne publie pas sur le mode de la prolixité : il se situe à l’opposé de Sade, qui constamment en rajoute, ressasse, en remet. Mouvement d’écriture fondamental chez Bataille que celui du retranchement : le petit s’amenuise encore, le coupable se coupe et coupe. […] Il ne s’agit pas seulement de diminuer le texte : ce qui est en question, c’est d’en abriter ou d’en réserver le sens. […] A propos de Roberte ce soir, l’écrivain explicitera cette pratique : « le refus d’adoucir et d’expliquer » et le parti pris de « ne rien rendre accessible et de tout porter, dès l’abord, à l’extrême ». Un excès qui refuse son accès : un 72 excès retranché.
Cette manière de faire que Jean-François Louette nomme « le retranchement » est une des modalités de ce qu’il appelle par ailleurs l’écriture de l’intensité, l’intensité de l’amour, de la mort, l’intensité en un mot de la vie. L’intensité de la présence s’inscrit dans la même stratégie de retranchement : la réduction de l’expression à sa forme la plus simple répond à un désir de mettre les choses à nu, d’exprimer la nudité des choses et d’attendre de cette nudité une force de saturation, une force si intense qu’elle finit par faire éclater les limites du monde profane. De la même manière que Dieu clôt, et donc ouvre, un monde profane parfait sur son autre sacré, l’intensité de la présence singulière est à son tour un point de clôture de ce monde, un point de présence si intense qu’il sature le profane et le fait basculer vers le sacré. L’écriture de cette intensité ne réclame donc aucune analogie, aucune image, mais simplement la présence de ce qui est, la simple désignation de ce qui est. À l’inverse donc de Breton qui requiert l’image analogique pour construire un monde en direction d’un monisme apaisant, Bataille tente de manifester, en se tenant au plus près de la présence des choses, ce qui s’apparente à des points de rupture, véritables symptômes de cette vérité déconcertante : il existe deux mondes dont le premier (profane) est hanté par la toujours possible bascule vers le second (sacré).
72 Jean-François Louette, « D’une gloire lunaire », introduction à Georges Bataille. Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la direction de Jean-François Louette, 2004, p. 73.
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Position diamétralement opposée à celle qui était dictée au maître du surréalisme par son irrépressible besoin d’unité. De fait, Bataille rejoint d’autres dissidents du mouvement, dont, par exemple, Artaud, et en particulier, le Artaud qui voit en van Gogh l’artiste qui, à l’opposé d’un Gauguin qui pratique « le dépaysement métaphorique de l’objet »73, sait par excellence « déduire le mythe des choses les plus terre à terre de la vie »74, savoir qui, déclare Artaud, lui donne « foutrement raison », la réalité étant « terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité ». Ce Van Gogh est le peintre qui a définitivement pris le parti des choses et qui a su se tenir aux choix esthétiques que cette position implique : « si objet il y a, sa définition maximale est sa définition minimale, le plus banal et le plus proche »75. Artaud le dit à sa manière et avec force : Un bougeoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée, un livre sur le fauteuil et voilà le drame éclairé.
De cet Artaud qui voit ce van Gogh, de ce van Gogh vu par Artaud, Jean-Marie Gleize affirme qu’« il a fallu beaucoup de non-lecture, ou d’aveuglement » pour ne pas voir leur proximité avec l’entreprise d’un Francis Ponge dont l’engagement dans la réalité n’est pas moins rageur que le leur, dont le désir d’étreindre le réel n’est pas moins ardent que leur acharnement à se tenir au plus près de celui-ci. A ce désir d’étreinte il faut associé Bataille, le Bataille de Documents et des poèmes qui, désormais, ne rejoint plus seulement Artaud et Ponge pour s’être opposé à la capitalisation de la poésie « sous toutes ses formes et jusqu’en dehors de ses formes »76 opérée par le surréalisme et pour avoir redéfinit « le travail poétique dans ses limites et ses pouvoirs » en dénonçant chacun à leur manière « l’imposture des Gymnastes ». Quand Jean-Marie Gleize explique comment Ponge fut associé, dans une sorte d’opposition au surréalisme, « au grands
73
Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, Paris, Seuil, 1983, p. 136. Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard (Œuvres complètes XII), p. 29. 75 Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, op. cit., p. 136. 76 Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, op. cit., pp. 24-25. 74
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schismatiques que furent Bataille et Antonin Artaud »77, il prend soin de noter une différence : […] Artaud et Bataille, c’est l’érotisme et la folie, le paroxysme et la cruauté, la révolte portée à son plus haut degré d’incandescence, les grands dérèglements de la vie, les grandes irrégularités du langage, et de toute façon des hommes d’emblée qualifiés par leur dimension mythique. Avec Francis Ponge, rien de tel. Si l’œuvre, désormais, massivement, impose sa présence, il n’est pas sûr qu’elle dispose d’une image susceptible d’entraîner facilement l’adhésion. Elle apparaît peutêtre trop "facile", ou trop problématique à cause de sa facilité même. Sa discrétion essentielle, que le développement quantitatif ne saurait effacer, la maintient en retrait.
Rien à redire à la réserve qui est ici émise, si ce n’est qu’il existe un Bataille qui à sa manière est très attentif à la chose, qui prend son parti, parfois avec virulence, mais aussi parfois dans le plus grand dénuement, avec une sorte de discrétion extrême, très loin des tumultes auxquels on l’associe toujours trop vite.
77
Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 204.
L’ŒUVRE SACRIFIEE
« Le sacrifice est immoral, la poésie est immorale. » L’Expérience intérieure. « Ce sont les hommes qui font et non les avalanches. » Jean-Paul Sartre. Critique de la raison dialectique.
Dans L’Entretien infini Maurice Blanchot écrit à propos du quotidien : « Le quotidien est sans événement ; dans le journal, cette absence d’événement devient la trame du fait divers. Tout est quotidien, dans le quotidien ; dans le journal, tout quotidien est insolite, sublime, abominable »1. Dans les pages d’un journal, le quotidien perd la platitude qui fait qu’il est comme s’il n’était pas : il rompt soudain avec le quotidien ; aussi bien « insolite » qu’« abominable », il marque toujours un écart, une rupture violente. Mais les pages du journal n’accueillent pas simplement les faits divers. On y trouve également, ou du moins pouvait-on y trouver, de la poésie. « Je me rappelle, rapporte Bataille à propos d’un poème de Prévert, qu’au moment où parut Cortège, dans Action, vers le début de cette année2, ayant égaré son journal un ami, de mémoire, en retrouva pour moi la plus grande partie » (XI, p. 98). Il serait faux de croire que 1 2
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 363. Nous sommes alors en 1946.
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l’ami évoqué par Bataille fait exception : « il était banal ce jour-là de demander à qui l’on rencontrait s’il avait lu Cortège ». Cette anecdote laisse voir comment la poésie n’est pas un changement anodin parmi les mille changements invisibles qui font le quotidien. Outre le fait qu’il déchire la trame de la vie quotidienne, le poème de Prévert frappe les esprits : « Il y a sans nul doute en des poèmes tels qu’Inventaire ou Cortège un enchantement qui souffle, bien au-delà de l’attrait simple d’un fou rire ». A la fois rupture et bouleversement, la poésie n’est pas un simple changement mais un événement3. Quand Bataille affirme que « la nature de la poésie est dans la dépendance de l’événement » (XI, p. 89), deux interprétations sont possibles. Tout d’abord, parce qu’elle exprime « les émotions dominantes d’une société donnée » la manifestation poétique est ce qui touche le plus cette société : « Née de l’événement dont elle est le cri, la poésie accède, en accentuant ce cri, à partir de l’étonnement qui la fait naître à l’extrémité de l’émotion ». Mais Bataille ne se contente pas de dire que la nature de la poésie dépend de l’événement, ni de simplement souligner que sa manifestation est en relation étroite avec ce dernier. Il affirme également que la nature même de la poésie relève de l’événement et, pour finir, que « la poésie est événement ». Cette dimension événementielle est importante : alors que les différentes définitions de la poésie nous ont permis de déceler la nature fuyante de son être, l’analyse de l’événement poétique va nous permettre désormais de mieux appréhender cette fuite qui apparaît si déterminante pour notre réflexion. De l’événement à l’instant : du furtif au fuyant
Désignant l’inscription de la poésie dans le temps comme un événement, Bataille écrit : « la véritable poésie naît de l’événement, est elle-même événement, consume l’événement dont elle est la flamme » (XI, p. 90). La poésie est l’événement de l’incandescence de l’événement : elle est l’événement qui porte à son 3
Il n’est pas improbable que ce soit Colette Peignot qui ait suggéré à Bataille le rapprochement de la poésie et de l’événement. Alors que commence son agonie, cette dernière communique le fragment suivant à Bataille : « L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est création d’un événement topique, "communication" ressentie comme la nudité. – Elle est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui est raison de vivre, or cette raison de vivre se "déplace" ». (Ecrits de Laure (1977), Texte établi par J.Peignot et le collectif Change, Paris, Pauvert, 1979, p. 89.)
L’ŒUVRE SACRIFIEE
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paroxysme l’événement et sanctionne sa fin. Mais cette fin ne signifie pas moins la fin de l’événement que l’événement lui-même : « L’événement n’est pas ce qui a lieu, affirme Jean-Luc Nancy, mais la venue d’un lieu, d’un espace temps comme tel, le tracement de sa limite, de son exposition »4. En traçant la limite dernière de l’événement, la poésie définit l’événement comme tel : elle sanctionne son avènement en même temps qu’elle prononce sa mort. Evénement de l’événement, l’événement qu’est la poésie se démarque ainsi par sa brièveté, son caractère furtif. On savait que la manifestation de la poésie était essentiellement changeante, on découvre maintenant que les changements qui l’affectent n’ont rien de lentes mutations mais se lient au contraire à une sensible brièveté. Autrement dit, la corrélation entre les variations des émotions dominantes des sociétés et celles de la manifestation poétique ne suffit pas à expliquer le changement incessant qui affecte la poésie : elle n’en rend compte qu’en partie. La poésie ne change pas uniquement parce que les émotions qu’elle exprime varient, mais parce qu’il est dans son être même de changer : la brièveté de l’événement qu’elle est ne décèle pas autre chose que cette détermination fondamentale5. Aussi, cette fugacité qui s’annonce dans l’événement poétique fait-elle signe vers une autre catégorie temporelle : celle d’instant. Dans une conférence de 1952, L’Enseignement de la mort, Bataille évoque par exemple la possibilité « de faire furtivement l’expérience furtive » (VIII, p. 203) de l’instant, soulignant par là son caractère « insaisissable » et le lien qui, de fait, unit le furtif au fuyant. Ce lien, Derrida le décrit en détail dans une étude qu’il consacre à Artaud : Le furtif est fugace mais il est plus que le fugace. Le furtif, c’est – en latin – la manière du voleur […]. Le langage courant a effacé du mot « furtif » la référence au vol, au subtil subterfuge dont on fait glisser la signification – c’est le vol du vol, le furtif qui se dérobe lui-même dans
4
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée (1986), Paris, Christian Bourgois Editeur, 1990, p. 227. 5 « "Elle change. Elle change tout et tout la change. Pas une parcelle immobile, pas de place accordée au repos, au regard en arrière, au c’est bien ainsi, j’attends la récompense…" C’est ce qu’on peut dire de cette poésie, et peut être aussi est-ce là ce qu’il faut dire de la poésie entière, qui n’est qu’à la condition de changer. » (XI, pp. 91-92)
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE un geste nécessaire – vers l’invisible et silencieux frôlement du fugitif, du fugace et du fuyant.6
La fuite essentielle que décèlent les manifestations furtives de l’instant et de la poésie ; cette fuite qui s’éloigne de toute permanence pour se situer aux antipodes d’une réalité envisagée à l’état statique, de tout système supposé fixe de qualités et de propriétés, est justement ce que Bataille désigne sous le terme de sacré : « Il ne peut rien y avoir de sacré. Le sacré ne peut être une chose. Seul l’instant est sacré, qui n’est rien (n’est pas une chose) » (VII, p. 455). N’étant pas une chose, l’instant est sacré tout comme « La poésie est sacrée dans la mesure où elle n’est rien » (VII, p. 456). L’être poétique est un être qui se dérobe, un être qui refuse toute stabilité et s’oppose à tout principe de permanence. Autrement dit, « La vérité de la poésie moderne est d’avoir privé la poésie de substance ». La pure mobilité de l’être de la poésie se dit ainsi dans les termes d’une absence ou d’une privation de substance. Cette privation renvoie à une définition de l’être comme excès, définition « qui ne peut philosophiquement se fonder, en ce que l’excès excède tout fondement ». L’excès est le signe qu’un tel être se soustrait à toute onto-logie, qu’il marque un écart irréductible avec le vocabulaire de la métaphysique, écart dont témoignent tout particulièrement les propositions suivantes : « « Etre » en ce cas, écrit Bataille, veut dire « éviter la mort à l’aide d’un changement incessant », « devenir autre », non « rester identique à soi-même » » (XI, p. 91). Quand l’être n’est pas envisagé comme une substance, quand il fuit et ne reste pas identique à soi-même, alors cet être ne peut pas changer : il n’est pas possible de parler de changement puisque cette notion implique justement "quelque chose" qui change et par rapport auquel le changement est identifié. Cependant, dès lors qu’elles évoquent un être qui n’est pas une substance, il est logique que les propositions de Bataille ne s’organisent pas autour d’un principe unique à partir duquel tout serait saisi ; il est logique qu’elles ignorent la notion de sujet et tout ce qui, plus généralement, selon l’expression de Derrida, renvoie à « l’invariant d’une présence » : « On pourrait montrer, écrit Derrida, que tous les noms du fondement, du principe ou du centre ont toujours désigné l’invariant d’une 6
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 264.
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présence (eidos, archè, telos, energeia, ousia (essence, existence, substance, sujet) aletheia, transcendantalité, conscience, Dieu, homme, etc.) »7. Dans cette perspective, le meilleur moyen d’approcher l’être décrit par Bataille consiste certainement à tirer toutes les conséquences de son irréductibilité à la notion de substance. Cet être semble un être qui toujours déjà n’est plus, qui fuit à ce point qu’il n’est rien d’autre que sa fuite. A définir l’être comme un « devenir autre », c’est l’être qui n’est pas, l’être qui est antérieur à toute affirmation de l’être que Bataille semble évoquer. On peut tenter de clarifier cela à partir du devenir tel que le définit Hegel. Unité et identité de l’être, qui est néant, et du néant, qui est être, le devenir met en jeu à la fois l’être devenu, l’apparaître, et le néant devenu, le disparaître. L’être dont parle Bataille ne relève pas plus du néant qu’il ne relève de l’être, il renvoie essentiellement à la mobilité que décèle l’apparaître et le disparaître, il est radicalement un changement considéré en tant que changement, un passage d’un état à un autre état, une pure fuite qui échappe à ces deux catégories. La poésie en effet ne change pas, mais est changement ; elle n’est rien, rien qui fuit, rien qui change, mais le mouvement que signifient la fuite et le changement. D’où la difficulté de comprendre cet être dans une notion, difficulté que nous avons précédemment énoncée et dont les causes apparaissent ici plus clairement8 ; d’où également les nombreuses formules qui insistent sur l’aspect funèbre et à peine réel de la poésie – Bataille évoque le « caractère de mirage » d’une poésie qui « se dérobe infiniment »9, et finit par affirmer : « rien n’est plus essentiellement périssable »10. Si l’on tente d’appréhender la position de Bataille à travers les catégories de la métaphysique, la difficulté nous apparaît sous la forme d’une question : qu’est-ce qui fuit quand l’être même de ce qui fuit est de fuir ? La réponse que nous avons esquissée consiste en quelque sorte à démentir la question : rien ne fuit, il n’y a que la fuite. La question reposait sur la présence attendue d’un sujet, la réponse indique que cette présence ne va pas de soi. Ce démenti n’est 7
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 411. La substance n’est pas seulement ce que vise la définition, elle en est également la condition de possibilité. 9 Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 92. 10 Ibid., pp. 104-105. 8
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assurément pas anodin : il nous invite à revenir pour mieux la comprendre sur l’articulation entre l’absence de substance de l’être poétique et la détermination de sa manifestation comme événement. Peut-on incriminer la question ? S’interroger sur la nature de ce qui fuit n’est-il pas le plus naturel ? Il faut bien juger de la part d’erreur qu’un tel questionnement est susceptible d’induire, sous peine de ne jamais rien voir de l’événement poétique, ni de l’événement en général : dès que nous voulons approcher ce dernier, « nous sommes aussitôt absorbés par autre chose, affirme Claude Romano, par les « choses » justement, figées sous nos yeux par un regard de Méduse »11. Il pleut, « et nous voudrions aussitôt saisir quelle « chose » est la pluie », l’éclair luit, « et nous nous demandons : qu’est-ce que "cela", l’éclair, qui luit ainsi ? ». Mais s’il se peut que nous regardions autrement, que nous brisions la fascination exercée par les « choses », et que « nous fixions l’événement, tout autre est alors ce qui se montre ». Une fois détaché de cet attrait encombrant qu’il avait pour les « choses », le regard décèle enfin en l’événement « cette épiphanie prévenant toute chose » qui apparaît comme un « agir sans agent, [une] pure efficace »12, ou encore « un changement sans chose qui change »13. On le voit, la difficulté d’appréhender ce qu’est l’événement se lie en partie au langage ou, plus exactement, à ce que Nietzsche a dénoncé dans les termes d’une « « grammaire métaphysique » qui régit les propositions ontologiques dans lesquelles l’événement apparaît d’emblée subordonné à l’étant » : Quand je dis : "l’éclair luit", j’ai posé le luire une fois comme activité et une seconde fois comme sujet : j’ai donc supposé sous l’événement (Geschechen) un être (Sein) qui ne se confond pas avec l’événement mais, bien plutôt, demeure, est, et ne "devient" pas. – Poser l’événement comme agir : et l’action comme être : telle est la double erreur, ou interprétation, dont nous nous rendons coupables. Ainsi, par exemple, "l’éclair luit" – : "luire" est un état qui nous affecte, mais nous ne l’appréhendons pas comme action sur nous, et nous disons :
11
Claude Romano, L’Evénement et le monde, Paris, P.U.F, 1998, p. 7. Ibid., p. 8. 13 Claude Romano reprend ici une formule de Bergson. (Cf. Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Paris, Ed. du centenaire, 1959, pp. 1381-1382 et Durée et simultanéité, Paris, P.U.F, 1968, p. 41.) 12
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"quelque chose de luisant", comme un "En-soi", et nous lui cherchons un auteur, l’"éclair".14
Claude Romano résume de la manière suivante la dénonciation de Nietzsche : « l’assignation de l’événement à un substrat ontique s’accompagne d’une réduction de l’événement à un pur et simple « prédicat » qui se dit par conséquent d’un « sujet » »15. Selon Nietzsche, « l’« erreur » profonde de la « mythologie » véhiculée par le langage » consiste en « cette transformation de l’événement en prédicat ». Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’éclair, il faut bien voir que ce dernier « n’est pas du tout un étant mais n’« est » précisément rien d’autre que le luire lui-même ». En un mot, « c’est l’« avoir-lieu » de l’événement qui donne lieu à la « chose », et non pas le contraire ». La critique formulée par Nietzsche permet de mieux comprendre et de résumer les principales déterminations de la poésie que décèle sa description comme événement. L’événement poétique n’est jamais sans une indéniable brièveté : incandescence de l’événement dont il naît, il est essentiellement furtif. Sa brièveté est aussi bien l’indice que la manifestation dans le temps de la fuite primordiale de l’être de la poésie. La poésie est l’événement d’une fuite, c’est-à-dire qu’elle n’est rien qui fuit, mais la fuite en tant que fuite. Face à cette pure mobilité, la fixité du discours condamne à des formules au moins malaisées. Toutefois, en mesurant à quel point cet être ne peut se concilier avec les catégories de substance et d’identité, il est possible d’envisager la disparition ininterrompue qu’il est. Pour l’heure, nous avons surtout considéré l’incidence de cette disparition au niveau de la « chose faite ». Ainsi, il nous est apparu que la manifestation poétique est toujours changeante et que ce changement n’est pas un simple aléa mais une condition de possibilité de la fonction-limite de la poésie : étant contestation, l’existence de cette fonction est liée à l’exigence de briser et de prévenir sans cesse toute sclérose de la manifestation poétique. Parce que « le code poétique, qui fut une force négative de « mise en question » au moment de sa gestation, [devient], une fois constitué, une force de conservation et de 14 Nietzsche, Nachgelassene Fragmente, 1885-1887, Kritische Studienausgabe 12, herausgegeben von G. Colli und M. Montinari, DTV, de Gruyter, München, Berlin/New York, 1988, fragm. 2 (84), p. 104, trad. fr. de Julien Hervier (modifiée par Claude Romano), in Fragments posthumes, 1885-1887, pp. 110-111. (Cité par Claude Romano, L’Evénement et le monde, op. cit., pp. 8-9.) 15 Claude Romano, L’Evénement et le monde, op. cit., p. 9.
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mise au pas des émotions »16, il est capital pour la viabilité de la poésie que ce code ne se fige pas, soit toujours en mouvement, remis en cause presque aussitôt qu’il s’énonce afin de parer à toute réappropriation par la sphère du travail et du discours. Mais la disparition ne concerne pas seulement la poésie écrite, elle concerne également la poésie s’écrivant ou, si l’on veut, le moment où la poésie s’écrit. Il semble en effet que Bataille ne se contente pas que telle forme figée se défasse, mais exige que la disparition affecte l’acte même d’écrire : la fuite essentielle de l’être poétique que décèle la brièveté de son événement ne saurait être sans conséquence sur ce qu’est l’écriture de la poésie. Tout l’enjeu est donc pour nous de mesurer l’incidence de cette pure mobilité sur la pratique que nous tentons de définir. En d’autres termes, il s’agit désormais de parvenir à la description la plus concrète possible d’une écriture dont la fuite semble non seulement le principe mais aussi, nous allons le voir, l’ultime visée : la poésie manifeste le désir de renouer avec la pure mobilité de l’être et, en conséquence, la pratique d’écriture qu’elle désigne est en entier déterminée par la nécessité d’y répondre. Bataille n’a cessé d’y insister : il existe une vérité commune à la poésie et au sacrifice, une vérité qui décèle une parenté profonde plus qu’une simple proximité. Sa réflexion concernant cette parenté est pour nous la mieux à même de révéler ce que ce dernier attendait finalement de la poésie et d’en permettre la description. Il nous semble cependant que les liens que Bataille établit entre la poésie et le sacrifice demeurent mal connus. Le plus souvent, on se contente de présenter la poésie comme un sacrifice mineur où les mots sont victimes en s’appuyant, à juste titre, sur certaines analyses de L’Expérience intérieure. La question des liens entre la poésie et le sacrifice est alors réduite à son aspect le plus simple. L’essentiel reste ignoré, on ignore plus exactement que l’enjeu de la poésie était pour Bataille celui d’un sacrifice majeur, qui engage profondément celui qui écrit. Selon nous, Bataille a tenté d’appréhender les modalités de l’écriture poétique à partir du sacrifice souverain dont il donne la description dans plusieurs textes. L’essentiel des rapports entre la poésie et le sacrifice tient ainsi dans cette question : comment Bataille, en méditant sur la nature de l’acte sacrificiel souverain, a-t-il tenté de 16
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art. cit., p. 126.
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définir une pratique d’écriture qui manifeste une fuite bouleversante pour la stabilité et l’intégrité de celui qui écrit ? La poésie, l’instant et le sacrifice17
Tout pourrait commencer par un regard, ou plutôt par une question : que voit l’animal ? Que voient des yeux qui, « à notre mesure », ne voient pas ? Que voit un regard immergé dans le monde mais qui n’a pas de monde ? La question est à la fois fascinante et redoutable. Car rien ne nous est plus proche ni plus définitivement lointain que les yeux de l’animal : Je ne sais quoi de doux, de secret et de douloureux prolonge dans ces ténèbres animales l’intimité de la lueur qui veille en nous. Tout ce qu’à la fin je puis maintenir est qu’une telle vue, qui me plonge dans la nuit et m’éblouit, m’approche du moment où, je n’en douterais plus, la distincte clarté de la conscience m’éloignera le plus, finalement, de cette vérité inconnaissable qui, de moi-même au monde, m’apparaît pour se dérober. (VII, p. 294)
L’animal nous ouvre à une vérité qui nous est la plus intime, mais qui toujours nous échappe. Cependant, parce qu’elle n’est justement pas une vérité à laquelle nous accédons ou que nous pouvons détenir comme un bien propre, elle n’est pas exactement in-accessible. Son inaccessibilité désigne plus son dévoilement, et donc la manière dont elle nous touche, qu’un repli qui la mettrait hors d’atteinte et dans lequel elle finirait par se perdre. Cette vérité « m’apparaît pour se dérober » et, pourrait-on dire, en se dérobant. Elle ne constitue jamais une connaissance, et demeure incompatible avec « la distincte clarté de la conscience ». Les yeux de l’animal semblent les dépositaires d’une vérité ultime qui se donne en nous échappant, d’une vérité qui concerne directement la poésie et dont il faut tenter de retrouver la trace dans le passage de l’animalité à l’humanité que décrit Bataille. L’humanité naît avant tout d’une rupture avec la continuité et avec la pure immanence du monde animal, « d’une transcendance de l’immédiateté, d’une abstraction du donné 17
Précisons que dans la perspective qui est la nôtre l’exactitude scientifique des allégations anthropologiques de Bataille n’est pas en cause. Qu’elles soient pertinentes ou non nous importe peu. Seul nous intéresse ici ce qu’elles lui permettent de formuler à propos de la poésie qu’il tente de décrire.
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sensible »18. Cette coupure primordiale est opérée par la Négation qui est à la fois le « support de la conscience, [l’] origine de toute identité », et le « fondement de tout principe de Réalité ». La Réalité s’élabore au fur et à mesure des multiples coupures pratiquées par la Négation et, en conséquence, s’avère entièrement transparente au regard et à la conscience. Cependant, le procès de la Négation n’est pas sans « un reste, une tache aveugle située dans le non-lieu intersticiel de l’incision ». Autrement dit, la Négation « forclot et révèle un abîme » qui hante la conscience tout au long de son parcours et dont elle doit s’efforcer de se détourner afin de se constituer. De fait, il n’est pas un de ses développements qui ne porte la trace de cette tache aveugle et obsédante. Bien qu’au monde animal indistinct se substitue l’espace humain organisé et structuré en intériorité et en extériorité, cette scission n’est jamais une distinction définitivement établie. C’est que l’intériorité renvoie moins à « une autre réalité opposée à la Réalité extérieure » qu’elle ne désigne plutôt « la défaillance de toute réalité, marquée par la dislocation des identités ». Dans le même temps qu’elle élabore une réalité de plus en plus complexe, la conscience découvre et affronte une inconscience, qui n’est autre que « le reste du procès d’objectivation dont elle est issue et qu’étrangement elle désigne comme son domaine propre » : finalement, le dualisme de l’intérieur et de l’extérieur est moins « une opposition conceptuelle qu’une « affaire de glissements » »19. Le temps est la seconde loi fondamentale à laquelle conduit la Négation. Ce dernier se définit essentiellement comme « une succession discrète et opérationnelle » dans laquelle l’instant peut aussi bien être « recueilli dans une mémoire, [qu’] investi dans un projet, différé et enfin réalisé dans un résultat »20. Tout comme l’espace, le temps se fonde donc sur l’immanence qui, du même coup, ne cesse de l’assaillir et de menacer ses déterminations : si le temps est bien un « travail de suspension de l’instant »21, il demeure toujours exposé à la possibilité de son retour.
18
Michel Feher, Conjuration de la violence, introduction à la lecture de Georges Bataille, Paris, P.U.F, 1981, p. 15. 19 Ibid., p. 19. 20 Ibid., p. 21. 21 Ibid., p. 22.
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Les glissements qui guettent l’espace et le temps montrent comment le travail de la transcendance est sous la constante menace de l’immanence. Le retour de l’immanence n’a rien d’une simple hypothèse mais s’actualise au contraire dans la conscience de la mort. En retenant l’instant, en permettant que les identités se dessinent, la Négation confronte la conscience à la réalité de sa propre mort. Car ce n’est pas tant à la vie que la mort s’oppose, mais bien « à la conscience de la vie »22 qui procède de la « négation de l’animalité ». En ce sens, la mort « se présente comme une négation de la Négation » qui signifie pour la conscience « le retour à l’insensé dans un monde que l’espace et le temps avaient ouvert à la connaissance ». Face à la mort, la conscience est partagée entre deux attitudes antinomiques que l’on retrouve tout au long de son histoire : d’un côté, elle éprouve une fascination pour « cette dépense totale et souveraine », de l’autre, elle montre « une volonté farouche de la conjurer […], de l’articuler dans une économie, en un mot, de l’objectiver ». La fascination exercée par la mort qui luit parfois au fond de l’œil animal naît en entier du passage de l’animalité à l’humanité. Les premiers hommes l’ont senti obscurément : la négation ne pouvait « mettre le monde en coupe réglée » (XI, p. 100) sans « détruire sans cesse un lien émotionnel » qui les rattachait à ce monde. Et ces hommes d’ailleurs « ne subirent pas sans malaise la réduction qu’imposa leur activité calculatrice au monde sensible » : il fallut rendre « au monde de la sensibilité une partie des valeurs utiles » (XI, p. 101), autrement dit, il fallut se livrer à des sacrifices. Le sacrifice dit la vérité de la mort qui est de déceler « la vie dans sa plénitude » (VII, p. 309). Car ce qui est absent du « monde des choses » produit par la négativité, ce « n’est pas exactement la mort », mais bien « le cri émerveillé de la vie » que seule la mort révèle : L’ordre réel rejette moins la négation de la réalité qu’est la mort que l’affirmation de la vie intime, immanente, dont la violence sans mesure est pour la stabilité des choses un danger, et qui n’est pleinement révélé que dans la mort. L’ordre réel doit annuler – neutraliser – cette vie intime et lui substituer la chose qu’est l’individu dans la société du travail. Mais il ne peut faire que la disparition de la vie dans la mort ne révèle l’éclat invisible de la vie qui n’est pas une chose. […] De cette 22
Michel Feher, Conjuration de la violence, introduction à la lecture de Georges Bataille, op. cit., p. 23.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE vie intime, qui avait perdu le pouvoir de m’atteindre pleinement, et qu’essentiellement j’envisageais comme une chose, c’est l’absence qui la rend pleinement à ma sensibilité.23
Si le sacrifice connut au cours des siècles un lent déclin, la nécessité à laquelle il répondait n’en demeura quant à elle pas moins vivante. Aussi, Bataille n’a-t-il cessé de traquer les formes dans lesquelles cette dernière a tenté de se manifester. Car il faut bien voir que le retour de la sensibilité dans un monde qui n’a de cesse de la mettre à l’écart correspond avant tout pour lui à une opération précise et isolable : que ce retour s’accomplisse à travers le sacrifice ou sous une autre forme, c’est dans tous les cas une seule et même opération qui a lieu et qui est déterminée par la dialectique fondamentale de la transcendance et de l’immanence. L’analyse du sacrifice relève ainsi pour Bataille d’un double enjeu. D’une part, elle vise à décrire dans le détail en quoi consiste et comment fonctionne cette opération. D’autre part, cette description doit permettre d’envisager une pratique autre que le sacrifice, tombé en désuétude, et qu’il ne s’agit pas de réactualiser : c’est à ce moment précis qu’intervient la poésie. En un mot, il faut déterminer dans quelle mesure la poésie peut répondre à la nécessité obscure que les mises à mort ancestrales révélèrent. Il existe donc entre la poésie et le sacrifice une véritable interaction : la poésie est requise pour ressusciter la violence perdue du sacrifice ; le feu poétique exige en retour cette violence pour être ranimé. Seule l’exigence manifestée à travers le sacrifice est en mesure d’éclairer et de réveiller l’exigence poétique, et inversement24. Cependant, une précision s’impose avant de s’attarder plus en détail sur cette mise en parallèle. Si Bataille a souligné très tôt la parenté de la poésie et du sacrifice, ce rapprochement n’est pas toujours sans équivoque. Parfois, semble-t-il, il s’exerce au détriment 23
Il faut bien souligner à quel point le sacrifice est pour Bataille éloigné de toute morbidité : « Il est nécessaire à la vie quelquefois non de fuir les ombres de la mort, de les laisser grandir au contraire en elle, aux limites de la défaillance, à la fin de la mort elle-même ». (IX, p. 213) Un peu plus loin Bataille affirme sans équivoque : « Ce que le rire enseigne est qu’à fuir sagement les éléments de mort, nous ne visons encore qu’à conserver la vie : tandis qu’entrant dans la région que la sagesse nous dit de fuir nous la vivons ». (IX, p. 214) 24 Selon Bataille, on n’a pas assez vu comment la sensibilité était aussi bien l’élément du religieux que du poétique : « l’obscurité du débat qui concerne la poésie tient à la coupure en deux – en art et en religion – du domaine de la sensibilité ». (IX, p 101)
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de la poésie et pour mieux en souligner les manquements. Ainsi, dans L’Expérience intérieure la mise en parallèle de la poésie et du sacrifice est l’occasion de nombreux griefs. Certes, la poésie use des mots en les détournant de leurs « fins pratiques » (V, p. 157), en brisant la servilité que leur impose le langage et, en ce sens, elle est bien le sacrifice où les mots sont « victimes » (V, p. 156). Mais la poésie est le plus pauvre des sacrifices : sa misère est criante au regard des déchaînements passés. C’est que la poésie « a lieu [seulement] sur le plan idéal, irréel du langage » (V, p. 157). Limité de la sorte, le sacrifice qu’elle accomplit ne suffit pas à répondre à des attentes qui sont pourtant les seules conséquentes : « S’il faut que l’homme arrive à l’extrême, que sa raison défaille, que Dieu meure, les mots, leurs jeux les plus malades, n’y peuvent suffire » (V, p. 156). Il faut ici bien faire la part des choses : ce sacrifice décevant évoqué par Bataille ne correspond qu’à une « forme étroite » (V, p. 158) de poésie, il décrit un aspect seulement de l’écriture poétique et sa portée est sensiblement limitée. En revanche, quand la poésie n’est plus cantonnée au « simple holocauste de mots », et qu’elle emprunte le « chemin par où [elle] touche à « l’extrême » » (V, p. 172), la possibilité d’un autre sacrifice apparaît qui n’atteint plus alors seulement les mots mais conduit le poète à la mort. Ce second sacrifice n’a plus rien de la pauvreté du premier. Il indique la possibilité de lier l’écriture à une certaine mort, et la poésie semble à ce moment renouer avec la violence des sacrifices ancestraux. L’histoire du sacrifice apparaît avant tout à Bataille comme celle d’une longue déchéance. Si la force du sacrifice résida d’abord dans sa capacité à accomplir une mise à mort souveraine, radicalement opposée au projet et à l’utilité, ce dernier s’éloigna lentement de la gratuité d’une dépense sans frein ni raison d’être, lentement il « pass[a] de la souveraineté au primat des fins serviles » (XII, p. 343). Bientôt, la mise à mort devint une action comme une autre, anonyme et subordonnée à l’utilité : « le discours autour du sacrifice glissa à l’interprétation vulgaire, intéressée », et ce dernier se vit par exemple assigné comme fin « l’abondance de la pluie ou le bonheur de la cité ». L’histoire de cette subordination est pour Bataille riche d’enseignements. Elle permet notamment d’envisager ce que fut la souveraineté du sacrifice avant que ne commençât son déclin : Le sacrifice n’est […] une manière d’être souveraine, autonome, que dans la mesure où le discours significatif ne l’informe pas. Dans la
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE mesure où le discours l’informe, ce qui est souverain est donné dans les termes de servitude. (XII, p. 342)
Le sacrifice souverain se lie à une période favorable, à un temps où, concernant la mise à mort, le discours n’a pas encore répondu « à la question que pose la pensée discursive touchant le sens que chaque chose doit avoir sur le plan de l’utilité ». Selon nous, le sacrifice de ces temps lointains contient la clé de l’acte poétique souverain : sa description et la mise au jour de ses modalités doivent permettre de conduire à cette écriture souveraine que Bataille désigne sous le nom de poésie. Que fut le sacrifice au temps de sa souveraineté ? Comment peut-on le décrire ? Tout d’abord, la poésie et le sacrifice procèdent d’une même rupture qu’il faut savoir cerner : « un sacrifice comme un poème, affirme Bataille, retirent l’un et l’autre la vie de la sphère de l’activité, ils donnent à voir ce qui a le pouvoir dans l’objet d’exciter le désir ou l’horreur » (XI, p. 101). Ainsi, « l’éveil de la sensibilité » qu’est le sacrifice n’est pas autre chose que « la destruction de l’objet comme tel » (XI, p. 103). Bataille évoque ce lien entre la sensibilité et la destruction à travers un exemple qui n’est pas sans rappeler les abattoirs de Documents : entre un cheval que l’on mène à la mort et un autre qui est à l’écurie, la différence tient à ce que la vue du premier touche immédiatement ma sensibilité tandis que celle du second ne s’adresse qu’à mon « intelligence pratique ». Autrement dit, le cheval promis à une mort certaine et imminente perd le « caractère distinct » qui me permettait de le considérer d’abord comme « l’animal que les hommes élèvent et attèlent ». A sa vue, « je sens une présence au bord de l’abîme » : bientôt, « le cheval qui meurt […] n’est pas autre chose que moi ». La distinction du sujet et de l’objet est mise à mal, l’animal conduit à l’abattoir se révèle « la même chose que moi : comme moi présence au bord de l’absence ». Cependant, la vue de l’animal qui meurt n’entraîne pas seulement la dislocation de l’espace né de la négation : elle entraîne également celle du temps. Le sacrifice, en effet, a rendu particulièrement sensible le lien entre « la destruction de l’objet comme tel » et le retour de l’instant : Le contraire du projet est le sacrifice. Le sacrifice tombe dans les formes du projet, mais en apparence seulement (ou dans la mesure de sa décadence). Un rite est la divination d’une nécessité cachée (à
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jamais demeurant obscure). Et quand le résultat compte seul dans le projet, c’est l’acte même qui, dans le sacrifice, concentre en soi la valeur. Rien dans le sacrifice n’est remis à plus tard, il a le pouvoir de tout mettre en cause à l’instant qu’il a lieu, d’assigner tout, de tout rendre présent. L’instant crucial est celui de la mort, pourtant dès que l’action commence, tout est en cause, tout est présent. (V, p. 158. Nous soulignons)
Cette description de l’acte sacrificiel est décisive : c’est à partir d’elle que, selon nous, Bataille met au jour les grands principes auxquels la poésie doit se plier si elle veut s’orienter vers une pure dépense. L’analyse de la nature de cet acte se présente ainsi à nous comme un moment clé dans l’approche de la souveraineté de la poésie. La victime que le couteau du bourreau menace m’est présente tout comme le cheval que l’on mène à l’abattoir : la présence est exactement la suppression de l’objet. Comme le dira Bataille dans Théorie de la religion, « c’est la chose – seulement la chose – que le sacrifice veut détruire dans la victime » (VII, p. 307). L’imminence de la mort « arrache la victime au monde de l’utilité et la rend à celui du caprice inintelligible » : plus précisément, la proximité de la mort conteste non seulement la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, mais rompt également la suspension de l’instant. La rupture avec le monde organisé et structuré par la négation a lieu dès que « l’animal offert entre dans le cercle où le prêtre l’immolera » : dès que la mort certaine est annoncée, c’est déjà l’instant. Etre suspendu à l’attente de la mort revient donc à sortir du temps, à rompre avec le temps du projet et de « la subordination du travail ». Mais qu’est-ce au fond que l’instant ? La question est sans doute d’une complexité redoutable et il nous faut avant tout préciser dans quel sens nous l’entendons. Il ne s’agit nullement pour nous de statuer sur l’essence éventuelle de l’instant : rien n’est plus éloigné des intentions de Bataille25. Nous voudrions simplement souligner comment le sacrifice souverain montre que l’instant n’est rien d’autre que la rupture avec le temps. La rupture opérée par l’acte souverain du sacrifice est l’instant : l’instant est cette rupture, cette rupture est 25
« L’instant est à la vérité la bouteille à l’encre des philosophes. L’instant de Sartre "n’est pas". L’instant d’un autre est éternel. Chacun choisit une sorte d’instant, comme un plat au restaurant, selon l’affinité d’un système. Je puis me poser risiblement la question : l’instant "ne serait-il pas" ? " serait-il éternel" ? Je ne pourrai jamais trancher qu’à la légère ». (XI, p. 299)
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l’instant, il n’y pas lieu de les dissocier. A partir de là, l’instant cesse d’être une notion abstraite mais peut être concrètement approché à travers la description de l’acte sacrificiel souverain. Il faut bien distinguer d’une part comment intervient la rupture et, d’autre part, en quoi elle consiste. Etre dans le temps, c’est avant tout agir. Or l’action « suppose une servitude, une suite d’actes subordonnés au résultat final » (XII, p. 342). La rupture est l’introduction dans l’enchaînement subordonné de l’action d’une absence de fin, elle est l’acte qui ne se fait plus « en vue d’une fin », le sacrifice qui se fait sans but ni raison. Pour le dire autrement, la mise à mort est une rupture parce qu’elle est une fin authentique, une fin qui ne sert à rien, qui se donne et s’épuise dans l’immédiateté. Dans le sacrifice, la mort est donnée pour rien et ne permet rien : elle est l’exact contraire d’un résultat ou d’un effet durable. Quand rien, sinon « une nécessité cachée », ne commande la mise à mort, l’ensemble des actes qui composent le sacrifice ne sont plus, à proprement parler, des actions. Le sacrifice n’est pas une simple action à côté de l’action, il ne rompt pas l’enchaînement servile des actes pour le reproduire aussitôt. Ce qu’il faut bien mesurer, c’est la conséquence de l’absence de fin sur la nature de l’enchaînement des actes : le sacrifice est bien une suite d’actes mais cette suite n’obéit plus à la loi de la subordination, elle n’est justement pas une suite où chaque acte n’est là qu’en raison du précédent et pour permettre le suivant jusqu’à l’atteinte d’un but avoué. Dans l’aire sacrificielle l’acte « concentre en soi la valeur » : il ne se fait en vue de rien sinon de se faire. Quand la victime est sur l’autel, chaque acte vaut avant tout pour lui même. Le sacrifice souverain donne à voir comment l’absence de fin concentre la valeur de l’enchaînement sur l’instant de l’acte ou, plus exactement, sur l’acte comme instant. Le sacrifice dé-chaîne l’instant en déchaînant les actes : chaque geste du rituel est plongé dans la mort, immergé dans l’immanence, retiré du monde servile sous les yeux de l’assistance qu’il méduse. En un mot, le sacrifice est un « spectacle » (XII, p. 337), une suite d’actes où les actes, ne se produisant que pour l’instant, s’extraient de tout en-chaînement à l’instant même où ils se produisent et s’offrent aux regards fascinés. Ce point est déterminant pour comprendre comment Bataille envisagera par la suite l’écriture poétique, mais il est difficile. La difficulté est ici de parvenir à penser une suite d’actes autrement qu’au travers des catégories qui définissent l’action, une suite dont le
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propre est justement d’échapper à ces catégories, d’être, à la limite, ce qui leur échappe26. Ainsi, il faut bien voir que, dans le sacrifice, la mort est moins une fin qu’un moment ultime : « L’instant crucial est celui de la mort, pourtant dès que l’action commence, tout est en cause, tout est présent ». Si l’instant où la victime succombe demeure déchirant, il n’est cependant qu’un éclat plus vif dans l’aveuglante et « excessive lueur » (XI, p. 101) du sacrifice. Ce serait en effet une erreur, faute de but déclaré, de considérer que la mort est le but de ce dernier. La mise à mort ne se fait pas pour la mort, elle se fait. A envisager la mort comme un but, à substituer en un mot une finalité interne à l’absence de finalité externe, on limite la souveraineté du sacrifice, on ignore que l’instant n’est pas autre chose que l’acte qui ne se fait en vue de rien. De fait, Bataille évoque ainsi cet acte délivré de toute subordination : […] ce n’est pas seulement la victime vivante que le sacrifice éclaire de l’excessive lueur de l’instant : ce que la mise à mort révèle encore à la sensibilité est l’absence de la victime. Le rite a la vertu de fixer l’« attention sensible » au moment brûlant du passage : où ce qui est déjà n’est plus, ou (sic) ce qui n’est plus est, pour la sensibilité, davantage que ce qui était.
Dans la mise à mort, ce qui est pour la sensibilité c’est ce qui n’est plus, c’est l’être non pas en tant que ceci ou cela, mais l’être qui n’est ni ceci ni cela. La sensibilité n’est exposée ni à ce qui est, ni à ce qui est qui n’est plus, mais à l’entre deux, à ce que Bataille nomme le « moment brûlant du passage ». Le passage c’est toujours en effet ce qui n’est plus, c’est l’être qui n’est plus ceci mais n’est pas encore cela, c’est une pure mobilité qui ramène à la détermination fondamentale de l’être comme fuite27. Et le dé-chaînement des actes 26
On le voit, la difficulté se lie ici à la nature « du langage de la connaissance, qui n’a pas en principe le pouvoir de compter avec le présent. Dans le langage discursif, le présent est le parent pauvre (ou le souffre-douleur) : ce qui n’a de sens que pour lui n’a pas en réalité de sens, ce qui ne vaut que pour lui n’est pas utile ». (XI, p. 301) 27 En ce sens, Jacques Derrida écrit à propos de l’instant : « l’instant – mode temporel de l’opération souveraine – n’est pas un point de présence pleine et inentamée : il se glisse et se dérobe entre deux présences ; il est la différence comme dérobement affirmatif de la présence. Il ne se donne pas, il se vole, s’emporte lui-même dans un mouvement qui est à la fois d’effraction violente et de fuite évanouissante ». (Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 387.)
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est ce qui sanctionne le retour de ce passage essentiel. Quand l’acte est l’instant, quand il n’est inscrit dans aucune durée et qu’il n’est plus en-chaîné aux nécessités de l’action, alors plus rien ne le retient. Il est toujours déjà ce qui n’est plus et il disparaît à mesure qu’il apparaît : sa manifestation est aussi son évanouissement, son apparition sa disparition. Libéré de tout lien, il brille un instant et s’efface, et son effacement signifie la venue d’un autre acte que pourtant il n’appelle ni ne permet, d’un acte qui le relègue à un oubli auquel lui-même d’ailleurs n’est pas moins promis. L’effacement est la secrète condition du dé-chaînement : il est ce qui concrètement permet le retour de la fuite essentielle d’un être que rien ne saurait figer ni retenir. Pour que l’être fuie, il faut que l’acte meure. Pour nous, ce que Bataille décèle donc avant tout dans le sacrifice n’est autre que la possibilité d’une suite d’actes concrets qui rompt avec la fixité imposée par le procès de la négation et renoue avec la mobilité essentielle de l’être. La poésie n’étant pas autre chose que l’événement de cette mobilité, on comprend alors à quel point le rapprochement avec le sacrifice s’impose : […] pour variées qu’en soient les fins apparentes, limitées les techniques primitives, la poésie n’en vise pas moins le même effet que le sacrifice, qui est de rendre sensible et le plus intensément qu’il se peut le contenu de l’instant présent. (XI, p. 102)
La description du sacrifice souverain montre clairement comment le retour de l’instant correspond à une rupture de l’enchaînement de l’activité, elle décèle la proximité de la fuite en tant que fuite et de l’acte en tant qu’acte : à la fuite de l’être doit répondre l’instant de l’acte, l’acte comme instant. En conséquence, le sacrifice indique sans ambiguïté à Bataille que la poésie ne sera poétique que dans la mesure où elle se montrera capable de cette rupture, capable de cet acte qu’aucun projet ne commande et qui n’obéit à aucune nécessité appartenant au monde de l’utilité et de l’action. Mais cela n’est sans doute pas sans entraîner de grandes difficultés. Car cette exigence estelle au moins conciliable avec la nature même de la poésie ? De l’acte souverain des premiers sacrifices à la poésie n’existe-t-il pas une différence irréductible ? Et cette différence ne se nomme-t-elle pas exactement l’œuvre ?
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L’absence d’œuvre
Essayons de cerner au mieux les difficultés qu’entraîne ce faire si spécifique que le sacrifice souverain suggère à Bataille. En évoquant un faire qui ne répond à aucune nécessité clairement définie et qui, en conséquence, ne saurait véritablement se constituer comme le moyen d’un projet, il semble que Bataille mette à mal une détermination pourtant fondamentale de cette notion : sa transitivité. Quand bien même faire désigne plus l’action que la fabrication28, il signifie toujours faire quelque chose. Or, faire quelque chose n’a pas le sens restreint de ce que je suis en train de faire, un simple mouvement par exemple, ou une suite d’actes. En faisant, je fais advenir quelque chose dont j’ai nourri le projet. Autrement dit, le sens de ce que je fais n’est saisi qu’à la lumière du projet qui le détermine : si j’ai recours à un même rite en vue de deux résultats distincts, l’abondance des récoltes ou la victoire à la guerre, bien que je fasse dans les deux cas les mêmes gestes, je ne fais assurément pas la même chose. Une chose n’est donc faite que parce qu’un projet lui préexiste : d’une certaine manière, ce qui est fait existe déjà sous la forme d’un projet. Ainsi, l’animal ne ferait rien. Seul l’homme serait capable de faire : étant par définition l’être qui s’abstrait de la pure immanence, lui seul peut attribuer une fin ou une utilité à son action. Les sacrifices souverains étaient le fait d’hommes répondant à une nécessité obscure et cachée. Pourquoi ces hommes sacrifiaient-ils ? En répondant qu’ils ne sacrifiaient pour rien, on risquerait de sous-entendre que la gratuité de leur acte était en quelque sorte désirée ou préméditée. Il est certainement plus juste de s’en tenir à une formule tautologique : ces hommes sacrifiaient pour sacrifier, c’est-à-dire pour se libérer d’un besoin profond mais indéterminé. En un sens, les sacrifices souverains avaient donc bien une fin, mais une
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Rappelons que là où le français n’a recours qu’à un seul terme pour rendre compte de la réalité du faire, le grec distingue sous les termes de poïesis et de praxis deux façons de faire différentes : alors que le premier renvoie à l’idée de fabriquer et de produire, le second désigne l’acte de faire, cet acte pris en lui-même. Nous pouvons retrouver des distinctions similaires en anglais (to make/to do) ou encore en allemand (machen/tun). Notons pour finir que les glissements de sens qui affectent les notions de poïesis et de praxis au cours de l’histoire finiront parfois par inverser leur sens.
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fin informulée et informulable, une fin qui échappait à la conscience et qui empêchait tout projet, toute pré-méditation29. Un fait doit maintenant retenir notre attention : la nécessité obscure qui poussait l’homme à sacrifier donnait lieu à un acte qui ne produisait rien. Car il faut bien remarquer que le sacrifice souverain est un faire éloigné autant qu’il se peut de toute notion de poïesis : le sacrifice souverain ne fabrique ni ne crée rien, il n’est pas une opération productrice. Lors de la mise à mort rien n’est fait : seule demeure, après le déchaînement, la dépouille inanimée de la victime, rendue au monde anonyme des objets. La mort de l’animal est moins un résultat qu’un effet, et elle est encore moins une œuvre. Existe-t-il un rapport entre cette absence de production et la souveraineté ? Faire pour faire n’implique-t-il pas concrètement de ne rien faire ? L’absence de résultat et, a fortiori, l’absence d’œuvre ne serait-elle pas la secrète condition de la souveraineté de toute opération ? Qu’on l’entende comme une fabrication ou comme une création, la poésie demeure étymologiquement liée à l’idée d’une production. De fait, cette production – l’œuvre, ce qui existe du fait d’une création –, il semble que Bataille considère qu’elle constitue toujours un certain danger pour l’écriture poétique : Il apparaît vite que la poésie est aussi l’ennemie née de la poésie : elle se détourne de la poésie en naissant, mêlant au cri le désir de durer. […] Telle est en effet la misère de la poésie, que, se servant des mots pour exprimer ce qui a lieu, elle tende à étouffer le cri d’une émotion présente sous le masque d’un visage de musée. La poésie criant l’instant suspendu, du fait que l’ordre émouvant des mots lui survivra, tend à n’exprimer qu’un sens durable : elle le fige en solennité funèbre. (XI, p. 99)
Le cri ne supporte pas la durée. Ce n’est pas que le cri ne puisse pas durer, mais il exige de supprimer « le désir de durer » : l’instant est tant que ce désir n’est plus. Sitôt que la durée est désirée, le souci de l’avenir opère son retour sous les formes concrètes du projet et de l’action : furtivement dé-chaînés, les actes retrouvent bientôt la loi de l’en-chaînement subordonné. Mais l’œuvre peut-elle être un cri ? N’est-elle pas par définition un résultat qui suppose une 29 En réunissant les conditions les plus favorables à sa manifestation, ces temps reculés signifiaient une sorte de chance pour la dépense. Reste à savoir cependant si la dépense n’y perdait pas du même coup une part de sa valeur et de sa force.
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subordination ? La poésie, « du fait que l’ordre émouvant des mots lui survivra », c’est-à-dire du fait qu’une œuvre se constitue, risque de ne plus crier l’instant mais de « le fige[r] en solennité funèbre ». Plus précisément, faire une œuvre c’est toujours renouer d’une certaine manière avec la subordination. C’est qu’il y a dans l’œuvre la volonté d’« un sens durable » qui menace le cri : ce qui se fait, c’est aussi ce qui sera. L’œuvre n’a de cesse de détourner l’acte du présent pour mieux l’incliner vers l’avenir : quand faire a le sens de poïesis, la valeur de l’acte réside moins dans l’acte même de faire que dans son résultat. L’œuvre naît d’une suite d’actes où chaque acte se fait au moins pour une part en fonction de ce qui a déjà été fait. Ce qui est fait influe sur ce qui se fait qui n’est plus alors indépendant de ce qui a "survécu", mais tire son sens et sa valeur de ce qui précède : il est dans la nature de l’œuvre d’atténuer le dé-chaînement que permirent les premiers sacrifices et que la poésie doit cependant retrouver pour être pleinement souveraine. Même en admettant que la création poétique puisse advenir sans véritable raison, sans avoir été décidée, prévue ou préméditée, l’œuvre ne laissera pas d’en entamer la souveraineté : ce n’est pas parce qu’un acte n’est pas projeté qu’il ne donne pas aussitôt mille raisons d’être fait et raison de le faire. Le lien qui unit le faire poétique à une production le lie également au projet : dès que je fais œuvre, d’une manière ou d’une autre, mon acte s’éloigne de la pure gratuité de la dépense et tend à s’asservir à un résultat. En examinant de plus près le parallèle que Bataille établit entre le sacrifice et la poésie, la manière dont il envisage ce que celleci doit être à partir de la souveraineté de celui-là, nous comprenons mieux pourquoi sa réflexion sur la poésie n’a de cesse de soumettre l’œuvre à une certaine mort. Si la description de la poésie comme un changement incessant ou comme un événement furtif ne manifestait rien d’autre que la nécessité d’inscrire l’œuvre dans le temps et de l’arracher ainsi à toute éternité, la description de l’opération souveraine du sacrifice permet quant à elle d’en apercevoir les raisons profondes : la souveraineté exige que l’œuvre meure, et cela en deux sens clairement distincts. Tout d’abord, nous l’avons vu, la poésie crie l’émotion et demande en conséquence de « détruire, à mesure que l’on crie, ces habitudes de crier qui font crier ce qui était et non ce qui est » (XI, pp. 90-91). En d’autres termes, il faut lutter sans relâche contre la solidification du cri qu’est l’œuvre. Mais la souveraineté du sacrifice l’indique sans détour : l’acte n’est l’instant que s’il jouit d’une
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liberté sans limite qui n’est pas conciliable avec l’œuvre. Il ne suffit donc pas de s’en prendre à ce qui s’est une fois solidifié, mais il faut atteindre surtout ce qui se solidifie, c’est-à-dire l’œuvre en train de se faire ou, pour le dire autrement, le fait qu’une œuvre se fait : l’écriture ne sera poétique que si elle parvient à son tour à être une suite d’actes dé-chaînés30 et la condition de cette souveraineté majeure n’est autre que l’absence d’œuvre. L’absence d’œuvre, certes, mais en quel sens ? L’écriture poétique devrait-elle s’apparenter à une sorte d’opération magique qui effacerait ce qu’elle fait à mesure qu’elle le fait afin d’en avoir aucun souci ? Il nous faut affronter ici toute la difficulté de ce qui s’apparente pourtant à la plus banale des évidences : non seulement l’absence d’œuvre ne signifie évidemment pas que rien ne s’écrit, mais elle ne signifie pas même que ce qui s’écrit s’avère dénué d’intérêt ou importe peu. Bataille le dit sans détour : ce qui s’écrit quand l’écriture devient poétique est, « dans la littérature, […] l’essentiel, ce qui touche » (XI, p. 189). Puisque l’absence d’œuvre ne saurait en aucun cas signifier l’absence d’une production, il faut comprendre que cette expression désigne un trait tout à fait exclusif au faire poétique ; elle désigne ce qui le distingue de toute autre façon de faire et constitue son caractère propre. L’absence d’œuvre renvoie à une manière de faire qui, cherchant à s’approcher le plus qu’il se peut de la dépense, s’éloigne en conséquence de toute notion de composition, de fabrication, de construction et, il faut bien le dire, de création31. Nous touchons certainement là au point le plus problématique de toute la réflexion de Bataille, à son moment le plus éminemment paradoxal : la poésie sera poétique dans l’exacte mesure où elle saura rompre avec les opérations qui se lient à une production mais, dans le même temps, elle devra pourtant donner lieu à une œuvre ; le faire poétique sera un faire qui devra faire œuvre sans faire œuvre, telle est l’absence d’œuvre. Une œuvre ? Peut-on encore solliciter ce vocable ? Ne devrait-on pas simplement parler d’un 30
Lors d’une conférence, Bataille exprime ainsi cette nécessité : « Pour que les mots répondent à ma passion, je devrais en effet renoncer à l’enchaînement, je devrais passer du « discours » à la poésie. Kant suivait en ce sens un jugement sûr, lorsqu’il faisait de l’art le type de l’action morale, puisque l’art est la seule action dont la fin est cette action même ». (VII, p. 452) 31 De manière plus nuancée, il faudrait préciser que le faire poétique s’oppose à tout ce qui dans la création recoupe les notions de fabrication, de composition, etc.
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résidu, quand on ne peut même pas évoquer la dépense poétique en terme de résultat ou de produit sans en trahir immédiatement le caractère le plus propre ? Tout le problème est donc de savoir comment, si l’on accepte des propositions difficilement tenables, une absence d’œuvre peut donner naissance à une œuvre, un pur mouvement de dépense permettre une véritable création. En d’autres termes, il s’agit de savoir ce que signifient précisément des formules aussi équivoques que celle qui, en 1934, définit la poésie comme une « création au moyen de la perte » (I, p. 307). Se voulant une dépense radicale, la poésie est un faire qui n’est plus un faire, un faire qui conteste toutes les catégories qui définissent le faire : le but, le moyen, l’œuvre. Plus exactement, elle pervertit ces catégories, en détourne le sens. Bataille le dit d’ailleurs clairement : la poésie « est la perversion du langage un peu plus même que l’érotisme n’est celle des fonctions sexuelles » (V, p. 173). Cependant, il ne faut pas s’y tromper : la poésie demeure un projet, elle l’est même de bout en bout. Etant la recherche d’une opération souveraine, elle obéit au « Principe de l’expérience intérieure : sortir par un projet du domaine du projet » (V, p. 60). La réflexion poétique procède en effet de la même façon que la recherche de l’expérience, elle se présente comme un immense travail de déconstruction : L’expérience intérieure est conduite par la raison discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu’elle édifiait. La folie n’a pas d’effet, laissant subsister les débris, dérangeant avec la raison la faculté de communiquer (peut-être est-elle avant tout rupture de la communication intérieure). L’exaltation naturelle ou l’ivresse ont la vertu des feux de paille. Nous n’atteignons pas, sans l’appui de la raison, la « sombre incandescence ».
On ne saurait renouer avec la façon de faire souveraine des premiers sacrifices en aspirant à retrouver une quelconque naïveté. Il faut au contraire aiguiser un peu plus encore la différence qui existe entre nous et les premiers hommes ; il faut que la conscience soit encore plus consciente afin d’élaborer un acte concret qui lui permette d’approcher ce qui la hante mais pourtant lui échappe. La poésie sera cet acte ou rien. Elle sera ce faire perverti qui a pour but la fin du faire, pour moyen un faire qui n’est plus un faire (l’écriture poétique),
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pour résultat une œuvre qui n’est plus une œuvre et qui est poétique de ne plus l’être. L’enjeu de la réflexion sur la poésie menée par Bataille peut être désormais énoncé plus précisément : cette réflexion doit permettre de définir et d’élaborer une façon de faire qui renoue avec la pure gratuité d’une dépense souveraine. Tenter de comprendre cette réflexion revient donc à appréhender comment Bataille a envisagé d’informer l’écriture poétique afin d’établir les conditions de possibilités de la manifestation d’un faire qui pervertit le faire. En conséquence, notre première question concernera la nature d’une telle l’écriture : qu’est une écriture qui est le moyen d’un projet qui veut en finir avec le projet et dont le principe consiste alors en la perversion la plus rigoureuse du faire ? Comment décrire cette façon de faire ? A quoi s’apparente une écriture qui dépense sans réserve ? Aucune réponse ne saurait être sérieusement avancée si l’on néglige le sens du cheminement qui, dans son expérience et sa vie même, a amené Bataille à appréhender les modalités de l’écriture poétique à partir de l’opération souveraine des premiers sacrifices. Plus concrètement, il nous faut aborder maintenant l’expérience communautaire d’Acéphale, laquelle nous apparaît comme un moment clé de la réflexion que Bataille poursuit au sujet de la poésie. D’Acéphale aux articles et conférences qu’il consacre au surréalisme à la fin des années 40, il nous semble qu’il existe une continuité et une cohérence qui donnent à la fois sa place et son sens à la poésie recherchée. Ainsi, la mise au jour des enjeux qui se présentent à Bataille après Acéphale et celle de la manière dont ces enjeux sont repris, pour une part, dans les articles où il revient sur le surréalisme, sont seules susceptibles de donner toute la mesure de l’importance que la question de la poésie va prendre peu à peu au cours des années 40. Religion farouche
La société secrète qui prit le nom d’Acéphale à la fin des années 1930 ne manifesta rien d’autre que la volonté de fonder une religion. En 1960, Bataille y revient sans détour : J’avais passé les années précédentes avec une préoccupation insoutenable : j’étais résolu, sinon à fonder une religion, du moins à me diriger dans ce sens. Ce que m’avait révélé l’histoire des religions m’avait peu à peu exalté. D’autre part, il m’avait semblé que
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l’atmosphère surréaliste dans [les parages de] laquelle j’avais vécu était lourde de cette possibilité singulière. Et pour aussi stupéfiante qu’une telle lubie puisse paraître je la pris sérieusement. (VI, p. 369)
Acéphale est religieux. Mais dans quel sens exactement ? Tout d’abord dans la continuité des possibilités que le surréalisme sut ouvrir mais qu’il ne sut, selon Bataille, que peu exploiter – on a certainement trop peu souligné comment le projet même d’Acéphale n’était pas sans rapport avec le surréalisme. Ensuite, Acéphale n’est certainement pas religieux dans le sens du christianisme, mais plutôt dans celui « des dieux aztèques, ces dieux « féroces et malveillants » »32, dans le sens de la violence « des sacrifices rituels » et « du supplice souffert par Fou Tchou Li »33, dans celui enfin « de la notion de dépense improductive empruntée à Mauss ». En un mot, la religiosité d’Acéphale se lie à la mort, à « tout ce qui faisant violemment effraction dans l’homme réveille en lui l’être et le porte à l’état de la plus intense présence au monde »34. A la fois « grave et tragique », la religion recherchée « n’en était pas moins un jeu et une fête »35. A l’instar de toutes les religions, Acéphale eut ses rites. Bien qu’il faille se résoudre à n’en connaître ni le détail ni la totalité, voici ce que l’on peut du moins en dire. Les différents membres de la société secrète étaient notamment liés par « le refus de la main aux antisémites et [par] la commémoration, place de la Concorde, de l’exécution de Louis XVI ». On pratiquait également des rites culinaires dont l’un prescrivait par exemple de déjeuner uniquement de viande hachée de cheval accompagnée d’eau. L’un des mieux connus consistait à se rendre de la gare Saint-Lazare à celle de Saint32
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 301. Fou Tchou Li « coupable de meurtre sur la personne de Ao Han Ouan » subit en conséquence le 10 avril 1905 le supplice des Cent morceaux. Sous les yeux de la foule, il fut « découpé en morceaux, en cent morceaux : découpé vif ». (Ibid., pp. 120121.) C’est le docteur Adrien Borel qui communiqua à Bataille en 1925 un cliché de ce supplice, cliché qui obséda Bataille et dont il se servit notamment dans ses exercices de méditation. (Pour plus de détails nous renvoyons aux pages 120 à 122 du livre de Michel Surya.) 34 Ibid., p. 302. Surya résume ainsi les intentions de Bataille : « Ce que sans doute voulait Bataille, c’est que l’horreur de la mort promise à chacun descendît en chacun comme une pentecôte horrifiante et que, déchaînées, les ardeurs et les énergies jusque-là comprimées fussent à la mesure de cette horreur ». (Ibid.) 35 Ibid., pp. 303-304. 33
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Nom-la-Bretèche suivant un périple mûrement médité et savamment agencé36. Le sacrifice figura-t-il au rang de ces différents rites ? Sacrifia-t-on dans la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche ? Toute réponse, et quelle que soit sa direction, serait bien imprudente : il faut accepter que sur cette question le silence se fasse et qu’Acéphale garde son secret. Il ne fait en revanche aucun doute qu’un sacrifice humain a réellement été envisagé, au point que son exécution pût cesser d’être un simple projet : alors que Caillois37 aurait été pressenti pour en être l’exécutant, il semble que Bataille se soit imaginé quant à lui en être la victime38. Qu’un tel projet, fondé sur l’intuition « qu’une communauté ne se lie depuis l’origine que sur la mort de l’un des siens »39, ait été le plus sérieusement médité témoigne de l’implacable détermination de Bataille. Derrière ce que d’aucuns pourraient considérer comme une triste et sombre mascarade ou une dérive macabre apparaît toute 36
A cet égard, il n’est pas inutile de rapporter le témoignage de Pierre Klossowski qui restitue un peu l’atmosphère de ces rites que l’on peut imaginer si particulière : « Nous étions une vingtaine à prendre le train jusqu’à […] Saint-Nom-la-Bretèche. […] La recommandation était : « Vous méditez, mais en secret ! Il ne faudra jamais rien dire de ce que vous avez ressenti ou pensé ! » Bataille lui-même ne nous en a jamais dit plus. Il ne nous a jamais communiqué ce que la sorte de cérémonie représentait. Ce que je peux vous dire, c’est qu’elle était fort belle… Je me souviens que ce soir-là, il pleuvait à torrents. Il y avait un feu grégeois au pied d’un arbre foudroyé. Toute une mise en scène […]. C’était très beau. Mais on avait tous le sentiment de participer à quelque chose qui se passait chez Bataille, dans la tête de Bataille. Il y avait, chez nous tous, une espèce de compassion. Pas une compassion au sens de pitié ! Nous partagions… Nous participions ! ». (Pierre Klossowski, in Bernard-Henri Lévy, Les Aventures de la liberté, Paris, Grasset, 1991, pp. 170-171. Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 304-305.) 37 Sur ce point nous renvoyons notamment à Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, op. cit., pp. 59 et 93. 38 « La véritable approche sacrificielle envisagée au sein d’Acéphale avait trait au sacrifice humain. Dans ce cas, l’horreur à transgresser est lavée d’impuretés. Il est clair que, si mise à mort charnelle il devait y avoir à ce moment, il ne pouvait s’agir que de mort d’homme. Il me semble que les quelques fois où l’on a parlé de cet épisode, on a passé vite. Le récit paraît se hâter de glisser sur le commentaire et éviter de se pencher sur la révélation la plus précise qu’il contient. S’il est avéré qu’une victime volontaire s’est offerte – savoir qui relève de la curiosité historique, laquelle revient au fond à la curiosité romanesque –, les versions diffèrent. Le livre de Marina Galletti, intitulé Contre-attaques, contient la plus bouleversante mais surtout la plus grave : ce serait Georges Bataille lui-même qui se serait proposé, à l’heure même où la tentative communautaire expirait ». (Michel Koch, Le Sacricide, Paris, Léo Scheer, 2001, pp. 36-37. Michel Koch fait ici référence à Marina Galletti, Contre-attaques, Rome, Edizione Associati, 1995.) 39 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 306.
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l’intransigeance d’une entreprise qui, à l’encontre de tous ceux que le sacré intéressait alors de près ou de loin, refusait quant à elle tout devoir de réserve et exigeait avec la plus grande force de passer à l’action : L’antique voie qui mène au sacré par le sacrifice, effacée, ensevelie, venait d’être remise au jour, au début du siècle, par la recherche ethnographique, laquelle allait de pair avec une certaine nostalgie qui l’avait obscurément induite et que, clairement, elle alimentait en retour. Ses effets se limitaient à l’art, à la littérature. Ne pas déboucher sur l’action semblait aller de soi. L’interdit du meurtre, indemne, exerçait incognito son inhibition sans avoir à se montrer.40
Sur ce point, Acéphale a fait exception de la manière la plus violente. Bien qu’elle ait été déjà abondamment commentée, l’exigence sans concession que manifeste cette tentative continue d’inquiéter. Bataille a-t-il à ce moment là été trop loin ? La quête de sacré qu’il poursuivait ne se mêlait-elle pas à une certaine folie ? Quoi qu’il en soit, Acéphale demeure sans doute la plus marquante manifestation de la volonté d’un homme qui ne s’est « jamais contenté de savoir »41 et pour qui la théorie ne vaut jamais que subordonnée à l’expérience et commandée par elle : si l’expérience appelle la théorie, ce n’est jamais que pour être menée plus loin. Ceci vaut au premier chef pour la réflexion sur la poésie dont Acéphale est sans conteste l’un des moments clés. Ce serait une erreur de considérer que Bataille s’est assagi après Acéphale. Si cette aventure fut en un sens un échec indéniable, cet échec n’a pas réfuté l’essentiel : la recherche du sacré demeure une urgence et elle doit être plus que jamais la plus concrète. Parce qu’Acéphale mène jusqu’au bout et jusqu’à leur échec certaines tentatives, cette expérience est avant tout le point où la recherche éprouve la nécessité d’un certain nombre de déplacements. A cet égard, ce n’est certainement pas un hasard si la réflexion sur la poésie trouve son plein essor au terme de cette ultime aventure communautaire : ce sacré qu’il espérait lors des nuits agitées dans la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche, Bataille va désormais l’attendre notamment de la poésie. Mais il ne faudrait surtout pas que l’aspect "spectaculaire" d’Acéphale éclipse, ou du moins atténue, la violence de la poésie. La violence attendue de la poésie est aussi bouleversante 40 41
Michel Koch, Le Sacricide, op. cit., p. 165. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 307.
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que celle espérée des rites les plus insensés, aussi bouleversante que celle ressentie par les premiers hommes à l’occasion des mises à mort sacrificielles : la poésie sera aussi radicale qu’Acéphale a pu l’être. A l’issue des déchaînements orchestrés lors des nuits en forêt, une certitude est plus forte que jamais : la poésie sera violente ou ne sera pas. Qu’est-ce qui au fond s’avéra le plus critiquable pour Bataille au terme du tumulte suscité par Acéphale ? Ce n’est certainement pas tel rite ou l’excès qu’après coup l’on serait tenté d’y lire. Ce que Bataille condamne sans ambages quelque vingt années plus tard, c’est bien la volonté de « fonder une religion » qui l’animait alors : « Ce fut une erreur monstrueuse, mais réunis, mes écrits rendront compte en même temps de l’erreur et de la valeur de cette monstrueuse intention ». Bien qu’elle fût monstrueuse, cette intention n’avait cependant rien de délirant : Bataille ne la récusa jamais en son fond, il rejeta seulement la forme, qu’à la fin des années quarante, il fut tentée de lui donner. Acéphale eut au moins le mérite de clarifier les choses. Cette expérience fut aussi celle d’une vérification, d’une confrontation sans détour au réel dont chaque échec se montra riche d’enseignements : J’ai même un peu de plaisir à évoquer le souvenir amer que m’a laissé la velléité que j’avais il y a quelque vingt ans de fonder une religion. Je préciserais ici que mon échec, dont l’évidence m’apparut chaque jour un peu plus marquée, est à l’origine de cette somme [La Somme athéologique] aujourd’hui sur le point d’être achevée. C’est au moment même où je vis que mes efforts s’avéraient vains que je commençai Le Coupable. (Vi, p. 370)
Ce que Bataille découvre au terme d’Acéphale, c’est que la religion, loin d’être fondée, doit être au contraire sans cesse recherchée. Acéphale n’est donc en rien l’annonce d’une quelconque fin du religieux, mais invite au contraire à un autre rapport à ce dernier, que Bataille peut décrire en ces termes en 1960 : Il ne peut selon moi être question de fonder une religion. […] la fondation et l’effort qu’elle demande vont à l’opposé de ce que j’appelle « la religion ». Tout ce que nous pouvons faire est de la chercher. Non de la découvrir. La découverte aurait nécessairement valeur ou forme de définition. Mais je puis devenir religieux, et surtout, je puis être religieux, me gardant avant tout de définir en quoi ou de quelle manière je le suis. (VI, pp. 370-371)
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La religion ne doit pas être fondée, pas même définie, mais recherchée sans cesse, et sans fin. Au terme des années 30, cette recherche apparaît comme le sens même du religieux et recoupe bien le mouvement d’intériorisation de la violence que nous avons décrit précédemment. C’est à partir d’elle que ce que l’on pourrait appeler la "religion" de Bataille va désormais prendre véritablement corps. Le mardi 24 février 1948, Bataille prononce une conférence intitulée La Religion surréaliste42. Selon nous, cette conférence constitue un moment capital dans la réflexion que Bataille consacre à la poésie : dans la continuité des enjeux que l’expérience d’Acéphale a permis de clairement définir, la description du surréalisme comme une religion, dont il nous faut désormais résumer les grands axes, définit le cadre à l’intérieur duquel la dépense poétique va prendre enfin tout son sens. En tentant de rapprocher le surréalisme des religions primitives, Bataille n’en expose pas moins le sens de ses propres recherches : La Somme athéologique est animée d’une intention qui ne saurait être pleinement justifiée qu’« En remontant aux origines de la sphère religieuse » (VI, p. 371). Le rapprochement opéré dans l’article consacré à Prévert entre la poésie et l’âge de pierre en est un exemple parmi d’autres : la religion de Bataille trouve ses racines dans la religion préhistorique tout comme, selon ce dernier, le mouvement surréaliste. A l’instar de la Renaissance qui manifeste « la nécessité de revenir à des sources plus lointaines, de retrouver dans l’homme grec ou dans l’homme romain une forme d’existence qui avait été perdue » (VII, p. 381), le surréalisme signifierait la résurgence « d’un homme plus perdu encore que l’était il y a cinq siècles l’homme antique, [et] 42
Il n’existe pas l’ombre d’une dépréciation dans cette expression. Cela est pourtant loin d’avoir été toujours le cas. En 1929, dans sa contribution au pamphlet dirigé contre Breton, Bataille écrivait notamment : « Il reste donc la fameuse question du surréalisme, religion nouvelle vouée, en dépit des apparences, à un vague succès. […] il me paraît d’ailleurs nécessaire de ne laisser aucune ambiguïté dans cette manière de présenter les choses. Je ne parle pas de religion surréaliste uniquement pour exprimer un dégoût insurmontable mais bien par souci d’exactitude, pour des raisons en quelque sorte techniques. […] L’abominable conscience qu’a n’importe quel être humain d’une castration mentale à peu de chose près inévitable se traduit dans les conditions normales en activité religieuse, car le dit être humain, pour fuir devant un danger grotesque et garder cependant le goût d’exister, transpose son activité dans le domaine mythique ». (I, pp. 218-219) (Nous soulignons.)
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qui est l’homme primitif » (VII, p. 382). Si, pour Bataille, « la quête de la vie de l’homme primitif a représenté la partie principale, la plus vivante et la plus décisive » du surréalisme, il est également clair que « l’homme primitif était un homme religieux ». Bien que la proximité des religions primitives et d’un mouvement littéraire moderne ne soit pas d’une immédiate évidence, Bataille s’emploie cependant à en déceler et en énumérer les indices les plus probants. Pour commencer, « il est facile de reconnaître les formes traditionnelles à travers de nombreux passages des œuvres d’André Breton en particulier » (VII, p. 386) : le frisson qui parcourt les tempes de ce dernier est « un frisson sacré » qui évoque, sans doute possible, « l’un des sens du mot religieux ». Mais le surréalisme n’est pas religieux en la seule personne d’André Breton, il l’est également dans son désir affiché de créer des mythes : « le souci que le surréalisme actuel a marqué pour le mythe est une des indications les plus claires » de la profonde religiosité dont il est empreint. A cet égard, l’attitude des surréalistes fut toujours des plus conséquentes : De plus, ce qui constitue la religion est la liaison au mythe des rites. Or, personne n’ignore actuellement que la tendance nettement assurée du surréalisme est d’arriver à retrouver les attitudes qui ont permis aux hommes primitifs de se réunir dans des rites et plus exactement de retrouver dans des rites les formes les plus aiguës, les plus tangibles de la vie poétique.
En définitive, « tout ce que Breton met en avant », que ce soit la « recherche du sacré », le « souci des mythes », ou encore le désir « de retrouver les rites semblables à ceux des primitifs », tout cela résulte d’une même volonté « de reconstituer tout ce qui était dans le fond de l’homme avant que cette nature humaine n’ait été asservie par la nécessité du travail technique ». Toutefois, bien que le surréalisme se rapproche de la religion primitive par certains points, il n’en diffère pas moins par certains autres qui, nous allons le voir, seront déterminants pour la poésie. Tout d’abord, alors que « l’homme primitif était par essence inconscient » (VII, p. 382), l’homme moderne, et peut-être plus particulièrement celui qui se prétend surréaliste, « est contraint à la conscience » : si cet homme a la volonté de « retrouver en lui les mécanismes de l’inconscience, ce n’est jamais sans avoir conscience de ce qu’il vise ». En second lieu, le surréalisme manifeste la volonté
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d’émanciper l’homme du souci « de l’intérêt personnel, [et] de celui de la durée » (VII, p. 384) dont les religions primitives n’étaient pas affranchies. L’homme primitif était en effet religieux et « sa façon d’être religieux était exactement matérialiste » (VII, p. 383). Plus précisément : « il est impossible de rien suivre dans la vie des primitifs si l’on n’aperçoit pas que chacun de leurs actes a été lié à un intérêt matériel ». Sur ce point, les religions primitives rejoignent une religion comme le christianisme étant liées « au souci d’un intérêt de l’être », au souci, en un mot, « de rendre possible » la vie. Rien n’est plus en revanche éloigné du surréalisme : « jamais le prix de la passion [que le surréalisme] a mis en avant n’a été commandé à lui par le souci de la durée, par le souci d’assurer les intérêts matériels des hommes qui le prenaient » (VII, p. 384). En 1948, Bataille présente ainsi le surréalisme comme un mouvement qui témoigne avec force « d’une volonté d’impossible » (VII, p. 385) qui appelle les expressions les plus radicales : Breton l’a dit, « l’acte surréaliste le plus simple […] consisterait à descendre dans la rue et à tirer au hasard dans la foule ». Loin d’ironiser sur une telle déclaration, Bataille semble désormais43 y trouver la marque d’une exigence qui a toujours été la sienne. En conséquence, c’est bien à partir de ce qu’il nomme « l’acquis du surréalisme » que, dans la continuité des voies ouvertes par Acéphale, il esquisse la possibilité d’une religion dont l’une des principales gageures sera de dépasser les difficultés auxquelles s’est confronté le mouvement de Breton sans avoir été toujours capable de les surmonter, d’une religion qui va accorder une place centrale à la dépense dont est capable la poésie.
43 Dans La Vieille taupe, Bataille écrivait en effet : « En décembre 1929, M. Breton n’hésite pas à se donner le ridicule d’écrire que "l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, ajoute-t-il, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon." Que cette image se présente à ses yeux avec une pareille insistance prouve d’une façon péremptoire l’importance dans sa pathologie des réflexes de castration : il s’agit uniquement de la provocation outrée ayant pour but d’attirer sur soi un châtiment brutal et immédiat ». (II, p. 103)
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
L’écriture automatique
La description du surréalisme comme religion, religion que Bataille reprend au moins pour une part à son compte, permet de comprendre mieux le cheminement de sa réflexion sur la poésie. Ce cheminement qui, rappelons-le brièvement, commence au début des années 30 avec le rapprochement de la poésie et de la dépense, se poursuit par la recherche des conséquences ultimes de cette proximité, aboutit enfin à la définition de l’écriture poétique comme un déchaînement si radical qu’il ne semble pas même s’accorder avec l’idée d’un résultat visé, ce cheminement se dessine sous l’influence souterraine, mais pourtant décisive, de ce que Bataille considère en 1948 comme le rite fondateur et fondamental de la religion qu’il décrit : l’écriture automatique. La poésie envisagée par Bataille n’est pas sans une continuité certaine avec cette écriture, une continuité qui, selon nous, donne tout son sens et toute sa mesure à ce que nous avons précédemment désigné sous les termes de dé-chaînement et d’absence d’œuvre. On a trop peu vu comment Bataille revient longuement sur l’écriture automatique dans les articles qu’il consacre au surréalisme à partir de 1945. L’intérêt qu’il porte alors à l’automatisme décèle pourtant les liens déterminants qui unissent la poésie qu’il poursuit et la pratique à laquelle se livrèrent les surréalistes. Pour nous, il est ainsi décisif de relever les grands traits de la description qu’il en donne afin de mieux montrer, par la suite, comment il les incorpore dans la pratique d’écriture qu’il tente d’élaborer. Pour Bataille, l’écriture automatique, « qui opère un libre déchaînement poétique sans le subordonner à rien, sans lui assigner de fin supérieure » (XI, p. 79), est une attitude, certes « difficilement tenable », mais néanmoins « décisive, virilement souveraine » : c’est « la conquête décisive » du surréalisme. Véritable insoumission, une telle écriture s’oppose à « l’asservissement au monde réel [qui] est sans l’ombre d’un doute au fondement de toute servitude » (XI, p. 31). S’il est vrai que l’on ne peut « regarder comme libre un être n’ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage », l’écriture automatique est alors la pratique désignée pour tout être épris de liberté. A ce titre, l’automatisme est sans conteste « le fondement du surréalisme » (VII, p. 387). Bataille ne pouvait pas demeurer insensible à une tentative dont il considérait que le principe était « clairement d’en finir
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avec les buts » (XI, p. 80) et qu’il définissait d’abord comme un acte de rupture : Ce qui caractérise essentiellement l’écriture automatique et qui fait qu’un homme comme André Breton est resté attaché à son principe en dépit d’un échec relatif qu’il reconnaît quant au résultat de cette méthode, c’est un acte de rupture – qui certainement, dans l’esprit de Breton était définitif – avec un enchaînement qui, à partir du monde de l’activité technique, est donné dans les mots eux-mêmes, dans la mesure où ces mots participent du monde profane ou du monde prosaïque. (VII, p. 387)
Rupture avec les enchaînements du langage et, de ce fait, avec « le monde de l’activité », l’écriture automatique tourne le dos au projet. En conséquence, cette écriture désigne exactement, selon Bataille, « la poésie déchaînée » (XI, p. 74), déchaînée dans le sens d’une manifestation violente, dé-chaînée dans celui également d’une rupture de tout en-chaînement subordonné à l’action44. En ce sens, l’automatisme semble bien proposer une alternative à la difficulté que rencontre la littérature, et le surréalisme en particulier : La littérature partirait d’une bonne intention mais se prendrait au piège des mots, qui altèrent à la fin jusqu’à l’intention : à passer de la passion qui les meut, à l’expression écrite, l’écrivain rencontre les mots qu’il croit soumettre à sa passion mais qui la réduisent plutôt à leur mouvement asservi. Les mots s’enchaînent et, s’il faut les suivre, il n’est rien qui ne doive servir, être justifié par quelque raison. (XI, p. 376)
Bataille évoque ici une fois de plus l’ornière qu’est la littérature : elle devrait être un cri, elle ne peut s’empêcher de durer ; elle devrait déchaîner, elle en-chaîne au contraire. Cependant, on voit bien que l’écriture automatique constitue pour lui une sorte de lueur d’espoir. Répondant à une ferme décision de choisir l’instant au détriment « d’un souci des résultats qui [en] supprime aussitôt la valeur et même
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On peut d’ailleurs remarquer comment Bataille ramène très souvent l’écriture automatique à cet unique aspect, semblant ainsi tacitement négliger la connaissance de l’inconscient et l’exploration de l’inconnu auxquelles celle-ci a cependant depuis toujours été liée. Bataille le dira à maintes reprises, la poésie est l’exact contraire de toute connaissance.
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en un sens l’existence » (XI, p. 80), elle apparaît comme la voie d’une possible libération : La liberté n’est plus liberté de choisir mais le choix rend possible une liberté, une activité libre, exigeant qu’une fois la décision fixée sur elle, je ne laisse plus intervenir de nouveaux choix : car un choix entre les diverses possibilités de l’activité déchaînée serait fait en vue de quelque résultat ultérieur (c’est le sens de l’automatisme). La décision surréaliste est ainsi une décision de ne plus décider (l’activité libre de l’esprit serait trahie si je la subordonnais à quelque résultat décidé d’avance). (XI, p. 81)
Choisir l’instant, décider d’être libre, c’est choisir de ne plus choisir, décider de ne plus décider, et s’y tenir. L’absence de choix que signifie une telle décision est l’accès à une liberté, « une activité libre », qui empêche toute subordination à un « résultat ultérieur ». Quand rien n’est écrit en vue d’un résultat donné, toute influence de ce qui s’écrit sur ce qui va s’écrire s’annule : l’absence de choix s’oppose au retour du projet45. Evidemment, un tel "fonctionnement", qui serait toute la force de l’écriture automatique, ne saurait être conciliable avec la production d’une œuvre et « ce qui est digne d’attention est moins le résultat que le principe » (XI, p. 74) : Celui qui s’assied confortablement, qui oublie au maximum ce qui est pour écrire au hasard sur le papier blanc les folies les plus vives qui lui passent dans la tête, peut n’aboutir à rien sur le plan de la valeur littéraire ; il n’importe, il a connu, il a fait l’expérience d’une possibilité qui est celle de la rupture sans réserve avec le monde où
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« Faites abstraction de votre génie, de votre talent et de ceux de tous les autres. Dites vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Ecrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu’à s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside pour la plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste ». (André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), Paris, Gallimard, (Œuvres complètes I), 1988, pp. 331-332.)
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nous agissons pour nous nourrir, où nous agissons pour nous couvrir et pour nous abriter. (VII, p. 387)46
Négation de l’œuvre, écriture comme acte dé-chaîné, ce qui, pour Bataille, définit au premier chef l’écriture automatique recoupe très exactement ce qu’il tente d’articuler en rapprochant la poésie et le sacrifice souverain. En fait, ce rapprochement prend tout son sens quand l’on considère qu’il a pour origine une volonté de refonte de l’automatisme. De fait, Bataille expose désormais en détail ce que l’on pouvait simplement deviner derrière les brèves remarques de La Critique sociale et ce que la proximité de la poésie et de l’acte sacrificiel nous indiquait avec plus de précision. Les difficultés qu’il décèle quant à l’automatisme correspondent précisément à celles qu’il essaie de conjurer pour faire de la poésie une pure dépense : si l’automatisme est d’abord et avant tout un « acte essentiellement d’insubordination, dans un sens [est] un acte souverain », cette « opération, c’est vrai, ne va pas sans difficultés, que le surréalisme a révélées, non résolues » (XI, p. 81)47. Et ces difficultés tiennent principalement à ce que nous avons désigné précédemment comme la tentation de faire œuvre : Ce qu’enseigne Breton n’était pas moins de prendre conscience de la valeur de l’automatisme que d’écrire sous la dictée de l’inconscient. Mais cet enseignement ouvrait deux voies : l’une allait du côté des œuvres, sacrifiait même rapidement tout principe aux nécessités des œuvres, accentuait la valeur d’attrait des tableaux et des livres. Ce fut celle où s’engagea le surréalisme. L’autre allait ardûment du côté de l’être : de ce côté, l’on ne pouvait donner qu’une faible attention à l’attrait des œuvres, non que celui-ci fût insignifiant, mais ce qui alors était mis à nu et dont la beauté, la laideur n’importaient plus, c’était le fond des choses et dès lors commençait le débat de l’être dans la nuit. Tout était suspendu dans une solitude rigoureuse. Les facilités qui
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Ces phrases semblent faire directement allusion à ce passage du premier Manifeste : « Faites vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu favorable aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez ». (André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 331.) 47 Breton ne nie pas ces difficultés mais les évoque au contraire en des termes qui ne sont pas sans rappeler l’analyse de Bataille. (Cf. André Breton, « Le message automatique » (1933), Point du jour (1934), Paris, Gallimard, (Œuvres complètes II), 1992, p. 380.)
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE relient les œuvres au « possible », au plaisir esthétique avaient disparu. (XI, p. 33)
Celui qui se livre à l’écriture automatique doit « oublier qu’en tant que littérateur il est attendu par l’édition » (VII, p. 388) : l’acte de rupture n’est total, il n’est libérateur, qu’à cette ultime condition qui implique de la manière la plus forte le retrait sans concession du monde de l’activité. En d’autres termes, il faut savoir ignorer « la nécessité de faire ce que malgré tout les surréalistes ont fait jusqu’à un certain point, carrière littéraire » ; il ne fait pas de doute qu’il y eut dès l’abord « une faiblesse initiale dans la place que donna le surréalisme à la poésie et à la peinture : il a fait passer l’œuvre avant l’être » (XI, pp. 31-32). Le surréalisme pouvait-il seulement éviter d’emprunter cette voie qui allait résolument du côté des œuvres ? D’une certaine manière, Bataille a déjà répondu, qui dès 1939, dans « Le sacré », montrait comment il était inévitable dans un premier temps de céder à la tentation d’ouvrir « aux erreurs vides de sens un champ de possibilités dont l’étendue était devenue décourageante » (I, p. 561). En 1945, la position de Bataille s’affirme plus nettement encore : Mais quand le groupe surréaliste cessa d’être, je crois que l’échec toucha davantage le surréalisme des œuvres. Non que les œuvres aient cessé d’être avec le groupe : l’abondance d’œuvres surréalistes est maintenant aussi grande que jamais. Mais elles cessèrent d’être liées à l’affirmation d’un espoir de briser la solitude. Les livres aujourd’hui sont en ordre sur les rayons et les tableaux ornent les murs. C’est pour cela que je puis dire que le grand surréalisme commence. (XI, p. 33)
Les livres sont sagement rangés, les tableaux sont aux murs, une ère s’achève, certainement nécessaire, mais toutefois secondaire par rapport à celle qui s’annonce. La voie des œuvres épuisée, reste à emprunter celle où l’être se débat dans la nuit, celle du grand surréalisme, de la religion dont la poésie enfin dé-chaînée sera le rite majeur. Au ban de l’impossible
Comment Bataille envisage-t-il d’accomplir à son tour cette rupture que le surréalisme n’a réussie qu’en partie ? Comment, en un mot, espère-t-il atteindre cette absence d’œuvre, ce faire
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perverti, dont l’écriture automatique s’approche mais qu’elle n’est pas jusqu’au bout ? En 1948, la résolution de cette difficulté est liée à l’accès à la plus grande conscience. Lors de la discussion qui suit la conférence, G.-A. Astre demande à Bataille : « Est-ce que vous pensez que la conscience a pour rôle d’arriver à la fusion avec l’univers comme vous l’avez dit à la fin ? ». Bataille répond : « C’est évidemment un des thèmes de toutes les religions et en particulier de la mystique. Pour ma part je suis porté à donner une assez grande importance à ce principe » (VII, p. 399). Ce bref échange permet de formuler sous un autre angle la question des exigences auxquelles la poésie se doit de répondre : comment parvenir à une conscience absolument lucide qui ne ferait qu’un avec l’univers ? Quel rôle la poésie peut-elle jouer dans la quête d’une telle conscience ? On pourrait certainement trouver quelque démesure dans ces questions, mais celle-ci ne serait jamais qu’à la hauteur des exigences qui ont depuis toujours animé Bataille. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas s’y tromper : cette démesure donne seule la mesure de la poésie telle que l’envisage ce dernier. La conscience doit être telle qu’à la fin elle mène à l’identité de l’homme et du monde. L’exigence de cette identité entraîne des conséquences ultimes au plan de l’écriture poétique : « Ceci doit être poussé […] jusqu’à l’absence de poésie ». Pourquoi, et en quel sens, une telle absence est-elle justement requise ? Bataille précise sa pensée en ces termes : C’est dans la mesure où la poésie est portée jusqu’à l’absence de poésie que la communication poétique est possible. Ceci revient à dire que l’état de l’homme conscient qui a retrouvé la simplicité de la passion, qui a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui est dans l’homme, est un état de présence, un état de veille poussé jusqu’à l’extrême de la lucidité et dont le terme est nécessairement le silence. (VII, p. 395)
La poésie est la voie du silence, elle permet cet accès au silence qui est l’accomplissement de la présence et de la lucidité de l’homme qui a su renouer avec « cet élément irréductible » et souverain qu’est la passion ; dans cette perspective, l’absence laisse espérer un silence qui, loin d’être une simple aphasie, est le degré ultime de la communication poétique. Cette absence ne signifie en aucun cas la
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disparition de la poésie. Elle désigne plutôt le caractère fondamental de l’écriture poétique : […] nous ne [pouvons] atteindre la poésie autrement que par le canal des poètes réels, mais nous savons tous que chaque voie poétique comporte en elle-même son impuissance immédiate, chaque poème réel meurt en même temps qu’il naît, et la mort est la condition même de son accomplissement. (VII, p. 394)
Rarement l’exigence poétique de Bataille aura été aussi implacable ; rarement le point intenable vers lequel ce dernier semble ramener inlassablement la poésie aura été plus catégoriquement exposé que dans ces quelques lignes. Comment décrire le plus concrètement la pratique poétique que ces propositions impliquent ? Comment, en un mot, décrire une poésie dont la condition sine qua non réside dans la contemporanéité de sa propre mort ? En un sens, la réflexion menée par Bataille n’est rien d’autre que la confrontation toujours recommencée à cette gageure : il faut appréhender une poésie qui n’est qu’à la condition de mourir immédiatement, une écriture dont la manifestation coïncide avec sa disparition simultanée. C’est en suivant cette voie que Bataille espère porter à son paroxysme la capacité de dé-chaînement qu’il prête en puissance à l’écriture automatique ; c’est ainsi qu’il espère renouer avec le sacré ancestral des mises à mort souveraines. L’articulation des notions que mettent en jeu ces propositions ultimes se définit à partir et autour du problème central du faire-œuvre, à partir et autour de la nécessité de sa négation à laquelle l’écriture automatique n’a pas su répondre, limitant par là la portée de la rupture qu’elle laissait pourtant présager. Quel lien existe-t-il entre l’« impuissance immédiate » évoquée par Bataille et le dé-chaînement qu’exige une pure dépense ? Dans quel sens l’impuissance recoupe-t-elle cette suite d’actes autonomes, chacun étranger aussi bien au souci de l’a-venir qu’à l’influence du déjà venu ? Tout d’abord, il nous faut dire un mot de la puissance et du possible. Selon Maurice Blanchot, le possible peut s’entendre en deux sens distincts. D’une part, un événement est dit possible quand il « ne se heurte, dans l’horizon qui est ouvert, à aucun empêchement catégorique »48. Dans ce cas, le possible désigne « un cadre vide » : il est « ce qui n’est pas en désaccord avec le réel, ou 48
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 59.
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bien ce qui n’est pas encore réel, ni du reste nécessaire ». D’autre part, le possible est, en un autre sens, « plus que la réalité : c’est être, plus le pouvoir de l’être ». Autrement dit, « on est ce qu’on est » seulement si on peut l’être. Le sens du mot possible se clarifie donc à la lueur du mot pouvoir et à celle du mot puissance. Plus exactement, la puissance commence avec le possible qui l’inclut : « la puissance est en germe dans la possibilité »49. En conséquence, l’im-puissance décèle en toute logique une cessation de la possibilité et notre question peut être reformulée : pourquoi et comment le dé-chaînement est-il lié à l’impossible ? On sait que l’impossible est une notion déterminante pour Bataille. Tentant d’en cerner plus précisément le sens, Blanchot propose la distinction suivante : le possible et l’impossible définiraient « un double rapport » dans lequel nous serait « peut-être donné de "vivre" chaque événement de nous-même »50. Le possible serait en effet ce rapport où cet événement est « ce que nous comprenons, saisissons, supportons et maîtrisons […] en le rapportant à quelque bien, quelque valeur, c’est-à-dire en dernier terme à l’Unité ». L’impossible désignerait quant à lui le rapport où l’événement « se dérobe à tout emploi et à toute fin, davantage comme ce qui échappe à notre pouvoir même d’en faire l’épreuve, mais à l’épreuve duquel nous ne saurions échapper ». D’un côté, donc, un mouvement essentiel, de l’autre une fixité : d’une part « l’être même »51, d’autre part « le pouvoir souverain de le nier ». Cependant Blanchot introduit une ultime précision : l’impossible « indique ce qui, dans l’être, a toujours précédé l’être et ne se rend à aucune ontologie ». En un mot, l’impossible renvoie à ce que désigne la fuite. Son avènement est à la fois une rupture et une ouverture : rupture avec le pouvoir et l’activité qui asservissent l’être52 ; ouverture à tout ce qui échappe essentiellement à cet asservissement. Si l’impossible est bien « ce non pouvoir qui ne serait pas la simple négation du pouvoir »53, l’impuissance de la poésie ne saurait être entendue autrement que dans 49
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 60. Ibid., p. 307. 51 Ibid., p. 66. 52 Maurice Blanchot affirme en ce sens : « Ce qui revient à pressentir que c’est l’être encore qui veille dans la possibilité et que, s’il se nie en elle, c’est pour mieux se préserver de cette autre expérience qui toujours le précède et qui est toujours plus initiale que l’affirmation qui nomme l’être […] ». (Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 67.) 53 Ibid., p. 62. 50
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le sens d’un certain rapport à l’être. Ce qui doit tout particulièrement retenir ici notre attention, c’est que ce rapport ne participe plus de l’activité, qu’il correspond concrètement à autre chose que ce que définit l’action, et cette autre chose est justement ce que les propositions de Bataille tentent de décrire. Aux considérations les plus abstraites font donc écho des manifestations concrètes qu’il faut savoir pratiquement retrouver : au plan du langage la poésie en est une, elle est la manifestation effective du rapport que signifie l’impossible. Mais pourquoi la poésie doit-elle précisément mourir ? Par quelle nécessité et comment la création poétique est-elle indéfectiblement liée à la mort ? Il faut au moins une fois le dire : il n’est certainement rien de symbolique dans la mort évoquée par Bataille. Cette mort a lieu, la poésie doit réellement disparaître. Nous avons en quelque sorte déjà exposé la nécessité d’une telle mort en tentant de décrire la souveraineté de l’acte sacrificiel. Pour souverain que soit cet acte, nous l’avons vu, ce dernier est néanmoins toujours et aussitôt sous la menace du retour sournois de la subordination. Bien que non projeté, l’acte, dès qu’il se fait et par le simple fait de se faire, est sous le coup d’une ré-appropriation immédiate par le projet : on peut ne pas avoir décidé d’écrire un poème, la souveraineté de l’écriture n’en sera pas moins de suite contestée, en-chaînée par le souci du résultat, par celui du projet sous la forme concrète d’une œuvre à faire. Chaque mot écrit détermine alors un peu plus ce qui va s’écrire, l’informe et l’influence : le dé-chaînement annoncé mue irrémédiablement en en-chaînement, la dépense s’apaise, la souveraineté est au mieux mineure. Comment empêcher ce retour du projet ? Comment au moins le tenter ? La réponse de Bataille, on le voit, est radicale : c’est la mort. Mort de ce qui s’écrit au moment où cela s’écrit, disparition simultanée et sans appel de ce qui se fait : la mort est le prix du dé-chaînement. Et on ne saurait parvenir à cette mort sans en appeler à la négation du pouvoir : il faut que cesse le pouvoir, que cette cessation ait lieu pour que la souveraineté soit préservée. L’absence de pouvoir mène seule à l’absence de poésie : quand plus rien n’est possible, plus rien ne s’en-chaîne ; il n’y a plus qu’une fuite essentielle. Quand la poésie est sans être rien, elle est l’être, autrement dit elle n’est rien, si ce n’est une dépense immodérée, un pur passage, un pur dé-chaînement, une suite d’actes où chaque acte brille dans l’instant de la plus grande gratuité et meurt. La dépense est donc à hauteur d’impossible, à hauteur d’une écriture dont
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la trace n’apparaît jamais sans disparaître au même instant, une écriture dont l’évanouissement immédiat empêche que la trace ne s’asservisse à mesure qu’elle se trace, préserve l’instant du tracer de la servilité inhérente au souci du tracé. En effaçant sa trace, l’écriture trace la trace comme une fuite, elle est cette suite d’actes qui est l’instant et déchire la trame monotone du temps, ouvre la blessure par laquelle l’être communique : l’écriture est poétique quand elle ne retient plus rien et que plus rien ne la retient, quand elle s’oublie et s’abandonne, se livre à l’impossible et s’en remet à l’im-pouvoir54. Ainsi, rien ne décrit mieux l’acte poétique que ces verbes dont le procès décèle un mouvement profond, un mouvement qui fait signe vers cet autre rapport étranger à la fixité du possible qui retient l’être pour toujours mieux le maîtriser. Une telle écriture serait-elle autre chose qu’une chance ?55 « L’impossible, écrit Bataille, demeure à la merci d’une chance » (VI, p. 162), quand la chance signifie la venue de ce qui n’est pas en notre pouvoir, ce rapport qui nous ouvre à ce qui justement est sans rapport. Attachée à l’impuissance, la poésie est cette écriture que l’on ne peut commander mais qu’il faut, plus que simplement espérer, appeler. Deux propositions sont ici déterminantes. La première est tirée du Coupable : « L’absence de poésie est l’éclipse de la chance » (V, p. 320). La seconde, qui lui fait écho, se trouve dans Le Petit : « Ecrire est rechercher la chance » (III, p. 69). Bataille commente ainsi cette dernière formule :
54 A cet égard, il est intéressant de noter comme elle n’est pas étrangère à certains traits de la parole que Maurice Blanchot évoque en ces termes : « La parole porte avec elle le caractère fortuit qui lie dans le jeu la pensée au hasard. Elle dépend immédiatement de la vie, des humeurs et des fatigues de la vie, et elle les accueille comme sa secrète vérité : un joueur fatigué peut être plus proche de l’attention du jeu que le joueur brillant, maître de soi et maître de l’attention. Surtout, elle est périssable. A peine dite, elle s’efface, elle se perd sans recours. Elle s’oublie. L’oubli parle dans l’intimité de cette parole, non pas seulement l’oubli partiel et limité, mais l’oubli profond sur lequel s’élève toute mémoire. Qui parle est déjà oublié. Qui parle s’en remet à l’oubli, presque avec préméditation, je veux dire en liant le mouvement de la réflexion – de la méditation, comme l’appelle quelquefois Georges Bataille – à cette nécessité de l’oubli. L’oubli est le maître du jeu ». (Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 317.) 55 Ce à quoi d’ailleurs pourrait faire écho cette autre question : « L’art est-il moins qu’une divination de la chance ? ». (VI, p. 407)
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Ecrire est chercher la chance, non de l’auteur isolément, mais d’un tout-venant anonyme. En moi-même ce mouvement emporté qui m’oblige d’écrire est dans la trajectoire d’une chance appartenant à l’homme en général. Toutefois, de la chance je ne puis dire : "elle appartient" (elle peut à chaque instant se dérober) ; ni exactement : "je la cherche" : je peux l’être non la chercher. (III, p. 495)
La poésie suppose, non pas une volonté de puissance, mais d’impuissance, une volonté de chance. Une volonté qui n’est pas « une mobilisation de moyens en vue d’une action ou production quelconques »56, mais un désir, une volonté « d’un non-vouloir-faire ou d’un non-vouloir-maîtriser » qui signifie « l’ouverture de l’être ekstatique à l’univers indéfini ». Et cette volonté revêt la forme concrète d’une écriture : écrire est l’appel lancé en direction de la poésie, quand l’appel est l’espoir fait action, l’attente toujours maintenue et la chance provoquée. Ecrire met à la portée de la chance, expose à la chance d’une écriture qui est la chance. En ce sens, la chance est l’avènement du dé-chaînement, son avoir-lieu. Rupture avec la maîtrise, le dé-chaînement est imprévisible. Il ne se laisse pas convoquer, il échoit : « Chance a la même origine (cadentia) qu’échéance. Chance est ce qui échoit, ce qui tombe (à l’origine bonne ou mauvaise chance). C’est l’aléa, la chute d’un dé » (VI, p. 85). Ecrire est rechercher l’instant précis où l’écriture s’abandonne à l’impossible et se met au ban de cet autre rapport, l’instant où l’écriture est soudainement bannie du possible, parce qu’elle est enfin cette chance inassimilable, cette pure dépense où rien ne se fait. Ecrire est l’attente fiévreuse d’un jaillissement : la poésie surgit quand s’évanouit toute finalité, quand l’écriture est touchée par cette chance dont elle est en entier l’appel57. Ainsi, l’absence d’œuvre est-elle exactement cette chance : elle désigne cet évanouissement et le déchaînement qui l’accompagne, elle est l’instant où les liens se défont et l’écriture se libère. Alors la poésie est véritablement partout, pas moins susceptible de jaillir ici que là, dès lors que l’écriture sait être
56 Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris, Les Editions de Minuit, 1978, p. 216. 57 « Ecrivant, je reçois de la chance une touche brûlante, arrachante, durant peu d’instants, sur le lit où j’écris ; je demeure figé, ne pouvant rien dire, sinon qu’il faut l’aimer jusqu’au vertige : à quel point la chance s’éloigne, dans cette appréhension, de ce qu’en apercevait ma vulgarité ! » (VI, p. 322)
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cet appel qui s’en remet à la chance pour mieux s’oublier, pour mieux rompre l’en-chaînement qui la lie à la servilité. On le voit, l’absence d’œuvre ne désigne pas moins une absence de souci de l’œuvre que les effets de cette absence, c’est-àdire ces instants où l’écriture libérée se dépense et coïncide avec la pure mobilité de l’être. Que la dépense exige que l’écriture meure, s’efface à mesure qu’elle se trace, ne fait pas de doute : « La poésie est de toute façon négation d’elle-même : elle se nie en se conservant et se nie en se dépassant » (III, p. 533). Cette dernière ne saurait échapper à la négation : qu’elle s’en préserve, et elle n’est plus la poésie ; qu’elle y réponde, et elle accepte alors de mourir de cette mort que nous avons désignée comme la secrète condition du déchaînement et de la dépense.
LA POESIE ET LA NUIT Entrer dans la nuit
L’influence des techniques d’illumination sur sa propre poésie devait conduire Bataille, en 1946, et à la suite d’Eluard, à définir la poésie comme ce qui donne à voir, et non à savoir. Au cours de ses exercices de méditation, Bataille avait pu mesurer à quel point la vision de « déchirements imaginables » (V, p. 269) ou celle de la succession « de représentations obscènes, risibles, funèbres » pouvait, à partir du silence, conduire à l’extase. Un poème, ayant pour titre « Le mur », insiste ainsi sur la valeur bouleversante de la vision de ce qui effraie : Une hache donnez une hache afin que je m’effraie de mon ombre sur le mur ennui sentiment de vide fatigue. (IV, p. 21)
Voir son ombre criminelle, voir sa silhouette menaçante projetée sur le mur introduit l’effroi, crée la faille qui mène au dehors. D’une manière générale, dans les exercices, la vision déchire ; le regard est le moyen d’un déchirement auquel la poésie liée à l’expérience ne pouvait demeurer insensible. A cet égard, il est saisissant de constater comment, en 1940, les images de la poésie vont puiser dans l’hétérogène, à tel point que la liste des éléments in-assimilables que Bataille avait ébauchée quelques années auparavant fait figure d’un
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véritable champ lexical de sa poésie : urine, sang, sang menstruel, excréments, phallus, prépuce, cadavre, ongles et cheveux, sueur, larmes, œil, langue, doigts et morceaux de peau, doigts de pied, sexes1. En créant des images à partir des déchets du savoir, déchets que, du même coup, ces images donnent à voir, on comprend par quel moyen Bataille cherche à sortir de la connaissance pour se maintenir provisoirement, et le lecteur avec lui, dans une pure violence à laquelle les limites de l’individu ne peuvent longtemps résister. L’image qui donne à voir l’hétérogène est une image qui tue ; le langage tourné vers la chance cherche une image qui met à mort. Comme le sacrifice, la poésie donne à voir « ce qui a le pouvoir dans l’objet d’exciter le désir ou l’horreur » (XI, p. 101) : ses images éveillent le désir qui est, pour Bataille, et à l’inverse de Hegel, la voie de l’anéantissement du sujet. En nous mettant face à un objet qui excite le désir, la poésie retrouve en fait un moment particulier de l’expérience conceptualisée par Hegel dans l’introduction de la Phénoménologie de l’esprit : le moment de l’apparition immédiate de l’objet qui constitue le premier temps de l’expérience ; le moment de la certitude sensible où la conscience, sa présence et son unité sont, pour ainsi dire, annihilées. Ce premier temps fascine Bataille qui le scrute, le recherche et l’appréhende théoriquement comme ce que Julia Kristeva nomme « le moment de la spécularisation »2, celui où, précisément, est vu un objet désiré. Bataille s’attarde à ce premier moment que l’idéalisme ne peut déterminer puisqu’il est un moment structuré indépendamment des lois de la conscience, celui de la certitude sensible qui n’est pas encore devenue un objet de connaissance. L’expérience telle que la voit Hegel est toujours en effet l’expérience d’un savoir qui repose sur la présence d’un même sujet et, à ce titre, elle ne peut rendre compte de l’hétérogène qui la travaille sinon en l’assimilant à un simple sentiment de vide, en n’en gardant que l’impression d’un manque ou d’une absence. Voulant faire de la poésie une opération souveraine, Bataille doit plus précisément parvenir à en faire « une traversée à rebours de la spécularisation comme moment initial de la constitution du sujet »3. Rien ne peut être su dans l’expérience intérieure où aucun 1
Cette liste est en fait composée pêle-mêle d’éléments et de pratiques. Nous ne relevons ici que les éléments. 2 Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 289. 3 Ibid., p. 290.
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objet n’est fixe, où se substitue à l’objet « un chaos de lumière et d’ombre, [une] catastrophe » (V, p. 88). Dans l’expérience, l’objet est d’abord cherché et posé par le moi, le moi qui « n’est libéré que hors de soi ». Quand il s’éveille à la vie intérieure, l’esprit demeure en quête d’un objet. Afin de rompre avec « l’heureuse monotonie des mouvements intérieurs » (V, p. 136), il renonce à l’objet proposé par l’action pour « un objet de nature différente » (V, p. 137). Bataille évoque d’abord abstraitement cet objet en parlant d’un « point vertigineux censé intérieurement contenir, l’incessant glissement de tout au néant » : le point délivre l’existence, il la délivre dans la mesure où il est capable de lui exposer ce qu’elle est profondément, c’est-à-dire « un mouvement de communication douloureuse » (V, p. 138). Bataille donne ensuite des exemples concrets de cet objet déchirant. Il évoque les Exercices de saint Ignace au cours desquels il est demandé au disciple de projeter ce point « en la personne de Jésus agonisant » (V, p. 139). Il se réfère également à son expérience personnelle, rappelant comment il eut recours à des « images bouleversantes » et, en particulier, à celle du supplice de Fou-TchouLi dont il fixait longuement les représentations successives qui étaient en sa possession : « A la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tordait, bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe ». Les photographies de Fou-Tchou-Li au supplice montrent un corps meurtri et un visage transfiguré par la douleur et la dose d’opium qu’on dut lui administrer afin de prolonger le supplice ; elles montrent des blessures atroces par lesquelles le sang s’échappe, un corps peu à peu démembré, à tel point démantelé par le minutieux travail des bourreaux qu’à la fin il est difficile de reconnaître la victime. En un mot, ces photographies constituent l’une des plus violentes exposition de la chair que certains poèmes, on l’a vu, tentent, à leur manière, de donner à voir en multipliant les ouvertures dans les corps qu’ils montrent, en les désorganisant à leur tour. La nature commune de ce que Bataille nomme « l’image ouverte du supplicié » (X, p. 237) et de certaines images de sa poésie nous met sur la voie d’une parenté plus profonde entre ces images. Bataille attendait des photographies du « jeune et séduisant Chinois » (V, p. 140) qu’elles lui communiquassent sa douleur ou, plus exactement, « l’excès de sa douleur », non dans le but d’en jouir, mais, dit-il, comme pourrait d’ailleurs le dire le poète que le génie
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visite, « pour ruiner en moi ce qui s’oppose à la ruine ». Si l’excès, qu’il soit de joie, de souffrance ou de cruauté, se concentre dans le point-objet, c’est que « les excès sont les signes tout à coup appuyés, de ce qu’est souverainement le monde » (V, p. 141) : seuls les excès par leur capacité à bouleverser et à déranger portent plus loin l’expérience et délivrent l’existence en exposant et donnant à voir ce qui est4. Non seulement Bataille n’attribue aucune autre fonction à la poésie que celle qu’il attribue au point-objet, mais il lui reconnaît également le même pouvoir. Pour s’en convaincre, il suffit de citer ces lignes qui, dans l’article consacré à Prévert, font suite à une longue citation d’« inventaire » : Est-ce abuser de « voir » à travers ces lignes « ce qui est » ? N’est-ce pas, comme dans le Dîner de têtes ou La Crosse en l’air, ce monde actuel, impossible et bête, impossible et cruel, impossible et faux ? Obsédant, sortant par les yeux…, tel qu’un jeu poétique enragé des mots le peut seul « donner à voir »…(du moins, peut-on le « voir » ainsi, le « voir » et non l’analyser, le « voir » à n’en plus pouvoir…) (XI, p. 97)
La poésie est « un cri qui donne à voir » (XI, p. 99), un cri qui « révèle ce qu’autrement nous ne verrions pas », qui révèle ce qui est et par là nous délivre. En donnant à voir, l’image poétique, à l’instar du pointobjet dans l’expérience, délivre l’existence et porte plus loin l’expérience. Déchirant la félicité des mouvements intérieurs éveillés par les incessantes répétitions, l’image conduit à l’extase devant le non-savoir qui succède à l’extase devant l’objet, elle conduit à la nuit où perdure « un âpre désir de voir quand, devant ce désir, tout se dérobe » (V, p. 144). Avant de préciser les relations qui existent entre l’image poétique et la nuit, il nous faut ouvrir une parenthèse pour rappeler une analyse de Julia Kristeva qui, s’appuyant sur des passages de L’Expérience intérieure5, montre comment l’opération souveraine 4
Dans l’excès pointe ce qui est – l’excès sur lequel se concentre le méditant révèle ce qui met hors de soi, comme ce fait divers que Bataille cite de mémoire : dans une petite ville de France, un ouvrier tranche les poignets de son petits garçon qui, en jouant, avait malencontreusement jeté au feu l’argent de sa paie et entraîne, du même coup, la mort de sa femme qui, attirée par les cris, tombe morte en découvrant la scène tandis que sa petite fille, à qui elle donnait le bain, se noie. (Cf. V, p. 141.) 5 En particulier sur « La mort est en un sens une imposture » (V, pp. 82-93) et « Seconde digression sur l’extase dans le vide » (V, pp. 143-145).
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indique la nécessité de « retourner en deçà de la spécularisation et [de] la reprendre dans un « voir » immédiat, catastrophique »6 pour atteindre l’inconnu. En d’autres termes, l’immédiat doit être traversé en « une représentation maintenue comme éclatement de toute identification, de toute identité, de toute spécularisation, donc comme une ruine de la représentation elle-même ». Selon Kristeva, une telle représentation est par excellence le propre de ce qu’elle nomme « la fiction souveraine »7 qui expose effectivement « des opérations concrètes (sexuelles, mortelles, sociales) qui excèdent la spécularisation et son sujet – le sujet du sa-voir ». La fiction souveraine maintient et traverse la connaissance « pour que se représente dans le thème médité, le procès de la signifiance saisi par la représentation et la connaissance : « l’inconnu » ». Ainsi, la fiction représentera des « opérations dangereuses pour la représentation et pour le langage »8 et relèvera donc d’une utilisation tout à fait spécifique du langage de la part de Bataille : [Bataille] se servira donc du langage pour montrer des opérations concrètes où sont transgressés les interdits sexuels constitutifs du refoulement et/ou du savoir. Si le sujet est spéculaire, c’est parce qu’il parle et parce qu’il observe des interdits sexuels. C’est donc par la pluralisation de la parole et par la transgression des interdits, mais toujours dans la parole et en maintenant ces interdits, que le sujet peut abandonner son lieu de Maître spéculaire et en toucher l’engendrement « inconnu ».
Pour notre part, il ne nous semble pas que l’exposition d’opérations transgressives soit exclusive à la fiction et puisse, à ce titre, constituer le fondement de sa définition. L’opposition tranchée de la poésie et de la fiction comme deux formes ou deux genres distincts montrent ici ses limites quand, on le sait, la poésie est justement, en amont d’une telle opposition, ce qui engage la fiction ou la forme versifiée vers la traversée que tente de décrire Julia Kristeva. De fait, la poésie de Bataille est bien une poésie à thèmes, la réintroduction du thème en poésie, tout en préservant la souveraineté du pur dé-chaînement auquel il faut parvenir en suivant la voie ouverte par l’écriture automatique, étant l’une des gageures qui s’imposent à sa réflexion. 6
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p 290. Ibid., p 291. 8 Ibid., p 292. 7
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Ce n’est pas donc par hasard que plusieurs poèmes se présentent comme des mises en scène d’actes érotiques accomplis par deux partenaires, ainsi que nous l’a montré le poème retrouvé dans les papiers de L’Archangélique. Que ce soit dans le poème entier, ou à l’intérieur seulement d’une ou plusieurs strophes, des scènes érotiques apparaissent dont le caractère transgressif et violent n’a rien à envier aux représentations de la fiction. Citons, à titre d’exemple, ce poème retrouvé dans un carnet de 1943 où Dieu et une femme sont montrés dans la plus graveleuse des situations : Trois morts L’agonisante auréolée le cœur fétide femme sans dents le haillon de la tristesse le lit sale le temps passé à poil décorée de roses dans la bouche de la belle Dieu se soulageait. (IV, p. 386)
Un érotisme souvent violent, parfois scatologique, apparaît dans les scènes licencieuses que donnent à voir les poèmes. Tentant de réaliser la traversée décrite par Kristeva, ces poèmes sont agencés en une sorte de structure gigogne : une scène à caractère sexuel est montrée, composée elle-même d’images, lesquelles sont à leur tour composées d’éléments hétérogènes. Ces mises en scène visent à manifester l’hétérogène, à l’agencer de manière à ce qu’il représente l’inconnu, en précisant que cette représentation de l’inconnu est rendue possible, du moins en partie, grâce à des images qui, précisément, donnent à voir et non à re-voir, des images dont le propre est de présenter une réalité neuve, de présenter, non du déjà-su, du déjà-vu ou du déjà-là, mais au contraire une réalité nouvelle qui d’aucune manière ne pourra être réduite ou ramenée à quoi que ce soit de connu9. 9
Le « prière d’insérer » de l’édition de 1943 prend désormais tout son sens, et plus particulièrement ces premières lignes qui concernent la poésie : « Nous somme peutêtre la blessure, la maladie de la nature./Il serait pour nous dans ce cas nécessaire – et d’ailleurs possible, "facile" – de faire de la blessure une fête, une force de la maladie. La poésie où se perdrait le plus de sang serait la plus forte. L’aube la plus triste ? annonciatrice de la joie du jour./La poésie serait le signe annonçant des déchirements intérieurs plus grands. La musculature humaine ne serait en jeu toute entière, elle
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L’image poétique est toujours une image pour parce que la poésie est toujours un mouvement vers : un mouvement vers l’inconnu, vers la nuit, qui « touche à la folie s’il s’accomplit » (III, p. 532). Tandis que « la belle poésie » refuse tout dépassement de la poésie et se fige, la poésie de Bataille s’allie à l’expérience, sacrifie la poésie pour atteindre la poésie, quand atteindre la poésie consiste à entrer dans la nuit : a) b) c)
le poétique comme moyen terme entre le monde logique et la nuit, la nuit comme simple expérience du vide de la poésie la véritable nuit exige le déchirement la destruction de tous les moyens termes et non seulement de la poésie, (III, p. 535)
Bien que le mouvement vers la nuit soit toujours le risque d’un mouvement vers la folie, la folie ou la nuit ne désignent en rien un arrêt du mouvement accompli par la poésie. La folie qui menace à l’approche de la nuit signifie au contraire un danger, rappelle qu’il ne saurait y avoir de poésie sans un risque réel pour celui qui se livre à une pratique qui le change, altère et conteste sa position de sujet, l’isole dans une société qui s’emploie à empêcher ce genre d’altération. Que la poésie conduise vers la nuit, qu’elle soit non seulement ce qui permet de pénétrer dans la nuit mais surtout, comme nous allons maintenant l’envisager, ce qui permet de voir la nuit même, cela n’est jamais apparu à Bataille comme une évidence mais ne s’est imposé à lui qu’au terme d’un long cheminement qui nous permet d’aborder un nouvel aspect de l’évolution de sa réflexion concernant la question de la poésie : des textes consacrés à Sade au début des années 30 aux textes sur le surréalisme à la fin des années 50, il existe des enjeux majeurs pour la pensée de Bataille, enjeux que nous n’avons pas encore abordés et qu’il nous reste à mettre au jour et à analyser. Voir la nuit
Dans la discussion qui fait suite à La Religion surréaliste, Bataille fait par deux fois référence à Maurice Blanchot, et plus particulièrement à une étude que ce dernier vient de consacrer à n’atteindrait son haut degré de force et le mouvement parfait de la « décision » – ce que, quoi qu’il en soit, l’être exige – que dans la transe extatique ». (V, p. 422)
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l’œuvre de Sade10. L’analyse « des ressorts de Sade » (VII, p. 399) à laquelle se livre Blanchot est d’abord présentée comme une position exemplaire du surréalisme, non d’un surréalisme étroitement défini, mais d’un « surréalisme plus large », qui peut faire songer au « grand surréalisme » dont l’avènement était annoncé en 1947 dans un article de Critique. Blanchot est surréaliste d’accomplir un effort remarquable pour répondre à ce qui, pour Bataille, constitue l’idéal du surréalisme : la réalisation d’une conscience parfaitement lucide, d’une conscience qui constitue « un des thèmes de toutes les religions » et en particulier de la mystique, et qui a pour rôle « d’arriver à la fusion avec l’univers », rien de moins. En un mot, Blanchot est surréaliste par l’exigence implacable de sa lucidité. La seconde référence à Blanchot intervient un peu plus loin dans la discussion et permet à Bataille d’opérer un rapprochement entre sadisme et mystique. Le sadique et le mystique ont pour commune particularité de tourner les supplices en délices. La vie mystique est en fait une transposition morale du débauché sadique que Blanchot définit comme un homme voué à la destruction, aussi bien de l’objet que du sujet, puisqu’il est homme à éprouver les terribles souffrances qu’il inflige aux autres comme de véritables plaisirs. La seconde référence à Blanchot se présente ainsi comme une mise en application immédiate de la première : la lucidité de Blanchot permet de prendre conscience d’une proximité qu’elle seule pouvait déceler. Aux alentours de 1950, le rapprochement entre le sadisme et le mysticisme est reconduit mais cette fois nettement en faveur du premier. Il faut certes accorder le sens le plus grand à l’expérience de l’amour divin qui incarne une « volonté d’exploration de tout le possible en dehors de laquelle toute humanité se démet » (VIII, p. 148). Mais il faut aussi souligner à quel point son objet est limité : lui-même engagé dans le monde de l’acquisition qui s’oppose à la consumation sans mesure de l’amour, il se présente si peu comme « la pure négation de l’absence de forme et de mode qu’il reçoit tout à l’opposé la définition majeure de Dieu de l’Etat ». Créateur et garant du monde et du réel, l’objet de l’amour mystique est « l’utilité par excellence ». Parce qu’il est soumis de la sorte à Dieu, il n’y a rien dans le mysticisme qui aille « par delà l’histoire ou l’action, rien qui 10
Maurice Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, Paris, Les Editions de Minuit, 1949.
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transcende dans l’instant même un enchaînement d’actes subordonnés à leurs effets ». Pour Bataille, l’amour individuel demeure dans la même impasse, borné qu’il est non seulement aux « possibilités qui réservent l’intérêt d’un partenaire, mais à celles que le partenaire luimême peut supporter » (VIII, p. 149). Cependant, une issue apparaît ici qui est refusée au mysticisme, et cette issue consiste précisément en la négation des partenaires, laquelle ouvre à l’érotisme un dernier domaine. Tourner le dos à l’accord avec le partenaire, « chercher dans l’indifférence de nouvelles formes de ruine, qui redoublent la transgression, par delà la complicité, par l’audace qui grandit dans la complicité et le crime », tel est le credo de cet érotisme qui ne craint pas de se hisser à hauteur des conséquences les plus bouleversantes. L’érotisme ultime qu’entraîne la négation du partenaire ne peut se limiter à une simple vue de l’esprit, sous peine de retrouver bien vite les bornes qui réduisent la portée de la mystique aussi bien que celle de l’amour individuel. Faut-il alors se jeter réellement dans la cruauté et le crime, infliger les pires tortures à son partenaire pour mieux jouir, le faire souffrir, ne pas craindre de le battre à mort, de manger sa merde et de lui faire manger la sienne ? La réponse de Bataille à cette question n’a pas toujours été exempte de toute ambiguïté. Aux alentours de 1930, alors qu’il reproche aux surréalistes, on l’a vu, d’avoir implicitement émasculé Sade en détournant la violence des implications qu’une lecture conséquente de ses œuvres ne peut manquer d’entraîner, il énonce, en réaction à cette édulcoration qu’il méprise, un ensemble de propositions qui doivent permettre d’introduire les valeurs établies par Sade dans « la Bourse même où en quelque sorte s’écrit jour par jour le crédit qu’il est possible à des individus et même à des collectivités de faire de leur propre vie » (II, p. 58). Sade fait tomber les masques ; en accomplissant l’irruption positive des forces excrémentielles, il jette une lumière crue et cruelle sur les demi-mesures et les fauxfuyants que sont « la triste nécessité sociale, la dignité humaine, la patrie et la famille, les sentiments poétiques » (II, p. 56). Avec Sade s’impose une vérité à laquelle il n’est plus possible de se dérober, à moins de s’accommoder avec la lâcheté, et d’aimer les charmes d’une vie morte et tranquille. Ainsi, au terme d’un développement complexe qui n’est encore qu’une ébauche mais où se mêlent déjà les grands thèmes de l’œuvre à venir, Bataille en arrive à cette conclusion que « l’émancipation humaine » (II, p. 68) nécessite deux phases
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distinctes. La première est une phase révolutionnaire, dont Bataille estime alors être le contemporain, et « qui ne se terminera que par le triomphe mondial du socialisme », la révolution sociale étant la seule qui puisse « servir d’issue à des impulsions collectives ». La seconde est une phase post-révolutionnaire qui « implique la nécessité d’une scission entre l’organisation politique et économique de la société d’une part et d’autre part une organisation antireligieuse et asociale ayant pour but la participation orgiaque aux différentes formes de la destruction, c’est-à-dire la satisfaction collective des besoins qui correspondent à la nécessité de provoquer l’excitation violente qui résulte de l’expulsion des éléments hétérogènes ». Bataille ponctue sa conclusion d’une phrase au moins problématique : « Une telle organisation, écrit-il, ne peut avoir d’autre conception de la morale que celle qu’a professé scandaleusement pour la première fois le marquis de Sade ». Un peu plus haut, et de manière tout aussi fâcheuse, Bataille affirme que l’abolition de toute exploitation de l’homme par l’homme doit entraîner la possibilité pour l’homme « de lier ouvertement non seulement son intelligence et sa vertu mais sa raison d’être à la violence et à l’incongruité de ses organes excréteurs, comme à la faculté qu’il a d’être excité jusqu’aux transes par des éléments hétérogènes, à commencer vulgairement dans la débauche » (II, p. 65) ; cette abolition doit également conduire à « la revendication radicale et à la pratique violente d’une liberté morale conséquente » (II, p. 66) et mettre en branle un mouvement « qui entraîne [les] êtres humains vers une conscience de plus en plus cynique du lien érotique qui les rattache à la mort, aux cadavres et aux horribles douleurs des corps » (II, p. 68). La justification de tout cela étant la suivante : « c’est le propre d’un homme de jouir de la souffrance des autres, […] la jouissance érotique n’est pas seulement la négation d’une agonie qui a lieu au même instant mais aussi une participation lubrique à cette agonie ». Enfin, cette organisation hétérogène orgiaque sera aussi proche des religions primitives qu’elle sera éloignée des religions comme le christianisme ou le bouddhisme. Bataille évoque dans cette perspective la transformation « des formations qui ont l’extase et la frénésie pour but […] sous l’impulsion violente d’une doctrine morale d’origine blanche, enseignée à des hommes de couleur par tous ceux des Blancs qui ont pris conscience de l’abominable inhibition qui paralyse les collectivités de leur race » (II, p. 69). La société hétérogène naîtra ainsi de la collusion « d’une théorie scientifique
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européenne et de la pratique nègre », seule capable, selon lui, de « développer les institutions qui serviront définitivement d’issue, sans autre limite que celle des forces humaines, aux impulsions qui exigent aujourd’hui la Révolution par le feu et par le sang des formations sociales du monde entier ». Bataille se rêve-t-il alors en Curvalnègre ? aspire-t-il réellement à une société peuplée de Blangis et de sorciers où règne la cruauté la plus crapuleuse ? ou, plus simplement, lui manque-t-il à cette époque la lucidité que lui apportera plus tard la réflexion de Blanchot au sujet de Sade ? Comme il ne cessera de le répéter par la suite, seule « l’étude de Blanchot sur la pensée de Sade fait sortir son objet d’une nuit si profonde que, sans doute, elle fut l’obscurité pour Sade luimême » (VIII, p. 149) : s’il existe une philosophie de Sade ce n’est pas chez Sade qu’il faut la chercher, mais chez Blanchot. Blanchot expose avec une clarté inégalée avant lui les ressorts de la morale de Sade, montre comment celle-ci se fonde sur une règle de conduite qui impose de toujours préférer ce qui affecte heureusement « sans tenir compte des conséquences que ce choix pourrait entraîner pour autrui »11. Ainsi, « la plus grande douleur des autres compte toujours moins que mon plaisir », et il n’importe guère qu’il me faille « acheter la plus faible jouissance par un assemblage inouï de forfaits, car la jouissance me flatte, elle est en moi, mais l’effet du crime ne me touche pas, il est hors de moi ». Une organisation sociale fondée sur de tels principes, est-ce même la peine de le dire, serait une pure folie. Il serait néanmoins absurde de rejeter Sade pour cette raison puisqu’il n’a jamais envisagé son œuvre comme un quelconque programme politique et qu’il n’a précisément rien conçu en dehors de la fiction, et qu’il n’a même jamais laissé sous-entendre qu’il devait se passer quelque chose en dehors d’elle. En 1930, d’une certaine manière, Bataille joue Sade contre Sade. Le glissement fâcheux qu’il opère alors n’efface cependant pas la question, ni sa complexité : que faire de Sade ? Comment le comprendre sans l’édulcorer, en être profondément changé, en attendre des effets réels, aller aussi loin qu’il est allé, mais sans pour autant tomber dans l’horreur ou l’absurdité ? Telle est l’ampleur du problème. Ce qui change de 1930 à 1950, c’est le statut et la valeur de la littérature. En 1930, comme nous l’avons vu, Bataille le dit 11
Maurice Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, op. cit., p. 19.
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de mille manières, la littérature, la poésie en particulier, est une échappatoire, un refuge idéal, la possibilité lâche d’éviter les conséquences réelles liées à la lecture de Sade en donnant l’illusion de les affronter. Dans les différents textes qui, dans les Œuvres complètes, composent le dossier de la polémique avec André Breton, l’attaque contre les thuriféraires hypocrites de Sade s’achève toujours de la même manière : « Ils pourraient facilement affirmer que la valeur fulgurante et suffocante [que Sade] a voulu donner à l’existence humaine est inconcevable en dehors de la fiction, que seule la poésie, exempte de toute application pratique, permet de disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de la suffocation sadique » (II, p. 71). Dans les textes que Bataille consacre à Sade à partir de la fin des années 40 sa position ne souffre pas la moindre équivoque : « les œuvres sinon la vie du marquis de Sade ont donné en une fois à [la négation du partenaire] sa forme conséquente, à tel point qu’on ne puisse rêver de la dépasser » (VIII, p. 149) ; ou encore « la véritable nature de l’excitant érotique ne peut être révélé que littérairement, dans la mise en jeu de caractères et de scènes relevant de l’impossible » (VIII, p. 151). Une sorte d’aveu, que l’on retrouve dans les brouillons de Bataille, confirme cette position théorique : « […] j’admets, vivant, d’avoir reculé devant l’horreur, mais ma pensée, du moins, veut aller jusqu’au bout d’un chemin où je n’eus pas la force de m’engager en entier./Par delà l’expérience, il est nécessaire à cette fin de s’en remettre à la fiction » (VIII, p. 551). Le Bataille de 1950, quand il affirme, il est vrai un peu désabusé, « la nécessité d’aller au moins par la pensée jusqu’au bout de la séduction » (VIII, p. 149), pourrait tomber sous le coup des critiques acerbes du Bataille de 1930. Bataille est-il devenu moins ardent ? a-t-il fait un pas en arrière ou au contraire a-t-il fait un pas au-delà dont il nous resterait à découvrir le sens ? Les moments paroxystiques de déchaînement et d’extase qu’il put connaître, les états dangereux auxquels le conduisait la violence de ses désirs, Sade ne jugea pas qu’il devait, ni même qu’il pouvait, les exclure ou les retrancher de sa vie. A l’oubli, il préféra le face à face, sachant qu’affronter ces moments extrêmes revenait à poser « la question abyssale qu’ils posent en vérité à tous les hommes » (IX, p. 253). La vérité de l’homme passe par l’épreuve de sa violence, exige la confrontation avec le pire. La position singulière de Sade consiste à relativiser une incompatibilité : le premier, Sade
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tenta de donner « une expression raisonnée » aux déchaînements les plus passionnés ; le premier, il tenta de rapprocher la frénésie et la conscience, la violence et la lucidité qui, par nature, s’opposent et se repoussent. En ce sens, Sade, parce qu’il veut faire rentrer la violence dans la conscience, veut l’impossible, est en entier porté vers lui. Le fondement de la réflexion de Sade est une expérience commune, celle de la sensualité, mais qu’il pousse à l’extrême. La sensualité s’éveille « non seulement par la présence de l’objet, mais par une modification de l’objet possible » (IX, p. 254). Autrement dit, une impulsion érotique est un déchaînement déclenché par le déchaînement de son objet : tel est le lien secret qui existe entre la débauche érotique et le crime, lequel, en détruisant l’objet, le déchaîne du même coup, « décompose les figures cohérentes qui nous établissent […] en tant qu’êtres définis ». « L’imagination de Sade, écrit Bataille, a porté au pire ce désordre et cet excès ». Cette imagination n’a pas produit des objets de contemplation ou des livres qui se lisent dans la sérénité qui sied à la méditation, mais elle a engendré des œuvres qui engagent le corps, l’excitent, « l’énerve[nt] sensuellement » ; elle a produit des images qui frappent, irritent, des images qui saignent, des images qui puent, écœurent jusqu’à la nausée et cela « donne à l’instar d’une douleur aiguë une émotion qui décompose – et qui tue » (IX, p. 255). Dans les Cent Vingt Journées, il n’est rien que l’imagination ne bafoue, ne souille et ne blasphème. Comment dès lors Bataille peut-il affirmer que « ce livre est le seul où l’esprit de l’homme est à la mesure de ce qui est » ? Autrement dit, comment peut-il soutenir, ce livre en étant pour lui une preuve, que c’est dans « l’égarement de la sensualité [que] l’homme opère un mouvement d’esprit où il est égal à ce qui est » ? Pour Bataille, le moi n’est pas situé entre deux infinis, mais plus exactement entre deux subordinations : nos êtres finis sont subordonnés à un infini impénétrable, tandis que les objets que nous utilisons nous sont subordonnés. Cette situation se complique quelque peu quand nous considérons qu’un individu peut, en s’assimilant aux objets utiles, s’enchaîner à l’intérieur de l’immensité en se subordonnant à un ordre fini. Enfin, s’il tente « à partir de là d’enchaîner cette immensité dans des lois de science […] il n’est égal à son objet qu’en s’enchaînant dans un ordre qui l’écrase ». Il n’existe alors plus qu’un seul moyen d’échapper aux limites engendrées par ce processus, et ce moyen est la destruction d’un être semblable à nous :
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la seule manifestation possible de la singularité de ce qui n’est pas un objet passe par sa destruction ; seule la violence subie par un être le rend à l’immensité, le dérobe à l’ordre des choses finies. Cette vérité valait déjà pour le sacrifice. Mais le sacrifice est, pour une part, un détournement, une fuite. Si le sacrifice permet de maintenir l’attention sur « un au-delà de nos limites », sur « un glissement allant de l’individu isolé à l’illimité », il la détourne néanmoins « sur des interprétations fuyantes, les plus opposées à la conscience claire ». Pour Bataille, la raison de cet ultime dérobement est la suivante : « C’est qu’un sacrifice est fondé passivement sur la peur qui nous dérobe (et nous rend comme absents), et que seul, activement, le désir nous rend présents » (IX, p. 460). Or, c’est précisément au point où le sacrifice fait défaut que Sade offre une possibilité ultime d’accroître la lucidité : C’est seulement si l’esprit, arrêté par un obstacle, fait porter son attention ralentie sur l’objet du désir, qu’une chance est donnée à la connaissance lucide. Cela suppose l’exaspération et la satiété, le recours à des possibilités de plus en plus lointaines. Cela suppose enfin la réflexion liée à l’impossibilité momentanée de satisfaire le désir, puis le goût de le satisfaire plus consciemment. (IX, p. 256)
Les écrits de Sade tendent à faire rentrer dans la conscience la violence dont l’homme civilisé s’est détourné. Ils introduisent dans la réflexion sur la violence le calme, la mesure, la lenteur et l’esprit d’observation qui caractérisent la conscience. La conscience se trouve ainsi confrontée à ce qui la révolte le plus et à ce qu’elle supporte le moins. A l’inverse, Sade conduit à une violence qui aurait la tempérance de la raison, à une violence capable soudain de la plus grande déraison, mais jouissant cependant d’une clarté de vue et d’une libre disposition de soi. Tout comme Descartes ne peut philosopher sans s’être d’abord acquitté des affaires courantes, Sade n’aurait pu rapprocher la conscience et la violence s’il n’avait été emprisonné. Car la prison permet de répondre à deux exigences de la pleine conscience : d’une part, il faut que « la passion alléguée ne trouble pas celui qu’elle allègue », d’autre part, il faut que le désir soit effectivement éprouvé – ce qui distingue Sade d’un Krafft-Ebing. La réclusion, affirme Bataille, offrit à Sade « la possibilité de nourrir un interminable désir, qui se proposait à sa réflexion sans qu’il pût le satisfaire ». Ainsi, et bien qu’il ignorât la dialectique de l’interdit et de
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la transgression, Sade ouvrit la voie à ce qui définit aujourd’hui l’homme normal. Blanchot le dit à sa manière : « [la pensée de Sade] nous montre qu’entre l’homme normal qui enferme l’homme sadique dans une impasse et le sadique qui fait de cette impasse une issue, c’est celui-ci qui en sait le plus long sur la vérité et la logique de sa situation et qui en a l’intelligence la plus profonde, au point de pouvoir aider l’homme normal à se comprendre lui-même, en l’aidant à modifier les conditions de toute compréhension »12. En décrivant de manière magistrale ses instincts, Sade contribua au développement de la conscience de soi, mais il ne put cependant « parvenir à la plénitude de la clarté ». Après Sade, l’esprit doit encore accéder « au désespoir que laisse à un lecteur de Sade le sentiment d’une similitude finale entre les désirs éprouvés par Sade et les siens, qui n’ont pas cette intensité, qui sont normaux » (IX, p. 257). Cet ultime mouvement quel lecteur peut mieux l’accomplir que Blanchot, lecteur ultime, au sommet de la lucidité, offrant à la clarté la plénitude de son rayonnement ? Tous les forfaits monstrueux inlassablement décrits par Sade ne sont que les symptômes d’une violence inouïe qui est un élément à part entière de notre normalité : telle est la vérité que Sade, et Blanchot en le lisant, ont fait entrer dans la conscience ; telle est la vérité qui achève la conscience de soi en réalisant une sorte d’union de la glace et du feu qui n’est pas sans rappeler le point évoqué par Breton et dont Bataille considère qu’il est l’une des meilleures expressions de la souveraineté. La pleine lucidité que recherche Bataille s’éloigne sensiblement de la protestation de Kierkegaard devant l’Idée absolue. Kierkegaard, qui désirait ardemment l’existence « exaspérée, tendue et suspendue » (XI, p. 282), a substitué une existence pathétique à la position de la vérité philosophique et à l’esprit de système et, finalement, a laissé « à l’arrière plan le développement de la connaissance » (XI, p. 285), position incompatible avec l’effort de Bataille dans le sens d’une plus grande conscience. Dans le même temps, mais d’une autre façon, Bataille s’éloigne également de Hegel : à travers Sade, il réintroduit au cœur même de la conscience ce que la bonne marche de son développement exigeait de mettre à l’écart. Pour le dire autrement, les désirs et les besoins du sujet ne sont plus alors soumis jusqu’au bout à une vérité que leur impose la recherche d’un 12
Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, op. cit., pp. 48-49.
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objet d’essence immuable et éternelle. Il résulte de cela une situation inédite pour la conscience de soi au moment où son développement s’achève : « Rien ne demeure qui ne soit à la mesure de la raison, mais la raison ne rend plus compte du fait d’un monde à la mesure de la raison » (XI, p. 305). La lecture de Sade est un moment particulier d’une démarche plus globale que Bataille désigne sous le nom d’économie générale et dont il est possible de comprendre les ressorts à partir des différences qu’elle entretient avec l’existentialisme. A cet égard, la lecture que Bataille fait du livre de Levinas, De l’existence à l’existant, est remarquable. Ce qui gêne Bataille dans la philosophie existentialiste, et même si cela doit être relativisé chez Levinas, c’est un certain compromis entre le savoir et l’intimité. Levinas évoque en effet quelque chose qui est « l’absolu du fait même qu’il y a quelque chose qui n’est pas, à son tour, un objet, un nom » : l’il y a, « "consumation" impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l’être » écrit-il, « rien [qui] n’est pas celui d’un pur néant », « universelle absence » qui n’est pas moins « une présence absolument inévitable », présence enfin qui n’est pas simplement « le pendant dialectique de l’absence ». La présence que décèle l’il y a, nous ne la saisissons pas par une pensée ; cette présence est immédiatement là et le discours qui voudrait la saisir ne pourrait, pour finir, que « traduire […] par un désordre de mort une impuissance à ne pas trahir son intention » (XI, p. 292). On ne dit pas l’il y a : pour Levinas, Blanchot le décrit dans certaines pages de Thomas l’obscur ; pour Bataille, il semble plus juste de dire que dans ces pages Blanchot le crie, ce cri étant celui de la poésie même. Bataille cite à l’appui de son affirmation le passage où Thomas, descendu « dans une sorte de cave où l’obscurité était complète », est plongé dans une nuit « plus sombre, plus terrible que n’importe quelle autre nuit ». Alors qu’il ne voit rien, Thomas fait « de cette absence de vision le point culminant de son regard » : « Non seulement, écrit Blanchot, cet œil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme un objet, ce qui faisait qu’il ne voyait pas ». Sartre décèle dans ce passage une substantification du nonsavoir et reproche à Blanchot d’avoir tenté d’hypostasier un pur néant. Pour Bataille, la critique de Sartre est en porte-à-faux, et la raison pour laquelle ce qu’écrit Blanchot lui demeure fermé tient en une seule proposition qui, dit-il, « est la parfaite négation de la poésie » : « Rien
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n’est pour moi que ce que je connais ». Autrement dit, Sartre ne peut concéder à Levinas que même quand « il n’y a rien, […] il y a de l’être, comme un champ de force » et que cet être, que manifeste par exemple la matérialité et l’altérité de l’objet que la poésie dénude, se donne, dans un silence dernier, « en dehors de la sphère des objets de pensée » (XI, p. 293). En lui opposant une longue citation de Thomas l’obscur, Bataille cherche à montrer comment Levinas, par une généralisation formelle, définit comme un objet ce qui chez Blanchot demeure « purement le cri d’une existence ». Dès lors, Levinas se condamne à ne pouvoir achever sa démarche : bien qu’il généralise, son effort demeure lié à l’intime et, réciproquement, cette généralisation, qui engage la vie, finit par la traiter comme une vulgaire chose. L’intimité et la connaissance s’en trouvent toutes deux altérées. Bataille agrée cependant Levinas quand il cherche à atteindre son objet du dehors, quand sa réflexion se met en quête d’une objectivité qu’elle trouve par exemple dans l’art surréaliste, la peinture moderne ou encore la « participation mystique » de Lévy-Bruhl. Déterminé du dehors, l’il y a ne se cantonne plus alors au sens limité qui était le sien quand il était seulement déterminé du dedans. L’analyse critique de la démarche de Levinas permet ainsi à Bataille de définir les limites légitimes de la communication d’une expérience ineffable : la description d’une telle expérience est possible à partir de faits objectifs et « par le canal d’effets formels » (XI, p. 296), mais cette description n’épuise pas le sens de cette expérience, elle ne peut atteindre l’intimité « qui ne peut être communiquée à titre de connaissance claire, mais seulement en forme de poésie ». En séparant de la sorte l’intimité et la connaissance, Bataille peut envisager une manière de faire se toucher deux domaines qui, chacun à leur manière, répondent à l’exigence humaine d’une possibilité extrême et qui ne tolèrent ni défaillance ni compromis : la science et la poésie. Du côté de la science, l’économie générale ne s’intéressera plus exclusivement à l’usage productif des richesses, mais s’inquiétera également de leur usage improductif et des mouvements d’exubérance. Là où l’existentialisme laisse la porte ouverte aux hasards de l’interprétation individuelle – quand par exemple Levinas « définit le fait d’être par l’horreur qu’il en éprouve » alors qu’un autre, tout aussi légitimement, aurait tiré du même fait une ivresse ou une joie profonde – l’économie générale
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s’appuie sur un principe qui garantit l’objectivité de ses approches : « Il suffit, affirme Bataille, du point de vue de l’économie, de montrer la relation d’un point de vue éprouvé avec l’état des ressources personnelles » (XI, p. 304). Par exemple, l’analyse des conditions économiques dans lesquelles se trouve l’ascète – ralentissement des échanges, réduction lente de l’énergie nécessaire à sa durée, usage des ressources bornée à une consommation lente et extatique, exclusion des dépenses violentes – permet de déduire le caractère relativement heureux et rassurant de l’extase qui est la sienne. Dans la même perspective, l’angoisse ne peut être comprise sans référer à un état économique : « à supposer un régime d’échange à la mesure d’un individu, l’angoisse a lieu si la possibilité d’une dépense désirable met en jeu la continuation du régime ». Derrière chaque angoisse particulière, il existe ainsi une angoisse vague, un fond d’angoisse « qui ne peut lui-même être entièrement saisi qu’à travers les formes superficielles » (XI, p. 305). Le fond de l’angoisse est « la coïncidence d’une absence de sujet avec une absence d’objet mais c’est une possibilité ; c’est la possibilité ultime, la tentation extrême, qui met en jeu l’ouverture sans réserve à l’absence de sens ». À l’abord de l’absence de sens, ce n’est pas la dépense la plus luxueuse ou la plus coûteuse qui est requise, mais la plus injustifiable. Plus que n’importe quelle autre, la poésie est cette dépense. Parce que le système décrit par Bataille ne compromet ni la connaissance ni l’intimité, il laisse ouvert, à l’issue des ultimes développements permis par l’économie générale, la possibilité d’éprouver l’instant, autrement dit de répondre pleinement à l’exigence extrême qu’est la poésie : La méthode pose en principe l’impossibilité de connaître l’instant, auquel s’identifie l’intimité : le dehors n’est donné à la connaissance que du fait de l’appartenance des choses à la durée. Ainsi laisse-t-elle ouverte une chance de l’éprouver : la poésie ou le ravissement suppose la déchéance et la suppression de la connaissance, qui ne sont pas données dans l’angoisse. C’est la souveraineté de la poésie. En même temps la haine de la poésie – puisqu’elle n’est pas inaccessible. (XI, p. 306)
La poésie ne continue pas la connaissance, elle ne mène pas à une hypothétique connaissance poétique ou à une poésie intellectuelle, deux possibilités qui « ne sont ni l’une ni l’autre à la mesure de l’homme » (XI, p. 297), mais elle constitue plutôt la fin du savoir : « l’extrême savoir exige […] la reconnaissance de la poésie, qui n’est
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jamais le moyen de son activité autonome, mais demeure la fin de celui qui sait – et la fin du savoir en ce que le savoir à l’extrême est la dissolution du savoir ». Quand le savoir touche à son terme, quand aucun inconnu ne peut plus être rapporté au connu, le connu est, « dans cet achèvement, en entier rapporté à l’inconnu ». La pensée se trouve alors face à l’ouverture à l’impossible, à ce que Bataille nomme aussi l’intimité, la « nuit totale », ou « l’ignorance suprême » qui a pour objet « ce qui est, tout ce qui est » et qui, n’étant pas une chose, « peut être nommé l’il y a ». Dans l’ignorance suprême je m’éveille à l’il y a que j’ignore dans l’expérience commune, « je m’éveille à lui comme à la poésie d’une immensité vide, ouvrant sur elle la porte que j’imaginais donner dans ma chambre » ; je m’éveille à « la nudité de ce qui est, […] à une présence inintelligible, où toute différence est détruite ». Autrement dit, le non-savoir n’est pas un objet, il n’est pas « le négatif d’un savoir »13, ne marque aucune limite, ne décèle aucune impuissance, mais désigne plutôt, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, « le savoir de ceci, qu’il n’y a pas de savoir au-delà de notre savoir : que savoir ne désigne que la connaissance d’objet […] et que la totalité de l’être ne relève pas d’un savoir ». Loin de récuser le fait, comme l’a cru Sartre, qu’une pensée qui rentre dans l’obscurité de la nuit totale est encore une pensée, Bataille donne à cette pensée le nom de poésie. La poésie n’est pas alors cette nuit dans laquelle on entre, « on avance et on s’enfonce en voyant l’obscurité », mais c’est l’acte qui tout à la fois permet d’entrer, d’avancer, de s’enfoncer et de voir dans cette nuit. À cet instant, nous pouvons nous demander s’il est encore possible de parler de poésie. Comme le dit Jean-Louis Houdebine à la fin de son intervention au colloque Artaud/Bataille, « il y a sans doute ici totale impossibilité de fixer dans un mot, dans la substance isolée d’un mot, ce qui relève de toute façon d’un mouvement, d’un procès ; rien ici n’est définitif »14. La poésie serait atteinte quand le mot même qui sert à la désigner est à son tour emporté par un mouvement qu’il ne peut contenir, quand ce mot, en accomplissant un ultime retournement, devient lui-même poétique et, à l’instar du mot silence
13
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », Lignes 01 (Nouvelle série), mars 2000, p. 94. 14 Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », art. cit., p. 72.
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qui, écrit Bataille, est le « gage de sa mort » (V, p. 28), donne le gage de son évanouissement dans la nuit : Tout à coup je le sais, le devine sans cri, ce n’est pas un objet, c’est ELLE que j’attendais ! Si je n’avais pas cherché l’objet, je ne l’aurais jamais trouvée. Il fallut que l’objet contemplé fasse de moi ce miroir altéré d’éclat, que j’étais devenu, pour que la nuit s’offre enfin à ma soif. Si je n’étais pas allé vers ELLE, comme les yeux vont à l’objet de leur amour, si l’attente d’une passion ne l’avait pas cherchée, ELLE ne serait que l’absence de la lumière. Tandis que mon regard exorbité LA trouve, s’y abîme, et non seulement l’objet aimé jusqu’au cri ne laisse pas de regret, mais il s’en faut de peu que je n’oublie – ne méconnaisse et n’avilisse – cet objet sans lequel cependant mon regard n’aurait pu « s’exorbiter », découvrir la nuit. (V, pp. 144-145)
La souveraineté de la poésie est l’actualisation de la possibilité qui constitue le fond de l’angoisse ; elle est l’épreuve d’une ouverture à l’absence de sens qu’elle met elle-même en jeu. De fait, la poésie se rapproche alors de ce que Nancy a évoqué en parlant de pensée dérobée. Il est en effet possible de se livrer à un petit jeu de substitution qui vise à faire rentrer dans le texte de Jean-Luc Nancy le mot de poésie et à montrer que ce qui se produit alors est moins une effraction que le décèlement d’une proximité : -
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15 16
Quand le savoir s’achève la poésie est « la pensée qui n’a rien à penser comme un contenu appropriable, et qui n’est que présence à soi sans contenu »15. La poésie, qui selon Bataille est ce qui par excellence donne à voir, est alors « la vue de rien, mais non pas un néant de vue. Elle est la vue de rien, en tout cas d’aucun objet ou contenu. Sa vue n’est rien d’autre que sa pénétration dans la nuit ». Absence à la fois du sujet et de l’objet, elle n’est pas « une contorsion du sujet en objet – mais la puissance de voir […] tendue à l’extrême, aiguisée par le dérobement de la vue »16. La poésie pense « la nuit elle-même, […] et l’élément de l’invisibilité ». La poésie est « la nuit [qui] se donne […] comme la vérité de la chose qui n’est plus l’objet d’un savoir, mais qui est la chose rendue à sa raison dernière ou à son sens souverain ». Le sens de la poésie est ainsi le « sens qui fait sens en se dérobant ». La poésie est « la pensée qui s’expose nue, et fille nue – la vérité »17.
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », art. cit., p. 95. Ibid., p. 96.
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La poésie « est saisie de soi, comme toute pensée (aperception de soi), mais elle ne se saisit pas ici dans l’acte d’une intention d’objet ou de projet : elle se saisit dans le désaisissement de l’objet et du projet, de l’intention et donc aussi de la conscience »18.
De 1930 à 1950, Sade est au centre du surréalisme de Bataille, et sa manière de le lire détermine la manière dont est appréhendé le surréalisme. L’écart qui sépare le texte de 1930 et la conférence de 1948 donne toute la mesure du mouvement d’intériorisation de la violence qui caractérise l’œuvre de Bataille, et dont le moment clé se situe sans doute aux alentours de 1940 avec la fin d’Acéphale. D’un texte à l’autre, il existe un effort inouï de transposition qui se décline à plusieurs niveaux : d’échappatoire, la poésie a été patiemment transformée en dépense injustifiable, devenant du même coup une force d’excrétion dont la violence est au moins égale à celle décrite par Sade ; la valeur d’usage de Sade est devenue celle de l’extrême conscience, de la conscience lucide à l’extrême ; la folle société hétérogène, intolérable et inviable, a laissé la place à la communauté religieuse du grand surréalisme dont le rite majeur est un acte poétique qui s’apparente à un double sacrifice, capable de mettre à mort le sujet et l’objet et réalisant ainsi ce partage de ce qui n’est partagé qu’en échappant au partage, comme l’écrit Blanchot, ce partage de la valeur obsédante de l’imminence mortelle, que la poésie de la nuit, à l’extrémité fuyante de moi-même, expose au sein de la communauté. Le miracle ou rien
Arrivée à ce point de notre parcours, et avant d’aborder la mise en jeu du sujet par la poésie, nous voudrions soumettre notre analyse du fonctionnement de l’écriture poétique à une sorte de vérification en rapportant les caractéristiques de l’écriture poétique, telles que nous avons tenté de les décrire, à la description de l’unité profonde des moments souverains que Bataille expose dans la première partie de La Souveraineté. Cette mise en rapport devrait nous permettre, d’une part, d’évaluer la proximité de cette description et de 17 18
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », art. cit., p. 97. Ibid., p. 100.
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notre analyse et, d’autre part, d’introduire deux notions déterminantes pour cerner au mieux la souveraineté des effusions : le miracle et le RIEN. Dans la première partie de La Souveraineté, Bataille rapporte une anecdote qui met en scène l’un de ses « cousins par alliance » qui, « officier dans la marine anglaise », servait à bord du Hood pendant la guerre : Peu d’heures avant que le Hood n’allât par le fond, raconte Bataille, et tout l’équipage avec lui, mon cousin fut envoyé en mission et gagna le bord d’un bateau plus petit. L’Amirauté annonça officiellement sa mort à sa mère : c’était logique, il faisait partie de l’équipage du Hood, qui avait, ou peu s’en fallait, péri jusqu’au dernier homme. Mais sa mère reçut après quelques jours une lettre de lui relatant les circonstances dans lesquelles il avait, « par miracle », échappé à la mort. (VIII, pp. 255-256)
Alors même qu’il est assez peu lié à ce cousin et que ces événements ne l’ont « pas tout d’abord atteint personnellement », Bataille se dit frappé de constater que les larmes lui montent aux yeux chaque fois qu’il raconte cette histoire à des amis. Intrigué par de telles effusions, et se demandant ce qui peut en être la cause, il est surpris de constater que jamais personne ne s’en est réellement inquiété19. S’efforçant dès lors de résoudre seul le problème, Bataille a cette intuition : « Soudain – tandis que j’envisageais les problèmes de cet ouvrage – il me sembla que le miracle, que le miracle seul, faisait naître ces larmes heureuses ». Qu’en est-il plus précisément de cette notion de miracle ? S’inspirant d’une phrase de Goethe lue dans un livre d’Edgar Morin20 et qui définit la mort comme « Une impossibilité qui tout à coup se change en réalité »21, Bataille affirme que « Ce caractère de miracle n’est pas rendu sans exactitude par la formule : impossible et pourtant là, qui [lui] avait autrefois paru seule à pouvoir assumer le sens du 19 « Je ne suis pas sûr de cette carence ; je le sais, je devrais chercher davantage. Mais j’en parlai dans une conférence à laquelle assistaient de notables philosophes : personne apparemment n’en savait plus que moi ». (VIII, p. 256) (Bataille fait ici référence à la conférence Non-savoir, rire et larmes, qu’il prononça au Collège philosophique le 9 février 1953. Cette conférence est reproduite aux pages 214-233 du tome VIII des Œuvres complètes.) 20 Il s’agit de L’Homme et la Mort dans l’histoire. 21 Cité par Bataille. (Cf. VIII, p. 260.)
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sacré » (VIII, p. 256). D’un autre point de vue, cet "impossible et pourtant là" donne à qui en fait l’expérience « un court instant la sensation miraculeuse de disposer librement du monde » (VIII, p. 249). En conséquence, « Plus loin que le besoin, l’objet du désir est, humainement, le miracle, c’est la vie souveraine, au delà du nécessaire que la souffrance définit ». D’une manière plus générale, l’élément miraculeux « se manifeste parmi nous sous forme de beauté, de richesse ; sous forme, aussi bien de violence, de tristesse funèbre ou sacrée ; enfin sous forme de gloire ». Autant dire que le domaine recouvert par ce dernier est si vaste, et à ce point complexe, que très vite « le besoin d’une description cohérente se fait sentir » (VIII, p. 251). Une telle nécessité s’impose à Bataille dans les termes les plus précis : Si le souverain est essentiellement le miracle, et s’il participe à la fois du divin, du sacré, du risible ou de l’érotique, du répugnant ou du funèbre, ne devrais-je pas envisager en général la morphologie de ces aspects ? Il semble vain d’aller plus loin dans la connaissance de la souveraineté sans rendre compte de l’unité profonde d’aspects dont l’apparence est si variée.
La quête d’une telle unité est très loin d’être simplement théorique : celle-ci participe à part entière au développement de l’humanité et Bataille parle à son sujet « d’un effort millénaire de l’homme à la recherche d’un lieu où convergent toutes les chances miraculeuses de ce monde » (VIII, p. 278). Et si « rien à présent ne nous est plus étranger que le sens de cette recherche fondamentale », et bien qu’« aucune donnée saisissable n’en [ait] rendu l’existence sensible pour nous » (VIII, p. 279), il n’en demeure pas moins que « cette unité existe, de quelque manière, dans le temps présent », et qu’il faut s’atteler à retrouver une « vue d’ensemble […] à travers les vues particulières que nous pouvons nous former des moments souverains isolés (comme la poésie, l’extase, le rire…) ». La vue d’ensemble à laquelle il s’agit de parvenir « différera de celle que l’homme archaïque se donna dans ses institutions royales et religieuses ». De plus, « l’affirmation objective des moments souverains » n’étant plus aujourd’hui manifestée à travers telle institution souveraine, la connaissance de cette unité « aura nécessairement une forme différente » : elle sera d’abord « cherch[ée] au dedans », « à partir de l’expérience subjective » (VIII,
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p. 280). Deux moments apparaissent alors distinctement. Tout d’abord, nous pouvons désormais prétendre à une connaissance objective des moments souverains : « Nous parlons du rire, des larmes, de l’amour au delà de l’expérience que nous en avons, comme de mouvements objectivement conditionnés ». Cependant, si nous visons, non plus une appréhension isolée et ponctuelle de ces moments, mais « la notion de leur unité », alors nous sommes confrontés à ce que Bataille appelle « la subjectivité profonde ». L’introduction de cette subjectivité implique un déplacement au plan de la connaissance qui, si l’on veut, conduit à une réponse ultime : Mais comme nous sortons de cette manière en même temps du domaine de la connaissance positive et pratique des objets et de celui des croyances subjectives et gratuites, nous faisons l’expérience subjective d’une absence d’objet : ce dont nous avons désormais l’expérience n’est RIEN. Cette disparition correspond aux objets de ces effusions qui nous font connaître des moments souverains : ce sont toujours des objets qui se résolvent en RIEN, qui provoquent le mouvement de l’effusion quand l’attente qui les posait en tant qu’objet est déçue.
L’unité des moments souverains apparaît exactement au point « où la connaissance et le non-savoir sont l’une et l’autre de mise » (VIII, p. 281), la première étant « impliquée dans l’objectivité de l’expérience », le second « donné subjectivement » ; elle apparaît, en d’autres termes, dans le RIEN où se résolvent les différents objets des effusions. Le RIEN, en subsumant l’ensemble des moments souverains, offre une sorte de référence ultime pour apprécier la légitimité d’une effusion donnée. Sa description met au jour les lignes directrices et générales auxquelles les caractères propres à chaque effusion ressortissent respectivement. Ces caractères peuvent être différenciés et regroupés en fonction de leur appartenance à telle propriété de l’unité souveraine. Sous un autre angle, puisque les effusions sont autant de "manifestations" du RIEN, la description de leurs particularités les plus concrètes doit nécessairement ramener, chaque fois, à ce dernier : la pertinence d’une description ne peut être jugée qu’à la lumière du RIEN qu’elle décrit en fait. C’est à cette épreuve que nous voudrions soumettre notre appréhension de l’acte poétique. Cela nous permettra non seulement de clore notre description mais aussi de mieux apprécier sa validité.
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A posteriori, la mise au jour de l’unité souveraine éclaire le sens de notre propre parcours. Le RIEN, au plan de la connaissance où nous tentons de le cerner, apparaît « comme un objet possible » (VIII, p. 280) mais ambigu : « un possible qui nous échappe, et nous est retiré » (VIII, pp. 281-282). Cette absence est l’intuition de Bataille, c’est d’elle que naît le non-savoir. Ce que son expérience l’a conduit à penser, c’est que l’objet des effusions « semblait répondre au point même où l’objet de la pensée se dissipe » (VIII, p. 259) : la connaissance pouvait bien approcher les effusions, mais jusqu’au point seulement où l’objet soudain se dérobe22. Autrement dit, « le RIEN lui-même n’apparaît pas », il n’est rien d’autre que « l’objet qui disparaît » (VIII, p. 281). Nous n’avons cessé de nous confronter à cette disparition en voulant approcher l’effusion poétique. Les "définitions" de la poésie, aussi bien que toute tentative d’appréhender ses modalités à travers les catégories de la métaphysique, nous ont reconduit sans répit à l’épreuve de cette dissipation soudaine. Toutefois, il nous a été possible d’appréhender l’objet23 que nous poursuivions avant sa dissolution, ainsi que les conditions de cette dernière : le langage servile a pu être évoqué, la rupture de la servilité est apparue, entre autres, dans les termes de l’absence d’œuvre, de l’impuissance ou encore de la chance. De la sorte, nous avons tenté, « à la rigueur, de parler de ce qui est souverain » (VIII, p. 254). En revanche, arrivés au point où notre objet « devient souverain en cessant d’être » (VIII, p. 255), notre seul recours a été d’exposer au mieux cette disparition en manifestant l’écart irréductible pris avec le vocabulaire de la métaphysique et la fuite ou la présence dérobée que celui-ci signifie. Il nous était alors loisible, non pas de dire ce qu’était cette fuite – si on 22
« Jusqu’à ce point, cet objet pouvait être un objet de connaissance, mais jusqu’à lui seulement, si bien que l’effort de connaissance échouait régulièrement. (Aucun philosophe n’ignore ce qu’a d’épuisant l’impossibilité de venir à bout du problème du rire, mais la poésie, l’extase, l’érotisme…ne posent sans doute pas de problèmes moins épuisants.) » (VIII, p. 259) 23 De cet objet, qui est l’objet de la poésie, nous pouvons dire ce que Bataille dit de celui des larmes ou du rire : « Ce n’est pas tant que par lui-même le mouvement du rire ou des larmes arrête la pensée. C’est en vérité l’objet du rire, ou l’objet des larmes qui brisent la pensée, qui retirent de nous tout savoir. Le rire ou les larmes se déchaînent dans le vide de la pensée, que leur objet fit dans l’esprit ». (VIII, p. 254. Nous renvoyons à la suite de cette même page pour plus de détails quant à l’appréhension de l’objet souverain.)
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le tente, on la nie –, mais de décrire le plus qu’il se peut la dissolution au plan particulier de l’écriture poétique : de l’analyse de ses conditions de possibilité, nous passions de ce fait à la description d’une disparition qui s’apparentait concrètement à la mort de l’écriture et à un effacement de la trace qu’il nous fallait préciser. Par ailleurs, la "nature" si spécifique du RIEN nous aide à comprendre pourquoi la poésie telle que Bataille l’envisage désigne avant tout une pratique de langage. L’irréductibilité au vocabulaire de la métaphysique situe le RIEN au strict plan de l’expérience : « Le RIEN dont je parle est donnée d’expérience, n’est envisagé que dans la mesure où l’expérience l’implique » (VIII, p. 259). Si le « RIEN a peu de chose à voir avec le néant », s’il n’est pas même ce qu’envisage le métaphysicien lorsqu’il sollicite cette notion, c’est que le RIEN est justement ce qui arrête le mouvement de la pensée pour laisser place « à l’inconnaissable de l’instant ». Un tel arrêt signifie en fait une triple rupture : rompre ce mouvement c’est rompre avec le temps – l’unité souveraine est « L’instant miraculeux ou l’attente se résout en RIEN » (VIII, p. 254) –, rompre avec le temps c’est rompre avec l’action – le RIEN nous détache « du sol où nous rampions, dans l’enchaînement de l’activité utile » –, rompre avec l’action c’est enfin rompre avec la pensée – le RIEN est l’« objet suprême de la pensée, qui sort d’elle-même » (VIII, p. 259). Ces différents aspects de la dissolution confirment bien ce que nous avons été amenés à retrouver à partir de manifestations concrètes : l’analyse de la furtivité de l’événement poétique devait nous conduire à l’acte dé-chaîné du sacrifice qui, transposé au plan de l’écriture, conduit quant à lui à la contestation de l’hégémonie du discours. Le RIEN, expérience et dissolution, justifie donc la notion de dé-chaînement que nous avons désignée comme le cœur de l’écriture poétique au terme de ces différents rapprochements : le dé-chaînement est par excellence l’acte concret que nécessite et détermine à la fois la chance de sa manifestation et celle de son épreuve.
SE METTRE EN JEU Poésie et écriture souveraine
Bataille soutient parfois, et cela est vrai en partie dans les conférences consacrées au non-savoir, que, face au langage mensonger, il n’y a que le silence qui soit vrai. Dans ce cas, il faut savoir se taire, savoir se tenir au plus strict silence. A l’inverse, si nous considérons qu’il nous est impossible de sortir du langage, il faut conclure que le silence souverain demeure inaccessible et qu’il constitue toujours un échec pour celui qui le recherche. Ces deux positions, bien que contraires, reposent en fait toutes deux sur une opposition (trop) rigide de la vérité du silence et du mensonge du langage. Bataille ne se tient pas toujours à cette stricte opposition. Il considère le plus souvent que le langage n’est pas une totalité fermée et homogène, qu’il peut être lui-même une ouverture plus ou moins grande sur le silence souverain. En manifestant la fluidité de l’existence – la part muette – qui, sinon, serait en nous comme si elle n’était pas ; en se liant, du même coup, à « la lucidité extrême […] dont le terme est nécessairement le silence », la poésie qu’il décrit confirme bien que le silence a besoin des mots, elle montre que le silence n’est rien d’autre que les mots qui se consument dans une dépense sans frein ni raison d’être. De telles positions sont en fait liées à la manière dont Bataille appréhende l’inconnaissable : J’ai tout fait pour savoir ce qui est connaissable et ce que j’ai cherché est ce qui est informulable au fond de moi. Je suis moi dans un monde dont je reconnais qu’il m’est profondément inaccessible puisque dans
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE tous les liens que j’ai cherché à nouer avec lui, il reste je ne sais quoi que je ne peux vaincre, ce qui fait que je reste dans une sorte de désespoir. Je me suis rendu compte que ce sentiment est assez rarement éprouvé. J’ai été assez surpris que quelqu’un comme Sartre n’entrait pas dans ce sentiment le moins du monde. Il disait à peu près ceci : si l’on ne sait rien, on n’a pas besoin de le dire deux fois. (VIII, p. 192)
Bataille ne saurait se tenir à la ferme position de Sartre. Quand celuici se borne au constat, affirme qu’il ne sert à rien de dire deux fois qu’on ne sait rien et se tait, Bataille parle au contraire, sollicite le langage pour dire ce que Sartre n’éprouve pas le besoin d’exprimer : « C’est à ce moment là, affirme-t-il, qu’on emploie un langage littéraire où il y a plus que ce qu’il est nécessaire à dire » ; en d’autres termes, c’est au moment où plus rien ne peut être connu qu’une attention particulière est accordée au refoulé du langage. En ce sens, Bataille va jusqu’à écrire : « Seul, le silence peut exprimer ce qu’on a à dire, donc dans un langage trouble » (VIII, pp. 192-193). Un langage trouble, c’est-à-dire un langage où la « possibilité indépendante du sens des termes » (XI, p. 87), où le rythme et la dimension physique des mots, où leur « cadence à volonté rauque ou suave » et la « volupté des sons, de leur répétition et de leur élan » importent plus que le sens. En un mot, le silence requiert la matérialité du langage pour se dire : la part maudite du discours – son déchet – est sollicitée pour exprimer ce que seul peut exprimer le silence face à l’inconnaissable, face à un non-savoir que Bataille n’entend pas comme un simple vide mais comme « un vide consistant »1. La sensibilité commande une écriture qui, quelles que soient les variations qui affectent ses modalités, doit coïncider avec le silence impliqué par une pure mobilité, une écriture qui doit s’effacer, accepter cette mort sans laquelle il ne saurait y avoir de fuite : nous l’avons vu, l’écriture est poétique quand elle opère une incessante coupure avec ce qui s’est fait afin que ne se réintroduise pas insidieusement, à partir de là, le souci de ce qui va se faire2. Cette sorte de disparition qui hante la poésie n’est évidemment pas une opération magique. Elle désigne plutôt une manière d’opérer et de 1
Jean-Luc Nancy, « La pensée dérobée », Lignes n°1 (nouvelle série), mars 2000, p. 95. 2 Il faut bien voir que cette coupure signifie une double rupture : en rompant immédiatement avec ce qui s’est fait, on rompt du même coup avec ce qui va se faire. La coupure opère donc en deux endroits.
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répéter un effacement singulier, effacement qu’il nous faut désormais tenter de mieux saisir en appréhendant notamment la poésie dans sa différence avec l’écriture majeure que définit Derrida dans l’étude qu’il consacre à Bataille en 1967. En mai 1967, dans L’Arc, Derrida publie, sous le titre « De l’économie restreinte à l’économie générale – un hegelianisme sans réserve », une étude qui a pour principal objectif d’éclairer le traitement particulier que le texte de Bataille réserve aux concepts de la philosophie, de lever plus précisément le voile sur une volonté « [d’] inscrire dans le lexique et la syntaxe d’une langue, la nôtre, qui fut aussi celle de la philosophie, ce qui excède néanmoins les oppositions de concepts dominées par cette logique commune » (ED, p. 371)3. En approfondissant ce qu’il appelle l’« explication interminable [de Bataille] avec Hegel » (ED, p. 372), et notamment dans la mise en perspective de la souveraineté dans sa différence avec la maîtrise, Derrida montre un Bataille aux prises avec la nécessité de manifester à quel point est risible « la soumission à l’évidence du sens, à la force de cet impératif : qu’il y ait du sens, que rien ne soit définitivement perdu par la mort » (ED, p. 377). En d’autres termes, et la difficulté d’inscrire le mot poésie au sein du discours nous l’a indiqué maintes fois déjà, Bataille doit souligner le caractère risible d’un discours qui, « s’essoufflant à se réapproprier toute négativité », finit par « se rendre du même coup aveugle au sans-fond du non-sens dans lequel se puise et s’épuise le fond du sens » (ED, p. 378). La tâche à laquelle Bataille se trouve confronté est des plus ardues ; rien ne paraît plus difficile que d’appréhender « ce point où la destruction, la suppression, la mort, le sacrifice constituent une dépense si irréversible, une négativité si radicale », qu’il n’est plus même possible de « les déterminer en négativité dans un procès ou dans un système » (ED, p. 380). Derrida y insiste : Bataille « doit marquer dans son discours le point de non-retour de la destruction, l’instance d’une dépense sans réserve qui ne nous laisse donc plus la ressource de la penser comme une négativité » (ED, p. 381). Cette inscription ne saurait avoir lieu sans « déchirer convulsivement la face du négatif, ce qui fait de lui l’autre surface rassurante du positif, et [sans] exhiber en lui, en un instant, ce qui ne peut plus être dit négatif » ; ce qu’il faut 3
Dans ce chapitre les références à l’article de Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », repris dans L’Ecriture et la différence seront notées ED suivi du numéro de page.
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donner à voir, c’est ce qui « n’a pas d’envers réservé », ce qui « ne peut plus se laisser convertir en positivité », ce qui, en un mot, « ne peut plus collaborer à l’enchaînement du sens, du concept, du temps et du vrai dans le discours ». Un sacrifice doit avoir lieu, celui de « la présentation du sens de la mort », pour que, « perdu pour le discours, le sens [soit] absolument détruit et consumé » : Sacrifiant le sens, la souveraineté fait sombrer la possibilité du discours : non simplement par une interruption, une césure ou une blessure à l’intérieur du discours (une négativité abstraite), mais, à travers une telle ouverture, par une irruption découvrant soudain la limite du discours et l’au-delà du savoir absolu.
Plus concrètement, la souveraineté devra être distinguée de toute négativité grâce à une parole capable de manifester « un impensable non-sens » (ED, p. 384), grâce à un langage qui tentera de ruser en défiant la coïncidence parfaite de la parole et du sens4 afin qu’apparaisse une pure absence de sens, une absence qu’aucun sens assigné par le discours ne viendra insidieusement dissimuler. D’où, explique Derrida, le recours aux stratagèmes, aux simulacres, aux masques, la nécessité d’organiser une véritable stratégie pour qu’advienne « une parole qui garde le silence » (ED, p. 385), c’est-àdire qui montre le sens absent : un langage constitué de mots qui glissent vers le silence devra voir le jour, un langage qui s’articule autour d’un point, d’un « lieu dans un tracé où un mot puisé dans la vieille langue, se mettra, d’être mis là et de recevoir telle motion, à glisser et à faire glisser tout le discours », un langage auquel enfin on aura imprimé « un certain tour stratégique qui, d’un mouvement violent et glissant, furtif, en infléchisse le vieux corps pour en rapporter la syntaxe et le lexique au silence majeur » (ED, p. 387). Bien que brièvement exposée, la description de cette parole évoquée par Derrida n’est pas sans rappeler, du moins en ce qui concerne ses caractéristiques principales, la pratique d’écriture que 4
L’analyse de Derrida s’appuie notamment sur cette proposition de Bataille : « L’idée du silence (c’est l’inaccessible) est désarmante ! Je ne puis parler d’une absence de sens, sinon lui donnant un sens qu’elle n’a pas. Le silence est rompu, puisque j’ai dit… Toujours quelque lamma sabachtani finit l’histoire, et crie notre impuissance à nous taire : je dois donner un sens à ce qui n’en a pas : l’être à la fin nous est donné comme impossible ! ». (V, p. 199. Cité par Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 385.)
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nous tentons de décrire sous le nom de poésie. De fait, le propos de Derrida n’ignore pas complètement la question de la poésie, mais l’aborde d’une manière ambiguë. Si Derrida souligne comment Bataille oppose parfois la parole poétique au « discours significatif », s’il présente le poétique comme « ce qui dans tout discours peut s’ouvrir à la perte absolu de son sens, au (sans) fond de sacré, de nonsens, de non-savoir ou de jeu, à la perte de connaissance dont il se réveille par un coup de dés » (ED, p. 383), ce n’est jamais cependant que pour mieux en dire les faiblesses et les limites. Ainsi, reprenant les analyses d’un passage de Méthode de méditation, Derrida affirme que, certes, le « poétique de la souveraineté s’annonce dans le moment où la poésie renonce au thème et au sens » », mais qu’il « s’y annonce seulement car livrée alors « au jeu sans règle », la poésie risque de se laisser mieux que jamais domestiquer ». Tout laisse ici entendre que la souveraineté de la poésie est, si ce n’est négligeable, plus qu’improbable, et qu’il n’y a pas lieu de s’y attarder trop longuement. Outre le fait que la complexité de la question de la poésie se trouve sensiblement réduite, ce qui frappe c’est surtout la manière dont, par la suite, Derrida évince la poésie sans le dire, et sans que cela soit au moins justifié. C’est qu’il y a dans l’analyse de Derrida une manière de détournement : alors qu’il reconnaît dans une proposition de Bataille concernant la poésie le fondement même de ce qu’il tente d’exposer, il la détourne de son objet, ne l’applique pas à la poésie à laquelle pourtant elle s’applique sans la moindre équivoque, comme si la poésie était de toute façon vouée à une disqualification irrémédiable et entendue. Derrida écrit à propos du risque auquel il a précédemment fait allusion : Ce risque est proprement moderne. Pour l’éviter, la poésie doit être « accompagnée d’une affirmation de souveraineté », « donnant », dit Bataille en une formule admirable, intenable, qui pourrait servir de titre à tout ce que nous tentons ici de rassembler comme la forme et le tourment de son écriture, « le commentaire de son absence de sens ». (ED, pp. 383-384)
Etrange manière, alors même qu’il expose ce qui, selon Bataille, serait susceptible de sauver la poésie en palliant le risque de récupération qu’elle encourt, de passer sous silence la question de la poésie, de n’accorder pas suffisamment d’importance à ce qui, pour Bataille, manifestement en a – suivent d’ailleurs significativement quelques
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lignes où la souveraineté poétique n’est pas vraiment niée mais se trouve plutôt présentée sous le jour le plus défavorable sans que rien, finalement, ne vienne atténuer une conclusion qui, pour la poésie, sonne une sorte de glas : « opération encore hegelienne » (ED, p. 384). Cependant, en n’accordant pas assez d’attention à la question de la poésie, la description de l’écriture bataillienne proposée par Derrida se condamne d’emblée à ne pas cerner entièrement son objet : ignorer la poésie, c’est priver la réflexion d’un aspect important de ce qu’elle veut appréhender et, du même coup, se priver de certains développements susceptibles de prolonger certains points de cette réflexion. Derrida distingue deux écritures : l’une qu’il appelle mineure, l’autre qu’il qualifie de majeure5. La première, « écriture de maîtrise » (ED, p. 389), est « celle qui projette la trace », celle par laquelle « la volonté veut se garder dans la trace, s’y faire reconnaître, et reconstituer sa présence ». A cette écriture servile, méprisée par Bataille, s’oppose une écriture « qui produit la trace comme trace » (ED, p. 390) : seule cette dernière est une véritable trace, puisque la trace « n’est une trace que si en elle la présence est irrémédiablement dérobée, dès sa première promesse, si elle se constitue comme la possibilité d’un effacement absolu ». On le voit, la distinction des deux écritures ou, si l’on veut, des deux traces, proposée par Derrida, trouve un écho évident au niveau poétique : à l’écriture mineure, qui conserve et retient, correspond cette poésie avortée que Bataille désigne sous le nom de "belle poésie" ; l’écriture majeure, qui s’inscrit dans un mouvement de dépense, rejoint quant à elle la poésie souveraine. Bien qu’en aucun cas il ne s’agisse de confondre l’écriture majeure et la souveraineté poétique, il faut au moins en dire l’étroite complicité et souligner les liens inédits qui les unissent. L’écriture, en son instance majeure, tente d’exposer l’absence souveraine du sens en excédant le logos : plus exactement, elle met en jeu les concepts les plus classiques de la philosophie qui, « apparemment inchangés en eux-mêmes » (ED, p. 392), subissent néanmoins « une mutation de sens, ou plutôt [sont] affectés, quoique apparemment impassibles, par la perte de sens vers laquelle ils glissent et s’abîment démesurément ». 5
Pour plus de précisions concernant le rôle et le sens des qualificatifs mineur et majeur, nous renvoyons à la note que Derrida leur consacre aux pages 400 et 401 de son étude.
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Ne tolérant pas « la distinction entre la forme et le contenu » (ED, p. 393), l’écriture majeure « se plie à enchaîner les concepts en ce qu’ils ont d’inévitable », mais « en se rapportant en un certain point au moment de la souveraineté, c’est-à-dire à un non sens […] qui est audelà du sens absolu, au-delà de la clôture ou de l’horizon du savoir absolu ». Ce que Derrida appelle « l’époque du sens » est ainsi mise entre parenthèses grâce à une écriture capable « d’instituer un rapport dans la forme du non-rapport, [d’] inscrire la rupture dans le texte, [de] mettre la chaîne du savoir discursif en rapport avec un non-savoir qui n’en soit pas un moment » (ED, p. 394). L’institution de ce rapport pourra être qualifiée de "scientifique" mais en précisant que « le mot de science subit une altération radicale […] par la seule mise en rapport avec un non-savoir absolu ». Autrement dit, l’écriture majeure ne pourra être appelée science « que dans la clôture transgressée, mais on devra le faire en répondant à toutes les exigences de cette dénomination ». Etant une science et rapportant « ses objets à la destruction sans réserve du sens » (ED, p. 396), l’écriture majeure se rapproche de l’économie générale6 : elle met « le discours en rapport avec le non-discours absolu » ; elle n’est pas la perte de sens, mais désigne plus précisément un rapport à cette perte. Pour le dire autrement, elle ne propose pas une description du non-savoir, « ce qui est l’impossible », mais décrit « seulement les effets du non-savoir ». Quels sont plus concrètement ces effets ? Au cours d’une conférence, alors qu’il présente la possibilité de parler du non-savoir comme nécessairement liée à « l’expérience que nous en faisons », Bataille ajoute :
6 Rappelons le principe de l’économie générale tel que Bataille le définissait par exemple en 1947 : « Une économie générale (distincte de l’économie traditionnelle, celle-ci restreinte au domaine de la production), cessant d’ignorer les mouvements d’exubérance, occupe sur le plan de la connaissance une place nouvelle. Elle englobe dans ses recherches, – en même temps que le travail, la fabrication des produits et l’accumulation, – l’usage improductif des richesses à l’issue du développement. Elle met fin de cette façon à la méconnaissance où la théorie économique a tenu l’immense activité improductive des hommes, où l’idéalisme a tenu les conditions matérielles de la vie. Elle ne lève pas toutefois la nécessité d’une composition cohérente du langage, telle que la plénitude de ses possibilités développées ordonne le sens de chacune d’elles en rapport avec les autres, et révèle le non-sens – l’opacité parfaite, ou, plus précisément, le silence – de l’ensemble ». (XI, pp. 303-304. Nous renvoyons plus généralement sur cette question à La Part maudite.)
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Cette expérience est une expérience qui a toujours un effet, un effet tel que, par exemple, le rire ou les larmes, ou le poétique, ou l’angoisse, ou l’extase. Et je ne pense pas qu’il soit possible de parler sérieusement du non-savoir indépendamment de ses effets. (VIII, pp. 218-219)
Ce qui nous importe ici, c’est la détermination du poétique comme un effet du non-savoir : autrement dit, la poésie est ce dont parle, entre autres, l’écriture majeure ; elle est ce que décrit cette dernière en espérant rapporter ainsi le connu à l’inconnu, le sens au non-sens. Si « l’écriture de souveraineté n’est ni la souveraineté en son opération ni le discours scientifique courant » (ED, p. 398), on comprend cependant qu’elle est en partie une mise en rapport avec la poésie qui, elle, est une opération souveraine ou rien. En incluant la poésie dans le système des écritures, la description proposée par Derrida peut être modifiée. L’écriture majeure et l’écriture poétique ne s’opposent pas, mais définissent au contraire conjointement une pratique d’écriture plus globale dont elles sont deux modes distincts mais néanmoins complémentaires : alors que la poésie désigne le moment où l’écriture coïncide avec la pure dépense et ouvre à l’absence irréductible du sens, l’écriture souveraine donne le commentaire de cette absence de sens ; elle veille à prévenir toute récupération de la souveraineté poétique en faisant glisser l’ensemble du discours vers le non-sens que la poésie découvre et manifeste. Ecriture majeure et écriture poétique apparaissent donc intimement liées : en l’absence d’un commentaire qui ramène sans répit vers le non-sens manifesté, le non-sens serait irrémédiablement dissimulé par les forces appropriatives de la pensée discursive ; en retour, en l’absence de la manifestation d’un irréductible silence, l’écriture souveraine ne pourrait organiser et déployer un commentaire susceptible d’orienter les concepts de la philosophie vers ce qu’ils se refusent à dire et à assumer. La poésie et l’écriture majeure ne sauraient donc l’une sans l’autre ; elles n’ont de force véritable qu’ensemble, liées par un lien vital dont elles tirent une partie de leur vie et de leur sens7. L’interaction qui existe entre ces 7
On pourra objecter que cela n’est vrai que dans un sens seulement : alors que la poésie est absolument dépendante du commentaire livré par l’écriture majeure, cette dernière peut quant à elle se constituer à partir et autour d’un autre effet du non-savoir comme le rire, les larmes ou encore l’extase. Mais ce serait, d’une part, négliger une nouvelle fois l’importance véritable de l’effusion poétique et, d’autre part, surtout ne pas voir qu’en prenant en considération la poésie une pratique plus générale d’écriture apparaît qui est mieux à même de cerner la totalité du travail d’écriture auquel se livre
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deux écritures nous met donc face à un texte, un tissu fait, d’une part, d’une écriture qui appelle le dé-chaînement, s’ouvre à la chance d’un non-sens qui la déborde et la comprend et, d’autre part, de l’avènement de cette chance qui est aussi bien silence que dépense, œuvre et sens absent que mobilité essentielle ; un texte apparaît qui est fait d’autant de trouées in-sensées que de glissements silencieux et dérobés qui, sans fin, orientent vers ce qui est purement irréductible, souverain, premier. Il faut le dire une fois encore : la poésie est partout en puissance. Aucun "point" du texte ne lui est refusé dès lors que ce dernier se tisse en entier autour et à partir du dé-chaînement souverain ; aucun "point" n’est dès lors fermé à la chance et à l’avènement du silence. Toutefois, les liens qui unissent l’écriture poétique et l’écriture majeure ne se réduisent pas à leur seule interaction. Pour une part, il semble que la poésie puisse apparaître comme ce qui est capable de porter à une sorte d’incandescence certaines propriétés de l’écriture souveraine. Bien qu’il ne faille, répétons-le, en aucun cas subordonner la poésie à cette dernière, il apparaît cependant que l’écriture poétique manifeste des qualités communes avec l’écriture majeure qui, soumises par elle à la plus grande intensité, sont alors exacerbées, modifiées toujours dans le sens d’un paroxysme, d’une sorte d’affolement qui, si l’on veut, libère leur ultime potentialité. Cette étrange parenté, où les dissemblances semblent le disputer aux traits les plus communs, devrait nous permettre de poursuivre plus avant la description de l’écriture poétique. Revenons aux deux écritures que distingue Derrida. Ces dernières désignent deux rapports spécifiques à la trace, c’est-à-dire deux rapports rigoureusement distincts à la présence : alors que la trace mineure répond à une volonté qui désire « reconstituer sa présence » (ED, p. 389), la trace majeure, quant à elle, n’est que « si en elle la présence est irrémédiablement dérobée » (ED, p. 390). Cette présence dérobée qui définit l’écriture majeure, nous en retrouvons un écho puissant dans le silence souverain que composent les mots poétiques. De ce silence, Derrida affirme qu’il est, « d’une certaine manière, étranger à la différence comme source de signification » (ED, p. 386). « Excluant le langage articulé », ce silence « semble Bataille : sans la poésie, sans l’interaction de celle-ci et de l’écriture majeure, on ne peut qu’envisager partiellement l’écriture de Bataille.
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effacer la discontinuité » et s’identifier au continuum, c’est-à-dire à « l’expérience privilégiée d’une opération souveraine transgressant la limite de la différence discursive ». Mais le continuum « n’est pas la plénitude du sens ou de la présence telle qu’elle est envisagée par la métaphysique » : orientée sans cesse « vers le sans fond de la négativité et de la dépense, l’expérience du continuum est aussi l’expérience de la différence absolue » (ED, pp. 386-387). Bien que dans un premier temps les concepts de continuum, d’instant, de communication semblent « s’identifier à l’accomplissement de la présence », ces concepts, en fait, « accusent et aiguisent l’incision de la différence ». Si nous inscrivons à la suite de ces analyses l’identité de l’écriture poétique et du silence souverain, la question se pose à nous d’une écriture qui est l’expérience de la différence absolue : étant, d’une certaine manière, étrangère à la différence comme source de signification, cette écriture est une écriture qui n’est plus la plénitude du sens et de la présence, ou, plus exactement, une écriture qui, d’une certaine manière, s’éloigne de cette plénitude et se joue d’elle. Une écriture, quelle qu’elle soit, ne saurait être absolument étrangère à la différence comme source de signification : elle ne peut l’être que d’une certaine manière, c’est-à-dire en rompant moins avec cette source qu’en s’y rapportant d’une façon tout à fait spécifique qui, en même temps, la définit. L’écriture poétique ne désigne rien d’autre qu’une manière de pervertir le mouvement de la signification, de l’épouser pour mieux en jouer afin d’exposer ce qu’il ne peut et ne veut exposer. La poésie réside donc dans un écart pris avec un mouvement ; elle consiste en un déplacement infime, à peine visible, qui transforme un mouvement qui permet la présence en un mouvement qui soudain la dérobe ; elle opère un écart infime avec ce mouvement afin de renouer avec la sensibilité perdue et de se détourner de la plénitude de la présence pour retrouver la présence dérobée que signifie le continuum. Ici, il faut se souvenir en quels termes Derrida tentait de décrire l’instant envisagé par Bataille. De l’instant, dont, rappelons-le, Bataille ne cesse de dire l’identité avec la poésie, Derrida affirme qu’il n’est pas « un point de présence pleine et inentamée », qu’il « glisse et se dérobe entre deux présences » et qu’il est « la différence comme dérobement affirmatif de la présence » (ED, p. 387). C’est sans doute cette sorte de glissement et de dérobement que vise l’écriture poétique ; c’est cette présence dérobée que vise
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l’incision toujours recommencée de la chaîne issue du mouvement de la signification. Quand l’attention se porte sur l’instant de l’acte, quand de cette attention résulte, par chance, l’acte comme instant, nous comprenons maintenant que ce n’est pas le présent qui advient mais un certain dérobement. Cette position de la poésie par rapport à la présence devrait-elle cependant nous étonner ? Au contraire. La poésie, en désignant une fuite qu’aucune catégorie de la métaphysique n’est prompte ni à penser ni à saisir, ne saurait être aisément compatible avec une présence dont dérive tout le langage de cette même ontologie. Que l’écriture poétique opère une manière de dérobement de la présence se révèle donc des plus logique : alors que de la présence procèdent, par exemple, les catégories de substance et de sujet, le dérobement s’oriente quant à lui vers une pure mobilité, vers tout ce qui est avant l’être et ne se laisse pas fixer en ceci ou cela ; vers tout ce qui, en un mot, déborde et comprend le vocabulaire de l’ontologie. Nous sommes désormais mieux en mesure d’apercevoir pourquoi la poésie pour dé-penser doit dé-chaîner, délier, couper : la rupture vise un certain dérobement de la présence qui, seul, peut ouvrir à ce qui dans l’être est irréductible à toute capture par la pensée discursive. La poésie rompt la chaîne présent-présencesubstance pour manifester et éprouver une fuite primordiale. Sur un autre plan, cela signifie qu’elle rompt le mouvement de la signification et se présente comme un exemple concret de cet « acte de consumation » (ED, p. 399) que Derrida décrit – sans toutefois le rapporter d’aucune façon à la poésie – comme se tenant « au-delà du positif et du négatif » et qui, « bien qu’il induise à perdre le sens, n’est pas le négatif de la présence, gardée ou regardée dans la vérité de son sens ». En d’autres termes, la poésie saisit « la possibilité d’un effacement absolu » (ED, p. 390) laissée ouverte par la trace majeure. Elle est cette possibilité devenue effective, la trace qui s’efface à force de coupures et d’incisions, la trace qui se trace et disparaît aussitôt pour qu’à la discontinuité se substitue la continuité, à la présence un certain dérobement, à l’en-chaînement le passage et la fuite. La pratique d’écriture que définissent les incessants échanges entre l’écriture poétique et l’écriture souveraine apparaît comme l’écriture de la plus grande conscience évoquée dans La Religion surréaliste, de cette conscience qui, grâce aux échanges incessants entre ces deux écritures, prend conscience de ces
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mouvements furtifs qui échappent à la conscience. Ainsi, la poésie souveraine consiste en une autre sorte de recherche d’un temps perdu, d’un temps avant le temps, d’un être avant l’être, de l’instant qui toujours inquiète le temps. De plus, alliant à l’exigence d’un déchaînement violent celle d’un commentaire souverain ; joignant à la plus grande liberté une implacable rigueur, cette poésie permet de pallier l’écueil de l’homogénéisation qui guette toujours la dépense, sans pour autant amoindrir ses effets. Autrement dit, la poésie souveraine établit enfin les conditions de possibilité d’une dépense que rien n’altère, d’une violence que rien ne réduit ni ne canalise et dont la recherche, nous l’avons vu, motivait déjà les premières critiques adressées par Bataille au mouvement surréaliste. Plus qu’à la seule nécessité de résister à l’homogénéisation, la poésie souveraine semble également répondre à une volonté de viser une totalité en unifiant ce que l’art surréaliste a par ailleurs dissocié : Il y a dans l’art surréaliste un arrêt, sans nul doute. Sortant du vide de l’art pour l’art, il ne peut ni servir l’action ni former une totalité. Il exprime une partie seulement de la sphère humaine. C’est si vrai qu’on distingue dans le surréalisme dès l’origine deux moments bien séparés : celui de la liberté vide (d’innocence, d’automatisme), qui s’exprime en des œuvres à la fin monotones et d’elles-mêmes impuissantes, celui de pleine affirmation du sens de cette liberté vide par l’être qui la vit. Un jugement intellectuel, surajouté, affirmé du dehors, est nécessaire à l’œuvre pour qu’une activité surréaliste ait valeur de totalité. (XI, p. 39)
La poésie souveraine apparaît comme une tentative d’unifier le moment où la liberté s’affirme et celui où le sens de celle-ci s’exprime ; en d’autres termes, il s’agit d’exprimer une pensée qui « a un caractère de totalité en ce qu’elle n’est limitée ni à la pensée discursive ni à l’automatisme du rêve ». Une telle intention se heurte toutefois à une difficulté qui « ne peut être exactement résolue » (XI, p. 40). En unifiant « la vision poétique » et « l’intelligence », le déchaînement poétique et son commentaire souverain, « le vide, l’impuissance, la folie » ou « le pur esthétique » sont, certes, évités, mais demeure néanmoins une difficulté majeure : « Ajoutée à ce qui l’excède, l’affirmation de l’intelligence en supprime l’essence, qui est d’être extérieure à l’intelligence » (XI, p. 39). Dès lors, « Tout ce que nous pouvons, c’est accepter que [cette difficulté] nous porte aux limites de la tension » (XI, p. 40), et la poésie souveraine apparaît
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précisément comme la meilleure façon de « demeurer dans l’impossible ». Les relations que Bataille imagine entre la poésie et l’écriture souveraine constituent sans doute l’une des réponses les plus achevées qu’il ait avancée aux questions que suscitaient en lui la pratique de la poésie. Reste maintenant à savoir si cette réponse satisfait les exigence d’une mise en jeu réelle du sujet, que Bataille a depuis toujours liée à ses réflexions sur la poésie. D’aucuns en ont douté comme, par exemple, Yves Bonnefoy. Dans la grande monographie qu’il consacre à Giacometti et qu’il publie en 1991, Bonnefoy entreprend de décrire l’influence que Bataille exerça sur l’artiste aux alentours de 1930 via les articles publiés dans Documents. Bonnefoy ne se contente pas cependant de décrire une influence. Prétextant que les articles de Documents disent déjà Bataille tout entier, ce qui est discutable, il saisit cette occasion pour donner un aperçu de la pensée de ce dernier en puisant dans des textes écrits bien au-delà de la fin des années 20. Apparaît alors une sorte de digression où Bonnefoy ne craint pas d’afficher une réelle empathie pour Bataille, mais où il développe également une critique que l’on peut brièvement résumer comme suit : certes Bataille en appelle à ce qui fait de la dépense érotique le déchirement de l’individu et l’effacement déjà de sa présence illusoire, mais, dans le même temps, le moi demeure le seul témoin et la seule cause de cette expérience limite. Il y a là une ambiguïté remarquable : Bataille pourfend la métaphysique, mais c’est sous les yeux et au bénéfice d’une subjectivité qui ne semble donc avoir de suprême souci que d’ordre métaphysique. En poète, et c’est là son originalité, Bonnefoy reproche plus précisément à la position de Bataille de méconnaître une grande ressource qui se trouve dans la parole, ce qu’il appelle lui-même une pensée du silence laquelle n’est autre que la poésie. Bataille en voulant rester dans l’espace des mots, en voulant maintenir une figure de soi jusqu’au plus extrême de l’extase maintiendrait du même coup le lieu où se produisent les constructions conceptuelles qui projettent de la discontinuité, du contradictoire, là où la poésie saisirait une unité qui est aussi une délivrance puisqu’elle suppose le franchissement de l’horreur et du chaos. La critique de Bonnefoy nous intéresse particulièrement en ce qu’elle permet de poser une question décisive : la poésie de la plus grande conscience est-elle un gain, l’accroissement et le renforcement de la conscience, ou au contraire
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est-elle une perte, une ouverture à ce dont la conscience ne peut avoir conscience sans en être profondément bouleversée ? La réponse à cette question demandera d’abord d’analyser ce que Bataille entend par mise en jeu, et de comprendre comment il associe celle-ci à la poésie, et ensuite de voir comment, cette fois dans les poèmes, cette mise en jeu se manifeste. Le poète et la flamme
Dans « La conjuration sacrée », premier texte du premier numéro de la revue Acéphale, Bataille a cette affirmation radicale : « L’homme est cependant demeuré libre de ne plus répondre à aucune nécessité : il est libre de ressembler à tout ce qui n’est pas lui dans l’univers » (I, p. 445). En articulant de la sorte la liberté et la contestation du principe d’identité, Bataille signifie que la réalisation de « la totalité humaine » (II, p. 273) est liée au décèlement de la nature réelle de l’univers qui, d’emblée, apparaît aux antipodes de la permanence et de la stabilité. En fait, dès « La conjuration sacrée », il répond à l’un des points du programme rédigé deux mois auparavant en vue d’Acéphale : « Réaliser l’accomplissement de l’être personnel dans l’ironie du monde des animaux et par la révélation d’un univers acéphale, jeu et non état ou devoir ». Au fil des articles publiés dans la revue Acéphale à partir de 1936, un univers se dessine dont l’instabilité est la loi et le « mouvement à peu près explosif de la matière » (I, p. 515) le principe fondamental. Monde de mouvements, et en mouvement, « monde héraclitéen des fleuves et des flammes » (I, p. 505) où le changement l’emporte décidément sur tout immuable, le monde décrit par Bataille renoue avec les forces tragiques dont la pensée de Socrate a marqué le déclin : […] ce que Socrate introduisait dans une humanité tumultueuse, en effet, n’était autre que le principe, faible encore, mais portant avec lui le caractère de l’immuable, dont la valeur obligatoire devait mettre fin à la légèreté des combats. Ce que Socrate introduisait était le BIEN : c’était DIEU et déjà la pesanteur chrétienne qui dominait la tragédie de la passion de la hauteur du ciel et réduisait la « mort de Dieu » à l’abjection des hommes, au péché, le TEMPS au MAL. (I, p. 508)
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Socrate introduit l’immuable au sein du tumulte, la substance contre le mouvement, et bientôt le Dieu unique8 qui règne sur toute chose en assurant une stabilité opposée au temps, à « l’objet de la vision d’Héraclite » (I, p. 510). Bataille, en imposant, à la suite de Nietzsche, la vision d’un monde héraclitéen, en préférant le mouvement à tout principe de permanence, évoque quant à lui, et logiquement, un monde où Dieu est absent, où Dieu est mort, un monde où « la recherche de Dieu, de l’absence de mouvement, de la tranquillité » (I, p. 473) a cédé le pas devant le déchaînement des forces tragiques : C’est le TEMPS qui se déchaîne dans la « mort » de Celui dont l’éternité donnait à l’Etre une assise immuable. Et l’acte d’audace qui représente le « retour », au sommet de ce déchirement, ne fait qu’arracher à Dieu mort sa puissance totale pour la donner à l’absurdité délétère du TEMPS. (I, p. 510)
Dieu mort, c’est le temps qui est libéré, le temps destructeur dont Bataille, en 1939, évoque le néantissement afin de parvenir à l’extase (I, p. 556). En rompant avec la tranquillité de l’immobilité, l’univers entier est rendu au changement incessant, au devenir « dont chaque moment rejette au néant celui qui l’a précédé » (II, p. 405) ; il est rendu au temps qui « détruit les êtres mortels qui sont dans sa possession ». Ce temps qui se déchaîne dans la mort de Dieu et dont « chaque instant ne se produi[t] que dans l’anéantissement de ce qui précède et n’exist[e] lui-même que blessé à mort » (I, p. 556), c’est exactement le temps dont le dé-chaînement poétique essaie de retrouver le mouvement ; c’est le temps que Bataille croit, par exemple, retrouver chez Proust et dont meurent « les spectres retrouvés dans le salon Guermantes » (V, p. 168). Cependant, la libération du temps ne change pas seulement la nature du monde mais bouleverse également l’existence humaine : au sein d’un monde où règne désormais le tumulte, Bataille 8
« Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l’abri des changements et des destructions qui les effrayaient. Le bien s’est vu attribuer une sorte de souveraineté intangible et véritable ; et le monde réel dont ce bien est absent a été regardé comme illusoire. Il a semblé que derrière les apparences changeantes des choses il devait y avoir quelque immuable substance et que cette substance seule véritable devait être conforme au bien quand les apparences trompeuses ne le sont pas. La philosophie a lentement construit le dieu unique et éternel du bien et de la raison, qui transcende la réalité déraisonnable et immorale ». (II, p. 378)
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en appelle à la naissance d’une humanité nouvelle dont Van Gogh, à la fin des années 30, nous semble l’une des premières figures. Pour nous, ce que Bataille écrit alors au sujet de celui qu’Artaud devait désigné comme le suicidé de la société constitue une première approche d’une subjectivité paradoxale : la subjectivité de qui se met en jeu pour atteindre l’être hors de soi ; celle à partir de laquelle la figure du poète se construit lentement au fil des années 40. Quand Dieu meurt, apparaît le soleil. Non un soleil lointain qui ne serait encore qu’une image de la toute puissance divine, mais un soleil qui irradie la terre qui, « ainsi qu’une fille brusquement éblouie et pervertie par les débauches de son père, se grise à son tour de cataclysme, de perte explosive et d’éclat » (I, p. 499). Un tel soleil, qui « n’est que rayonnement, gigantesque perte de chaleur et de lumière, flamme, explosion » (I, p. 498), est celui que Van Gogh, après s’être tranché l’oreille d’un coup de rasoir, fit entrer dans ses toiles non « comme une partie d’un décor, mais comme le sorcier dont la danse soulève lentement la foule et l’emporte dans son mouvement » (I, p. 499). Le moment où le soleil prend une place prépondérante dans l’œuvre de Van Gogh ne marque pas seulement une sorte d’accomplissement de sa peinture, il signifie également une transformation profonde de la nature et de Van Gogh lui-même : Quand cette danse solaire commença, tout à coup, la nature elle-même s’ébranla, les plantes s’embrasèrent et la terre ondula comme une mer rapide ou éclata : il ne subsista rien de la stabilité qui constitue l’assise des choses.
Avec Van Gogh, le soleil se rapproche : il n’est plus l’objet d’une contemplation apaisée, sa proximité enflamme. Le rayonnement solaire embrase la nature, et il n’est pas jusqu’à son fondement qui s’en trouve profondément ébranlé. Devant cette nature en flammes et qui explose, « perdu extatiquement », Van Gogh n’est pas moins flamme lui-même. Lui qui, certainement plus qu’aucun autre, avait eu « le sens des fleurs » qui « éclatent, rayonnent et dardent leur tête enflammée dans le rayon même du soleil qui les flétrira », le voilà devenu fleur à son tour, « le « tournesol » Van Gogh » : Les fleurs éclatantes et fanées et le visage dont le rayonnement hagard déprime, le « tournesol » Van Gogh – inquiétude ? domination ? – mettait fin à la puissance des lois immuables, des assises, de tout ce qui
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confère à beaucoup de visages leur répugnant aspect de clôture, de muraille.
Le visage de Van Gogh, son « rayonnement hagard », est le signe d’une rupture sans concession avec « un monde envoûté de stabilité, de sommeil » (I, p. 500) : ce visage est celui d’un homme qui a « atteint le terrible « point d’ébullition », sans lequel ce qui prétend durer devient fade, intolérable et décline ». Ce que Bataille semble découvrir sur le visage de Van Gogh, qui n’est jamais que la manifestation d’une transformation bouleversante, c’est la corrélation entre la dé-substantialisation de la nature gagnée par l’embrasement solaire et les changements profonds qui affectent celui qui dès lors lui fait face – dans le même ordre d’idée, Bataille évoquait, dans un article antérieur, l’« impulsion de dislocation » (I, p. 261) à laquelle Van Gogh « a pu obéir chaque fois qu’il était suggestionné par un foyer de lumière ». Van Gogh, devenant flamme parmi les flammes, est pour nous une figure charnière. D’une part, le peintre enflammé décrit par Bataille en 1937 se situe dans le prolongement de la nécessaire transformation idéologique du sujet qui, à travers l’analyse critique du surréalisme, s’est révélée quelques années plus tôt comme la seule possibilité de contestation de l’ordre bourgeois visé. D’autre part, l’existence de Van Gogh préfigure et annonce l’existence de celui qui accomplit le « voyage au bout du possible de l’homme » (V, p. 19), l’expérience intérieure que Bataille va bientôt décrire tout au long de La Somme a-théologique. Au-delà de la nécessité d’échapper à un ordre donné, par exemple la société bourgeoise, la pensée de Bataille, parce qu’elle est orientée par la nécessité plus fondamentale d’échapper à tout ce qui est susceptible de figer, réduire ou atténuer le mouvement insaisissable de l’être auquel est assigné la souveraineté, désigne l’expérience intérieure comme la réponse la plus conséquente à l’exigence d’une existence qui embrasse « le mouvement de toute la vie » (I, p. 513) et devient, du même coup, une existence libre – « Si elle n’est pas libre, écrit Bataille en 1936, l’existence devient vide ou neutre et, si elle est libre, elle est un jeu » (I, p. 445). Si l’on considère que la subjectivité a été appréhendée comme sujet dans la mesure où les choses sont devenues des objets, dans la mesure où elles ont été perçues comme ayant des caractères fixes et stables, alors il faut bien admettre que la suppression de l’équilibre et de la stabilité, en retour, modifie quelque peu cette
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détermination de la subjectivité. Ainsi, en indiquant que l’expérience intérieure « atteint pour finir la fusion du sujet et de l’objet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu » (V, p. 21), Bataille désigne ce lieu de fusion, qu’il situe à l’extrême du possible, comme le lieu de cette subjectivité confrontée à l’univers en mouvement : « « Soi-même », ce n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l’objet ». Fusion, communication, le « soi-même » évoqué par Bataille renvoie à une rupture des limites qui définissent le sujet et dont l’angoisse est le signe : « Mais une sorte de rupture – dans l’angoisse – nous laisse à la limite des larmes : alors nous nous perdons, nous oublions nousmêmes et communiquons avec un au-delà insaisissable » (V, p. 23)9. La définition de la subjectivité comme un lieu de fusion illustre bien la volonté d’un Bataille déterminé à penser celle-ci à partir d’un être irréductiblement excédant : la rupture avec le sujet libère un mouvement insaisissable qui fonde la subjectivité ; cette rupture ne consiste pas à passer de ceci à cela, mais conduit plutôt au refus d’être définitivement ceci ou cela afin de renouer avec un mouvement que rien ne saurait contenir : du sujet on passe au sujet qui se met en jeu et se perd, à la mise en jeu du sujet, afin que « l’être ne se tasse pas trop sur lui-même, ne finisse pas en boutiquier avare, en vieillard débauché ». Ce que nous voudrions tenter de montrer, c’est que, dans l’œuvre de Bataille, le poète est celui qui incarne par excellence cette subjectivité radicalement transformée, qu’il en est la figure la plus aboutie. En d’autres termes, il s’agit de déceler derrière la description du poète, que Bataille esquisse au fil de ses différentes réflexions sur la poésie, les signes concrets d’une mise en jeu réelle, dont il nous faut maintenant cerner précisément le sens. Quand l’existence se tourne vers la poursuite de la chance, elle répond, dit Bataille, « au besoin de vivre à l’exemple de la 9
Cette rupture est l’exact contraire de ce que Bataille nomme la volonté d’être tout : « Suppression du sujet et de l’objet, seul moyen de ne pas aboutir à la possession de l’objet par le sujet, c’est-à-dire d’éviter l’absurde ruée de l’ipse voulant devenir le tout ». (V, p. 67) Cette volonté est bien le fait de l’individu isolé : « […] chaque être ipse veut devenir le tout de la transcendance ; en premier lieu le tout de la composition dont il est partie, puis un jour, sans limite, le tout de l’univers ». (V, p. 101) Bataille précise un peu plus loin : « Notre existence est tentative exaspérée d’achever l’être (l’être achevé serait l’ipse devenu tout). Mais l’effort est par nous subi : c’est lui qui nous égare et combien nous sommes égarés de toutes façons ! ». (V, p. 105)
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flamme » (I, p. 534). Le rapprochement du jeu et de la flamme n’est certainement pas fortuit. Au-delà de signifier que la mise en jeu est une réponse à la volonté très humaine « de brûler et de se consumer », le motif de la flamme est sans doute le mieux à même de donner à voir ce qu’il advient du sujet au moment où, soudain, celui-ci est enfin touché par la chance qu’il poursuit et rompt avec son isolement. « La conjuration sacrée » exhortait à la recherche de l’extase en vue d’une pensée qui, « n’[ayant] pas comme objet un fragment mort, existe intérieurement de la même façon que des flammes » (I, p. 443). Quelques années plus tard, alors qu’il tente de faire le récit d’une expérience extatique, Bataille décrit cette fois très concrètement la manière dont les flammes gagnent effectivement la pensée. Quand l’esprit s’éveille à la vie intérieure, il demeure en quête d’un objet. Les mouvements intérieurs ne sont pas objet, ni d’ailleurs sujet, en ce qu’ils sont justement « le sujet qui se perd » (V, p. 137). Au besoin impérieux d’un objet répond la dramatisation : « A partir de la félicité des mouvements, il est possible de fixer un point vertigineux censé intérieurement contenir ce que le monde recèle de déchiré, l’incessant glissement de tout au néant ». Si le point demeure une projection objective mais arbitraire de soi-même, l’expérience ne peut toutefois s’en passer : seule une telle projection permet à l’existence « d’apercevoir, sous forme d’éclat intérieur, « ce qu’elle est », le mouvement de communication douloureuse qu’elle est, qui ne va pas moins du dedans au dehors que du dehors au dedans ». La projection dramatique du point-objet peut être réalisée de différentes manières. Si Bataille a pu solliciter les images bouleversantes d’un supplice chinois, il a également pris pour point de départ « un état de communication diffuse, [une] félicité des mouvements intérieurs » (V, p. 139). Saisis « dans leur écoulement de ruisseau ou de fleuve », ces mouvements pouvaient être condensés « en un point où l’intensité accrue [faisait] passer de la simple fuite de l’eau à la précipitation évocatrice d’une chute, d’un éclat de lumière ou de foudre » (V, p. 140). Au cours de l’une de ces projections, Bataille entrevoit plus précisément « ce qu’il y a toujours dans le « point » » (V, p. 146) ou, si l’on veut, ce qui commence toujours en lui : « une fuite dérobée, éperdue, vers la nuit ». En fait, lors de cette expérience, « le mouvement de fuite [a été] si rapide que la possession du « point »,
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qui le limite d’habitude, [s’est trouvée] dès l’abord dépassée ». En conséquence, l’expérience ne s’est pas limitée à « une étreinte jalouse » mais, dit Bataille, a conduit à « une entière dépossession ». Dépossédé, Bataille est alors dans un état où sont mêlées la rage et l’hébétude, la fatigue et l’excitation : « je me trouvai vidé, essayant de ressaisir en vain l’insaisissable qui venait décidément d’échapper, je me sentis alors idiot ». Cependant, alors qu’il essaie « tantôt de retrouver le chemin égaré de l’extase et tantôt d’en finir » (V, p. 148), il est subitement délivré : « Tout à coup, je me tenais debout et tout entier je fus pris ». Cette délivrance entraîne une métamorphose soudaine ; au moment même où il sort de l’état où l’avait conduit l’expérience, Bataille est transformé en flamme : La partie supérieure de mon corps – au-dessus du plexus solaire – avait disparu, ou du moins ne donnait plus lieu à des sensations isolables. Seules les jambes qui tenaient debout, rattachant ce que j’étais devenu au plancher, gardaient un lien avec celui que j’avais été : le reste était jaillissement enflammé, excédant, libre même de sa propre convulsion.
Le sujet s’est soudainement enflammé. Il n’est plus que jaillissement, brusque saillie, flamme convulsive qui, à l’image de ces sensations qui ne sont plus isolables, est partout et nulle part à la fois : Un caractère de danse et de légèreté décomposante (comme fait des mille futilités distraites et des mille fous rires de la vie) situait cette flamme « hors de moi ». Et comme dans une danse tout se mêle, il n’était rien qui ne vînt là se consumer. J’étais précipité dans ce foyer : il ne restait de moi que ce foyer. Tout entier, le foyer lui-même était jet hors de moi.
A l’isolement du sujet a succédé une danse composée de flammes tournoyantes et insaisissables, des flammes dont la fluctuation incessante rend au moins malaisé de décider si elles sont identiques ou différentes, présentes ou absentes. Que Bataille, touché par la chance, affirme être devenu une flamme, c’est-à-dire un objet si fuyant que l’on peut douter qu’il soit possible ou pertinent de le penser à l’aide du concept de substance auquel celui de sujet est intimement lié, cela à l’évidence n’est pas innocent10 : le mot de flamme nous donne à voir 10
Il faudrait dresser la liste des éléments à travers lesquels Bataille tente d’exprimer la fluidité et le mouvement. Tout comme celui du feu, le thème de l’eau est ainsi très
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ce qui ne saurait être appréhendé à travers un vocabulaire qui ressortit à la métaphysique du sujet, l’extase étant par définition ce qui excède ses ressources. En un mot, la flamme nous montre ce que les analyses de Bataille ont certainement du mal à formuler, restant malgré tout le plus souvent attachées à la présence d’un sujet : l’être hors de soi, emporté par un mouvement qui l’excède et dans lequel il s’excède. Et puisque la flamme nous donne à voir l’être qui se met en jeu, c’est bien à partir d’elle qu’il nous faut cerner ce que devient cet être. La flamme ne signifie pas une autre présence du sujet mais indique que les limites, qui précisément définissent et assurent à la fois son intégrité et sa légitimité, vacillent à l’image de ses propres contours. La fluidité et les mouvements incessants de la flamme donnent à voir une réalité insaisissable, que ne peut contenir le sujet, avec laquelle on ne peut le confondre mais qui, au contraire, le conteste et l’emporte. La flamme n’est pas même l’absence du sujet ou simplement son envers : elle est la manifestation d’autre chose, de quelque chose qui est tout entier « jet hors de [soi] » (V, p. 148). Cependant, si la flamme désigne une réalité qui ne relève en rien du sujet, cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas sans rapport avec lui : s’il n’y avait rien à brûler, il n’y aurait pas de flamme. A propos de l’effusion érotique souveraine, et de ce que Bataille a pu rechercher à travers elle, Julia Kristeva souligne ceci qui confirme ce que laisse supposer la nature même de la flamme : Ce qui est visé […] n’est pas l’abolition de la filiation, de l’Un ou de la maîtrise ; c’est leur reconnaissance comme moments indispensables d’une mise-en-jeu qui les dépasse, pour trouver à travers eux une adéquation du sujet avec le mouvement (le « flux », la « flamme ») de la nature et de la société.11
présent dans la description de l’expérience. Nous pouvons également songer à la chevelure que Bataille évoquait en ces termes en 1937 : « Si sur le globe frais qui nous porte, les peignes plient les cheveux selon la mode, ce que leurs dents démêlent est peut-être la trace silencieuse d’une nature tout autre, celle des constellations, des galaxies, des comètes, des soleils, trace de feu là où le froid a disposé l’ordre de nos maisons. Sur les têtes, les chevelures ruissellent aussi étrangères à la fixité des soucis que les plus transparentes méduses que la lumière baigne à travers les vagues. Rien ne semble plus proche et rien n’est cependant plus lointain que l’être de lumière et d’eau des cheveux, si lointain que le prodigieux recul du ciel nocturne suffit à peine à en concevoir l’étrange présence ». (I, pp. 495-496) 11 Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 273.
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En d’autres termes, « c’est précisément un sujet actif à mettre en procès que réclame l’expérience bataillienne »12 ; c’est bien « le sujet unaire cohérent »13 qui est mis en jeu, qui subit « le flux « vide de contenu intellectuel » qui l’excède, mais l’exige », cette « matérialité pré-discursive » dont la philosophie, qui se clôt avec le système de Hegel, ne peut rien dire puisqu’elle « se constitue justement de l’assomption de [cette] hétérogénéité dans un sujet opaqueatomique »14. La description de la chance comme un embrasement du sujet montre bien que la mise en jeu ne contourne pas ce que Kristeva appelle « la phase thétique du sujet »15, qu’elle affronte au contraire « l’affirmation d’un sens, d’un savoir, d’une idéologie à dissoudre » : parce qu’il parvient « à ne pas abdiquer pudiquement ou dédaigneusement ce moment thétique du procès de la signifiance qui fait le sujet comme sujet du savoir et comme sujet social » ; parce qu’il parvient, en d’autres mots, à ne pas abdiquer « le rapport aux autres, au groupe, à la communauté sociale », Bataille donne la possibilité au « moi fermé » de traverser le seuil où précisément « la métaphysique se reconstitue, [où] l’unité combattue se réinstalle et [où] les sujets […] redeviennent opaques, serviteurs des lois oppressives, de la reproduction technique, de la saturation positiviste et jusqu’au conformisme social ». Lorsqu’il poursuit la chance dont la poésie est la quête, « le sujet se conteste lui-même, se traque » : résolument, il « se cherche lui-même, se donne à soi-même rendez-vous dans une ombre propice » (V, p. 219). La répétition joue d’ailleurs un rôle essentiel dans cette mise en jeu. Le sujet n’en a jamais fini de se contester, de désirer ces moments où ses limites soudain vacillent et où il s’embrase : Je ne puis, je suppose, toucher à l’extrême que dans la répétition, en ceci que jamais je ne suis sûr de l’avoir atteint, que jamais je ne serai sûr. Et même à supposer l’extrême atteint, ce ne serait pas l’extrême encore, si je m’endormais. L’extrême implique « il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (jusqu’au moment de mourir), mais Pascal acceptait de ne pas dormir en vue de la béatitude à venir (il se donnait
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Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 293. Ibid., p. 270. 14 Ibid., p. 271. 15 Ibid., p. 269. 13
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du moins cette raison). Je refuse d’être heureux (d’être sauvé). (V, p. 56)
Seule la mort peut mettre fin à la recherche fiévreuse de la communication. La communication toujours recommencée avec « ce qui ne peut être saisi (begreift) d’aucune façon, [avec ce] que nous ne pouvons toucher sans nous dissoudre » (V, p. 389), signifie l’accès à une existence libre, excédant toute servitude, à une existence « à l’exemple de la flamme » (V, p. 535) dans un univers qui « n’est pas plus réductible à cette paresseuse notion de substance qu’à des éclats de rire, à des baisers » (V, p. 250). Reste cependant à savoir si le dé-chaînement poétique peut accomplir la mise en jeu que nous venons de décrire, si la poésie peut modifier celui qui s’en remet à elle pour être tout autre et atteindre l’être hors de soi. La réponse à cette question est déterminante : elle seule nous permet de véritablement entrevoir dans quelle mesure Bataille est parvenu à élaborer une poésie qui répond à la pratique que les surréalistes ont appelé de leurs vœux mais qu’ils ont, selon lui, fini par trahir. Dans cette perspective, la référence aux analyses que Julia Kristeva consacre à Bataille au début des années 70 est ici doublement intéressante. Si ces analyses apportent des éléments précieux pour appréhender la mise en jeu que Bataille a tenté d’élaborer à partir de ses expériences de méditation, elles s’avèrent également représentatives des approches qui, voulant rendre compte à la fois de la réflexion qu’il a mené sur la littérature et du sens de ses propres œuvres littéraires, considèrent systématiquement que la poésie est, pour lui, une impasse, au mieux une question secondaire à laquelle il ne s’est que peu attardé. Kristeva, comme le faisait déjà Derrida, reprend essentiellement les réserves émises par Bataille lui-même dans Méthode de méditation pour montrer comment la poésie moderne, en supprimant le thème, parvient certes à exprimer « dans l’ordre des mots les grands gaspillages d’énergie » (V, p. 220) mais, du même coup, « rate la violence puisque, en abandonnant le thème, elle abandonne le moment affirmatif-thétique par rapport auquel se mesure la contradiction des énergies non liées »16. Constatant avec Bataille que l’abandon du thème, de « ce qui, dit-elle, représente le mieux [le] moment thétique dans lequel coagule momentanément le 16
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 279.
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procès »17, réduit la poésie à une souveraineté mineure, Kristeva retrouve les principaux griefs énoncés par ce dernier à l’encontre de la poésie. Elle montre notamment que la poésie n’est qu’un délire qui n’a rien d’un bouleversement profond et, à ce titre, lui oppose la fiction qui, elle, semble au contraire réellement mettre en jeu le sujet : […] le langage poétique est une irruption violente de la négativité dans le discours, qui dénonce toute unité et détruit le sujet en détruisant la logique ; il sombre dans la « nuit ». Cette négativité sans stase est un rejet, une destruction qui s’est détournée de tout objet, dans le vide, sans désir […]. Au contraire, accrochée au versant paranoïde, le désir conduit le sujet à travers la nuit de sa perte, pour qu’il en porte témoignage sous la forme de la fiction. Dans le désir qui fonde le romanesque, la négativité est captée dans des thèmes (personnages, situations, morceaux idéologiques), elle est retirée de la nature dont elle émerge et redonnée à l’homme actif. 18
Tout comme dans la lecture de Derrida, il existe dans l’analyse de Kristeva une manière de passer sous silence la possibilité d’une souveraineté poétique majeure qui, pourtant, constitue l’essentiel des propositions contenues dans Méthode de méditation. Il est vrai que cette possibilité complique singulièrement la question poétique, remet en cause, par exemple, l’opposition franche de la poésie et de la fiction telle que la propose Kristeva19. Dès lors que la poésie est accompagnée par « le commentaire de son absence de sens » (V, p. 220), on ne peut plus simplement affirmer qu’elle s’apparente seulement à un délire inoffensif ou qu’elle « rate la violence ». En écartant de manière péremptoire la possibilité d’une effusion poétique souveraine, Kristeva ignore du même coup que Bataille a poursuivi à travers la réflexion sur la poésie la possibilité d’une mise en jeu pourtant très proche de celle qu’elle attribue principalement à l’érotisme. 17
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 273. Ibid., p. 285. Kristeva écrit également : « Le sujet souverain ne peut être que quelqu’un qui représente des expériences de ruptures : ses thèmes évoquent une hétérogénéité radicale. Sa pratique : écrire les thèmes de l’érotisme, du sacrifice, de la rupture sociale et subjective. Cet enchaînement de thèmes ressemblera au roman érotique ou à l’essai philosophique : peu importe ; ce qui importe, c’est que la violence de la pensée soit introduite là où la pensée se perd ». (Ibid., p. 280.) 19 Nous reviendrons plus loin sur la manière dont la poésie invite à dépasser une telle opposition. 18
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Sur ce point, Jean-Louis Houdebine, dont l’intervention au colloque Artaud/Bataille précédait de peu celle de Julia Kristeva, s’oppose à elle à travers une analyse qu’il nous paraît intéressant de reprendre dans un premier temps pour tenter de la compléter par la suite. Houdebine veut précisément montrer comment les réflexions de Bataille sur l’écriture poétique convergent vers la possibilité d’une mise en jeu du sujet par la poésie, possibilité qui constitue à la fois leur sens ultime et leur enjeu obsédant. Pour Houdebine, comme pour Kristeva d’ailleurs, l’essentiel de la question poétique tient à ce qui unit la poésie au langage, « et donc au sens et/ou au sujet, et à la contradiction qui la travaille dans son affrontement au non-sens et/ou au non-sujet »20. Afin de mettre au jour toute la complexité de cette contradiction qui est au cœur de la réflexion de Bataille, Jean-Louis Houdebine s’attèle d’abord à montrer comment la poésie échoue dans son affrontement au non-sens et, ensuite, à comprendre quel est le sens de son échec et quelles en sont les conséquences. Houdebine commence par rappeler que, pour Bataille, « le sens est le donné » (III, p. 537), un donné « par rapport à tout sujet individuel dans son existence concrète d’individu fini, mortel »21 – cette situation particulière conduit au mouvement dialectique que nous avons analysé précédemment. A maintes reprises, Bataille décrit la destruction opérée par la poésie comme « une rupture des limites » qui correspond à l’introduction dans « le discours clos, fini, [de] la « liberté de l’association verbale » »22. Si ce qui advient avec cette introduction s’apparente à « l’ouverture du donné-sens dans/par les mots, à l’infinité des possibles, à « l’inconnu » », c’est également à partir de là que deux types de limitations interviennent qui sont étroitement liées l’une à l’autre : le verbalisme et l’interférence. Tout d’abord, « la destruction des « liens naturels » représentés par le donné-sens demeure dans la poésie une destruction verbale », et la poésie ne bouleverse pas plus le monde qu’elle n’atteint le sujet23. Ensuite, le 20 Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », art. cit., p. 65. 21 Ibid., p. 66. 22 Ibid., p. 67. 23 « Une pure et simple suppression des limites est pur et simple verbalisme. Le donné naturel est là, comprenant maintenant les sens que les hommes lui ont prêtés. Le donné (exprimable en loi) ne peut être dépassé que par le jeu. La simple hostilité, la révolte et la colère, s’inséreraient en lui. » (III, pp. 537-538)
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« reliquat de sens » sans cesse « se compose et se dépose, se superpose » dans « l’accomplissement verbal de cette ouverture à des possibles infinis et forme ainsi des « interférences réassurant l’homogénéisation du discours » : l’inconnu est teinté de familier24. Ces deux types de limitation procèdent d’une seule et même cause : […] c’est dans la mesure où la poésie se réduit alors à cette « pure et simple suppression des limites », ou plus exactement se veut et se pense être (j’emploie ces verbes pour marquer qu’il y a là, en arrière plan, le fantasme d’un sujet) « pure et simple suppression des limites » […] et donc dans la mesure où elle ne met pas en question […] son propre « reliquat de sens » qu’elle laisse pour ainsi dire proliférer – c’est par là que la poésie demeure pur et simple verbalisme, geste se résumant à « la part restreinte des mots », générateur de toutes les compromissions idéologiques et politiques.
Là où Kristeva réduisait la poésie à ces deux limitations, Houdebine a compris que la possibilité de dépasser celles-ci constituait le sens même des méditations de Bataille : en fait, quand Kristeva affirmait la supériorité de la fiction sur la poésie, elle n’évoquait sans le dire que la « belle poésie », version fade et édulcorée de la poésie, poésie qui n’est pas poétique parce qu’elle ne « ne porte [justement] pas atteinte à l’unicité de la conscience individuelle »25. Afin de sortir de l’ornière d’un pur verbalisme et de l’interférence, il faut donc que la poésie parvienne à mettre en question son propre « reliquat de sens », qu’elle s’engage en conséquence dans « une expérience dépassant la poésie (distincte d’elle) ». Sur cette voie, contre « la simple hostilité, la révolte et la colère » (III, p. 538), qui ne feraient que s’insérer dans le « donné naturel » (III, p. 537), Bataille en appelle à « l’attention calme » (III, p. 535), à la volonté et à la conscience claire. Ainsi que l’écrit JeanLouis Houdebine, il ne faut pas entendre par là « le retour à une prééminence reconnue, stabilisée, de l’interdit constituant le monde du discours, mais bien la traversée, son franchissement avec le sujet »26, 24
« Par des interférences, les hommes tentent de retrouver l’accord avec la nature et font alors obstacle à tels d’entre eux qui poursuivent le double mouvement (l’interférence est douce, elle est réactionnaire). » (V, p. 385) (Bataille parle ici du double mouvement de mise en action et de mise en question de la nature.) 25 Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », art. cit., p. 68. 26 Ibid., p. 71.
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grâce à « l’inscription réitérée » d’un « double mouvement » où se mêlent à la fois la « mise en question » et la « mise en action » : […] la mise en question infinie (élaguant la médiocrité, l’interférence) est d’accord avec l’ultime mise en action raisonnée (l’homme se définit comme une négation de la nature et renonce à l’attitude du coupable). D’où une sorte de sacrifice a-religieux, le rire, la poésie, l’extase, en partie dégagés des formules de vérité sociale. (V, p. 535)
Ce qui importe ici, et que souligne Houdebine, c’est que dans un tel mouvement, « la position du sens, du savoir, et de sa liaison au sujet, n’est […] nullement évitée » : cette position « intervient au contraire dans le mouvement de la signifiance à titre de moment du procès ». La démonstration de Houdebine prend ainsi à revers l’analyse de Kristeva : seule la « belle poésie » rejette « le moment affirmatifthétique »27, quand la véritable poésie met le sujet en jeu et exige, significativement, non seulement la haine de la poésie mais aussi celle du délire28. Pour nous, la possibilité d’une véritable mise en jeu du sujet par la poésie prend en fait toute sa mesure dans un texte auquel cependant Houdebine ne se réfère pas, et dont nous avons déjà souligné toute l’importance : La Religion surréaliste. Rappelons brièvement que Bataille présente, à l’occasion de cette conférence, la nécessité de s’enfoncer dans la conscience29 comme l’unique possibilité de sortir de l’impasse dans laquelle le surréalisme s’est finalement enfermé et d’échapper au manque d’intérêt que sa poésie a suscité. L’incapacité de s’affranchir du souci de l’œuvre que le surréalisme a rencontré en voulant faire acte d’écriture automatique tient à l’incapacité plus profonde de définir un intérêt commun qui, seul, peut entraîner la suppression d’un intérêt personnel incompatible avec l’issue évoquée par Bataille. En conséquence, il faut s’en prendre en priorité à cet intérêt qui, aussi longtemps qu’il subsiste, altère « les 27
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 279. « Je ne hais guère moins que la poésie le délire. Le délire a toutefois sur la poésie l’avantage d’être involontaire. Et comment serais-je parvenu à me faire entendre sans passer par le double détour de la haine de la poésie et de la haine du délire. » (III, p. 513) 29 « Nous ne pouvons être que conscients et c’est en nous enfonçant dans la conscience que nous pouvons tenter de transgresser les difficultés du monde actuel. » (VII, p. 391) 28
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possibilités qui sont en nous » (VII, p. 393), empêche, par exemple, la possibilité même d’un « acte poétique ». Comment un tel acte pourrait-il avoir lieu « tant que deux êtres sont séparés profondément par l’existence d’un intérêt personnel à chacun d’eux » ? Comment la communication de la poésie ne serait-elle pas compromise « tant que les intérêts de celui qui l’écoute et de celui qui la dit diffèrent » ? La nécessité de supprimer l’intérêt personnel signifie clairement que la condition de possibilité de la communication poétique dépend de l’abolition d’une séparation entre les individus. En d’autres termes, elle établit que la suppression de cette séparation constitue la visée ultime et le sens même de la poésie. Cette séparation, c’est en quelque sorte l’individu lui-même30 : « L’individu séparé est de même nature que la chose, ou mieux l’angoisse de durer personnellement qui en pose l’individualité est liée à l’intégration de l’existence dans le monde des choses » (VII, p. 312). La suppression de l’intérêt personnel vise ce qui « pose l’individualité » : cet intérêt supprimé, l’être n’est plus l’individu, il n’est plus l’homme qui, en travaillant, « se sépare de l’univers » (VII, p. 387) ; il n’est plus, en un mot, la chose, « l’être sans communication ni communauté »31, mais bien cette subjectivité que Bataille définissait comme un lieu de communication et que le motif de la flamme nous donnait à voir. L’homme qui parviendrait à abolir toute distance entre l’univers et lui en liant « la conscience à la dépersonnalisation » (VII, p. 393), cet homme parviendrait alors à « se changer lui-même en poésie ». La poésie elle-même n’est pas étrangère à une telle métamorphose : elle participe à part entière à un changement qui, sans elle, n’aurait certainement pas lieu. La dépersonnalisation requiert des moyens concrets. La poésie qui parvient à l’absence de poésie, c’est-àdire à l’absence d’œuvre, est requise pour réaliser la suppression de l’individu par la suppression de l’intérêt personnel : la suppression de tout souci de l’œuvre supprime l’intérêt personnel et, de ce fait, conduit à la suppression de l’individu. Grâce à la dépense poétique, il 30
« Mais l’individu n’est que le résidu de l’épreuve de la dissolution de la communauté. Par sa nature – comme son nom l’indique, il est l’atome, l’insécable –, l’individu révèle qu’il est le résultat abstrait d’une décomposition. Il est une autre et symétrique figure de l’immanence : le pour-soi absolument détaché, pris comme origine et comme certitude. » (Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 16.) 31 Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 16.
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s’agit en fait de renouer avec ce qui, dans l’homme, « est resté indestructiblement semblable à ce que nous apercevons quand nous nous plaçons d’une façon nue devant le spectacle de la nature et plus exactement devant le spectacle de l’univers » (VII, p. 384), et dont l’individu n’est rien d’autre que la parfaite négation. La pratique d’un tel acte poétique souverain, c’est-à-dire la recherche de sa chance en vue de son incessante répétition, permet de changer l’individu en poésie : la trace qui se trace et s’efface simultanément, infiniment tracée, laisse pour finir son empreinte. La Religion surréaliste ne désigne donc pas seulement la suppression de l’individu comme la visée majeure de la poésie, elle établit également que cette visée est à la portée d’une poésie qui, dès lors, s’impose comme un élément essentiel et indispensable de la mise en jeu du sujet entreprise par Bataille : l’acte poétique est un acte consciemment recherché par celui qui se traque et s’enfonce toujours davantage dans la conscience. En affirmant sans détour la possibilité d’une mise en jeu réelle du sujet par la poésie, Bataille dévoile du même coup le sens ultime de la refonte de l’automatisme qu’il a entrepris d’opérer. Quand la poésie parvient à supprimer l’intérêt personnel, quand elle conduit à retrouver par là « cet élément irréductible par lequel l’homme n’a pas de semblable plus parfait qu’une étoile » (VII, p. 387), l’absence de poésie accomplit enfin ce « que le fondement du surréalisme, à savoir l’écriture automatique, portait déjà en elle-même » : affronté jusqu’au bout, l’acte de rupture avec le monde du projet et du travail que signifie cette écriture entraîne enfin « la destruction de la personnalité elle-même » (VII, p. 388) qui, seule, est à la hauteur des conséquences d’un tel acte et donne sa mesure. La conférence prononcée en 1948 montre clairement comment la volonté de réaliser la suppression de la personnalité, de contester ce qui définit l’individu séparé, est au cœur de la poésie recherchée par Bataille : pour nous, c’est cette volonté qui lui donne d’abord son sens et dicte sa nécessité ; c’est à partir d’elle, et à partir d’elle seulement, que la plupart des propositions concernant la poésie doivent être lues afin que leur sens puisse être véritablement révélé. Prenons par exemple quelques formules, qui figurent notamment dans L’Impossible, et qui sont parmi celles qu’on a le plus souvent citées ou retenues, mais peut-être aussi le moins souvent comprises :
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE Je m’approche de la poésie : mais pour lui manquer. (III, p. 218) Quand accepter la poésie la change en son contraire (elle devient médiatrice d’une acceptation) ! je retiens le saut dans lequel j’excéderais l’univers, je justifie le monde donné, je me contente de lui. Dieu se charge soudain d’« horrible grandeur ». Ou la poésie glisse à l’embellissement. A chaque effort que je fais pour le saisir, l’objet de mon attente se change en un contraire. (III, p. 219) L’éclat de la poésie se révèle hors des moments qu’elle atteint dans un désordre de mort. Je m’approche de la poésie avec une intention de trahir : l’esprit de ruse est le plus fort en moi. La force renversante de la poésie se situe hors des beaux moments qu’elle atteint : comparée à son échec la poésie rampe. (XI, p. 20) La poésie qui ne se hisse pas jusqu’à l’impuissance de la poésie est encore le vide de la poésie (la belle poésie).
A l’évidence, le sens de ces propositions ne peut être compris si l’on ignore qu’elles manifestent une même volonté d’orienter la poésie en direction de la suppression de l’individu, suppression dont la poésie, selon Bataille, ne peut se détourner sans cesser d’être la poésie. Manquer la poésie, manquer l’œuvre, trahir la poésie, préférer son échec à ses réussites, autant de stratagèmes pour éviter que l’écriture poétique ne soit l’écriture d’un individu, autant de ruses afin que cette écriture soit celle de la suppression et de l’abandon de soi : Le surréaliste qui fait acte d’écriture automatique, si humble que puisse paraître ce simple changement dans ses attitudes générales, renonce, d’une façon qu’il est facile après coup de juger incontestablement comme agressive, à la prérogative de Dieu qui n’a jamais été abandonnée par l’homme, précisément qui a été maintenue par l’homme chrétien, à la prérogative de Dieu qui est de tout savoir, de tout vouloir, de tout enchaîner et de ne jamais s’oublier soi-même. (VII, p. 388)
L’abandon à l’impossible, le dé-chaînement, a le sens profond d’un oubli de soi, d’un abandon de soi : l’oubli de soi est recherché à travers l’oubli de l’œuvre, l’absence d’œuvre advient véritablement quand advient l’oubli de soi. L’abandon à l’impossible désigne une sortie de soi dont la recherche fiévreuse et exigeante définit
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précisément le génie poétique : « Le génie poétique, écrit Bataille dans L’Expérience intérieure, n’est pas le don verbal (le don verbal est nécessaire, puisqu’il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la divination des ruines secrètement attendues, afin que tant de choses figées se défassent, se perdent, communiquent » (V, p. 173)32. Le poète ne peut certes éviter d’enrichir « un trésor littéraire » (V, p. 172), mais il s’en fatigue vite : « Il y est condamné : s’il perdait le goût du trésor, il cesserait d’être poète ». Cependant, cette lassitude est en quelque sorte le signe du génie : le véritable poète est celui qui « ne peut manquer de voir l’abus, l’exploitation faite du génie personnel (de la gloire) » ; il lui répugne « qu’on « utilise » le génie poétique » : […] comme il est instinct de destructions exigées, si l’exploitation que de plus pauvres font de leur génie veut être « expiée », un sentiment obscur guide soudain le plus inspiré vers la mort. Un autre, ne sachant, ne pouvant mourir, faute de se détruire en entier, en lui détruit du moins la poésie. (V, p. 173)
Le génie devine la nécessité des ruines : le « sentiment de ruine nécessaire » (V, p. 449) donne seul sa mesure. C’est-à-dire que le génie se mesure à la volonté de détruire la poésie afin de se détruire et de communiquer. En ce sens, le génie consiste en la réponse la plus conséquente au désir de la poésie qui, écrit Bataille, rend « intolérable notre misère » (V, p. 172) et nous conduit « jusqu’au sacrifice du sujet » : le génie poétique est à la fois la "faculté" de désirer la ruine et de répondre sans détour à ce désir. Ainsi, la conscience, l’angoisse et le désir définissent à la fois le poète et l’acte poétique, acte dans lequel ils se trouvent tous trois intimement mêlés. Bataille évoque très concrètement cet acte quand, pour introduire les poèmes qui figurent dans Sur Nietzsche, il écrit par exemple : « Dans un état d’extrême angoisse – puis de décision – j’écrivis ces poèmes » (VI, p. 97). Le pressentiment d’une fin imminente des limites qui assurent l’intégrité de l’individu, la 32
Bataille avait déjà fait allusion au génie dans un texte de 1940 : « Les mangeurs d’étoiles ». Il y écrivait notamment : « Mais le moment du génie n’est pas seulement blessure, il est perte de soi-même. Si le génie se possédait lui-même, il devrait se mettre au service de ce dont il est issu, c’est-à-dire de ce qui existe déjà : il se renierait donc et se ravalerait au talent qui s’emploie aux besognes honorables qu’on lui propose, alors que le génie ne peut s’employer qu’à l’achèvement de son destin ». (I, p. 565)
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volonté de ne pas s’y dérober mais d’y répondre au contraire sans détour, tout ce qui se mêle au sein de l’acte poétique rapproche, jusqu’à les confondre parfaitement, la poésie et l’érotisme. A l’interdit qui, « observé autrement que dans l’effroi n’a plus la contrepartie de désir qui en est le sens profond » (X, p. 40), répond le désir d’une poésie qui recherche et retrouve cet effroi. A « L’expérience intérieure de l’érotisme [qui] demande de celui qui la fait une sensibilité non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit, qu’au désir menant à l’enfreindre » (X, p. 42), fait écho l’existence du poète dont le génie est à la fois la chance de l’angoisse et le désir de jouer cette chance jusqu’au bout33. A « L’expérience intérieure de l’homme [qui] est donnée dans l’instant où, brisant la chrysalide, il a conscience de se déchirer lui-même, non la résistance du dehors », répond enfin l’expérience intérieure de la poésie qui, on l’a vu, consiste à traverser et franchir consciemment l’interdit. Cette parenté profonde de la poésie et de l’érotisme montre sans équivoque que la poésie se présente comme ce qui doit réaliser, sur le plan du langage, ce que Kristeva nomme la « remise à jour du désir vis[ant] à atteindre la mobilité de l’expérience, où se perd l’ipséité »34. Dans ces conditions, et bien qu’elle ne le sache pas vraiment, ce qu’elle affirme alors du « je » souverain de l’érotisme s’applique exactement à la poésie, concerne précisément le poète35 : Le « je » affirmé pour disparaître à travers l’érotisme et le désir, est le seul « je souverain » : la souveraineté qui est essentiellement possibilité de communication non-discursive, passe par l’affirmation 33
Bataille écrit ainsi dans « Le supplice » : « L’angoisse, évidemment, ne s’apprend pas. On la provoquerait ? c’est possible : je n’y crois guère. On peut en agiter la lie… Si quelqu’un avoue de l’angoisse, il faut montrer le néant de ses raisons. Il imagine l’issue de ses tourments : s’il avait plus d’argent, une femme, une autre vie… La niaiserie de l’angoisse est infinie. Au lieu d’aller à la profondeur de son angoisse, l’anxieux babille, se dégrade et fuit. Pourtant l’angoisse était sa chance : il fut choisi dans la mesure de ses pressentiments. Mais quel gâchis s’il élude : il souffre autant et s’humilie, il devient bête, faux, superficiel. L’angoisse éludée fait d’un homme un jésuite agité, mais à vide ». (V, p. 147) 34 Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 274. 35 Il est par ailleurs saisissant de constater que nombre de formules de Kristeva pourraient s’appliquer à la poésie qu’elles n’ont pourtant pas pour objet. Ainsi, quand Kristeva écrit par exemple : « […] avec le rire, le désir et l’érotisme sont les moyens de sortir de l’ipséité et d’atteindre une communication immédiate : l’érotisme est "le refus de la volonté de repli sur soi" ». (Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 278.)
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du « je » paranoïde qui est le « je » du désir. La souveraineté est un retour à l’hétérogène en traversant, par le désir qui rétablit la continuité, le stase du « je » connaissant.36
La subjectivité du poète désigne une subjectivité souveraine : la subjectivité de celui qui poursuit le désir de la poésie, qui affronte ce désir auquel la vie souveraine ne peut cesser de répondre, qu’il ne s’agit pas de satisfaire ou, plus précisément, que l’on ne peut satisfaire puisqu’il apparaît justement comme le désir d’une mise en jeu toujours recommencée, jamais achevée, à laquelle seule la mort peut mettre un terme. Cependant, si le génie est le désir affronté de la poésie, il est également entendu que « la « vérité » de la poésie n’est […] pas la simple « description ou l’expression discursive du désir, mais son déclenchement dans le langage même »37, c’est-à-dire que la poésie, née du désir, le ravive et le porte à l’extrême, jamais ne l’éteint ou ne l’accomplit, mais fait au contraire en sorte qu’il demeure désir et s’intensifie. Cette subjectivité née d’un sacrifice qui, s’il s’accomplit, mène à une vie qui « échappe à l’avarice » (V, p. 172), Bataille a notamment tenté de l’exprimer à travers le thème de l’enfance. A la fin d’un article qu’en 1951 il consacre au livre de Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, il dit comment la poésie et l’enfance lui paraissent indéfectiblement liées : Les réserves que j’ai dû faire touchant certaines des explications de Huizinga apparaissent finalement de peu de sens, si l’on veut bien suivre dans leurs vastes développements les perspectives ouvertes par son petit livre. J’ajouterai enfin qu’il me serait difficile de mesurer l’éloge d’un homme qui écrivait : « Pour comprendre la poésie, il faut pouvoir s’assimiler l’âme de l’enfant, comme on endosserait un vêtement magique, et admettre la supériorité de la sagesse enfantine sur celle de l’homme ». (XII, p. 125)
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Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 278. « Sur le plan historique, le fait qu’un tel sujet a pu être pensé, marque la terminaison d’une époque historique qui s’accomplit avec le capitalisme. Ebranlé par les conflits sociaux, les révolutions, les revendications d’irrationalité (de la drogue à la folie qui sont en train de se faire reconnaître et accepter), le capitalisme s’achemine vers une société autre qui sera le fait d’un sujet nouveau. "L’expérience intérieure" du "sujet souverain" est un des symptômes de cette révolution du sujet ». (Ibid., p. 287.) 37 Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art. cit., p. 124.
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En affirmant que la poésie n’est accessible qu’à l’enfance, Bataille ne pouvait qu’acquiescer à l’assertion de Baudelaire selon laquelle le génie est « l’enfance retrouvée à volonté »38. De fait, Bataille n’a peutêtre jamais aussi bien dit ce que l’enfance représentait pour lui qu’en évoquant celle de Catherine et de Heathcliff, les deux héros de Wuthering Heights. Selon lui, l’enfance est « la situation fondamentale » (IX, p. 176) du roman d’Emilie Brontë : « C’est la vie passée en courses sauvages sur la lande, dans l’abandon des deux enfants, qu’alors ne gênait nulle contrainte, nulle convention ». L’enfance est libre, sauvagement libre ; elle exprime les conditions d’une « vie sauvage », qui « sont les conditions mêmes de la poésie, d’une poésie sans préméditation ». Ne se pliant pas aux « lois de la socialité et de la politesse conventionnelle », préférant le « libre jeu de la naïveté » à « la raison fondée sur le calcul de l’intérêt », l’enfant jouit d’une souveraineté guère compatible avec la société des adultes : « La société ne pourrait vivre si s’imposait la souveraineté des mouvements primesautiers de l’enfance ». En signifiant un refus des conventions, un manque d’égard envers les lois auxquelles le plus grand nombre se plie, l’enfance signifie plus profondément un refus des limites qui définissent et constituent l’individu ; elle désigne en d’autres termes un jeu avec ces limites qui apparaît d’autant plus coupable qu’il est un jeu majeur, qu’il a le sens « de l’impossible et de la mort » (IX, p. 177). Face au monde des adultes, l’enfance a le choix entre diverses attitudes. Tout d’abord, et ce sera « l’attitude naïve » (IX, p. 192), l’enfant peut « prétendre s’emparer des prérogatives majeures de l’adulte, sans admettre pour autant les obligations qui leur sont liées ». Ensuite, il peut choisir de « prolonger une vie libre aux dépens de ceux qu’il amuse », mais, dans ce cas, sa liberté ne sera jamais qu’une « liberté boiteuse ». Enfin, il lui est loisible de « payer les autres et lui-même de mots, [de] lever par l’emphase le poids d’une réalité prosaïque ». Quoi qu’il en soit, et quel que soit son choix, « le sentiment de l’imposture ainsi qu’une mauvaise odeur est lié à ces pauvres possibles ». Cependant, un "choix" ultime se présente alors à lui, et ce "choix" est celui de l’impossible même : 38 Charles Baudelaire cité par Georges Bataille (IX p. 190). Dans la préface de La Littérature et le mal, Bataille écrit significativement : « La littérature, je l’ai, lentement, voulu montrer, c’est l’enfance enfin retrouvée ». (IX, p. 172)
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S’il est vrai que l’impossible en quelque sorte choisi, en conséquence admis, n’est pas moins malodorant, si l’insatisfaction dernière (celle dont l’esprit se satisfait) est elle-même une imposture, du moins y a-t-il une misère privilégiée qui s’avoue telle.
L’impossible est par exemple le "choix" que fait Baudelaire qui, « délibérément, refuse d’agir en homme accompli, c’est-à-dire en homme prosaïque ». Pour Bataille, « Sartre a raison : Baudelaire a choisi d’être en faute comme un enfant ». Vouloir être en faute comme un enfant : « un tel choix n’est-il pas, dans son essence, celui de la poésie ? N’est-il pas celui de l’homme ? » (IX, p. 193). Ce choix engage la vie entière du poète qui, à l’image de Blake ou de Rimbaud, n’est pas sans ignorer les voisinages de la folie : L’authentique poète est dans le monde comme un enfant : il peut comme Blake ou comme l’enfant jouir d’un indéniable bon sens, mais le gouvernement des affaires ne pourrait lui être confié. Eternellement, le poète dans le monde est mineur : il en résulte ce déchirement dont la vie et l’œuvre de Blake sont faits. Blake, qui ne fut pas fou, se tint à la frontière de la folie. (IX, p. 223)
Jeu à la limite de la folie, jeu en bordure de l’impossible et de la mort, la poésie est l’écriture recherchée par l’être qui ne peut se laisser « enfermer dans les limites de la raison » (IX, p. 186) ; elle est l’écriture de celui qui a reconnu et accepté ces limites mais qui sait néanmoins « qu’en lui une part irréductible, une part souveraine », se dérobe « aux limites, [et] à la nécessité qu’il reconnaît ». Quand Bataille affirme que la poésie est le langage de l’impossible, il ne songe pas à une poésie qui serait une fuite hors du langage, mais désigne plutôt une manière de mettre le langage à la merci des forces qui le commandent et qu’il veut ignorer. Parvenant à ébranler suffisamment le langage pour lui faire dire ce qu’il voudrait à tout prix ne pas dire, la poésie apparaît comme une sorte de conciliation des deux sens que Bataille prête à la communication dans l’article qu’il consacre à Genet en 195239 : celui d’un mouvement ontologique et celui d’une opération de langage. A la fois communication et opération souveraine, la poésie inscrit l’impossible au cœur de la 39
Avant d’être publié à la fin de La Littérature et le Mal, l’article que Bataille consacre à Genet à l’occasion de la parution du livre de Sartre, Saint Genet. Comédien et martyr, est paru en deux temps dans les numéros 65 et 66 de Critique et avait initialement pour titre « Jean-Paul Sartre et l’impossible révolte de Jean Genet ».
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parole, ne donne accès à aucun être substantiel mais ouvre à l’impossible qui est le fond d’un être que Bataille pressent, on le sait, souverainement fuyant : « ce qu’on appelle un « être » n’est jamais simple, et s’il a seul l’unité durable, il ne la possède qu’imparfaite : elle est travaillée par sa profonde division intérieure, elle demeure mal fermée, et, en certains points, attaquable du dehors » (V, p. 110). En ce sens, Yves Bonnefoy pèche certainement par trop d’univocité quand il considère que la dépense requise par Bataille se fait immanquablement au bénéfice de la subjectivité40. Le lent cheminement qui, à travers la poésie même, conduit à la plus grande conscience, ouvre à une perte qui est loin d’assurer ou de renforcer la légitimité et l’intégrité de celui qui écrit. Mouvement contre substance, c’est en quelque sorte ce qui se joue dans la figuration du « je » manifeste dans nombre de poèmes écrits par Bataille. Autrement dit, l’apparence universelle du « je » philosophique, du cogito, y est sans cesse renvoyée à la sauvagerie de l’ipse41. L’ipse sauvage
Le pari de dire la division subjective du « je » constitue l’un des enjeux principaux des poèmes de L’Expérience intérieure. Ces poèmes, qui sont parmi les premiers écrits par Bataille, offrent ainsi l’occasion d’appréhender plus concrètement la manière dont la poésie lui permet de manifester une division qui dérange l’assurance du discours philosophique. Alors que les deux premiers poèmes de L’Expérience intérieure figurent dans « Le supplice » et dans la quatrième partie du livre, les cinq autres en composent le dernier chapitre : « Manibus date lilia plenis »42. « Le supplice » et « Manibus date lilia plenis » se 40
Cf. Yves Bonnefoy, Giacometti, Paris, Flammarion, 1991, pp. 176-181. L’ipse désigne chez Bataille ce qui excède l’universalité du « je » philosophique. Nous y reviendrons plus longuement par la suite. 42 Gilles Ernst donne les précisions suivantes à propos de ce titre choisi par Bataille : « Une légende veut que Livie, femme d’Auguste, se soit évanouie en entendant Virgile réciter le passage de l’Enéide où Anchise pleure la mort trop tôt venue du jeune Marcellus, neveu d’Auguste, et demande des « lis à pleine mains » pour sa tombe (Liv. VI, vers 883). Manibus date lilia plenis : ce morceau de vers renversant sert de titre à cinq poèmes formant, pour défense et illustration de la fulguration poétique, une partite de L’Expérience intérieure ». (Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort, op.cit., p. 50.) Notons par ailleurs que le motif de la 41
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distinguent des autres parties de L’Expérience intérieure d’une manière qui ne peut que retenir notre attention : « Les seules parties de ce livre écrites nécessairement – répondant à mesure à ma vie – sont la seconde le Supplice, et la dernière. J’écrivis les autres avec le louable souci de composer un livre » (V, pp. 9-10). Si l’on en croit Bataille, les parties où apparaissent les poèmes répondent à une nécessité qui excède le souci de la composition. Ecrites à mesure de sa vie, répondant à une nécessité qui ressortit à l’existence la plus concrète et la plus quotidienne, ces parties de L’Expérience intérieure se présentent explicitement comme étrangères au souci d’une œuvre à faire, d’une écriture subordonnée à un projet, et s’annoncent proches des conditions requises par la dépense souveraine. De fait, dès le premier poème de L’Expérience intérieure, nous sommes confrontés à un être qui atteint une limite ultime, qui ne peut plus souffrir ce moi sans vie que l’hégémonie du discours a fait de lui, qui cherche dans la mort de ce moi la faille par laquelle il pourra enfin se libérer de sa prison et venir à l’être. Le désir d’en finir avec l’existence fermée de l’individu est ainsi exprimé par un être qui sait que la mort se mêle à l’être, et qui ne craint pas de se l’avouer et de nous l’avouer : Je ne veux plus, je gémis, je ne peux plus souffrir ma prison. Je dis ceci amèrement : mots qui m’étouffent, laissez-moi, lâchez-moi, j’ai soif d’autre chose. Je veux la mort non admettre ce règne des mots, enchaînement sans effroi, tel que l’effroi soit désirable ; ce n’est rien dispersion, très présent dans les poèmes de Bataille, apparaît dans ce passage de L’Enéide où Anchise souhaite que les lis soient répandus sur la tombe de Marcellus et la recouvrent.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE ce moi que je suis, sinon lâche acceptation de ce qui est. Je hais cette vie d’instrument, je cherche une fêlure, ma fêlure, pour être brisé. J’aime la pluie, la foudre, la boue, une vaste étendue d’eau, le fond de la terre, mais pas moi. Dans le fond de la terre, ô ma tombe, délivre-moi de moi, je ne veux plus l’être. (V, pp. 71-72)
Le poème crie la douleur d’un être qui dit « je » et qui souffre de ne pas être au monde : il s’ouvre sur l’expression d’une douleur et d’un refus et s’achève en une sorte de supplique adressée à la mort dont une délivrance est attendue. Entre ces deux temps, une série d’oppositions manifeste le conflit violent dont ce « je » est le théâtre. Au conflit des volontés – « Je ne veux plus souffrir »/« Je veux la mort » – s’ajoute le conflit des sentiments – « Je hais cette vie d’instrument »/« J’aime la pluie » – relayé par l’opposition majeure entre le régime de l’enfermement – la prison, l’étouffement, l’enchaînement, l’absence d’effroi – et le régime de la fêlure et de la brisure qui libèrent et délivrent. Un moi fermé fait face à un moi brisé et libre, un être douloureux et privé de vie appelle tout ce qui dans l’être conteste et refuse ce qui est, exige enfin la liberté. A la vie d’instrument qui a la froideur de la chose est opposée la force des éléments naturels, au langage qui emprisonne, le silence de la tombe, espace de repli, refuge où la liberté est promise. Pour Bataille, il est urgent de rompre avec ce qui fige la vie pour renouer avec une vie qui aime l’intensité éphémère de la foudre, l’intensité de l’instant qui s’oppose au souci de la durée, qui aime le mouvement, la pluie, préfère la fluidité de l’eau et de la boue à l’immuable fixité des objets solides. Et s’il faut être brisé, cela doit s’entendre en deux sens distincts. D’abord, au sens fort, il faut se supprimer, s’anéantir en tant qu’individu isolé pour renouer avec la
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vie ardente de l’instant et du mouvement. Ensuite, au-delà de cette suppression, il faut être un être brisé, ce qui n’est justement pas un état, mais signifie plutôt l’absence de tout statisme. A travers cet être brisé, le poème donne une première fois à voir l’être hors de soi pour qui le discours n’a pas de mot ; l’absolument autre que le discours ne peut comprendre se lie à un thème auquel il nous faudra désormais prêter la plus grande attention : celui du morcellement, de l’éparpillement et de l’éclatement qui s’oppose à l’unité et à l’intégrité assurées de l’individu fermé. Est brisé celui qui a su trouver une fêlure, sa fêlure, le défaut de sa cuirasse, une brèche, une fissure qui libère une fuite que le sujet-substance ne peut contenir, et qui le conteste. Avec le motif de la fêlure apparaît soudain l’érotisme latent du poème : chercher sa fêlure, c’est aussi chercher une fente. Un « je » cherche sa fente pour être tout autre, tel est le nœud gordien que ce premier poème désigne d’emblée comme le cœur de la poésie de Bataille et qu’il nous propose de démêler. Si l’on comprend tout d’abord qu’il s’agit pour le « je » de chercher ce qui le fêle, une première réponse semble nous être apportée par le deuxième poème de L’Expérience intérieure, qui figure dans le premier chapitre du « Post-scriptum au supplice » : Spectre en larmes ô Dieu mort œil cave moustache humide dent unique43 ô Dieu mort ô Dieu mort Moi je te poursuivais de haine insondable et je mourais de haine comme un nuage se défait. (V, p. 121)
Au centre de ce poème composé de quatorze vers irréguliers se trouve le seul vers monosyllabe, « Moi », qui apparaît à la fois comme le 43
Cette dent unique n’est-elle pas une lointaine réminiscence des grées, ces trois inquiétantes sœurs des Gorgones qui, nées déjà vieilles, aveugles et édentées, possédaient toutefois un œil et une dent qu’elles se prêtaient à tour de rôle ?
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cœur du poème et ce qui le scinde en deux parties distinctes. Tout d’abord, les sept premiers vers composent une sorte de parodie d’invocation à un Dieu spectre, à un Dieu qui n’aurait pas ressuscité d’entre les morts. Le caractère ignoble de ce Dieu qui est dit par trois fois mort est implicitement affirmé : ô Dieu/odieux, Dieu infâme qui excite la haine que lui voue le « je ». Alors que la triple mort nous renvoie au Dieu trin de la doctrine chrétienne, il semble que la trinité soit ici bafouée et tournée en dérision : Dieu œil cave, œil unique, creux et sombre, s’oppose sans doute à l’œil unique de la connaissance divine et se rit de l’intelligence du Verbe ; Dieu dent unique nous montre un Dieu édenté, un Dieu sans force et sans défense qui tourne en dérision la puissance du Père ; Dieu moustache humide semble enfin se moquer de l’amour du Saint-Esprit en plaçant cet amour sous le signe d’un érotisme grotesque qui bafoue sa pureté. A cette trinité dérisoire, à ce Dieu déchu de sa gloire et mort, s’oppose la soudaine apparition d’un moi qui s’attribue la majuscule qui, de coutume, est réservée à Dieu. Plus qu’une simple provocation, il faut certainement voir dans cette majuscule le signe d’un véritable défi lancé à un Dieu qui est traqué sans relâche, poursuivi d’une « haine insondable » qui conduit le « je » jusqu’à la mort. La manière dont meurt le « je », « comme un nuage/se défait », nous renvoie à l’être brisé qui a trouvé sa fêlure, fêlure qui correspondrait donc ici à la haine vouée à Dieu. Que la fêlure du moi soit cherchée dans la mort de Dieu, ces lignes du Coupable nous aident à mieux le comprendre : Je ne crois pas en Dieu : faute de croire en moi. Croire en Dieu, c’est croire en soi. Dieu n’est qu’une garantie donnée au moi. Si nous n’avions donné le moi à l’absolu, nous en ririons. (V, p. 282)
Dieu mort, la garantie qui était donnée au moi n’existe plus, et c’est bien un moi fêlé qui succède alors au moi fermé qu’assurait l’existence de Dieu. Si l’on suit le sens de ce second poème, chercher sa fêlure ce serait donc accomplir le sacrifice de Dieu par l’écriture, mettre à mort Dieu dans le poème et grâce à la poésie. La possibilité d’un tel sacrifice, Bataille la découvre précisément en écrivant, comme si l’écriture des poèmes de L’Expérience intérieure lui révélait une puissance de la poésie qu’il ne soupçonnait pas, en laquelle il ne voulait d’abord pas vraiment croire. Tel est pour nous le sens du
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poème qui clôt « Manibus date lilia plenis », sorte d’aveu qui va plus loin que les hésitations de la réflexion et emporte la décision : DIEU A la main chaude je meurs tu meurs où est-il où suis-je sans rire je suis mort mort et mort dans la nuit d’encre flèche tirée sur lui. (V, p. 189)
Dans les deux premiers vers le « je » s’adresse à un « tu », qu’au vu du titre du poème nous pouvons logiquement assimiler à Dieu, et lui propose un jeu. La main chaude désigne soit un jeu qui consiste à superposer des mains, celles de dessous venant tour à tour se placer par-dessus, soit un jeu de société qui s’apparente à une espèce de colin-maillard où il faut deviner l’identité de la personne qui vous frappe à la main. La présence de la nuit à la fin du poème indiquerait qu’il s’agit plutôt ici du jeu de société : le « je » propose à Dieu de jouer à colin-maillard, de jouer dans la nuit suivant la règle radicale d’un « je meurs tu meurs » énoncée par le second vers. Il y a certainement quelque chose de l’enfance dans ce vers qui s’apparente à ces formules qui énoncent en quelques mots le principe d’un jeu. De fait, on peut déceler une sorte d’effronterie amusée dans cette proposition qui n’a pas l’air de se prendre vraiment au sérieux : Colin et Maillard, « je » et Dieu, jouent leur vie dans la nuit. Cependant, une indéniable gravité apparaît avec les deux vers suivants, à laquelle le « je » ne semblait pas s’attendre. Le « il » remplace soudainement le « tu », et le « je », qui n’a plus alors d’interlocuteur, se trouve plongé dans un espace vide et inconnu, où il sent qu’il est perdu : la présence de Dieu n’est plus si évidente, le « je » vacille et perd ses repères. La gravité s’impose définitivement avec le cinquième vers qui signifie effectivement qu’il ne s’agit plus de rire : « sans rire », prévient le « je » qui, d’ailleurs, semble le premier surpris. Le jeu qui avait les allures d’une plaisanterie un peu provocante se révèle en fait des plus sérieux. La mort du « je » est bien réelle, la répétition le martèle à qui voudrait s’y dérober : « je
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suis mort/mort et mort ». Si l’on en croit le « je meurs tu meurs » du début, sa mort est liée à celle de Dieu : Dieu mort, « je » meurt. La fin du poème le confirme où la « flèche tirée/sur lui » indique clairement que Dieu a été tué. Ce qui a tué Dieu, c’est d’avoir accepté le jeu ou, plus précisément, d’avoir été mis en jeu. Avec la flèche, la puissance est bien du côté du « je » ; avec elle surtout réapparaît la fêlure à travers la blessure dont Dieu meurt. Après l’équivoque « moustache humide » du second poème, qui n’est pas sans faire écho à la scène de Madame Edwarda où la prostituée affirme qu’elle est Dieu en exhibant son sexe, Dieu, blessé à mort, est une nouvelle fois associé au motif de la fêlure ; pour la seconde fois le « je » trouve sa fêlure en trouvant une fêlure en Dieu, accomplissant ainsi ce qui se présente comme un moment capital de la poésie de Bataille sur lequel nous reviendrons. Pour l’heure, il nous faut mieux comprendre la signification de ce jeu auquel le « je » s’est d’abord livré avec une certaine insouciance, mais qui s’est révélé par la suite des plus bouleversants. Cette sorte de colin-maillard que le « je » propose à Dieu se déroule dans la nuit la plus noire, dans une nuit dont on ne peut ignorer qu’elle est une nuit d’encre. L’encre qui apparaît à la fin du poème nous renvoie par métonymie à l’écriture : le Dieu qui meurt dans une nuit d’encre est un Dieu qui meurt par l’encre noire, par l’écriture qui blesse et tue en laissant s’échapper de la blessure le sang noir de l’encre et de la nuit. A la fin de L’Expérience intérieure, Bataille nous livrerait ainsi le secret qu’il n’avait jamais osé formuler auparavant et que seule l’écriture des poèmes lui aurait communiqué : la poésie peut sacrifier Dieu ; elle peut trouver la fêlure qui laisse « mort/mort et mort » et par laquelle on est enfin brisé. Dans cette mort trois fois dite résonne l’écho de la mort de Dieu que le deuxième poème de L’Expérience intérieure prononçait également par trois fois. De fait, on peut imaginer qu’on assiste à une sorte de divinisation d’un « je » qui meurt en tant qu’individu pour exister comme un être à la limite : « Dieu, écrit Bataille dans Le Coupable, n’est pas la limite de l’homme, mais la limite de l’homme est divine. Autrement dit, l’homme est divin dans l’expérience de ses limites » (V, p. 350). L’Expérience intérieure se clôt sur cette nouvelle trinité où le non-savoir s’est substitué à la connaissance, l’impossible à la puissance et l’érotisme à l’amour pur et idéal. Cette trinité ne fait pas seulement écho à celle que Bataille
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parodiait dans le « Post-scriptum au supplice », elle est aussi annoncée subtilement d’un poème à l’autre de L’Expérience intérieure à travers un jeu de renvois qui nous conduit effectivement à l’ultime poème de « Manibus date lilia plenis ». Au vers monosyllabe « Moi » situé exactement au centre du poème du « Post-scriptum au supplice » répondent les deux vers monosyllabes « morte » et « mort » également situés au centre des deux premiers poèmes de « Manibus date lilia plenis » et le vers dissyllabe « ô morte » situé au cœur du troisième poème de ce même chapitre. De la triple mort de Dieu à la triple mort du « je », il y a donc cette chaîne subtile Moi-morte-mort-ô mort qui nous montre la cohérence de ces poèmes et nous indique par ailleurs l’existence d’un cheminement qui mène à la divinité de l’homme, cheminement qu’il nous faut désormais retracer. Le premier poème de « Manibus date lilia plenis » commence par chanter la gloire du « je », qui semble alors occuper la place même de Dieu : Au plus haut des cieux, les anges, j’entends leur voix, me glorifient. (V, p. 185)
Difficile à la lecture de ces deux premiers vers de ne pas songer à ce que Bataille écrit à propos de l’opération souveraine : « je représente sans détour que l’expérience intérieure demande à qui la mène de se placer pour débuter sur un pinacle » (V, p. 79). Il faut, comme il l’écrit par ailleurs, ne pas craindre de porter sa personne au pinacle, d’atteindre le point le plus haut, d’être, à l’instar du « je », porté aux nues par la voix des anges et leurs chants de gloire : les premiers vers de « Manibus date lilia plenis » apparaissent comme les premiers pas d’une expérience qui se déroulera grâce à la poésie et à travers elle. Et c’est bien à un parcours pour le moins tortueux que nous fait assister ce premier poème qui, sans ménagement, nous mène de la glorification la plus haute à la position la plus basse : Je suis, sous le soleil, fourmi errante (V, p. 185)
De la gloire céleste à la petitesse de la fourmi, le poème opère la plus brusque des ruptures : les cieux ne chantent plus le « je » qui retrouve soudain une position plus humble, sous le ciel ou, plus exactement,
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sous un soleil dont on pressent déjà tout le poids écrasant. Car la fourmi, sous le soleil, est vouée à une mort aussi subite que curieuse : petite et noire, une pierre roulée m’atteint, m’écrase, morte,
Le rythme se brise soudain quand la pierre atteint la fourmi et nous précipite vers une mort dont le vers monosyllabe « morte » impose toute la brutalité désarmante. Difficile d’imaginer plus décevant que cette mort qui contraste un peu plus encore avec la position glorieuse du début. Après la gloire, il semble qu’il y ait là une volonté de s’humilier ou, plus précisément, d’humilier et d’anéantir à la fois un être que le soleil ne paraît pas pouvoir tolérer. Bataille joue ici avec les lieux communs : la fourmi besogneuse qui met de côté sa récolte pour faire face au rude hiver est tuée par une pierre qui roule, une pierre qui, comme le dit le dicton populaire, n’amasse pas mousse et nous renvoie à la fois au mouvement et à la dépense souveraine. Avec la mort de la fourmi, la dépense l’emporte définitivement sur le travail : cette mort signifie la fin de l’activité industrieuse, du souci de l’avenir et des projets précautionneux qui remettent sans cesse l’existence à plus tard. Quand la fourmi est écrasée par la pierre, le poème retrouve le thème obsédant de la poésie de Bataille : l’au-delà de l’être qui forme des projets, l’au-delà de sa mort qui pour le « je » a le sens d’une naissance réelle. Mort en tant qu’individu-fourmi, le « je » parle désormais au-delà de cette mort et se trouve engagé dans une sorte d’étrange dialogue avec le soleil : dans le ciel le soleil fait rage, il aveugle, je crie : « il n’osera pas » il ose.
Le soleil atteint maintenant la plus grande violence : la mort de la fourmi a déchaîné un soleil qui brille de tous ses feux et dont la
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violence n’est pas sans rappeler celle des soleils de Van Gogh44. Face à ce soleil enragé, la position du « je » est une position où se mêlent à la fois la crainte et la faiblesse : il crie dans le vide, semblant pris d’une soudaine panique, pressentant sans doute la venue d’un événement grandiose et redouté. La personnification de l’astre solaire confère au soleil une conscience qui donne toute sa force à un acte que l’on devine imminent et transgressif. Et le soleil ose en effet, il ose ce que le « je » semblait redouter et qu’il pressentait comme une menace. Quoi que le soleil ose, il est certain qu’au terme de son parcours le « je » bascule dans un monde où les forces les plus violentes se déchaînent, où le soleil enragé manifeste le retour d’un sacré qui effraie et qui communique l’effroi désirable dont privent le règne du travail et l’empire incontesté du discours. Comment interpréter la fin de ce poème qui demeure énigmatique ? Les derniers vers reprennent sous la forme la plus lapidaire des obsessions qui sont parmi les plus marquantes de Bataille : une bouche qui crie, un soleil violent, des yeux aveugles. Ce que le soleil ose, qui s’apparente au plus terrible et au plus interdit, présente de troublantes similitudes avec un rêve que Bataille note en 1927, époque où il suivait une analyse avec le docteur Adrien Borel, et qu’il fait suivre de quelques associations développant essentiellement une problématique œdipienne. Bataille associe notamment les rats horrifiants qui apparaissent dans son rêve « au souvenir de [son] père [lui] flanquant une correction » : J’ai les fesses nues et le ventre en sang. Souvenir très aveuglant comme le soleil vu à travers les yeux fermés en rouge. Mon père lui-même, j’imagine qu’aveugle, il voie aussi le soleil en rouge aveuglant. Parallèlement à ce souvenir mon père assis. (II, p. 10)
Dans le poème, le cri fait immédiatement suite à l’aveuglement : immédiatement après que le soleil a été vu avec des yeux d’aveuglé, avec les yeux du père aveugle qui, comme l’écrit Bataille en 1927, voit « le soleil en rouge aveuglant », le soleil en sang. Le cri pourrait donc avoir pour origine le souvenir soudain du père et, plus précisément d’une scène primitive que Bataille lie à l’explication de
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Nous renvoyons entre autres à « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh » (I, pp. 258-271) et à « Van Gogh Prométhée » (I, pp. 497-501).
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son rêve et dans laquelle il faudrait chercher la signification de cet énigmatique « il n’osera pas »/« il ose ». Qu’a osé ce père qui était tant redouté ? Bataille retrouve dans son rêve ses terreurs enfantines : les rats, les araignées, la cave où il descendit, une chandelle à la main, accompagné de son père qui devait l’y corriger45. Curieusement, Bataille ne dit pas ce qui lui valut d’être déculotté sur les genoux de son père, laissant deviner, comme le remarque Denis Hollier, que la leçon qu’administre le père « n’a pas tant pour objet le bien du fils que le plaisir sadique de l’exécuteur »46. Le cri du poème serait ainsi lié à un châtiment traumatisant où sont facilement perceptibles des forces castratrices : le père que voient les yeux aveuglés par le soleil ose encore châtier un fils qui vit une nouvelle fois le traumatisme d’enfance. Il faut se souvenir ici de la lecture personnelle que Bataille propose du complexe d’Œdipe dans un article de 1932 : « La critique des fondements de la dialectique hégélienne ». Tout commence avec la mort du père qui apparaît au fils comme celui qui s’oppose à la satisfaction de ses propres désirs. Cette agressivité constitue la première étape d’un processus qui va bientôt révéler au fils le vrai sens de son désir : le fils finit par découvrir qu’il désirait pour lui-même la mort qu’il dirigeait dans un premier temps sur l’autre ; il découvre, comme l’écrit Bataille, qu’il « cherche à attirer sur lui-même la castration, ainsi qu’un choc en retour de ses désirs de mort » (I, p. 288). On le voit, l’Œdipe de Bataille ne rattache pas la mort du père à la possibilité d’une possession exclusive de la mère : le père meurt car « seul un père mort » est susceptible d’infliger au fils « la punition qu’il désire »47. Dans un tel contexte, la castration revêt une signification particulière que Bataille exprime en 1928 avec la virulence qui caractérise les pages de L’Œil pinéal : Car l’enfant qui dans sa terreur d’être tranché cherche à provoquer l’issue sanglante, ne fait aucunement preuve d’absence de virilité : un excès de force, au contraire, et une crise d’horreur le projettent 45
Rappelons que le vers que Bataille emprunte à Virgile renvoie au chant sixième de L’Enéide ou Enée demande à la Sibylle de descendre aux enfers pour y revoir Anchise. 46 Denis Hollier, « La rose et le noir. La tombe de Bataille », Revue des sciences humaines n°206, avril-juin 1987, p. 126. Repris dans Les Dépossédés, Paris, Les Editions de Minuit, 1993, pp. 73-101. 47 Denis Hollier, « La rose et le noir. La tombe de Bataille », art. cit., p. 127.
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aveuglément vers tout ce qu’il y a au monde de plus tranchant, c’est-àdire l’éclat solaire. (II, p. 46)
Avec la plus grande virilité, l’enfant va au-devant de la castration qui est moins un châtiment qu’une sorte d’introduction du corps au régime de la sexualité : il est projeté vers le ciel, il se dresse en direction de l’éclat solaire répondant ainsi aux forces érectiles que L’Œil pinéal se charge de mettre en scène. Quand le regard se tourne vers le soleil, quand la vision « est déchirée et arrachée par les éclats du soleil qu’elle fixe » (II, p. 27), l’érection n’est plus « un soulèvement pénible à la surface du sol et, dans un vomissement de sang fade, elle se transforme en chute vertigineuse dans l’espace céleste accompagnée d’un cri horrible ». Il y a ici exactement le même enchaînement que dans le poème : à la vision violente succède le cri de celui qui voit. Dans L’Œil pinéal, le soleil répond au cri qui accompagne la chute vertigineuse. Un soleil apparaît alors qui « emprunte son éclat à la mort » (II, p. 28), qui a « l’attrait spectral de la pourriture » et que Bataille décrit comme « un pénis tranché, mou et sanglant, [qui] se substitue à l’ordre habituel des choses ». Avec un tel soleil, nous retrouvons le soleil rouge de l’aveuglement, le soleil en sang vu par les yeux aveugles qui est aussi le soleil violent et enragé qui apparaît immédiatement après la mort dérisoire de la fourmi. La fin du poème renverrait alors à un désir de castration qui, ayant le sens d’une projection virile en direction de l’éclat solaire, substitue un soleil horrible au clair agencement des choses : « L’immense nature brise ses chaînes et elle s’effondre dans le vide sans limite ». Dès lors, le monde n’est plus le monde achevé dont la théologie assure le principe, mais il glisse à l’inconnaissable et à l’impossible : « l’idée de perfection » ne peut plus l’emporter « sur toute difficulté représentable » (V, p. 126), et Dieu n’est plus au sommet d’un monde dont la violence le conteste et le menace sans répit. L’énigmatique face à face entre le « je » et le soleil à la fin du poème imposerait l’entrée dans le monde de la dépense souveraine en puisant dans un souvenir d’enfance bouleversant et en réactivant ce qui s’y joue. Mais ce face à face pourrait être plus bouleversant encore. A la suite du rêve qu’il note en 1937, Bataille écrit : Ça me fait l’effet de me rappeler que mon père étant jeune aurait voulu se livrer à quelque chose sur moi d’atroce avec plaisir.
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE J’ai comme trois ans les jambes nues sur les genoux de mon père et le sexe en sang comme du soleil. (II, p. 10)
Le sexe comparé à du soleil évoque avec évidence un soleil en sang, un sexe tranché et sanglant dans le ciel, un soleil qui répond au cri vertigineux de qui se jette vers son éclat, le soleil enfin que voient les yeux aveuglés du poème. Le troublant « il n’osera pas » suivi du brutal « il ose » renverrait au plus terrible : le souvenir, non seulement, d’un châtiment corporel infligé par le père aveugle dans un lieu sordide, mais aussi à celui d’un désir incestueux pressenti. Cependant, dans le poème, le père ose ce qu’il n’avait pas osé en réalité : le viol sexuel et incestueux du fils. Cela nous indiquerait que le poème est le lieu où le plus interdit advient. De l’intention pressentie à l’acte, il permettrait d’opérer le passage troublant qui libère soudain toute la violence qui ne s’était pas déchaînée jusqu’au bout dans la réalité. Ce qui importe un peu plus encore, c’est que la scène que Bataille rapporte à la suite de son rêve n’a probablement pas eu lieu : il était impossible que le père aveugle descendît à la cave. Bataille reprendrait alors dans le poème une scène fictive, à laquelle il a peut-être réellement cru, à laquelle il voulut du moins que certains crussent, y trouvant sans conteste du sens. Qu’il s’agisse ou non de l’aveu du désir le plus inavouable, il est certain que la poésie apparaît ici comme la volonté la plus déterminée de révéler ce que l’intégrité du moi ne peut affronter sans être aussitôt violemment remise en cause. A cet égard, « Manibus date lilia plenis » ne trompe pas. La première partie du second poème, qui suit immédiatement l’énigmatique « il n’osera pas »/« il ose », témoigne de la perte vertigineuse d’une identité qui ne sera d’ailleurs jamais retrouvée : Qui suis-je pas « moi » non non mais le désert la nuit l’immensité que je suis qu’est-ce désert immensité nuit bête vite néant sans retour et sans rien avoir su (V, p. 186)
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Se faisant face, le « je » connaît la fin de toute certitude, de tout ce qui fondait une intégrité qui ne fait désormais plus illusion. Et s’il affirme avec empressement que ce qu’il est n’a rien à voir avec le « moi », il avoue également que ne sont pas moins obscurs le désert, la nuit et l’immensité qu’il est, au-delà des limites étriquées d’un moi replié sur lui-même. Quels que soient ses efforts pour se saisir, son être lui échappe : sous le coup de la violence du poème précédent, il découvre sa réalité fuyante et insaisissable. De fait, son questionnement s’interrompt brutalement, se détourne de tout ce qui ressortit au savoir pour lui préférer ce qu’il ne peut comprendre : Mort réponse éponge ruisselante de songe solaire enfonce-moi que je ne sache plus que ces larmes.
La mort est la clé d’un savoir qui, pour être ultime, n’en est pas moins paradoxal. Car, pour Bataille, les larmes sont bien ce qui, à la lettre, ne se sait pas : effet du non-savoir, sur lequel il reviendra longtemps dans La Souveraineté, les larmes sont une manifestation de ce qui, à la fois, permet et excède le savoir. Avec ce savoir des larmes, ce savoir impossible du non-savoir, la quête identitaire se résout en une tension extrême du savoir qui fait face à ce qui est plus que lui. Ces larmes, dont le démonstratif nous indique qu’elles sont celles de la mort que Bataille assimile ici à une éponge, manifestent ce qui est toujours plus que ce qui est : elles ruissellent d’une éponge gorgée de liquide, d’un corps qui fuit et ne peut retenir un liquide qui le déborde, nous renvoyant une fois de plus à ce qui dans l’être excède ce que le savoir peut arrêter ou fixer, la substance, par exemple, ou tout principe qu’une part maudite ne manquera pas de contester. En fait, le « je » perd moins son identité qu’il ne fait l’expérience bouleversante d’une identité paradoxale, dont le propre est de rompre avec l’identique, le stable ou le fixe : son être est la mort, il ruisselle comme des larmes, il est le passage et la fuite. A la fin du poème, le « je » ne sombre pas dans le chaos, mais il sait maintenant que son être est essentiellement instable, qu’il est un impensable excès qui l’emporte. En ce sens, il faut s’arrêter sur la
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requête équivoque qu’il adresse à la mort afin d’accéder à ce savoir ultime : « enfonce-moi ». On peut d’abord voir dans cette injonction un schème d’enfouissement qui nous ramène au premier poème : c’est du fond de la terre, de la tombe, que la délivrance est attendue. Mais enfonce-moi, signifie aussi frappe-moi, défonce-moi, brise-moi pour que, brisé, j’accède enfin au savoir inquiet de mon être qui m’excède. Enfonce-moi/défonce-moi renvoie enfin à un arrière-fond sexuel complexe, qui nous plonge au cœur de l’instabilité qui caractérise l’identité du « je ». Ce « je » qui cherche sa fente, qui veut être enfoncé/défoncé est, certes, celui de l’écrivain, celui de Bataille qui écrit « Manibus date lilia plenis » en répondant à mesure à sa vie, mais il demeure pourtant difficile de savoir si nous devons le définir comme celui d’un homme, d’une femme, ou celui d’un être qui apparaît tour à tour comme un homme ou comme une femme… Quoi qu’il en soit, à la fin du second poème, le « je » est un peu plus insaisissable encore qu’il ne l’était auparavant face au soleil qui faisait rage. Les pulsions castratrices que l’on pouvait deviner dans le premier poème apparaissent désormais explicitement. Car vouloir s’enfoncer dans la terre ou dans la tombe pour être délivré, c’est aussi vouloir accéder à la cave où la violence du père se déchaîne, où elle brise et ouvre la fêlure par laquelle le « je » attend de venir pleinement à l’être. La poésie nous montre ainsi un être qui recherche la plus grande violence avec une implacable détermination ; elle manifeste une volonté de l’exiger et de la suivre ainsi qu’une étoile sur le chemin de la délivrance, comme semble nous le dire le troisième poème : Etoile je la suis ô mort étoile de tonnerre folle cloche de ma mort. (V, p. 187)
Le poème est maintenant plus court, comme s’il s’agissait de concentrer toute l’attention sur la mort qui délivre, sur l’étoile, astre nocturne, soleil de nuit qui se consume en une dépense souveraine. Mais l’étoile c’est aussi ce qui précède, notamment dans la tradition chrétienne, la naissance du fils de Dieu. « Etoile de tonnerre », étoile « folle cloche » qui annonce la mort et la naissance d’un être nouveau, d’un fils qui appelle sur lui la violence du père pour mieux, en retour,
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répondre à l’ultime injonction lancée par l’avant-dernier poème de « Manibus date lilia plenis » : Poèmes pas courageux mais douceur oreille de délice une voix de brebis hurle au delà va au delà torche éteinte. (V, p. 188)
Il faut aller au-delà de poèmes qui relèvent d’une poésie doucereuse, qui demeurent étrangers à la violence et au courage exigés par la dépense. Il semble que Bataille fasse plus ici que rappeler seulement ce que signifie la haine de la poésie : le pluriel nous laisse à penser qu’il s’en prend aux poèmes qui précèdent, à ces poèmes qui n’auraient pas encore atteint la violence attendue et qu’il faudrait en conséquence dépasser. La douceur et le délice évoqués dans les premiers vers sont soudain déchirés par un hurlement de brebis qui enjoint à s’enfoncer un peu plus dans la nuit, à franchir, « torche éteinte », le seuil auquel nous avaient conduits les premiers poèmes. La brebis qui hurle, laquelle n’est pas sans rappeler le Christ comparé par le prophète Isaïe à un agneau que l’on mène à l’abattoir, annonce certainement la mise à mort de Dieu qui, nous l’avons vu, a lieu dans le cinquième et dernier poème. Il faut ici se souvenir que la logique de l’Œdipe de Bataille conduit le fils à désirer la mort du père parce que seul ce père mort est capable de lui infliger le châtiment qu’il désire. Avec la mort de Dieu, qui est par excellence celle du père, cette logique est menée à son terme et le « je » accède à un châtiment ultime, il retourne contre lui une ultime violence qui, littéralement, fait éclater la légitimité et l’intégrité de l’individu qui l’emprisonnait et l’intronise nouveau Dieu sous un soleil qui brûle et meurt avec rage. Ainsi, et à leur manière, les poèmes de L’Expérience intérieure nous rappellent que le désir, qui est au fondement de la mise en jeu du sujet par la poésie, est, pour Bataille, la voie de l’anéantissement de son unité, tandis, qu’à l’inverse, il est, pour Hegel, celle de sa constitution. L’opération souveraine que Bataille recherche à travers la poésie, et qui part d’un sujet unifié, d’un sujet qui, accompli et achevé par le savoir absolu, éprouve du désir et de l’effroi face à l’hétérogène et au franchissement de l’interdit, cette
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opération reconduit le sujet précisément à rebours du trajet décrit par Hegel et, comme nous le montrent très concrètement les poèmes, fait alors « éclater le leurre de l’unité » (V, p. 276). Cependant, l’éclatement de l’unité du « je » ne conduit pas, comme dans la fusion érotique, à sa pure et simple disparition ou à son anéantissement, ce qui ferait de la poésie une manifestation violente de la négativité, une destruction de l’unité et non une réelle mise en jeu. L’éclatement de l’unité conduit au contraire à une tension entre le sujet et son absence qui l’ouvre à un dehors irréductible. Le « je » est animé d’une volonté de toujours se porter vers ce qui l’excède, de contester tout figement qui le priverait d’être en le privant de communication, d’une volonté qui donne certainement tout son sens à la multiplication des schèmes d’enfouissement dans les poèmes de L’Expérience intérieure : il faut s’enterrer, gagner les lieux les plus enfouis, descendre vers le plus caché et le plus lointain, atteindre le plus profond, la tombe, le cœur de la terre, la cave, pour y toucher son être le plus fuyant, le plus souverainement fuyant et irréductible. Cette quête des profondeurs nous renvoie à l’opposition entre le « je » et l’ipse qui s’énonce dans les pages de L’Expérience intérieure. Bataille désigne à travers le « je » ce qui incarne, en moi, « la chiennerie docile » (V, p. 134). Moyen terme, le « je » apparaît comme une équivoque entre l’ipse et la raison, entre l’absurde, l’inconnaissable, la particularité et l’universalité. Rompant avec « la sauvagerie de l’ipse », il se présente comme « un être domestiqué » aussi bien éloigné de la déraison de l’ipse que de la déraison du tout – en tant que moyen terme, le « je » est seul assimilable tandis que l’ipse et le tout se dérobent l’un et l’autre à l’intelligence discursive. Pour Bataille, le « je » ne communique jamais, la communication n’est possible qu’en son absence et, pour ainsi dire, elle est son absence même. Pour que l’existence atteigne « une pleine communication » (V, p. 135), il faut qu’elle parvienne à se dénuder successivement de ses moyens termes : « de ce qui procède du discours, puis […] de tout ce qui retourne au discours du fait qu’on en peut avoir une connaissance distincte ». Quand l’existence communique, « elle sort de son ipséité à la rencontre de ses semblables ». L’absence du « je » équivaut à une sortie de l’ipséité, « je » et ipséité désignant une seule et même réalité qui caractérise l’individu en lui-même, mais aussi la personne. Pour résumer, le « je »
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docile se situe du côté de l’universel, du raisonnable, du connu, de l’identité et de l’unité indivise. A l’inverse, l’existence qui communique se définit comme un saut hors de l’ipséité, le moi auquel le « je » a été soustrait. Cette soustraction correspond en fait à l’apparition de ce que Bataille nomme l’ipse et qui, de fait, se présente comme le moi sans l’ipséité48. Cela est particulièrement clair dans ces lignes que Bataille écrit à propos de la communication poétique : « l’existence poétique en moi s’adresse à l’existence poétique en d’autres […]. Or je ne puis être moi-même ipse sans avoir jeté ce cri vers eux. Par ce cri seul, j’ai la puissance d’anéantir en moi le « je » comme ils l’anéantiront en eux s’ils m’entendent » (V, p. 136). La poésie est le cri qui anéantit en moi le « je ». Plus positivement, elle est le cri dans lequel l’ipse vient au jour et cela suivant deux modalités distinctes : en entendant ou en criant ce cri. En lisant, en écrivant. Il faut apporter ici quelques précisions. Premièrement, l’anéantissement du « je », loin de conduire à une universalité neutre, entraîne un renforcement du pôle subjectif. La poésie me crie. Dans La Révolution du langage poétique, Kristeva écrit que « le texte consiste à donner un langage et donc un sujet à la jouissance ». Il faut dire ici, en reprenant sa formule, que la poésie consiste à donner un langage et donc un sujet à l’ipse. Le poème, c’est l’ipse qui se manifeste en disant « je ». En un mot, la mise en jeu par la poésie est une mise en « je », le cri qu’est la poésie, c’est à la fois moi-même qui crie (« je » de l’énonciation) et ce moi-même qui est crié (« je » de l’énoncé). Deuxièmement, le « je » nouveau qui apparaît avec la poésie diffère essentiellement du « je » docile en ce que, sortant de l’ipséité, il ne se recompose pas en un individu fermé, mais demeure ouvert – notons que le sens de cette ouverture, c’est le poème seul qui nous permet de l’approcher ; seule l’analyse du poème peut, par exemple, nous indiquer ce que deviennent des catégories comme l’unité ou l’identité quand elles se rattachent au « je » de l’ipse. Troisièmement, la communication poétique ne conduit pas à une subjectivité fusionnelle. Autant la communication avec le tout implique une « renonciation de l’ipse à soi-même » qui se résout dans la fusion, autant la communication poétique ignore cette renonciation 48
Equation sans conteste étrange qui résulte d’une utilisation pour le moins peu courante de la notion d’ipséité.
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et demeure au bord et sur les bords d’une fusion qui ne se réalise pas. La poésie nécessite la présence de l’autre pour faire advenir l’ipse, et c’est cet ipse advenu qui, cette fois en tant qu’autre, permet à son tour qu’advienne l’ipse de l’autre. D’une certaine manière, l’incompatibilité entre la poésie et le « je » équivoque n’est pas sans rappeler l’effacement du lyrisme personnel assumé et revendiqué par Mallarmé à la fin de Crise de vers : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots », lesquels remplacent « la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase ». Rappelons pour mémoire que, pour Mallarmé, écrire à un prix, « se paie chez quiconque, dit-il, de l’omission de lui et on dirait de sa mort comme telle », que le sujet s’abolit en conséquence dans le langage, cédant du même coup sa place au sujet impersonnel et élocutoire du poème pur : de personnel, le moi du poète se fait impersonnel. Mourant à lui-même, le sujet personnel tend à s’identifier à l’Absolu ; il passe d’un état personnel à un état universel. Le langage prend alors conscience de lui-même et permet à l’Absolu d’effectuer son identité à soi. Le sujet mallarméen est un sujet clivé : « d’un côté l’aspect sentimental psychologique, personnel et fait de « hasard », – de l’autre l’aspect essentiel, universel »49. En mourant, le poète accède « au plus profond de luimême », il atteint « cette couche d’universalité qui est présence en lui de l’Absolu, du Sujet Transcendantal, du Soi ». L’œuvre poétique définit « un nouveau lyrisme, non plus individuel mais universel, non plus sentimental mais spirituel, non plus psychologique mais métaphysique ». Ce mouvement du personnel à l’universel montre bien ce qui rapproche indiscutablement Bataille de Mallarmé et, dans le même temps, ne laisse pas de doute quant à ce qui l’en éloigne résolument. Comme Mallarmé, Bataille place la dépersonnalisation au fondement de la poésie, en fait une condition sine qua non de sa réalisation. Cependant, il prête à celle-ci un sens sensiblement différent de celui que lui accorde l’auteur d’Igitur. Ainsi, ce qu’affirme, par exemple, Dominique Combe de Césaire, en le situant dans la filiation de Mallarmé, ne peut être affirmé de Bataille : « le sujet, écrit Combe, se 49
Eric Benoit, « Mallarmé et le sujet absolu », Le Sujet lyrique en question, Modernités 8, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux 1996, p. 146.
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constitue en se déniant, dans la mesure où le Je se vide de la référence singulière (ou la dépasse dialectiquement), autobiographique pour tendre vers l’universel »50. La différence tient en fait essentiellement au statut que Bataille confère à l’universel : Le « je » est en fait l’expression de l’universel, il perd la sauvagerie de l’ipse pour donner à l’universel une figure domestiquée ; en raison de cette position équivoque et soumise, nous nous représentons l’universel lui-même à l’image de celui qui l’exprime, à l’opposé de la sauvagerie, comme un être domestiqué. (V, p. 134)
Il faut bien voir ici que l’universel n’a rien de sage ou d’idéal, que s’il apparaît domestiqué cela n’est dû qu’au « je » docile qui s’en fait l’expression, l’image et la représentation. Tout laisse donc à penser que cette domestication dissimule une nature sauvage et indomptable : « le « je » n’est ni la déraison de l’ipse, ni celle du tout, et cela montre la sottise qu’est l’absence de sauvagerie (l’intelligence commune) ». Autrement dit, ce qui est universellement, ce qui vaut aussi bien pour l’individu que pour le tout, c’est la déraison ; la sauvagerie est ce qui concerne la totalité des êtres et la totalité elle-même : elle en est à la fois leur principe et leur vérité générale, mais aussi ce qui demeure en eux irréductible et immaîtrisable. La dépersonnalisation opère un passage du « je » mutilé à l’ipse sauvage, et se présente non comme la mort du moi personnel mais avant tout comme l’abandon d’un souci, souci de l’ego pour sa petite personne qui est fondamentalement un souci de l’avenir – de ce que fera de moi ce que j’ai écrit ou, plus exactement, de l’image de moi qu’entraînera sa lecture. La dépersonnalisation écarte une figure domestiquée de l’être pour en rendre possible une autre manifestation qui vaut universellement et qui décèle comment nous sommes universellement singuliers, semblables par la singularité, par une singularité commune et partagée. La sauvagerie finit par gagner la communication poétique elle-même : « J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus » (V, p. 135). La manifestation de l’ipse à travers l’écriture poétique transforme la lecture en une chute dont on ne saurait trop facilement se relever. Devant 50
Dominique Combe, « Aimé Césaire ou "la quête dramatique de l’identité" », Le Sujet lyrique en question, Modernités 8, op. cit., p. 188.
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communiquer, l’ipse « a recours à des phrases avilissantes », des phrases qui abaissent, dégradent, humilient, flétrissent, souillent, déshonorent, discréditent, des phrases qui, en un mot, blessent et atteignent au plus profond celui qui les lit. En ce sens, les phrases avilissantes sont aussi des phrases glissantes qui permettent de passer de la surface policée du « je » au fond agité de l’ipse. Ce fond, Bataille le décrit notamment au début de L’Expérience intérieure en évoquant comment ce qu’il nomme un mot glissant, qui « entre tous les mots [est] le plus pervers, ou le plus poétique », permet « de passer du plan extérieur (objectif) à l’intériorité du sujet », d’atteindre en nous « une part muette, dérobée, insaisissable », qui nous échappe d’habitude, précisément parce qu’elle échappe aux mots : Dans la région des mots, du discours, cette part est ignorée. Aussi nous échappe-t-elle d’habitude. Nous ne pouvons qu’à de certaines conditions l’atteindre ou en disposer. Ce sont des mouvements intérieurs vagues, qui ne dépendent d’aucun objet et n’ont pas d’intention, des états qui, semblables à d’autres liés à la pureté du ciel, au parfum d’une chambre, ne sont motivés par rien de définissable, si bien que le langage qui, au sujet des autres, a le ciel, la chambre, à quoi se rapporter – et qui dirige dans ce cas l’attention vers ce qu’il saisit – est dépossédé, ne peut rien dire, se borne à dérober ces états à l’intention (profitant de leur peu d’acuité, il attire aussitôt l’attention ailleurs). (V, p. 27)
Il faut contester la « loi du langage » pour que ces états puissent exister en se manifestant à la conscience. Cette contestation revêt d’abord la forme de la dramatisation, laquelle doit être relayée par une volonté de se libérer « du pouvoir des mots » (V, p. 28). Plus concrètement, le recours aux mots glissants permet à la contestation d’éviter l’impuissance en parachevant, en quelque sorte, les effets de la dramatisation : d’un même élan, d’un même mouvement, la dramatisation et la poésie contestent la loi du langage et conduisent au silence. C’est par ce mouvement que l’ipse vient à l’être en échappant à « l’insignifiance » qui caractérise le « je » domestiqué : pour l’ipse, venir à l’être, c’est d’abord et avant tout, devenir signifiant51. La poésie ne donne pas un sens figé à ce qui fuit en le sortant de l’insignifiance, mais elle le rend à la plénitude de son sens, à la 51
L’ipse « sombrerait dans l’insignifiance du "je" (l’équivoque), s’il ne tentait de communiquer ». (V, pp. 135-136)
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plénitude d’un sens qui se lie à un dérobement fondamental qui échappe à la loi du langage et excède le pouvoir des mots : en ce sens, le mot le plus poétique, le plus signifiant, est toujours « lui-même gage de sa mort » (V, p. 28). Au terme de l’Histoire de l’œil, Bataille nous donne un exemple concret des processus qui président à la venue à l’être de l’ipse en mettant au jour, au cours d’un bref chapitre, ce qu’il appelle des coïncidences. Ces coïncidences sont d’abord à entendre comme des élucidations : derrière tel épisode de l’Histoire de l’œil, il existe une scène vécue qui fournit ses éléments à la scène de fiction ; le souvenir et la scène imaginée peuvent donc être superposés. Le terme coïncidence a ici un sens quasi géométrique : les scènes vécues et imaginaires coïncident en ce qu’elles peuvent exactement se recouvrir point par point. Bataille fait par exemple coïncider l’épisode du drap avec un souvenir de jeunesse : alors qu’une nuit d’été, après avoir résolu de visiter « les ruines […] d’un château fort du moyen age situé dans la montagne au sommet de rochers », il arrive au pied du château, en compagnie « de quelques jeunes filles d’ailleurs parfaitement chastes et, à cause d’elles, de [sa] mère », et qu’il « commence à gravir la montagne rocheuse qui surplombait les murailles », apparaît soudain « un fantôme blanc et extremment lumineux », apparition d’abord effrayante mais qui n’est en fait que son frère aîné « couvert d’un drap sous le rayon brusquement démasqué d’une lampe à acétylène ». Un détail frappe Bataille : ayant achevé le récit de l’épisode du drap, il remarque qu’il ne pouvait s’empêcher de voir le drap sur la gauche, « de même que le fantôme dans son drap était apparu à gauche », et il conclut à « une parfaite superposition d’images liées à des bouleversements analogues ». Cependant, la superposition n’est pas si parfaite qu’elle paraît d’abord puisque d’une scène à l’autre une substitution s’est opérée sans que Bataille l’ait, à proprement parler, voulue : « J’étais […] très étonné d’avoir substitué sans aucune conscience une image parfaitement obscène à une vision qui semblait dépourvue de toute portée sexuelle ». La coïncidence ne renvoie alors plus tant à la possibilité d’une superposition qu’à ce qui arrive ensemble, d’un même élan, mais de manière fortuite – une scène licencieuse et les éléments d’un souvenir personnel bouleversant. Bataille évoquera d’autres exemples, plus complexes, mais qui sont régis par le même principe et en tirera la conclusion suivante :
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Je ne m’attarde jamais aux souvenirs de cet ordre, parce qu’ils ont perdu pour moi depuis longtemps tout caractère émotionnel. Il m’a été impossible de leur faire reprendre vie autrement qu’après les avoir transformés au point de les rendre méconnaissable au premier abord à mes yeux et uniquement parce qu’ils avaient pris au cours de cette déformation le sens le plus obscène. (I, p. 78)
Le souvenir échappe à l’insignifiance dans laquelle il était tombé grâce à une transformation qui, d’une part, le déforme et le travestit à tel point qu’il est d’abord difficile de le reconnaître et, d’autre part, lui donne le sens le plus obscène, c’est-à-dire un sens agressif qui blesse la délicatesse et la convenance et rejoint les phrases avilissantes de l’ipse. Cette analyse qui décèle les liens entre le souvenir et l’écriture dément l’espèce de désinvolture avec laquelle son auteur prétend avoir écrit Histoire de l’œil : J’ai commencé à écrire sans détermination précise, incité surtout par le désir d’oublier, au moins provisoirement, ce que je peux être ou faire personnellement. Je croyais ainsi, au début, que le personnage qui parle à la première personne n’avait aucun rapport avec moi. (I, p. 73)
Le décèlement de la présence du souvenir rétablit un rapport entre Bataille et le « je » du récit, nous conduisant par là vers ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de pacte autobiographique. Ce rapprochement serait légitime si Bataille ne donnait cette précision capitale : celui qui a écrit Histoire de l’œil l’a fait animé du désir non de se peindre ou de se dire mais d’oublier ce qu’il peut être ou faire personnellement. La dépersonnalisation est donc au fondement du récit et c’est elle qui, paradoxalement, produit les coïncidences dans lesquelles les souvenirs les plus personnels et les plus singuliers reprennent vie en étant transformés. Autrement dit, le récit lève une première fois le voile sur la dramatisation particulière à travers laquelle l’ipse vient à l’être et montre comment la fiction est porteuse d’une vérité déterminante : le personnage principale d’Histoire de l’œil a plus de rapport avec le moi qu’avec le « je » qui, après coup, revient sur le récit en analysant les mécanismes qui président à sa production. Une situation paradoxale apparaît que l’on pourrait mieux comprendre en la rapprochant de ce que Blanchot dit de l’auteur par exemple dans Après coup :
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Ainsi, avant l’œuvre, l’écrivain n’existe pas encore ; après l’œuvre, il ne subsiste plus : autant dire que son existence est sujette à caution, et on l’appelle « auteur » ! Plus justement, il serait « acteur », ce personnage éphémère qui naît et meurt chaque soir pour s’être donné exagérément à voir, tué par le spectacle qui le rend ostensible, c’est-àdire sans rien qui lui soit propre ou caché dans quelque intimité. Du « ne pas encore » au « ne plus », tel serait le parcours de ce que l’on nomme écrivain, non seulement son temps toujours suspendu, mais ce qui le fait être par un devenir d’interruption.52
Quoi qu’il en soit, et au-delà de toute différence générique, tout ce qui est susceptible de rendre signifiant ce qui fuit, d’amener la fuite à la présence en lui rendant la plénitude de son sens, est poésie. Cela n’implique pas cependant qu’il ne subsiste aucune différence entre les genres. Si la nature du genre n’est pas un critère pour décider de la présence de la poésie, chaque genre que la poésie investit lui réserve des possibilités qui lui sont propres. Cette précision nous permet de poser une question déterminante mais qui, pour simple qu’elle soit, n’est certainement pas évidente : pourquoi la poésie de Bataille, à un moment donné, a-t-elle exigé de passer par le poème ? Qu’est-ce que le poème apporte spécifiquement à la poésie ? Plus concrètement : que permet-il exclusivement quant à la manifestation de l’ipse fuyant, de l’universalité sauvage ? Figures singulières
Un rapide coup d’œil suffit à s’assurer que les poèmes écrits par Bataille sont fortement marqués par l’autobiographie. Peuplés d’yeux éteints et morts, hantés par des cris de fous, des cris déchirants de douleur, ils semblent rejouer à leur manière le drame personnel de leur auteur en convoquant des souvenirs aussi bien rattachés à la figure du père qu’à celle de la mère, ou encore à la longue et bouleversante agonie de Colette Peignot. Bien qu’elle ne leur soit pas exclusive et, qu’à certains égards, elle caractérise d’ailleurs davantage les récits et les fictions, cette dimension autobiographique n’en demeure pas moins un trait fondamental des poèmes de Bataille. En témoigne par exemple ce poème éliminé de L’Archangélique qui rattache directement à leur écriture la mémoire du passé : 52
Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 86.
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A même le trou des étoiles à même une nuit d’encre à même l’œil éteint à même un grand silence à même le château hanté de la mémoire à même un cri de folle à même l’angoisse à même la tombe à même l’aube de ma mort. (IV, p. 20)
Ecrire à même le « château hanté de la mémoire » revient ici à écrire au plus près d’une scène primitive bien connue, mais dont il ne faut négliger aucun détail. Aveugle à la naissance de son fils, le père de Bataille est aussi paralytique, cloué dans son fauteuil par une maladie sinistre qui ne lui ôte pas moins la dignité que la vue. Ne pouvant aller uriner comme tout le monde, ce père est contraint de faire sous son fauteuil dans un petit réceptacle, action qu’il accomplit souvent à son insu sous les yeux de son jeune fils en tentant maladroitement de dissimuler à l’aide d’une couverture qu’il plaçait de travers ce que l’enfant n’aurait dû voir. Le fils est frappé, et on l’imagine aisément traumatisé, par la façon étrange qu’à son père de regarder en pissant ; il est marqué par ses yeux qui lui semblent très grands et toujours très ouverts dans un visage qu’il décrit taillé en bec d’aigle. Outre ses yeux qui lui apparaissent entièrement blancs au moment où il urine, l’enfant retiendra de son père une expression abrutissante d’abandon et d’égarement, un vague rire sardonique et absent, ses cris de douleur incessants, son état de saleté et de puanteur. Ce père aveugle est enfin au centre de trois souvenirs marquants auxquels Bataille reviendra souvent dans son œuvre. Au souvenir de la cave évoqué plus haut s’ajoute d’abord celui d’une nuit où Bataille, alors adolescent, voit son père pris d’un accès de folie : « Une nuit, nous fûmes réveillés ma mère et moi par des discours véhéments que le vérolé hurlait littéralement dans sa chambre : il était brusquement devenu fou ». Au médecin venu sans délai, et qui se serait un instant entretenu à l’écart avec l’épouse du malade, celui-ci aurait crié : « Dis donc, docteur, quand tu auras fini de piner ma femme ! ». Cette scène à caractère violemment sexuel est décisive à plus d’un titre : d’abord sa violence met à mal « les effets démoralisants d’une éducation sévère » ; ensuite, elle impose à Bataille la nécessité d’en retrouver pour lui
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l’équivalent en toute occasion53. Un dernier souvenir, plus tragique celui-là, se lie à l’année 1914 et à la ville de Reims où habitait alors la famille Bataille. A peine seulement un mois après la déclaration de guerre faite par l’Allemagne à la France, les troupes allemandes sont aux portes de Reims qu’elles bombardent, pillent et détruisent presque complètement en l’espace de quelques jours. Au moment des bombardements, Georges et sa mère ont été évacués, comme d’ailleurs la plus grande partie de la population civile. Cette évacuation ne serait qu’un drame banal de la guerre si ne l’assortissait une circonstance singulièrement tragique : Georges et sa mère ne purent obéir à l’ordre d’évacuation qu’au prix d’abandonner le père aveugle à son triste sort, de laisser derrière eux le paralytique cloué au sol d’une ville vouée au feu et à la ruine. Les circonstances de cette séparation demeurent en partie obscures, mais les faits sont là : ni la femme ni le fils ne reverront le père vivant. En novembre 1915, quinze mois après leur départ de Reims, quinze mois durant lesquels le père fut condamné à la plus terrible des solitudes dans une ville bombardée jour et nuit, ils ne retrouveront qu’« un cercueil vissé dans sa chambre ». De tous les événements de l’enfance, celui-ci est sans doute pour Bataille le plus bouleversant : « Le 6 novembre 1915 […] à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, mon père est mort abandonné ». « Personne sur terre, aux cieux, n’eut souci de l’angoisse de mon père agonisant », écrira-t-il dans Le Petit, à quoi répond cet aveu dans les notes du Coupable : « J’ai abandonné seul, mon père, l’aveugle, le paralytique, le fou, criant et gigotant de douleur, cloué dans un fauteuil crevé ». Il est probable que les tentatives de suicide et les pertes de raison de Marie-Antoinette Bataille datent de cette époque et furent contemporaines de ces quinze mois durant lesquels son époux demeura seul dans la capitale champenoise. A cet égard, il faut noter que Bataille ne semble avoir de souvenir de sa mère que malade, détraquée, soudain devenue folle et ayant connu, selon lui, une longue période de mélancolie hantée d’idées morbides, d’« absurdes idées de damnation et de catastrophe ». Selon Bataille toujours, sa mère perdit subitement la raison après que sa mère à elle lui eut fait la pire des scènes, une scène ignoble. La mélancolie aurait rendu sa mère violente, au point qu’il eut craint qu’elle l’assommât à l’aide de candélabres et que, perdant patience avec elle, il finit par en 53
Histoire de l’œil procèderait par exemple de cette nécessité.
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venir aux mains. Il semble enfin que cette violence se retourna contre elle, suffisamment en tout cas pour qu’elle tente par deux fois de mettre fin à ses jours. Une première tentative se solda par un échec : « […] on finit par la retrouver pendue dans le grenier de la maison ». Une deuxième connut le même dénouement : Peu de temps après, elle disparut encore, cette fois pendant la nuit ; je la cherche moi-même sans fin le long d’une petite rivière, partout où elle aurait pu essayer de se noyer. Courant sans m’arrêter dans l’obscurité à travers des marécages, je finis par me trouver face à face avec elle : elle était mouillée jusqu’à la ceinture, la jupe pissant l’eau de la rivière, mais elle était sortie d’elle-même de l’eau qui était glacée, en plein hiver, et de plus pas assez profonde.
Si la critique a abondamment analysé comment ces éléments biographiques jouent un rôle déterminant dans les récits et les fictions, elle s’est peu intéressé en revanche au sort qui leur est réservé dans les poèmes, quand leur présence est pourtant décisive, au point qu’il est relativement aisé d’y retrouver des « coïncidences » en leur appliquant une lecture similaire à celle que Bataille applique à l’Histoire de l’œil. Prenons pour premier exemple la fin de ce poème posthume qui peut être rapproché des inédits de L’Archangélique : O crâne anus de la nuit vide ce qui meurt le ciel le souffle le vent apporte l’absence à l’obscurité Déserte un ciel fausse l’être voix vide langue pesante de cercueil l’être heurte l’être la tête dérobe l’être la maladie de l’être vomit un soleil noir de crachats.
La chemise soulevée à travers l’eau fleurie de poils quand le bonheur sale lèche la laitue le cœur malade par la pluie à la lumière vacillante de la bave elle rit aux anges. (IV, p. 15)
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La ponctuation et la disposition typographique adoptées par Bataille découpe le poème en deux parties distinctes qui, de surcroît, sont fortement contrastées. La première développe les thématiques de l’absence et de la disparition – la nuit et la voix sont vides, l’obscurité est faite absence, le ciel est déserté, l’être faussé, dérobé, malade, et la mort elle-même est emportée par le vent. Les tournures impersonnelles (« ce qui meurt »), la présence de nombreux articles définis et le recours plusieurs fois répété à la notion abstraite et fuyante d’« être » donnent à cette première partie les accents d’une méditation qui s’éloigne de toute référence particulière pour énoncer une vérité générale : l’être est essentiellement conflictuel, voué à des forces de mort qui se déchaînent sans fin. La pesanteur de la « langue de cercueil », la personnification de « la maladie de l’être » et la présence des « crachats » qui complètent l’oxymore « soleil noir » encrent la méditation dans un univers morbide et déliquescent, mais celui-ci demeure néanmoins une abstraction, contrastant fortement avec l’apparition singulière dont la deuxième partie du poème est la scène. Cette apparition est d’autant plus marquante qu’elle est différée, rejetée à la fin du dernier vers au terme d’une longue phrase complexe dont la proposition principale, très brève au demeurant, est précédée de plusieurs propositions subordonnées qui sont chacune comme une sorte de voile qu’il faudrait soulever pour qu’apparaisse enfin un visage sur lequel se lit un sourire distrait, sans motif. Ce qui apparaît dans cet univers où tout disparaît sans cesse est donc teinté d’une légèreté qui rompt avec la pesanteur qui préside au début du poème. L’atmosphère a changé, en témoigne cette évolution de la nature de l’élément liquide qui des « crachats » vomis par l’être malade s’est transmué en eau, en pluie, en bave lumineuse. A y regarder de plus près, les éléments qui composent la fin du poème apparaissent comme les éléments déformés du souvenir de la deuxième tentative de suicide avortée de la mère de Bataille : la présence de l’eau de la rivière qui mouille les vêtements de la mère jusqu’à la ceinture est transformée en eau qui ruisselle sur le sexe, la chemise soulevée laissant voir ce qu’un vêtement trempé peut laisser seulement deviner. Suffisamment déformé pour ne pas être immédiatement reconnaissable, prenant un sens obscène comme en témoigne la métaphore volontairement grossière et dérisoire du
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troisième vers – « le bonheur sal lèche la laitue54 » –, le souvenir est ici ravivé suivant un procédé analogue à celui constaté dans l’Histoire de l’œil. Une différence significative est néanmoins perceptible dès ce premier exemple : là où la fiction développe le souvenir en calquant la narration sur l’enchaînement des événements qui le constituent et dont elle s’inspire, là où, suivant un autre procédé, elle confère un rôle déterminant dans l’économie du récit à un de ses éléments isolé et déformé, le poème, quant à lui, ne développe pas mais condense le souvenir en tentant de lui donner une expression fulgurante. Cette manière de condenser le souvenir dans le poème pour en retrouver et en exprimer toute la force bouleversante est perceptible à la fin d’un autre poème, et elle est alors particulièrement saisissante : Rire et rire du soleil des orties des galets des canards de la pluie du pipi du pape de maman d’un cercueil empli de merde (IV, p. 13)
Les derniers vers reprennent à l’évidence des éléments cruciaux des souvenirs les plus marquants de Bataille : urine du père, présence de la mère, présence d’un cercueil qui apparaît à la fin du poème, apparition surprenante que rien n’annonce ou ne laisse deviner et dont la soudaineté est saisissante comme l’a été sans doute celle de l’apparition du cercueil du père sous les yeux du jeune enfant à Reims. L’évocation du cercueil est d’autant plus dérangeante que l’on ne pourra s’empêcher de penser que son contenu renvoie au père, la brutalité de l’image tentant sans doute d’exprimer la brutalité du traumatisme – à cet égard, sa place est stratégique et ce n’est pas par hasard qu’elle clôt le poème. Ces poèmes, mais il y en a d’autres, confirment ce que nous avons vu à propos des relations de la poésie et de l’événement : la poésie « consume l’événement dont elle est la flamme » (XI, p. 90). 54
Dans un tel contexte, il n’est pas inintéressant de noter que laitue a pour étymologie lactuca, de lac, lactis « lait », à cause du suc.
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De la même manière, le poème consume le souvenir, porte à l’incandescence ce qu’il a de plus signifiant pour l’ipse en rendant, du même coup, cet ipse signifiant, c’est-à-dire en le faisant être. L’ipse se met en jeu dans le poème où se joue ce qu’il est, où ce qu’il est vient à l’être d’être mis en jeu dans l’expression la plus signifiante de son être et de son histoire. Au sens fort du terme, l’ipse se découvre au moment où le poème découvre et manifeste la plénitude du sens de ce qui l’a bouleversé – ici, par exemple, le poème révèle la dimension érotique de l’apparition de la mère trempée par l’eau de la rivière, et montre comment cette mère qui, une nuit, a cherché vainement la mort, compose en partie la figure d’une femme qui, livrée au plaisir, « le cœur malade » (mélancolie ?), sourit sans raison au sein d’un univers qui meurt, cette ultime apparition libérant tout le sens gardé par le souvenir mais que le souvenir seul ne pouvait suffire à exprimer. Le poème condense certes les éléments du souvenir, mais cela ne signifie pas toutefois qu’il ne tente pas parfois de le "raconter" à sa manière, comme dans ce poème singulier et difficile à dater : Le loup soupire tendrement dormez la belle châtelaine le loup pleurait comme un enfant jamais vous ne saurez ma peine le loup pleurait comme un enfant La belle a ri de son amant le vent gémit dans un grand chêne le loup est mort pleurant le sang ses os séchèrent dans la plaine le loup est mort pleurant le sang (IV, p. 27)
Le découpage du poème en deux parties semble correspondre à l’opposition de deux moments distincts. Il se pourrait tout d’abord que le premier quintil, où l’article défini du premier vers donne immédiatement un sens complètement déterminé au mot « loup », soit entièrement un fragment de discours direct auquel on aurait supprimé les guillemets. Cette hypothèse est non seulement motivée par l’emploi de l’impératif et de la deuxième personne du pluriel, mais aussi par la valeur du présent dans le premier vers. Quelle valeur accorder à ce présent si ce n’est la plus simple, celle qui indique que le fait en question a lieu au moment même de la parole ? L’impératif du
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second vers localise précisément dans la durée le soupire du loup qui a lieu au moment où est fait invitation à « la belle châtelaine » de s’endormir. Dans cette perspective, les deux imparfaits des vers trois et cinq désignent une action (« le loup pleurait ») qui a eu lieu à un moment clairement déterminé du passé mais dont le poème élude une grande partie : des pleurs du loup nous ne connaîtrons jamais la cause, tout au plus savons-nous qu’ils entraînent une douleur indicible pour celui qui s’adresse à la châtelaine et qui semble en avoir été le témoin. Le deuxième quintil introduit une rupture qui est d’abord une rupture temporelle. L’emploi du passé composé dans les vers un et trois nous indique deux faits achevés à une époque dont on peut établir qu’elle est postérieure à celle de la première partie du poème : le rire de la belle est peut-être ce qui a entraîné la mort du loup. Le passé composé situe de plus au présent – présent de l’énonciation du poème – les séquelles durables qui résultent des faits qu’il indique, laissant apparaître ainsi une troisième et dernière strate temporelle. Si nous essayons de nous tenir à la lecture la plus littérale possible de ce poème nous disposons des éléments suivants : un loup soupire tendrement après avoir souffert d’une douleur dont on ne connaît pas la nature, puis ce loup meurt « en pleurant le sang » ; une châtelaine est invitée à s’endormir par un « je » qui lui avoue une peine qu’elle ne pourra jamais mesurer, puis cette châtelaine qui, d’allocutaire devient personnage, se moque de son amant. A partir de ces premiers éléments plusieurs questions se posent pour lesquelles nous tenterons de donner une première interprétation. Tout d’abord, comment comprendre l’invitation à dormir faite à la châtelaine ? Le sens de son sommeil peut être lié aux soupires du loup : le loup étant apaisé, la belle peut maintenant s’endormir. Les soupires tendres de l’animal rassurent la châtelaine sans doute inquiète et bouleversée par les larmes d’un loup si vulnérable, si éloigné de la figure féroce du grand méchant loup des contes populaires qu’il pleure « comme un enfant ». La deuxième interprétation concerne le rire de la châtelaine. On peut penser, bien que rien ne nous permette de l’établir avec assurance, que le loup et l’amant ne font qu’un, auquel cas il existe bien un lien de cause à effet entre le rire de la belle et la mort du loup : le rire de la châtelaine blesse le loup, elle le blesse à mort en lui faisant verser des larmes de sang qui ne sont pas sans rappeler la sueur
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du Christ changée en sang par l’angoisse de la crucifixion55 ou encore le sang qui coule sur son visage blessé par la couronne d’épines dérisoire dont l’ont ceint les soldats romains pour l’humilier. Quoi qu’il en soit, l’enchaînement des événements dans le poème ressemble étrangement à celui du drame familial vécu par Bataille. Dans une telle perspective, la souffrance du loup renverrait à la souffrance du père, l’inquiétude de la belle châtelaine à celle de la mère, la peine insondable du « je » à la peine ressentie par le fils après l’abandon de son père souffrant et impuissant. L’analogie peut être poursuivie si l’on considère que le loup souffre de l’attitude de la châtelaine comme le père de Bataille a souffert de celle de sa femme, fût-elle contrainte, quand il fut laissé à son triste sort à Reims et que, de surcroît, il meurt abandonné de tous – « ses os séchèrent dans la plaine » – comme est mort Aristide Bataille. Faut-il alors comprendre que l’épouse s’est moqué de son mari comme le fait la châtelaine ? En un sens, comment aurait-elle trouvé la force de l’abandonner si elle n’avait pas su, si ce n’est se moquer de son sort, au moins l’ignorer ? Il a ici une manière de rejouer le drame familial qui appelle plusieurs remarques Si l’on accepte la légitimité d’une telle lecture, on ne manquera pas d’être frappé par plusieurs faits. Tout d’abord, la figure du père-loup est celle d’une victime tour à tour attendrissante et bouleversante, aux antipodes de la face très sombre et des violences du père aveugle. En revanche la figure de la mère-châtelaine est beaucoup plus ambivalente, le passage de son inquiétude supposée à son rire inexpliqué s’apparentant à une sorte d’étrange volte-face - la mère se moque-t-elle des pleurs d’enfant qui semblaient d’abord l’attendrir comme la mère se serait moqué d’un amant que les infirmités réduisaient plus à un être faible dont on a pitié qu’à un homme qu’on aime ? Le poème peut le laisser suggérer comme il suggère une certaine culpabilité de la mère ou du moins une responsabilité dans la mort du père. Le sens du drame familial est ainsi revisité ; le drame est rejoué à l’aide de personnages redéfinis a travers des motifs certes détournés mais qui demeurent naïfs et relèvent à la fois du cliché et d’un univers enfantin. Les éléments du souvenir sont bien déformés mais ils ne prennent pas ici le sens le plus obscène, la déformation du souvenir se teintant au contraire d’une 55
Cf. L’évangile de Luc, chapitre 22, verset 44.
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tonalité enfantine exclusive aux poèmes et que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans l’œuvre de Bataille. Souvent en effet les poèmes recourent à un registre enfantin qui concerne soit le choix du vocabulaire (pipi pour urine, maman pour la mère, papa pour le père), soit l’emploi de certaines expressions caractéristiques (« le ciel a fait popo/le ciel a fait caca » (V, p. 560)), soit encore le choix des thèmes, comme c’est le cas pour le poème du loup et de la châtelaine ou encore pour un texte ébauché assez curieux : La Petite Ecrevisse Blanche (IV, p. 328). A n’en pas douter, cette sorte de régression, de retour à un stade antérieur de formation mentale et affective, participe de ce que Bataille nomme la sauvagerie de l’ipse. Cette sauvagerie passe également par une identification au père dont les poèmes de L’Expérience intérieure nous ont déjà donné une idée et sur laquelle nous allons revenir maintenant plus en détail. A quelques jours près, le départ tragique de Reims est contemporain de la conversion du jeune Bataille au catholicisme. En se convertissant de la sorte au Dieu consolant des chrétiens, le fils se démarquait d’un père résolument irréligieux, irréligieux jusque dans sa terrible mort, et malgré elle : « Ce que l’infirme, le « fou » tint à vivre sans secours aucun, écrit Michel Surya, […] l’adolescent, le confiant à un prêtre […] le vécut aux pieds d’un dieu de substitution »56. Seul le Dieu magnanime des chrétiens avait assez de force pour qu’au sort tragique du père « ne manquât pas tout à fait la lumière ». Mais s’en remettre à un tel Dieu ne demeurait pas moins une sorte de trahison : « Ma piété n’était qu’une tentative d’élusion. A tout prix j’éludais le destin. J’abandonnai mon père » (III, p. 61). Le secours demandé au Dieu des chrétiens trahissait un père qui, lui, n’éludait rien, regardait jusqu’au bout la mort en face, répondant déjà à l’injonction hégélienne à laquelle Bataille acquiescera plus tard, un père qui sans réserve et sans retenue, et avec quelle force, savait dire Oui : Ne pas l’abandonner, garder sur lui les yeux grands ouverts (n’est-ce pas à cela que l’aveugle son père l’enjoignait ?), cela seulement aurait été dire Oui, quand s’agenouiller auprès d’un prêtre et d’un dieu rédempteur était dire Non profondément. L’un, aveugle, vit ce que nul
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Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 31.
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ne voit et que Dieu dérobe. L’autre – la religion ne dit-elle pas les yeux dessillés ? – s’est intentionnellement aveuglé.
Comme le dit Surya, Joseph-Aristide Bataille était la folie de Dieu, aveugle et fou, il était en un sens plus fort que Dieu, et c’est bien parce qu’il fit face, « face-à-face suppliciant de l’aveugle et de l’abîme », que Bataille ne devint jamais définitivement athée. « Il est naturel qu’un homme rencontrant la destinée qui lui appartient ait tout d’abord un mouvement de recul » (V, p. 505), écrira plus tard Bataille. Sa destinée fut d’avoir un père qui, avec ses yeux morts, mit la mort à nu. Comme il était naturel que le jeune Bataille reculât devant la cruelle vérité que lui découvraient les yeux du père, il était inévitable qu’un jour il la rencontrât et la fît sienne. Bataille le dit à plusieurs reprises et de différentes manières. Dans L’Expérience intérieure, il écrit par exemple : « Il fallait à la fin tout voir avec des yeux sans vie, devenir Dieu, autrement nous ne saurions pas ce qu’est sombrer, ne plus rien savoir » (V, p. 177). Après le mouvement de recul, Bataille sera lié par un accord si profond à un père qui, grâce à son incapacité à voir, pu paradoxalement savoir, qu’il finira par désirer être lui-même aveugle : « L’expression vide, des yeux blancs de marbre, un désir lancinant qu’on crève mes yeux ! Etre aveugle, sourd à la criée des vaines paroles – malédictions, calomnies, erreurs, louanges – aveugle ! » (V, p. 447). Ce père qui dans la nuit de ses yeux voit la nuit ne pouvait manquer d’être rattaché plus tard par le fils à la poésie : « Je me jette à l’impossible sans biais : livré aux autres – uni intimement – écrivant ventre-nu. Comme une fille révulsée, les yeux blancs, sans existence personnelle » (III, p. 43). Ecrire avec les yeux blancs du père conduit à une vérité qui lie l’aveugle à l’ipse : « […] écrivant, vers la fin, j’ai compris que j’avais la nostalgie de mourir, de me faire étranger aux lois, libre comme un mourant, qui fait sous lui, et n’a plus rien à voir dans le temps à venir » (III, p. 51). La mort à soi-même, la liberté coupable et l’indifférence à l’avenir – la dépersonnalisation –, en un mot, tout ce qui conduit à l’avènement de l’ipse, se trouvent ici rassemblés dans la figure du paralytique qui agonise, dieu souverainement libre « qui fait sous lui ». Cependant, l’écriture ne se contente pas de déceler une vérité, elle la donne aussi à vivre, comme elle donne à être ce Dieu fou qu’elle désigne, offrant alors une autre possibilité à l’ipse de sortir de l’insignifiance et de venir à l’être. Devenir le père pour être ipse, c’est ce que montre un poème que
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Bataille avait initialement intitulé Le Trottoir de Danaïde avant de biffer le titre : Ma putain Mon cœur Je t’aime comme on chie Trempe ton cul dans l’orage entourée d’éclairs c’est la foudre qui te baise un fou brame dans la nuit qui bande comme un cerf ô mort je suis ce cerf que dévorent les chiens la mort éjacule en sang (IV, p. 36)
Nous retiendrons principalement la manière dont le « je » s’identifie au fou qui « brame dans la nuit », à ce fou qui « bande comme un cerf » et qui est dévoré par les chiens. Le principe des coïncidences évoqué dans la post-face à L’Histoire de l’œil semble ici fonctionner puisque nous retrouvons pêle-mêle les hurlements de douleur du père qui crie dans la nuit de ses yeux, la composante sexuelle liée à ce souvenir placé sous le signe d’une virilité puissante et, peut-être, la mort tragique de ce père qui serait figurée par la mort violente du cerf à la fin de ce qui s’apparente à une cruelle chasse à cours. Là encore, le vécu fournit des éléments au poème qui les transforme, et cette transformation offre au « je » la possibilité de s’inventer une figure à hauteur non pas de Dieu mais de sa folie, de la folie du vieil aveugle : la place qu’il occupe alors est en quelque sorte la place où la sauvagerie de l’ipse touche à l’extrême, est portée à un degré ultime de violence. La question est désormais pour nous de savoir ce qui advient au « je » une fois qu’il a réussi à occuper cette place ou, pour le dire autrement, ce qui vient à la place de ce Dieu fou une fois que sa place est occupée par l’ipse. Pour tenter de répondre à cette question, nous nous intéresserons à un recueil de poèmes posthume, La Tombe de Louis XXX, et plus particulièrement au parcours qu’accomplit le « je » dans les premiers poèmes de ce recueil.
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La Tombe de Louis XXX
La première partie de La Tombe de Louis XXX est composée des poèmes suivants : La lie l’épuisement d’un cœur horrible l’âcre la douce intimité du vice le CIEL inversé dans tes yeux. * Tombeau de vent tombeau de fleuve ma mort fausse ma voix qui ne peut parvenir qu’à la douleur des dents petite fleur tu le sais petite oreille à quel point j’ai peur de la merde. * A la nuit regarder le ciel avec la fente du derrière. * La blessure est fraîche elle défigure le rouge ruisselle la coupure bande il n’y a plus d’œil c’est moi. (IV, pp. 153-154)
Composée aux alentours de 1954, La Tombe de Louis XXX est en partie la reprise de poèmes probablement écrits entre 1942
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et 1945. Œuvre hétéromorphe, le recueil, qui mêle à la fois la poésie et le théâtre, le récit et la réflexion philosophique, devait initialement contenir, outre une gravure de Hans Bellmer, une des photographies du supplice de Fou-Tchou-Li et la photographie d’un sexe féminin. La Tombe de Louis XXX est représentative de l’intertextualité propre aux œuvres de Bataille57. On peut nettement entendre en elle les échos de deux textes écrits dans les années 40 : Le Mort, que Bataille envisageait de lui rattacher58, et Le Petit publié en 1943 sous le nom d’un certain Louis trente. Louis trente n’est cependant pas le signataire du recueil de 1954. A vrai dire, cette œuvre ne sera jamais signée : Bataille ne la publie pas de son vivant et aucune indication ne nous permet de déterminer sous quel nom elle aurait pu paraître le cas échéant. La Tombe n’est donc pas seulement une œuvre posthume, elle est aussi une œuvre sans auteur, une œuvre sans nom qui ne revient pas plus à Louis trente qu’à Georges Bataille, Pierre Angélique ou Lord Auch59. Ainsi, c’est un texte non signé qui nous échoit, comme Blanchot aurait aimé que fût Madame Edwarda60. Qu’importe que cette absence de signature soit pour une part fortuite : quelques coups de dés ont aboli le nom de l’auteur et nous ont plongé dans une indécision quant à son identité qui, au fil du temps, est devenue une donnée à part entière de La Tombe telle que nous la lisons aujourd’hui. Œuvre sans nom, le recueil n’en demeure pas moins, dès son titre, une affaire de nom : Louis trente, qu’il faut se garder de qualifier trop hâtivement de faux nom, est au tombeau. Mais qui est réellement enseveli ici dans les pages du livre ? Et qui décide de l’ensevelissement ? Bataille n’a pas tardé à user de pseudonymes. Le nom de Lord Auch apparaît dès l’Histoire de l’œil, augurant du même coup d’une posture qui va devenir l’un des traits marquants de sa production littéraire. Certes, des raisons de commodités l’ont souvent incité à recourir à des noms d’emprunt pour signer des œuvres quelque peu gênantes pour le fonctionnaire de l’Etat qu’il était. 57
Sur ce point nous renvoyons à Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort, op. cit., pp. 172-173. 58 Cf. Ibid., p. 174. 59 Cette absence de signature est d’autant plus intéressante qu’elle semble faire du recueil une œuvre en parfaite résonance avec le désœuvrement que Bataille liait à la poésie. 60 Cf. Maurice Blanchot, Après coup, op. cit., pp. 89-91.
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Cependant, quelles que soient les raisons sociales qui peuvent expliquer l’apparition de ces noms divers, il n’en demeure pas moins que ceux-ci introduisent une rupture : le pseudonyme met le père à mal, il brise l’héritage et la dette liés au nom du père, rompt avec le nom transmis et le prive de la postérité où il aurait pu se survivre61. Cette rupture est d’autant plus franche quand Louis trente s’écrit en chiffres romains. Le X, symbole du 10 et trois fois répété, matérialise, en la soulignant, l’absence d’identité : Louis suivi de trois X, c’est bien, en un sens, un Monsieur X, un inconnu, peut-être un enfant abandonné dont la mère, voulant garder l’anonymat, a préféré accoucher sous X. Ainsi, Louis XXX ne réserve pas seulement la possibilité de se soustraire à l’identité du père, il offre également celle d’affaiblir les liens qui unissent à la mère. Mais, paradoxalement, le nom d’emprunt ne montre pas moins qu’il ne cache la filiation qu’il interrompt. Non sans une certaine ostentation, la dissimulation entraînée par le pseudonyme attire l’attention sur la nécessité qui la fait naître : la présence pesante de la mère et du père est autant cachée que surexposée. Dans un même mouvement, le pseudonyme donne à voir ce qu’il voile, mais il dit également autre chose de celui qui le choisit. Il faut croire que la nécessité de recourir à un autre nom que celui que contiennent les registres officiels signifie que ce nom ne convient plus, qu’il manque à nommer ou désigner celui qui le porte et qui écrit. Le pseudonyme naît ainsi du défaut d’un nom et de la possibilité d’en inventer un autre. Echappant à l’aléa, un tel nom peut espérer mettre un nom sur une réalité jusque-là sans nom. Un nom qui ne signifie rien s’échange contre un nom qui tente de pallier le sens manquant. De fait, on ne substitue pas par hasard Louis trente à Georges Bataille. Bien que Louis trente apparaisse d’abord sans la majesté que lui confèrera par la suite le chiffre royal, il n’en demeure pas moins que ce nom fait roi celui qui le porte. Singulière royauté qui évoque un roi-fantôme, d’autant plus irréel qu’en son nom se fait entendre la réalité historique des rois réels qui le précédent. En ce sens, se nommer Louis trente, c’est, d’une part, se nommer celui qui n’existe pas, retirer à l’existence ce que l’on nomme et, d’autre part, c’est souligner le caractère fantomatique d’une réalité dont l’existence semble peu, voire mal 61
Sur ce point nous renvoyons à Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 114-119.
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assurée. A l’inverse, Louis trente, et d’autant plus quand il s’écrit avec la majesté des chiffres romains, ne désigne pas moins une sorte de roi des rois, le vrai roi soleil, le roi absolu. Ces deux sens, qui paraissent d’abord opposés, pourraient bien être complémentaires. L’ambivalence qui fait de Louis trente à la fois le roi-néant et le roisoleil ne renvoie-t-elle pas à l’ambivalence qui caractérise le sacré ? Le cas échéant, le pseudonyme serait à la fois un sacre et une sacralisation. Louis XXX, roi soleil sorti du néant, astre brûlant sans frein ni raison jusqu’à l’extinction, incarne la royauté marquée par la ruine qui incombe seulement à celui qui sait ne pas se satisfaire de la poésie. Et cela est d’autant plus vrai en 1954 quand le roi est conduit à la tombe, celle-ci accentuant encore la ruine, redoublant l’effacement que l’on pouvait déjà entendre dans le nom. En 1954, Louis XXX est sacrifié par son œuvre, et les pages du livre se referment sur lui comme le couvercle d’un cercueil. Bataille s’efface encore un peu plus, celui qui écrit se montre davantage. Cependant, dans le silence qui se fait alors, un écho lointain, presque étouffé, demeure perceptible : selon l’étymologie, Louis provient d’une vieille forme germanique, Hlod-wig, qui signifie gloire et combat ou bataille. Il y a dans cette lointaine trace comme une signature qui rappelle que Louis XXX renvoie à un être que le nom imposé désignait maladroitement et qui, à travers le nom choisi, vient à l’être dans l’écriture, se manifeste et s’invente dans l’espace du poème où, comme le dit Lacan, « Je peut venir à l’être de disparaître de mon dit ». Le premier indice de l’invention de l’ipse dans l’espace du poème est, précisément, que son apparition s’y trouve différée. L’ipse ne se manifeste pas d’emblée, la véritable affirmation de sa présence n’intervient qu’à la fin du premier chapitre du recueil sous la forme d’un « c’est moi » qui vient clore un cheminement au cours duquel ce « moi » est peu à peu venu au jour. Avant cette affirmation finale, il existe donc un parcours où la poésie reprend à son compte, et à sa manière, la dialectique du fond et de la surface. On pourrait dire de la poésie de Bataille qu’elle est une immense asyndète. Les poèmes de La Tombe le montrent avec force où n’apparaît pas le moindre terme de liaison. La séparation y règne sans partage et les éléments du poème s’apparentent davantage à une accumulation de fragments et d’éclats qu’à une composition homogène. Cette fragmentation, les poèmes l’incarnent visuellement
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qui se trouent, se déchirent en plusieurs morceaux, en plusieurs lambeaux devrait-on dire tant le texte apparaît plus défait que véritablement tissé62. Assemblage sans liaison, texte décousu, le poème est aux antipodes de ce que Bataille nomme dans Méthode de méditation le « tissu de connaissance » (V, p. 205), le « tissu tramé » par l’activité qui substitue à la vision de « ce qui est » la vision des « liens subordonnant » la réalité à l’activité. La poésie délie, dénoue les liens et touche ainsi à l’homogénéité de la surface ; elle agresse la surface plane du tissu tramé par l’activité en provoquant des brisures, des fêlures, des saillies qui rendent son relief à la réalité. Le poème donne du volume, en réintroduisant de la discontinuité il restitue à « ce qui est » ses zones d’ombre, ses ambiguïtés, son opacité, sa profondeur63. Et cette première altération de la surface se redouble d’une agression de toutes les surfaces. Par exemple, la partie extérieure du corps n’est jamais évoquée qu’au travers d’éléments – l’oreille, la bouche, le derrière – qui suggèrent la menace toujours présente d’une soudaine ouverture et qui placent la surface à la proximité dangereuse d’un trou, à la merci d’une béance qui rappelle que nous sommes seulement à la surface, que celle-ci n’est pas tout. L’atteinte faite à la surface culmine enfin dans le quatrième poème où il s’agit de blesser la face, de s’en prendre à la plus noble des surfaces, en quelque sorte, à la surface des surfaces. Les motifs de la blessure, de l’entaille, de la coupure se multiplient alors comme pour mieux défaire la figure, dé-figurer la sur-face afin qu’elle ne soit plus présentable et que, dans l’incapacité dans laquelle elle se trouve à être représentée, se présente l’irreprésentable même : le fond irréductible dont le poème se veut la manifestation.64 Mais une fois la surface déchirée, il faut encore toucher le fond. En ce sens le dissyllabe qui ouvre La Tombe de Louis XXX est programmatique. Avec l’économie de moyens qui caractérise les poèmes de Bataille, il dit l’essentiel. L’évocation immédiate de la lie, de ce dépôt qui se forme au fond des récipients – au plus loin de la 62
Nous pensons en particulier au second poème, mais aussi au premier et au dernier. En ce sens, on peut évoquer l’aspect calligrammatique de la poésie de Bataille. 64 Nous reprenons à Bataille lui-même cette vieille opposition du fond et de la surface qu’il utilise dans La Religion surréaliste pour montrer comment le mouvement initié par Breton serait la quête d’un fond et la lutte contre une surface : l’homme mutilé asservi par le travail technique est un homme superficiel qui s’oppose au fond perdu de l’homme entier. 63
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surface –, relayée par celle de « l’intimité » et de « l’épuisement d’un cœur horrible » place d’emblée le recueil sous le signe d’une quête des profondeurs. Il faut atteindre la lie d’un cœur littéralement vidé, ce qui reste d’un être épuisé, d’un être à la limite de ne plus être, au bord de la disparition là où font retour, contre la limpidité de la surface, le vice, le mal, l’ambiguïté d’une intimité qui mêle l’âcreté à la suavité, l’opacité que peut évoquer la lie, l’effroi enfin suscité par ce qui fait horreur. Le fond ne se découvre que dans la proximité de la mort, ce que confirme la présence de schèmes d’enfouissement qui renvoient à la fois au titre du recueil et aux tombeaux de fleuve et de vent qui apparaissent au début du second poème. La Tombe de Louis XXX n’est pas de marbre dur. A la solidité de la matière, la poésie préfère la fluidité de l’eau et de l’air. Les parois de vent et de fleuve restent des parois, elles séparent et différencient mais, à l’inverse des parois de pierre, elles ne cachent pas, n’isolent pas le mort. Elles permettent au contraire d’établir un contact, un toucher : la tombe c’est beaucoup moins ce qui enferme que ce qui est entre, entre nous qui respirons le même air, qui sommes plongés dans la même eau, le même milieu que nous partageons. Les parois fluides de la tombe qui nous enlacent et nous invitent au partage d’un même toucher contagieux, décèlent que la tombe est ce qui nous est commun, notre fosse commune. De fait, la poésie confirme ce qu’affirmait la conférence de 1948 – le fond ne s’atteint qu’en commun –, mais elle permet surtout de préciser que ce qui se partage est la proximité de la tombe, l’imminence de la mort toujours présente. Le fond, c’est entre nous qu’il se trouve, dans le partage et, plus précisément, pour reprendre une formule de Blanchot, dans le partage de « la valeur obsédante de l’imminence mortelle »65, le partage de ce qui est seul « capable d’être partagé en échappant au partage ». Bien qu’il s’agisse de déchirer la surface afin de toucher au fond, il n’est en revanche pas question que cette quête de la profondeur se confonde avec une sorte d’introspection ou l’exploration d’une intériorité fermée sur elle-même. Chez Bataille, ce qui est le plus au dedans n’existe et n’a de véritable sens qu’au dehors. Ceci est particulièrement manifeste avec le sort que sa poésie réserve aux nombreuses fêlures et blessures qui la hantent et qu’elle se plaît à 65
Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 33.
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étaler, exposer, exhiber, c’est-à-dire, suivant l’étymologie, tenir hors de. Cette volonté de montrer les fentes et les entrailles qui meurtrissent la surface, le début du quatrième poème de La Tombe l’exprime non sans une certaine étrangeté : La blessure est fraîche elle défigure le rouge ruisselle la coupure bande (IV, p. 154)
Au-delà de la fraîcheur de la blessure, de l’écoulement ininterrompu de sang, qui à sa manière signifie que le dedans se répand au dehors, c’est surtout le dernier vers qui retient notre attention : « la coupure bande ». La coupure telle une bande que l’on serre entoure le visage qu’elle défigure, elle ceint peut-être le front de Louis XXX d’une couronne de chair meurtrie. A la manière d’un bandeau, elle recouvre peut-être l’œil arraché d’un filet de sang. Enfin, le poème laisse entendre que la coupure se tend, qu’elle se raidit en une impossible érection : la faille, la fente bande, le dedans qu’ouvre la blessure vient au dehors, s’offre au regard. Mais il ne suffit pas de voir la blessure. La Tombe de Louis XXX invite à une expérience plus troublante qui se révèle en sa troisième partie, véritable cœur du recueil, intitulée « Le livre » et composée d’un seul et court poème : Je bois dans ta déchirure et j’étale tes jambes nues je les ouvre comme un livre où je lis ce qui me tue. (IV, p. 161)
La blessure est un livre, un livre de chair ouvert à la lecture duquel le lecteur succombe. C’est ainsi que le poème peut dramatiser la communication que Bataille théorise dans L’Expérience intérieure. La surface du corps blessé hypostasie le saut hors de l’ipséité. Langage du corps, la poésie recourt à la déchirure, à la chair qui s’ouvre et se fend pour dire un état de l’être incompatible avec l’intégrité et l’unité que suppose la séparation des individus. Quelque chose tue dans la déchirure de la chair, quelque chose du dedans se manifeste au dehors dont la lecture entraîne la mort, laquelle confère tout son sens à cet anéantissement du « je » du lecteur qui entend le cri – la poésie – dans lequel l’ipse vient à l’être.
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L’asservissement au travail et à la technique tisse un texte lisse, réduit le monde à une surface sans aspérité. L’enjeu de la poésie est précisément de changer de texte, de réécrire le texte à même la surface à force d’entailles et de fêlures qui sont autant de traces, de marques, de signes qui inventent une autre écriture dont la blessure est la syntaxe, composent un autre livre pour une autre lecture du monde, un livre où le fond fait surface, où il émerge à fleur de surface, offert au dehors, offert au partage. Ce livre écrit dans le corps de l’autre nous rappelle à quel point est déterminante la présence de cet autre dans la poésie de Bataille. L’autre ne donne pas seulement à lire à travers les entailles de sa chair blessée, il est aussi celui sans lequel aucun livre ne s’écrit. Il faut souligner la présence persistante dans les poèmes de La Tombe d’une instance dont l’identité n’est pas attestée, laquelle ne peut être désignée comme une adresse que le locuteur se ferait à lui-même en disant « tu » ou identifiée à une sorte d’appel au lecteur qui serait alors pris comme allocutaire et intégré dans une situation énonciative ouverte. « Je » parle bien à « tu », et non pas simplement de lui, créant alors à l’intérieur du poème une sorte de mise en abîme de la communication dans le flux de laquelle le lecteur est plongé comme dans le tombeau de fleuve et de vent évoqué plus haut. Et comme pour mieux indiquer que sa venue à l’être impliquait d’abord de s’adresser à l’autre, le « je » se manifeste d’abord en disant « tu » à la fin du premier poème. Par la suite, l’autre réapparaît un peu plus loin dans une séquence qui constitue un véritable pivot au sein du premier chapitre. Entre l’épuisement de l’être qui se dit au début du recueil et l’affirmation forte à laquelle aboutit le dernier poème, une sorte de confidence trouble s’intercale qui fait basculer de l’un à l’autre : ma mort fausse ma voix qui ne peut parvenir qu’à la douleur des dents petite fleur tu le sais petite oreille à quel point j’ai peur de la merde. (IV, p. 153)
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Etranges paroles que celles adressées à l’autre au moment même où la voix semble éteinte, faussée par la mort, mise à la fosse, réduite à une douleur sans mot, un grincement de dents douloureux. Tout se passe toujours à l’extrême limite : dans « l’intimité du vice », une voix mourante s’adresse à une « petite oreille » comme pour y laisser tomber un aveu d’outre-tombe66. Si comme l’affirme Lacan la voix est « l’altérité de ce qui se dit »67, si, en d’autres termes, elle est « ce qui, dans le dit, est autre que le dit, en un sens le non-dit ou le silence, mais tout autant le dire lui-même », alors c’est d’abord un léger tremblement que la « petite oreille » entend, une fausse note, une voix qui se fausse68, se casse un peu, et nous ramène une fois de plus au motif d’une fêlure qui rend la communication possible. A l’instar des mouvements de l’air et de l’eau où se partage entre nous la commune imminence de notre mort, l’écoute nous fait entrer dans une « spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré »69. Cette spatialité, écrit Jean-Luc Nancy, « s’ouvre en moi tout autant qu’autour de moi, et de moi tout autant que vers moi : elle m’ouvre en moi autant qu’au dehors, et c’est par une telle double, quadruple ou sextuple ouverture qu’un « soi » peut avoir lieu ». L’analyse de Jean-Luc Nancy où s’articulent le son, le sens et la constitution d’un « soi » nous fournit des indications précieuses pour mieux comprendre ce qui advient à l’autre – la « petite oreille » – quand il est à l’écoute des paroles de l’ipse, quand, pour le dire à la manière de L’Expérience intérieure, l’existence poétique s’adresse à lui. Jean-Luc Nancy décrit comment le son et le sens définissent l’espace d’un renvoi, un espace dans lequel ils renvoient l’un à l’autre et qui peut être désigné comme celui d’un « soi » qui n’est « rien d’autre qu’une forme ou une fonction de renvoi »70, un rapport à soi ou une présence à soi : être à l’écoute, c’est accéder au soi, non à son propre moi, mais « à la forme, à la structure et au mouvement d’un renvoi infini »71. La présence à soi n’est pas ici à comprendre comme « la position d’un être-présent », mais elle est présence « au sens d’un « en présence de » qui, lui-même, n’est pas un 66
On aura noté que Louis c’est aussi l’ouie. Jean-Luc Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 54. 68 Et par là se met à la fosse. 69 Jean-Luc Nancy, A l’écoute, op. cit., p. 33. 70 Ibid., p. 24. 71 Ibid., p. 25. 67
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« en vue de » ni un « vis-à-vis » »72. Cette présence « est d’abord présence au sens d’un présent qui n’est pas un être […], mais plutôt un venir et un passer, un s’étendre et un pénétrer ». La présence n’est pas stable, mais décrit au contraire un mouvement : elle passe, vient, s’étend, pénètre. Autrement dit, le présent sonore « se répand dans l’espace ou plutôt il ouvre un espace qui est le sien »73. A la fois « dedans derrière et dehors dedans », il offre à celui qui est à l’écoute la possibilité d’être « en même temps au dehors et au dedans, [d’]être ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en l’autre »74. On ne peut qu’être saisi par les similarités qui se trouvent entre l’écoute telle que la décrit Nancy et les blessures infligées par la poésie telles que nous avons essayé de les comprendre jusqu’ici. L’écoute et la blessure se rapprochent en ce sens qu’elles semblent une même et simultanée ouverture du dehors et du dedans dans laquelle le dedans vient au dehors et le dehors au dedans, établissant de la sorte une véritable circulation de l’un à l’autre qui permet de se trouver à la fois au dehors et au dedans – le fond à la surface. L’écoute est une blessure. La poésie qui cherche à meurtrir les surfaces cherche à mettre à l’écoute, à pratiquer cette ouverture par laquelle advient l’existence poétique de la « petite oreille » qui écoute l’existence poétique qui s’adresse à elle à travers les paroles du « je ». Mais la blessure est aussi une écoute. Souvenons-nous qu’elle est un livre ouvert dans la chair, qu’elle invite à la lecture qui suppose l’audition, à la lecture qu’un Pascal Quignard pourra même décrire comme « une régression très étrange à l’état d’audition avant la voix ». Dans le silence, la blessure s’écoute, le livre de chair met à l’écoute. Deux blessures se font alors face : le livre, le lecteur, fonds face à face à la surface, ipse exposés l’un à l’autre, étant ipse de s’exposer de la sorte. L’ipse c’est bien la substance blessée, l’existence rendue à une instabilité fondamentale, à un déséquilibre, une impossibilité d’arrêt qui le désigne comme l’insaisissable même : l’in-connaissable qui échappe au savoir ; l’absurde qui excède la téléologie, le sens, la raison, le raisonnable ; la souveraineté enfin que manque toute poésie qui n’est pas animée d’une volonté de dé-saisissement, seule 72
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, op. cit., p. 31. Ibid., p. 32. 74 Ibid., p. 33. 73
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susceptible d’épouser furtivement le mouvement furtif de ce qui ne se saisit pas. D’une certaine manière, l’ipse c’est dans l’être ce qui toujours est en trop. En témoigne l’aveu que le « je » fait à l’oreille qu’il sollicite : « petite fleur/tu le sais petite oreille/à quel point/j’ai peur de la merde ». Dans la bouche du « je », l’emploi hypocoristique de l’épithète « petit » n’est pas sans évoquer une scène sadique où un débauché aguerri s’en prend à une âme naïve. Une perversité latente habite ses paroles où la mort résonne en tous sens : si celui qui écoute cherche du sens dans le son de la voix qu’il entend, il n’entendra que la mort qui la fausse ; si, à l’inverse, il cherche à faire résonner le sens, là encore il n’entendra que l’écho d’une mort que la merde annonce comme la levée du soleil annonce la venue du jour (IV, p. 167). La mort qui se partage entre le « je » et le « tu » est littéralement irrespirable. Rien n’est moins romantique que cette mort liée à ce que le corps rejette ; rien qui ne soit plus prémuni contre toute récupération par le sens que cette sale mort75. La trivialité du mot employé fait tache. Le mot fait une tache tenace sur la surface. En 1930, Bataille, pour signifier que l’univers ne ressemblait à rien, et se méfiant de ce rien « déjà trop épuré et parfait dans sa capacité de négation »76, avait recours à ce que Georges Didi-Huberman a appelé une « ressemblance transgressive » et écrivait : « l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat ». En 1954, le procédé qui tend à confondre la mort et la merde est similaire à ceci près qu’il ne s’agit plus d’établir une ressemblance mais bien une identité transgressive dont la violence vise à nous priver de la ressource de penser la mort comme une négativité toujours susceptible de « se laisser convertir en positivité »77. Dès lors, l’ipse apparaît fortement lié à une mort intolérable, c’est-à-dire qui n’est le contraire de rien, et dans le sentiment de laquelle « l’être en nous n’est plus là que par excès » (III, pp. 11-12). La poésie tente de manifester cet excès le temps furtif d’une communication chanceuse, d’un mouvement au dehors, vers l’autre, qui n’est pas une fusion mais une exposition. C’est en ce sens qu’elle est un coup de chance, un coup de dé qui dé-fait, dé75
Dans Le Coupable Bataille écrit : « Je ne veux pas mourir, ou plutôt je pense : la mort est sale ». (V, p. 311) 76 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 21. 77 Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op.cit., p. 381.
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centre, dé-contenance, dé-stabilise, dé-substantialise, dé-subjectivise. Autrement dit, elle est la chance heureuse d’un toucher, d’une mise en mouvement d’un être qui ne tolère pas l’asservissement, c’est-à-dire le figement. Il nous faut revenir sur la valeur programmatique du dissyllabe qui ouvre La Tombe. « La lie » ne place pas seulement le recueil sous le signe de la quête d’un fond perdu, ce premier vers laisse aussi entendre d’autres choses, pour peu que l’on se prête à quelques jeux sur le signifiant. La lie nous renvoie d’abord à –lalie, élément du grec lalein – parler – que l’on retrouve par exemple dans écholalie ou glossolalie. Mais la lie nous renvoie également aux deux dernières syllabes de hallali, que l’on retrouve parfois chez Rimbaud. Ce n’est plus alors la parole seulement qui est concernée, mais le cri, un cri brisé (ha/llali) qui annonce une mise à mort ou, de manière figurée, une défaite, une ruine. Comme anagramme de la lie, nous avons notamment le lai, poème narratif ou lyrique au Moyen Age – le lai de Marie de France – qui, selon le Robert, a pour origine l’irlandais laid qui signifie chant des oiseaux, chanson ou pièce de vers. Par ailleurs, l’étymologie de lie se rapporterait au celte liga dont la racine indo-européenne legh signifie « se coucher, être couché ». Enfin, on ne pourra être insensible à la proximité de la lie et de la lyre qui annonce le lyrisme du recueil78. Ainsi, à l’orée de La Tombe, « la lie » annonce une parole qui est aussi bien chant que cri et qui est couchée (sur le papier). Il existe une sorte de moment inaugural de l’apparition du « je » dans la poésie de Bataille. Ce « je » apparaît pour la première fois dans « Le supplice »79 où se joint à la réflexion philosophique l’évocation de souvenirs et d’expériences personnelles. Dans « Le supplice », le sujet de l’expérience prend la parole en inventant une écriture où se mêlent tous les genres et dissémine à travers eux à la fois son identité et ses objets. Ce mélange et cette incertitude, dont La Tombe est un exemple représentatif, placent le lyrisme de Bataille sous le signe de la plus grande incertitude80 : si le « je » renvoie au 78 Notons que le rapprochement du cri et de la lyre donne le ton du lyrisme de La Tombe. S’il y a chant, c’est toujours discordant. 79 Deuxième partie de L’Expérience intérieure que Bataille dit avoir écrite en répondant à mesure à sa vie. 80 Nous empruntons l’idée d’un lyrisme de l’incertitude à Jean-François Louette qui l’utilise pour caractériser le lyrisme d’Apollinaire. (Cf. Jean-François Louette, Sans
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sujet qui se met en jeu dans l’expérience, la poésie ou, si l’on veut encore la jouissance, rien dans le poème ne nous assure de son identité qui, comme nous le montrait à sa manière le jeu des pseudonymes, apparaît toujours changeante, équivoque, vacillante. Qui parle et qui parle à qui ? La seconde partie de la question n’est pas moins complexe que la première, le « tu » qui apparaît dans les poèmes de La Tombe étant privé de donnée référentielle. Cette absence de donnée ménage souvent chez Bataille une équivoque qui nous paraît fondamentale. Si l’on s’en tient au premier poème, rien ne nous permet de décider de l’identité sexuelle de l’autre auquel le « je » s’adresse. Certes, la « petite fleur » et la « petite oreille », mais aussi les paroles adressées cette fois sans ambiguïté à une femme dans « Le livre », semblent inscrire l’altérité sous le signe du féminin et permettent d’interpréter la poésie du recueil comme un échange de paroles brûlantes entre des amants à la manière de L’Archangélique. Mais, dans le même temps, on ne pourra pas ne pas déceler dans le vers où apparaît pour la première fois le « tu » – « le ciel inversé dans tes yeux » – la rémanence du père, des yeux aveugles, c’est-à-dire d’un élément biographique déterminant. Le problème qui se pose à nous est alors le suivant. Il nous faut comprendre comment les données biographiques interviennent dans cette invention de l’ipse qui a lieu dans La Tombe de Louis XXX. Avant que d’esquisser une réponse théorique, nous voudrions montrer que, là aussi, comme c’était le cas dans les poèmes que nous avons précédemment étudiés, les coïncidences que Bataille met au jour en 1928 en revenant sur l’Histoire de l’œil sont reprises, rejouées ou, plus précisément, re-présentées et re-figurées, comme est rejouée la scène fondamentale où il est censé avoir tenté de se masturber devant le cadavre de sa mère81.
protocole (Apollinaire, Segalen, Max Jacob, Michaux), Paris, Belin, 2003, pp. 30-38.) Sur la question du lyrisme et de l’incertitude nous renvoyons également à Jean-Michel Maulpoix, « La quatrième personne du singulier », Figures du sujet lyrique, op. cit., pp. 147-160. 81 Cette scène, Bataille la présente par deux fois comme réelle (Cf. III, p. 60 et « Je ne crois pas pouvoir… », OC II, p. 130.) et l’intègre deux autres fois dans un récit : Le Bleu du ciel. (On peut douter du caractère réel de cette scène. On ne peut en revanche douter qu’en 1954 elle appartient à la biographie de Bataille, soit au titre d’un fait réel, soit à celui d’une fiction dont la nécessité s’est à plusieurs reprises imposée à lui.)
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Tout d’abord, le « tombeau de fleuve/tombeau de vent » qui ouvre le second poème n’est pas sans rappeler les circonstances dans lesquelles Marie-Antoinette Bataille aurait manqué par deux fois sa mort. Ophélie dérisoire, elle ne serait parvenue à réaliser ce que le poème réalise au contraire pleinement : faire du fleuve une tombe, sa tombe. Car c’est peut-être bien cette mort manquée dans cette nuit tragique que le poème, des années plus tard, donne enfin à la mère en évoquant cette tombe faite d’eau et de vent. Si tel est bien le cas, une telle mort donnerait tout son sens au mutisme décrit par le « je » – « ma mort fausse ma voix », etc. – en le reliant à celui que ce même « je » dit avoir éprouvé en essayant vainement de se masturber devant le cadavre de sa mère : « […] la pâleur et l’immobilité de la morte à la lueur des bougies me glacèrent de stupeur et je dus m’en aller jusque dans la cuisine pour m’y branler » (II, p. 130)82. Mais cette fois, au mutisme et à la stupeur le poème permet que succède l’aveu fait à la « petite fleur » – à l’ancolie, cette fleur qui recueille l’eau et que l’on entend dans la mélancolie que Bataille décelait chez sa mère, laquelle il décrira comme « Tout à fait flétrie »83 le jour de sa mort ? Aveu ambigu qui dit aussi bien la peur que l’attirance que le « je » éprouve à l’égard d’une mort dont il dit la violence en la confondant avec la merde, mot dans lequel le mot « mère » est inscrit en toute lettre. En ce sens, l’aveu concernerait aussi bien la peur de la mort que le désir d’un inceste qui voue au mal celui qui écrit, et cela sans rémission possible. Un vers déterminant mais pourtant peu cité de L’Archangélique le dit sans détour : « Je suis maudit voilà ma mère » (III, p. 86). Le poème offrirait donc les moyens de répondre à la nécessité de ré-affirmer la présence d’un tel désir que Louis trente, dans Le Petit, révélait dans la forme du récit. En 1954, le poème donne une nouvelle forme à l’aveu et nous livre ce qui est peut-être un ultime secret : Louis trente n’est pas moins marqué par la virilité de la royauté que par la présence d’une mère morte le 15 janvier 1930 et dont le nom est celui d’une reine acéphale. En ce sens, Louis XXX est le nom de l’union incestueuse du fils-roi et de la reine-mère. Et il n’est
82
Le Petit, beaucoup plus elliptique, ne fait pas mention de cette stupeur et affirme de manière lapidaire : « Je me suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma mère » (III, p. 60.) 83 Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 189.
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alors pas fortuit qu’à ce poème succède une injonction qui s’apparente à une sorte de réaction virile : A la nuit Regarder le ciel Avec la fente du derrière.
Après l’aveu, il faut en quelque sorte reprendre les choses en main, mais toujours pour mieux les perdre. Regarder le ciel avec la fente du derrière, ultime affront, avant d’accomplir l’ultime blessure : l’énucléation par laquelle on vient occuper la place du père, mais en ayant pris soin de s’ouvrir, de se taillader, de se blesser comme pour mettre à cette place la jouissance de la mère approchée et assumée dans l’aveu. La « coupure bande », elle occupe la place du père et la jouissance s’inscrit au cœur du poème. L’ipse a enfin trouvé son je : « c’est moi ». La Tombe nous donne à voir un processus dont Bernard Sichère a proposé une analyse importante84. La poésie de Bataille met en jeu « le noyau le plus inconscient du désir »85, non en le montrant, mais en le faisant travailler ; elle s’apparente à une traversée de la scène érotique, commandée par un premier objet inaccessible qui « vient en somme à la place occupée, dans le discours chrétien, par Dieu : le corps de la mère absolument frappé d’interdiction ». La poésie est l’espace dans lequel cet interdit peut être attaqué et tourné. Non dans la représentation naïve de la possession de la mère par le fils, mais dans la représentation de ce sur quoi porte l’interdit : la jouissance de la mère, le corps en train de jouir de la femme. La position subjective adoptée « conduit en même temps le sujet écrivant à une traversée de la position phallique lui permettant de s’ouvrir à l’angoissante jouissance de la femme »86. Autrement dit, il s’agit pour Bataille de faire travailler le nom vide de Dieu, « dans un entrelacs indécidable entre le propos philosophique et la fiction sexuelle »87, d’accomplir un dépassement de Dieu dans tous les sens, dépassement par l’écriture où la jouissance féminine vient à la place de Dieu.
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Nous renvoyons à Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », Tel Quel, janvier 1981, pp. 58-75. 85 Ibid., p. 59. 86 Ibid., p. 61. 87 Ibid., p. 62.
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La mise au jour d’un tel processus nous montre comment la poésie s’apparente à l’aveu et à la transformation d’un procès subjectif. Transformation, « car la biographie n’est pas un ensemble concret de données chronologiques ou d’événements « réels », elle est justement ce qui ne cesse de s’écrire de mille manières »88 ; aveu, car le « désir qui ne cesse de se dire [nécessite] cette écoute de soi-même attentive qui résonne dans l’espace littéraire ». La donnée biographique (le souvenir) en tant que telle a une valeur émotionnelle nulle. Sans l’écriture, elle ne peut être à l’origine de la mise en mouvement qui fait advenir le « je » paradoxal de l’ipse. Plus précisément, la transformation qu’entraîne l’écriture rend le souvenir à l’émotion en brouillant les pistes et en lui donnant le sens du pire. Celui qui écrit se découvre (dans tous les sens du termes) en dramatisant. La poésie code et donne à décoder à la fois : elle ré-écrit le souvenir et le donne à lire. La transformation qu’elle opère a un caractère initiatique à la fois pour celui qui écrit et pour celui qui lit qui, tous deux, doivent être à l’écoute de ce qui se dit pour pouvoir y accéder. L’accès à l’être en commun qui se partage dans la communauté poétique demande cette lecture d’initiés : seuls les initiés appartiennent à la communauté poétique ; seuls ils partagent le secret d’une poésie toujours recommencée, qui n’en a jamais fini de refigurer un être dont elle est l’événement et l’avènement.89 Dans la seconde partie de La Tombe de Louis XXX, intitulée non sans ironie « L’oratorio », un drame se joue qui apparaît comme une variation tout à fait particulière du geste d’Edwarda. Insérée entre deux parties composées de poèmes, « L’oratorio » met en scène quatre personnages : un récitant, une prostituée, un curé d’une trentaine d’années et Dieu lui-même. Au sujet de la prostituée, âgée de 90 ans et qui est mourante, Bataille précise qu’elle fut « adorablement belle » à 20 vingt ans et, qu’un jour, alors qu’elle était 88
Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », art. cit., p. 66. Pour revenir à la question du lyrisme de Bataille, il faudrait désormais analyser sa position en la mettant en rapport avec telle proposition de Dominique Combe : « Le poète lyrique ne s’oppose pas tant à l’auteur qu’à l’autobiographe comme sujet de l’énonciation et de l’énoncé ». Ou encore : « Ainsi, le sujet lyrique apparaîtrait comme un sujet autobiographique "fictionnalisé", ou du moins en voie de "fictionnalisation" – et, réciproquement, un sujet "fictif" réinscrit dans la réalité empirique, selon un mouvement pendulaire qui rend compte de l’ambivalence défiant toute définition critique, jusqu’à l’aporie ». (Dominique Combe, « La référence lyrique », Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 50 et pp. 55-56.) 89
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nue, « elle rendit à Dieu le service que, dans les 120 journées, d’Aucourt rend à la Duclos » (IV, p. 157). Dieu, quant à lui, est curieusement décrit comme une « sorte de pavé », un bloc de matière inerte et mal dégrossi destiné, de surcroît, à revêtir le sol, description qui ne laisse planer aucun doute sur le sort que lui réserve le drame. Chaque personnage est nommé et présenté par le récitant. Bataille précise qu’il n’y a ni décor, ni costume. La scène se passe dans la chambre de la prostituée qui prend la première la parole : Elle dit : A l’égout je suis à l’égout hélas ! herr curé dit : Moi herr curé suis ton petit garçon caresse-moi l’oreille en mourant. O mon hostie ma mère égout je t’élève dans le ciel le pavé dit :
Je suis Dieu je te cogne sur la tête herr curé je te tue je suis un con. (IV, pp. 157-158)
Dans ce drame, où la parole de chacun des protagonistes apparaît structurée comme un poème, la prostituée n’a sans conteste ni la force ni l’autorité d’Edwarda. Femme sur le déclin, femme usée et mourante, elle demeure cependant l’objet d’une adoration perverse de la part du curé dans laquelle apparaissent clairement les signes d’une régression. C’est ce même curé qui, dans une invocation mise en valeur par le recours à l’italique, élève la prostituée au ciel, ascension que l’on pouvait déjà remarquer dans le récit érotique où Edwarda, après avoir exhibé ses « guenilles », monte à l’étage suivie du narrateur : dans les deux cas, la chair s’élève au ciel et occupe du même coup la place de Dieu. De fait, la prostituée est désignée par le curé comme son hostie : la vieille prostituée apparaît alors comme une victime offerte en sacrifice, elle apparaît comme un Christ dont le corps sacrifié sur la croix et ressuscité d’entre les morts n’est plus
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symbolisé par le pain sans levain, mais par un corps souillé et rongé par la mort. Corps du fils de Dieu, le curé considère également la putain comme sa mère : sa « mère égout ». Sans trop jouer de l’homophonie, la mère se trouve ainsi désignée comme une mer d’eaux usées et d’écoulements sales et le curé est moins le fils de Dieu que le fils de cette mère dont le corps sali symbolise le Christ, le fils de ce Dieu qui est mère et putain. Difficile cependant d’affirmer que cette adoration est la cause de la scène qui va suivre, tant le drame décrit par Bataille demeure étrange et déroutant. Ce n’est pas sans une absurdité certaine que le pavé, après avoir affirmé qu’il est Dieu, dit au curé : « je te cogne sur la tête/herr curé/je te tue ». Scène grotesque, qui relève de la mauvaise farce, que celle où Dieu-le-pavé n’est pas battu mais bat le curé ou, du moins, annonce son intention de le faire, avant de déclarer : « je suis un con ». Dieu, dans la chambre d’une prostituée, face à un curé pervers qu’il menace et à une vieille putain, avoue sa bêtise, confirme surtout ce qu’Edwarda affirmait en exhibant impudiquement son sexe ouvert : ce n’est plus la putain qui dit être Dieu, mais Dieu qui dit être une vulve. « L’oratorio » est d’ailleurs suivi du « livre », poème où, nous l’avons vu, le « je » lit dans le sexe ouvert devant lui comme dans un livre qui le tue, où il lit dans le corps de Dieu dont la poésie opère une fois de plus le dépassement dans tous les sens en en faisant un Dieu ouvert, un Dieu-fente, un Dieu fêlé. En plaçant la jouissance féminine à la place que Dieu occupe dans le discours chrétien, Bataille dessine sa position singulière. D’une part, son athéisme sans concession bouleverse l’économie de la religion, du discours scientifique et de celui de la philosophie sans cependant qu’il vienne en retour occuper lui-même la place d’un nouveau Maître. D’autre part, sa pensée ne se laisse pas pour autant enfermer dans une révolte stérile contre le père, révolte vaine et obsessionnelle à laquelle était identifié le surréalisme notamment dans « La « vieille taupe » et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste ». Partant justement de la critique d’une poésie surréaliste qui s’épuise dans cette révolte sans grands effets, on voit comment Bataille, au terme d’un long cheminement d’écriture et de réflexion, oriente la poésie, à partir de cette révolte avortée, vers la manifestation de la réalité la plus bouleversante et la plus inassimilable qui soit. A partir de cette critique, Bataille a fait de la poésie le lieu d’une intenable tension où, d’un côté, la capacité de dé-
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chaînement libérée par l’automatisme doit être préservée tandis que, de l’autre, des thèmes doivent être réintroduits au cœur de ce déchaînement afin que la réalité fuyante et souveraine qu’il permet d’éprouver et de manifester ne soit pas à son tour subordonnée. L’abandon à l’impossible ouvre ainsi des failles où travaille l’hétérogène. Lié au thème érotique, il confère à la poésie une capacité de dire ce que le mysticisme ne pouvait dire sans défaillir et donne, à travers les différentes manières de mettre la jouissance féminine à la place laissée vacante par la mort de Dieu, l’exemple d’une manifestation concrète d’un être souverain sur lequel « rien ne mord » (V, p. 220).
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L’analyse des poèmes nous a permis d’appréhender et de mesurer les conséquences réelles de la dépense poétique sur celui qui s’y livre, de voir plus précisément comment l’idée de sujet se fragilise dans les régions où, à la question de l’action, se substitue celle d’une façon de faire qui échappe au projet. En cherchant, à partir de l’écriture automatique, à contester le sujet en pervertissant le faire, Bataille ne fait rien d’autre que de prendre à revers une notion qui, précisément, conjugue le faire et l’être : si, d’une part, l’être se fait en faisant, alors il est des chances qu’en ne faisant pas il se conteste ou se "dé-fasse" ; si, d’autre part, l’auteur de l’acte en est toujours aussi l’acteur, si, en d’autres termes, faire c’est toujours se faire faire, faire faire à soi, alors la chance de ne pas faire revient logiquement à faire faire à un autre que soi ou, plus exactement, à l’autre de soi, à l’être hors de soi que le soi ne peut s’approprier ; c’est bien, au sens littéral, s’abandonner, s’oublier. A partir de ces perspectives ouvertes par la poésie, Bataille va pouvoir donner une nouvelle dimension à la notion de mise en jeu élaborée dans L’Expérience intérieure. On a sans doute trop peu vu qu’il existait chez lui une tentative de penser la poésie en rapport avec la communauté qui, non seulement, achevait de donner tout son sens à la dépense poétique, mais permettait également de dépasser les contradictions d’une mise en jeu attachée malgré tout à une métaphysique du sujet – quand il s’agissait précisément de penser l’être hors de soi qui lui est irréductible. Nous voulons montrer désormais qu’il existe une mise en jeu propre à la poésie et que celleci est essentiellement décrite à la fin de La Religion surréaliste, texte où sans aucun doute les réflexions de Bataille sur la poésie atteignent
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une sorte d’aboutissement. Pour ce faire, nous mettrons d’abord au jour les difficultés inhérentes à la mise en jeu décrite dans L’Expérience intérieure, en réfléchissant sur le sens problématique des notions de sujet et de subjectivité chez Bataille. Nous tenterons par la suite de montrer comment, aux alentours de 1948, la réflexion poursuivie sur la poésie, en voulant penser la dépense poétique dans la perspective de la communauté, permet d’ébaucher de possibles réponses à ces mêmes difficultés. Avec la poésie, il nous semble que la communication s’éloigne de la fusion et offre à Bataille une possibilité de sortir des contradictions qui l’empêchaient de véritablement appréhender l’être hors de soi. En essayant désormais de comprendre comment ce dernier a tenté de cerner la nature de "celui" qui écrit au moment précis où "celui-ci" s’abandonne à l’impossible, nous serons en mesure de cerner les ultimes développements d’une réflexion commencée au début des années 30 et qui, peu à peu, a pris en charge de penser ce qu’avaient tenté les surréalistes à travers la poésie, mais sans y parvenir. Abordant le thème de la communauté chez Bataille, nous ne pouvons ignorer deux textes déterminants : La Communauté désœuvrée que Jean-Luc Nancy publie en 1986 et La Communauté inavouable que Blanchot fait paraître en 1983. Il est frappant que ces deux livres, tous deux à leur manière, ignorent la question de la poésie qui occupe cependant une place non négligeable dans la réflexion sur la communauté que Bataille poursuit après Acéphale. En nous appuyant d’abord sur le livre de Nancy, puis sur celui de Blanchot, nous tenterons de montrer, d’une part, que la poésie permet de prolonger certains développements ou certaines analyses proposées par ces deux approches et, d’autre part, qu’elle nous mène à la description d’une communauté qui se dessine au long des années 40 et qui, nous semble-t-il, incarne le grand surréalisme dont Bataille annonce le commencement en 1946. Lecture de Jean-Luc Nancy
Ainsi que l’affirme Jean-Luc Nancy, la communauté est la grande absente de « la métaphysique de l’absolu en général, de l’être comme ab-solu, parfaitement détaché, distinct et clos, sans rapport »1. 1
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., pp. 17-18. Dans ce chapitre, les références au livre de Nancy seront notées CD suivi du numéro de page. (Pour
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La logique du « sujet-absolu de la métaphysique » (CD, p. 18), explique Nancy, exclut la communauté, « qui implique que ce qui est absolument séparé renferme [...] dans sa séparation plus que le simple séparé ». Une telle logique ordonne « que la séparation elle-même [soit] refermée » afin que « l’absoluité de la séparation » soit accomplie. Cependant, cette logique renferme précisément une contradiction : « pour être absolument seul, écrit Nancy, il ne suffit pas que je le sois, il faut encore que je sois seul à être seul ». Cette contradiction indique comment la logique même de l’absolu ne peut éviter de faire violence à l’absolu en « l’impliqu[ant] dans un rapport qu’il refuse et exclut par essence », un rapport qui contredit « le « sans rapport » dont l’absolu veut se constituer ». Exclue dans un premier temps par « la logique du sujet-absolu », la communauté « revient forcément entamer ce sujet en vertu de cette même logique » et se définit comme le rapport que ne peut éviter l’absolu, le rapport qui « défait l’absoluité de l’absolu » ou, pour le dire autrement, défait « l’autarcie de l’immanence absolue ». La mise au jour de cette logique permet à Nancy d’introduire deux précisions déterminantes pour la suite de notre analyse. Tout d’abord, en montrant qu’il existe toujours une différence « entre la totalité des choses qui sont […] et l’être […] par lequel ou au nom duquel ces choses, en totalité, sont » (CD, p. 21)2, en précisant de plus que cette différence « impose à l’absolu un rapport à son propre être », on peut déduire que le rapport – la communauté – définit l’être lui-même. Par ailleurs, cette définition de l’être permet d’appréhender l’extase comme une "réponse" à « l’impossibilité de l’absoluité absolue », une "réponse" qui signifie l’impossibilité « d’une immanence absolue […] et par conséquent d’une individualité au sens exact aussi bien que d’une pure totalité collective » (CD, p. 22). Selon Jean-Luc Nancy, nul mieux que Bataille n’a su entrevoir la relation complexe qui unit l’extase et la communauté, « ce qui fait de chacune le lieu de l’autre », ce par quoi ce qu’il nomme
plus de détails concernant les circonstances dans lesquelles La Communauté désœuvrée a été rédigée, nous renvoyons à Jean-Luc Nancy, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001.) 2 Jean-Luc Nancy se rapporte ici au chapitre de L’Expérience intérieure consacré à Hegel, chapitre auquel nous renvoyons. (Cf. V, pp. 127-130.)
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l’aréalité3 d’une communauté « n’est pas un territoire, mais forme l’aréalité d’une extase de même que, réciproquement, la forme d’une extase est celle d’une communauté » (CD, p. 53). Bien qu’il parvînt à indiquer la voie d’un tel savoir, Bataille se heurta néanmoins à une « difficulté décisive » (CD, p. 55) : il ne fut jamais vraiment en mesure de relier « la souveraineté – ou l’extase – à la communauté égalitaire, voire à la communauté en général »4. En conséquence, les formes de la souveraineté, « essentiellement la souveraineté des amants et celle de l’artiste », ne purent apparaître à Bataille « autrement que comme des extases, sinon proprement « privées […], du moins isolées, sans prise […] sur la communauté dans laquelle pourtant elles devaient être tissées, aréalisées ou inscrites, sous peine de perdre, au fond, leur valeur souveraine elle-même ». Comme il échouait à véritablement définir « la communauté extatique » qu’il s’était néanmoins « donné pour tâche de penser »5, Bataille ne put proposer « qu’une souveraineté subjective des amants et de l’artiste » ce qui, sur un autre plan, correspond à « l’exception de fulgurations « hétérogènes » purement arrachées à l’ordre « homogène » de la société, et ne communiquant pas avec lui ». Pour finir, ces difficultés donnèrent lieu au « paradoxe d’une pensée aimantée par la communauté, et pourtant réglée par le thème de la souveraineté d’un sujet » (CD, p. 60). Il faut reconnaître que la notion de sujet demeure problématique chez Bataille, et qu’il est certainement difficile d’en cerner exactement le sens. Nancy montre par exemple comment la définition de L’Expérience intérieure que nous avons citée précédemment – « « Soi-même », ce n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l’objet » (V, p. 21) – est contredite par telle phrase de La Souveraineté – « cette jouissance de l’instant d’où procède la présence à lui-même 3
Nancy emploie ce terme pour désigner « la circonscription d’une communauté », ce qu’il désigne comme « sa nature d’aire, d’espace formé ». (CD, p. 53) 4 Quand il tenta de les relier, il ne le fit jamais que par une sorte de pétition : « Mais s’il est possible qu’à l’avenir les hommes s’intéressent de moins en moins à leur différence avec les autres, cela ne veut pas dire qu’ils cessent de s’intéresser à ce qui est souverain ». (VIII, p. 323) Pour l’analyse plus détaillée des raisons pour lesquelles Bataille rencontre ces difficultés nous renvoyons aux pages 54 et 55 du livre de JeanLuc Nancy. 5 Nancy considère que l’inachèvement de La Souveraineté et la non-publication de Théorie de la religion sont des signes de cet échec.
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du sujet » (VIII, p. 393). Quoi qu’il en soit, et bien que la première de ces affirmations pourrait corriger ou compliquer la seconde, il semble que le discours théorique de Bataille laisse toutefois, « jusqu’à un certain point du moins, la communication se rapporter à un sujet, ou bien s’ériger elle-même en sujet » (CD, p. 63), que ce discours réserve toujours en dernière instance la possibilité de déterminer le "lieu de la communication" comme « présence à soi » : par exemple, « et à la limite, comme présence à soi de la communication elle-même » (CD, p. 61). Or, cette possibilité est justement contradictoire : Le sujet ne peut pas être hors de soi : c’est même en fin de compte ce qui le définit, que tout son dehors et toutes ses « aliénations » ou « extranéations » soient à la fin par lui supprimés, et relevés en lui. L’être de la communication, au contraire, l’être-communiquant (et non le sujet-représentant), ou si on veut se risquer à le dire la communication comme prédicament de l’être, comme « transcendantal », est avant tout être-hors-de-soi. (CD, p. 62)
Il faut prendre toute la mesure de la difficulté à cerner ce qui advient à l’instant de la chance, au "lieu" de la communication. Si Bataille n’a pu se départir de la conception d’une communication définie comme présence à soi ou comme la fusion du sujet et de l’objet, fusion qui, remarque Nancy, le « reconduit au cœur de la thématique la plus constante de l’idéalisme spéculatif »6, cela tient essentiellement à deux raisons : d’une part, « il y a bien quelque chose, et non pas rien » au "lieu de la communication" et, d’autre part, « notre limite est de n’avoir pas vraiment de nom pour ce « quelque chose » ou ce « quelqu’un » » (CD, p. 65) qui est, d’abord, un être-hors-de-soi. 6
Jean-Luc Nancy expose en détails les raisons pour lesquelles la communauté s’oppose, en effet, à la fusion : « Avec "l’objet" et la "fusion", avec "l’objet de la conscience" devenant "objet de la conscience de soi, c’est-à-dire objet aussi bien supprimé comme objet, ou concept" (Hegel, Phénoménologie de l’esprit), disparaissent, ou plutôt ne peuvent apparaître ni l’autre, ni la communication. L’autre d’une communication devenant objet – même et surtout peut être comme "objet supprimé ou concept" – d’un sujet, ainsi qu’il en va en effet (saut à entreprendre, avec Bataille et au-delà de lui, une torsion de la lecture) dans le rapport hégélien des consciences, c’est un autre qui n’est plus un autre, mais un objet de la représentation d’un sujet (ou, de manière plus retorse, l’objet représentant d’un autre sujet pour la représentation du sujet…). La communication et l’altérité qui en fait la condition ne peuvent par principe avoir qu’un rôle et qu’un rang instrumental, non ontologique, dans une pensée qui rapporte au sujet l’identité négative mais spéculaire de l’objet, c’est-à-dire de l’extériorité sans altérité ». (CD, pp. 61-62)
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Le paradoxe que les analyses de Nancy mettent au jour nous importe au plus haut point : il désigne la limite de l’expérience et de la pensée communautaires de Bataille, la limite qui, par conséquent, devait limiter sa réflexion sur la communication poétique. La mise en jeu du sujet par la poésie, loin d’échapper à un tel paradoxe, semble au contraire s’y inscrire pleinement. Plus précisément, la souveraineté liée à une telle mise en jeu relève certainement plus d’une souveraineté subjective, « d’une liberté impérieuse et capricieuse » (CD, p. 55), que d’une souveraineté susceptible de mener à « une communauté qui ouvrirait en elle-même et d’elle-même, au sein de l’être-en-commun, l’aréalité d’une extase ». Cerner la limite de la poésie conçue par Bataille équivaut en réalité à découvrir ce qui, selon nous, se présente comme la question ultime que cette poésie nous pose et qu’il faut, en retour, lui poser afin de déceler si elle ne contient pas déjà, en elle-même, des éléments de réponse, l’ébauche de possibles prolongements et la perspective de son propre dépassement. Interroger à la limite consistera donc précisément à se demander si Bataille, à certains moments de sa réflexion, n’a pas envisagé la possibilité d’une véritable prise de la communication poétique sur la communauté, ce qui, du même coup, permettrait à cette communication d’échapper à la forme d’une souveraineté subjective et à la limite que cela signifie pour elle. Le motif d’une communauté qui, pour reprendre les termes de Jean-Luc Nancy, ouvrirait d’elle-même « l’aréalité d’une extase », n’est pas absent de l’œuvre de Bataille7, il apparaît notamment au cours des années 40, c’est-à-dire au moment où la communauté occupe une place centrale dans sa réflexion8, au moment 7
Une telle communauté est évoquée par exemple dans ce passage de Memorandum : « Je puis imaginer une communauté de forme aussi lâche qu’on voudra, même informe : la seule condition est qu’une expérience de la liberté morale soit mise en commun, non réduite à la signification plate, s’annulant, se niant elle–même, de la liberté particulière ». (VI, p. 252. Cité par Jean-Luc Nancy.) 8 On peut noter en effet que « le motif de la communauté s’estompe dans les écrits de l’époque de La Souveraineté ». (CD, p. 57) Nancy indique à propos d’une telle évolution : « Profondément, sans aucun doute, la problématique demeure celle qu’indiquent les textes antérieurs. Mais tout se passe comme si la communication de chaque être avec RIEN se mettait à prévaloir sur la communication des êtres, ou encore comme s’il fallait renoncer à montrer que dans les deux cas il s’agit de la même chose ». (CD, pp. 57-58)
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où, significativement, la réflexion sur la poésie connaît également ses développements les plus importants. Par ailleurs, en 1948, dans La Religion surréaliste, Bataille articule le thème de la communauté et celui de la poésie en évoquant, nous semble-t-il, la perspective d’une communauté inédite, qui repose pour une large part sur la communication poétique. Une telle communauté pourrait bien échapper au paradoxe indiqué par Nancy en conduisant notamment à une communication poétique qui n’est plus pensée comme une fusion du sujet et de l’objet et qui, ainsi, entraîne une nouvelle appréhension de la souveraineté de la poésie. Si les difficultés rencontrées par l’écriture automatique tiennent en partie à des inconséquences que l’on peut clairement imputer aux surréalistes eux-mêmes, cet échec, et c’est là son triste privilège, décèle pour Bataille une difficulté plus fondamentale qui s’impose désormais à la réflexion sous la forme d’une question déterminante : peut-on créer un rite ? Une telle volonté a-t-elle au moins un sens ? Selon Bataille, le « caractère irréel » des valeurs prônées par la religion surréaliste tient certainement aux rites qu’elle tente d’établir et, plus précisément, à leur incapacité d’emporter une réelle adhésion : […] la valeur poétique qui dans les rites anciens était garantie par la valeur matérielle du rite, valeur qui n’était peut-être pas profondément réelle mais qui était considérée comme telle par tous ceux qui pratiquaient le rite, cette valeur matérielle a cessé de garantir l’authenticité du rite. […] Ce surréel ne peut pas aboutir à de véritables réalités parce que les hommes n’y croient pas, parce que l’ensemble des hommes n’y croient pas et ne peuvent pas y croire.
Comment expliquer cette impossibilité de croire au surréel et, plus généralement, d’adhérer aux rites et aux valeurs mis en avant par les surréalistes ? Pour Bataille, la volonté de créer des rites ou des mythes nouveaux n’est pas à proscrire définitivement, mais cette volonté n’a de sens que si elle parvient à tenir compte de l’enseignement lié aux difficultés rencontrées par les surréalistes : « ni ces mythes ni ces rites ne seront de véritables mythes ou rites du fait qu’ils ne recevront pas l’assentiment de la communauté » (VII, p. 393). En d’autres termes, ainsi que le souligne Jean-Luc Nancy, un tel assentiment « ne peut être obtenu si le mythe ne provient pas, déjà, de la communauté »
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(CD, p. 148). A cet égard, il faut conclure que l’idée même d’inventer un mythe ou un rite « constitue une contradiction dans les termes » ; il n’est donné ni à la communauté ni à l’individu la possibilité d’inventer le mythe : « c’est en lui, au contraire, qu’ils sont inventés et qu’ils s’inventent eux-mêmes ». Cette difficulté, à laquelle les tentatives des surréalistes se sont en fait heurtées et qu’elles ont du même coup permis de mieux définir, n’est pas insurmontable. L’absence de mythe, ou ce que Nancy préfère nommer l’interruption du mythe, apparaît à Bataille comme une « sorte de mythe » (VII, p. 393), un mythe tout à fait spécifique, dont la dimension mythique ne ressortit plus à son caractère communautaire : cette absence de mythe peut se présenter à « celui qui la vit, qui la vit, entendons-nous, avec la passion qui animait ceux qui voulaient autrefois vivre non plus dans la terne réalité mais dans la réalité mythique […], comme infiniment plus exaltante que ne l’ont été autrefois des mythes qui étaient liés à la vie quotidienne »9. En d’autres termes, la dimension mythique de l’absence de mythe se situe dans le rapport que l’individu entretient avec cette absence. Plus exactement, le mythe de l’absence de mythe
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Le motif de l’absence de mythe apparaît dans des conditions particulières, qu’il nous faut brièvement rappeler ici. En 1946, à son retour des Etats-Unis, et alors que la pensée existentialiste commençait à dominer et à occuper le terrain idéologique que, pour des raisons diverses, les surréalistes avaient abandonné, André Breton voulut regagner le terrain perdu en organisant notamment une grande exposition qui eut lieu à Paris en 1947. A l’occasion de cette manifestation, Breton n’hésita pas à solliciter Georges Bataille et à lui demander un texte. Ce dernier accepta mais, tandis que Breton était en quête du prochain mythe des temps modernes, Bataille rédigea un cours texte, « L’absence de mythe », qui devait s’achever par une phrase sibylline, constituée en partie d’un aphorisme de Nietzsche : « "La nuit est aussi un soleil" et l’absence de mythe est aussi un mythe : le plus froid, le plus pur, le seul vrai »9. (XI, p. 236) Breton ne comprit jamais véritablement ce que signifiait cette absence. Dans ses Entretiens 1913-1952, il devait ainsi déclarer : « Ce mot de mythe, par les abus croissants auxquels il prête, je n’en sais pas actuellement de plus égarant. Ici je vois un Salluste qui dit : "L’univers lui-même est un mythe" (entre nous, remarquez qu’il se pourrait fort bien), là j’entends un Georges Bataille me confier (on ne saurait être plus nostalgique) que l’absence de tout mythe est peut-être le vrai mythe d’aujourd’hui. Pour ma part, je soutiens depuis longtemps qu’il en va de la vie de veille, envisagée même très objectivement, comme du rêve, en ce qui regarde l’importance respective à accorder à son contenu manifeste et à son contenu latent ». (André Breton « Interview d’Aimé Patri » (mars 1948), Entretiens 1913-1952 (1952), Paris, Gallimard, (Œuvres complètes III), 1999, pp. 605-606.)
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tient au caractère passionné de ce rapport, à une passion plus exaltée que n’a pu l’être celle que déchaînaient les mythes passés : Ce qui assure la fonction d’une vie selon le mythe, ici, c’est la passion, ou l’exaltation avec laquelle le contenu du mythe – ici, l’« absence de mythe » – peut être partagé. Ce que Bataille entend par la passion n’est pas autre chose qu’un mouvement qui porte à la limite, et à la limite de l’être. (CD, p. 149)
Là où il y a du mythe, il y a nécessairement une volonté de fusion, de consumation, « de communion dans une immanence retrouvée » ; là où il y a du mythe, il y a nécessairement communauté, et réciproquement. L’absence de mythe entraîne donc logiquement l’absence de la communauté : puisque le mythe est interrompu, au "point" ou au "lieu" de la communauté il n’y a précisément plus de communauté mais une absence de communauté. Autrement dit, il y a désormais autre chose en ce "lieu" que la fusion : l’absence de mythe indique clairement que le "lieu" de la communauté ne désigne plus le "lieu" de communion qu’il avait signifié jusque-là. Cette "autre chose" qui advient alors en ce "lieu", c’est « la passion non de se fondre, mais d’être exposé » (CD, p. 153), écrit Nancy ; c’est la passion « de savoir que la communauté elle-même ne limite pas la communauté ». Bataille écrit en effet : Je ne veux pas par là prétendre que les individus ne sont pas appelés à se grouper comme ils l’ont toujours été, mais au-delà de cette nécessité immédiate, l’appartenance de toute communauté possible à ce que j’appelle en des termes qui sont pour moi volontiers étranges, absence de communauté, doit être le fondement de toute communauté possible […]. (VII, p. 394)
L’absence de communauté ne signifie donc pas « la pure et simple dissolution de la communauté » (CD, p. 150), elle est au contraire « ce qui n’accomplit pas la communauté, ou la communauté elle-même en tant qu’elle ne s’accomplit pas, et qu’elle ne s’engendre pas comme un nouvel individu » (CD, p. 151). En interrompant la fusion et en suspendant la communion, l’absence de communauté propage et communique la passion de la communauté, l’exigence « de passer toute limite, tout accomplissement qui referme la forme d’un individu » : le sens de l’interruption de la communauté a ainsi le sens
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de « la propagation, voire [de] la contagion, ou encore [de] la communication de la communauté elle-même ». D’une manière qui peut surprendre, les analyses de Nancy ignorent la dernière partie de la réponse que Bataille esquisse à partir des écueils décelés par les tentatives surréalistes ; elles ignorent la relation complexe qu’il établit entre l’absence de communauté et l’absence de poésie. Cette relation, qui clôt le développement de Bataille, donne cependant à voir ce qui succède à l’interruption de la parole mythique : […] l’état de passion, l’état de déchaînement qui était inconscient dans l’esprit du primitif peut passer à une lucidité telle que la limite qui était donnée par le contraire du premier mouvement dans la communauté qui le refermait sur lui-même doit être transgressée par la conscience. Il ne peut y avoir de limite entre les hommes dans la conscience, et qui plus est la conscience, la lucidité de la conscience rétablit nécessairement l’impossibilité d’une limite entre l’humanité elle-même et le reste du monde. Ceci doit être poussé, me semble-t-il, jusqu’à l’absence de poésie […]. (VII, p. 394)
En communiquant la passion de la communauté, l’absence de communauté crée des conditions favorables à la communication poétique : elle permet à la poésie de sortir de l’impasse où l’enfermait la séparation des individus. En retour, l’absence de communauté requiert l’absence de poésie : la poésie concourt à réaliser la possibilité que libère l’absence de communauté et, à ce titre, joue un rôle majeur dans la situation inédite que signifie cette absence. Il faut bien saisir le mouvement qui conduit de l’absence de communauté à l’absence de poésie, puis de la poésie à la communauté. L’absence de communauté signifie que la limite qui donnait lieu à un nouvel individu quand la communauté se refermait sur elle-même peut être désormais transgressée. Ce qui est déterminant ici, c’est que nous sommes conscients de cette absence, que nous avons conscience de ce qu’elle implique et de ce qu’elle signifie exactement – la conférence de Bataille n’est d’ailleurs rien d’autre que cette conscience qui s’expose et se partage. Dans ces conditions, l’état de passion, qui est à l’origine de toute communauté, peut atteindre une telle lucidité que la limite – la fermeture – que signifiait l’accomplissement de la communauté peut être transgressée par la conscience : plus la conscience de ce qu’implique l’absence de
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communauté sera aiguë, et plus la limite qui sépare les hommes s’atténuera, voire s’effacera, dans la conscience. En affirmant qu’un tel mouvement « doit être poussé […] jusqu’à l’absence de poésie », Bataille désigne du même coup la poésie comme le degré ultime d’un tel effacement : la poésie est, au sommet de la conscience, l’acmé de la lucidité. Cette place privilégiée marque sans aucun doute l’aboutissement des principales intuitions de Bataille. La transgression consciente de la limite qui définit l’individu ne pouvait ignorer les effets réels d’une écriture dont le sens premier est de lutter contre la fermeture de l’être sur lui-même, contre le tassement et le repli sur soi. En ce sens, la poésie s’inscrit toujours déjà, mais obscurément, dans la situation de l’absence de communauté. Toutefois, c’est seulement quand "advient" cette absence, quand, précisément, cette absence devient consciente, que la poésie peut être pleinement réalisée. A ce degré ultime de conscience, la poésie peut enfin prendre conscience de ce qu’elle est : elle se dirige alors consciemment vers l’absence de poésie en sachant désormais que seule cette absence est véritablement en mesure de répondre à cette nécessité qu’elle est et qui n’est plus obscure ; parce qu’elle est devenue pleinement consciente, elle peut enfin répondre à son exigence et affronter son destin. Quand il n’y a plus de limite dans la conscience, l’abandon de soi est total, plus rien n’entrave le déchaînement qui est libre d’épouser la mobilité fondamentale de l’être. La poésie s’enfonce alors dans la conscience en faisant entrer en elle ce mouvement, cette fuite, qui échappe au savoir, mais qui est maintenant consciemment recherchée et éprouvée. Cependant, l’acte poétique ne se contente pas de combattre tout repli de l’être sur luimême : il favorise également l’ouverture ; à force de répétitions, il prolonge et porte plus loin les conséquences de l’absence de communauté. Quand le mythe s’interrompt, apparaît ainsi une écriture qui répond consciemment à la volonté d’abolir toute séparation entre les hommes ; une écriture qui est aux prises avec une limite, qui est le franchissement et la transgression d’une limite qui, en définissant l’individu collectif, à le sens d’un repli et d’une fermeture. "Ce" qui "se ferme" avec cette limite, pourrait-on tenter de dire dans un lexique qui demeure mal approprié, c’est "l’ouverture" par laquelle l’être cessait d’être un individu séparé et mettait son être en commun avant que la communauté, en s’accomplissant, ne le referme sur lui-même.
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Cependant, une fois que la limite qui fait l’individu est transgressée dans la conscience, à quel type de communication assistet-on ? Cette transgression qui, bien entendu, ne fait pas des êtres sans limites ou illimités, mais signifie plutôt que s’instaure désormais un autre rapport à la limite qui ne cerne plus seulement l’être mais le concerne (Cf. CD, p. 69), à quelle sorte de communication donne-telle lieu ? Puisque l’interruption du mythe nous empêche de désigner le "lieu" de la communauté comme un "lieu" de communion, il faut en déduire que la communication échappe ici au schéma fusionnel dans lequel Bataille l’a retenue le plus souvent. Dans la perspective de l’absence de communauté, il faudrait donc comprendre que la communication poétique n’est plus fusionnelle et que, en conséquence, non content de tourner le dos à l’individu et au sujet, le poète s’éloigne également de cette autre subjectivité définie comme un lieu de fusion : il serait "autre chose", que Bataille ne nomme pas, mais qui serait cependant impliqué dans la logique même de son raisonnement. D’autre part, il apparaît clairement que la poésie évoquée dans La Religion surréaliste n’est plus sans prise sur la communauté : cette poésie est désormais consciemment recherchée et pratiquée en commun ; elle s’écrit en direction de la communauté. Cela ne saurait être sans conséquence quant à la nature même de la souveraineté de cette écriture. Inscrite dans une communauté, la souveraineté de la poésie n’est plus isolée : elle ne peut plus être simplement définie comme une souveraineté purement subjective. En d’autres termes, il nous semble que l’absence de poésie modifie la définition de la communication comme une sortie de soi en direction de l’illimité, qu’elle modifie la définition d’une communication comprise comme un mouvement ontologique qui est une ouverture de l’être sur une absence de limite. Selon nous, la conférence de 1948, tout comme, nous le verrons, certains passages de La Littérature et le Mal, montre comment la poésie oblige Bataille à penser la communication en tenant compte d’un rapport à l’autre qui ne peut être nié sans que, du même coup, soit également nié ce qui va s’imposer à lui comme le fondement même de la poésie. Les méditations sur la poésie à la fin des années 40 désigneraient ainsi un moment rare dans l’œuvre de Bataille, un moment où, à partir de la poésie, la communication est envisagée dans la perspective ouverte par Jean Hyppolite lors de la Discussion sur le péché, perspective que
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Bataille n’était pas encore prêt à suivre en 1946. Au cours de cette discussion, Jean Hyppolite objecte en effet à Bataille : […] communication finit par signifier chez vous négation seule et non plus communication positive, une positivité qui serait la négation d’une négation. L’emploi de ce mot « communication » tel qu’il se trouve par exemple chez Jaspers ou chez quelques autres, signifie, non pas seulement négation de moi, mais encore trouver un autre moi, ou entrer en rapport avec l’autre et cela a un tout autre sens que la seule négation de soi. (VI, p. 352) 10
Nous pensons que Bataille va être au plus près de la positivité de la communication évoquée par Jean Hyppolite en tentant de penser la poésie en rapport avec la communauté. A ce titre, l’absence de poésie offre la possibilité d’une autre lecture de la réflexion poursuivie par Bataille au sujet de la communication, d’une lecture qui tend à déceler les moments où la poésie oriente effectivement la dépense vers cette autre communication et cette autre souveraineté que révèle la fin de La Religion surréaliste. Dans une telle perspective, on comprend que la poésie va modifier quelque peu la mise en jeu du sujet, qu’elle va donner lieu à une mise en jeu spécifique que nous tenterons désormais de cerner en partant de cette première question : comment penser "ce" que devient le poète quand la communication s’éloigne de la fusion ? Comment cerner "ce" qui, en conséquence, ne peut être pensé ni comme un individu, ni comme un sujet, ni comme une subjectivité fusionnelle ? En tentant de communiquer avec l’expérience de Bataille, de parcourir sa limite – « limite qui, écrit-il, est la nôtre : la sienne, la mienne, celle de notre temps, celle de notre communauté » (CD, p. 65) –, Jean-Luc Nancy montre comment Bataille en vient à renoncer « secrètement, discrètement, et même à son insu, à penser la communauté proprement dite » (CD, p. 64). Bataille aurait plus 10
Nous renvoyons aux pages 350 à 352 de cette discussion où est reproduit le dialogue entre Hyppolite et Bataille. Bataille y affirme notamment : « La communication peut, en effet, viser l’être ouvert ou viser l’être fermé. Dans le second cas, on peut parler plutôt d’union ou bien de désir d’union. On peut exactement parler de désir d’union et l’on aboutit justement à se refermer sur soi-même à partir d’une union. C’est ce que l’on trouve aussi bien dans le thème du mariage que dans le thème de l’Eglise ». (VI, p. 351.) Deux ans plus tard, La Religion surréaliste visera précisément à établir les conditions qui conduisent à une communication qui s’oppose à la fermeture entraînée par l’union.
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précisément renoncé à penser le partage de la communauté ou, si l’on veut, la souveraineté partagée, le partage de la souveraineté « entre des Dasein, entre des existences singulières qui ne sont pas des sujets, et dont le rapport – le partage lui-même – n’est pas une communion, ni une appropriation d’objet, ni une reconnaissance de soi, ni même une communication comme on l’entend entre des sujets ». A la limite, les limites historiques et théoriques d’une pensée apparaissent et nous indiquent ce qu’il est possible de penser grâce à elle, ce qu’il faut désormais parvenir à penser à partir d’elle, voire contre elle. Parcourir la limite de Bataille revient à découvrir une voie, une voie que ces limites devaient l’empêcher de véritablement emprunter, mais que sa pensée est parvenue malgré tout à nous ouvrir en nous en indiquant la nécessité. Que Nancy puisse par exemple penser, à partir de Bataille, la communauté dans le partage, cela tend certainement à nous montrer que cette pensée, loin d’être absolument fermée à une telle conception de la communauté, s’en approche au moins à certains moments. La réflexion de Nancy invite d’autant mieux à le penser qu’elle s’appuie sur des notions propres à Bataille, et qui ne sont pas alors nécessairement critiquées, pour penser la souveraineté partagée. C’est notamment le cas avec l’analyse d’un terme déterminant pour la compréhension de ce que Bataille avance dans La Religion surréaliste : le terme de passion. Jean-Luc Nancy définit la passion qui détermine le rapport mythique à l’absence de mythe « comme un mouvement qui porte à la limite, et à la limite de l’être » (CD, p. 149). Si l’on veut comprendre ce qui légitime une telle définition, il faut se reporter à la première partie de La Communauté désœuvrée où Nancy rappelle comment, dans une conférence précédant de quelques mois La Religion surréaliste, Bataille avait significativement identifié la passion au sacré : « ce que j’appelais tout à l’heure le sacré, d’un nom qui est peut-être purement pédant, […] n’est au fond que le déchaînement des passions, […] n’est au fond que le monde que Sade a représenté et dont personne ne veut parce qu’il fait peur » (VII, p. 371). Nancy met cette déclaration en rapport avec un passage de La Souveraineté, où il est également question de Sade, en montrant comment l’exigence de la communication conduit finalement Bataille « à reconnaître dans la communauté […] la limite de Sade » (CD, p. 80). Selon Bataille, l’« erreur grossière » (VIII, p. 297) de Sade
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consisterait en effet à n’avoir pas compris que « l’être n’est jamais moi seul, [que] c’est toujours moi et mes semblables » : Même si mes semblables changent, si j’exclus de leur nombre celui que je tenais pour tel, si je lui ajoute celui-là que je tenais pour extérieur, je parle et dès lors je suis – l’être en moi-même est – hors de moi comme en moi-même. En conséquence, disposer de nous-mêmes et du monde a du moins cette limitation : que sinon le monde, une partie des êtres qu’il contient n’est pas distincte de nous. Le monde n’est pas, comme Sade à la limite le représenta, composé de lui-même et de choses.
La position de Bataille indique clairement, comme le souligne Nancy, que si la communauté est du côté du déchaînement des passions, c’est au sens où le sacré « n’est pas la libre emprise d’une subjectivité, et où la liberté n’est pas l’autosuffisance » (CD, p. 81). Le déchaînement de mes passions n’est pas limité par la présence de l’autre, mais l’exposition à l’autre est seule, au contraire, en mesure de déchaîner mes passions. La passion déchaînée relève donc bien du même ordre que ce que Bataille nomme la contagion, ou la communication : Ce qui se communique, ce qui est contagieux et ce qui, de cette manière – et seulement de cette manière – se « déchaîne », c’est la passion de la singularité comme telle. L’être singulier, parce que singulier, est dans la passion – la passivité, la souffrance, et l’excès – du partage de sa singularité.
En montrant comment la passion est « la passion de la singularité comme telle », Nancy est en mesure d’expliquer pourquoi, chez Bataille, cette passion définit logiquement le "lieu" de la communauté : Si l’être se définit dans la singularité des êtres (c’est au fond la manière dont Bataille, consciemment ou non, transcrit la pensée heideggerienne de la finitude de l’être), c’est-à-dire si l’être n’est pas l’Etre communiant en lui-même avec lui-même, s’il n’est pas sa propre immanence, mais s’il est le singulier des êtres (c’est ainsi que je transcrirais Heidegger et Bataille l’un par l’autre), s’il partage les singularités, étant lui-même partagé par elles, alors, la passion porte à la limite de la singularité : logiquement, cette limite est le lieu de la communauté. (CD, pp. 149-150)
Puisqu’en ce "lieu" ou en ce "point" l’interruption du mythe et l’absence de communauté indiquent qu’il n’y a ni fusion, ni
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communion, ni consumation, il faut conclure que l’interruption de la communauté permet à la singularité de s’exposer à nouveau à sa limite, de s’exposer à l’autre singularité. En d’autres termes, quand la communauté s’absente, « les êtres singuliers comparaissent : cette comparution fait leur être, les communique l’un à l’autre » (CD, p. 152) ; l’absence de communauté, « l’interruption d’une totalité qui l’accomplirait », apparaît comme « la loi même de la comparution » et réveille la passion « d’être en commun » (CD, p. 153) : […] l’interruption du mythe définit la possibilité d’une « passion » égale à la passion mythique – et cependant déchaînée par la suspension de la passion mythique : une passion « consciente », « lucide », ainsi que le dit Bataille, une passion ouverte par la comparution et pour elle, la passion non de se fondre, mais d’être exposé, et de savoir que la communauté [est] offerte au dehors de chaque singularité, et pour cela toujours interrompue sur le bord de la moindre de ces singularités.
Nancy achève son analyse de la fin de La Religion surréaliste en montrant un aspect peu habituel de la pensée de Bataille, un moment où cette pensée s’éloigne de la fusion qu’elle privilégie le plus souvent, pour lui préférer la comparution, l’exposition des singularités, une communication qui « « communiqu[e] » de ne pas « communier » » (CD, p. 64). En d’autres termes, et d’une manière saisissante, Nancy semble nuancer ce qu’il avait affirmé d’abord très fermement : Bataille apparaît désormais du côté de la communauté partagée qu’il désignait précédemment comme la communauté que l’auteur de La Souveraineté n’avait justement pas su penser. Mots à la limite, la comparution, le partage, la singularité, l’exposition sont autant de termes qui n’apparaissent pas dans le texte de Bataille ; ce sont des mots qui, en quelque sorte, ne peuvent y apparaître, mais y demeurent plutôt comme en suspens, en attente, impliqués par la logique du raisonnement mené par Bataille, mais ne ressortissant pas à ce que les limites de celui-ci pouvaient permettre de formuler jusqu’au bout. Toutefois, si l’on poursuit la lecture menée à la limite par Nancy au point où précisément elle s’interrompt, il est désormais possible de montrer comment la logique du raisonnement de Bataille fait coïncider l’avènement de l’absence de poésie avec la nécessité de retrouver consciemment la passion de comparaître : il faut d’abord déchaîner cette passion dans la conscience, et la porter ainsi à son
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maximum d’intensité, pour atteindre ensuite la pleine communication poétique. En retour, une fois cette communication atteinte grâce à la conscience de la passion retrouvée, la poésie peut être définie comme le "lieu" par excellence de la comparution et de l’être en commun. Ainsi, si nous suivons la logique selon laquelle s’articulent l’absence de mythe, l’absence de communauté et l’absence de poésie, nous sommes conduits à une communication poétique qui s’apparente à une exposition des singularités. Quand, dans les poèmes, la sauvagerie de l’ipse se substitue à l’universel du « je » philosophique, elle se substitue au cogito qu’elle renvoie « à l’économie singulière du sujet qui, comme l’écrit Bernard Sichère, n’est [pas] révélée […] dans la subjectivité philosophique identique à soi »11 : Bataille parle alors au-delà des limites philosophiques de la conscience de soi en même temps qu’il maintient « la béance d’un sujet ». Telle est sa position singulière. Nous arrivons sans doute au point le plus difficile de ce que Bataille propose en 1948 : d’un côté, l’ipse témoigne du maintien du sujet dans le dépassement de l’individualité, tandis que, de l’autre, l’être en commun auquel doit mener la poésie est précisément l’être hors de soi qui n’est pas un sujet. Face à une telle difficulté, on peut d’abord considérer que Bataille retrouve in fine les contradictions qu’il montre parfois en appréhendant l’être hors de soi. Cependant, il faut insister sur une différence qui pourrait bien offrir une issue. D’une part, comme nous le montre la présence de l’ipse sauvage qui s’inscrit dans le poème, la poésie est un langage qui donne un langage, et donc un sujet, à la dépense. D’autre part, la poésie est aussi le langage en tant qu’il dépense, elle est un langage de pure perte qui ouvre sur son dehors non seulement le « je », mais également l’ipse dans un ultime mouvement. A l’instant de la communication, l’ipse n’est plus là ; l’instant advient quand l’ipse est abandonné et se perd. De fait, l’exposition de l’ipse dans le poème n’est pas un renforcement de sa position de sujet mais, tout au contraire, sa contestation la plus violente. L’ipse qui s’expose est un ipse sans cesse porté vers son dehors, un ipse décentré, qui sait que son être n’est nulle part, qui est toujours sur le point d’atteindre ces moments où la dépense poétique l’ouvre au flux souverain qui l’excède. L’ipse exposé porte les traces 11
Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », Tel Quel n°93, 1981, p. 70.
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de son ouverture à ce qu’aucun sujet ne peut assimiler, il est travaillé et transformé par cette ouverture dans la proximité maximale de laquelle la poésie le maintient, toujours plus porté par elle vers ce qui l’excède, toujours plus sauvage et instable. Il faut en effet remarquer comment le « je mort » se perd sans retour et s’éloigne avec acharnement de toute identité raisonnable : je suis le vide des cercueils et l’absence de moi dans l’univers entier (III, p. 212)
Les rares fois où le « je » dit « je suis ceci » ou « je suis comme cela », il ne se compare ou ne s’identifie jamais qu’à des réalités ellesmêmes fuyantes ou qui désignent une absence : il est la mort, le vide, la fièvre, il est le manque que signifient le désir ou la soif. A la question de son identité, le « je » ne se contente pas de répondre par un simple « je suis moi », énoncé qui, en appliquant à la lettre le principe d’identité, répond par l’évidence à une question insoluble mais manifeste malgré tout, et bien qu’il soit chaque fois formellement le même, le caractère unique de celui qui l’énonce. Le « je » dit, ce qui est à la fois plus tortueux et plus complexe, « je suis/ce qui n’est pas » (III, p. 375). En substituant un « ce qui n’est pas » au « moi » de la formule habituelle, on pourrait d’abord penser que le « je » signifie qu’il n’est rien en cherchant, à travers une formule logiquement intenable, à souligner le caractère insignifiant de son existence. Cependant, le sens d’une telle réponse est sans doute plus complexe. Affirmer « je suis/ce qui n’est pas » signifie davantage « je ne suis rien qui est » que, simplement, « je ne suis rien ». Autrement dit, le « je » affirme alors que rien n’est comme lui, c’està-dire qu’il n’est comme rien, absolument singulier. Il importe de noter la manière dont est formulée cette affirmation. L’identité du « je », bien que singulière, aurait pu être dite à travers des rapprochements qui, in fine, auraient souligné des différences. Au lieu de cela, la formule radicale qui est énoncée s’apparente à un saut brutal dans l’inconnu : je ne suis rien que l’on puisse connaître puisque je ne puis être rapporté à rien de connu. Cette manière d’insister sur le caractère inconnaissable de l’ipse se manifeste dans les poèmes selon deux grandes modalités. Tout d’abord, le « je »
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multiplie parfois les identités comme pour mieux souligner le caractère peu assuré de la sienne : […] les mouches les abeilles les veaux les éléphants barissent font l’amour je suis un éléphant je suis un veau je suis un verre de vin blanc (V, p. 560)
Il existe ici un passage à la fois rapide et brutal d’une identité à l’autre qui est d’autant plus troublant que ce à quoi s’identifie le « je » s’avère des plus hétérogènes. En affirmant être ceci qui n’est pas cela qu’il n’est pourtant pas moins, cela qui, à son tour, n’est pas ceci qu’il est aussi, le « je » est emporté dans une sorte de mouvement sans fin dont on pourrait exprimer le sens de la manière suivante : je suis tout, donc je ne suis rien. A l’inverse, il existe des séquences où le « je » n’a de cesse de marteler ce qu’il n’est pas, soulignant là encore, mais d’une autre façon, le caractère fuyant de son être : J’emplis le ciel de ma présence Mon cri n’est pas celui d’un grand oiseau qui perce l’aube mon chant n’est pas celui des cigales emplissant les nuits d’été ma plainte n’est pas celle des agonisants dans le vide qui suit un bombardement […] (IV, p. 34)
Il importe de retenir comment le « je » joue ici avec l’espace et le temps pour mieux manifester son insaisissable singularité. Ni en haut ni en bas, ni grand ni petit, ni un ni multiple, il n’est ni l’aigle dans le ciel ni les cigales dans les champs ; ni continu ni discontinu, ni plein ni vide, il n’est pas le chant des insectes, le cri du rapace ou la plainte des agonisants ; pas plus l’aube que la nuit, il échappe en un mot à toutes les catégories qui pourraient, si ce n’est le définir, au moins le cerner ou le situer. Fuyante – je ne suis pas –, fragile – je suis ceci, mais aussi bien cela –, changeante – je suis ceci, puis cela –, la singularité de l’ipse qui s’expose ne présente pas les caractères de stabilité et de constance qui pourraient être le fondement d’une identité personnelle.
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En accomplissant un saut hors de soi, grâce à l’exposition que permet la poésie, le « je » pénètre dans un univers où la fuite l’emporte sur la permanence et où, à son tour, l’identité personnelle est marquée par ce mouvement incessant. Cependant, le « je » qui s’exprime alors ne se perçoit pas comme une simple suite d’événements : il se sait essentiellement changeant, il est conscient du caractère irréductible de son être. Par-delà la mort du moi, il continue d’ailleurs de parler dans les poèmes, témoignant par là de la présence d’une instance qui se tient en retrait par rapport au mouvement qu’elle perçoit. Un « je » parle qui s’avère pour le moins étrange, paradoxal, qui ne peut plus, pour se définir, se ranger à l’évidence d’un simple « je suis moi » mais emprunte des voies plus tortueuses, comme pour mieux souligner la conscience de son être excédant. Afin d’exprimer qui il est, il lui faut désormais trouver des formules qui, d’une part, garantissent la présence d’une instance qui se tient en retrait par rapport aux changements qui l’affectent et, d’autre part, qui signalent que cette instance n’est pas assurée, qu’elle est elle-même instable. D’où le caractère contradictoire d’une formule –« je suis/ce qui n’est pas » – qui prive simultanément de l’être qu’elle donne, comme si le paradoxe et la contradiction pouvaient seuls rendre compte de l’être impossible qui s’exprime. Si le « je » devait parodier l’expression par laquelle Descartes devait lui-même se désigner à partir de la deuxième méditation, il ne dirait pas simplement « je suis une chose qui change », mais, formule certainement impossible, « je suis la chose qui change », c’est-à-dire l’être dont la seule constance est de changer, qui sait qu’il n’est rien et ne peut rien savoir d’autre. La singularité qui se manifeste dans les poèmes s’oriente dans la même direction que celle qui nous est apparue dans les analyses de La Religion surréaliste : elle n’a pas le sens d’un isolement mais d’une ouverture vers un excès souverain, vers ce qui n’est pas un sujet et n’est qu’en commun. Au terme de La Religion surréaliste, la possibilité d’une autre lecture de la réflexion que Bataille mène sur la poésie peut être précisée. La lecture qui voudrait s’atteler à montrer qu’il existe, au sein de cette réflexion, d’autres traces de l’intuition que décèle l’absence de poésie devra se mettre en quête de tout ce qui, dans la poésie telle que Bataille l’envisage, permettrait éventuellement de se rapprocher d’une communication entendue comme une comparution ; comparution que Bataille a peutêtre pressentie comme la "vérité" de la poésie, mais qu’il n’a jamais
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cependant vraiment formulée jusqu’au bout. Cette recherche doit être doublée d’une autre question : comment mieux décrire la comparution et l’exposition que permet la poésie et par lesquelles le « je » vient pleinement à l’être dans les poèmes ? La Religion surréaliste établit clairement que la transgression, dans la conscience, de la limite qui définit l’individu entraîne un autre rapport à la limite, donne lieu à une communication qui ne désigne plus une dissolution des limites dans une fusion ou une communion. De fait, l’affirmation de l’absence de communauté est certainement le point crucial d’une expérience communautaire qui a su d’abord exiger « une « conscience claire » de la séparation » (CD, p. 50)12, c’est-à-dire la conscience « de ce que l’immanence ou l’intimité ne peut pas être retrouvée, et de ce que, en définitive, elle n’est pas à retrouver ». Cette conscience claire qui se définit « comme ce qui se communique dans la communauté, et comme ce que la communauté communique » (CD, p. 51) est l’extase. Autrement dit, « je n’ai jamais une telle conscience comme ma conscience, et […] je ne l’ai au contraire que dans la communauté et par elle » (CD, p. 52). Cette extase n’a rien d’un inconscient, elle « n’est pas l’envers d’un sujet, ou son clivage », mais désigne plus précisément « la conscience claire à l’extrémité de sa clarté, où être conscient de soi s’avère être hors de soi de la conscience ». L’extase signifie donc la plénitude de la clarté, elle est à l’extrémité de celle-ci, atteint l’extrême limite où la clarté s’achève et s’accomplit. Au comble de la conscience, l’extase retrouve la poésie qui, rappelons-le, se situe à « l’extrémité de la lucidité » (VII, p. 395) : à la limite ultime de la clarté, l’extase et la poésie se confondent. Conscience la plus haute, la poésie, comme l’extase, atteint une limite que, cette fois, il ne s’agit plus de franchir ou de transgresser. Quand la communauté s’interrompt et que la limite qui fait l’individu est transgressée, l’abolition, dans la conscience, de la séparation entre les 12
C’est parce que Bataille a appréhendé la communauté comme « l’espace même, et l’espacement du dehors, du hors-de-soi » (CD, pp. 49-50) que, pour Nancy, il a fait de « la manière la plus aiguë, l’expérience moderne de la communauté ». Cette expérience atteint justement « son point crucial » quand Bataille exige « la conscience de ce que l’immanence ou l’intimité ne peut pas être retrouvée, et de ce que, en définitive, elle n’est pas à retrouver ». L’exigence de cette « conscience claire » n’ordonne pas d’abandonner la communauté mais dicte au contraire sa nécessité : une telle conscience « ne peut avoir lieu ailleurs que dans la communauté, ou plutôt elle ne peut avoir lieu que comme la communication de la communauté ». (CD, p. 51)
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hommes est bien la conscience de leur irréductible séparation. Ce qui au premier abord se donne comme un paradoxe signifie en fait que seule la conscience claire de cette séparation peut retrouver le sens de la communauté qui, dès lors qu’il n’y a plus aucun sens à vouloir les dissoudre ou les abolir, se révèle être le lieu du partage et de l’exposition des limites ; seule une telle conscience est en mesure de déceler le sens ultime de la poésie qui, justement, est de donner lieu à ce partage et à cette exposition. Le rapprochement de la poésie et de l’extase nous permet ainsi d’établir que les traces que nous cherchons concernent un certain rapport à la limite : si le sens de la poésie méditée par Bataille s’approche parfois de celui d’une comparution, la poésie doit alors logiquement s’apparenter à un partage des limites, à tout ce qui invite ou permet ce partage. Exposition de l’extrême lucidité d’une conscience que Bataille tente lui-même d’exposer et de partager à travers sa conférence, la poésie évoquée dans La Religion surréaliste apparaît comme un premier exemple d’une poésie qui atteint et partage une limite ultime. Par ailleurs, la poésie n’est pas seulement portée à l’extrême de la lucidité mais atteint également d’autres limites. Criant ce « qui en nous est plus fort que nous » (XI, p. 89), elle se présente notamment comme ce qui « nous situe bizarrement aux limites de ce qui est et de ce qui n’est pas » (XI, p. 93) ou encore comme un mouvement qui atteint l’extrémité de l’émotion : « Née de l’événement dont elle est le cri, la poésie accède, en accentuant ce cri, à partir de l’étonnement qui l’a fait naître à l’extrémité de l’émotion possible » (XI, p. 98). On le voit, la poésie, dans ces divers exemples, est toujours un mouvement qui parvient à une limite dernière en franchissant la limite qui fait l’individu séparé. Dans cette perspective, un verbe, dont la présence pourrait au premier abord paraître bien anodine, prend soudain une singulière résonance : ce verbe, c’est le verbe toucher qui, pour peu qu’on y prête attention, semble entretenir avec le mot poésie une relation particulière et intime. La poésie, écrit par exemple Bataille, n’est accessible qu’à celui qui est « touché par une émotion souveraine » (XI, p. 89), la chance touche celui qui écrit13, ou encore l’impossible est « ce que nous ne pouvons toucher 13
Bataille rapporte par exemple : « Je lus Le Corbeau. Je demeurai glacé, touché de contagion. Je me levai et me procurai du papier. Je me rappelle la hâte fébrile avec laquelle j’atteignis la table et j’étais calme. J’étais absorbé en moi-même et jeté dans
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sans nous dissoudre » (V, p. 389)… De tels exemples pourraient être multipliés mais ne parviendraient certainement jamais à nous convaincre de la véritable importance d’un verbe dont l’usage, à la fois commode et commun, pourrait toujours suffire à expliquer la présence ou la fréquence. En fait, le caractère décisif d’un tel mot se révèle en 1947, dans un article de Critique. Alors qu’il énonce les conditions qui permettront à la critique littéraire de ne pas « se détourner de la poésie » (XI, p. 189) et qu’il dégage de l’être même de la littérature les grands principes qui doivent présider à celle-ci, Bataille a cette formule lapidaire : « la poésie, dans la littérature, est l’essentiel, ce qui touche ». C’est à travers ce verbe, en apparence si simple, que s’énonce le sens profond de la poésie ; c’est ce verbe, que Bataille prend soin de souligner, qui est chargé de dire l’être de l’essentiel de la littérature ; c’est enfin à partir de ce qu’il exprime de cet être que, selon Bataille, la critique littéraire doit se décider et s’ordonner. La date ici importe. En 1947, soit un an avant La Révolution surréaliste, et alors que la réflexion sur la poésie connaît son plein essor, la simplicité presque désuète d’un tel verbe se détache avec encore plus de force : au cœur de recherches théoriques denses et ardues, rien apparemment ne pourrait mieux exprimer ce que Bataille ressent ; rien ne pourrait mieux dire ce qu’il poursuit et interroge. Dès lors qu’une telle importance est accordée à « ce qui touche », on comprend que le toucher, quand il s’agit de poésie, n’apparaît jamais tout à fait par hasard, qu’il renvoie toujours au contraire à une réalité plus essentielle que celle qu’il semble d’abord suggérer. Outre le fait que les exemples précédemment cités peuvent apparaître désormais sous un autre jour, cela nous invite surtout à nous demander ce que le toucher, si essentiel, nous dit de la poésie. Remarquons tout d’abord que Bataille ne précise pas ce qui est touché : le caractère intransitif du verbe donne à entendre un sens fort, un sens qui n’a rien de métaphorique ou de figuré, qui confère au toucher d’autant plus de force qu’il nous est donné dans la simplicité la plus absolue, dans une sorte de quasi-dénuement. Le toucher implique cependant toujours au moins deux réalités en présence : pour qu’ait lieu le contact qu’il suppose, il faut qu’au moins mon propre vide. J’écrivis dans ma nuit comme on appelle : […] ». (III, p. 530) Après avoir écrit, Bataille avoue : « Comme je fixais le vide devant moi, une touche aussitôt violente, excessive, m’unit à ce vide. Je voyais ce vide et ne voyais rien, mais lui, le vide, m’embrassait ». (III, p. 207)
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deux "choses" se touchent. Fugitif, simple effleurement, ou, au contraire, prolongé, le toucher a lieu à la surface, il est, plus précisément, le contact de deux surfaces, c’est-à-dire de deux limites. Le toucher fait exister la limite, il ne s’ajoute pas à son être, mais ce n’est que touché que l’être de la limite vient à l’être. La présence du toucher chez Bataille nous renvoie au texte de Nancy où le toucher apparaît également comme un terme clé ; elle nous invite à reprendre et à poursuivre le dialogue. En méditant sur la communauté des amants, Nancy montre comment l’amour, pour peu qu’il ne soit pas appréhendé à partir du modèle de « la communion en un » (CD, p. 95)14, expose « l’inaccomplissement incessant de la communauté », la communication « sur sa limite ». Les amants, « à l’extrémité du partage », exposent « l’exposition des êtres singuliers les uns aux autres, et le battement de cette exposition : la comparution, le passage et le partage ». Selon Nancy, « En eux, ou entre eux, […] l’extase, la joie touche sa limite » ; le toucher est la limite, il est « l’immanence non atteinte mais proche et comme promise » (CD, p. 96). Alors qu’ils atteignent la limite de l’extase et de la joie, « les amants cependant la diffèrent : à moins d’un suicide commun vieux mythe et vieux désir qui abolit la limite et le toucher à la fois ». L’extase, ou la joie, « a lieu en se différant », telle est la vérité qu’impose l’amour partagé par ceux qui s’aiment. La joie que Nancy évoque à propos des amants a le sens de celle que Bataille, en 1939, disait éprouver devant la mort ; elle est à entendre au sens de cette joie dont ce dernier a tenté de définir la pratique, pratique que Nancy décrit comme « le ravissement – au sens fort – de l’être singulier qui ne franchit pas la mort » (CD, p. 84), mais qui atteint plutôt « jusqu’à le toucher mais sans se l’approprier, l’extrême de sa singularité, la fin de sa finitude, c’est-à-dire les confins sur lesquels a lieu, sans relâche, la comparution avec l’autre et devant lui » (CD, p. 85). Outre le fait que Bataille ait, dès 1939, rapproché la pratique de la poésie de cette joie, il importe avant tout de souligner que la poésie entendue au sens fort comme ce qui touche semble bien être dans sa réflexion la trace de cette comparution à laquelle il semble que la poésie aboutisse quand le mythe et la communauté s’interrompent. 14 Jean-Luc Nancy consacre plusieurs pages à la communauté des amants et montre notamment comment, chez Bataille, « la communion demeure sourdement obsédante » (p. 93) dans la représentation des amants. (Cf. CD, pp. 89-102.)
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Mais si la présence de cette poésie qui touche confirme certainement ce que laissait supposer l’absence de poésie, elle permet également d’en cerner plus pleinement le sens. Quand la poésie touche, elle désigne le partage de deux limites, le "lieu" où les limites se partagent, où les êtres singuliers comparaissent et viennent à l’être ; quand "advient" l’absence de communauté et que la transgression de la limite qui fait l’individu atteint jusqu’à l’absence de poésie, la poésie, en dépensant sans raison ni compter, à l’instar de l’extase, « arrive à l’être singulier » (CD, p. 24), parvient à l’exposition de la singularité « qui n’est pas close dans une forme », mais « touche de tout son être à sa limite singulière » (CD, p. 73). Par-delà les limites qui définissent l’individu, et parce qu’en se dé-chaînant elle épouse, éprouve et manifeste une fuite que ces limites ne peuvent contenir et qui est au fondement de l’être15, la poésie touche en effet la limite singulière de l’être, expose, en d’autres termes, sa finitude, l’expose au dehors, à sa naissance et à sa mort16. Ceux que Bataille nomme, dans La Religion surréaliste, les « poètes réels » (VII, p. 394), ceux qui, autrement dit, s’abandonnent à la dépense poétique la plus pure, s’approchent de l’être singulier évoqué par Nancy ; ces poètes, à l’instar du « je » qui apparaît dans les poèmes, sont bien ces êtres que l’épreuve poétique de la fuite fondamentale de l’être porte à l’extrémité singulière de leur être ; ils sont bien ces êtres que l’épreuve répétée de cette fuite à travers la poésie fait être en répondant consciemment à la passion d’être en commun sans communier. De fait, l’absence de poésie semble définir un "espace" où la dépense poétique, née de la conscience claire de la séparation, se 15 Rappelons ce que Bataille écrivait à la fin de L’Erotisme : « J’ai parlé d’expérience mystique, je n’ai pas parlé de poésie. Je n’aurais pu le faire sans entrer plus avant dans un dédale intellectuel : nous sentons tous ce qu’est la poésie. Elle nous fonde, mais nous ne savons pas en parler ». (X, p. 30. Nous soulignons.) 16 Jean-Luc Nancy écrit en ce sens : « Le partage répond à ceci : ce que la communauté me révèle, en me présentant ma naissance et ma mort, c’est mon existence hors de moi. Ce qui ne veut pas dire mon existence réinvestie dans ou par la communauté, comme si celle-ci était un autre sujet qui prendrait ma relève, sur un mode dialectique ou sur un mode communiel. La communauté ne prend pas la relève de la finitude qu’elle expose. Elle n’est elle-même, en somme, que cette exposition. Elle est la communauté des être finis, et en tant que telle elle est elle-même communauté finie ». Autrement dit, la communauté est finie « non pas [comme] communauté limitée par rapport à une communauté infinie ou absolue, mais communauté de la finitude, parce que la finitude "est" communautaire, et que rien d’autre qu’elle n’est communautaire ». (CD, p. 68)
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voit conférer le sens ultime d’une exposition et d’un partage des singularités : conscient de l’interruption de la communauté, et transgressant en conséquence la limite qui fait l’individu, le poète est en quête d’une pratique d’écriture par laquelle il vient enfin pleinement à l’être en partageant la limite singulière que la dépense souveraine lui permet d’atteindre et de toucher. En ce sens, l’absence de poésie qui succède à l’absence de mythe retrouverait la vérité de la communauté qui, comme l’écrit Nancy, « signifie […] qu’il n’y a pas d’être singulier sans un autre être singulier ». Puisque l’absence de communauté amène à substituer à la communion un toucher qui, certes, signifie la proximité de l’immanence mais non sa réalisation, il s’ensuit que la finitude que touche et expose la poésie n’est elle-même rien, « qu’elle n’est pas un fond, ni une essence, ni une substance » (CD, p. 72), mais qu’elle se présente et s’expose, c’est-à-dire qu’elle « existe en tant que communication ». En se présentant comme le degré ultime de la passion de la communauté, l’absence de poésie proviendrait de cette vérité profonde « que la finitude se présente toujours dans l’être-en-commun et comme cet être lui-même » ; en désirant au plus haut point communiquer la passion d’être en commun, la poésie qui touche répondrait à la conscience la plus grande que la singularité n’existe qu’exposée à un dehors, et que ce « dehors lui-même n’est à son tour rien d’autre que l’exposition d’une autre aréalité, d’une autre singularité ». Exposition ou partage, qui « donne lieu […] à une interpellation mutuelle des singularités », tel serait le sens ultime de la poésie quand s’interrompt le mythe, le sens ultime auquel nous conduirait la réflexion de Bataille développée à la fin de La Religion surréaliste : chaque fois qu’advient la chance d’une pure dépense poétique et que la singularité est, en conséquence, touchée, l’absence de poésie réalise concrètement la communauté interrompue qui « ne s’appartient pas, […] ne se réunit pas, [mais] se communique de place singulière en place singulière » (CD, p. 153) ; chaque fois que la poésie touche, qu’elle parvient à la « transmission d’un tremblement au bord de l’être » (CD, p. 152), la communauté interrompue est communiquée, la passion de l’être en commun est partagée à travers ce toucher singulier. L’absence de poésie apparaît plus concrètement comme le "lieu" de la communauté, comme une écriture qui n’a effectivement de
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sens et n’est possible qu’écrite en direction de l’autre, du lecteur qu’elle exige et à qui elle s’adresse, sans qui elle ne serait rien. Il nous semble que les critiques acerbes que Bataille adresse à Genet à la fin de La Littérature et le Mal tiennent précisément au fait que, selon lui, Genet se situe aux antipodes d’une telle communauté, qu’il s’en détourne et que, de surcroît, il le fait délibérément. La communication décrite à la fin de La Littérature et le Mal n’a pas les mêmes accents que dans les études qu’il lui consacrait notamment dans L’Expérience intérieure et dans Le Coupable17. Les raisons de cette différence nous apparaissent désormais plus clairement. Si la communication poétique ne peut s’apparenter, par exemple, à une contagion qui serait « la compénétration intime de deux êtres » (V, p. 311), c’est que Bataille découvre au fondement de cette communication la présence irréductible de l’autre. Il faut noter comment, dans La Littérature et le Mal, le sens de la poésie est toujours rattaché au souci de l’autre, de l’autre sans lequel elle ne s’écrirait pas : « la tâche littéraire authentique, écrit Bataille, n’est concevable que dans le désir d’une communication fondamentale avec le lecteur » (IX, p. 183). Bataille ne cesse d’y insister en parlant de Genet : la poésie n’est rien sans la considération dans laquelle l’auteur se doit de tenir son lecteur ; elle n’est rien si elle ne part « d’un auteur souverain, par-delà les servitudes d’un lecteur isolé, [et] s’adresse à l’humanité souveraine » (IX, p. 300). Cette adresse, cette manière d’écrire toujours en direction de l’autre et par-delà son isolement, est d’autant plus déterminante que c’est précisément pour n’avoir pas su en saisir pleinement le sens que, finalement, selon Bataille, Genet échoue : Tout s’éclaire à ce point : ce qui enlise Genet tient à la solitude où il s’enferme, où ce qui subsiste des autres est toujours vague, indifférent : c’est en un mot qu’il fait à son solitaire profit le Mal auquel il eut recours afin d’exister souverainement. (IX, p. 315)
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Cette différence de tonalité doit d’autant plus retenir l’attention que, nous l’avons vu, l’étude que Bataille consacre à Genet est pour lui l’occasion de reprendre et de résumer sa propre pensée, d’affirmer et de préciser à nouveau le sens et la valeur de ses principaux concepts. Pensée d’abord comme une communication majeure, la littérature, en retour, infléchirait ainsi la communication vers le sens qui était impliqué dans la logique de l’articulation de l’absence de mythe, de communauté et de poésie que développait La Religion surréaliste.
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La solitude de Genet est un enfermement, elle apparaît comme la négation de l’existence de l’autre et, par conséquent, de ce qu’il est : dans la solitude, l’autre s’efface, ce qui subsiste de lui est au mieux « vague » ou « indifférent » ; l’autre s’efface, et cet effacement signifie l’impossibilité même de la communication poétique. La poésie, qu’elle soit d’ailleurs écrite ou lue, doit toujours être écrite ou lue en direction de l’autre18, ne peut en aucune manière se passer de lui. De fait, au terme de l’étude consacrée à Genet, la lecture semble plus du côté du contact et du toucher que de celui de n’importe quelle compénétration : exigence de dualité, d’égalité, de souci de l’autre et de désir de l’atteindre, la lecture apparaît comme un rapport privilégié à l’autre, à son irréductible présence. Ainsi, les textes que Bataille consacre à la communication poétique à la fin des années 40 nous montrent l’émergence d’une poésie dont l’écriture, la lecture et leur sens dans la communauté 18
La nature des liens qui doivent unir l’auteur et le lecteur apparaît plus concrètement dans un compte rendu que Bataille consacre à Jean Santeuil en 1952. A la lecture des premiers chapitres parus du roman de Proust, « il était difficile, avoue Bataille, de ne pas être déçu par des ébauches très maladroites, où nous retrouvions bien des éléments formels de la Recherche, mais sans rien qui opérât, qui ouvrît un infini de perspectives mouvantes, en un mot sans que s’établît la "communication" ». (Notes IX, p 462.) Alors que Jean Santeuil déçoit précisément dans la mesure où il ne permet pas d’établir une véritable communication, toute autre est la Recherche qui retrouve le sens profond de la lecture : « De la Recherche au lecteur, passe un courant furtif, intime et doux, qui gagne la complicité : Jean Santeuil nous informe parfois des mêmes faits, mais n’agit pas : ces faits, nous les apercevons maintenant tels qu’un écrivain froid et pressé les étale, ils ne nous touchent jamais, nous n’en tirons qu’une évidence pénible, celle de l’impuissance de l’auteur. Il y avait dans la divulgation de ces premières pages, de quoi justifier la réaction de ceux qui demandèrent : "fallait-il publier cette œuvre abandonnée, selon l’apparence destinée à la destruction ?" ». Selon Bataille, ce n’est pas tant la qualité de la composition ou le choix des thèmes qui expliquent la différence de Jean Santeuil à la Recherche, tout se situe au niveau de l’auteur, au niveau de ce que l’on pourrait nommer son implication : « froid et pressé », le Proust de Jean Santeuil est impuissant à toucher le lecteur, à établir cette communication que Bataille évoque en terme de complicité. En revanche, une communication, « un courant furtif, intime et doux » passe entre l’auteur et le lecteur de la Recherche ; une communication les unit dans une complicité dont, là encore, rien ne justifie qu’elle soit comprise comme le mélange intime que suppose la fusion – une telle intimité entre le lecteur et l’auteur rendrait même improbable une complicité qui implique la présence de l’un et de l’autre ; elle risquerait pour finir d’aboutir à une autre forme de négation de l’autre, négation qui, quelle qu’elle soit, et au vu des lectures que Bataille livre de Genet ou de Proust, apparaît comme l’exact contraire de ce que désigne pour lui la littérature.
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forment un tout cohérent, un système auquel semblent mener les réflexions poursuivies depuis les premières confrontations avec le surréalisme. Cette cohérence apparaît avec d’autant plus d’évidence que les quelques fois où Bataille aborde la question de la lecture, son exigence est la même que celle qu’il manifeste à propos de l’écriture : On sait ce que sont souvent les lectures des œuvres poétiques ; chacun transcrit sur une espèce de cadran des indications d’une extrême banalité et substitue à la notion poétique ces indications qui sont commandées par l’existence des intérêts variés qui existent actuellement dans le monde. Il n’y a pas jusqu’à l’intérêt de l’existence d’un mouvement, en particulier jusqu’à l’intérêt d’un éditeur, d’une revue, tout cela déforme profondément la communication poétique, tout cela la réduit souvent au souci de former un jugement analogue à celui qu’on forme lorsqu’on fabrique. (VII, p. 392)
Tout comme il l’a toujours fait s’agissant de l’écriture, Bataille exige de la lecture des effets réels. Ces effets sont aux antipodes de ceux que sont susceptibles de produire des œuvres comme celles, qu’il juge trop froides, de Genet, ou encore comme « les éblouissements, écrit-il, que prodiguait Aragon dans les premiers temps du surréalisme » (IX, p. 305) : Je ne crois pas que ce genre de provocation cesse un jour de séduire, mais l’effet de séduction est subordonné à l’intérêt d’un succès extérieur, à la préférence pour un faux-semblant, plus vite sensible. Les servilités dans la recherche de ces réussites sont les mêmes chez l’auteur et chez les lecteurs. Chacun de leur côté, auteur et lecteur évitent le déchirement, l’anéantissement, qu’est la communication souveraine, ils se bornent l’un et l’autre aux prestiges de la réussite.
Les œuvres fascinées par les « prestiges de la réussite », les œuvres qui sacrifient la dépense et la communication au profit de l’œuvre, suscitent en conséquence des lectures serviles, des lectures qui ont perdu le sens de la lecture, qui ignorent les déchirements réels qu’engendre la véritable lecture. Dans L’Expérience intérieure, Bataille n’avait déjà pas de mots assez durs pour fustiger une lecture édulcorée, assagie, éloignée des bouleversements qui font seuls le sens de la lecture : Absurdité de lire ce qui devrait déchirer à la limite de mourir et, pour commencer, de préparer sa lampe, une boisson, son lit, de remonter sa montre. J’en ris mais que dire de « poètes » qui s’imaginent au-dessus
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE des attitudes voulues sans s’avouer qu’ils ont comme moi la tête vide : – le montrer un jour, avec rigueur – à froid – jusqu’au moment où l’on est brisé, suppliant, où l’on cesse de dissimuler, d’être absent. (V, pp. 49-50)
Il y a sans aucun doute dans cette manière d’exiger une lecture qui déchire, anéantit et supprime la particularité, des accents qui ne sont pas sans rappeler la haine dans laquelle Bataille tient l’écriture poétique. De fait, il est à parier que, si ce dernier avait poursuivi plus avant sa réflexion sur ce point, il aurait pu évoquer une haine de la lecture visant à en imposer le sens véritable et exigeant. Le lecteur qui lit « pour se supprimer » (IX, p. 301) répond certainement à une nécessité non moins obscure que celle qui pousse à écrire : au même titre que ces auteurs que Bataille dit contraints19 à l’écriture, le véritable lecteur, qui ne lit pas par simple plaisir ou louable curiosité, semble également contraint à la lecture. A l’instar du génie poétique qui devine toute l’étendue des ruines exigées par la communication, il y aurait de la même façon un génie de la lecture qui consisterait à chercher en elle la suppression la plus grande et sans concession de l’être isolé afin d’accéder à une existence poétique et souveraine que rien ne peut plus asservir. Cette existence, Bataille la décrit d’ailleurs en termes très clairs dans L’Expérience intérieure : L’ipse devant communiquer – avec d’autres qui lui ressemblent – a recours à des phrases avilissantes. Il sombrerait dans l’insignifiance du « je » (l’équivoque), s’il ne tentait de communiquer. De cette façon, l’existence poétique en moi s’adresse à l’existence poétique en d’autres et c’est un paradoxe, sans doute, si j’attends de semblables ivres de poésie ce que je n’attendrais pas les sachant lucides. Or je ne puis être moi-même ipse sans avoir jeté ce cri vers eux. Par ce cri seul, j’ai la puissance d’anéantir en moi le « je » comme il l’anéantiront en eux s’ils m’entendent. (V, p. 136)
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Dans la préface du Bleu du ciel, Bataille se demande en effet : « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? ». Un peu plus loin, il précise : « J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à le justifier. Je me borne à donner des titres qui répondent à mon affirmation (quelques titres…, j’en pourrais donner d’autres, mais le désordre est la mesure de mon intention) : Wuthering Heights, Le Procès, La Recherche du temps perdu, Le Rouge et le Noir, Eugénie de Franval, L’Arrêt de mort, Sarrazine, L’Idiot… ». (III, p. 381)
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L’ipse de celui qui écrit ne peut venir à l’être s’il ne s’adresse à l’ipse de celui qui lit. De la même façon, celui qui lit n’est à son tour ipse que s’il entend le cri jeté vers lui, la poésie où le « je mort » de celui qui écrit s’expose. Ecrire ou lire en direction de l’ipse de celui qui lit ou écrit sont les deux faces d’une même exposition qui fait être ; les deux faces d’une poésie dont le fonctionnement nous apparaît désormais dans sa totalité : celui qui écrit vient à l’être en s’exposant à celui qui lit et auquel il s’adresse, celui qui lit vient à l’être en s’exposant à la singularité atteinte et manifestée dans le poème. Que signifient en effet le lecteur et l’auteur envisagés sans l’œuvre et le courant de communication qui passe entre eux ? Tout comme Tristan et Yseut pour qui « rien ne compte que l’amour qui les déchire ensemble » (V, p. 112) et qui, « considérés sans [cet] amour », apparaissent « comme deux êtres pâles, privés de merveilleux », rien ne compte pour l’auteur et le lecteur que la communication ; rien ne compte que l’écriture et la lecture : Les êtres particuliers comptent peu et renferment d’inavouables points de vue, si l’on considère ce qui s’anime, passant de l’un à l’autre dans l’amour, dans de tragiques spectacles, dans des mouvements de ferveur. Ainsi nous ne sommes rien, ni toi ni moi, auprès des paroles brûlantes qui pourraient aller de toi vers moi, imprimées sur un feuillet : car je n’aurai vécu que pour les écrire, et, s’il est vrai qu’elles s’adressent à toi, tu vivras d’avoir eu la force de les entendre. (V, pp. 111-112)
De moi vers toi, seul compte ce qui est écrit de moi à toi ; seule compte cette communication qui exige la suppression radicale de celui qui écrit pour qu’en retour soit rendue possible la communication que recherche et attend celui qui lit. Incapable, pour Bataille, « de dépasser en lui la personne pauvre » (IX, p. 303), Genet ne passionne pas, il ne touche pas l’humanité souveraine du lecteur : en n’exposant pas ce qu’il est par-delà sa particularité, il ne permet pas à son lecteur d’atteindre à son tour l’au-delà de sa propre particularité ; rien de ce qu’il n’est dans l’instant de sa souveraineté ne s’est solidifié dans son œuvre qui puisse atteindre la souveraineté du lecteur ; rien, si l’on reprend le vocabulaire auquel semblait conduire la logique de La Religion surréaliste, rien de sa singularité ne s’expose ni ne se partage qui permette à la singularité de son lecteur de venir à l’être.
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Plusieurs choses peuvent ainsi être retenues de ce que Bataille écrit au sujet de la poésie à la fin des années 40. Il existe, à cette époque, une véritable tentative de penser la poésie en prise avec la communauté. Cette tentative permet à Bataille d’esquisser une mise en jeu qui, d’une part, s’éloigne d’une souveraineté purement subjective et qui, d’autre part, ouvre des perspectives nouvelles à sa pensée dans l’appréhension de l’être hors de soi de la communication. Articulée avec l’absence de communauté et l’absence de mythe, l’absence de poésie, qui marque à la fois l’aboutissement de la refonte de l’écriture automatique et son dépassement, se présente comme le franchissement conscient de la limite qui ferme l’individu sur lui-même et comme l’ouverture sur la communauté, laquelle fait venir à l’être un être qui n’est qu’en commun. Celui qui se livre à la poésie au sein de l’absence de communauté s’abandonne en répondant à la passion de comparaître. L’évocation d’un tel abandon intervient au terme d’un long parcours durant lequel Bataille a tenté de cerner l’épreuve de l’être excédant, laquelle, pour opérer une réelle rupture, doit demeurer fermée à toute appropriation, doit demeurer hors du sens. Cette épreuve a d’abord été pensée comme l’épreuve de l’impossible qui dissout celui qui l’atteint, le dessaisit de toutes ses possibilités. Cependant, bien que celui-ci soit dénué de pouvoir quant à ce qui lui advient, le sujet demeure celui à qui cela arrive, et la possibilité de faire sens persiste. Pour pallier ce danger, Bataille, et l’influence de Maurice Blanchot est alors sensible, doit s’en prendre à cette possibilité persistante en parvenant à penser les conditions qui permettraient au sujet de se dessaisir de lui-même. C’est à ce moment précis que, selon nous, la réflexion sur la poésie prend toute son ampleur. La poésie, et notamment quand elle est pensée à la suite de l’écriture automatique, offre une possibilité de dépersonnalisation. Avec elle, une nouvelle étape est franchie : le sujet ne peut plus être réduit à son identité et l’instance minimale subjective est décentrée. Toutefois, il est toujours possible d’objecter à Bataille que le problème n’est résolu qu’en partie : si le sujet est contesté, il reste malgré tout le pôle de l’expérience – la fusion que Bataille plaçait au terme de l’expérience le montrait à sa manière en ramenant la communication à une présence à soi. En 1948, la nouveauté consiste à penser la dépense poétique en rapport avec la communauté, avec ce
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qui, par définition, excède les ressources de la métaphysique du sujet. Cette mise en rapport offre ainsi la possibilité de penser la poésie, à la suite des analyses menées par Jean-Luc Nancy, comme une exposition des singularités, laquelle se rattache à une communication qui nous semble parfaitement cohérente avec la présence de l’autre qui s’impose à Bataille sitôt qu’il aborde la question de la poésie ou celle de sa lecture. La dépense poétique qui, nous l’avons vu, apparaît comme le rite majeur de ce que Bataille nomme la religion surréaliste, prend alors tout son sens au sein d’une communauté qui, selon nous, réalise le grand surréalisme proclamé par Bataille. Une fois le mythe et la communauté interrompus, le grand surréalisme commence en effet avec la passion d’être en commun qui, plus concrètement, est celle d’une écriture et d’une lecture que nous pouvons décrire de la manière suivante. D’une part, en dépensant sans compter et en se niant en tant qu’individu, celui qui écrit atteint sa singularité et la partage avec le lecteur auquel il s’adresse et qui, nié lui-même dans sa particularité, lui apparaît à son tour dans sa singularité. D’autre part, le lecteur, en devenant à travers la lecture, et par-delà son être isolé, communication, atteint sa finitude, expose sa limite qu’il partage avec la singularité de l’auteur qui s’expose dans l’œuvre en l’espèce de ce que Bataille nomme « un instant solidifié »20. La communauté interrompue aurait ainsi lieu chaque fois sous la forme d’une écriture ou d’une lecture qui aurait le sens d’un même partage, d’un même 20
La notion d’instant solidifié, à l’aide de laquelle Bataille définit l’œuvre littéraire, révèle une différence sensible avec ce qu’il écrivait en 1939 dans « Le sacré ». Bataille évoquait alors de la manière suivante le « graal » poursuivi par la création artistique : « Le nom d’instant privilégié est le seul qui rende compte avec un peu d’exactitude de ce qui pouvait être rencontré au hasard de la recherche : rien qui constitue une substance à l’épreuve du temps, tout au contraire, ce qui fuit aussitôt apparu et ne se laisse pas saisir ». La nature particulière de ce qui est poursuivi amenait Bataille à formuler des réserves qu’il ne formule plus en 1952 : « La volonté de fixer de tels instants, qui appartient, il est vrai, à la peinture ou à l’écriture n’est que le moyen de les faire réapparaître, car le tableau ou le texte poétique évoquent mais ne substantialisent pas ce qui était une fois apparu. Il en résulte un mélange de malheur et d’exaltation, de dégoût et d’insolence : rien n’apparaît plus misérable et plus mort que la chose fixe, rien n’est plus désirable que ce qui va aussitôt disparaître, mais en même temps le froid du dénuement fait trembler celui qui sent que ce qu’il aime lui échappe et les vains efforts s’épuisent à créer des voies par lesquelles il serait possible de retrouver sans fin ce qui s’enfuit ». (I, pp. 560-561.)
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contact entre deux êtres qui, une fois transgressées les limites de leur être isolé, viendraient l’un et l’autre à l’être en s’exposant l’un à l’autre dans leur singularité21.
21
Il se peut d’ailleurs qu’une telle communauté apparaisse plus concrètement dans ces notes que Bataille prend pour La Souveraineté : « Nécessité d’une communauté athéologique sans exclusion, où personne ne puisse jamais savoir s’il est ou non exclu. Où il soit essentiel de douter si quelqu’un est exclu ou inclus. Donnée dans un mouvement de convergence, jamais saisissable. Même pour le passé l’on ne peut savoir si quelqu’un est exclu ou non. Tous ceux qu’une passion profonde a faits les défenseurs du mal. Blake. Sade. Rimbaud. Lautréamont. Stendhal. Proust. Nietzsche. Emily Brontë. Kafka. Hölderlin (non). La question de Hegel, Freud aussi. Char, Blanchot (surtout commentant Sade). Tous profondément solitaires. Giacometti. Leiris, quel dommage, l’un de ceux qui m’ont le plus scandalisé, le plus profondément scandalisé, justement pour le mélange ». (Notes VIII, p. 639)
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
« Breton (André)… » (La Critique sociale n° 7, 1933), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « La notion de dépense » (La Critique sociale n°7, 1933), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « La conjuration sacrée » (Acéphale, 1936), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « Chevelures » (Verve n°1, 1937), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « Propositions » (Acéphale n°2, 1937), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « Van Gogh Prométhée », (Verve n°1, 1937), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « Corps célestes » (Verve n°2, 1938), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « L’obélisque » (Mesures n°2, 1938), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « La pratique de la joie devant la mort » (Acéphale n°5, juin 1939), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « Le sacré », (Cahiers d’art, 1939), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « Les mangeurs d’étoiles » (André Masson, 1940), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970. « La littérature est-elle utile ? » (Critique, 1944), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « La révolution surréaliste », (Combat, 1945), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « La volonté de l’impossible » (Vrille, 1945), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « André Masson » (Labyrinthe, 1946), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « A prendre ou à laisser » (Troisième convoi, 1946), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « A propos d’assoupissements » (Troisième convoi, 1946), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « De l’âge de pierre à Jacques Prévert » (Critique, 1946), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988. « Expérience mystique et littérature » (Critique, 1946), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
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TABLE DES MATIERES
Influence du surréalisme ..................................................................... 9 Documents : une condamnation sans appel ? ......................................... 12 Les textes posthumes ............................................................................. 21 La confirmation et l’explicite................................................................. 28 Dépasser les notions infiniment .......................................................... 39 Définir et décevoir ................................................................................. 39 La poésie et le simulacre........................................................................ 48 Vers la pratique ...................................................................................... 54 Poésie et expérience.............................................................................. 63 Un long silence : 1933-1939 .................................................................. 63 Matérialité.............................................................................................. 70 Les deux visages .................................................................................... 76 La haine et l’image............................................................................... 93 Réussir, échouer..................................................................................... 93 Contre l’image ....................................................................................... 107 Littéralement.......................................................................................... 120
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GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
L’œuvre sacrifiée.................................................................................. 147 De l’événement à l’instant : du furtif au fuyant ..................................... 148 La poésie, l’instant et le sacrifice........................................................... 155 L’absence d’œuvre................................................................................. 165 Religion farouche................................................................................... 170 L’écriture automatique........................................................................... 178 Au ban de l’impossible .......................................................................... 182 La poésie et la nuit ............................................................................... 191 Entrer dans la nuit .................................................................................. 191 Voir la nuit ............................................................................................. 197 Le miracle ou rien .................................................................................. 211 Se mettre en jeu.................................................................................... 217 Poésie et écriture souveraine.................................................................. 217 Le poète et la flamme............................................................................. 230 L’ipse sauvage ....................................................................................... 252 Figures singulières ................................................................................. 275 La Tombe de Louis XXX ........................................................................ 287 Vers une communauté poétique.......................................................... 307 Lectures de Jean-Luc Nancy .................................................................. 308 Bibliographies....................................................................................... 341