Chapitre 1 : Introduction
Depuis la crise de l‟endettement et l‟imposition des plans d‟ajustement structurel au début...
75 downloads
999 Views
3MB Size
Report
This content was uploaded by our users and we assume good faith they have the permission to share this book. If you own the copyright to this book and it is wrongfully on our website, we offer a simple DMCA procedure to remove your content from our site. Start by pressing the button below!
Report copyright / DMCA form
Chapitre 1 : Introduction
Depuis la crise de l‟endettement et l‟imposition des plans d‟ajustement structurel au début des années 1980, il y a un intérêt grandissant pour la finance populaire. Intérêt des chercheurs qui essayent de comprendre les raisons du succès des tontines (associations rotatives d‟épargne et de crédit) dans les pays africains là où les formes d‟intermédiation financières classiques ont échoué. Intérêt des experts en développement, des organismes de coopération et des ONG qui s‟appuient sur les principes et procédures de la finance populaire pour élaborer des programmes de microcrédit en faveur des catégories sociales laissées en marge du système bancaire. Intérêt des populations elles-mêmes qui étonnent par leur créativité et leur capacité d‟innovation en matière de conception d‟instruments souples et adaptés au contexte socioculturel pour la collecte de l‟épargne et son affectation productive et/ou sociale. S‟il est vrai que les Sénégalais participaient déjà, et depuis fort longtemps, aux tontines, les années 80, marquées par une crise économique profonde, ont favorisé leur éclosion aussi bien en milieu rural qu‟en milieu urbain. La forte mobilité des sénégalais dans l‟espace internationale a contribué à la reproduction de ces pratiques financières populaires dans la plupart des pays d‟immigration. Le dynamisme des tontines face à l‟inertie du système bancaire, soulève des paradoxes et des questions urgentes qui méritent bien d‟être abordées. Paradoxe de la réussite de l‟informel là où le secteur financier moderne a lamentablement échoué et déçu. En effet, les banques commerciales établies au Sénégal n‟ont jusque-là pas réussi à servir plus de 10% de la population active du pays (J-B. Fournier et al. 1993)1. Ce qui signifie que l‟écrasante majorité des Sénégalais est obligée de recourir à des formes alternatives de financement pour satisfaire leurs besoins d‟épargne, d‟assurance et de crédit. Par ailleurs, au milieu des années 80, plusieurs banques ont fait faillite à cause essentiellement de leur incapacité, d‟une part, de s‟ajuster par rapport à l‟environnement socio-économique et, d‟autre part, à recouvrir les crédits alloués à des entrepreneurs politiques puissants tels que les chefs religieux et coutumiers et les responsables du parti au pouvoir. Paradoxe également du recours simultané aux arrangements financiers populaires par des catégories sociales aux conditions socioéconomiques diverses. Des femmes au foyer de Thilogne et de Pikine Médina Gounasse, aux travailleurs des banques commerciales dakaroises en 1
Fournier, J-B; Camille, G. M. et Giguère, P. (1993), “The definition of a legal and operational framework for mutualist financial network: what the actors have to say. The ATOBMS project experience in Senegal”. In Saving and Development no 3, XVII, p. 332.
9
passant par les petits et grands commerçants des marchés et les émigrés sénégalais vivant en France, la tontine, à l‟image du caméléon, change pour s‟adapter aux moyens et aux besoins des participants. La diversité de la participation rejoint naturellement celles des motivations et des finalités. Les motivations d‟ordre psychologique ou social recoupent les préoccupations de nature purement économique et financière. Les désirs d‟accumulation côtoient les obligations sociales de la redistribution. Les besoins de consommations, d‟investissement, de prévoyance et de prestige social s‟accordent intimement dans une même mélodie dialectique. La question demeure de savoir comment la tontine parvient à combiner tout cela en même temps et être un lieu de symbiose entre traditions et modernité, réciprocité et marché, continuité et innovation, etc. Dans la littérature consacrée aux tontines, les chercheurs mettent souvent l‟accent soit sur les motivations économiques, soit sur les considérations sociales, en fonction de leur spécialisation, pour expliquer la participation des individus dans les tontines. Les anthropologues mettent l‟accent sur les relations sociales à l‟intérieur des tontines tandis que les économistes et financiers portent leur attention sur les fonctions d‟épargne et de crédit. En voulant séparer ses deux dimensions, on passe à côté de ce qui fait l‟originalité de ces instruments financiers qui est qu‟ils intègrent dans une fusion dynamique logique sociale et logique économique. Nos recherches font de ce mélange des genres un point essentiel dans l‟explication de la réussite et du dynamisme des tontines au Sénégal. Pour comprendre le dynamisme qui caractérise aujourd‟hui les tontines dans les milieux populaires africains, il s‟avère indispensable de repérer leur ancrage dans les pratiques millénaires de réciprocité et de sociabilité dont les rapports de parenté et de voisinage constituent les principaux supports. Les échanges de dons et de contre-dons au cours des événements sociaux majeurs tels que les mariages, les fêtes religieuses, les funérailles et les baptêmes sont au cœur du lien social en Afrique. Pour certains, comme Adebayo, la tontine existait déjà dans les sociétés africaines précoloniales. Mais elle était enchâssée dans le système de réciprocité qui favorisait la circulation de la main d‟œuvre, des produits agricoles et artisanaux ou encore des bijoux en or ou en argent à la place d‟espèces monétaires. De même que pour Lelart, la tontine a existé avant même l‟usage de la monnaie, il écrit : “Elle (la tontine) a d‟ailleurs préexisté à l‟usage de la monnaie. Elle permettait autrefois de constituer une communauté de travail pour
10
rentabiliser les travaux agricoles et pour réparer le toit des maisons quand la tempête s‟était abattue sur le village” (Michel Lelart 1985, p. 93)2. Plusieurs autres auteurs font de ces mécanismes de solidarité communautaire au niveau villageois, les ancêtres des tontines monétaires actuelles (Henry, A.; Tchente, G-H.; Guillerme-Dieumegard, P., 1991; J-R Essombe Edimo, 1995; C. Mayoukou, 1996)3. Ils parlent tous des tontines de travail dans l‟Afrique précoloniale qui se sont transformées progressivement avec l‟introduction de la monnaie en tontines d‟argent. Cependant, des travaux de certains historiens révéleront la présence de systèmes monétaires déjà très complexes dans certaines sociétés de l‟Afrique de l‟Ouest (Jones, 1958; Hopkins, 1966; Johnson, 1970)4. Ainsi, Adebayo défend l‟hypothèse de l‟existence de tontines monétaires déjà avant l‟introduction des monnaies occidentales (Adebayo, 1994)5. Il montre à quel point le système monétaire yoruba était complexe et avait occasionné des changements sociaux profonds sur les structures hiérarchiques de cette société. Les Associations Rotatives Epargne et de Crédit (AREC), que nous appelons ici tontines, étaient l‟une des formes d‟intermédiation financière à cette époque. Elles favorisaient des échanges sociaux équilibrés contribuant à saper les fondements de la hiérarchie sociale des Yoruba basée sur la naissance. Mais quel que soit le rôle que ces systèmes monétaires précoloniaux ont pu jouer dans le développement des échanges en Afrique de l‟Ouest, leur mécanisme de fonctionnement connaissait des limites évidentes liées à la nature même de leur médium en l‟occurrence les cauris. Leur transport est problématique au delà d‟une certaine quantité et ces systèmes monétaires ne disposaient pas de composantes scripturales ce qui limite de manière 2
Lelart, M., (1985), “L‟épargne informelle en Afrique, Revue des Etudes comparatives, nº14, 2e trimestre, pp. 53-78. 3 Henry, A.; Tchente, G-H.; Guillerme-Dieumegard, P., (1991), Tontines et banques au Cameroun, Karthala, 166p. Essombé Edimo, J-R., (1995), Quel avenir pour l‟Afrique? Financement et développement, Editions Nouvelles du Sud, 172p. Mayoukou, C., (1996), “La réputation, un mécanisme incitatif dans la fonction d‟intermédiation des tontiniers en Afrique Subsaharienne”. Réseaux de Recherche sur l‟Entrepreneuriat, AUPELF-UREF, Note de recherche nº96-57, 19p. 4 Jones, G.I., (1958), “Native and trade Currencies in Southern Nigeria during the Eighteenth and Nineteenth Century”, Africa No 28, 1958, 43-54. Hopkins, A.G., (1966), “The Currency Revolution in South-West Nigeria in the Late Nineteenth Century”, Journal of the Historical Society of Nigeria 3/3, pp. 471-483. Jonhson, M., 1970), “The Cowrie Currencies of West Africa”, The jourrnal of African History 11: 17-49, pp. 331-353. 5 Adebayo, A.G., (1994), “Money, Credit and Banking in Pre-colonial Africa. The Yoruba Experience”, Anthropos 89, pp. 379-400. 11
significative leur large utilisation comme moyens de paiement6. Les changements que l‟introduction de la monnaie occidentale par le biais de la colonisation va entraîner dans la vie économique et sociale des sociétés africaines sont sans commune mesure avec ceux qu‟ont pu provoquer les systèmes monétaires traditionnels. Comme le souligne Bouman, l‟introduction de la taxation, des produits manufacturés, de l‟éducation, des cultures de rentes qui est allée de paire avec celle de la monnaie va avoir des effets spectaculaires dans presque tous les domaines de la vie sociale: désarticulation des systèmes de production d‟auto subsistance, bouleversement des habitudes alimentaires et vestimentaires, réforme des modes et procédures de réciprocité, adaptation des mécanismes de solidarité, etc. (Bouman, 1995)7. Les pratiques de réciprocité où domine la circulation des biens matériels vont laisser la place, petit à petit, à de nouvelles formes de réciprocité où l‟argent va jouer de plus en plus le rôle de médium incontournable. Cette monétarisation des rapports de réciprocité est progressive et se manifeste à travers le caractère aujourd‟hui de plus en plus mixte des dons au cours des cérémonies familiales, aussi bien en milieu rural qu‟en milieu urbain. Avant l‟introduction de la monnaie les produits agricoles et artisanaux étaient au cœur des rapports d‟échange et de réciprocité. La dot, les dons et les cadeaux étaient en nature et se comptaient, par exemple, en têtes de bétail. Avec l‟avènement de la monnaie sous sa forme moderne, les contributions versées à l‟organisatrice d‟une cérémonie familiale commencent à être mixtes. Elles comportent ainsi aussi bien des produits agricoles, artisanaux et manufacturés que de l‟argent liquide. Les mbotaay8ou les piye woudere qui correspondent aux arrangements sociaux solidaires articulés à l‟organisation des cérémonies familiales en milieu wolof9 et haalpulaar10 valorisent aujourd‟hui plus l‟argent liquide que les 6
Le fait que les systèmes monétaires précoloniaux n‟avaient pas de composantes scripturales n‟est pas lié à la connaissance ou non l‟écriture par ces sociétés. L‟écriture était certainement connue à l‟époque précoloniale par la plupart des sociétés sénégambiennes. 7 Bouman, F.J.A., (1995), “ROSCA: on the origin of the species”, Savings and Development, No 2, XIX, pp. 117-145. 8 Les mbotaay en milieu wolof et piye woudere en milieu haalpulaar sont des associations de femmes qui prennent en charge l‟organisation des cérémonies familiales. A chaque fois qu‟une des participantes organise une cérémonie familiale, les autres sont tenues de lui remettre des cadeaux en nature ou en espèces. 9 Les Wolof constituent le groupe ethnique dominant au Sénégal. Ils représentent 43,3% de la population sénégalaises. Ils sont dominants dans les grandes villes comme Dakar et dans certaines zones rurales comme le Baol, le Djolof et le Walo. 10 Les Haalpulaar constituent le deuxième groupe ethnique dominant au Sénégal. 12
contributions en nature à moins que celles-ci soient des biens manufacturés appréciés par les bénéficiaires. Les raisons de ce changement du contenu des rapports de réciprocité sont à chercher dans la nature pratique de l‟argent comme moyen d‟échange en ce sens qu‟il favorise une réciprocité équilibrée. Les rapports de genre s‟affirment dans ces relations de réciprocité à travers une division sexuelle des rôles dans l‟organisation des cérémonies. Les hommes se chargent de tout ce qui est rituel religieux tandis que les femmes sont assignées à tout ce qui est coutume et organisation pratique des cérémonies. Dans le cas du mariage, par exemple, les hommes nouent l‟alliance entre les deux familles selon les principes et règles islamiques à la mosquée alors que les femmes accueillent les hôtes et préparent les repas. En plus de ces tâches, les femmes se trouvent être les pivots des rapports de réciprocité. En effet, c‟est elles qui échangent des cadeaux, des dons et des contre dons à l‟occasion de ce genre de cérémonie. Il est vrai que du fait de leur dépendance économique vis-à-vis des hommes ce sont ces derniers qui sont censés leur remettre leurs contributions pour faire face à leurs obligations sociales. Ce rôle essentiel des femmes sénégalaises dans les rapports de réciprocité au cours des cérémonies familiales est, peut-être, une des explications de la prédominance actuelle de celles-ci dans les arrangements financiers populaires à caractère mutuel. On peut avancer l‟hypothèse que les tontines constituent une forme d‟adaptation des relations de réciprocité par rapport à la monétarisation. Une telle hypothèse est d‟autant plus plausible que les tontines semblent tirer de ces modes de réciprocité traditionnels leur modèle d‟organisation, leurs procédures, leur conception de la confiance et du contrôle social. Le principe de la rotation et du hasard, les rencontres périodiques avec leur fonction de socialisation qui caractérisent encore les mbotaay et les piye woudere se retrouvent comme tels dans les tontines. Par ailleurs, il n‟est pas rare que les femmes mettent en place des tontines qui sont destinées uniquement à la prise en charge des événements sociaux au même titre que les mbotaay et piye woudere. C‟est dire que les pratiques financières populaires actuelles s‟enracinent dans une très longue histoire de réciprocité et d‟entraide mutuelle à l‟occasion des événements sociaux. Les mariages, les baptêmes, les funérailles, les fêtes religieuses, les rites de passage correspondent à des moments privilégiés durant lesquels la solidarité entre parents, voisins ou frères de religion se manifeste à travers une prise en charge collective des besoins matériels et financiers que leur célébration requiert. La première On les retrouve surtout dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Ils représentent 23,8% de la population du Sénégal. Nos enquêtes à Thilogne et parmi les émigrés sénégalais en France ont essentiellement porté sur ce groupe.
13
grande différence entre ces formes traditionnelles d‟entraide et les associations rotatives d‟épargne et de crédit est que les premières n‟impliquent pas l‟égalité à terme entre les contributions effectuées et les prestations obtenues par chaque participant contrairement aux secondes où il s‟établit à la fin du cycle tontinier un équilibre relatif entre ce qu‟on donne et ce qu‟on reçoit effectivement. La deuxième grande différence est que les premières sont fondées sur l‟obligation sociale inhérente aux rapports de parenté ou de voisinage alors que les secondes reposent sur des principes contractuels donc sur la volonté individuelle des participants. Ce livre comporte sept chapitres. Le premier chapitre fait le survol des recherches menées sur les pratiques financières informelles en les replaçant dans le contexte des années 80 marquées par l‟application des plans d‟ajustement structurel qui ont poussé les populations urbaines et rurales à définir des stratégies de survie en s‟appuyant sur des instruments financiers populaires tels que les tontines. Le deuxième chapitre porte sur les tontines à la fois de quartiers et de marché à Thilogne. Il examine notamment le caractère social des tontines de quartiers qui épousent les structures et hiérarchies sociales des haalpulaar de la vallée du Fleuve Sénégal. Au niveau des quartiers du village de Thilogne, les tontines remplissent plus une fonction sociale qu‟une fonction financière ou économique. Les tontines de marché à Thilogne par contre remplissent presqu‟exclusivement une fonction financière et économique dans la mesure où l‟écrasante majorité des participants veulent utiliser l‟argent pour réinvestir dans leurs activités commerciales. Le troisième chapitre porte sur les tontines de quartier, de marché et des lieux de travail à Dakar. Les tontines de quartiers à Dakar bien que gardant les aspects sociaux que l‟on retrouve dans les tontines de quartier en milieu rural ont tendances à regrouper des participants appartenant à différents groupes ethniques et religieux. Elles se spécialisent notamment dans le financement des besoins de consommation mais assument également pour une minorité de participants le rôle d‟un outil financier qui permet l‟accès au crédit pour l‟investissement. Au niveau des marchés de Dakar, les tontines comme d‟ailleurs les banquiers ambulants jouent un rôle capital dans le financement des activités économiques informelles dont les acteurs ont souvent du mal à accéder aux services bancaires. Au niveau des lieux de travail, les tontines remplissent essentiellement une fonction d‟investissement dans l‟immobilier. Le quatrième chapitre porte sur les arrangements financiers informels que l‟on retrouve chez les émigrés sénégalais en France. Les tontines sont introduites en France par les émigrés pour reconstituer leurs identités locales et en même temps s‟assurer d‟une entraide mutuelle en cas d‟adversité. L‟argent des tontines est le plus souvent envoyé vers le pays d‟origine pour aider la famille à faire face aux besoins de consommation et 14
pour être investi dans l‟immobilier à Dakar ou dans des activités génératrices de revenus pour des proches. Le cinquième chapitre aborde la question de la confiance dans les tontines. Utilisant les données récoltées sur les trois lieux d‟enquête, nous analysons la construction des relations de confiance dans ces pratiques financières informelles. Nous mettons également en exergue les cas de défaillance et les sanctions imposées par les participants pour limiter le nombre d‟abus de confiance. Le nombre très réduit de défaillances avec abus de confiance montre bien que la peur de perdre sa réputation ainsi que de faire face aux conséquences des sanctions sociales sont les véritables garants du fonctionnement harmonieux de ces pratiques financières informelles. Le sixième se focalise sur les relations entre les tontines, les banquiers ambulants, les programmes de microcrédit et les banques. Il existe bel et bien une articulation entre les trois du point de vue des acteurs impliqués. Les banquiers ambulants jouent un rôle d‟intermédiation entre leurs clients et les banques commerciales dans lesquelles ils détiennent des comptes d‟épargne. Ainsi par le truchement des banquiers ambulants, les banques peuvent attirer la petite épargne qui est souvent négligé du fait des coûts élevés de sa mobilisation. De même, les tontines jouent un rôle essentiellement dans le remboursement des prêts octroyés par les organismes de microcrédit. Les femmes bénéficiaires des lignes de crédit auprès des organismes de microcrédit participent très souvent aux tontines qui leur permettent d‟effectuer les paiements sur leur crédit dans les délais. Nous concluons que ces articulations avec les banques et les organismes de microcrédit sont à développer davantage pour parvenir à une mise en place de produits financiers adaptés aux besoins des agents économiques. Le dernier chapitre revient sur les enseignements que l‟on peut tirer des différents chapitres en guise de conclusion.
15
Chapitre 2 Pratiques financières informelles à Thilogne
Introduction Le problème du financement des activités socio-économiques se pose avec beaucoup d‟acuité dans le monde rural sénégalais où on note une absence presque totale des banques commerciales. Ainsi, se développent un peu partout des formes de financement initiées par les populations ellesmêmes. Les tontines viennent s‟ajouter à d‟autres pratiques financières populaires établies depuis fort longtemps; nous pensons par exemple aux garde-monnaies, au recours aux parents, voisins et amis et aux boutiquiers pour l‟obtention du crédit, aux formes variées d‟entraide entre parents et voisins dans des moments d‟adversité. Thilogne, comme tous les villages du Sénégal, est laissé en marge du service bancaire. Il n‟existe aucune banque sur l‟étendu de l‟arrondissement qui regroupe plus de cinquante villages de taille variable. On ne note que la présence de la poste qui fait office de structure financière formelle. Cette dernière se limite au paiement des mandats et des salaires, et à la collecte de l‟épargne. Il n‟existe, par conséquent, aucune institution de crédit dans les environs de Thilogne. La banque la plus proche est située à Ourosogui, à 50 Km du village. Cette situation a pour résultat le faible recours aux institutions financières formelles par les Thilognois. Pour satisfaire leurs besoins de financement, ils font plutôt recours à la famille, aux amis, aux commerçants ou à différents arrangements financiers populaires parmi lesquels dominent les tontines. L‟émergence et le développement des tontines à Thilogne soulèvent une question essentielle. Comment les tontines, dont la logique repose sur des principes d‟égalité entre participants, ont-elles pu pénétrer le tissu social d‟une société hautement hiérarchisée comme la société haalpulaar. Ce chapitre tentera d‟apporter une réponse à cette question en comparant les tontines de quartier, où les aspects sociaux prédominent, aux tontines de marché qui mettent l‟accent sur les dimensions économiques et financières. Les origines des tontines à Thilogne Les tontines, sous leur forme monétaire, sont un phénomène nouveau à Thilogne. Pourtant, il existe dans les quartiers et au niveau villageois des formes d‟entraide similaires aux tontines. Les travaux de construction des maisons, de défrichage et de labourage des champs sont généralement assurés par une main-d‟œuvre collectivisée et rotative en fonction des besoins des familles d‟un voisinage donné. Ces formes d‟organisation sont assez bien répandues en Afrique. On les appelle, dans la littérature consacrée à la finance informelle, des tontines de travail (Nzemen, 1988; Henry A., Tchente G-H. et Guillerme-Dieumegard P., 1991; Lelart,
1985; Bouman, 1994)11. De même, les réseaux sociaux d‟entraide au cours des cérémonies familiales, les piye woudere, s‟apparentent à bien des égards aux tontines. Les femmes font à ces occasions des échanges de biens matériels, d‟argent et de services qui ont un caractère rotatif même si, contrairement aux tontines, il n‟est pas garanti, à terme, un équilibre entre ce qu‟on donne et ce qu‟on reçoit. Les tontines monétaires rotatives ont été introduites dans la zone par le biais des commerçants Wolof et des citadines mariées au village. Ainsi, au niveau des marchés de Thilogne, 5 des 6 tontines ayant fait l‟objet d‟enquête sont organisées par des Wolof étrangers aux villages. De même que les tontines des quartiers sont, le plus souvent, initiées par des femmes qui ont eu un contact prolongé avec le milieu urbain. C‟est le cas d'Aissata, 31 ans et mère de trois enfants. Elle est née et a grandi à Dakar. Elle s‟est mariée avec un jeune thilognois, qui, au moment d‟aller en France, l‟envoie au village pour qu‟elle reste avec ses parents. Quelques mois après son arrivée, elle organise une tontine dans son quartier. Elle vient avec une expertise tirée de sa longue participation dans les tontines de son voisinage à Dakar. Le cas d‟Aissata n‟est pas isolé puisque 8 des 11 tontines ayant fait l‟objet d‟enquête dans les quartiers de Thilogne ont pour responsable des femmes qui ont d‟une manière ou d‟une autre un lien avec la ville. Le fait que le nom que l‟on donne aux tontines à Thilogne soit d‟origine wolof conforte l‟hypothèse que les tontines sont des pratiques financières récentes à Thilogne. On les appelle tegge, ce qui est une déformation du mot wolof tegg qui est également l‟un des noms qu‟on donne aux tontines en milieu urbain. On rencontre les tontines dans deux espaces différents à Thilogne: au niveau des quartiers et dans les marchés. Selon leur lieu d‟implantation, elles connaissent des variations importantes en termes d‟organisation, des critères d‟adhésion, des motivations et de l‟utilisation des fonds qui y sont mobilisés.
11
Nzemen, M., (1988), Théorie de Pratique des Tontines au Cameroun. L‟Harmattan, Yaoundé. Henry, A.; Tchente, G-H.; Guillerme-Dieumegard, P., (1991), Tontines et banques au Cameroun, Karthala, 166p. Lelart, M. et Lespès, J.L., (1985), “Les tontines africaines: une expérience originale d‟épargne et de crédit, Revue de l’Economie Sociale, juillet-septembre, pp.157-159. Bouman, F.J.A., (1994), “ROSCA and ASCRA: Beyond the Financial Landscape ». In Financial Landscape Reconstructed”, Westview Press, 1994, pp. 375-394.
20
Les tontines de quartiers à Thilogne La relative nouveauté des tontines à Thilogne ne veut pas dire que les pratiques financières informelles étaient absentes de ce village. En fait, les besoins de crédit et d‟épargne étaient pris en charge par d‟autres mécanismes et d‟autres réseaux sociaux. Du fait de l‟absence de structures bancaires, les besoins financiers sont satisfaits par le recours à la famille, aux voisins, aux amis et aux commerçants. Pour l‟épargne, les personnes réputées pour leur probité morale, sont sollicitées. Elles accumulent et thésaurisent l‟argent qui leur est confié dans des cachettes qui sont, souvent, sans grande sécurité. Certains mettent l‟argent dans des pots qu‟ils enterrent dans leurs cases, d‟autres le mettent dans des pochettes en cuir dont ils ne se séparent jamais. D‟une manière générale, ce sont les personnes âgées qui jouent ce rôle de garde-monnaie à Thilogne. Malgré la mise en place au niveau des services de poste de la caisse nationale d‟épargne, ces pratiques sont encore bien vivantes dans le village et dans le monde rural sénégalais d‟une manière générale. Pour l‟accès au crédit, la famille, les amis, les voisins et les commerçants jouent un rôle fondamental. Ils constituent les pourvoyeurs de l‟essentiel des crédits dans le monde rural comme le montre une enquête récente de la Direction Nationale de la Prévision et de la Statistique portant sur les ménages (ESAM, 1998)12. Il est clair qu‟un individu ou un ménage en difficulté s‟adresse d‟abord à son entourage immédiat, c‟est-à-dire à sa famille, à ses amis et à ses voisins, avant d‟aller vers l‟extérieur, c‟est-à-dire les commerçants ou les garde-monnaies. Selon l‟enquête ESAM, 61,5 % des emprunts dans le monde rural sont faits auprès de la catégorie des parents et amis. Les emprunts auprès des commerçants vont jusqu‟à 20,9% tandis que les emprunts auprès des banques ne représentent que 0,5%. Les chiffres de l‟ESAM montrent très bien le rôle essentiel que jouent les réseaux familiaux, d‟affinité ou de voisinage dans la prise en charge des besoins financiers des ruraux. Les tontines constituent des arrangements financiers nouveaux qui viennent s‟ajouter et non se substituer aux pratiques financières anciennes. Mais, on peut se demander si le caractère fortement hiérarchisé de la société haalpulaar - qui est largement dominante à Thilogne - favorise le développement d‟arrangements sociaux égalitaire comme les tontines. En d‟autres termes comment les tontines s‟accommodent-elles des relations sociales hiérarchiques? 12
ESAM: Enquête Sénégalaise Appliquée aux Ménages. Direction de la Prévision et de la Statistique. Ministère de l‟Economie et des Finances.
21
Participation dans les tontines de quartier et hiérarchie sociale Comme le précise Bouman, le principe de base de la tontine est celui du contrat. Les participants s‟accordent librement sur un certain nombre de points tels que le montant de la contribution, la manière de déterminer le bénéficiaire de la levée, la périodicité des contributions et des levées, etc. A la fin du cycle, abstraction faite de l‟inflation, chaque membre aura reçu exactement ce qu‟il a mis dans la tontine. Autrement dit, à terme, la réciprocité entre les membres d‟une tontine est équilibrée, en ce sens qu‟on donne autant qu‟on reçoit (Bouman, 1995)13. Cela signifie que les participants traitent sur une base égale. Ce qui est exactement le contraire des relations sociales hiérarchiques où les dominants ne coopèrent avec les dominés qu‟avec un certain écart pour ne pas remettre en cause leurs privilèges sociaux. Dès lors, il est important de s‟arrêter sur les critères de recrutement des participants dans les tontines de quartier. Ainsi, la composition des 11 tontines ayant fait l‟objet d‟enquête suit les règles de la hiérarchie sociale. Il y a 8 tontines composées exclusivement de participants issus de la catégorie des Rimɓe14 et de celle des Nyeenyɓe15 tandis que les 3 qui restent ne renferment que des Horɓe (féminin de Maccuɓe16) (Wane, 1965)17. Dans une tontine de quartier à Thilogne regroupant 11 Toroɓɓe, 6 Burnaaɓe et 3 Seɓɓe, les participantes refusent catégoriquement la participation des femmes appartenant à la caste des Maccuɓe. Pour Houleye, 32 ans, mère de quatre enfants et appartenant au groupe des Toroɓɓe, si elles acceptent d‟intégrer les Horɓe, ces dernières en profiteront pour remettre en cause la supériorité des Toroɓɓe, des Burnaaɓe et des Seɓɓe Elle explique:
13
Bouman, F.J.A., (1995), “ROSCA: on the origin of the species”, Savings and Development, No 2, XIX, pp. 117-145. 14
ɓ se prononce en combinant les lettre B et P en Français. Ny se prononce come gn en Francais come Bretagne. 16 C se prononce th comme dans Thilogne. 17 Wane, Y., (1969): Les Toucouleur du Fouta Tooro, stratification sociale et structure familiale, IFAN, Dakar. Dans ce travail Wane doone une classification détaillée de la hiérarchie sociale Haalpular. La désignation Toucouleur était beaucoup plus usité dans les recherches jusqu‟à récemment. Ici Toucouleur et Haalpular désignent le même groupe ethnique.
15
22
“Il faut être prudent avec les Horɓe parce qu‟elles ne savent pas qui elles sont. Quand on participe dans les mêmes tontines avec des contributions égales, elles n‟hésiteront pas à dirent qu‟elles sont maintenant nos égales. L‟expérience de notre association de quartier, Diokere Endam, est là pour le confirmer. Elles et leurs hommes se sont dit que, comme on participait dans une association démocratique, les Rimɓe et les Nyeenyɓe devaient les servir et puiser de l‟eau pour elles quand elles ont à organiser leurs cérémonies familiales. Cela est inconcevable pour nous les Rimɓe. On peut accepter de coopérer avec eux dans le quartier si et seulement si elles acceptent de rester à leur place”.
En fait, dans les tontines regroupant les Rimɓe et les Nyeenyɓe, les relations entre participants sont construites selon le modèle de la hiérarchie sociale. Ainsi, par exemple, les Nyeenyɓe sont censés servir aux Rimɓe à boire et à manger durant les rencontres. De même qu‟on désigne toujours une Nyenyo (singulier de Nyeenɓye) pour véhiculer l‟information concernant la tontine. Quand il y a un changement dans le calendrier des rencontres, un événement important concernant un des participants, la programmation des rencontres de début ou de fin du cycle tontinier, etc., elle est chargée par les responsables de faire le tour des maisons pour en informer les membres. En contre partie de ces services, les Nyeenyɓe reçoivent des Rimɓe le versement d‟une commission financière quand c‟est leur tour de bénéficier des fonds de la tontine. Quand elles ne reçoivent rien d‟une Dimo (singulier de Rimɓe) qui vient de recevoir la levée, les Nyeenɓye ont le droit de salir son image en chantant: “Dimo rokku, dimo mo rokata yeynaani jam”, qui veut dire traduit littéralement, Dimo donne, une Dimo qui ne donne pas ne veut pas la paix. C‟est le respect de ces principes par les Rimɓe et les Nyeenyɓe qui garantissent la possibilité de la coopération entre ces deux groupes sociaux à l‟intérieur des tontines. Chaque participante occupe une place dans la tontine en fonction de son statut social. L‟exclusion des Horɓe des tontines de quartiers regroupant les Rimɓe et le Nyeenyɓe s‟explique par le refus par les premières de ces principes hiérarchiques. Pour les Horɓe, l‟égalité du montant des contributions dans la tontine pour tous les membres appelle également l‟égalité tout court entre les participants. Les Horɓe sont donc obligées de mettre en place leurs propres Tontines puisqu‟elles ne sont pas acceptées dans les tontines des Rimɓe et de Nyennyɓe. Hawa, 39 ans et mère de 3 enfants, appartient à la caste des Maccuɓe. Elle considère que leur exclusion des tontines du quartier est arbitraire dans la mesure où elles peuvent payer les contributions requises comme toutes les autres participantes appartenant aux groupes des Toroɓɓe et des Burnaaɓe. Elle affirme que les participantes de sa tontine qui sont toutes des Horɓe sont prêtes à accepter la participation de toutes les femmes
23
du voisinage sans discrimination. Elle affirme: « La tontine n‟a rien à voir avec les castes. Ce qui est important c‟est d‟être à mesure de verser régulièrement ses contributions. Je ne vois pas pourquoi on refuse la participation de quelqu‟un qui est honnête et qui peut contribuer le montant requis jusqu‟à la fin de la tontine. C‟est vraiment absurde! En tout cas, nos tontines n‟ont rien à envier à celles des Rimɓe et des Nyeenyɓe ».
La reproduction des clivages entre catégories sociales hiérarchiques dans les tontines de quartier à Thilogne montre bien que ces dernières privilégient les aspects sociaux par rapport aux aspects financiers. La participation dans les tontines de quartier révèle apparemment de la part des acteurs une volonté d‟affirmer leurs appartenances sociales plutôt que celle de bénéficier d‟un service financier. C‟est ce qui explique que les contributions sont très faibles, entre 50 et 2500 F CFA par semaine, toutes les quinzaines ou tous les mois. Tableau n°1: Nombre moyen de participants et montants moyens des contributions et des levées dans les tontines de quartier à Thilogne. Nombre moyen de participants Montant moyen des contributions Montant moyen des levées Nombre de tontines enquêtées
28 520 F CFA 14.560 F CFA 11
A. Kane : enquêtes de terrain.
Le nombre moyen de participants est certes assez important mais il est inférieur du double à celui des tontines de marché. Les tontines de quartier, fondées exclusivement sur les exigences de sociabilité, regroupent d‟une manière générale plus de participants que les tontines de quartiers où il y a un équilibre entre les besoins de sociabilité et les besoins d‟ordre économique ou financier. La première catégorie de tontines de quartier représente ¾ de l‟ensemble des tontines ayant fait l‟objet d‟enquête au niveau des quartiers de Thilogne. Par ailleurs, les montants moyens des contributions et des levées ne rendent pas compte des disparités qui existent entre ces deux catégories de tontines. Les tontines exclusives de sociabilité se caractérisent par des contributions très faibles variant souvent entre 50 et 200 F CFA tandis que les tontines combinant aspects sociaux et aspects financiers se distinguent par des contributions plus importantes entre 500 et 2500 F CFA. Donc les chiffres contenus dans le tableau n°3 ne font que nous donner une idée vague des ordres de grandeur par rapport aux trois variables retenues ici. Cela explique pourquoi le montant moyen des levées au niveau 24
des tontines de quartiers soit plus de 22 fois inférieure à celui des tontines de marché à Thilogne. La participation dans les tontines de quartiers à Thilogne n‟est pas très importante comparée à celle des tontines de marché. Le nombre total de participants dans les quartiers de Thilogne ne dépasse pas 313 femmes. En outre, il n‟y a pas l‟enchantement que l‟on a noté au niveau des tontines de marché où certains individus participent dans plusieurs tontines en même temps ou plusieurs fois dans une même tontine. Ce manque d‟enthousiasme par rapport à la participation aux tontines de quartiers ne peut se justifier que par l‟introduction récente de ces pratiques financières populaires. Les tontines de quartiers à Thilogne sont exclusivement de participation féminine comme dans les tontines de quartiers à Dakar et parmi les émigrés sénégalais en France. La dominante sociale au sein de ces tontines semble être la raison principale à cette exclusivité. Elles se réunissent très souvent toutes les semaines ou quinzaines ou bien tous les mois de manière rotative chez les différents membres. La femme qui reçoit le groupe est celle qui doit bénéficier des contributions. Elle a l‟obligation de servir à ses hôtes du thé, de l‟arachide, de la boisson fraîche et dès fois à manger. Les rencontres sont très importantes aux yeux des participantes qui les considèrent comme des cadres d‟expression de leurs problèmes en tant que femmes. L‟expérience que l‟on y gagne vaut autant, sinon plus, que l‟argent que l‟on y retire. Aissata dit en ces termes l‟importance qu‟elle accorde aux rencontres: « Ce qui est réellement important pour moi, c‟est moins l‟argent qu‟on me donne que le fait de se rencontrer, de discuter et de s‟amuser. Nous nous connaissons toutes les unes les autres et souvent nous rencontrons les mêmes problèmes au sein de nos familles respectives. Le fait d‟entendre les autres parler et banaliser des problèmes que l‟on se croyait être seule à affronter est assez réconfortant. Nous sommes tellement absorbés par les travaux domestiques que l‟on n'a pas très souvent l‟occasion d‟échanger et de discuter, la tontine nous offre cette occasion une fois par semaine. C‟est véritablement pour moi un moment de liberté. Nous avons à peu près le même âge et sommes toutes des femmes, ce qui naturellement facilite la communication parce qu'on n'a pas honte de dire tout ce qu‟on pense. On sait d‟avance qu‟on ne va choquer personne. Le peu d‟argent que nous retirons de la tontine nous sert soit à acheter des ustensiles de cuisine, des effets de toilette, des habits ou à faire face à nos obligations à l‟occasion des mariages ou des baptêmes ».
Ces propos expliquent pourquoi seules les femmes participent dans les tontines de quartier à Thilogne. Les tontines sont perçues comme des espaces de discussion et d‟échange d‟expérience et d‟information entre femmes. Pour garder toute son efficacité, cet espace doit naturellement être fermé aux hommes dont l‟autorité aurait réduit au silence la volonté 25
d‟expression des femmes dans tout leur être. Ici donc, la tontine répond, avant tout, à un besoin socio-psychologique d‟une catégorie sociale marginalisée au sein de l‟unité domestique. Cela dit les tontines de quartiers ne constituent pas, loin s‟en faut, des espaces de contestation de l‟ordre dominant comme pourrait le suggérer notre interprétation. Ce qui préoccupe les femmes qui participent dans les tontines de quartier à Thilogne, c'est l‟acquisition de connaissances et d‟informations pratiques susceptibles d‟améliorer leur vie domestique. Il existe, alors une variété de motivations poussant les femmes à recourir aux tontines de quartiers. Les motivations des participantes aux tontines de quartier à Thilogne. Les raisons évoquées par les femmes pour expliquer leur choix de participer dans les tontines de quartiers sont diverses. Mais la raison considérée comme déterminante est d’être ce que sont ses parents, ses voisins et ses amis. Ce qui veut dire que, comme nous l‟avons déjà souligné, l‟affirmation d‟une certaine appartenance sociale est plus importante pour l‟individu qui participe dans une tontine que les bénéfices économiques ou financiers qu‟il peut en tirer. C‟est ce qui explique probablement l‟importance qu‟on accorde aux rencontres tontinières. Les retardataires, les absentes et les perturbatrices des réunions sont sanctionnées par des amendes. Au-delà du désir d‟identification par rapport à un groupe, les tontines permettent aux femmes qui y participent d‟échanger des informations, des expériences et des connaissances pratiques. En effet, durant les rencontres certaines d‟entre elles demandent des conseils à leurs paires, d‟autres étalent leurs propres expériences dans tous les domaines en tirant les leçons de leurs échecs comme de leurs réussites. Elles discutent de la sexualité, de l‟éducation des enfants, de la santé, et des conflits avec les hommes. De part la qualité des discussions, toutes les participantes capitalisent de l‟information et sortent enrichies des rencontres tontinières. Les tontines de quartier constituent en ce sens de véritables cadres de socialisation des adultes par une mise en commun des connaissances et des expériences dans tous les domaines d‟intérêt. En plus de cette dimension, malgré le fait qu‟elles soient des arrangements financiers temporaires, les tontines de quartier établissent entre les différentes participantes des liens de solidarité durables qui permettent le recours des uns aux autres en cas de problème. Par exemple, dans toutes les situations d‟adversité ou d‟événements heureux (maladie, décès, mariage ou baptême), les femmes savent qu‟elles peuvent compter sur leur groupe tontinier. Donc, la volonté d‟appartenir à un groupe social qu‟évoquent les femmes pour justifier leur recours aux tontines n‟est qu‟une explication partielle des motivations de leur participation à ce genre d‟arrangement 26
financier populaire. En effet, malgré la prédominance des aspects sociaux, il y a bel et bien de la part des femmes des préoccupations économiques et financières qui justifient leur adhésion aux tontines. Dans le cas par exemple, des femmes qui ont des activités économiques telles que le petit commerce, la teinture ou la coiffure, les tontines jouent un rôle important dans le développement de ces dernières. Pour cette catégorie de femmes, la levée d‟une tontine peut permettre de renouveler le stock de marchandises ou d‟acheter du matériel de travail. En plus, les participantes de la tontine sont une clientèle fidélisée pour ces femmes. Dans cette perspective, les femmes qui organisent les tontines de quartiers combinent l‟affirmation d‟une appartenance commune avec la satisfaction tout aussi nécessaire des besoins socio-économiques et financiers divers. Les propos de Diabou sont éclairants dans cette perspective: « Je participe dans les tontines du quartier parce que je veux être ce que sont mes parents, mes voisins et mes amis. Je trouve que c‟est une bonne idée de se rencontrer à tour de rôle chez chacune d‟entre nous pour discuter des choses utiles, nous amuser et nous contraindre les uns par les autres à dégager une petite épargne négligeable qui permettra par la suite de disposer d‟une somme importante. Par ce système, la plupart d‟entre nous parviennent à acheter petit à petit du matériel de cuisine (bols, plats, verres, bassines, etc.) des vêtements et des chaussures à la mode, et des effets de toilettes. D‟autres y tirent leurs contributions pour les piye wudere à l‟occasion des cérémonies familiales. L‟argent peut être également utilisé pour régler des imprévus: ordonnance, transport, et hospitalité envers des visiteurs ».
Il ressort de ces propos que le recours à la tontine se justifie également par la volonté de se faire contraindre par le groupe pour réaliser ses propres desseins avec ses moyens tout aussi propres. Du point de vue strictement économique et financier, la contrainte à l‟autocontrainte est la principale motivation des femmes impliquées dans les tontines de quartier. Dans cette perspective, les tontines de quartier ne diffèrent pas tellement des tontines de marché. Dans les deux cas, les participants acceptent volontairement de se faire contraindre pour lutter contre leurs propres désirs et plaisirs immédiats en vue d‟une gratification plus alléchante dans le futur.
27
Tableau nº2 : Répartition en pourcentage des types de motivations dans les tontines de quartier18. Motivation Accès difficile aux services bancaires Simplicité des procédures dans les tontines Capital social de recours Pression sociale pour parvenir à épargner Absence d‟intérêt sur le crédit
Pourcentage 7
Nombre de répondants 22
11
22
30 33
22 22
19
22
A. Kane: enquêtes de terrain
Les données de ce tableau ont été obtenues par le biais d‟une des questions à éventail de notre questionnaire. Au total, 22 femmes ont choisi les types de motivations qui conditionnent leur participation aux tontines. Nous devons rappeler que nous avions réalisé une pré-enquête dont les résultats ont permis de dégager cinq grands types de motivations économiques pour la participation aux tontines. Les 22 femmes des 11 tontines de quartier devaient choisir parmi ces cinq types ou créer un nouveau type de motivation qui décrit mieux les raisons de leurs recours à cette forme d‟arrangement financier populaire. Chacune d‟elles avait également la possibilité de choisir tous les cinq types en même temps ou encore d‟ajouter autant de types qu‟elle juge pertinents pour rendre compte de ses motivations. La première motivation qui semblait évidente avant nos enquêtes est la difficulté d‟accès aux services bancaires. Nous étions partis de l‟hypothèse que les populations participent aux tontines parce qu‟elles sont, d‟une 18
Les données contenues dans ce tableau et les tableaux suivants ont été obtenues par le biais d‟un questionnaire dont l‟élaboration a été précédée par une pré-enquête qui a révélé l‟importance des cinq catégories de motivations retenues dans ce tableau. Les personnes interrogées ont eu la liberté de choisir toutes les réponses proposées. Ce qui veut dire qu‟un individu peut donner plus d‟une réponse, voire cinq à la fois. C‟est ce qui explique le décalage entre le nombre de répondants et le nombre de réponses. Pour obtenir en termes de pourcentage la représentativité de chaque catégorie de motivations, nous avons reporté le nombre de réponses pour la catégorie au nombre total de réponses des cinq catégories. Les enquêtes ont eu lieux entre 1997 et 2000.
28
certaine manière, exclues des circuits formels de financement. Les résultats de notre enquête infirme cette hypothèse à Thilogne en ce sens que seulement 7% des réponses expriment ce type de motivation. En fait un tel résultat n‟est pas vraiment surprenant dans une zone rurale caractérisée par l‟absence de structures bancaires. Il n‟y a que la poste de Thilogne qui joue un rôle officiel d‟intermédiation financière. La plus proche banque est à Matam, à 60 kilomètres du village. La plupart des populations ignorent l‟existence même des banques. On comprend alors pourquoi elles n‟ont pas le sentiment d‟en être exclues. La deuxième motivation est la simplicité des procédures comparées à la complexité des procédures bancaires. 11% des réponses mettent en avant ce type de motivation. Là également les seuls éléments de comparaison que les participantes aux tontines thilognoises peuvent disposé se réfèrent aux procédures d‟ouverture des livrets d‟épargne et de retrait d‟argent à la poste de Thilogne. En fait, rares sont les femmes qui disposent de livret d‟épargne à la poste. Le seul contact avec la poste se réduit au retrait des mandats envoyés par les maris qui sont à l‟extérieur. Dans ce domaine la poste a une image assez négative dans la mesure où les délais de paiement des mandats après réception sont très longs. Les femmes qui veulent retirer coûte que coûte leurs mandats doivent passer par les commerçants qui acceptent de payer une moitié des mandats en argent liquide et l‟autre en marchandises. Dans ces situations, la participation à une tontine offre aux femmes l‟opportunité de pouvoir négocier avec la responsable de la tontine ou la bénéficiaire de la levée pour avoir un crédit qu‟elles rembourseront après le retrait des mandats. La troisième motivation est l‟accumulation d‟un capital social de recours en cas de difficulté. Elle renvoie également à l‟aspect convivial des tontines avec les rencontres fréquentes et des relations personnalisées entre les participants. 30% des réponses font de ce type de motivation déterminant pour la participation des femmes dans les tontines de quartier à Thilogne. Ce résultat infirme d‟une certaine manière l‟hypothèse de recherche qui consistait à dire que les tontines n‟avaient pas de fonction d‟assurance19. En fait, en participant aux tontines, les femmes thilognoises accumulent un capital social de recours en périodes d‟adversité. Quand elles sont confrontées à des difficultés, elles peuvent toujours faire appel de façon individuelle ou collective aux membres de leurs tontines. Ce faisant
19 Dans notre groupe de recherche sur les tontines et les mutuelles, nous avions posé comme hypothèse que les tontines, contrairement aux mutuelles ouvrières du 19e siècle, n‟assument pas des fonctions d‟assurance. Ici, nous voyons que les tontines ont des fonctions d‟assurances même si elles demeurent, la plupart du temps, latentes.
29
implicitement, la tontine remplit une fonction latente d‟assurance envers ses participantes. La quatrième motivation est le recours à la pression sociale du groupe pour parvenir à mobiliser une épargne dont les femmes sont persuadées qu‟elles ne peuvent la réaliser si elles sont laissées à ellesmêmes. A la vue des résultats, ce type de motivation est dominant au sein des tontines de quartier. En effet, 33% des réponses favorisent ce type de motivation pour expliquer la participation aux tontines. Ce résultat confirme nos soupçons sur l‟intention de la plupart des participants aux tontines de se faire forcer à épargner par un groupe pour échapper, un temps soit peu, aux exigences de redistribution de leur environnement social immédiat. La cinquième et dernière motivation est l‟absence d‟intérêt sur le crédit dans les tontines. Contrairement au crédit octroyé par les commerçants ou encore les prêteurs sur gage, les tontines de quartier ont l‟avantage de respecter la conception islamique du crédit. Ainsi, 19% des réponses mettent en exergue l‟absence d‟intérêt inhérente aux tontines comme une source de motivation pour la participation. De ce point de vue, les tontines présentes plus d‟avantages comparées même aux réseaux familiaux ou de voisinage où l‟octroi d‟un crédit attend toujours une contrepartie de la part du donataire. Quand on est endetté envers un ami, un parent ou un voisin, on a une corde attachée au coup et entre les mains de ce dernier. Il peut nous demander des services qu‟on ne peut refuser que difficilement. Au contraire, dans la tontine, les premiers à recevoir la levée sont aussi libres que les derniers. Après la spécification des motivations des femmes à participer aux tontines dans les quartiers de Thilogne, il est important de rendre compte de l‟utilisation qu‟elles font de l‟argent tiré de ces arrangements financiers populaires. Quels sont les besoins que les femmes entendent satisfaire par le biais des tontines à travers la mobilisation patiente et continue d‟une épargne personnelle? Les besoins satisfaits par les tontines de quartier L‟utilisation de l‟argent tiré des tontines est exclusivement orientée vers la consommation. D‟une manière générale, l‟obtention de la levée sert à l‟acquisition d‟un bien de consommation dont la femme a longtemps souhaité avoir à sa disposition.
30
Tableau nº3 : Répartition en pourcentage de l‟utilisation des levées en fonction des types de besoins. Besoins Pourcentage Consommation 47 Investissement 13 Prévoyance 27 Prestige social 13 Kane: enquêtes de terrain.
Nombre de répondants 22 22 22 22
Le tableau nº3 rend compte de la prédominance de la satisfaction des besoins de consommation au sein des tontines de quartier à Thilogne. En effet, une des questions de notre questionnaire s‟intéresse à l‟utilisation que les participants aux tontines font de l‟argent reçu sous forme de crédit ou d‟épargne de ces dernières. Nous avons sélectionné deux participantes dans chacune des 11 tontines de quartier pour répondre à cette question. Ainsi, les 22 réponses ont été classées par nous dans quatre catégories en fonction de la nature des dépenses réellement effectuées ou que les répondants projettent de faire quand ils recevront la levée. Il faut souligner qu‟il a été particulièrement difficile de classer certains types de dépenses du fait qu‟elles peuvent être considérées comme relevant à la fois de la consommation, de l‟investissement et du prestige. L‟Achat d‟un congélateur en est un bon exemple. Quand, il sert au stockage des produits alimentaires et à la production de boissons fraîches pour la famille, il est un objet de consommation. Mais si en plus, l‟usager y met de la boisson sucrée et des crèmes glacées destinées à la vente, il devient un instrument de travail procurant des revenues; dans ce cas, son achat devient un investissement. En plus, comme il n‟est pas donné à n‟importe qui d‟avoir un congélateur dans le village, l‟acquisition d‟un tel bien procure un prestige certain à l‟individu et à sa famille. Dans ce cas de figure, nous avons classé la réponse dans les trois catégories en même temps. Pour les dépenses avérées de consommation, d‟investissement, de prévoyance ou de prestige, les réponses ont été classées une fois dans la catégorie correspondante. Après ces quelques précisions voici la répartition en termes de pourcentage de la nature des dépenses réalisées dans les tontines de quartier à Thilogne. Un peu moins de la moitié des répondants utilisent l‟argent tiré des tontines pour acheter des biens de consommation courante ou d‟autres types de produits. Ensuite, la prévoyance semble préoccuper les participants, plus de ¼ des répondants affirment utiliser l‟argent reçu comme une épargne 31
servant à se prémunir contre les éventualités telles que les dépenses de santé et de scolarité pour les enfants. Les besoins d‟investissement et de prestige viennent en dernière position avec chacun 13% de réponses. Les besoins d‟investissement se rencontrent au sein des quartiers avec les femmes qui ont des activités de petit commerce, les teinturières, les céramistes, etc.; tandis que les besoins de prestige renvoient à l‟organisation des cérémonies familiales et à la célébration des fêtes religieuses. Pour rendre compte de cette orientation des tontines de quartier vers la consommation, il faut souligner l‟attitude répandue chez les femmes de fixer d‟avance le bien matériel qu‟elles payeront après l‟obtention de la levée. Certaines d‟entre elles peuvent anticiper le paiement de l‟objet désiré sous forme de crédit auprès d‟un commerçant que l‟argent de la tontine servira à repayer. Souvent, il arrive que de manière collective, les femmes décident d‟avance du bien matériel à acquérir avec les fonds mobilisés dans la tontine. Ainsi, chacune d'entre elles est obligée d‟acheter le bien en question quand vient son tour de lever les fonds. Les objets ainsi ciblés sont souvent des biens matériels jugés indispensables pour les femmes et donc sont socialement valorisés. Dans le monde rural, ce sont les objets d‟ornement de la femme et de son espace propre, c‟est-à-dire sa chambre, qui conditionne le choix des objets à cibler. Les vêtements, les chaussures, les effets de toilette et les bijoux participent à l‟ornement de la femme elle-même qui est très important dans la concurrence entre coépouses, par exemple, dans une société où la polygamie est la règle. Les draps, les rideaux, les tapis, les bols et les plats chinois qu‟elles accrochent aux mûrs renvoient à l‟ornement de la chambre qui reflète de manière éclatante la coquetterie et le charme de la femme face à sa coépouse. Les marmites, les bassines, les ustensiles de cuisines, les canaris sont également importants dans l‟univers de la femme dans le ménage et font par conséquent l‟objet d‟une attention particulière. Chaque femme veut être autonome dans ces trois sphères et s‟efforce à l‟épargne par le biais des tontines pour y arriver. Les tontines de ce genre ont très souvent à leur tête une commerçante qui est à l‟origine de la création de la tontine et qui a pour objectif d‟évacuer sa marchandise composée essentiellement des biens recherchés par les femmes. Cette femme essaye toujours de détecter ce que les femmes désirent le plus disposer, ustensiles de cuisine, habits à la mode, effets de toilette, objets d‟ornement divers, etc. avant de faire sa commande et de débuter la tontine. On voit très bien que l‟organisation de ce genre de tontine fait partie intégrante d‟une stratégie marchande de la part de certaines commerçantes qui créent un besoin pour en saisir toutes les opportunités commerciales. L‟argent des tontines est également dépensé dans l‟organisation des cérémonies familiales au cours desquelles les femmes rivalisent en actes de 32
libéralité. Dans cette perspective, ce qui est visé par les femmes, c‟est essentiellement l‟accroissement de leur prestige social. Certaines femmes participent dans les tontines de quartier uniquement en prévision de mariages, de baptême ou des cérémonies religieuses telles que la Tabaski, le Korité ou le Maouloud. Dès fois, il arrive que des participantes soient prioritaires pour l‟obtention de la levée du seul fait qu‟elles envisagent d‟organiser une cérémonie familiale. La participation aux tontines de quartier répond également à un besoin de prévoyance sociale. Certaines circonstances particulières telles que la maladie, le sinistre ou une quelconque adversité peuvent favoriser la victime qui se voit non seulement octroyer la levée mais également recevoir des autres membres de la tontine des contributions volontaires variables de soutien et de sympathie. Ce rôle des tontines est d‟autant plus important que dans les campagnes comme à Thilogne, il n‟existe aucune forme de sécurité sociale institutionnelle ou mutuelle prenant en charge la protection sociale des villageois contre les adversités de la vie. Ainsi, les tontines ont des fonctions d‟assurance au niveau individuel qui viennent compléter les efforts collectifs déployés par les ressortissants thilognois à travers les caisses villageoises pour améliorer les conditions de vie des populations locales face à la démission des pouvoirs publics. Compte tenu des formes d‟organisation, des conditions d‟adhésion, des motivations et des besoins ciblés, les tontines des quartiers de Thilogne diffèrent à bien des égards de celles qu‟on retrouve au niveau des marchés du même village. Les tontines de marché à Thilogne Nous avons fait nos enquêtes auprès de six tontines dans deux marchés de Thilogne: le marché permanent ou jeere et le marché hebdomadaire ou luuma, qui se tient à la sortie du village tous les jeudis. Au niveau du jeere de Thilogne, comme nous l‟avons souligné plus haut, sur les quatre tontines ayant fait l‟objet d‟enquête, les trois sont organisées par des wolofs20, étrangers au village. Cela renforce la thèse que les tontines monétaires constituent un phénomène d‟apparition récente au niveau du village. C‟est avec l‟arrivée de la communauté wolof notamment des mourides21, au début des années 80, que les premières tontines monétaires ont fait probablement leur apparition. Cette communauté très dynamique 20
Les wolofs correspondent au groupe ethnique dominant au Sénégal. Ils représentent plus de 40% de la population sénégalaise. Près de 80% de la population sénégalaise parle le wolof comme première ou deuxième langue 21 Mouride renvoie à une confrérie religieuse réputée pour son dynamisme économique et ses interférences dans la vie politique sénégalaise.
33
dans les activités commerciales et de service a reproduit au niveau local des pratiques financières existantes déjà dans leurs milieux d‟origine. Depuis les années 80, on a noté une présence de plus en plus importante des mourides à Thilogne et dans les villages environnants. Pour l‟essentiel, on les retrouve dans le secteur commercial. En 1998, ils occupaient 9 boutiques sur les 21 que compte le village. Ils occupent également d‟autres secteurs d‟activités au niveau du village tels que la construction des bâtiments, la boucherie, la boulangerie, etc. En plus de ces occupations, ils font également de la spéculation sur les produits agricoles et sur le foncier. Ils achètent des produits agricoles tout juste après les récoltes du diéri ou du walo à un prix dérisoire pour ensuite les revendre durant la période de soudure ou des semences à des prix exorbitants. De même, qu‟ils achètent des terrains d‟habitation aux habitants du village pour les revendre quelques années après au double ou triple du prix d‟achat initial. La présence des mourides à Thilogne, où ils parviennent à réussir économiquement, est assez paradoxale compte tenu du fait que l‟écrasante majorité des hommes thilognois en âge de travailler sont en dehors du village pour des raisons économique comme si on ne pouvait réussir qu‟ailleurs et pas chez soi. Au début, comme le confirme Cheikh, 37 ans, père de deux enfants et qui est l‟organisateur des deux tontines de marché les plus importantes du point de vue du nombre de participants et du montant des contributions, les tontines de marché ne regroupaient que des talibés mourides22. Elles constituaient pour ces derniers le seul recours possible pour satisfaire leurs besoins financiers. Elles permettaient aux uns d‟accéder au crédit et aux autres de sécuriser leur épargne dans un environnement rural caractérisé par l‟absence d‟une quelconque intermédiation financière institutionnelle. Mais au delà de la satisfaction des besoins financiers, les tontines des commerçants mourides à Thilogne jouaient également un rôle de protection sociale à l‟égard des participants. En effet, en dehors des contributions tontinières, les participants cotisaient de manière occasionnelle et spontanée pour prendre en charge les frais médicaux d‟un membre malade. D'autres circonstances malheureuses telles que le décès d‟un membre ou de l‟un de ses proches parents, l‟accident ou le vol occasionnaient une réaction sympathique du groupe se manifestant par la collecte de contributions volontaires au profit de la victime. Avec le temps, la communauté mouride a fini par s‟intégrer petit à petit à la vie du village. Cette intégration se manifeste dans tous les niveaux de la vie sociale. Par exemple, malgré la rigidité de la stratification sociale, certains commerçants mourides se sont mariés à des thilognoises. De même 22
Talibé signifie un adepte d‟une confrérie religieuse. Les mourides se considèrent comme talibé d‟Ahmadou Bamba et de ses descendants. Ce dernier est le père fondateur de la confrérie mouride dont Touba constitue le lieu de rayonnement.
34
que dans le milieu sportif, ils sont intégrés dans les équipes de quartiers. C‟est la même dynamique d‟intégration qui a favorisé la participation des commerçants locaux dans les tontines de marchés organisées par des commerçants mourides. Les organisateurs de tontines sont des commerçants mourides qui sont parmi les premiers à être installés à Thilogne. Ils ont tissé des relations solides avec leur clientèle et les autres commerçants locaux. Ils s‟appuient sur ces relations pour organiser des tontines. Il faut cependant noter que les commerçants thilognois ont toujours entretenu entre eux des relations d‟entraide. Ceux qui ont besoin de liquidité pour acheter des marchandises peuvent les acquérir auprès des autres qui ont besoin d‟épargner. Les petits commerçants peuvent prendre des marchandises à crédit auprès des grands commerçants et rembourser par petite tranche sans intérêt. Il y a également un système de crédit entretenu par les grands commerçants envers leur clientèle. Il consiste essentiellement à accorder à des familles qui dépendent des transferts des émigrés la possibilité de prendre les produits de première nécessité tels que le riz, l‟huile, le savon, le sucre, le lait en poudre ou d‟autres marchandises à crédit. Mais dans ce cas précis, les commerçants gagnent beaucoup dans la transaction dans la mesure où le prix à crédit est toujours supérieur au prix au comptant. Ce système ne se limite pas seulement aux grands commerçants; les boulangers aussi acceptent de donner du pain à crédit à toutes les familles qui ont des représentants à l‟étranger qui leur envoie de l‟argent à la fin de chaque mois. Il est assez remarquable que les commerçants, les boulangers ainsi que leurs clients utilisent la terminologie bancaire pour qualifier le système. Ils parlent de comptes et d‟ouverture de comptes. C‟est dire qu‟avant même l‟arrivée des commerçants mourides et des tontines monétaires, il existait dans les marchés de Thilogne des pratiques financières établies entre, d‟une part les petits et les grands commerçants et d‟autre part les commerçants et les clients. Les besoins de crédit étaient satisfaits même si très souvent pour y accéder, les individus et les familles doivent accepter de payer des intérêts à des taux usuriers. L‟épargne était également réalisée par les petits commerçants auprès des grands et des clients auprès des premiers. Cependant, il n‟est pas rare que les commerçants aient des difficultés énormes pour recouvrir leurs fonds auprès de la clientèle. Les registres des commerçants sont remplis de dettes impayées pour des durées allant de 6 mois à 10 ans. Le système connaît aussi des exclus, individus et familles n‟ayant aucune source de revenu monétaire. Les commerçants n‟acceptent, très souvent, de donner du crédit qu‟à ceux dont ils sont persuadés qu‟ils peuvent, d‟une manière ou d‟une autre, rembourser leurs dettes. Le fait pour une famille d‟avoir un membre à l‟étranger qui lui envoie régulièrement de l‟argent est un critère de solvabilité.
35
Les tontines de marchés trouvent dans ces pratiques d‟épargne et de crédit un terrain fertile pour se développer. D‟autant plus qu‟elles présentent l‟avantage d‟offrir aux commerçants et aux marchands des services financiers plus efficaces parce que collectivisés. Ceux qui ont besoin d‟épargner et ceux qui veulent accéder au crédit trouvent tous satisfaction dans la tontine. Le fait qu‟elle accepte des contributions variables - les individus qui disposent de peu de moyens réunissent leurs cotisations pour avoir une main23 dans la tontine tandis que ceux qui disposent de beaucoup de moyens peuvent avoir jusqu‟à cinq mains - contribue à l‟adhésion en son sein du plus grand nombre des vendeurs du marché. L‟originalité des tontines de marchés par rapport aux garde-monnaies ou au système de crédit des commerçants ou boutiquiers réside dans l‟initiation des participants à l‟effort d‟épargne. Chaque participant doit tirer de ses recettes journalières le montant d‟une contribution, entre 200 et 2500 F CFA, qui, ajouté aux contributions des autres membres et accumulé pendant cinq jours, constitue une somme dont l‟obtention sous forme de crédit ou d‟épargne permet de réaliser un grand projet de consommation, de construction ou d‟investissement. Les caractéristiques essentielles des tontines de marchés à Thilogne peuvent être résumées en trois grands principes: 1-Elles ont à leur tête un organisateur qui est à l‟origine de la création de la tontine. C‟est généralement une personne à qui tout le monde prête une certaine réussite socio-économique et qui a, par conséquent, une très grande capacité de mobilisation sociale. C‟est en vertu de cette capacité de mobilisation qu‟il parvient à convaincre les autres commerçants à participer dans sa tontine. Cette position d‟organisateur de tontine est privilégiée dans la mesure où elle confère à celui qui l‟occupe un certain nombre de pouvoirs et d‟avantages. Il est le seul à disposer du pouvoir de légiférer, c‟est lui qui fixe le nombre de participants, le montant et la périodicité des contributions et des levées, le montant de la commission à lui verser et l‟ordre de distribution des levées. En contre partie de ces pouvoirs, il a la responsabilité de faire face, seul, aux situations de défaillance qui peuvent advenir au cours du cycle tontinier. 2-Elles sont dominées par des préoccupations financières plutôt que sociales. La satisfaction des besoins financiers tels que l‟accès au crédit, et la constitution et la sécurisation d‟une épargne importante semblent être la finalité principale poursuivie par les participants. Du point de vue de l‟organisateur, en plus de cette dernière finalité, il y a la réalisation du profit par le biais de la réception de commissions financières des différents 23
Main est ici une unité de participation. On dit d‟un individu qu‟il détient une main dans la tontine quand il ne cotise qu‟une fois le montant requis par participant et selon la périodicité fixée. Quand on dispose de deux mains, on double la mise périodique de la tontine. 36
participants. Le fait que l‟aspect financier domine dans les tontines de marché explique pourquoi il n‟est pas indispensable que les différents participants se connaissent mutuellement. De même, ni le versement des contributions, ni la distribution des levées ne nécessite la rencontre des participants. En effet, c‟est à l‟organisateur de faire le tour du marché chaque jour pour récupérer les contributions des membres. C‟est également lui, qui doit remettre la levée au bénéficiaire loin des regards indiscrets. C‟est ce qui explique que la structuration des tontines de marché favorise la participation des individus appartenant à différentes catégories sociales ou castes. 3-La périodicité des contributions et des levées est adaptée au rythme des activités des différents participants. Dans toutes les tontines de marché, les contributions se font par jour. Chaque participant dégage de ses bénéfices journaliers le montant de la contribution requise. L‟organisateur cumule les contributions journalières des membres pendant cinq jours avant de remettre la somme cumulée à l‟un des participants. La périodicité des contributions et des levées étant très courtes, la durée du cycle tontinier ne dépasse pas, le plus souvent, six mois. Les contributions sont aussi adaptées aux moyens financiers des uns et des autres. Ainsi, comme nous l‟avons souligné un peu plus haut, il y a des membres qui peuvent disposer de deux, trois voire quatre mains, ce qui veut dire qu‟ils doublent, triplent ou quadruplent le montant de la contribution journalière. Au même moment, deux, trois ou quatre personnes peuvent se regrouper pour constituer une seule main, ce qui veut dire qu‟ils se cotisent entre eux le montant d‟une contribution journalière et se partagent la levée. Tableau n°4: Nombre moyen de participants et montants moyens des contributions et des levées dans les tontines de marché à Thilogne. Nombre moyen de participant par 57 tontine Montant moyen des contributions 5835 F CFA Montant moyen des levées 323.595 F CFA Nombre de tontines enquêtées 6 A. Kane: enquêtes de terrain.
Le tableau montre bien que le nombre de participants dans les tontines de marché est important du fait certainement que tous les commerçants, marchands et vendeurs sont impliqués dans une au moins des six tontines ayant fait l‟objet d‟enquêtes. Cependant, il faut préciser que généralement les individus participent dans plusieurs tontines ou plusieurs fois dans une même tontine en doublant, triplant ou quadruplant les contributions journalières requises. Autrement dit, ils peuvent disposer de 37
plusieurs mains au sein d‟une seule et même tontine de marché. Le montant moyen des contributions est également assez élevé. Mais il faut souligner qu‟il correspond aux contributions journalières cumulées pendant cinq jours qui constituent la périodicité des levées dans les tontines de marché à Thilogne. Ce qui conduit logiquement à un montant de la levée, pour une durée moyenne de sept mois, très élevé. Il fait plus de trois fois la moyenne des revenus des ménages qui est estimée à 100.038 F CFA par an en milieu rural (ESAM, 1997). Ces quelques chiffres permettent de mesurer l‟importance des tontines dans la prise en charge des besoins financiers au niveau des marchés de Thilogne. Il est important par ailleurs de spécifier les critères sur lesquels repose la participation dans les tontines de marché. Ce qui revient également à préciser les motivations et les besoins divers qui expliquent, d‟une manière ou d‟une autre, le recours à ces arrangements financiers. La participation dans les tontines de marché à Thilogne Du point de vue de la participation, il faut noter deux choses. D‟une part, les tontines de marché à Thilogne sont mixtes. La participation des hommes est égale à celle des femmes. D‟autre part, elle n‟est pas limitée aux seuls commerçants des marchés. Certains enseignants du primaire ou du secondaire, certains travailleurs salariés participent également aux tontines de marché. Le nombre total de participants dans les tontines de marché à Thilogne est de 342. Cependant, comme nous l‟avons déjà indiqué, on note que du fait de la participation double ou triple et du regroupement de deux, trois ou quatre personnes en une seule main, il est difficile d‟établir le nombre exact d‟individus impliqués dans les tontines de marché. L‟équilibre qui s‟établit entre les deux sexes dans la participation aux tontines des marchés trouve son explication à partir de deux faits majeurs. Le premier est l‟organisation des tontines de marchés par des hommes qui ne tiennent compte dans leurs critères de recrutement que la capacité du candidat à la participation à honorer effectivement ses engagements envers la tontine. Les organisateurs des tontines de marché à Thilogne n‟ont pas des préjugés, souvent très présents chez les organisatrices de tontine, sur la prétendue tentation des hommes à défaillir. Le deuxième élément renvoie au type de relations existant entre les participants aux tontines de marchés. Ils peuvent bien se connaître dans la vie de tous les jours, ils peuvent même être de proches parents, voisins ou amis, sans pour autant se connaître nécessairement comme membres d‟une seule et même tontine. C‟est dire que socialement la tontine n‟a pas une existence propre. C‟est par le détour de l‟organisateur que les participants parviennent à satisfaire leurs besoins financiers. La faiblesse du lien social entre participants explique d‟une certaine manière la neutralité des 38
conditions de participation. C‟est d‟ailleurs la principale raison de l‟intégration dans les tontines de marché de différents individus appartenant à des castes et catégories sociales différentes. Le troisième élément qui nous paraît important de souligner par rapport à la participation dans les tontines de marché, c‟est que les participants ne se recrutent pas seulement au sein du marché. En effet, on note la participation de certains travailleurs salariés dans les tontines de marché à Thilogne. Les salariés, notamment les enseignants, le personnel de santé, les agents d‟animation du Centre d‟Expansion Rural, qui participent aux tontines de marché remettent à l‟organisateur de la tontine leurs contributions mensuelles, c‟est-à-dire le cumul des contributions journalières pendant un mois. Très souvent quand les contributions sont très élevées, les salariés se regroupent en groupe de deux, trois ou de quatre pour disposer d‟une main dans la tontine. Dans la tontine de Cheikh, par exemple, trois enseignants se cotisent les 75.000 F CFA qui correspondent à la contribution mensuelle. A la fin de chaque mois, chacun d‟entre eux remet à Cheikh ses 25.000 de contribution. Quand vient leur tour de lever les fonds, l‟organisateur remettra à chacun un tiers de la levée. Cela confirme l‟adaptabilité des tontines de marché par rapport à l‟activité professionnelle de ses participants. Chacun contribue selon son propre rythme, l‟essentiel étant qu‟à termes chacun reçoit une somme proportionnelle à ses propres efforts d‟épargne. Il est clair que chaque participant aux tontines de marché a son propre dessein, ses propres motivations, ses propres besoins et projets en recourant à la tontine. Mais au delà de ces différences, la participation aux tontines peut être comprise pour tous comme un effort individuel de se faire contraindre à l‟épargne pour réaliser ses desseins. Les motivations des participants aux tontines de marché Devant le dynamisme actuel des arrangements financiers populaire on ne peut pas contourner la question des motivations qui sous-tendent la participation massive des populations à ces formes d‟intermédiation financières. Il existe, plusieurs motivations qui mettent en avant des préoccupations d‟ordre, à la fois, social et économique. Pour mesurer en termes de pourcentage l‟importance de ces motivations dans la détermination de la participation des thilognois dans les tontines de marché, nous avons choisi d‟interroger 30 participants. Ils ont répondu à une question à éventail contenue dans notre questionnaire. Il faut préciser que la typologie des motivations a été le résultat d‟une pré-enquête réalisée auprès des responsables de tontines et des participants simples. Les entretiens de la préenquête ont permis de repérer cinq grands types de motivation qui sont soumis au choix des personnes ayant fait l‟objet d‟enquête. Ils avaient le 39
choix de choisir un ou plusieurs types de motivations qu‟ils jugeaient importants dans leur décision de participer. Ils avaient aussi le choix d‟ajouter à cette liste de motivations d‟autres ayant déterminé leur recours aux tontines de marchés. Le tableau suivant récapitule les résultats sur la question des motivations qui poussent les thilognois à participer aux tontines. Tableau nº5 : Répartition en pourcentage des types de motivations expliquant le recours aux tontines de marché. Motivations Accès difficile aux services bancaires Simplicité des procédures dans les tontines Capital social de recours Pression sociale pour parvenir à épargner Absence d‟intérêt sur le crédit A. Kane: enquêtes de terrains.
Pourcentage 38
Nombre de répondants 30
21
30
3 21
30 30
17
30
La première motivation des participants aux tontines de marché est le désir d‟accéder à des services financiers pour soutenir le développement de leurs activités commerciales. Ainsi, 38% des réponses font de la difficulté d‟accéder aux services bancaires une des raisons principales du recours aux tontines. Il faut souligner que parmi les répondants de cette catégorie, il y avait particulièrement des salariés (des instituteurs, des enseignants du secondaire et un infirmier) qui insistaient sur l‟inexistence de structures bancaires à Thilogne pour expliquer leur participation aux tontines de marché. Ils viennent des villes où ils disposaient des comptes bancaires par lesquels transitaient leurs salaires. A Thilogne, comme nous l‟avons souligné plus haut, il n‟y a que la poste qui fait office d‟une institution financière formelle. Elle ne joue d‟ailleurs pas le rôle d‟une institution de crédit; ses domaines d‟intervention se limitent aux transferts monétaires et à l‟épargne. En plus, pour le paiement des salaires transférés et le retrait d‟argent des livrets d‟épargne, il faut un temps d‟attente de 5 à 10 jours. Donc, il est compréhensible que les participants aux tontines de marché évoquent les difficultés d‟accès aux services bancaires pour expliquer leur recours à cette forme populaire d‟intermédiation financière. La deuxième motivation est la simplicité et la flexibilité des procédures dans les tontines de marché comparées notamment à celles de la poste de Thilogne. Les 21% des réponses mettent l‟accent sur ce type de 40
motivation pour expliquer la participation aux tontines de marché. En effet, dans les tontines il n‟y a pas de papier à signer ni de formalités à remplir pour avoir accès aux services contrairement aux procédures de la poste ou des banques. Il est clair que pour une population essentiellement analphabète, les procédures formelles avec des contrats écrits sont très compliquées. Elle préfère des procédures flexibles avec des contrats oraux plus facilement compréhensibles. La troisième motivation est l‟accumulation du capital social de recours. Pour les participants des tontines de marché à Thilogne, ce n‟est pas une motivation importante. Seulement, 3% des réponses est favorable à ce type de motivation. Ce résultat s‟explique certainement par le fait que les tontines de marché ne donnent pas l‟occasion à leurs participants de se rencontrer fréquemment pour que des affinités et des amitiés se nouent comme à l‟intérieur des tontines de quartier. Dans les tontines de marché, comme nous l‟avons souligné déjà, les participants ne se rencontrent jamais, c‟est l‟organisateur qui fait le tour du marché pour récupérer les contributions journalières et c‟est également lui qui se déplace pour remettre la levée à son bénéficiaire. Cependant, l‟organisateur de la tontine constitue pour les participants une ressource importante en termes de recours dans des situations difficiles. L‟inverse est encore plus vrai, car chaque participant constitue pour l‟organisateur une personne à laquelle il peut faire appel dans une situation d‟adversité. La quatrième motivation est la pression sociale pour épargner. Aux yeux des participants aux tontines de marché ce type de motivation est assez important. En effet, 21% des réponses mettent en avant la volonté de se faire contraindre par le groupe tontinier pour parvenir à dégager une épargne importante comme une motivation essentielle qui explique leur participation aux tontines de marché. Ce type de motivation se justifie par rapport aux sollicitations multiples dont les marchands font l‟objet dans leur environnement social immédiat. Coumba, vendeuse de poissons au marché de Thilogne, explique: « Je vends du poisson pour aider mon mari à entretenir la famille. Ainsi, je dépense pratiquement tout ce que je gagne pour nourrir, vêtir et soigner les membres de ma famille. En plus de cette charge, j‟ai des obligations sociales envers mes parents et mes voisins, à chaque fois qu‟il y a un mariage ou un baptême, je dois débourser de l‟argent pour soutenir l‟organisatrice. Malgré tout cela, mes proches parents, mes voisins viennent toujours solliciter des prêts d‟argent. Et cela sans compter ceux qui viennent prendre du poisson à crédit dont je suis sûr qu‟ils ne rembourseront jamais pour la plupart. Dans ces conditions, il est pratiquement impossible de réaliser quelque chose d‟important avec mes revenus. C‟est pour parvenir à faire quelque chose de significatif avec mes modestes bénéfices que j‟ai accepté de participer dans la tontine de Cheikh. Je commence à voir les fruits de cette participation puisque j‟ai pu augmenter le volume de mes ventes grâce à l‟argent que j‟ai reçu de la tontine. Je
41
fais plus de profits et je parviens en même temps à satisfaire mes besoins personnels et ceux de mes enfants ».
Ces propos rendent compte de deux idées essentielles. La première est relative à la ponction des revenus individuels par l‟environnement social dans son ensemble. Les pressions sociales pour la redistribution et pour l‟obtention du crédit placent le détenteur de revenu dans une position délicate. Dans la plupart des cas, la rentabilité économique de ses activités le préoccupe autant que la rentabilité sociale de ces dernières. L‟entrepreneur individuel est ici au cœur de l’économie sociale solidaire où la logique du partage et de la redistribution prend le dessus sur celle de l‟accumulation. Le partage ne se fait pas forcément par une distribution financière, il se manifeste généralement par une prise en charge des individus ne disposant pas de revenus: enfants, personnes âgées, handicapés physiques et mentaux, chômeurs, etc... La deuxième idée rend compte des stratégies définies par l‟individu détenteur de revenus pour, à défaut d‟y échapper, réduire de manière significative la pression sociale pour la redistribution. La participation aux tontines peut être interprétée comme faisant partie de ce genre de stratégie. Mais l‟efficacité du recours à la tontine pour accumuler doit être relativisée dans la mesure où, dans bien des cas, l‟argent accumulé est réinvesti selon les principes de l‟économie sociale solidaire. En effet, même si, l‟épargne mobilisée ou le crédit obtenu par le biais de la tontine sert pour étendre les activités de l‟individu, ce qui logiquement engendre l‟augmentation de ses revenus, cela ne signifie pas qu‟il soit parvenu à contourner les pressions sociales. En fait, l‟augmentation des revenus engendre à son tour l‟augmentation de la capacité de prise en charge des parents sans revenus. Par ailleurs, la participation aux tontines de marché permet aux participants, en plus de la mobilisation de l‟épargne forcée, d‟acquérir une certaine forme de comptabilité. En effet, la plupart des commerçants, marchands et des vendeurs ne savent ni lire, ni écrire et par conséquent, n‟ont aucune forme de comptabilité. Il n‟est pas rare qu‟ils commettent l‟erreur fatale pour un entrepreneur de confondre recettes et bénéfices. La plupart d‟entre eux échappe à cette confusion en transformant continuellement leurs liquidités en marchandises. La participation dans une tontine constitue pour cette catégorie de commerçants un moyen de s‟imposer une certaine discipline comptable. Les propos de Fama, une boutiquière à Thilogne, sont révélateurs en ce sens: « Il est très difficile pour moi de savoir ce que je gagne dans mes activités commerciales. Je transforme continuellement mes liquidités en marchandise pour éviter de gaspiller mon argent. Mais je suis également contraint de dépenser pour mon habillement, ma nourriture, les cérémonies familiales. Très souvent, je tire l‟argent à dépenser sur mes recettes journalières sans savoir exactement si je me suis 42
limitée à mes bénéfices ou si j‟ai entamé mon fond de roulement. Il faut ajouter à cela, les crédits que je fais à mes clients dont je suis obligée de retenir par cœur les noms et les montants. Une défaillance de mémoire se solde toujours par des pertes énormes, parce que les clients souhaitent vivement, avec l‟usure du temps, que j‟oublie ce qu‟ils me doivent. Face à cette situation, la participation à la tontine me permet au moins de tirer mes dépenses non plus de mon tiroir mais de mon épargne. En effet, je suis au moins sûre que l‟épargne journalière que je verse à la tontine est en deçà de mes bénéfices journaliers. Donc, dans une certaine mesure la tontine me permet d‟avoir une discipline financière dont j‟ai besoin pour rentabiliser mes activités commerciales ».
La discipline financière que recherche Fama peut s‟obtenir de deux manières différentes. La première manière est qu‟elle accepte librement de se contraindre à épargner régulièrement selon une périodicité fixe. Elle peut le faire en versant chaque jour une certaine somme dans un condamne24 qui est un coffre-fort en bois ou un pot fermé des deux côtés et percé d‟un petit trou. Le condamne est conçu de telle façon qu’on peut y glisser des pièces de monnaie ou des billets de banques sans grand effort tandis que pour les retirer, il faut nécessairement le détruire. Les mots que l‟on utilise pour décrire le retrait de l‟argent du condamne en pulaar comme en wolof sont très significatifs: fusde en pulaar et tothie en wolof veulent dire effectivement détruire. La conception du condamne comme instrument d‟épargne renferme déjà une certaine idée de contrainte de soi. L‟individu crée une barrière entre lui et son argent. Il ne peut franchir la barrière sans détruire son propre instrument d‟épargne. Mais au fond cette contrainte de soi ne suffit pas à résister aux désirs personnels de l‟individu et aux pressions sociales de l‟environnement. Il n‟est pas rare que l‟on détruise son condamne pour satisfaire ses besoins personnels ou pour venir en aide à un membre de la famille, à un voisin ou un ami en difficulté. La deuxième manière est la médiation d‟un individu ou d‟un groupe. Dans ce cas précis, la contrainte est double et dialectique. A la contrainte de soi vient s‟ajouter une contrainte extérieure, celle d‟une tierce personne ou d‟un groupe. La combinaison dialectique des deux contraintes aboutit à ce qu‟Elias appelle la contrainte sociale à l’autocontrainte (N. Elias, 1994)25. Il faut noter que la volonté individuelle est au centre de la contrainte sociale à l‟autocontrainte dans la mesure où la finalité de celle-ci est une contrainte effective de soi par le moyen du recours à une contrainte extérieure. Par le biais de ce truchement avec soi, l‟individu qui participe dans la tontine 24
Le condamne, qui vient du verbe condamner, est l‟équivalent de la tirelire en Occident. 25 Elias, N., (1994). The Civilizing Process. 1 vol. Oxford: Basil Blackwell, pp. 44356.
43
réalise son projet personnel - et dont il se sent incapable de réaliser s‟il est laissé avec sa propre volonté - par l‟intermédiaire du groupe avec ses moyens tout aussi personnels. La cinquième et dernière motivation des participants aux tontines de marché est l‟absence d‟intérêt sur le crédit. 17,24% des réponses considèrent le fait de pouvoir accéder au crédit sans avoir à payer des intérêts comme une source de motivation pour participer aux tontines de marché. L‟importance de ce type de motivation dans les tontines de marché à Thilogne n‟est pas surprenante dans la mesure où nous sommes dans une société musulmane dans laquelle l‟intérêt sur le crédit est prohibé. Il faut souligner que les organisateurs des tontines de marché à Thilogne exigent des participants le versement d‟une commission financière quand vient leur tour de recevoir la levée. Mais le versement de cette commission financière n‟est pas perçu comme un intérêt sur le crédit par les participants d‟autant plus que même les épargnants, en l‟occurrence les derniers à bénéficier de la levée, ont l‟obligation de verser le même montant à l‟organisateur. Le versement de la commission financière est plutôt considéré comme le paiement du travail d‟organisation réalisé par l‟organisateur qui collecte les contributions en déployant chaque jour des efforts physiques considérables. En réalité en plus de ces motivations essentielles, les tontines de marché existent parce qu‟elles répondent effectivement à un certain nombre de besoins financiers. Les besoins sont aussi variés que le nombre de participants mais ils peuvent être ramenés à deux au niveau des tontines de marché de Thilogne: besoins de crédit pour l‟investissement et besoin d‟épargne pour la prévoyance et la consommation. Les Besoins satisfaits par les tontines de marché Les besoins satisfaits par l‟argent des tontines de marché à Thilogne sont divers, bien que les besoins d‟investissement dans des activités économiques informelles soient dominants. Selon Dieng, un organisateur de tontine au marché de Thilogne, les participants et participantes dans sa tontine lui demandent assez souvent de faire coïncider leur tour de lever les fonds avec l‟arrivée des marchandises dont ils ont besoin. La plupart des marchandises vendues au marché de Thilogne viennent de Dakar ou de l‟intérieur du pays. Les camions chargés de les transporter arrivent à des jours fixes de la semaine. Les clients, qui sont les marchands et les commerçants du marché, savent la date d‟arrivée des transporteurs. Ainsi les participants aux tontines peuvent avec la complicité de l‟organisateur disposer de leur levée les jours d‟arrivées, ce qui leur permettra de se ravitailler en marchandises. Dieng nous explique pourquoi les participants veulent coûte que coûte transformer l‟argent reçu de la tontine en marchandise: 44
« L‟argent liquide fait toujours peur pour nous les commerçants. On peut le perdre
comme on peut le dépenser rapidement dans des choses qui ne sont pas prioritaires sans s‟en rendre compte. La levée que l‟on retire de la tontine est de 125.000 F CFA, ce qui est beaucoup pour un petit marchand de poissons (frais et séchés), de légumes ou de céréales. Alors pour sécuriser l‟argent contre notre volonté de dépenser, contre la perte ou le vol, contre les sollicitations multiples, nous le transformons en marchandise. Ce qui est plus sûr et plus rentable dans la mesure où en revendant la marchandise on obtient des bénéfices ».
Cependant l‟argent des tontines de marché à Thilogne peut également être utilisé pour la réalisation de projets individuels bien définis comme la construction, l‟acquisition matérielle d‟équipement. Cheikh, l‟organisateur de deux tontines de marché que nous avons cité plus haut, dit avoir toujours en tête un projet à réaliser et dont le coût avoisine le montant de la levée avant d‟entreprendre d‟organiser une tontine. Il explique sa propre stratégie comme suit: « La première fois que j‟ai organisé une tontine, c‟était en 1982, j‟avais besoin de 500.000 F CFA pour réaliser mon rêve d‟avoir une boulangerie traditionnelle. A cette époque je vendais du poisson séché, des oignons et une variété de condiments, je disposais à peu près de la moitié de la somme dont j‟avais besoin. Pour avoir l‟autre moitié, j‟ai contacté les commerçants mourides et quelques amis au niveau du marché pour organiser une tontine dont la levée devait être de 250.000 F CFA. Je me suis débrouillé pour convaincre 25 personnes dont j‟étais sûr qu‟ils pouvaient honorer leurs engagements. Chaque participant devait contribuer 1000 par jour. C‟était moi qui faisais chaque jour le tour des boutiques, des cantines et des étales pour récupérer les contributions de tous. J‟accumulais les contributions pendant cinq jours avant de les remettre à un des participants qui me remettait une commission de 2500 F CFA. J‟ai été le premier à avoir la levée. J‟ai immédiatement construit un four traditionnel et acheter tout le nécessaire pour démarrer mes activités de boulanger. Au bout de 4 mois et 5 jours chaque participant avait reçu sa levée et je m‟en sortais avec une nouvelle boulangerie ».
Pour la construction de sa maison dans son village natal, Cheikh a procédé de la même manière pour mobiliser petit à petit les fonds nécessaires. On voit très bien que c‟est là une démarche intelligente d‟accéder au crédit non seulement gratuitement mais plus encore en recevant de la part des épargnants un intérêt versé sous forme de commission. Ainsi, Cheikh est devenu une sorte de tontinier de marché dont le rôle est la collecte de la petite épargne et l‟allocation du microcrédit. D‟autres participants utilisent l‟argent de la tontine pour acheter des outils de travail ou des biens d‟équipement pour leurs activités. La plupart d‟entre eux ont acquis l‟essentiel de leurs équipements de travail à travers la participation dans les tontines de marché. Ils ont la même stratégie que 45
Cheikh, c‟est-à-dire qu‟ils se fixent un objectif précis avant de décider de participer dans une quelconque tontine. Ndèye, marchande de condiments et des produits de consommation courante, a pu acheter un congélateur avec l‟argent épargné par le biais de la tontine. Elle explique l‟intérêt de participer aux tontines: « Avec ma participation aux différentes tontines du marché (trois au total), je parviens à réaliser petit à petit des choses qui me tenaient à cœur. J‟ai pu acheter une machine à coudre, une pompe à huile, une nouvelle balance, une machine à broyer l‟arachide grillée et maintenant un congélateur. J‟ai l‟équipement qu‟il me faut pour travailler correctement en toute autonomie. En même temps, je participe dans d‟autres tontines de quartiers qui me permettent d‟avoir les équipements indispensables à la vie ménagère et de m‟acquitter de mes obligations à l‟occasion des mariages, des baptêmes ou des décès ».
La conclusion que l‟on peut tirer à partir de ces différents témoignages de participants aux tontines de marché est que celles-ci sont plus orientées à la satisfaction des besoins d‟investissement dans des activités économiques informelles qu‟à la prise en charge des besoins de consommation. Cela est d‟autant plus clair que les différents participants ont très souvent une idée précise de l‟utilisation qu‟ils feront de l‟argent reçu de la tontine sous forme, soit de crédit, soit d‟épargne. L‟achat de marchandises ou de biens d‟équipements destinés à renforcer l‟activité entreprise est sans aucun doute une forme d‟investissement à court, moyen ou long terme qui augmente d‟une manière ou d‟une autre les profits des commerçants et des marchands. Ce qui veut dire que les tontines jouent ici, contrairement aux préjugés bien établis, un rôle fondamental dans le renforcement des activités génératrices de revenus. Tableau nº6: Répartition en pourcentage de l‟utilisation des levées en fonction des types de besoins. Besoins Consommation Investissement Prévoyance Prestiges social
Pourcentage 6 75 13 6
Nombre de répondants 30 30 30 30
Kane: enquête de terrain.
Tout compte fait, l‟argent des tontines de marché est réinvesti dans les activités commerciales ou de services des participants. En effet, une des questions de notre questionnaire s‟intéresse à l‟utilisation que les participants font de l‟argent reçu sous forme de crédit ou d‟épargne des tontines. Nous 46
avons tiré 5 participantes dans chacune des 6 tontines de marché pour répondre à cette question. Ainsi, les 30 réponses ont été classées par nous dans quatre catégories en fonction de la nature des dépenses réellement effectuées après la disposition de la levée. Il faut souligner qu‟il a été particulièrement difficile de classer certains types de dépenses du fait qu‟elles pouvaient être considérées comme relevant à la fois de la consommation, de l‟investissement et du prestige. Comme le montre le tableau nº8, qui représente la répartition des réponses de 30 participants par rapport à l‟utilisation qu‟ils ont fait de l‟argent reçu des tontines de marché, exactement 2/3 de l‟argent des tontines de marché servent à satisfaire des besoins d‟investissement. La prévoyance, qui consiste ici à la constitution d‟une épargne pour prendre en charge des frais médicaux ou scolaires des membres de la famille restreinte, constitue le deuxième besoin prioritaire des répondants. Les besoins de consommation et de prestige viennent en dernière position avec 6 % chacun. Ce résultat contredit l‟affirmation que les tontines sont essentiellement destinées au financement des cérémonies familiales et des dépenses ostentatoires. Conclusion La contradiction entre les principes d‟égalité qui caractérisent les tontines et les rapports hiérarchiques propres aux haalpulaar est résolue par l‟homogénéité des tontines de quartiers du point de vue l‟appartenance aux castes et catégories sociales. Pour les femmes participantes à ces tontines de quartier à Thilogne, la tontine ne peut regrouper que des participantes ayant un même statut social ou acceptant de reproduire les règles des rapports sociaux hiérarchiques entre castes. De ce point de vue, on peut conclure que malgré les transformations sociales, dues à l‟émigration et à la monétarisation de l‟économie communautaire, qui remettent en cause lentement mais sûrement les fondements hiérarchiques de la société haalpulaar, on note la persistance dans les mentalités de cette forme de stratification sociale. Les tontines des marchés contrastent avec cette image des tontines homogénéisées en fonction du statut social des participants. La prédominance des attentes purement économiques et financières et l‟absence des relations mutuelles et directes entre les participants rendent possible l‟intégration d‟individus appartenant à toutes les castes et catégorie sociale sans discrimination aucune. Le fait que les organisateurs des tontines de marchés soient pour la plupart des Wolof, étrangers au village, contribue également à cette hétérogénéité des tontines de marché. Du point de vue des motivations à la participation et de l‟utilisation de l‟argent des tontines, on constate une certaine ambivalence de la part des participants aussi bien des tontines de marchés que des tontines de quartiers. 47
Les motivations de nature économique rejoignent des préoccupations d‟ordre social. Les finalités d‟investissement et de prévoyance s‟associent avec la satisfaction des besoins de consommation et de prestige social. Il est vrai que cette balance s‟incline du côté des motivations économique et des finalités de prévoyance au niveau des tontines de marché tandis qu‟au niveau des tontines de quartiers les préoccupations sociales et le financement de la consommation et du prestige semble l‟emporter. Après avoir abordé les tontines dans un contexte rural caractérisé par une homogénéité ethnique malgré la diversité des appartenances sociales, nous allons dans le chapitre suivant tenter de voir comment ces arrangements financiers populaires évoluent dans un contexte urbain marqué par une diversité d‟appartenance ethnique.
48
Chapitre 3 Pratiques financières informelles à Dakar
Introduction A Dakar, les arrangements financiers populaires connaissent un développement important comparé aux zones rurales comme Thilogne. Ce fait est quand même surprenant dans la mesure où l‟essentiel des structures bancaires que compte le Sénégal est concentré au niveau de la ville de Dakar. On aurait pu imaginer un développement des tontines dans un contexte rural où, comme nous l‟avons déjà vu avec le cas de Thilogne, les banques sont absentes. A l‟inverse, on aurait pu s‟attendre à un faible épanouissement des tontines dans le contexte dakarois où toutes les banques commerciales du pays sont regroupées. Dès lors, on est en droit de demander les raisons qui poussent les dakarois à participer massivement dans les tontines. Est-ce que parce qu‟ils rencontrent, dans leur écrasante majorité, des problèmes d‟accès aux services financiers formels ou plutôt est-ce que les tontines satisfont des besoins spécifiques que les banques n'intègrent pas dans leurs services? Par ailleurs, la diversité des appartenances ethniques au niveau de la ville de Dakar pose le problème de la coopération et de la confiance dans les tontines dont les participants n'appartiennent pas à la même ethnie. En d‟autres termes comment la coopération entre des individus aux appartenances sociales et culturelles différentes est-elle possible dans les tontines dakaroises ? Y a-t-il des variations importantes de ce point de vue entre les tontines des quartiers, des marchés et des lieux de travail? C‟est autour de ces questions que va s‟articuler ce chapitre. Nous commencerons par donner une présentation de la ville de Dakar dans plusieurs de ses aspects: historique, démographique, économique et social. Ensuite, nous verrons les deux différents types de tontines en précisant la prédominance de l‟un par rapport à l‟autre quand on passe des tontines de quartiers et des lieux de travail aux tontines des marchés. Enfin, nous présenterons le profil socio-économique des participants pour saisir les raisons qui les poussent à recourir aux tontines et le type de besoins qu‟ils entendent satisfaire par ce biais. Là également, nous analyserons les différentes variations entre les tontines de quartier, de marché et des lieux de travail. Les tontines à Dakar On ne dira jamais assez combien les phénomènes tontiniers et mutuels sont devenus aujourd‟hui des composantes essentielles de la vie quotidienne des dakarois. Les tontines sont partout dans les quartiers, les marchés et les lieux de travail où elles regroupent des hommes et surtout des femmes appartenant à des ethnies, des religions, des confréries, des
catégories socioprofessionnelles différentes. Elles constituent pour une écrasante majorité de la population urbaine, mis à part le recours à la famille, aux voisins, aux amis et aux commerçants, les seuls instruments d‟intermédiation financière permettant de sécuriser l‟épargne, d‟accéder au crédit et de s‟assurer contre les aléas de la vie urbaine. Mais même les catégories sociales les plus aisées qui, en principe, constituent la clientèle privilégiée des banques et des établissements financiers institutionnels n‟échappent pas au charme des tontines, natt ou piye. Mieux l‟implantation de ce genre d‟arrangements financiers populaires au cœur même du système financier officiel, dans les banques et au trésor public, suffit pour convaincre de l‟adhésion massive des populations urbaines, toutes catégories confondues, à cette forme d‟intermédiation. Les tontines de quartier à Dakar Les quartiers de Dakar offrent à l‟observateur une image hautement contrastée. S‟il existe des situations extrêmes entre les quartiers abritant la petite bourgeoisie sénégalaise comme Sicap Fann et Point E, et ceux où se sont retranchées les populations les plus démunies comme Pikine Médina Gounasse, la plupart des quartiers présente une situation bigarrée où cohabitent riches, couches moyennes et pauvres (E. S. Ndione, 1993, p. 96)26. Du point de vue de l‟habitat, les quartiers des couches sociales aisées se reconnaissent facilement par des villas de type occidental, des routes larges, goudronnées et électrifiées, un assainissement adéquat pour l‟évacuation des eaux usées et des rues désertes de jour comme de nuit. Du point de vue social, ces maisons abritent des familles réduites approchant le modèle de la famille nucléaire. Les quartiers populaires présentent des caractéristiques opposées à celles des quartiers des couches sociales aisées. Des maisons en baraques côtoient des maisons en ciment avec des toitures de zinc ou de tuiles. Des ruelles étroites, des culs de sac, des maisons sans portes. L‟absence de lampadaires, de canaux d‟évacuation des eaux usées plonge ces quartiers dans une obscurité totale où le passant, à défaut d‟être agressé, est sûr de patauger dans des eaux sales versées dans de petits trous devant les maisons. A l‟intérieur des maisons, on note l‟entassement des personnes de tous âges dans de petites chambres. Selon la recherche conjointe Ifan-Orstom, sur 100 concessions, 46,2% abritent entre 10 et 19 personnes à Pikine (P. Antoine et autres, 1995, p. 50)27. L‟ambiance des rues est de rigueur de jour comme de 26
Ndione, E. S., (1993), Dakar: une société en grappe. Karthala Enda Graf Sahel, 1993, 213p. 27 Antoine, P.; Bocquier, P.; Fall, A. S.; Guissé, Y. M. et Nanitelamio, J., (1995), Les familles dakaroises face à la crise, IFAN, ORSTOM et CEPED, Dakar, 209 p. 52
nuit. Les voisins se mettent devant leurs maisons où ils palabrent à longueur de journée au tour des sujets d‟actualité qu‟ils recueillent avec l‟écoute des radios privées. Dans les quartiers à situation sociale bigarrée comme les Parcelles Assainies, les villas les plus modernes côtoient de modestes maisons en dur et par endroit des baraques. Quoique meilleure comparée aux quartiers populaires, la qualité de vie du point de vue des équipements urbains reste très précaire. Comme dans les quartiers populaires, les rues sont très animées et l‟insécurité permanente. Pour l'essentiel, les 26 unités des Parcelles Assainies sont bien aménagées du point de vue de l‟occupation de l‟espace28. On peut dire que les occupants, pour l‟écrasante majorité en tout cas, appartiennent à la “classe moyenne” sénégalaise. Les propriétaires des maisons se recrutent parmi les salariés, les émigrés, les grands commerçants, les transporteurs, etc. Le dénominateur commun de cette panoplie de quartiers est le dynamisme des femmes qui s‟activent dans des réseaux sociaux qui constituent les supports de la solidarité et de l‟intégration au sein des unités de voisinage à Dakar (A. S. Fall, 1992)29. Les tontines de quartier occupent une place prépondérante dans cette mouvance associative des femmes. Elles n‟ont de semblable que les Associations Sportives et Culturelles des jeunes. Les rencontres périodiques qu‟elles favorisent sont intégrées dans le rythme de la vie des quartiers. Elles sont fondées dans tous les quartiers sur les mêmes principes de base, la rotation des fonds entre les différentes participantes, la détermination de l‟ordre des levées soit par tirage, soit par consensus, soit encore par une décision unilatérale de l‟organisatrice, une périodicité régulière et un cycle limité dans le temps en fonction du nombre de participants. Malgré cette apparente homogénéité des tontines de quartiers, il est possible de les différencier en regardant de prés les types de relations, d‟un côté, mutuelles et directes et, de l‟autre côté, médiatisées par une tierce personne, liant les participantes. Les tontines simples ou mutuelles Les tontines simples sont celles qui requièrent que leurs membres aient entre eux une connaissance des uns et des autres. Sur les 136 tontines 28
Les Parcelles Assainies sont divisées en 26 unités inégales du point de vue de la superficie et du nombre d‟habitants. La notion d‟unité peut être identifiée ici à celle de quartier. 29 Fall, A. S., (1991), Réseaux de sociabilité et insertion urbaine dans l‟agglomération de Dakar, Thèse de doctorat de sociologie, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 280p.
53
de quartier de notre échantillon, les 103 sont des tontines simples; ce qui représente 75,7%. Parmi ces tontines 11 ont un fondement familial, 5 suivent des contours ethniques tandis que 87 intègrent des voisines immédiates sans tenir compte de leur origine ethnique ou de leur appartenance sociale. La participation dans ce genre de tontine est presque exclusivement féminine. En effet, dans les 103 tontines mutuelles, seulement 12 font état d‟une participation indirecte des hommes. Les aspects sociaux, en l‟occurrence la sociabilité, ont une importance prépondérante par rapport aux aspects économiques et financiers. Ce qui se traduit, en termes d‟organisation, par l‟obligation non pas seulement de verser sa contribution mais également et surtout celle d‟être présent à l‟occasion de la constitution et de la remise des levées. Dans toutes les tontines simples des quartiers de Dakar, les absences et les retards le jour de la levée sont sanctionnés par des amendes. Il faut avoir de bonnes raisons pour pouvoir s‟excuser de s‟absenter lors des rencontres tontinières. Les rencontres sont également, dans 28 tontines de notre échantillon et à l‟image des levées, rotatives. Dans ce cas, la femme devant recevoir la levée est connue d‟avance. La rencontre se fait chez elle et elle doit servir à ses hôtes familiers des choses à déguster. Ainsi la tontine favorise en plus de la circulation de l‟argent, la circulation des femmes d‟une maison à une autre mais aussi celle de l‟information et de l‟expérience (A. Henry et autres, 1991)30. En ce sens, les tontines simples permettent une triple accumulation. D‟abord, l‟accumulation de l‟argent - qui est l‟accumulation la plus visible qui permet de satisfaire les besoins financiers des participantes. Ensuite, l‟accumulation des connaissances personnelles qui étend le réseau social du recours en cas de difficultés. La pratique du jumelage ou Ndeydikke31 à la fin du cycle tontinier, dans certain cas, rend compte du souci des participantes des tontines simples de perpétuer les relations d‟échange et de réciprocité en dehors du cadre tontinier. Enfin, la dernière forme d‟accumulation est celle de l‟expérience des femmes dans divers domaines de leur vie sociale. Les discussions au cours des rencontres périodiques favorisées par les tontines sont très instructives pour les femmes. Chacune d‟entre elles capitalise de l‟information et des connaissances pratiques susceptibles de l‟aider à mieux faire face, par exemple, aux problèmes de la santé reproductive, de l‟hygiène 30
Idem Le Ndeydikke est un terme wolof. A l‟origine c‟est une pratique d‟échange de dons articulée aux cérémonies familiales. Les femmes qui sont liées dans un tel type de rapports ont une obligation sociale réciproque de s‟entraider de manière particulièrement onéreuse quand l‟une d‟entre elle organise une cérémonie familiale. Ce phénomène est aujourd‟hui articulé à l‟organisation des tontines mutuelles où il renforce les relations entre les participantes dans et au-delà de la tontine en leur imprimant un caractère obligatoire. 31
54
et de la santé des enfants, de la vie conjugale d‟une manière générale, de la gestion de leurs activités, etc. Margaret Niger-Thomas reporte les mêmes préoccupations dans les njangi ou tontines simples camerounaises. Elle écrit dans ce sens: “apart from the economic aspect, members enjoy humane and social benefits when they come together in their njangi and „meetings‟. People also make friends through these groups and learn from one another” (M. Niger-Thomas 1995, p.109)32. Dans cette perspective, les tontines simples constituent de véritables cadres de socialisation mutuelle et collective pour les femmes (A. Henry et autres, 1991, p15)33. Les tontines simples se caractérisent également par le fait que les décisions sont concertées et prises de manière collégiale bien qu‟il existe toujours à leur tête une femme très influente, parce qu‟ayant une capacité de mobilisation sociale supérieure à celle des simples participantes, qui très souvent pèse de tout son poids dans la prise de décision. Cette femme, que l‟on appelle aussi mère-natt (mère de la tontine), est la responsable morale de la tontine. En plus de la mère de tontine, il y a une secrétaire dont le rôle est d‟enregistrer dans un carnet la liste des participantes et leurs contributions périodiques ainsi que les amendes payées par les absents et les retardataires. Pour rappeler aux différentes participantes les jours de rencontre de la tontine, une femme, très souvent issue des groupes sociaux castés, fait le tour des maisons à la veille de la rencontre. Cette structure se retrouve dans 64 parmi les 103 tontines mutuelles. Dans les autres la mère de la tontine cumule les trois fonctions. Les tontines simples disposent généralement d‟un fond de caisse qui est constitué des toutes premières contributions, qui sont accumulées au lieu d‟être remises sous forme de levée, et des amendes payées par les absents, les retardataires ou les perturbatrices des rencontres périodiques. En effet, dans 81 sur les 103 tontines mutuelles, il existe un fond de caisse. Le fond de caisse est entre les mains de la responsable de la tontine et sert, d‟une part, à prévoir les conséquences des éventuelles défaillances de paiement et, d‟autre part, à célébrer, dans certains cas, la fin du cycle tontinier par l‟organisation d‟une petite fête très symbolique au cours de laquelle on jumelle deux à deux les différentes participantes. En cas de défaillance, on tire du fond de caisse les contributions manquantes pour remettre à la bénéficiaire une levée complète. Les membres qui ont des difficultés passagères pour honorer leurs engagements envers la tontine peuvent également recevoir du crédit à partir du fond de caisse. Nous verrons le rôle crucial que le fond de caisse joue dans la construction et le maintien des relations de confiance dans les chapitres suivants. 32
Niger-Thomas, M. (1995), “Women‟s Access to and Control of Credit in Cameroon : The Mamfe Case”, in Money-Go-Rounds, Ardener S. and Burman S. (ed.), Berg Publishers, 1995, pp.95-110. 33 Idem 55
Les tontines simples n‟ont pas, dans la majorité des cas, de règlements écrits (Le soleil 14/15-08-1996)34. Seulement, 7 parmi les 103 tontines disposent d‟un règlement intérieur. Pour les autres, c‟est à la réunion constitutive de la tontine que la responsable morale trouve un consensus entre les différentes participantes. Elles s‟entendent sur les questions d‟organisation pratique telles que le montant des contributions, le nombre de membres à ne pas dépasser, la périodicité des contributions et des levées, la manière de déterminer l‟ordre de distribution des levées et éventuellement l‟utilisation de l‟argent dans les tontines orientées vers la satisfaction d‟un besoin matériel ou social jugé comme vital. Elle énumère oralement les différents points du consensus qui doivent être retenus par chaque participante. Certains points de ce règlement oral peuvent être modifiés par les participantes au cours des prochaines rencontres. On peut déroger, par exemple, sur la manière de déterminer l‟ordre de distribution des levées pour permettre à un membre faisant face à des difficultés connues de tous de recevoir la levée. Ce qui montre la flexibilité des règles tontinières par rapport aux règles bancaires fixées et figées dans et par l‟écriture. Les tontines avec organisatrice Les tontines avec organisatrice se reconnaissent par l‟absence de relations directes et de connaissance mutuelle entre les différentes participantes. Elles représentent 33 dans notre échantillon de 136 tontines de quartier, soit 24,3% de l‟ensemble. A leurs centres se trouvent les organisatrices qui sont de véritables professionnelles dans l‟organisation des tontines et sont payées pour leur travail. Dans les quartiers de Dakar, l‟organisatrice de ces tontines est, comme la responsable morale dans les tontines simples, une femme à laquelle on accorde beaucoup de crédit dû à la force de son charisme, à la forte personnalité qu‟elle incarne, à l‟important rôle qu‟elle joue dans la cohésion sociale au sein de son voisinage, etc. C‟est sur son vaste réseau social que l‟organisatrice se base pour créer une ou plusieurs tontines. Elle décide seule du nombre de participants, le montant des contributions et des levées, la manière dont doit être déterminé l‟ordre de distribution des levées, le montant de la commission à lui verser, les périodicités des contributions et des levées, etc. En même temps, elle est 34
Mbagnick Diagne: “Pour une gestion plus efficiente des tontines”. Le soleil 14/15-08-1996. Il reporte dans cet article un compte rendu du séminaire sur “la rationalisation des pratiques de tontines” organisé par le Programme de Recherche sur le Droit Economique et des Affaires du Sénégal (PRDEAS) à la Maison de Lille de Saint-Louis. Les participants au séminaire ont voulu concevoir un cadre juridique adapté aux pratiques financières populaires tout en les mettant à l‟abri des défaillances.
56
seule et entièrement responsable des conséquences des éventuelles défaillances de paiement. Elle a l‟obligation de remettre à la participante qui bénéficie de la levée l‟intégralité de la somme convenue même si elle doit débourser de sa poche les contributions manquantes des membres ayant défailli. Les organisatrices de ces tontines dans les quartiers de Dakar justifient d‟ailleurs le fait d‟exiger le versement d‟une commission par l‟exclusivité de leur responsabilité face à des situations de défaillance. Dans les tontines avec organisateur, les aspects financiers prennent le dessus sur les aspects sociaux. La collecte des contributions et la distribution des levées ne nécessitent pas la rencontre des participantes. Ce qui favorise une participation plus importante des hommes même si les organisatrices sont exclusivement des femmes; la participation des hommes est signalée dans 18 des 33 tontines commerciales de quartier. C‟est l‟organisatrice qui reçoit chez elle les différentes participantes qui viennent un à un verser leurs contributions. Quand toutes les contributions sont réunie, elle se rend chez le bénéficiaire de la levée ou le convoque chez elle afin de lui remettre la levée. Il n‟y a pas de rencontre entre les membres, ni au début, ni à la fin du cycle tontinier. Les relations au sein de la tontine se limitent à celles qu‟entretient l‟organisatrice avec chaque participant pris individuellement. Donc, il est clair que pour les participants comme pour les organisatrices de ce genre de tontines la priorité n‟est pas le renforcement des liens de sociabilité au sein du voisinage mais plutôt la satisfaction des besoins divers nécessitant la mobilisation de sommes d‟argent importantes hors de portée de l‟individu laissé à sa seule volonté. Le rôle de l‟organisatrice de la tontine s‟apparente beaucoup à celui d‟un banquier qui facilite l‟intermédiation financière entre créanciers et débiteurs avec des moyens très modestes. A la seule différence que l‟intérêt ne va pas des débiteurs aux créanciers et à la rémunération de l‟intermédiation mais plutôt des deux premières catégories à l‟organisatrice. Même les derniers à recevoir la levée, bien que réalisant une épargne allouée sous forme de crédit aux premiers, doivent verser à l‟organisatrice une commission financière souvent égale au montant d‟une contribution. Ce qui revient pour elle à recevoir deux levées pour le prix d‟une seule participation. On peut conclure à partir de ce fait que l‟organisatrice profite de son réseau de relations pour en faire une source de revenu. Elle convertit son « capital social » en capital financier pour employer les termes de Bourdieu (P. Bourdieu, 1994)35. Le capital social se confond ici avec le mérite de la confiance des autres sans lequel il est impossible à l‟organisatrice de tirer profit de son réseau social quelle que soit sa capacité de mobilisation. Nous reviendrons beaucoup plus en détail sur ce point dans 35
Bourdieu, P., (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l‟action, éditions du Seuil, Paris, 247 p. 57
le chapitre consacré aux relations de confiance dans les arrangements financiers populaires. Profils socio-économiques de quelques participantes aux tontines de quartier36. Au delà de cette classification, il est important de souligner que les tontines comme d‟ailleurs les autres types de réseaux sociaux d‟entraide mutuelle (Mbotaay, sani diamra, dahira, tours, etc.) ne constituent pas l‟apanage des seuls pauvres des quartiers populaires de Dakar. Ils sont des phénomènes culturellement enracinés qui rendent compte du résultat de l‟adaptation par rapport à la monétarisation progressive de la vie économique et des rapports sociaux et qui, par conséquent, n‟excluent presque aucune frange, aucune catégorie sociale à Dakar (E.S.Ndione, 1992)37. Les quartiers des couches sociales moyennes, comme les Parcelles Assainies, ou des couches sociales relativement aisées des Sicap participent souvent simultanément aux tontines et au système financier institutionnel. Alain Henry, Guy-Honoré Tchente et Philippe Guillerme-Dieumegard résument bien ce recours simultané aux deux systèmes financiers, devenu très banal dans les pays africains, par l‟expression “à la banque le matin, à la tontine le soir” (A. Henry et autres, 1991, p. 31)38. La participation dans les tontines de quartiers à Dakar, comme nous allons le montrer dans ce qui suit, n‟est pas déterminée nécessairement par la situation socio-économique des individus. La participation dans les tontines de quartier est volontaire. De ce fait, les tontines correspondent à ce que James Nwannukwu Kerri appelle les associations volontaires fondées sur l‟intérêt commun des membres (J. N. Kerri 1976, p. 23)39. Chaque femme décide librement de se joindre à une tontine en tenant compte de ses moyens, de ses besoins et des relations qu‟elle entretient avec les responsables ou initiatrices de celle-ci. Cela dit, les femmes qui participent dans les tontines de quartiers présentent des 36
Les profils socio-économiques de ces femmes participant dans les tontines de quartiers sont tirés des entretiens que nous avons eus avec une vingtaine d‟entre elles au cours de nos recherches de terrain à Dakar entre octobre 1997 et mai 1998. Il faut préciser qu‟il s‟agit plus d‟exemples destinés à donner une image plus ou moins claire des participantes que d‟études de cas à proprement parler. 37 Ndione, E. S., (1992), Le don et le recours. Ressorts de l‟économie urbaine. EndaEditions, Dakar, 1992, 210p. 38 Idem 39 Kerri, J. N., 1976), “Studying Voluntary Associations as Adaptive Mechanisms: A review of Anthropological Perspectives”, Current Anthropology, vol. 17, nº1, March 1976.
58
profils socio-économiques très variés bien qu‟en fonction du type de quartiers, populaires ou cités résidentielles, on note des situations sinon homogènes tout au moins similaires. La présentation des profils socioéconomiques de certaines participantes permet d‟avoir une idée de cette variation et de l‟adaptation des tontines à toutes les situations socioéconomiques des familles dakaroises. Maïnouma Maïnouma, 37 ans et mère de 4 enfants, vit avec son mari dans une petite maison de deux pièces à Pikine Médina Gounasse. Son mari est vendeur de cola en face de la station d‟essence de Pikine Tally Boumag. Il tire, à en croire Maïnouma, des revenus très modestes ne permettant pas de prendre en charge les besoins les plus élémentaires de la famille tels qu'une alimentation suffisante. Elle reçoit chaque matin 300 F CFA de son mari pour la “dépense” quotidienne. Elle doit se débrouiller avec pour que ses enfants ne meurent pas de faim. Pour ce faire, elle vend devant le portail de sa maison des légumes, de l‟arachide, et des condiments de toute sorte. Les bénéfices tirés de ses activités complètent ce qu‟elle reçoit de son mari pour assurer le minimum à la famille. Son frère aîné, qui est chauffeur dans l‟administration lui apporte un soutien régulier malgré sa propre charge familiale. Elle ne sait pas exactement combien elle gagne par jour encore moins par mois parce qu‟elle ne différencie pas l‟argent qu‟elle reçoit de son mari ou de son frère et les recettes venant de son petit commerce. “Chaque jour, dit-elle, je me débrouille pour qu‟il y ait quelque chose à manger pour mon mari et mes enfants. Je ne calcule même pas, tout ce qui me tombe entre les mains est dépensé en fonction des urgences des besoins de ma famille”. Les trois premiers enfants de Maïnouma ont abandonné l‟école avant même de terminer leurs études primaires. La fille aînée âgée de 17 ans, travaille comme une bonne aux parcelles assainies avec un revenu mensuel de 7.500 F CFA. Les deux garçons qui viennent immédiatement après elle, travaillent tous les deux comme apprentis tailleurs chez un cousin de leur père. A part l‟argent de poche que leur patron leur donne à l‟approche des fêtes de Tabaski et de Korité, durant lesquelles il y a beaucoup de travail, ils ne reçoivent aucune rémunération. Le quatrième enfant suit des études coraniques à Keur Massar. Le choix de participer à une tontine se justifie, d‟après elle, par le fait qu‟elle était convaincue que faire face aux problèmes socio-économiques en tant que groupe était plus raisonnable et plus rentable que les faire face seule en tant qu‟individu. En tant que voisines, il était normal de se prêter main forte les unes les autres. “Ici à Dakar, dit-elle, ton voisin est ton premier parent. S‟il y a un désastre chez toi, il est le premier à te secourir 59
avant que les membres de ta propre famille ne viennent d‟autres quartiers de la ville. Donc, il est tout fait normal de se joindre à toutes les initiatives tentant de stimuler l‟entraide au sein du voisinage”. Maïnouma participe dans une tontine de quartier avec ses voisines immédiates. La mise est de 500 F CFA tous les 15 jours et le montant de la levée est de 16.000 F CFA avec 32 participantes. Sa fille aînée participe également à la même tontine. L‟argent qu‟elles tirent toutes les deux de la tontine permet de payer, de temps en temps, les factures d‟eau et d‟électricité mais également compléter la ration alimentaire mensuelle que son mari est en devoir de payer au boutiquier du coin qui leur accorde du crédit à la consommation. Cette ration est composée essentiellement de 100 kg riz, de 5 litres d‟huile, de cinq paquets de sucre de 50 kg de mil, une barre de savon. En plus, l‟argent peut également être utilisé en cas d‟urgence pour faire face à des frais médicaux ou de transport. Tout compte fait l‟argent que Maïnouma obtient auprès de la tontine est entièrement dépensé pour la prise en charge des besoins familiaux. Aldiouma Aldiouma est originaire du village de Thilogne et vit depuis maintenant quinze ans à Dakar avec son mari. Elle est âgée de 49 et n‟a jamais été à l‟école. Elle ne sait ni lire, ni écrire mais elle sait calculer mentalement. Son mari avait émigré en France jusqu‟à la fin des années 1970. Après la mort du mari de sa nièce, il est revenu définitivement avec la pression des parents pour s‟occuper de la grande famille de sa nièce à Dakar. Il remplace le mari de celle-ci dans le commerce de tissu dans un marché de la place. En ce moment, Aldiouma était au village où elle entretenait un petit commerce en détail chez elle. Après deux ans, elle vient rejoindre son mari et la famille de sa nièce à Dakar. Au début, ils habitaient à la Sicap dans une villa spacieuse composée de deux bâtiments renfermant au total six pièces dont un très grand salon. Peu à peu, la maison avait attiré du monde, des parents et des voisins venant du village. Il y avait des élèves, des émigrés en transit à Dakar, des malades venus pour se faire soigner si ce n‟est des femmes ayant fuis les durs labours du monde rural pour venir se reposer à Dakar. La maison comptait alors de plus d‟une trentaine de personnes, ce qui constituait une charge insupportable pour son mari qui décide de renvoyer la famille de sa nièce au village. Au même moment, il construit un étage de 10 pièces aux Parcelles Assainies où il transfert en 1990 sa propre famille. Au moment où Aldiouma et sa famille s‟installaient aux Parcelles Assainies, leur quartier était peu habité. Profitant de sa position de pionnier, elle accueillait les bras ouverts ses voisines qui venaient petit à petit s‟installer dans le quartier. Elle se rend régulièrement chez ses voisines de quartier pour des visites de courtoisie. Elle se présente et apporte son soutien financier à 60
l‟occasion des cérémonies familiales organisées dans le voisinage. Elle intervient également en cas de conflit dans le voisinage en offrant ses bons offices. Elle justifie de tels actes en se référant à la religion musulmane qui recommande d‟être solidaire et de se prêter une attention réciproque entre voisins. Ainsi, elle est parvenue à gagner la confiance et l‟estime de ses voisines. En 1992, elle initie deux tontines. La première ne regroupe que les haalpulaar du quartier propriétaires de maison et la mise est de 1000 F CFA par mois avec 40 participantes et une levée de 40.000 tous les 15 jours. La deuxième par contre regroupe ses voisines immédiates issues de différentes ethnies. La mise est de 10.000 par mois et le nombre de participantes de 24. La levée de 240.000 F CFA est remise à deux participantes chaque mois ce qui ramène la durée du cycle de la tontine à un an. Comme à la Sicap, petit à petit, la maison se remplissait de monde, essentiellement des parents et des voisins du village. Aldiouma a 8 enfants dont quatre garçons et quatre filles. Son fils aîné est en Europe et sa fille aînée vit avec son mari non loin de son quartier. Sa deuxième fille est mariée à un cousin qui se trouve aux Etats Unis mais elle vit encore chez ses parents. Sa troisième fille a été confiée à sa marraine qui est la sœur du mari d‟Aldiouma. Au total, elle vit avec ses cinq enfants auxquels il faut ajouter les 7 enfants de ses deux sœurs, de son frère et une fille adoptive. A cela il faut ajouter le cousin de son mari et d‟autres parents et voisins au nombre de six venus se faire soigner à Dakar. Au total, la maison comptait au moment de nos enquêtes plus de 20 personnes. La dépense alimentaire dépassait à elle seule plus 100.000 F CFA par mois. Les factures d‟eau et d‟électricité grimpaient très souvent jusqu‟à 150.000 F CFA. A cela, il faut ajouter les frais médicaux, les frais de transport ou d‟hospitalisation des malades, les frais scolaires et de transport des élèves. Conscient de sa lourde charge, certains émigrés dont les parents sont hébergés dans la maison envoient régulièrement de l‟argent au mari mais cela ne suffit pas. Pour aider son mari, Aldiouma se lance dans la couture et obtient un petit atelier dans un nouveau marché au sein duquel, elle a reconduit sa stratégie d‟approche des voisins. Elle s‟est débrouillée pour connaître tout le monde et être connue de tous. En 1994, elle y crée également une tontine de marché avec une mise d‟abord de 500 F CFA par jour. En 1997, la mise est passée de 1000 F CFA à 2500 F CFA par jour. La levée se fait tous les cinq jours et elle est de 437.500 F CFA avec 35 participants. Contrairement aux autres organisatrices de tontine de marché que nous avons rencontré, Aldiouma ne reçoit pas de commission financière de la part des bénéficiaires de la levée. Elle évoque des principes religieux pour justifier son refus d‟accepter les commissions financières. L‟argent tiré de la tontine est utilisé pour aider à la prise en charge des besoins de la famille. Elle utilise l‟argent également pour l‟achat du matériel de couture, des tissus, des bobines de fils, des boutons, des fermetures, des machines à coudre. Elle avoue également
61
dépenser beaucoup d‟argent dans les cérémonies familiales. A chaque fois qu‟il y a un mariage ou un décès dans son voisinage immédiat ou au village, elle n‟hésite pas de faire le déplacement pour témoigner de sa solidarité tout en apportant un soutien financier remarquable. Penda Penda est âgée 23 ans. Elle n‟est pas encore mariée et vit avec ses parents à la Médina. Elle fait partie d‟une famille de 11 personnes. Son père est décédé, il y a de cela 3 ans. Sa mère s‟est remariée avec le frère de son père qui avait déjà 2 épouses. Ce dernier travaille dans une boutique d‟un libano-syrien qui vent des tapis, des chaises, des couvertures et d‟autres produits importés d‟Asie. La famille de Penda vit dans une maison en dur qui avait été construite par son père qui travaillait comme officier de police. Les dépenses de la famille sont prises en charge en partie par sa mère qui reçoit une pension depuis le décès de son mari et en partie par son frère aîné qui travaille dans une agence immobilière et vit avec sa femme et ses deux enfants dans la famille. Penda participe dans une tontine de quartier afin, dit-elle, de s‟occuper d‟elle-même. C‟est son petit ami, un instituteur d‟une trentaine d'années, qui lui donne l‟argent nécessaire pour honorer ses engagements par rapport à la tontine. Les contributions sont fixées à 1.500 F CFA tous les 10 jours et la levée s‟élève à 22.500 F CFA. Penda utilise l‟argent reçu de la tontine pour acheter des effets de toilette, des produits de dépigmentation, des habits ou chaussures à la mode et pour se payer des coiffures en vogue. Penda prétend faire tout ceci pour plaire à son petit ami dont elle entend convaincre ainsi à l‟épouser. Elle affirme : “Il faut savoir s‟entretenir soi-même en tant que fille pour garder son petit ami. Il faut le charmer continuellement sans relâche avec l‟argent que tu reçois de lui. Autrement, il va tomber dans le charme d‟une autre fille plus respectueuse d‟elle-même. Dans le cas échéant, tu n‟as absolument rien à dire parce que tu as été très négligente. Il faut comprendre que le rang est très serré. Chaque fille veut avoir un petit ami avec une bonne situation. Si tu en rencontres un, il faut tout faire pour le garder”.
C‟est donc pour se valoriser que Penda participe dans la tontine de quartier avec des voisines du même âge qui ont la même préoccupation, les mêmes soucis et les mêmes espoirs. Ngoné Ngoné est âgée de 39 ans et vit avec sa famille de 6 membres à la Sicap Amitié II. Son mari travaille comme conseiller technique. Ngoné ne sait pas combien il gagne par mois mais elle nous confie que rien ne manque 62
dans la maison. Ils habitent dans une villa très moderne avec 4 chambres, un grand salon, une salle à manger, une salle à bain et une cuisine bien équipée. Ngoné n‟a pas, comme son mari, suivit de longues études, elle a abandonné à la fin de ses études secondaires. Avec le financement de son mari, elle a commencé à voyager en Espagne, en Italie et dans les pays asiatiques pour payer des habits, des chaussures de marques, des bijoux, des montres, des bracelets, des effets de toilettes et des produits de dépigmentation qu‟elle revend à Dakar. Elle fait partie de cette catégorie de femmes qu‟on appelle les femmes d‟affaires. Les femmes d‟affaires font de l‟import-export. La plupart du temps, elles ont une clientèle qui est composée des couches sociales moyennes ou aisées qui essayent autant que faire se peut de se brancher à la mode. Du fait de leur mobilité les femmes d‟affaires sont souvent fichés par les hommes comme des infidèles qui n‟hésitent pas à utiliser tous les moins pour corrompre les agents de la douane. Ngoné a ses clients parmi ses voisines et les collègues de travail de son mari et reçoit de leur part des commandes précises de produits qu‟ils souhaitent avoir et qu‟ils ne trouvent pas dans le marché local. Ngoné participe dans une tontine de quartier regroupant 15 participantes. Les contributions sont fixées à 100.000 F CFA par mois et la levée est de 1.500.000 F CFA. Toutes les participantes disposent d‟activités commerciales, de couture ou de coiffure desquelles elles tirent des revenus substantiels. Ngoné avoue que la tontine l‟a beaucoup aidé dans ses débuts. Elle a pu recevoir la levée en troisième position et disposer de 3.000.000 pour son premier voyage en Espagne. Elle a obtenu 1.500.000 F CFA de sa tontine et 1.500.000 de son mari sous forme de crédit. Par ailleurs les participantes à la tontine constituent sa clientèle préférée. Elle vend souvent à crédit aux participantes de la tontine et attend tranquillement leur tour de disposer de la levée pour récupérer son argent. Il faut dire que Ngoné renvoie l‟ascenseur dans la mesure où elle est une cliente pour les membres de la tontine qui ont des activités de couture ou de coiffure qui l‟intéresse ou encore d‟autres services à offrir. L‟argent que Ngoné reçoit de la tontine est immédiatement réinvesti dans ses activités commerciales. Pour épargner, elle a ouvert un compte bancaire à la Banque Internationale pour le Commerce et l‟Industrie au Sénégal (BICIS). Elle entend investir dans l‟immobilier avec le concours de son mari et de la tontine. Ndèye Fatou Ndèye Fatou, 34 ans et mère de 3 enfants, habite à la Sicap Mermoz depuis son mariage en 1986. Elle vit avec son mari qui est employé de banque. Son mari, qui est comptable de formation, a d‟abord travaillé à la Banque Nationale de Développement du Sénégal (BNDS) avant d‟être engagé dans une autre banque de la place après la faillite de la BNDS. Il a un 63
salaire suffisant pour entretenir convenablement sa famille malgré la prise en charge de ses parents restés au village et de ses frères et cousins venus faire leurs études à Dakar. Ndèye Fatou n‟a pas de travail autre que celui de la gestion des affaires domestiques. Elle participe à trois tontines de quartier qui répondent à des besoins différents. Elle tire les cotisations de la dépense quotidienne et de l‟argent qu‟elle reçoit de temps à autre de son mari. La première tontine à laquelle elle participe regroupe 23 participantes qui sont toutes des femmes mariées dans son voisinage immédiat. Les contributions sont fixées à 5000 F CFA tous les 15 jours et la levée est de 115.000 F CFA. Elle utilise l‟argent de cette tontine pour ses besoins personnels: habillement, produits de beauté, bijoux en or ou en argent, etc. La deuxième tontine à laquelle Ndèye Fatou participe regroupe 18 femmes qui sont également du voisinage et dont la grande majorité participe à la première tontine. Les contributions sont de 15.000 F CFA par mois et la levée est de 270.000 F CFA. Elle utilise l‟argent de cette tontine pour l‟équipement de sa maison. Elle a pu acheter des meubles pour son salon, un téléviseur couleur, un magnétoscope, un congélateur, des draps et des rideaux pour le confort de sa maison. La troisième est dernière tontine à laquelle Ndèye Fatou participe regroupe 32 participantes. Les contributions sont de 2.500 F CFA tous les 10 jours et la levée est de 80.000 F CFA. L‟argent de cette tontine est destiné à la prise en charge de besoins variés: habillement des enfants, transport, cotisations au cours de cérémonies familiales, frais liés à la santé et à l‟éducation des enfants, etc... Au total, c‟est 32.500 F CFA qu‟elle débloque à la fin de chaque mois pour honorer ses engagements envers ces trois tontines. Les profils des participantes aux tontines dans les quartiers de Dakar montrent clairement des situations socio-économiques contrastées entre les femmes résidant dans les quartiers populaires et celles qui habitent les quartiers de la “classe moyenne” et les quartiers de la “classe aisée”. La tontine constitue dans ces différents espaces un instrument financier adapté et destiné à répondre à des besoins spécifiques. Ainsi, si la tontine de Maïnouma et de sa fille, dans le quartier populaire de Pikine Médina Gounasse, leur permettent de répondre aux besoins vitaux de leur famille (alimentation, eau et électricité), les tontines auxquelles participe Aldiouma aux Parcelles Assainies (un quartier dont les habitants peuvent être classés dans la classe moyenne), bien que répondant aux besoins de survie d‟une famille élargie, sont également destinées à consolider le capital social de celle-ci et à soutenir une activité génératrice de revenu. Le cas de Penda montre une relation assez nette entre cycle de vie et fonctions de la tontine. Les adolescentes des lycées et les jeunes filles non mariées ont des préoccupations fondamentalement différentes quand elles participent aux tontines que celles des femmes mariées ayant des enfants en charge. Si Maïnouma et Aldiouma sont préoccupées par les besoins vitaux 64
de leurs familles et, Ngoné et Ndèye Fatou se soucient de l‟équipement de leur maison et du développement de leurs activités commerciales, Penda, elle, est plus attirée par les produits de beauté, des habits et chaussures à la mode pour séduire les hommes. Ngoné et Ndèye Fatou représentent les femmes privilégiées de la société sénégalaise. Elles sont mariées à des cadres dont les revenus élevés les mettent, elles et leurs enfants à l‟abri du besoin. Elles ne sont pas tenues comme Maïnouma et Aldiouma à se battre quotidiennement pour la survie de leurs familles. Les tontines auxquelles elles participent sont destinées uniquement à les aider à équiper leurs maisons du matériel symbolisant le succès du salarié à Dakar (télévision, meubles de luxe, équipements électroménagers, etc.) ou à développer leur business de femmes d‟affaires. On peut remarquer que les profils socio-économiques des membres des tontines de quartier de Dakar présentés ci-dessus ne sont constitués que des femmes. Ce qui révèle une participation aux tontines de quartier presque exclusivement féminine. Prédominance des femmes dans les tontines de quartiers La participation dans les tontines aussi bien simples qu‟avec organisatrice dans les quartiers de Dakar se caractérise essentiellement par la prédominance des femmes. Dans les tontines simples, qui constituent un peu plus des 2/3 de l‟ensemble des tontines de quartiers observées, on note une participation exclusivement féminine. Les autres 1/3 correspondent à des tontines avec organisatrice où la participation des femmes est dominante et celle des hommes tolérée. Dromain arrive à des résultats similaires dans une enquête qui a porté sur un échantillon de 199 tontines. Sur les 5.094 adhérents interrogés au niveau national, les femmes représentent 73,67%. A Dakar, les enquêtes de Dromain avance un pourcentage encore plus élevé, sur 3.909 participants dans les tontines de la ville, les 74,06% sont des femmes. (M. Dromain 1990, p. 172-73)40. Du point de vue de la prédominance de la participation des femmes, les tontines de quartiers à Dakar présentent les mêmes caractéristiques que celles des quartiers de Thilogne que nous avons abordées dans le chapitre précédent. L‟importance accordée aux aspects sociaux semble être déterminante dans l‟explication de cette exclusivité dans les tontines simples
40
Dromain, M., (1990), “L‟épargne ignorée e négligée : les résultats d‟une enquête sur les tontines au Sénégal”, in Lelart M. (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, 356p. 65
(M. Rowlands 1995, pp. 118-119)41. La tontine simple des quartiers de Dakar est avant tout un lieu de sociabilité dans une unité restreinte de voisinage. Elle s‟inscrit dans une longue tradition de réciprocité entre voisines au cours des cérémonies familiales. Les femmes d‟une unité de voisinage en dépit de leurs différentes appartenances ethniques, religieuses et familiales mettent toujours en place de manière spontanée des réseaux sociaux de sociabilité pour venir en aide aux organisatrices de cérémonies familiales. Le réseau le plus répandu est le mbotaye42 dont les membres ne peuvent être uniquement que des femmes. Cette exclusivité de la participation féminine dans le mbotaay permet de comprendre aussi, à notre avis, la prédominance des femmes dans les tontines de quartier. Le mbotaay est considéré comme une association féminine qui ne peut tolérer la participation des hommes. La question est alors pourquoi les femmes veulent-elles coûte que coûte empêcher les hommes de participer dans les tontines simples. Par rapport à cette question, deux réponses peuvent être envisagées. La première se rapporte à l‟organisation socio-économique de l‟unité domestique qui fait des hommes les pourvoyeurs des ressources matérielles et financières et des femmes les gestionnaires du budget familial. Cette division des rôles en fonction du genre trouve sa légitimation dans la religion musulmane et dans les structures sociales dominées par la patrilinéarité. Il est vrai que de plus en plus les femmes participent activement à la constitution des revenus familiaux. Dans le cas des femmes chefs de famille, veuves ou filles mères, elles sont les seules à répondre aux besoins de leur famille (Codou Bop, 1995). Mais l‟écrasante majorité des ménages sénégalais reflète le mode d‟organisation socio-économique où c‟est l‟homme qui approvisionne la famille en biens matériels et financiers et la femme est la gestionnaire. D‟une manière générale, la grande majorité des femmes qui participent dans les tontines au niveau des quartiers tirent leurs contributions du budget domestique dont elles ont en charge la gestion. Ce qui veut dire que dans une certaine mesure que la participation aux tontines se fait aux dépens des hommes. Dès lors, les femmes ont bien intérêt à ne pas intégrer les hommes afin qu‟ils ne découvrent pas les stratégies définies par elles pour parvenir à accumuler à partir de la ponction du budget familial. Cela est surtout vrai 41
Rowlands, M., (1995), “Looking at Financial Landscapes : A Contextual of ROSCAs in Cameroon”, in Money-Go-Rounds, Ardener S. and Burman S. (ed.), Berg Publishers, 1995, pp. 111-124. 42 Le terme mbotaye vient probablement du verbe wolof boot qui veut dire porter sur le dos. Le verbe boot est employé pour décrire le port du bébé sur le dos de la maman. Ainsi, boot peut signifier également protection, sécurité, attention renvoyant aux liens d‟affection entre la mère et l‟enfant.
66
pour les familles polygames dans lesquelles chaque épouse essaye de profiter au maximum du budget familial pour entretenir convenablement ses propres enfants aux dépens des autres. Le privilège de la gestion du budget familial conduit souvent à des querelles et des tiraillements entre belle-fille et belle-mère. D‟une manière générale, un jeune couple vit avec les parents du mari et il se pose toujours le problème de la gestion du budget familial entre la belle-mère et la belle-fille. Les belles-mères ont tendance à vouloir gérer le budget tout en se libérant de certaines tâches domestiques aux dépens de belles-filles. Ce scénario est souvent admis par les belles-filles au début de la vie d‟un jeune couple, surtout si le père du mari contribue encore à la prise en charge des besoins de la famille. Mais au fur et à mesure que les parents des maris vieillissent, les belles-filles ont tendance à réclamer qu‟on leur confie la gestion du budget familial. Ce passage est dans plusieurs cas teinté de conflits ouverts entre belles-mères et belles-filles. La deuxième explication de l‟exclusivité de la participation féminine dans les tontines simples de quartier est qu‟elles constituent pour les femmes des espaces d‟expression, d‟échange d‟expériences, de socialisation mutuelle qui serait dénaturés par la participation des hommes qui incarnent une certaine autorité et une certaine ascendance vis-à-vis des femmes. « Entre femmes tout est possible, affirme Aissata, nous pouvons discuter de tout sans aucun complexe. Mais devant nos maris, il n‟est pas possible d‟aborder certains sujets tels que la sexualité par exemple. Les hommes sont nos kilifa (responsable), nous leur devons du respect. C‟est pourquoi notre tontine est exclusivement composée de femmes. Je pense que d‟ailleurs les hommes ne viendront jamais demander à participer directement dans notre tontine ». Cela dit, certains hommes participent indirectement dans les tontines mutuelles de quartiers en passant par une sœur, une cousine ou une amie. Dans certains cas, les femmes qui disposent de plusieurs “mains”, c‟est-àdire qui doublent ou triplent leurs contributions dans une même tontine, constituent des intermédiaires qui favorisent la participation indirecte des hommes dans les tontines mutuelles. Dans ce cas, la femme intermédiaire reçoit de l‟homme les contributions périodiques et lui remet le montant de la levée quand vient son tour d‟en disposer. Elle peut alors obtenir une commission financière pour son rôle d‟intermédiaire. Cette forme de participation indirecte des hommes dans les tontines simples ne gêne pas les femmes d‟autant plus qu‟elle se fait à l‟insu des autres membres et que les hommes ne viennent pas assister aux réunions périodiques.
67
Comparaison entre les tontines des différents types de quartiers. Au delà de cette prédominance de la participation des femmes, il est important de souligner que les tontines présentent des caractéristiques différentes en fonction de la nature des quartiers dans lesquels elles sont organisées. Comme nous allons le montrer dans ce qui suit le nombre moyen de participant comme les montants moyens des contributions et des levées varient quand on passe des quartiers populaires aux quartiers résidentiels qui abritent les couches sociales moyennes et/ou aisées. Cette comparaison entre différents types de quartiers est d‟autant plus importante qu‟elle permet de remettre en cause le préjugé bien établi que les tontines ne concernent que la frange de la population urbaine exclue d‟office des circuits financiers institutionnels qui ne s‟intéressent qu‟aux classes aisées et moyennes. Il est vrai, cependant, que pour l‟écrasante majorité des habitants des quartiers populaires de Dakar comme la Médina et Pikine Médina Gounasse les tontines et les réseaux sociaux de solidarité constituent les instruments financiers privilégiés pour satisfaire leurs besoins d‟épargne, d‟accès au crédit, de prévoyance et d‟assurance. Dans cette perspective, on constate la variation du nombre de participants, du montant des contributions et des levées par tontines en fonction de la typologie des quartiers. Dans les quartiers populaires, la participation, du point de vue du nombre de membres, est plus massive comparée à celle des quartiers abritant des couches sociales bigarrées, moyennes ou riches. Le nombre moyen de participants dans les tontines au niveau des quartiers populaires ayant fait l‟objet d‟enquête, en l‟occurrence Médina et Pikine Médina Gounasse, est de 52 par tontine alors qu‟il est respectivement de 43 dans les quartiers des couches sociales moyennes ou bigarrées correspondant aux parcelles assainies et de 23 seulement dans les quartiers des couches sociales relativement aisées comme les Sicap. Le nombre relativement important de participants dans les tontines des quartiers populaires et des couches sociales moyennes s‟explique par l‟existence en leur sein de plus d‟une dizaine de tontines avec organisatrice ou familiales dépassant une centaine de participants. Dans les tontines simples, le nombre moyen de participants ne dépasse guère la trentaine. Il est de 24 à la Médina et de 27 à Pikine Médina Gounasse. Ces chiffres correspondent au nombre de participants au moment des enquêtes. Le nombre de participants a également varié avec le temps. Pour rendre compte de cette évolution du nombre de participants, nous avons retenu deux points de repère: le nombre de participants dans une tontine au moment de sa création, c‟est-à-dire au départ, et le nombre de participants au moment des enquêtes, c‟est-à-dire au dernier cycle tontinier. Ainsi, le nombre moyen de participants est passé de 39 à 52 dans les quartiers 68
populaires (Pikine Médina Gounasse et la Médina), de 36 à 43 dans les quartiers à couches sociales moyennes ou bigarrées (Les Parcelles Assainies) et de 15 à 23 dans les quartiers des couches sociales aisées (Les Sicap). L‟augmentation du nombre de participantes est plus importante dans les quartiers populaires que dans les quartiers des couches moyennes ou aisées. Par conséquent le nombre moyen de participants est encore de loin plus important dans les quartiers populaires que dans les autres types de quartiers. Il dépasse plus du double le nombre moyen de participants dans les quartiers des couches sociales aisées. L‟explication de ces variations du nombre moyen de participants aux tontines par rapport aux trois types de quartiers est certainement liée au degré d‟exclusion par rapport aux circuits financiers institutionnels et aux différents modes de sociabilité (Dromain, 1990). Les habitants des quartiers populaires sont les plus exclus et ont, donc, tendance à participer dans les tontines pour satisfaire leurs besoins d‟intermédiation financière tandis que les couches moyennes et aisées sont plus ou moins intégrées à des degrés divers au système bancaire et peuvent, par conséquent, recourir simultanément aux banques ou aux tontines en fonction des opportunités qu‟elles offrent. L‟occupation anarchique de l‟espace dans certains quartiers populaires qui se manifeste par la contiguïté des maisons, favorise une sociabilité plus intense du fait que les voisins sont en contact en permanence. A l‟opposé, les quartiers des couches sociales aisées se caractérisent par des modèles d‟habitat occidentaux où les occupants tentent tant bien que mal à reproduire un style de vie moderne qui s‟accompagne d‟une sociabilité réservée. Dans certains quartiers résidentiels tels que Point E par exemple, il a été très difficile de trouver des participantes aux tontines de quartiers. Les montants des contributions et des levées ainsi que le volume financier ont également connu une évolution positive et progressive dans la même période. A l‟inverse du nombre de participantes, les montants de contributions et des levées sont plus élevés dans les tontines des quartiers des couches sociales aisées et moyennes que dans celles des tontines des quartiers populaires. En effet, le montant moyen des contributions dans les tontines des quartiers des couches sociales relativement aisées, les Sicap, est de 6735 F CFA alors qu‟il est de 1945 F CFA dans les tontines des quartiers populaires et de 2190 dans les tontines des quartiers abritant la classe moyenne en l‟occurrence les parcelles assainies. Le montant moyen des levées connaît également des variations importantes entre les tontines des différents types de quartiers. Ainsi, il est de 75.715 F CFA dans les tontines des quartiers populaires alors qu‟il représente 80.900 F CFA dans les tontines des quartiers des classes moyennes et 142.700 F CFA dans les tontines des quartiers des couches sociales aisées.
69
Les motivations des participants aux tontines de quartier à Dakar Après avoir présenté ces quelques caractéristiques de la participation dans les tontines et leur variation en fonction de la typologie des quartiers dakarois, il est opportun de considérer les raisons qui poussent autant de femmes à recourir en priorité à cette forme d‟arrangement financier. A la suite d'Ardener, on est en droit de demander pourquoi parmi les divers arrangements financiers disponibles, les populations urbaines, surtout les femmes, ont une préférence prononcée pour la tontine (S. Ardener 1995, p. 1). Les raisons du recours aux tontines de quartiers sont très diverses et varient en fonction des attentes et des besoins des différents membres. Cependant l‟écrasante majorité des femmes qui participent aux tontines de quartier à Dakar admet participer aux tontines pour se faire forcer à l‟épargne. En effet, la constitution d‟une épargne substantielle pouvant servir à réaliser des projets de consommation ou d‟investissement semblent être l‟objectif poursuivi par les participantes aux tontines de quartier. Pour y parvenir, il faut, comme le souligne Ndèye Fatou, “mettre son argent hors de portée de la main”. Car autrement, on ne peut s‟empêcher de le dépenser au gré des circonstances du moment. Ainsi, c‟est très difficilement que l‟on parvient, laissé avec sa propre volonté, à accumuler selon une périodicité régulière une épargne d‟un montant fixe comme à travers la tontine. On peut imaginer qu‟une femme décide de verser dans un tiroir personnel ou un compte bancaire une somme fixe selon une périodicité régulière pendant un certain temps nécessaire à la constitution d‟un montant suffisant pour réaliser un projet personnel. Ce qui apparemment ne diffère pas beaucoup de la participation à une tontine où la participante serait la dernière à lever les fonds tontinier. La seule différence, et elle est de taille, est la disponibilité de l‟argent dans le premier cas de figure qui s‟accompagne du risque de l‟utiliser avant le terme qu‟on s‟est fixé et sa dissimulation, dans le deuxième cas de figure, parmi les participantes ayant déjà bénéficié de la levée; ce qui oblige la participante d‟attendre son tour pour voir la “couleur de l‟argent”. Les femmes ayant répondu à nos questions mettent l‟accent sur les difficultés qu‟elles rencontrent en tant que mères de familles à dégager une épargne suffisante pour démarrer ou encore renforcer une activité génératrice de revenu, équiper confortablement leurs maisons, habiller, soigner et éduquer convenablement leurs enfants. Les propos de mère Mbaye sont éloquents dans cette perspective: « Les mères de familles, que nous sommes, courent perpétuellement derrière le bien être de nos enfants. On dépense tout ce qu‟on a pour prendre en charge leurs besoins
70
variés. C‟est pour cette raison qu‟il est difficile de mettre une petite somme d‟argent à côté en vue de réaliser quelque chose de significatif. Si tu décides de mettre 500 F CFA à côté chaque jour pendant un mois tu vas très tôt t‟apercevoir que ce n‟est pas possible. Tu peux commencer mais dès qu‟un besoin urgent se présente, tu vas te sentir obliger de dépenser le peu que tu avais pu épargner. Tant que l‟argent est accessible, qu‟on le veuille ou non, on le dépensera avant le terme qu‟on s‟est soimême fixé. On peut être aussi tenté de mettre 400 ou 300 F CFA au lieu des 500 F CFA par jour qu‟on s‟était promis. Bref, on ne se sent pas vraiment obligé d‟épargner ».
Ces propos sont identiques à ceux des participantes aux tontines de Thilogne. Il y a dans les deux cas, une reconnaissance de la part des participantes de leur incapacité à épargner, de manière individuelle, une somme importante si elles sont laissées à elles-mêmes. La tontine offre une alternative dont toutes les femmes participant aux tontines de quartier semblent être conscientes. Elle oblige les participantes à se conformer à leur propre volonté d‟épargner un montant fixe selon une périodicité régulière. En effet, dès qu‟on s‟engage dans une tontine, on n‟a pas d‟autres alternatives que de donner ses contributions périodiques et attendre son tour de disposer de la levée, autrement on court le risque de perdre la face devant ses pairs. Par ailleurs on est sûr de disposer sous forme de crédit ou d‟épargne la somme que l‟on se fixe pour objectif d‟atteindre à terme. C‟est dire que la tontine, par le fait qu‟elle est une entreprise collective, renferme en elle-même une pression sociale poussant les individus qui y participent à se conformer à leurs propres volontés. Le but ultime du recours à cette pression sociale pour chaque participant dans les tontines de quartier est de parvenir à un contrôle efficace de soi afin de réaliser ses propres desseins.
71
Tableau n°7: Les facteurs explicatifs du recours aux tontines43. Motivation Accès difficile aux services bancaires Simplicité des procédures dans les tontines Relations personnalisées Pression sociale pour parvenir à épargner Absence d‟intérêt sur le crédit
Nombre de répondants 38 58 100 136 55
A. Kane: enquêtes de terrain.
Comme nous l‟avons déjà souligné avec les tontines de Thilogne, la contrainte sociale à l‟auto contrainte telle qu‟elle a été analysée par Elias, c‟est-à-dire comme un rapport dialectique entre la contrainte sociale qui est extérieure à l‟individu et l‟auto contrainte qui découle de sa propre volonté et qui lui est donc intérieure, constitue apparemment un bon modèle explicatif pour comprendre la logique des acteurs qui recourent à la pression sociale du groupe pour épargner ( N. Elias 1994, pp. 443-56)44. Comme le montre le tableau précédent, dans les 136 sur les 387 réponses, soit 35%, le bénéfice de la pression sociale du groupe pour parvenir à épargner une somme d‟argent souhaitée est considéré comme la principale raison explicative du recours à la tontine. La personnalisation des relations dans les tontines à l‟opposé des circuits financiers institutionnels constitue également un facteur explicatif du recours à la tontine pour beaucoup de participants. En effet, 100 sur 387 réponses, soit 26% de l‟ensemble, mettent en avant la convivialité inhérente aux tontines comme une source de motivation à la participation dans ce genre d‟arrangement. Ce qui fait parler à certains “d‟argent chaud” dans les tontines, comparé à “l‟argent froid” des banques. L‟importance de cette motivation rend compte de la volonté des participantes aux tontines d‟étendre leurs réseaux sociaux 43
Les données contenues dans ce tableau ont été obtenues par le biais d‟un questionnaire dont l‟élaboration a été précédée par une pré-enquête qui a révélé l‟importance des cinq catégories de motivations retenues dans ce tableau. Les personnes interrogées ont eu la liberté de choisir toutes les réponses proposées. Ce qui veut dire qu‟un individu peut donner plus d‟une réponse, voire cinq à la fois. C‟est ce qui explique le décalage entre le nombre de répondants et le nombre de réponses. Pour obtenir en termes de pourcentage la représentativité de chaque catégorie de motivations, nous avons reporté le nombre de réponses pour la catégorie au nombre total de réponses des cinq catégories. 44 Elias, N., (1994), The Civilizing Process. 1 vol. Oxford: Basil Blackwell, pp. 44356.
72
qui se révèlent très utiles quand on fait face à certains problèmes ou urgences. Quand on est dans le besoin, on peut facilement recevoir un soutien moral et dès fois financier des membres de sa tontine, ce qui n‟est pas possible avec une banque. Plusieurs tontines de quartiers sont d‟ailleurs articulées à d‟autres regroupements solidaires qui constituent autant de recours pour leurs membres en cas d‟adversité. Par ailleurs, la simplicité des procédures tontinières est considérée également comme un facteur explicatif du recours aux tontines de quartier. En effet, 58 sur 387 réponses, soit 15%, désignent du doigt la simplicité et la flexibilité des tontines comme l‟une des raisons majeures poussant les participants à préférer ce genre d‟arrangement financier par rapport à un quelconque autre. Cela s‟explique par le fait que la plupart des participants ne savent, ni lire, ni écrire et considèrent que les procédures bancaires, de par leur formalisme et leur mode de communication, sont très complexes pour eux. Il est très surprenant que les avantages économiques et financiers, comme raison explicative du recours à la tontine, n‟aient recueilli que 55 sur 387 réponses, soit 14%. Cela est peut-être dû au fait que les tontines simples qui sont prédominantes au niveau des quartiers mettent très souvent l‟accent sur les aspects sociaux de ce type d‟arrangement plutôt qu‟à leurs aspects financiers. Le dernier facteur du recours à la tontine est l‟exclusion des participants par rapport aux banques. Seulement 38 sur 387 des réponses, soit 10% suggèrent que c‟est l‟impossibilité d‟accéder aux banques qui constitue la raison principale qui les pousse à adhérer aux tontines. Après avoir expliqué les raisons qui poussent les individus à participer dans les tontines de quartiers, il est opportun de saisir les finalités poursuivies par ce type d‟arrangements financiers. Besoins satisfaits par les tontines de quartier à Dakar Les tontines de quartiers semblent répondre à des besoins spécifiques comparées aux tontines de marché et des lieux de travail. Les tontines simples qui représentent un peu moins des ¾ de l‟ensemble des tontines de quartiers sont orientées pour l‟essentiel vers la satisfaction des besoins de consommation des ménages aussi bien en alimentation qu‟en équipements divers concourant au confort du ménage. Cependant, certaines tontines simples et presque l‟ensemble des tontines avec organisatrice au niveau des quartiers concourent également à la satisfaction des besoins d‟investissement dans des activités économiques informelles diverses (couture, teinture, coiffure, commerce a domicile et import-export) de prestige social (organisation des cérémonies familiales) et d‟obligations
73
religieuses (pèlerinage à la Mecque, célébration des fêtes religieuses telles que la Tabaski, la Korité, le Gamou de Tivaoune, le Magal de Touba, etc.)45. Dans certains cas, les tontines simples des quartiers de Dakar se spécialisent dans la satisfaction d‟un besoin de consommation ciblé pour sa valeur aux yeux des différentes participantes. En effet, 37 sur les 136 tontines de quartiers, soit un peu plus du quart, poursuivent la satisfaction d‟un besoin précis. Ainsi, on a des tontines spécialisées dans l‟achat des bijoux en or ou en argent, d‟autres se préoccupant de permettre à leurs participantes de faire l'oumra ou le pèlerinage à la Mecque, d‟autres encore visent l‟équipement des ménages en meubles, matériels électroménagers, télévisions, magnétoscopes, etc. Les participantes dans ces genres de tontines sont condamnées à utiliser l‟argent reçu de la tontine conformément au besoin ainsi ciblé. Ce genre de tontine est assez bien répandu en Afrique. Margaret Niger-Thomas observe le même phénomène chez les femmes camerounaises de Mamfe qui ont des njangi ou tontines d‟équipement. Elle note également que l‟on retrouve ces genres de njangi parmi les femmes des couches sociales relativement aisées (M. Niger-Thomas 1995, pp. 100101)46. Pour comprendre la logique qui se cache derrière une telle option, les explications d‟Oumy nous paraissent fondamentales: « Il y a des biens matériels que toute femme qui se respecte doit impérativement avoir au sein de son ménage. Notre tontine permet à chacune d‟entre nous de disposer à partir de sa propre épargne avec la pression du groupe qui ne tolère pas que l‟argent soit dépensé autrement par rapport au besoin prioritaire. Notre tontine existe depuis 1983 et c‟est grâce à elle que toutes les maisons du voisinage ont été équipées en meubles (fauteuils, armoires, télévisions, réfrigérateurs, ustensiles de cuisines divers, etc.). Il n‟y a jamais eu de dispute, tout le monde s‟accorde sur la nécessité de disposer de tels équipements pour recevoir les hôtes, empêcher les enfants d‟aller regarder la télé ailleurs, pouvoir stocker certains produits alimentaires, bref améliorer le confort matériel des familles respectives ».
Les contributions dans ces genres de tontines sont élevées comparées à celles des autres tontines simples des quartiers de Dakar. Elles sont de 27.500 F CFA par mois en moyenne alors que la moyenne des contributions dans l‟ensemble des tontines de quartier est de 3425 F CFA par participant, soit huit fois moins. Ce qui fait qu‟on les trouve plus dans les 45
La Tabaski est la fête du mouton chez les musulmans, la Korité est la fête qui marque la fin du ramadan, le Gamou de Tivaoune célèbre la naissance du prophète Mohammed(PSL) par la confrérie Tidjane et le Magal est un pèlerinage annuelle à la ville Sainte de Touba par la communauté Mouride. 46 Niger-Thomas, M. (1995), “Women‟s Access to and Control of Credit in Cameroon: The Mamfe Case”, in Money-Go-Rounds, Ardener S. and Burman S. (ed.), Berg Publishers, 1995, pp.95-110.
74
quartiers des couches sociales moyennes (parcelles assainies) ou aisées (les Sicap) que dans les quartiers populaires comme la Médina et surtout Pikine Médina Gounasse. En fait les objets ciblés dans ces genres de tontines sont ceux que les participantes considèrent comme étant indispensables par rapport à leur statut social. Cependant, il arrive que les initiatrices de ces tontines spécialisées tirent un grand profit du fait qu‟elles correspondent au fournisseur du bien ciblé ou qu‟elles ont une entente avec le fournisseur qui leur fait un prix exceptionnel quand vient leur tour de payer le bien. Les tontines peuvent également être spécialisées dans la satisfaction de besoins religieux. C‟est le cas des tontines de quartier pour le pèlerinage qui présentent des caractéristiques spécifiques du point de vue de l‟organisation. La tontine d'Hadja Sokhna, 53 ans et mère de 6 enfants, reflète cette spécificité. C‟est une tontine qui regroupe 30 femmes. Les contributions sont de 25.000 F CFA par mois et par femme, soit un montant de 750.000 F CFA par mois. Les contributions mensuelles sont cumulées pendant une période de six mois. Ce qui fait un montant total de 4.500.000 F CFA qui vont être répartis entre cinq bénéficiaires qui doivent disposer chacun de 900.000 F CFA pour soit le pèlerinage, soit l'oumra47. Ainsi chaque année, la tontine permet à 10 de ses participants d‟effectuer le déplacement pour la Mecque. Au bout des trois ans, l‟ensemble des membres aura effectué leur pèlerinage aux lieux saints de l‟islam. Mais il faut noter que certaines femmes utilisent les tontines de pèlerinage pour des voyages d‟affaires en Arabie Saoudite. Elles y vont pour acheter des marchandises telles que des vêtements en soie, des chaussures et des bijoux de toute sorte qu‟elles reviennent vendre au Sénégal. Pour cette catégorie de femmes, les tontines de pèlerinage, vu le montant important des levées, constituent une bonne occasion d‟accéder gratuitement au crédit. Dans le cas où la désignation des bénéficiaires se fait par consensus et non par tirage au sort, elles font tout pour faire partie des premières à disposer des levées. Par ailleurs, la trésorière qui est très souvent la responsable morale de la tontine peut investir l‟argent de la tontine dans ses propres activités d‟autant plus qu‟il faut accumuler l‟argent pendant six mois avant de le redistribuer. Cela est surtout vrai pour les organisatrices de tontines qui sont spécialisées dans l‟import-export. Mais la plupart des organisatrices des tontines de pèlerinage nient l‟existence de telles pratiques et disent verser l‟argent dans un compte en attendant les levées semestrielles. 47
L‟oumra est une visite des lieux saints de l‟islam avant ou après le grand pèlerinage. L‟oumra n‟est pas une obligation religieuse au contraire du pèlerinage qui constitue l‟un des cinq piliers de la religion musulmane. Mais le pèlerinage ne devient obligatoire pour un fidèle que quand il dispose de suffisamment de moyens pour effectuer le déplacement et entretenir convenablement sa famille pendant son absence.
75
Mais la majorité des femmes qui participent aux tontines de pèlerinage le font moins par obligation religieuse que par désir d‟accroître leur prestige social. En effet, le recours à la tontine pour disposer des moyens nécessaires pour aller à la Mecque est en contradiction avec les principes religieux du pèlerinage, car celui-ci n‟incombe qu‟à ceux des musulmans qui en ont les moyens. Il n‟est pas recommandé d‟emprunter de l‟argent pour effectuer le pèlerinage, or c‟est ce que font exactement les femmes qui bénéficient des premières levées dans les tontines spécialisées pour le pèlerinage. La seule justification de l‟existence de ces tontines malgré leur déphasage par rapport aux principes religieux est la recherche du prestige attaché au pèlerinage dans la société sénégalaise. Tableau n°8: Besoins satisfaits par les tontines de quartiers à Dakar. Consommation Investissement Prévoyance Prestige Nombre de répondants
77 49 22 25 173
A. Kane: enquête de terrain.
Le tableau précédent rend compte de l‟utilisation des fonds reçus de la tontine par 173 répondants dans les tontines de quartiers. Nous avons classé les dépenses effectuées en quatre rubriques en l‟occurrence la consommation, l‟investissement, la prévoyance et le prestige. Les dépenses de consommations sont celles qui rentrent dans la prise en charge des besoins domestiques primordiaux tels que l‟alimentation, l‟eau et l‟électricité, l‟habillement, le transport, l‟éducation et la santé des enfants, etc... Les dépenses d‟investissement sont celles qui sont destinées à l‟achat de marchandises pour les marchandes ou de matériel renforçant la capacité de production des petits entrepreneurs, bref favorisant l‟expansion des activités génératrices de revenus. La prévoyance renvoie ici à l‟argent mis de côté pour prendre en charge des situations imprévues telle la maladie, l‟accident, l‟hospitalisation d‟un membre de la famille, l‟hospitalité envers des hôtes de marque, etc... Les dépenses de prestige sont celles liées à l‟organisation des cérémonies familiales ou à la célébration des fêtes religieuses. Mais, comme nous l‟avons mentionné à propos des tontines de Thilogne, certaines dépenses de consommation qui visent l‟acquisition ou la préservation d‟un statut social peuvent également être considérées comme relevant du prestige. De même que l‟achat d‟un congélateur peut être considéré à la fois, comme un investissement si la propriétaire en profite pour vendre des crèmes glacées et 76
générer ainsi des revenus, et comme dépense de consommation s‟il l‟utilise aussi pour stocker des produits alimentaires destinés à la consommation. Ce qui veut dire qu‟il n‟y a pas de limites fixes entre ces différentes catégories de dépenses. Cependant la classification des types de dépenses est très utile puisqu‟elle nous donne une idée de l‟utilisation faite par les participantes de l‟argent des tontines. Nous reprendrons la même classification pour les tontines de marché et des lieux de travail. Les 136 répondants peuvent donner plus d‟une réponse dans les cas où ils utilisent ou projettent d‟utiliser l‟argent pour satisfaire des besoins à la fois de consommation, d‟investissement, de prestige ou de prévoyance. Ainsi pour déterminer le pourcentage de l‟utilisation des fonds tontiniers en fonction des types de besoins dégagés plus haut, nous nous référons, non pas au nombre de répondants, mais plutôt à celui des réponses. Selon cette classification parmi 173 réponses, 45% rendent compte de l‟utilisation de l‟argent reçu de la tontine pour satisfaire des besoins de consommation. Ce qui révèle l‟orientation principale des tontines de quartier vers la satisfaction des besoins de consommation des ménages que nous avons souligné un peu plus haut. De ce point de vue, les tontines des quartiers de Dakar s‟apparentent à celle des quartiers de Thilogne. Après la consommation vient l‟investissement dans des activités de petit commerce, de vente de légume, de condiment, de fruits, de cacahouètes, etc., ou encore des petits métiers tels que la teinture, la couture, la coiffure, etc. En effet, 28% des réponses font état de l‟utilisation des fonds tontiniers pour réaliser ce genre d‟investissement. Cette catégorie de participants est attirée par le crédit moins cher des tontines. Les participants auront dans ce cas une préférence prononcée pour les premières levées. Du point de vue de l‟investissement dans les activités économiques, les tontines de quartiers de Dakar sont plus dynamiques comparées aux tontines des quartiers de Thilogne. Au même moment, les besoins de prévoyance, en matière de santé notamment, concernent 13% des réponses. Ces derniers mettent de côté l‟argent reçu de la tontine pour faire face à des dépenses éventuelles de consultations médicales, de paiement d‟ordonnances, de prise en charge des frais scolaires, etc. D‟une manière générale, les participants qui ont la prévoyance comme objectif préfèrent recevoir la levée en dernière position étant donné que même s‟ils la reçoivent au début, ils seront obligés de l‟épargner autrement. Enfin, les dépenses de prestige que l‟on met souvent en exergue quand on parle des tontines africaines ne représentent que 14% des réponses. Ce sont des dépenses liées à l‟organisation des cérémonies familiales, telles que le mariage, le baptême et les funérailles, ou à la célébration des fêtes religieuses, telles que la Korité et la Tabaski, ou encore à la réalisation des 77
pèlerinages ou des visites aux guides religieux. En fait, on peut légitimement considérer que les dépenses de prévoyance et de prestige constituent également des formes de consommation. Dans ce cas, c‟est 72% des réponses qui concernent l‟utilisation des fonds tontiniers pour la satisfaction des besoins de consommation. Ce qui justifie notre affirmation que les tontines de quartier sont orientées vers la satisfaction des besoins de consommation. Nous verrons dans ce qui suit qu‟il y a une différence fondamentale entre les tontines de quartier et les tontines de marché quant à l‟utilisation de l‟argent par les participants. Les tontines de marché Les marchés de Dakar, comme les quartiers, regorgent d‟arrangements financiers populaires. Du tontinier ou garde-monnaie à l‟usurier en passant par les tontines et les mutuelles d‟épargne et de crédit, les marchés de Dakar constituent, sans aucun doute, l‟un des lieux privilégiés où se développe la finance informelle. Mais les tontines constituent le type d‟arrangement de loin le plus fréquent. Nous avons mené nos enquêtes dans six grands marchés de Dakar: HLM, Colobane, GrandYoff, Thiaroye, Sandaga et Tilène. Dans chaque marché, nous avons enquêté sur 16 tontines distinctes les unes des autres. Ce qui fait au total 96 tontines de marchés ayant fait l‟objet d‟enquête à Dakar. Mais, nous sommes persuadés n‟avoir pas épuisé le nombre de tontines existant au niveau de chaque marché. Cependant si l‟on considère les 70 marchés répertoriés par l‟UNACOIS dans Dakar et sa banlieue sans tenir compte de leur taille. Si chaque marché renferme au moins 16 tontines, c‟est plus de 1120 tontines qui existeraient au sein des marchés de Dakar. Ce chiffre n‟est qu‟une approximation qui permet d‟avoir une idée plus ou moins précise de l‟importance des tontines dans les marchés. La participation dans les tontines de marché à Dakar Pour l‟essentiel les participants aux tontines de marchés sont des hommes et surtout des femmes menant des activités informelles: marchants, vendeurs à la sauvette, commerçants, vendeuses de poissons ou de légumes, tailleurs, artisans, restauratrices, etc... Le profil socio-économique des participants aux tontines de marché nous offre une image contrastée. Des grands commerçants spécialisés dans l‟import-export avec des fonds de roulement de dizaines de millions de francs CFA aux vendeurs de cacahouètes dont le capital ne dépasse pas 1000 F CFA, les marchés de Dakar abritent une multitude de situations intermédiaires dont le dénominateur commun est d‟opérer en dehors des cadres institutionnels et au mépris des principes élémentaires de l‟économie formelle. 78
L‟occupation de l‟espace des marchés offre à l‟observateur une image chaotique. Aux cantines en dur, en bois ou en zinc viennent se juxtaposer des tables de toutes dimensions laissant entre elles des allées on ne peut plus étroites. Aux alentours des étales de sacs par terre ou encore des bassines remplies de céréales, de farine, d‟arachide viennent envahir la voie publique sans autorisation préalable. Pour combler le décor, il faut ajouter les milliers de vendeurs à la sauvette qui, marchandises à la main, circulent à longueur de journée dans le marché et parfois au-delà dans les quartiers environnants. D‟ailleurs, il existe des marchants ambulants de tissus et de matériels domestiques de toute sorte, de produits de beauté, de bijoux, etc. qui font le porte-à-porte, jetant des ponts entre marchés et quartiers. On les appelle les borom-bethiek et ils sont spécialisés dans la vente à crédit. Chaque jour, munis de leurs carnets, ils font le tour des maisons pour récupérer échéance après échéance leurs paiements et placer d‟autres articles. Quoique opérant en dehors des marchés, ils y conservent leurs assises, car c‟est là qu‟ils viennent se ravitailler en marchandises auprès des grossistes mais également participer aux tontines. Parmi ces entrepreneurs de tout calibre, peu savent lire et écrire et une infime minorité entretient effectivement une comptabilité. Pour l‟écrasante majorité, il n‟y a pas de grande différentiation entre l‟univers domestique et l‟univers de l‟entreprise. Les dépenses pour l‟entretien de la famille sont directement tirées, non pas des bénéfices, mais des recettes journalières. D‟ailleurs pour beaucoup l‟essentiel n‟est pas la différentiation entre recettes et bénéfices mais plutôt d‟être certain que l‟on ne vend pas ses marchandises à perte. C‟est d‟ailleurs pour cette raison que les commerçants acceptent le marchandage avec leurs clients, car la flexibilité des prix leur permet d‟avoir une marge de bénéfice appréciable. Le premier prix donné par le commerçant quand il marchande est très souvent le triple du prix de revient de l‟article en vente. L‟objectif qu‟il se fixe est de le vendre avec au moins 50% de bénéfices. Par cette stratégie, le commerçant peut évidemment gagner beaucoup d‟argent qui peut couvrir plus ou moins les dépenses domestiques. Dans cette atmosphère, la participation dans les tontines ou le versement d‟une épargne journalière auprès d‟un tontinier de marché constituent des éléments d‟appréciation approximative de la rentabilité des entreprises économiques informelles qui pallient partialement l‟absence d‟une comptabilité rigoureuse. C‟est peut-être là, l‟une des explications-clefs de l‟adhésion massive des occupants des marchés de Dakar aux arrangements financiers tontiniers. A cette explication, il faut ajouter l‟exclusion de la plupart des entrepreneurs, évoluant dans ces espaces dominés par l‟économie informelle, des circuits financiers institutionnels. Les banques commerciales sénégalaises sont très sceptiques par rapport à ses
79
entrepreneurs considérés comme une catégorie de clients potentiels à haut risque. Le nombre moyen de participants dans les tontines de marché est actuellement de 30. Cependant il varie considérablement en fonction des marchés. Il est plus élevé à Colobane, Thiaroye et Grand-yoff qu‟à Tilène, Sandaga et HLM. Cette variation s‟explique d‟abord par la taille des marchés, les premiers étant plus grands que les derniers, ensuite par l‟existence d‟autres opportunités en matière d‟épargne et d‟accès au crédit qui viennent concurrencer les tontines; ce qui est le cas des tontiniers de Sandaga et de Tilène qui collectent plus de la moitié de la petite épargne au niveau de ces deux marchés. La mise en place des programmes de micro crédit par la F.D.E.A. (Femmes Développement Entreprise en Afrique), par l‟A.C.E.P. (Alliance Crédit et Epargne pour la Production) et par L‟UNACOIS (Union National des Commerçants et des Industriels du Sénégal) au profit des petits entrepreneurs au niveau de Tilène, Sandaga et HLM, contribue également à expliquer la faiblesse du nombre moyen de participants au sein des tontines de ces marchés. Profils socio-économiques de participants aux tontines de marché Nabou Nabou est âgée de 43 ans, mariée et mère de cinq enfants. Elle vend du poisson au marché de Grand-yoff depuis 15 ans. Nabou n‟a jamais fréquenté l‟école, elle accuse ses parents d‟en être les responsables. Elle dit mener cette activité pour aider son mari à entretenir leur famille. Son mari est un chauffeur de taxi. Son salaire ne dépasse pas 60.000 F CFA, ce qui n‟est pas suffisant pour couvrir les besoins de leur famille. La famille loue un appartement de trois pièces à 28.000 F CFA par mois sans compter le paiement de l‟eau et de l‟électricité. Leurs trois enfants vont à l‟école. Le plus âgé va à un collège situé à une dizaine de kilomètres de leur domicile. Pour éviter les frais de transport son père le dépose chaque matin devant le portail de son école. Pour rentrer chez lui après ses cours, il prend très souvent un “car rapide”. Toutes ses dépenses dépassent largement le salaire du mari. Nabou peut prendre du poisson à crédit auprès de ces fournisseurs. Elle se lève très tôt le matin pour aller à Hann par “car rapide” pour prendre le poisson frais auprès des pêcheurs traditionnels. Son revenu varie considérablement d‟un jour à un autre. Les meilleurs jours de marché, elle parvient à avoir un profit de 4000 à 5000 F CFA tandis que les mauvais jours de marché, elle dépasse rarement les 1500 F CFA. Elle se dit incapable d‟évaluer son revenu mensuel mais il est clair qu‟elle dispose d‟un revenu mensuel au moins égal à celui de son mari. Le mari se charge de l‟achat de la ration alimentaire composée de riz, de mil, de sucre, d‟huile et d‟autres 80
produits. Pour la dépense quotidienne, Nabou se débrouille. Elle apporte du poisson frais et de ses bénéfices journaliers, elle achète des légumes et d‟autres condiments nécessaires à la cuisine. C‟est sa petite sœur qui se charge de faire la cuisine au moment où elle et son mari sont au travail. Ils mangent durant la journée du riz au poisson, comme la plupart des familles dakaroises, et du mbahal (à base de riz) durant la nuit. Les dépenses de santé, d‟habillement et les frais scolaires sont pris en charge par Nabou. Son mari n‟achète des habits qu‟aux enfants et ce durant uniquement les fêtes religieuses telles que la Korité et la Tabaski. A la veille de la rentrée, c‟est Nabou qui achète des habits à ses enfants pour qu‟ils ne soient pas l‟objet de raillerie de la part de leurs camarades de classe. Elle dit que les hommes ne se soucient pas de ces problèmes et laissent toujours leurs femmes se débrouiller seules. Quand les enfants tombent malades, c‟est également elle qui paye l‟essentiel des frais médicaux. Elle fait tout ça parce qu‟elle est consciente que les revenus de son mari ne lui permettent pas d‟assumer pleinement ses responsabilités de père de famille. Vu tous ces problèmes, Nabou ne peut pas se payer le luxe de gaspiller son argent. C‟est pour cela qu‟elle participe à plusieurs tontines en même temps dont la plus importante est la tontine de marché avec une mise journalière de 500 F CFA et une levée de 50.000 F CFA tous les cinq jours. C‟est avec cette tontine que Nabou est parvenue à payer désormais comptant les 50 Kg de poissons à ses ravitailleurs qui avaient l‟habitude de lui remettre du poisson à crédit qui de ce fait lui revenait plus cher. Elle participe également à deux autres tontines de quartier dans son voisinage dont les contributions sont respectivement de 2500 F CFA tous les quinze jours avec une levée de 42.500 F CFA (17 participants) et de 3.000 F CFA tous les mois avec une levée de 37.500 F CFA (25 participants). Dans le dernier cas, chaque mois ce sont deux participants qui se partagent la levée de 75.000 F CFA, ce qui revient à 37.500 F CFA chacun. L‟argent reçu de ces différentes tontines est affecté en partie au renforcement du budget familial pour prendre en charge les dépenses que nous avons énumérées ci-dessus et l‟autre partie est destinée à renforcer les activités génératrices de revenus au niveau du marché. Nabou associe maintenant la vente du poisson avec celle de condiments, de légumes et d‟arachide. Grâce à la participation à la tontine de marché, elle a pu étendre ses activités et y tirer des revenus plus substantiels. L‟argent tiré des tontines emprunte également les circuits sociaux par le biais des contributions durant les cérémonies familiales et les transferts financiers ou de biens matériels au profit des parents restés aux villages ou en proie à des difficultés à Dakar.
81
Arame Fall Arame Fall est âgée de 48 ans. Elle est mère de neuf enfants âgés de 9 à 27 ans. Elle est mariée à un homme de 56 ans qui est un menuisier. Elle a une coépouse qui a 4 enfants et avec laquelle elle partage la maison de sept pièces qui appartient à leur mari. Le mari dispose de revenus assez importants. Il a un atelier de menuiserie avec tout le matériel nécessaire. Il fait travailler deux employés et six apprentis. Il fabrique sur commande des lits, des meubles de toute sorte, des tables, des chaises et des armoires. Arame affirme que son mari gagne beaucoup d‟argent mais qu‟il refuse de le dépenser pour le bien être de sa famille. Il assure la ration alimentaire de la famille et remet chaque matin à l‟une de ses femmes dont c‟est le tour de faire la cuisine une somme de 2500 F CFA pour l‟achat des légumes, des condiments et d‟autres produits nécessaires à la cuisine. Arame estime qu‟avec une grande famille comme la leur cela ne suffit absolument pas. Elle est obligée de tirer de ses propres revenus pour compléter la dépense journalière quand vient son tour. Arame vend des céréales, de l‟arachide, du poisson séché, du pain au singe au marché de Tilène depuis maintenant 25 ans. Elle habite dans la banlieue dakaroise à Thiaroye. Elle prend chaque matin les transports en commun pour se rendre au marché. Malgré ces frais de transport, elle tire des revenus assez importants de son travail. Elle estime ses profits journaliers entre 4000 et 7000 F CFA. Du fait de sa longue présence dans le marché, elle est connue presque de tous les vendeurs et marchandes. Elle dit avoir été la première à initier une tontine dès son installation au niveau du marché. Actuellement, elle organise trois tontines de marché avec des mises de 500 F CFA, de 1000 F CFA et de 2.500 F CFA par jour et des levées respectivement de 55.000 F CFA tous les cinq jours (22 participants), 90.000 F CFA tous les cinq jours (18 participants) et 250.000 tous les 15 jours (20 participants). Dans tous les cas, Arame reçoit une commission financière égale à une contribution journalière à chaque levée. Elle participe également à deux tontines de quartier dont les mises sont de 2500 F CFA tous les dix jours et de 10.000 F CFA tous les mois avec des levées de 62.500 F CFA dans le premier cas(25 participants) et de 150.000 F CFA dans le deuxième (15 participants). L‟utilisation de l‟argent des tontines par Arame semble être bien planifiée. L‟argent des tontines de marché sert à renforcer ses activités commerciales en lui permettant de s‟approvisionner en marchandise et d‟étendre son entreprise tandis que les commissions financières et les tontines de quartier servent à satisfaire ses propres besoins et ceux de sa famille restreinte. Elle dit faire face seule aux frais scolaires, aux frais de transports, aux frais médicaux et aux frais
82
d‟habillement de ses propres enfants. Elle accuse son mari de ne s‟occuper que des enfants de sa deuxième épouse. Salif Salif est âgé de 28 ans et vient de se marier très récemment. Après avoir fait trois ans à l‟université, il n‟a pas pu obtenir sa licence en Langue Etrangères Appliquées et a décidé d‟abandonner les études. Il rejoint son grand frère à Dakar pour faire du commerce. Ce dernier lui trouve une cantine au marché de Grand-Yoff où il vend depuis trois ans maintenant des tissus de tout genre allant des produits textiles des entreprises locales comme le légos de Sotiba (types de tissus) aux pagnes traditionnels des tisserands Ndiagou en passant par le wax et le bazzin importé. Salif a laissé sa femme dans son village natal après son mariage et est tenu d‟envoyer de l‟argent mensuellement pour participer à l‟entretien de la famille élargie. Ses frères ont également laissé leurs épouses au village auprès de leurs parents et doivent par conséquent envoyer de l‟argent comme lui. La mise en commun des frais diminue considérablement la charge que chacun aurait due faire face s‟il entretenait isolément sa propre famille. Ce compromis permet à Salif de faire des économies. Contrairement à l‟écrasante majorité de commerçants, Salif entretient une comptabilité très simple dans un registre où il inscrit quotidiennement les articles vendus, leur prix de revient, leur prix de vente et les bénéfices réalisés. Il estime que les revenus varient considérablement d‟un jour à un autre et d‟un mois à un autre. A la veille des fêtes de Korité et de Tabaski, ses revenus peuvent atteindre facilement 200.000 F CFA le mois tandis qu‟en période normale, ils dépassent rarement 75.000 F CFA. A Dakar, Salif n‟a pas beaucoup de frais. Il loue une chambre à 6000 F CFA qu‟il partage avec un cousin. Pour le manger, ils sont six à participer à un “bol” et chacun verse à la femme chargée de faire la cuisine une somme de 7500 F CFA par mois. La femme leur prépare deux repas par jour qu‟ils prennent en commun au marché au milieu de la journée et dans la chambre du frère de Salif dans la soirée. Le petit déjeuné est pris en charge par les voisins de chambre. Salif n‟a pas de compte bancaire et participe par conséquent à une grande tontine de marché avec une mise de 2500 F CFA par jour et une levée de 500.000 F CFA tous les cinq jours. L‟organisateur de la tontine exige le versement d‟une commission financière de 5000 F CFA par levée, ce que Salif juge tout à fait acceptable vu le temps et l‟énergie que celui-ci déploie pour récupérer les contributions journalières. Salif confie son épargne à son frère qui lui dispose d‟un compte bancaire. La dernière fois qu‟il a reçu la levée, Salif l‟avait divisé en deux. Il a versé à son frère une moitié de l‟argent et l‟autre moitié a été réinvesti dans le commerce. Salif projette de 83
faire la même chose avec la prochaine levée de la tontine. A terme, il veut accumuler petit à petit l‟argent nécessaire à la construction d‟une maison de trois pièces dans son village natal. Marième Marième est âgée de 43 ans, elle est mère de cinq enfants. Elle s‟est mariée deux fois. Son premier mari, avec lequel elle a eu ses trois premiers enfants, un garçon et deux filles, est un riche commerçant qui a trois magasins de pièces détachées à Dakar. Elle a été divorcée par son mari sous la pression des parents de ce dernier qui, d‟après elle, ne pouvaient pas la digérer dans la maison. Les deux autres épouses de son mari s‟étaient également alliées contre elle et ses enfants. Après plusieurs conflits, son mari avait décidé de la répudier. Après deux ans, elle s‟était remariée avec un transporteur qui avait lui aussi deux épouses. Avec ce dernier, elle a eu ses deux derniers enfants tous deux des garçons. Elle vit avec ses enfants à Ouagou Niaye dans une maison de quatre pièces héritée par ses premiers enfants après le décès de leur père. Marième ne compte que très peu sur son mari pour nourrir, habiller, soigner, s‟occuper de l‟éducation de ses enfants. Elle a un restaurant au marché de Colobane, en face de la gare routière où plusieurs chauffeurs et commerçants viennent manger à midi. Malgré, une bonne dizaine de gargotes qui côtoient son restaurant, Marième parvient à retenir sa clientèle et à faire des profits substantiels. Elle gagne d‟après ses estimations entre 12.000 et 15.000 F CFA par jour. Ce qui s‟empresse-t-elle d‟ajouter ne représente pas grand-chose vue sa charge familiale et ses obligations sociales envers ses parents et ses voisins. Elle n‟a aucune comptabilité écrite et n‟emploie que sa propre fille et celle de sa soeur aînée. La seule charge de son restaurant est le paiement du louer de la petite pièce qu‟elle occupe. Ce qui lui revient à 30.000 F CFA par mois. A l‟intérieur du restaurant se trouvent deux longues tables en bois et des bancs de mêmes dimensions destinées aux clients. Pour épargner Marième a initié au niveau du marché une tontine dans laquelle participent les autres restauratrices et certains de ses clients les plus réguliers. Les contributions sont fixées à 5000 F CFA par jour et une levée de 225.000 F CFA tous les trois jours avec 15 participants dont 12 femmes et 3 hommes. Contrairement aux autres organisatrices de tontines au niveau des marchés de Dakar, elle ne perçoit pas de commissions financières pour son rôle d‟organisatrice. Cela est peut-être dû au fait que ce sont les participants qui se déplacent pour venir lui remettre leurs contributions dans son restaurant. Marième affirme qu‟elle utilise l‟argent qu‟elle reçoit de sa tontine pour acquérir du matériel de restauration bols, plats, cuillères, couteaux, marmites, meubles, etc.. Elle projette d‟acheter un congélateur 84
pour vendre en même temps de la boisson fraîche. Elle affirme que sa tontine a pour but d‟aider ceux et celles qui y participent d‟avancer dans leur travail. Elle conseille personnellement chaque participant d‟utiliser l‟argent de la tontine pour étendre ses activités. La tontine n‟a de sens d‟après elle que si elle permet aux participants de réaliser quelque chose de significatif avec l‟épargne ainsi accumulée. Pour satisfaire les besoins de sa famille et remplir ses obligations sociales au cours des cérémonies familiale Marième participe également à une autre tontine de quartier où la mise est de 5000 F CFA tous les 10 jours et la levée de 160.000 F CFA avec 32 participantes. L‟argent de cette tontine aide Marième à équiper sa maison, à faire face à des urgences telles que la maladie d‟un des membres de sa famille, les frais de transport de ses enfants qui vont au lycée, les contributions aux cérémonies familiales des parents, des voisins et des amis. Tous ces participants ont en commun de mener des activités économiques informelles. Comme nous l‟avons déjà souligné, les entrepreneurs du secteur économique informel rencontrent d‟énormes difficultés pour avoir accès aux services bancaires. Mais les profils présentés ci-dessus montrent clairement l‟hétérogénéité de cette catégorie d‟entrepreneurs. Au delà de la diversité des activités, il y a une différence entre les acteurs du point de vue des moyens financiers. Cependant, la reproduction de ces différentiations n‟est pas systématique dans les tontines des marchés. Pour la plupart des cas, ce sont des entrepreneurs de tout calibre qui forment ensemble une tontine avec la possibilité de ceux qui disposent de moyens financiers importants de doubler, voire tripler la mise. Ceux qui n‟ont pas assez de moyens ont la possibilité de se regrouper à deux, trois voire quatre pour disposer d‟une main dans la tontine. Par cette flexibilité des conditions de recrutement, il n‟y a pratiquement pas d‟exclus pour des problèmes économiques. Autrement dit, la tendance à se regrouper du fait de la similarité des conditions socio-économiques opère faiblement dans les tontines au niveau des marchés de Dakar. Caractéristiques particuliers des tontines de marché La forme de tontine la plus répandue est la tontine avec organisateur où l‟aspect financier est dominant. En effet, les 81 sur 96 tontines de marché de notre échantillon, soit 84,37%, présentent les caractéristiques propres aux tontines avec organisateur. Cette forme de tontine a toujours à sa tête un organisateur ou une organisatrice comme nous l‟avons expliqué un peu plus haut. D‟une manière générale, il n‟est pas nécessaire que les participants aient une connaissance mutuelle les uns des autres. Par contre, l‟organisateur ou l‟organisatrice entretient des relations fondées sur une connaissance personnelle avec chaque participant ou participante. Seulement 15 sur 96 85
tontines de marchés, soit 15,63%, présentent des caractéristiques des tontines simples. Les participants se connaissent mutuellement et se rencontrent au moins une fois au cours du cycle tontinier. Les levées sont distribuées sur la base d‟un tirage intégral ou encore par consensus et en fonction des urgences. La périodicité des contributions est journalière dans toutes les tontines de marché. Il y a souvent un décalage entre la périodicité des contributions et celle des levées. Les contributions journalières sont collectées et accumulées pendant une période de trois, cinq ou sept jours avant d‟être remises sous forme de levée à un des participants. Dans les 78 tontines, parmi les 96 qui ont fait l‟objet d‟enquête au niveau des marchés dakarois, la périodicité des levées est de cinq jours. La durée assez réduite de la périodicité des levées conduit à des cycles tontiniers relativement courts comparés aux cycles tontiniers au niveau des tontines de quartiers ou des lieux de travail. La durée moyenne d‟un cycle tontinier est de 6 mois dans les tontines de marché alors qu‟il est 2 ans pour les tontines de quartiers et de 18 mois pour les tontines des lieux de travail. Ce qui veut dire que la vitesse de circulation de l‟argent est plus élevée dans les tontines de marché comparés aux autres lieux de recherche. Dans les tontines de marché, l‟organisateur de la tontine fait le tour du marché chaque matin pour récupérer les contributions des différents participants. Il cumule les contributions journalières pendant 5 jours, dans la majorité des cas, avant de les remettre sous forme de levée à l‟un des membres désigné par tirage au sort ou par sa décision unilatérale. Certaines tontines favorisent les membres qui ont besoin de liquidité pour se ravitailler en marchandises tandis que d‟autres font un tirage global avant même le démarrage pour déterminer à l‟avance l‟ordre dans lequel les levées vont être remises aux participants. Dans tous les cas, c‟est l‟organisateur qui en décide. L‟écrasante majorité des organisateurs de tontine dans les marchés reçoivent une commission fixée à l‟avance à chaque levée (57 sur 96). Dans la plupart des cas (42 sur 57), le montant de la commission est égal au montant de la contribution journalière. Mais il existe des organisateurs qui demandent l‟équivalent de cinq contributions journalières. A termes, cela veut dire qu‟ils vont obtenir deux levées pour le prix d‟une seule contribution. En fait, même dans les tontines où les organisateurs n‟exigent pas le versement d‟une commission (31 sur 96), les bénéficiaires des levées décident volontairement, dans la plupart des cas, de donner une certaine somme en guise de récompense pour leur travail d‟organisation. Il existe cependant un petit nombre d‟organisateurs de tontines qui évoquent des principes religieux pour justifier leur refus de demander ou d‟accepter le paiement d‟une commission financière (8 sur 96). Ils considèrent cet argent comme du ribat (argent illicite). Ceux qui exigent le paiement d‟une 86
commission de la part des participants à leurs tontines ont une interprétation différente du ribat. Ils considèrent qu‟ils dépensent du temps et de l‟énergie pour collecter les fonds et les remettre aux bénéficiaires et sont donc en droit d‟être payé pour leur travail d‟organisation. La proximité spatiale au sein du marché joue un rôle fondamental dans l‟établissement des relations de confiance, de contrôle social et de solidarité qui est garant du bon fonctionnement de la tontine. Au niveau des tontines de marché, l‟organisateur sélectionne les participants en fonction de ses liens privilégiés avec les marchands, les commerçants, les artisans dont les étales, les cantines ou les ateliers sont proches de son lieu de travail. Ce qui fait qu‟il y a une lisibilité assez importante de la situation de chaque individu. “Un coup d’œil sur le stock de marchandise d’un commerçant ou d’une marchande”, nous confie une organisatrice de tontine à Tilène, “suffit pour avoir une idée assez nette sur sa capacité financière à honorer ses engagements vis-à-vis de la tontine”. En cas de défaillance, l‟organisateur peut procéder à la saisie des marchandises du défaillant et les revendre pour payer les victimes. Dans ce cas de figure, il demande aux autres participants de lui prêter la main puisque c‟est par la force et non par le recours aux tribunaux que la saisie se fait. Cette menace de saisie des marchandises du défaillant est essentielle pour décourager les mauvais payeurs. C‟est la raison pour laquelle, contrairement aux tontines de quartiers, les tontines de marché ne disposent pas de fond de caisse pour pallier les défaillances. De même, les différentes stratégies notées au niveau des tontines de quartiers pour éviter les défaillances telles que les truquages des tirages au sort ne sont pas très fréquentes dans les tontines de marché (Cf. au chapitre consacré aux relations de confiance dans les tontines). Les tontines de marché illustrent parfaitement le fait que les tontines constituent des arrangements financiers informels répondant concrètement et de manière adéquate aux besoins en matière de financement de leurs participants. Dans toutes les tontines de marché ayant fait l‟objet d‟enquête à Dakar et à Thilogne, les contributions se font quotidiennement au rythme des activités. Chaque participant est sûr de pouvoir disposer chaque jour du montant de la contribution. C‟est généralement une petite somme négligeable par rapport aux recettes journalières. Ce faisant les commerçants épargne sans le sentir comme nous le confirme Nabou qui ajoute que c‟est là tout le charme de la tontine. Ce sentiment d‟épargner sans se priver pousse les marchands à préférer la tontine à toute autre forme d‟intermédiation financière. C‟est ce qui amène Demba, un organisateur de tontine de marché à Grand-Yoff, à affirmer que:
87
« La tontine est l‟outil le plus commode pour nous les marchands pour à la fois épargner et accéder au crédit. Personne n'est exclu d‟avance. Plusieurs individus disposant de revenus très faibles peuvent constituer une seule « main » et se partager la levée. Chacun donne ce qu‟il peut et reçoit en contre partie une somme correspondant à son effort d‟épargne. La périodicité des contributions et des levées est adaptée à la nature de nos activités ».
Les motivations de participation aux tontines de marché Les raisons qui poussent les individus à participer dans les tontines de marché sont diverses. Mais, dans les marchés plus que dans n‟importe quel autre lieu, les tontines jouent un rôle fondamental dans le financement des micro-entreprises. Comme nous l‟avons souligné un peu plus haut, la plupart des petits entrepreneurs n‟entretiennent aucune forme de comptabilité écrite. A cette catégorie d‟entrepreneurs les tontines de marché permettent d‟avoir une idée approximative de la rentabilité de leurs activités commerciales, de production ou de service. Cette appréciation est d‟autant plus importante qu‟il n‟y a pas très souvent de différentiation entre le budget du ménage et le capital financier de l‟entreprise. L‟épargne réalisée auprès des tontines de marché constitue une garantie pour les petits entrepreneurs de ne pas dépenser tous leurs bénéfices et dans certains cas toutes leurs recettes journalières dans la prise en charge des besoins du ménage qui conduit souvent à la faillite. Tableau n°9: Les facteurs explicatifs du recours aux tontines de marché à Dakar. Non accès aux banques Simplicité des procédures tontinières Relations personnalisées (argent chaux) Pression sociale pour l‟épargne Absence d‟intérêts sur le crédit Nombre de réponses
45 76 56 91 68 336
A. Kane: enquêtes de terrains.
Dans cette perspective, les tontines de marché permettent à leurs participants d‟acquérir une certaine discipline dans la gestion de leurs microentreprises. C‟est pour cette raison que tous les participants s‟accordent pour dire qu‟ils recourent aux tontines essentiellement pour se faire forcer à épargner. Dans ce cas, les participants des tontines de marché n‟échappent pas à la règle en mettant en exergue la nécessité pour eux de recourir à la pression sociale inhérente aux tontines pour parvenir à épargner. Comme le 88
montre le tableau suivant, 91 sur 336 réponses, soit 27%, relient leur participation aux tontines de marché à leur volonté de se faire contraindre pour parvenir à dégager une épargne substantielle destinée au renforcement de leurs activités génératrices de revenus. Là également, la contrainte sociale à l‟auto contrainte semble fournir un modèle d‟explication adéquat. Cela dit, il existe d‟autres formes de motivation qui poussent les petits entrepreneurs des marchés dakarois à recourir à la tontine. Beaucoup sont séduits par la simplicité des procédures, l‟adaptation par rapport au rythme des activités et la réduction au strict minimum des coûts de transaction comparées à ce qu‟offrent les banques. Ainsi 76 sur 336 réponses, soit 23%, font état du recours aux tontines de marché pour la qualité des services offerts par rapport à ce qu‟ils peuvent espérer des institutions financières classiques. Dans la même lancée, 45 sur 336 réponses, soit 13%, pointent du doigt l‟exclusion par rapport aux circuits financiers institutionnels comme un facteur déterminant le recours des commerçants aux tontines de marché. Cette exclusion se manifeste essentiellement par les conditions extrêmement discriminatoires pour l‟ouverture des comptes d‟épargne ou d‟accès au crédit. Certaines banques, comme la BICIS par exemple, exige un dépôt minimum de 200.000 F CFA pour l‟ouverture d‟un compte épargne. A cela il faut ajouter, les frais de gestion des comptes très élevés que l‟on fait payer aux clients. Les conditions d‟accès au crédit, notamment l‟exigence de garantie et les taux d‟intérêt extrêmement élevés pour les petits entrepreneurs fichés comme des clients à haut risque, ne donnent aucune chance à ces derniers de recourir aux banques pour le financement de leurs activités. Au même moment, les tontines offrent la possibilité de réalisation et de sécurisation de l‟épargne mais également et surtout celle d‟accéder au crédit sans avoir à payer dans la plupart des cas des intérêts. C‟est la raison pour laquelle, 68 sur 336 des réponses, soit 20%, mettent l‟accent sur la solidarité entre débiteurs et créanciers au sein des tontines comme un facteur essentiel favorisant l‟adhésion massive des occupants des marchés aux tontines. Cette solidarité se traduit par le fait que les uns et les autres voient leurs besoins comme complémentaires et ne nécessitant, par conséquent, aucune forme de compensation sous forme d‟intérêts versés par les premiers aux seconds. Dans la même ligne de pensée, 56 sur 336 réponses soit 17%, considèrent la personnalisation des relations dans les tontines de marché comme une source de motivation à la participation. En effet, les tontines permettent aux participants d‟étendre leur réseau de relations sur lequel ils peuvent compter en cas de difficulté. Après la présentation de ces quelques résultats sur les facteurs explicatifs du recours aux tontines des marchés, il convient de considérer les objectifs visés par les participants en intégrant ces arrangements financiers informels. Ce qui nous conduit à analyser l‟utilisation que les participants 89
ont faite ou projettent de faire de l‟argent qu‟ils ont reçu ou vont recevoir des tontines. Les besoins satisfaits par les tontines de marché A l‟opposé des tontines de quartiers, les tontines de marché sont essentiellement orientées vers la prise en charge des besoins d‟investissement dans les activités économiques informelles. On peut dire que les tontines de marché sont aux micro-entreprises informelles ce que les banques sont aux grandes entreprises ou au PME du secteur économique moderne. C‟est dire qu‟il y a une synergie entre les activités économiques informelles et les pratiques financières populaires. Cette stimulation réciproque entre les deux domaines ne s‟affirme nulle part ailleurs avec autant d‟éclat qu‟au niveau des marchés. Tableau n°10: Besoins de financement satisfaits par les tontines enquêtées. Consommation Investissement Prévoyance Prestige Nombre de réponses
26 81 18 2 127
A. Kane: enquête de terrain.
En effet, 81 sur 127 réponses, soit 64%, mettent en relief l‟utilisation de l‟argent reçu des tontines de marché pour renforcer leurs activités, étendre leurs micro-entreprises ou encore acheter du matériel nécessaire au bon fonctionnement de ces dernières. Ces formes d‟investissement ont un impact réel dans le développement des activités économiques informelles. Elles permettent à certains d‟augmenter leurs volumes de marchandises et de ventes, et à d‟autres de diversifier leurs activités. Dans tous les cas, les services financiers des tontines de marché favorisent la consolidation et la perpétuation des activités génératrices de revenus pour les populations urbaines. D‟autres types de besoins sont également pris en charge par les tontines de marché quoique de façon marginale. En effet, 26 sur 127 réponses, soit 20%, font état de l‟utilisation de l‟argent reçu des tontines de marché pour satisfaire des besoins de consommation courante des ménages (alimentation, habillement, loyer, eau et électricité et transport. De même, 18 sur 127, soit 14%, affirment utiliser l‟argent des tontines de marché pour la prévoyance notamment des dépenses sanitaires, scolaires et de transport. 90
Seulement 2 sur 127, soit 2%, reconnaissent utiliser les fonds tontinier pour des besoins de prestige liés notamment à l‟organisation des cérémonies familiales. Cependant, il faut noter que presque toutes les femmes qui participent dans les tontines de marché sont également membres des tontines de quartiers. Il y a une sorte de spécialisation des tontines en fonction des lieux d‟implantation pour ces femmes travaillant au niveau des marchés. Les tontines de quartier assurent la satisfaction des besoins de consommation, de prévoyance et de prestige alors que les tontines de marché se préoccupent de la satisfaction des besoins d‟investissement Les tontines dans les lieux de travail Les tontines des lieux de travail se distinguent des autres types de tontines au niveau des quartiers et des marchés par leur formalisme et une participation équilibrée entre les deux sexes. Les arrangements financiers populaires sont très présents dans les différents lieux de travail: dans les entreprises, les services administratifs, dans les écoles et les universités, dans les banques et les établissements financiers. Nos enquêtes ont exclusivement porté sur les tontines organisées dans les banques commerciales et au niveau du trésor public. Les tontines regroupent des employés de banques et des cadres moyens, hommes et femmes confondus. Les deux caractéristiques majeures des tontines des lieux de travail sont leurs procédures formelles et le montant élevé de leurs contributions. D‟une manière générale, tous les membres d‟une tontine de travail se connaissent mutuellement dans la mesure où ils partagent le même lieu de travail et ont entre eux des relations à la fois professionnelles et informelles. Dans cette perspective, toutes les tontines des lieux de travail peuvent être considérées comme des tontines simples. Cependant, le fait que les participants ne se réunissent qu‟une seule fois, au moment de procéder à un tirage intégral de l‟ordre dans lequel va se faire la distribution des levées, montre l‟orientation plus financière que social de ce genre de tontines. A cet égard les tontines simples des lieux de travail se distinguent beaucoup des tontines simples de quartier où les rencontres sont régulières et donnent, à la fin du cycle notamment, l‟occasion d‟organiser de somptueuses festivités. L‟idée de créer la tontine peut venir d‟un individu ou d‟un groupe d‟individus qui contactent leurs collègues pour solliciter leur participation. Très souvent ces derniers se sentent obligés de participer pour ne pas donner l‟impression de ne pas s‟intéresser à la vie sociale au sein du lieu du travail. Ce sentiment d‟obligation est d‟autant plus établi que dans la plupart des cas les tontines des lieux de travail s‟accompagnent de la mise en place des caisses de solidarité en cas de maladie ou de décès. Du point de vue organisationnel, les tontines des lieux de travail ont à leur tête un responsable chargé de récupérer les contributions des membres 91
et de les remettre au bénéficiaire de la levée. Ce qui les rapproche des tontines avec organisateur. Au niveau du trésor et dans les banques commerciales, les contributions se font par des ordres de virement signés et déposés auprès de l‟agent comptable qui se charge alors de couper à la source les montants des contributions sur les salaires des participants. La détermination de l‟ordre dans lequel les levées seront distribuées se fait par un tirage au sort complet avant même le commencement des versements. Chaque membre dispose d‟une liste des participants précisant devant chaque nom le mois qui correspond à son tour de lever les fonds de la tontine. C‟est sur la base de cette liste que les ordres de virement sont établis au nom du bénéficiaire potentiel. La levée peut ainsi être versée directement dans le compte bancaire du bénéficiaire. La périodicité des contributions est confondue avec celle des levées comme dans les tontines de quartiers et à l‟opposé des tontines de marchés. Elle est mensuelle à l‟image de la perception des salaires. La participation dans les tontines des lieux de travail La participation dans les tontines des lieux de travail n‟est pas très différente de celle que nous avons constatée au niveau des tontines de quartiers et de marchés. Dans les tontines des lieux de travail, la participation des femmes et celle des hommes s‟équilibre. Cela peut s‟expliquer par le fait que malgré qu‟elles soient des tontines de type simple, les tontines des lieux de travail accordent une plus grande importance aux aspects financiers qu‟aux aspects sociaux. Le nombre moyen de participants par tontine est de 21 dans les lieux de travail ayant fait l‟objet d‟enquête. Les participants ne se réunissent qu‟une seule fois dans le cycle tontinier au moment de procéder au tirage complet de l‟ordre des levées. D‟ailleurs, même en ce moment, ce n‟est pas tous les participants qui sont présents, il y a ceux, comme Camara, qui disent avoir confiance à leurs collègues et qui décident par conséquent de ne pas assister au tirage. Dans cette perspective, on peut affirmer, comme à l‟égard des tontines commerciales ou avec organisateur, que les tontines des lieux de travail n‟ont pas une vie sociale qui leur soit propre. Il est important de voir la relation entre la participation dans les tontines des lieux de travail et la qualification ou le niveau des salaires des travailleurs. On sait que les employés subalternes ont une qualification et un niveau de salaire très bas (moins de 100.000 F CFA). Même s‟ils travaillent au sein d‟une banque, leurs revenus ne leur permettent pas d‟être éligibles pour accéder au crédit pour la consommation ou l‟investissement. Disposant de comptes bancaires, ces employés peuvent facilement épargner pourvu qu‟ils puissent résister à la forte tentation de répondre aux besoins à la fois personnels et familiaux pressants. La participation de cette catégorie aux 92
tontines des lieux de travail se justifie parfaitement par le désir d‟accéder au crédit et de se faire forcé à épargner. Pour les agents en charge du service bancaire en l‟occurrence caissiers, agents comptables ou de saisie et secrétaires qui ont un niveau d‟instruction et de salaire moyen, entre 100.000 et 250.000 F CFA, l‟accès au crédit bancaire pour la consommation ou l‟investissement peut être accepté à ceux, parmi eux, qui disposent de suffisamment de garanties telles qu'un titre foncier, une voiture ou autres matériels d‟une grande valeur. Mais l‟épargne constitue, même pour cette catégorie, un véritable casse-tête du fait des sollicitations financières des membres de la famille restreinte ou élargie. Souvent, les personnes prises en charge sont tellement nombreuses que le salarié dépense presque tout son salaire dans l‟alimentation de sa famille élargie, le paiement du loyer et des factures d‟eau, d‟électricité et de téléphone et la prise en charge des frais de santé, de scolarité et de transport. La participation de cette seconde catégorie aux tontines des lieux de travail se justifie par la volonté de se faire contraindre par ses collègues pour épargner ou accéder à un crédit permettant la réalisation d‟un projet de consommation ou d‟investissement. Pour les cadres moyens qui gagnent plus de 250.000 F CFA, l‟accès au crédit bancaire est relativement facile mais ils sont soumis, comme les deux premières catégories, aux mêmes obligations de prise en charge des parents proches ou lointains. D‟ailleurs la charge varie souvent en fonction des revenues. Un cadre moyen a de forte chance d‟avoir une charge sociale beaucoup plus importante qu‟un simple secrétaire ou agent comptable. A moins qu‟ils rompent les liens avec la famille élargie, les grands salariés ont besoins au même titre que les petits salariés de se faire contraindre pour parvenir à dégager une épargne importante. Les motivations des participants aux tontines des lieux de travail On aurait dû s‟attendre à une différence importante du point de vus des motivations entre les participants des tontines de quartier ou de marché et ceux des tontines des lieux de travail du fait que les derniers disposent presque tous de comptes bancaires. Nos enquêtes révèlent qu‟il n‟en est absolument rien. Le recours à la pression sociale du groupe pour parvenir à épargner est là également une raison fondamentale qui explique le recours aux tontines de travail. En fait, on peut penser que les travailleurs qui disposent de comptes bancaires gagneraient à y épargner au lieu de mettre leur argent dans la tontine pour bénéficier de toutes les opportunités de profit sur l‟épargne qu‟offre le système bancaire. Mais beaucoup affirment être dans l‟impossibilité d‟épargner dans leur compte du fait de leur écrasante charge sociale qui les pousse à retirer tout leur salaire avant le 15 du mois.
93
Nous avons entendu un de nos informateurs maudire sa carte bancaire qui est, d‟après lui, la source de sa détresse financière. « Avec cette maudite carte, il est impossible de disposer d‟un peu d‟argent dans son compte durant les dix derniers jours du mois ».
Ces propos rendent compte des difficultés que les détenteurs de revenus rencontrent pour épargner, malgré la disposition d‟un compte bancaire, du fait principalement de leurs charges familiales et des sollicitations de crédit ou de dons provenant de leur environnement social immédiat. Cette pression à la redistribution est d‟autant plus forte que les sénégalais ont une représentation fausse du salarié qui est supposé être à mesure d‟advenir aux besoins de ses parents les plus lointains. Chez les haalpulaar, par exemple, si l‟on dit de quelqu‟un qu‟il a un liguey toubab ou travail salarié, tous les parents qui quittent le village pour aller à Dakar sont recommandés à lui. On attend de lui qu‟il héberge et donne à manger gratuitement tous les membres de sa famille élargie, qu‟il achète les ordonnances, les frais de transport et d‟hospitalisation de ceux qui sont venus se faire soigner, qu‟il remette aux jeunes migrants de sa famille de l‟argent qui doit servir de fonds de roulement pour un petit commerce ou encore l‟achat de matériel pour l‟exercice d‟un petit métier tel que le cirage des chaussures, la vente des billets de la loterie nationale ou la coiffure. Toutes ces sollicitations se font sans tenir compte du niveau de salaire de l‟individu. Il faut d‟ailleurs dire que les détenteurs de revenus essayent de jouer le jeu en espérant y gagner du prestige social. Au vu de ces différentes contraintes pour l‟épargne, la participation dans une tontine d‟un lieu de travail peut constituer un prétexte pour refuser de manière légitime de satisfaire les sollicitations. Ainsi 26% des répondants au sein des tontines des lieux de travail déclarent y participer pour la pression sociale qui leur est inhérente qui les oblige à mobiliser une épargne suffisante pour la réalisation de leurs projets personnels. Certains, comme Camara, affirment que si ce n‟était pas la participation à la tontine, ils n‟auraient probablement jamais concrétisé certains de leurs projets tels que la construction d‟une maison, l‟achat d‟une voiture ou certains équipements ménagers. « L‟avantage de la tontine par rapport à un compte bancaire, selon Camara, c‟est que l‟argent n‟y ait disponible qu‟au moment opportun contrairement à la Banque où tu peux retirer ton argent quand tu veux, surtout depuis l‟avènement des cartes bancaires. Dans les tontines, tu ne reçois l‟argent que quand vient ton tour et la somme est toujours suffisamment importante pour te permettre de concrétiser certains projets d‟envergure ».
94
Tableau n°11: Les facteurs explicatifs du recours aux tontines des lieux de travail. Accès difficile aux services bancaires Simplicité des procédures tontinières Personnalisation des relations Pression social pour épargner Absence d‟intérêt sur le crédit Nombre de réponses
2 6 8 9 9 34
Kane: enquêtes de terrains.
La solidarité entre participants qui se manifeste par l‟absence du paiement d‟un intérêt par les débiteurs au profit des créanciers est également considérée par 26% des participants comme une raison de recourir aux tontines plutôt qu‟aux banques qui affichent des taux d‟intérêt très élevés. Mariane, par exemple, dit être à mesure d‟obtenir de sa banque un prêt pour construire sa maison mais vu le taux d‟intérêt, elle préfère participer à la tontine même si par ailleurs ça prend un peu plus de temps, car elle ne verse au bout du compte aucun intérêt pour les prêts qui lui sont accordés. Par ailleurs, le fait que tous les participants travaillent ensemble est également considéré par plusieurs répondants, 24% au total, comme une raison explicative de leur adhésion aux tontines des lieux de travail. Pour cette catégorie, la participation aux tontines est une forme d‟affirmation de leur appartenance professionnelle. Ce qui explique que beaucoup de travailleurs interrogés ressentent presque une obligation de participer aux tontines des lieux de travail. Cette obligation est d‟autant plus fondée que les tontines sont, dans certains cas, articulées à des caisses de solidarité qui ont pour fonction essentielle de venir en aide à des collègues éprouvés, sinistrés ou accidentés. En fait, seuls les cadres supérieurs et les chefs d‟entreprise sont en dehors de ces mécanismes de solidarité en privilégiant les liens hiérarchiques et les rapports formels au sein de l‟entreprise. D‟autres participants affirment être séduits par la simplicité et la flexibilité des procédures tontinières. Au total, 18% des répondants préfèrent la tontine par rapport aux banques pour cette raison. Ainsi, certains comme Ali affirment qu‟avec les tontines, on ne perd pas du temps à faire la queue devant un guichet, on ne paye pas de frais de gestion de compte, on ne fait pas face à des lourdeurs administratives pour accéder à un crédit et on ne paye pas de frais d‟étude de dossier, tout ce dont on a besoin c‟est la solidarité entre collègues.
95
Enfin, il est assez remarquable que certains employés de banques aient le sentiment d‟être exclus du système bancaire au même titre que les petits entrepreneurs du secteur informel au niveau des quartiers et des marchés. En effet, 6% de nos répondants affirment que du fait des conditions requises pour être éligible pour l‟obtention du crédit, ils sont, à la même enseigne que la majorité des dakarois, les laissés pour compte du système bancaire. Bien qu‟ils disposent de comptes bancaires, certains d‟entre eux comme Coumba affirment que celui-ci ne joue qu‟un rôle de transit de leurs salaires qui sont immédiatement reversés dans les circuits tontiniers. Les besoins satisfaits par les tontines des lieux de travail Les tontines des lieux de travail se distinguent aussi des tontines de marché et de quartier par l‟utilisation que les participants font de l‟argent reçu sous forme de crédit ou d‟épargne des tontines. D‟une manière générale, l‟argent est utilisé pour la satisfaction des besoins d‟investissement dans une activité secondaire génératrice de revenus substantiels dépassant dans certains cas le salaire de l‟intéressé. En effet, 6 sur 18 répondants, soit, 33%, affirment utiliser l‟argent de la tontine pour étendre et renforcer leurs activités secondaires. Ce sont essentiellement des activités de commerce, de service et dans de rares cas de production. Très souvent, ces activités sont gérées par le conjoint ou un parent proche de l‟intéressé. On peut donner l‟exemple de Diallo, qui est employé au Trésor publique, pour illustrer cette pratique. Il participe à une tontine de 50.000 F CFA par mois dont la levée et de 1.200.000 F CFA avec 24 participants. Avec l‟argent de la tontine et une prime de service appelée “le 13ème mois”, il a financé le projet de commerce de sa femme qui s‟est lancée dans l‟import-export de produits fort appréciés par la petite bourgeoisie et les classes moyennes tels qu‟habits et chaussures à la mode, effets de toilettes, etc.. Les bénéfices générés par le commerce sont partagés par les deux conjoints. Les besoins de prévoyance sanitaires et scolaires constituent également une préoccupation majeure des participants aux tontines des lieux de travail. En effet, 28% des répondants utilisent l‟argent des tontines pour le paiement des ordonnances, des frais d‟hospitalisation et des frais scolaires éventuels. Ami est l‟une des participantes de la Tontine de la CBAO dont le montant mensuel des contributions est de 60.000 F CFA et la levée de 720.000 F CFA avec 12 participants. Elle affirme que l‟argent qu‟elle épargne par le biais de la tontine lui permet de faire face particulièrement aux imprévus. On peut, bien entendu, classer les dépenses effectuées pour prendre en charge l‟hospitalisation d‟un membre de la famille comme des dépenses de consommation au même titre que l‟alimentation et l‟habillement. Cependant, l‟idée de se prémunir contre des situations éventuelles justifie ici l‟utilisation du terme de la prévoyance. 96
Les besoins de consommation viennent en troisième position au regard de l‟utilisation que les participants aux tontines des lieux de travail font de l‟argent tiré de ces dernières. 4 sur 18 répondants, soit 22%, s‟intéressent à la consommation. D‟une manière générale, il s‟agit de la consommation de biens durables tels que les maisons, les meubles, les voitures et d‟autres équipements concourant au confort matériels des ménages. Ainsi, Mariane - qui est l‟initiatrice d‟une tontine à la CBEAO avec 24 participants et une contribution mensuelle de 100.000 F CFA, soit une levée de 2.400.000 F CFA - a pu terminer la construction de sa maison de deux étages à la cité Campénal. Elle continue de participer pour, dit-elle, petit à petit équiper sa maison de manière idéale, c‟est-à-dire de tous les objets qui symbolisent la réussite sociale d‟une salariée. Enfin, certains participants des tontines des lieux de travail utilisent l‟argent de la tontine pour l‟organisation des cérémonies familiales ou des fêtes religieuses au cours desquelles elles sont supposées faire preuve de libéralité pour mériter aux yeux des autres leur statut social privilégié. En effet, 3 sur 18 des répondants, soit 17%, disent se préoccuper particulièrement par ce genre de dépenses. Il n‟est pas rarement de voir certaines participantes négocier avec un prochain bénéficiaire des fonds de la tontine afin de prendre sa place dans l‟ordre des levées pour être à mesure de faire face à une cérémonie familiale imminente. Là également, on peut mettre ce genre de dépenses dans la catégorie des dépenses de consommation. Cependant, le fait qu‟elles visent particulièrement l‟acquisition ou la préservation d‟un statut social les distingue des autres types de dépenses de consommation destinées à la prise en charge des besoins vitaux de la famille. Tableau n°12: Besoins de financement satisfaits par les tontines enquêtés. Consommation Investissement Prévoyance Prestige Nombre de réponses
4 6 5 3 18
A. Kane: enquête de terrain.
Par ailleurs, il faut souligner que les participants aux tontines des lieux de travail, surtout les femmes, participent simultanément aux tontines de quartier. Dans ce cas, il est possible que les tontines de quartier servent à la satisfaction des besoins de consommation tandis que les tontines des lieux de travail prendraient en charge les besoins d‟investissement et de prévoyance. Du moins c‟est ce que suggère le cas d‟Ami qui participe aux 97
tontines des lieux de travail pour la prévoyance et aux tontines de quartier pour l‟équipement de sa maison et la prise en charge des frais occasionnés par l‟organisation des cérémonies familiales et religieuses. Par ailleurs, il faut mentionner que l‟utilisation de l‟argent des tontines par les participants peut varier d‟un cycle tontinier à un autre en fonction de leurs priorités du moment. Dans cette perspective, les chiffres avancés ici ne concernent que le dernier cycle des tontines ayant fait l‟objet d‟enquête. Pour ceux qui avaient disposé déjà de la levée, nous nous sommes intéressés à l‟utilisation faite de l‟argent tandis que pour ceux qui étaient en attente de recevoir prochainement la levée, nous nous sommes focalisé à leurs projections de l‟utilisation des fonds tontiniers. Conclusion Ce qu‟il faut retenir de ce chapitre est que les tontines sont des arrangements financiers populaires taillés sur mesure et adaptés par conséquent aux besoins et aux moyens dont disposent les participants. Nous avons relevé une variation des préoccupations des participants en fonction de la nature des relations qu‟ils entretiennent entre eux. Quand ces relations sont mutuelles et fondée sur le voisinage ou la parenté, comme au niveau des tontines de quartier, les objectifs poursuivis tendent à être autant sociaux qu‟économiques ou financiers. Par contre, si les relations entre participants sont médiatisées par un organisateur, comme dans la plupart des tontines de marché, les bénéfices économiques et financiers semblent être la finalité recherchée. Mais au delà de cette différentiation entre tontines simples et tontines avec organisateur, il apparaît clairement une sorte de spécialisation des tontines en fonction de leur lieu d‟implantation. Ainsi, les tontines de quartier semblent être orientées vers la prise en charge des besoins de consommation courante ou durable tandis que les tontines des marchés s‟activent dans le financement des activités économiques informelles. Au même moment, les tontines des lieux de travail affichent un intérêt particulier au financement d‟activités secondaires et l‟acquisition de biens matériels symbolisant la réussite du salarié. Cette forme de spécialisation est surtout manifeste chez les femmes participant simultanément aux tontines de quartier et de marché ou des lieux de travail. Par ailleurs, les résultats exposés dans ce chapitre remettent en cause deux assomptions souvent présentent dans la littérature sur les arrangements financiers informels. La première est celle qui prétend que l‟existence des tontines est le résultat de l‟exclusion des catégories sociales pauvres du
98
système bancaire (Dromain, 1990; Essombe Edimo, 1995)48. La présence des tontines au sein même des banques et chez les couches sociales aisées suffit pour réfuter cette prétention. Il est clair que les tontines ne sont pas l‟apanage des seuls pauvres encore moins des plus pauvres. Ils constituent des instruments adéquats permettant aux participants de profiter de la pression sociale qui leur est inhérente pour se forcer à l‟épargne dans le but de disposer d‟un montant à la hauteur de leurs projets. La deuxième assomption consiste à présenter les tontines comme des structures de financement orientées vers la satisfaction uniquement des besoins de consommation ou de prestige (Dupuy et Servet, 1987)49. Ce qui ternit l‟image de la tontine dans le paysage de l‟intermédiation financière où elle est comprise comme le lieu où transitent les millions de francs gaspillés au cours des cérémonies familiales au nom du statut et du prestige social. Les données contenues dans ce chapitre indiquent le contraire au moins pour les tontines des marchés et des lieux de travail qui jouent un rôle primordial dans le financement d‟activités économiques génératrices de revenus.
48
Dromain, M., (1990), “L‟épargne ignorée e négligée : les résultats d‟une enquête sur les tontines au Sénégal”, in Lelart M. (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, 356p. Essombé Edimo, J-R., (1995). Quel avenir pour l‟Afrique? Financement et développement, Editions Nouvelles du Sud, 172p. 49 Dupuy, C. et Servet, J-M., (1987), “Pratiques informelles d‟épargne et de prêt : exemples sénégalais”, Economie et Humanisme, No 294, mars-avril 1987, pp. 40-54.
99
Chapitre 4 Pratiques financières informelles des sénégalais à Paris : Adaptation et innovations dans les pratiques de solidarité
Introduction Les arrangements financiers populaires, tels que nous les avons décrits dans les deux chapitres précédents, sont également présents chez les émigrés sénégalais vivants en France. Nous nous intéressons ici au cas des émigrés haalpulaar originaires de la vallée du fleuve Sénégal. Compte tenu des innombrables possibilités d‟accès aux circuits financiers institutionnels dans leur société d‟accueil, il peut être considéré comme surprenant que les émigrés y reproduisent les tontines et les caisses villageoises. L‟accès au crédit y est certainement beaucoup plus facile et l‟épargne y présente l‟avantage d‟être sécurisée et d‟être rémunérée avec des taux plus intéressants que ceux qu‟offrent les banques sénégalaises. Par ailleurs, le bénéfice des services de la sécurité sociale et des sociétés d‟assurance favorise en principe une protection sociale efficace et anonyme pour les émigrés en situation régulière ou disposant simplement d‟un salaire. On aurait dû s‟attendre de ce fait à un relâchement des solidarités communautaires à l‟échelle de la famille, de la caste, de l‟ethnie ou du village au profit des solidarités de type contractuel dans lesquelles l‟émigré, libéré de ses appartenances communautaires, serait le centre et jouirait d‟une certaine autonomie. Malgré cet environnement propice à l‟éclosion des libertés individuelles par rapport à l‟emprise des obligations sociales de leurs communautés d‟origine, les émigrés haalpulaar reproduisent en France des formes de solidarité communautaire de type tontinier et mutuel notamment. Les questions que l‟on se pose à cet effet sont deux ordres. Premièrement, comment les tontines et les caisses de solidarité sont-elles reproduites dans le pays d‟accueil? Deuxièmement, y a-t-il des variations importantes dans les motivations et les finalités des tontines quand elles voyagent du Sénégal à l‟étranger? Notre argument est que les tontines, les caisses de solidarité sont reproduites parce qu‟elles prennent en charge des aspects socioculturels importants et indispensables pour la survie et l‟adaptation des émigrés sénégalais. Les émigrés, qui viennent pour l‟essentiel du monde rural, sont habitués à des relations sociales directes et personnalisées qui sont en déphasage total avec les relations abstraites qu‟impliquent les rapports entre l‟individu pris en isolé et les institutions modernes. Dans cette perspective, il n‟y a pas, chez les émigrés haalpulaar, un rapport d‟exclusivité entre le recours aux banques et aux sociétés d‟assurance et la participation aux arrangements financiers informels. Les deux ne s‟excluent pas mais se complètent. Comme dans les deux chapitres précédents, nous allons commencer par décrire brièvement le contexte dans lequel les tontines et les caisses communautaires ont vu le jour et évolué chez les émigrés haalpulaar en
France. Ensuite, nous verrons comment les tontines et les mutuelles sont organisées et fonctionnent par rapport aux arrangements financiers populaires rencontrés à Thilogne et à Dakar. Enfin, nous verrons les motivations des émigrés à participer dans les arrangements financiers populaires et les types de besoins qu‟ils ont l‟intention de satisfaire par ce biais. Le contexte : de l’émigration passagère à l’émigration durable. L‟immigration est devenue l‟objet d‟un débat passionné en Europe ces dernières années. Les hommes politiques, incapables d‟expliquer l‟exclusion, la précarité et le chômage dont sont victimes de plus en plus un grand nombre de leurs concitoyens, trouvent dans le thème de l‟immigration un détour miracle pour mieux occulter l‟inexpliqué. Tous les partis politiques de gauche comme de droite, tout au long des deux extrêmes en l‟occurrence des “lepenistes” aux communistes, font de l‟immigration un sujet incontournable qu‟il faut nécessairement aborder au cours des campagnes électorales. Ils tentent selon leurs idéologies respectives, et autant que faire se peut, d‟exorciser ou d‟exacerber la hantise de l‟immigration dans les consciences des électeurs. Cependant, au delà de ces spéculations politiciennes, par ailleurs mal informées, l‟immigration, comme le montrent des publications récentes, est loin d‟être à la source du mal qui ronge de l‟intérieur les sociétés de consommation européennes (D. Fassin, A. Morice et C. Quiminal, 1997 ; P. Dewitte, 1999 ; J. Barou et H. Khoa LE, 1993 ; M. Timera, 1996)50. Nous n‟allons pas aborder ici tous les problèmes relatifs aux aspects juridiques, politiques et socio-économiques de la présence en France des africains d‟une manière générale et des Haalpulaar originaires de la vallée du fleuve en particulier. Nous tenterons essentiellement de voir l‟évolution au fil des ans de l‟émigration de ce groupe ethnique dans ce pays en mettant l‟accent sur ses modes d‟insertion professionnelle, son adaptation par rapport à son environnement social nouveau, ses comportements en matières d‟épargne, de protection sociale et de transfert, ses relations avec la 50
Fassin, D.; Morice, A.; et Quiminal, C., (1997), Les lois de l‟inhospitalité. Les politiques de l‟immigration à l‟épreuve des sans-papiers. Ed. La Découverte, Paris, 282p. Dewitte, P. (1999), Immigration et Intégration. L‟état des savoirs. Ed. La Découverte, Paris, 444p. Barou, J. et Le H. K., (1993) : L‟immigration entre loi et vie quotidienne, l‟Harmattan, Paris, 176p. Timera, M., (1996), Les Soninke en France. D‟une histoire à une autre. Ed. Karthala, 244p.
104
communauté d‟origine. Nous nous garderons de généraliser à partir du cas des haalpulaar de la vallée malgré les similitudes notoires que l‟on peut relever entre leurs comportements socio-économiques et ceux des autres communautés négro-africaines en France notamment les Soninké qui viennent de la même région. L‟émigration des haalpulaar en France est un peu plus récente, comparée à celle des Soninké par exemple. On peut situer ses débuts après la deuxième guerre mondiale. Néanmoins, c‟est au début des années soixante que l‟émigration haalpulaar en France a véritablement commencé. Elle est mal accueillie à ses débuts par les familles et les communautés villageoises du fait qu‟elle suppose une longue absence des migrants à cause de la distance qui sépare l‟Europe et l‟Afrique. Au même moment, elle est souhaitée et encouragée par les autorités françaises qui se voient obligées de recourir à la main d‟oeuvre étrangère pour reconstruire leurs infrastructures dévastées par la guerre et soutenir leur croissance et expansion économique (Guy Le Moigne, 1995, p.7)51. Au fil des ans, ces deux positions extrêmes vis-à-vis de l‟émigration en France, fait de scepticisme pour les haalpulaar et d‟enthousiasme pour les français, se sont interverties. Ce renversement de situation s‟explique par deux facteurs économiques conjugués. Au niveau de la vallée du fleuve Sénégal, la grande sécheresse du début des années 70 n‟offre aucune autre alternative que celle de l‟émigration plus lointaine et plus durable (P. Lavigne Delville, 1991)52. Pourtant, au même moment les projets d‟irrigations promettaient un bel avenir aux populations de la vallée. Mais la nécessité de trouver des revenus pour pallier le déficit céréalier chronique ne pouvait attendre la réalisation des aménagements hydro-agricoles qui devait se faire progressivement et en priorité dans les zones pionnières, c‟est-à-dire dans le Delta du fleuve. La moyenne vallée dont les terres sont classées par la loi sur le domaine national de 1964 comme zones de terroirs n‟a pas connu l‟aménagement de grandes surfaces susceptibles de répondre de manière durable ou même ponctuelle aux défis des sécheresses répétitives53. La concentration de 51
Le Moigne, G., (1995), L‟immigration en France. PUF, Collect. Que sais-je?, 3e édition, 126p. 52 Delville, P. L., (1991), La rizière et la valise : irrigation, migrations et stratégies paysannes dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Syros-Alternatives, Paris, 231p. 53 La loi sur le domaine national de 1964 instaure la nationalisation des terres. Le domaine foncier a été divisé en quatre zones en fonction de l‟utilisation ou non antérieure des terres par les populations. Ainsi, il y a les zones urbaines qui correspond aux parcelles d‟habitation, les zones de terroir qui correspondent aux terres qui ont fait l‟objet de propriété coutumière, les zones pionniers constituées des terres considérées comme des No man lands et les zones classées qui renvoient aux réserves naturelles et aux forêts. 105
l‟essentiel du patrimoine foncier entre les mains de quelques familles toroɓɓe ou seɓɓe influentes constituaient également un obstacle au développement d‟une irrigation profitable à la grande majorité. Au niveau de la France, le choc pétrolier de 1973 n‟est pas allé sans causer de dommages notoires dans l‟économie. Les autorités françaises changent de fusil d‟épaule en passant d‟une politique volontariste d‟immigration à une politique de contrôle des étrangers en France avec l‟arrêt officiel de l‟immigration en 1974 (Guy le Moigne, 1995, p. 7)54. Cependant cette période voit une entrée massive des haalpulaar en France. Si dans les années 60, l‟émigration ne concernait que les hommes en âge de travailler, la fin des années 70 est marquée par l‟arrivée des femmes venues rejoindre leurs maris. Ce phénomène prendra plus d‟ampleur après les mesures du gouvernement socialiste tendant à intégrer les immigrés par la politique du regroupement familial. Saisissant l‟opportunité de ces mesures les haalpulaar, comme d‟ailleurs les autres africains, font venir femmes et enfants pour s‟établir de manière définitive ou au moins durable en France pour ne rentrer au pays que de manière occasionnelle au gré des circonstances. Le durcissement de la politique d‟immigration en France avec les lois Pasquois et les accords de Schengen au niveau de la communauté européenne font du regroupement familial le seul moyen dont disposent les émigrés ayant la nationalité française de faire venir leurs parents restés au Sénégal (D. Fassin, A. Morice et C. Quiminal, 1997).55 C‟est le cas quand les émigrés arrangent des mariages entre leurs filles appartenant à la deuxième génération et bénéficiant de la nationalité française avec des parents proches au Sénégal dans le seul but de les faire venir en France. Le milieu des années 90 marque la fin de la ruée des haalpulaar vers la France. Cela s‟explique moins par la cohérence et la rigueur des politiques appliquées que par l‟écho des tracasseries policières, de la discrimination raciale en matière d‟emploi, bref de la situation difficile des émigrés même en règle du fait de la montée de la xénophobie confondue non sans raison avec l‟élargissement de la base électorale de l‟extrême droite notamment du Front National. Les flux migratoires ont de ce fait changé de direction, les haalpulaar vont plus vers les Etats Unis d‟Amérique que vers la France ou l‟Europe. Après ce bref survol de l‟évolution de l‟émigration des haalpulaar en France, il est important d‟aborder ici la situation socio-économique dans 54
Guy Le Moigne, G., (1995), L‟immigration en France. PUF, Collect. Que saisje?, 3e édition, p. 7 55 D. Fassin, A. Morice et C. Quiminal (1997). Fassin, D.; Morice, A.; et Quiminal, C., (1997), Les lois de l‟inhospitalité. Les politiques de l‟immigration à l‟épreuve des sans-papiers. Ed. La Découverte, Paris, 282p. 106
laquelle se trouvent les émigrés sénégalais. Quelles sont leurs occupations du point de vue du travail et comment ont-elles évolué ? Quel est leur niveau de revenu et comment le gèrent-ils en fonction de leur situation familiale ? Quelles sont les formes d‟organisations collectives ont-ils mises en place et pour la satisfaction de quels besoins ? La réponse à ces trois questions nous semble nécessaire pour la compréhension des motivations des émigrés à participer dans les arrangements financiers populaires. Nous ne disposons pas de données statistiques précises sur l‟occupation des émigrés sénégalais en France. Cependant, les interviews de groupe portant sur les associations villageoises permettent d‟affirmer que l'écrasante majorité des ressortissants de Thilogne en France travaille dans les usines comme ouvriers spécialisés, dans les restaurants et cafés, dans le bâtiment, dans les magasins et boutiques. Donc, le salariat constitue la voie d‟insertion professionnelle la plus couramment empruntée par les émigrés sénégalais. A part les premiers arrivants, la plupart des émigrés thilognois en France dispose d‟un contrat de travail à durée déterminée (CDD) renouvelable au minimum tous les deux ans. Ce qui montre si besoin en était la précarité des emplois qu‟occupent les émigrés même en situation régulière. Le cas des émigrés clandestins est encore plus alarmant puisqu‟ils sont à la merci de chefs d‟entreprises qui les exploitent autant qu‟ils le peuvent. Il faut souligner que chez les émigrés haalpulaar et soninké seuls les hommes travaillent en dehors du cadre domestique. Les femmes s‟occupent généralement des travaux ménagers : cuisine, linge, entretien des enfants, etc. La plupart des femmes ne sont pas autorisées par leurs maris à travailler pour gagner de l‟argent, ce qui crée une situation de dépendance avec toutes ses conséquences sur la répartition du pouvoir, de l‟autorité et des responsabilités au sein du ménage. Cela est entrain de changer avec la seconde génération d‟émigrés. En effet, les mêmes hommes qui refusent de voir leurs épouses travailler acceptent que leurs filles bien instruites accèdent au travail salarié. Par ailleurs, le divorce et le veuvage constituent des portes de sortie de la dépendance envers les hommes. Les femmes divorcées ou veuves sont libres d‟accéder au travail salarié et donc de disposer de revenus propres. En plus, elles gèrent très souvent directement les allocations familiales en vertu de leur position de chef de ménage. Du point de vue des revenus, l‟étude portant sur “Epargne des Migrants et Outils Financiers Adaptés” estime le revenu moyen des ressortissants de la vallée du fleuve, de 20 ans et plus, à 5.500 FF par mois et par personne. La même enquête évalue les dépenses moyennes à environ 3.800 FF par mois et par personne. Ce qui veut dire que les émigrés disposent d‟une capacité d‟épargne potentielle de 1.800 FF ( Blion, R. Verriere, V.; Rosset, G.; Giordan, M.; Bretton L. et Rondepierre M., 1998, p. 107
44)56. Ce revenu est essentiellement composé du salaire, des allocations familiales pour les émigrés ayant des enfants vivant en France et des bénéfices tirés d‟activités secondaires entretenues très souvent en dehors de toute légalité : petit commerce de tissus, de bijoux, d‟encens, de produits de beauté et de vêtements africains. Certains cumulent également travail salarié et activités artisanales telles que la cordonnerie, la bijouterie ou la teinture. Mais si l‟on compare le niveau moyen du salaire des émigrés de la vallée à celui de la France, on s‟aperçoit très rapidement qu‟ils font partie de la catégorie la plus mal payée. En effet, les données de l‟INSEE de 1995, font apparaître que seulement ¼ des salaires nets en France étaient inférieurs à 6.700 FF (INSEE, 1997). Cependant, il existe des variations intéressantes en termes de revenus en fonction de la durée du séjour, du nombre d'enfants, du statut matrimonial, du niveau d‟instruction, du sexe etc. Les émigrés établis depuis les années 1960 et qui vivent avec leurs familles en France disposent de revenus plus réguliers et plus substantiels comparés aux derniers venus des années 1980 qui ont très souvent des emplois temporaires et des salaires précaires. Demba, 53 ans, est entré en France en 1972, il travaille chez Renault depuis 1977 et gagne maintenant entre 9.000 et 10.000 FF par mois. En plus de ce revenu, les allocations familiales lui rapportent plus de 6.000 FF par mois. Au même moment, Samba, 30 ans, arrivé en France en 1990, travaille dans une entreprise immobilière privée avec un contrat à durée déterminée et un salaire mensuel de 5.800 FF. La situation de Demba est encore enviable pour des milliers d‟émigrés tapis dans l‟ombre de la clandestinité et sciemment exploités par des chefs d‟entreprises sans pitié. Thierno, 34 ans, est de ceux-là. Il travaille dans un restaurant comme plongeur et ne gagne que 3.000 FF par mois. Il vit en France depuis maintenant plus de huit ans dans la clandestinité. Pendant tout ce temps, sa femme est restée au village se contentant des mandats que Thierno lui envoie de temps à autre. Dans la dernière lettre de sa femme, que nous avons lue pour lui, celle-ci lui disait que “les mandats qu‟il envoie ne suffisent pas pour atténuer la souffrance d‟une longue attente d‟un époux qui ne revient pas”. Certaines femmes, dans la même situation que la femme de Thierno, ont choisi le divorce tandis que d‟autres se sont vues presque forcées à l‟infidélité et les plus malchanceuses ont eu des enfants en dehors du mariage. Malgré tout ça, Thierno ne veut pas rentrer sans avoir régularisé sa situation de peur de ne plus pouvoir revenir après la sortie de la France. 56
Blion, R.; Verriere, V.; Rosset, G.; Giordan, M.; Bretton L. et Rondepierre M., (1998): Rapport Final sur “Epargne des Migrants et Outils Financiers Adaptés”. CIMADE - EUROPACT - ABPCD, 162p.
108
Des milliers d‟émigrés font face au même dilemme et développent plusieurs stratégies pour s‟en sortir: mariage avec des françaises y compris les filles de la deuxième génération d‟émigrés, recours au statut de réfugiés politiques, mouvements à l‟intérieur de l‟Europe à la recherche de pays “régularisateurs”, etc... Ils sont tous une proie facile pour des entrepreneurs portés à opérer dans l‟illégalité pour accroître de manière exponentielle leurs profits. Si les émigrés établis avec leurs familles en France ont les revenus les plus élevés comparés aux autres catégories d‟émigrés, ils ont aussi des charges plus lourdes du fait qu‟ils ont à entretenir leurs propres familles en France et celle de leurs parents, frères et sœurs restés au Sénégal. Les émigrés qui ont laissé leurs familles au Sénégal ou qui sont encore des célibataires ne prennent en charge que leurs besoins personnels en France et ceux de leurs familles restées au pays. Ils ont une vie en France moins chère du fait qu‟ils sont logés dans des foyers à location modérée où ils se regroupent à 2, 3 voir 4 par chambre et se partagent les frais d‟hébergement. De même, ils se cotisent et s‟organisent pour prendre en charge les frais d‟alimentation. Ce qui réduit considérablement leur coût de vie en augmentant leur capacité d‟épargne. C‟est le cas des jeunes thilognois qui vivent au foyer de Coignière. Ils gagnent entre 3.500 et 6.000 FF par mois. Ils partagent à deux les chambres dont le loyer est de 600 FF par mois. Ainsi, le loyer revient à 300 FF pour chaque personne. Ils se cotisent 200 FF par mois pour prendre en charge leurs frais d‟alimentation. Ils font la cuisine à tour de rôle uniquement durant la soirée. Chacun prend un petit sandwich comme repas de midi à ses propres frais. De ce fait malgré les faibles salaires dont ils disposent, ils parviennent à épargner beaucoup d‟argent et à opérer des transferts de fonds substantiels vers le Sénégal aussi bien sous forme de soutien à la famille que sous forme d‟investissement dans le commerce, l‟agriculture et surtout l‟immobilier. Quiminal observe le même phénomène à propos des stratégies définies par les Soninké pour parvenir à épargner des sommes importantes malgré la faiblesse de leurs revenus (C. Quiminal, 1991)57. Les émigrés qui vivent avec leurs familles, par contre, sont obligés de louer un appartement de 2, 3 voire 5 pièces en fonction de la taille de leurs familles qui est très souvent large. Ce qui revient relativement cher malgré les subventions au logement dont ils bénéficient. Ils doivent, par ailleurs, faire face seul aux frais d‟alimentation, aux factures d‟eau, d‟électricité et de téléphone, aux frais médicaux, scolaires et de transport de 57
Quiminal, C., (1991), Gens d‟ici, gens d‟ailleurs. Christian Bourgeois, Paris, 222p.
109
leurs enfants, etc. Ce qui constitue une très lourde charge dans le cas d‟une famille nombreuse. Cependant, il est vrai qu‟en termes de transfert d‟argent vers le Sénégal, les émigrés, ayant laissé leurs épouses au village, envoient des sommes plus importantes et de manière plus régulière que ceux qui sont établis en France avec leurs familles. La séparation entre ces deux catégories nous paraît importante si l‟on veut comprendre les comportements des émigrés en matière d‟épargne, d‟assurance et de transfert de fonds vers la société d‟origine. Si l‟on ne peut pas disposer de chiffres exacts quant au nombre d‟émigrés dans chaque catégorie pour l‟ensemble des ressortissants de la vallée, il est possible en répartissant les ressortissants d‟un même village en fonction des deux catégories, avoir une idée plus ou moins nette de leurs poids respectifs. Pour ce faire, nous avons utilisé la liste des membres de la caisse villageoise de Thilogne. Nous avons classé les 238 membres en trois catégories : célibataires, mariés vivant avec leurs épouses en France et mariés ayant laissé leurs femmes au Sénégal. Prés de 30% des émigrés thilognois vivent avec leurs familles en France composées essentiellement de leurs femmes, leurs enfants et de très proches parents tels que des frères, des soeurs, des neveux, etc. L‟écrasante majorité d‟entre eux vivent en banlieue parisienne notamment les Mureaux, Lavarière, Trappes, Dreux et Rambouillet. D‟autres habitent dans de petites villes comme Compiègne, Orléans, Nancy, le Havre. Prés de la moitié des ressortissants de Thilogne ont laissé leurs familles au village. Le reste, près de 20%, est composé de célibataires. Au cours des 3 dernières années, il y a eu beaucoup de mariages entre des filles de la seconde génération qui sont nées et ont grandi en France avec des jeunes migrants entrés dans le pays à la fin des années 1980. Pour la seule année 1997, nous avons relevé cinq mariages de ce genre. Ces différences de statut et de situations familiales influencent dans une certaine mesure les comportements des émigrés haalpulaar en matière d‟épargne et de transfert. Les émigrés vivant avec leurs familles en France épargneront peu du fait de leurs charges. Ils transféreront également peu pour l‟entretien de leur famille au village. A l‟inverse, les émigrés mariés ayant laissé leurs familles au Sénégal, parviennent à épargner plus par rapport à leurs revenus parce qu‟ils participent aux regroupements de consommateurs dans les foyers pour diminuer le coût de leur vie en France. Mais ils ont, en même temps, l‟obligation de faire des transferts importants en direction de leurs familles pour entretenir leurs femmes et leurs enfants restés au village. Les jeunes célibataires se retrouvent dans une position confortable dans la mesure où ils peuvent mener une vie relativement moins chère en France en intégrant la “marmite” des foyers et ils n‟ont pas l‟obligation de transférer des sommes importantes pour l‟entretien de leurs familles au village. Ce que ces catégories ont en commun est le recours aux 110
arrangements financiers populaires qui constituent pour tous des instruments irremplaçables de protection sociale. La plupart des émigrés sénégalais participe dans des arrangements financiers tontiniers et mutuels qui visent la satisfaction de besoins à la fois psychologiques, financiers et socioculturels. Mais les femmes participent plus volontiers aux tontines rotatives tandis que les hommes ont une préférence pour les caisses communautaires. Dans les tontines regroupant les femmes, les rencontres sont régulières et les discussions instructives. Elles échangent leurs vues sur les problèmes communs, partagent les informations relatives aux services sociaux avec lesquels elles traitent, s‟entraident dans l‟émancipation par rapport à l‟emprise des hommes en profitant intelligemment des lois françaises, etc... Tout cela fait des tontines des cadres de socialisation collective pour les femmes qui les utilisent pour s‟adapter par rapport à leur nouvel environnement. Certains hommes ont perçu le danger que les tontines, avec leurs rencontres fréquentes, puissent constituer par rapport à leur autorité. Certains tentent de prévenir la participation de leurs épouses dans de tels cercles en évoquant l‟influence négative qu‟ils peuvent avoir sur elles. Les hommes participent d‟une manière générale dans les caisses villageoises, ethnique ou de caste. Dans le cas des caisses villageoises ou de caste ce sont des hommes qui viennent du même village ou de villages environnants qui se retrouvent pour se garantir une entraide mutuelle en cas d‟adversité. Les contributions des membres sont accumulées dans un fond qui débourse occasionnellement, en fonction de circonstances précisément prévues, des aides financières au profit des membres en difficultés. Dans le cas des caisses communautaires ethniques ce sont des hommes appartenant au même groupe ethnique venant de villages différents et très souvent lointains les uns par rapport aux autres qui se regroupent pour prendre en charge de manière organisée et collective ceux de leurs membres en difficulté. Dans le cas des haalpulaar et des soninké, ces associations regroupent des individus de différentes nationalités dont des mauritaniens, des sénégalais et des maliens tous originaires de la vallée du fleuve Sénégal. D‟une manière générale, toutes les caisses de type communautaire remplissent une fonction d‟assurance pour les participants. Les adversités les plus fréquemment prises en charge sont la maladie, l‟accident dans toutes ces formes, les funérailles qui impliquent le rapatriement du corps au village natal, les sinistres et l‟endeuille du fait du décès d‟un proche. Toutes les caisses communautaires ont en commun le fait qu‟elles n‟ajustent pas, ni les cotisations, ni les prestations par rapport aux risques encourus ou encore au degré de gravité de l‟adversité subie. Elles établissent clairement la liste des situations qui méritent d‟être prises en charge et le montant des aides jugées adéquates par rapport aux situations. Par exemple, dans la mutuelle communautaire ou caisse de solidarité des haalpulaar de Compiègne, un 111
membre ayant perdu un de ses deux parents, reçoit un billet d‟avion pour aller présenter ses condoléances à sa famille au Sénégal ou encore un membre ayant perdu un proche parent en l‟occurrence frères ou soeurs directes reçoit une somme de 1.000 FF de la mutuelle. Toutes ces dispositions sont consignées dans le règlement intérieur de la mutuelle. Il semble y avoir une division sexuelle de la participation dans les arrangements financiers populaires. On remarque une participation presque exclusivement féminine dans les tontines tandis que seuls les hommes participent dans les caisses communautaires villageoises. Les caisses communautaires ayant pour fondement l‟ethnie ou la caste ont toujours une section féminine et une section masculine. Les rencontres réunissent les deux sections dans une même maison mais dans des chambres séparées. Nous aborderons dans la partie qui suit les différentes formes d‟organisation et de fonctionnement des arrangements financiers populaires chez les émigrés haalpulaar en France. Les caractéristiques des arrangements financiers populaires chez les émigrés sénégalais à Paris. Les arrangements financiers populaires parmi les émigrés sénégalais en France présentent beaucoup de traits similaires avec ceux que nous avons abordés dans les deux précédents chapitres. Cela est dû probablement au fait qu‟ils constituent des reproductions des pratiques financières populaires par les migrants sénégalais dans leur société d‟accueil. Autrement dit, les émigrés sénégalais ont débarqué en France avec ses formes d‟organisations qui sont plus adaptées à leurs besoins culturels en termes d‟intermédiation financière et de protection sociale. Mais la différence de l‟environnement socio-économique français avec les milieux rural et urbain sénégalais ne va pas sans imposer à ces tontines et caisses communautaires parmi les émigrés un certain nombre d‟innovations ou tout au moins d‟adaptations. C‟est dire que les arrangements financiers populaires parmi les émigrés disposent aussi des caractéristiques qui leur sont propres et qui les distinguent de ceux de leur milieu d‟origine. On rencontre essentiellement deux types d‟arrangements financiers parmi les émigrés : les tontines et les caisses de solidarité. Les tontines émigrées : La participation dans les tontines des émigrés sénégalais en France A l‟image des tontines thilognoises et dakaroises, les tontines des émigrés sénégalais en France se caractérisent par la prédominance de la participation des femmes comparée à celle des hommes. Les tontines simples ne regroupent que des femmes. L'explication que nous avons donnée à 112
propos des tontines simples des autres lieux de recherche dans les chapitres précédents reste valable pour le cas des tontines des émigrés sénégalais en France. Là également, le fait que les aspects sociaux soient plus, ou au moins aussi, importants que les aspects financiers favorise la participation exclusive des femmes dans ce genre de tontine. Cependant dans le cas des tontines simples réunissant des ressortissantes d‟un même village habitant différentes villes en France, les rencontres se font en présence des hommes. En effet, chaque époux conduit sa femme au lieu de rencontre. Mais les femmes se réunissent dans une cellule séparée de celle où séjournent les hommes. Les premières tontines en France que nous avons appelé des tontines solidaires contre l‟isolement présentaient le même scénario. Quant aux tontines simples qui regroupent des femmes issues de la même ethnie et résidantes dans la même ville en France, les rencontres ne nécessitent pas la présence de leurs maris. Mais dans ces cas, les femmes discutent de leurs problèmes communs, échangent des expériences, des solutions et des informations utiles à propos de leur vie domestique et leurs rapports avec leur société d‟accueil au travers des services sociaux par exemple. En plus, les tontines simples des émigrés sénégalais constituent également des espaces d‟expression culturelle et d‟identification par rapport à des appartenances ethniques, de caste, de village ou de région. Les participantes s‟habillent comme au village et les discussions s‟animent sur un fond de musique locale. Au-delà des problèmes qu‟elles rencontrent dans leur vie quotidienne en France, les femmes racontent leurs souvenirs du pays et tout ce qui fait le charme de la vie au village. La seule différence que l‟on peut noter dans les rencontres des femmes émigrées au sein de ce genre de tontines comparées à celles que nous avons observées à Thilogne est la participation dans les mêmes tontines des personnes issues de différentes castes. Mais là également, les sentiments de supériorité ou d‟infériorité sont bien présents chez les femmes placées au sommet ou en bas de la hiérarchie sociale des haalpulaar. Profils de femmes émigrées participant aux tontines Coumba Coumba, 41 ans et mère de sept enfants, est arrivée en France en 1979. Son mari travaille dans une usine de montage de voiture depuis son entrée en France en 1975. La famille habite un appartement F5 dans la banlieue parisienne de Boulogne. Comme toutes les femmes émigrées, Coumba a eu des débuts difficiles en France. Elle s‟est engagée très tôt dans les réseaux tontiniers pour sortir de l‟isolement. En dehors des travaux domestiques, Coumba n‟a aucune autre occupation parce que pour son mari, “la place d‟une bonne épouse c‟est sa chambre et non point l‟usine.” Elle est 113
dépendante de son mari pour la satisfaction de ces besoins matériels et financiers. Mais Coumba gère le budget familial. C‟est elle qui va au supermarché pour faire les achats, c‟est elle également qui s‟occupe des frais scolaires et de santé des enfants. Ce qui veut dire qu‟une partie du salaire de son mari et des allocations familiales passe entre ses mains. Elle participe à deux tontines et à une caisse de solidarité. Les contributions dans la première tontine qui est de nature mutuelle s‟élèvent à 50 Euro par participante. Le nombre de participantes est de 17. Elles vivent pour la plupart à Boulogne. Les participantes sont issues de l‟ethnie haalpulaar et sont originaires de la vallée du fleuve Sénégal. Le facteur ethnique est très important dans la configuration des tontines des émigrés. C‟est ainsi que les femmes haalpulaar originaires de la Mauritanie, du Mali et du Sénégal se retrouvent plus facilement dans une tontine mutuelle qu‟avec les femmes wolofs ou soninké malgré le fait qu‟elles partagent avec ces dernière la même nationalité. Il existe cependant des cas de tontines mutuelles haalpulaar intégrant une infime minorité de femmes soninké qui parlent le pulaar couramment. La périodicité des contributions et des levées est mensuelle. Les participantes se retrouvent à la fin de chaque mois chez l‟une d‟entre elles qui a été désignée comme la bénéficiaire de la levée. Les rencontres durent toute l‟après-midi et la bénéficiaire sert à ses visiteurs de la boisson fraîche, du thé et de l‟arachide. Les retardataires et les absentes payent une amende de 2 Euro en cas de retard et 5 Euro en cas d‟absence. Cependant les absences et les retards justifiés ne font pas l‟objet d‟amende. Coumba affirme participer dans cette tontine pour la sociabilité et la convivialité qu‟elle renferme. “C‟est une occasion, dit-elle, de se retrouver pour discuter de nos problèmes et recevoir de la part des autres des conseils utiles puisés de leurs expériences”. C‟est un cadre d‟échange d‟informations et d‟entraide mutuelle entre des femmes confrontées aux mêmes défis. Le montant de la levée est de 850 Euro. Mis à part les frais occasionnés par la réception des membres de la tontine, Coumba utilise l‟argent de la tontine au gré des circonstances. La dernière fois qu‟elle a disposé de la levée, elle avait envoyé plus de la moitié à son jeune frère qui avait fini les études coraniques pour la prise en charge des frais de la cérémonie traditionnelle qui accompagne une telle performance. Elle ne se rappelle plus comment elle a dépensé le reste de l‟argent mais dit avoir satisfait des besoins personnels et aidé sa famille restée au village. La deuxième tontine à laquelle Coumba participe est une tontine avec organisatrice réunissant 24 participants. La plupart des participants se connaissent mutuellement mais ni les contributions ni les levées ne requièrent la rencontre des participants. Les contributions sont fixées à 100 Euro par participant et par mois. Ce qui fait une levée de 2400 Euro. La durée du cycle tontinier est de 2 ans au bout desquels chaque participant aura 114
bénéficié une fois de la levée. D‟une manière générale, les participants à ce genre de tontine disposent de projets bien établis qu‟ils entendent financer par le détour de la tontine. Coumba projette de rentrer au Sénégal tous les deux ans. La tontine constitue pour elle un instrument idéal d‟épargne pour faire face à ses frais de voyage. Elle paye toujours d‟innombrables cadeaux pour toute sa famille, ses amies et ses voisines. Elle s‟arrange avec l‟organisatrice de la tontine pour disposer de la levée au moment opportun. En plus de ces deux tontines, Coumba participe également à la caisse de solidarité des Toroɓɓe de Thilogne en France. La caisse regroupe tous les ressortissants thilognois en France appartenant à la caste des Toroɓɓe. Elle est composée de deux sections: une section féminine et une section masculine. L‟objectif de la caisse est de raffermir les liens de parenté entre membres. Elle apporte une aide financière et morale aux membres qui organisent une cérémonie familiale en France. Les membres qui font face à des difficultés telle que la maladie, l‟accident, la clandestinité, les ennuis avec la police ou la justice reçoivent aussi un soutien financier et moral significatif. Les cotisations sont de 5 Euro pour les femmes et de 10 Euro pour les hommes tous les deux mois. Les membres se retrouvent tous les deux mois chez l‟un des couples toroɓɓe vivant en France. Les membres n‟habitent pas la même ville mais les absences aux rencontres sont très rares et toujours justifiées. Coumba a reçu plus d‟une fois les membres de la caisse chez elle à Boulogne. Elle affirme que l‟organisation de la réception coûte à son mari plus de 300 Euro, mais elle croît que ça vaut le coût, car c‟est une manière de signifier à leurs hôtes combien ils comptent pour eux. Penda Penda a 41 ans et est mère d‟une fille unique de 22 ans. Elle est la troisième et dernière femme de son mari. A ce titre elle a beaucoup d‟avantages par rapport à ces coépouses. C‟est ainsi qu‟elle est venue, avec sa fille, rejoindre son mari en France laissant les autres femmes au village. Elle vit avec son mari, 6 enfants des deux premières femmes et sa propre fille dans un appartenant de 4 pièces occupé de la manière suivante: une chambre pour elle et son mari, une chambre pour les garçons, une chambre pour sa fille et un salon pour recevoir des hôtes. La maison reçoit de manière continue des visites surtout des marabouts ou des griots de passage à Compiègne. Il est ainsi parce que le mari est le président de l‟association des haalpulaar de Compiègne qui est très dynamique dans le domaine religieux. En plus, Penda est une descendante directe de la dynastie des deniyanke qui a régné pendant des siècles sur le Fouta. A ce titre, elle est très fière et les griots viennent très souvent raconter l‟épopée de ses ancêtres qu‟elle paye avec une grande générosité.
115
Mais Penda, comme d‟ailleurs l‟ensemble des femmes émigrées de la première génération, ne travaille pas et dépend donc entièrement de son mari. Contrairement aux autres femmes émigrées qui ont beaucoup d‟enfants et donc des allocations familiales consistantes, elle n‟a qu‟une seule fille. Son mari travaille comme ouvrier spécialisé tandis que les deux garçons aînés travaillent dans un restaurant. Sa fille poursuit quant à elle des études de comptabilité. Penda reçoit de son mari le budget mensuel de la famille, dans lequel les deux garçons aînés participent, et le gère à sa guise. En plus, elle dispose d‟un budget personnel alimenté par les dons mensuels de son mari et destiné à son “entretien”. C‟est de ces deux budgets qu‟elle tire sa participation aux tontines dont elle est la dirigeante. La première tontine est simple et regroupe presque exclusivement des femmes haalpulaar. La seule exception est Hawa qui est issue de l‟ethnie soninké mais qui parle couramment le pulaar. Le nombre de participantes est de 15. Elles se connaissent très bien les unes des autres et se payent occasionnellement des visites de courtoisie. Les rencontres se font à la fin de chaque mois chez Penda et durent toute l‟après-midi souvent toute la soirée. Le montant des contributions par membre s‟élève à 150 Euro par mois et la levée est 2250 Euro. La détermination de l‟ordre dans lequel les levées vont être distribuées est faite par tirage au sort. Il est cependant possible pour une participante dans un besoin urgent de liquidité de négocier pour obtenir par consensus la levée. Penda reçoit souvent de la part des bénéficiaires de la levée une petite somme d‟argent destinée à la prise en charge des frais d‟organisation des rencontres. Elle prépare pour l‟occasion des boissons sucrées, du follere et du ɓohe. Elle sert également du thé, des arachides et des fruits pour ses hôtes. Penda utilise l‟argent qu‟elle reçoit de la tontine pour satisfaire des besoins variés: achat d‟habits, de chaussures pour elle et sa fille et envois d‟argent aux parents restés au village. Penda participe aussi dans une caisse de solidarité. Toutes les participantes de la tontine précédente sont également membres de cette caisse. Mais d‟autres femmes haalpulaar habitant toutes à Compiègne participent uniquement dans la caisse. Le nombre de participantes est de 27 dont les 26 sont des haalpulaar et 1 est soninké qui parle couramment le pulaar. Les contributions sont 50FF par mois et par participante. L‟argent est accumulé dans un compte bancaire. L‟objective de la caisse est de soutenir financièrement les participantes qui veulent aller en vacance au Sénégal qui font face à cette occasion à des frais très lourds à supporter. Il était prévu que chaque membre qui décide de partir en vacance avait droit à 3000 FF de soutien financier tirés de la caisse. Cependant si un membre a bénéficié une fois de ce soutien, il devra attendre que tous les autres membres aient obtenu un soutien similaire pour pouvoir recevoir à nouveau une aide de ce genre.
116
Salla Salla est âgée de 34 ans et mère de 4 enfants. Elle vit avec son mari et sa coépouse dans le même appartement. Elle est la deuxième femme et l‟épouse préférée de son mari. Elle a tout fait pour pousser son mari a renvoyé au Sénégal sa coépouse avec laquelle elle ne s‟entend pas du tout. Le mari avait d‟ailleurs pris la décision de la satisfaire mais tous ses parents en France s‟étaient alors mobilisés pour l‟en empêcher. La polygamie étant illégale au regard des lois françaises, le mari rencontre d‟énormes difficultés à chaque fois qu‟il doit renouveler les permis de séjour de sa famille. La dernière fois les autorités préfectorales l'avaient sommé de choisir entre les deux femmes celle qui allait être reconnue officiellement comme son épouse, l‟autre tombant alors dans une situation de clandestinité. Il a fini par choisir Salla comme épouse légale du fait de son penchant pour elle. Salla ne travaille pas et dépend, comme presque toutes les femmes haalpulaar, des revenus de son mari qui travaille dans une usine comme ouvrier spécialisé. Elle participe à la fois dans une tontine simple et dans une caisse de solidarité. La tontine regroupe 20 participantes et les contributions sont de 500 FF par mois. A chaque levée, les participantes se réunissent chez la responsable. Les retards et les absences non justifiés sont sanctionnés par des amendes respectivement de 10 FF et de 25 FF. Salla utilise l‟argent reçu de la tontine pour prendre en charge ses besoins personnels tels que l‟habillement, les produits de beauté. Elle envoie également de l‟argent à des frères et sœurs restés au Sénégal qui dépendent beaucoup d‟elle. D‟ailleurs avec l‟argent de la tontine et l‟aide de son mari, elle a pu faire venir un de ses frères qui poursuit des études universitaires en France. Salla participe dans une caisse d‟entraide. Elle réunit 32 participantes. Les cotisations sont fixées à 100 FF par femmes et par mois. La caisse vient en aide aux membres qui organisent des cérémonies familiales ou doivent aller en vacance au Sénégal. La caisse réunit toutes les femmes haalpulaar de Trappes, une banlieue parisienne. Quand une des participantes organise un baptême ou un mariage, toutes les autres participantes sont tenues de venir assister à la cérémonie. Le soutien financier que la caisse d‟entraide apporte aux membres qui organisent des cérémonies familiales varie entre 2000 FF pour les mariages et 1000 FF pour les baptêmes. Pour les participantes qui vont en vacance au Sénégal, la caisse remet 2.500 FF. Mais une participante ne peut pas bénéficier deux fois un soutien financier en moins de deux ans.
117
Ramata Ramata, 31 ans, est arrivée en France en 1994. Elle est mariée à un homme de 53 ans. Le mariage de Ramata est exemplaire en ce sens qu‟elle a donné son accord pour le mariage sans avoir vu son mari. Ce dernier, aussi, ne l‟avait vu qu‟à travers une photo. Il y a beaucoup de mariages qui sont conclus de cette manière chez les émigrés sénégalais. Le prestige social dont jouissent les émigrés du fait de leur “réussite” se traduit aussi par leur accès aux femmes souvent les plus belles et les plus jeunes. C‟est ce qui explique la grande différence d‟âge entre Ramata et son mari. Ils vivent avec un fils du mari dans le même appartement. Comme les autres femmes émigrées, Ramata ne travaille pas et dépend donc financièrement des revenus de son mari. Celui-ci lui remet l‟argent nécessaire pour honorer ses engagements envers les tontines dans lesquelles elle participe. Elle est membre d‟une tontine et de deux caisses de solidarité. La tontine regroupe 15 femmes haalpulaar de son voisinage dans les Mureaux, banlieue parisienne et les contributions mensuelles sont de 750 FF. Les participantes se retrouvent le premier samedi de chaque mois chez la responsable morale de la tontine qui n‟est autre que celle qui a eu l‟initiative de la créer. Les retards et les absences sont sanctionnés par le paiement d‟amendes respectives de 10 et de 25 FF. La levée s‟élève à 11.250 FF et l‟ordre de distribution parmi les participantes est déterminé par tirage au sort. Ramata utilise l‟argent de la levée pour satisfaire des besoins variés : achat d‟habits, de bijoux, de draps, envoies de mandats aux parents, aux frères et sœurs, paiement des crédits contractés auprès des vendeurs de tissus, de produits de beauté, des tailleurs et des bijoutiers, etc. La première caisse de solidarité à laquelle elle participe regroupe exclusivement les femmes haalpulaar des Mureaux qui sont au nombre 27. A la fin de chaque mois chacune d‟entre elles cotise 50 FF dans la caisse qui est destinée à venir en aide aux membres qui organisent une cérémonie familiale ou qui veulent aller en vacance au Sénégal. Les participantes ne sont pas tenues de faire le déplacement pour verser leurs cotisations, elles peuvent les envoyer au responsable. L‟argent est accumulé dans un compte bancaire sous le nom de la responsable qui est seule habilité à faire des versements et des retraits. Ramata n‟a pas encore eu la chance de bénéficier d‟une aide de la caisse mais pour elle cela ne constitue aucun problème puisqu‟elle espère un jour en profiter. La deuxième caisse de solidarité à laquelle elle participe regroupe les femmes venant de son village et issues de la même caste. Les contributions sont de 50 FF à la fin de chaque mois. L‟argent est accumulé dans la caisse de solidarité qui vient au secours des membres en difficulté. Les rencontres sont organisées à tour de rôle chez chacune d‟entre elles qui, 118
à cette occasion, prend en charge le repas et le dîner de ses hôtes. Les absences à ce genre de rencontre sont très rares dans la mesure où elles constituent pour les participantes originaires du même village et de la même caste et qui habitent dans différentes villes de France une occasion unique pour se voir et échanger des informations. Les maris des femmes ont également une caisse de solidarité similaire mais bien que les rencontres se fassent dans une même maison, les hommes et les femmes discutent et mangent séparément. Ramata a reçu de la caisse de solidarité un montant de 1.500 FF quand elle avait perdu sa maman il y a deux ans. Les différents profils présentés ci-dessus rendent compte de deux choses fondamentales pour la compréhension des conditions d‟existence des femmes émigrées en France. Elles viennent presque toutes du milieu rural où elles étaient habituées à des modes de sociabilité intenses et à la dépendance financière et économique vis-à-vis de leurs maris. Leur participation aux tontines et aux caisses de solidarité assure, à bien des égards, la continuité de leur situation sociale originale dans leur société d‟accueil. Les rencontres périodiques essayent de reconstituer l‟ambiance des relations intenses de sociabilité propre aux villages d‟origine tandis que la prise en charge des contributions par les maris implique la reproduction des relations de dépendance des femmes envers ces derniers. Cependant, il demeure clair qu‟il existe des facteurs de différentes natures, notamment socioculturels, économique et psychologiques, qui expliquent l‟adhésion massive des émigrés aux tontines et aux caisses de solidarité. Typologie des arrangements financiers populaires en milieu émigrés Les arrangements financiers populaires se sont ramifiés à travers les pays occidentaux suivant les itinéraires des migrants. Partout, ils affichent leur image de souplesse et gagnent une adhésion massive des femmes qui sont les principales concernées. Cependant, bien qu‟ils soient à coup sûr des reproductions des pratiques financières populaires du Sénégal, les arrangements financiers populaires des émigrés n‟en présentent pas moins des singularités qui rendent compte des efforts d‟innovation pour les adapter à un environnement urbain très complexe. Cette adaptation des tontines et des caisses de solidarité à l‟environnement parisien reflète aussi le processus d‟adaptation des femmes émigrées par rapport à leur société d‟accueil. Dans cette perspective, les tontines ont connu une évolution significative entre les années 1960/70 où la présence des femmes était faible avec comme conséquence immédiate leur isolement et la non maîtrise des repères culturels de leur nouvel environnement, et les années 1980/90 qui sont caractérisées par une présence plus remarquable et par conséquent des réseaux sociaux à caractère ethnique plus dynamiques et plus nombreux. Cette évolution s‟est manifestée par le passage des tontines solidaires contre 119
l‟isolement orientées vers la satisfaction de besoins psychologiques et culturels aux tontines à préoccupation financière qui concourent à la satisfaction de besoins d‟intermédiation financière : épargne, crédit, prévoyance et assurance. Les tontines solidaires contre l’isolement Comme dans le cas des tontines thilognoises, les tontines parisiennes ont fait leur apparition très récemment parmi les émigrés sénégalais surtout les femmes. C‟est seulement au milieu des années 1970 que les premières tontines ont fait leur apparition. Cela est probablement dû au fait qu‟avant cette période le nombre de femmes sénégalaises vivant en France était réduit. En effet, l‟initiative d‟émigration était monopolisée par les hommes au cours de cette période. Ce sont ces derniers qui, après être bien établis, décident de faire venir leurs femmes et leurs enfants en France. Au début, compte tenu de l'illusion du retour définitif au village qui les habitait, plusieurs émigrés n‟ont pas voulu emmener leurs épouses en France. Il faut dire qu‟en plus de cette illusion, il existe d‟autres contraintes socioculturelles et économiques à la venue des femmes. Pour les familles restées au village, le départ des femmes constitue un véritable manque à gagner dans la mesure où il occasionne généralement la diminution du volume des transferts monétaires opérés par les émigrés. C‟est la raison pour laquelle les parents ou les frères de l‟époux s‟opposent souvent fermement à la volonté de ce dernier de faire venir sa femme. C. Quiminal et M. Timera rendent compte du même type de réaction de la part des patriarches du Ka58 soninké par rapport au départ des femmes pour rejoindre leurs maris en France (C. Quiminal, 1991; M. Timera, 1996)59. Par ailleurs, pour ceux qui sont polygames ou ont eu déjà beaucoup d‟enfants, faire venir les femmes et les enfants constituent un véritable casse-tête. En plus des coûts du transport, il leur est difficile de trouver des logements spacieux pouvant accueillir une famille nombreuse. Pour cette dernière catégorie les procédures administratives à suivre pour faire venir femmes et enfants sont très compliquées compte tenu de la prohibition de la polygamie en France. En fait la rupture va venir des jeunes couples. Les émigrés mariés au milieu des années 1970 ont eu tendance à faire venir leurs épouses pour s‟établir en France. Ainsi, l‟arrivée des premières femmes haalpulaar en France remonte au milieu des années 1970. Elles viennent pour l‟écrasante majorité directement des villages. On peut imaginer dans ces conditions les 58
Le Ka soninké correspond à unité de production et de consommation regroupant trois générations d‟une même lignée. Le patriarche est l‟homme le plus âgé de la famille étendue. Il vit dans une même maison avec ses fils et ses petits fils et filles. 59 Idem 120
difficultés qu‟elles ont eues à rencontrer pour s‟adapter à leur nouvel environnement social et institutionnel. Comme on peut s‟y attendre, la réaction de ces premières femmes était de se regrouper dans des associations pour faire face collectivement à leurs problèmes communs dont le plus important est bien entendu la solitude et l‟isolement. En effet, pour les femmes haalpulaar, les premières années en France ont été particulièrement difficiles. Elles étaient obligées de s‟adapter à un environnement socioculturel fondamentalement différent de celui de leur milieu d‟origine. Le plus difficile à gober a été l‟inexistence de rapports sociaux intenses au sein du voisinage qui pousse inéluctablement les femmes à s‟enfermer dans leurs appartements pendant que leurs maris sont au travail. Les difficultés de communication au supermarché, avec l‟administration notamment les services sociaux, sont également importantes aussi bien pour les hommes que pour les femmes émigrées du fait de leur faible niveau d‟instruction et la non maîtrise du français. C‟est dans ce climat que les tontines regroupant des femmes émigrées ont été initiées d‟abord entre celles qui viennent du même village, ensuite entre celles qui habitent la même ville voire le même bâtiment et qui sont de la même ethnie. C‟est dire qu‟au début les tontines répondaient avant tout à un besoin psychologique et social des femmes émigrées qui supportaient très mal la vie solitaire qui leur était réservée. A Thilogne, il a eu plusieurs cas de femmes qui ont demandé à leur mari de les renvoyer au village du fait qu‟elles ne pouvaient pas supporter d‟être cloîtré entre quatre mûrs attendant paisiblement leur retour du travail pour avoir quelqu‟un avec qui communiquer. Certaines ont même préférer le divorce plutôt que de vivre pareille situation. Le cas de Bodiel, une fille de 26 ans marié à un émigré de 35 ans en 1984, est exemplaire. Tout juste après la célébration du mariage religieux, elle est allée rejoindre son mari à Orléans. Confrontée à la dure réalité de l‟isolement, elle finit par craquer et demander le divorce deux mois après pour rentrer au village. Les villageois étaient scandalisés par sa réaction et cherchaient des explications dans le domaine de la sorcellerie. Pour beaucoup, y compris la famille de Bodiel, une telle décision ne pouvait être volontaire, elle a dû être victime d‟un mauvais sort de la part d‟ennemis jaloux et envieux. Mais au-delà de ces spéculations, l‟intéressé nous confie que la vie en France est insupportable pour elle et qu‟elle n‟avait pas d‟autre choix que de demander le divorce. D‟autres, qui n‟ont pas eu le courage et la perspicacité de Bodiel, ont versé dans la démence totale et ont été considérées comme étant victimes de mauvais sort de la part de coépouses jalouses parce qu‟elles n‟ont pas eu la chance d‟aller rejoindre leurs maris en France. Le cas W.B. revient souvent dans les discussions des émigrés à propos des conséquences de l‟isolement. Cette femme de 32 ans avait rejoint son mari en 1979. Devant les difficultés 121
d‟adaptation, elle avait demandé à son mari de la renvoyer au Sénégal. Ce dernier fait la sourde oreille en prétendant que toutes les autres femmes émigrées sont confrontées aux mêmes problèmes. D‟après, les témoignages d‟amis proches, le mari la battait quand elle lui supplier de bien vouloir la renvoyer au Sénégal. Après 2 ans en France, elle a sombré dans une folie irréversible qui la conduit vers une fin tragique quand elle a mis du feu dans leur appartement alors que le mari était au travail. Elle s‟en sortira indemne après quelques jours d‟hospitalisation. Son mari pris alors la décision de la renvoyer au Sénégal après avoir longtemps nié sa maladie Pour celles qui étaient décidées à rester les tontines constituaient un cadre idéal de rencontre et de discussion. Le fait que les femmes se rencontraient et échangeaient leurs expériences, leurs connaissances, leurs soucis, leurs craintes, leurs solutions et leurs espérances était plus important que l‟argent qui y circulait. Boudy, 42 ans et mère de six enfants, décrit leur première tontine en France : « La première tontine que nous avons créée en 1976 ne regroupait que six participantes. Nous étions tous originaires de Thilogne et nous nous connaissions déjà au village. Chacun cotisait 150 FF et la périodicité des rencontres était d‟un mois. Nous n‟habituons pas toutes à Paris. Nous étions deux à habiter la banlieue parisienne. Deux venaient d‟Orléans, une de Compiègne et l‟autre de Pont Saint Maxence. A la fin de chaque mois, nous nous rencontrions chez l‟une d‟entre nous à laquelle nous remettons nos contributions de 150 FF, ce qui fait au total 750 FF. En ce moment, c‟était beaucoup d‟argent mais il fallait toujours y ajouter 400 ou 500 FF pour faire face aux frais d‟organisation de la rencontre. Chaque femme était conduite par son mari, donc il faut préparer un repas et un dîner pour au moins douze personnes. Les rencontres nous aidaient beaucoup à supporter la solitude à laquelle chacune d‟entre nous était confrontée à cette époque où il n‟y avait pas encore beaucoup de femmes haalpulaar en France. Chez nous, nous avions tout ce qui nous facilitait la vie, mais nous nous sentions en prison dès que nos maris nous quittaient pour aller au travail. L‟ambiance des rencontres était telle que nous avions du mal à nous quitter. Dès fois, c‟est vers 4 heure ou 5 heure du matin que nous nous séparions avec l‟insistance de nos maris ».
Les tontines, comme nous le voyons dans cet exemple, avaient pour objectif au départ d‟offrir aux femmes émigrées l‟occasion de se rencontrer et de discuter de leurs problèmes. Les participantes étaient très souvent de proches parentes ou voisines qui se sont connues avant leur arrivée en France. L‟argent reçu des autres participants n‟avait d‟autres objectifs que de couvrir les frais occasionnés par la rencontre. C‟est dire qu‟au début, la préoccupation principale des tontines était plus la satisfaction de besoins socio-psychologiques que la prise en charge des besoins financiers. La sociabilité développée alors par le biais des tontines était indispensable à l‟équilibre psychologique des femmes enfermées pratiquement tous les jours dans leurs appartements avec leurs petits enfants et complètement coupées 122
du monde extérieur. Dans certains cas, elles n‟avaient même pas l‟opportunité d‟aller faire les achats dans les super marchés du fait qu‟elles n‟étaient pas encore familiarisées avec la monnaie française et ne parlaient pas la langue. Marième nous confie :
« Je passais tout mon temps à pleurer seule dans mon appartement. La vie est plus facile et plus reposante ici comparée au village où je devais chaque matin piler le mil, faire des va et vient entre le puits et la maison, laver le linge de toute la famille avec mes mains, mais je ne pouvais pas supporter rester cloîtré entre quatre mûrs comme dans une prison et attendre le retour de mon mari pour avoir quelqu‟un avec qui parler. L‟ambiance à laquelle j‟étais habituée au village me manquait beaucoup, je ne pouvais pas y penser sans verser des larmes. Les rares amies que j‟avais ici en France habitaient dans d‟autres villes et vivaient le même calvaire. C‟est d‟ailleurs pourquoi nous avons initié la tontine qui nous permettait de nous voir au moins une fois le mois ».
A travers ces propos, on perçoit l‟ambivalence de la situation des femmes émigrées. D‟un côté, elles sont libérées des corvées de la vie au village en accédant à un confort matériel propre à leur nouvel environnement social et de l‟autre elles se voient privées des formes de sociabilité intense au sein de leur voisinage immédiat auxquelles elles étaient habituées au village. D‟une manière générale, cette ambivalence va en s‟atténuant au fil des années. Pour cause, la présence des femmes haalpulaar en France s‟est considérablement renforcée dans les années 1980-90 ce qui leur permet de mettre en place de nouvelles formes de sociabilité intenses similaires à celles de leur milieu d‟origine. Ainsi, les femmes affirment-elles avec vigueur leur désir de rester en France de manière définitive en s‟opposant aux projets de retour au pays, après la retraite, nourris par leurs maris. En fait la situation des hommes était plus supportable dans la mesure où ils sont occupés par leur travail et ont aussi la possibilité de rencontrer d‟autres émigrés au niveau des foyers qui accueillent des célibataires ou des personnes ayant laissé leurs familles au Sénégal. Les femmes n‟osent pas s‟aventurer à aller dans ces cercles où il n‟y a que des hommes sous peine d‟être accusées d‟infidélité à leurs maris. La jalousie des hommes constitue un élément fondamental dans les relations entre partenaires émigrés. Les hommes préfèrent que leurs épouses restent enfermées dans leurs appartements pendant qu‟ils sont au travail. Pour leur divertissement, ils achètent des téléviseurs et des magnétoscopes qu‟ils jugent suffisants pour maintenir les femmes dans l‟espace domestique. Dans certains cas extrêmes, comme il nous a été reporté, les hommes demandent à leurs épouses de ne pas décrocher le téléphone pendant leur absence. Pour vérifier, ils téléphonent chez eux de temps en temps pour voir si leurs femmes respectent bien leurs consignes. Si par malchance ces 123
dernières désobéissent, elles seront accusées d‟utiliser le téléphone pour fixer des rendez-vous avec d‟autres hommes. Avec tous ces soupçons qui planent au-dessus de leurs têtes, les femmes ne participent dans un quelconque regroupement social qu‟avec l‟autorisation de leurs époux. Ces regroupements doivent être exclusivement composés de femmes comme dans le cas des tontines simples pour avoir l‟assentiment des hommes. Au milieu des années 1980, l‟augmentation des femmes émigrées et le changement de l‟ambiance familiale avec la naissance des premiers enfants vont favoriser le décloisonnement progressif de la femme émigrée et son intégration dans de nouveaux cercles sociaux développant de nouveaux mécanismes de solidarité. Les tontines commencent alors à prendre en charge des préoccupations financières en plus des considérations sociales qui les ont vues naître. Si les tontines des premières années ne regroupaient que des femmes originaires du même village ou de villages environnants, les tontines qui ont fait leur apparition au milieu des années 80 sont plus intégratives en ce sens que l‟appartenance ethnique et le voisinage au niveau de la société d‟accueil vont devenir les critères essentiels de sélection des participantes. Les tontines simples des années 1980-90 On retrouve parmi les émigrés sénégalais, les deux types de tontines que nous avons décrites dans les chapitres précédents. Les tontines simples sont cependant dominantes par rapport aux tontines avec organisateur. Là également, la participation des femmes est dominante pour ne pas dire exclusive. La seule participation masculine dans une tontine simple qui nous a été reportée est celle d‟un homme qui a remplacé sa deuxième femme rentrée au Sénégal avant la fin du cycle tontinier. Bien que dans ce cas aussi, celui-ci ne fait qu‟envoyer sa contribution et ne participe donc pas aux rencontres périodiques. L‟explication de cette prédominance des femmes est à chercher dans le rôle socio-psychologique que les tontines ont joué dans le passé et continuent de jouer dans la vie des femmes émigrées dans un contexte de dépaysement et de cloisonnement. L‟absence ou le faible niveau d‟instruction et l‟inexistence d‟une source de revenus pour les femmes émigrées limite leur chance de disposer d‟un compte bancaire. Ce qui a pour conséquence aussi, le recours aux tontines comme seuls instruments financiers pour la majorité d‟entre elles. En effet, 29 sur les 32 femmes interrogées, soit 91%, n‟ont eu aucune instruction même pas primaire. De ce fait la maîtrise de la langue et la compréhension des procédures bancaires aussi simples qu‟elles soient, constituent des facteurs de blocage pour l‟utilisation des circuits financiers institutionnels. Cependant le fait que les femmes soient confinées au travail domestique par leurs maris et qu‟elles n‟aient pas ainsi l‟opportunité de 124
disposer de revenus salariaux favorise l‟absence de contacts entre elles et les banques. Les hommes, par contre, bien que présentant dans une large mesure les mêmes caractéristiques que les femmes quant au niveau d‟instruction et de maîtrise de la langue du pays hôte, disposent de comptes bancaires par où transitent leurs salaires et se sont, de ce fait, familiarisés petit à petit avec le système bancaire. Mais, ces propos méritent d‟être nuancés dans la mesure où les rapports entre les femmes et les institutions financières formelles ont changé, quoique lentement, dans le temps. Ainsi, les leaders des caisses de solidarité disposent souvent de comptes bancaires où ils versent les contributions périodiques de leurs membres. De même, les femmes divorcées ou veuves qui correspondent à des chefs de ménage disposent de comptes bancaires par où transitent les allocations familiales et d‟autres revenus en provenance des services sociaux. D‟autres femmes disposent également de comptes d‟épargne communs avec leurs maris où elles versent l‟argent tiré des différentes tontines auxquelles elles participent si elles n‟ont pas déjà une idée précise de ce qu‟elles veulent faire dans l‟immédiat. Pour la majorité des femmes haalpulaar émigrées, le rapport aux structures bancaires est médiatisé par leurs époux. Nos enquêtes ont porté sur sept tontines simples à Boulogne, Trappes, les Mureaux, Compiègne, Lavarière et Dreux. Nous avons suivi les femmes haalpulaar originaires de Thilogne pour voir dans quels types de tontines elles participaient. Ainsi, dans les 7 tontines simples ayant fait l‟objet d‟enquête, il y a au moins une participante d‟origine thilognoise. Parmi les sept tontines simples, les cinq sont exclusivement composées de participantes appartenant au même groupe ethnique, en l‟occurrence les haalpulaar de la vallée. Les deux autres tontines sont dominées par les haalpulaar qui tolèrent la participation de femmes issus de l‟ethnie soninké ou wolof et résidentes dans leur voisinage immédiat. Les tontines simples parisiennes réunissent, contrairement aux tontines mutuelles dakaroises, des femmes appartenant à la même ethnie et originaires pour la plupart de la vallée du fleuve Sénégal. Dans le reste des tontines simples, on retrouve toujours une prédominance d‟une ethnie qui tolère la participation de femmes issues d‟autres groupes ethniques et habitant dans un même voisinage. Les haalpulaar et les Soninké ont tendance à constituer des tontines mono-ethniques tandis que les Wolofs semblent être plus ouverts à l‟intégration dans leurs tontines de femmes appartenant à d‟autres groupes ethniques originaires du Sénégal. Le nombre moyen de participants par tontine est de 17, ce qui est relativement très faible comparé au nombre moyen de participants dans les autres lieux de recherche. La périodicité des contributions et des levées est mensuelle dans toutes les sept tontines. A la fin de chaque mois les participantes se rencontrent soit dans un endroit fixe (4 sur les sept tontines), 125
soit à tour de rôle chez chacune des participantes (3 sur les sept tontines). Dans le premier cas de figure, la détermination de l‟ordre dans lequel les levées vont être distribuées se fait par tirage au sort le jour même de la rencontre tandis que dans le deuxième cas, les participantes procèdent à un tirage au sort intégral dès la première rencontre pour permettre à chaque femme de savoir le jour qu‟elle doit recevoir le groupe et se préparer en conséquence. Les participantes aux tontines simples des femmes haalpulaar émigrées sont tenues d‟être présentes le jour de la levée ou prévenir leur absence en envoyant à la responsable de la tontine leurs contributions. Dans six sur les sept tontines simples, les retardataires doivent payer des amendes variant d‟une tontine à une autre entre 5 et 15 FF. Les absences non justifiées font l‟objet d‟une amende variant entre 15 et 25 FF. Dans les cinq sur les sept tontines, le membre qui s‟absente le jour de la rencontre sans pour autant envoyer sa contribution doit payer une amende qui varie de 20 à 25 FF et 5 FF par jour jusqu‟au paiement effectif de la somme due auprès de la responsable de la tontine. Le montant moyen des contributions est de 775 FF par femme. Le montant des levées varie de 12.000 FF à 20.000 FF pour une durée moyenne d‟un an et cinq mois. Ce qui représente des sommes importantes pour la plupart des femmes haalpulaar qui n‟ont pas la chance de disposer d‟un revenu du fait du refus de leurs époux de les voir travailler. D‟ailleurs mis à part, les femmes divorcées et les veuves qui peuvent accéder au travail salarié, les participantes aux tontines mutuelles obtiennent leurs contributions de leurs époux. Dans toutes les sept tontines simples, les membres entretiennent des comptes dans un carnet où sont enregistrés les noms et le montant des contributions de chaque participante. Mais, au contraire des tontines simples dakaroises, celles des émigrées n‟ont pas de fond de caisse destiné à prévenir les défaillances éventuelles. Les précautions prises pour éviter de telles situations consistent à exiger un engagement des époux des femmes qui participent à rembourser l‟argent de la tontine en cas de problème. Le phénomène du Ndeydikke ou jumelage deux à deux des participantes à la fin du cycle tontinier, qui assure à terme une certaine familiarité entre les membres, n‟est pas présent dans les tontines simples des femmes émigrées contrairement aux tontines simples dakaroises. Cela peut s‟expliquer par l‟homogénéité du point de vue de l‟appartenance ethnique des participantes dans les tontines émigrées qui n‟exigent pas la mise en place de stratégies destinées à asseoir un climat de confiance mutuelle au sein de la tontine. L‟hétérogénéité du point de vue de l‟appartenance ethnique dans les tontines dakaroise justifie la mise en place de telles stratégies.
126
Les tontines simples des femmes sénégalaises en France sont caractérisées essentiellement par leur participation mono-ethnique contrairement aux tontines simples dakaroises. Cela s‟explique par le fait que l'écrasante majorité des femmes vient directement des villages et a tendance donc à se regrouper en fonction de l‟appartenance ethnique et linguistique. Dans la mesure où il n‟y a pas, comme à Dakar avec le wolof, une langue d‟unification que tout le monde est supposé parler, pour éviter les problèmes de communication, les femmes s‟organisent en réseau ethnique. Mais au même moment, les tontines simples favorisent une certaine intégration des castes au sein de l‟ethnie, contrairement aux tontines simples de Thilogne qui se caractérisent, comme nous l‟avons souligné dans les précédents chapitres, par des clivages suivant les contours de la hiérarchie sociale. Au sein des tontines simples thilognoises, les Rimɓe et les Nyeenyɓe participent dans les mêmes tontines tandis que les Horɓe en sont exclues et organisent les leurs à part. Au sein des tontines mutuelles des femmes haalpulaar en France, les barrières entre les castes sont plus ou moins levées ne serait ce qu‟au niveau de la participation. Encore qu‟on essaye de reproduire au sein de la tontine des formes de hiérarchie qui s‟inspirent fortement de la logique de fonctionnement des castes. Au cours de la rencontre, les femmes issues des castes en bas de la hiérarchie sociale servent à boire et à manger aux femmes issues des castes au sommet de la hiérarchie. De ce point de vue, les tontines avec organisatrice sont plus flexibles quant à une participation pluriethnique que les tontines simples. Elles peuvent également, comme nous l‟avons noté à Dakar et à Thilogne, accepter la participation des hommes bien que celle des femmes reste toujours dominante comme nous allons le voir dans ce qui suit. Les tontines avec organisatrice Les tontines avec organisatrice chez les émigrés sénégalais présentent des caractéristiques particulières par rapport à celles que nous avons rencontrées au niveau des quartiers et surtout des marchés aussi bien à Thilogne qu‟à Dakar. Du point de vue de l‟organisation, il peut y avoir plus d‟une organisatrice par tontine. D‟une manière générale, elles regroupent des femmes et des hommes qui appartiennent soit à la même ethnie, soit à différents groupes ethniques. Les trois tontines avec organisatrices que nous avons suivies réunissent des Haalpulaar, des Soninké et des Wolofs avec une prédominance des deux premières ethnies par rapport à la dernière. Une tontine avec organisatrice à Boulogne, par exemple, a à sa tête deux organisatrices issues d‟ethnies différentes. Chacune des organisatrices a la responsabilité envers les participantes de la tontine appartenant à sa propre ethnie. Les deux organisatrices ont des liens d‟amitié depuis leur arrivée en 127
France. Leurs maris travaillent dans la même usine et se rendent visite fréquemment. C‟est cette relation d‟affinité qui a poussé les deux organisatrices à mettre en commun leurs réseaux sociaux ethniques pour parvenir à mobiliser d‟importantes sommes d‟argent destinées pour l‟essentiel à des investissements immobiliers à Dakar. Le nombre de participants dans la tontine avec organisateur de Boulogne est de 27 dont 13 Haalpulaar, 11 Soninké et 3 Wolof. La tontine compte 22 femmes et 5 hommes. Les contributions sont de 500 FF par mois, ce qui fait une levée de 13.500 FF. La distribution des levées se fait par une décision concertée entre les deux organisatrices. L‟ordre dans lequel les levées se font tient compte du degré d‟ancienneté des participants dans la tontine. Les nouveaux arrivants sont toujours classés derniers dans l‟ordre des levées. Mais en cas d‟urgence, une participante peut disposer exceptionnellement de la levée. L‟intégration des nouveaux membres se fait toujours sur présentation et garantie d‟un ancien participant. Ce procédé s‟explique par l‟éloignement du point de vue spatial entre les membres. Si certains participants y compris les deux responsables habitent Boulogne, il y a d‟autres membres qui habitent Paris 18e et les proches banlieues telles que Trappes, les Mureaux, Courbevoie et Rambouillet. Les deux responsables exigent toujours une adresse officielle de la part des candidats à la participation. En plus, elles se renseignent sur la situation financière des intéressés pour vérifier s‟ils peuvent oui ou non honorer leurs engagements. Il est prévu qu‟en cas de non-paiement, c‟est à la personne qui a introduit le défaillant dans la tontine de payer à sa place. Il n‟a cependant pas été noté des défaillances dans la tontine depuis sa création en 1988. Il peut arriver qu‟il y ait des retards de paiements qui sont souvent réglés avant la période suivante. La deuxième tontine avec organisatrice que nous avons rencontrée est celle Coumba à Trappes. Elle réunit également des membres appartenant à différents groupes ethniques. Le nombre de participants est de 20 dont 14 Haalpulaar, 3 Soninke et 1 Bambara. Les femmes sont dominantes dans la tontine, elles sont au nombre de 17 contre 3 hommes. Les contributions sont fixées à 1.100 FF par mois et par participant. Le montant des cotisations est de 22.000 FF mais seulement les 20.000 FF sont redistribués sous forme de levée. Les 2.000 FF restant sont versés dans une caisse qui sera partagée entre les différents participants à la fin du cycle tontinier. Cet argent est versé dans le compte d‟épargne de Coumba qui en reçoit le bénéfice des intérêts. Contrairement à la tontine précédente, celle de Trappes ne regroupe que des individus habitant dans le même voisinage. Malgré cette proximité, la collecte des contributions ne fait pas l‟objet d‟une rencontre. Les participants remettent leurs contributions les uns après les autres à 128
l‟organisatrice chez elle. Après le 5 de chaque mois, si le montant de la levée est complet, Coumba procède avec l‟une des voisines les plus proches le tirage au sort pour déterminer le gagnant ou la gagnante avant de se déplacer pour lui remettre l‟argent. Pour son travail d‟organisation, elle ne réclame pas de paiement de la part des bénéficiaires de la levée. Cependant, il n‟est pas rare qu‟un bénéficiaire lui remette 50 ou 100 FF pour la remercier pour son travail d‟organisation. Ce qui est différent des tontines avec organisateur à Thilogne et à Dakar dans lesquelles les organisateurs fixent avant même le commencement de la tontine le montant de la commission à leur verser après réception de la levée par chaque participant. Cependant, les tontines avec organisateur peuvent également réunir uniquement des participants appartenant au même groupe ethnique comme la tontine de Kadia à Compiègne. Elle n‟accepte dans sa tontine que des participantes haalpulaar qu‟elle connaît personnellement. La seule exception est Cira qui est intégrée parce qu‟elle parle parfaitement bien le pulaar bien qu‟étant soninké. En effet, par les visites de courtoisie qu‟elle rend à toutes les femmes haalpulaar de la ville, elle sait si les femmes qui veulent participer sont solvables ou non. Un mari qui a un travail salarié constitue pour Kadia une garantie que sa femme pourrait honorer ses engagements envers la tontine. Mais pour plus de précaution, elle demande aux maris des femmes qui participent d‟être les garants pour qu‟en cas de problèmes, elle puisse récupérer l‟argent de la tontine. Le nombre de participants est de 22 et le montant des contributions est de 700 FF par mois et par participante. Ce qui fait une levée de 15.400 FF remise à un des membres à tour de rôle. La détermination de l‟ordre dans lequel les levées vont être distribuées se fait par tirage au sort. Mais compte tenu du fait que les membres ne sont pas forcément présents le jour de la levée, l‟organisatrice peut remettre l‟argent à une femme de son choix en prétendant qu‟elle a été effectivement désignée par le tirage. La tontine de Kadia est articulée à une caisse de solidarité qui regroupe toutes les femmes haalpulaar de Compiègne. Comme dans les autres cas, la caisse de solidarité est destinée à secourir ceux des participantes faisant face à des difficultés ou organisant une cérémonie familiale ou encore projetant d‟aller en vacances au Sénégal. Après cette revue des types de tontines existant chez les émigrés, il est important de préciser les motivations des participants à recourir à ce type d‟arrangement financier et les finalités que ces derniers poursuivent à travers cette participation. Les motivations des participants aux tontines en milieu émigré sénégalais Les facteurs qui expliquent la participation des émigrés aux tontines sont divers. Certains mettent l‟accent sur le rôle que les tontines jouent dans 129
l‟adaptation des émigrés par rapport à leur société d‟accueil alors que d‟autres s‟intéressent au rôle économique de ces instruments d‟intermédiation financière. Dans tous les cas, leur rôle est crucial dans les stratégies établies par les émigrés sénégalais pour mobiliser autant d‟épargne possible destinée à être transférée sous forme de soutiens financiers aux familles ou sous forme d‟investissements productifs dans l‟agriculture et l‟élevage ou dans l‟immobilier à Dakar notamment. Comme nous l‟avons expliqué un peu plus haut, les femmes émigrées de la première génération ne sont pas autorisées par leurs maris à travailler en dehors de l‟espace domestique. Il en est ainsi parce qu‟elles n‟ont pas pris l‟initiative de venir en France avec leurs propres moyens mais ont été toutes amenées par leurs maris après leur établissement en France. Quand elles étaient au village, elles dépendaient exclusivement des mandats envoyés par les maris à la fin de chaque mois et n‟avaient pas l‟opportunité de trouver un travail salarié. La continuité de la dépendance financière envers les maris, quoique contestée de plus en plus par les femmes qui veulent travailler et gagner de l‟argent au même titre que les hommes, demeure garantie par l‟adhésion aux principes de loyauté et d‟obéissance aux maris par les femmes. En acceptant de suivre le désir des hommes de les cantonner dans l‟espace domestique comme femmes au foyer, les femmes haalpulaar émigrées sont en droit de demander et d‟obtenir les contributions mensuelles des différentes tontines dans lesquelles elles participent. Ainsi, certaines femmes participent-elles dans plusieurs tontines pour mieux soutirer de l‟argent à leurs maris. Il suffit pour convaincre les hommes nous confie Fatim de dire que toutes les autres femmes participent et qu‟on est la seule à rester en dehors de la tontine. Dans ce cas, les femmes profitent de l‟orgueil des hommes qui ne veulent pas que leurs femmes soient stigmatisées comme ne pouvant pas participer dans certaines tontines du fait du montant élevé des contributions.
130
Tableau n°13: Les motivations du recours aux tontines60. Accès difficile aux services bancaires Simplicité des procédures Relations personnalisées Pression sociale pour épargner Absence d‟intérêt sur le crédit Nombre de réponses
0 8 10 7 7 32
A. Kane: enquêtes de terrains.
Pour les femmes émigrées, l‟une des raisons principales de leur participation aux tontines est la personnalisation des relations qui permet de capitaliser des connaissances qui peuvent s‟avérer utiles dans des moments difficiles. En effet, 31% des répondants considèrent la personnalisation des relations inhérente à la tontine comme la source dominante de leur motivation à y participer. Cela veut dire que derrière l‟accumulation purement financière les participantes se préoccupent de tisser le réseau le plus étendu possible pour maximiser les chances d‟être secouru à un moment opportun. De ce point de vue, les tontines des femmes émigrées présentent une certaine particularité par rapport aux tontines thilognoises et dakaroises où les participants avancent le recours à la pression sociale du groupe pour épargner comme la principale source de motivation. Au niveau des tontines parisiennes seulement 22% des répondants expliquent leur recours à la tontine par leur intention de se voir forcer par le groupe pour mobiliser des sommes d‟argent important pour réaliser des projets qui leur tiennent au cœur. Une autre source de motivation retenue par les femmes émigrées est la simplicité des procédures tontinières comparées aux procédures bancaires. Ainsi 25% des répondants admettent leur préférence pour la tontine du fait de la simplicité du fonctionnement de celle-ci qui n‟exige pas des connaissances particulières en matière de gestion financière encore moins la maîtrise de la langue française comme moyen de communication et de l‟écriture comme mode d‟expression. Quand on tient compte du fait que la plupart de ces femmes viennent du monde rural où elles n‟ont pas eu la 60 Les données contenues dans ce tableau correspondent au nombre de réponses apportées par rapport à une question à éventail par les participants aux tontines ayant fait l‟objet d‟enquête. La question était de savoir les raisons qui les poussent à recourir à ce genre d‟arrangement. Nous avons ensuite regroupé les réponses en cinq catégories qui nous semblent rendre compte des raisons les plus significatives.
131
chance d‟aller à l‟école, on évalue à sa juste valeur la préférence des procédures tontinière par rapport aux procédures bancaires. D‟autres participantes, 22% des réponses, soulignent que la solidarité manifeste entre créanciers et débiteurs au sein de la tontine est un facteur déterminant dans leur motivation à participer à ce type d‟arrangement. Cette catégorie de répondants affirme que la tontine est plus respectueuse des prescriptions de l‟islam qui bannit toute forme de profit relatif au crédit. D‟après leur interprétation, l‟absence d‟intérêt pour les créditeurs qui correspondent aux derniers bénéficiaires de la levée dans la tontine sénégalaise marque la volonté des participantes à se conformer aux recommandations de l‟islam. Cependant ce discours est en contradiction avec la disposition par les mêmes participants de compte d‟épargne desquels ils perçoivent des intérêts. La plupart des caisses de solidarités disposent de compte d‟épargne d‟où elles tirent des intérêts substantiels. De même, la participation de la plupart des participants dans les jeux de hasard tels que le PMU (Pari Mutuel Urbain) qui dénote une apprêté au gain est en déphasage total avec les principes islamiques ainsi évoqués. Enfin, il est notoire que contrairement aux participants des tontines thilognoises et dakaroises, les participantes aux tontines parisiennes ne ressentent aucune exclusion par rapport au système bancaire. Au contraire, il y a une grande synergie entre le système bancaire et les pratiques tontinières. Pour les participantes qui disposent de compte bancaire personnel, l‟argent reçu de la tontine est immédiatement reversé à la banque quand il n‟y a pas de projet de consommation ou d‟investissement ou encore des urgences dans le cours terme. Par ailleurs, les banques françaises n‟imposent pas de conditions draconiennes pour l‟ouverture des comptes même si l‟accès au crédit est uniquement réservé aux émigrés disposant de revenus stables et réguliers. Besoins satisfaits par les tontines en milieu émigré Les tontines des émigrés sénégalais à Paris se particularisent également par le type de besoins qu‟elles prennent en charge. Nous avons vu un changement de fonction des tontines chez les émigrés entre les années 1970 et la fin des années 1980. En effet, la présence marginale des femmes sénégalaises dans les années 1970 a favorisé la mise en place de regroupements tontiniers dont la préoccupation première était d‟offrir aux femmes des espaces de rencontres et de discussions nécessaires à leur équilibre psychologique par rapport à l‟isolement systématique auquel elles étaient condamnées dans leur voisinage immédiat. Le changement de la situation migratoire avec l‟arrivée massive des femmes et l‟apparition d‟une deuxième génération va affecter l‟évolution des tontines qui vont prendre en charge d‟autres fonctions à caractère de plus en plus financier. 132
Tableau n°14: Besoins de financement satisfaits par les tontines enquêtés. Consommation Investissement Prévoyance Prestige
5 7 2 6
A. Kane: enquête de terrain.
Comme pour les tontines de marché et des lieux de travail à Dakar et à Thilogne, l‟utilisation dominante de l‟argent des tontines des émigrés est orientée vers l‟investissement dans l‟immobilier ou dans des activités économiques informelles dans le pays d‟origine. En effet, 35% des répondants utilisent l‟argent, soit pour l‟achat de terrain ou pour la construction d‟une maison à Dakar, soit pour la mise en place de microentreprises dont la gestion est souvent confiée à un membre de la famille. Fama, une participante dans une tontine à Boulogne, affirme que leur tontine a permis à plusieurs de ces membres d‟acquérir des titres de propriété à Dakar. Cette tontine regroupe 25 participantes et les contributions mensuelles sont de 1000 FF par mois, soit une levée de 25.000 FF, ce qui est suffisant pour permettre au bénéficiaire d‟acheter un terrain nu ou de le construire s‟il en disposait déjà. Ceux qui disposent déjà de deux voir trois maisons à Dakar, peuvent investir l‟argent dans de petits projets agricoles ou commerciaux qu‟ils confient à des frères ou sœurs non occupées. La deuxième grande finalité des tontines des émigrés est la prise en charge des besoins de prestige social de leurs membres qui se manifeste à travers des transferts monétaires destinés à l‟entretien de la famille, des voisins et des amis. Ce qui accroît le prestige social de l‟émigré aux yeux des villageois qui l‟accueillent comme un héros à chaque fois qu‟il vient passer ses vacances au village. 30% des répondants affirment utiliser l‟argent des tontines pour faire face à leurs obligations familiales ou pour soutenir un frère qui a un projet d‟émigration vers les pays riches. Dieynaba affirme avoir envoyé 8.000 FF de l‟argent qu‟elle a reçu de sa tontine à son jeune frère en transit au Burkina Faso pour qu‟il puisse trouver un visa pour les Etats Unis. Elle dit l‟avoir fait pour ne pas attirer les critiques de sa famille qui lui reprocherait de ne pas s‟occuper de son jeune frère comme il le faut. Mais l‟utilisation de l‟argent des tontines n‟est pas exclusivement tournée vers le pays d‟origine. En effet, 25% des répondants utilisent l‟argent reçu sous forme de levée pour satisfaire des besoins de consommation qui leur sont propres. D‟une manière générale, ces participantes utilisent l‟argent pour acheter des vêtements, des chaussures et des bijoux à la mode. C‟est surtout la mode du pays d‟origine qui constitue 133
la référence. Il existe des réseaux d‟importation des habits africains qui placent leurs articles à crédit auprès des femmes émigrées qui comptent sur leurs tontines pour repayer leurs dettes. A Compiègne, plusieurs émigrés se lancent dans le commerce informel de tissus, d‟habits africains et de bijoux en plus de leur travail salarié. Ils comptent leur clientèle essentiellement parmi les femmes émigrées et acceptent par conséquent de vendre leur produit à crédit en attendant le tour de leurs clients dans leurs tontines respectives. Seulement, une petite proportion de répondants en l‟occurrence 10% affirme utiliser l‟argent reçu des tontines pour des besoins de prévoyance. Cette faible proportion s‟explique, d‟une part, par la participation des émigrés dans des mutuelles de santé au niveau de leur localité et, d‟autre part, par la prise en charge dont ils bénéficient auprès de la sécurité sociale et d‟autres services sociaux. En plus de cela, les caisses de solidarité apportent des soutiens financiers et moraux conséquents à ceux des émigrés qui font face à des adversités liées à leur nouvel environnement. Contrairement aux tontines simples et avec organisateur qui impliquent une rotation de l‟argent mobilisé parmi les membres, les caisses de solidarité privilégient l‟accumulation de l‟argent dans un fond qui servira à secourir les nécessiteux parmi les adhérents. Les caisses de solidarité La caisse de solidarité peut être définie comme une association d‟épargne pour la protection sociale des adhérents. Elle diffère des tontines simples et avec organisateurs par le fait que l‟épargne mobilisée n‟est pas immédiatement redistribuée sous forme de levée aux différents participants et à tour de rôle. Par conséquent, la réciprocité entre les individus y participant n‟est pas de nature équilibrée comme c‟est le cas dans les tontines rotatives. Par ailleurs, bien qu‟elles aient en commun le principe de l‟accumulation, la caisse de solidarité est différente des ASCRAs (Accumulative Savings and Credit Associations) dans la mesure où les ressources financières mobilisées dans la première ne sont pas destinées à être remises aux adhérents sous de forme de crédit remboursable avec intérêt comme c‟est le cas dans les dernières (Bouman, 1995)61. La caisse de solidarité repose sur des principes mutuels et une solidarité communautaire. Les principes mutuels se manifestent ici aussi bien dans la manière de constituer les fonds de la caisse que dans celle de distribuer les aides. Seuls les membres participant effectivement à la 61
Bouman, F.J.A., (1995), “ROSCA: on the origin of the species”, Savings and Development, No 2, XIX, pp. 117-145.
134
constitution des ressources financières peuvent bénéficier des prestations. Les contributions sont égales et les mêmes pour tous les adhérents. Ces derniers font potentiellement face aux mêmes risques et incertitudes. Seul le hasard détermine les bénéficiaires des aides de la caisse. C‟est cet ensemble de conditions objectives qui préside à l‟acceptation par tous du déséquilibre de la réciprocité qui fait que certains, les plus mal chanceux, reçoivent plus qu‟ils ne donnent à la caisse. Les caisses de solidarité chez les émigrés sénégalais remplissent la fonction essentielle d‟assurance mutuelle pour les participants. Aussi bien les femmes que les hommes participent à ce genre d‟arrangements. Cependant seules les personnes du même sexe peuvent participer ensemble dans une même caisse. Les caisses de solidarité réunissent, soit des hommes ou des femmes qui se sont connues avant leur arrivée en France du fait qu‟ils viennent du même village et dans certains cas de la même caste, soit des femmes ou des hommes appartenant à la même ethnie. Dans le premier cas de figure, les participants peuvent habiter dans différentes villes de la France comme la caisse des Toroɓɓe ou des Seɓɓe de Thilogne en France. Pour les participants qui vivent dans des villes très lointaines de Paris, l‟envoi des cotisations peut suffire mais pour les autres la présence est exigée. Ce type de caisse a pour fondement une proximité spatiale et sociale ayant le lieu d‟origine des participants comme référence. Dans le second cas de figure, les participants habitent dans une même ville comme la caisse des femmes ou des hommes haalpulaar de Compiègne, de Trappes, des Mureaux ou d‟Orléans. Le fondement sur lequel repose ce deuxième genre de caisses est une proximité spatiale et sociale ayant la société d‟accueil comme référence. Les caisses de solidarité assument dès lors une fonction explicite de protection sociale ou d‟assurance contrairement aux tontines simples où cette fonction est implicite. Les adversités les plus fréquemment prises en charge par les caisses sont la maladie, l‟accident, le décès, l‟ennui avec la justice, retour au pays. Il peut être surprenant de classer le retour au pays comme une forme d‟adversité mais les participants aux caisses de solidarité, surtout les femmes, perçoivent celui-ci comme un véritable casse-tête. Quand les émigrés rentrent dans leurs villages d‟origine, ils sont tenus de payer des cadeaux à tous les membres de leurs familles étendues et de distribuer de l‟argent aux catégories sociales, comme les griots par exemple, qui sont en droit, selon les coutumes, de recevoir des dons. Toutes ces obligations sociales de redistribution expliquent pourquoi le retour au pays est un problème pour les émigrés. La caisse de solidarité des Toroɓɓe de Thilogne en France La caisse de solidarité des Toroɓɓe de Thilogne regroupe toutes les personnes, hommes et femmes originaires de Thilogne et appartenant à la 135
catégorie sociale des Toroɓɓe. Elle comporte deux sections: une section féminine et une section masculine. Les membres habitent dans différentes villes de France avec une majorité vivant en île de France et ses environs. Ils se rencontrent tous les deux mois chez l‟une des 12 familles appartenant à cette caste. La famille qui accueille les membres doit prendre en charge le repas et le dîner de ses hôtes. Les hommes prennent en charge les frais des rencontres tandis que les femmes s‟occupent de l‟organisation matérielle des rencontres. Les hommes séjournent dans le salon où ils passent la journée à discuter, à échanger des informations, à partager des souvenirs et à rigoler les uns des autres. Les femmes s‟attellent à la préparation du repas, du dîner et au service des boissons et des fruits. Après l‟accomplissement de ces tâches, elles se retranchent dans la chambre à coucher du couple accueillant où elles discutent des sujets d‟intérêt commun. Les contributions à la caisse sont fixées à 50 FF pour les hommes travailleurs et 25 FF pour les étudiants boursiers et les femmes. La caisse des hommes est séparée de celle des femmes. L‟objectif de la caisse de solidarité est de prendre en charge les difficultés auxquelles les membres peuvent faire face en France. Elle prévoit d‟offrir des aides financières à des membres qui souffrent de maladie grave nécessitant une intervention médicale coûteuse. Ainsi, un membre qui est hospitalisé pendant plus d‟un mois a droit à une aide financière de 3.000 FF. Un membre ayant perdu un de ses deux parents, a droit à un billet d‟avion allé simple pour faire le déplacement et présenter ses condoléances à sa famille. Quand un membre décède, la caisse débloque 2.000 FF pour soutenir sa famille. Pour les événements heureux, la caisse remet à chaque membre qui se marie ou qui “fait marier” son fils ou sa fille une aide de 1000 FF. Les membres qui célèbrent la naissance d‟un enfant obtiennent 500 FF de la caisse. La caisse de solidarité des ressortissants du quartier de Goléra (Thilogne) en France Elle réunit tous les ressortissants de Thilogne appartenant au quartier de Goléra sans tenir compte de leur origine sociale. Les rencontres se tiennent à Boulogne tous les trois mois. Les contributions ne sont pas fixes et varient en fonction des circonstances. A la veille de la fête du Maouloud62, on demande à chaque participant de cotiser une somme de 200 FF que l‟on envoie à la mosquée du quartier pour faire face aux frais qu‟occasionne ce genre d‟événements. En période normale, les cotisations sont de 50 FF par mois et par personne. L‟objectif de la caisse est de participer à la prise en 62
Le Maouloud marque la célébration de l‟anniversaire de la naissance du prophète Mohammed (PSL) chez les Haalpulaar. 136
charge des aspects religieux au niveau du quartier d‟origine et de promouvoir une entraide mutuelle entre les membres aussi bien en France qu‟au niveau du quartier. Les fonds mobilisés sont utilisés dans différents domaines. Seul le décès d‟un membre ou d‟un proche permet l‟accès des adhérents au fond de la caisse. Elle débloque une aide financière de 1000 FF au profit du membre ou de sa famille en pareille circonstance. Pour le reste, l‟argent de la caisse est utilisé pour répondre aux besoins du quartier. Ainsi, la caisse à contribuer de manière significative à la construction de la mosquée du quartier et à l‟achat du matériel de sonorisation. Elle prend en charge de manière épisodique le paiement de l‟eau au niveau du quartier dispensant les familles de ces frais. En 1996, elle a construit un magasin au niveau du quartier qui est destiné à vendre les denrées de première nécessité telles que le riz, le mil, le niébe, le sucre, le savon à des prix imbattables au niveau du marché local. La caisse avait envoyé 20.000 FF pour le démarrage du magasin mais la personne à laquelle on avait envoyé l‟argent en avait détourné la moitié. Les membres se préoccupent de l‟avenir du projet compte tenu de l‟impossibilité de trouver des hommes de confiance désirant rester au village pour gérer le magasin. Par ailleurs, à chaque rencontre, les membres mobilisent parallèlement aux cotisations régulières des contributions volontaires destinées à venir en aide à l‟imam de la mosquée du quartier et à certaines familles pauvres n‟ayant personne sur qui compter. La caisse participe également à la prise en charge des malades qui viennent du quartier pour se faire soigner à Dakar. Il suffit aux intéressés d‟envoyer une lettre adressée à l‟intention des ressortissants du quartier en France pour que ces derniers réagissent pour l‟aider à se faire soigner. Ce type de caisse de solidarité est différent des caisses de solidarité où participent des personnes appartenant à la même ethnie mais originaire de villages voire de pays différents. Au niveau des caisses de solidarité regroupant des individus venant du même village et appartenant à la même caste ou au même quartier, la participation est à la limite obligatoire tandis que dans les caisses de solidarité regroupant des émigrés appartenant à la même ethnie mais qui ne se sont connus qu‟en France, la participation est volontaire. La caisse de solidarité des Haalpulaar de Compiègne La caisse de solidarité des Haalpulaar de Compiègne regroupe des émigrés appartenant à la même ethnie mais originaires de différents villages et de différents pays. En effet, ils viennent tous de la vallée du fleuve Sénégal bien que certains soient de nationalité sénégalaise, d‟autres de 137
nationalité malienne ou mauritanienne. En définitive, ce qui les réunit c‟est le fait d‟être haalpulaar et d‟habiter dans la même ville en France. La caisse à été créée en 1993. Mais avant cette date, les émigrés haalpulaar de Compiègne manifestaient leur solidarité spontanée envers ceux d‟entre eux qui faisait face à des situations d‟adversité. Comme l‟explique Abou “ en cas de décès d‟un proche, d‟accident de travail, d‟hospitalisation, les gens viennent en groupe pour témoigner de leur soutien et ils mobilisent séance tenante des contributions volontaires au profit de la victime”. La création de la caisse de solidarité n‟est rien d‟autre qu‟une formalisation de ces pratiques avérées de solidarité entre les émigrés haalpulaar de Compiègne. Au lieu des contributions volontaires et épisodiques devant un fait accompli, ils décident d‟être prévoyant en cotisant mensuellement pour constituer un fond duquel seront tirées les aides financières destinées à soutenir les victimes d‟un certain nombre d‟adversités. L‟assemblée générale constitutive fixe alors le montant des cotisations mensuelles à 50 FF par membre. Dans certaines circonstances particulières, comme le décès d‟un membre ou la réception d‟un guide religieux, elle a prévu la mobilisation de contributions volontaires pour compléter si nécessaire les fonds de la caisse. L‟objectif affiché de la caisse est de venir en aide aux membres qui se trouvent dans le besoin d‟être secourus. La caisse attribue un soutien financier dans cinq situations définies: l‟hospitalisation d‟un membre pour une maladie jugé grave, l‟accident de travail, décès d‟un proche (deux parents, frères ou sœurs, fils ou filles du membre), décès du membre luimême (dans ce cas de figure le soutien va à sa famille) et sinistres tels que l‟incendie par exemple. A chacune de ses cinq situations correspond un montant fixe d‟aide accordée à la victime par la caisse comme le montre le tableau suivant: Tableau nº15: Montant des aides financières en fonction des situations d‟adversité. Situations Hospitalisation Décès d‟un proche Décès d‟un membre Accident de travail Sinistre
Montant de l‟aide en Euro 300 150 1000 500 500
A. Kane: enquêtes de terrains.
La caisse est dirigée par un président, un trésorier et un secrétaire. Pour évaluer les situations, il existe une commission sociale dont le 138
jugement détermine l‟octroi d‟une aide financière ou non par rapport à un cas concret. Malgré cela, les conflits ne manquent pas au sein de la caisse. Ils opposent souvent les membres vivant avec leurs familles en France et les membres célibataires ou ayant laissé leurs familles en Afrique. Le cas de Mody est assez exemplaire dans ce sens. En 1996, un membre déclare avoir été victime d‟un incendie dans son village qui a ravagé tous ses biens matériels. En ce moment, la caisse n‟avait pas prévu d‟aider financièrement les membres victimes d‟un tel sinistre. Après réunion, les adhérents décident de remettre une aide de 2.000 FF à l‟intéressé et d‟inclure, par voie d‟une justice distributive, cette situation parmi celles qui méritent un soutien financier de la part de la caisse de solidarité. Une année plus tard, un membre vivant avec sa famille est victime d‟un incendie à Compiègne avec des dégâts matériels limités. Un des membres de la commission sociale et amis de la victime remet à la femme de ce dernier une somme de 2.000 FF de la part de la caisse. La décision fait l‟objet d‟une vive contestation de la majorité des membres qui avancent plusieurs raisons pour disqualifier la victime d‟une quelconque aide. Certains évoquent les dégâts négligeables causés par l‟incendie, d‟autres s‟appuient sur le fait que le matériel détruit par l‟incendie était assuré et que par conséquent la victime allait recevoir du nouveau matériel de sa compagnie d‟assurance. Cet incident a abouti à la dissolution de la caisse en 1999. Cet exemple montre bien que les situations conflictuelles ne manquent pas dans ce genre d‟arrangements. D‟une manière générale, c‟est le chevauchement entre système d‟assurance institutionnel et système d‟assurance communautaire qui est à la base des conflits. Il est vrai que tous les émigrés ont accès aux différents produits des compagnies d‟assurance. Cependant les émigrés haalpulaar célibataires ou ayant laissé leurs familles au village se contentent souvent d‟une simple assurance maladie qui de surcroît ne couvre pas leurs épouses et leurs enfants restés au Sénégal. A l‟opposé, les émigrés établis en France avec leurs familles souscrivent à plusieurs types d‟assurance qui couvrent de fait aussi bien leurs femmes et leurs enfants que leurs biens matériels. Du coût, le premier groupe d‟émigrés fait face à plus d‟incertitudes et a besoin plus de la solidarité communautaire comparé au second. Ce qui fait l‟objet de contestation est le fait que les émigrés vivant avec leurs familles en France puissent obtenir en cas de sinistre un double soutien financier de la part de leurs compagnies d‟assurance et de la caisse de solidarité. Ce genre de conflits connaît plus de résonance dans les caisses de solidarité où les participants ne se sont connus qu‟une fois en France, comme dans le cas précédent, que dans celles où les participants se connaissaient déjà avant d‟arrivée en France. Dans le premier cas, la communauté est à construire sur de nouvelles bases, en l‟occurrence le voisinage au sein de la 139
société d‟accueil d‟individus ayant la même appartenance ethnique tandis que, dans le second cas, ce sont des individus constitués déjà en communauté de parents ou de voisins avant même de venir en France. Conclusion En guise de conclusion à ce chapitre, nous soulignerons l‟importance de trois faits majeurs caractérisant les arrangements financiers populaires chez les émigrés haalpulaar. Le premier est le rôle fondamental que les tontines et les caisses de solidarité ont joué dans l‟adaptation des émigrés surtout les femmes par rapport à leur nouvel environnement. Ces types de regroupement ont permis aux émigrés de reproduire dans leur société d‟accueil les modes de sociabilité intense et les mécanismes de solidarité personnalisée propres à leur société d‟origine. Pour beaucoup d‟entre eux, ce sont ces cercles communautaires qui ont rendu la vie en France supportable. De ce point de vue, les tontines et les caisses de solidarité en milieu émigré ne constituent pas uniquement des outils financiers adaptés mais également et surtout des instruments identitaires. C‟est la raison pour laquelle elles sont moins “intégratrices” que les tontines dakaroises du point de vue de la diversité ethnique des participants. Ainsi, les individus appartenant à la même ethnie mais à différentes nationalités se retrouveront dans une même tontine plus facilement que des individus appartenant à une même nationalité mais à des ethnies différentes. Les Haalpulaar du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie se retrouvent plus aisément dans une tontine ou une caisse de solidarité que les Haalpulaar du Sénégal et les Wolof, les Soninke, les Diola ou Serer de la même nationalité. Le deuxième point qui mérite d‟être souligné est qu‟il n‟y a pas un rapport d‟exclusivité, comme nous l‟avons expliqué pour les tontines dakaroises, entre les pratiques financières populaires et le recours aux banques, aux sociétés d‟assurance, à la sécurité sociale. Bien que dans bien des cas, les femmes émigrées qui ne disposent pas de revenus salariaux, ne sont pas instruites et ne parlent pas français, n‟ont que peu de chance d‟avoir accès à ces institutions financières. Pour cette catégorie, les tontines et les caisses de solidarité constituent des outils financiers irremplaçables. Mais en plus de cet aspect financier, les tontines sont des espaces de socialisation et d‟émancipation pour les femmes émigrées. Elles y échangent des informations sur le pouvoir potentiel que leur offre la loi française et les voies et moyens d‟en profiter. Le troisième point qu‟il importe de souligner est l‟utilisation différenciée des tontines et des caisses de solidarité par les émigrés. Les tontines simples ou avec organisateur sont destinées au financement des besoins de consommation et de transferts monétaires vers la société 140
d‟origine sous forme notamment d‟investissement dans l‟immobilier ou de soutien à la famille. Les caisses de solidarité sont, par contre, destinée à la prise en charge des membres qui font face à des difficultés en France. Ces dernières renferment de ce fait une fonction explicite d‟assurance et de protection sociale. Si la réciprocité est équilibrée à termes dans les tontines entre les participants, elle demeure asymétrique dans les caisses où seulement les membres dans le besoin bénéficient des soutiens financiers.
141
Chapitre 5 La confiance au cœur des pratiques financières informelles
Introduction Nous avons défini la tontine dans les chapitres précédent comme un groupe d‟individus qui s‟accordent pour constituer selon une périodicité fixe et régulière un fond commun qui sera remis (en totalité ou en partie) une fois à chacun des participants à tour de rôle (Ardener, S. et Burman, S., 1995)63. Chaque participant doit attendre son tour pour disposer de la levée. Ce qui crée une situation de dépendance des derniers dans l‟ordre des levées vis-àvis des premiers bénéficiaires qui sont de potentiels défaillants. Les tontines offrent, de ce point de vue, une configuration sociale idéale pour la saisie des mécanismes de structuration, de maintien et de déstructuration des relations de confiance à l‟intérieur d‟un groupe d‟acteurs plus ou moins restreint. L‟exemple qui va suivre montre bien les mécanismes de fonctionnement de la tontine et la structure de dépendance des participants les uns envers les autres en fonction de leur emplacement dans l‟ordre de distribution des levées. Ce qui exige des derniers d‟avoir confiance aux premiers qui à leur tour doivent donner des engagements crédibles quant à leur volonté de rembourser tour après tour les crédits reçus. Tableau nº16 : Configuration des opérations financières six participants. Ordre A B C D E F Levée Crédit 1er 10 10 10 10 10 10 60 50 e 2 10 10 10 10 10 10 60 40 e 3 10 10 10 10 10 10 60 30 e 4 10 10 10 10 10 10 60 20 5e 10 10 10 10 10 10 60 10 e 6 10 10 10 10 10 10 60 0 Total 60 60 60 60 60 60 360 150
dans une tontine de Epargne 0 10 20 30 40 50 150
Mois J F M A M J 6 mois
A, B, C, D, E et F décident de créer une tontine dont les contributions sont fixées à 10 F CFA par mois. A la fin de chaque mois, ils se réunissent pour mobiliser une somme de 60 F CFA qui sera remise une fois et à tour de rôle à chacun d‟entre eux. Au mois de janvier qui correspond au début de la tontine, la levée de 60 F CFA est donnée à A. Puis selon l‟ordre alphabétique B, C, D, E et F recevront le même montant 63
Ardener, S. et Burman, S., (1995), Money-Go-Rounds. The importance of Rotating Savings and Credit Associations for Women, Berg, Oxford/Washington D.C., 326 p.
successivement entre le mois de février et celui de juin qui referme le cycle tontinier. Dans cette tontine, A, qui correspond au premier participant à recevoir la levée, obtient de chacun des cinq autres participants un prêt de 10 F CFA, ce qui fait au total un crédit de 50 F CFA plus sa propre contribution de 10 F CFA. B qui se positionne deuxième dans l‟ordre des levées obtient d‟un côté 10 F CFA de A sous forme de remboursement et de l‟autre 40 F CFA de crédit alloués par les quatre derniers participants. C récupère ses prêts d‟un montant de 20 F CFA auprès de A et B puis obtient 30 F CFA de crédit venant des autres participants. D classé quatrième dans l‟ordre des levées, reçoit 30 F CFA sous forme de remboursement venant de A, B et C tandis qu‟il obtient au même moment un prêt de 20 F CFA de la part de E et F. E étant avant-dernier, se voit rembourser 40 F CFA par A, B, C et D, et obtient un crédit de 10 F CFA de F. F, correspondant au dernier dans l‟ordre de distribution des levées, est à l‟inverse de A. Il récupère sous forme d‟épargne l‟ensemble des prêts qu‟il a octroyé aux cinq premiers participants et ne reçoit pas de crédit (Michel Lelart, 1990). La question essentielle est bien évidemment pourquoi les cinq derniers participants ont-ils confiance en A, les quatre derniers en B, les trois derniers en C, les deux derniers en D et F en E ? Ont-ils oui ou non de bonnes raisons de faire confiance les uns aux autres ? Est-ce que les situations sociales de proximité dans un village (Thilogne), de diversité et d‟anonymat dans les grandes villes (Dakar et Paris) influencent les mécanismes de construction, de maintien ou de déstructuration des relations de confiance dans les tontines ? Quelles sont les stratégies adoptées par les participants aux tontines pour prévenir ou faire face aux éventuelles défaillances ? Pourquoi certaines tontines réussissent merveilleusement bien à asseoir une cohésion sociale du groupe et une confiance mutuelle solide là où d‟autres échouent lamentablement ? Ce chapitre a pour objectif d‟apporter des éléments de réponses par rapport à ces questions essentielles pour la compréhension de l‟établissement des relations de confiance dans les arrangements financiers populaires au Sénégal. Il sera découpé en quatre grandes parties. La première tentera de préciser en quoi les relations de confiance sont problématiques dans les arrangements financiers tontiniers. La deuxième partie mettra l‟accent sur les stratégies déployées par les acteurs pour prévenir ou faire face aux situations de défaillance. La troisième partie va se focaliser sur l‟évolution et le renforcement des relations de confiance dans le temps à l‟intérieur des tontines. La quatrième et dernière partie analysera dans quelle mesure il est possible de parler du mérite de la confiance comme d‟un capital social convertible en capital financier. Mais avant d‟aborder ces différentes parties, il s‟avère opportun de donner une définition de la confiance en précisant son rôle fondamental dans n‟importe quelle relation sociale comme l‟atteste sa récurrence dans les différents écrits à propos de la finance populaire.
146
La problématique de la confiance dans les arrangements financiers populaires “It needs no more than a cursory inspection to show that the theme of trust involves a problematic relationship with time. To show trust is to anticipate the future. It is to behave as though the future were certain. One might say that through trust time is superseded” (Luhmann 1979)64. La confiance est presque toujours liée à la contingence du temps àvenir dont on peut difficilement saisir avec certitude ce qu‟il nous réserve. Dès lors toute interaction sociale inscrite dans le temps et se prolongeant dans le futur exige des parties qui l‟engagent l‟établissement d‟une relation de confiance. Dans le cas d‟une relation d‟échange de don ou de crédit, il faut nécessairement à la fois la prise d‟engagements de la part des donataires jugés crédibles par les donateurs et la production d‟attentes chez les derniers considérées comme légitimes par les premiers. Les relations à l‟intérieur des arrangements financiers populaires, comme elles font appel à des échanges programmés dans le temps dans lesquels les premiers dans l‟ordre des levées correspondent à des créanciers et les derniers à des débiteurs, exigent qu‟elles soient fondées sur une certaine confiance des derniers envers les premiers. Dans cette perspective, la confiance est d‟abord et avant tout une relation entre deux ou plusieurs individus qui font face à une situation d‟incertitude liée au temps à-venir ou à un manque d‟information sur la crédibilité des engagements des uns et des autres par rapport à une situation présente. Ainsi entendue, la confiance semble jouer un rôle déterminant dans n‟importe quelle relation d‟échange dans laquelle chaque partenaire a des attentes claires envers l‟autre et où il existe un laps de temps entre l‟échange de biens ou de service. Comme le souligne Mauss, parlant des échanges de dons, un certain temps passe avant que la contre prestation ne soit fait, ce qui requiert la confiance du donateur au donataire. Dans le cas des tontines, c‟est le temps qui s‟écoule entre les différentes périodes des levées qui rend nécessaire l‟existence des relations de confiance entre les participants se positionnant d‟un extrême à un autre dans l‟ordre de distribution des levées. La confiance varie en fonction des circonstances et des enjeux. Avoir confiance que le soleil se lèvera demain n‟est pas du même ordre qu‟avoir confiance que la voiture que l‟on vient d‟acheter au garagiste n‟est pas une carcasse encombrante. Dans le premier cas, la confiance a le sens du mot anglais “confidence” et s‟appuie sur l‟idée qu‟il en a été ainsi depuis l‟aube des temps et ne peut en être autrement tandis que dans le deuxième 64
Luhmann, N., (1979), Trust and Power. Chichester: Wiley, p: 11.
147
cas le risque est réel et énorme que le garagiste profitant de notre ignorance abuse de notre confiance en nous livrant une carcasse bonne à rien. Le mot confiance sera entendu ici dans le deuxième sens où l‟anticipation court un certain risque de trahison. Pour mieux préciser cette dernière acception de la confiance, partons de la définition de Chris Snijders qui écrit: “Suppose you have a choice between two options, [A] the status quo and [B] running the risk of ending up in one of two situations. If you choose [B] you can end up in a situation that you prefer to the status quo, but it is also possible to end up in a situation you do not prefer to the status quo. Furthermore, assume that the situation you will end up in is under the control of another conscious actor and that given this other actor‟s disposition or preferences it is not unlikely that you end up in the situation where you are worse off than the status quo. I then define “I trust that other actor” as choosing option [B] before you know the other actor‟s behavior” (Chris Snijders 1996, pp. 9-10)65. La définition de Snijders prend sa source dans la théorie des jeux et place par conséquent l‟acteur social appelé à faire confiance devant un dilemme à l‟instar de celui du prisonnier (M. Olson, 1987)66. Ces modèles théoriques empruntés à l‟économie, isolant l‟individu de son environnement social et le dotant d‟une rationalité et d‟un pouvoir imaginaire, n‟embrassent pas la complexité des relations de confiance entre acteurs intégrés dans des structures sociopolitiques disposant de codes civiles et moraux dont la violation ne va pas sans sanctions (P. Dasgupta, 1988, pp. 49-72)67. Dans l‟exemple de Snijders si l‟on intègre la possibilité de sanctions positives ou négatives, l‟acteur auquel on fait confiance évaluera toutes les conséquences possibles (d‟un côté prison, potence, mise en quarantaine et de l‟autre récompense, respect et honneur) de ses actions éventuelles avant de les entreprendre. Il nous semble important d‟arrêter un certain nombre de dimensions pertinentes pour la saisie des relations de confiance dans les tontines. Dans ce sens, les dimensions retenues par Yamagishi et Yamagishi peuvent nous être d‟un grand secours (Yamagishi et Yamagishi, 1994)68.
65
Snijders, C. (1996), Trust and Commitments. ICS, 249p Olson, M., (1978), Logique de l‟action collective, PUF, Paris, 199p, traduction française de The Logic of Collective Action, Harvard University Press, 1966. 67 Dasgupta, P., (1988), “Trust as a Commodity”. In Trust, Making and Breaking Cooperative Relations, Edited by Diego Gambetta, pp. 49-72.
66
68
Yamagishi and Yamagishi (1994): Trust and Commitment in the United States and Japon. Motivation and Emotion, 18, 2: 129-166. 148
Yamagishi et Yamagishi ont contribué à la spécification conceptuelle de la confiance en distinguant trois dimensions essentielles. Ils retiennent la confiance par assurance, la confiance fondée sur la connaissance et la confiance en général. La confiance par assurance consiste en l‟attente que l‟on peut avoir vis-à-vis d‟un acteur social d‟agir dans le sens de préserver ses propres intérêts. Dans l‟exemple de Snijders, si le choix de [B] correspond à l‟intérêt bien compris des deux acteurs en interaction, “Je” peut avoir confiance en l‟autre tout en pensant, non sans raison, que celui-ci ne trahira pas ses propres intérêts. La confiance fondée sur la connaissance renvoie à l‟attente que l‟on peut avoir vis-à-vis de l‟autre en se référant à ses comportements antérieurs. On peut avoir confiance à un garagiste qui prétend nous vendre une bonne voiture parce que nous avons acheté plusieurs voitures chez lui avec la même prétention qui s‟est avérée être toujours vraie. Par son comportement passé, on dispose de bonnes raisons de lui faire confiance. Quant à la confiance en général, elle repose entièrement sur le bon sens. Quand on prête sa voiture à un ami, on peut s‟attendre à ce qu‟il la ramène en se fondant sur une confiance générale que n‟importe qui ramènera la propriété d‟autrui après l‟avoir empruntée. Les deux premières dimensions de Yamagishi et Yamagishi en l‟occurrence la confiance par assurance et la confiance par connaissance peuvent nous être d‟un grand secours pour analyser les relations de confiance dans les tontines. Ainsi, la capacité financière des participants à honorer leurs engagements envers la tontine et la proximité constituent de bons indicateurs de la confiance par assurance tandis que la réputation et l‟honnêteté attestée par l‟expérience est un indicateur pertinent de la confiance par connaissance (Mayoukou, 1996)69. Mais avant de voir comment ces dimensions et ses indicateurs sont pertinents dans l‟analyse de la confiance dans les tontines, il est important de s‟arrêter sur la conception qu‟on a jusque-là eue des relations de confiance dans ces arrangements financiers populaires. La confiance, comme d‟ailleurs la solidarité dans les tontines africaines, ont été jusque-là appréhendées comme des propriétés inhérentes aux tontines par plusieurs spécialistes de la finance informelle (Alain Henry, Guy-Honoré Tchente et Philippe Guillerme-Dieumegard, 1991; Hassane Zaoual, 1996; Jean Essombe-Edimo, 1998)70. Jean Essombe-Edimo parle de 69
Mayoukou, C., (1996), “La réputation, un mécanisme incitatif dans la fonction d‟intermédiation des tontiniers en Afrique Subsaharienne”. Réseaux de Recherche sur l‟Entrepreneuriat, AUPELF-UREF, Note de recherche nº96-57, 19p. 70
Henry, A.; Tchente, G-H.; Guillerme-Dieumegard, P., (1991), Tontines et banques au Cameroun, Karthala, 166p. Zaoual, H., (1996), “Les “Economies Tontinières”: une autre figure des sites africains”. In Organisation économique et Cultures Africaines. De l‟homo economicus à l‟homo situs. Sous la direct. De Issiaka-Prosper 149
la solidarité avec son corollaire la confiance comme constituant l‟essence même ou la raison d‟être des tontines africaines. Mais l‟auteur n‟analyse pas les moments de crise de confiance qui conduisent dans certains cas à la dissolution de la tontine. La confiance est loin, comme il semble le suggérer, une vertu inhérente à la personnalité africaine. Dans la même lancée, Zaoual pense que l‟environnement culturel africain avec des valeurs comme celles du respect de la parole donnée rend plus facile l‟existence des relations de confiance à l‟intérieur de la tontine. Là également, il suffit de regarder avec minutie les relations à l‟intérieur de la tontine pour se rendre compte que la parole donnée n‟est pas un critère auto suffisant pour déterminer l‟établissement des relations de confiance entre participants d‟une tontine. Au contraire, comme nous allons le montrer un peu plus loin, le soupçon et la ruse règnent dans plusieurs tontines et se manifestent par le truquage des tirages au sort par exemple. La proximité géographique (voisinage) ou sociale (parenté ou affinité) a été considérée par beaucoup comme étant le fondement sur lequel les relations de confiance sont construites (J. M. Servet et E. Baumann, 1996)71. Ce qui semble suggérer que partout où la proximité joue un rôle essentiel dans la mise en place de la tontine, l‟établissement des relations de confiance en découle sans grandes difficultés. Or une observation minutieuse et patiente de la manière dont les participants sont recrutés, l‟ordre des levées est déterminé et les défaillances sont prévenues ou sanctionnées permet d‟appréhender combien les relations de confiance à l‟intérieur de ces arrangements financiers sont problématiques dans les quartiers de Dakar où la proximité spatiale joue un rôle fondamental dans la constitution des tontines. En réalité, les relations de confiance à l‟intérieur des tontines n‟ont rien de naturel, elles sont des constructions sociales qui varient en fonction du lieu d‟implantation et des types de relations, directes ou médiatisées, qu‟entretiennent les différents participants. Chacune des 268 tontines ayant fait l‟objet d‟enquête est une expérience unique en soi pour dire combien les tontines sont diverses et variées du point de vue du nombre de participants, des règles de fonctionnement, des montants des contributions, de la périodicité des contributions et des levées, des procédures de détermination de l‟ordre des levées, etc... Mais en tenant en considération de la nature des Lalèyê, Henry Panhuys, Thierry Verhelst, Hassan Zaoual, L‟Harmattan, pp. 241-46. Essombé Edimo, J-R., (1998), “Dynamique financière des tontines: quels enseignements pour le financement des petites entreprises en Afrique, Revue Tiers Monde, t.XXXIX, nº 156, pp. 861-83. 71 Servet, J-M. et Baumann, E., (1996): “Proximité et risque financier en Afrique. Expériences sénégalaises”. In Entreprises et Dynamique de Croissance, De Bernard Haudeville et Michel Lelart (eds), Aupelf-Uref, SERVICED, pp. 213-25.
150
relations entre les participants, il est possible d‟arriver à regrouper les tontines sénégalaises en deux groupes, comme nous l‟avons déjà fait dans les chapitres précédents. Il y a d‟un côté les tontines simples et de l‟autre les tontines médiatisées par un organisateur. Les relations de confiances varient, il va sans dire, en fonction de ces deux types de tontines comme nous allons le démontrer dans ce qui suit. Confiance et typologie des tontines Les tontines se caractérisent essentiellement, comme nous l‟avons vu plus haut, par la constitution d‟un fond dont les participants disposent à tour de rôle. Les premiers à disposer du fond se placent dans une position confortable non pas seulement parce qu‟ils reçoivent du crédit gratuitement mais aussi et surtout parce qu‟ils sont à l‟abri des conséquences des défaillances éventuelles par le fait qu‟ils correspondent aux potentiels défaillants. Les derniers à disposer du fond, à l‟inverse des premiers, sont dans une situation pour le moins inconfortable en ce sens qu‟ils épargnent sans toucher d‟intérêts, mais plus encore, ils sont vulnérables aux éventuelles défaillances. Dans cette perspective, les derniers à bénéficier de la levée doivent impérativement avoir confiance aux premiers à en disposer pour que la tontine puisse exister. Dès lors la détermination de l‟ordre dans lequel les levées doivent se faire est un indicateur essentiel des relations de confiance dans le groupe tontinier. La détermination de l‟ordre dans lequel les levées doivent se faire varie en fonction du type de relations entre les participants. En effet, il y a deux formes de structurations des relations entre les participants dans les tontines sénégalaises (Claude Dupuy, 1990)72. La première forme renvoie à celle où les participants entretiennent des relations fondées sur une connaissance mutuelle, c‟est-à-dire que tous connaissent personnellement chacun et que chacun connaît personnellement tous. Les tontines caractérisées par cette forme de configuration sont appelées tontines simples ou mutuelles. La deuxième forme est celle où les relations entre les participants sont médiatisées par un organisateur qui entretient avec chacun d‟eux des liens mutuels et personnel, c‟est-à-dire qu‟il connaît tous et est connu de tous. Ce genre de configuration est présent dans les tontines que
72
Dupuy, C., (1990), “Les comportements d‟épargne dans la société africaine : études sénégalaises”, In Lelart M. (ed.), la Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, pp. 31-51.
151
Michel Lelart qualifie de commerciales (M. Lelart et Gnansounou, G. 1989)73. Les tontines simples se rencontrent essentiellement dans les quartiers ou les lieux de travail où la proximité permet aux participants de disposer sur les uns et les autres un ensemble d‟informations sur le profil moral de chacun (E. Baumann et J. M. Servet, 1996)74. La détermination de l‟ordre des levées dans ce type de tontine se fait généralement par tirage au sort ou par consensus tenant compte de l‟urgence des besoins des uns et des autres. Les tontines avec organisateur se retrouvent plus particulièrement dans les marchés. La détermination de l‟ordre des levées dans la plupart des cas est du seul ressort de l‟organisateur de la tontine. Ces deux types de tontines ont des stratégies différentes pour prévenir les défaillances ou réparer leurs conséquences. Les stratégies pour la prévention des abus de confiance L‟une des préoccupations majeures des participants aux tontines est comment éviter que l‟un d‟entre eux abuse de la confiance des autres après avoir bénéficier de la levée. Il existe plusieurs stratégies dont l‟objectif est de réduire au minimum les risques de défaillance. Il y a, d‟une part, des stratégies de prévention qui ont pour but de faire face financièrement aux conséquences d‟une éventuelle défaillance pour assurer la continuité de la tontine et, d‟autre part, des stratégies de sanctions sociales qui visent à obliger les défaillants à repayer leurs dettes envers la tontine. Ces différentes stratégies varient bien entendu en fonction de la nature des relations entre participants d‟une tontine. La prévention dans les tontines simples se manifeste par la constitution d‟un fond de caisse. En effet, dans ces dernières, les toutes premières contributions des participants ne sont pas redistribuées sous forme de levée mais elles alimentent plutôt un fond de caisse. La présence à l‟heure des participants le jour de la levée étant obligatoire, les absents et les retardataires sont sanctionnés par le paiement d‟une amende. Les amendes liées au retard ou à l‟absence des membres les jours de réunion viennent s‟ajouter à ce fond de départ. Le fond de caisse est conçu principalement pour faire face aux situations de défaillance. Donnons l‟exemple d‟une tontine simple de Pikine Médina Gounasse: La tontine regroupe uniquement des femmes qui sont toutes des voisines mais appartenant à des ethnies différentes. Elle existe depuis 1989 73
Lelart, M. et Gnansounou, G., (1989), “Tontines et tontiniers sur les marchés africains: le marché Saint-Michel de Cotonou”, in African Review of Money, Fiance and Banking, 1/89, pp. 69-89. 74 Idem 152
et compte 32 participantes. Les membres, tous des femmes mariées, ne disposent pas de source de revenus réguliers. Près des 2/3 tirent leurs contributions du budget familial dont elles sont les gestionnaires. Le reste des participantes mène des activités informelles du type petit commerce, couture, teinture, vente de légumes ou d‟arachides grillées d‟où elles tirent des revenus très modestes et très irréguliers. Les contributions sont fixées à 2.500 F CFA tous les 15 jours. La tontine a une responsable morale qui est une teinturière de 41 ans et mère de cinq enfants dont le père est un menuisier. La famille est relativement aisée comparée aux autres familles du voisinage. Elle habite dans une maison en dur de quatre pièces dont trois chambres et un salon. Une chambre pour la femme et son conjoint, une chambre pour les filles et une chambre pour les garçons. Elle prend en charge cinq autres personnes qui sont des parents directs du mari. C‟est dans la maison que tous les 15 jours se réunissent les participantes de la tontine. Les premières contributions, soit un montant de 80.000 F CFA, sont bloquées dans un fond de caisse entre les mains de la responsable morale. Les retardataires sont tenus de payer une amende de 250 F CFA tandis que les absents ont l‟obligation de verser leurs contributions plus une amende de 500 F CFA au plus tard le lendemain de la rencontre. L‟argent des amendes vient renforcer le fond de caisse d‟où les contributions manquantes sont tirées en cas d‟absence ou de défaillance. La première situation de défaillance et la plus fréquente est celle d‟un participant qui n‟a plus les moyens de contribuer avant même d‟avoir disposé de la levée. C‟est le cas par exemple de Marieme, 37 ans et participant dans une tontine de quartier a Pikine Médina Gounasse qui, à la suite des frais médicaux occasionnés par l‟hospitalisation de son mari, n‟a pas pu continuer à verser ses contributions à la tontine. D‟une manière générale, les motifs de cessation de contributions sont connus de tous du fait de la proximité entre les participants. Cette forme de défaillance est sans grande conséquence pour la continuité de la tontine dans la mesure où le défaillant correspond à un créancier. Dans les cas où les motifs sont jugés sérieux, le défaillant peut emprunter ses contributions au fond de caisse jusqu‟à la fin du cycle tontinier pour récupérer ses contributions initiales. Par contre si les motifs sont jugés fantaisistes, dans la plupart des tontines simples, le défaillant perd ses contributions antérieures au profit du font de caisse. La deuxième situation de défaillance est celle d‟un participant qui refuse ou n‟a plus les moyens de continuer à contribuer après avoir disposer de la levée. Cette attitude est perçue comme un abus de confiance si le défaillant ne dispose pas d‟excuses recevables pour se justifier. S‟il s‟agit d‟une seule défaillance, la tontine peut ne pas être paralysée puisque les contributions manquantes seront tirées du fond de caisse pour compléter la levée. Mais si les défaillances se multiplient, le fond de caisse ne pourra pas
153
les compenser, ce qui aboutit dans certain cas à la faillite totale de la tontine. Comme ce fût le cas de la tontine dirigée par Ramatoulaye, 42 ans et mère de trois enfants. Après la mort de son mari, elle avait rejoint la maison de ses parents à la Médina où, avec l‟accord de ses voisines, elle avait créé une tontine regroupant 23 femmes. Les contributions de 1000 F CFA devaient se faire tous les 10 jours chez elle. La tontine avait fonctionné ainsi pendant près d‟un an. Au courant du second cycle, Ramatouleye trouve un mari aux Parcelles Assainies un quartier situé à près d‟une vingtaine de kilomètres de chez elle. Elle confie à l‟une de ses amies la tontine. Alors les femmes qui avaient déjà reçu la levée, commencent à s‟absenter et au bout d‟un mois les levées n‟atteignaient même plus la moitié de ce qu‟elles auraient dû être. Les femmes qui n‟avaient pas encore eu l‟occasion de disposer de la levée arrêtent de contribuer en exigeant que leurs contributions antérieures leur soient remboursées. Alertée, Ramatouleye accepte, en tant que responsable, de rembourser les perdants tout en espérant convaincre les défaillantes de lui remettre son argent. Ramatouleye affirme n‟avoir pas pu obtenir les paiements des défaillantes qui fuient le quartier dès qu‟elles savent qu‟elle est chez ses parents. Malgré l‟existence d‟un fond de caisse dans la tontine de Ramatoulaye, il était impossible de faire face à une telle vague de défaillance. Cependant dans la majorité des cas le fond de caisse constitue un instrument financier efficace pour assurer la continuité des tontines en proie à une ou deux défaillances. A la fin du cycle tontinier, le fond de caisse est soit redistribué à parts égales entre les différents participants, soit utilisé pour organiser une petite fête pour raffermir les liens établis entre eux par le détour de la tontine. Dans ce dernier cas, on procède à un jumelage des participants qui marque le début de relations d‟échange fondées sur l‟obligation entre les différentes jumelles ou ndeydikke75 en wolof. Cette pratique du ndeydikke peut être également interprétée comme une stratégie de la part des participants d‟asseoir un climat de confiance mutuelle pour favoriser la continuité de la tontine. En effet, à la fin de chaque cycle réussi, les mêmes participants se retrouvent pour recommencer un nouveau cycle à la fin duquel d‟autres jumelles et d‟autres obligations vont naître participant au renforcement des relations de confiance à l‟intérieur du groupe. 75
Le phénomène du Ndeydikke est emprunter aux relations de réciprocité accompagnant la célébration des mariages chez les wolof. Dans les tontines, le ndèye dikke veut tout simplement dire la jumelle. Le jumelage entre les participantes d‟une même tontine après la fin du cycle est très fréquent dans les quartiers de Dakar. Dans certaines tontines de Pikine Médina Gounasse, Il nous a été rapporté qu‟au cours de la cérémonie de jumelage les participantes portent tous des habits identiques. Dans ces cas la tontine devient un véritable groupe de référence à l‟image de la famille ou de l‟ethnie. 154
Les tontines simples avec fond de caisse sont une spécificité propre aux tontines de quartiers dakarois. A Thilogne, les tontines simples ne disposent pas de fonds de caisse. Il existe cependant des amendes liées à l‟absence ou au retard des participantes le jour des réunions. Cet argent est partagé à la fin du cycle entre les différents membres. Il n‟y a pas donc l‟organisation d‟une cérémonie de jumelage marquant la fin du cycle. Peut être parce que chaque rencontre périodique est en elle-même déjà une fête. La femme qui doit recevoir la levée organise toujours une petite fête à l‟honneur de ses hôtes venus la trouver chez elle. Dans certains cas, l‟argent qu‟elle reçoit sous forme de levée est en deçà des dépenses qu‟elle effectue pour l‟organisation de la réunion. Elle doit donner à boire (boissons fraîches et thé vert) et à manger (arachide grillée, thiakri, gâteaux, etc.). Il y a d‟ailleurs une sorte de concurrence entre les membres pour organiser la rencontre la plus réussie. Dans ce genre de tontine, les aspects sociaux sont dominants par rapport aux aspects financiers (Michel Dromain, 1990)76. Chez les émigrés sénégalais à Paris, il n‟existe pas aussi de fond de caisse à proprement parler. Mais il y a presque toujours parallèlement à la tontine une caisse de solidarité. Cette caisse est alimentée par des cotisations régulières, en moyenne 50 FF par femmes, et a pour objectif principal d‟aider les membres qui font face à des difficultés. Ici, il ne faut pas entendre le mot difficulté uniquement dans le sens d‟adversité ou de sinistre. L‟organisation d‟une cérémonie familiale ou aller en vacances au Sénégal du fait que ça nécessite des dépenses très importantes est perçue comme étant une difficulté. A chacune de ces occasions les membres reçoivent une aide financière de 1500 FF en moyenne pour les mariages et de 3000 FF pour le retour au Sénégal77. L‟absence de fond de caisse en prévision des éventuelles défaillances dans les tontines parisiennes s‟accompagne également de l‟absence de cérémonie spéciale ou ndeydikke marquant la fin du cycle tontinier. Cependant comme dans le cas des tontines simples thilognoises, les participantes aux tontines parisiennes font de chaque tour une grande fête. Dans le cas des tontines qui regroupent des participantes qui ont eu l‟occasion de se connaître avant de venir en France parce qu‟elles viennent du même village ou de villages environnants, la femme qui doit recevoir la levée est tenue de préparer un repas et un dîner pour ses hôtes. Dans ce genre de tontines, les participantes n‟habitent pas forcément dans une même ville. La plupart d‟ailleurs font des centaines de kilomètres pour se rendre chez la bénéficiaire de la levée. Par contre dans les tontines où les membres se sont 76
Dromain, M., (1990), “L‟épargne ignorée e négligée : les résultats d‟une enquête sur les tontines au Sénégal”, in Lelart M. (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, 356p. 77 Cf. Rapport Final sur “Epargne des Migrants et Outils Financiers Adaptés, 1998.
155
connus en France, elles regroupent très souvent des femmes d‟une même ethnie habitant dans la même ville. Les rencontres dans ce genre de tontines n‟occasionnent pas de grandes dépenses et se font d‟ailleurs dans un lieu fixe généralement chez la responsable de la tontine. Dans tous les cas, les rôles que remplissent les fonds de caisses et les cérémonies de fin de cycle tontinier en termes de renforcement de la familiarité et de la confiance mutuelle entre participantes dans les tontines simples de quartier à Dakar sont absents dans les autres lieux de recherche. Cela s‟explique certainement par le fait que les tontines dakaroises se caractérisent, d‟une manière générale, par l‟intégration de participantes issues d‟ethnies, de langues et de cultures différentes contrairement aux tontines thilognoises et parisiennes qui renferment des femmes appartenant à une même ethnie, caste ou catégorie sociale, comme nous l‟avons indiqué dans les chapitres précédents. En effet, si dans certains cas les tontines parisiennes présentent une certaine diversité de participation, l'écrasante majorité des tontines suit les contours ethniques. De ce fait, il semble normal que les participantes des tontines dakaroises développent des initiatives allant dans le sens de renforcer la familiarité et la confiance mutuelle pour rendre plus durable la coopération entre des acteurs aux appartenances socioculturelles diverses à l‟intérieur des arrangements financiers populaires. La prévention se manifeste également dans le recrutement des participants. Ne devient pas membre d‟une tontine qui veut. Dans les grandes villes comme Dakar et Paris, le recrutement des participants tient compte d‟un certain nombre de critères tels que la régularité du revenu ou la stabilité de l‟habitat du candidat à la participation. Dans les quartiers de Dakar, on refuse catégoriquement d‟intégrer les locataires du fait qu‟ils peuvent déménager d‟un jour à un autre et partir avec l‟argent de la tontine. A Paris, les femmes qui participent dans les tontines doivent avoir nécessairement l‟engagement de leur mari, détenteur de revenu, à verser en cas de problème la somme due à la tontine. A Thilogne, par contre, la proximité spatiale et surtout sociale (castes ou catégories sociales) et la faiblesse des contributions rendent plus facile le recrutement des participants dans les tontines en ce sens précis que la fuite s‟avère improbable voire impossible. Dans la même logique, le recrutement dans les tontines de marché et des lieux de travail est moins problématique dans la mesure où la disposition d‟une boutique avec un stock suffisant de marchandises ou d‟un salaire régulier semblent constituer une garantie suffisante pour faire confiance à la capacité financière du candidat à la participation à respecter ses engagements. Au cas contraire, la saisie des marchandises ou la rétention sur le salaire à la source sont des mesures effectives de dissuasion. La prévention dans les tontines avec organisateur se présente différemment de celle décrite en haut. Dans ces dernières, il n‟existe pas de 156
fond de caisse. L‟organisateur de la tontine est le seul à faire face aux situations de défaillance. En contre partie de ses responsabilités, il a le privilège de déterminer seul l‟ordre dans lequel les levées seront distribuées. En plus, il reçoit et dès fois exige des participants le versement d‟une commission financière qui, à y voir de près, joue le même rôle que le fond de caisse des tontines simples (F. J. A. Bouman, 1994)78. En effet, en cas de défaillance (dans ces deux formes décrites plus haut), l‟organisateur de la tontine tire les contributions manquantes des commissions financières qu‟il reçoit des participants avant d‟exercer une pression sur le défaillant pour le forcer à rembourser ses dettes envers la tontine. En cas de non défaillance, les commissions financières constituent la rémunération du travail accompli par l‟organisateur pour le bon fonctionnement de la tontine. Dans les deux types de tontines, il est possible de repérer différentes stratégies dont l‟objectif essentiel est d‟éviter les situations de défaillance. Elles se fondent d‟une part sur le soupçon de la non crédibilité de certains membres qui ont une morale douteuse et d‟autre part sur la bonne réputation d‟autres participants qui ont un profil moral parfait. Elles consistent essentiellement à favoriser la deuxième catégorie de participants par rapport à la première dans la détermination de l‟ordre des levées. On peut noter deux stratégies dominantes: le truquage des tirages au sort dans les tontines simples et la distribution des levées en fonction de l‟ordre décroissant du degré de confiance envers les différents participants dans les tontines avec organisateur. Le truquage des tirages au sort La manière dont nous avons décrit les tontines simples un peu plus haut concerne évidemment la grande majorité d‟entre elles près des 2/3. Cependant, il existe des tontines simples où les relations de confiance entre participants sont problématiques. C‟est dans ce genre de tontine que l‟on constate le déploiement de la part des participants les plus influents, qui sont très souvent les responsables moraux du fait qu‟ils ont été les initiateurs de la tontine, de stratégies multiples tendant à sécuriser le bon fonctionnement de celle-ci par la prévention des situations de défaillance. Dans 54 sur 152 tontines simples ayant fait l‟objet d‟enquête, soit 35,52 %, les tirages au sort, destinés à déterminer l‟ordre dans lequel les levées doivent se faire, étaient truqués soit pour favoriser un participant reconnu pour son honnêteté, soit
78
Bouman, F.J.A., (1994), “ROSCA and ASCRA: Beyond the Financial Landscape ». In Financial Landscape Reconstructed”, Westview Press, 1994, pp. 375-394.
157
pour prévenir un participant soupçonné d‟être malhonnête de bénéficier de la levée dans les premières positions. Mère Mbaye, 47 ans, est vendeuse de céréale et de condiments au marché de Tilène et est responsable d‟une tontine simple à la Médina. Elle est lébou79 et se plaît à souligner qu‟elle est parmi les véritables autochtones du quartier, c‟est-à-dire que ses parents, comme elle, sont nés et ont grandi dans le quartier. Elle vit avec son mari et ses six enfants dont deux filles et quatre garçons. A cela il faut ajouter la mère de son mari et ses deux neveux. Le mari, ses deux garçons et ses neveux pratiquent la pêche artisanale et passent l‟essentiel de leur temps à la mer alors de que mère Mbaye et sa fille cadette vont au marché à quelques pas de chez eux tous les jours. La plupart de ses voisines de quartier comme de marché l‟appelle à juste titre mèrenatt80 ou responsable de la tontine. Elle explique en quoi consiste sa stratégie pour éviter les défaillances: « Dans notre tontine, la distribution de la levée se fait par tirage au sort. Mais si nous avons peur que certaines participantes vont défaillir après avoir bénéficié de la levée, nous ne mettons pas leurs noms dans l‟urne où on doit tirer le nom du bénéficiaire ».
Le truquage du tirage au sort est d‟autant plus facile à faire que l‟écrasante majorité des participants dans ces tontines simples ne savent, ni lire, ni écrire. Ils ne peuvent pas ainsi savoir si oui ou non leurs noms sont effectivement dans l‟urne. Si les responsables veulent favoriser un membre pour qu‟il obtienne la levée, ils remplissent son nom sur tous les bouts de papier contenus dans l‟urne rendant la probabilité pour lui d‟obtenir la levée égale à 1. Il n‟y a aucun système de vérification des opérations de tirage. Mieux, les victimes des truquages disent avoir une entière confiance à l‟honnêteté des responsables qui les pratiquent. Ainsi, dans les tontines simples, on peut constater une configuration paradoxale des relations de confiance en ce sens précis que pour éviter les abus de confiance, les responsables abusent de la confiance des participants considérés comme de potentiels défaillants. 79
Les lébou constituent un sous groupe parmi les wolofs qui correspondent au groupe ethnique le plus important du point de vue du nombre au Sénégal. On considère que les lébou sont les seuls autochtones à Dakar. Ils habitent dans des villages comme Ouakam, Yoff, Thiaroye, Soubedioune qui ont fini par être engloutis par l‟agglomération dakaroise 80 Natt est le nom wolof donné à la tontine. On utilise également les mots sani diamra pour les tontines en nature et mbotaye pour celles articulées aux cérémonies familiales. Dans les autres groupes ethniques on utilise souvent les expressions wolofs. Les haalpulaar parlent cependant de piye pour nommer les tontines.
158
Cette attitude des responsables de la tontine envers ceux qui sont soupçonnés d‟être des défaillants en puissance amène à poser la question de savoir si un abus de confiance est légitime quand il s‟agit d‟en prévenir un autre. Dans la logique des responsables des tontines simples, tout ce qui va dans le sens de mettre la tontine à l‟abri des défaillances éventuelles, même s‟il s‟agit d‟un abus de confiance, est légitime. Ils ne se sentent nullement coupables en abusant la confiance de ceux en qui ils n‟ont pas une grande confiance. Au contraire, ils pensent que ceux qui se sont forgé une mauvaise réputation ne méritent pas que l‟on soit honnête envers eux. Mère Mbaye justifie la légitimité cette pratique de truquage en ces termes: « Qu'est-ce que vous voulez? Que l‟on remette les premières levées à des personnes en qui personne dans la tontine ne fait confiance! Ah non! Nous les avons acceptées dans la tontine en espérant qu‟elles vont changer. Pour autant, nous ne prendrons aucun risque, elles seront inéluctablement les dernières dans l‟ordre des levées. Nous faisons le tirage honnêtement pour ceux qui méritent le respect et la confiance de tous. Mais pour les autres, c‟est déjà un effort de les accepter dans la tontine, nous ne sommes pas dupes. Par ces temps difficiles qui courent, il n‟est pas tolérable que quelqu‟un prenne l‟argent de la tontine et refuse de repayer ».
Ces pratiques de truquage des tirages pour la détermination de l‟ordre des levées sont propres aux tontines simples dakaroises à l‟exception de celles des lieux de travail qui disposent de procédures plus ou moins formelles pour la détermination de l‟ordre des levées. Dans les tontines simples des lieux de travail, les risques de défaillance sont très faibles du fait que les contributions sont réglées par des ordres de virement bancaires et sont donc coupées à la source. Le tirage est fait dans toutes les tontines des lieux de travail avant même le commencement des contributions et il est intégral, c‟est-à-dire que chaque participant sait dès le départ son emplacement dans l‟ordre des levées. Les truquages des tirages au sort n'ont pas été rencontrés à Thilogne ou chez les émigrés sénégalais. L‟explication que l‟on peut donner par rapport à cette variation est qu‟à Thilogne les tontines simples regroupent d‟une manière générale des femmes appartenant à la même caste ou catégorie sociale et que chacune d‟entre elle essaye de son mieux de préserver son honneur personnel qui est lié à celui de sa famille ou ndimaagu en faisant preuve d‟honnêteté envers les autres. A Dakar, la diversité ethnique combinée à l‟anonymat de la vie urbaine pousse les participantes aux tontines à relativiser les valeurs d‟honneur et d‟honnêteté encore très vivaces dans les villages. Pour compléter cette explication, il faut souligner qu‟à Thilogne le montant des contributions est souvent très faible et par conséquent ne fait pas l‟objet d‟une grande tentation. Il n‟est pas raisonnable d‟engager son honneur pour une somme de 200 ou 600 F CFA. Le jeu n‟en vaut pas la chandelle. Alors qu‟à Dakar, les levées peuvent atteindre 159
facilement 500.000 F CFA comme c‟est le cas des tontines de pèlerinage à la Mecque. De tels montants peuvent faire tomber un participant dans la tentation de recevoir la levée et de refuser à repayer aux autres participants. A Paris cependant, on retrouve presque toutes les conditions présentes dans le contexte dakarois mais les truquages des tirages au sort pour déterminer l‟ordre des levées sont absents. La première raison explicative est que la plupart des tontines ne regroupent que des participants appartenant au même groupe ethnique haalpulaar, soninke ou wolof et viennent directement pour l‟écrasante majorité des villages arrivant à Paris avec les valeurs culturelles locales. Le sens de l‟honneur, ndimaagu ou ngor, constitue pour les participantes aux tontines simples un pilier essentiel de la confiance mutuelle. Chaque participante est presque persuadée que personne ne risquera son honneur et sa réputation en refusant de rembourser à la tontine après avoir disposé de la levée. Dans la grande majorité des tontines simples chez les émigrés le tirage se fait d‟ailleurs intégralement dès le début de la tontine en présence des différentes participantes, ce qui rend impossible un quelconque truquage. La conclusion à laquelle on peut aboutir par rapport à ces pratiques de truquage des tirages au sort est qu‟elles révèlent qu‟un climat de soupçon et de doute règne dans la plupart des tontines simples de quartier à Dakar lié très certainement à la diversité des appartenances ethniques et culturelles et l‟anonymat du cadre urbain. Mais elles constituent des stratégies dont l‟objectif principal est de réduire de manière considérable les risques de défaillance en privilégiant les individus qui sont supposés être les plus méritants de la confiance du groupe ou de ses responsables. Dans cette perspective, elles ne diffèrent pas des autres stratégies que l'on retrouve dans les tontines avec organisateur. La distribution des levées en fonction de l’ordre décroissant du degré de confiance Dans les tontines avec organisateur, l‟organisateur, qui a le privilège de déterminer seul l‟ordre des levées, a la latitude de le faire en fonction de ses propres critères de confiance envers les différents participants. Pour éviter les défaillances dont il est le seul responsable, il remet les premières levées, qui sont les plus risquées, aux participants en qui il a une entière confiance tandis que les participants dont il doute de la moralité ou des moyens seront classés comme de bons derniers. Dans 87 sur les 116 tontines avec organisateur, soit 75 %, les organisateurs reconnaissent volontiers distribuer les levées en fonction du degré de confiance qu‟ils ont envers les différents participants. Les organisateurs des tontines retiennent plusieurs critères pour remettre les premières levées à certains participants plutôt qu‟à d‟autres. La 160
première et la plus importante est sans nul doute la capacité matérielle ou financière du participant à honorer ses engagements. Au niveau des marchés à Thilogne comme à Dakar le stock de marchandises dont dispose un participant est un bon indicateur de la crédibilité de son engagement à contribuer le montant requis durant la totalité du cycle. Mais si le participant a effectivement les moyens d‟honorer ses engagements envers la tontine, il reste cependant à savoir s‟il en a la volonté. Le deuxième critère qui renvoie à la réputation du participant, c‟est-à-dire à sa moralité, a pour objectif d‟écarter des premières positions les participants qui ont certes les moyens mais ont également une mauvaise volonté. Ici, la réputation est fondée sur un ensemble d‟information sur les comportements passés et présents de l‟individu par rapport à son entourage (C. Mayoukou, 1996)81. Ces comportements jugés honnêtes ou malhonnête, justes ou injustes, loyaux ou déloyaux et déterminent la perception que le groupe a de l‟individu. C‟est la combinaison de ces deux critères qui permet à l‟organisateur d‟arrêter l‟ordre dans lequel les levées vont se faire tout au long du cycle tontinier. On arrive à une configuration telle que représentée dans le schéma suivant:
81
Mayoukou, C., (1996), “La réputation, un mécanisme incitatif dans la fonction d‟intermédiation des tontiniers en Afrique Subsaharienne”. Réseaux de Recherche sur l‟Entrepreneuriat, AUPELF-UREF, Note de recherche nº96-57, 19p.
161
Schéma nº1: ordre décroissant de confiance en fonction de la réputation et des moyens82. Moyens suffisants
Bonne Réputation
Mauvaise Réputation
Moyens faibles
Première Position
Deuxième Position
* Bonne réputation
* Bonne réputation
* Moyens suffisants
* Moyens faibles
Troisième Position * Mauvaise réputation * Moyens suffisants
Dernière Position *Mauvaise réputation * Moyens faibles
Comme il apparaît dans le schéma, les participants avec suffisamment de moyens et une bonne réputation vont occuper les premières places dans l‟ordre de distribution des levées. Ainsi mère Mbaye, organisatrice de tontine au marché de Tilène dit remettre les premières levées aux participants qui disposent de cantines par rapport à ceux qui ont des étales par terre. En effet, la disposition d‟une cantine est un signe pour elle de richesse et donc de capacité financière à honorer les engagements envers la tontine. A Thilogne Cheikh privilégie dans la distribution des premières levées les boutiquiers et les fonctionnaires par rapport aux marchandes de légumes et de condiments ou encore les vendeuses de poissons. Un regard même furtif sur le stock et la nature des marchandises suffit, d‟après Cheikh, pour se faire une idée des dispositions financières des uns et des autres. A Paris, les organisatrices de tontines comme Kadia mettent l‟accent sur les sources de revenus du ménage telles que le salaire et les allocations familiales et le standing de vie qui renvoie au confort du ménage: voiture, salon, téléviseur, magnétoscope, habillements et parures, etc. 82
Le schéma rend compte des préférences de la majorité des organisateurs de tontines surtout au niveau des marchés de Thilogne et de Dakar.
162
Par contre ceux qui ne disposent pas de suffisamment de moyens et sont d‟une mauvaise réputation correspondent aux potentiels défaillants et occupent par conséquent les dernières positions. En effet, si en plus de la précarité de la situation économique et financière de l‟individu (vendeur à la sauvette par exemple), ce dernier est réputé pour ses comportements malhonnêtes envers sa clientèle ou les autres occupants du marché, il se retrouve comme l‟explique mère Mbaye à la queue dans l‟ordre de distribution des levées. Elle ajoute: rien n’échappe à personne dans ce marché, c’est à chacun de veiller pour ne pas ternir son image”. Mais les positions intermédiaires montrent une préférence pour la bonne réputation par rapport aux moyens dont disposent les participants dans la détermination de l‟ordre des levées. Ce qui veut dire que les participants qui disposent de peu de moyens et qui ont une bonne moralité seront privilégiés par rapport à ceux qui ont beaucoup de moyens et peu de moral. Aïssata, une organisatrice de tontine de marché aux parcelles assainies affirme remettre les premières levées aux participants qui ont de faibles moyens financiers et qui sont cependant intègres et pleins de volonté. La seule précaution qu‟elle prend est qu‟elle ne leur remet que la moitié de la levée. L‟autre moitié leur sera remise au milieu ou à la fin du cycle tontinier. Selon elle, cette catégorie de participants crée moins de problèmes, en termes de ponctualité par exemple, comparée à certains participants qui ont une assise financière solide. Donc, cette stratégie de distribuer les levées en fonction de l‟ordre décroissant de confiance qu‟on a envers les participants est présente dans la quasi totalité des tontines ayant à leur tête un organisateur dans les différents lieux de recherche. Elle est fondée sur une proximité géographique et professionnelle qui permet aux organisateurs de tontines de disposer d‟informations complètes sur la moralité, les activités, les problèmes financiers des participants. C‟est cette transparence qu‟affirme Cheikh quand il dit: « Je suis dans ce marché pendant plus de 20 ans et j‟organise des tontines depuis 1982. Je suis bien placé pour connaître les personnes honnêtes et celles qui ne le sont pas ou le sont moins que d‟autres. Tu peux faire le tour du marché, il n‟y a pas un seul vendeur ou commerçant avec lequel je n'ai pas traité. C‟est dire que je connais très bien les personnes qui participent à mes tontines. J‟ai très clairement défini les conditions de participation dans mes tontines. Il n‟y a pas de tirage, c‟est moi qui décide seul à qui je dois remettre la levée après avoir recueilli les contributions de tous. Je donne les premières levées à des gens en qui j‟ai une entière confiance, les autres doivent vraiment attendre la fin du cycle. Je ne vais pas prendre de risques. J‟ai déjà eu une expérience amère dont je ne suis pas prêt à oublier. Quelque fois tu as pitié des gens, tu leur remets l‟argent pour qu‟ils puissent travailler avec et ils te créent tous les problèmes du monde ».
163
Il nous a raconté qu‟au début il avait tendance à remettre les premières levées aux participants qui n‟avaient pas beaucoup de moyens financiers en espérant ainsi qu‟ils pourront profiter de l‟argent pour développer leurs activités. Mais en 1987, un participant de cette catégorie, à qui il avait remis la première levée, est parti avec 190.000 F CFA de la tontine. Il a été obligé de payer à sa place en tant qu‟organisateur pour préserver sa bonne réputation. Depuis cet incident, il a redoublé de vigilance dans l‟établissement de l‟ordre dans lequel il distribue les levées. Les propos de Cheikh sont sans ambiguïté sur la détermination de l‟ordre des levées en fonction de l‟ordre décroissant de confiance envers les différents participants dans ses tontines. Les autres tontines de marché à Thilogne obéissent aux mêmes principes pour prévenir les défaillances éventuelles. La même stratégie se retrouve dans la plupart des tontines de marché où l‟organisateur a le dernier mot sur l‟établissement de l‟ordre dans lequel les levées doivent se faire. Dans les 62 sur les 96 tontines de marché ayant fait l‟objet d‟enquête à Dakar soit 64,5 %, les organisateurs reconnaissent tenir compte du degré de confiance qu‟ils ont envers les différents participants dans la détermination de l‟ordre des levées. Les organisatrices des rares tontines à dominante financière dans les quartiers de Dakar font recours à la même stratégie pour distribuer les premières levées. A Paris, les organisatrices des tontines distribuent les levées en fonction des liens de familiarité qu‟elles entretiennent avec les différentes participantes. Il arrive très souvent que de nouvelles participantes soient acceptées par l‟organisatrice sous la présentation d‟une participante régulière envers laquelle elle a une très grande confiance. Dans ce cas, ces dernières recevront les levées en fin du cycle tontinier. Les organisatrices des tontines chez les émigrés sénégalais à Paris privilégient dans la distribution des levées les participantes qui se sont distinguées par leur régularité de participation qui est considérée comme un indicateur de fidélité et de confiance. Cependant, il peut arriver que des participants considérés par l‟organisateur comme faisant partie de la première catégorie préfèrent recevoir en dernière position la levée. En effet, contrairement à la logique financière qui veut que les premières levées soient plus profitables et donc plus attrayantes du fait qu‟elles soient des crédits gratuits, certains participants ont la préférence pour les dernières levées. Leur but est essentiellement “d‟optimiser leurs disponibilités financières à un moment donné en fonction d‟opportunités extérieures à la tontine” (T. Pairault, 1990, p: 103)83. La prévision d‟une dépense dans un futur proche comme 83
Pairault, T., (1990), “Sociétés de tontines et banques des petites et moyennes entreprises à Taiwan. In La Tontine, M. Lelart. Ed. AUPELF-UREF. John Libbey Eurotext. Paris, 1990, pp. 281-308. 164
l‟organisation d‟un mariage par exemple, peut justifier une telle attitude. Dans cette perspective, la constitution d‟une épargne importante et sa sécurisation correspondent aux deux objectifs majeurs que ce genre de participants vise à travers la participation aux tontines. Dans ce cas, l‟organisateur réaménage l‟ordre de distribution des levées en privilégiant les membres qui présentent moins de risques en fonction de son jugement. Dans des cas extrêmes où il ne trouve pas de preneurs des premières levées parmi la catégorie des hommes ou femmes de confiance, il peut décider d‟accumuler les premières contributions à son propre compte au lieu de les remettre à des participants d‟une morale douteuse. Dans ce cas, il remet à la fin du cycle plusieurs levées en même temps aux différents participants à l‟insu de ces derniers. Il peut ainsi disposer d‟importantes liquidités qu‟il peut placer ou investir dans ses propres activités en attendant la fin du cycle. Il peut également arriver que dans certains cas, les participants ayant des moyens faibles et une bonne réputation soient mis dans les premières positions pour leur permettre avec le crédit gratuit qui leur ait alloué d‟accroître leurs revenus. Cette pratique est assez fréquente dans les tontines de marché dans lesquelles l‟organisateur entretient des relations d‟affinité avec certains participants. Dans ce cas, pour pallier toute éventualité, il ne leur remet que la moitié de la levée. Ils recevront l‟autre moitié soit au milieu, soit à la fin du cycle tontinier. Jusque-là, nous avons analysé les relations de confiance du seul point de vue de l‟organisateur envers les participants. Qu‟en est-il de l‟inverse? Pourquoi les participants ont-ils ou non de bonnes raisons de faire confiance à l‟organisateur de la tontine? Ces questions sont d‟autant cruciales que la défaillance de l‟organisateur lui-même a des conséquences en termes de pertes financières plus graves que celle d‟un simple participant comme nous le montre le cas suivant: Ami Mboup, 44 ans, vendeuse de légumes au marché de Thiaroye est organisatrice d‟une tontine de 26 participants dont 4 hommes et 22 femmes. Les contributions sont de 1000 F CFA par jour et les levées se font tous les 5 jours. L‟organisatrice fait chaque jour le tour du marché pour récupérer les contributions des participants qu‟elle doit en principe cumuler pendant 5 jours pour remettre le montant total de 130.000 F CFA à un des participants dont elle est la seule à connaître. Après trois levées effectivement remises à des participants, l‟organisatrice commence à accumuler sans redistribuer à l‟insu, bien entendu, des participants qui se considèrent chacun en ce qui le concerne comme étant parmi les derniers à recevoir la levée. Après avoir accumulé 21 levées, soit au total 2.730.000 F CFA, l‟organisatrice vient auprès des participants pour les entretenir de ses problèmes financiers et de son incapacité à leur remettre leur argent. Les participants procèdent à la saisie de ses marchandises dont la valeur
165
n‟excédait même pas le montant de trois levées avant de se plaindre auprès de la gendarmerie. Du fait qu‟ils plaçaient beaucoup de confiance à Ami, certains membres de la tontine comme Safi disent ne pas croire à ce qui est arrivé. Ils ont participé dans la tontine d‟Ami pendant six ans sans qu‟il n‟y ait eu aucun problème. Dans les discussions du marché, dès qu‟on aborde les tontines, le cas d‟Ami revenait comme pour souligner la difficulté de faire confiance même à ses voisins et amis les plus proches. Safi affirme: « Par ses temps qui courent, il est difficile de faire confiance à quelqu‟un. Je n‟avais jamais imaginé qu‟Ami viendrait un jour pour me dire qu‟elle n‟est pas à mesure de payer l‟argent de la tontine. De toute façon, c‟est une bonne leçon pour moi, la prochaine fois je réfléchirais beaucoup avant de participer à une tontine ».
La défaillance de l‟organisateur se solde toujours pour les participants par des pertes énormes comme le confirme l‟exemple ci-dessus. Elle est d‟autant plus aisée que ce dernier est le seul à décider discrètement de la détermination de l‟ordre des levées et que les participants ne se connaissent pas mutuellement pour échanger des informations sur le déroulement de ces dernières. Chacun peut croire qu‟il est le bon dernier sans savoir que les fonds sont accumulés par l‟organisateur au lieu d‟être redistribués à tour de rôle parmi les participants. C‟est seulement à la fin du cycle que tous se présentent devant l‟organisateur pour exiger leur levée pourvu que ce dernier soit encore là. Le quotidien Le soleil a reporté le jugement devant le tribunal régional de Dakar d‟un cas de défaillance similaire. Fatou Samb gérante d‟une tontine au Marché HLM a détourné 1.692.500 F CFA du fait qu‟elle accumulait sans redistribuer l‟argent qu‟elle recevait de la part d‟une cinquantaine de participants. Elle s‟est présentée le jour de l‟audience avec un montant de 1.040.500 F CFA, ce qui lui a valu la clémence du tribunal qui ne l‟a condamné qu‟à 6 mois de prison avec sursis. Mais elle a été sommée de rembourser dans les meilleurs délais le reliquat de 625.000 F CFA (Le Soleil du 25 janvier 1998). Interroger sur les motifs, Fatou Samb déclare qu‟elle avait l‟intention d‟envoyer son fils en Italie. Elle espérait qu‟une fois là-bas ce dernier trouverait facilement du travail et lui enverrait l‟argent de la tontine avant la fin du cycle tontinier. C‟est alors qu‟elle a versé près de 500.000 F CFA à un intermédiaire chargé de trouver un visa d‟Italie pour son fils. L‟intermédiaire est disparu avec l‟argent, son fils ne pouvait pas aller en Italie et elle n‟avait pas suffisamment d‟argent pour combler le trou financier de la tontine. Ce qui l‟a conduit à avouer aux participants de la tontine ses déboires financiers. Ces derniers portent plainte et emmènent l‟affaire devant la justice. Si de tels cas sont très rares, le fait de prolonger le cycle d‟une périodicité à l‟insu des participants pour bénéficier d‟une levée supplémentaire est monnaie courante chez les organisateurs de tontines. Cela 166
ne veut pas dire que les participants ont des problèmes pour savoir exactement le nombre de fois qu‟ils doivent cotiser tout au long d‟un cycle, c‟est plutôt la confiance qu‟ils ont envers les organisateurs qui ne les fait pas douter de la bonne foi de ces derniers. Les participants vigilants ne tombent pas évidemment dans ce piège et c‟est par leur détour que les informations relatives à ces pratiques peuvent être obtenues. Pour revenir aux questions que nous avons posées un peu plus haut, il faut souligner que l‟organisateur fait toujours partie de la catégorie des participants disposant de suffisamment de moyens et ayant une bonne réputation. De ce fait, il inspire confiance et les personnes qui l'entourent acceptent d‟intégrer sa tontine. Le fait que l‟organisateur de la tontine ait pu convaincre les participants à adhérer est un indicateur suffisant de sa crédibilité à leurs yeux. Un individu ayant une mauvaise réputation dans son entourage, pour une raison quelconque, aura du mal à arriver à mobiliser des personnes dans une tontine dont il a pris l‟initiative de créer et de diriger. Les bonnes raisons de faire confiance selon les participants D‟une manière générale les participants et les responsables ou organisateurs de tontines retiennent quatre critères pour faire confiance les uns aux autres: les moyens dont dispose l‟individu qui renseigne sur sa capacité à respecter ses engagements envers la tontine, sa moralité qui dépend de sa réputation attestée par l‟expérience, sa régularité de participation dans une tontine dans laquelle il n‟a jamais défailli et enfin les relations d‟affinité ou de familiarité qu'il entretient avec les autres participants, les responsables ou les organisateurs. Le tableau suivant donne l‟importance accordée à chaque critère par les participants des tontines dans les différents lieux de recherche.
167
Tableau n nº17: Critères important selon les participants pour faire confiance Lieux Thilogne Marché Quartiers Dakar Quartiers Marchés Travail Paris Total
Capacité financière 6 2 4 77 36 37 4 7 90
Honnêteté 13 6 7 146 72 65 9 10 169
Régularité De participation 10 7 3 160 84 65 11 9 179
Affinité 2 1 1 47 22 25 0 1 50
A. Kane : enquêtes de terrain
Les données recueillies sur le terrain montrent que la réputation dans l‟environnement social immédiat joue un rôle fondamental dans le recrutement des membres dans une tontine. En effet, 35% des répondants considèrent que l‟honnêteté attestée par l‟expérience constitue un critère essentiel pour faire confiance à un participant à une tontine. Ce qui veut dire que toutes les personnes à la morale douteuses auront du mal à être acceptées comme membres d‟une tontine. Chaque individu se forge une certaine réputation bonne ou mauvaise en fonction des relations antécédentes avec son environnement social qui détermine en dernière analyse le degré de confiance qu‟on lui accorde dans la tontine. C‟est dans cette perspective que la proximité constitue un élément essentiel dans la construction des relations de confiance dans les tontines (Eveline Baumann, 1996)84. C‟est elle qui permet la maîtrise presque parfaite de l‟information sur les participants potentiels (Jean-Michel Servet, 1990)85. Pour Jean-Michel Servet et Eveline Baumann, la combinaison de la proximité physique ou géographique avec celle qu‟ils appellent psychologique et sociale crée des conditions idéales pour la maîtrise de l‟information et par conséquent de la consolidation des relations de
84
Baumann, E., (1996): “ Les banquiers de quartier au Sénégal”. Afrique Contemporaine, nº177, 1er trimestre, pp.54-63. 85 Servet, J-M., (1990), “Risque, incertitude et financement de proximité en Afrique. Une approche socio-économique”. Tiers Monde, nº145, janvier - mars, pp.41-57.
168
confiance dans les tontines (J-M. Servet et E. Baumann, 1996)86. Cette combinaison se réalise parfaitement dans le cas des tontines thilognoises où la cohabitation au sein d‟une même unité de voisinage se double de l‟appartenance à une même caste ou catégorie sociale. C‟est la raison pour laquelle la réputation découlant des relations antérieures avec l‟environnement social est considérée par 42% des répondants à Thilogne comme le critère le plus important pour faire confiance à un participant. Ce même critère est également important au sein des tontines parisiennes où il gagne l‟adhésion de 37% des répondants. Dans le cas des tontines parisiennes, il faut souligner que d‟une manière générale elles sont fondées plus souvent sur une proximité sociale que spatiale. Au même moment, seuls 34% des répondants dans les tontines dakaroises pensent que l‟honnêteté attestée par l‟expérience constitue un critère discriminant pour faire confiance à un participant. Cela est peut-être dû au fait qu‟à Dakar la proximité au sein des unités de voisinage dans les quartiers ou les marchés s‟accompagne d‟une diversité ethnique, linguistique et religieuse. Dans les tontines qui existent pendant des années, c‟est plutôt la régularité dans la participation qui est le critère retenu pour faire confiance à un participant. En effet, 37% des répondants déclarent avoir confiance aux personnes qui ont participé plus d‟une fois dans leur tontine sans défaillir. Dès lors une participation régulière sans défaillance de la part d‟un individu dans une tontine est considérée comme un signe d‟honnêteté. Mais ce critère de confiance ne peut être retenu que pour les tontines qui ont une existence plus ou moins longue. Pour ce deuxième critère, il existe également des variations intéressantes qui prennent le contre-pied des variations du critère précédent en fonction des terrains de recherche. C‟est à Dakar que l‟on enregistre le pourcentage le plus élevé de répondants, 37%, qui retiennent la régularité de participation dans les tontines comme le critère le plus important pour faire confiance. Dans ce cas, la confiance ne s‟installe dans le groupe qu‟après la réussite des premiers cycles où l‟absence de défaillance tend à prouver la bonne foi des uns et des autres. Au même moment les pourcentages des répondants qui déclarent faire confiance aux individus qui se sont illustrés par leur participation régulière et sans défaillance dans la tontine sont respectivement de 32% à Thilogne et 33% à Paris. En réalité, les deux premiers critères sont très liés dans la mesure où ils font tous référence à la moralité des participants aux tontines en la reliant à la réputation que se sont forgés les uns et les autres dans leur entourage social. Ce qui permet de clarifier la crédibilité des engagements des participants, c‟est à la fois la proximité et l‟expérience vécue aussi bien au 86
Servet, J-M. et Baumann, E., (1996): “Proximité et risque financier en Afrique. Expériences sénégalaises”. In Entreprises et Dynamique de Croissance, De Bernard Haudeville et Michel Lelart (eds), Aupelf-Uref, SERVICED, pp. 213-25.
169
sein de la tontine qu‟en dehors d‟elle. En effet, plus les participants sont proches les uns des autres du point de vue à la fois spatial et social plus on dispose d‟informations fiables les uns sur les autres permettant de juger de la crédibilité de leurs engagements respectifs et moins les relations de confiance sont problématiques. De même, plus les tontines durent, c‟est-àdire que les mêmes participants recommencent la tontine à la fin de chaque cycle pendant des années, plus les relations entre les participants sont transparentes, plus les membres du groupe se font confiance. Dans les focus groupe de huit tontines de quartiers, de quatre tontines de marché et d‟une tontine de lieux de travail, les participants s‟accordent pour dire qu‟après trois cycles tontiniers sans défaillance, ils sont convaincus de l‟honnêteté des uns et des autres. D‟ailleurs, d‟une manière générale, la tontine n‟est renouvelée à la fin d‟un cycle que quand il n‟y a pas eu beaucoup de défaillances. Quant aux autres critères en l‟occurrence la capacité financière à honorer ses engagements - ou encore les moyens dont dispose le participant et l‟affinité, ils constituent des critères d‟une moindre importance pour les répondants. En effet, ils représentent respectivement 18% et 10% de l‟ensemble des réponses. Il existe des variations intéressantes en fonction des terrains de recherche. Les participants aux tontines parisiennes accordent plus d‟importance à la capacité financière des individus à honorer leurs engagements envers la tontine que les participants aux tontines dakaroises et thilognoises. Le pourcentage est de 26% pour les tontines des émigrés sénégalais à Paris tandis qu‟il est respectivement de 19% à Thilogne et 18% à Dakar. Pour les participants qui font confiance aux autres participants par affinité, ils sont plus importants à Dakar où ils représentent 11% des répondants alors qu‟ils font seulement 6% à Thilogne et 4% chez les émigrés à Paris. Malgré l‟effort déployé par les participants et les organisateurs ou responsables pour asseoir un climat de confiance dans les tontines, il existe beaucoup de défaillances dans les tontines sénégalaises même si la plupart des tontines parviennent tant bien que mal à les survivre et à continuer d‟exister par la mise en place de sanctions sociales plus ou moins opératoires. Défaillances et sanctions La spontanéité avec laquelle, les relations de confiance s‟établissent entre les participants peut renforcer l‟illusion que celles-ci vont de soi. Le discours des participants n‟est pas d‟un grand secours dans la mesure où ils idéalisent les rapports sociaux en ne voyant que leurs côtés harmonieux et ordonnés. Au niveau du discours, la confiance est difficilement saisissable du fait qu‟il relève du non-dit. Eveline Baumann et François Leimdorfer ont 170
étudié la confiance du strict point de vue du discours en montrant la complexité avec laquelle celui-ci est construit (E. Baumann et F. Leimdorfer, 1997). Ils écrivent: Lorsque l‟on replace la « confiance » dans les relations discursives effectives, il apparaît tout de suite qu‟elle est d'autant plus difficile à cerner qu'elle relève largement du non dire. Non dite, elle est implicite, elle fait partie des évidences partagées des interlocuteurs, à moins bien sûr que la défiance ou la méfiance soit tue, ce qui constituera alors un problème spécifique. Dite, la confiance aura un effet récursif sur la situation et mettra en évidence son absence potentielle ou la nécessité de son actualisation. Dire la confiance, c‟est à la fois dire qu‟elle est nécessaire, et dire qu‟elle n‟était pas une évidence partagée par tous. Dire la confiance, sauf dans les cas où elle est véritable acte de parole et où elle doit être énoncée pour exercer ses effets (dans le cas du vote de confiance, par exemple), c‟est aussi la faire passer d‟un implicite (de la situation) à un présupposé (du discours). Il est rare justement que « la défiance ou la méfiance soit tue », ce qui veut dire comme le soulignent les deux auteurs que le vécu des relations de confiance est problématique. En effet, les défaillances notées dans plusieurs tontines de quartiers et de marchés sont là pour le confirmer. Comme le montre le tableau suivant, dans les 268 tontines ayant fait l‟objet d‟enquêtes, on enregistre au total 54 cas de défaillance, soit 20% dans l‟ensemble. Mais ce pourcentage cache des variations intéressantes; les cas de défaillances sont beaucoup plus nombreux dans les tontines de quartiers que dans les autres lieux d‟enquête. Sur les 54 cas, 41 sont recensés au niveau des seuls quartiers de Dakar. Mais il faut préciser que ce chiffre concerne les deux formes de défaillances possibles. La première et la plus fréquente (32 des 54 cas) renvoie à l‟incapacité d‟un participant à continuer à contribuer dans la tontine avant d‟avoir reçu la levée. Selon le règlement de chaque tontine, ce dernier perd ses cotisations antérieures au profit du groupe ou les récupère seulement à la fin du cycle. Cette forme de défaillance ne conduit pas à des conséquences désastreuses. La deuxième forme de défaillance consiste pour un participant à refuser de remettre ses contributions après avoir bénéficié de la levée. C‟est la forme la moins fréquente (22 cas sur 54) mais aussi la plus grave dans la mesure où elle est traitée comme un abus de confiance.
171
Tableau no 18 : Nombre de défaillances dans les tontines ayant fait l‟objet d‟enquête. Lieux Thilogne Marchés Quartiers Dakar Quartiers Marchés Travail Paris Total
Défaillance abus 2 1 1 29 23 6 0 1 29
sans Défaillance avec Total abus 1 3 1 2 0 1 21 50 18 41 3 9 0 0 0 1 22 54
A. Kane : enquêtes de terrain
Il apparaît très clairement que la confiance est plus problématique dans les quartiers de Dakar comparés aux autres lieux de recherche. En effet le nombre de défaillance est de loin plus élevé dans les tontines de quartiers à Dakar que dans les autres lieux de recherche. Il représente 76% des défaillances dans l‟ensemble des tontines ayant fait l‟objet d‟enquêtes dans les trois terrains de recherche et 82% des défaillances dans les seules tontines dakaroises. Au même moment, les défaillances sont très faibles dans les tontines thilognoises et parisiennes qui font au total 7% de l‟ensemble. Même ce pourcentage correspond, sauf dans un seul cas au marché de Thilogne, à des défaillances liées à l‟incapacité d‟un participant à continuer à contribuer avant d‟avoir reçu la levée. Cette variation peut être expliquée par le fait que la plupart des participantes aux tontines de quartiers n‟ont aucune source de revenu identifiable. La plupart d‟entre elles tirent leurs cotisations du budget familial et dépendent par conséquent du revenu de leur mari. En cas de conflits, de divorce, de licenciement ou de décès du mari, les femmes peuvent se retrouver sans ressources et par voie de conséquence dans l‟impossibilité d‟honorer leurs engagements envers la tontine. Par ailleurs, la diversité socioculturelle qui caractérise les tontines de quartiers peut également favoriser des situations de défaillances dans la mesure la peur de perdre la face ou de subir des représailles et moins intense que celle que l‟on peut avoir envers des membres d‟un même village ou d‟une même ethnie comme c‟est le cas dans les tontines thilognoises et parisiennes. Quand on compare les tontines de quartiers et les tontines de marchés à Dakar, on constate également un écart appréciable entre les cas 172
d‟abus de confiance. Dans les marchés la saisie des marchandises du défaillant par l‟organisateur ou les participants est une mesure dissuasive qui peut expliquer la rareté des défaillances malgré la diversité des origines socioculturelles des participants. En outre de plus en plus les organisateurs des tontines de marchés exigent de leurs participants un engagement signé et légalisé par la police ou la gendarmerie qui ouvre la porte à des poursuites judiciaires. Toutes ces dispositions peuvent justifier la rareté de cas de défaillances dans les tontines de marchés comparées à la situation quasi endémique des défaillances dans les tontines de quartiers. Au niveau des tontines des lieux de travail à Dakar, aucune défaillance n‟a été enregistrée du fait très certainement des procédures formelles qui les caractérisent. Les contributions se font par des ordres de virement signés à l‟avance et déposés auprès de l‟agent comptable qui se charge de les couper à la source des salaires des participants. La levée est directement versée au compte du bénéficiaire sans autre protocole. Cette façon de procéder élimine tout risque de défaillance dans les tontines des employés des banques commerciales et du trésor public qui ont fait l‟objet d‟enquête. Il existe une variété de formes de sanctions pour forcer les défaillants à rembourser l‟argent des tontines. Dans les tontines simples le commérage, la pression sociale du groupe et le recours à l‟autorité coutumière ou aux parents constituent les instruments privilégiés pour emmener le défaillant à payer sa dette envers la tontine. Dans les tontines de marché, la saisie des marchandises est une pratique courante pour forcer un participant défaillant à se conformer aux règles de la tontine. Cependant le commérage semble être le moyen le plus efficace au niveau des trois terrains de recherche. Souvent pour ne pas perdre la face et pour éviter le commérage les participants des tontines font tout pour rembourser ce qu‟ils doivent à la tontine. Comme l‟atteste l‟expérience d'Astou dans une tontine de la Médina qui permet de voir jusqu‟où le commérage peut mener le défaillant: « J‟ai été victime d‟un vol dans lequel j‟ai perdu mes bijoux et mon argent. Je venais tout juste de recevoir la levée de ma tontine. Je devais par conséquent continuer à remettre mes contributions. Mais compte tenu des difficultés que je rencontrais je ne pouvais plus honorer mes engagements. Et c‟est là que mon calvaire a commencé. Car les autres participantes, elles n‟essayent pas de comprendre ce qui s‟est passé. Elles ont commencé à me mettre au centre des discussions. On entendait partout dans le quartier mon nom. On racontait du n‟importe quoi sur ma personnalité, ma famille et mes amis étaient très gênés. J‟avais vraiment honte de sortir de ma maison parce que partout où je passais je surprenais des gens dire des choses horribles sur moi. Si je porte un joli boubou, on dit que c‟est grâce à l‟argent que j‟ai volé de la tontine que je l‟ai eu. Pour faire taire toutes ces personnes j‟ai vendu mes meubles, mes habits pour rembourser. Actuellement, je n‟ai plus rien mais j‟ai au moins la paix ».
173
Si dans certain cas comme celui-ci le commérage suffit pour forcer le défaillant à repayer sa dette envers la tontine, dans d‟autres il peut s‟avérer inefficace. Dans ces cas, on fait recourir à d‟autres instruments de pression sociale comme pour les femmes mariées l‟alerte du mari. En effet, certaines femmes au foyer qui tirent leurs contributions du budget domestique à l‟insu du mari, feront tout pour rembourser l‟argent qu‟elles doivent à la tontine dès qu‟on leur parle de contacter leur mari en cas de non-paiement. On peut également recourir aux autorités coutumières ou les chefs de quartiers pour qu‟elles fassent entendre raison au défaillant. Ce n‟est que quand toutes ces formes de pression sociale sont épuisées que l‟on recourt à la police et à la justice. Malgré ces cas de défaillance, il faut souligner que 92 % des tontines ayant fait l‟objet d‟enquête n‟ont pas connu de défaillances graves (défaillance après avoir reçu la levée) et sont parvenues par conséquent à asseoir des relations de confiance qui se sont renforcées et consolidées avec le temps. Evolution des tontines dans le temps et consolidation des relations de confiance On peut partir du principe que les tontines qui se reproduisent plusieurs fois après leur premier cycle de fonctionnement sont celles où les relations de confiance sont les plus établies. En effet, on peut défendre que plus une tontine est reproduite plusieurs fois avec plus ou moins les mêmes participants plus les relations de confiances entre ces derniers se renforcent. Il en est ainsi parce qu‟au bout d‟un certain nombre de cycles réussis, les participants ne doutent plus de la bonne foi des uns et des autres et par conséquent, ils redoutent moins d‟éventuelles défaillances. A partir de ce moment, ce sont les nouveaux adhérents qui vont faire l‟objet d‟une attention particulière du fait qu‟ils n‟ont pas encore prouvé leur honnêteté par l‟expérience. Ils seront dès lors considérés comme de potentiels défaillants et consignés dans les derniers rangs dans l‟ordre de distribution des levées. Le renforcement des relations de confiance entre participants avec le temps est également rendu compte par l‟augmentation progressive aussi bien du nombre d‟adhérents que du montant des contributions. Au fur et à mesure que les tontines se reproduisent plusieurs fois sans défaillance, c‟est-à-dire que plus ou moins les mêmes participants se retrouvent à la fin de chaque cycle pour entamer un autre, le nombre d‟adhérents et le montant des contributions ont tendance à augmenter. Les graphiques suivant rendent compte éloquemment de cette évolution dans le temps liée positivement au renforcement des relations de confiance entre participants.
174
Il faut souligner que 63% des tontines (168 sur 268) ayant fait l‟objet d‟enquête dans les trois lieux de recherche ont entre 5 et 10 ans d‟existence alors que seulement 8% (22 sur 268) des tontines avait moins d‟un an d‟existence et en étaient pour la plupart à leur premier cycle. Pour le reste des tontines ayant fait l‟objet d‟enquête 13% (35 sur 268) avaient entre 1 an et 5 ans d‟existence, 12 % (32 sur 268) entre 10 et 15 et 4% (11 sur 268) avaient plus de 15 ans d‟existence. Ces chiffres sont évidemment à relativiser par le fait que certains informateurs avaient du mal à se souvenir de la date exacte de la création de leur tontine et ont donné par conséquent des dates approximatives. A cela il faut ajouter la difficulté à préciser si c‟est une même et identique tontine qui se reproduit ainsi pendant des années. Pour surmonter cette difficulté, nous avons considéré que la continuité d‟une tontine quelconque dépend essentiellement de la régularité des participants qui ont été à l‟origine de sa conception. Si le noyau d‟individus constituant la tontine au départ s‟est maintenu jusqu‟au moment où nous avons effectué nos enquêtes, nous considérons qu‟il s‟agit là d‟une seule et même tontine qui a évolué dans le temps en s‟ouvrant à la participation d‟autres individus, en changeant probablement ses règles de fonctionnement, ses montants de contributions et de levées. Dans le cas des tontines avec organisateur, le maintien du même organisateur est considéré comme un indicateur suffisant pour déterminer la continuité ou non de la tontine. Pour mesurer l‟augmentation ou la diminution du nombre de participants dans les tontines des trois lieux de recherche, nous n‟avons pris en compte que deux points temporels: le nombre de participants au départ dans les différentes tontines comparé au nombre de participants au moment des enquêtes (ou nombre actuel de participants). Nous n‟avons pas pris en considération la différence de durée d‟existence entre les tontines et les variations du nombre de participants entre les cycles intermédiaires entre le premier et le dernier cycle. Malgré ces limites évidentes, la comparaison entre le nombre de participants au départ et le nombre de participants au dernier cycle montre une augmentation substantielle du nombre moyen de participant par tontine au niveau des trois terrains de recherche (Cf. le graphique ci-dessus). Cette augmentation du nombre moyen de participants peut être interprétée comme un indicateur du climat de confiance qui règne dans les tontines. Climat qui attire des individus qui étaient au départ réticents par peur des éventuelles défaillances. On peut imaginer qu‟au départ certains individus doutent de la crédibilité de certains participants et attendent de voir les premières expériences avant de décider si oui ou non ils vont intégrer la tontine. Mais l‟augmentation du nombre de participants peut également être expliquée par d‟autres facteurs tels que l‟augmentation des participations multiples qui consiste pour un individu d‟adhérer dans plusieurs tontines en même temps ou encore le manque de confiance envers les banques du fait
175
des mauvaises expériences des clients qui n‟ont pas pu récupérer leurs créances à la suite de la faillite de plusieurs banques sénégalaises au milieu des années 80. Ces derniers s‟investissent davantage dans les tontines malgré la restructuration bancaire de 1989 qui a, semble-t-il, assaini le fonctionnement de l‟intermédiation financière institutionnelle. En fait l‟augmentation du nombre de participants dans les tontines s‟accompagne également d‟une augmentation progressive du montant moyen des contributions dans les différents terrains de recherche. L‟évolution positive du montant moyen des contributions est encore un indicateur plus révélateur du renforcement des relations de confiance dans une tontine. D‟une manière générale, le montant des contributions dans une nouvelle tontine est toujours très bas. Cela est surtout vrai pour les tontines thilognoises et dakaroises. Les tontines des immigrés sénégalais ont eu un montant moyen des contributions au départ égal à 58.000 F CFA alors que celui-ci était de 525 F CFA pour les tontines thilognoises et de 1585 F CFA pour les tontines dakaroises. Ces montants varient considérablement d‟une tontine à une autre et en fonction des lieux d‟implantation: quartiers, marché, lieux de travail. Cette faiblesse du montant des contributions au départ peut être comprise comme une forme de réticence des participants qui, par peur que la tontine échoue, n‟acceptent de contribuer que pour des sommes modiques dont la perte n‟entraîne pas beaucoup de dommages. Dans la majorité des cas, des tontines ayant fait l‟objet d‟enquête, les montants des contributions ont évolué progressivement dans le temps comme dans cette tontine simple de Pikine Médina Gounasse qui existe depuis 1984. Le nombre actuel de participants est de 35 alors qu‟au départ il n‟était que de 22. Le montant des contributions, qui était au départ de 200 F CFA tous les quinze jours, atteint 2.500 F CFA tous les quinze jours aujourd‟hui. Cette augmentation s‟est faite progressivement, de 200 au premier cycle, il est passé à 500 F CFA au troisième cycle. Puis de 500 F CFA, il est passé 1000 F CFA au cinquième cycle, ensuite à 2000 F CFA au huitième cycle et enfin à 2.500 au dixième cycle. La responsable de cette tontine Ndèye Khady, 49 ans, explique les raisons de cette augmentation en ces termes: « Au début, les participantes n‟étaient pas enthousiastes et c‟est normal, car on entend toujours des histoires effrayantes de défaillance dans les natt des quartiers. De ce fait, il était raisonnable de commencer avec un montant de contribution assez bas et de l‟augmenter au fur et à mesure que les gens se familiarisaient les uns avec les autres. Au bout d‟un certain temps, les participantes se découvrent mutuellement. On sait qui est honnête et qui ne l‟est pas. Nous avons écarté deux femmes du fait de leur irrégularité après les deux premiers cycles. Les autres participantes n‟ont posé aucun problème et on était persuadé de la bonne volonté et de la bonne foi des uns et des autres. Ainsi, ensemble, nous avons décidé d‟augmenter le montant des contributions à plusieurs reprises pour disposer chacun d‟une somme assez
176
importante qui puisse servir à quelque chose de significatif. D‟autres participantes ont intégré la tontine toujours sous le couvert des participantes initiales. Aujourd'hui, c‟est comme si nous avions des liens de parenté réels entre nous et pourtant nous venons d‟ethnies, de castes ou catégories sociales différentes. Tout ça, c‟est parce que chacun d‟entre nous a tout fait pour mériter la confiance que le groupe a placé en lui ».
L‟exemple montre très bien comment petit à petit les participantes forgent une certaine familiarité entre elles. Celle-ci élimine au fur et mesure les craintes que chacune peut avoir, non sans raison, au départ. Plus, les participantes deviennent familières les unes par rapport aux autres, plus leurs relations de confiance se renforcent et plus elles sont tentées d‟augmenter le montant des contributions. Dans la même lancée, plus une tontine se reproduit sans grande difficulté, plus elle attire des candidats à la participation qui, peut être, s‟étaient abstenus en attendant de voir les résultats des premières expériences. Ce qui peut expliquer l‟augmentation tout aussi progressive du nombre de participants dans les tontines. L‟investissement dans le renforcement des relations de confiance permet à certains participants, organisateurs ou responsables de gagner plus de crédibilité aux yeux des autres participants ce qui naturellement augmente leur capital social dont certains n‟hésitent pas à convertir en capital financier en exigeant de la part des bénéficiaires le paiement d‟une commission financière égale dans la plupart des cas au montant de la contribution. La confiance comme capital social Avoir une bonne réputation permet l‟obtention d‟un certain nombre d‟avantages dont le plus important est sans commune mesure le mérite de la confiance des autres. En effet, dès l‟instant que l‟individu dispose d‟une bonne réputation, il peut être sûr de pouvoir convaincre son entourage social à accepter de coopérer avec lui dans une quelconque action collective qui profitera à tous. Donc avoir une bonne réputation c‟est aussi disposer d‟un capital social potentiellement mobilisable. Souvent, c‟est effectivement la mobilisation de ce capital social qui donne naissance à la tontine. En effet, les dirigeants des tontines sont d‟une manière générale des personnes ayant une très bonne réputation dans leur entourage social. Ce qui leur confère une capacité de mobilisation sociale énorme. Cette capacité de mobilisation sociale se vérifie dans la création de réseaux sociaux tels que les mbotaay, les groupements féminins, les sani diamra, etc. dans leur environnement social immédiat et par leur initiative. En effet, c‟est en vertu du mérite de la confiance de cet environnement social que les dirigeants parviennent à mobiliser un groupe d‟individus pour la constitution d‟une tontine. Souvent ce qui détermine les individus à accepter de participer aux
177
tontines c‟est le charisme de l‟organisateur qui est indissociable avec sa bonne réputation. C‟est dans cette perspective que nous entendons parler de la confiance comme d‟un capital convertible en d‟autres types de capitaux. En effet, dans la tontine, l‟organisateur du fait de la confiance qu‟on lui accorde bénéficie des versements de commissions. Chaque membre lui remet souvent l‟équivalent du montant de la contribution quand vient son tour de lever les fonds. Ce qui, à y regarder de près, revient pour l‟organisateur à bénéficier de deux levées pour le prix d‟une contribution. Car à chaque levée, il reçoit un montant égal à sa contribution comme une commission. En fait, la convertibilité de la confiance en capital financier dans les tontines ne concerne pas seulement leurs organisateurs. Les simples participants gagnent ou perdent en fonction de leur positionnement dans l‟ordre des levées. Les premiers dans l‟ordre des levées gagnent parce que, d‟une part, ils reçoivent un crédit sans avoir à payer d‟intérêts et, d‟autre part, ils sont à l‟abri des éventuelles défaillances du fait qu‟ils correspondent aux potentiels défaillants. Les derniers dans l‟ordre des levées perdent pour des raisons inverses à celles qui font gagner les premiers. C‟est pourquoi la détermination de l‟ordre des levées est un enjeu de taille dans les tontines. Elle peut se faire soit par tirage, soit par désignation discrétionnaire de l‟organisateur ou par consensus. Mais dans tous les cas, comme nous l‟avons déjà montré, les participants développent des stratégies qui consistent à favoriser les personnes ayant une très bonne réputation, c‟est-à-dire des personnes en qui le groupe a confiance tandis que les personnes à la morale douteuse sont consignées dans les derniers rangs. La convertibilité du capital de confiance en capital financier pousse les différents individus à définir des stratégies consistant à soigner leur image dans leur entourage social pour convaincre les autres qu‟ils méritent leur confiance. Ainsi, chacun essaye de produire des comportements susceptibles de créer un sentiment d‟admiration dans l‟environnement social. Eveline Baumann et François Leimdorfer ont bien perçu la valorisation de la confiance dans le discours et les différentes stratégies qu‟elle peut faire naître. Ils écrivent dans ce sens: “On voit donc que dans la langue et le discours, la confiance est un rapport socialement valorisé, une valeur et, par conséquent, une norme positive. Elle implique que le donateur occupe une position où sa posture de confiance est souhaitable. La relation peut être réciproque, soit que les sujets sont en même temps donateurs et bénéficiaires (« la confiance règne », « es herrscht Vertrauen »), soit que le bénéficiaire est à l'origine de la confiance (« inspirer la confiance », « Vertrauen einflössen »). Le fait que l‟on puisse inspirer et gagner la confiance indique que dans l‟interrelation, un sujet peut produire des signes et des actes tels que la posture de confiance va naître chez le donateur potentiel. Observons enfin que la confiance est toujours 178
valorisée de manière positive puisqu'elle se donne, se gagne ou se perd, et la relation instituée est toujours entre un donateur et un bénéficiaire” (E. Baumann et F. Leimdorfer, 1997)87. Dans les tontines aussi, la confiance se gagne ou se perd avec les privilèges et les avantages auxquels elle donne droit. Dans cette perspective, les participants, les responsables ou les organisateurs des tontines développent des stratégies diverses pour inspirer ou provoquer la confiance des autres dans l‟objectif d‟en tirer profit. Ceux qui y parviennent comme Cheikh, organisateur de tontines au marché de Thilogne, peuvent disposer d‟un revenu supplémentaire substantiel. Ce dernier organise deux tontines qui lui rapportent 200.000 F CFA au bout de six mois pour la première tontine et 150.000 F CFA au bout de huit mois pour la deuxième. Les autres organisateurs des tontines de marché à Thilogne perçoivent également au minimum l‟équivalent d‟une contribution à chaque levée. A Dakar, on rencontre de véritables spécialistes des tontines au niveau des quartiers et surtout des marchés. Mère Mbaye en organise quatre tontines de quartier à la Médina et 2 tontines de marché à Tilène ce qui lui procure un revenu supplémentaire de 100.000 pour les tontines de quartier et 160.000 F CFA pour les tontines de marché. Aïda quant à elle dirige cinq tontines de quartier et une tontine de marché et reçoit une commission de 142.000 F CFA au total. Les banquiers ambulants ou tontiniers des marchés de Sandaga et de Tilène gagnent encore plus que les simples organisateurs de tontine. Ndiaye, 49 ans, a ainsi abandonner son commerce de poulets pour ne s‟occuper que de la récolte de la petite épargne et l‟allocation du microcrédit. Il récupère sur une base journalière, la petite épargne de ses clients qui est entre 100 et 5000 F CFA par jour pour une durée minimum d‟un mois et maximum d‟un an. Pour sa rémunération, il touche l‟équivalent d‟une contribution journalière sur une épargne mensuelle et l‟équivalent de dix contributions pour une durée annuelle. Ce qui veut dire que pour un versement de 5.000 F CFA par jour, il gagne 50.000 F CFA au bout d‟une année. La disposition de plus 200 clients au niveau du marché, lui procure un revenu mensuel assez important. A cela il faut ajouter les bénéfices qu‟il tire de l‟allocation du crédit et les intérêts que lui verse la banque sur son compte épargne dans lequel il sécurise les dépôts de sa clientèle. En effet, Ndiaye dispose d‟un compte bancaire où il verse l‟argent qu‟il récupère auprès de sa clientèle. Mais en plus de son rôle de collecteur d‟épargne, il octroie du crédit à certains de ses clients moyennant le versement d‟un intérêt de 10% avec une échéance maximum de six mois. Du fait de la confiance que lui accordent plusieurs commerçants, vendeuses de 87
Baumann, E. et Leimdorfer, F., (1997), “ La confiance? Parlons-en: "Confiance" et "Vertrauen" dans le discours”. In La construction sociale de la confiance, Collection Finance et Société, Paris, pp: 364-365)., p: 379). 179
poissons et de condiments, marchandes du marché Sandaga qui préfèrent lui verser leur épargne plutôt que de participer dans les tontines de marché. Sa clientèle se compte par centaine ce qui lui permet de gagner au minimum 200.000 F CFA par mois, ce qui est largement au dessus du salaire moyen dans la fonction publique. Ces quelques exemples suffisent pour montrer comment le mérite de la confiance permet à son dépositaire de créer une source importante de revenu du fait de sa capacité de mobilisation sociale qu‟il utilise pour mettre en place une tontine ou un réseau d‟intermédiation dont il serait le centre ou le pivot comme dans le cas des tontiniers. Cela va sans dire que plusieurs personnes tentent de se positionner comme organisateur de tontine ou tontinier mais peu y parviennent du fait de la prudence des participants potentiels qui constituent en dernière analyse les seuls arbitres du mérite de la confiance. Conclusion Les relations de confiance sont, comme nous venons de le montrer, au cœur des pratiques financières populaires au Sénégal. Elles s‟appuient sur la proximité physique ou sociale favorisant des relations personnalisées qui facilitent le repérage des risques et l‟efficacité des sanctions sociales pour la prévention ou la réparation des défaillances. Loin d‟être une donnée naturelle inhérente à la culture africaine, comme semble le prétendre certains, les relations de confiance sont problématiques à l‟intérieur des tontines dans la mesure où les organisateurs, les responsables et les simples participants élaborent des stratégies inspirées par le soupçon ou le manque de confiance et consistant à abuser la confiance de ceux supposés à tort ou à raison comme des défaillants en puissance. C‟est parce que la confiance ne va pas de soi que les tirages sont truqués et que la distribution de l‟ordre des levées se fait en fonction de l‟ordre décroissant de confiance que l‟on a envers les différents participants. Les situations de défaillance sont là pour confirmer, si besoin en était, que si l‟établissement des relations de confiance se fait de manière aisée dans certaines tontines, dans d‟autres, les participants ont du mal à se remettre d‟une défaillance d‟un organisateur ou de plusieurs participants en même temps. Dans certains cas, on peut parler de véritables crises de confiance entraînant la disparition pure et simple de la tontine. Il est vrai que ces cas de défaillances sévissent plus à Dakar qu‟à Thilogne ou chez les émigrés sénégalais en France. Cela est certainement lié à la configuration sociale différente des tontines dans ces trois lieux. Si elle est marquée par une homogénéité sociale parfaite au niveau de Thilogne et relative au niveau de Paris, elle est caractérisée par une très grande diversité au niveau de
180
Dakar rendant plus difficile l‟établissement des relations de confiance entre les participants issus d‟ethnies et de cultures différentes. Il est clair que la proximité physique et sociale, par le fait qu‟elle met à la disposition des participants un ensemble d‟informations sur le profil moral de chacun qui est le reflet de sa réputation dans son environnement social immédiat, mais aussi et surtout parce qu‟elle permet un contrôle social plus strict, constitue un pilier essentiel sur lequel reposent les relations de confiance à l‟intérieur des tontines. Ce qui veut dire que partout où la proximité physique est complétée par une proximité sociale (tontines thilognoises et dans une moindre mesure les tontines parisiennes), les relations de confiance s‟établissent plus aisément que là où il n‟existe que la proximité physique comme c‟est le cas dans la plupart des tontines dakaroises. Cependant la reproduction des mêmes tontines dans le temps et la mise en œuvre de stratégies d‟intégration et de familiarité des participants issus de milieux ethniques différents finissent par facilité l‟établissement des relations de confiance dans les tontines urbaines. L‟augmentation du nombre de participants et celle des montants des contributions est un indicateur de la consolidation progressive des relations de confiance entre les participants d‟une tontine donnée au fur et à mesure qu‟elle évolue sans grande difficulté dans le temps. L‟une des conclusions majeures qu‟il faut tirer à partir des données présentées dans ce chapitre, c‟est très certainement à quel point le mérite de la confiance peut être profitable à son dépositaire. Les organisateurs des tontines ou les tontiniers du fait de la confiance qu‟on leur accorde peuvent accroître de manière exponentielle leurs revenus en recevant de la part des participants le versement d‟une commission financière à chaque levée. Dans la même lancée, c‟est le mérite de la confiance qui permet à certains participants de recevoir la levée en premier lieu et d‟accéder ainsi à un crédit gratuit et d‟être à l‟abri à la fois de l‟inflation et des conséquences des défaillances éventuelles. Cette situation peut pousser les différents participants à soigner leur image et leur réputation en vue de tirer profit du mérite de la confiance, ce qui naturellement renforce et consolide les relations de confiance.
181
Chapitre 6 Microcrédit et Banquiers ambulants
Introduction L‟objet de ce chapitre est de situer la place et le rôle des arrangements financiers populaires au Sénégal. Comme le souligne Dromain à propos de ce pays, les tontines et les caisses mobilisent une épargne qui est “ignorée et négligée” par la comptabilité nationale (M. Dromain, 1990)88. Très souvent, on associe les pratiques financières populaires avec les dépenses ostentatoires des cérémonies familiales ou, au mieux des cas, avec les stratégies de survies des plus démunis. Au regard des résultats de nos enquêtes qui sont exposés dans les chapitres précédents, il s‟avère que les tontines et les caisses jouent un rôle assez important dans la mobilisation de l‟épargne intérieure et l‟allocation du crédit pour aussi bien la consommation que l‟investissement dans des activités génératrices de revenus. Si ce rôle des tontines et des caisses est essentiel pour beaucoup de sénégalais, il demeure difficile pour les décideurs politiques de considérer ces instruments financiers populaires comme des formes d‟intermédiation au même titre que les banques. Les rapports entre les premières et les secondes ont été souvent analysés comme antagoniques. On parle très souvent de la dichotomie entre système financier institutionnel et système financier informel quand on aborde les problèmes de financement du développement des pays africains (P. Hugon, 1990; D. Kessler, A. Lavigne et P.-A. Ullmo, 1985)89. La dualité illusoire entre l‟économie formelle et informelle dans les pays en développement sert de modèle pour la description du paysage financier propre à ces derniers. La question centrale de nos recherches sur ce sujet a été de savoir si ses frontières théoriques entre finance institutionnelle et pratiques financières populaires renvoient à des réalités empiriques du point de vue des acteurs impliqués dans les deux systèmes. Pour répondre à cette question, nous allons d‟abord analyser dans un premier temps les raisons de l‟inadéquation du système financier classique, c‟est-à-dire de type bancaire, par rapport à son environnement économique et socioculturel au Sénégal. On mettra l‟accent sur les procédures bancaires et les conditions d‟accès aux services comme constituant le fondement de 88
Dromain, M., (1990), “L‟épargne ignorée e négligée : les résultats d‟une enquête sur les tontines au Sénégal”, in Lelart M. (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, 356p. 89 Hugon, P., (1990), “La finance non-institutionnelle : expression de la crise du développement ou de nouvelles formes de développement”, In Lelart (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, pp. 309-321. Kessler, D.; Lavigne, A. and Ullmo P.-A., (1985), “Ways and means to reduce financial dualism in developping countries, Working paper, OECD Development Centre
l‟exclusion du grand nombre d‟agents économiques des circuits financiers officiels. Ensuite, nous verrons comment les systèmes financiers décentralisés tentent de pallier les limites du système bancaire en s‟appuyant sur les principes d‟organisation et de fonctionnement qui ont garanti le succès des tontines. En fin, nous nous focaliserons sur les stratégies élaborées par les acteurs de la finance populaire pour jeter des ponts entre les différents systèmes financiers dans lesquels ils sont impliqués. L’inadaptation des institutions financières classiques Dans les faits, il est facile de constater l‟inadaptation de l‟intermédiation financière classique, de type bancaire notamment, par rapport aux besoins de financement du grand nombre d‟agents économiques au Sénégal et ailleurs en Afrique (Bernd Balkenhol, 1996; M. Lelart, 1990, S. Ardener et S. Burman, 1995)90. Ainsi, l‟essentiel des transactions financières passe inéluctablement par les canaux des arrangements financiers populaires accentuant de ce fait le caractère dual du paysage financier au Sénégal. “Le dualisme, comme le souligne Jean-Roger Essombe Edimo, part d’une observation simple et d’après laquelle, dans la plupart des pays en développement, la grande majorité des opérations financières est réalisée en dehors du circuit formel de l’épargne et du crédit” (J-R. Essombe Edimo 1995, p. 63)91. Il est opportun de s‟interroger ici sur la manière dont l‟existence parallèle des banques et des pratiques financières populaires a été interprétée par les théories du dualisme financier. De ce point de vue, il y a deux perspectives de compréhension du dualisme financier dans les pays en développement. La première met l‟accent sur les limites du système bancaire tandis que la seconde intègre la dimension culturelle des pratiques financières populaires. Les limites du système bancaire La première perspective d‟analyse du dualisme consiste à expliquer le développement des arrangements financiers populaires comme une contre partie des carences du système financier formel. Les circuits financiers 90
Balkenhol, B. et al. (1996), Banques et petites entreprises en Afrique de l‟Ouest. L‟Harmattan, 192p. Lelart, M., (1990), “Une tontine mutuelle dans l‟administration béninoise”. In La Tontine, M. Lelart. Ed. AUPELF-UREF, pp. 53-80. Ardener, S. et Burman, S., (1995), Money-Go-Rounds. The importance of Rotating Savings and Credit Associations for Women, Berg, Oxford/Washington D.C., 326 p 91 Essombé Edimo, J-R., (1995), Quel avenir pour l‟Afrique? Financement et développement, Editions Nouvelles du Sud, 172p.
186
formels n‟étant pas à mesure de satisfaire les besoins en matière de financement de l‟écrasante majorité des agents économiques, il va de soi que ces derniers conçoivent, malgré leurs moyens souvent limités, des systèmes d‟intermédiation financière alternatifs (J.U. Holst, 1985 et P. Hugon 1990)92. Dans ce cas, on considère que la levée des contraintes d‟accès aux services bancaires aura pour résultat l‟absorption à terme du système financier informel par le système financier formel. Les limites des institutions financières formelles au Sénégal sont essentiellement de trois ordres. Premièrement, leur incapacité de concevoir des instruments de financement accessible à la grande majorité des ménages sénégalais et des entrepreneurs du secteur informel et des petites et moyennes entreprises. Deuxièmement, leur manque d‟initiative pour, d‟une part, attirer l‟épargne populaire et, d‟autre part, s‟adapter à leur environnement socioculturel en tenant compte des contraintes structurelles qui affectent les clients potentiels. Troisième, leur manque d‟intérêt pour les pratiques financières populaires desquelles elles peuvent apprendre des méthodes efficaces d‟intervention en milieu culturel africain. En effet, les banques et les établissements financiers formels favorisent dans leurs opérations les clients disposant d‟une grande surface financière ou de revenus importants, stables et réguliers. Ainsi, la clientèle des institutions financières officielles se réduit, dans un pays comme le Sénégal, aux moyennes et grandes entreprises, aux salariés de la fonction publique et des entreprises privées. Parmi, cette clientèle privilégiée, seules les entreprises du secteur moderne et les salariés d‟un certain niveau de revenu ont la possibilité d‟accéder au crédit. Les petits salariés et les petites et moyennes entreprises du secteur informel ne peuvent accéder au crédit bancaire que s‟ils ont de garanties suffisantes telles qu‟un titre foncier, un bien immobilier, une voiture, etc. Pour cette dernière catégorie, les banques ne constituent rien d‟autre que des institutions où transite le salaire (cas des petits salariés) ou au mieux des cas des institutions de collecte et de sécurisation de l‟épargne (cas des petites et moyennes entreprises du secteur non structuré). Jean-Bernard Fournier, Camille G. Moreau et Pierre Giguère estiment, dans leur évaluation du projet ATOBMS93, que seulement moins 92
Holst, J.U., (1985), Le rôle des intermédiaires financiers informels dans la mobilisation de l‟épargne, in Epargne et Développement, Economica, 1985. Hugon, P., (1990), “La finance non-institutionnelle : expression de la crise du développement ou de nouvelles formes de développement”, In Lelart (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, pp. 309-321. 93 ATOBMS veut dire Assistance Technique aux Opérations Bancaire Mutualiste au Sénégal. C‟est le nom d‟un projet commun de la Banque Mondiale, de l‟Agence Canadienne pour le Développement International et du Gouvernement du Sénégal dont la réalisation est confiée à la Société de Développement International 187
de 10% de la population active du Sénégal a accès aux institutions financières formelles (J-B. Fournier, C.G. Moreau et P. Giguère, 1993)94. Les chiffres de l‟Enquête Sénégalaise Auprès des Ménages donnent également une indication sur l‟exclusion de la majorité des ménages des circuits financiers institutionnels. En effet, selon cette enquête qui a porté sur 3.300 ménages, la répartition du nombre d‟emprunts des ménages sénégalais au cours de l‟année 1997, selon la source de financement, fait apparaître que les catégories des parents/amis et des commerçants ont octroyé un nombre plus important de crédit comparé à la catégorie des banques et autres établissements financiers. A Dakar près de 60% des crédits octroyés aux ménages sont financés par la catégorie des parents/amis. Les commerçants ont octroyé 23% des crédits déclarés par les ménages. Les banques n‟ont financé que 4,1% du nombre total d‟emprunts des ménages sénégalais. Mais, si l‟on tient compte du montant des crédits octroyés aux ménages, l‟ordre se renverse. Les banques et autres institutions financières apportent 59,8% du montant total des crédits alloués aux ménages sénégalais tandis que les catégories des parents/amis et des commerçants n‟offrent que 33,7% de ce montant (ESAM, 1998, p. 158). En plus du problème d‟accès au crédit, la faible mobilisation de l‟épargne intérieure est un problème crucial pour le Sénégal qui dépend de l‟épargne extérieure pour le financement de son développement. Les instruments institutionnels mis en œuvre pour la collecte de l‟épargne des individus et des ménages n‟ont pas pu relever le taux national d‟épargne qui est resté très faible, de l‟ordre de 11,1% pour l‟année 1996 (DPS, 1997, p. 301). Les banques et les établissements financiers négligent et ignorent la petite épargne. Il en est ainsi parce que le coût de gestion d‟un compte de 1000 F CFA est le même que celui d‟un compte d‟une dizaine ou centaine de millions. Ce qui justifie la préférence des banques pour les gros épargnants. La Caisse Nationale d‟Epargne qui est spécialement conçue pour la mobilisation de l‟épargne nationale ne touche qu‟une infime minorité de la population. Comme par rapport à l‟accès au crédit, les structures informelles telles que les tontines jouent un rôle considérable dans la mobilisation et la sécurisation de l‟épargne du plus grand nombre d‟agents économiques au Sénégal. En plus de ces limites, les banques ont subi un sérieux revers au milieu des années 80. En 1989, la restructuration bancaire a abouti à la suppression de 7 banques - sur les 16 que comptait le pays - considérées Desjardins (SDID). 94 Fournier, J-B; Camille, G. M. et Giguère, P., (1993), “The definition of a legal and operational framework for mutualist financial network: what the actors have to say. The ATOBMS project experience in Senegal”. In Saving and Development no 3, XVII, p. 332.
188
comme non viables par les pouvoirs publics. Les causes de la faillite de ces banques démantelées sont à chercher dans leur caractère public ou parapublic qui a favorisé l‟octroi de crédits de nature clientéliste à des entrepreneurs politiques tels que les chefs religieux ou coutumiers très influents. Ces crédits ne seront jamais payés remettant en cause l‟équilibre financier de ces banques qui se sont retrouvés dans l‟incapacité de restituer les dépôts de leurs clients. Pour éviter que soit entamée davantage la confiance des citoyens envers le système bancaire, l‟Etat procède à une restructuration bancaire en se retirant pour laisser la place à des structures privées. La Société Nationale de Recouvrement (SNR) est mise en place pour assurer la liquidation des créances des banques ayant déposé leurs bilans. Les créances des 7 banques s‟élèvent à 260 milliards dont au moins 54 étaient recouvrables sur 4 ans. Après deux ans de fonctionnement, la SNR n‟est parvenue à récupérer que 16,5 milliards essentiellement de la part des petits et moyens débiteurs. Les gros débiteurs n‟ont pas été inquiétés. Il est notoire qu‟après deux ans et demi de procédures de recouvrement aucun dossier n‟a été transféré à la justice (O. Thibaud, 1993, pp. 1502-1503)95. Cette situation n‟est pas allée sans compromettre la confiance des déposants envers le système bancaire, ce qui a pour conséquence, bien évidemment, le développement des arrangements financiers populaires considérés comme plus crédibles. Par ailleurs, la crise financière internationale des années 1980 marque la fin d‟une période qui est caractérisée par un afflux de capitaux abondants et à bon marché des pays riches vers les pays pauvres. De plus en plus, les pays en développement sont forcés à compter sur la mobilisation des ressources intérieures pour le financement de leur développement. Ce changement brutal et forcé va mettre à nu, d‟une part, les déficiences et l‟inefficacité des structures bancaires au Sénégal et, d‟autre part le dynamisme des structures financières informelles pour la collecte de l‟épargne intérieure et son affectation productive. En plus des performances économiques et financiers, certains attribuent aux tontines une dimension culturelle (Nzemen, 1993; Essombe Edimo, 1998)96.
95
Thibaud, O., (1993), Spécial Sénégal. Dossier, Marchés Tropicaux, juin, nº2483, pp. 1487-1509.
96
Nzemen, M., (1993), Tontines et développement ou le défi financier de l‟Afrique. Presses Universitaires du Cameroun, 234p. Essombé Edimo, J-R., (1998), “Dynamique financière des tontines: quels enseignements pour le financement des petites entreprises en Afrique, Revue Tiers Monde, t.XXXIX, nº 156, pp. 861-83. 189
La dimension culturelle La deuxième perspective d‟analyse du dualisme est celle qui considère les arrangements financiers populaires comme ayant une dimension culturelle dont il est impossible d‟intégrer dans la logique de gestion financière formelle. Ce qui veut dire, en d‟autres termes, que les pratiques financières populaires continueront à exister quels que soient les efforts déployés par les pouvoirs publics et quelles que soient les stratégies définies par les banquiers pour attirer le plus grand nombre de ménages et d‟entrepreneurs du secteur économique informel (D. Germedis, 1990, p. 6)97. On considère dans ce cas que les pratiques financières populaires s‟enracinent dans la tradition africaine et qu‟elles font parti d‟un héritage culturel que les populations charrieront toujours avec elles. Dès lors, les tontines ne seraient pas uniquement des instruments financiers destinés à satisfaire des besoins économiques avérés, elles sont en même temps des canaux par lesquels passent des éléments d‟identité. L‟argument que nous pouvons avancer pour défendre ce point de vue est la participation dans les tontines d‟acteurs ayant un accès facile aux services bancaires. Nous avons déjà vu qu‟au niveau des lieux de travail, notamment dans les banques, les salariés organisent des tontines malgré le fait qu‟ils disposent tous de comptes bancaires. De même que nous avons constaté dans le chapitre 4 que les émigrés sénégalais continuent de participer aux tontines alors qu‟ils ont accès au système bancaire de leur pays d‟accueil. La question est alors pourquoi ces catégories d‟individus recourent-elles aux arrangements financiers populaires? La réponse est évidemment, ici, que les tontines véhiculent des éléments culturels qui constituent le plus qu‟elles ont à offrir aux participants comparées aux banques. La dimension culturelle peut être mieux comprise si l‟on compare les bases sur lesquelles reposent les banques et les tontines. Nous avons déjà souligné que les tontines se fondent essentiellement sur des relations personnalisées. Dans les tontines simples, par exemple, la tontine est comme une seconde famille pour les participants. C‟est de ces relations personnalisées que découlent les relations de confiance et de contrôle social qui assurent le bon fonctionnement des tontines. Contrairement aux tontines, les banques développent avec leurs clients des relations impersonnelles. On s‟adresse aux guichets à des personnes inconnues et donc interchangeables. 97
Germidis, D., (1990), “Interlinking the Formal and Informal Financial Sectors in Developping Countries”. Savings and Development, Quarterly Review, nº1, 1990, XIV, pp. 5-22.
190
Les opérations bancaires se font dans l‟anonymat presque absolu. De ce fait, les relations de confiance entre les banques et leurs clients se fondent essentiellement sur la maîtrise de l‟information concernant la situation financière et matérielle de ces derniers. La banque ne fait confiance que si un certain nombre de conditions objectives sont remplies par le client. De ce point de vue, il est clair que les tontines sont de loin plus près des valeurs et des normes culturelles locales que les banques. Mais en plus de ces différences certes essentielles entre les deux systèmes, il est à noter que du point de vue des procédures, les tontines sont encore mieux adaptées à l‟environnement culturel que les banques. Les procédures bancaires sont souvent très longues et les règles qui les accompagnent sont strictes et rigides. En plus, la communication avec les clients passe essentiellement par écrit. A l‟opposé, les tontines fonctionnement avec des règles flexibles et des procédures simplifiées. Ce qui explique aussi la préférence de plusieurs catégories sociales, y compris les salariés et les émigrés pour les tontines comparées aux banques. Entre les banques et les tontines, viennent s‟insérer aujourd‟hui des mutuelles d‟épargne et de crédit, des coopératives et des caisses villageoises qui entendent dépasser les limites inhérentes au système bancaire pour satisfaire les besoins en matière de financement des catégories sociales exclues des institutions financières officielles. Ainsi, apparaît un troisième pôle qu‟on appelle système financier décentralisé et qui remet en cause la prétendue dualité du paysage financier au Sénégal. Le système financier décentralisé: l’avènement de la micro-finance De ce qui précède, on peut conclure que les circuits financiers officiels sont très loin d‟être faits pour les pauvres. Ils négligent la petite épargne et ignorent les besoins de crédit manifestés par les couches sociales moyennes et pauvres. Or, il est de plus en plus clair que la mobilisation de l‟épargne intérieure passe inéluctablement par la prise en considération de l‟épargne populaire. Cette conviction est partagée par les différentes structures d‟intervention dans le domaine de l‟épargne et du crédit : programmes d‟appui aux mutuelles d‟épargne et de crédit, ONG, projets à volet épargne et crédit, etc. Elles tentent de pallier les limites des démarches de financement des institutions financières formelles pour répondre aux besoins des catégories sociales en marge du système bancaire. Toutes ces interventions en matière de financement des pauvres sont unies par l‟appellation du microcrédit. Le microcrédit est brandi aujourd‟hui comme un instrument financier adéquat pour le financement des laissés-pour-compte du secteur bancaire. Il est célébré à travers des conférences et des colloques comme un remède miracle pour sortir des millions de personnes de la misère et de la 191
pauvreté98. Il repose sur une idée simple, octroyer des petits prêts aux pauvres tout en se gardant de leur demander des garanties matérielles comme le font les banques. On développe d‟autres stratégies pour éviter des taux de recouvrement faibles. La caution solidaire est l‟une de ses stratégies les plus usitées. Elle consiste à exiger des demandeurs de crédit d‟intégrer un groupe solidaire qui s‟engage à payer à la place des membres qui refuseraient de rembourser leur crédit Compte tenu des succès annoncés à grandes fanfares de l‟expérience de la Grameen Bank en Bangladesh et de la BancoSol en Bolivie, l‟espoir est démesuré chez les praticiens et les experts du développement (Morduch, 1999)99. L'euphorie gagne les organismes de développement et les ONG qui mettent en œuvre partout en Afrique des programmes de microcrédit destinés à améliorer le sort des pauvres. Les organismes de développement, les associations caritatives et les ONG établis au Sénégal sont entrés dans la cadence et ont très vite copié des modèles qui ont fait leurs preuves ailleurs en y ajoutant un peu de vernis local. A Dakar comme dans le monde rural sénégalais, on assiste alors à un foisonnement des programmes de microcrédit. On peut classer ces programmes en deux grandes catégories. La première catégorie regroupe toutes les mutuelles d‟épargne et de crédit qui émanent des structures de coopération. L‟exemple le plus achevé de ce genre est le réseau de mutuelles mises en place par le Programme d‟Appui aux Mutuelles d‟Epargne et de Crédit du Sénégal (PAMECAS) de la coopération canadienne. Ce programme, s‟inspirant des expériences canadiennes en matière de mutualité, propose une démarche combinant proximité sociale et gestion financière rigoureuse. La deuxième catégorie regroupe les systèmes d‟épargne et de crédit conçus par les ONG locales ou étrangères. D‟une manière générale, elles partent du constat d‟échec de l‟intermédiation financière institutionnelle à atteindre les couches sociales les plus vulnérables dans le contexte de l‟ajustement structurel. Elles proposent des démarches originales s‟appuyant sur les fondements sociaux des pratiques informelles d‟épargne et de crédit. Il existe plusieurs exemples d‟ONG intervenant de cette manière au niveau aussi bien du milieu rural que dans les villes : Femmes Développement Entreprise en Afrique (FDEA), ENDA Tiers Monde, FAFD (Fédération des Associations du Fouta pour le Développement), pour ne citer que celles-là.
98
Voir Microcrédit Summit Report de 1997 Morduch, J., (2000), “The Microfinance Schism”, World Development, Vol. 28, No. 4, pp. 617-629.
99
192
Appui des structures de coopération Nous entendons par structure de coopération l‟ensemble des programmes et projets initiés par des pays tiers en faveur du Sénégal. Dans le domaine de l‟épargne et du crédit les initiatives Nord américaines ont été les plus vigoureuses avec notamment la mise en place du PAMECAS par les Canadiens et de l‟ACEP par l‟USAID des Américains. Ces deux structures bien qu‟ayant évolué différemment occupent aujourd‟hui les premiers rangs parmi les systèmes de financement décentralisés au Sénégal. L´ACEP était au début un Projet essentiellement tourné vers le financement des entrepreneurs du monde rural. Elle a fini par devenir une mutuelle d‟épargne et de crédit avec le retrait de l‟USAID. Elle couvre l‟ensemble du territoire national et a des antennes aussi bien dans le monde rural que dans les villes. Le PAMECAS par contre est un Programme qui a pour objectif de créer et d‟appuyer des mutuelles d‟épargne et de crédit. Il s‟inspire de la mutualité canadienne. Il considère la mobilisation de l‟épargne populaire comme pouvant jouer le rôle de pierre angulaire du développement des pays du sud. La démarche du PAMECAS est aujourd‟hui généralisée au niveau de toutes les structures intervenant dans le domaine de l‟épargne et du crédit. L´ACEP (Alliance du Crédit et de l’Epargne pour la Production). L‟Alliance du Crédit et de l‟Epargne pour la Production (ACEP) est présentée, dans le paysage des mutuelles d‟épargne et de crédit au Sénégal, comme une réussite. Cette dernière s‟explique, d‟une part, par le fait que c‟est une mutuelle qui a hérité des fonds du Projet ACEP de l‟USAID et, d‟autre part, par sa démarche de financement et de recouvrement fondé sur la proximité avec les clients. En effet, l‟ACEP-Projet est le fruit de la coopération entre l‟USAID et le gouvernement du Sénégal. A ces débuts, le projet intervenait exclusivement dans le bassin arachidier. A cette époque ACEP signifiait Projet de Développement des Collectivités Locales et de l‟Entreprise Privée dans le monde rural. Ce projet avait comme principal souci de promouvoir l‟entreprise privée en définissant une démarche alternative de financement permettant l‟accès des paysans au crédit. Le projet a fonctionné pendant 3 ans avant qu‟une évaluation externe ne révèle un déficit financier de 75.000.000 F CFA. Au vu du rapport de l‟évaluation externe, l‟USAID a failli fermer le projet. Mais pour ne pas perdre le capital d‟expérience accumulé, il décide de changer l‟orientation du projet en posant deux objectifs majeurs : la rentabilité et la création d‟une institution financière autonome et pérenne avant le 31 décembre 1993, date de clôture du projet. L‟objectif de 193
rentabilité est dicté par le souci de créer une rupture avec l‟environnement traditionnel de gestion des projets qui est caractérisé par une gestion hasardeuse, des détournements de fonds et par conséquent des échecs lamentables. En effet, dans les projets, la motivation des responsables locaux et des employés est souvent limitée du fait des préoccupations d‟emploi à la fin de celui-ci. Chacun essaye de profiter au maximum du projet pour faire face à la situation de l‟après-projet. Cette attitude n‟est pas étrangère au déficit financier de 75.000.000 F CFA constaté dans les comptes du projet ACEP. Pour répondre à ce problème du manque de motivation des responsables et des employés locaux, l‟USAID se fixe comme deuxième objectif après la rentabilité la pérennisation de l‟ACEP comme une structure financière viable. En effet, l‟objectif de la pérennisation donne aux employés l‟espoir de garder durablement leur emploi. Ce qui est une source de motivation et de volonté de gérer rigoureusement et sainement l‟institution financière qui sortira du projet ACEP. Contrairement aux autres mutuelles d‟épargne et de crédit qui accumulent l‟épargne des membres pendant un certain temps avant de commencer à distribuer des crédits, l‟ACEP du fait de son héritage financier, a octroyé des crédits dès sa naissance. Elle ne finance exclusivement que des entreprises informelles déjà établies. Le choix des entrepreneurs du secteur économique informel répond au souci de la mutuelle de dépasser les limites des institutions financières classiques qui considèrent le financement de cette catégorie d‟entrepreneurs comme étant trop risqué. Pour répondre aux besoins de cette catégorie d‟entrepreneurs, l‟ACEP initie une démarche originale qui constitue une véritable pédagogie d‟intervention en milieu informel. Elle développe des relations de proximité entre ses agents sur le terrain et sa clientèle. Les agents doivent s‟assurer de la capacité de gestion et de la santé financière des entrepreneurs qui veulent bénéficier des crédits de l‟ACEP. Ils font des enquêtes de moralité dans l‟entourage des potentiels bénéficiaires. Ils font des visites surprises sur les lieux d‟opération des entreprises. Dans certains cas, ils vérifient également la charge sociale de l‟entrepreneur en venant leur rendre visite chez eux pour constater le nombre de personnes dépendant des revenus générés par l‟entreprise. C‟est sur cette démarche que reposent les bons résultats affichés par l‟ACEP.
194
Tableau n°19: Bilans annuels comparés de l‟ACEP de 1993, 1996 et 2005 (montants en F CFA) Années Nombre de membres Nombre de prêts Montant de l‟actif Montant des prêts Montant de l‟épargne
1993 3.372 2.109 1.762.000.000 1.584.000.000 35.117.773
1996 5.548 4.906 4.135.000.000 5.833.000.000 258.717.773
2002-2005 97.504 8.587.779.500 19.796 milliards 3.719 milliards
Rapport d‟activités de l‟ACEP 19993, 1996, 2002 et 2005.
Le tableau no 19 rend bien compte de l‟évolution fulgurante des chiffres de l‟ACEP. Le nombre de prêts est passé de 2.109 en 1993 à 4.906 en 1996 et à 97.504 en 2002. Le montant des prêts comme celui de l‟épargne ont connu également une évolution exponentielle. Le montant des prêts est passé de 1.584 milliards en 1993 à 5.833 milliards en 1996 avant d‟atteindre les 19.796 milliards en 2005. De même le montant de l‟épargne collectée est passé de 35.117.773 F CFA en 1993 à 258.717.773 avant d‟atteindre la somme de 3.719 milliards en 2005. Le bilan financier de l‟ACEP entre 1993 et 2005 rend bien compte de la mutation qui est entrain de s‟opérer dans le domaine de la mutualité au Sénégal. Ainsi, l‟ACEP permet à plusieurs entrepreneurs du secteur informel de bénéficier des prêts relativement importants qui leur donnent l‟opportunité d‟étendre et de consolider leurs entreprises. Cependant, l‟ACEP n‟est pas à coût sûr une institution financière pour les pauvres. Il y a plusieurs entrepreneurs du secteur informel qui ont du mal à accéder au crédit de l‟ACEP. En réalité sauf les entrepreneurs qui disposent d‟une certaine assise financière et d‟une grande capacité de gestion ont la chance d‟accéder aux lignes de crédit de cet organisme. L‟ACEP est une institution de crédit qui se soucie, comme les banques, d‟augmenter ses profits en de limiter ses pertes. Une telle structure de financement n‟est pas faite pour les individus qui sont en dessous du seuil de pauvreté. Le bilan financier contenu dans le tableau précédent montre bien les énormes profits réalisés par l‟ACEP sur le dos des entrepreneurs du secteur économique informel. La philosophie de l‟ACEP repose essentiellement sur l‟idée que les entrepreneurs de l‟économie informelle ne cherchent pas du crédit à moindre coûts mais l‟accès tout court au crédit. Fort de cette conviction, l‟ACEP propose des taux d‟intérêts sur le crédit qui avoisinent ceux des banques commerciales de la place. De ce point de vue, ils reproduisent la logique bancaire; ce qui fait que l‟ACEP connaît aussi ces millions d‟exclus.
195
Le PAMECAS (Programme d’Appui aux Mutuelles d’Epargne et de Crédit au Sénégal) Le Programme d‟Appui aux Mutuelles d‟Epargne et de Crédit au Sénégal (PAMECAS) a démarré en 1994. Il devait durer cinq ans et a donc pris fin en 1999. Entre temps, il a mis en place un réseau de plusieurs mutuelles d‟épargne et de crédit. Il a également contribué à la création de plusieurs autres institutions de crédit, aussi bien en milieu rural qu‟en milieu urbain. La finalité du PAMECAS, d‟après son cahier des charges, était d‟aider les ménages sénégalais et les petits opérateurs économiques à avoir accès à des services d‟intermédiation financière à des coûts réduits. Pour atteindre cette finalité, le Programme a réussi la mise en place et la consolidation d‟institutions financières à caractère mutualiste. L‟objectif des responsables était, à terme, de susciter l‟émergence d‟un réseau de 20 mutuelles d‟épargne et de crédit en milieu urbain (Dakar, Pikine et Rufisque) qui continuera à exister de manière viable à la fin du programme. Le PAMECAS a été pendant ses cinq ans d‟existence au centre de l‟intermédiation décentralisée au Sénégal. Il a appuyé du point de vue professionnel l‟Alliance du Crédit et de l‟Epargne pour la Production (ACEP) dans sa transition de structure projet à une structure mutualiste en contribuant au développement de sa capacité de mobilisation de l‟épargne, de gestion et de contrôle de ses ressources. Mais l‟encadrement du PAMECAS ne s‟est pas limité exclusivement à l‟ACEP, il a pris en charge également la formation au niveau des principaux intervenants engagés dans le développement des mutuelles, des caisses et coopératives d‟épargne et de crédit au Sénégal tel que l‟Union Nationale des Commerçants et des Industriels du Sénégal (UNACOIS). Le programme a travaillé en étroite collaboration avec la cellule AT/CPEC (Assistance Technique aux Caisses et Coopératives d‟Epargne et de Crédit) dans ses efforts pour maintenir et renforcer la concertation, l‟échange et la coordination entre les différents intervenants du secteur financier mutuel. Ce travail consiste pour l‟essentiel à la recherche d‟un cadre institutionnel et juridique susceptible de favoriser l‟épanouissement des structures décentralisées de financement sous le contrôle de l‟Etat. La cellule AT/CPEC assure la suivie des recommandations et résolution du projet ATOBMS (Assistance Technique aux Opérations Bancaires Mutualistes au Sénégal) qui a été un cadre de réflexion entre les coopérants (Banque Mondiale, Agence Canadienne pour le Développement International et Société de Développement International Desjardins), les décideurs politiques (Ministère de l‟Economie, des Finances et du Plan) et
196
les acteurs impliqués dans des structures d‟intermédiation financières autres que bancaires (J-B. Fournier, C.G. Moreau et P. Giguère)100. En 1997, les pays membres de l‟Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) ont ratifié un projet de lois destiné à encadrer la prolifération des structures financières décentralisées. Les lois qui ont été conçues par le projet PARMEC (Projet d‟Appui à la Réglementation des Mutuelles d‟Epargne et de Crédit) visent à réglementer les pratiques financières parallèles aux services financiers bancaires (Lelart, 2000)101. Elles mettent les coopératives, les caisses et les mutuelles d‟épargne et de crédit sous la tutelle du ministère des finances qui doit contrôler les opérations comptables et veiller à leur bon fonctionnement dans la légalité. Mais ce qui est surprenant c‟est que cet ensemble de lois ne fait pas mention des pratiques financières populaires qui, du coût, tombent dans l‟illégalité. Dans l‟entendement des législateurs, les tontines et les caisses communautaires doivent évoluer vers la forme de mutuelles d‟épargne et de crédit et être déclarées au ministère des finances en vue de leur reconnaissance officielle. On peut parler d‟une tentative de formalisation des pratiques financières populaires. Il est clair que la concrétisation de telles intentions pose toujours problème compte tenu de l‟éclatement et de la large diffusion des tontines. C‟est, en définitive, la promotion du concept des mutuelles d‟épargne et de crédit et de l‟outil coopératif qui était recherchée dans la réalisation du Programme PAMECAS. Il a voulu susciter l‟engouement des populations pour de telles structures de financement décentralisées pouvant répondre plus que les institutions d‟intermédiation financière classiques à leurs besoins de financement. Le programme a visé plus particulièrement les femmes en tentant d‟appuyer techniquement et financièrement ces dernières pour le renforcement de leurs activités économiques. De même, le programme a eu comme stratégie l‟intégration des groupements féminins en tant qu‟acteurs collectifs aux réseaux de mutuelles d‟épargne et de crédit qu‟il a mis en place. La démarche du PAMECAS est essentiellement tirée de la tradition mutualiste canadienne dont Alphonse Desjardins est l‟inspirateur. Alphonse Desjardins a créé la première mutuelle d‟épargne et de crédit qui porte son nom en 1901 à Lévi. Comme l‟écrit Bernard Taillefer, « la révolte contre l‟usure fut l‟une des principales motivations de Desjardins». (B. Taillefer
100
Jean-Bernard Fournier, Camille G. Moreau et Pierre Giguère: “The Definition of a Legal and Operational Framework for a Mutualist Financial Network: What the Actors Have to Say - The ATOBMS Project Experience in Senegal. In Saving and Development, nº3, 1993, XVII, pp. 331-351. 101 Lelart, M. et al., (2000), Finance informelle et financement du développement, FMA-AUPELF-UREF, 249p. 197
1996, p : 24)102. Il est vrai que le modèle du canadien doit beaucoup à la tradition mutualiste européenne avec notamment les méthodes de l‟allemand Raiffeisen. Mais l‟originalité du système Desjardins réside sur une conception plus souple de la responsabilité accompagnée d‟une mesure de couverture des risques. En effet, il remet en cause la notion de la responsabilité illimitée chère au modèle européen tout en exigeant le paiement de droits d‟adhésion à fonds perdus. La couverture des risques et par conséquent la protection des déposants est assurée, d‟une part, par le paiement des droits d‟adhésion et, d‟autre part, par la constitution d‟un capital social composé de parts sociales obligatoires, pouvant être versées en plusieurs tranches de manière à ne pas écarter les pauvres du système. C‟est cette méthodologie d‟intervention et surtout la philosophie et l‟humanisme du modèle Desjardins qui ont le plus favorisé la naissance et l‟expansion à travers le monde du mouvement mutualiste du même nom. Le PAMECAS est l‟un des héritiers de ce mouvement Desjardins. Il part du constat, d‟une part, de l‟exclusion des pauvres des services financiers institutionnels et, d‟autre part, de l‟existence de pratiques usurières dans les marchés et les quartiers de Dakar. C‟est justement pour répondre à ces deux problèmes majeurs qui paralysent l‟épargne populaire que le programme a été conçu. Il replace l‟épargne populaire au cœur même du développement et pense qu‟une bonne stratégie de collecte et de redistribution de cette dernière peut contribuer à alléger, voire à terme, supprimer la dépendance financière du Sénégal vis-à-vis de l‟extérieur. En plus des mutuelles qu‟il a mises en place, le PAMECAS a assuré également la formation des ressources humaines de plusieurs autres mutuelles et projets à volet micro crédit. Plusieurs initiatives locales se sont inspirées du modèle Desjardins en sollicitant l‟appui du programme pour créer leurs propres systèmes mutuels. L‟Union Nationale des Commerçants et des Industriels du Sénégal (UNACOIS) à monter un véritable réseau de mutuelles au niveau des marchés de Dakar et dans les régions avec l‟encadrement et les conseils du programme. Les 25 Mutuelles de l‟UNACOIS ont octroyé plus de 10 milliards de F CFA de crédit et mobilisé près de 15 milliards d‟épargne pour la seule année 1999 (Sud Quotidien, 1999)103.
102
Taillefer, B., (1996), Guide de banque pour tous; Innovations africaines, éditions Karthala, Paris, 1996, 314p. 103 Sud Quotidien: “Les Mutuelles de l‟UNACOIS concurrencent les Banques. Le sud du 15 décembre 1999.
198
Tableau n° 20: Bilan du réseau des mutuelles PAMECAS entre 1997 et 2005. Année Nombre de membres Nombre de prêts Montant des prêts Montant de l‟épargne
1997 12.349 (dont 5.924 femmes) 1.218 178.471.594 (F CFA) 519.300.238 (F CFA)
2005 203 607 (52% dont femmes) 13 368 171 477 F CFA 12 591 667 162 F CFA
Rapport des services de la comptabilité du Pamecas, 1997 et 2005.
Au vu des résultats déjà enregistrés, le programme a pu sans aucun doute asseoir une démarche alternative par rapport aux structures de financement classiques. En effet, il est clair que les mutuelles d‟épargne et de crédit conçues par le programme parviennent à intégrer plus les pauvres que les structures bancaires. De ce point de vue, le PAMECAS n‟est pas comparable avec l‟ACEP. L‟originalité des mutuelles du PAMECAS réside dans le fait qu‟elles mettent l‟accent sur la mobilisation de l‟épargne populaire. C‟est à partir de l‟épargne mobilisée que les crédits sont tirés. Ce qui fait que la démarche du programme n‟est pas très loin des principes qui gouvernent les pratiques financières populaires. Contrairement à l‟ACEP qui ne finance que des petites entreprises déjà bien établies, le PAMECAS finance des entrepreneurs débutants en associant crédit et formation. Si on compare le nombre de membres des deux structures, on se rend compte que le PAMECAS a un nombre de membres deux fois supérieur à celui de l‟ACEP, tandis que du point de vue du volume des prêts, l‟ACEP atteint le montant de 5.833.000.000 F CFA là où le PAMECAS ne dépasse pas 178.471.594 F CFA. Avec ses moyens modestes, le PAMECAS sert mieux les pauvres comparé à l‟ACEP. Malgré cette approche novatrice, il faut noter que les mutuelles du PAMECAS ne peuvent pas à elles seules répondre aux besoins de financement divers des populations. Appui des ONG étrangères et locales Beaucoup d‟ONG étrangères ou locales interviennent dans le domaine de l‟épargne et du crédit d‟une manière ou d‟une autre. La plupart du temps, ces ONG ont des groupes cibles qui correspondent d‟après leurs analyses aux groupes les plus marginalisés par rapport à l‟accès aux services financiers institutionnels. Par conséquent les femmes et les populations rurales constituent les principales bénéficiaires des actions des ONG en 199
matière d‟intermédiation financière. Dans le monde rural, elles ont suscité la création de caisses villageoises autonomes qui, pour la plupart, sont devenues de véritables banques pour les populations locales. La grande différence entre les programmes de microcrédit des organismes de coopération et ceux mis en place par les ONG est que les derniers dépendent fortement des subventions des ONG du Nord et des organismes de coopération. De ce fait, les programmes de microcrédit des ONG touchent généralement plus de pauvres que les programmes des organismes de coopération. En effet, les ONG intègrent le microcrédit dans des programmes plus larges ayant trait à leurs préoccupations d‟améliorer les conditions de vie de certains groupes cibles tels que les plus pauvres, les femmes, les jeunes, etc. Certaines ONG interviennent directement en montant des mutuelles d‟épargne et de crédit et des caisses villageoises, le cas de la FDEA, d‟autres le font indirectement en passant par des structures relaies beaucoup plus proches des populations, c‟est le cas du Catholic Relief Services (CRS) qui travaille avec beaucoup d‟Associations, d‟Unions et de Fédération d‟associations à travers tout le Sénégal. L’expérience de la FAFD avec l’appui du CRS La Fédération des Associations du Fouta pour le Développement (FAFD) intervient dans le domaine de l‟épargne et du crédit avec l‟appui du Catholic Relief Services (CRS). Elle travaille exclusivement avec des Unions d‟Associations Villageoises de Développement (AVD) dans la région de Saint-Louis. Les femmes constituent la principale cible de ce programme d‟épargne et de crédit. Pour la FAFD, elles sont le plus besoin d‟un appui du fait des contraintes qu‟elles rencontrent pour avoir accès aux circuits financiers institutionnels. La FAFD a financé deux Unions d‟Associations Villageoises de Développement : l‟Union des Jeunes Agriculteurs de Koyli Weendu (UJAK) et l‟Union de Orkadiéré. Ces Unions ont reçu de la FAFD des fonds de crédit d‟un montant de 5.000.000 F CFA. Chaque Union est chargée de traiter directement avec les différentes AVD pour l‟octroi du crédit et le recouvrement des fonds au terme des échéances. Ce sont les AVD qui doivent désigner dans chaque village 20 femmes qui vont bénéficier d‟un crédit de 30.000 F FCA pour une période de 6 mois renouvelable une fois. Le taux d‟intérêt est de 5%. Les intérêts accumulés au cours d‟une campagne de crédit sont reversés dans les caisses des AVD. Seul le fond de crédit roule de village en village. L‟objectif de la FAFD et du CRS est de parvenir à une autonomie financière des femmes du monde rural en leur offrant du crédit et en leur formant à l‟épargne. En effet, dans les villages bénéficiaires de l‟appui de la 200
FAFD, les femmes ont acquis une grande expérience en matière d‟épargne et de crédit. Certaines d‟entre elles sont parvenues à partir des crédits obtenus à créer les conditions de leur autonomie financière en investissant dans des activités génératrices de revenus : petit commerce, maraîchage, vente de poissons, teinture, couture, etc. Mais, cette expérience connaît bien des limites. D‟abord, en ce qui concerne la modicité des montants octroyés sous forme de crédit et de la durée relativement courte des échéances qui est de six mois. C‟est ce qui explique l‟incapacité de beaucoup femmes à profiter de ce type de crédit pour disposer d‟un fond de roulement suffisamment important afin d‟assurer l‟autofinancement, autrement dit l‟autonomie financière. Selon Penda, 43 ans et marchande de poisson à Orkeniéré, les prêts octroyés par la FAFD sont très faibles comme les échéances de paiement sont également très courtes. Elle fait le bilan de son expérience avec la FAFD en ces termes: « Quand l‟union d‟Orkeniéré est venue nous proposer des crédits en 1994, nous étions tous très enthousiastes. Ils ont demandé à notre Association Villageoise de choisir 20 femmes avec lesquelles ils vont travailler. Mais seules les femmes qui avaient une activité économique étaient éligibles. C‟est ainsi que j‟ai été prise comme bénéficiaire. J‟ai reçu alors 30.000 F CFA du gérant de notre caisse villageoise. J‟ai augmenté mon stock de poissons fumés mais pas celui de poissons frais malgré les conseils de nos encadreurs. En fait j‟avais peur de me retrouver avec des grandes pertes puisque dès fois on a du mal à évacuer la quantité de poissons frais qu‟on a l‟habitude de vendre par jour. Il n‟y a pas plus écœurant pour moi qu‟une grande quantité de poissons frais non vendue. On n'a pas où les mettre, on les mange ou ils pourrissent. C‟est pourquoi, j‟avais personnellement une préférence pour les poissons fumés ».
A la fin de chaque mois je remboursais au gérant de la caisse 6.000 F CFA dont 5.000 F CFA de crédit, 250 F CFA d‟intérêt et 850 F CFA d‟épargne personnelle. Au bout des six mois premiers, j‟avais remboursé les 30.000 F CFA de crédit et 1.500 F CFA d‟intérêt. En plus, j‟avais réalisé une épargne de 5.200 F CFA. Ensuite, je faisais partie du groupe de 20 femmes éligibles pour un second financement de 6 mois. Le gérant a sélectionné, les bénéficiaires du second financement sur la base de la régularité des remboursements mensuels des premiers bénéficiaires. J‟ai pu repayer les 30.000 F CFA du deuxième financement sans aucun problème. On voulait avoir un troisième financement mais on nous a expliqué que le fond de crédit devait aller dans un autre village voisin où seront sélectionnées d‟autres femmes. Ils m'ont proposé de transformer notre épargne collective de 208.000 F CFA (10.400 F CFA x 20) plus les 60.000 F CFA d‟intérêts versé durant l‟année en un fond de crédit. Nous étions d‟accord mais on ne comprenait pas pourquoi il fallait déplacer le fond de crédit dans la mesure nous avions réussi à rembourser nos crédits dans les délais. Aujourd‟hui, 201
notre fond de crédit ne parvient pas à répondre aux besoins de crédit de tous les membres. Nous sommes obligés de recevoir les crédits à tour de rôle. D‟autres expériences (en l‟occurrence la FDEA) ont su éviter cette erreur en allouant des crédits, à des groupes de femmes en milieu aussi bien rural qu‟urbain, dont le volume évolue en fonction de l‟effort des débitrices pour une durée indéterminée d‟avance. L’expérience de la FDEA La FDEA (Femmes Développement Entreprise en Afrique) a pour principale ambition de permettre aux femmes de faire valoir leur esprit d‟entreprise en les finançant et les encadrant. Elle met l‟accent sur l‟accès au crédit, l‟apprentissage à l‟épargne et la formation à la gestion qui semblent être les problèmes majeurs auxquels les femmes entrepreneuses sont confrontées. La FDEA part du constat, du reste partagé par les autres intervenants, que les femmes sont les agents économiques les plus dynamiques mais en même temps les plus défavorisées par rapport à l‟accès aux circuits financiers officiels. Elles sont pour la plus grande majorité dans l‟incapacité à disposer de suffisamment de ressources matérielles et financières pour mériter la confiance des banques. La FDEA dispose d‟une mutuelle d‟épargne et de crédit et des caisses villageoises dans la région de Kaolack. A Dakar, elle finance, par le biais de sa mutuelle, des groupes de femmes disposant de petites entreprises ou pratiquant des activités génératrices de revenus notamment dans le secteur économique informel. C‟est dans ce cadre qu‟un groupe de 11 femmes installé dans le marché de Tilène (l‟un des plus grands marchés du centre ville de Dakar) a bénéficié des crédits de la FDEA. La plupart des femmes de ce groupe sont vendeuses de produits alimentaires, de légumes, de poissons séchés. L‟une d‟entre elle est restauratrice. Mais elles sont toutes dans un même périmètre et proches les unes des autres. La FDEA impose comme condition de l‟octroi du crédit la constitution d‟une caution solidaire dont le principe est l‟endossement de la responsabilité du non remboursement des prêts de la part d‟une femme par l‟ensemble du groupe (Rahman, 1999)104. Le principe de la caution solidaire utilise les moyens de pressions sociales que l‟on rencontre dans les tontines ou d‟autres structures organisationnelles populaires pour sécuriser les créanciers en l‟absence de garanties et d‟apports personnels souvent exigés par les intermédiaires financiers classiques. Les 10 femmes du marché de Tilène qui ont bénéficié du financement de la FDEA participaient déjà dans 104
Rahman, A., (1999), Women and Micro-Credit in Rural Bangladesh: An Antropological Study of Grameen Bank Lending, Boulder, Westview Press, 1999.
202
une même tontine. Le montant des crédits évolue en fonction du comportement du groupe. Ainsi, le premier financement était modeste, 30.000 F CFA par femme. Mais au fur à mesure que les échéances se succédaient sans grand problème de remboursement, le montant du crédit a grimpé jusqu‟à 80.000 F CFA par femme. Nous verrons plus loin le rôle crucial que la tontine de ces femmes a joué dans la réussite de cette opération de crédit. Pour son intervention dans l'arrière-pays, la FDEA a initié un programme pilote de microcrédit dans la région de Kaolack. Pour la phase 1 de ce programme pilote, elle a enregistré 851 membres. Pour bénéficier des crédits octroyés par l‟ONG, il faut nécessairement payer une part sociale de 2.500 F CFA. Le nombre de femmes ayant adhéré est de 361 contre seulement 216 hommes. Les groupements féminins enregistrés sont au nombre de 251 contre 23 groupements mixtes ou composés exclusivement d‟hommes. Le prix de l‟action de la coopérative de crédit mutuel est 1.500 F CFA. Les actions ne peuvent être détenues que par les membres de la FDEA qui se sont acquittés de leurs droits d‟entrée de 2.500 F CFA. Le montant de l‟épargne s‟élève à 27.989.607 F CFA au niveau des différentes caisses villageoises. Le nombre de crédits octroyés en dix mois d‟activités est de 142. Le montant des crédits atteint 35.828.600. La durée moyenne des prêts est de 6 mois et les taux d‟intérêts sont de 4% pour l‟épargne et de 15% pour le crédit. Le taux de recouvrement est de 98%. La FDEA rencontre des problèmes sérieux pour la pérennisation de son programme de microcrédit. Elle dépend entièrement des subventions qu‟elle reçoit des bailleurs de fonds (ONG du Nord et Organismes de coopération) qui, de plus en plus, adhèrent à l‟idée de créer les conditions d‟autofinancement des mutuelles et des caisses d‟épargne et de crédit. Pour faire survivre son programme de microcrédit, elle doit coûte que coûte rentabiliser ses fonds de crédit en faisant en sorte que les bénéfices qu‟ils génèrent puissent couvrir les charges de gestion et de personnel. Malgré leurs efforts constants de réduire l‟exclusion des populations par rapport à l‟intermédiation financière institutionnelles, les structures de coopération, comme les ONG, sont loin de parvenir à couvrir les besoins de financement des ménages sénégalais aussi bien dans les villes qu‟au niveau des campagnes. Elles connaissent deux limites fondamentales. La première limite est qu‟elles ne financent que des besoins d‟investissement et non de consommation. Ce qui favorise les pratiques usurières des commerçants sur le crédit à la consommation que ces structures d‟intervention entendent pourtant combattre. La deuxième limite est leur incapacité à intégrer les plus pauvres qui ont une propension à épargner nulle ou négative. Les initiatives populaires en matière d‟épargne et de crédit intègrent plus de pauvres du fait qu‟elles émanent des populations elles-mêmes.
203
Articulation entre Tontines, organismes de micro crédit et banques Les théories de la dualité financière dans les pays en développement donnent l‟impression qu‟il y a une opposition voire une incompatibilité entre arrangements financiers populaires et institutions financières formelles. Si en théorie, il est possible de tracer des lignes de démarcation entre les deux, dans les faits et du point de vue des acteurs, l‟un n'exclut pas forcément l‟autre. L‟existence des tontines dans les banques commerciales à Dakar, c‟est-à-dire au cœur même du système financier formel, suffit pour convaincre du recours parallèle aux deux systèmes financiers en fonction des objectifs poursuivis par les acteurs. Nos recherches révèlent que les acteurs, surtout ceux qui travaillent dans le secteur économique informel en particulier les femmes, établissent des passerelles entre leurs tontines et les organismes de micro crédit ou les banques. Dans bien des cas, quand la redistribution des fonds de la tontine est précédée par une phase plus ou moins longue d‟accumulation, un compte bancaire est ouvert au nom de la responsable où les contributions périodiques sont versées en attendant leur redistribution sous forme de levée. C‟est le cas des tontines de pèlerinage où les contributions sont accumulées pendant près de 6 mois ou un an avant d‟être redistribuées. Pour rendre compte de ces interfaces entre arrangements financiers populaires et banques ou programmes de microcrédit, nous allons nous arrêter sur quelques exemples qui sont assez révélateurs. L’expérience du Réseau de Caisses d’Epargne et de Crédit des femmes de Dakar. L‟expérience du réseau de caisses d‟épargne et de crédit des femmes de Dakar rend compte de l‟utilisation de l‟expertise des femmes en matière d‟épargne et de crédit à travers la participation aux tontines pour la mise en place d‟une institution financière adaptée au besoin de ses membres. La première caisse d‟épargne et de crédit des femmes de Dakar a été créé en 1987 à Grand-Yoff avec le conseil d‟ENDA-GRAF. Elle était constituée de 13 groupes de 103 femmes au total. Chacun de ces treize groupes était organisé en tontine pour satisfaire les besoins de financement des participantes avec l‟épargne collectivisée. L‟initiative de créer la caisse vient de l‟équipe d‟ENDA-GRAF qui encadrait ces groupes de femmes de manière isolée. L‟équipe d‟ENDA-GRAF a suggéré aux 13 groupes de s‟intégrer les uns aux autres pour mettre en place une caisse d‟épargne et de crédit qui aura une plus grande capacité à répondre à leurs besoins financiers que leurs tontines respectives.
204
L‟accumulation des contributions individuelles des 103 femmes pendant 6 mois a permis d‟avoir un fonds de crédit de 998.800 F CFA. Les fonds collectés ayant été jugés insuffisants pour satisfaire toutes les demandes de crédit, ENDA-GRAF a alloué un prêt de 2.966.250 F CFA à la caisse. Ce qui fait un total de 3.950.000 F CFA de fonds de crédit à la disposition des 103 femmes qui peuvent y accéder pour créer ou renforcer leurs activités économiques diverses. Les conditions à remplir pour avoir accès au crédit de la caisse sont simples. Il faut, d‟abord, être membre, mener une activité économique rentable et non prohibée par les lois et règlements, et ne pas être salarié. Ensuite, avoir versé la part supplémentaire calculée chaque année lors de l‟établissement des différents comptes de résultat. En plus, il faut avoir versé une caution d‟un mois à l‟avance, égale à ¼ du crédit sollicité. Enfin, il ne faut pas être bénéficiaire d‟un crédit en cours, de la caisse ou d‟une institution de crédit. Mami, 34 ans, mariée et mère de trois enfants a rempli toutes ces conditions et a reçu régulièrement du crédit de la caisse. Elle fait parti des membres fondateurs de la caisse en 1987. Au début, elle avait versé une épargne journalière de 50 F CFA pendant les six premiers mois ce qui fait un versement global de 9.000 F CFA. Elle fait partie d‟un des treize groupes composant la caisse. Son groupe, à elle, compte 10 membres tous des femmes menant des activités marchandes au niveau du marché de GrandYoff. Pendant près de 10 ans, elles ont organisé ensemble une tontine de marché avec des versements journaliers qui ont varié dans le temps entre 50 F CFA et 500 F CFA. En dehors de cette tontine, Mami n‟a jamais bénéficié d‟un crédit d‟une quelconque institution financière. En 1988, elle et son groupe reçoivent un crédit de 200.000 F CFA pour une durée de 6 mois. Chacune d‟entre elles dispose alors d‟un crédit de 20.000 F CFA remboursable en 6 mensualités. Mami investit le crédit reçu dans ses activités économiques. Elle augmente le volume de ses produits de vente en les diversifiant. Si au début elle vendait uniquement du poisson séché en une faible quantité, compte tenu des limites de ses moyens financiers, après le crédit certes modeste, il augmente la quantité de poisson séché en doublant ses bénéfices. Pour le remboursement du crédit, elle et son groupe continuent à verser quotidiennement dans une tontine d‟accumulation entre les mains de leur présidente une somme de 150 F CFA. Ainsi, à la fin du mois, chacune pourra rembourser les 3.600 F CFA exigés par la caisse. Par cette combinaison originale entre système de microcrédit et tontine, sur laquelle nous allons revenir plus loin, Mami et son groupe parviennent à respecter les échéances fixées par la caisse pour le remboursement des crédits alloués. Entre 1988 et 1997, Mami et son groupe ont reçu sept fois du crédit de la part de leur caisse. Le dernier crédit octroyé en fin 1996, s‟élève à 205
600.000 F CFA soit 60.000 F CFA par femme. Depuis le premier financement jusqu‟au dernier, la tontine d‟accumulation a joué le rôle de garantie du remboursement des crédits alloués. Les contributions ont évolué avec l‟accroissement du montant du crédit. Elles sont passées de 150 F CFA à 500 F CFA par jour. Elles sont fixées de manière à permettre à chaque femme de disposer d‟un montant un peu supérieur aux remboursements mensuels. Cette stimulation réciproque entre micro crédit et pratiques financières populaires contribue énormément à la consolidation et à l‟expansion des activités économiques des femmes de Grand-Yoff. Le cas de Mami rend bien compte de ce succès. Elle affirme : « Maintenant en plus du poisson, je vends également des légumes, des céréales et une gamme variée de condiments. Les crédits successifs que j‟ai reçus de la part de la caisse ont joué un rôle déterminant dans la diversification de mes produits de vente et dans l‟expansion de mes activités et de mes revenus. Il est clair que les montants des crédits que j‟ai reçu jusque-là de la caisse sont très modestes mais ils ont l‟avantage de correspondre à mes capacités d‟endettement qui, il va de soi, s‟accroissent avec l‟extension de mes activités économiques. Il est clair que si la caisse m‟avait donné dès le départ le montant 60.000 F CFA, j‟aurais eu d‟énormes difficultés à rembourser parce que j‟aurais pris d‟énormes risques pour le mettre à profit. J‟apprécie bien la démarche de la caisse qui consiste à octroyer de petites sommes que l‟on accroît en fonction de l‟enthousiasme des bénéficiaires à travailler et à rembourser. La démarche m‟a permis personnellement d‟accroître et de diversifier petit à petit mes activités et mes revenus sans avoir à prendre de gros risques.
Le succès de la première caisse va favoriser la mise en place d‟une deuxième caisse, organisée autour des premières participantes. Elle rassemble 57 femmes qui ont mobilisé 435.000 F CFA d‟épargne par le biais des contributions régulières comme dans les tontines. Elle a reçu, pour le démarrage de ses activités de crédits, un prêt de 870.000 F CFA d‟ENDAGRAF. Le fonds de crédit s‟élève alors à 1.305.000 F CFA. Pour les deux caisses, le montant maximum du prêt accordé est égal a 4 fois le capital déposé à la caisse. Comme dans certaines tontines le montant des contributions est variable en fonction de la capacité et de la volonté d‟épargne des femmes. La durée du crédit varie de 6 à 12 mois avec un différé d‟un mois pour les crédits de 6 mois et de 2 mois pour les crédits de 12 mois. Le taux d‟intérêt est fixé à 10% l‟année. On note parfois des retards dans les versements des mensualités mais le taux de recouvrement est 100%. Mame Marème, une des responsables de la caisse à ENDA-GRAF considère que “plus que le risque de poursuite judiciaire, c’est la caution sociale qui pousse les femmes à respecter leurs engagements”. Le fait que les 13 groupes de femmes avaient préexisté comme des tontines autonomes a sans nul doute contribué au renforcement du principe de la caution solidaire. En effet, les leaders des groupes qui correspondent aux organisatrices ou 206
responsables des tontines d‟antan, jouent un rôle capital dans le recouvrement des crédits collectifs. Elles utilisent les mêmes stratégies que dans les tontines pour éviter toute défaillance: recrutement minutieux des participantes sur la base de la confiance fondé sur la réputation, pression sociale sur les retardataires dans les versements mensuels, commérage sur les mauvais payeurs, etc. En plus, la présidente signe un engagement explicitant les responsabilités de chaque partie et contresigné par le commissariat de police. Pour la constitution de l‟épargne, la caisse des femmes de GrandYoff dispose de trois produits: les dépôts simples, l‟épargne-logement et l‟épargne-pèlerinage à la Mecque. Pour les dépôts simples, les femmes peuvent effectuer des versements pour une durée minimale de 6 mois. Le taux d‟intérêt pour l‟épargne est fixé à 3% le semestre. Pour bénéficier du versement des intérêts, les épargnants ne doivent pas retirer leurs dépôts avant le délai de 6 mois. La plupart des femmes, évoluant au niveau du marché de Grand-Yoff, verse leur petite épargne quotidienne à la caisse qui dispose d‟un bureau sur place. Elle varie entre 50 et 500 F CFA par jour. Cette épargne n‟est retirée qu‟à la veille des fêtes religieuses telle que la Korité, la Tabaski, le Magal de Touba ou le Gamou de Tivaoune. L‟organisation d‟une cérémonie familiale comme l‟avènement d‟une adversité imprévue peut donner occasion à un retrait prématuré de l‟épargne réalisé. La caisse joue de ce point de vue le même rôle que les banquiers ambulants ou tontiniers de marché. En ce qui concerne l‟épargne-logement, la caisse, avec l‟appui de l‟équipe d‟ENDA-GRAF, a lancé une opération d‟envergure à partir du mois d‟août 1990. En 1997, plus de 300 femmes s‟étaient déjà engagées dans ce nouveau produit d‟épargne. De nouvelles femmes s‟inscrivent tous les mois pour participer à cette opération. Elles se sont engagées à effectuer des dépôts d‟un montant minimal de 5.000 F CFA par mois. Cette opération, comme le souligne Mame Marème, l‟une des responsables de l‟encadrement des femmes à ENDA-GRAF, outre qu‟elle augmente les capacités
financières de la caisse, permet aux femmes d‟accéder à la propriété foncière et au logement.
Elle explique comment les dernières femmes à avoir adhéré s‟organisent pour rattraper les premières adhérentes:
« Les dernières adhérentes à l‟épargne-logement sont organisées en “club d‟épargne” dont l‟objectif est de leur permettre d‟arriver à la hauteur des premières adhérentes, en termes de volume d‟épargne. Chacun de ces “clubs” regroupe 20 membres et fonctionne à l‟image des tontines: tirage au sort après un mois de cotisations et le compte du bénéficiaire est crédité de 200.000 F CFA”. Ces “club d‟épargne” vont fonctionner jusqu‟à ce que le compte de chacune des participantes soit crédité de la même somme »
En début 1997, c‟est 31.000.000 F CFA qui ont été mobilisés pour le compte de l‟épargne-logement. Un an auparavant 15.000.000 F CFA ont été 207
versés à la banque de l‟habitat. Ce qui veut dire qu‟au delà d‟ENDA-GRAF, la caisse est connectée à une banque. Une première tranche de 300 parcelles a été viabilisée et distribuée parmi les adhérentes par tirage au sort. On voit ici clairement qu‟une articulation entre les tontines, les programmes de microcrédit initiés par les ONG et les banques peut permettre aux femmes et aux entrepreneurs du secteur informel d‟accéder plus facilement au logement. Le dernier produit d‟épargne de la caisse des Femmes de Dakar est l‟épargne-pèlerinage. Pour ces produits, la caisse s‟est essentiellement fondée sur l‟expérience des tontines spécialisées dans le financement du pèlerinage à la Mecque que nous avons abordées dans le chapitre consacré aux tontines dakaroises. Là également, l‟encadrement d‟ENDA-GRAF reconnaît qu‟il s‟est fortement inspiré du système tontinier. Mame Marème, que nous avons cité plus haut, déclare à propos de l‟épargne-pèlerinage que: “il s’agit également d’une épargne non rémunérée basée sur le système de la tontine”. Cette forme d‟épargne à commencer en avril 1991. Les femmes qui se sont déjà associées s‟engagent à verser mensuellement une somme de 15.000 F CFA. Le bilan annuel déterminera le nombre de femmes qui seront tirées au sort pour effectuer le voyage à la Mecque. Après la dévaluation du franc CFA en 1994, les femmes augmentent les contributions mensuelles à 25.000 F CFA pour faire face aux coûts du voyage qui ont presque doublés entre temps. Pour le bon fonctionnement des caisses, les femmes ont mis en place une structure administrative dont les membres sont essentiellement des bénévoles ou des animateurs d‟ENDA-GRAF. L‟Assemblée Générale est souveraine. Elle réunit l‟ensemble des membres une fois par an pour désigner de manière démocratique les femmes qui vont composer le conseil d‟administration et les différents comités. Elle définit également la politique de crédit, les modalités de fonctionnement de la caisse, décide des grandes orientations et des éventuelles modifications de fonctionnement. Le conseil d‟administration, composé de 13 membres, est élu pour un mandat de trois ans. Le mandat d‟administrateur est incompatible avec celui du comité de crédit, du conseil de surveillance et de commissaire aux comptes. Dans la même lancée, ne peut être membre du conseil d‟administration toute personne exerçant une activité qui entre en concurrence avec celle de la caisse ou toute personne membre d‟un conseil d‟administration d‟une autre institution de crédit. Les responsables des différents comités sont choisis parmi les membres fondateurs. Le comité de gestion se réunit tous les trois mois pour faire une évaluation financière de la caisse en termes de volume de crédit et d‟épargne, des profits, du taux de recouvrement, du respect des échéances, etc. Il est composé de trois membres: un secrétaire comptable qui entretient les comptes, une animatrice d‟ENDA-GRAF qui joue un rôle de conseiller et 208
un membre de la caisse représentant les adhérentes. Le comité de crédit et de recouvrement est constitué de 5 membres. Il se réunit tous les mois pour examiner les demandes de crédit selon les critères définis par l‟A.G. Il veille également au recouvrement des crédits en cours. Le comité de contrôle est également composé de 5 membres qui veillent à l‟utilisation des crédits pour le financement d‟activités économiques et aident à mieux orienter les crédits vers les secteurs d‟activité rentables. Le comité de gestion des conflits est constitué de 13 femmes dont trois présidentes de groupes parmi les 13 groupes initiaux. Il est chargé de prévenir et de régler d‟éventuels conflits entre les membres. Il doit instaurer un climat propice de collaboration à l‟intérieur des groupes et entre eux. Malgré cette organisation assez rationnelle de la caisse du point de vue théorique, son fonctionnement pratique pose un problème très difficile à résoudre. Il vient du fait que le rôle des responsables choisis n‟est pas, dans certains cas, maîtrisé par ces derniers. Ce qui a pour cause le manque de formation des femmes impliquée dans la gestion de la caisse. En effet, le taux d‟analphabétisme reste encore très élevé malgré les efforts consentis par l‟ONG partenaire dans le cadre de l‟alphabétisation. Malgré cette limite, l‟expérience de la caisse a fait tâche d‟huile. En effet, comme le souligne l‟animatrice d‟ENDA-GRAF : «D‟autres femmes de Grand-Yoff et d‟autres quartiers de Dakar, en l‟occurrence Ouakam, Grand-Dakar, Médina, etc. ont, au fur et à mesure, sollicité la caisse pour trouver les ressources nécessaires au développement de leurs activités économiques. La prise en compte de ces demandes entre dans le cadre du programme de lutte contre l‟exclusion et l‟appauvrissement de la femme initié par ENDA Tiers-Monde».
Mais craignant que l‟accroissement du nombre de membres, venant d‟autres quartiers, allait diminuer la pression sociale, gage essentiel du bon recouvrement des créances, les femmes de Grand-Yoff vont développer une stratégie d‟encouragement et d‟appui à la création de caisses autogérées par les femmes des autres quartiers avec l‟accompagnement de la caisse-mère de Grand-Yoff. Ainsi sont nées 3 autres caisses à Grand-Dakar, à la Médina et à Ouakam entre 1992 et 1993 avec un appui financier et un encadrement technique de la caisse de Grand-Yoff et d‟ENDA-GRAF. L‟ensemble de ces caisses comptait, au moment de nos enquêtes en 1997-98, près de 7.800 membres dont près de 2.900 pour la seule caisse de Grand-Yoff. Le capital social libéré des 4 caisses s‟élevait à 13.740.615 F CFA. Le montant des dépôts atteignait pour les caisses de Grand-Yoff, de Grand-Dakar et de la Médina 47.215.046 F CFA. Le montant des crédits octroyés en 1993/94 pour ces trois caisses s‟élève à 234.375.000 F CFA. L‟encours du crédit était de 66.907 606 F CFA pour la même période. Le montant moyen des crédits est de 50.000 F CFA pour l‟ensemble des caisses. 209
Deux difficultés majeures se posent au réseau des caisses d‟épargne et de crédit des Femmes de Dakar. La première est relative aux ressources encore limitées dont il dispose par rapport aux demandes sans cesse croissantes qui font que le volume qu‟un membre peut obtenir se révèle très petit ou parfois même insignifiant par rapport aux capitaux qu‟exige l‟expansion de son activité. La deuxième difficulté à laquelle le réseau fait face est celle de l‟intégration des femmes dont les capacités d‟épargne sont très faibles et qui ont des difficultés d‟accès à la caisse et en sont donc presque des exclues. L‟expérience des caisses populaires des femmes de Dakar que nous venons de présenter montre clairement des tentatives d‟articulation entre institutions de crédit et pratiques financières populaires. Ces tentatives d‟articulation entre tontines, programmes de micro crédit et banques sont entrain de devenir monnaie courante bien qu‟elles soient dans la plupart des cas le fait des populations elles-mêmes. L’expérience des femmes de Tilène Les principes et les procédures des organismes de microcrédit sont dans une position intermédiaire entre les modèles de financement bancaire et les pratiques financières populaires. Leur démarche est originale en ce sens qu‟elle s‟inspire à la fois des méthodes de gestion bancaire et des modes de conception de la confiance et du contrôle social fondés sur la proximité et propres aux arrangements financiers populaires. De ce point de vue, l‟articulation entre les tontines et les mutuelles d‟épargne et de crédit ou les organismes de microcrédit est encore plus aisée à réaliser pour les acteurs qui les combinent intelligemment pour saisir les opportunités qu‟elles ont à offrir. L‟articulation d‟une tontine de femmes au marché de Tilène avec le programme de micro crédit de la FDEA (Femmes Développement Entreprises en Afrique) est un bon exemple de l‟interaction réussie entre organismes de microcrédit et arrangements financiers populaires. En effet, la FDEA, comme la plupart des organismes de micro crédit, offre des volumes de financement modeste au départ. Ils sont augmentés au fur et à mesure que le recouvrement des créances se fait sans grandes difficultés. Ainsi, le financement de départ accordé à l‟une des tontines de femmes du marché de Tilène qui regroupe dix participantes était de 300.000 F CFA. Ce qui revient à un montant de financement de 30.000 F CFA par femme remboursable au bout de six mois avec un taux d‟intérêt de 10%. Pour la garantie des crédits octroyés, les femmes ont adopté le principe de la caution solidaire. Ce qui veut dire qu‟à défaut de paiement d‟un des membres, le groupe entier s‟engage à payer à sa place.
210
Pour éviter des situations de défaillance, les 10 femmes organisent en même temps une tontine d‟accumulation qui permet aux unes et aux autres de respecter leurs engagements envers la FDEA en payant leur crédit en concordance avec les échéances fixées. Les contributions journalières de la tontine d‟accumulation sont toujours fixées en fonction du montant du crédit reçu de la FEDA. Ainsi, au départ le montant des contributions était fixé à 250 F CFA compte tenu des 30.000 F CFA de crédit alloués à chaque femme. Chacune des 10 femmes verse à la fin de la journée cette somme auprès de la responsable morale de la tontine. Au bout des 6 mois, chaque participante a accumulé 45.000 F CFA par l‟intermédiaire de la tontine, c‟est-à-dire 15.000 F CFA de plus que le montant du crédit reçu auprès de la FDEA. Ce qui a permis un recouvrement de l‟intégralité du crédit octroyé plus les intérêts. La FDEA décide alors de renouveler le financement en l‟augmentant. Le deuxième financement octroyé par la FDEA à ce groupe de femmes est passé de 300.000 F CFA à 450.000 F CFA, soit 45.000 F CFA par femme. Les femmes décident alors d‟augmenter le montant des contributions journalières pour parvenir à accumuler suffisamment d‟argent pour rembourser à temps leur crédit. Les contributions de la tontine d‟accumulation passent alors de 250 à 300 F CFA par jour et par femme. Au bout des six mois, chacune d‟entre elles a accumulé 54.000 F CFA par le biais de la tontine. Ce qui a permis de rembourser en conformité avec les échéances fixées le montant du crédit reçu plus les intérêts. Satisfaite de ses résultats, la FDEA augmente une fois de plus le volume du financement de 450.000 F CFA à 900.000 F CFA. Ce qui revient à 90.000 F CFA par femme. Les contributions de la tontine augmentent de 300 à 600 F CFA par jour et par femme. La tontine permet à chacune d‟entre elle de mobiliser 108.000 F CFA au bout de 6 mois, ce qui est suffisant pour honorer leurs engagements envers la FDEA. L‟articulation entre cette tontine et le programme de micro crédit de la FDEA montre bien la fécondité de la conjugaison entre pratiques financières populaires et financements institutionnels. Cette articulation entre tontines et organismes de financement institutionnels n‟est pas exclusivement le fait d‟un groupe d‟individus. En effet, les individus qui reçoivent du crédit sur une base individuelle peuvent également recourir aux tontines pour mieux respecter leurs engagements envers les mutuelles d‟épargne et de crédit ou les banques. C‟est le cas de Khadi, 37 ans et vivant avec son mari et ses trois enfants à la Médina. Elle vend du poisson frais au marché de Tilène. Elle a reçu du crédit, d‟un montant de 45.000 F CFA, de la mutuelle du PAMECAS à Soumbedioune. Elle doit rembourser ce montant plus 10% d‟intérêt au bout de six mois. Pour ce faire, elle a décidé de participer à deux différentes tontines. La première est une tontine de marché regroupant 17 participants et exigeant des contributions quotidiennes de 250 F CFA. Les 211
levées se font tous les cinq jours et s‟élèvent à 21.250 F CFA. Au bout d‟un peu moins de trois mois, cette tontine permet à Khadi de mobiliser près de la moitié de la somme due à sa mutuelle d‟épargne et de crédit. La deuxième tontine à laquelle elle participe est une tontine de quartier qui regroupe 25 femmes. Les contributions s‟élèvent à 2.500 F CFA tous les 10 jours ce qui fait une levée de 62.500 F CFA. Au bout des 8 mois qui correspondent à la durée du cycle, Khadi est sûr de disposer d‟une somme supérieure au montant de son crédit plus les intérêts qu‟elle doit verser. Cet exemple renforce davantage l‟idée que les tontines favorisent dans l‟ombre des taux de remboursement élevés pour les programmes de micro crédit. Khadi explique: « Si ce n‟était pas les deux tontines auxquelles je participe, je ne pourrais pas certainement respecter les échéances de paiement fixées par ma mutuelle. Je me dis dès le départ que l‟argent des deux tontines est destiné à payer le crédit que j‟ai reçu de la mutuelle. D‟ailleurs dès la réception des levées, je verse sans tarder l‟argent à ma mutuelle. Il arrive même que je paye par avance, c‟est-à-dire avant les échéances. C‟est la contrainte de versements réguliers inhérente aux tontines qui me facilite le paiement de mes dettes dans les délais ».
Le cas de Khadi est loin d‟être un cas isolé. La plupart des femmes qui bénéficient d‟un crédit auprès des organismes de microcrédit participe aux tontines de quartier ou de marché. Les taux élevés de recouvrement dans les différents programmes de microcrédit à Dakar doivent beaucoup à la participation des bénéficiaires dans les arrangements financiers populaires. Une autre articulation entre pratique financière populaire et banques est assurée par les banquiers ambulants des marchés de Dakar. Les banquiers ambulants des marchés Il existe au niveau des grands marchés de Dakar, comme à Sandaga et à Tilène, des tontines avec organisateurs qui sont particulières du fait qu‟elles mettent l‟accent sur l‟accumulation de la petite épargne plutôt que sur la rotation des fonds sous forme de crédit et/ou d‟épargne au profit des participants. On appelle les organisateurs de ce type de tontine les banquiers ambulants ou les tontiniers de marché (Michel Lelart et S. Gnansounou 1989)105. Ils peuvent être aussi bien des hommes que des femmes. Ils jouissent d‟une bonne réputation qui justifie la confiance qu‟on leur accorde au sein des marchés. Ce sont de véritables banques ambulantes. Ils ont 105
Lelart, M. et Gnansounou, G., (1989), “Tontines et tontiniers sur les marchés africains: le marché Saint-Michel de Cotonou”, in African Review of Money, Fiance and Banking, 1/89, pp. 69-89.
212
souvent des centaines de clients qui leur versent quotidiennement leur petite épargne (entre 100 F CFA et 10.000 F CFA). Les tontiniers, comme les organisateurs des tontines, font le tour des marchés pour collecter l‟épargne de leur clientèle. Ils jouent un rôle essentiel de canalisation de la petite épargne vers les banques commerciales. On sait que du fait des coûts de transactions, les banques préfèrent les gros épargnants plutôt que les petits. Les petits épargnants de leur côté, du fait des conditions exigeantes d‟ouverture des comptes épargne et des coûts réels de transaction du point de vue de l‟épargnant (transport, agios et temps d‟attente devant le guichet), préfèrent recourir aux tontines ou aux tontiniers de marché pour sécuriser leur épargne. En effet, il est absurde pour un individu qui veut épargner une somme de 200 F CFA par jour d‟aller à la banque quand il faut payer 300 F CFA pour s‟y rendre et attendre toute une matinée devant le guichet. Ce cas de figure est vérifiable dans les marchés de Dakar où les vendeuses de poissons, de légumes et de condiments versent à la fin de la journée 100 ou 200 F CFA dans les tontines. Elles ne se déplacent pas pour effectuer des versements et donc elles ne payent pas de frais de transport et ne perdent pas du temps. C‟est l‟organisateur de la tontine ou le banquier ambulant qui fait le tour du marché pour collecter les contributions. De ce point de vue, l‟intermédiation que l‟organisateur ou du banquier ambulant assure entre sa clientèle et la banque diminue de manière appréciable les coûts de transactions aussi bien pour les banques que pour les petits épargnants. Cette diminution des coûts de transaction est rendue possible par les relations de confiance personnalisées entre, d‟une part, les organisateurs des tontines et les banquiers ambulants et, d‟autre part, les petits épargnants. C‟est la proximité dans laquelle ils opèrent qui favorise une accumulation de connaissances sur la moralité de chacun et diminue les coûts liés à l‟évaluation du risque. Par ailleurs, la proximité et les relations de confiance personnalisées permettent la mise en place d‟un système de contrôle social efficace capable de prévenir les défaillances ou d‟imposer des sanctions sociales, souvent mille fois plus efficaces que les sanctions de nature judiciaire. A. Ndiaye est un de ces tontiniers de marché à Sandaga. Il dispose d‟un grand carnet où figurent les noms de ses 275 clients menant des activités diverses dans le marché: commerçants de tissus, vendeuses de légumes et de poissons, vendeurs à la sauvette, restauratrices, etc. Chaque matin, il se présente devant chaque client qui lui verse une somme convenue d‟avance. La plus petite somme qu‟on lui verse quotidiennement est de 250 F CFA et la plus grande de 10.000 F CFA. Quand il finit de collecter l‟argent de ses clients, A. Ndiaye le verse, aussitôt après, dans son compte bancaire domicilié dans une des banques de la place. La durée de la collecte de
213
l‟épargne comme son montant dépendent exclusivement du client. Elle peut être d‟un mois au minimum et d‟un an au maximum. Pour son travail d‟intermédiation A. Ndiaye perçoit sous forme de rémunération le montant d‟une contribution journalière quand la durée de la collecte de l‟épargne du client est mensuelle. Si la durée de la collecte est de six mois, il reçoit le montant de cinq contributions journalières. Pour une durée annuelle, il obtient dix contributions journalières. En termes concrets, pour une contribution de 1000 F CFA par jour le montant de la rémunération en fonction de la durée sera comme indiqué dans le tableau suivant : Tableau nº21 : Variation des rémunérations des tontiniers de marché en fonction de la durée (montants en F CFA) Versement quotidiens 1000
1 mois 3 mois 6 mois
9 mois
12 mois
1000
7.500
10.000
2500
5.000
A. Kane enquête de terrains.
A. Ndiaye octroie discrètement des crédits moyennant un intérêt de 10 % à certains de ses clients fidèles. Compte tenu du fait que les clients peuvent à tout moment exiger leurs dépôts, il n‟utilise qu‟un 1/3 de ses liquidités pour ses services de crédit. Les échéances sont également très courtes du fait de cette contrainte. Elles vont de 3 mois à 9 mois au maximum. En plus de ce que lui reportent ces services d‟épargne et de crédit, A. Ndiaye reçoit de sa banque des intérêts substantiels compte tenu du volume de son épargne. Ces différents avantages l‟ont poussé à laisser tomber son premier travail, qui était la vente des poulets de chaires, pour se consacrer uniquement à ce rôle d‟intermédiation financière. Ndiaye joue ainsi un rôle d‟intermédiation entre ces clients (petits épargnants qui ne peuvent accéder à la Banque) et les banques commerciales qui ne s‟intéressent qu‟aux épargnants disposant d‟une importante surface financière. Au bout du compte, l‟intermédiation au deuxième degré qu‟il pratique est profitable à la fois pour les banques, ces clients et lui-même. Compte tenu des potentialités de mobilisation de l‟épargne dans les arrangements financiers populaires, il serait profitable au système bancaire d‟explorer les possibilités de développer ce genre de double intermédiation pour toucher de manière indirecte les petits épargnants. Au Ghana, il a été reporté des exemples de ce genre de médiation entre les « sussu collectors » des marchés et les banques commerciales de la place (J. Howard, M. Jones, O. Sakyi-Dawson, Nicola Harford, Aba Sey 1999, p. 79)106. Les estimations 106
J. Howard, M. Jones, O. Sakyi-Dawson, Nicola Harford, Aba Sey (1999), Improving Financial Services for Renewable Natural Ressources Development in 214
auxquelles nous sommes parvenues dans le cadre de nos recherches donnent une idée assez nette du manque à gagner des circuits financiers institutionnels compte tenu de leur attitude de méfiance envers les arrangements financiers populaires. En effet, au bout d‟une durée moyenne de 2 ans, c‟est 2.817.348.867 F CFA qui circulent à l‟intérieur des 232 tontines de marché et de quartier ayant fait l‟objet d‟enquête à Dakar. Si nous supposons que le nombre de tontines trouvées dans les quatre quartiers (34 tontines par quartier) et six marchés (16 tontines par marché) ayant fait l‟objet d‟enquête est assez bien réparti dans les autres quartiers et marchés de Dakar et que les sommes qui y circulent sont du même ordre de grandeur, nous estimons à près 6200 le nombre total de tontines existant à Dakar et 56 milliards F CFA la masse monétaire circulant à l‟intérieur de celles-ci pour une durée moyenne de 2 ans. Ces chiffres sont loin d‟être exagérés quand on se réfère aux estimations de Gautrand qui avance qu‟en 1987 c‟est plus de 17 milliards de dollars qui ont été mobilisés par les tontines en Afrique subsaharienne (J. Gautrant 1987). Dans un pays comme le Cameroun, les tontines auraient, à elles seules, mobilisé pour plus de 3,5% du P.I.B. en 1984 (soit plus de 72% de la monnaie fiduciaire en circulation dans le pays), et pour plus de 5% de ce même P.I.B. en 1985 (N. Nzemen, 1988, 1989 et 1993)107. Les systèmes informels de transferts monétaires chez les émigrés Chez les émigrés, l‟articulation entre tontines, caisses de solidarité et banques est encore plus notoire. L‟articulation la plus frappante est celle entre les systèmes de transferts monétaires et les banques locales. Le système de transferts monétaires des émigrés repose sur un partenariat entre trois personnes. Il y a l‟émigré établi en France qui est l‟initiateur du système, un représentant à Dakar qui est un homme de confiance et un représentant à Thilogne. D‟une manière générale, les représentants sont des membres de la famille de l‟opérateur ou des commerçants. Les opérateurs du système, qui peuvent être des individus ou des groupes, ouvrent un compte bancaire dans une des banques dakaroises qu‟ils alimentent régulièrement, soit par des transferts bancaires à partir de leur compte en France, soit par Ghana: Establishing Policy Guidelines for Informal Financial Sector. Fianl Report, Department for International Development (Porject R6471 CA), 110p 107 Nzemen, M., (1988), Théorie de Pratique des Tontines au Cameroun. L‟Harmattan, Yaoundé. Nzemen, M., (1993), Tontines et développement ou le défi financier de l‟Afrique. Presses Universitaires du Cameroun, 234p. Nzemen, M., (1989), “Estimation des flux financiers des tontines au Cameroun”, Revue STATECO-INSEE., Nº60, pp. 37-54.
215
des mandats remis sous forme d‟argent liquide à leurs parents ou amis qui rentrent au Sénégal. L‟opérateur encaisse les mandats des émigrés qui veulent faire des transferts monétaires à leurs familles. Pour chaque 1.000 FF envoyé, il reçoit une commission de 100 FF, soit 10% de la somme. Après encaissement, il envoie par fax ou téléphone la liste des bénéficiaires des mandats à Dakar. Son représentant va retirer de son compte bancaire l‟équivalent du montant total des envois. Les envoyeurs avertissent leurs familles pour qu‟elles aillent récupérer l‟argent chez l‟agent de Dakar. Pour les mandats à destination de Thilogne, c‟est le représentant à Dakar qui se charge de les envoyer par le biais d‟un émissaire qui fait la navette entre le village et la capitale. Samba, 59 ans et père neuf enfants, est un de ces opérateurs de transfert informel. Il reçoit les émigrés thilognois et des villages environnants qui veulent envoyer de l‟argent à leurs familles dans son atelier situé dans 18e arrondissement de Paris. Il a comme représentant à Dakar son beau-fils qui travaille au trésor public comme comptable. Son représentant à Thilogne est un commerçant qui lui est apparenté. D‟après ces estimations, il envoie en moyenne chaque mois plus de 150.000 FF. Ce qui lui rapporte 15.000 FF par mois. Après la soustraction des frais de fonctionnement, le bénéficie est partagé avec ces agents de Dakar et de Thilogne. Samba prend les 50%, l‟agent de Dakar perçoit 30% alors que l‟agent de Thilogne reçoit 20 % du profit réalisé. Comme on peut le constater, ce système de transfert informel utilise en réalité en amont comme en aval le système bancaire. La question est de savoir pourquoi les émigrés ne choisissent pas d‟envoyer leurs mandats par des transferts bancaires comme les opérateurs. Il existe un réseau mondial de transferts, le Western Union, qui intègre des banques et des bureaux de postes se situant dans les zones les plus difficiles d‟accès dans la moyenne vallée. Les émigrés n‟utilisent le système Western Union que rarement, quand ils n‟ont pas vraiment le choix parce que les coûts de transferts de ce dernier font presque le double de ceux des opérateurs. Pour un mandat de 500, Western Union touche une commission de 80 FF, soit 16% de la somme à envoyer alors que les opérateurs informels demandent 10% du même montant. L‟existence d‟un tel système de transfert démontre encore une fois la capacité des arrangements financiers populaires à s‟adapter et à saisir des opportunités dans l‟espace transnational. Dans ce cas précis, on voit les stratégies que les opérateurs des transferts monétaires utilisent pour proposer à une clientèle communautaire des services financiers de transfert presque deux fois plus rentables que ceux proposés par les banques. On voit là également au grand jour l‟infiltration des circuits financiers institutionnels par les arrangements financiers populaires à l‟insu des banquiers. 216
Conclusion La réponse à la question de savoir si le dualisme financier, qui est très claire du point vue théorique, renvoie à une réalité empirique, est négative compte tenu des innombrables passerelles établies entre systèmes bancaires et arrangements financiers populaires. En fait, avec le développement du système financier décentralisé au Sénégal, on ne peut même plus continuer à analyser le paysage financier en termes de deux pôles duaux dans la mesure où le microcrédit apparaît comme un troisième pôle. Les initiatives d‟articulation entre, d‟un côté, les tontines et, de l‟autre, les banques et programmes de microcrédit démontrent que la combinaison de ces systèmes de financement peut conduire à une intermédiation financière plus rentable, plus intégrante et plus efficace. On a vu comment les opérateurs du secteur financier populaire parvenaient à réduire considérablement les coûts de transaction de la collecte de la petite épargne aussi bien pour les banques que pour les épargnants. Un bon exemple de cette connexion féconde entre arrangements financiers populaires et système bancaire est celui des banquiers ambulants au niveau des marchés. Ils collectent sur une base journalière la petite épargne des marchés pour ensuite la verser dans un compte bancaire, établissant ainsi à l‟insu de la banque un canal qui permet indirectement aux petits épargnants d‟accéder à la banque et à la banque de profiter de l‟épargne populaire. En plus, la combinaison entre pratiques financières populaires et système bancaire ou programme de microcrédit améliore considérablement les taux de remboursement comme nous l‟avons montré avec l‟expérience des femmes de Tilène et la FDEA. Ici, c‟est une tontine qui permet aux bénéficiaires d‟un programme de microcrédit de pouvoir rembourser leurs crédits en respectant rigoureusement les échéances. Le système de transfert monétaire initié par les émigrés sénégalais en France démontre la capacité des arrangements financiers populaires à se développer et à s‟épanouir dans un espace transnational en utilisant les circuits financiers institutionnels tout en étant plus flexible et plus rentables qu‟eux. Par conséquent, la connexion des arrangements financiers populaires aux circuits financiers institutionnels, compte tenu des complémentarités évidentes des deux systèmes du point de vue des acteurs, se dégage comme l‟une des priorités quand on veut faire accéder le plus grand nombre d‟entrepreneurs économiques au crédit. Pour se faire, il faut reconnaître les tontines comme des instruments financiers au même titre que les banques ou les organismes de micro crédit et essayer de jeter des ponts entre les deux sans demander aux premières de renoncer à leurs principes et procédures sur lesquels reposent leur réussite et leur originalité. La systématisation des 217
combinaisons intelligentes réalisées par les acteurs eux-mêmes, comme nous l‟avons montré dans cette communication semble être la voie royale à emprunter par tous ceux qui se préoccupent de l‟accès des catégories sociales pauvres au crédit dans les pays en développement.
218
Chapitre 7 : Conclusion générale
La première conclusion que l‟on peut tirer de ce travail de recherche est que les arrangements financiers populaires, où qu‟elles se retrouvent, sont des pratiques financières adaptées aux valeurs, aux besoins et aux moyens de leurs participants. Ainsi, à Thilogne, les tontines épousent par endroit les formes de la hiérarchie sociale; à Dakar, elles reflètent la diversité culturelle et constituent un des canaux à travers lesquels se réalisent l‟intégration urbaine; tandis que chez les émigrés sénégalais en France, elles suivent les contours ethniques au point d‟intégrer en leur sein des participants de différentes nationalités appartenant à la même ethnie (plutôt que des individus de même nationalité mais n‟ayant pas la même appartenance ethnique). C‟est, sans nul doute, ce caractère flexible qui est à la base de leur adoption comme instruments financiers adéquats par une variété de catégories sociales aux conditions socio-économiques contrastées. Des tontines des femmes au foyer dans les quartiers de Thilogne, dont les contributions ne dépassent pas 50 F CFA, aux tontines des commerçants de Dakar, qui mobilisent des millions de francs CFA, en passant par les tontines des femmes émigrées, dont les mises atteignent 100.000 F CFA par personne, il existe des milliers de situations intermédiaires qui rendent compte de l‟extrême souplesse de cet instrument financier. Dans chacun de ses lieux, les tontines prennent des caractéristiques particulières qui sont le résultat de leur adaptation à l‟environnement dans lequel baignent leurs participants. De ce point de vue, elles méritent bien leur nom de “caméléon” dans la mesure où elles gardent partout leur arrangement de base en changeant le contenu des dispositions de fonctionnement. Au delà de Thilogne, Dakar et des émigrés sénégalais en France, les arrangements financiers populaires sont partout où ils se retrouvent des instruments financiers taillés sur mesure selon la volonté de leurs participants. C‟est de ce caractère que les tontines et les caisses de solidarité tirent à coup sûr leur dynamisme et leur succès actuel favorisant une adhésion massive en leur sein des sénégalais, toutes catégories confondues, aussi bien en milieu rural et urbain qu‟au niveau des émigrés de la vallée du fleuve en France. C‟est ce qui également explique que partout en Afrique que les tontines et les caisses villageoises sont beaucoup plus importantes pour les populations, qui y trouvent leurs comptes, que les structures financières officielles. La deuxième conclusion que nos recherches nous autorisent à tirer est que les arrangements financiers populaires jouent un rôle de plus en plus important dans le financement du développement. Ils vont au-delà du financement de la consommation ostentatoire et du prestige social, qui leur est très souvent associé, en permettant à leurs participants de créer des activités économiques génératrices de revenus ou d‟étendre des entreprises
informelles déjà existantes. L‟exemple de Cheikh qui a pu financer son projet de création d‟une boulangerie traditionnelle à Thilogne par le bais d‟une tontine de marché est assez éloquent. On peut citer l‟exemple de centaines de femmes dans les quartiers et les marchés de Dakar qui financent l‟expansion de leurs activités économiques grâce aux tontines. L‟argent des tontines, au niveau surtout des marchés et des lieux de travail, sert mieux les besoins d‟investissement dans des activités économiques génératrices de revenus plutôt que ceux de consommation ostentatoire liée à la recherche du prestige social dans ces lieux. Ce rôle de facilitation d‟accès au crédit à une frange importante des acteurs économiques est d‟autant plus important que le système bancaire a failli à sa mission de rendre accessible le crédit aux entrepreneurs qui sont les véritables supports du développement économique. En plus d‟être un outil économique et financier, la tontine renferme des aspects sociaux qui font son originalité par rapport au système bancaire. En effet, elle est un lieu de sociabilité où les membres accumulent des connaissances pratiques, échangent des informations, se donnent des conseils utiles et se soutiennent mutuellement. C‟est dans cette perspective que la tontine constitue pour ses participants pris individuellement une garantie de secours en cas de problème. Les membres qui font face à des difficultés économiques ou sociales savent qu‟ils peuvent toujours compter sur la solidarité agissante de leur groupe tontinier. Cela veut dire qu‟en plus de l‟accumulation financière, la tontine donne l‟occasion à ses adhérents d‟accumuler du capital social, des connaissances personnelles qui constituent autant de recours possibles en cas de difficulté. Les tontines assument, ainsi, implicitement une fonction d‟assurance qui n‟est visible que quand on regarde les relations de soutien mutuel que ses membres entretiennent en dehors d‟elle, mais à cause d‟elle. Dans certain cas, les participants aux tontines créent une caisse de solidarité destinée à venir en aide à ceux d‟entre eux qui font face à des adversités de tout genre. Dans d‟autres cas, les participants mobilisent de manière spontanée des contributions volontaires pour manifester leur solidarité envers un des leurs qui est malade, éprouvé par le décès d‟un proche ou organisant une quelconque cérémonie familiale. Ces différents mécanismes de solidarité liés aux tontines font de la participation à ces dernières une forme de prévoyance sociale. L‟intégration de ces cercles de relations est indispensable pour tout individu voulant se prémunir contre les aléas de la vie. C‟est là un plus que les tontines offrent par rapport aux banques. Le mélange des genres entre, d‟une part, logique économique et financière et, d‟autre part, logique sociale au sein des arrangements financiers populaires est, sans nul doute, ce qui fait de ces derniers des
222
instruments financiers attrayants pour les populations des pays en développement dont la majorité est pauvre. La troisième conclusion générale concerne la facilité avec laquelle les arrangements financiers populaires, de nature communautaire notamment, prennent un caractère transnational avec la migration internationale et la reproduction par les migrants de pratiques financières de leur pays d‟origine. Cette transnationalité démontre la capacité de mobilisation et d‟organisation des communautés locales face à la mondialisation. La présence des tontines et des caisses dans les pays occidentaux rompt l‟illusion que ses pratiques soient localisées dans les pays pauvres. Pour les émigrés, ces pratiques remplissent, en plus de leurs fonctions économiques et sociales, une fonction d‟identité communautaire. Les conclusions principales auxquelles ce travail de recherche a abouti ont des implications théoriques importantes qui contredisent ou renforcent des théories déjà existantes dans la littérature consacrée aux tontines et aux caisses de solidarité. D‟abord, elles remettent en cause les théories évolutionnistes qui présentent les tontines comme des réalités figées appelées à disparaître avec l‟expansion de l‟économie de marché (C. Geertz, 1963). Au lieu d‟être un point statique de passage, notre travail montre qu‟au contraire les arrangements financiers populaires sont dynamiques et changent pour s‟adapter à l‟environnement qui les entoure. Plus encore, les tontines témoignent d‟une grande flexibilité qui fait qu‟elles s‟adaptent plus vite que les institutions financières officielles par rapport aux situations de crise économiques par exemple. Il faut rappeler que c‟est en pleine crise économique, dans les années 80, que les tontines se sont le plus développées pendant que les banques croupissaient les unes après les autres conduisant à restructuration bancaire à la fin cette décennie. Par ailleurs, les théories qui ont insisté sur le rôle social ou économique de la tontine n‟ont pas souvent vu que les deux étaient intimement liés. Nos recherches montrent que les tontines où qu‟elles se retrouvent intègrent les deux aspects dans une synthèse dynamique où à tout moment l‟un des aspects peut apparaître à la surface sans toutefois anéantir l‟autre. La plupart, des théories présentent la dimension sociale de la tontine comme un aspect folklorique, un verni qui vient cacher les logiques calculatrices des individus qui y participent. Elles privilégient alors la dimension économique et financière aussi bien pour expliquer les motivations qui poussent les individus à participer et les finalités que ces derniers attendent poursuivre dans les tontines (Dupuy, 1990 ; Hospes, 1994; Hugon, 1990). En fait, comme il ressort de nos recherches, la tontine ne peut être comprise que comme un phénomène social total pour reprendre l‟expression de Marcel Mauss. Si l‟on laisse de côté ou l‟on traite superficiellement de la dimension sociale, on ne peut qu‟aboutir qu‟à des
223
explications partielles de ce qui est au fondement du dynamisme des tontines. En outre, nos recherches revendiquent une certaine originalité par rapport au caractère transnational des tontines et des caisses de solidarité. A notre connaissance, les théories sur les tontines et les caisses se sont fondées essentiellement sur le caractère « localiste » de ce genre d‟arrangements financiers populaire. Nos recherches montrent l‟étonnante capacité d‟adaptation des tontines mais surtout des caisses dans l‟espace transnational. De ce point de vue, nos recherches enrichissent les débats en cours sur les liens entre les migrants et leurs communautés d‟origine en ce sens qu‟elles rendent compte de la naissance de diaspora villageoises qui prennent en mains, à partir de différentes places du globe, le devenir de leur localité d‟origine. La mondialisation de l‟économie n‟affaiblit pas les liens entre les migrants et leur village au contraire ces derniers prouvent, par les réseaux transnationaux qu‟ils mettent en place, qu‟aussi loin et qu‟aussi dispersés qu‟ils soient, ils trouvent toujours les moyens de s‟organiser pour le maintien des liens avec le village. La tontine comme lieu d’apprentissage à l’épargne La tontine est aussi un lieu d‟apprentissage à l‟épargne pour les participants. Epargner est un comportement qui demande beaucoup de discipline. Il est d‟autant plus difficile a adopté en milieu populaire sénégalais que les revenus sont maigres et les sollicitations d‟aide de l‟environnement social sont permanentes, pressantes et persistantes. Pour qui veut épargner dans ce milieu la tontine constitue un instrument adéquat dans la mesure où elle lui permet de recourir à la pression sociale du groupe pour se forcer à l‟épargne. En fait, confier son argent à un garde-monnaie ou encore utiliser le condamne (tirelire) pour épargner sont des pratiques courantes de contrainte de soi pour aboutir à une accumulation financière. Mais ces pratiques contrairement à la tontine résistent mal aux pressions sociales qui poussent le détenteur du revenu à redistribuer au lieu d‟accumuler. En effet, les types de contraintes de soi en œuvre sont différents dans les deux cas. Dans le cas du recours au garde-monnaie et au condamne, l‟individu s‟efforce à l‟épargne tandis que dans le cas du recours à la tontine il se fait forcer à l‟épargne. La participation en plusieurs tontines en même temps et dans le temps fini par imposer à l‟individu une certaine discipline dans la gestion de ses moyens financiers. Il intériorise à la longue la discipline d‟épargner. C‟est dire que l‟apprentissage à l‟épargne par le biais de la tontine aboutit à la naissance d‟une contrainte à l‟auto contrainte comme Elias l‟a décrit à propos des processus d‟intériorisation des comportements sociaux par le biais de l‟éducation. La théorie d'Elias est intéressante ici dans la mesure où 224
elle nous permet de voir le processus par lequel les participants aux tontines passent pour intérioriser la discipline d‟épargner. C‟est cette intériorisation qui permet aux entrepreneurs du secteur économique informel qui ne disposent d‟un système quelconque de comptabilité d‟échapper à la faillite en sécurisant une partie de leur liquidité dans les circuits tontiniers. Rôle des femmes Il ressort de nos recherches une prédominance des femmes dans les arrangements financiers tontiniers; cela révèle, d‟une part, le rôle crucial que les tontines jouent dans l‟accès à l‟information, l‟accumulation de connaissances pratiques et l‟intégration de réseaux dynamiques de solidarité pour cette catégorie sociale et, d‟autre part, la présence grandissante des femmes sénégalaises dans le secteur économique informel. En effet, dans les différents lieux de recherche, les rencontres tontinières sont très instructives pour les femmes. Chaque femme vient apporter aux autres, selon son expérience et ses connaissances, des conseils utiles. De même que chaque femme reçoit des autres des conseils susceptibles d‟améliorer son vécu dans tous les domaines. Les tontines sont alors de véritables cadres d‟échange et de socialisation mutuelle entre les femmes qui y participent. Nous avons vu, par exemple, le remarquable rôle que les tontines ont joué dans l‟adaptation des femmes sénégalaises émigrées. C‟est en leur sein que la femme qui débarque en France venant directement de son village natal apprend petit à petit à se familiariser avec les équipements modernes qui l‟entourent, les services sociaux, l‟administration, ses nouveaux droits et devoir dans le pays d‟accueil en comparaison avec ceux de son pays d‟origine, etc. Pour beaucoup d‟entre elles, ce sont ces cercles communautaires qui ont rendu la vie en France supportable. De ce point de vue, les tontines et les caisses de solidarité en milieu émigré ne constituent pas uniquement des outils financiers adaptés mais également et surtout des instruments d‟identité pour les femmes. De ce fait, les tontines contribuent de manière appréciable à l‟adaptation et à l‟émancipation de la femme émigrée. A Dakar et à Thilogne également, les tontines sont des cadres de sociabilité incontournables qui participent énormément à la promotion des femmes dans tous les domaines. Les tontines constituent également pour les femmes, qui correspondent à la catégorie sociale la plus marginalisée en matière d‟accès au service bancaire, des instruments financiers irremplaçables qui épaulent leurs diverses activités économiques. Au niveau des quartiers et des marchés de Thilogne et de Dakar, les tontines ont permis à des milliers de femmes de démarrer une activité économique génératrice de revenus ou encore d‟étendre et de consolider une activité déjà existante. Dans les milieux des émigrés sénégalais en France, c‟est par le biais des tontines que les femmes 225
émigrées accèdent à la propriété de titres fonciers à Dakar ou créent des entreprises commerciales ou de service qu‟elles confient à leurs frères ou sœurs restés au pays. Au niveau des lieux de travail à Dakar, les tontines permettent aux femmes salariées, malgré le fait qu‟elles soient mal payées comparées aux hommes, de disposer de tous les biens matériels symbolisant la réussite du salarié au Sénégal. Ainsi, l‟argent de la tontine est utilisé pour l‟achat d‟un terrain ou la construction d‟une villa, l‟achat de meubles de luxe ou des équipements électroménagers, l‟achat d‟une voiture, etc. La participation dans les tontines donne également aux femmes salariées l‟opportunité de mener une activité économique secondaire qui permet d‟accroître ses revenus. Les tontines constituent aussi des cadres de sécurité pour les femmes. La participation aux tontines donne aux femmes l‟occasion d‟étendre leur réseau social qu‟elles peuvent mobiliser à tout moment pour faire face à une adversité, un besoin ponctuel d‟aide morale ou financière, une célébration demandant beaucoup d‟argent, etc. Ainsi, dans toutes tontines de femmes à Thilogne, Dakar et parmi les émigrés sénégalais en France, les membres entretiennent de relations de solidarité qui se manifestent à différentes occasions. A Thilogne et Dakar, par exemple, la célébration d‟une cérémonie familiale par une participante à une tontine donnée mobilise systématiquement toutes les autres participantes qui, non seulement se présentent physiquement et aident à l‟organisation mais aussi contribuent financièrement de manière volontaire à la prise en charge des dépenses effectuées. En milieu émigré, quand une des participantes à une tontine rentre en vacances au pays, toutes les autres viennent une à une ou en groupe chez elle pour la souhaiter bon voyage et lui remettre un soutien financier pour faire face à l‟achat d‟innombrables cadeaux pour ses parents, ses voisins et ses amis au Sénégal. Dans certains cas, les femmes créent à côté de leurs tontines des caisses de solidarité destinées à porter secours aux membres dans le besoin d‟un soutien collectif. C‟est le cas, comme nous l‟avons vu des femmes émigrées en France qui mettent place parallèlement à leurs tontines des caisses d‟où elles tirent des aides financières pour soutenir celles d‟entre elles qui rentrent au pays ou organisent des cérémonies familiales. On rencontre également à côté des tontines des femmes au niveau des lieux de travail des caisses de solidarité qui viennent secourir les membres frappés par le deuil ou la maladie. On peut conclure, de ce fait, que les tontines sont également utilisées par les femmes comme des instruments de protection sociale.
226
Solidarité ou accumulation Un autre aspect surprenant des arrangements financiers populaires est le dosage plus ou moins équilibré entre solidarité et profit, réciprocité et logique de marché. La logique de la tontine n‟est ni celle de la rationalité économique pure, ni celle de l‟obligation sociale contraignante, elle est l‟intégration complexe des deux. Ainsi, les aspects sociaux et les préoccupations économiques ne rentrent pas en contradiction comme on pourrait s‟y attendre. Au contraire, pour les participants aux tontines, les uns ne vont pas sans les autres. Capitaliser des relations personnelles et des connaissances pratiques est aussi important qu‟accumuler de l‟argent. C‟est cette logique qui explique que dans les tontines simples on ne tient pas compte de l‟intérêt sur le crédit encore moins de l‟inflation. Mais cela ne signifie pas une mise au placard dans ces arrangements des aspects économiques et financiers. Au niveau des marchés, les tontines avec organisateur donnent une image qui ressemble beaucoup à la logique du profit et du marché. Bien que, là également, le versement d‟une commission financière à l‟organisateur, après la disposition de la levée par les participants, n‟est pas perçu en termes de profit mais plutôt en termes de rémunération du travail accompli par ce dernier pour la bonne marche de la tontine. Pour justifier, le versement de cette commission, aussi bien les organisateurs que les participants mettent l‟accent sur les efforts physiques que les premiers dépensent pour récupérer chaque matin les contributions auprès des derniers. Par ailleurs, les aspects sociaux sont bien présents dans les tontines de marché malgré l'apparent règne du calcul économique en leur sein. C‟est l‟accumulation patiente d‟un capital social qui permet à un individu de devenir organisateur d‟une tontine. Les profits tirés de l‟organisation d‟une tontine sont souvent réinvestis pour entretenir et étendre le réseau de relations sociales de l‟organisateur. C‟est dire qu‟il y a imbrication complexe entre logiques sociales et logiques économiques et financières dans les tontines. Cependant, il apparaît clairement une sorte de spécialisation des tontines en fonction de leur lieu d‟implantation. Ainsi, les tontines de quartier semblent être orientées vers la prise en charge des besoins de consommation tandis que les tontines des marchés s‟activent dans le financement des activités économiques informelles. Au même moment, les tontines des lieux de travail affichent un intérêt particulier au financement d‟activités secondaires et l‟acquisition de biens matériels symbolisant la réussite du salarié. Cette forme de spécialisation est surtout manifeste chez les femmes participant simultanément aux tontines de quartier, de marché ou de lieu de travail. Dans cette perspective, les résultats exposés dans ce travail remettent en cause deux hypothèses souvent présentes dans la littérature sur les arrangements financiers informels. La première est celle qui prétend que 227
l‟existence des tontines est le résultat de l‟exclusion des catégories sociales pauvres du système bancaire (Dromain, 1990; Hugon, 1990; Bouman et Hospes, 1994). La présence des tontines au sein même des banques et chez les couches sociales aisées suffit pour réfuter cette prétention. Il est claire que les tontines ne sont pas l‟apanage des seuls pauvres encore moins des plus pauvres. Ils constituent des instruments adéquats permettant aux participants de profiter de la pression sociale qui leur est inhérente pour se forcer à l‟épargne dans le but de disposer d‟un montant important. La deuxième hypothèse consiste à présenter les tontines, comme l‟avons déjà souligné, comme des structures de financement orientées vers la satisfaction uniquement des besoins de consommation ou de prestige (Dupuy et Servet, 1987). Ce qui ternit l‟image de la tontine dans le paysage de l‟intermédiation financière où elle est comprise comme le lieu où transitent les millions de francs gaspillés au cours des cérémonies familiales au nom du statut et du prestige social. Les données contenues dans ce travail indiquent le contraire au moins pour les tontines des marchés et des lieux de travail qui jouent un rôle primordial dans le financement d‟activités économiques génératrices de revenus. Confiance La configuration des relations au sein des tontines exige l‟instauration d‟un climat de confiance entre les participants. La conclusion à laquelle nous avons abouti est que les relations de confiance dans les tontines ne vont pas de soi. Elles sont le résultat d‟un processus de construction dans lequel la réputation et le soupçon jouent un rôle déterminant. Elles s‟appuient sur la proximité physique ou sociale favorisant des relations personnalisées qui facilite le repérage des risques et l‟efficacité des sanctions sociales pour la prévention ou la réparation des défaillances. Loin d‟être une donnée naturelle inhérente à la culture africaine, comme semble le prétendre certains, les relations de confiance sont problématiques à l‟intérieur des tontines dans la mesure où les organisateurs, les responsables et les simples participants élaborent des stratégies inspirées par le soupçon ou le manque de confiance et consistant à abuser la confiance de ceux supposés à tort ou à raison comme des défaillants en puissance (EssomBe Edimo, 1995; Nzemen, 1993). C‟est parce que la confiance ne va pas de soi que les tirages sont truqués dans les tontines simples et que la distribution de l‟ordre des levées se fait en fonction de l‟ordre décroissant de confiance que l‟on a envers les différents participants dans les tontines avec organisateur. Les situations de défaillance sont là pour confirmer, si besoin en était, que si l‟établissement des relations de confiance se fait de manière aisée dans certaines tontines, dans d‟autres, les participants ont du mal à se remettre d‟une défaillance d‟un organisateur ou de plusieurs participants en 228
même temps. Dans certains cas, on peut parler de véritables crises de confiance entraînant la disparition pure et simple de la tontine. Il est vrai que ces cas de défaillances sévissent plus à Dakar qu‟à Thilogne ou chez les émigrés sénégalais en France. Cela est certainement lié à la configuration sociale différente des tontines dans ces trois lieux. Si elle est marquée par une homogénéité sociale parfaite au niveau de Thilogne et relative au niveau de Paris, elle est caractérisée par une grande diversité au niveau de Dakar rendant plus difficile l‟établissement des relations de confiance entre les participants issus d‟ethnies et de cultures différentes. Il est clair que la proximité physique et sociale, par le fait qu‟elle met à la disposition des participants un ensemble d‟informations sur le profil moral de chacun, constitue un pilier essentiel sur lequel reposent les relations de confiance à l‟intérieur des tontines. Ce qui veut dire que partout où la proximité physique est complétée par une proximité sociale (tontines thilognoises et dans une moindre mesure les tontines parisiennes), les relations de confiance s‟établissent plus aisément que là où il n‟existe que la proximité physique comme c‟est le cas dans la plupart des tontines dakaroises. Cependant la reproduction des mêmes tontines dans le temps et la mise en œuvre de stratégies d‟intégration et de familiarité des participants issus de milieux ethniques différents finissent par facilité l‟établissement des relations de confiance dans les tontines urbaines. L‟augmentation du nombre de participants et celle des montants des contributions est, comme nous l‟avons vu, un indicateur de la consolidation progressive des relations de confiance entre les participants d‟une tontine donnée au fur et à mesure qu‟elle évolue sans grande difficulté dans le temps. Il est à noter également à quel point le mérite de la confiance peut être profitable à son dépositaire. Les organisateurs des tontines ou les tontiniers du fait de la confiance qu‟on leur accorde peuvent accroître de manière exponentielle leurs revenus en recevant de la part des participants le versement d‟une commission financière à chaque levée. Dans la même lancée, c‟est le mérite de la confiance qui permet à certains participants de recevoir la levée en premier lieu et d‟accéder ainsi à un crédit gratuit et d‟être à l‟abri à la fois de l‟inflation et des conséquences des défaillances éventuelles. Cette situation peut pousser les différents participants à soigner leur image et leur réputation en vue de tirer profit du mérite de la confiance, ce qui naturellement renforce et consolide les relations de confiance dans les tontines. Par ailleurs, la prédominance des femmes dans les tontines a été interprétée par certains comme résultant de la plus grande capacité de ces dernières d‟asseoir entre elles des relations de confiance comparées aux hommes (Ardener and Burman, 1995; Niger-Thomas, 1995; Henry et al. 1991). Cette interprétation est d‟ailleurs reprise par les programmes de microcrédit dont les responsables affirment, des chiffres à l‟appui, que les 229
femmes sont beaucoup plus crédibles que les hommes en matière de paiement du crédit. Nos recherches aboutissent à une conclusion beaucoup plus nuancée dans la mesure où elles montrent bien que les défaillances sont plus importantes dans les tontines de quartier à Dakar dans lesquelles on note une participation presque exclusivement féminine. En plus, les stratégies sous-jacentes à l‟apparente harmonie des tontines féminines sont généralement fondées sur le soupçon et la ruse plutôt que sur une confiance mutuelle solide. Les limites des arrangements financiers populaires Les limites du système tontinier sont résumées en trois mots par Bouman comme l‟indique le titre de son livre: short, small and insecure (Bouman, 1989). La durée des prêts tontiniers est souvent courte. Elle dépend bien évidemment du nombre de participants et de la périodicité des contributions et des levées. Elle est de 8 mois, 12 mois et 23 mois en moyenne respectivement dans les tontines des marchés, des lieux de travail et des quartiers. En plus, les prêts sont relativement petits en termes de volume financier. Ils varient souvent entre des dizaines et des centaines de milles. Ils dépendent là aussi du nombre de participants et du montant des contributions. Par ailleurs, les épargnants qui correspondent aux derniers à disposer des fonds de la tontine ne sont pas légalement protégés contre les éventuelles défaillances. Ils doivent, comme nous l‟avons montré, compter sur l‟honnêteté des premiers bénéficiaires des levées et sur les pressions sociales du groupe qui sont censées forcer les défaillants à payer leurs dettes. Ces contraintes et limites constituent en même temps la force des tontines en ce sens que ce sont elles qui assurent la souplesse et la flexibilité de ces dernières. Il faut souligner que les caractéristiques que Bouman attribue aux tontines rendent compte certes d‟un certain nombre de problèmes que les arrangements financiers populaires rencontrent mais dans le fond elles sont trop simplistes. En effet, le fait que les cycles tontiniers soient courts augmente la vitesse de la circulation de l‟argent entre les participants permettant à chacun de satisfaire rapidement ses besoins en termes de financement. Au niveau des tontines de marché où la durée du cycle n‟atteint pas la plupart du temps un an, les tontines permettent aux participants de renouveler leur stock de marchandises selon une fréquence idéale. La faiblesse des prêts en termes de volume financier est assez relative dans la mesure où, nous avons bien montré que le montant des contributions est fixé en fonction des moyens et des besoins des participants. Il y a des tontines dont les levées ne dépassent pas des milliers de francs CFA, comme il y a des tontines dont les levées se chiffrent en millions de francs CFA. Dans
230
tous les cas, les tontines ont l‟avantage d‟être mieux adaptées par rapport aux besoins de financement des participants. Pour l‟insécurité des épargnants au sein des tontines, il faut souligner que les défaillances dans les tontines ne sont pas la règle mais une exception. Les participants aux tontines sont bien conscients des risques de défaillance et mettent, par conséquent, plusieurs stratégies, comme nous l‟avons montré plus haut, pour diminuer de manière significative l‟insécurité à laquelle font face les derniers dans l‟ordre de distribution des levées. Dans le cas du Sénégal où le système bancaire a connu des revers sérieux à la fin des années 80 pénalisant plusieurs épargnants, les individus ont tendance à avoir plus de confiance aux tontines qu‟aux banques. Interface avec les institutions financières formelles Compte tenu des difficultés de nature structurelle que les entrepreneurs du secteur économique informel rencontrent pour accéder aux circuits financiers institutionnels, les tontines constituent, comme nous l‟avons déjà souligné, des instruments financiers irremplaçables pour cette catégorie d‟autant plus qu‟elles remplissent d‟autres fonctions sociales indispensables à l‟épanouissement de celle-ci. Ainsi, à défaut de constituer une véritable alternative d‟accès au crédit pour les entrepreneurs du secteur informel, la tontine peut servir, comme nous l‟avons vu, un rôle important par le biais du système de cautionnement mutuel. Elle peut remplacer l‟exigence de garantie dans les systèmes classiques de financement, pour faciliter le recouvrement des crédits alloués, soit par les banques, soit par les organismes de micro crédit. Nos recherches montrent bien qu‟il y a toutes sortes de combinaisons possibles entre les arrangements financiers populaires et les banques ou les programmes de microcrédit. Les passerelles établies par certains individus ou groupes entre arrangements financiers populaires et système bancaire ou organisme de microcrédit montrent bien que l‟opposition tranchée entre les deux systèmes n‟est qu‟une vue d‟esprit. Les individus et les groupes impliqués aussi bien dans les tontines que dans les institutions financières officielles profitent des avantages des deux systèmes de financement. Ces initiatives individuelles et ponctuelles de la part des acteurs financiers populaires doivent susciter chez les banquiers, les décideurs politiques et les organismes de coopération une certaine ouverture d‟esprit pour qu‟à leur tour ils tendent leurs bras ouverts aux arrangements financiers populaires. Le financement du développement ne peut pas se passer de cette complémentarité entre les tontines et les banques ou organismes de microcrédit. Il faut dépasser, à notre avis, le scénario qui consiste à confier aux banques le financement des grandes entreprises et donner aux tontines le 231
rôle de financer les petites et moyennes entreprises (Nzemen, 1993; Essombe Edimo, 1995; Lelart, 2000). Si l‟on renforce et l‟on développe davantage les passerelles entre les deux systèmes de financement, les banques participeront indirectement au financement des activités économiques informelles, de la même manière que l‟épargne mobilisée à travers les tontines pourrait bien financer, par l‟intermédiaire des banques, les grandes entreprises. Par ailleurs, nous avons montré le rôle crucial que les caisses villageoises jouent dans le développement local. Elles essayent de combler le vide laissé par l‟Etat dans sa politique de désengagement. Mais compte tenu de leurs moyens limités, elles ne peuvent pas aller au delà du développement des secteurs sociaux tel que la santé et l‟éducation. Leur connexion aux banques est claire au niveau de leurs sections situées à l‟étranger. A Paris et à New York, les sections disposent de compte bancaire. Au niveau du Sénégal, cette articulation entre caisses villageoises et banques reste à faire. Elle est d‟autant plus urgente que les caisses villageoises ont besoin d‟un appui financier conséquent pour propulser le développement économique des localités d‟origine en plus de leurs interventions dans le domaine social. Par conséquent, la connexion des tontines et des caisses aux circuits financiers institutionnels, compte tenu des complémentarités évidentes des deux systèmes du point de vue des acteurs, se dégage comme l‟une des priorités quand on veut faire accéder le plus grand nombre d‟agents économiques au crédit. Pour se faire, il faut reconnaître les tontines et les caisses comme des instruments financiers au même titre que les banques ou les organismes de microcrédit et essayer de jeter des ponts entre les deux sans demander aux premières de renoncer à leurs principes et les procédures sur lesquels reposent leur réussite et leur originalité. La systématisation des combinaisons intelligentes réalisées par les acteurs eux-mêmes, comme nous l‟avons montré dans ce travail semble être la voie royale à emprunter par tous ceux qui se préoccupent de l‟accès des ruraux, des femmes, bref des pauvres au crédit dans les pays en développement.
232
Références Bibliographiques
Adams, D.W., (1978), “Mobilizing Household Savings Through Rural Financial Markets”, Economic Development and Cutural Change, No 26, pp. 547-560. Adams, D.W.and Fitchett, D.A., (eds.), (1992), Informal Finance in LowIncome Countries. Boulder, Colorado: Westview Press. Adams, D.W., and Vogel (1986), “Rural Financial Markets in Low-income Countries: Recent controversies and Lessons”, World Bank, 14 (4), pp. 477-487. Adams, D. W. and Canavesi de Sahonero, M.L., (1989), “Rotating Savings and Credit: 20 Associations in Bolivia”, Savings and Development, 13, pp. 219-236. Adebayo, A.G., (1994), “Money, Credit and Banking in Pre-colonial Africa. The Yoruba Experience”, Anthropos 89, pp. 379-400. Anderson, R. T., (1966), “Rotating Credit Associations in India”, In Economic Development and Cutural Change, No 14 (3), pp. 334-339. Antoine, P.; Bocquier, P.; Fall, A. S.; Guissé, Y. M. et Nanitelamio, J., (1995), Les familles dakaroises face à la crise, IFAN, ORSTOM et CEPED, Dakar, 209 p. Ardener, S., (1964), “The Comparative Study of Rotating Credit Associations”, Journal of the Royal Anthropological Institute, No 94 (2), pp. 201-229 Ardener, S., (1953), “The Social and Economic significance of the Contribution Club among the Southern Ibo”, West African Institute of Social and economic Research, Annual Conference Sociology Section, Ibadan, pp. 128-142 Ardener, S. et Burman, S., (1995), Money-Go-Rounds. The importance of Rotating Savings and Credit Associations for Women, Berg, Oxford/Washington D.C., 326 p Ba, A. H., (1998), “Incidence des réseaux migratoires sur les pays de départ : le cas de la migration sénégalaise”, Dynamiques Migratoires et Rencontres Ethniques, Ed. Ida Simon Barouh, l‟Harmattan, pp. 89-102. Balandier, G., (1969), L‟Afrique ambiguë. Plon, 1969. Balandier, G. et Mercier, P., (1952) : Particularisme et évolution : les pêcheurs lébou du Sénégal. IFAN, Etudes Sénégalaises, no 3, 219 p. Balkenhol, B. et al. (1996), Banques et petites entreprises en Afrique de l‟Ouest. L‟Harmattan, 192p. Barou, J. et Le H. Khoa, (1993) : L‟immigration entre loi et vie quotidienne, l‟Harmattan, Paris, 176p. Barou, J., (1990), “Des chiffres et des hommes”, Hommes et Migrations, No 1131, avril 1990, pp. 5-13. Barou, J., (1992), “Des chiffres en général et de ceux de l‟INSEE en
particulier : le classement des données”, Migrants-Formation, No 91, décembre 1992, pp. 5-23. Barou, J., (1975), “Dynamique d‟adaptation et différence chez les travailleurs immigrés en France”, Cahiers d’Anthropologie, No 4, pp. 115. Bascom, W.R., “The Esusu: a Credit Institution of the Yoruba”, Journal of the Royal Anthropological Institute, No 82, 1, pp. 63-70. Baumann, E. et Leimdorfer, F., (1997), “ La confiance? Parlons-en: "Confiance" et "Vertrauen" dans le discours”. In La construction sociale de la confiance, Collection Finance et Société, Paris, pp: 364-365)., p: 379). Baumann, E., (1996): “ Les banquiers de quartier au Sénégal”. Afrique Contemporaine, nº177, 1er trimestre, pp.54-63. Bayart, J. F., (1994), La réinvention du capitalisme, Karthala, Paris, 1994, 254 p. Bechmann, D., (1993), Ville et immigration, prière d‟insérer, l‟Harmattan, Paris, 1993, 173 p. Bop, C., (1995), “Les femmes chefs de famille à Dakar”, Afirca Development, vol. XX, No 4, pp. 51-67. Bernoux, P. et Servet, J-M., (1997), La construction sociale de la confiance, Collection Finance et Société, Paris, 1997, 484p. Blion, R.; Verriere, V.; Rosset, G.; Giordan, M.; Bretton L. et Rondepierre M., (1998): Rapport Final sur “Epargne des Migrants et Outils Financiers Adaptés”. CIMADE - EUROPACT - ABPCD, 162p. Bouman, F.J.A., (1994), “ROSCA and ASCRA: Beyond the Financial Landscape ». In Financial Landscape Reconstructed”, Westview Press, 1994, pp. 375-394. Bouman, F. J. A. and Harteveld, K. (1976), “The Djanggi, a traditional Form of Saving and Credit in West Cameroon”, Sociologia Ruralis, No 16, 12, pp. 103-118. Bouman, F.J.A., (1995), “ROSCA: on the origin of the species”, Savings and Development, No 2, XIX, pp. 117-145. Bouman, F. J. A., (1990), “Informal Rural Finance: An Aladin‟s Lamp of Information”, Sociologia Ruralis 30, pp. 155-173. Bouman, F.J.A., (1977), “Indigenous Savings and Credit Societies in the Third World. A Message?” Savings and Development, No 1, pp. 181218. Bouman, F.J.A., (1989), Small, Short and Unsecured: Informal Rural Finance in India, Delhi. Oxford University Press, 145p. Bouman, F.J.A. and Hospes, O., (1994), Financial Landscape Reconstructed. The Fine Art of Mapping Development. Westview Press, 416 p. 236
Bourdieu, P., (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l‟action, éditions du Seuil, Paris, 247 p. Bourdieu, P., (1980), Le sens pratique. Les Editions de Minuit, paris, 475p. Boutilier, J. L., (1959), La démographie du Fouta Toro (Toucouleurs et peulhs), Mission Socio-économique du fleuve Sénégal (MISOES), Document de travail, 82 p. Boutillier, J. L., (1959), L‟exploitation agricole Toucouleur, MISOES, Document de Travail, Fasicule Août 1959, 68 p. Boutillier, J. L. et Causse, J., (1959), Les migrations, MISOES, Document de Travail, Paris, 29 p. Boutillier, J. L., (1963), “Les rapports du système foncier toucouleur et l‟organisation sociale et économique traditionnelle – Leur évolution actuelle”, in African Agrarian Systems, Daniel Biebuyck (eds), Oxford University Press, pp. 116-136. Caillé, A., (1994), « A qui se fier; confiance, interaction et théorie des jeux ». La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, No 4, éditions la Découverte, 316p. Charpy, J. (1958), La fondation de Dakar (1845-1857-1869), Larose, 1958, 596 p. Chavane, B. A., (1985), Villages de l‟ancien Tekrour: recherches archéologiques dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Karthala, Paris, 188p. Cheru, F., (1989), The Silent Revolution in Africa: Debt, Development and Democracy, Zed Books Ltd, 1989, 189p. Cissé, D., (1969), Problèmes de la formation de l‟épargne interne en Afrique Occidentale. Ed. Présence Africaine, Paris, 278p. Clark, G., (1994), Onions are my Husband. Survival and Accumulation by West African Market Women. The University of Chicago Press, 1994, 464 p. Colin-Noguès, R. et Dia, O., (1982), Yâkâre, l‟autobiographie de d‟Oumar, François Maspero, 1982, 250 p. Coulon, C., (1981), Le Marabout et le Prince. Pedone, Paris, 1981. Cruise O‟brien, D., (1975), Saints and Politicians. Essays in the organization of an Islamic brotherhood. Cambridge University Press Dasgupta, P., (1988), “Trust as a Commodity”. In Trust, Making and Breaking Cooperative Relations, Edited by Diego Gambetta, pp. 49-72 Soen, Dan and de Comarmond P., (1978), “Savings Associations among the Bamilek: Traditional and Modern Cooperation in South West Cameroon”, American Anthropologist, No 74, pp. 1170-1179. Daubrey, A., (1985), “La mobilisation de l‟épargne pour le développement
237
rural en Afrique”, in Kessler D. and Ullmo P.A. (eds), Savings and Development, Paris: Eocomica. Daum, C., (1998), “Développement des pays d‟origine et flux migratoire : la nécessaire déconnexion”, Migrants et Solidarité Nord-Sud, No 1214, pp. 58-72. Daum, C., (1994), “Ici et là-bas, immigration et développement : les associations des émigrés ouest-africains en France”, Migrations et Société, CIEMS, dans Migrations et Développement, vol. 6, No 32, pp. 99-110. Delancy, M. W., (1977), “Credit for Common Man in Cameroon”, Journal of Modern African Studies, No 15, 2, pp. 316-322 Delancy, M. W., (1978), “Women at the Cameroon Development Cooperation: How their Money Works? A study of Small Scale Accumulation of Capital by Women in Cameroon.”Rural Africana No 2, pp. 9-33. Delville, P. L., (1991), La rizière et la valise : irrigation, migrations et stratégies paysannes dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. SyrosAlternatives, Paris, 231p. Degenne, A. et Forsé, M., (1994), Les réseaux sociaux. Ed. Armand Colin, Paris, 1994, 288p. Dewitte, P. (Ed.) (1999), Immigration et Intégration. L‟état des savoirs. La Découverte, Paris, 444p. Diagne, M., (1996), “Pour une gestion plus efficiente des tontines”. Le soleil 14/15-08-1996 Diarra, H., (1993), “La parole aux associations de développement”, Hommes et Migration, No 1165, pp. 11-12. Diarra, H., (1998), “Associations d‟immigrés et développement : le point sur deux décennies d‟intervention”, Hommes et Migrations, No 1214, pp. 74-84. Diatta, M. A. et Mbow, N., (1999), “Releasing the Development Potential of Return Migration: the Case of Senegal”, In International Migration Quaterly Review, vol. 37, No 1, pp. 241-266. Diemer, G. and van der Laan, E. Ch. W., (1987), Une analyse sociologique de l‟agriculture irriguée des Halpulaar de la rive gauche du fleuve Sénégal. African Studies Centre, Leiden, 1987, 181p. Dijk van, M. P., (1986), Sénégal. Le secteur informel de Dakar. L‟Harmattan, col. Villes et Entreprises, Paris, 164p. Diop, A. B., (1965), Société Toucouleur et Migration. IFAN, 1965, 232p. Diop, M. C. et al. (1992) : Sénégal : trajectoire d‟un Etat. Codesria, 1992. Diouf, M., (1992), “Le clientélisme, la “technocratie” et après ?”, In Momar
238
Coumba Diop (ed.), Sénégal : trajectoire d‟un Etat. Codesria, pp. 23378. Donsimoni, M., (Ed.) (1995), Du don à l‟aide : le marché de l‟altruisme. L‟Harmattan, Paris, 228p. Dromain, M., (1990), “L‟épargne ignorée e négligée : les résultats d‟une enquête sur les tontines au Sénégal”, in Lelart M. (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, 356p. Dupuy, C., (1990), “Les comportements d‟épargne dans la société africaine : études sénégalaises”, In Lelart M. (ed.), la Tontine, AUPELF-UREF, John Libey Eurotext, Paris, pp. 31-51. Dupuy, C. et Servet, J-M., (1987), “Pratiques informelles d‟épargne et de prêt : exemples sénégalais”, Economie et Humanisme, No 294, marsavril 1987, pp. 40-54. Dupuy, J-P., (1992), Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs. Ed. Marketing, Paris, 292p. Duruflé, G.,1994), Le Sénégal peut-il sortir de la crise? Ed. Karthala, 222p. Eicher, J-C., 1961), Consommation et épargne. Théorie de la fonction de consommation Librairie de Recueil Sirey, Paris, 165p. Elias, N., (1987), La société des individus, Editions Fayard, 1991, 301p., traduction française de Die Gesellschaft der Individuen, Suhrkamp Verlag. Elias, N. and Scotson, J. L., (1965), The Established and the Outsiders, Sage Publications, London, 1994, 199p. Main text first published by Frank Cass & Co. Ltd. Elias, N., (1994). The Civilizing Process. 1 vol. Oxford: Basil Blackwell, pp. 443-56. Elster, J., (1989), The Cement of Society: A Study of Social Order. Cambridge University Press, 311p. Essombé Edimo, J-R., (1998), “Dynamique financière des tontines: quels enseignements pour le financement des petites entreprises en Afrique, Revue Tiers Monde, t.XXXIX, nº 156, pp. 861-83. Essombé Edimo, J-R., (1995), Quel avenir pour l‟Afrique? Financement et développement, Editions Nouvelles du Sud, 172p. Fall, A. S., (1995), “Les Réseaux sociaux”, in Les Familles dakaroises face à la crise, Orstom-Ifan-Ceped, pp. 173-96. Fall, A. S., (1991), Réseaux de sociabilité et insertion urbaine dans l‟agglomération de Dakar, Thèse de doctorat de sociologie, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 280p. Fassin, D.; Morice, A.; et Quiminal, C., (1997), Les lois de l‟inhospitalité.
239
Les politiques de l‟immigration à l‟épreuve des sans-papiers. Ed. La Découverte, Paris, 282p Fournier, J-B; Camille, G. M. et Giguère, P., (1993), “The definition of a legal and operational framework for mutualist financial network: what the actors have to say. The ATOBMS project experience in Senegal”. In Saving and Development no 3, XVII, p. 332. Garine de, I. Et al., (1991), Les changements des habitudes et des politiques alimentaires en Afrique: aspects des sciences humaines, naturelles et sociales. Publisud, Paris, 278p. Garson, J-P. et Tapinos, G., (1981), L‟argent des immigrés. Revenus, épargne et transferts de huit nationalités immigrées en France, PUF, Paris, 352p. Garrigou, A. et Lacroix, B., (1997), Norbert Elias, la politique et l‟histoire, La Découverte et Syros, Paris, 314p. Gautrand, J., (1987), “Ces milliards qui échappent aux Banques”. J.A.E., Novembre 1987. Geertz, C., (1962), The Rotating Credit Association: a „Middle Rund‟ in Development. Economic Development and Cultural Change, I, nº3, 1962, pp. 241-63. Germidis, D., (1990), “Interlinking the Formal and Informal Financial Sectors in Developping Countries”. Savings and Development, Quarterly Review, nº1, 1990, XIV, pp. 5-22. Geschiere, P. and Konings, P., (1993), Itinéraires d‟accumulation au Cameroun, Karthala, 393p. Geschiere, P. and Gugler, J., (1998), “The urban-rural connection: changing issues of belonging and identification”, in Africa, 68 (3), pp.309-319. Geschiere, P., (1982), Village Communities and the State: changing relations among the Maka of south-eastern Cameroon since the colonial conquest, London: Kegan Paul. Geschiere, P., (1997), The Modernity of Witchcraft : politics and the occult in postcolonial Africa, Charlottesville, Va., and London : University Press of Virginia. Gugler, J., (1971), “Life in a dual system : eastern Nigerians in town”, Cahiers d’Etudes Africaines, no 11 (3), pp. 400-21. Gugler, J., 1996), “Urbanization in Africa south of the sahara : new identities in conflict”, in J. Gugler (ed.), The Urban Transformation of the Developing World, pp. 210-51. Gugler, J., (1997), “Life in dual system revisited : urban-rural ties in Enugu, Nigeria, 1961-87”, World Development, 19 (5), pp. 399-409. Gurley, J.G. et Shaw, E.S., (1955): « Financial Aspects of Economic Development ». American Economic Review 45(4), pp. 515-538. 240
Gurley, J.G., (1967), “Financial Structure and Economic Development”, Economic Development and Cultural Change 15(3), 1967, pp. 257-268. Howard, J. et al., (1999), Improving Financial Services for Renewable Natural Ressources Development in Ghana: Establishing Policy Guidelines for Informal Financial Sector. Fianl Report, Department for International Development (Porject R6471 CA), 110p Henry, A.; Tchente, G-H.; Guillerme-Dieumegard, P., (1991), Tontines et banques au Cameroun, Karthala, 166p. Hesseling, G., (1985), Histoire Politique du Sénégal, Karthala, 1985. Holst, J.U., (1985), Le rôle des intermédiaires financiers informels dans la mobilisation de l‟épargne, in Epargne et Développement, Economica. Hopkins, A.G., (1966), “The Currency Revolution in South-West Nigeria in the Late Nineteenth Century”, Journal of the Historical Society of Nigeria 3/3, pp. 471-483. Hugon, P., (1990), “La finance non-institutionnelle : expression de la crise du développement ou de nouvelles formes de développement”, In Lelart (Ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, pp. 309-321. Hugon, P., (1991), Les politiques d‟ajustement et le dualisme financier africain, in Revue Technique Financière et Développement, nº23, Paris. Hulme, D. and Mosley, P., (1996), Finance against Poverty. Vol. 2, Routledge, London, 1996, 451p. Jacquemot, P. et Raffinot, M., (1993), La nouvelle politique économique en Afrique. EDICEF, Paris, 351p. Jaussaud, E. (1998), “Les associations d‟immigrés et l‟émergence d‟une économie de développement local”, Economie Solidaire et Migrations, vol. 10, No 56, mars-avril pp. 77-85. Jones, G.I., (1958), “Native and trade Currencies in Southern Nigeria during the Eighteenth and Nineteenth Century”, Africa No 28, 1958, 43-54. Johnson, J. P., (1974), The Almamate of Futa Toro, 1770-1836 : A Political History, The University of Wisconsin, Ph. D. Dissertation, 513p. Jonhson, M., 1970), “The Cowrie Currencies of West Africa”, The journal of African History 11: 17-49, pp. 331-353. Kane, A. (2006). “Tontines and Village Cash Boxes along the ThilogneDakar-Paris Emigration Route.” In Abram de Swaan & Marcel van der Linden, (eds). Mutualist Microfinance: Informal Saving Funds from the Global Periphery to the Core? Amsterdam, Aksant, pp. 97120. Kane, A. (2005). « Les diasporas africaines et la mondialisation. Horizons Maghrébins, no 53/2005, Presses Universitaires du Mirail, pp. 54-61. Kane, A. (2002). « La confiance au cœur des arrangements financiers populaires au Sénégal ». In Revue Sénégalaise de Sociologie, no 3 241
Kane, A. (2001). « Diaspora villageoise et développement local en Afrique: le cas de Thilogne Association Développement ». In Hommes et Migrations, no 1229, janvier-février 2001, pp. 96-107. Kerri, J. N., 1976), “ Studying Voluntary Associations as Adaptive Mechanisms: A review of Anthropological Perspectives”, Current Anthropology, vol. 17, nº1, march 1976. Kessler, D.; Lavigne, A. and Ullmo P.-A., (1985), “Ways and means to reduce financial dualism in developping countries, Working paper, OECD Development Centre. Latouche, S., (1993), La planète des naufragés: Essai sur l‟aprèsdéveloppement, éditions La Découverte, Paris, 235p. Laville, J-L., (1994), (sous la direction), L´économie solidaire: une perspective internationale. Desclée de Brouwer, Paris, 1994, 334p. Lauthier, B.; de Miras, C. et Morice, A., (Ed.)(1991), L‟Etat et l‟informel. L‟Harmattan, 211p. Le Cardinal, G.; Guyonnet, J-F. et Pouzoullic, B., (1997), La dynamique de la confiance, Editions Dunod, Paris, 244p. Leiris, M., (1934), l‟Afrique fantôme, Editions Gallimard, Paris, 1934, 655p. Leiris, M., (1951), Cinq études d‟ethnologie, UNESCO et Gallimard, 1951, pour les textes extraits de Race et civilisation, Mercure de France, 1966, pour les textes extraits de Brisées, Michel Leiris et Editions Denoël, 1969, 153p. Lelart, M., (1985), “L‟épargne informelle en Afrique, Revue des Etudes comparatives, nº14, 2e trimestre, pp. 53-78. Lelart, M. et Lespès, J.L., (1985), “Les tontines africaines: une expérience originale d‟épargne et de crédit, Revue de l’Economie Sociale, juilletseptembre, pp.157-159. Lelart, M., (1990), “Une tontine mutuelle dans l‟administration béninoise”. In La Tontine, M. Lelart. Ed. AUPELF-UREF, pp. 53-80. Lelart, M. et Gnansounou, G., (1989), “Tontines et tontiniers sur les marchés africains: le marché Saint-Michel de Cotonou”, in African Review of Money, Fiance and Banking, 1/89, pp. 69-89. Lelart, M. et al., (2000), Finance informelle et financement du développement, FMA-AUPELF-UREF, 249p. Linden, Marcel van der, (ed.), (1996), Social Security Mutualism. The Comparative History of Mutual Benefit Societies. Peter Lang, 708p. Luhmann, N., (1979), Trust and Power. Chichester: Wiley. Manguelle, D. E., (1990): L‟Afrique a-t-elle besoin d‟un ajustement Culturel? Editions Nouvelles du Sud. Marie, A., (éd.), (1997), L´Afrique des individus. Éditions Karthala, Paris, 438p. 242
Martin, N., (1998), “Le programme de développement local migration au Mali, en Mauritanie et au Sénégal”, Hommes et Migrations, No 1214, juillet-août, pp. 86-90. Mauss, M., (1950), Essai sur le don. In Sociologie et anthropologie. Anthropos, 1950. Mayoukou, C., (1996), “La réputation, un mécanisme incitatif dans la fonction d‟intermédiation des tontiniers en Afrique Subsaharienne”. Réseaux de Recherche sur l‟Entrepreneuriat, AUPELF-UREF, Note de recherche nº96-57, 19p. Meillassoux, C., (1968), Urbanization of an African Community. Voluntary Associations in Bamako. University of Washington Press, 165p. Miracle, M. P. and Cohen, D.A., (1980), “Informal Savings Mobilization in Africa”, Economic Development and Cultural Change, No 29, pp. 701724. Le Moigne, G., (1995), L‟immigration en France. PUF, Collect. Que saisje?, 3e édition, 126p. Morduch, J., (1999), “The Microfinance Promise”, Journal of Economic Literature, vol. XXXVII, pp. 1569-1614. Morduch, J., (2000), “The Microfinance Schism”, World Development, Vol. 28, No. 4, pp. 617-629. Nagarajan, G.; Graham, D. H. and Meyer, R. L., (1993), “Financial Intermediation through ROSCAs Peri-Urban Banjul, The Gambia”, Report to USAID/The Gambia. Columbus, Ohio State University. Naïr, S., (1998), “La politique de co-développement liés aux flux migratoires”, Migrants et Solidarité Nord-Sud, No 1214, juillet-août, pp. 47-57. Ndiaye, W. et Thiam C., (1996), Le système de protection au Sénégal: situation actuelle et perspective d‟évolution, Fondation Friedrich Ebert, septembre, 138p. Ndione, E. S., (1993), Dakar: une société en grappe. Karthala Enda Graf Sahel, 1993, 213p. Ndione, E. S., (1992), Le don et le recours. Ressorts de l‟économie urbaine. Enda-Editions, Dakar, 1992, 210p. N‟guessan, T., (1996), Gouvernance et politique monétaires; A qui profitent les banques centrales de la Zone Franc?, Editions l‟Harmattan, 1996, 281p. Nicollet, A., (1992), Femmes d‟Afrique Noire en France, la vie partagée. L‟Harmattan, 1992, 317p. Nicolas, G., (1974), “La Pratique Traditionnelle du Crédit au Sein d‟une Société Subsaharienne (Vallée de Maradi, Niger)”, Culture et Développement, No 6, 4, 1974, pp. 737-773. 243
Niger-Thomas, M. (1995), “Women‟s Access to and Control of Credit in Cameroon: The Mamfe Case”, in Money-Go-Rounds, Ardener S. and Burman S. (ed.), Berg Publishers, 1995, pp.95-110. Nwabughuogu, A. I., (1951), “The Isusu : an Institution for Capital Formation among the Ngwa Igbo : Its origin and Development to 1951”, Africa, No 54, 4, 1984, pp. 46-58. Nzemen, M., (1988), Théorie de Pratique des Tontines au Cameroun. L‟Harmattan, Yaoundé. Nzemen, M., (1993), Tontines et développement ou le défi financier de l‟Afrique. Presses Universitaires du Cameroun, 234p. Nzemen, M., (1989), “Estimation des flux financiers des tontines au Cameroun”, Revue STATECO-INSEE., Nº60, pp. 37-54. Olson, M., (1978), Logique de l‟action collective, PUF, Paris, 199p, traduction française de The Logic of Collective Action, Harvard University Press, 1966. Pairault, T., (1990), “Sociétés de tontines et banques des petites et moyennes entreprises à Taiwan. In La Tontine, M. Lelart. Ed. AUPELF-UREF. John Libbey Eurotext. Paris, 1990, pp. 281-308. Parish, S. M., (1996), Hierarchy and its discontents: culture and the politics of consciousness in caste society. University of Pennsylvania Press, 270p. Polshikov, P.,(1981). Capital Accumulation and Economic Growth in Developing Africa. Progress Publishers, 206p. Quiminal, C., (1991), Gens d‟ici, gens d‟ailleurs. Christian Bourgeois, Paris, 222p. Quiminal, C., (1990), “Du foyer au village : l‟initiative retrouvée”, Hommes et Migrations, No 1131, avril, pp. 19-24. Raffinot, M., (1991), Dette extérieure et ajustement structurel. EDICEF/AUPELF, Paris, 1991, 238p. Rahman, A., (1999), Women and Micro-Credit in Rural Bangladesh: An Antropological Study of Grameen Bank Lending, Boulder, Westview Press, 1999. Raynaud, P., (1987), Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF, Paris, 1987, 217p. Robinson, D., (1985), The Holy War of Umar Tal: The Western Sudan in the mid-Nineteenth Century. Clarendon Press, Oxford, 1985, 434p. Rosander, E. E., (1997), “Le Dahira de Mam Diarra Bousso à Mbacké. Analyse d‟une association religieuse de femmes sénégalaise”, in Transformation des Identités Féminines. Edited by Eva Evers Rosanders, Nordiska Afrikainstitutet, pp. 160-74. Rowlands, M., (1995), “Looking at Financial Landscapes: A Contextual of 244
ROSCAs in Cameroon”, in Money-Go-Rounds, Ardener S. and Burman S. (ed.), Berg Publishers, 1995, pp. 111-124. Sankale, M.; Thomas, L.V. et Fougeyrollas, P., (1968), Dakar en Devenir, Présence Africaine, 1968, 519p. Seck, A., (1968), “ in Dakar en Devenir. Sous la dir. De M.Sankale, L.V.Thomas, P. Fougeyrollas, Présence Africaine, 519p. Servet, J-M., (1990), “Les tontines, formes d‟activités informelles et d‟initiatives collectives privées en Afrique”, in Lelart M. (ed.), La Tontine, AUPELF-UREF, pp.53-80. Servet, J-M. et Baumann, E., (1996): “Proximité et risque financier en Afrique. Expériences sénégalaises”. In Entreprises et Dynamique de Croissance, De Bernard Haudeville et Michel Lelart (eds), Aupelf-Uref, SERVICED, pp. 213-25. Servet, J-M., (1990), “Risque, incertitude et financement de proximité en Afrique. Une approche socio-économique”. Tiers Monde, nº145, janvier - mars, pp.41-57. Sicot, D., (1991), “Les immigrés plus forts que l‟Etat ?”, In Alternatives Economiques, No 86, avril, pp.33-35. Snijders, C.,(1996), Trust and Commitments. ICS, 249p Srinivas, M. N., (1970), Caste in modern India and other essays. Asia Publishing House, London, 171p. de Swaan, A., (1995), Sous l‟aile protectrice de l‟Etat. PUF, Paris, 1995, 377p. de Swaan, A.(ed.), (1994), Social Policy beyond Borders; the social question in transnational perspective, Amsterdam University Press, 1994, 115p. Taillefer, B., (1996), Guide de banque pour tous; Innovations africaines, éditions Karthala, Paris, 1996, 314p. Thibaud, O., (1993), Spécial Sénégal. Dossier, Marchés Tropicaux, juin, nº2483, pp. 1487-1509. Timera, M., (1996), Les Soninke en France. D‟une histoire à une autre. Ed. Karthala, 244p. Thuderoz, C.; Mangematin, V. et Harrisson, D., (1999), La Confiance: Approches économiques et sociologiques, Gaëtan Morin éditeur, 322p. Toucas-Tryen, P., (1998), Histoire de la mutualité et des assurances, Editions la Découverte et Syros, Paris, 197p. Vernière, M., (1977), Volontarisme d‟Etat et spontanéisme populaire dans l‟urbanisation du Tiers Monde. Le cas de Dogoudane Pikine. Bibliothèque National, Paris, 178p. Wago, J-B. N., (1995), Zone franc: outil de développement ou de domination?, Editions l‟Harmattan, Paris, 120p. Wane, Y., (1969): Les Toucouleur du Fouta Tooro, stratification sociale et 245
structure familiale, IFAN, Dakar. Weber, M., (1964), L‟éthique protestante et l‟esprit du capitalisme, Editions Plon, Paris, 1964, 341p., traduction française de Gesammelte Aufsatze zur Religionssoziologie, Band I, 4. Aufl. (Tübingen, Mohr, 1947), pp. 1236. Yamagishi and Yamagishi (1994): Trust and Commitment in the United States and Japon. Motivation and Emotion, 18, 2: 129-166. Zaoual, H., (1996), “Les “Economies Tontinières”: une autre figure des sites africains”. In Organisation économique et Cultures Africaines. De l‟homo economicus à l‟homo situs. Sous la direct. De Issiaka-Prosper Lalèyê, Henry Panhuys, Thierry Verhelst, Hassan Zaoual, L‟Harmattan, pp. 241-46. Sources de Statistiques DPS: résultats définitifs du recensement général de la population et de l‟habitat de 1988. Rapport Régional de Dakar. Direction de la Prévision et de la Statistique, septembre 1992. Direction de la Prévision de la Statistique (DPS): Situation économique et Social du Sénégal. Edition 1996, Décembre 1997, p.301. Enquête Sénégalaise Auprès des Ménages (ESAM): Rapport de synthèse. Direction de la Prévision et de la Statistique, Mai 1997, p 158. Il faut souligner que les enquêtes dont les résultats sont exposés dans ce rapport ont été réalisées entre Mars 1994 et Avril 1995. En principe les enquêtes de cette nature se font tous les quatre ans.
246
Table des matières Chapitre 1 : Introduction
7
Chapitre 2 : Pratiques financières Informelles à Thilogne
17
Introduction Les origines des tontines à Thilogne Les tontines de quartiers à Thilogne Participation dans les tontines de quartier et hiérarchie sociale Les motivations des participantes aux tontines de quartier à Thilogne Les besoins satisfaits par les tontines de quartier Les tontines de marché à Thilogne La participation dans les tontines de marché à Thilogne Les motivations des participants aux tontines de marché Les Besoins satisfaits par les tontines de marché Conclusion
19 19 21 22
Chapitre 3 : Pratiques financières informelles à Dakar
49
Introduction Les tontines à Dakar Les tontines de quartier à Dakar Les tontines simples ou mutuelles Les tontines avec organisatrice Profils socio-économiques de quelques participantes aux tontines de quartier Prédominance des femmes dans les tontines de quartiers Comparaison entre les tontines des différents types de quartiers Les motivations des participants aux tontines de quartier à Dakar Besoins satisfaits par les tontines de quartier à Dakar Les tontines de marché La participation dans les tontines de marché à Dakar
51 51 52 53 56
26 30 33 38 39 44 47
58 65 68 70 73 78 78
Profils socio-économiques de participants aux tontines de marché Caractéristiques particuliers des tontines de marché Les motivations de participation aux tontines de marché Les besoins satisfaits par les tontines de marché Les tontines dans les lieux de travail La participation dans les tontines des lieux de travail Les motivations des participants aux tontines des lieux de travail Les besoins satisfaits par les tontines des lieux de travail Conclusion
80 85 88 90 91 92 93 96 98
Chapitre 4 : Pratiques financières informelles des sénégalais à Paris 101 Introduction Le contexte : de l’émigration passagère à l’émigration durable Les caractéristiques des arrangements financiers populaires chez les émigrés sénégalais à Paris. Les tontines émigrées : La participation dans les tontines des émigrés sénégalais en France Profils de femmes émigrées participant aux tontines Typologie des arrangements financiers populaires en milieu émigrés Les tontines solidaires contre l’isolement Les tontines simples des années 1980-90 Les tontines avec organisatrice Les motivations des participants aux tontines en milieu émigré sénégalais Besoins satisfaits par les tontines en milieu émigré Les caisses de solidarité La caisse de solidarité des Toroɓɓe de Thilogne en France La caisse de solidarité des ressortissants du quartier de Goléra (Thilogne) en France La caisse de solidarité des Haalpulaar de Compiègne Conclusion
Chapitre 5 : La confiance au cœur des pratiques financières informelles Introduction La problématique de la confiance dans les arrangements 248
103 104 112 112 113 119 120 124 127 129 132 134 135 136 137 139
143 145
financiers populaires Confiance et typologie des tontines Les stratégies pour la prévention des abus de confiance Le truquage des tirages au sort La distribution des levées en fonction de l’ordre décroissant du degré de confiance Les bonnes raisons de faire confiance selon les participants Défaillances et sanctions Evolution des tontines dans le temps et consolidation des relations de confiance La confiance comme capital social Conclusion
147 151 152 157
Chapitre 6 : Microcrédit et Banquiers ambulants
183
Introduction L’inadaptation des institutions financières classiques Les limites du système bancaire La dimension culturelle Le système financier décentralisé: l’avènement de la micro-finance Appui des structures de coopération L´ACEP (Alliance du Crédit et de l’Epargne pour la Production) Le PAMECAS (Programme d’Appui aux Mutuelles d’Epargne et de Crédit au Sénégal) Appui des ONG étrangères et locales L’expérience de la FAFD avec l’appui du CRS L’expérience de la FDEA Articulation entre Tontines, organismes de micro crédit et banques L’expérience du Réseau de Caisses d’Epargne et de Crédit des femmes de Dakar L’expérience des femmes de Tilène Les banquiers ambulants des marchés Les systèmes informels de transferts monétaires chez les émigrés Conclusion
185 186 186 190 191 193 193
Chapitre 7 : Conclusion générale
219
La tontine comme lieu d’apprentissage à l’épargne Rôle des femmes Solidarité ou accumulation
224 225 227
249
160 167 170 174 177 180
196 199 200 202 204 204 210 212 215 217
Confiance Les limites des arrangements financiers populaires Interface avec les institutions financières formelles Références Bibliographiques
228 230 231 233