MARABOUTS OU MARCHANDS DU DÉVELOPPEMENT EN AFRIQUE?
@ L'Harmattan, 2000 ISBN: 2-7384-9219-3
Mbaya KANKWENDA
MARABOUTS OU MARCHANDS DU DÉVEWPPEMENT EN AFRIQUE ?
Préface de Samir AMIN
Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris, France
L'Harmattan INC. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc), Canada H2Y IK9
Collection Économie et Innovation dirigée par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis
Dans cette collection sont publiés des ouvrages d'économie et/ou de sociologie industrielles et du travail mettant l'accent 'sur les transformations économiques et sociales suite à l'introduction des nouvelles techniques et méthodes de production. Ces ouvrages s'adressent aux étudiants de troisième cycle, aux chercheurs et enseignants chercheurs. Les séries K.risis et Clichés font partie de la collection. La série Krisis a été créée pour faciliter la lecture historique des problèmes économiques et sociaux d'aujourd'hui liés aux métamorphoses de l'organisation industrielle et du travail. Elle comprend la réédition d'ouvrages anciens et de compilations de textes autour des mêmes questions.
La série Clichés a été créée pour fixer les impressions du monde économique. Les ouvrages contiennent photos et texte pour faire ressortir les caractéristiques d'une situation donnée. Le thème directeur est: mémoire et actualité du travail et de l'industrie.
À mon Épouse Christine, Et à nos enfants: Ima, Bobo, Kajus, Nicole, Cino, Mudo, Kala, Maguy, Kadi et Mwika, Qui, comme l'ensemble de la jeunesse africaine, Rêvent sans doute d'une Afrique maîtresse De ses destinées, prospère et où ilfait bon vivre.
NB : Les idées exprimées dans ce livre sont celles de l'auteur. Elles n'engagent pas du tout l'organisation pour laquelle il travaille, pas plus qu'elles ne reflètent nécessairement la pensée du PNUD.
LISTE DES ABRÉVIATIONS
ACBF:
Fondation pour le développement des capacités en Afrique ACP : Afrique-Caraïbes-Pacifique AERC: Consortium africain de recherche économique AFD : Agence française de développement APD : Aide publique au développement ARCEDEM: African Regional Center for Development Management ASS: Afrique subsaharienne CARP AS: Cadre africain de référence pour les programmes d'ajustement structurel en vue du redressement et de la transformation socio-économiques CCCE: Caisse centrale de coopération française CDF : Comprehensive Development Framework ou Cadre global de développ,ement CEA : Communauté des Etats africains CEDEAO : Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest CMA: Coalition mondiale pour l'Afrique CRAT: Centre régional africain de technologie CT : Coopération technique FAC: Fonds d'aide et de coopération FED: Fonds européen de développement FMI: Fonds monétaire international G7 : Groupe des sept pays les plus industrialisés GATT: Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce IBW: Institutions de Bretton Woods IDA: Institut de développement de l'Afrique de l'Est IDE: Investissements directs étrangers IPPTE: Initiative en faveur des pays pauvres très endettés NatCAP : National Capacity Analysis and Programming OCDE: Organisation pour la coopération et le développement économiques OMC: Organisation mondiale du commerce ONG: Organisation non gouvernementale PAS: Programme d'ajustement structurel PNUD: Programme des Nations Unies pour le développement Programme de troisième cycle interuniversitaire PTCI: Système marchand du développement SMD: SPA: Programme spécial pour l'Afrique UE: Union européenne
PRÉFACE Dans cet ouvrage Mbaya Kankwenda décrit, analyse et critique avec autant de sévérité méritée que d'humour rafraîchissant, les pratiques des "experts" chargés de la conception et de la mise en œuvre du "développement" de l'Afrique subsaharienne de 1960 à nos jours. Ayant occupé de hautes fonctions tant dans l'administration de son pays que dans les organisations internationales, ayant vu défiler beaucoup de ces "experts" de la Banque mondiale, du FMI, comme des institutions de l'aide bilatérale, il en a apprécié toute l'arrogance, à la mesure de leur ignorance et de leur inconsistance, marquée par la succession des modes passagères que leur dictent leurs patrons, sans toujours même comprendre les intérêts immédiats dominants qui se profilent derrière ces choix. L'analyse conçerne les deux périodes successives par lesquelles sont passés les Etats africains, celle des "décennies du développement" (les années 1960 et 1970) qui s'inscrivait dans le moment d'essor général qui faisait suite à la seconde guerre mondiale, puis celle des décennies 1980 et 1990, caractérisée par un redéploiement du capitalisme associé à une forme nouvelle de la mondialisation libérale. Les réflexions que je développerai dans cette préface se proposent tout d'abord de situer les expériences de "développement" puis de "réajustement structurel" de la région concernée dans le tableau plus vaste de l'expansion capitaliste mondiale au cours de la seconde moitié du XXème siècle, permettant ainsi de comparer les stratégies mises en œuvre et les résultats obtenus dans les différentes régions de la périphérie du système global. L'examen du legs du XXème siècle et l'analyse de ce que le redéploiement du capitalisme en cours comporte de contraintes nouvelles durables (ou passagères) nous permettra alors de placer l'accent sur la nouvelle question du développement telle qu'elle me paraît devoir être posée à l'aube du XXIème siècle. 7
Le capitalisme a développé les forces productives à un rythme et avec une ampleur sans pareils dans toute l'histoire antérieure. Mais il a simultanément creusé l'écart entre ce que ce développement permettrait potentiellement et l'usage qui en a été fait, comme aucun système antérieur n'en avait connu. Potentiellement le niveau des connaissances scientifiques et techniques atteint aujourd'hui permettrait de résoudre tous les problèmes matériels de l'humanité entière. Mais la logique transformant le moyen (la loi du profit, l'accumulation) en fin pour elle-même a produit à la fois un gaspillage gigantesque de ce potentiel et une inégalité dans l'accès aux bienfaits qu'il a permis sans pareils dans l'histoire. Jusqu'au XIXème siècle l'écart entre le potentiel de développement que les connaissances permettaient et le niveau de développement produit était négligeable. Non que cette réflexion nourrisse en nous une quelconque nostalgie passéiste: le capitalisme était un préalable nécessaire pour réaliser le potentiel de développement atteint aujourd'hui. Mais il a désormais fait son temps dans ce sens que la poursuite de sa logique ne produit plus que gaspillage et inégalité. Dans ce sens la "loi de la paupérisation" que l'accumulation capitaliste produit, formulée par Marx, est vérifiée - à l'échelle mondiale - chaque jour d'une manière plus éclatante depuis deux siècles. On ne devrait donc pas s'étonner qu'au moment même où le capitalisme paraît victorieux sur toute la ligne, la "lutte contre la pauvreté" soit devenue une obligation incontournable dans la rhétorique des appareils dominants. Ma lecture du XXème siècle est celle d'une première tentative de répondre à ce défi du développement, plus exactement du sousdéveloppement, expression vulgaire désignant une réalité: le contraste grandissant centres/périphéries immanent à l'expansion mondiale du capitalisme. Des réponses qui se situent dans un éventail large allant du timide au radical. Sans outrageusement simplifier leur variété j'oserai dire qu'elles s'inscrivaient toutes dans une perspective définie en termes de "rattrapage" c'est-à-dire de reproduction à la périphérie de ce qui avait été réalisé au centre. Dans ce sens les objectifs poursuivis et les stratégies mises en œuvre au XXème siècle ne remettraient pas en cause le capitalisme dans son essence même. La page de ces tentatives de résoudre le problème du développement est aujourd'hui tournée. Les limites historiques de ce qu'elles pouvaient produire atteintes, elles n'ont pas su se dépasser elles-mêmes pour aller plus loin. Elles se sont donc effondrées en permettant une restauration provisoire mais dévastatrice des illusions libérales. De ce fait l'humanité est confrontée aujourd'hui à des problèmes de développement encore plus gigantesques qu'ils ne l'étaient il y a cinquante ou cent ans. Il lui faudra donc être, au 8
cours du XXIème siècle, plus radicale encore qu'elle ne l'a été au XXème siècle. C'est-à-dire qu'il lui faudra associer les objectifs d'un certain développement des forces productives dans les périphéries du système à ceux du dépassement des logiques d'ensemble de la gestion capitaliste de la société avec encore plus de vigueur et de rigueur. Elle devra de surcroît le faire dans un monde qui est nouveau par certains de ses aspects. Le XXIème siècle ne peut pas être un XIXème restauré, il doit aller au-delà du XXème siècle. Dans ce sens la question du développement occupera au XXIème siècle une place encore plus centrale que celle qui fut la sienne au XXème siècle. Le XXème siècle se clôt dans une atmosphère qui rappelle d'une manière étonnante celle qui présidait à son ouverture - "la belle époque" (qui fut effectivement belle pour le capital). Les bourgeoi~ies de la triade déjà constituée (les puissances européennes, les Etats-Unis, le Japon) entonnaient un hymne à la gloire de leur triomphe définitif. Les classes ouvrières des centres cessaient d'être les "classes dangereuses" qu'elles avaient été au XIXème siècle et les peuples du reste du monde étaient appelés à accepter la "mission civilisatrice" des Occidentaux. La globalisation célébrée en 1900 comme déjà la "fin de l'histoire" était néanmoins un fait récent, qui n'a été effectivement réalisé que progressivement au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, après l'ouverture de la Chine et de l'Empire ottoman (1840), la répression des Cipayes en Inde (1857) et finalement le partage de l'Afrique (à partir de 1885). Cette première globalisation, loin d'entraîner une accélération de l'accumulation du capital, allait au contraire s'ouvrir sur une crise structurelle de 1873 à 1896 comme presque exactement un siècle plus tard. La crise s'accompagnait pourtant par une nouvelle révolution industrielle (l'électricité, le pétrole, l'automobile, l'avion) dont on attendait qu'elle parvienne jusqu'à transformer l'espèce humaine, comme on le dit aujourd'hui de l'électronique. Parallèlement se constituaient les premiers oligopoles industriels et fi)Janciers - les transnationales de l'époque. La globalisation financière paraissait s'installer définitivement sous la forme de l'étalon or-sterling et on parlait de l'internationalisation des transactions que les nouvelles Bourses de valeur permettaient avec autant d'enthousiasme qu'on parle aujourd'hui de la globalisation financière. Jules Verne faisait faire le tour du monde en 80 jours à son héros (anglais bien entendu) : le "village mondial" était déjà là, pour lui. Le triomphe de la "belle époque" ne dura pas deux décennies. En fait les trois quarts du XXème siècle seront marqués par la gestion de projets de rattrapage et de transformations plus ou moins radicales des périphéries, rendus possibles par la dislocation de la 9
globalisation libérale utopique de la "belle époque." La seconde guerre mondiale inaugure une nouvelle étape du système mondial. L'essor de l'après-guerre (1945-1975) a été fondé sur la complémentarité des trois projets sociétaires de l'époque, à savoir (i) en Occident le projet de l'Etat de bien être de la socialdémocratie nationale, asseyant son action sur l'efficacité de systèmes productifs nationaux interdépendants; (ii) le "projet de Bandung" de la construction nationale bourgeoise à la périphérie du système (l'idéologie du développement); (iii) enfin le projet soviétiste d'un "capitalisme sans capitalistes," relativement autonomisé par rapport au système mondial dominant. Il s'agissait, pour chacun d'eux à sa manière, d'un projet sociétaire de développement. La double défaite du fascisme et du vieux colonialisme avait en effet créé une conjoncture qui permettait aux classes populaires et aux peuples victimes de l'expansion capitaliste d'imposer des formes de régulation de l'accumulation du capital auxquelles le capital lui-même a été contraint de s'ajuster - qui ont été à la base de cet essor. La crise qui a suivi (à partir de 1968-1975) est celle de l'érosion puis de l'effondrement des systèmes sur lesquels reposait l'essor antérieur. La période, qui n'est pas close, n'est donc pas celle de la mise en place d'un nouvel ordre mondial, comme on se plaît à le dire trop souvent, mais celle d'un chaos qui est loin d'être surmonté. Les politiques mises en œuvre dans ces conditions ne répondent pas à une stratégie positive d'expansion du capital, mais cherchent seulement à en gérer la crise. Elles n'y parviendront pas, parce que le projet "spontané" produit par la domination immédiate du capital, en l'absence de cadres que lui imposeraient les forces de la société par des réactions cohérentes et efficaces, reste une utopie, celle de la gestion du monde par ce qu'on appelle "le marché," c'est-à-dire les intérêts immédiats, à court terme, des forces dominantes du capital. En attendant la préoccupation de développement est, elle, passée à la trappe. La période d'essor et les visions sociétaires de développement de l'après-guerre ont permis des transformations économiques, politiques et sociales gigantesques dans toutes les régions du monde. Ces transformations ont été le produit des régulations sociales imposées au capital par les classes travailleuses et les peuples et non pas, comme l'idéologie libérale le prétend, celui de la logique de l'expansion des marchés. Mais ces transformations ont été d'une ampleur telle qu'elles définissent un cadre nouveau aux défis auxquels les peuples sont désormais confrontés au tournant du XXIème siècle. Pendant longtemps - de la révolution industrielle au début du XIXème siècle jusqu'aux années 1930 de ce siècle (pour ce qui est 10
de l'Union soviétique) puis 1950 (en ce qui concerne le tiers monde) - le contraste centres/périphéries du système mondial moderne était pratiquement synonyme de l'opposition pays industrialisés/non industrialisés. Les révoltes des périphéries prenant la forme de révolutions socialistes (Russie, Chine) ou de libération nationale - ont remis en cause cette forme ancienne de la polarisation en engageant leurs sociétés dans le processus de modernisation/industrialisation. Graduellement l'axe autour duquel se réorganise le système capitaliste mondial, celui qui définira les formes d'avenir de la polarisation, s'est constitué autour de ce que j'appelle les "cinq nouveaux monopoles" dont bénéficient les pays de la triade dominante, et qui concernent le domaine de la technologie, le contrôle des flux financiers d'envergure mondiale (opéré par les grandes banques, assurances et fonds de pension des pays du centre), l'accès aux ressources naturelles de la planète, le domaine de la communication et des médias, celui des armements de destruction massive. Pendant la "période de Bandung" (1955-1975) les États du tiers monde avaient mis en œuvre des politiques de développement à vocation autocentrée en vue de réduire la polarisation mondiale (de "rattraper"). Cela impliquait à la fois des systèmes de régulation nationale et la négociation permanente, y compris collective (NordSud), de systèmes de régulations internationales (rôle de la CNUCED important dans ce cadre, etc.). Cela visait également à réduire les "réserves de travail à faible productivité" par leur transfert aux activités modernes à plus haute productivité (fussentelles "non compétitives" sur des marchés mondiaux ouverts). Les résultats inégaux de l'industrialisation imposée au capital dominant par les forces sociales issues des victoires de la libération nationale permettent aujourd'hui de distinguer des périphéries de premier rang, parvenues à construire des systèmes productifs nationaux dont les industries sont potentiellement compétitives dans le cadre du capitalisme globalisé, et des périphéries marginalisées qui n'y sont pas parvenues. La page de la période d'essor des projets de développement du XXème siècle est tournée. L'effondrement des trois modèles d'accumulation régulée de l'après-guerre a ouvert, à partir de 19681971, une crise structurelle du système qui rappelle fort celle de la fin du XIXème siècle. Les taux d'investissement et de croissance tombent brutalement à la moitié de ce qu'ils avaient été, le chômage s'envole, la paupérisation s'accentue. Le rapport qui mesure les inégalités du monde capitaliste passé de 1 à 20 vers 1900 à 1 à 30 en 1945-1948 puis 1 à 60 au terme de la croissance de l'après-guerre, s'envole et la part des 20% des individus les plus riches de la Planète passe de 60% à 80% du produit mondial au 11
cours des deux décennies qui clôturent le siècle. C'est la mondialisation heureuse pour quelques-uns. Pour la grande majorité notamment les peuples du Sud soumis aux politiques d'ajustement structurel unilatéral et ceux de l'Est enfermés dans des involutions dramatiques - c'est le désastre. Le développement est passé à la trappe. Mais cette crise structurelle, comme la précédente, est également le moment d'une troisième révolution technologique qui transforme profondément les modes d'organisation du travail et, de ce fait, fait perdre leur efficacité et par delà leur légitimité aux fonnes antérieures de lutte et d'organisation des travailleurs et des peuples. Le mouvement social émietté n'a pas encore trouvé les formules de cristallisations fortes à la hauteur des défis. Mais il a fait des percées remarquables dans des directions qui en enrichiront la portée. Je place au centre de celles-ci l'irruption des femmes dans la vie sociale, la prise de conscience des destructions de l'environnement portées à un niveau qui, pour la première fois dans l'histoire, menace la planète entière. La gestion économique de la crise vise systématiquement à "déréguler," affaiblir les "rigidités" syndicales, les démanteler si possible, libéraliser les prix et les salaires, réduire les dépenses publiques (notamment les subventions et les services sociaux), privatiser, libéraliser les rapports avec l'extérieur etc. "Déréguler" est d'ailleurs un terme trompeur. Car il n'y a pas de marchés dérégulés, sauf dans l'économie imaginaire des économistes "purs." Tous les marchés sont régulés, et ne fonctionnent qu'à cette condition. La seule question est de savoir par qui et comment ils sont régulés. Derrière l'expression de dérégulation se cache une réalité inavouable: la régulation unilatérale des marchés par le capital dominant. Bien entendu le fait que la libéralisation en question enferme l'économie dans une spirale involutive de stagnation et s'avère ingérable au plan mondial, multipliant les conflits qu'elle ne peut pas régler, est gommée au bénéfice de la répétition incantatoire que le libéralisme préparerait un développement (à venir) dit "sain." Si la gestion de la crise a été catastrophique pour les classes travailleuses et les peuples des périphéries elle ne l'a pas été pour tous. Cette gestion a été fort juteuse pour le capital dominant. On nous avait présenté pendant des années le retour à un "capitalisme pur et dur" comme constituant la "fin de l'histoire." Or voilà que la gestion de ce système -frappé d'une crise permanente - dans le cadre néo-libéral mondialisé prétendu "sans alternative" est entrée dans la phase de son effondrement. C'est à la lumière de cette crise qu'il faut examiner le contre-feu ouvert par le G7. Voici donc que, du jour au lendemain, le G7 12
change de langage. Le terme !le régulation, jusqu'alors interdit, retrouve une place dans les résolutions de cette instance: il faut "réguler les flux financiers internationaux!" L'économiste en chef de la Banque mondiale, Stiglitz, propose d'ouvrir un débat en vue de définir un nouveau "post Washington consensus." Le spéculateur Georges Soros publie un ouvrage au titre éloquent: "La crise du capitalisme mondial- L'intégrisme des marchés," qui équivaut à un plaidoyer pour "sauver le capitalisme du néo-libéralisme." Nous ne sommes pas dupes: il s'agit là d'une stratégie qui poursuit les mêmes objectifs, c'est-à-dire permettre au capital dominant des transnationales de rester maitre du jeu. Mais ne sousestimons pas le danger que ce contre-feu peut représenter. Beaucoup d'âmes bien intentionnées en sont et en seront les dupes. La Banque mondiale s'emploie déjà depuis plusieurs années à instrumentaliser les ONG pour les mettre au service de son discours de "lutte contre la pauvreté." l'fli rappelé que pendant la "période de Bandung" (1955-1975) les Etats du tiers monde avaient mis en œuvre des politiques de développement à vocation autocentrée (réelle ou potentielle), à l'échelle nationale presque exclusivement, précisément en vue de réduire la polarisation mondiale (de "rattraper"). Le résultat du succès inégal de ces politiques a été de produire un tiers monde contemporain fortement différencié. On doit distinguer aujourd'hui: (i) Les pays capitalistes de l'Asie orientale (Corée, Taiwan) mais également derrière eux d'autres pays du Sud-Est asiatique (la Malaisie et la Thaïlande), comme la Chine, qui ont enregistré des taux de croissance qui se sont accélérés alors qu'ils s'affaissaient dans presque tout le reste du monde. Au-delà de la crise qui les frappe depuis 1997 ces pays comptent désormais parmi les compétiteurs actifs sur les marchés mondiaux de produits industriels. Ce dynamisme économique s'est généralement accompagné d'une moins grande aggravation des distorsions sociales (point à nuancer et à discuter au cas par cas), d'une moins grande vulnérabilité (du fait de l'intensification des rapports intra-régionl}ux propres à l'Asie de l'Est) et d'une intervention efficace de l'Etat qui conserve un rôle déterminant dans la mise en œuvre de stratégies nationales de développement, fussent-elles ouvertes sur l'extérieur. (ii) Les pays d'Amérique latine et l'Inde disposent de capacités industrielles tout aussi importantes. Mais l'intégration régionale y est m,oins marquée (20% pour l'Amérique latine). Les interventions de l'Etat sont moins cohérentes. L'aggravation des inégalités, déjà gigantesques dans ces régions, est d'autant plus dramatique que les taux de croissance demeurent modestes. 13
(iii) Les pays d'Afrique et des mondes arabe et islamique sont dans l'ensemble demeurés enfermés dans une division internationale du travail dépassée. Ils restent des exportateurs de produits primaires, soit qu'ils ne soient pas entrés dans l'ère. industrielle, soit que leurs industries soient fragiles, vulnérables, non compétitives. Ici les distorsions sociales prennent la forme principale de gonflement des masses paupérisées et exclues. Pas le moindre signe de progrès de l'intégration régionale (intra-africaine ou intraarabe). Croissance quasi-nulle. Bien que le groupe compte des pays "riches" (les exportateurs de pétrole peu peuplés) et des pays pauvres ou très pauvres, il ne compte aucun pays qui se comporte en agent actif participant au façonnement du système mondial. Dans ce sens ils sont bel et bien marginalisés. Pour ces pays on pourrait proposer une analyse dans les termes de trois prétendus modèles de développement (agro-exportateur, minier, rentier pétrolier) et la renforcer par celle de la nature des différentes hégémonies sociales issues de la libération nationale. On verrait alors bien que "le développement" en question ici n'était guère qu'une tentative de s'inscrire dans l'expansion mondiale du capitalisme de l'époque et que, dans ces conditions, la qualification reste pour le moins qu'on puisse dire douteuse. Le critère de la différence qui sépare les périphéries actives de celles qui sont marginalisées n'est pas seulement celui de la compétitivité de leurs productions industrielles; il est aussi un critère politique. Les pouvoirs politiques dans les périphéries actives et derrière eux la société dans son ensemble (sans que cela n'exclut les contradictions sociales à l'intérieur de celle-ci) ont un projet et une stratégie pour la mettre en œuvre. C'est le cas d'évidence pour la Chine, la Corée et à un degré moindre pour certains pays d'Asie du Sud-Est, l'Inde, quelques pays d'Amérique latine. Ces projets nationaux se confrontent avec ceux de l'impérialisme dominant mondialement et le résultat de cette confrontation façonnera le monde de demain. Par contre les périphéries marginalisé~s n'ont ni projet (même lorsqu'une rhétorique comme celle de l'Islam politique le prétend) ni stratégie propres. Ce sont alors les cercles impérialistes qui "pensent pour elles" et ont l'initiative exclusive des "projets" concernant ces régiops (comme l'association CEE-ACP, le projet "Moyen Orient" des Etats-Unis et d'Israël, les vagues projets méditerranéens de l'Europe), auxquels ne s'oppose en fait aucun projet d'origine locale. Ces pays sont donc des sujets passifs de la mondialisation. La différenciation croissante entre ces groupes de pays a fait éclater le concept de "Tiers Monde" et mis un terme aux stratégies de front commun de l'ère de Bandung (1955-1975). Les appréciations concernant la nature et les perspectives de 14
l'expansion capitaliste dans les pays de l'ex tiers monde sont loin de faire l'unanimité. Pour certains les pays émergents les plus dynamiques sont sur la voie du "rattrapage" et ne sont plus des "périphéries" même si dans la hiérarchie mondiale ils se situent encore à des niveaux intermédiaires. Pour d'autres (dont moimême) ces pays constituent la périphérie véritable de demain. Le contraste centres/périphéries qui avait été de 1800 à 1950 synonyme de l'opposition économies industrialisées/économies non industrialisées, est aujourd'hui fondé sur des critères nouveaux et différents qu'on peut préciser à partir de l'analyse du contrôle des cinq monopoles exercés par la triade. Quid des régions marginalisées? S'agit-il d'un phénomène sans antécédent historique? Ou au contraire de l'expression d'une tendance permanente de l'expansion capitaliste, un moment contrariée, dans l'après-seconde guerre, par un rapport de force moins défavorable aux périphéries dans leur ensemble? Une telle situation exceptionnelle qui avait fondé la "solidarité" du tiers monde (dans ses luttes anti-coloniales, ses revendications concernant les produits primaires, sa volonté politique d'imposer sa modernisation - industrialisation que les puissances occidentales tentaient de contrarier), en dépit de la variété des pays qui le composaient. C'est précisément parce que les succès remportés sur ces fronts ont été inégaux que la cohérence du tiers monde et sa solidarité ont été érodées. En tout état de cause, même là où les progrès de l'industrialisation ont été les plus marqués, les périphéries contiennent toujours de gigantesques "réserves," entendant par là que des proportions variables mais toujours très importantes de leur force de travail sont employées (quand elles le sont) dans des activités à faible productivité. La raison en est que les politiques de modernisation - c'est-à-dire les tentatives de "rattrapage" imposent des choix technologiques eux-mêmes modernes (pour être efficaces, voire compétitifs), lesquels sont extrêmement coûteux en termes d'utilisation des ressources rares (capitaux et main-d'œuvre qualifiée). Cette distorsion systématique est encore aggravée chaque fois que la modernisation en question est assortie d'une inégalité grandissante dans la répartition du revenu. Dans ces conditions le contraste entre les centres et les périphéries demeure violent. Dans les premiers cette réserve passive, qui existe, demeure minoritaire (variable selon les moments conjoncturels, mais sans doute presque toujours inférieure à 20 %) ; dans les seconds elle est toujours majoritaire. Les seules exceptions étant ici la Corée et Taiwan qui, pour des raisons diverses, sans oublier le facteur géostratégique qui leur a été favorable à l'extrême (il fallait les aider à faire face au danger de la "contamination" du 15
communisme chinois), ont bénéficié d'une croissance sans pareille ailleurs. On a beaucoup écrit sur ce sujet et sur ce qu'il implique de révisions profondes concernant tant le concept même de travail que celui d'homogénéité relative produite par un système productif national et même de contraste centres/périphéries. La "fin du travail" annoncée dans cet esprit, et la "nouvelle société (dite) de réseaux" comme le projet sociétaire d'une recomposition de la vie sociale par et autour de l'interaction de "projets" (ce que certains appellent la "société de projets" par opposition à la société industrielle fordiste) constituent quelques-uns des problèmes mis à l'ordre du jour par la futurologie. Dans toutes les formes de leur expression ces thèses n'envisagent plus la possibilité que les sociétés demeurent homogénéisées, fût-ce relativement, par la généralisation d'une forme dominante de rapports sociaux. Economies et sociétés à plusieurs vitesses s'imposeraient partout, tant dans les centres que dans les périphéries. On retrouverait ici et là un "premier monde" de riches et d'aisés, bénéficiant du confort de la nouvelle société de projets, un "second" monde de travailleurs durement exploités et un "tiers" (ou "quart") monde d'exclus. Peut-on identifier d'une manière convaincante ce qui est durable dans le "nouveau" et aura des effets qui continueront à se déployer dans la longue durée de ce qui n'est que passager, c'est-à-dire en rapport avec la crise de l'accumulation qUi caractérise la phase de transition actuelle? Au titre des transformations durables certaines, à mon avis, je signalerai au moins celles qui concernent le sur-développement des forces productives et destructives d'une part et celles qui concernent tant la révolution scientifique et technologique en cours que ses "effets de civilisation" (l'organisation du travail et de la vie sociale, le mouvement social et ses formes d'expression etc.). Par opposition aux éléments de transformation durable, à portée longue à mon avis, il me semble que d'autres ne méritent pas d'être considérées comme telles. Je situerai la financiarisation en tête de liste de ces transformations moins solides qu'on ne le dit. La financiarisation est à mon avis un phénomène purement conjoncturel. Elle est le produit de la crise. L'excédent de capitaux qui dans les structures en vigueur - ne peut pas trouver de débouchés dans l'expansion des systèmes productifs, constitue une menace grave pour la classe dominante - celle d'une dévalorisation massive du capital. La gestion de la crise impose donc que soient offerts des débouchés financiers qui permettent d'éviter le pire. Mais à son tour la fuite en avant dans la financiarisation ne permet pas de "sortir" de la crise, au contraire elle enferme dans une spirale stagnationiste parce qu'elle aggrave l'inégalité dans la répartition et 16
contraint les firmes à jouer le jeu financier. Dans ce sens la financiarisation n'est pas synonyme de domination des firmes financières (banques, assurances, fonds de pension) sur les autres; elle est aussi domination des logiques financières dans la gestion de toutes les firmes. Si l'on passe maintenant au plan de la mondialisation nous nous heurtons encore une fois à des évolutions qui ne sont peut-être que des apparences trompeuses, sans lendemain certain. Je pense ici tout particulièrement à l'essor, d'apparence fulgurant, de "l'Asie." Le "miracle asiatique" avait fait couler beaucoup d'encre. L'Asie, ou l'Asie-Pacifique, centre de l'avenir en construction, ravissant à l'Europe-Amérique du Nord sa domination sur la Planète, la Chine superpuissance du futur, que n'a-t-on écrit sur ces thèmes! Dans une gamme plus sobre on a tiré parfois du phénomène asiatique quelques conclusions qui même si elles me paraissent hâtives méritent davantage d'être l'objet de discussions sérieuses. On y a vu la remise en cause de la théorie de la polarisation inhérente à l'expansion capitaliste mondiale, comme des stratégies de déconnexion préconisées en réponse au défi de la polarisation. La preuve serait apportée que le "rattrapage" est possible, et qu'il est mieux servi par une insertion active dans la mondialisation (à la limite, dans la version vulgaire de cette proposition par une stratégie export-oriented) que par une déconnexion illusoire (responsable dit-on de la catastrophe soviétique). Les facteurs internes - entre autres le facteur "culturel" - seraient donc à l'origine du succès des uns, parvenant à s'imposer comme agents actifs dans le façonnement du monde, et de l'échec des autres, marginalisés et "déconnectés malgré eux." Pour avancer réellement dans la discussion de ces questions complexes il faudrait prendre le soin de distinguer clairement les différents plans de l'analyse concernant les structures sociales internes et les forces agissant au niveau du système mondial. Celles-ci et celles-là s'articulent les unes aux autres d'une manière qu'il est souhaitable d'expliciter si l'on veut précisément aller audelà de la polémique facile mais futile. Une insertion active et contrôlée dans la mondialisation est une option fort différente de la stratégie économique fondée sur la priorité aux exportations; l'une et l'autre se fondent sur des blocs sociaux hégémoniques internes différents. Les pays de l'Asie de l'Est ont enregistré des succès dans la mesure où précisément ils ont soumis leurs rapports extérieurs aux exigences de leur développement interne, c'est-à-dire ont refusé de "s'ajuster" aux tendances dominantes à l'échelle mondiale. C'est la définition même de la déconnexion, confondue par des lecteurs trop rapides - avec l'autarcie... La polarisation n'est, pas plus que tout autre aspect de la société 17
capitaliste, définie une fois pour toutes dans une forme immuable. Ce qui est certainement dépassé, c'est la forme par laquelle elle s'était exprimée pendant un siècle et demi, dans le contraste pays industrialisés/pays non industrialisés, cette forme qui a été précisément remise en cause par le mouvement de libération nationale des périphéries imposant au centre de s'ajuster, lui, aux transformations entraînées par l'industrialisation (fût-elle inégale) des périphéries. Peut-on, à partir de ce constat, conclure que l'Asie de l'Est est en passe de "rattraper" les centres de la triade? Pour le dire il faut aller vite. La thèse que je propose ici conduit à une conclusion fort différente: à travers l'exercIce des cinq monopoles de la triade, la loi de la valeur mondialisée produit une polarisation dans des formes nouvelles, subalternisant l'industrie des périphéries dynamiques. Dans le cadre du capitalisme mondialisé les compétitivités comparées des systèmes productifs au sein de la triade, de l'Union européenne, des mondes périphériques et les tendances majeures de leur évolution, constituent certes une donnée lourde dans la perspective du moyen long terme. Considérés dans leur ensemble, ces facteurs entraînent presque partout un fonctionnement des économies à plusieurs vitesses: certains secteurs, régions, entreprises (notamment parmi les transnationales géantes) enregistrent des taux de croissance forts et réalisent des profits élevés; d'autres sont stagnants, en régression ou en décomposition. Les marchés du travail sont segmentés pour être ajustés à cette situation. Encore une fois s'agit-il là d'un phénomène réellement nouveau? Ou bien au contraire le fonctionnement à plusieurs vitesses constitue-t-il la norme dans l'histoire du capitalisme? Ce phénomène aurait seulement été exceptionnellement atténué durant la phase de l'après-guerre (1945-1980) parce que les rapports sqciaux avaient alors impos~ des interventions ~ystématiques de l'Etat (du Welfare State, de l'Etat soviétique, de l'Etat national dans le tiers monde de Bandung) qui facilitaient la croissance et la modernisation des forces productives en organisant les transferts régionaux et sectoriels qui la conditionnent. Nous sommes donc confrontés à une "nouvelle question du développement" qui impose plus que jamais de sortir de la vision limitée du "rattrapage" qui a dominé au XXème siècle. La nouvelle question du développement comporte certes une dimension sinon de "rattrapage" tout au moins de développement des forces productives. Et dans ce sens certaines des leçons du passé restent valables pour l'avenir. Mais elle impose également d'emblée de donner une importance bien plus grande que par le passé aux exigences de la construction d'une autre société à l'échelle mondiale. 18
L'impérialisme n'est pas un stade - fût-il suprême - du capitalisme. Il est, dès l'origine, immanent à son expansion. La conquête impérialiste de la planète par les Européens et leurs enfants nord-américains s'est déployée en deux temps et en amorce peut-être un troisième. Le premier moment de ce déploiement dévastateur de l'impérialisme s'est organisé autour de la conquête des Amériques, dans le cadre du système mercantiliste de l'Europe atlantique de l'époque. Le second moment de la dévastation impérialiste s'est construit sur la base de la révolution industrielle et s'est manifesté par la soumission coloniale de l'Asie et de l'Afrique. "Ouvrir les marchés" - comme celui de la consommation d'opium imposée aux Chinois par les puritains d'Angleterre-, s'emparer des ressources naturelles du globe, en constituaient les motivations réelles, comme chacun le sait aujourd'hui. Nous sommes aujourd'hui confrontés à l'amorce du déploiement d'une troisième vague de dévastation du monde par l'expansion impérialiste, encouragée par l'effondrement du système soviétique et des régimes du nationalisme populiste du tiers monde. Les objectifs du capital dominant sont toujours les mêmes -le contrôle de l'expansion des marchés, le pillage des ressources naturelles de la planète, la surexploitation des réserves de main-d'œuvre de la périphérie - bien qu'ils opèrent dans des conditions nouvelles et par certains aspects fort différentes de celles qui caractérisaient la phase précédante de l'impérialisme. Le discours idéologique destiné à rallier les opinions des peuples de la triade centrale a été rénové et se fonde désormais sur un "devoir d'intervention" que légitimerait la défense de la "démocratie," des "droits des peuples," "l'humanitaire." Mais si l'instrumentalisation cynique de ce discours paraît évidente aux Asiatiques et aux Africains, tant les exemples de "deux poids - deux mesures" sont flagrants, l'opinion occidentale s'y est ralliée avec autant d'enthousiasme qu'elle s'était ralliée aux discours des phases antérieures de l'impérialisme. Ce "grand" projet, en tout cas, est déjà formulé en termes de régionalisations néo-impérialistes (selon le principe de sharing the burden), articulant, derrière chacune des puissances c<)nstitutives de la triade, des espaces géostratégiques du Sud: Etats-UnisCanada-Al1}érique latine, amorcée par l'intégration du Mexique via l'ALENA, Etats-Unis-Israël-pays pétroliers du Golfe et Mashrek arabe, Union Européenne-Maghreb-Afrique subsaharienne, Union Européenne, (ou AI.lemagne)-Europe de l'Est, alternativement Allemagne;-Etats-Ums-Europe de l'Est-ex URSS, Japon-ASEAN ou Japon-Etats-Unis-Asie/Pacifique. Ce projet néo-impérialiste est parfaitement compatible avec l'émergence d'une quinzaine de pôles régionaux et sous-régionaux bénéficiaires de "privilèges" dans leur région mais néanmoins 19
relais fidèles dans la mondialisation "ouverte"? On pense iJ1lmédiatement à l'Allemagne et au Japon, brillants seconds des Etats-Unis dans ce plan. Mais aussi au Brésil, à la Turquie (et/ou l'Iran) en Asie occidentale-centrale, la Corée en, Asie de l'Est, assistés de puissances régionales de second rang (Egypte, Nigéria, Kenya, Pakistan, Malaisie). Comme par ailleurs, la "révolte" de certains de ces pôles sous-régionaux, élargissant l'espace de leur autonomie en conflit avec la mondialisation/hégémonie américaine, est tout à fait possible. On pense ici par exemple au Brésil et à l'initiative Mercosur, si celle-ci devait prendre davantage de distances en regard des dogmes libéraux. Il n'est pas difficile d'imaginer le tableau d'une mondialisation future cohérente avec la domination de la nouvelle forme de la loi de la valeur associée aux cinq monopoles mentionnés plus haut. Les centres dominants traditionnels conserver,aient leur avantage, reproduisant les hiérarchies déjà visibles, les Etats-Unis conserveraient l'hégémonie mondiale (par leurs positions dominantes dans la recherche-développement, le monopole du dollar et celui de la gestion militaire du système), flanqués de seconds (le Japon pour sa contribution à la R-D, la Grande-Bretagne comme associé financier, l'Allemagne pour son contrôle de l'Europe). Les périphéries actives de l'Asie de l'Est, de l'Europe orientale et de la Russie, l'Inde, l'Amérique latine constitueraient les zones périphériques principales du système. Dans les centres eux-mêmes l'accent placé sur les activités liées aux cinq monopoles mentionnés impliquerait la gestion d'une société à "deux vitesses" comme on le dit déjà, c'est-à-dire une marginalisation par la pauvreté, les petits emplois et le chômage de fractions importantes de la population. Pour le moment l'Europe est parfaitement alignée sur cette stratégie dans toutes ses dimensions, politiques, militaires et économiques. Même à l'égard de l'Afrique - longtemps "chasse gardée" des anciennes puissances coloniales, particulièrement la France et la Belgique - l'Union européenne s'est alignée sur les positions de Washington, transmises par Banque mondiale interposée, comme en témoigne la nouvelle convention de Lomé. Le G7 a été constitué pour coordonner cette forme de gestion du système mondial par les principales puissances capitalistes. On sait que son succès dans le domaine de la stabilisation des changes a été fort limité. Gérant de la crise, le G7 est un "exécutif mondial qui n'a aucun projet d'ensemble pour le monde." Il s'est contenté en 1976 de mettre en place les principes de l'ajustement unilatéral de la périphérie, en 1980 d'organiser le recyclage des pétrodollars au profit de la sphère financière spéculative, puis d'encourager la baisse des prix des matières premières (la raison majeure de la guerre du Golfe), en 1982 d'organiser le rééchelonnement de la 20
dette (mais pas de créer les conditions pour résoudre ce problème), en 1992 d'inclure la Russie et les pays de l'Est dans les stratégies d'ajustement unilatéral, aujourd'hui de gérer la crise yougoslave. Les scénarios du futur resteront donc toujours largement dépendants de la vision qu'on a des rapports entre les tendances objectives lourdes d'une part et d'autre part les réponses que les peuples et les forces sociales qui les composent donnent aux défis que les premières représentent. Il y a donc un élément de subjectivité, d'intuition, inéliminable. Fort heureusement d'ailleurs, parce que cela signifie que l'avenir n'est pas programmé à l'avance et que l'imaginaire inventif a sa place dans l'histoire réelle. L'économie politique du développement telle qu'elle avait été conçue et mise en œuvre au cours du XXème siècle et plus précisément de sa seconde moitié avait été, comme toujours, le produit de mouvements sociaux puissants en rébellion contre la logique de l'expansion capitaliste. Elle procédait donc de grandes réformes sociales (nationalisations, programmes sociaux, réformes agraires, etc.) qui en conditionnaient le déploiement. Sans doute la gamme des stratégies mises en œuvre a-t-elle été suffisamment large pour qu'il soit absurde de vouloir les confondre toutes dans un modèle unique. La distance est considérable qui sépare les stratégies d'industrialisation systématique des expériences socialistes s'affirmant guidées par le marxisme, de celles des pays néo-coloniaux qui ne concevaient pas de sortir de la spécialisation dans les produits de base, en espérant mettre à profit ce prétendu avantage comparatif pour simplement, au mieux, accélérer leur croissance. Entre les deux extrêmes se sont situées de nombreuses expériences du tiers monde national populiste. En tout cas pour les groupes de tête tout au moins un dénominateur commun fort peut être dégagé: la volonté de construire un système productif national, moderne, efficace et autocentré. De ce fait ces expériences se sont toutes heurtées à l'hostilité permanente des forces dominantes du capitalisme mondial, tant sur le terrain économique que sur celui de la politique internationale. Ce conflit, inévitable, conduit à des conclusions qui s'imposent à mon avis: que le concept de développement est un concept critique du capitalisme réellement existant, que l'objectif d'une construction nationale autocentrée reste incontournable, que la mise en œuvre de stratégies au service de cet objectif exige la déconnexion. En entendant par ce terme - peut-être mal choisinon pas une autarcie absurde mais le raccourci d'une longue périphrase que j'ai formulée dans les termes suivants: la soumission des rapports avec l'extérieur aux exigences de la construction interne et non l'inverse (l'ajustement unilatéral aux tendances opérant au niveau mondial). Ces exigences 21
fondamentales restent incontournables pour l'avenir, le XXlème siècle, quand bien même le cadre dans lequel elles sont appelées à devoir opérer a subi des transformations importantes. Au cours de ce premier siècle de remise en cause des logiques fondamentales du capitalisme, les deux tâches - "rattraper" et "faire autre chose" - ont été combinées de manière variable selon les lieux et dans le temps mais on peut dire sans trop forcer la réalité que la première s'est imposée comme dominante, en sorte que le développement est devenu pratiquement synonyme de
"stratégie de rattrapage"(pour aller plus loin ensuite,
peut-être).
Ces stratégies se sont essoufflées puis sont entrées en'" décomposition à partir du moment où les conditions mondiales ambiantes ont basculé et qu'à la phase d'essor général qui facilitait une intégration dynamique éventuelle dans la mondialisation a succédé une crise de réajustement qui rendait cette insertion impossible. L"'échec" si on l'appelle ainsi - n'est pas dû au caractère trop radical des expériences du XXème siècle, mais au contraire à leur radicalité insuffisante, laquelle n'était peut-être pas possible objectivement. Il faudra, à l'avenir, mettre davantage l'accent sur "faire autre chose," sans toutefois ignorer que quelques aspects du rattrapage demeurent toujours à l'ordre du jour du nécessaire. Autrement dit le XXlème siècle devra être plus radical que le fut le XXème. Le pourra-t-il? Plus précisément le ralliement de la grande majorité des classes dirigeantes du monde est-il l'indicateur qu'il n'y a plus de "capital national" (et donc de bourgeoisies nationales), que la dimension dominante du capital, la plus dynamique, est déjà transnationale ("globalisée") ? Je ne suis pas convaincu par cette thèse, présentée dans une littérature abondante sur le sujet, mais à mon avis, formulée d'une manière trop rapide et superficielle. En tout état de cause, même s'il en était ainsi, le capital transnational en question resterait l'apanage de la triade, excluant de son club fermé les pays de l'Est et du Sud. Ici nous n'aurions plus affaire qu'à des bourgeoisies compradores, c'est-àdire à des courroies de transmission de la domination du capital transnational de la triade. C'est bien ce que nous avons en place à ['heure actuelle; et cette image s'impose d'évidence pour beaucoup de pays sinon tous. Mais encore une fois est-ce là l'indicateur d'une transformation durable? Dans ce cas le "monde nouveau" ne serait qu'une étape nouvelle (la troisième), d'une expansion impérialiste ancienne c'est-à-dire polarisante à un degré encore plus violent qu'elle ne l'a été aux étapes précédentes. Je ne crois pas que cela soit acceptable et accepté, non seulement par les classes dominées qui seraient les victimes d'une paupérisation massive aggravée, mais même pour des fractions au moins des classes dirigeantes ou de forces sociales et politiques qui aspirent à le devenir. 22
Si l'impression de ce duo transnationalisation-compradorisation paraît s'imposer avec force dans le moment actuel au point d'inspirer l'idée que la transformation qu'elle représente est solide, irréversible et durable, c'est parce que nous nous trouvons dans une phase de crise structurelle. Qu'on l'appelle ainsi ou qu'on lui donne un autre nom (phase B du cycle long Kondratief) ne modifie pas la nature de la question. Dans les phases A du cycle long capitaliste la croissance accélérée dans des structures stabilisées de l'accumulation entraîne des évolutions rapides de toutes natures qui paraissent largement, dans l'immédiat du vécu, positives et donc acceptables. Dans les phases B par contre les restructurations occupant le devant de la scène, les anciens modèles d'accumulation et de reproduction sociale sont impuissants, les nouveaux ne s'imposent pas encore. La période est vécue comme un moment pénible (et elle l'est pour les classes dominées). Que dans ce moment le capital semble bien se porter (les taux de profit sont élevés) comme c'est le cas aujourd'hui, ou que la crise se manifeste par un effondrement des profits (comme cela pourrait arriver), ou qu'une analyse plus fine révèle l'amélioration de la rentabilité pour certains segments du capital et sa détérioration pour d'autres, constitue une série de questions importantes sur lesquelles je n'en dirai pas davantage ici. Alors que reste-t-il comme avenirs possibles et souhaitables? C'est-à-dire comme forme de système constituant le cadre d'une nouvelle économie politique du développement pour le XXlème siècle. Ce que je proposerai procède de la logique de "l'utopie créatrice." L'histoire n'est pas commandée par le déploiement infaillible des "lois de l'économie pure." Elle est produite par les réactions sociales aux tendances que ces lois expriment, qui définissent à leur tour les rapports sociaux dans le cadre desquels ces lois opèrent. Les forces "antisystémiques" - si on appelle ainsi ce refus, organisé, cohérent et efficace, de la soumission unilatérale et totale aux exigences de ces lois prétendues (ici la loi du profit propre au capitalisme comme système) - façonnent l'histoire véritable autant que la logique "pure" de l'accumulation capitaliste. Elles commandent les possibilités et les formes de l'expansion qui se déploient alors dans les cadres dont elles imposent l'organisation. Le projet d'une réponse humaniste au défi de la mondialisation inauguré par l'expansion capitaliste, n'est pas "utopique." Il est au contraire le seul projet réaliste possible, dans ce sens que l'amorce d'une évolution allant dans son sens devrait rallier rapidement des forces sociales puissantes dans toutes les régions du monde, capables d'en imposer la logique. S'il y a une utopie, au sens banal et négatif du terme, c'est bien celle du projet d'une gestion du système réduite à la régulation par le marché mondial. Car si la cohérence nationale recule, elle ne cède pas la place à une 23
cohérence mondiale qui reste introuvable. Un monde multipolaire est tout d'abord un monde régionalisé. L'interdépendance négociée et organisée d'une manière qui permette aux peuples et aux classes dominés d'améliorer les conditions de leur participation à la production et leur accès à de meilleures conditions de vie constitue le cadre de cette construction d'un monde polycentrique. Elle, implique certainement qu'on dépasse l'action dans le cadre des Etats-nations, surtout de ceux de taille modeste ou moyenne, au bénéfice d'organisations régionales à la fois économiques et politiques, permettant des négociations collectives entre ces régions. L'Union européenne pourrait s'engager dans cette voie, bien qu'elle soit mal partie, ayant développé une conception purement économiciste de son projet (un marché intégré sans plus), et se retrouve de ce fait confrontée à la difficulté majeure qui est de se doter d'un pouvoir politique commun lui correspondant. Or tant que le volet social du projet restera, comme il l'est, une coquille creuse, le marché unique engendrera des conflits sociaux, et à partir de là nationaux, insurmontables. C'est la raison pour laquelle j'ai dit que l'Europe sera de gauche ou ne sera pas. Les problèmes des régions du tiers monde sont différents dans la mesure où leur "sous-développement" est plus marqué. De ce fait: (i) ces pays et régions sont moins profondém~nt intégrés dans le système productif mondialisé en construction. A part la Corée, Taiwan et Singapour qui sont peut-être les seules exceptions importantes (Hong Kong étant intégré à la Chine), dans tous les autres pays semi-industrialisés du tiers monde seuls des segments limités du système productif sont intégrés à la nouvelle économie mondialisée ; (ii) ils sont simultanément moins intégrés entre eux, et même pratiquement pas du tout, surtout en ce qui concerne les pays du "quart monde" ; (iii) ils sont inégalement développés et l'essor de l'après-guerre a accusé cette inégalité, qui sépare désormais le groupe des pays semi-industrialisés de ceux du quart monde; enfin (iv) pour toutes ces raisons ils sont attirés par des associations régionales Nord-Sud qui opèrent au détriment de leur autonomie collective. Je renvoie ici aux propositions que j'ai avancées dans l'esprit d'une conception nouvelle des régionalisations requises, différentes de celles conçues dans le cadre du système actuel dominant. Ces dernières sont constituées comme des courroies de transmission de la mondialisation polarisante, en rattachant des zones périphériques à des centres dominants se partageant de la sorte les respons8;bilités du "colonialisme global." L'ALENA (Association çle Libre-Echange Nord Américaine, rattachant le Mexique aux Etats-Unis et au Canada), les accords de Lomé (l'Association Union européenne24
Afrique, Carai'bes et Pacifique), les concepts de la zone, Yen (Japon-Asie du Sud-est) et du projet de "zone Pacifique" (EtatsUnis, Japon, Australie et pays riverains de l'Océan) relèvent de ce concept néo-impérialiste inadéquat si l'on s'en tient à l'objectif souhaitable de réduction des écarts. Les simples "marchés communs" régionaux (comme Mercosur en Amérique du Sud, l'ECOW AS en Afrique de l'Ouest et le COMESA en Afrique de l'Est et australe) comme les organisations politiques communes héritées de la guerre froide (l'ASEAN en Asie du Sud-est) ont également fait l'objet de critiques sévères que je leur ai adressées ailleurs. La régionalisation que je propose me paraît être le seul moyen raisonnable et efficace pour combattre les effets polarisants des cinq monopoles de la triade. En partant précisément de chacun de ces cinq monopoles on pourrait définir les axes essentiels des projets de régionalisation suggérés ici, c'est-à-dire les priorités que ces projets devraient servir. A partir de là on pourrait reprendre les grandes questions relatives à l'ordre mondial pour proposer les axes et les objectifs de grandes négociations susceptibles d'organiser une interdépendance contrôlée, mise au service des peuples, sur au moins les grandes questions suivantes: (i) La renégociation des ''parts de marché" et des règles d'accès à ceux-ci. Ce projet remet en cause bien entendu les règles de l'OMC qui, derrière un discours sur la "concurrence loyale," s'emploie exclusivement à défendre les privilèges des oligopoles actifs à l'échelle mondiale. (ii) La renégociation des systèmes de marchés de capitaux, dans la perspective de mettre un terme à la domination des opérations de spéculation financière et d'orienter les investissements vers les activités productives au Nord et au Sud. Ce projet remet en question les fonctions, peut-être même l'existence, de la Banque mondiale. (iii) La renégociation des systèmes monétaires dans la perspective de la mise en place d'arrangements et de systèmes régionaux aisurant une stabilité relative des changes, complétée par l'organisation de leur interdépendance. Ce projet remet en question le FMI, l'étalon-dollar et le principe des changes libres et fluctuants. (iv) L'amorce d'une fiscalité de portée mondiale, par exemple par la taxation des rentes associées à l'exploitation des ressources naturelles et leur redistribution à l'échelle mondiale selon des critères appropriés et pour des usages affectés. (v) La démilitarisation de la Planète, en commençant par la réduction des forces de destruction massive des plus puissants. (vi) La démocratisation de l'ONU Dans cette perspective 25
conciliant mondialisation et autonomies locales et régionales (ce que j'appelle une déconnexion cohérente avec les défis nouveaux), place est faite pour une révision sérieuse des concepts "d'aide," comme aux problèmes de démocratisation du système des Nations Unies, qui pourrait alors s'atteler efficacement à des objectifs de désarmement (rendus possibles par les formules de sécurité nationale et régionale associées à la reconstruction régionale), amorcer la mise en place d'une fiscalité mondialisée (en relation avec la gestion des ressources naturelles de la planète), compléter l'organisation inter-Etats qu'est l'ONU par l'amorce d'un "Parlement mondial" capable de concilier les exigences de l'universalisme (droits de l'individu, des collectivités et des peuples, droits politiques et sociaux, etc.) et la diversité des héritages historiques et culturels. Le système mondial pluricentrique et démocratique préconisé ici ne constitue pas la "fin de l'histoire," mais seulement une étape dans la longue transition au socialisme mondial. La réalisation des objectifs de cette étape prépararerait en effet la progression des valeurs d'une société post-capitaliste meilleure, fondée sur la solidarité humaine plutôt que l'égoïsme des individus et des nations. Dans cette transition l'accent est en effet placé sur trois principes largement négligés dans les expériences du XXème siècle qui par ailleurs tiennent compte des tendances profondes de la transformation du monde. Il s'agit en premier lieu du principe d'une démocratisation perçue comme un processus multidimensionnel sans fin, qui invite donc à passer progressivement de projets et de visions du progrès de la libération dans le capitalisme à ceux de la libération du capitalisme. En second lieu la vision mondialiste humaniste, qui invite à placer le droit multiforme des personnes et des collectivités aux postes de commande (en lieu et place du droit des affaires, c'est-à-dire du droit au service du capital), contribue à créer un internationalisme des peuples, qui fait contre-poids au transnationalisme du capital. Enfin en troisième lieu les régionalisations sont conçues dans une optique qui en fait des instruments efficaces de la réduction des effets polarisateurs du déploiement du capital. Samir AMIN Professeur à l'Université de Dakar
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INTRODUCTION La crise économique et sociale du continent africain a été analysée et diagnostiquée dans toutes ses coutures aussi bien par les chercheurs individuels, les institutions de recherche, les fora et cercles ad hoc, que les décideurs et responsables du développement. Elle a aussi fait l'objet de solutions, de traitements qui ont évolué avec la maladie de développement en Afrique. Il est généralement admis que cette crise a des dimensions socio-économiques, socio-politiques et environnementales. Il est aussi admis que ses causes profondes sont liées au contexte historique du continent comme l'héritage colonial et les chocs extérieurs, mais aussi à la faillite des politiques suivies jusque là en Afrique. Devant l'immanence et l'ampleur de la crise africaine, des propositions de solutions ont été faites ici et là, et des stratégies, politiques et programmes ont été mis en œuvre. Ils ont eux aussi évolué avec les diagnostics certes, mais aussi avec les intérêts des groupes ayant le pouvoir de décision et de mise en oeuvre. Les réponses actuelles à la crise africaine comprennent un ensemble de stratégies et politiques liées (i) aux réformes économiques, y compris la stratégie de l'aide et de la réduction de la dette, (ii) aux réformes et à la libéralisation politique, y compris les problèmes de la paix, (iii) à la protection de l'environnement, (iv) et à l'assistance humanitaire. Mais à travers tous ces efforts aussi bien des Africains euxmêmes que de leurs partenaires, le développement est devenu l'objet d'un grand commerce dans le monde. C'est un marché qui a sa demande et son offre. Les acheteurs sont principalement les pays en développement et parmi eux les pays africains. L'offre vient de la part des pays développés et de leurs institutions, censés avoir les produits du développement devenus marchandises sur ce marché spécial. Les marchandises sont des produits, équipements, idées de projets, projets dits de développement, programmes et politiques de développement, mais aussi savoir-faire conceptuel ou 27
pratique, technologies matérielles et humaines. Comme toute offre sur le marché, l'offre des biens et services de développement provient de ces différents services de production, d'exploitation, de recherche-développement qui innovent en matière de produits, de marketing, de suivi financier, de planification stratégique, de vente, etc. Cette énorme machine comprend aussi bien ses détaillants que ses grossistes, ses PME, ses grandes entreprises et ses transnationales. Si au début des premières décennies du développement les offreurs semblaient y aller en ordre dispersé, le commerce des produits et apparences du développement s'est de plus en plus organisé en un véritable système marchand du développement SMD -, qui comprend des institutions, des structures, des mécanismes opérationnels d'ouverture des marchés, de fidélisation de la clientèle et d'expansion des affaires. Le système a développé même des mesures de satisfaction aussi bien de l'acheteur que du vendeur. Mais il y a trois spécificités dans ce commerce. La première est que les offreurs au niveau des transnationales ou des grandes entreprises vendent leurs produits et services en finançant l'acheteur ou en lui avançant l'argent. L'avance peut être faite en dons ou en prêts, mais le vendeur fait toujours de bonnes affaires soit individuellement, soit en tant que système. Il perçoit les bénéfices de la vente soit directement dans le cadre des opérations de développement qu'il a financées ou que d'autres membres du système ont financées, soit par le biais des mécanismes opérationnels comme l'aide liée, soit enfin, indirectement par le truchement des autres affaires menées sur le marché du développement. La deuxième spécificité est que les marchands du développement ne portent pas le costume des commerçants, mais plutôt celui de gourous, marabouts et autres prophètes du développement qui prêchent la voie du salut aux pays en mal de développement. Ils portent le costume de l'humaniste et du bienfaiteur qui non seulement donnent leurs sages et salutaires conseils, mais en plus ils financent ceux qui suivent les voies du salut qu'ils prêchent ou prescrivent. Ils se présentent comme des sauveurs des naufragés et des perdus africains. Et ils tiennent à sauvegarder cette image et la hauteur de la crédibilité et de l'autorité morales ou prophétiques qui doivent accompagner le commerce des produits et apparences du développement. La difficulté pour le SMD est que le développement ne s'importe pas et ne s'achète pas auprès de quelque marchand fût-il organisé en système, ou habillé en marabout et prophète du développement. Il est une dynamique de transformations qui doit 28
être initiée, appropriée, gérée et maîtrisée par ses acteurs qui en sont aussi ses bénéficiaires, c'est-à-dire les populations africaines organisées à cet effet. Le développement doit être "engineered" par les Africains eux-mêmes. C'est là la limite objective des prédications et des opérations financières et commerciales du SMD, à réaliser le développement humain en Afrique par la vente des produits et apparences du développement. En suivant le prophète à la fois comme fidèle et comme acheteur de ses recettes magiques, l'Afrique court le risque d'aller toujours de désillusions en désillusions. Et lorsque les signes de ces désillusions apparaissent, ou lorsque les affaires ne semblent pas bien marcher au cours d'une période donnée, le SMD, avec la force de créativité et d'innovation qu'on lui connaît, arrive toujours à mettre au point de nouveaux produits qu'il lance sur le marché, ou à habiller différemment les anciens, avec parfois une reconnaissance marginale de la mauvaise qualité du premier produit tel qu'il était présenté sur le marché du développement. Ceci arrive aussi lorsque le système passe par une période de crise conceptuelle en matière de pensée de développement. Toutes ces choses sont vérifiables dans l'évolution du continent africain au cours de ces quarante ans de développement "aidé" par le système marchand de développement. La troisième spécificité est liée à la nature même d'une marchandise particulière qui a pris de plus en plus d'importance dans ce commerce: les politiques de réformes économiques, présentées d'ailleurs comme politiques de développement. Ces politiques sont devenues aujourd'hui une marchandise, qui se vend avec et au même titre que les brevets et les autres biens et services. Et plus que cela, elles tracent la voie au commerce de ces derniers, et ouvrent le marché à certains grands marchands, dans la mesure où elles déterminent la voie du développement et donc les problèmes à résoudre, les besoins à satisfaire et la manière de les satisfaire. Les politiques de réformes et ou de développement sont donc des marchandises spéciales, car elles ne se limitent pas simplement à être consommées, elles orientent l'avenir et le devenir des pays, engagent les générations actuelles et futures, et définissent la nature du développement et le mode d'insertion dans l'économie mondiale. De ce fait, ces politiques font l'objet de prescriptions médicales ou mieux maraboutiques. En effet, au même titre que dans l'Afrique traditionnelle, le grand marabout, le grand sorcier du lignage (sens positif du terme), le gardien des esprits des ancêtres du clan ou le grand féticheur du royaume qui veille sur les individus et sur la communauté, les protège contre le mal et le mauvais sort, leur indique la voie du bonheur pour l'avenir, il y a 29
aujourd'hui de grands sorciers, de grands féticheurs, c'est-à-dire des médecins sociaux, économiques et politiques, doublés de pouvoirs surhumains de voyance, de prédiction, de dialogue ou négociation avec les esprits, bref, des marabouts du développement qui "veillent" sur l'Afrique et le bien-être des pays africains, leur indiquent la voie du bonheur, les sacrifices à faire pour cela, et les modes d'emploi de leurs recettes. Le droit de se définir une voie de développement, de se mettre au travail pour la construire comme il revient à tout être majeur, sans quelque ingérence paternaliste, marchande ou maraboutique ce droit n'est pas, dans la pratique, reconnu aux pays africains. Ce droit n'est pas encore démocratisé même en période historique de démocratisation en Afrique. Dans ces conditions il devient un problème de départ à résoudre, un besoin de développement de fond qu'il faut satisfaire. Ce livre considère que les politiques de développement ne s'achètent pas auprès de quelques "détenteurs" marchands, pas plus qu'elles ne peuvent être l'objet de prescriptions des marabouts quelle que soit leur puissance financière, conceptuelle ou autre. L'Afrique n'a besoin ni des uns ni des autres. Quarante ans de développement dirigé ou inspiré par les marabouts et autres marchands de développement montrent que l'Afrique n'est toujours pas bien engagée sur la voie d'un développement humain durable, malgré des efforts réels ici et là. Les marabouts ne veulent rien entendre de leur responsabilité dans l'échec du développement au cours de ces quatre décennies. C'est pourquoi si l'Afrique doit assumer ses responsabilités dans la réussite comme dans l'échec de ses politiques de développement, il faut qu'elle soit effectivement responsable et maître du jeu aussi bien dans la conception que dans la mise en œuvre de ces politiques, y compris dans le choix des partenaires de développement et le mode opératoire du partenariat. Loin de moi l'idée de diaboliser toute initiative du Nord ou du SMD en faveur de l'Afrique. Les bonnes institutions ont existé, existent et existeront aussi bien sur le plan humanitaire que sur celui du développement même. Le souci de redresser un arbre tordu donne souvent l'impression qu'on passe d'un extrême à l'autre. Ce n'est ni le cas ni J'intention ici. Le siècle qui commence annonce un développement encore plus grand du processus de mondialisation dans lequel l'Afrique se trouve embarquée dans des conditions qui ne lui sont pas nécessairement favorables, malgré les prédications des tenants de ce processus. Il s'agit pour l'Afrique non pas seulement de mesurer ses chances face à ce processus, mais surtout de se définir une stratégie appropriée et de savoir la mettre en œuvre en tirant bénéfice de la mondialisation. 30
Le livre se structure en trois parties: après une brève analyse bilantielle des quatre dernières décennies de développement du continent dans la première partie, il s'attache surtout à faire l'examen de la stratégie du système marchand de développement en Afrique dans une deuxième partie, avant de porter un regard vers l'avenir de l'Afrique au cours du prochain siècle.
REMERCIEMENTS Le projet de ce livre date d'il y a six ans. Il n'a pu finalement être concrétisé que grâce à l'ambiance stimulante que nous avons construite ensemble au sein du Bureau du PNUD à Ouagadougou, au Burkina Faso. Je voudrais saisir cette occasion pour remercier tous les collègues du bureau qui, même sans être nécessairement au courant de mon projet, m'ont facilité le travail chacun à leur niveau. Mais je ne peux les mentionner tous. Je me permettrai cependant de remercier en particulier mon assistante, Madame Véronique Hoornaert-Zoromé, qui a pris soin de la mise en page et de la saisie de tableaux parfois fastidieux, mais avec patience et curiosité à la fois. Bien que me déplaçant souvent sur le terrain au Burkina Faso ou parfois à l'extérieur du pays, c'est au Burkina que j'ai réalisé l'essentiel de ce travail. Ce livre est aussi de ce fait un tribut que je paie à ce pays. Christine, mon épouse a eu le temps de relire l'un ou l'autre chapitre et d'attirer mon attention sur certaines de mes longues phrases, pas toujours de nature à faciliter la lecture du texte. La concentration que ce travail m'a demandée durant quelques mois au cours de l'année 1999 m'a rendu sans doute peu attentif et peu disponible pour ma famille. Mais Christine et les enfants ont accueilli cela avec une patience et une compréhension remarquables. Ils étaient parfois plus attentifs que moi-même à l'effet négatif possible de l'intensité du travail - professionnel et personnel - sur ma santé. Je leur en suis particulièrement reconnaissant. La publication de ce livre sera une compensation mineure par rapport à la hauteur de leur sacrifice. Abuja, le 21 Octobre 1999
31
PREMIÈRE PARTIE
QUATRE DÉ,CENNIES D'ILLUSIONS DE DEVELOPPEMENT
CHAPITRE I : L'IMPASSE DU DÉVELOPPEMENT EN AFRIQUE Le XXème siècle s'achève et le XXlème est à la porte. Le navire économique du continent africain continue péniblement son voyage sur les eaux sans qu'on puisse être sûr s'il les domine ou s'il est plutôt porté par les courants et les vagues. Nombreux sont ceux qui ont cru percevoir son naufrage. D'autres ont affirmé la nécessité d'une aide d'urgence et soutenue pour le sauver d'un naufrage quasi certain. Les prophètes de bonheur non plus n'ont pas manqué, prescrivant recettes sur recettes depuis des décennies, changeant aussi bien de chanson que de liturgie, selon que la cônjoncture annonçait "le décollage et le miracle" ou simplement la régression et la crise. Il est évident que tout plan de sauvetage doit tenir compte de la nature de l'embarcation et de sa position sur les eaux, de la nature des eaux elles-mêmes, et des problèmes que cela représente pour la suite du voyage de l'embarcation, compte tenu aussi sans doute des objectifs de sauvetage. Il peut alors s'agir seulement d'atteler l'embarcation à un de ces bâtiments géants de la mer, de renforcer ses équipements et machines ou de toute autre solution, par exemple de faire changer de direction au bateau (économique et social) africain. Car lorsqu'on maintient difficilement sa tête au-dessus des eaux, il arrive qu'on n'ait plus de force ni encore moins de volonté pour prendre une décision autonome pour soi-même et son devenir. On perd presque ce droit et la dignité qui l'accompagne, les vagues et les courants eux-mêmes faisant le reste. N'est-il pas plus facile de se laisser emporter par le courant? Dans ces conditions, les questions de direction autonome du voyage, de dignité dans la marche, du rapport avec le "sauveur" partenariat ou soumission - ne se posent pas; elles sont occultées par celles de la nécessité de sauvetage et de son urgence, même si 35
on n'en est pas convaincu. Depuis les indépendances jusqu'à ce jour, voici quarante ans d'efforts de développement, dont il faut faire rapidement le bilan avant d'embarquer pour le XXIème siècle. Quatre décennies de tangage et de roulis de l'embarcation africaine sur l'océan économique et politique mondial. Ce chapitre était à l'origine une réponse à l'invitation du Groupe Sud Communication de Dakar. Ce dernier m'avait demandé de faire une brève contribution à une réflexion sur "l'Afrique et les défis majeurs du XXIème siècle" en me suggérant d'examiner la dimension économique de la question. Dans ma réflexion, c'est cette image du bateau ou est-ce de la pirogue économique africaine voyageant ou errant sur les grandes eaux que j'ai eue à l'esprit. 1. Quarante ans de développement
ou d'illusions?
Après quatre décennies de développement général ou sectoriel décennies de développement industriel, agricole, de l'eau potable, d'amélioration des transports, etc. -, après des efforts immenses aussi bien du continent lui-même que de ses "partenaires" extérieurs de développement, il devient nécessaire de savoir où se situe l'Afrique par rapport à elle-même et dans l'économie mondiale d'aujourd'hui, avant de porter le regard vers l'avenir. Les indicateurs, économiques des quarante dernières années laissent perplexe. A quelques rares exceptions près, le continent dans son ensemble n'a pas connu de progrès économiques durables. Lê tableau général est celui d'un continent en régression, ou au mieux en stagnation. De nombreux pays du continent ont connu ou connaissent de véritables crises économiques dont ils n'ont pu sortir que difficilement, et parfois simplement à la faveur de circonstances conjoncturelles. Malgré l'évolution en dents de scie pour certains pays ou pour certaines périodes, la stagnation ou même la régression économique est la caractéristique essentielle de l'évolution économique du continent au cours de ces quarante ans de développement. Avant de discuter de l'explication de cette évolution, et d'examiner les différents indicateurs économiques que nous avons retenus à cet effet, on peut déjà faire une conclusion évidente: la stagnation ou la régression économiques du continent dans un monde en progression est un signe important de sa place marginale dans l'économie mondiale d'aujourd'hui. Comme on peut s'en rendre compte sur le tableau 1.1 (indicateurs économiques), la tendance sur une longue période est que la croissance réelle du PIB a été régressive en variation annuelle, passant de 4,9% à 4,0%, 2,1% et 3,1% respectivement pour les périodes 1965-73, 1974-82, 1983-91 et 1992-97 ! Cette 36
évolution négative est la résultante de l'évolution des secteurs-clés comme ceux de l'agriculture où la croissance en valeur réelle est tombée de 2,7 à 1,6% sur les deux premières sous-périodes, en remontant à 3,4 et 5,6% au cours des deux dernières sous-périodes, particulièrement grâce à une bonne pluviométrie moyenne au cours des dernières années. Il en est de même pour le secteur industriel, où la variation annuelle en valeur réelle a chuté aussi, passant de 5,5% sur la période 1965-73 à 4,4%, 1,8% et 2,5% respectivement sur les mêmes sous-périodes. Si l'agriculture et l'industrie, y compris l'industrie minière ne peuvent connaître une croissance soutenue sur la période, ou du moins une tendance croissante, on ne peut espérer positionner le continent dans le monde simplement par la croissance des autres secteurs - les services par exemple qui eux-mêmes dépendent des progrès réalisés dans l'agriculture et l'industrie. Les données plus récentes de la Communauté des États Africains (CEA), portant sur les deux dernières décennies montrent pour l'Afrique dans son ensemble et par sous-région que la croissance et le développement sont effectivement en panne sur le continent. Les taux de croissance sont de 1,8% et de 1,4% respectivement sur les périodes 1980-95 et 1985-95 (voir tableau 1.2). L'augmentation des taux au cours des années 1996-97 reste inférieure à celle estimée par la Banque mondiale et la Coalition Mondiale pour l'Afrique (CMA) qui de toutes façons se réfère aux données de la Banque mondiale. Il faut noter que les deux dernières décennies sont les décennies des politiques de stabilisation et d'ajustement, censées mettre le continent sur le chemin de la croissance économique soutenue. Ce qui n'a pas été le cas comme on peut s'en rendre compte (voir aussi le tableau 4.7 au chapitre IV). Tableau 1.1. : Indicateurs économiques I Croissance réelle du PIB Total Afrique Pays servant de comparaison Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chine Inde IndonésIe
65-73 4,9 5,7
I
.
y~~~~~~~~~~~ny2~~ep~g~_________ 74-82 83-91 92-97 96 4,0 2,1 3,1 5,0 5,4 7,4 9,4 8,7
4,7
2,8
2,3
3,2
4,7
7,4 3,7 9,0 3,7 6,9
6,8 4,2 6,9 3,9 7,4
7,8 5,6 9,5 5,7 6,7
JO,I 6,5 11,9 6,9 7,7
8,8 7,0 9,9 7,5 7,6
37
97 3,2 3,6
I Investissement
intérieur
.Total Afhque Pays servant de comparaison Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chine Inde Indonésie
I
brut 65-73- - -74:82 - - rg.~~~'!~~ ~~-~f - - - -96- - - - - 97 - 19,7 26,0 21,7 20,0 19,9 21,6 27,2 29,8 36,6
20,2
24,1
17,9
18,4
19,1
22,4 16,3 24,8 17,1 13,7
30,1 20,4 32,5 21,5 24,2
32,4 22,1 35,8 n2 27,8
36,7 23,4 40,4 24,5 30,0
38,5 25,0 42,4 26,5 31,8
18,6
I Croissance réelle du PIB par habitant I Croissance du PIB/hb. PIB par hb ______ ___ ~u_cp,!r~
--
Total Afrique Pays servant de comparaison Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chine Inde Indonésie
I Croissance
industrielle
Total Afrique Pays servant de comparaison Afnque SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud ChlOe Inde Indonésie
3,5
1,2
2,8
6,2
8,8
3,4 3,1 2,7 3,1 5,0
3,6 2,3 3,1 2,1 4,4
4,0 3,0 4,2 2,9 3,6
4,0 3,0 4,7 3,2 2,1
4,2 5,3 5,1 5,7 1,9
en valeur
4,7
réelle
Vanation annuelle moyenne de la valeur ajoutée, }'!poy~~~m~~_______________ 65-73 74-82 83-91 92-97 96 5,5 4,3 1,8 2,5 3,4 8,7 7,7 9,3 13,7 10,9 6,4
3,2
1,7
2,4
3,1
11,3 3,8 13,1 3,9 15,9
9,0 5,2 10,3 5,0 7,2
9,6 6,9 11,1 6,9 7,8
14,1 8,5 16,2 9,0 10,5
11,3 6,7 12,3 7,0 10,5
38
97 4,2 3,7
I Croissance des eXDortations en valeur réelle Croissance des exportations (%
._------p~~------70-87 88-97 Total Mioue Pays servant de comDaraison Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chine
Inde Indonésie
I Exportations moyennes _ _ _ J\!lUI!0!1~
95-97 143 581
18 7,1
43 12,7
97 6.9 --
1,2
4,2
7,2
93 157
79 54 127
131 118 143
--
-60 425
3,1
94
5,3
--
-
--
----
122
41721 36681 1
I Croissance des imDortations en valeur réelle . ~:o~s~~:e_d;~ ~)~~a~i~n~ 70-87 88-97 97 29 36 67 5,5 11,4
~~Importations moy.
___J\!lU~°!1~~))2~~____
--
95-97 132 769 122 544
Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chme
1,7
4,2
6,9
90035
102 55 16,6
14 I 73 13.3
..-
291 890 66 599
ln<1e Indonésie
68 Il,6
12.6
--
Total Afrique Pays servant de comDaraison
I Termes
.-
34 607
I
de l'échan2e .
Total Afrique Pays servant de comparaison Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chine Inde Indonésie
I Ratio
90118 42879
--
75
~n~~~~7(..I~8) -=91~Q)-- - -96- - - - -97- --74-78 - - -82=-86- 118,8 121,3 89,4 88,4 92,2 83,2 110,9 96,2 94,1 93,4 116,7
114,5
91,4
89,9
90,0 105,0 96,7 99,6 65,4
106,0 99,1 111,1 102,1 117,6
101,4 89,4 97,6 89,6 96,7
101~8 83, 96,7 80,3 97,3
du service de la dette
Total Afrique Pays servant de comparaison Afrique SubSaharienne Asie de l'Est Asie du Sud Chine Inde Indonésie
93,2
93,7
87,1 84,2 100,9
73 7,5 33,4
ppyp~£~~g~~~~xp~rt~~~~__________ 80 85 94 95 96 9,9 20,7 19,4 18,2 21,0 35,8 18,0 17,7 21,2 18,9
6,3
7,5
17,7 22,2 22,0 8,3 22,7 28,8
11,7 18,3
9,3
39
14,6
9,9 28,1 30,9
15,5
20,0
24,7 8,7 24,1
10,5 16,2 9,3 26,9 31,2
f
Investissements directs étran ers
millionsde oHars . - .=;J - - - - -80. - -En - -85- - - - - 95 - - - - -96- - - - -97- --738 1247 3311 4376 54 259 2075 42341 50727
Total AfrIque Pays servant de comparaison Afrique Sub802 2003 2840 -802 2938 Saharienne AsIe de l'Est 335 1312 2949 50218 58681 AsIe du Sud 35 185 264 2936 3439 ChlOe 1 659 35849 40180 Inde 38 79 106 2144 2587 Indonésie 16 180 310 4 348 7 960 Source :.d'après le Rapport Annuel1997/1998 de la Coalition MondIale pour l'Afrique sur base de données de la Banque mondiale.
--
Il en résulte une évolution plutôt négative du PIB réel par habitant, car à part une demi-douzaine d'exceptions, la plupart des pays africains ont connu un PIB par habitant inférieur à ce qu'il était il y a une vingtaine d'années. "La croissance annuelle moyenne du revenu réel par habitant était de 1,4% dans les années 60, de 0,9% dans les années 70, de -1,0% dans les années 80 et de -1,2% pour 1990-1993. Exprimé en dollars constants de 1960, le PIB réel par habitant pour l'ensemble de la région a atteint son maximum à la fin des années 70 et était retombé à son niveau de 1960 en 1993." (PNUD, 1996, p.3). La Coalition Mondiale pour l'Afrique, tablant sur les données de la Banque mondiale rapporte que la croissance réelle du PIB par habitant en pourcentage annuel est tombée de 0,4% au cours de la période 1970-1987 à un taux négatif de -0,4% sur la période 1988-1997 ! Même si les chiffres et les périodes ne correspondent pas, il est évident que l'Afrique n'a pas connu de croissance en réalité, encore moins de croissance soutenue à même de contribuer à l'amélioration des conditions de vie de ses populations. On comprend déjà que la pauvreté soit non pas seulement une réalité, mais une réalité croissante sur le continent. L'évolution du commerce extérieur par contre a été un peu différente. En effet les exportations ont connu plutôt une tendance croissante un peu plus marquée sur la période, passant d'un taux de 1,8% sur la sous-période 1970-87 à un taux de croissance annuelle de 4,3% pour la sous-période 1988-97, atteignant même 6,9% en 1997. Quant aux importations, elles ont connu une croissance en valeur annuelle certes, mais moins marquée que celle des exportations. Cette croissance est passée de 2,9% à 3,6% pour les mêmes sous-périodes. Mais entre-temps la part de l'Afrique dans le commerce mondial a sérieusement chuté, tombant de plus de 3% au cours de la dernière décennie à moins de 2% aujourd'hui (voir tableau 4.5). En fait la croissance en valeur des exportations voile la réalité: 40
la baisse tendancielle des prix à l'exportation et corrélativement celle des termes de l'échange sur la période, baisse que n'a pu compenser l'accroissement du volume des exportations. En effet, les termes de l'échange sont en baisse continuelle avec un indice tombant de 118,8 en 1974-78 à 89,4 au cours de la période 199397, sur base de l'indice 100 en 1987. Par ailleurs, l'indice des prix des matières premières est lui aussi en baisse continuelle. Il en résulte une perte importante aussi bien en termes de revenus d'exportations, qu'en termes de rentabilité de la politique de promotion des exportations et bien sûr en moyens de financement des investissements. Ce qui accroît encore pour l'Afrique la dépendance vis-à-vis du secteur d'exportation et du commerce extérieur en général. En effet, une croissance économique faible, mais allant ensemble avec une évolution croissante du commerce extérieur est un indicateur important de la dépendance croissante de l'Afrique à l'égard de l'économie mondiale. Tableau Région
1.2. Croissance
Afrique Centrale Afrique Orientale Afrique du Nord Afrique Australe Afrique de l'Ouest Total Afrique
1980 37307 20975 139804 102044 70941 371 071
du pm en Afrique (auxprixde 1990) ValeurenmillIonsdedoUars
1985 48710 22831 170136 112607 66404 420688
1990 45906 28329 178671 128314 74116 455336
1995 41316 32739 192382 133888 83279 483 604
1996 43 155 34 138 200826 137891 86740 502750
1997 44 796 35 332 206 449 141216 89 950 517 742
Région
Taux de croissance 1980-95 1985-95 1995 1996 Afrique Centrale 0,7 -1,6 5,0 4,5 Afrique Orientale 3,0 3,7 4,9 4,3 Afrique du Nord 2,2 1,2 1,8 4,4 Afrique Australe 1,8 1,7 2,5 3,0 Afrique de l'Ouest 1,1 2,3 3,4 4,2 Total Afrique 1,8 1,4 2,7 4,0 Source: CEA, Rapport Economique sur l'Afrique, Addis Abeba, 1998.
1997 3,8 3,5 2,8 2,4 3,7 2,9
Les indicateurs économiques montrent donc non pas seulement une régression ou au mieux une stagnation économique du continent au cours de ses quarante années de "développement", mais aussi une marginalisation économique croissante de l'Afrique dans l'économie mondiale, tout en confirmant le continent dans son rôle fondamental au niveau mondial: fournisseur des matières premières agricoles et minérales malgré quelques efforts de diversification ici et là. Les raisons en sont multiples. Il y a d'abord le fait de l'héritage économique colonial qui a fait de l'Afrique une dépendance économique du Nord avec tout ce que cela implique, et qui continue à peser lourdement sur la situation économique actuelle du continent. L'Afrique n'est perçue que comme marché et source des matières premières: malgré leur caractère stratégique pour les économies du Nord, elles n'ont pu 41
éviter au continent de sombrer dans la stagnation économique tendancielle, conjuguée avec le cercle vicieux de l'endettement. Elles n'ont pas pu non plus permettre à l'Afrique d'être un marché florissant pour le Nord. De même, la concurrence faite aux matières premières d'Afrique aussi bien par les producteurs non africains que par les produits synthétiques du Nord, se conjugue avec la politique des prix pour ne pas autoriser une position autre que marginale pour le continent. L'Afrique a donc continué à jouer son rôle économique colonial d'appendice, même en période postindépendance. Il y a ensuite la politique d'épargne et d'investissement. En volume la part de l'investissement intérieur brut en pourcentage du pm, malgré quelques pointes en dents de scie, n'a pas fait de progrès réels, en Afrique. L'évolution est même régressive. Le niveau reste l'un des plus faibles - 20% du pm - du monde en développement, en particulier quand on le compare à celui de certains pays d'Asie, qui approchent ou dépassent parfois les 40%. Ce qui témoigne de la faible capacité de mobilisation de l'épargne intérieure ou est-ce aussi de la faiblesse de cette dernière, et de la faible volonté politique d'opérer des changements économiques, même si des exceptions pour confirmer la règle existent sans doute. Tableau 1.3. Épargne et investissement en Afrique 1975~97 Indicateurs ('Yodu PIB) 1975-84 Ep~rgne Intérieure Brute (EIB) Afnque 24,5 Afrique du Nord 34,1 Afrique SS 21,3 ASS sans Afrique du Sud et Nigéria 15,3 Epargne Nationale Brute (ENB) 21,2 Afrique 31,1 Afrique du Nord 17,9 Afrique SS 12,1 ASS sans Afrique du Sud et Nigéria Transfert de ressources (EIB-ENB) 3,3 Afrique 3,0 Afrique du Nord 3,4 Afrique SS 3,2 ASS sans Mique du Sud et Nigéria Investissement Intérieur Brut 25,4 Afrique Afrique du Nord 31,7 22,9 Afrique SS 19,9 ASS sans Afrique du Sud et Nigéria Solde de Financement Afrique -4,2 Afrique du Nord -0,6 Afrique SS -5,0 ASS sans Afrique du Sud et Nigéria -7,8 Source: FMI, World Economic Outlook, mal 1997
1985-89
1990-97
19,9 23,0 18,2 13,4
16,2 18,8 15,9 11,1
15,3 19,1 13,3 8,4
12,4 15,7 11,0 4,9
4,6 3,9 4,9 5,0
3,8 3,1 4,9 6,2
21,6 28,7 17,7 17,3
19,3 24,6 17,3 16,9
-63 46
-6,9 8,9 -5,9 5,9
-ù
4,0
Mais les données du FMI, un peu différentes de celles de la Banque mondiale montrent que dans son ensemble, l'Afrique 42
connaît des taux d'épargne intérieure et nationale brutes décroissants au cours des vingt-cinq dernières années. Cette épargne est en-dessous du taux de 20% du PIB africain depuis les sous-périodes 1985-89 et 1990-97 au cours desquelles elle est tombée respectivement à 19,9% et 16,2% (voir tableau 1.3). La décroissance est encore plus forte en ce qui concerne l'Afrique subsaharienne (ASS), et plus dramatique encore quand on considère cette dernière sans l'Afrique du Sud et le Nigéria. L'épargne intérieure brute (EIB) de l'ASS sans l'Afrique du Sud et le Nigéria tombe de 15,3% à 13,4% et à Il,1% au cours des périodes 197584, 1985-89 et 1990-97 respectivement. Quant à l'épargne nationale brute (ENB), sa baisse est encore plus spectaculaire pour tout le continent pour les différentes sous-régions considérées ici. L'ASS sans l'Afrique du Sud et le Nigéria a vu son ENB tomber de 12,1% du PIB à 4,9% entre 1975-84 et 1990-97 ! L'épargne intérieure ou nationale évoluant en chute libre, on peut difficilement s'attendre à un niveau d'investissement intérieur brut significatif. Ce dernier est en régression, tombant de 25,4% du PŒ à 21,6% et à 19,3% au cours des sous-périodes respectives de 1975-84, 1985-89 et 1990-97. Les chiffres correspondants pour l'ASS sans l'Afrique du Sud et le Nigéria sont respectivement de 19,9%,17,3% et 16,9%. Lorsque le taux d'investissement intérieur brut est décroissant, cela crée un effet de méfiance, et il est difficile d'attendre des afflux massifs d'investissements directs étrangers (IDE). En conséquence l'investissement direct étranger n'a pas comblé les faiblesses de l'investissement interne, malgré l'existence des matières premières qui font la spécialisation du continent. Bien au contraire, un pays comme la Chine qui, en 1985 attirait à lui seul autant d'investissements directs étrangers que l'Afrique, en attire aujourd'hui dix fois plus! Même si on peut considérer que la Chine est deux fois plus peuplée que l'Afrique, la disproportion reste énorme. Ainsi, bien que les flux de capitaux privés vers les pays en développement se soient beaucoup accrus au cours de ces trente dernières années, passant de quelque 5 à un peu moins de 200 milliards de dollars, les trois quarts de cette somme n'ont bénéficié qu'à dix pays, dont aucun en Afrique. L'Afrique reçoit à peine moins de 3% des investissements directs étrangers dans les pays en développement. De ce montant, l'Afrique du Sud à elle seule reçoit environ la moitié, et si on y ajoute le Nigéria, cela représente plus de 70% de l'ensemble des investissements étrangers en Afrique. La marginalisation du continent de ce point de vue est donc aussi une réalité. Il y a aussi les politiques-mêmes de développement suivies dans l'ensemble de l'Afrique au cours de ces quarante années. L'accent a 43
été mis de manière inégale sur un instrument ou un autre, sur une stratégie ou une autre, selon la période ou le pays, mais le fond des politiques de développement est resté quasiment le même. On a vu ainsi au fil des années les grands de ce monde et les dirigeants africains engager le continent dans la "planification économique," la loi pure et simple du marché et l'évaluation des projets, la substitution des importations, la doctrine des besoins de base, les codes des investissements, les zones franches industrielles, la diversification mais aussi la spécialisation dans certaines exportations conformément aux dotations naturelles, dans les politiques de stabilisation et d'ajustement structurel, comme dans celles de bonne gouvernance et de renforcement des capacités! De manière générale il s'est agi de renforcer l'Afrique dans son rôle d'économie coloniale avec l'illusion de "rattraper le retard" sur le Nord en s'insérant mieux dans les rouages de ce dernier, et même avec son aide! Un autre facteur de cette situation est le ratio du service de la dette qui a évolué de manière croissante sur la période, reflétant la stagnation économique du continent certes, mais aussi sa dépendance extérieure. Alors que le poids de la dette en termes de ratio du service en pourcentage des exportations est en baisse pour la plupart des pays ou des régions de comparaison, celui de l'Afrique est en hausse (voir tableaux 1.1 et 4.4). C'est donc un continent caractérisé par cette situation économique qui s'engage ou qu'on engage dans le processus de mondialisation actuel. Mais les quarante ans de l'évolution du continent ne peuvent pas être compris seulement en termes d'indicateurs économiques. Les indicateurs sociaux (tableau 1.4) par contre montrent combien l'Afrique a fait des efforts remarquables qui ont abouti à des résultats positifs en termes de progrès social: l'espérance de vie à la naissance est passée de 47 à 55 années entre 1972 et 1996, soit à peu près le même degré d'efforts et de progrès que les pays servant de comparaison en matière de santé. Il en est de même pour le secteur de l'éducation, car la scolarisation primaire a connu des taux allant de 54% à 79% entre 1970 et 1994, tandis que la scolarisation secondaire passait dans le même temps de 10% à 35%. Certes les chiffres restent encore de loin inférieurs à ceux des pays de comparaison, et à ceux du Nord qu'on a cherché à rattraper, mais c'est l'effort et le progrès réalisés qu'il faut saluer ici : le taux de scolarisation primaire a été un peu moins que doublé alors que celui de scolarisation secondaire a été presque triplé. Des progrès semblables ont été réalisés dans d'autres domaines du secteur social et notamment en ce qui concerne l'accès à l'eau 44
potable et l'assainissement. Par ailleurs le fait que le taux de croissance démographique reste en hausse pour un continent qui stagne économiquement est un sujet d'inquiétude et d'instabilité. Car nombre de pays dans le monde sont arrivés à stabiliser sinon à réduire leur croissance démographique ou du moins à l'accommoder avec leur progrès économique. Les progrès sociaux ont connu sans doute un certain ralentissement du fait de ce qu'on a appelé les effets négatifs des programmes de stabilisation et d'ajustement au cours des dernières années. Ces derniers ont provoqué des réactions comme celles d'appel à "l'ajustement à visage humain," ou de programmes dits de "dimensions sociales de l'ajustement." Tel est le continent qui se présente aujourd'hui à la porte du XXlème siècle. De quoi est fait ce siècle et quelles sont les forces et les faiblesses de l'Afrique au moment où sa pirogue économique se laisse emporter plus qu'elle ne navigue sur des eaux du XXème à celles du XXlème siècle? Tableau 1.4. Indicateurs sociaux
Total Afnque Pays de comparaison Afrique Sub-Saharienne Asie de l'Est
Espérance de vie à la naissance Chiffres effectIfs 1972 1977 1982 1987 1992 47 48 50 53 54 ----
50
-51
1996 55
-52
Projections 2000 2025
--
-
---
---
Asiedu Sud Chine
45 61 50 63
47 -52
48 65 55
67 57
68 60
68 62
-59
66
Inde Indonésie
50 49
53 53
68 55 56
69 58 60
69 61 63
70 63 65
70 63 62
75 70 69
Total Afrique Pays de comparaison
Afrique Sub-Saharienne Asie de l'Est Asie du Sud
Chine Inde Indonésie
Tota
--
Taux de scolarisatIon primaire Pourcentage des enfants d'âge scolaire Proïectlons 1970 1980 1985 IIJ93 1994 1995 2000 2010 54 79 77 78 79 ---
-50
-78
-74
-73
97
88
III
Il9
67
76
86
89 73 80
113 83 107
123 96 117
-75
--
--
Ils
-Ils
98
-101 Ils
118 100 114
99
118 100 --
--
--
74
74
72
--
--
--
123 108 lOS
--
21
22
--
--
Ique
Pays de comparaison
Afrique Sub-Saharienne 7 14 20 25 27 Asie de l'Est 24 43 41 58 Asie du Sud 25 27 34 48 49 Chine 24 46 40 62 Inde 26 30 38 49 49 Indonésie 16 29 41 45 48 Source: Etabli d'après le Rapport 19 8 de la Coalition Mondiale base des données de la Banque mondiale.
45
65 49 67 49
72 123 108 105 pour l'Afrique, sur
En résumé, le bilan des quatre décennies de développement de l'Afrique est, comme nous le disons dans La lutte contre la pauvreté en Afrique subsaharienne (M. Kankwenda et al., 1999), plutôt mitigé. Aujourd'hui 32 des 48 pays les moins avancés et 34 des 45 considérés comme ayant un niveau de développement humain faible dans le Rapport mondial 1997 sur le Développement Humain, ou 37 pays sur les 50 derniers de la liste établie par le Rapport mondial 1999 sur le Développement Humain, se trouvent en Afrique. Et cette proportion a sensiblement augmenté au cours des quinze dernières années. Dans son Rapport sur le Développement dans le monde 1998-1999, la Banque mondiale estime que, dans le même temps, le nombre de pays africains à faible revenu est passé de 34 à 38. Preuve s'il le fallait encore de la détérioration des conditions de vie sur le continent. Par ailleurs il faut noter que 32 ou 34 pays indiqués ici rapportés au nombre total de 45 pays de l'Afrique subsaharienne, cela représente quelque 71 à presque 76% des pays africains qui sont dans cette catégorie des démunis. Selon les plus récentes estimations, l'Afrique au Sud du Sahara compte environ 250 millions de pauvres, soit environ 45% de la population. Plus alarmant encore, la pauvreté est en progression sensible en raison notamment d'une quasi-stagnation de la croissance des revenus par habitant (2,1% sur la période 1991-1995), et des perspectives modestes d'expansion économique pour l'ensemble du continent africain. Celles-ci sont de 4% en moyenne contre 5,4% pour les pays en développement au cours de la décennie 1997-2006,et de 6 à 7% pour la période 2010-20 selon les perspectives économiques mondiales et des pays en développement éditées par la Banque mondiale en 1997. Compte tenu du fait que d'une part, les taux d'épargne intérieure et ceux d'investissement sont les plus faibles de toutes les régions en développement, et que d'autre part, la dette. extérieure est en moyenne deux fois supérieure au revenu national brut, ou même qu'elle constitue le quadruple des recettes d'exportation, l'Afrique au Sud du Sahara risque de devoir attendre une période équivalente à deux générations pour pouvoir retrouver son niveau de vie moyen des années 1970. En effet, le Rapport Mondial 1998 sur le Développement Humain confirme une régression de 20% au cours des décennies 1975-95. Au plan global du développement humain, les défis de l'Afrique au Sud du Sahara apparaissent considérables malgré un certain nombre de progrès manifestes. Les indicateurs sanitaires et éducatifs expriment des déficits importants. Les taux de morbidité et de mortalité sont à présent plus élevés en Afrique que dans le reste du monde. Les normes de santé et de nutrition se sont détériorées, et l'Afrique est le continent le plus durement touché par le SIDA. 46
En outre, les conflits armés y ont fait des ravages terribles. Les 8 millions de réfugiés sur le continent représentent près de la moitié du total des réfugiés dans le monde alors même que l'on compte actuellement environ 20 millions de personnes déplacées à l'intérieur des espaces nationaux en Afrique. Des succès éclatants ont néanmoins été enregistrés. Entre 1960 et 1995, l'espérance de vie à la naissance en Afrique subsaharienne est passée de 40 à 51 ans. Entre 1970 et 1995, le taux d'alphabétisation des adultes a plus que doublé. De 1960 à 1995, le taux net d'inscriptions scolaires est passé de 25% à 50% pour le niveau primaire et de 13% à 38% pour le niveau secondaire. La proportion de la population ayant. accès à l'eau salubre qui était de 25% en 1980 a atteint 43% en 1995. Des réalisations importantes ont été également enregistrées dans la promotion des femmes en Afrique: ainsi par exemple, le pourcentage des femmes sachant lire et écrire par rapport aux hommes alp,habétisés est supérieur à 60%, proportion plus élevée que dans les Etats arabes et en Asie du Sud (M. Kankwenda et al., 1999).
2. Le contexte économique mondial à l'aube du XXIème siècle Les caractéristiques principales de l'économie mondiale en cette période de transition d'un siècle à l'autre peuvent se résumer en ces quelques traits essentiels: Il y a d'abord ce que tout le monde appelle le processus de mondialisation croissante de l'économie, en tant qu'intégration des marchés des biens et des services, des capitaux et sans doute bientôt du facteur travail, et finalement des investissements. Mais la mondialisation va au-delà de l'internationalisation de l'économie. Elle englobe aussi l'internationalisation des forces et modèles politiques, sociaux et culturels ainsi que le processus de prise de décision dans ces domaines (voir section 3 de ce chapitre). Les sociétés transnationales avec leurs immenses réseaux financiers, d'approvisionnement, de production et de commercialisation, sont devenues de grandes puissances qui régentent le processus de mondialisation dans ses différentes dimensions. Les notions d'espace national, économique ou autre, et des pouvoirs qui y sont liés sont de plus en plus érodées et sans substance pour la définition des politiques de développement, en particulier pour les pays comme ceux d'Afrique. Il y a ensuite le renforcement de la "dictature économique collective du Nord," sur l'échiquier mondial. Les rapports de force sont certes inégaux à la veille du XXIème siècle, mais cette inégalité est croissante. En effet le système actuel ne reconnaît ni 47
"démocratie économique" au niveau international, ni droit économique des peuples, c'est-à-dire droit de produire et d'échanger dans le monde sur des bases justes. Bien au contraire, non seulement les grandes puissances ne sont pas prêtes à accepter des changements fondamentaux de l'ordre établi dans les relations et structures économiques qu'elles dominent à leur profit, mais elles s'efforcent en plus de consolider ce rapport de force et intégrer ainsi le reste du monde dont l'Afriqu,e, à leur équation économique de base. Le principe d'un Ordre Economique International fait d'équité et d'équilibre a été et sera toujours combattu avec force par les puissances du Nord. II en résulte une tendance au renforcement des instruments et institutions qui vont dans le sens de cette équation comme l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ou les Institutions de Bretton Woods (IBW) qui tiennent lieu de secrétariat économique et financier de ce dispositif. On notera qu'il s'agit justement des institutions qui non seulement sont destinées à consolider le pouvoir hégémonique du Nord dans le processus de mondialisation, mais aussi des institutions au sein desquelles l'inégalité dans la prise de décision est consacrée. Par contre les instruments ou institutions qui ont un penchant pour des stratégies alternatives en faveur du monde en développement et de l'Afrique, et qui ne sont pa~ soumis à l'inégalité de ,?oids dans la prise de d~cisi.ons se vçnent de plus en plus menaces dan~ leur eXIstence, et Ils nsquent de ne plus peser dans le monde du XXIème siècle. C'est le cas de certaines agences du système des Nations Unies. En troisième lieu, la montée du néo-libéralisme conservateur qui fait que le développement lui-même disparaît comme catégorie ou préoccupation dans les politiques économiques et sociales. C'est le grand retour au principe de la somme des i égale I. En effet, et sans doute à la faveur de l'effondrement de l'empire soviétique, la tendance dominante dans les pays du Nord prône "un désengagement" marqué du gouvernement de la gestion des affaires économiques et sociales, les privatisations et la déréglementation, de substantiçlles réductions de l'impôt sur le revenu, et le démantèlement de l'Etat-providence. , Le rôle redistributeur de l'Etat, qui taxe les citoyens les plus aisés et les entreprises pour octroyer des subventions aux pauvres et aux consommateurs des services de base est battu en brèche. On assiste à un retour au modèle du laisser-faire du XIXème siècle selon lequel les gouvernements ne font qu'établir et appliquer les règles et laissent les intervenants libres de leurs actions. L'Etat fait fonction d'agent de police qui veille à l'application du code de la route, sans s'immiscer dans les affaires des propriétaires des véhicules et sans s'inquiéter de savoir si les besoins de transport de 48
la société dans son ensemble sont satisfaits." (M. Khor, 1996, p.8) Ce courant déjà évident dans les politiques d'ajustement structurel en Afrique, tend à occulter pour le continent, la question fondamentale du développement en tant que sécurité humaine et sociale pour tous dans les domaines économique, social, environnemental et politiquç. Ce contexte qui tend à réduire fortement ou affaiblir le rôle de l'Etat africain et à prêcher l'efficience du marché au détriment de l'efficience du développement, est celui de l'Afrique de demain. En quatrième lieu, le principe de compétitivité sur le marché mondial devient de plus en plus le principe guide et la seule référence ou le seul critère de la production au niveau national. Or "pour faire face à la concurrence, non seulement les entreprises s'internationalisent, mais elles tendent également, par un jeu soutenu d'alliances, à constituer de gigantesques structures oligopolistiques à l'échelle mondiale, qui échappent aux normes nationales, et se jouent même de la responsabilité des gouvernements et des parlements, nationaux. De telle sorte que le contrat social qui permettait à l'Etat d'assurer la protection des citoyens en leur garantissant le droit au travail, l'égalité des chances, la protection contre les risques individuels et sociaux, n'est plus de mise aujourd'hui. Son maintien est assimilé à une perte de compétitivité économique." (J. Brito, 1995, p.2) Par ailleurs même dans la théqrie des jeux, on sait plus ou moins qui part gagnant. En conséquence, le ring unique dans lequel le poids lourd du Nord et le poids plume de l'Afrique ont les mêmes chances et sont soumis aux mêmes règles est un discours pour voiler le tarzanisme économique du Nord. En cinquième lieu, la lutte est acharnée pour le contrôle scientifique et technologique (i) des autoroutes de l'information, (H) des ressources de la nature et de l'environnement, (iii) des ressources de l'espace, et enfin (iv) des techniques de pointe pour remplacer les matières premières de base. Les sciences et les technologies sont généralement cumulatives. Les sciences et les technologies du XXIème siècle vont donc se construire sur les bases actuelles dans les différents pays et régions du monde. Compte tenu aussi du fait que les progrès scientifiques et technologiques sont de plus en plus rapides, le contexte de développement international de l'Afrique au prochain siècle est donc de plus en plus exigeant et même angoissant pour le continent. En sixième lieu, la marginalisation croissante de l'Afrique, d'abord dans les courants des échanges (commerce mondial) du fait notamment de la diminution structurelle de la demande des biens africains dans les pays du Nord, et de la baisse de la capacité 49
d'importation de l'Afrique pour des raisons compréhensibles. Ensuite dans les mouvements de capitaux en général et en particulier dans les investissements, dans la mesure où l'étroitesse du marché africain, le niveau relativement élevé des risques et des coûts de production notamment pour ce qui est des infrastructures de base, sont autant de facteurs peu incitatifs qui s'ajoutent sans doute à d'autres. Cette marginalisation atteint naturellement la production des biens et services où les oligopoles auront tout à dire avec des arguments aussi bien politiques qu'économiques, forts de leurs économies d'échelle. Dans le même ordre d'idées, la production du savoir scientifique et technologique est, et sera aussi un autre d0Il!aine stratégique de marginalisation du continent. A ce tarzanisme économique du siècle prochain, il faut ajouter en septième lieu, le processus effectif et les projets de formation de grands ensembles régionaux, notamment dans les zones les plus dynamiques en termes économiques comme l'AJI1érique du Nord, l'Europe et la zon~ du Forum de Coopération Economique AsiePacifique avec les Etats-Unis d'Amérique en son sein. Ces grands ensembles apparaissent aussi comme instruments de règlement de conflits internes dans le partage des avantages de la mondialisation de l'économie entre pays membres du groupement économique. En même temps ils sont instruments de renforcement de la compétitivité collective vis-à-vis des non membres et de leurs groupements. C'est pourquoi l'Afrique, qui n'a même pas un groupement économique digne de ce nom, apparaît ainsi comme le maillon faible de la chaîne de relations économiques mondiales qui font prospérer les forts et écrasent les faibles. Enfin, le contexte international de développement de l'Afrique au XXlème siècle apparaît ainsi comme un monde complexe, incertain et angoissant. Un tel sentiment s'explique par la situation de crise économique et sociale du continent, la chute de la demande des produits de base et la dégradation des termes de l'échange pour l'Afrique, la baisse des investissements étrangers, la vitesse des progrès scientifiques et technologiques qui donnent des vertiges aux pays en développement, le poids de la dette extérieure, les pressions sociales et politiques internes et externes, le besoin quasi-chronique de ressources qui oblige le pauvre à se soumettre aux lois et conditionnalités du plus riche, une certaine impuissance face à un environnement économique non maîtrisé, et enfin la réduction de la marge de manœuvre autonome pour les dirigeants et décideurs politiques et économiques.
50
3. Le développement de l'Afrique à l'heure de la mondialisation Comprendre la mondialisation... Dans la section ci-dessus, j'ai présenté quelques caractéristiques du contexte mondial dans lequel l'Afrique évolue aujourd'hui et évoluera dans le monde de demain. Au nombre de ces caractéristiques il y a bien sûr la mondialisation. C'est en réalité la plus importante de ces caractéristiques car elle fait à la fois le cadre général du XXIème siècle et le facteur déterminant qui influence les autres caractéristiques. C'est pourquoi je voudrais m'arrêter un moment sur cette caractéristique. Le concept est connu comme un processus d'intégration et de transnationalisation par lequel l'économie mondiale est de plus en plus intégrée en termes de production et de commerce des biens et des services, de marchés des biens et des services y compris peutêtre bientôt du marché du travail, d'investissements et de flux de capitaux. Mais le processus a un impact qui va au-delà de l'économique. Il a des implications significatives sur le politique et l'institutionnel, sur la structure et la configuration sociales, et enfin sur la dimension culturelle de la vie des sociétés africaines. Au niveau de ses implications économiques, il est conseillé aux pays africains d'ouvrir grandement leurs portes au commerce international, aux investissements étrangers, et au mouvement des capitaux et de la force de travail, avec comme résultat attendu et promis, la croissance économique et la solution des problèmes soCÎaux. Ce qui n'est pas du tout évident. Car dans la perspective de développement humain durable, la mondialisation amène avec elle ou mieux génère un processus cumulatif et inégal de croissance et de distribution de richesses. Le mythe du développement par le commerce extérieur et l'investissement étranger est contredit dans les faits comme on le voit pour l'Afrique. La mondialisation des structures de production permet aux grandes firmes transnationales et à leurs réseaux, d'exploiter à l'échelle planétaire et au moindre coût les ressources et les opportunités, soumettant à la loi de leur propre développement, les activités des petits pays et de leurs PME. Elle entraîne ces structures de production dans l'éphémère, le volatile et le précaire, notamment par la réduction massive et généralisée de la durée de vie des biens et services (R. Petrella, 1997). La mondialisation est dès lors un processus de polarisation des pays sur la base de leur puissance économique et commerciale dans le monde. C'est le règne de l'avoir où il n'y a pas de place pour l'être. La compétition économique actuelle tourne autour du contrôle stratégique des ressources de l'environnement et de la 51
nature en général, des ressources et technologies de l'espace, des réseaux et autoroutes de l'information, du commerce mondial et des progrès scientifiques et technologiques en général. Autant de domaines où la division internationale du travail actuelle, et encore moins les théories de développement dans le sillage de la mondialisation ne donnent aucune ouverture significative ou porteuse pour l'Afrique dans une telle compétition. Faudrait-il simplement rentrer dans le parapluie, de l'un des grands combattants de la mondialisation: les Etats-Unis, le Japon ou l'Europe? Y a-t-il une autre voie? Quels en sont les moyens et instruments pour l'Afrique? Le deuxième domaine des implications du processus de mondialisation pour l'Afrique du prochain siècle est celui des institutions politiques. La mondialisation économique suppose une polarisation politique. En effet, les nouvelles institutions économiques qui naissent et grandissent dans le processus de mondialisation réclament comme cadre de leur épanouissement, de nouvelles institutions politiques, ou du moins un autre modèle de gestion des affaires publiques, aussi bien au niveau national, régional que mondial. Le concept de soi-disant nouvelle génération de dirigeants politiques africains n'est pas étranger à cette problématique. Il est alors prêché que la voie royale pour le développement humain durable en Afrique est de renforcer le marché et son rôle dans la régulation,économique et sociale, tout en réduisant sérieusement celui de l'Etat. Ce dernier devrait être confiné à assurer et veiller à l'existence d'un environnement macroéconomique, social et juridique convenable pour le développement de l'entreprise privée et la concurrence sur le marché. Pourtant les pays de l'Asie du Sud-Est qu'on voudrait présenter a posteriori comme des cas de réussite exemplaire de l'intégration au processus de mondialisation, n'ont pu atteindre les résultats auxquels ils sont parvenus qu'en faisant le çontraire dans ce domaine: c'est-à-dire en renforçant le rôle de l'Etat pendant un certain temps dans le processus et la régulation économiques. La dernière crise financière de cette région du monde a d'ailleurs fini par prouver les fragilités et les erreurs du système. La mondialisation est ainsi ut) processus de réduction et d'informalisation du pouvoir de l'Etat et ,même de perte de, sa souveraineté. L'instrumentalisation de l'Etat - et ici de l'Etat africain - au service du marché mondial qu'il est loin de contrôler, telle semble l'implication politique la plus significative du processus de mondialisation. Les programmes d'ajustement structurel des années 1980-90 ont été et sont à cet ég~rd, un important instrument de politique qui a transformé les Etats africains en agences d'exécution pour le processus de mondialisation. La mondialisation 52
va ensemble avec la marginalisation économique de l'Afrique, mais aussi avec sa marginalisation dans l'arène politique mondiale. Sur le plan social, le processus de mondialisation qui est une véritable machine d'intégration en mouvement, et de par notamment le processus de polarisation qu'il implique dans sa forme actuelle, est aussi une machine de hiérarchisation et d'exclusion sociales. La mondialisation est de ce fait, - et contrairement à ceux qui n'en font que l'apologie -, un processus d'appauvrissement de larges sections des populations africaines, d'exclusion des avantages liés à certains progrès économiques et sociaux, et donc source de conflits sociaux et politiques. Pour beaucoup de populations africaines, le combat quotidien dans les tâches informelles marginales ou dans celles de production formellement intégrées au processus polarisé de la mondialisation, ne sera qu'un combat de survie et non un moyen d'existence décente dans la perspective d'un développement humain durable. Le plein jeu des règles du marché dans le processus actuel de mondialisation est en fait un moyen d'extorsion de richesses en faveur des riches, et il ne peut être qu'un incubateur de détonation sociale. La théorie actuelle de renforcement du consensus social et d'appropriation nationale des politiques économiques et sociales est en réalité une stratégie destinée à anticiper les conflits politiques et sociaux qui peuvent provenir de cette intégration appauvris sante dans le processus de mondialisation. Alors que l'un des nouveaux chevaux de bataille s'appelle le renforcement des capacités - en fait la capacité de concevoir, mettre en œuvre et s'approprier les politiques qui vont en faveur de l'intégration à la mondialisation et qui peuvent ainsi bénéficier de l'appui fmancier, politique et technique des bailleurs des fonds -, la théorie du consensus social veut s'assurer que ces politiques ne seront pas contestées par la société civile, ce qui signifierait la remise en cause de l'ordre de la mondialisation. La "bonne" gouvemance prêchée à grands frais et bruits fait aussi partie de cette stratégie. Sur le plan culturel, la mondialisation a aussi des implications dans le sens d'un processus d'intégration culturelle à travers le flux transnational des idées, des biens et services culturels, des images, des sons, des phénomènes de mode, ainsi que des produits artisanaux et artistiques. Pensées et formes d'expression artistique et culturelle font ainsi partie du processus de mondialisation, qui dès lors embrasse aussi bien la musique, le cinéma, la peinture, la sculpture, le tourisme, l'architecture, l'habillement, la littérature, le langage et les formes d'expression religieuse. Le nouveau marché mondial couvre d'ailleurs tous ces produits qui sont autant de marchandises et voies d'extension des marchés de nouveaux 53
produits et services. D'une part le domaine de la culture est celui des valeurs identitaires des peuples africains et donc de l'Afrique, et de l'autre les valeurs culturelles dominantes deviennent de plus en plus celles propagées par le processus de mondialisation. Dès lors, la mondialisatIOn dans le domaine culturel n'est pas loin du processus de négation de l'identité culturelle en faveur des "valeurs" culturelles du Nord. Tel est le monde qui se profile à l'horizon et ses implications pour l'Afrique. Mais si on peut ainsi prétendre avoir une idée de la position de la pirogue sur les eaux ainsi que la nature et l'état des eaux elles-mêmes, il reste à examiner ne fût-ce que brièvement la situation interne de l'embarcation et la direction de son voyage. Et l'économie africaine qui s'embarque dans la mondialisation La première section de ce chapitre donne déjà des éléments chiffrés de la situation et de l'évolution économiques de l'Afrique après quarante ans de "développement." Je me permettrai cependant de la synthétiser par les quelque trois traits caractéristiques suivants: - Un développement en crise qui comme nous l'avons analysé ailleurs (M. Kankwenda, 1995), est une crise globale, aussi bien économique que socio-politique. En tant que crise économique, il s'agit d'une crise du modèle d'accumulation actuel en Afrique, modèle qui est arrivé dans une impasse, incapable de se reproduire, ou de donner naissance par lui-même à un modèle de rechange. En effet, que ce soit dans les pays miniers ou agricoles, ce modèle est marqué par la primauté de la fonction d'exportation des matières premières, sans base d'accumulation interne solide qui puisse lui venir en aide ou atténuer sa chute lorsqu'il est en crise. Dans la mesure où les pays africains n'ont pas la maîtrise du circuit de réalisation extérieure du surplus économique provenant de cette fonction, même cette base d'accumulation reste précaire et étriquée. Il en résulte que sur le plan socio-politique, la survie du modèle entraîne entre autres conséquences, la limitation de la base sociale du développement, et des préoccupations sociales et humaines du développement. C'est pourquoi, en dépit et au-delà des différences de coloration idéologique, tout le continent était tenu en mains par des régimes politiques forts, à quelques exceptions et nuances près, parce qu'il s'agissait des composantes politiques d'un même modèle de développement économique, d'un même mode d'insertion dans l'économie mondiale. L'amenuisement ou le tarissement de la principale base d'accumulation suite notamment à la détérioration continue des termes de l'échange, la chute de la production d'exportation ou de 54
la rentabilité de ce secteur, la crise de l'endettement, tout cela ne permet plus de faire fonctionner le modèle. Il entre en crise par manque d'autre source d'accumulation. La crise actuelle de l'Afrique est donc une crise des structures économiques et des structures politiques qui les ont soutenues et gérées. Bien que l'on ait salué et continue à saluer quelque relance économique ici ou là, la situation globale est celle d'un continent en crise. - Un double processus de libéralisation économique et politique. Dans un contexte de crise et sous la double contrainte interne et externe, les structures économiques se sont engagées dans une dynamique de libéralisation profonde justifiée par les pressions pour libérer le potentiel créatif des individus, et laisser au secteur privé la marge la plus large pour "fair~ ses affaires," par le tarissement du maigre surplus interne que l'Etat ne pouvait plus générer dans les entreprises publiques et autres mécanismes d'appropriation mis en place, et enfin par les exigences des politiques de stabilisation et d'ajustement. Sur le plan politique, les régimes se sont mis, très souvent à leur corps défendant et donc avec des fortunes et des convictions inégales, dans la danse de la démocratisation. C'est donc une période plus ou moins de turbulences dites de la transition sans que la direction de la transition soit clairement définie, et encore moins ses étapes. En réalité, la crise a entraîné la remise en cause non pas seulement des politiques de relance ou de développement mises en œuvre et le mode de leur élaboration, mais plus profondément celle du modèle de développement dans sa double composante économique et socio-politique. Mais les forces dominantes du processus de démocratisation et de gouvernance en Afrique ont volontairement limité cette contestation à la réclamation de participation populaire au processus de prise de décisions politiques ou de politiques économiques. La démocratisation est apparue simplement comme la reconnaissance dans les limites plus ou moins contrôlées de l'exercice du pluralisme politique, syndical et médiatique, avec l'objectif de soulever le couvercle d'une marmite en ébullition pour faire passer l'air et contenir l'explosion globale. - Une absence de cadre paisible et stable qui donne sa chance au processus de développement. En effet, des conflits armés et des violences de toutes sortes sont devenus le lot quotidien d'environ le tiers du continent. Aucune action de développement n'est poss,ible dans un contexte d'instabilité politique, de déliquescence de l'Etat, d'insécurité des populations ou de violences politiques. L'exclusion de fractions importantes de la société des avantages du pouvoir politique, économique, financier ou militaire, souvent sur des bases religieuses, ethniques ou raciales ont plongé nombre 55
de pays africains dans des crises politiques, violentes ou non, mais qui bloquent tout effort d'élaboration ou de mise en œuvre d'une quelconque politique de développement. La situation de l'Afrique est donc préoccupante aujourd'hui. Elle s'annonce catastrophique ou presque pour demain, si les tendances globales actuelles sont laissées à elles-mêmes, ou si seules des demimesures sont mises en œuvre. Si au cours des décennies 1960-70 de grands espoirs étaient placés dans l'amorce d'un processus de développement, la décennie 1980 a été celle des désillusions et des frustrations. Théories et pratiques de développement sont en questionnement. On crie avec raison au naufrage du continent, mais avec plus de bruit que d'action véritable de sauvetage, au point que celui sur qui pèse la menace (le continent africain), est plutôt abasourdi et paralysé dans ses efforts propres. On avait espéré alors que la décennie 1990 serait celle au cours de laquelle non seulement on allait rattraper la période perdue des années 1980, mais surtout aider à préparer un avenir plus prometteur pour le prochain siècle, et ce au profit d'une population qui atteindra en 2020, plus de deux fois celle de l'Europe, pays de l'Est compris. Face à la gravité de la crise africaine, nombreux sont ceux individus et surtout institutions -, qui se sont penchés sur cette situation et ont eu le mérite soit de mettre en garde, soit de proposer des solutions et autres stratégies de sortie. Différents fora ont été organisés, parallèlement avec la production des études et rapports continuellement alimentés par l'évolution quotidienne de la situation dans la majorité des pays africains. En particulier les institutions multilatérales ont multiplié leurs productions, initiatives et programmes sur l'Afrique. La multiplicité de documents et de réunions sur l'Afrique au cours des deux dernières décennies, le plus souvent à l'initiative de partenaires extérieurs, est devenue paralysante pour le continent. Jamais un continent n'a été aussi submergé par la production étrangère sur lui-même! Les choses se passent comme s'il était refusé aux Africains le droit de se définir un avenir, et de montrer jusqu'où ils peuvent aller seuls, pour être vraiment partenaires. De sorte qu'au-delà du poids de la crise dans sa triple dimension politique, économique et sociale, l'Afrique en porte un autre, celui de la prédication dans le tunnel. En effet, la multitude des prophètes du bonheur dont elle a suivi les enseignements sans jamais voir les lueurs du bout du tunnel, pèse également sur le continent dans sa recherche de voie de sortie de crise et surtout du développement économique et social. . Il faut donc revenir intellectuellement à l'entrée du tunnel, et par là requestionner les enseignements reçus et les pratiques suivies. Il s'agit d'une opération de "purification," de remise en cause, ou du moins de
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réexamen du sens du développement après lequel l'Afrique court, des stratégies çt instruments de sa mise en œuvre et du rôle des différents acteurs: Etats, entreprises, populations, et coopération extérieure. L'amorce d'une nouvelle démarche ûuctueuse ne peut se faire valablement que si ce requestionnement est mené de front, dans un discours réapproprié par l'Afrique. Mais pendant les quarante ans de développement postindépendance qui ont conduit à ces maigres résultats, l'Afrique n'était pas seule. Elle a été soutenue notamment par les aides et les prêts au développement. Ces derniers ont évolué de dons et prêts individuels mis en œuvre de manière dispersée en un système structuré et coordonné de commerce de développement. Au-delà du commerce proprement dit de produits et apparences du développement, le système s'est renforcé sur le plan idéologique en inspirant la pensée et les politiques de développement qui justifient et fondent périodiquement la vente des marchandises du développement à l'Afrique. Les ingrédients idéologiques majeurs des deux premières décennies comprennent d'abord la compétition de la période de la guerre froide entre l'Est et l'Ouest et ensuite conséquemment, l'idéologie développementaliste du rattrapage du Nord par le Sud et donc aussi par l'Afrique. Le premier ingrédient constituait une force puissante qui poussait l'Occident à déployer des efforts allant jusqu'à la corruption politique des régimes en soutenant des réalisations physiques, des complexes agricoles ou industriels clés en mains, des infrastructures économiques et sociales - appelées plus tard éléphants blancs - simplement pour faire miroiter les apparences du développement, donner l'illusion qu'on peut se développer dans le sillage occidental et surtout qu'on a intérêt à s'y maintenir plutôt que de s'attacher au bloc dit de l'Est. Le deuxième ingrédient renforce l'illusion (et l'adoption des politiques qui y sont liées) que le sous-développement de l'Afrique était un ensemble d'écarts ou de gaps mesurables par rapport à l'Occident industrialisé, et que ces écarts étaient comblables grâce à un effort soutenu par l'Occident lui-même. Les politiques de développement devenaient ainsi des politiques de rattrapage de l'Occident, lui-même devenu modèle de référence. Les deux premières décennies de développement étaient ainsi principalement des décennies de vente des apparences de développement et qui malgré les miracles économiques et les décollages montés en épingle - comme aujourd'hui on monte les exemples réussis de réformes économiques ici et là -, n'ont pas empêché le continent d'entrer dans une crise économique et sociale profonde: chute générale des indicateurs économiques, crise de l'endettement 57
extérieur, baisse de la capacité d'absorption des capitaux et donc d'emprunt, etc. La troisième décennie de développement devint ainsi celle des politiques de stabilisation et d'ajustement structurel, plus pour gérer la crise africaine en ce qu'elle dérangeait l'Occident (remboursement de la dette, intégration au marché mondial par la croissance des exportations et l'ouverture des frontières), plutôt que pour sortir les économies africaines de la crise. La fin de la guerre froide et la crise de l'économie libérale aidant, les réformes économiques prétendent être des pièces maîtresses des politiques de développement et surtout elles deviennent des conditionnalités imposées aux pays africains pour pouvoir bénéficier des aides et des prêts au développement. Le commerce du développement prend alors une autre dimension, car il est élargi aux politiques de développement ou prétendues telles, et qui comme marchandises, ont leurs producteurs, leurs vendeurs, leurs acheteurs et leurs financiers. La quatrième décennie, celle de la fin du siècle a consisté à renforcer la mondialisation de l'économique (raison ultime des politiques de réformes économiques) par la mondialisation du politique avec les exigences des réformes politiques et de "bonne" gouvernance comme nouvelle catégorie de conditionnalité. Mais le résultat est là, têtu et narguant aussi bien l'Afrique que ses partenaires: ni la croissance économique durable, ni encore moins le développement humain ne sont au rendez-vous avec l'Afrique. Cette dernière est pourtant restée continuellement sous l'emprise de ses partenaires au sein du système marchand de développement (SMD), partenaires qui lui ont vendu les projets, les programmes et les politiques économiques et sociales, et les ont financés durant ces quarante ans. Tel est présenté brièvement le contexte international et interne de l'Afrique en transition du XXème au XXIème siècle. Une Afrique aussi meurtrie ou affaiblie, peut-elle jeter les fondements d'une autre voie de développement? Comment alors faire le compte de ses atouts économiques, sociaux, politiques et culturels et surtout comment les faire valoir dans un tel contexte? Comment oser penser se définir une voie de développement sur base de ses atouts nationaux ou régionaux, et des opportunités que l'analyse autonome peut montrer, si tant est qu'on a encore une autonomie de production de connaissances sur son pays ou sur sa région? N'est-il pas plus facile d'abandonner des tentatives de définition de politiques de développement national et régional, au profit d'une simple adaptation/intégration nationale et régionale des économies africaines au marché mondial et au processus de globalisation, 58
quand bien même le gain qu'on en tirerait en termes de développement humain serait incertain? Ce qui par ailleurs, est la condition sine qua non des politiques "d'aide" à l'Afrique aujourd'hui, où les dirigeants, poussés par le "réalisme du pauvre," se préoccupent plus de l'approbation de leurs politiques par les donateurs que de la mise en place de politiques qui répondent aux besoins de leurs peuples. C'est cela le grand défi de l'Afrique d'aujourd'hui et du siècle prochain: oser se définir l'objectif d'une autre voie de développement du continent dans le monde du XXIème siècle et les moyens de,. sa mise en œuvre, et oser s'y engager. La troisième partie cherche à aborder la réponse à ce défi.
4. La nécessité du retour à la case de départ Mais pour arriver à relever ce défi, il faut non pas seulement poser autrement la question du développement du continent au prochain siècle, mais surtout refaire autrement la lecture de la crise de l'Afrique au cours de ces quatre décennies de développement. C'est cela qui peut permettre de comprendre les limites des stratégies suivies jusque là et des recettes du SMD. Je résumerai cette autre lecture en reprenant l'essentiel d'une analyse déjà faite ailleurs (M. Kankwenda, 1995). La thèse soutenue ici est que la crise économique actuelle en Afrique est la crise d'un modèle économique - le modèle d'accumulation en place - et de ce fait du modèle ou de la composante politique qui l'a mis en place, l'a géré et s'en est nourri. C'est pourquoi elle affecte toute la vie économique à la fois au niveau macro et sectoriel. C'est pourquoi aussi la remise en cause du modèle apparaît et s'exprime sur le terrain de la lutte politique en tant que rouage stratégique du dispositif du modèle d'accumulation, mais aussi comme lieu où l'expression des luttes collectives est possible. Rappelons que le modèle d'accumulation fait référence au système d'articulation entre secteurs économiques d'un pays, comprenant la détermination des secteurs bases de l'accumulation en tant que générateurs du surplus économique qui finance le développement sectoriel ou global -, la fixation du niveau du surplus à transférer et des mécanismes de transfert, ainsi que l'utilisation de ce surplus, l'ensemble traduisant aussi bien les luttes que les alliances entre classes et fractions de classes sociales. C'est pourquoi lorsqu'un modèle est essoufflé ou entre en crise, ce n'est pas seulement toute l'économie qui entre en crise, mais aussi le système d'alliance des classes qui reposait sur ce modèle et s'en nourrissait. 59
En Afrique, ce modèle peut se résumer par les traits caractéristiques suivants. Deux secteurs, l'agriculture et l'industrie minière, constituent la base de l'accumulation. Le surplus agricole est transféré au capital financier principalement par le mécanisme des prix imposés. Les prix étant fixés à un niveau inférieur à la valeur, la partie de la valeur non payée est directement transmise au capital industriel pour la production agricole destinée à l'industrie, et indirectement à l'ensemble du capital financier pour le reste de la production agricole commercialisé, par le canal des bas salaires que les prix des produits vivriers autorisaient. Le surplus minier, généralement réalisé sur les marchés extérieurs comme le surplus agricole d'exportation -, est généré et transféré au capital industriel et financier par le truchement des bas salaires payés aux ouvriers, et des avantages accordés par les codes des investissements et autres législations dont bénéficie le capital dans ces domaines. Ce qui dans les deux cas, permet ainsi des marges bénéficiaires substantielles au capital et donc des possibilités importantes d'autofinancement des investissemepts. Le surplus agricole est aussi transféré à l'Etat par le biais de l'impôt en ar~ent et les autres obligations en nature ou en espèces. Le surplus millier est transféré à l'Etat par l~ canal de la fiscalité et de la distribution des dividendes - l'Etat est généralement actionnaire dans la plupart de ces entreprises -, mais surtout approprié par le capital pour ses besoins d'accumulation locale ou extérieure. Le surplus économique est pour une grande partie approprié et utilisé par le capital financier à l'extérieur et non à l'intérieur au travers des mécanismes de l'échange inégal, de la détérioration des termes de l'échange et de transferts des revenus. La partie du surplus utilisée localement est destinée principalement ~u financement des infrastructures économiques et socIales par l'Etat, et à l'au~ofinancement des entreprises industrielles. A l'exception de quelques pays africains dits miniers, le secteur agricole constitue la base essentielle de l'accumulation interne. Cependant il ne s'agit pas d'une accumulation consciente, voulue, mais d'une accumulation forcée. Ce caractère forcé n'est pas dû seulement à la contrainte de l'appareil de l'Etat, mais au fait que cette contrainte se fait plutôt par la fiscalité, l'échange inégal et la détérioration des termes d'échange de l'agriculture. En d'autres termes, il n'y a pas échange de surplus entre l'agriculture et les autres secteurs, il y a prélèvement du surplus agricole sans que l'agriculture reçoive quelque chose en échange. Dans le cas d'une accumulation forcée, il y a exploitation des paysans, ce qui les contraint à restreindre leur consommation pour fournir à l'industrie et aux autres secteurs qui bénéficient du 60
surplus agricole, y compris le secteur minier, ce qu'ils exigent, et ce, par le canal de l'impôt ou de la détérioration des termes d'échange agricoles. Par ailleurs, cela prive l'agriculture des moyens d'autofinancement pour son propre développement. Cette situation va influencer négativement, c'est-à-dire bloquer finalement le développement des autres secteurs qui s'appropriaient ou utilisaient le surplus agricole. Comme l'a noté E. Poulain (1977, p. 155): "Le développement industriel par accumulation forcée dans l'agriculture peut au départ être beaucoup plus rapide. L'industrie n'a rien à distraire de ses propres forces pour échanger avec l'agriculture, puisque le grain est obtenu automatiquement: tout l'acier va à l'acier. Mais, en même temps que se développe l'industrie, sa base, l'agriculture, s'amenuise. Le prélèvement du surplus agricole entrave l'élargissement de la production agricole, ou du moins en restreint l'échelle, et rend par là même de plus en plus difficile la production par l'agriculture d'un surplus suffisant pour alimenter le développement industriel. S'il n'existe pas d'autres sources d'accumulation, le système entre en crise. L'accumulation forcée a tué la source d'accumulation." Il faut souligner qu'il s'agit essentiellement de l'agriculture paysanne. Quant à l'agro-industrie d'exportation, elle appartient principalement au capital. Le surplus généré par cette branche agricole est donc, pour une grande partie, approprié par le capital et c'est pourquoi l'agro-industrie d'exportation bénéficie généralement de toute l'attention de la coalition dominante: recherche agronomique, politique de bas salaires agricoles, politique de tarification sur les réseaux de transport, facilités de crédit, etc., dont l'agriculture paysanne ne bénéficie pas toujours. Le modèle ainsi schématisé connaît certes des variantes au niveau des différents pays selon qu'ils sont à dominante agricole ou minière, selon la nature dl! capital dominant, et selon que dans la coalition dominante - l'Etat, et le capital financier qui est essentiellement étranger -, l'Etat est dirigé par une classe ou coalition de classes de type bureaucratique ou militarobureaucratique sans assise économique propre (majorité de pays africains), par une classe politique à connotation commerçante (Nigéria), ou une classe à connotation agro-paysanne (Côted'Ivoire, Kenya, Cameroun...). Ce modèle généralement hérité de la colonisation n'a pas été réellement remis en cause après les indépendances. Seuls les responsables de son pilotage ont changé sur le plan national, et avec eux il y a eu quelques aménagements dans les alliances de la classe politique selon la nature des économies nationales et la forme du processus de décolonisation qu'ont connu les différents pays. 61
Deux autres nouveautés peuvent être notées au cours de ces quarante années de gestion africaine "autonome" de ce modèle: le capital commercial privé ou public (sociétés d'encadrement) s'est beaucoup développé et est devenu un partenaire dans la coalition dominante. Il a la maîtrise du surplus vivrier et même d'une partie du surplus non vivrier parce qu'il commercialise aussi une partie des produits d'exportation agricoles et d'approvisionnement industriels. Enfin, le pouvoir d'État - censé être le maître du jeu - et avec lui le capital national productif ne maîtrisent pas le procès d'accumulation. Ils n'ont ni défini les secteurs bases de génération du surplus économique - à quelques exceptions près en Afrique du Nord notamment -, ni fixé les modalités de transfert de ce surplus pour le financement d'autres secteurs. La continuation de ce modèle d'accumulation a eu des conséquences sur sa double base sectorielle: l'agriculture et l'industrie. En effet l'agriculture a continué à être ponctionnée, depuis la période coloniale jusqu'à ce jour, finançant le développement d'autres secteurs, ou le fonctionnement des services sans échange de surplus, ni rétention d'une partie substantielle de son surplus pour son propre développement. La conséquence en est double: d'une part, l'agriculture a stagné ou régressé et de l'autre, l'industrie s'est presque bloquée dans sa croissance. Son marché en effet est restreint, l'agriculture et le monde rural étant contraints à diminuer leur consommation. Par ailleurs les possibilités d'autofinancement de l'industrie ont été réduites parce que le surplus agricole qui en était la base, a diminué au lieu d'augmenter. Le système entrait ainsi en crise. L'agriculture ne pouvait se développer, l'industrie non plus. Le développement du capital commercial ayant fini par récupérer à son profit le rapport d'accumulation qui liait l'agriculture paysanne à l'industrie et au capital urbain en général, il en est résulté que le capital industriel devait faire face à des coûts de production de plus en plus élevés (charges salariales, approvisionnement et pièces de rechange par exemple), alors que son marché se rétrécissait. Le développement "anarchique" du capital commercial devenait un obstacle au développement (ou l'accumulation au niveau) du capital industriel et financier. Pour éliminer le capital commercial de ces activités, ou du moins pour diminuer ses effets néfastes sur l'accumulation dans certains pays africains, le capital pénétra l'agriculture destinée au marché interne, en tant que producteur direct approvisionnant les cantines ouvrières et les marchés urbains, ou en tant qu'encadreur des planteurs pour l'approvisionnement industriel. Ce mouvement d'élimination du capital commercial fut complété notamment par 62
les mesures de libéralisation des prix agricoles dans beaucoup de pays, qui eurent aussi à supprimer le monopole des sociétés d'encadrement devenu sans objet. Du côté de l'industrie minière, ses coûts de production augmentaient, étant donné la faiblesse du surplus agricole et l'appropriation de ce dernier par le capital commercIal, ce qui diminuait si légèrement soit-il, le surplus qu'elle pourrait dégager. Par ailleurs, une bonne partie du surplus fut appropriée et utilisée à l'extérieur par le grand capital étranger, via divers canaux déjà indiqués, tandis que la parti~ du surplus minier qui restait dans le pays était partagée entre l'Etat pour son fonctionnement et l'industrie minière. Il en découlait que l'industrie minière qui, pour certains pays était devenue la base principale d'accumulation interne pour l'Etat, recevait peu de chose pour son autofinancement. L'industrie minière entrait ainsi dans une situation de crise, atténuée par moment par la hausse des cours des matières premières. En l'absence d'autres sources d'accumulation, c'est tout le système qui entrait en crise. On comp'rend ainsi que non seulement les principaux secteurs productIfs entraient en crise (stagnation et régression), mais aussi que les principaux équilibres macroéconomiques étaient rompus: offre et demande, balance des paiements, finances publiques, prix et revenus. La crise économique actuelle de l'Afrique est donc la crise de son modèle d'accumulation, en ce sens que ce dernier est arrivé dans une impasse: il s'écroule, incapable de se reproduire alors qu'il n'y a pas encore de modèle de rechange défini, et encore moins mis en œuvre. À voir les choses de près, aussi bien dans les pays miniers qu'agricoles, ce modèle se caractérise par la primauté de la fonction d'exportation des matières premières, comme fonction principale sans base d'accumulation interne solide pouvant lui venir en aide ou atténuer sa chute lorsqu'il est en crise. En d'autres termes, l'accumulation qui a permis de financer le "développement" en Afrique et donc le modèle au cours de ces quarante dernières années, a été assurée par la fonction d'exportation des matières premières. du sol et du sous-sol. Ceci est général en Afrique en dépit des éloges de l'exportation des pantalons en jeans par le Maroc ou des chemises par l'Ile Maurice. Dans la mesure où les pays africains n'ont pas la maîtrise du circuit de réalisation extérieure de leurs surplus économiques, même cette base d'accumulation reste non seulement précaire, mais surtout étriquée. La détérioration continuelle des termes de l'échange n'a fait que réduire les possibilités d'accumulation. On a parlé d'un processus d'accumulation raté ou d'une faillite de la théorie de l'avantage comparatif portant sur l'exportation des matières premières. 63
Les stratégies et politiques de développement mises en œuvre au cours de ces quarante dernières années en Afrique, appuyées par les partenaires du développement, n'ont jamais cherché à opérer les changements structurels exigés par un autre modèle d'accumulation. Les différentes politiques de réformes, y compris celles appelées d'ajustement structurel, ont cherché au contraire à renforcer ou à gérer la crise des structures en place. Il ne peut être étonnant que la crise perdure. Ayant conduit les pays africains à cette crise, les classes dirigeantes ne pouvaient empêcher cette dernière de se répercuter sur les autres sphères (politiques et sociales) de la société. La sortie de la crise, et plus fondamentalement l'amorce d'une véritable dynamique du développement humain en Afrique, exigent non pas seulement le rejet des politiques et pratiques de gestion de la crise, mais surtout la remise en cause du modèle d'accumulation dominant actuel, et la mise en place progressive d'un modèle d'accumulation plus porteur pour le continent dans le contexte mondial du prochain siècle.
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CHAPITRE II : QUAND LE MARCHf\ND S'HABILLE EN MARABOUT DU DEVELOPPEMENT Le développement comprend dans sa dynamique, un double processus technique et politique. Dans sa dimension technique, il se préoccupe du réalisme, de la mise en équation, de la cohérence interne et externe des projets, des programmes et des politiques. Il se préoccupe aussi des relations entre les objectifs visés, des moyens et des ressources à mettre en œuvre, y compris les ressources techniques et les capacités humaines, ainsi que des résultats escomptés. La dimension politique, elle, se préoccupe des orientations fondamentales de la dynamique du développement, des objectifs ultimes, des voies stratégiques et des politiques à mettre en œuvre, du devenir des peuples et donc de leur engagement, de leur participation, de leur appropriation et de leur intérêt dans ces politiques et stratégies. C'est pourquoi, malgré la pertinence de la dimension technique de cette dynamique, le développement est avant tout d'essence politique, aussi bien dans sa conception que dans sa mise en œuvre. Si cette dimension ou si le processus politique du développement est en panne, aucun dispositif technique, si bien huilé qu'il soit, ne peut être. porteur de solution au problème du développement humain, il ne peut être qu'un palliatif de courte durée. Et de ce fait le développement a une dimension idéologique. Il est d'ailleurs symptomatique et révélateur, que c'est surtout chez ceux qui nient ou ferment les yeux sur la dimension politique et idéologique du processus de développement, en privilégiant la dimension technique, que l'idéologie sous-jacente est la plus sournoisement affirmée. Le développement de l'Afrique a ainsi depuis les indépendances, ses idéologues et ses doctrinaires qui, à travers 65
l'}labillement de guide dans la quête de bonheur du continent, ont surtout fait le commerce des produits et des apparences de développement. Et comme dans tout commerce, les vendeurs et les acheteurs (les régimes politiques africains) ont sans doute fait de bonnes affaires, sur l'autel du développement du continent. C'est pourquoi il est utile de faire l'examen du système maraboutique, en réalité, du système marchand du développement en Affique. 1. Le marabout dans la société africaine De part ses origines islamiques, le marabout est un maître religieux. Il s'occupe de la formation à l'islam et notamment à la lecture et la connaissance du Coran. Vis-à-vis de la jeunesse, il est un guide non pas seulement dans la connaissance du livre saint et de ses enseignements, mais aussi un guide dans la vie: il aide les jeunes qui lui sont confiés ou qui viennent à lui, à comprendre la vie et savoir se comporter dans la société: assimiler les valeurs religieuses ou morales, mais aussi les valeurs sociales et professionnelles qui sont des fondements du bonheur dans le présent et le futur. Les responsabilités de ce marabout ne se limitent pas à la formation et l'éducation des jeunes, car il a aussi les mêmes responsabilités vis-à-vis de la société dans son ensemble. Il est le dépositaire de la tradition religieuse musulmane, et à ce titre il aide les individus et la société à se remettre sur le droit chemin religieux et social-, à comprendre la vie et résoudre les problèmes qu'ils affrontent selon les enseignements et la sagesse des livres saints. Il fait référence et constitue un modèle dans la communauté. En tant que guide religieux, il aide aussi à la solution des angoisses existentielles des individus et de la communauté selon les canons, préceptes et sagesses du Coran. Il est d'une certaine façon la voie du bonheur social et religieux. Mais en tant que guide religieux, le marabout n'est pas un intermédiaire entre l'individu ou la communauté d'une part et Dieu ou le Paradis de l'autre, il n'est pas non plus un monnayeur des services et conseils qu'il prodigue aux croyants. L'autorité religieuse, morale et sociale qu'il acquiert dans la société lui vient de sa sagesse et de ses vastes connaissances religieuses, de son érudition et souvent aussi d'un certain pouvoir mystique qu'il acquiert à force de recherche de Dieu, de sacrifices et privations, d'as~étisme, d'élévation spirituelle et autres retraites religieuses. A ce titre, il peut acquérir la capacité ou est-ce le don de lecture des angoisses existentielles des individus dans la communauté, de lire autrement et interpréter les rêves par exemple et même dans certains cas de prédire l'avenir. Il a une sorte de troisième œil ou de 66
sixième sens qui lui pennet de rassurer les individus dans la solution des problèmes de la vie. Toutes les couches sociales font ou peuvent faire appel à ses conseils avisés. C'est pourquoi, généralement les croyants recourent à sa sagesse religieuse dans les cas d'anxiété, d'angoisses existentielles, des problèmes quotidiens de la vie individuelle ou de la communauté. Seuls ceux qu'on peut considérer comme les grands marabouts arrivent à ce niveau d'élévation religieuse et d'aura sociale. Le système, bien qu'il ne soit pas toujours très hiérarchisé, comprend aussi des marabouts d'autres niveaux et échelons. C'est ainsi qu'il existe des imam (marabouts conduisant la prière à la mosquée), plus ou moins "grands" selon leur niveau de responsabilité (grande mosquée de la communauté ou non), des marabouts de quartier, des muezzin (aides chargés de l'appel à la prière, de l'infonnation et de la communication, de l'entretien des lieux), etc. Dans tous les cas les responsabilités du marabout dans la vie de la communauté sont importantes. Le marabout est présent dans la vie de la naissance à la mort en passant par tous les autres moments importants de la vie. Ses conseils aux croyants ne sont pas des services marchands et le marabout n'en tire pas sa subsistance. Tel est le premier entendement de la notion de marabout dans la société africaine. Mais l'existence de marabouts qui, au-delà de leurs sagesse et vastes connaissances religieuses ont développé un certain pouvoir mystique a constitué sans doute la base d'un important glissement vers le deuxième entendement de la notion de marabout: le marabout guérisseur physique ou moral, le féticheur ou le médecin qui consulte et prescrit des modes de guérison aux maux physiques et mentaux, ou de solution aux anxiétés et autres angoisses de l'existence humaine. Partant souvent d'un certain niveau de connaissance de textes coraniques et même s'il n'est pas nécessairement maître religieux, cet autre marabout en a fait une profession, justifiant son existence, sa fonction socio-économique et son moyen de vivre, en exploitant la crédulité des individus. Disposant sans doute d'une force ou d'une habileté dans un domaine donné, il prétend être fort ou compétent dans tous les autres domaines pour augmenter et étendre son pouvoir sur les individus et sur la communauté. Lui non plus n'agit pas toujours seul, il fait souvent partie d'un réseau plus ou moins effectif entre les moins forts ou moins instruits et les plus forts ou plus instruits. Il consultera ou aura recours aux services d'un marabout au premier sens pour connaître les sourates les mieux appropriées dans telle ou telle circonstance de la vie, et qu'il viendra appliquer au cas de son client. Dans ce deuxième cas en effet, le marabout a bien des clients qui le consultent et qui paient ses services. 67
Ce deuxième entendement semble de plus en plus dominant dans le langage et le commerce quotidiens en société. Mais dans l'un ou l'autre cas, le marabout du clan ou du royaume - féticheur, devin ou sorcier - est perçu et accepté dans sa société comme un être qui détient des pouvoirs surhumains, qui communique avec les esprits protecteurs de la communauté, qui connaît les canons et paradigmes de cette dernière, est doté d'un troisième œil ou d'un sixième sens qui lui permettent de voir ou sentir le présent caché et l'avenir. Grâce à sa communication avec l'Esprit Suprême et les autres esprits protecteurs du groupe et aussi grâce à sa propre sagesse et à son comportement social et moral, il est illuminé et reçoit des instructions qu'il communique aux individus et au souverain sous forme de prescriptions et de "sacrifices" nécessaires pour sauver l'individu ou le groupe et les sortir du malaise. Il a les clef~ de l'épanouissement individuel et social. A ce titre le vrai marabout du village ou du royaume, avec tout son système, n'est pas un marchand de services de bonheur, il a reçu mandat et pouvoir de veiller au bonheur du royaume et de ses habitants. Et il met ses pouvoirs à ce service. Son propre mode de vie est censé répondre aux exigences de la mission qui lui est confiée. Son pouvoir dans la société relève de ses larges connaissances religieuses et surtout de l'information qu'il a sur la situation du royaume, à la fois grâce à sa vie dans la communauté et à sa capacité de communication avec les esprits protecteurs. Son pouvoir relève aussi du fait qu'il détient la clef des angoisses existentielles des individus et de la communauté. Et aujourd'hui la quête de la sécurité humaine, c'est-à-dire du développement humain, est devenue une nouvelle forme de cette angoisse existentielle des sociétés africaines.
2. Marabouts modernes ou marchands du développement? Face à la gravité de la crise africaine, il faut comme au bon vieux temps de l'Afrique traditionnelle, voir le marabout. Il doit savoir mieux que quiconque ce qui arrive au continent, les sources de son mal et sans doute aussi les voies de guérison et donc de bonheur. Sa sagesse et ses vastes connaissances développementalistes, ainsi que sa communication avec les esprits protecteurs de l'Afrique devraient lui permettre de prescrire le remède au maldéveloppement du Continent. Les partenaires extérieurs de l'Afrique se sont sentis en effet comme investis d'un pouvoir maraboutique du développement. Ne venaient-ils pas des pays dits développés et connaissaient de ce fait les lois et mécanismes de fonctionnement du processus de 68
développement ou du moins étaient censés les connaître? Ils savaient mieux que l'Afrique et que quiconque en Afrique ce qui manquait aux pays africains et ils étaient institutionnellement disposés à leur apprendre ou à leur apporter. D'autre part les Africains eux-mêmes recouraient aux services de leurs bailleurs de fonds occidentaux comme on recourt aux services d'un marabout et non d'un simple médecin. Un mal individuel, physique ou mental peut éventuellement être soigné par un médecin qu'il soit moderne ou tradi-praticien. Mais un mal existentiel individuel ou surtout social demande plutôt l'intervention de celui qui en connaît les secrets et dispose d'un autre pouvoir que le commun des mortels. Comme dans la bonne tradition africaine, il faut recourir au marabout, mais au marabout du développement cette fois. L'Occident détenait les clés et les secrets du développement. Et même les titres d'ouvrages ont reflété cette vision. Être marabout c'est disposer de certains pouvoirs d'action et être reconnu comme tel par la communauté. Le marabout du développement est donc la personne ou l'institution qui croit avoir les secrets de l'angoisse existentielle de développement, de par ses vastes connaissances et son pouvoir supra-normal dans ce domaine, et qui est reconnu ou a réussi à se faire reconnaître en tant que tel. Le recours à lui est doublé non pas seulement d'un espoir de guérison, mais au-delà de cela, d'une croyance en ses forces techniques et ses pouvoirs d'action quasi magiques. Déjà le seul fait d'être en dialogue et amitié avec lui rassure et enlève une partie des angoisses. C'est dans cette disposition mentale qu'on fait appel à ceux qui se prennent ou se prétendent marabouts du développement en Afrique. Et de fait le mal de développement a interpellé de nombreux marabouts et même le système maraboutique de développement dans son ensemble. Nombreux sont ceux - individus et surtout institutions -, qui se sont penchés sur cette situation et ont eu le mérite soit de mettre en garde, soit de proposer des solutions, qu'elles consistent à gérer la crise, à en sortir ou carrément à amorcer le processus de développement. Différents fora ont été organisés parallèlement avec la production des études et rapports continuellement alimentés par l'évolution quotidienne de la situation dans les pays africains. Des organismes, mécanismes et autres rouages spécifiques ont été mis en place pour résoudre ou contribuer à résoudre l'équation du développement africain. Les recettes et autres prescriptions destinées à sortir le continent de son mal-développement, toujours actualisées et revues par les marabouts et même les prophètes du développement, n'arrêtent pas de se démultiplier avec la force de ceux qui les prêchent, embrouillant les esprits chaque jour davantage. 69
La multiplicité des documents et de réunions sur le développement de l'Afrique au cours de ces dernières décennies est devenue paralysante pour le continent lui-même. Dans la plupart des cas d'ailleurs ces réunions sont organisées par ou du moins avec l'appui financier et conceptuel du système maraboutique de développement. On est devant un cas de némésis médicale dans lequel l'institution appelée à guérir deviel1.telle-même source de maladie. Le continent est infantilisé, car il semble être porté conceptuellement par d'autres plus qu'il ne se porte lui-même. Les choses se passent comme s'il était refusé effectivement aux Africains le droit de se définir un avenir autre que celui dans lequel on veut embarquer leur continent. Les institutions multilatérales en particulier ont multiplié leur production de rapports et travaux de soi-disant recherche, et d'initiatives sous forme de stratégies globales ou sectorielles et de programmes opérationnels relatifs, pour le développement de l'Afrique. Jamais un continent n'a été aussi submergé et soumis à une telle agression intellectuelle et à une telle expropriation du discours sur lui-même. Le refus, ou du moins la réduction de cet envahissement infantilisant doit être le point de départ pour renvoyer le débat aux Africains, aussi bien dans la conception que dans la mise en œuvre des prescriptions de développement. Avec les "Assises de l'Afrique", l'UNESCO a voulu lancer un appel dans ce sens, mais qui est bien allé au musée des conférences et réunions sur le développement du continerit (UNESCO, 1994). Mais le marabout qui vient pour solutionner des angoisses existentielles du développement en Afrique est bien connu du continent. Il prescrit des recettes et solutions aux maladies de développement de l'Afrique depuis les indépendances. Si ces prescriptions ont évolué au cours de ces quatre décennies de développement, le marabout, lui, est resté le même, avec les mêmes canons et paradigmes de base qui sont le fondement de sa doctrine de développement. Comme je viens de le dire, les canons et paradigmes du marabout de développement sont constants: ils se ramènent au principe du marché, qu'il soit national ou surtout mondial. Presque chaque décennie de développement a été placée sous un thèmeguide qui orientait les actions de développement. Les deux premières décennies ont été des décennies de développement par projets, avec un accent tantôt sur les projets industriels (les stratégies de substitution aux importations notamment se situent dans cette perspective) tantôt sur les projets agricoles et d'infrastructures, avec parfois une certaine sensibilité à la vision d'ensemble du problème de développement (stratégies de développement rural intégré), ou aux préoccupations des 70
populations (stratégies fondées sur l'approche des besoins de base). Les décennies 1960, très marquées par la guerre froide, ont donc été celles au cours desquelles les prescriptions du marabout consistaient à décourager toute tentative de planification s'apparentant au "socialisme," ou toute autre tentative de définition d'une voie de développement qui s'écarterait d'une manière ou d'une autre de la voie royale prescrite dans les canons et paradigmes du marabout. Il s'agissait principalement de mettre en place les mécanismes encourageant le véritable laisser-faire. La somme des "i" ne fait-elle pas le grand ''l'' ? Le raisonnement du marabout est simple: "Le développement est la résultante des projets d'investissements individuels ou sociétaires et c'est comme cela que l'Occident ou le Nord industrialisé s'est développé. En conséquence ce dont l'Afrique a besoin pour son développement, c'est d'accroître sa capacité d'attractIon de capitaux et d'accueil de bons projets d'investissements. Ce qui lui exige aussi une bonne capacité d'appréciation de ces projets d'investissement." Ce raisonnement a inspiré l'essence des stratégies des deux premières décennies de développement. On a conseillé à l'Afrique de renforcer sa capacité d'analyse des projets sans autre perspective que l'analyse microéconomique. Les codes d'investissement et les commissions nationales qui en sont en charge naissaient ici et là, non pas comme outil d'un développement maîtrisé, mais plutôt comme simple grille de triage des investissements pouvant bénéficier des avantages du code. Les cadres et fonctionnaires africains suivirent des formations dans l'analyse des projets organisées à leur intention en Afrique même, mais aussi en Europe et en Amérique. Les experts en analyse et évaluation de projets affluèrent sur le continent, envoyés par la machine du marabout au titre de diverses coopérations. Le marabout envoya ainsi vendeurs de projets d'investissements, vendeurs de capitaux, vendeurs de technologies matérielle et humaine, conseillers en négociation de projets. Toute cette armée de prophètes du bien-être économique global ou sectoriel a déferlé massivement sur l'Afrique au cours de ces deux premières décennies. Parallèlement à tout ce mouvement dans la vente des projets que l'on disait de développement, le marabout prescrivait en même temps de rapprocher la source de financement avec la capacité d'analyse et d'évaluation de projets. L'Afrique ne manque pas que de la capacité et du savoir-faire technologiques, elle manque aussi des capitaux qui peuvent provenir des investisseurs et prêteurs extérieurs ou de sources internes. L'investissement physique étant la source et la catégorie centrale de développement, il faut que les 71
pays africains aient aussi leur propre source de financement. Le marabout a conseillé et aidé les pays africains à créer leurs banques de développement. Comme pour les commissions d'investissement, les banques de développement ont poussé comme des champignons en Afrique sans se préoccuper de l'existence d'un environnement entrepreneurial pour le fonctionnement fructueux de cette catégorie d'institutions dites de développement. C'est pourquoi, et comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre, leur succès a été douteux dans beaucoup de pays africains. Elles n'ont pu faire ni bonnes affaires, ni encore moins assurer le développement. Au cours des décennies 1980-90, beaucoup d'entre elles sont tombées en faillite et ont été fermées, parfois sur recommandation du marabout lui-même. Les deux premières décennies ont donc connu ce déferlement de capitaux et de techniciens de projets en Afrique. Les taux de croissance économique semblaient encourager la dynamique en cours dans les pays appuyés par les marabouts. On a pensé faire pression par effet de démonstration sur les pays qui voulaient tenter d'autres voies de développement. On a loué les mérites du système: on a cru apercevoir sinon voir les décollages économiques et les miracles de développement ici et là. L'Afrique était donc sur la voie du développement. Et en même temps le système maraboutique de développement avait fait de bonnes affaires politiques, économiques et financières. Ses hommes étaient en place et aux commandes, ses techniques étaient considérées comme unique référence, son savoir-faire et ses capitaux étaient bien placés: le système en place lui permettait de vendre n'importe quelle pacotille aux allures du développement et il le faisait. Le marabout n'a pas lésiné sur les moyens et notamment sur le soutien aux régimes politiques qui adoptaient ses prescriptions. Mais comme on l'a vu, la fin de la décennie 1970 déjà et la décennie 1980 ont montré que le système de développement mis en place commençait à s'essouffler. Les projets d'investissement et leurs cohortes de marchandises associées ne se vendaient plus bien. L'Afrique devenait de plus en plus incapable d'acheter les apparences de développement ou surtout de payer ses dettes. Les exportations n'ont plus rapporté assez pour faire face aux dépenses d'importation, ni pour faire fonctionner la machine, ni encore moins pour faire face à celles d'investissement ou de remboursement de la dette. Le marché mondial pour lequel le système maraboutique avait poussé l'Afrique à produire et même à se spécialiser n'était plus aussi rentable qu'on le lui avait laissé miroiter. Les décollages économiques et autres miracles du développement qu'on avait chantés n'étaient que des feux de paille. La crise de la vente des projets était la crise des prescriptions du 72
marabout. Vingt ans de vente de capitaux, de projets d'investissements et de technologies dévoilaient leur véritable essence, à savoir le commerce des apparences du développement et non le développement. Mais les apparences ne trompent que pendant un temps. C'est dans ce cheminement que le marabout a été amené au cours de la troisième décennie, à prescrire des nouvelles recettes, sans sortir de ses canons et paradigmes. Sans disparaître, la vente des projets doit faire une place importante à une vision plus large, globale ou sectorielle, et se situer dans la perspective de cette vision. Celle-ci ne peut être formulée que dans des stratégies et politiques de développement macroéconomiques et sectorielles. Le marabout avec tout son système s'est investi ainsi dans la définition et la prescription des politiques macro et sectorielles de développement. Ces dernières ont ouvert des perspectives nouvelles à la vente des projets et ont davantage orienté la marche du "développement" dans le sens souhaité et voulu par le marabout. Car, à la différence du grand marabout du royaume, le grand marabout du développement, de même que tous ceux qui sont dans son système, ne se contentent pas de donner des prescriptions: ils financent (prêtent ou donnent) leurs prescriptions et en attendent un bénéfice économique, financier ou politique. Les prescriptions du marabout - les politiques de développement qu'il définit pour les pays africains - sont généralement appuyées par tout le système maraboutique. Elles sont des marchandises que les pays africains doivent acheter en grande partie avec l'argent du marabout, par un mécanisme du genre: ''je te prête/donne mon argent si tu achètes mes idées et applique mes prescriptions qui sont la seule voie de salut". Les prescriptions de la troisième décennie rentrent dans cette perspective: c'est la décennie des programmes de stabilisation et d'ajustement qui, malgré leurs soi-disant différentes générations, ont toujours les mêmes composantes: libéralisations, réformes monétaires, privatisations, recherche forcenée d'équilibres financiers interne et externe, modèle d'exportation, remboursement de la dette extérieure. Les marchandises se diversifient, changent de forme ou même de nature, passent des projets dits de développement aux politiques de développement avec les ajustements sectoriels (c'est-à-dire les programmes et les projets sectoriels) qu'elles impliquent, mais la relation est fondamentalement celle de marchand à acheteur et non celle de marabout du clan ou du royaume à ce royaume. Il peut arriver qu'en plus de produits vendus, le marchand donne un "matabish" à son client, mais il ne devient pas marabout pour cela, 73
il s'assure et fidélise simplement sa clientèle. Nombre de programmes de coopération, ou de leurs composantes en "dons" sont à comprendre aussi dans cette perspective. La troisième décennie n'a pas non plus apporté de solution au mal existentiel du développement de l'Afrique. Le développement n'est toujours pas au rendez-vous. C'est même au cours de cette décennie que la crise de développement du continent s'est aggravée en présence du marabout et en dépit de ses prescriptions. Il en a résulté une controverse sur les responsabilités des uns et des autres. Pour le marabout, les prescriptions sont efficaces et appropriées, mais les responsables africains ou les pays africains n'ont pas été capables de les appliquer correctement. Un tel point de vue s'explique: d'une part le marabout ne peut accepter l'échec de ses prescriptions qui signifierait la chute de son autorité religieuse et morale en matière de savoir et savoir-faire sur le développement. De l'autre cela ouvrirait la voie à la recherche d'autres chemins de développement en dehors des canons et paradigmes du marabout. Pour les pays africains au contraire, l'efficacité et la pertinence des prescriptions maraboutiques étaient mises en doute. Et la remise en cause des recettes du marabout du développement implique souvent celle du marabout lui-même et de son rôle dans la société, ainsi que celle des régimes politiques acheteurs de ces prescriptions. Si en effet il est possible de vendre les produits et les apparences du développement, le développement lui-même ne se vend pas et ne s'achète pas, pas plus que les recettes de sa réalisation. Par ailleurs le grand marabout ou le grand féticheur du village, appartient au village et ses prescriptions le concernent luimême aussi, dans la mesure où il est concerné par le sort et le devenir de sa communauté. C'est pourquoi en dehors du royaume, il n'y a pas de marabout de développement, mais plutôt des marchands non pas du développement, mais des produits et apparences du développement. Les marabouts du développement
s'ils existent sont à l'intérieurdu royaume.
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Mais le système maraboutique de développement n'admet pas cela. Bien au contraire il le combat. En effet, chaque fois que l'Afrique politique, économique ou simplement intellectuelle a cherché à lancer un courant de pensée ou de stratégie de développement différent de celui du marabout, ce dernier a toujours cherché à le noyer, le tourner en dérision ou simplement refusé de l'appuyer par le financement approprié. Certains gouvernements se sont faits et défaits en particulier à cause de ce genre de divergences sur les politiques et stratégies de développement, et cela est bien connu. On connaît le sort qui a été réservé à la stratégie de Monrovia et au Plan d'Action de Lagos, à 74
l'Agenda du Caire pour l'Action, au Cadre Africain de. Rechange pour les Programmes d'Ajustement Structurel de la CEA, etc. Des mort-nés par manque d'appui, même de leurs propres auteurs, découragés par le discrédIt qui leur était jeté par le système maraboutique. Ce qui montre combien il est difficile de garder sa dignité et défendre sa voie de développement pour un pays pauvre pressé par les besoins quotidiens, et alléché par la perspective financière doublée de la crédibilité d'être un "bon élève" du système. Mais par contre toutes les recettes soi-disant de développement préconisées par le système maraboutique étaient et sont toujours politiquement et financièrement appuyées par le marabout. Comme pour dire que le salut est auprès, avec et dans la voie du marabout. Le marabout du développement auquel l'Afrique recourt a compris que, non seulement il faut combattre toute autre pensée et stratégie de développement qui ne serait pas dans les règles de l'intérêt bien pensé du système maraboutique, il faut en plus s'assurer que la pensée et la stratégie du marabout sont assimilées et maîtrisées de l'intérieur. Il lui faut donc des imam, marabouts de quartier et autres muezzin en Afrique même. La nouvelle stratégie de vente des projets et des politiques dites de développement doit s'accompagner d'une vision encore plus large et de long terme du devenir de l'Afrique, et de son intégration dans le monde polarisé de la mondialisation, de l'implantation et du renforcement du réseau intérieur de ses autres acteurs dont on va renforcer les capacités, et d'un semblant de dialogue entre le système maraboutique et les pays africains (voir plus loin). En dépit du discours apologétique du marabout sur le succès des politiques de développement prescrites au cours de la troisième décennie de développement, la croissance économique n'est toujours pas au rendez-vous dans l'ensemble des pays africains, même pas dans ceux qui ont suivi ses prescriptions. Et là où il y en a eu, il n'est pas toujours évident de dire dans quelle mesure elle est attribuable à la mise en œuvre des prescriptions du marabout. Par ailleurs la pauvreté est allée croissante en Afrique et le continent est même celui où elle s'annonce croissante pour les décennies prochaines. C'est ainsi que sans redéfinir une autre stratégie pour remettre l'Afrique sur les rails du développement, la quatrième décennie va continuer la vente des projets et des politiques de développement avec une certaine sensibilité aux questions de développement humain et de pauvreté en Afrique, sans non plus qu'on se pose trop la question de savoir comment les prescriptions en application et leurs canons et paradigmes de base engendrent pauvreté et exclusion sociale. La quatrième décennie est aussi celle des politiques de réformes politiques comme nouvelle composante 75
dans l'arsenal des prescriptions du système maraboutique. La dimension politique du processus de mondialisation et de conduite des réformes économiques est mise à l'avant-plan. La gouvernance et la démocratisation deviennent les préoccupations du marabout dans le commerce du développement. On peut constater à ce niveau comment la pensée du marabout a évolué en contradiction. Au cours des deux premières décennies, le fi!lancement des projets d'infrastructures et autre~ se basait sur l'Etat comme un acteur économique actif, car l'Etat était perçu comme la machine appropriée pour promouvoir la croissance. Les théories du développement le justifiaient. Mais les choses ont changé dans un autre sens au cours des deux dernières décennies. Les politiques de réformes ,économiques ont de plus en plus insisté sur, et exigé le retrait de l'Etat des activités économiques en faveur de la promotion du secteur privé comme seul acteur de la croissance et du paradigme du marché. Les nouvelles théories sont de nouveau venues justifier cette politique du système maraboutique et marchand du développement. La nouvelle version dite révi~ée du Consensus de Washington qui reconnaît un certain rôle à l'Etat, comme la plus récente recopnaissance par la Banque mondiale et le FMI du rôle utile de l'Etat dans le contrôle des capitaux à court terme en Malaisie, tout cela montre comment le marabout fait évoluer ses doctrines et prescriptions en tenant compte aussi bien des leçons tirées des prescriptions antérieures que de l'analyse stratégique de ses intérêts à chaque période. Nous voici donc à la fin du XXème siècle et après quarante ans de développement soutenus et proclamés aussi bien par le système maraboutique que par les pays africains eux-mêmes, du moins dans leur ensemble. Cela fait quarante ans de coopération qui n'ont pas apporté le développement à l'Afrique ou qui n'ont pas pu mettre le continent sur le bon et droit chemin du développement. Rapports, conférences, initiatives, décennies spéciales et programmes se sont succédés et se succèdent sans résoudre l'équation. La responsabilité est sans doute partagée: elle incombe aussi bien au marabout qu'à celui qui fait appel à ses pouvoirs religieux en matière de développement. Il serait utile de montrer ou démonter les mécanismes par lesquels le système maraboutique, comme le marabout féticheur moderne en Afrique, a contribué non seulement à la régression et à la crise de développement en Afrique, mais s'est surtout servi du commerce des produits et apparences du développement. C'est un chapitre que d'ailleurs le système maraboutique du développement n'aime pas beaucoup qu'on ouvre. Il suffit de se référer aux nombreux travaux qui ont contribué à montrer comment le Nord a exploité et sous-développé le Sud par les mécanismes du transfert 76
de revenus, l'échange inégal, la détérioration continuelle des termes de l'échange, la baisse des cours des matières premières et la périphérisation des économies du Sud, la limitation du développement des capitalismes nationaux et de leur intégration dans l'économie mondiale et le processus de mondialisation. Il suffit aussi de faire une comparaison entre les indicateurs les plus significatifs du développement de l'Afrique (voir chapitre I) et ceux du Nord par exemple pour comprendre à qui a profité le commerce des produits et apparences du développement au cours des quatre décennies du développement. En fait on pourrait dire qu'il s'est agi des décennies du développement pour le Nord et ses institutions et non pour l'Afrique. En d'autres termes le marabout et son systèm~ le sont pour le développement du Nord et non celui de l'Afrique. A voir les choses de près, l'Afrique ne se serait-elle pas trompée de marabout en recourant au féticheur ou au marabout de son exploiteur?
3. Le système marchand du développement (SMD) Le commerce du développement a évolué, il s'est renforcé et constitue aujourd'hui un système organisé qui comprend le grand marabout du système, les imam des différents niveaux d'action religieuse du développement, les marabouts des quartiers et des villages, les muezzin et autres acteurs ou activistes du système maraboutique de développement. Même si la concurrence existe aussi dans ce domaine, il n'y a plus d'actions commerciales des marchands isolés. Il existe aujourd'hui une sorte de cartel, donc un système fonctionnel de vente des produits et apparences du dévçloppement. A la tête du système se trouve aujourd'hui le duo des institutions de Bretton Woods -la Banque mondiale et le Fonds Monétaire Intemational-, véritable grand marabout du développement, même si des divergences mineures de priorités ou d'accent peuvent parfois apparaître entre elles dans la mise en œuvre des prescriptions de développement à l'Afrique. Leur division du travail d'ailleurs appelle plutôt à la complémentarité et à l'unicité de vues entre les deux institutions. Le grand marabout est chef d'orchestre et veille à l'harmonie du discours et des prescriptions à différents niveaux. Il dispose de quatre instruments de pouvoir qui constituent le fondement de la force de ses prescriptions. Le mécanisme consiste à avoir l'information et produire la connaissance sur la situation du malade de développement, prescrire les remèdes que l'on juge appropriés, veiller à une action coordonnée dans la mise en œuvre du traitement prescrit, y compris dans son financement. Le reste consiste à convaincre ou 77
forcer le malade du développement de la pertinence du traitement et de la bonne foi amicale et du dévouement désintéressé du marabout et du système maraboutique qui ne cherchent que la guérison du malade, et qu'on ne peut soupçonner d'autres intentions ou intérêts cachés. Le grand marabout a le pouvoir de l'information. L'information en elle-même est un pouvoir et en posséder sur quelqu'un fait acquérir un certain pouvoir sur la personne. Le grand marabout en est conscient et il a investi dans ce domaine en conséquence. Collectée tant bien que mal, mais de manière systématique, et actualisée régulièrement grâce aux immenses ressources et prérogàtives que lui confèrent des droits de pression sur les détenteurs nationaux des données et études économiques et sociales, mais aussi grâce aux études spécifiques commanditées à cet effet à travers les institutions et consultants individuels, l'information sur les pays africains donne un pouvoir exceptionnel au grand marabout. Malgré les lacunes volontaires ou non qu'elle peut avoir, cette information fait du grand marabout une référence pour le système. Qui en effet peut mener une étude sur un pays africain quelconque aujourd'hui sans se référer d'une manière ou d'une autre aux statistiques et autres informations qualitatives du duo de Washington? C'est devenu même une fierté de s'y référer car on espère avoir l'autorité de la source avec soi, même si elles sont en contradiction avec les sources nationales ou d'autres sources, et même si l'évidence les contredit. Le marabout a fini par faire imposer son autorité dans le domaine et il est devenu la principale référence. Ceux qui cherchent à mettre l'information du marabout en doute n'ont ni le crédit, ni la force d'amplification nécessaire pour faire entendre leur voix. Même les autres institutions africaines aussi importantes que,la Banque Africaine de Développement ou parfois la Commission Economique des Nations Unies pour l'Afrique n'ont pas pu développer ce genre de séries statistiques sur l'Afrique et affirmer leur autorité dans un domaine aussi important. Je me souviens personnellement d'avoir contesté en tant que technicien, mais au nom de mon ministère, les taux de croissance et la méthodologie suivie pour les calculer par le grand marabout en 1985 à Kinshasa. Malgré l'importance du ministère auquel j'appartenais et son autorité en matière (le ministère du plan), il a fallu des discussions organisées aussi bien avec le marabout qu'avec trois autres institutions nationales: le ministère des finances, l'institut d'émission et l'institut national de la statistique et l'unanimité qui s'était dégagée sur le bien fondé de la contestation du ministère du plan pour obtenir du grand marabout le changement de ses taux. Il est vrai que ceci contribuait à éroder le 78
pouvoir du marabout en faveur de l'autorité des sources nationales d'information. Ce qui n'est pas de nature à plaire au marabout. Le grand marabout a aussi le pouvoir du savoir et d'inspiration doctrinaire. La collecte et la systématisation de l'information sur les pays africains ne sont pas seulement utiles en elles-mêmes pour le pouvoir et la référence qu'elles donnent. Elles alimentent surtout l'autre base du pouvoir maraboutique de développement. En effet, sur base de l'information collectée, le grand marabout produit des connaissances sur les différents aspects de la vie économique et sociale des pays africains et de l'Afrique dans son ensemble. Rapports et études spéciales ou actualisées, produites à l'occasion des réunions spécifiques ou de lancement de nouvelles initiatives, constituent une base importante du fond de commerce du marabout. Nombre de ces études et rapports sont produits à dessein et donc souvent déjà orientés dans le sens qui justifie l'initiative (politique ou projet) que l'on veut vendre aux autres membres du système maraboutique, ou le traitement que l'on veut prescrire au malade de développement. La production de rapports et études sur l'Afrique elle aussi fait partie du renforcement de l'autorité du grand marabout. Il s'affirme comme possédant de vastes connaissances de la situation économique et sociale et des perspectives de développement en Afrique. Comme pour le marabout qui soigne les angoisses et malaises existentiels, le pouvoir est ici aussi basé sur les vastes connaissances non pas des valeurs existentielles telles qu'elles découlent des livres saints, mais de la situation de maldéveloppement et des canons et paradigmes de développement tels qu'enseignés par l'expérience occidentale. Le grand marabout est ainsi au nom de tout le système, le dépositaire de la tradition et des valeurs de développement. C'est pourquoi il est à même de prescrire les traitements appropriés. Le grand marabout inspire ainsi les idées et politiques de développement. Illes définit et veille à leur application. Si au début sa compétence et son autorité pouvaient être lImitées à un domaine donné, aujourd'hui il les a étendues à tous les autres domaines où le malaise de développement peut se faire sentir: réformes macroéconomiques, réformes institutionnelles, gouvemance et réformes politiques, agriculture et développement rural, industrie, transports et communications, énergie, éducation, santé, environnement, population, lutte contre la pauvreté, promotion du secteur privé,... bref tous les domaines où il est encore possible de vendre de grands projets ou des politiques dites de développement. Il n'existe pas aujourd'hui en Afrique un secteur où un ministre africain n'est pas certain d'appliquer une politique définie plutôt par qu'avec le grand marabout, et ceci concerne même le programme 79
d'investissement de l'État africain concerné! Sans vraiment caricaturer, les gouvernements africains jouent pour ainsi dire le rôle d'agences d'exécution des doctrines et programmes inspirés et définis par le grand marabout. En même temps, le grand marabout ajuste ses prescriptions avec l'évolution de ses affaires marchandes et de la gestion stratégique de ces dernières. Il apprend aussi sur le terrain africain et renforce son autorité. Le grand marabout dispose du pouvoir d~ coordination du système d'aides et de prêts au développement. A ce titre, il prend l'initiative des programmes de développement, de la nature des marchandises du développement à vendre et de l'approche à suivre; il coordonne et tutélarise le processus et l'intervention des autres acteurs du système dans l'opération. Il envoie des missions périodiques de contrôle et de surveillance des politiques mises en œuvre, consolide les rapports et informe les autres rouages du système sur la marche des affaires dans le pays concerné. Il fait ainsi par ailleurs office de policier général ou de tête de pont du système sans le visa duquel les autres acteurs deviennent hésitants sinon réservés pour intervenir. Cette fonction est tellement importante que les pays africains eux-mêmes se sentent dans l'obligation d'être en bonnes relations d'affaires, et d'obtenir le certificat de bonne conduite de la part du grand marabout pour s'assurer des bonnes grâces des autres membres du système marchand de développement. Des dispositifs spéciaux ont été mis au point à cet effet: le Programme Spécial pour l'Afrique qui réumt la majorité des acteurs du système, principalement pour financer la mise en œuvre des politiques d'ajustement par les pays africains; les rouages comme les Clubs de Paris et même de Londres; les mécanismes de coordination de l'aide par le processus de Groupe Consultatif ou de Table Ronde des bailleurs des fonds par lesquels le gouvernement africain soumet sa politique et ses programmes de développement aux principaux acteurs du système marchand de développement pour avoir leur bénédiction et espérer ainsi pouvoir avoir leur soutien financier. On comprend déjà quelle politique de développement peut avoir l'approbation du club maraboutique et les limites que cela impose aux pays africains, malgré leur prérogative en matière de souveraineté nationale. Le pouvoir de coordination du système permet ainsi d'éviter non pas seulement que les interventions se fassent en désordre, mais surtout de contrôler les politiques de développement en Afrique et de choisir celles qui, du point de vue collectif des marchands du système, répondent le mieux à leurs intérêts communs. Si le mécanisme de Groupe Consultatif est directement dirigé par le grand marabout lui-même, les autres mécanismes le sont par 80
d'autres membres du système. C'est le cas du processus de Table Ronde qui est géré par le gouvernement africain concerné avec l'appui technique du PNUD; c'est le cas des consultations sectorielles dont le leadership est souvent confié à l'un ou l'autre membre du système marchand. Mais dans tous ces autres cas, les principaux acteurs cherchent à s'assurer que le grand marabout a bien donné son feu vert pour aller de l'avant. C'est dire que les autres membres du système se reconnaissent en lui et lui font généralement confiance même s'il n'existe pas de hiérarchie formelle. Les choses se passent comme dans l'autre monde maraboutique de l'Afrique. Dans le cas de la Table Ronde par exemple où le PNUD ne joue pas au coordinateur de l'aide, mais poursuit le renforcement de la capacité gouvernementale de coordination de l'aide, et où donc il y a quelques chances pour les pays africains de se définir des politiques de développement de manière autonome, cela est perçu comme un risque par le système marchand. C'est pourquoi le grand marabout, s'il ne discrédite pas ce processus d'une manière ou d'une autre, cherche au moins à le contrôler de près, sinon à le récupérer. Le grand marabout dispose aussi du pouvoir de pression financière. En effet, les autres pouvoirs risquent de voir leur force réelle limitée si le grand marabout lui-même n'avait pas de pouvoir d'incitation et de pression financière pour assurer la mise en œuvre de ses prescriptions. Le grand marabout ne se contente pas seulement de prescrire les recettes et autres traitements, il les finance surtout, et en cela il place l'argent. Lorsqu'un pays africain se trouve en difficultés financières, conjoncturelles ou de développement, et que le grand marabout lui indique la voie de sortie qu'il devrait emprunter et pour laquelle le grand marabout est disposé à lui avancer les fonds et même à convaincre d'autres acteurs de leur participation financière, que peut bien faire ce pays sinon accepter le marché? La situation devient parfois intenable pour les gouvernements africains: les problèmes existentiels de développement qui parfois menacent leur sécurité, les difficultés pour financer leurs programmes d'investissement et parfois même leurs dépenses de fonctionnement, les autres pressions socio-économiques internes, tout cela fait que les pays africains se sentent poussés aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur, à aller vers le marabout ou le système marchand du développement pour chercher le salut. Et ils y vont dans des conditions de faible pouvoir de négociation, en fait qu'ils y vont dans des conditions telles que le grand marabout et le système marchand de développement n'ont pas de difficultés pour imposer les conditions de leur soutien aux actions envisagées. 81
Le pouvoir de pression et d'incitation financière est important non pas seulement pour faire pression sur les gouvernements africains, il l'est aussi pour créer un climat de confiance et attirer les autres membres du système dans la mise en œuvre d'une prescription donnée. Pour ces derniers en effet, le cofinancement d'une opération avec le grand marabout non seulement assure de l'existence d'un certificat ou d'une présomption de bonne conduite du pays africain, mais il rassure aussi sur la bonne fin de l'opération. Il est vrai que la pression du grand marabout et du système marchand de développement sur un pays, qu'il soit africain ou d'un autre continent dépend aussi du poids économique du pays dans le système marchand, des difficultés réelles du pays, des alternatives possibles dont le pays dispose, et surtout de la force des principes guides de la classe dirigeante. Ces quatre pouvoirs sont le fondement de la puissance du grand marabout. Mais on ne devient pas grand marabout par élection, c'est plutôt par la force des choses, c'est-à:dire par la construction et le renforcement de ces quatre pouvoirs. Etant donné qu'en réalité ces pouvoirs sont plus ou moins partagés jusqu'à un certain degré dans le système, il n'est pas besoin d'une hiérarchie d'autorité dans le système. Le grand marabout est l'instance dans laquelle chacun se trouve et il sert les intérêts du système. Il est une sorte de Président Directeur Général du système marchand de développement avec un Conseil d'Administration où chacun pèse du poids de sa contribution, tout en gardant les autres prérogatives qu'il détient par ailleurs dans le système. C'est pourquoi à un autre niveau le système comprend les autres marabouts et imam, (grands et moyens imam) qui sont en fait les autres bailleurs de fonds, bilatéraux et multilatéraux. Au-delà de l'action commune ou conjuguée qu'ils mènent dans le système, ils ont aussi des actions spécifiques selon les secteurs ou les zones géographiques. En général ils se réfèrent à l'action conjuguée avec le grand marabout, bien qu'il puisse y avoir des initiatives relativement individuelles et même des divergences mineures de doctrine ou de liturgie avec le grand marabout. Ces divergences peuvent simplement être l'expression de quelque conflit d'intérêt ou de stratégie individuelle dans le partage des zones d'action ou l'insertion dans le processus de mondialisation. Elles ne portent pas à conséquence et sont généralement réglées entre partenaires du système marchand qui finissent par privilégier l'intérêt commun du système. Les imam du système marchand du développement sont aussi marabouts à leur niveau et exercent leur rôle avec les mêmes pouvoirs mais à un degré relativement limité en termes géogra82
phique ou sectoriel. Ainsi un imam européen par exemple s'intéressera plus aux pays dits de concentration sur lesquels il peut développer un système d'informations, mener quelques études sélectionnées ou apporter un appui financier substantiel, et encore! En fait il ne le fera que si cela est vraiment nécessaire, et s'il ne peut pas trouver les mêmes informations et les mêmes études auprès du grand marabout ou d'autres institutions du système. Il en est de même pour ce qui concerne le continent dans son ensemble qui relève alors d'une perspective qui dépasse les pouvoirs d'un imam bilatéral. C'est généralement de l'autorité du grand marabout ou des niveaux proches dans le pouvoir maraboutique de développement (OCDE et Union européenne par exemple) que cela relève. Les imam d'ailleurs n'ont pas réellement de doctrine de développement propre. Ils préfèrent s'en remettre au grand marabout dont ils sont sûrs de se retrouver en lui, du moins pour le fond et l'essence de la doctrine. Les questions de liturgie peuvent faire l'objet de discussion, mais cela n'est pas le plus important. Nombre d'entre ces imam et marabouts de deuxième niveau ont tendance à se réfugier derrière le grand marabout. Le rôle général des imam dans le système marchand du développement est de contribuer à la création et au renforcement du cadre du commerce des produits et apparences du développement à l'Afrique, à inciter ou pousser les investisseurs privés nationaux à saisir les opportunités pour faire des affaires en Afrique, à garantir les risques que peuvent courir ces investisseurs nationaux, et veiller à ce que le système leur assure le bénéfice qu'ils voudraient bien gagner. C'est ici que des conflits d'intérêts nationaux entre imam peuvent apparaître, sans que le système ne s'écroule pas pour autant. Mais le système fonctionne surtout grâce à son armée de petits marabouts de quartier et de village, de muezzin et autres combattants de la "bonne cause" marchande du développement. Ce sont notamment (i) les institutions et fora plus ou moins institutionnalisés sous le parrainage du grand marabout et/ou d'un ou plusieurs imam, (ii) les sociétés de conseil et de consultation auxquelles il faut ajouter la multitude de coopérants techniques, et (iii) les organisations privées dites de développement, qu'elles soient volontaires ou non gouvernementales. Pour bien faire passer le message du commerce du développement sous un soleil moins réel, et donc plus voilé, il a fallu mettre en place des instances de dialogue, de discussion ou réflexion, mais aussi d'action pour que l'Afrique ait le sentiment et la conviction du bien-fondé de l'unicité du discours qui lui est prêché. Ce qui lui est prêché par le grand marabout et les imam est repris et confirmé par d'autres visiblement plus désintéressés et 83
sans doute aussi techniquement bien outillés que le grand marabout et les imam. Cela contribue à convaincre les plus sourcilleux en Afrique. Ces fora de dialogue se sont institutionnalisés pour certains d'entre eux. D'autres sont devenus des instruments d'action plus ou moins appropriés par l'Afrique pour encore une fois mieux réussir leur action. Je ne prêche pas pour la diabolisation de toutes ces institutions, je voudrais simplement situer leur origine première et l'un des objectifs majeurs de leur mise en place: servir le système marchand du développement. C'est d'ailleurs principalement pour cela que le système les soutient y compris financièrement. Cela ne dit pas que l'Afrique ne peut rien en tirer de bon. Mais elle pourrait en tirer sans doute beaucoup mieux dans le sens de son développement si les choses étaient probablement conçues et mises en œuvre autrement. Parmi eux on peut citer les fora globaux comme le Programme Spécial pour l'Afrique, la Coalition Mondiale pour l'Afrique, la Fondation pour le Renforcement des Capacités en Afrique, et les fora sectoriels sur l'Afrique souvent accompagnés par la production de documents de stratégie ou de programmes opérationnels dans les domaines comme ceux de l'eau, l'énergie, l'environnement, la santé, etc. sous la direction de la Banque mondiale ou d'un autre acteur important du système. Mais il y a ~ussi ceux parrainés par les institutions publiques ou privées des Etats-Unis (le Forum des hommes d'affaires Noirs américains par exemple qui se réunit en Afrique tous les deux ans), de l'OCDE et de l'Union européenne, des pays européens individuels et plus récemment du Japon avec la Conférence Internationale de Tokyo sur le Développement de l'Afrique. Les initiatives se multiplient et même se concurrencent parfois. Comme on le voit, chacun veut montrer qu'il se fait du souci pour le développement du continent et qu'il veut le faire en accord avec d'autres et surtout en accord avec l'Afrique elle-même. Les réunions de ces différents fora se multiplient. Les déclarations et engagements de la ville x se succèdent à ceux de la ville y, mais à la fin du compte c'est le commerce du développement qui se porte bien. L'Afrique reste un continent sans lueur certaine de développement. Les prophètes et marabouts de bonheur n'arrêtent pas de prêcher la sortie du tunnel mais la crise et la pauvreté sont quotidiennement là comme pour narguer les recettes du marabout et du système marchand. Véritables boy-scouts et courtiers du système marchand du développement, les sociétés dites d'ingénieurs conseil et les cabinets de consultation naissent chaque jour comme des champignons dans le paysage du commerce des produits du développement. 84
Généralement placés à côté de la source de financement représentée par le grand marabout et les imam du développement, ils se comptent aujourd'hui par milliers pour ceux qui opèrent en Afrique. Le plus souvent ils opèrent directement dès qu'ils ont pu décrocher le marché, mais il arrive que pour des raisons d'insertion dans l'environnement national du pays africain considéré, de minimisation de coûts ou autres, ils se sentent enclins à utiliser les compétences locales individuelles ou institutionnelles. Ils ont trouvé un créneau particulier pour s'insérer dans ce commerce. Au stade préliminaire ils font l'éclaireur pour ouvrir les marchés, préparer les études de pré-faisabilité et de faisabilité, contribuer à la production des connaissances sur le pays par des études appropriées qui leur sont confiées par le système, et préparer la recevabilité des marchandises du développement qui seront proposées par le système ou un imam donné. Lorsque le marché sur le produit du développement est conclu, ils assurent la mise en œuvre des projets ou des stratégies inspirées par le grand marabout, aident à définir les mesures complémentaires et autres modalités d'exécution avec les imams et marabouts de quartier, ainsi que les croyants de la religion maraboutique du développement, c'est-à-dire les pays africains et leurs principaux acteurs internes. Ils veillent à l'application des directives et assurent le suivi-évaluation. Leur travail fait réellement partie du système marchand et il est comptabilisé en tant que tel aussi bien dans le coût de l'opération de prêt que dans la valeur totale du don fait au pays africain concerné. Il y a enfin les ONG et autres volontaires du développement. Dans le système commercial de développement, ces organisations apparaissent beaucoup plus comme missionnaires de développement (côté marabout) que comme courtiers ou marchands proprement dits. Elles bénéficient d'un crédit immense du fait de leur côté missionnaire: elles prétendent être les seules ou en tous cas les mieux outillées pour atteindre les pauvres, les faire participer aux décisions relatives aux projets de développement qui les concernent, et les aider à se prendre en charge. Elles revendiquent la souplesse de leur gestion, le faible coût de leur iôtervention et leur capacité de contribuer au pluralisme et à la décentralisation, et donc au renforcement de la société civile, au lieu du monolithisme et de la centralisation étatiques. Mais en réalité la situation n'est pas aussi brillante, même sur le plan prétendument missionnaire des ONG du développement. Les ONG gèrent les ressources d'un marabout ou d'un imam du système dans le cadre de certaines activités qui ne sont pas isolées par rapport à la stratégie de groupe ou individuelle de vente des 85
produits du développement. Elles créent quelques emplois pour les ressortissants du pays bailleur de fonds. Elles contribuent à renforcer l'image de bienfaiteur désintéressé du marabout, tout en jouant le rôle de préparation de terrain pour le commerce des produits et apparences du développement. De ce fait, elles sont bien partie intégrante du système marchand de développement. Sur leurs prétentions et revendications, il y a lieu de nuancer les choses. Les ONG ont aussi une bureaucratie qui n'a rien à envier aux autres; elles tendent à créer des situations conflictuelles avec les adtp.inistrations africaines surtout au niveau local, et parfois avec l'Etat lui-même. Au niveau local, elles introduisent parfois un double train de vie et ignorent souvent les faits politiques auxquels les populations font face et qu'elles auront à affronter dans le cadre de leur projet. Par ailleurs, il n'est pas évident que leur coût de fonctionnement par rapport à l'espace touché ou par bénéficiaire soit inférieur à celui des grandes organisations. La structure des coûts des ONG est généralement faible en termes de salaires, mais élevée en termes d'autres contributions notamment en nature (logement, transport, sécurité, etc.) Leur capacité de toucher les pauvres et de les faire participer aux décisions sur les projets de développement les concernant est de toute évidence limitée par la petitesse de leurs moyens: le commerce du développement n'est pas un système de charité et les marabouts et marchands du développement qui financent les ONG en savent quelque chose. Par ailleurs cette capacité n'est pas l'apanage des seules ONG. Nombre d'autres partenaires, surtout ceux qui ne financent pas en prêts mais plutôt en dons utilisent de plus en plus des procédures et modalités de partenariat direct auprès des plus démunis. Compte tenu de leurs faibles moyens, les ONG ont tendance à se référer aux études et autres rapports du grand marabout ou des autres imam et marabouts de quartier qui sont généralement globaux. Leur connaissance du milieu africain est donc relativement faible, ce qui ne les empêche pas de décider de ce qui est bon pour les populations et de la manière de le faire. Les populations sont en général considérées principalement comme bénéficiaires, contrairement à la prétention des ONG d'en faire des participants actifs dans la conception et la mise en œuvre des projets de développement. Enfin la pérennité de l'action des ONG n'est pas toujours démontrée. Et ce qu'il faut retenir c'est qu'en dépit de leur vocation missionnaire du développement et des autres revendications et prétentions qu'elles peuvent avoir, elles sont bel et bien acteurs et donc partie du système marchand du développement. Leur connotation missionnaire leur assure en plus une auréole de 86
bienfaiteur, mais ne leur enlève pas leur place dans le commerce du développement. Le système occupe ainsi le terrain du développement en Afrique, non pas seulement dans le domaine des marchés des capitaux et des autres biens et services classiques, mais aussi dans celui plus crucial des politiques de développement devenues à la fois marchandises et cadres de ventes d'autres marchandises de développement. Malheureusement pour les pays africains, il ne s'agit même pas des instruments de développement dont ils peuvent se servir de manière certaine, mais essentiellement des apparences du développement. Par ailleurs et comme on a pu le voir, il ne s'agit pas de marabout de développement, mais plutôt et véritablement des marchands du développement et qui n'opèrent pas isolément. Bien au contraire, ils constituent un système organisé, avec une certaine distribution de rôles, un mode de gestion des intérêts communs et même de règlement de divergences. Il faut que l'Afrique comprenne cette réalité et devienne l'acteur de son propre développement en commençant par la conception de ce dernier et les stratégies de sa mise en œuvre. Que ceux qui pensent que le développement s'achète en idées et en actions opérationnelles n'aient pas de scrupule à le faire, le système marchand du développement est là pour répondre à leurs besoins. Mais au bout du compte on sait qu'il n'y a que la vente des apparences du développement comme le montre l'expérience des quatre décennies de développement en Afrique. Au bout du compte il n'y a que l'intégration du continent dans le processus de polarisation par la mondialisation, sans perspectives véritable d'un développement humain durable de l'Afrique. Car au même titre que le marabout moderne des villes africaines exploite la crédulité et les angoisses existentielles des individus, le système maraboutique du développement exploite la pauvreté des pays africains et leur croyance ou leur confiance dans le système qu'ils croient encore maraboutique, alors qu'il est marchand. L'un et l'autre vendent des biens et des services qu'ils facturent selon les modalités qui leur sont propres. Par contre ceux qui comprennent qu'il n'y a pas de marabout de développement de l'Afrique en dehors de l'Afrique et que le développement ne s'apporte ni ne s'achète auprès d'autres, quels que missionnaires qu'ils soient, que ceux-là pensent à revoir leur voie de développement ainsi que la nature et les modalités opérationnelles de leur relation avec le système marchand du développement, et donc avec ses grands acteurs depuis le grand marabout jusqu'aux marabouts de quartier ou de village.
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DEUXIÈME PARTIE
L'ARSE~AL STRATÉGIQUE DU SYSTEME MARCHAND DU DÉVELOPPEMENT
CHAPITRE III : L'AIDE COMME INSTRUMENT STRATÉGIQUEDU SMD Dans le système maraboutique et marchand du développement en Afrique, l'aide est une catégorie stratégique importante aussi bien sur le plan conceptuel qu'opérationnel. L'aide au développement est un instrument capital dans la création ou la pénétration du marché du développement, la consolidation des positions sur ce marché, la fidélisation des clients, leur attelage au navire central et leur mise au pas selon la voie et l'approche du SMD, ou seulement de certains de ses membres importants. La littérature sur l'aide est abondante: les analyses de tous bords, nourries des expériences et des leçons des exercices d'évaluation ont tantôt fait l'apologie, tantôt les critiques les plus acerbes, ou enfin nuancé les positions et préconisé des améliorations. Mais la question est toujours d'actualité aussi bien pour les donneurs de l'aide que pour les pays africains receveurs, et bien sûr pour les analystes du développement aussi. Je n'ai r.as l'intention de passer en revue l'ensemble des analyses ou les meIlleurs échantillons par catégorie ou série. Je m'intéresse ici à l'aide au développement en tant qu'instrument stratégique du SMD en Afrique. Cela m'amène à questionner aussi bien le cadre théorique qui fonde cet outil que l'expérience pratique durant les quarante ans de développement aidé par le SMD en Afrique, avant de porter le regard sur l'aide au développement de l'Afrique au siècle prochain avec une interrogation sur la dynamique possible de sortie de l'aide.
1. Philosophie et cadre conceptuel Dans sa philosophie de base, l'aide au développement répond à la théorie des gaps: l'Afrique manque d'experts et techniciens, de capitaux, d'équipements, bref, de facteurs de production et de la 91
capacité de les utiliser de manière bénéfique pour le continent. Donc il faut les lui apporter, l'aider à les acquérir pour son développement. Et depuis quarante ans de développement, les Africains en ont reçues sous des formes variées. Cette aide a énormément augmenté par rapport à la création des richesses nationales des pays africains assistés. Ce qui signifie que les gaps que l'on prétendait combler se sont élargis encore, et les besoins en aide se sont accrus. La crise actuelle de l'Afrique, le fait que les populations africaines se retrouvent aussi pauvres qu'il y a quarante ans, l'absence ou la faiblesse d'une véritable dynamique de développement après une telle période d'efforts conjugués par les pays africains et leurs partenaires qui les aident, tout cela a conduit à la remise en question non pas seulement du modèle de développement suivi, mais aussi de l'aide au développement qui l'a soutenu. Par ailleurs les dernières réponses de l'aide à la crise de l'Afrique portent principalement sur l'accroissement de l'aide humanitaire ou d'urgence, le rééchelonnement, la transformation ou l'annulation de la dette, l'ajustement structurel et ses conditionnalités économiques et politiques, la mise de l'Afrique dans le siège du conducteur, le nouveau cadre global du développement, etc. Mais il s'est agi plutôt de la complexification de l'aide en général et de l'accroissement de l'aide hors projet en particulier, témoignant par là d'un malaise réel d'un système d'aide qui se nourrit, se reproduit, et se pérennise, et non plus seulement d'une théorie des gaps à combler par l'aide. En effet, le volontarisme développementaliste des années 195060 reposait sur une idéologie qui a marqué les praticiens et décideurs du développement, mais aussi nombre de théoriciens: le paradigme de rattrapage. Les théories sur le décollage économique et les étapes de la croissance étaient la référence en matière de politique de développement. Et comme la croissance est fonction de l'investissement
- capital
et équipement - et du savoir-faire,
il
n'était pas difficile de comprendre que c'est parce que l'Afrique en manquait qu'elle était en retard sur le monde occidental. Il n'était pas non plus difficile de comprendre que l'Occident, qui en avait, se voyait en conséquence investi d'une mission historique d'apporter l'aide à l'Afrique pour que cette dernière le rattrape, dans le but de développer le continent, de même que pendant la colonisation sa mission consistait à civiliser l'Afrique. La théorie des gaps trouve donc son fondement dans le paradigme du développement. Ce paradigme ayant évolué dans son appréhension sans nécessairement changer sur le plan fondamental, la mise en œuvre des politiques d'aide a aussi évolué, sans perdre ses paramètres de base. C'est pourquoi, il ne suffit pas pour un pays 92
africain, d'avoir des gaps pour voir l'Occident voler à son secours. L'aide au pays tient compte d'autres facteurs liés aux gaps: son allégeance politique, sa situation géopolitique en particulier durant la période de guerre froide, son poids économique ou sa valeur commerciale, l'intérêt stratégique pour le donneur d'aide, etc. Une telle théorie peut être questionnée de deux manières: (i) de par son impact et ses résultats sur le développement de l'Afrique au cours de ces quatre décennies de développement du continent; (ii) de par ses fondements conceptuels eux-mêmes. Du point de vue de cette dernière perspective, il est légitime de questionner les fondements historiques et théoriques de l'idée selon laquelle le développement d'un pays peut être impulsé par un moteur extérieur, et qui plus est un moteur essentiellement financier. En effet, il n'y a aucun exemple historique pour étayer cette thèse et la logique théorique ne le permet pas non plus. D'abord parce que le développement est un processus complexe de transformation de structures et surtout d'amélioration des conditions de vie des populations par l'élargissement des opportunités qui s'offrent à elles. Par définition, un tel processus ne peut être impulsé que de l'intérieur à la fois pour son appropriatioq/ internalisation et pour la maîtrise de ses différentes étapes. A moins de réduire le développement à un enduit extérieur sur un corps ou une greffe avec les risques de rejet par ce corps, il ne peut avoir de développement d'un pays de l'extérieur de celui-ci et par 'Y un autre pays (J. J. Gabas, 1988). Même si le développement était réduit au paradigme du "tout croissance," cette dernière resterait toujours un processus induit, ne pouvant donc se matérialiser durablement par apport massif extérieur de capital ou d'aide financière, à moins qu'il ne s'agisse de ressources extérieures générées par ses activités intérieures, notamment à travers le commerce extérieur et le rapatriement de revenus. Il est donc difficile de penser comme le font les prédicateurs du SMD que les capitaux extérieurs apportés massivement sous forme d'aide sont de nature à faire brûler les étapes - paradigme du rattrapage -, et faire décoller rapidement les économies africaines. L'histoire de ces quatre décennies de développement en Afrique a d'ailleurs montré que même les quelques rares exemples qui étaient alors exhibés en modèles de décollage économique ou de miracle, non seulement étaient comptés sur les doigts d'une main sur le continent, mais en plus, ils se sont montrés de véritables illusions de décollage économique. Le SMD avait simplement réussi à travers ces pays (Côte d'Ivoire, Kenya, Cameroun...), à vendre quelques apparences de développement, ce qui n'a pas empêché ces derniers d'entrer en crise comme les autres pays africains, étant donné qu'il s'agissait d'une 93
crise d'un même modèle d'accumulation, en dépit du volume massif d'aide qu'ils avaient reçu. L'expérience a ainsi montré que contrairement à la pensée conventionnelle du SMD, ce n'est pas l'argent qui fait le développement. Mais le SMD lui-même a évolué dans sa théorisation et sa justification de l'aide. En effet la controverse sur l'efficacité de l'aide, sur son apport réel au donneur plutôt qu'au bénéficiaire officiel - le pays africain par exemple -, la remise en cause de certains mécanismes et instruments classiques de l'aide, l'écart croissant entre pays riches (donneurs d'aide) et pays pauvres (receveurs de l'aide), la fin de la guerre froide et le besoin de justifier la politique d'aide devant le contribuable occidental, tout cela a contribué à faire évoluer la pensée du SMD sur l'aide et la coopération au développement. Deux arguments principaux sont avancés pour justifier l'aide occidentale. D'abord, l'ambition initiale qui voulait que l'aide soit le moteur du développement, est réduite. Les théoriciens de l'aide reconnaissent aujourd'hui que l'aide ne peut jouer qu'un rôle d'appui aux efforts et surtout aux politiques de développement internes au pays concerné et qu'elle ne peut véritablement porter ses fruits que dans le cadre de ces politiques si tant est qu'elles sont pertinentes du moins telles que le SMD les définit. Ensuite, la justification de l'aide occidentale s'est élargie. Face aux trois grands défis qu'il a cernés dans le monde d'aujourd'hui, à savoir la pauvreté grandissante et les disparités entre pays et au sein d'un même pays, la maîtrise de l'environnement et la mondialisation, les responsables de l'aide en Occident justifient la continuation de leurs politiques sinon l'augmentation de l'aide pour des raisons humanitaires, des intérêts vitaux de l'Occident et de solidarité mondiale. En ce qui concerne la première raison, "L'aide au développement exprime le sentiment de compassion que suscitent l'extrême pauvreté et les souffrances humaines qui affligent, aujourd'hui encore, le cinquième de la population mondiale. (00') L'aide au développement répond à un impératif moral évident. La deuxième raison qui nous pousse à œuvrer en faveur du développement e.st qu'il est de notre intérêt de le faire: le développement profite à tous les peuples - aux plus pauvres comme aux plus nantis. La prospérité des pays en développement offre des débouchés pour les biens et services produits par les pays industrialisés. Par ailleurs un climat de grande sécurité diminue les pressions migratoires, les tensions sociales et environnementales qu'elles suscitent. (...) La troisième raison qui incite la communauté internationale à soutenir le développement est la solidarité qui lie entre eux tous les peuples. La coopération pour le développement offre la possibilité aux 94
peuples de toutes les nations d'associer leurs efforts pour tenter de résoudre des problèmes et poursuivre des aspirations qui leur sont communs." (OCDE/CAD, 1996, p.6) Malgré cette évolution dans l'appréhension de la justification et le rôle de l'aide, la philosophie de base reste la même: l'aide extérieure doit être continuée et même intensifiée parce qu'elle apporte des ressources financières ou technologiques complémentaires certes, mais également vitales pour inverser la tendance à la marginalisation des pauvres et obtenir des avancées vers des objectifs réalistes de développement. Si la nouvelle politique de l'aide avoue ouvertement l'intérêt du donneur et le bénéfice qu'il tire de l'aide au développement, elle bascule pourtant dans des considérations d'ordre moral et éthique sur l'humanitarisme de l'Occident nanti et sa solidarité avec les peuples pauvres. Il est impératif d'écarter de notre problématique les considérations morales et charitables dans le processus de développement. L'aveu de l'intérêt du SMD dans le maintien de l'aide au développement est suffisant pour expliquer théoriquement et la raison d'être des politiques d'aide et leur pérennisation comme instrument stratégique capital du SMD. Par ailleurs la marginalisation et l'appauvrissement croissant des pays et des peuples en Afrique est la résultante d'un système dont se nourrit le SMD. Ils lui sont inhérents. C'est lui qui les sécrète et en tire profit. La moralisation n'est qu'un voile pour l'Afrique en vue de se donner l'image de bienfaiteur, et de chercher l'adhésion du contribuable occidental aussi. Ce qui est plus important encore, est que la politique d'aide ne s'attaque pas au problème de base et à ses mécanismes de fonctionnement qui sécrètent l'appauvrissement des pays et des peuples, mais agit plutôt comme un palliatif destiné à corriger ou mitiger les effets négatifs du système qui l'engendre et en définit la nécessité. Conceptuellement, de par les raisons qui la fondent, les objectifs qui la sous-tendent, et les résultats escomptés qui la justifient, l'aide au développement devait être théoriquement conçue pour une période donnée, le temps de combler les gaps, de rattraper l'Occident, ou de réussir un décollage économique. Or aucun théoricien ni aucun praticien de l'aide n'a intégré les éléments d'une stratégie de sortie de l'aide. C'est dire que dès sa conceptualisation, l'aide s'installe comme un dispositif institutionnalisé du SMD. Ce n'est pas par hasard que sa fm n'est pas réellement envisagée même sur le plan théorique. De même aucun pays africain ne s'est réellement fixé comme objectif de sa politique, de programmer la fin de l'aide, et donc l'autonomie dans la définition de ses politiques et dans la mobilisation de ressources nécessaires, qu'elles soient financières, techniques ou humaines 95
sans avoir à les quémander à un donneur d'aide. Pourtant, nombre de théoriciens du développement et donc de l'aide au développement avaient cru pouvoir calculer les besoins en ressources financières pour le développement de certains pays. Des modèles méthodologiques ont été développés et vendus aux techniciens et autres imam et muezzin du SMD. La folie de l'engouement théorique des années cinquante et soixante avait fait des émules, mais tout le monde a fini par comprendre le ridicule de ce genre d'exercices. La question théorique de départ: "quelle aide pour quel développement?" n'étant pas posée, - et c'est à dessein qu'on ne veut pas la poser -, la conceptualisation de l'aide comme catégorie importante dans le processus de développement de l'Afrique, appuyé par la charité occidentale ne peut se comprendre que dans la perspective marchande et maraboutique du développement. C'est ce qui explique que l'Occident la prêche à travers les politiques, programmes et projets, qu'il la finance et la soutienne politiquement ou militairement au besoin. Mais une donnée est clairement avouée aujourd'hui, les objectifs de l'aide consistent à répondre aux intérêts vitaux du dpnneur et du receveur. Avant d'examiner ce double intérêt et la mesure dans laquelle il a été servi de part et d'autre par l'aide à l'Afrique au cours de ces quarante dernières années, il est utile d'analyser les formes d'intervention, les instruments et les mécanismes fonctionnels de l'aide en Afrique. Cela contribuera à mieux cerner les voies opérationnelles et donc à apprécier l'impact et l'efficacité de l'aide.
2. Champs d'application, l'aide
formes et acteurs du système de
Même si la philosophie de base n'a pas fondamentalement changé, l'aide et les politiques d'aide se sont adaptées à l'évolution politique, sociale et économique aussi bien dans les pays donateurs que dans les pays africains. Par ailleurs elles ont intégré dans leurs préoccupations les dynamiques de l'évolution politique et économique dans le monde comme la fin de la guerre froide et le processus de mondialisation. De même avec le questionnement continuel sur l'efficacité et les approches, les leçons tirées de différentes expériences et périodes ont contribué à nourrir les tentatives de réformes et d'adaptation ou de réponses nouvelles aux problèmes de l'aide et/ou de développement. Il en est résulté un processus de complexification de l'aide, élargissant la gamme des domaines d'mtervention, l'éventail d'instruments et d'acteurs, ainsi que les formes d'intervention elles96
mêmes. Et comme on le verra plus loin, les stratégies d'intervention et les mécanismes opérationnels se sont aussi situés dans cette dynamique. L'aide dont il est question couvre généralement les catégories suivantes: l'aide publique au développement (APD), l'aide humanitaire et les secours d'urgence, et l'aide des organisations non gouvernementales, qu'elle soit de la première catégorie - aide au développement - ou de la deuxième - aide humanitaire. Formes et champs d'application Les Rapports sur la Coopération au Développement produits régulièrement par le PNUD dans le cadre de la mission qui lui a été confiée, recensent et analysent les tendances de l'aide et l'évolution des déboursements annuels. On y distingue actuellement quatre principaux types d'aide qui sont autant de domaines et formes d'intervention. Ce sont: - la coopération technique: celle-ci peut être autonome ou liée à des projets d'investissements. Dans le premier cas, il s'agit de la fourniture de ressources ou de services visant à assurer le transfert de compétences et de connaissances techniques et administratives, ou de technologie afin de renforcer la capacité nationale à entreprendre des activités de développement, sans que ces ressources soient liées à l'exécution de projets d'investissements. Elle comprend aussi les activités de pré-investissement telles que les études de faisabilité, lorsque l'investissement n'a pas encore été approuvé, ni le financement obtenu. Dans le second cas, il s'agit de la fourniture de ressources et de services visant directement à renforcer la capacité d'exécution de projets d'investissement précis. Elle comprend bien sûr les études de faisabilité qui y sont liées. - les projets d'investissements: il s'agit du financement en espèces ou même en nature de projets d'équipement précis, comme par exemple des infrastructures ou la création de capital productif susceptible de produire de nouveaux biens et services. Les projets d'investissement peuvent avoir une composante coopération ou assistance technique selon l'appellation du CAD. - l'aide hors projet: comme son nom l'indique, cette forme d'aide ne s'inscrit pas dans le cadre de projets précis d'investissement ou de coopération technique. Elle correspond plutôt à des objectifs plus larges d'appui à certaines politiques de développement ou de gestion de situations particulières. Elle comprend notamment le soutien à la balance des paiements, l'aide budgétaire, l'appui aux politiques macro-économiques ou sectorielles de réforme, les programmes d'assistance marchandise, d'apports de produits et de dons ou de prêts financiers permettant de payer ces produits, et enfin des ressources provenant des programmes spécifiques 97
d'annulation de la dette. L'aide humanitaire et les secours d'urgence: il s'agit de la fourniture de ressources visant à alléger rapidement des situations de détresse et à améliorer le bien-être des populations touchées par des catastrophes naturelles ou sociales. C'est une forme d'aide qui n'est pas liée aux efforts de développement du pays et ne vise pas à accroître les moyens d'action de ce dernier. Elle couvre les aspects liés à l'alimentation, la santé, l'habillement, l'habitat, etc. En plus de ces quatre principales catégories ou types d'aide, on distingue aussi: -l'aide alimentaire comme forme spécifique qui consiste à fournir les vivres à des fins de développement, y compris les dons et prêts pour l'achat de vivres. Les dépenses connexes à la fourniture de ces vivres (transport, stockage, distribution,...) ainsi que la fourniture des articles apparentés (aliments pour bétail, intrants agricoles pour cultures vivrières,...) sont natureJlement incluses dans cette forme d'aide. Bien que pouvant être intégrée dans l'aide hors projet, l'aide alimentaire ne l'est pas nécessairement. Ceci tient à la fois à la spécificité de cette forme d'aide, mais aussi au fait historique de son existence antérieure à l'apparition bien récente de l'aide hors projet. - l'aide militaire qui n'est généralement pas classée dans ces quatre principales catégories. De par sa nature et les sensibilités politiques ou stratégiques qui y sont liées, cette aide n'est pas recensée au titre de ces quatre formes principales. Par ailleurs, il s'agit d'une aide qui emprunte des voies relativement obscures qui ne relèvent pas des services de coopération de part et d'autre, ni encore moins des services de planification du développement. Elle est donc souvent mal connue en termes d'informations techniques ou financières. En tant que politique et pratique sociales, l'aide a son histoire et se situe dans l'histoire des sociétés et des acteurs qu'elle implique dans sa dynamique, ou dans sa réponse à la dynamique dominante. De ce point de vue, il est utile de noter que l'aide est le processus qui met en jeu des intérêts et des stratégies qui ne sont pas nécessairement cohérents, que ceux-ci soient avouées ou non. Par ailleurs, et de ce fait, les données et les informations sur l'aide ne sont pas toujours conformes dans leur contenu et leur catégorisation, aux définitions retenues. Comme le dit le Président du CAD, pendant longtemps et en particulier au cours des deux premières décennies de développement de l'Afrique, les organismes de coopération au développement des pays donateurs "ont toujours considéré que leur rôle consistait à contribuer à l'acquisition, par les pays en développement, d'infrastructures ou d'équipements. Ils se cantonnent pour l'essentiel à des tâches administratives: envoi de spécialistes 98
chargés d'identifier et de concevoir les projets, traitement des documents relatifs aux projets, supervision de la procédure de passation des marchés et de l'avancement des travaux. Dans les années 1980, avec la prise de conscience de l'importance prépondérante de l'environnement général et institutionnel, leur champ d'action s'est élargi. Maintenant, les donneurs interviennent de plus en plus dans des domaines 'sensibles' touchant aux valeurs politiques, culturelles, historiques et traditionnelles des sociétés, de sorte qu'il leur est d'autant plus nécessaire d'appréhender le contexte local. Cependant, de nombreux organismes d'aide ne comptent encore parmi leur personnel qu'un nombre limité d'agents capables de traiter des questions institutionnelles ou de conduire des analyses des intérêts en jeu en intégrant la problématique homme-femme. La coopération pour le développement a manifestement un rôle essentiel à jouer face aux problèmes nouveaux et délicats soulevés par la prévention des conflits et par la remise en état et la reconstruction à l'issue d'un conflit, à côté des autres instruments d'action des pouvoirs publics, qu'ils soient politiques, militaires ou économiques" (J.H. Michel, 1997). Il n'y a donc plus aujourd'hui, un domaine de développement ou de vie sociale des pays africains où l'aide n'est pas entrée ou du moins ne se considère pas comme concernée. L'intervention des programmes d'aide a été et sera bien sûr inégale compte tenu des intérêts en jeu, des domaines ou secteurs considérés, de la période historique, ainsi que de la zone géographique et des acteurs en présence. Mais, on peut schématiser l'évolution de l'aide dans son approche et dans l'élargissement de son champ thématique d'action, en quelque quatre périodes correspondant plus ou moins aux quatre décennies de développement de l'Afrique. La première période est celle des années 1960. Les nouveaux pays indépendants d'Afrique ne sont plus officiellement dans les empires protégés économiquement par leurs métropoles et doivent affronter le marché mondial avec les risques baissiers des cours de leurs exportations. De ce fait, ils ont besoin de l'aide financière notamment. Ensuite le contexte de la guerre froide appelle une concurrence dans les stratégies et alliances pour maintenir les pays africains dans le camp d'obédience occidentale en général, et de certains grands acteurs de ce camp en particulier. L'aide consiste donc à donner de l'assistance financière aux pays pour soulager leurs difficultés en période de baisse des cours. C'est le sens profond des différents Traités de Yaoundé qui ont été élargis plus tard en Conventions de Lomé avec les pays dits ACP. Mais c'est aussi le sens des différents programmes d'aide 99
alimentaire qui ont été mis en œuvre au cours de cette période notamment par les Américains, mais qui répondent aussi aux préoccupations de la guerre froide. De ce point de vue, l'aide s'est orientée surtout vers le financement de projets dits de développement, souvent de grande dimension et sans articulation entre eux. C'était la période de l'idéologie développementaliste de rattrapage, et donc de grand commerce des apparences du développement. Les donneurs et le SMD dans son ensemble ne veulent pas entendre parler d'une vision globale de développement, ni encore moins de planification de développement dans laquelle les projets peuvent être identifiés, définis et mis en œuvre de manière cohérente. Les projets sont vendus en eux-mêmes comme marchandises. Les techniques pour les vendr~ sont multiples, allant de la liaison de l'aide à des chantages ou autres pressions sur les pays africains. Nombre de pays n'avaient ni la solidité politique, ni les moyens économiques et institutionnels pour affirmer la souveraineté de leur position et la primauté de celle-ci sur la définition et la mise en œuvre de l'aide. La deuxième période est celle de la deuxième décennie de développement au cours des années 1970. La guerre froide pèse toujours de son poids sur les politiques d'aide: les appartenances idéologiques et les positions géopolitiques des pays tout comme l'intérêt économique qu'ils présentent sont des éléments clés dans la mise en œuvre de ces politiques. Les sur-liquidités provenant notamment du boom pétrolier ajoutent une autre donne à la situation. On continue donc les approches de la première décennie mais avec un accent encore plus grand sur la vente des apparences du développement en termes de projets, mais aussi une certaine priorité à la vente des biens et services, à la conquête des marchés et enfin au placement des capitaux. Le gros de la dette africaine date de cette période. Mais la philosophie de développement par projets continue et ne s'essoufflera que vers la fin de la période, notamment à cause de la crise des économies africaines et de celle de l'endettement, de désillusions sur les miracles et autres décollages qui étaient chantés ou présentés ça et là, et donc finalement de la crise du commerce des apparences du développement. La crise des économies africaines au cours de cette décennie, amène à une certaine sensibilité aux problèmes de développement rural intégré et de développement à la base, par le biais de petits projets. La troisième période est celle des années 1980. La crise de la vente des projets et celle de l'endettement commencent à produire leurs effets. Les donneurs se rendent comptent que, d'une part l'aide ne peut porter ses fruits que dans la mesure où les politiques 100
nationales dans les différents pays africains créent un environnement permissif à la propulsion de l'économie du marché aussi bien au plan macro-économique que sectoriel. De l'autre, la vente des projets elle-même essoufflée ne peut être relancée que si ces projets se situent dans un cadre large, cohérent et coordonné. L'aide devient donc essentiellement de l'aide hors projet. Elle s'intéresse en particulier aux politiques de réformes économiques dans le sens de la libéralisation économique, de la limitation du rôle de l'État, et surtout de l'engagement d'un processus plus ferme d'intégration à l'économie mondiale. En outre la question de la dette apparaît sérieusement au centre des préoccupations. Et l'aide aux réformes économiques est destinée notamment au paiement de la dette des pays africains. C'est au cours de cette phase que les préoccupations sur la coordination de l'aide se font jour et les donneurs mettent en place différents mécanismes de coordination dont principalement le mécanisme de Groupe Consultatif dirigé par la Banque mondiale, et celui de Processus de Table Ronde animé par le PNUD. Plus tard l'aide hors projet en appui aux politiques de réformes devenant de plus en plus importante, des mécanismes supplémentaires comme le Programme Spécial pour l'Afrique (SPA en anglais) sont également mis en place. On notera que, tous ces nouveaux mécanismes non seulement cherchent à résoudre le problème de la nécessité de la coordination face à la compétition entre donneurs dans la phase de la vente des projets et autres apparences de développement, mais en plus, ils ne se réfèrent plus aux ensembles politico-économiques qui ont succédé aux empires coloniaux. Ils se veulent d'un autre cadre institutionnel ouvert à la compétition de tous les donneurs. Si jusque-là le SMD n'avait pas encore pris forme de manière organisée et s'il opérait de manière plus ou moins dispersée par le biais de ses différents acteurs soudés principalement par les problèmes idéologiques de la période de la guerre froide, la décennie 1980 a été celle de la coordination, dans ce sens que le SMD se consolidait comme système et organisait l'aide comme instrument principal de mise au pas et d'attelage de l'Afrique. En même temps, l'aide organisée dans la nouvelle dynamique de coordination, permettait au système de gérer le remboursement de la dette due à certains de ses membres, sinon à l'ensemble du SMD. La coordination de l'aide permettait et permet ainsi d'imposer une vue commune sur les politiques de développement et la voie du développement du continent. Le contrôle de la dynamique économique nationale est plus facile au niveau des politiques qu'au niveau des projets. L'Afrique n'avait plus des interlocuteurs ou partenaires différenciés en face pour négocier l'aide qu'ils voulaient bien lui accorder, mais un bloc d'interlocuteurs organisés pour la 101
mise au pas du continent ou des pays individuels. Comme à l'époque des miracles et décollages économiques réussis ici et là dans la vente des projets dits de développement, la propagande du SMD n'a pas manqué de louer les bons disciples africains qui ont réussi leurs réformes économiques et réalisé des performance de croissance modèle, forçant parfois sur la réalité sociale et économique du pays et même sur les chiffres. Les plaidoyers sont allés jusqu'à prôner une nouvelle démarche, celle de concentrer l'aide sur les bons élèves des réformes, c'est-à-dire en fait ceux qui entrent hardiment dans le processus d'intégration à l'économie mondiale, sans remords pour ce qui concerne la pauvreté grandissante de leurs populations. On cite les cas de l'Ouganda et du Ghana comme exemples dans ce domaine. Malgré ce cadre de coordination et d'impulsion des politiques de développement par le biais de l'instrument stratégique de l'aide, la préoccupation des donneurs au cours de cette décennie est marquée par les équilibres financiers et les vues de court terme au détriment d'un véritable processus de croissance économique soutenue. La primauté accordée aux équilibres financiers est à considérer aussi dans le contexte mondial de l'autonomisation croissante du système financier par rapport au système productif et des mouvements spéculatifs sur les marchés financiers. La quatrième période est celle de la décennie 1990. Elle est marquée par un autre élargissement du champ d'application de l'aide au développement: le champ politique. Le contexte international est celui de la fin de la guerre froide et les préoccupations d'appartenance idéologique ne pèsent plus comme facteurs déterminants dans l'attribution de l'aide. Le bloc de l'Est a implosé et le SMD n'a plus de concurrent poIitico-idéologique. Une stratégie spéciale de mise au pas et d'attelage de l'ancien bloc de l'Est et de ses anciens membres est en cours, et cela devient prioritaire dans les politiques d'aide du SMD, à la fois pour le potentiel immense de marché que l'ancien bloc de l'Est présente, et pour éviter de donner une quelconque chance à sa ré-émergence. L'Afrique pèse donc peu de choses dans la nouvelle donne mondiale et sa mise au pas demande à être surveillée de l'intérieur par des systèmes politiques qui correspondent à la dynamique de la mondialisation: le système de gestion des affaires publiques de la démocratie occidentale. Au cours des trois premières décennies de développement, les donneurs d'aide ont fermé les yeux sur les régimes politiques qui ont dirigé l'Afrique jusque-là. Au besoin ils ont soutenu même publiquement les régimes les plus corrompus et les plus tortionnaires, de parti unique ou d'homme fort unique, pourvu qu'ils maintiennent le pays dans la mouvance idéologique 102
occidentale, ou le tiennent de main de maître pour l'administration de différentes cures "de développement," exactement comme on tient un enfant pour que le médecin lui fasse boire la décoction amère qu'il a préparée pour lui. Par ailleurs, l'appauvrissement croissant des pays et des populations africaines est une autre situation qu'il faut gérer dans le contexte de l'intégration au marché mondial. Cela demande une gestion de proximité par des régimes politiques crédibles aux yeux de leurs populations et donc à mesure de les convaincre du bien fondé des politiques nationales, comme processus d'insertion dans la mondialtsation prônée comme bénéfique pour tous. Les réformes politiques sont ainsi devenues un nouveau champ d'application de l'aide. Comme on peut encore une fois s'en rendre compte, l'aide et les politiques d'aide se sont développées comme un monstre - et en fait elles le sont -, étendant leurs tentacules partout dans les différentes sphères de la vie nationale en Afrique, dictant leur loi et se pérennisant comme dispositif de mise au pas du continent par le SMD. Elles contrôlent à des degrés divers aussi bien les niveaux meta, macro, meso que micro, c'est-à-dire celui des projets et de la vie dans les communautés de base. Elles sont devenues un critère stratégique de définition des politiques nationales, de même qu'un critère de légitimation des pouvoirs comme on le verra au chapitre sur la gouvemance CÎaprès. Une pratique d'autocensure des dirigeants pour rester dans les bonnes grâces des donneurs d'aide et bénéficier de leur magnanimité s'est institutionnalisée. C'est sans doute un des résultats voulus par le SMD. Acteurs et activités dans la gestion de l'aide La gestion de l'aide recouvre différents niveaux d'intervention politique et opérationnelle. Le niveau politique est celui de la décision de la politique d'aide du donneur ou du groupe de donneurs. Il comprend la définition des orientations de l'aide, des paramètres et critères de base, des stratégies de mise en œuvre et des priorités stratégiques et opérationnelles des politiques et programmes d'aide. Le niveau opérationnel comprend les activités liées à la traduction des politiques d'aide en programmes d'action et projets concrets. Cette traduction couvre les différentes étapes de la vie des programmes et projets, qui vont de l'identification et la formulation à la mise en œuvre et au suivi-évaluation. Chacun de ces niveaux et phases implique une machine administrative de gestion, y compris l'administration des interfaces de coordination. Cela se traduit par une multitude de niveaux et de catégories d'acteurs. 103
Au niveau mondial, l'aide au développement est donc une machine complexe au service du SMD, mettant en œuvre énormément d'activités dans tous les domaines ci-dessus décrits et surtout des acteurs institutionnels et individuels dign~s d'une gigantesque armée mondiale, l'armée du développement. A l'image du SMD lui-même, l'ensemble de cette gigantesque machine comprend non pas seulement les institutions nées des pratiques historiques récentes de l'aide depuis que les décennies de développement de l'Afrique sont proclamées, mais aussi des institutions qui ont préexisté à ces pratiques. C'est ainsi que la machine comprend au centre les institutions de Bretton Woods, les services appropriés d'autres organismes multilatéraux comme l'Union européenne (DE) avec le dispositif des conventions de Lomé, ou l'OCDE avec le Comité d'Aide au Développement (CAD), mais aussi les différents ministères, départements et agences de coopération des pays donneurs de l'aide, nombre d'agences du système des Nations Unies, les autres services ayant cette dimension dans leurs attributions, même sans que cela relève officiellement des services de coopération - cas de l'aide militaire, des services particuliers des affaires étrangères, etc. -, des organismes privés comme les entreprises transnationales ou nationales, des petites entreprises particulièrement dans le domaine des études et de la vente de l'expertise diverse, des organisations non gouvernementales et enfin des individus jouant plus ou moins le rôle d'éclaireurs, facilitateurs ou électrons mobiles. En les regroupant, on peut distinguer schématiquement les acteurs suivants: - Les institutions publiques et para-publiques: elles comprennent les institutions multilatérales et bilatérales d'aide spécialement créées à cet effet, avec leurs différents mécanismes opérationnels et structures ad hoc ou consultatives. Leurs structures comprennent aussi bien la prise en charge des questions verticales qu'horizontales du développement, et leur organisation interne intègre les préoccupations thématiques et géographiques de leurs champs d'intervention. Il faut noter que la dimension institutionnelle de la mise en œuvre des politiques d'aide est par elle-même un élément de l'institutionnalisation de l'aide, comme système qui vit et se reproduit en déconnexion de l'économie ou de la question du développement en général. - Les entreprises privées, qu'elles soient nationales ou transnationales: de nos jours nombre d'entreprises privées qui veulent faire ou font des affaires en Afrique font partie du jeu de l'aide. Elles le font indirectement par le truchement de leurs liaisons souvent officielles avec les institutions de l'aide, dans l'ouverture des marchés ou la consolidation de ces derniers, et qui 104
leur sont facilitées par les institutions publiques d'aide au nom des stratégies et politiques nationales d'aide ou du SMD. Elles le font aussi de manière directe dans certains cas où elles allient le côté missionnaire et bienfaiteur du développement par quelques gestes appropriés, aux bonnes affaires et à l'extorsion de surplus qu'elles réalisent dans les pays africains de leur implantation. - Les cabinets d'études et/ou de fourniture de services techniques: véritables mercenaires dans le commerce du développement, ils sont de tous les niveaux et de toutes les étapes du système d'aide, qu'il soit mondial ou national. Ils tournent autour de toutes les institutions qui financent l'aide à l'Afrique et se targuent de disposer des meilleurs connaisseurs du continent. Leur rôle consiste à la fois à faire connaître les marchés existants ou potentiels, les voies possibles de leur conquête, de leur consolidation, et donc de l'insertion des pays africains dans le marché mondial. En chiens de garde du système, ils flairent partout où il y a des programmes d'aide financière pour offrir leurs services et faire partie du festin. Pour les plus importants d'entre eux, ils ont réussi à créer des connections qui leur assurent des marchés, non pas seulement dans les pays et institutions qui donnent l'aide, mais aussi dans les pays africains bénéficiaires de l'aide. - Les organisations non gouvernementales: elles se multiplient continuellement à travers le monde, dans les différents pays et autour de différentes institutions d'aide. Même les pays africains n'ont pas échappé à ce phénomène étant donné l'auréole humanitariste et missionnaire des ONG comme couverture pour faire de bonnes affaires et devenir courroie de transmission des déboursements d'aide. Leurs campagnes médiatiques et leur pouvoir de lobbying sont tellement forts qu'elles commencent à drainer une partie encore faible certes, mais croissante de l'aide bilatérale ou des institutions intergouvernementales. L'argent, public et privé, dépensé par les organisations non gouvernementales représente aujourd'hui près de 13% de l'ensemble de l'aide au développement. Et ce taux ne fait que croître. Plus de 2,5 milliards de dollars fournis par l'OCDE passent maintenant par les ONG, certains donateurs dépensant de cette façon plus d'un quart de leur aide. Les ONG possèdent aujourd'hui, dans les pays en développement, des milliers d'opérateurs. Les experts et autres vendeurs individuels de services de développement: ils se présentent généralement comme conseillers ou agents techniques. C'est une catégorie non négligeable d'acteurs et de bénéficiaires du système d'aide. Ils vivent et se nourrissent du système et en sont les propagandistes. Comme les cabinets d'études et de services techniques, ils interviennent aussi bien dans la formulation des politiques, stratégies et programmes nationaux de 105
développement (pour s'assurer sans doute de leur conformité à la dynamique voulue par le SMD), que dans le cycle de la vie des projets: identification, formulation, mise en œuvre et suiviévaluation, tant pour le compte du pays africain receveur d'aide que surtout pour le compte des donneurs. En dehors de ces acteurs directs et indirects, il existe aussi les agents et autres bénéficiaires occidentaux dans la mise en œuvre de l'aide. En effet, dès que l'aide au développement ou à la reconstruction d'un pays catastrophé est annoncée, et surtout si elle est en augmentation dans un pays donné, le nombre d'acteurs et d'agents du SMD dans la gestion et la mise en œuvre de l'aide augmente aussi rapidement: administrations et structures de gestion, offreurs de services de toutes sortes, chercheurs de marchés des biens et des services, etc., constituant ainsi des canaux par lesquels le SMD siphonne l'aide dite au développement ou même humanitaire qu'il a bien voulu donner à l'Afrique. Malgré la mise au pas et la prise en mains de la quasi totalité des régimes pplitiques africains par le SMD depuis plusieurs décennies, les Etats africains sont toujours "tenus directement pour les seuls responsables du 'désastre' actuel. Sur le terrain, et au-delà des discours, ils sont considérés comme incapables de gérer correctement les volumes d'aide accordés aux pays, tant au plan technique que du point de vue moral (corruption, détournement de fonds...). Le mode de fonctionnement de l'aide, avec le poids sans cesse croissant des 'experts' dans le choix des actions à promouvoir, dans la fixation des crédits à y allouer, dans la défmition et la normalisation des modalités de mise en place et de gestion des projets, dans leur conditionnalité, en témoignent largement, quand bien même cela prend une forme de 'rationalisation' dans la gestion des ressources disponibles (oo.)" (N. Bourenane, 1992). Même si depuis un certain temps l'appropriation de la gestion de l'aide par les nationaux est à l'ordre du jour, il faut reconnaître que les progrès sont lents et sélectifs et la citation précédente garde encore de sa valeur. La dernière revue de l'aide au Mali l'a encore prouvé (PNUD et Gouvernement du Mali, 1997).
3. Stratégies, instruments et mécanismes opérationnels Si le cadre théorique a évolué, il en a été de même de la mise en œuvre des politiques d'aide ou de coopération au développement. Ces dernières ont adapté continuellement stratégies et instruments avec les impératifs historiques ou géopolitiques, ainsi qu'avec les intérêts politiques des donneurs d'aide.
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Approches conceptuelles Comme indiqué dans la première section de ce chapitre, l'approche conceptuelle de la stratégie des politiques de coopération a évolué au cours des quarante dernières années. Durant la période de guerre froide, la stratégie des politiques d'aide au géveloppement consistait en réalité à acheter sinon corrompre les Etats africains pour qu'ils rejoignent et restent fermement dans le giron occidental. Elle se préoccupait peu ou pas du développement, même si le terme était sur toutes les bouches et dans tous les discours. La corruption des gouvernements pour qu'ils restent dans cette mouvance allait ensemble avec tout ce qui pouvait avoir l'éclat et l'attirance du développement comme signes extérieurs du développement en Occident. Ce qui était par ailleurs nourri et soutenu par l'idéologie développementaliste de rattrapage. D'où la période du commerce des apparences du développement qui avait aussi une connotation de corruption politico-idéologique. La stratégie de cette période fermait solidement les yeux sur d'autres exigences de l'efficacité de l'aide, qu'elles soient politiques, économiques ou institutionnelles. Ces préoccupations n'apparaîtront dans la stratégie des politiques de coopération que beaucoup plus tard avec l'essoufflement du bloc soviétique et finalement la fin de la guerre froide. La définition des pays de concentration de l'aide américaine en Afrique, de même que celle de la France, de la Grande-Bretagne ou de la Belgique pour ne citer que ces quatre donneurs obéissait à cette logique. Les concepts de pays de programme ou de champ par exemple relèvent de cette perception stratégique de l'aide: les intérêts économiques du donneur certes, mais aussi ses intérêts géopolitiques et idéologiques. Mais cela reste valable pour d'autres donneurs occidentaux. Dans la même veine, l'aide avait l'ambition avouée d'assurer le développement et donc le bien-être aux pays qui se mettaient dans la voie de développement inspirée et soutenue par l'Occident. Mais, les questionnements sur l'efficacité des politiques de coopération et les échecs ou demi réussites constatés sur l'ensemble du continent ont amené les donneurs d'aide à revoir leur stratégie. C'est ainsi que la redéfinition du cadre conceptuel de la coopération est allée de pair avec celle des objectifs de l'aide. Les objectifs de l'aide ont donc été revus à la baisse, ne cherchant plus à s'attribuer la fonction centrale d'assurer le développement en Afrique, mais gagnant en précision. Le résultat étant à la fois de se dédouaner en cas d'échec, et d'impliquer davantage les receveurs d'aide dans la responsabilité de la crise qui était déjà là au cours de la seconde décennie du développement de l'Afrique. En fonction de ces objectifs plus précis, des priorités sectorielles ou trans-sectorielles ont été définies comme axes 107
majeurs d'intervention de la coopération au développement: sécurité alimentaire, cadre et développement institutionnels, ressources humaines, développement social, environnement, secteur privé, etc., avec des accents variables selon la sensibilité de l'époque et du bailleur de fonds. Mais, la philosophie de base de la coopération avec l'Afrique est restée la même: aider son insertion économique au marché mondial et son intégration politique dans le giron occidental. C'est pourquoi, la question des exportations reste en permanence à l'ordre du jour de la coopération: diversification, prix et cours des matières premières, politiques de change, fiscalité douanière, etc., sont toujours au centre du modèle de développement voulu pour l'Afrique et donc des stratégies d'aide. Instruments stratégiques L'aide projet et/ou l'aide programme Pendant plus de deux décennies, l'aide au développement a utilisé principalement l'outil projet comme cadre opérationnel. Les projets se sont multipliés et se multiplient encore de nos jours au point que nombre de pays africains ont des portefeuilles de projets de développement, humanitaires ou autres qui s'élèvent parfois à six cents. De sorte que les administrations africaines sont souvent noyées dans la gestion des projets et la préparation des rapports réguliers à présenter aux missions d'inspection des donneurs. Ce ne sont plus des administrations chargées de gérer ou administrer leurs pays respectifs, mais plutôt des administrations chargées de gérer les projets des bailleurs des fonds dans leurs pays. Ce qui, d'une certaine manière se justifie par le fait que souvent ce sont ces projets qui les entretiennent et les font fonctionner. Mais ces administrations ont aussi leur mission de base: la gestion politique, économique, sociale et culturelle du pays pour son développement, qui ne peut être réduite à la gestion du portefeuille des projets des donneurs. Pourtant, cette dernière consomme une grande partie du temps de ces administrations. La stratégie de l'approche projet comme instrument de base de la coopération au développement est discutable même sur le plan conceptuel et historique. En effet, quel est le statut théorique d'un projet dans la dynamique du développement? Par définition ce n'est ni une entreprise qui a sa dynamique de création de valeurs et de reproduction, ni encore moins un instrument conventionnel permanent dans le fonctionnement de l'administration ou d'une communauté donnée. De ce fait il reste un instrument de court terme dont les limites dans l'efficacité de l'aide font souvent qu'il est appelé à se répéter par des reconductions en plusieurs phases 108
opérationnelles plus ou moins redéfinies, ou sinon à être arrêté sans lendemain durable par fatigue du donneur. Par ailleurs il n'existe pas d'expérience historique, ni en Occident ni ailleurs, de développement d'un pays réalisé par le biais d'une litanie de projets, même s'il y en avait autant que la population du pays. De par sa propre notion, un projet est la projection de l'idée de ce que le bailleur de fonds veut faire pour le temps qu'il veut bien le faire. Alors que le seul projet valable devrait être le projet de développement de la communauté ou du pays concerné, et pour la mise en œuvre duquel les activités prévues pour être réalisées par les différents acteurs nationaux devraient bénéficier de l'appui extérieur. Ce qui est une perception et une approche opérationnelle différentes de la situation actuelle des projets en Afiique. Les principales critiques des faiblesses de l'approche projet relèvent notamment: - la multiplicité des activités dispersées sans coordination ni intégration dans une vision cohérente du développement global ou sectoriel; - le fait qu'ils sont le plus souvent définis par l'offre et non par la demande, ce qui se traduit finalement par la faiblesse de l'engagement de la partie nationale dans la vie du cycle du projet; - ils ne sont pas souvent en conformité effective avec les priorités nationales du développement s'ils n'opèrent pas à contre-courant; - le long processus de leur cycle couvrant l'identification, la formulation, l'approbation par le donneur et par le receveur, le financement, la mise en œuvre et plus tard le suivi-évaluation qui prennent du temps et ralentissent de ce fait le rythme de déboursement des fonds, aggravé notamment par les différentes conditionnalités comme on va le voir; - ils exigent souvent la contrepartie financière nationale qui n'est pas nécessairement prévue dans les, budgets nationaux ou qui en tous cas est difficile à dégager par l'Etat africain ou la communauté africaine concernée. Ces critiques associées aux réalités sur le terrain, ont amené les donneurs à revoir les instruments stratégiques de mise en œuvre de l'aide au développement. On est donc passé de l'approche projet à l'aide hors projet qui comprend en particulier l'aide programme ou d'appui à certaines politiques, comme celle des réformes économiques. Cette nouvelle approche stratégique dans les politiques de l'aide vise non pas à abandonner l'aide projet, mais plutôt à la continuer, mais dans une vision sectorielle, trans-sectorielle ou macroéconomique plus large et sans doute voulue plus cohérente. On espère accroître l'efficacité, l'efficience et la coordination des 109
activités des projets en les situant dans un cadre d'ensemble appuyé par les donneurs. On espère surtout pouvoir mieux influencer les politiques dans le sens voulu par les donneurs, qui est celui de la logique du SMD en Afrique. Il est évident que l'effort de situer les activités microéconomiques ou microsoclales dans une vision sectorielle ou globale plus large est une bonne intention et une approche porteuse qu'il faut appuyer. Cependant, dans le cas de l'aide hors projet telle que pratiquée actuellement, l'approche amène avec elle un certain nombre de faiblesses qui ne sont pas de nature à faciliter la tâche de développement aux pays africains aidés, ni à impulser une véritable dynamique autonome de développement sur le continent. D'abord, il n'existe pas de politique ni programme sans projets concrets de mise en œuvre, sinon ce seraient des coquilles vides. Dès lors les projets dits de développement continuent et ne s'arrêtent pas, et cela avec nombre de leurs faiblesses relevées cidessus. De plus l'aide programme ou d'appui aux politiques ajoute un autre niveau de gestion qui alourdit la machine de l'administration de l'aide en demandant encore plus d'efforts sinon de ressources humaines et institutionnelles. Ensuite, compte tenu de la portée stratégique de l'aide d'appui aux politiques et programmes, les donneurs la pilotent et la gèrent par eux-mêmes, et sont peu enclins à son appropriation par les nationaux. Les prétextes sur la faible capacité des nationaux et de leurs institutions, et sur la corruption qui les caractérisent ne manquent pas pour justifier cette attitude, d'autant plus qu'elle ouvre d'autres chantiers pour l'aide: il faut aider l'Afrique à renforcer ses capacités, et lui apprendre les règles de bonne gestion responsable et transparente qu'elle ne semble pas connaître. Troisièmement, une politique ou un bon programme ne font pas nécessairement en eux-mêmes de bons projets, et inversement, les bons projets ne font pas nécessairement de bons programmes ni de bonnes politiques; on a besoin des uns et des autres, de leur appropriation par les nationaux et de leur intégration dans le projet de développement autonome du pays africain concerné. Quatrièmement, l'expérience a montré que l'aide d'appui aux politiques et programmes de développement était et est en réalité de l'aide aux politiques de réformes et autres politiques liées, telles que conçues et inspirées par le SMD avec ses acteurs principaux, telles les institutions de Bretton Woods. Et comme on le sait, il ne s'agit pas des politiques de développement, mais principalement des politiques de mise au pas et d'attelage de l'Afrique dans son intégration au processus de mondialisation. C'est révélateur d'ailleurs que, dans le langage de nombre d'acteurs importants du SMD, la référence au développement disparaisse de plus en plus 110
aujourd'hui avec la mise en exergue du commerce plutôt que de l'aide au développement. Enfin, l'approche de l'aide programme ou aux politiques, semble garantir au donneur et au SMD, le contrôle des voies et stratégies de développement de l'Afrique, pour s'assurer de son cheminement dans le sens voulu de l'insertion dans le processus de mondialisation. Les stratégies de développement des pauvres pays africains sont définies non pas de manière autonome, mais avec les pays riches qui tiennent à s'assurer qu'elles répondent bien à leurs propres stratégies. Par le biais de ce qu'on appelle le dialogue des polItiques, les pays riches et le SMD s'arrogent ce droit de définir les politiques et programmes de développement en Afrique, pour la bonne et simple raison qu'ils en sont partiellement les financiers, et que l'Afrique est demandeur de leur aide! L'aide liée et l'aide conditionnée Dès le début de la première décennie du développement, les donneurs d'aide avaient tendance à lier l'octroi de leur aide à l'acceptation par le pays africain receveur de certaines réciprocités. Pour bénéficier de l'aide, il était souvent demandé aux pays africains d'accorder certains avantages commerciaux au pays offreur de l'aide: garantie de vendre au donneur les matières premières ou une certaine quantité de matières premières exportées par le pays receveur de l'aide, acceptation de passer les marchés ouverts par la mise en œuvre de l'aide aux entreprises du pays donneur, acceptation par le pays receveur de recevoir les experts et autres assistants techniques fournis par le donneur, et ou de leur fournir certains services à charger au budget de l'Etat (logement, transport, partie locale de salaire...), engagement de donner certains marchés même non financés sur le budget de l'aide aux entreprises du pays donneur, engagement d'accepter certains matériels dans l'enseignement, la santé, le transport, etc. Pendant longtemps on a parlé de l'aide liée comme d'un mécanisme fonctionnel inévitable et l'Afrique n'avait pratiquement pas de choix sinon l'accepter. La remise en cause de l'efficacité de l'aide en Afrique a amené aussi celle de certains de ses instruments stratégiques. Il en est découlé une critique de l'aide liée comme mécanisme opérationnel nocif pour l'efficacité de l'aide, comme pour ses objectifs déclarés: le développement de l'Afrique. La face réelle de l'aide comme instrument de la stratégie économique du donneur dans l'ouverture des marchés à ses entreprises était trop mise en avant. Sans qu'elle disparaisse totalement, l'aide liée n'est plus aussi mise à l'avant-plan. Les engagements liés à l'aide ne sont d'ailleurs jamais mis par écrit, et ne font pas souvent partie officielle des accords signés, bien que cela soit arrivé parfois. Les clauses de liaison de l'aide sont formulées et gérées dans d'autres III
couloirs que ceux qui annoncent l'entrée du bienfaiteur ou son ouverture d'une activité donnée. Seul le côté humanitaire, amical et même missionnaire est loué avec fanfares lors de la signature des accords d'aide. Stratégiquement, les bailleurs ont remplacé le terme de l'aide liée par celui de conditionnalité. En réalité la conditionnalité n'est rien d'autre qu'un autre instrument de liaison de l'aide. Le même phénomène s'appelle aide liée lorsqu'il s'agit des projets, mais il s'appelle conditionnalité lorsqu'il s'agit de l'aide aux politiques et programmes. La conditionnalité de l'aide date en fait du début des politiques d'aide à l'Afrique et elle est passée par trois périodes historiques. La première période est celle de la guerre froide et du commerce pur de l'aide-projets. La conditionnalité consistait à être et rester dans le camp idéologique de l'Occident. C'est dire que la conditionnalité politique était et est toujours restée active dès la première décennie du développement du continent, bien qu'elle ait mis un accent particulier sur la dimension idéologique ou politique. Des pays africains étaient sollicités pour jouer au gendarme sousrégional de l'Occident ou à la vitrine des apparences du développement tel que prêché par l'Occident et son système de valeurs. La deuxième période est celle de l'aide aux politiques et programmes, où la conditionnalité est posée en termes d'adoption des politiques de réformes, prônées par les mw et les autres acteurs importants du SMD. L'aide n'est accordée que si le pays africain accepte de mener les politiques économiques telles que définies par le SMD. La conditionnalité porte non seulement sur la mise en œuvre de ces politiques globales, mais aussi sur celle de leurs composantes macro-économiques ou sectorielles, et même sur le rythme de mise en œuvre des politiques de réformes. Des missions d'inspection sont régulièrement envoyées pour faire le point, s'assurer des engagements du pays, et faire rapport aux autres acteurs du SMD lors de réunions spécifiques des dispositifs de coordination du système. Au besoin c'est le pays lui-même qui fait rapport et montre à quel point il a obéi et mérite amplement l'aide du SMD. Les pays sont alors plus ou moins classés dans l'ordre méritoire de bons élèves, indépendamment de l'impact réel, et des progrès réalisés dans l'amélioration des conditions de vie de leurs populations. La troisième période est celle de la décennie 1990. En plus de la conditionnalité des réformes économiques, une autre conditionnalité est venue s'ajouter, celle des réformes politiques dans le sens de la démocratisation des régimes politiques à l'Occidentale, ou de bonne gouvemance comme on le verra plus loin. C'est dire que cette catégorie ne nie, ni ne remplace la conditionnalité 112
économique, elle la renforce et cherche à lui offrir les conditions de sa réussite. Mais cette conditionnalité va au-delà des réformes politiques entendues simplement au sens de transition des régimes dirigistes d'hommes forts à parti unique vers les régimes démocratiques. Elle implique aussi l'engagement de la base sociale dans le sens des politiques de réformes et des politiques de transition démocratique. En effet, aussi bien les analystes que les décideurs de l'aide ont noté et montré que les politiques de réformes, même bien élaborées dans le sens voulu par le SMD, ne garantissaient ni leur mise en œuvre, ni encore moins leur efficacité opérationnelle. L'adhésion de la base et donc de la société civile était importante sinon cruciale dans cette perspective. Il fallait donc sensibiliser les différentes composantes de la société civile dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques soutenues par l'aide pour éviter que le manque d'adhésion se traduise en remise en cause et des politiques et de leurs fmanciers. D'où l'exigence d'associer au-delà de l'Etat, nombre d'autres acteurs locaux aux programmes de coopération. Ceci était pratiqué déjà aussi bien par la Banque mondiale dans sa nouvelle approche de formulation des cadres d'assistance aux pays, que par l'Union européenne dans la préparation de nouvelles phases de la Convention de Lomé. Mais d'autres acteurs importants sont dans la même dynamique avec parfois des formules différentes (Commission Economique et Sociale, 1997). Cet aperçu montre combien recevoir l'aide de l'Occident pèse sur le développement et les tâches quotidiennes des act~urs nationaux. Le prix de l'aide est donc lourd à payer pour les Etats comme pour le pays dans son ensemble. Et si l'Afrique pouvait s'en passer? Le SMD et ses divers prélats, marabouts et autres imam continuent à faire croire que l'Afrique ne peut pas s'en passer et les pays africains eux-mêmes en sont convamcus. Je dois dire que je n'aurai rien à y redire si les conditionnalités avaient montré leur efficacité ne fût-ce que là où elles ont été appliquées à la lettre par les bons élèves. Or précisément les choses ne sont pas aussi évidentes. Les évaluations des politiques de réformes en Afrique, même par les meilleures volontés du monde n'ont pu le prouver. Il faut donc questionner la conditionnalité. Notons d'abord que les conditionnalités ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles. Comme on le verra plus loin, les conditionnalités économiques ne vont pas toujours ensemble avec les exigences des conditionnalités politiques. Par ailleurs les contradictions peuvent apparaître entre les conditionnalités macro et sectorielles, reflétant par là les contradictions entre le Ministère des finances et les Ministères sectoriels techniques, elles-mêmes se traduisant parfois en contradictions entre les exigences macro des mw et les
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approches sectorielles des bailleurs de fonds bilatéraux. Même si le dialogue entre ces différentes catégories de donneurs peut aider à résoudre ou atténuer ces contradictions, il est évident que cela est source de tiraillements pour le demandeur d'aide et donc d'inefficacité des conditionnalités. Il faut rappeler à ce niveau que l'aide d'appui aux politiques et programmes influence l'orientation des politiques de développement dans le sens des intérêts stratégiques, économiques, politiques ou technologiques des donneurs d'aide, et que cette aide est accordée comme un paquet, comprenant non pas seulement le don ou le prêt, mais aussi la manière de l'utiliser et le type de stratégies ou programmes qu'elle peut appuyer. Sur cette base, le questionnement de l'efficacité des conditionnalités se pose en termes de leur raison d'être, de leur contenu et de leurs résultats. La raison d'être des conditionnalités selon ses défenseurs est, pour les donneurs, de s'assurer que leur argent est utilisé conformément à leur volonté et de la manière qu'ils pensent être la mieux indiquée, pour servir les politiques et programmes qu'ils soutiennent. Une telle justification est sans doute pertinente. Mais qui a le droit de dire au pays receveur la voie de développement qu'il doit suivre et la manière à adopter pour y arriver? Quelle que soit la nature du dialogue des politiques noué à cet effet pour les besoins de l'obtention de l'aide, les politiques sont préparées principalement pour avoir la bénédiction des donneurs d'aide et non pour engager les peuples dans une dynamique de développement à laquelle les donneurs d'aide viennent se rallier. Cela est en soi une cause de l'échec futur quasi inévitable de la conditionnalité et donc de l'aide. Il se pose ensuite la question du contenu et de la portée des conditionnalités. Il faut distinguer à cet égard deux types de conditionnalités. Il y a d'abord celles qui sont externes, c'est-à-dire exogènes, politiques, techniques ou environnementales, qui n'ont rien à voir avec les politiques spécifiques ou les programmes concernés dans leur définition ou leur mise en œuvre. Il y a aussi les conditionnalités qui sont des conditions internes faisant de ce fait partie des politiques ou programmes en tant que mesures inhérentes d'accompagnement, ou comme repères et étapes nécessaires dans la performance du programme. Il faut éviter de confondre ces deux catégories de conditionnalités car elles ont une portée et un impact différents sur l'efficacité de leur mise en œuvre et donc de l'aide. Or malheureusement les donneurs ont tendance à mettre l'accent sur la première catégorie plutôt que sur la deuxième, montrant par là que leur objectif est avant tout de contrôler et orienter les politiques de développement de l'Afrique. Les conditionnalités apparaissent donc comme un ensemble de 114
mesures de mise au pas du continent. Par ailleurs il faut noter que comme dans le cas de l'aide liée, il y a parfois des conditionnalités écrites et avouées et d'autres qui ne le sont pas, ce qui ne fait que compliquer la situation des pays africains receveurs de l'aide et l'efficacité des conditionnalités. Les conditionnalités exogènes sont donc en réalité des pressions politiques des prêteurs d'argent dans le cadre de leur commerce du développement, mais parfois aussi de vrais donneurs qui de toutes façons appartiennent au même SMD. II y a en troisième lieu la question des résultats des conditionnalités. Les analyses montrent qu'ils sont faibles et douteux, comme l'expérience des conditionnalités en matière de politiques de réformes économiques l'ont montré. De plus les conditionnalités renforcent l'absence d'appropriation qui est pourtant un principe important pour l'efficacité et l'efficience de l'aide. Enfin les conditionnalités diminuent ou affaiblissent l'engagement des pays receveurs d'aide et leur responsabilité dans la mise en œuvre des politiques et programmes financés par l'aide. Il reste néanmoins une question que beaucoup se posent: comment faire pour que les conditionnalités deviennent instruments ou facteurs plutôt qu'obstacles dans la mise en œuvre des programmes d'aide au développement? Je pense que la réponse comprend une double composante: d'abord il faut limiter le plus possible la conditionnalité à la catégorie des conditions internes inhérentes à la réussite du programme, et pas trop à celle des conditionnalités externes. Ensuite, même pour les conditionnalités internes, il faut un dialogue franc et un engagement mutuel libre sur le partage des responsabilités entre partenaires dans la mise en œuvre des politiques et programmes de développement, et non des conditions posées par le donneur vis-à-vis du receveur ou demandeur de son aide. Le renforcement des capacités en Afrique Enfin, il yale concept de renforcement des capacités, qui est à la fois instrument stratégique et approche conceptuelle dans la mise en œuvre des politiques et programmes d'aide. La Banque mondiale l'a même proclamé et prêché comme le maillon manquant de la chaîne dans le processus du développement de l'Afrique. Conçu au départ comme assistance ou coopération technique destinée à combler les gaps de compétence en Afrique, cet instrument a évolué dans ses objectifs, son contenu et sa mise en œuvre en Afrique, notamment en réponse aux leçons de l'expérience et aux objectifs ultimes que lui assignent ses financiers du SMD. Il est tellement crucial dans le dispositif de l'aide et donc dans le nouvel arsenal idéologique de la stratégie du SMD qu'un chapitre à part lui est réservé dans ce livre. 115
Mécanismes opérationnels Il n'est pas toujours facile de faire une distinction entre les outils et les mécanismes opérationnels. Néanmoins je l'ai tenté pour sérier les outils de la stratégie de mise en œuvre des politiques d'aide. Il faut donc qu'ils soient compris comme des éléments d'un même dispositif, se renforçant mutuellement, les uns apparaissant historiquement à la suite d'autres, en réponse aux questions spécifiques ou aux difficultés particulières qui naissent de l'exécution des programmes d'aide. Je mentionnerai ici deux mécanismes liés, et faisant suite aux conditionnalités. Il y a quelques années, la Banque mondiale, faisant suite à certaines préoccupations apparues lors des réunions des bailleurs des fonds dans le cadre du Programme Spécial pour l'Afrique (SPA), notamment par le Japon, mais aussi aux critiques faites aux programmes d'ajustement structurel eux-mêmes, a lancé l'idée d'un programme intégré d'investissement sectoriel. L'idée n'est pas nouvelle en elle-même. Elle se situe dans la foulée de l'aide d'appui aux politiques et programmes et se présente comme une approche qui se veut dans l'au-delà de l'ajustement. Les caractéristiques de l'approche ne la différencient pas de l'approche programme préconisée par d'autres donneurs dont le PNUD, ni de l'approche des consultations sectorielles soutenues par ce dernier. Mais ce qui était nouveau dans le langage de la Banque en tant qu'acteur central du dispositif du SMD en Afrique, c'est que dans la foulée de cette approche, il faille maintenant - en fait depuis 1994 - "mettre le
gouvernementafricain dans le siège du conducteur."
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D'abord cela est une reconnaissance que jusque-là les Etats africains n'étaient pas assis sur ce siège dans le pilotage de leurs politiques de réforme ou de développement. Les échecs des politiques de réformes poussent leurs inspirateurs non pas à les revoir, mais plutôt à revoir la démarche dans leur appropriation et les instruments de mise en œuvre. C'est dans ce contexte qu'il faut situer ce nouveau slogan des donneurs d'aide. L'OCDE l'a repris à sa manière dans sa nouvelle conditionnalité des politiques de réformes. Ensuite le slogan peut être captivant mais il est malheureux. Car qui "met les États africains dans le siège du conducteur?" Il faut entendre par là bien sûr les donneurs d'aide. Est-ce leur rôle? Estee cela le partenariat? Par ailleurs si les bailleurs des fonds individuels ou dans le cadre de leur coalition au sein du SMD en Afrique, mettent le gouvernement africain sur le siège du conducteur, et s'asseyent eux-mêmes sur le siège arrière du patron avec un bâton pour taper sur l'épaule gauche ou droite du conducteur selon qu'ils veulent qu'il vire dans ce sens-ci ou dans ce sens-là, et à la vitesse qu'ils lui dictent, alors mettre ce 116
gouvernement sur le siège du conducteur c'est simplement en faire un chauffeur, sinon un garçon de course. Ce qui est pire. Depuis cette année, une autre idée-slogan est apparue, s'ajoutant au premier slogan: c'est l'idée d'un cadre global de développement (comprehensive developmentframework ou CDF). L'idée naît d'un certain nombre de constatations et de leçons tirées de la mise en œuvre des programmes d'aide et de leurs conditionnalités. Il y a d'abord le principe selon lequel les programmes d'aide aux politiques et projets sont conçus de manière à se préoccuper plus des résultats que du volume des projets ou des déboursements. Ceci devrait apparaître non pas seulement dans la conception, mais aussi dans la mise en œuvre et surtout dans l'évaluation. Il y a ensuite les critiques des politiques de réforme qui ont finalement conduit la Banque mondIale à comprendre que le développement n'était ni réductible aux préoccupations macroéconomiques seules, ni morcelé entre les équilibres macroéconomiques et les dimensions structurelles, humaines et sociales de la vie des populations. Ces questions qui sont de long terme font partie du processus de développement et doivent être intégrées aux préoccupations macroéconomiques comme composantes d'un même puzzle. Car une politique macroéconomique qui a des effets sociaux, humains ou structurels négatifs dans l'immédiat ou à long terme n'est pas une bonne politique macroéconomique. Mais encore une fois, il s'agit d'un autre slogan ou mécanisme opérationnel conçu par les poids lourds du SMD, que l'on veut vendre aux pays africains comme cadre de développement et donc d'octroi et de coordination de l'aide. En outre, ce cadre se veut ou se proclame ouvert aux autres intervenants, pour l'intégration de leurs programmes d'aide. Des critiques n'ont pas manqué, exprimant à la fois des doutes sur la valeur ajoutée de ce mécanisme, son appropriation par les pays africains, la complexification qu'il ajoute aux dispositifs, instruments et mécanismes existants, et la crainte ou la suspicion pour les pays africains de rentrer dans un autre piège de conditionnalité. Enfin, comme dans tous les discours de lancement de nouvelles idées slogans, l'écart entre la théorie et la pratique est toujours grand. Les donneurs et la culture de leurs institutions sont suffisamment lourds pour résister, sinon s'opposer à la mise en œuvre des nouvelles conceptions, qui apportent des changements aux pratiques en cours qui font l'identité professionnelle des institutions d'aide.
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4. Efficacité et pertinence de l'aide La question de l'efficacité et de la pertinence de l'aide se pose aussi bien dans l'intérêt des donneurs que des receveurs d'aide. Si le système d'aide a été mis en place et s'est développé comme système, c'est sans doute pour répondre à certains besoins, réaliser les objectifs qui lui sont fixés et atteindre les résultats attendus de part et d'autre. La question a une double dimension: l'efficacité en termes de réalisations et de résultats atteints, et la pertinence en termes de problème posé et de l'approche dans la solution préconisée et mise en œuvre. L'impact de l'aide: bilan négatif ou résultats mitigés? Une riche littérature sur la question existe, alimentée abondamment et continuellement aussi bien par les analystes du développement que par les décideurs et acteurs. Les idées bien sûr varient selon les points de vue des uns et des autres dans le débat. De ceux qui soutiennent la thèse de l'impact négatif à ceux qui défendent celle du rôle positif, il y a assez de place pour les positions intermédiaires et nuancées. Après tout il n'est toujours pas facile de trancher entre le verre à demi-plein et ou à demi-vide. Mais la question ne doit pas être laissée au subjectivisme des uns et des autres, car il y a aussi le langage des faits réels auxquels l'Afrique et ses partenaires font face. Dès le départ, le système d'aide s'était fixé comme objectif d'être l'acteur principal dans la promotion du développement en Afrique, principalement en comblant les déficits du continent en ressources financières, matérielles et techniques. C'est donc essentiellement par rapport à la question du développement du continent qu'il faut examiner les performances de l'aide. Au-delà des formes d'intervention de l'aide au développement, il faut sans doute considérer aussi son volume. L'évolution de l'aide à l'Afrique au cours des vingt-cinq dernières années montre de manière évidente une courbe d'abord montante puis descendante, en particulier depuis le début de cette décennie. Cette chute de l'aide globale au développement est particulièrement sensible pour l'aide bilatérale depuis la fin de la guerre froide. En réalité si l'on considère que la part de l'aide humanitaire ou des situations d'urgence devient de plus en plus importante dans l'aide au développement à l'Afrique, la proportion réelle de l'aide au développement proprement dite est donc encore plus en baisse que l'aide totale (voir tableaux 3.1 et 3.2). En effet, l'aide bilatérale a chuté de plus de 15% entre le début de la décennie et 1996, entraînant l'aide multilatérale dans ce mouvement, mais dans des proportions limitées. Actuellement on considère que l'Aide 118
publique au développement (APD) est à son niveau le plus bas depuis une quarantaine d'années, inférieure à 0,33% du PNB des pays développés fournisseurs d'aide, alors que l'objectif fixé de commun accord au sein de l'ONU et accepté par tous est de 0,7%. Tableau 3.1 Aide Publique au Développement accordée à l'Afrique Sub-Saharienne (en millions de doUars) APD bilatérale APD multilatérale Total
1973 1231
1980
4 905
1985
5635
1992
1993
1994
1995
1996
II 495 10988 II 068 10788
9740
468
1798
2798
7178
6533
7412
6580
6597
1700
6704
8433
18673
17522
18481
17268
16337
Source: CMA, Rapport annuel1997/1998.
Après quarante ans de développement et de développement aidé par les donneurs en Afrique, les faits qu'on constate sont ceux de la panne du développement sur le continent, de l'accroissement de la pauvreté, (et l'Afrique est annoncée comme seul continent où la pauvreté va encore s'accroître au prochain siècle), de l'écart grandissant entre ceux qui aident au développement de l'Afrique et l'Afrique elle-même, de la marginalisation du continent des bénéfices de la mondialisation, de l'absence de décollages et autres miracles économiques soutenus, de la détérioration des conditions en termes de ressources de l'environnement, de la prolifération des conflits et crises politiques, etc. S'il faut condamner globalement l'inefficacité sinon l'effet pervers des politiques de développement mises en œuvre en Afrique pour ce résultat négatif, il faut aussi condamner l'aide au développement qui a soutenu ou financé ces politiques. Le reproche est partagé et probablement plus pour les donneurs que pour les receveurs, contrairement aux idées répandues par les premiers dans leurs prises de positions au cours des dernières années. Mais ce résultat global doit être disséqué car il y a sans doute des domaines ou des périodes où l'effet positif et bénéfique des politiques de développement et donc aussi de l'aide qui les a soutenues doit être reconnu et salué. C'est cette considération qui fait dire à nombre de décideurs et d'analystes que l'impact de l'aide en termes de résultats est mitigé. Dans son effort de re-conceptualisation du Rôle de la coopération pour le développement à l'aube du XXlème siècle, le CAD et donc l'OCDE reconnaissent cette situation sur base de laquelle ils se proposent de réformer le système d'aide en redéfinissant aussi bien les objectifs pour coller à cette triste réalité et en restant modestes dans les ambitions, qu'en recherchant une approche plus participative dans la gestion de l'aide. Les trois enjeux ou raisons majeures par lesquels le CAD justifie la 119
continuation de l'aide commencent par le motif humanitaire de charité envers ces pauvres qui augmentent en nombre, et sont de plus en plus distancés en tant que populations au sein d'un même pays ou en tant que pays par rapport à ceux du Nord (CAD, 1996). Il en est de même de l'Union européenne qui dans son Livre vert sur les relations entre l'Union européenne et les pays ACP à l'aube du XXlème siècle: enjeux et options pour un nouveau partenariat, fait le même diagnostic sur les résultats de l'aide à travers les mécanismes de la Convention de Lomé. Le livre vert reconnaît la faiblesse des résultats de la convention en termes d'impact sur le développement dans bea,!coup de pays ACP et principalement en Afrique (Commission Economique et Sociale/Union européenne, 1997). Mais il faut d'abord rendre à César ce qui lui est dû, et donc saluer les résultats positifs soutenus pendant une certaine période et notamment au cours des deux premières décennies du développement de l'Afrique, ou simplement des résultats ponctuels notamment avec l'aide humanitaire, et les progrès réalisés en particulier dans les secteurs sociaux. Mais contrairement à l'opinion exprimée par le CAD, d'ailleurs en contradiction avec certains passages dans le même rapport, ces progrès ne peuvent être attribués à l'aide au développement seule. La plupart d'entre eux correspondent essentiellement à la période de volontarisme étatique des leaders politiques de l'époque dans l'amélioration des conditions sociales comme partie de leurs programmes durant la lutte d'indépendance. De sorte que si l'aide au développement peut revendiquer ces résultats positifs des progrès sociaux en Afrique, il revient d'abord ~ux politiques sociales volontaristes menées hardiment par les Etats africains au cours de cette période. C'est sans doute parce qu'elle appuyait ces politiques sociales volontaristes en période de guerre froide, que l'aide a pu contribuer à ces résultats appréciés de tous. Tout en reconnaissant qu'il s'agit ici d'un César à double tête, il y a lieu de reconnaître le rôle clé du politique dans un processus de développement, et c'est pour cela que le système d'aide aujourd'hui reconnaît qu'il faut des politiques pertinentes pour que l'aide porte ses fruits. Mais on se rendra compte que, tant que ces politiques étaient définies sans l'implication du SMD qui à l'époque ne s'intéressait qu'au commerce des projets, refusant toute idée d'une vision globale du développement, l'aide projet a pu s'y insérer tant bien que mal et est aujourd'hui à même de revendiquer les progrès réalisés. Mais depuis qu'au cours de ces deux dernières décennies ces politiques sont définies avec ou par le SMD, les progrès réalisés sont en stagnation sinon en régression. De sorte que sans lier quelques bons résultats de l'impact de 120
l'aide ici et là à une forme particulière, à un bailleur de fonds particulier ou à une période spécifique donnée, le bilan d'ensemble est négatif. Le développement est en panne en Afrique, la pauvreté y est grandissante, le continent est de plus en plus marginalisé dans les relations économiques internationales, de plus en plus endetté et encore plus dépendant de l'aide. Il est devenu l'objet d'études, rapports, réunions et mécanismes d'aides qui se multiplient d'année en année sans jamais approcher la solution de ses problèmes fondamentaux. Ce point de vue est soutenu aussi par nombre d'analystes indépendants. Sous la plume de Nicolas Van de Walle et Timothy A. Johnson, Overseas Development Council écrit que "l'aide n'a pas permis la croissance économique et l'allégement de la pauvreté dans la plupart des pays africains. De 1980 à 1993, le taux de croissance économique du continent a été négatif. Bien que l'aide ait contribué à l'amélioration des indicateurs de bien-être humain tels que les taux de mortalité infantile et d'analphabétisme, l'Afrique est toujours en retard sur les autres régions du monde. Il est difficile de distinguer l'aide des autres facteurs qui ont pu influencer la croissance et le développement économiques, y compris les politiques sectorielles et macroéconomiques du gouvernement qui reçoit l'aide, la dotation du pays en ressources humaines et physiques, les systèmes politiques actuels, et l'environnement international." (N. Van de Walle, T. Johnson, 1994). Dans les tentatives d'explication de ces résultats faibles de l'aide sur le développement de l'Afrique, on a tendance à privilégier la dimension technique, et en particulier les faits liés à la gestion du système d'aide. Les principales faiblesses citées sont notamment: la faible appropriation de l'aide par les bénéficiaires, la mauvaise ou inefficiente coordination de l'aide, l'inaptitude des pays africains à faire face aux frais qu'occasionne l'exécution des programmes d'aide, ainsi que la prolifération des projets indépendants avec des termes, des durées, des conditions et des procédures variés. Ces raisons techniques sont sans doute fondées et on peut les élargir encore. Mais il faut considérer aussi la dimension politique des programmes d'aide et leur pertinence pour comprendre le faible impact du système d'aide sur le développement de l'Afrique. Au vu de ces bilans, les défenseurs tous azimuts de l'aide au développement font un raisonnement a contrario ou par défaut, et concluent que la situation de l'Afrique serait pire si elle n'avait pas reçu ce volume important de l'aide occidentale. En réalité il s'agit d'un raisonnement défensif inapproprié. Ce qui est certain c'est que l'Afrique ne serait pas morte si elle n'avait pas reçu le type et la forme d'aide dont elle a bénéficié depuis les années des indépendances. Il n'y a pas non plus de raisons pour certifier aussi 121
fortement que la situation aurait empiré, puisqu'elle l'a fait aujourd'hui malgré l'aide. Par contre, il me semble qu'en jouant dans le sens du dépouillement de l'Afrique de ses facultés de se prendre en charge, l'aide montre que, si elle n'était pas là avec ses effets pervers, l'Afrique aurait pu constituer et développer ces facultés. L'Afrique aurait donc réussi même avec des balbutiements inévitables de départ. Ce que l'aide n'arrive pas à réaliser c'est d'amorcer une dynamique de développement humain, appropriée et maîtrisée par les Africains. Si tel avait été le cas, la situation n'aurait pas empiré. Pertinence ou dimension pernicieuse de l'aide? Malgré ces effets non évidents sur le développement du continent, les défenseurs de l'aide aussi bien du côté des donneurs que du côté des receveurs affinnent qu'il faut la continuer, que l'Afrique en a encore besoin pour longtemps, et ce qu'il faut faire c'est adapter ou réfonner le système d'aide pour améliorer son efficacité. Cependant et comme indiqué plus haut, il n'existe pas d'exemple historique de développement réussi grâce à l'aide extérieure. Le plan dit Marshall était un programme de reconstruction de l'existant détruit par la guerre en Europe et non de construction du développement qui n'existe pas encore comme en Afrique. Par ailleurs des exemples qui sont donnés sur le modèle asiatique, qu'il s'agisse des pays comme le Japon et la Chine ou des "dragons" comme Taiwan, Singapour, Hong Kong, Corée du Sud ne sont ni des modèles dans la réussite d'un développement assisté par l'aide e.xtérieure, ni encore moins d'un développement non dirigé par l'Etat (H. Jaguaribe, 1994). Bien au contraire, ce sont des exemples de réussite grâce aux politiques nationales et à la mobilisation de ressçmrces nationales, humaines, technologiques et financières par un Etat sachant donner une direction aux efforts nationaux, et surtout sachant s'affinner dans cette direction. Et cela a pu attirer des investissements extérieurs qui ont accompagné les efforts nationaux. Il faut donc requestionner l'aide, non pas seulement pour le développement qu'elle n'a pas réussi durant une présence de quatre décennies, mais aussi sur les effets pervers qu'elle a provoqués. Panni ces effets qui sont aussi des traits caractéristiques du système d'aide actuel on peut mentionner (M. Kankwenda, 1992) : (i) Une hypothèque sur l'avenir et donc sur le développement de l'Afrique En effet, dans sa grande majorité, la dette africaine est une dette à long tenne ; elle a une liaison évidente avec la structure et les fonnes de l'aide même si au cours des dernières années les dons sont en augmentation par rapport aux prêts du SMD pour le 122
développement. Par ailleurs, qu'elle soit accordée au titre de dons ou de prêts, l'aide comprend comme on l'a vu, l'aide aux projets d'investissement censés contribuer à l'expansion économique, et l'aide hors projet. Dans la première catégorie, il y a certes des cas de réussite exemplaires ici et là, mais ils ne sont pas assez nombreux, ni assez significatifs au niveau continental pour sauver l'honneur de l'aide qui bénéficie aux projets d'investissement. Le reproche qui est fait aux pays africains d'avoir investi dans des projets gigantesques, improductifs ou peu rentables, mal préparés, etc. doit être adressé à cette catégorie d'aide, car aucun projet substantiel en Afrique n'a vu le jour sans l'assistance des donateurs. La crise économique peut être attribuée à une mauvaise politique d'investissements, dont la responsabilité à cet égard ne peut être que partagée. Quant à la deuxième catégorie - aide hors projet -, sans nier son utilité dans certaines situations, il faut reconnaître qu'il s'agit essentiellement d'une aide à la consommation, destinée parfois à ouvrir, garantir ou développer le marché pour le donateur ou le groupe de donateurs. Or, cette catégorie a connu une croissance beaucoup plus rapide au cours des dernières années sans corrélation évidente avec la croissance économique des pays africains assistés. L'aide a aussi hypothéqué l'avenir du continent, sans lui ouvrir des perspectives rassurantes pour son avenir. (U) Un système de siphon et de calmant politique L'aide arrive en effet, comme un carburant du développement. C'est pourquoi, elle entre par la grande porte avec fanfares et cérémonies médiatisées de signatures des accords. Mais depuis longtemps et en dehors des apparences, le moteur du développement ne s'est toujours pas mis en marche. Simplement parce qu'entre autres raisons non souvent avouées, le carburant a été siphonné par le canal d'autres tuyaux qui sont le service de la dette et la baisse des cours des matières premières, dont le manque à gagner à lui seul dépasse la totalité de l'aide extérieure. Mais il y a aussi la vente de la technologie pour des projets d'investissements à rentabilité douteuse pour l'Afrique, le jeu de la surfacturation, etc. Plus de la moitié de l'aide française est liée à l'achat des produits et services français, contre les deux tiers de l'aide britannique. Dans cet ordre d'idées, Claude Freud, se référant à une étude réalisée en 1988 pour le compte du Ministère français de la coopération sur "l'impact de l'aide publique au développement sur l'économie française," donne quelques chiffres et coefficients qui sont édifiants, notamment en termes d'effets retour en exportations de l'aid,e publique française. A l'époque, l'assistance technique avec 29 000 coopérants sur le terrain avait créé autant d'emplois pour les Français, chiffre auquel 123
il faut ajouter la machine administrative de gestion de cette coopération en France et le contenu en exportations &ançaises des dépenses locales des expatriés. Le taux de retour des salaires des coopérants était alors de l'ordre de 70%, soit quelque 3,5 milliards de francs &ançais alors que la France n'avait déboursé en réalité que 3,9 milliards auxquels il faut ajouter les dépenses assumées localement par le pays assisté. De sorte que par rapport aux déboursements stricts de la France, le taux de retour s'élève en réalité à 89%. Si le taux de retour pour le guichet Fonds d'Aide et de Coopération (FAC) qui finance la coopération technique est déjà si élevé, il l'est encore plus pour les autres guichets de l'aide f,rançaise. Ainsi pour l'ancienne Caisse Centrale de Coopération Economique (CCCE) aujourd'hui Agence Française de Développement, qui finance principalement la fourniture des biens d'équipement, le taux de retour est de l'ordre de 80%. Les prêts du Trésor qui sont accordés à des conditions plus favorables que ceux de la CCCE vont principalement dans la fourniture des biens d'équipement industriels dans les domaines qui ne font pas concurrence aux industries françaises. Dans ce domaine le taux de retour est de l'ordre de 100%. "Mais, en fait, il est beaucoup plus important, car on peut estimer que, sans les conditions avantageuses qu'offre le Trésor, ces exportations n'auraient pas pu se faire. C'est donc à près de 300% qu'il faut chif&er ce taux." (C. Freud, 1988) Mais, le retour ne s'arrête pas à l'aide bilatérale. Il faut aussi prendre en compte les effets bénéfiques de l'aide multilatérale sur l'économie française. On estimait à l'époque que, les décaissements de la Banque mondiale en faveur des entreprises &ançaises s'élevaient, depuis la fondation de l'institution jusqu'à la date de l'étude, à 2 596 millions de dollars, nettement au-dessus des apports français, soit quelque 1 674 millions de dollars, soit un taux de retour de 150%. De même, la part du marché obtenue par les entreprises françaises dans le cadre du Fonds Européen de Développement (FED) s'est élevée à 967 millions d'ECUs contre des versements &ançais de l'ordre de 1 195 millions d'ECUs, soit un taux de retour d'environ 81%. L'auteur ajoute que l'examen des contributions aux organisations dépendant des Nations Unies faisait apparaître un taux encore plus avantageux, de l'ordre de 350%. Si je me suis attardé sur l'exemple français ce n'est pas parce qu'il fait exception, mais plutôt pour son côté illustratif de la pratique de l'aide par les donneurs. Même sans chiffres précis, nous pouvons estimer que d'autres bailleurs de fonds font la même chose, et de ce fait cet exemple est valable pour les États-Unis, la 124
Grande-Bretagne, l'Allemagne, le Japon, etc. Le système de siphon de l'aide est une réalité que les bailleurs ne perdent pas de vue. Si l'aide n'impulse pas le développement en Afrique, il a certainement contribué à la croissance chez ses donneurs en Occident. De même les relations entre les acteurs bilatéraux et multilatéraux montrent qu'il s'agit véritablement d'un système marchand du développement en Afrique. L'aide est donc ressortie par d'autres portes et fenêtres de l'arrière-cour, et elle est autrement plus importante que lorsqu'elle est entrée. C'est pourquoi l'Afrique se trouve être exportateur net de capitaux. La fonction apparente de l'aide est celle d'appui au développement de l'Afrique, tandis que sa fonction réelle est celle de soutien à la croissance au Nord, de déculpabilisation des donateurs, et de calmant politique pour les receveurs, destinée entre autres à voiler le système de siphon et à instaurer un système de clientélisme sur l'échiquier international. iii) Une capitalisation des connaissances au détriment de l'Afrique et enfaveur des bailleurs de fonds L'aide est toujours précédée, accompagnée et suivie d'un système de production de connaissances sur l'expérience de développement concernée: analyse de situations, des stratégies, des politiques, programmes et projets et de leurs résultats. Les donateurs se sont appropriés ce système, en particulier par le biais de leurs institutions multilatérales qui en sont devenues dépositaires et sources de référence. Ce faisant, ils se sont accaparés un autre pouvoir: ils sont devenus référence au détriment de l'Afrique et de sa propre production du savoir qui est devenue suspecte et même mal considérée. Ainsi même sur ce plan, l'aide a eu un rôle de stérilisation sur la capitalisation du savoir pour le développement en Afrique. Une déconnexion se produit entre la coopération technique et la problématique des ressources humaines nationales et du développement des capacités. L'objectif primordial de l'assistance technique est de promouvoir le développement économique et social par le renforcement des capacités humaines et institutionnelles, la formation et donc le transfert des connaissances et du savoir-faire, afm que le pays assisté soit capable de piloter seul sa dynamique du développement. De toute évidence cet objectif n'est pas - encore? - atteint en Afrique. L'assistance technique a pris des proportions inquiétantes dans la majorité des pays: 30 à 40% de l'aide extérieure totale, soit généralement plus de 100 millions de dollars, un nombre impressionnant d'experts allant jusqu'à égaler celui des diplômés nationaux de l'enseignement supérieur, et avec une fraction non 125
négligeable des qualifications douteuses. Les effets sont notamment le chômage ou le sous-emploi des compétences nationales, la fuite des cerveaux et en conséquence le besoin de nouveaux experts de la coopération technique. Enfin les contraintes budgétaires des Programmes d'Ajustement Structurel (PAS) aidant, il n'est pas possible de maintenir les fonctionnaires en poste, de les motiver, ni encore moins d'en recruter de nouveaux, bien que les tâches de développement n'aient pas diminué. L'assistance technique apparaît ainsi comme un complément nécessaire pour les receveurs, d'autant plus qu'elle apporte outre l'expert, l'équipement et le matériel voulus (véhicules, machines de bureau, fournitures...) que les budgets nationaux n'autorisent plus. L'aide à l'ajustement a renforcé les besoins de l'assistance. (iv) Une aide de diversion des tâches de développement. Ceci est valable en particulier pour la gestion des projets et programmes d'aide. En effet, gérer en moyenne trois à quatre cents projets de développement provenant d'une centaine ou de quelques dizaines de donneurs (dont les ONG) avec des conditions de déboursement différentes, des durées variées, etc., préparer des rapports sur leurs activités de manière à montrer aux missions d'inspection des donateurs que les choses se passent bien, gérer ces missions elles-mêmes qui sont devenues de plus en plus fréquentes au point qu'elles font parfois des embouteillages pour les administr~tions locales, tout cela fait que la machine administrative de l'Etat n'existe plus que pour gérer l'aide et non gérer le développement du pays. En cela l'aide divertit des tâches du développement. Par ailleurs, certaines formes d'aide participent de cette diversion. Nombre de bailleurs de fonds ont monté et suréquipé des armées nationales africaines au-delà des besoins de sécurité des pays concernés, même là où une force de police ou de gendarmerie aurait largement suffi. L'aide au développement dans l'armée est destinée plutôt à assurer une présence militaire conforme aux intérêts stratégiques du donneur en Afrique, à créer des besoins et ouvrir le marché aux industries militaires plutôt qu'à résoudre les problèmes de sécurité ou encore de développement en Afrique. En contrepartie les budgets nationaux ont eu à consacrer une proportion de plus en plus importante des ressources aux dépenses similaires, au lieu de les orienter vers des projets de développement dans le domaine économique et social. Après avoir financé ces armées et forces de sécurité parallèles, et poussé les pays africains à ces folles dépenses pour acheter les équipements, les armes et les munitions, les donateurs sont aujourd'hui du fait de la crise, les premiers à condamner les gouvernements africains pour les dépenses militaires, comme si l'improductivité de ces dernières n'était pas connue auparavant. 126
(vi) Un renforcement de la dépendance et du sous-développement L'aide a développé une mentalité d'assisté, comme si c'était l'effet voulu par les donateurs, même si cela n'est pas nécessairement un calcul cynique de départ. Tout le monde est convaincu qu'il faut la maintenir parce qu'elle est nécessaire sinon vitale pour l'Afrique, qui ne peut plus s'en passer. Les pays africains eux-mêmes se battent pour en obtenir davantage; celui à qui il est dit que l'aide va lui être suspendue ou refusée pour des raisons politiques ou de mésentente avec le centre du SMD à Washington pleurniche pour que sa cause soit entendue. Le système d'aide a développé ses propres machines de fonctionnement qui défendent le bien-fondé de leur existence et de leur agrandissement continuel, les économies nationales des donneurs en sont les bénéficiaires, les dirigeants politiques de ces pays en ont fait un instrument de mise au pas des pays africains et de protection de leurs intérêts économiques, politiques ou stratégiques. Le système a acquis sa loi propre d'existence et de reproduction. Le Mali a eu une expérience particulière à cet égard et qui est riche d'enseignements pour les autres pays africains. Un exercice d'évaluation de l'aide au pays a été entrepris avec la participation des partenaires eux-mêmes, le Gouvernement et la Société Civile. Cet exercice mené selon une méthodologie préparée par l'OCDE est arrivé à des conclusions qui bien sûr confirment l'appréciation que l'on connaît. Après avoir relevé quelques aspects sectoriels positifs notamment dans le domaine social, le Mali trouve que, dans l'ensemble, la pauvreté est grandissante, que le pays est devenu encore plus dépendant de l'aide, et qu'en matière des ressources environnementales, le médecin vient après la mort! Le rapport de l'évaluation de l'aide au Mali conclut: "derrière le sentiment généralisé de la non durabilité des effets de l'aide, se cache la critique de fond selon laquelle l'aide est incapable de préparer sa propre relève. (...) Comment après tant d'années et tant devolume d'argent injecté dans son économie, le Mali n'a pas pu se passer jusque-là de l'aide extérieure (...) et les Maliens se demandent si quelque part, l'aide n'a pas un intérêt dans son propre maintien, autrement dit à se perpétuer." Et la conviction de beaucoup de participants à l'exercice d'évaluation est que "l'aide n'a pas fondamentalement une motivation de développement. C'est essentiellement un instrument politique qui sert à orienter les choix nationaux ou à financer des slogans fabriqués à l'étranger, tels que les droits de la femme, la santé pour tous, la protection de l'environnement, l'autosuffisance alimentaire, etc. Par ailleurs, l'idée qui domine le débat sur l'aide est que son volume est plutôt fonction des potentialités économiques du bénéficiaire, et non du 127
degré de pauvreté du pays." (PNUD et Gouv. du Mali, 1997) On comprend ainsi par exemple, que l'assistance technique n~aboutit pas au renforcement institutionnel des capacités, mais plutôt à leur substitution, et que l'aide alimentaire qui n'est plus d'urgence, est devenue structurelle et destinée à combler les insuffisances permanentes des structures de production agricole. Tout cela, avec le résultat que l'on connaît, contribue à renforcer le rapport assistant/assisté dans le système d'aide au développement. L'aide au développement et la politique Au niveau du continent dans son ensemble, l'aide publique au développement est en baisse et cela est connu. L'Afrique reste malgré cela, le continent qui reçoit le plus d'aide par tête d'habitant. Celle-ci est tombée de 33 dollars en 1991 à 26 dollars par tête en 1996 pour l'Afrique au Sud du Sahara, alors qu'elle s'est maintenue à 5 dollars pour l'Asie de l'Est et le Pacifique, est tombée de 19$ à 17$ pour l'Europe et l'Asie Centrale, de 43$ à 17$ pour le MoyenOrient et l'Afrique du Nord et de 7$ à 4$ pour l'Asie du Sud. Le seul continent où elle a augmenté est l'Amérique latine où elle est passée de 13$ à 17$ par habitant au cours de la même période (voir tableau 3.2). Cela contribue à comprendre le faible impact de l'aide. Mais le continent africain est surtout celui qui dépend le plus de l'aide étrangère, que cette dépendance soit mesurée en termes de pourcentage du PIB, de l'investissement intérieur brut ou d'importation des biens et services. Et cela a des implications sur les rapports de partenariat avec le SMD, qui de ce fait est en position de force en Afrique. Le plus grand résultat de l'aide, et donc son objectif ultime, doit être la fin de l'aide pour avoir accompli en temps voulu la mission qui lui est confiée. Ce qui n'est pas le cas avec le système actuel. En effet, une aide qui s'auto-entretient en tant que système n'est pas une aide au développement. Ce système accroît les besoins de l'aide chez les pays africains, affecte leur dignité, accapare leur énergie pour préparer les dossiers de demande d'aide et pour la gérer quand elle est accordée, tandis que de l'autre côté, il renforce la position dominante, l'allure de bienfaiteur et même le droit au diktat chez les donneurs d'aide. Il ne s'agit plus de la solidarité ou du partenariat pour le développement qu'on prétend instaurer, mais de la pérennité du déséquilibre développés/en voie de développement, ou de développés/sous-développés. Il y a donc coresponsabilité des donateurs et des receveurs d'aide dans la crise actuelle de l'Afrique. Cette crise structurelle est par elle-même le signe de la crise existentielle du système d'aide. Mais la question la plus importante dans la pertinence de l'aide 128
est sa dimension politique. En effet, le développement est par essence une dynamique politique parce qu'elle concerne les intérêts et le devenir des peuples africains, parce qu'elle est un cheminement pour un choix de société qui est un choix politique, parce qu'elle exige la participation et l'appropriation de son processus et de ses résultats par ces populations, et demande donc des arbitrages nationaux à chaque étape historique de ce processus. Par ailleurs et comme on vient de le voir, l'aide au développement est en elle-même un autre processus politique qui a sa dynamique et sa raison d'être et dont la logique de fonctionnement ne va pas nécessairement ensemble ni encore moins en cohérence avec celle de l'autre dynamique politique, celle des pays assistés de l'Afrique. Les conflits de logique et d'intérêts entre les deux dynamiques ne peuvent être résolus dans le rapport donneur/receveur, vu que les avantages qu'on en tire sont si inégaux. De plus la dynamique du développement de l'Afrique doit être un processus d'autopropulsion et non celui de propulsion ou de traction par un moteur externe quelle que soit sa puissance, financière ou technique dans ce cas-ci. Or, jusqu'ici le système d'aide, tout en influençant sérieusement aussi bien la sphère politique que les politiques de développement en Afrique, semble ignorer volontairement la question fondamentale dans cette relation: quelle aide pour quel développement? S'il s'agit du développement de l'Afrique par l'Afrique, dans ce cas, il faut laisser les peuples africains et leurs gouvernements définir leur voie de développement eux-mêmes. Personne ne peut prétendre connaître mieux que les Africains la meilleure voie de développement qu'ils devraient emprunter. Or les programmes d'aide se sont arrogés le droit de définir pour l'Afrique ou à la rigueur en dialogue avec elle les politiques de développement du continent. De quel droit? Du droit de ceux qui financent la mise en œuvre de ces politiques face à ceux qui leur demandent leur aide! Dans quel but? Celui de s'assurer que l'Afrique, continent d'avenir, n'échappe pas à l'emprise occidentale et serve les intérêts de l'Occident. C'est dire que si l'aide est dans l'équation politique du donneur, il faut qu'elle soit aussi dans celle du receveur. Et si pour une raison ou une autre elle ignore cette équation politique, elle ne peut être qu'inefficiente et même dangereuse.
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Ce qui revient à dire que pour l'Afrique ou pour un pays africain donné, la maîtrise de l'aide au développement passe par la maîtrise de ses stratégies de développement, l'aide n'en étant qu'un instrument d'ailleurs externe. De ce fait, l'aide doit nécessairement être maîtrisée, c'est-à-dire mise au pas des politiques de développement, à l'inverse de ce que l'Afrique vit aujourd'hui. Je me permettrai d'ouvrir une parenthèse ici pour montrer l'importance du politique dans la formulation et la gestion de l'aide extérieure et sans doute aussi dans son efficacité. Je prendrai pour cela l'exemple de la situation des pays africains en crise. Les conflits sont devenus un nouveau domaine d'intervention des politiques d'aide et des programmes de coopération. La crise politique peut être pacifique ou se développer en affrontement violent de type conflit armé et même en guerre civile. Elle peut être passagère ou durable, larvée et rampante ou d'une escalade brusque et brutale. Lorsque la crise éclate avec incidents violents ou se développe en conflit armé, les bailleurs de fonds, familiarisés plutôt avec les programmes et projets classiques d'aide au développement, sont relativement désarmés devant la nouvelle situation. Leùr réaction normale consiste d'une part à stopper toute aide au développement et fermer boutique, ou geler leurs programmes de coopération en gardant juste une présence symbolique minimale, et de l'autre, à mettre l'accent sur l'aide humanitaire souvent sans autre perspective que celle des besoins immédiats: nourriture, médicaments, habillement, logement... Les quelques effets parfois négatifs de cette généreuse assistance ne sont pas toujours analysés ni encore moins pris en compte. Pendant une période qui peut être longue, la question fondamentale du développement est reléguée à l'arrière plan, sinon oubliée. La littérature qui devient de plus en plus abondante sur les problèmes de gestion et de résolution des conflits et de gestion postconflits s'intéresse plus aux questions de médiation, de diplomatie préventive, de réconciliation et plus tard de démobilisation, et d'enlèvement des mines. Dans la perspective des principaux partenaires extérieurs, ces questions sont souvent considérées comme problèmes spécifiques aux ministères des affaires étrangères et des services de sécurité ou de maintien de la paix, plutôt qu'exigences et préconditions pour le développement, et dans ce sens, pouvant faire partie des programmes de coopération au développement. Une autre littérature encore plus prolifique est celle qui concerne la gestion post-crise, avec notamment le concept de continuum, c'està-dire de l'aide humanitaire à la réhabilitation, la reconstruction, la réinsertion, et au développement humain durable, appelé aussi développement curatif. Même au sein du PNUD, des travaux se développent de plus en plus pour traiter de la gestion des situations post-crise. 131
Cette perception, et la réaction des partenaires en situation de crise relèvent en fait d'une perception de la problématique du développement et de la coopération au développement qui me semble erronée. En effet, le développement est d'essence politique dans la mesure où il concerne les conditions de vie et le devenir des peuples, des nations et des pays et les engage. Les techniques de conduite et de gestion des programmes de coopération ont tendance à privilégier la dimension technique du développement et perdre complèt~ment de vue la dimension politique qui pourtant est primordiale. A chaque phase ou étape du processus politique de développement, il faut savoir trouver les techniques ou les combinaisons techniques appropriées. Les processus politique et technique de développement sont liés et le premier est déterminant pour le second. Les causes d'une crise politique, qu'elle soit violente ou pas, préexistent à la phase d'éclatement du conflit. Ces causes et leurs premières conséquences évoluent et se nourrissent mutuellement. La situation dégénère et certains signes avant-coureurs de la crise se font de plus en plus visibles jusqu'à ce que la crise éclate et se transforme en conflit armé. Durant toute cette période de maturation de la crise, les responsables des programmes de coopération sont dans le pays, assistent à cette évolution sans souvent en voir les implications sur leurs programmes de coopération, qu'ils continuent d'ailleurs normalement, et semblent être surpris par l'éclatement de la crise. Et leur réaction est celle que l'on connaît, fermer boutique et attendre que les conditions de sécurité leur soient de nouveau assurées pour qu'ils reprennent leurs programmes de coopération, afin qu'ils reconstruisent ce qui a été détruit: capacité de gestion du développement, inftastructures économiques et sociales, industries, plantations, etc., en fait pour refaire ce qu'ils avaient fait pendant des dizaines d'années avant la crise. C'est là une réaction des personnes qui n'ont pas su à chaque étape du développement, et à chaque phase de maturation de la crise, lier le processus politique de développement (qu'ils ont négligé par myopie ou naïveté complice) au processus technique de développement dans lequel ils se veulent experts. Or précisément le développement est un, c'est-à-dire un processus entier bien qu'ayant des multiples dimensions. Tout ceci revient à dire que, le seul continuum est celui de développement, ou si l'on veut, de développement humain durable, avec sa connotation sécurité humaine, qui est une composante intégrante de ce concept. Ce développement peut passer par des phases de crise plus ou moins ouverte, plus ou moins violente, mais c'est d'abord le développement qui doit rester à l'avant-plan, quitte à lui fixer à chaque étape les priorités appropriées, et les programmes de coopération conséquents. 132
Il se pose alors pour l'ensemble des bailleurs de fonds un double problème: (i) Comment créer, développer ou renforcer d'abord sur le terrain et ensuite au siège, la capacité de l'agence de coopération de lire politiquement la réalité du pays et l'intégrer dans les programmes de coopération? Une telle capacité d'analyse manque souvent chez les experts et techniciens, habitués qu'ils sont aux conditions "normales" de travail de la coopération au développement. Au~delà de quelques brefs rapports sur la situation (politique ou sécuritaire), destinés plutôt à informer sur la menace éventuelle que la situation peut représenter pour la poursuite des activités de coopération et la présence des coopérants, il n'y a pas vraiment d'intégration de cette analyse dans une défmition innovante des programmes de coopération. CH)Commentfaire du programme de coopération au développement, un instrument de politique de prévention, de gestion/solution et de sortie des crises? En d'autres termes comment maintenir le continuum développement humain durable en intégrant aussi bien les périodes "normales" de vol que celles des secousses et des turbulences? Car il n'y a que le développement qui permet de prévenir et de résoudre les crises. Et quand il y a crise politique, en réalité c'est qu'il y a crise de développement, ou mieux crise du processus politique de développement. Il n'y a donc pas de raison pour que la coopération au développement ne se préoccupe pas de la prévention des crises et de la consolidation de la paix. Par ailleurs, il est évident et reconnu aujourd'hui sans doute plus qu'hier, que la paix et la démocratie font partie intégrante du processus de développement humain durable, et que ce dernier est impossible sans la paix et la démocratie au sens de participation et partage de pouvoir politique certes, mais aussi de partage équitable du pouvoir économique et autres avantages du progrès social. Il va donc de soi que la coopération au développement se sente concernée et se trouve impliquée dans les composantes paix, prévention et résolution des conflits, et dans les politiques et programmes visant directement le progrès économique et social. Le rôle des partenaires au développement est dès lors très important aussi bien dans les activités de développement en situations "normales" que dans la prévention et la résolution des conflits, ou la consolidation de la paix en situations de turbulence ou conditions "spéciales" de développement. Ce rôle consiste à : - ne pas séparer artificiellement le processus politique du processus technique du développement du moins au niveau de l'analyse et de la défmition des stratégies d'intervention; - maintenir le cap et l'idée de l'unicité du "continuum développement" qui seul devrait commander la nature et les modalités d'intervention à chacune de ses péripéties; 133
- faire de leurs politiques et programmes de coopération un instrument efficace de développement, c'est-à-dire de sécurité humaine et sociale, contribuant aussi bien à la prévention des crises, leur solution/gestion, la réhabilitation et la relance post-crise, et bien sûr le progrès économique et social en conformité avec les exigences et priorités de chaque phase du continuum développement;
- se considérer
comme acteurs de seconde zone, mais dont la mission
est très importante, et consiste à : faciliter la tâche aux acteurs nationaux, utiliser les ressources et moyens dont on dispose pour consolider les forces de stabilisation et en particulier dans le renforcement de la société civile, plaider pour la cause de la paix au besoin en utilisant une certaine pression de la communauté internationale, en commençant par les organisations sous-régionales et régionales, et enfm harmoniser leurs discours, partager leurs analyses et coordonner leurs interventions pour augmenter les chances de succès de leurs actions; - lancer des actions prioritaires conjuguées en direction des causes profondes et immédiates du conflit et de leurs conséquences les plus nocives telles qu'elles découlent de l'analyse; - distinguer certes entre les actions directes prioritaires de court et moyen termes (actions humanitaires et d'urgence), et celles de moyen et long termes (dialogue, réhabilitation, reconstruction, relance et développement), mais sans faire une déconnexion complète entre les deux perspectives (M. Kankwenda, 1996). Cette longue parenthèse veut simplement réaffirmer l'unicité de la problématique du développement bien qu'ayant un double processus politique et technique, mais aussi la primauté du politique sur le technique. Une aide au développement qui volontairement ou par myopie ne se préoccupe pas de l'adéquation de ses instruments et mécanismes techniques avec une politique de développement acceptée et validée ou légitimée au niveau national du pays assisté, court de manière inévitable au devant du risque d'échec ou de fuite dès qu'elle est mise en cause par le truchement de la remise en cause des politiques qu'elle soutient. Le donneur est alors désillusionné et désemparé. Si le processus politique de développement est malade ou en panne, il n'y a pas d'aide au développement qui soit fructueuse ni encore moins de manière durable, quels que soient la perfection de ses instruments et le volume de ses interventions. Au terme de cette analyse, la question que les analystes et décideurs se posent est celle de savoir "quelle aide alors pour le développement de l'Afrique au XXlème siècle ?" Des propositions de réformes du système d'aide qui sont en cours ou envisagées à cet effet portent essentiellement sur: 134
- le choix de secteurs ou domaines prioritaires, et en particulier ceux en faveur de la croissance par la diversification économique pour l'exportation et la compétitivité commerciale, la gestion de l'environnement et la pauvreté, sans pour cela perdre de vue la réalisation des projets d'infrastructures; - la réaffirmation de valeurs et principes philosophiques de l'aide comme l'humanitarisme, la solidarité et le partenariat; - la réforme des instruments de gestion de l'aide pour améliorer l'efficacité de celle-ci; - et enfin quelques réformes d'amélioration des mécanismes opérationnels : de l'approche projet à l'approche programme, accent sur le renforcement de capacités, élargissement de la base de la coopération pour y associer la société civile notamment, réduction des coûts de gestion de l'aide, partenariat et partage de responsabilités, mise des gouvernements sur le siège du çonducteur, cadre global de développement, etc. (Commission Economique et Sociale, 1997; OCDE, 1996) Comme on peut s'en rendre compte, les réformes proposées pour le système d'aide au développement de l'Afrique au prochain siècle se concentrent en réalité sur l'arsenal technique de mise en œuvre des politiques et programmes d'aide. La question fondamentale évoquée ci-dessus est ignorée; de fait il est continuellement réaffirmé que pour que cette aide puisse porter ses fruits - je ne sais plus très bien lesquels -, l'Afrique doit continuer assidûment à mettre en œuvre les politiques de réformes économiquesmacroéconomiques et sectorielles - définies ou co-définies avec les bailleurs de fonds, c'est-à-dire en fait avec le SMD. C'est dire que, les politiques actuelles d'insertion de l'Afrique dans le processus de mondialisation au bénéfice du SMD sont celles qui conviennent et qu'elles ne doivent pas être questionnées par l'Afrique. Il appartient à cette dernière de les appliquer correctement et de manière musclée au besoin, et aux bailleurs de fonds d'appuyer les pays qui montrent qu'ils sont décidés à les appliquer fermement. Il est de plus en plus conseillé aux donneurs, de concentrer l'aide sur les pays qui sont bons élèves dans l'application des réformes, et de laisser tomber les autres parce que dit-on l'aide accordée à ces derniers est une perte (Banque mondiale, 1999). En d'autres termes l'aide n'est utile à la dynamique en cours dominée par les donneurs que quand le pays suit la voie du développement définie avec le SMD. Dans le titre de ce livre, j'ai emprunté à l'islam le terme marabout non pas dans son sens originel, mais plutôt dans celui déformé, couramment utilisé en Afrique et particulièrement en Afrique de l'Ouest, pour rendre correctement l'image du système marchand de développement en Afrique, qui se donne les allures 135
de marabout du développement. La conclusion de ce chapitre me donne l'occasion d'une référence au christianisme: par lui, avec lui et en lui. Les choses en effet sont faites de sorte que l'Afrique comprenne qu'elle n'a de salut que par l'Occident, avec l'Occident et en Occident. L'Occident est et doit être sa référence et son modèle, le fournisseur indispensable de la grâce et de l'énergie dont l'Afrique a besoin et enfin le dépositaire et le garant du salut du continent. C'est cette philosophie qu'il faut remettre en cause pour l'Afrique de demain. Il faut pour cela revenir au point de départ : quelle voie de développement pour l'Afrique du prochain siècle et quelle aide alors? En remettant la question politique au centre de la problématique du développement et de l'aide, on se rend compte alors que le leadership politique du développement est lui-même en panne en Afrique (voir plus loin). L'Afrique a besoin de construire et renforcer ce leadership dans le sens de la capacité et de la volonté politiques continuellement affirmées, de se définir et mettre en œuvre la dynamique du développement humain. Ces capacité et volonté politiques orientent la politique d'aide au développement et s'imposent à elle et doivent l'être. Et de ce fait elles sont le cadre intégrateur des programmes d'aide des bailleurs. Les donneurs, s'ils sont réellement des donneurs de l'aide au développement, devraient s'intégrer et considérer les politiques et programmes de développement définis sur cette base comme des données dont ils doivent tenir compte. Ils ne devraient donc pas exiger, qu'ils définissent eux-mêmes ou participent à la définition de ces politiques, en donnent le feu vert et décident alors de l'accord de leur aide! Or, si ce leadership politique du développement est pour l'essentiel en panne en Afrique, les donneurs d'aide n'ont pas intérêt à le renforcer, vu les risques de "dérapage en politiques de développement." C'est pourquoi l'attention et l'énergie se portent plutôt sur les rouages de la dimension technique de la gestion de l'aide, dimension pour laquelle on imagine des réformes, des innovations et autres raffinements, mais limités seulement à cette sphère.
136
CHAPITRE IV : LA CONDITIONNALITÉ DES RÉFORMES ÉCONOMIQIIES DANS LE DISPOSITIF DU SYSTEME MARCHAND DU DÉVELOPPEMENT Depuis le début de la décennie 1980, les programmes de stabilisation et d'ajustement dit structurel formulés par ou avec les institutions de Bretton Woods sont en application partout en Afrique. Après deux décennies - 1960-70 - marquées par la vente des apparences du développement, ce commerce s'est essoufflé, la crise des économies africaines s'est avérée plus sévère qu'on ne le soupçonnait auparavant, la crise de l'endettement s'annonçait et les indicateurs économiques et sociaux semblaient presque tous être au rouge. Il a fallu diagnostiquer le mal et imaginer d'autres stratégies de réponse - résolution ou gestion - à la crise des pays du continent. Les partenaires de l'Afrique s'y sont mis individuellement ou surtout de manière concertée, et les institutions de Bretton Woods ont pris la tête des équipes de médecins venues au chevet des malades de développement africains. Dix ans de traitement de choc n'ont pas permis au malade de quitter le lit d'hôpital. Nombreux sont ceux qui ont considéré que les années 1980 ont été une "décennie perdue" pour le continent. Ce qui n'est ni de l'avis ni du goût du médecin, d'ailleurs plus marabout que médecin. Et de ce fait, il s'est entêté. Il est convaincu dans son autorité professionnelle, que ses prescriptions sont les meilleures qu'on puisse trouver, la faute revient aux malades qui n'ont pas eu le courage de les suivre conformément au mode d'emploi qu'il a indiqué. Il faut donc les continuer parce que c'est la seule porte de salut pour les pays du continent. Depuis deux décennies donc l'Afrique est sous ajustement ou mieux sous la conditionnalité des politiques de réformes économiques prescrites par 137
le grand marabout et soutenues par tous les grands acteurs du système marchand du développement. C'est pourquoi il faut s'arrêter sur cette composante capitale de la stratégie du SMD en Afrique. En effet, dans le dispositif stratégique du SMD, les réformes économiques et financières occupent une place de choix, et ce à différents titres. Il est donc nécessaire de les examiner ici dans cette perspective. Les programmes d'ajustement structurel sont apparus comme la composante essentielle des politiques de réformes préconisées pour l'Afrique, et qui sont devenues la "politique africaine de développement" soutenue par le SMD au cours des deux dernières décennies. Bien qu'ayant connu des adaptations conjoncturelles de pensée, ou de réponse mitigée aux critiques conceptuelles et aux résistances opérationnelles, les politiques de réformes et les PAS sont restés fondamentalement les mêmes, parce que reposant sur un immuable paradigme. Le fait qu'on parle aujourd'hui plus de réformes économiques que de programmes d'ajustement structurel ne change donc pas le fond de la pensée, car de toutes façons la stabilisation et l'ajustement sont au cœur de ce qui s'appelle politiques de réformes économiques en Afrique. J'utiliserai donc parfois indifféremment réformes économiques et PAS dans ce cadre. Il y a déjà eu énormément d'écrits, de réunions et de débats sur les réformes et les programmes de stabilisation et d'ajustement en Afrique. Il y a déjà eu énormément de polémiques entre les tendances apologétiques dans leurs multiples versions et les tendances critiques de ces politiques. Il n'est donc pas dans mon intention de me prononcer encore sur ces questions, ni de rentrer dans cette polémique devenue classique. Mon intention est plutôt d'examiner les réformes économiques en tant que composante de la stratégie du SMD ou du moins de son grand marabout dans le contexte actuel de la mondialisation. 1. La raison d'être des politiques
de réformes
Dans sa littérature, le SMD présente les programmes de stabilisation et d'ajustement comme la seule réponse viable à la crise économique et sociale du continent. L'ambition légitime avouée de ces politiques est non pas d'aider les pays africains à gérer la crise, mais plutôt de les mettre sur le sentier de résolution de la crise. Ils doivent donc être analysés comme stratégie de sortie de crise. La littérature conventionnelle du SMD présente la crise ellemême comme principalement la chute de la croissance économique, se manifestant en particulier dans les déséquilibres macrofinanciers internes et externes, ainsi que dans les distorsiolfs du jeu "normal" des règles du marché par les interventions de l'Etat dans 138
ce qui doit être la vie "marchande" de la société. Le contenu stabilisation des politiques de réformes cherche à résoudre les problèmes de la première catégorie - déséquilibres financiers internes et externes -, tandis que la composante ajustement structurel de ces politiques ambitionne de corriger les distorsions signalées en deuxième catégorie. Le terme structurel dans la littérature du SMD sur les pplitiques de réforme se réfère donc à l'Intervention et au rôle de l'Etat qui sont considérés comme créant des distorsions intolérables pour les règles de jeu de l'économie libérale, entendue comme gage de la croissance, et non à l'ajustement des structures économiques entrées en crise. Les remèdes proposés pour la composante stabilisation et dont la mise en œuvre est continuellement surveillée, portent sur les restrictions de la demande, notamment à travers la réduction des dépenses publiques et des importations, mais aussi de la dévaluation de la monnaie en vue du rétablissement de l'équilibre budgétaire et de la balance des paiements. Pour la composante ajustement structurel, les remèdes comprennent principalement les mesures de libéralisation du commerce, de la production des biens et services marchands et même d'une bonne partie des services non marchands (bref la "marchandisation" de la vie sociale et économique), ainsi que la limitation des formalités et droits de douane. Pour apprécier aussi bien la pertinence conceptuelle de l'analyse et des mesures ou remèdes préconisés que leurs réalisme, cohérence et opérationnalité sur le terrain, il faut en faire une analyse critique qui combine les approches interne et externe (M.F. L'Hériteau, 1986). Dans une approche interne où on se situe dans la logique des politiques de réforme et en accepte le cadre de référence, on peut questionner le réalisme et la cohérence des objectifs et des mesures préconisées, des moyens mis en œuvre et des résultats escomptés ou atteints. On peut aussi rechercher les solutions complémentaires aux dérapages et effets secondaires non voulus, et envisager des adaptations des politiques de réformes elles-mêmes tout en restant dans leur cadre de référence de base. C'est ce qui a conduit notamment à des "générations des programmes d'ajustement," et dans ce cadre à la "révision" du fameux consensus de Washington par exemple. Cette forme de critique interne - des politiques de réformes peut être faite aussi bien par leurs défenseurs que par leurs pourfendeurs. Alors que les défenseurs s'y arrêtent, les pourfendeurs vont généralement plus loin en intégrant à leurs arguments une approche externe des politiques de réformes. L'approche externe questionne le cadre de référence et la logique des politiques de réformes, remet en cause le bien-fondé des objectifs déclarés, de l'approche, des mesures et des moyens 139
mis en œuvre. Une telle approche remet en cause aussi bien la pertinence de l'analyse de la crise, que celle des politiques proposées, ainsi que leur adéquation par rapport au problème du développement du continent. La première tentative critique dans cette direction a été historiquement celle formulée par la CEA en 1989 avec la publication du "Cadre Africain de Référence pour les Programmes d'Ajustement Structurel en vue du Redressement et de la Transformation Socio-Economiques," dit CARPAS. Mais d'autres cercles ont vite emboîté le pas à la CEA et le SMD a finalement compris qu'il avait intérêt à rectifier le tir même s'il ne changeait pas le fusil d'épaule. C'est donc un vieux débat bien que continuant encore sous différentes formes dans la mesure où la réalité a montré les limites sinon les échecs des politiques de réformes comme réponse à la crise des pays africains. Par ailleurs la crise du continent dure depuis plus de vingt-cinq ans, et elle est toujours là, narguant aussi bien le grand marabout et tout le SMD que leurs disciples africains, et bien sûr, les populations du continent. La continuation du débat même sous d'autres formes s'explique par le poids important des pesanteurs du paradigme à la base des politiques de réformes aussi bien du côté du SMD que du côté des pauvres pays africains et leurs appareils politiques. Mais elle s'explique aussi par la crise en matière de pensée de développement dans le chef du SMD. Depuis quelques années, il n'y a ni innovation conceptuelle significative, ni adaptation conjoncturelle qui soit porteuse, mais simplement une répétition incantatoire des différents versets du même dogme auquel le SMD tient fermement. Le souci restant avant tout de continuellement chercher des preuves et pièces à conviction remodelées au besoin, pour convaincre les dirigeants et chercheurs africains, et s'assurer de leur il}1plication active dans la mise en œuvre des politiques de réformes, quitte à accepter des critiques et propositions correctives dans le cadre de leur logique interne. Sans rentrer encore dans cette double discussion, où plein de choses ont déjà été dites, je voudrais cependant souligner quelques faits qui me paraissent importants dans la perspective de cette étude. Le refus du "grand marabout" et avec lui de tout le SMD d'analyser la nature de la crise socio-économique du continent en termes de crise d'un modèle d'accumulation essoufflé, mais plutôt en termes de ralentissement de la croissance, ou même de la décroissance des économies africaines n'est pas Ull"exercice neutre. Il est intentionnel parce qu'apologétique. En effet, poser le problème de la nature de la crise de l'Afrique en termes de modèle d'accumulation essoufflé revient à se référer aux structures économiques de l'Afrique dans leur histoire et leur fonctionnement actuel. Cela revient à les remettre en cause, ou du 140
moins à ouvrir un débat sur leur changement qualitatif. En d'autres termes cela revient à remettre à l'ordre du jour la question de la nature et de la voie du développement du continent. Or les structures économiques actuelles en Afrique ne dérangent pas le SMD, bien au contraire. Ce n'est donc pas sans raison que le discours du SMD sur les politiques de réforme ne se réfère pas au concept de développement. La valeur centrale prêchée du SMD, la croissance, reste l'objectif primordial à réaliser par le plein jeu des règles du marché. Les autres desiderata et plaintes des Africains trouveront leurs satisfactions dans l'accomplissement du paradigme et de sa valeur centrale. Il n'est donc pas question de remettre en cause la logique fondamentale des structures en place, qui sont celles que les pères fondateurs du SMD ont mises en place. Par ailleurs une telle analyse permet de disculper le SMD et ses pères fondateurs, et de renvoyer la responsabilité de la crise aux gouvernements africains dont on dit que les politiques monétaires, de change, directives et interventionnistes - sont à la base de la crise de leurs pays. Silence donc sur le fait que ces politiques ont été inspirées sinon dictées en grande partie et financées d'une manière ou d'une autre par le SMD ! Silence sur la composante la plus importante de ces politiques, celle portant sur les structures de production qui ont amené à la crise et qui ont été très soutenues par le SMD, aussi bien durant les décennies de commerce des apparences du développement, que durant les décennies de vente de cadres des politiques de relance du commerce des mêmes apparences, vente qui s'essoufflait avec la crise. Silence enfin sur le fait que si ces politiques aujourd'hui condamnées ont contribué à la crise ou plutôt à son amplification, durant tout ce temps ces politiques ont été bénéfiques à quelqu'un d'autre de l'autre côté, c'est-à-dire aux principaux acteurs du SMD. Les 1flbleaux 4.1 et 4.2 montrent clairement à partir de l'exemple des Etats-Unis que la part de l'Afrique dans les investissements directs étrangers américains dans le monde est ridicule, et en baisse constante. Elle est tombée de 2,0% en 1982 à 0,8% en 1993, donc en pleine période des programmes de réformes économiques. Cependant le revenu tiré de ce montant représente en pourcentage bon an mal an deux à trois fois supérieurs en termes de part de l'Afrique dans le revenu total de l'IDE américain dans le monde.
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De même les taux de rendement des IDE américains par région indiquent que l'Afrique est le continent où les taux sont les plus élevés, bien qu'en baisse. Ils sont passés de 41,3% à 25,5% entre 1980 et 1993, alors qu'ils sont tombés de 24,4% à 16,6% dans l'ensemble des pays en développement et de 16,6% à 8,6% pour l'ensemble des pays développés (tableau 4.2). Les investissements américains à l'étranger sont ponc plus rentables en Afrique qu'ils ne le sont nulle part ailleurs. Etant donné que ces investissements se font principalement dans le secteur primaire et celui des services, et que c'est la tendance générale des IDE en Afrique, il y a lieu de penser que les autres membres du SMD en tirent des profits semblables. Mais la littérature conventionnelle garde aussi un silence suspect sur nombre d'autres aspects importants du processus de mise en œuvre des politiques de réformes. Bien que l'accent soit mis sur la réduction des dépenses publiques, cette préoccupation ne concerne pas les dépenses de remboursement de la dette envers le SMD et en particulier envers son grand marabout. Bien au contraire, cela paraît être même un des objectifs majeurs de ces politiques. Et s'il y a un résultat non déclaré effectivement atteint dans la limite des ressources disponibles, c'est bien le remboursement des dettes envers le SMD, au détriment de la demande intérieure et de l'importation notamment des biens de première nécessité et des biens d'équipement, actions qui sont de nature à relancer l'offre intérieure. Les politiques de réformes ne disent pas quelque chose sur cet objectif ultime qui est le leur dans l'intérêt du SMD. Il y a trois ans, en 1996, j'étais étonné de voir la Coalition Mondiale pour l'Afrique, cette autre création du SMD qui joue au muezzin du système, organiser sous le parrainage du SMD" des réunions auxquelles étaient conviés même des Chefs d'Etats africains pour discuter de la réaction de l'offre aux politiques de réformes. Une étude avait été entreprise dans différents pays africains pour comprendre comment l'offre avait réagi aux soidisant incitations des politiques de réformes. Les conclusions étaient quasi unanimes: l'offre n'a pas réagi positivement, ce qui n'était pas étonnant parce que de toutes façons la croissance n'était pas au rendez-vous, et en tous cas pas attribuable aux politiques de réformes. La question en discussion était donc de savoir pourquoi elle n'avait pas réagi positivement. Ce qui m'étonnait et m'étonne encore, c'est qu'une telle question fasse l'objet d'un débat organisé par un des instruments du SMD comme si l'offre avait jamais été dans l'équation des politiques de réformes. Ce qui m'étonnait aussi est que le SMD n'avait pas besoin de ce genre de réunions coûteuses pour comprendre la réalité des choses en ce qui concerne la réaction négative de l'offre. Ce qui m'étonnait enfin, c'est qu'on 143
cherche à distraire des responsables africains dans des discussions destinées juste à les faire croire qu'ils participent au remodelage d'une stratégie de croissance extravertie qui ne porte pas ses fruits et dont ils devraient malgré tout se nourrir d'espoir pour l'avenir de leurs pays! Dans leur conception comme dans leur mise en œuvre, ces politiques mettent un accent particulier sur la croissance à travers la promotion des exportations. Je reviendrai sur cette stratégie plus loin, mais il est important de noter déjà ici que la persistance du SMD à prêcher pour cette stratégie et même à l'imposer est à mettre en relation avec ses propres intérêts plutôt qu'avec la croissance économique en Afrique ou encore moins avec le développement du continent. En effet, les pays africains sont traditionnellement exportateurs de quelques matières premières agricoles ou minières. La baisse tendancielle des cours de ces matières premières pour des raisons connues qu'il n'est pas nécessaire de reprendre encore, l'évolution négative des termes d'échange entre l'Afrique et en particulier les pays du SMD, l'échange inégal, les transferts de capitaux qui se font de plus en plus en faveur du SMD, la perte continuelle de la part du marché mondial des matières premières africaines, la fin des miracles et autres décollages économiques par la promotion des exportations autrefois chantés par le système, tout cela fait qu'il est difficile de continuer à vendre la même recette aux pays africains à moins d'y avoir un intérêt personnel. Et effectivement c'est parce que le SMD y a intérêt, à travers tous ces mécanismes évoqués ci-dessus, qu'il continue à maintenir sa prédication sur la nécessaire extraversion des économies africaines. La littérature conventionnelle encore une fois garde un silence compréhensible sur ces aspects des politiques de réformes. Par ailleurs, la littérature conventionnelle garde aussi un silence sur une dimension importante des politiques de réformes: le contexte mondial, et en particulier celui des pays du SMD au moment de la conception et de la mise en œuvre des politiques de réformes. Ces dernières sont-elles exclusivement conçues pour résoudre les problèmes de la crise des économies africaines, ou estce aussi ou plutôt, comme partie de la solution de la crise des pays du SMD lui-même? Naturellement s'il est démontré que les politiques de réformes sont plus bénéfiques aux pays membres du système marchand du développement qu'aux pays africains auxquels le "développement" est vendu, et si par ailleurs il peut être démontré qu'historiquement le SMD connaissait un ou des problème(s) spécifiques, ou courrait des risques à la solution desquels les politiques de réformes ailleurs ou surtout en Afrique faisaient partie de la stratégie de réponse, (voir plus loin dans cette section), 144
on comprendra pourquoi le SMD garde silence sur cette dimension. On peut donc en toute légitimité se demander à quelles crises, ou à quels problèmes les politiques de réformes cherchent à apporter une réponse, celle ou ceux de l'Afrique ou est-ce plutôt du SMD. Entre-temps, le SMD, dans sa position de marabout (à la fois professeur et médecin) doublée de celle de gendarme (bailleur de fonds conditionnel et contrôleur de la mise en œuvre), a acquis un "fauteuil au Conseil des Ministres" (Z. Laïdi, 1989) des différents gouvernements africains et est devenu une "figure dans le paysage politique national" (M.-F. L'Hériteau, 1986) des pays africains, notamment par le truchement du grand marabout. Il n'y a plus des politiques qui soient élaborées ou mises en œuvre sans son inspiration, ou pire, sans son impulsion ou sa dictée et son contrôle. Il conçoit et contrôle la gestion non pas seulement des politiques macro-économiques et sectorielles, mais surtout en synthèse, le budget de l'État. Les gouvernements africains ressemblent quelque part à des agences nationales d'exécution des politiques du SMD. Depuis la mise en œuvre de ces politiques, le SMD, et en particulier son grand marabout, n'a arrêté de produire des études, rapports, et documents de politiques destinés à convaincre aussi bien les membres du système que les pays africains destinataires sur l'état de la situation et .le bien fondé des interventions préconisées. La production de ces études et rapports est devenue en elle-même une activité autonome ayant sa raison d'être. Les multiples départements ou services du grand marabout et du système se font presque concurrence dans ce domaine; c'est à qui vendra mieux son idée et se fera une visibilité dans le paysage marchand du développement, ou dans l'orientation de l'action de l'institution. Avant que les Africains aient terminé la lecture d'une étude, ou avant qu'ils l'aient digérée pour en comprendre la pertinence, d'autres rapports sont déjà sur leurs tables. Des séminaires et ateliers d'appui à l'assimilation des recettes et autres analyses du marabout complètent l'entreprise intellectuelle du commerce du "développement". Toute cette production souvent répétitive, et donc pas toujours innovatrice malgré quelques rattrapages dans le langage pour être à la mode ou pour apporter certaines réponses de style à quelques critiques, devient infantilisant pour l'Afrique. C'est ici qu'il faut poser une autre question: qui demande tout cela au SMD et dans quel intérêt? Tout cet investissement en ressources humaines, financières et matérielles n'est pas de l'argent jeté par la fenêtre; il doit être rentable à quelqu'un et il n'est pas encore évident que ce soit vraiment aux pays africains. Je voudrais souligner dans cette entreprise le refus aux Africains du "droit à la parole." Comme dit plus haut, lorsque le continent a par moment tenté 145
de s'accorder cette parole, que ce soit à travers le Plan d'Action de Lagos, le CARP AS, le Traité d'Abuja, l'Agenda du Caire pour l'Action, etc., le SMD n'a pas manqué d'ignorer tout cela ou même de'le tourner en dérision comme pour dire: "OK dites ou faites-le, mais on verra qui va vous donner l'argent pour le mettre en œuvre." La production du SMD se faisait avec tellement de fanfare que le petit lance-voix des Africains se faisait à peine entendre en Afrique même! Et puis si les politiques de stabilisation et d'ajustement ont leurs financiers, en plus organisés en SMD, qui est le financier des CARP AS, Plan d'Action de Lagos et autre Déclaration du Caire? Ce ne sont en tous cas pas les pays africains, eux-mêmes quémandeurs de l'aide pour financer les politiques que le marabout leur prescrit. Leur premier souci semble être celui de dire constamment au SMD "nous avons appliqué vos prescriptions, nous sommes vos bons élèves malgré peut-être quelques dérapages, mais s'il vous plaît donnez-nous votre aide, nous en avons énormément besoin." L'Afrique devrait-elle continuer à produire des mort-nés, en termes de politiques de développement, comme simplement pour se donner une certaine bonne conscience? J'ai dit au cours de cette section que je n'avais pas l'intention de discuter encore une fois, ou faire l'évaluation des résultats des politiques de réformes, parce que cela a été largement fait dans de nombreux cercles, à des différentes étapes de mise en œuvre de ces politiques et dans les divers contextes nationaux, sous-régionaux ou régionaux. Je voudrais plutôt m'intéresser à relever quelques faits dans la perspective du rapport entre ces politiques et le SMD lui-même. Cela me permet d'affirmer sans doute à la suite d'autres, qu'il y a deux logiques en présence: la logique du développement qui est celle des aspirations profondes des populations africaines et dont les dirigeants devraient être les chefs d'orchestre, et celle du remboursement des dettes et de la croissance extravertie dans un processus économique de mondialisation sous le contrôle du SMD et de ses principaux acteurs. Si la première logique implique nécessairement une stratégie de sortie de crise, et donc la remise en cause du modèle d'accumulation actuel et la transformation conséquente des structures économiques, la seconde par contre est celle de la gestion de la crise avec l'espoir d'en mitiger les effets négatifs les plus frustrants pour les Africains. C'est dire qu'il n'y a pas lieu d'attendre des politiques de réformes qui relèvent de la seconde logique des résultats qui relèvent de la première. C'est dire que même si les démonstrations les plus habiles tentent de prouver que les deux logiques peuvent être complémentaires, je dois réaffirmer que les paradigmes de base et les règles canoniques de ces logiques ne sont pas aussi compatibles dans leurs services à leurs bénéficiaires respectifs. En 146
effet, la logique du développement et donc de sortie de crise est censée répondre aux aspirations profondes des peuples africains qui sont le plein emploi, l'accès aux services sociaux de base, la sécurité humaine dans tout'ès ses dimensions politique, économique, sociale, culturelle et environnementale, alors que la logique de gestion de crise produit le chômage, la marginalisation et la paupérisation. Des nuages sombres persistent dans le ciel du continent. Ce sont notamment: l'absence d'une croissance soutenue, la crise de l'endettement, la modicité des investissements directs étrangers par rapport à d'autres continents ou régions en développement (moins de 3% dont l'essentiel va à l'Afrique du Sud et un peu au Nigéria), la place ridicule dans le commerce mondial et la croissance de la pauvreté aussi bien en termes de revenus qu'en termes de développement social (on a constaté dans nombre de pays, une baisse des indicateurs sociaux depuis la mise en œuvre des politiques de réformes). Cette persistance permet de revenir à la question implicite de départ: quel était le problème réel que le SMD a cherché à résoudre dans le contexte d'alors, lorsqu'il a eu le génie des politiques de réformes aujourd'hui largement appliquées en Afrique? J'emprunterai ici quelques éléments d'analyse à S. Amin (1996) qui rappelle judicieusement le contexte des politiques de stabilisation et d'ajustement du côté du SMD. Un des traits caractéristiques de la crise actuelle de l'économie libérale notamment dans les pays développés est que la soumission de la machine économique à la loi exclusive du profit et du profit immédiat (dans une structure donnée de répartition du revenu), a fait que les profits tirés de la production s'accumulent, sans trouver suffisamment de débouchés dans des investissements financièrement rentables, et susceptibles de relancer les capacités de production des segments nationaux du système mondial de production. Une telle crise demande que ce système et ses segments nationaux soient revus dans leurs structures de production. Il n'existe pas encore une autorité supranationale de règlement de crise à ce niveau. L'on se contente donc de gérer la crise comme si elle était un problème conjonctureL C'est pourquoi on continue à parler de récession ou de reprise ici et là. Il existe ainsi de plus en plus une accumulation de capitaux ,flottants que le boom du pétrole des années 1970 n'a fait qu'alimenter. Gérer la crise dans le chef des principaux pays membres du SMD consiste à chercher d'autres débouchés à ces capitaux flottants pour éviter leur dévaluation brutale et massive qui ne contribuerait qu'à l'effondrement du système productif ~ondial et à de segments nationaux. Le fameux Consensus de Washington dans sa première version préconise une même recette 147
doctrinale: libéralisation tous azimuts des prix, salaires, changes, rapports avec l'extérieur, privatisation. Dans cette perspective les choses se tiennent ensemble: libéralisation du mouvement des marchandises et des capitaux au niveau international, adoption des taux de changes flottants, relèvement des taux d'intérêt, permanence du déficit de la balance des paiements américaine, endettement des pays en développement dont ceux d'Afrique, privatisations, intervention dans les crises financières de certaines banques dans les pays en développement, etc., tout cela ouvre des perspectives à l'immense masse des capitaux flottants pour lesquels il faut trouver des débouchés et éviter l'effondrement du système. Pour l'Afrique, E. Jaycox, vice-président de la Banque mondiale pour l'Afrique déclarait il y a six ans que la Banque avait quelque quatorze milliards de dollars non déboursés pour le continent et que cela faisait un vrai problème pour son institution. C'est pourquoi au-delà de la continuation des politiques de réformes, d'autres recettes et conditionnalités sont ajoutées au dispositif du SMD : renforcement des capacités, bonne gouvernance, etc. Comme le dit S. Amin, "on se fera une idée de l'énormité de la grandeur de cet excédant en rapprochant deux chiffres: celui du commerce mondial, qui est de l'ordre de 3 000 milliards de dollars par an et celui des mouvements internationaux de capitaux flottants, qui est de l'ordre de 80 à 100 000 milliards, soit trente fois plus important." (S. Amin, 1996, p.6) La dernière crise des économies de l'Asie du Sud-Est est aussi à analyser dans ce contexte de capitaux flottants qui se trouvaient des marchés spéculatifs dans des économies émergentes. D'autres hypothèses disent aussi qu'elle peut avoir été provoquée pour pénaliser ces économies et élargir l'éventail des possibilités d'intervention d'autres capitaux flottants. On comprend donc le rôle que le SMD s'est assigné et surtout le rôle qu'il a confié au grand marabout du système dans la gestion de la crise: impulser sinon imposer la libéralisation aussi bien aux pays en développement qu'à ceux de l'Europe de l'Est, soumettre les économies des pays en développement à l'impératif du remboursement de la dette, gérer le flottement des monnaies, et trouver les cadres de politiques et programmes qui ouvrent d'autres perspectives de placement de l'argent. Il est bien entendu que les grandes décisions stratégiques de dérogation limitée à ces règles ou de leur renforcement soient prises par le Groupe dit des sept (G7) ou préparées dans un 9adre de gestion doctrinale comme celui des réunions du Forum Economique Mondial à Davos, ou autres rencontres de l'OCDE. Les politiques de réformes en Afrique sont donc à analyser surtout dans cette perspective et non dans celle de la littérature 148
conventionnelle à leur sujet. C'est cela qui permet de comprendre à la fois leur contenu, la pertinence de leur stratégie, l'appréciation qu'on peut faire de leurs résultats en Afrique, l'acharnement têtu du SMD à les maintenir dans leur essence malgré la médiocrité des résultats pour le continent, et enfin le fait que le SMD en ait fait une conditionnalité pour l'aide, le rééchelonnement de la dette, et même les "prêts au développement". Le SMD a fait clairement comprendre aux pays africains que son "aide" est conditionnée à la signature des accords avec le grand marabout et donc à l'adoption des politiques de réformes et leur mise en œuvre. Cette dernière est faite sous le contrôle du grand marabout qui en fait des rapports réguliers aux principaux acteurs du système.
2. Portée de la conditionnalité des réformes économiques Les réformes économiques sont apparues non pas seulement comme politiques de stabilisation et d'ajustement prescrites ou conseillées aux pays africains par leurs partenaires au développement, mais beaucoup plus comme conditionnalité à remplir par les pays africains pour bénéficier de l'aide ou des prêts au développement de la part des pays et institutions membres du SMD. Cette dimension des politiques de réformes - conditionnalité de l'aide -, mérite qu'on s'y arrête un moment pour en saisir le contexte, la portée des objectifs et des composantes, ainsi que la fonctionnalité du dispositif pour les pays africains dans leur relation avec le système marchand du développement. Comme dit plus haut, l'analyse à la base de la prescription des politiques de réformes mettait la responsabilité exclusive de la crise sur les épaules des gouvernements africains pour leurs politiques "interventionnistes et inadéquates." Cela contribuait en même temps à décharger le SMD de cette responsabilité, tout en lui donnant le beau rôle, celui de marabout, combinant à la fois la fonction de professeur et de médecin, capable de diagnostiquer le mal existentiel du continent, et de prescrire le meilleur traitement. Et comme le médecin est aussi pharmacien en tant que financier des prescriptions, son rapport avec le malade africain change à cause notamment du rapport de force qui lui est alors trop favorable. Il peut donc poser des conditions et s'accorder d'autres pouvoirs additionnels. Par ailleurs le contexte est celui de l'accumulation des capitaux flottants comme il a été dit précédemment, et le SMD a un intérêt particulier à la mise en œuvre de ces politiques, qui sont en ellesmêmes aussi une nouvelle catégorie de marchandises du développement. Mais le contexte est également celui de la raréfaction des ressources d'aide au développement proprement dite, et donc de la
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nécessité de sélectionner les interventions qui pourraient tomber dans cette catégorie. Les critères de cette sélection deviennent ainsi partie du dispositif de conditionnalités. Les politiques de réformes sont donc sorties du cadre de conseils prodigués aux partenaires pour devenir des conditions préalables et concomitantes de l'octroi de l'aide. Elles sont devenues instrument au service d'une politique. Dans l'accord signé avec les institutions de Bretton Woods, les pays africains adoptent les politiques de réformes et s'engagent à les mettre en œuvre pour rétablir les équilibres macroéconomiques et macrofinancier~ rompus, et corriger les distorsions dues aux interventions de l'Etat dans la sphère de l'économie; mais en même temps il est convenu que cet engagement est une condition préalable au déboursement de l'aide du grand marabout. Par ailleurs ce qui préoccupe le grand marabout c'est d'abord et avant tout de relancer l'enveloppe de ses prêts au titre des projets qui s'essoufflent. Les politiques de réformes lui donnent l'occasion d'élargir le champ et les opportunités d'intervention. Tout en continuant à augmenter son portefeuille de projets, la vente des politiques de réformes permet au grand marabout, et en particulier à la Banque mondiale, non pas seulement d'élargir le champ' de vente possible de ces projets, mais surtout d'ouvrir des possibIlités de déboursements rapides sur une période courte, déboursements contrôlables semestriellement, alors que le décaissement des prêts au titre des projets prend beaucoup plus de temps. Cela permet de maintenir un bon niveau d'affaires. Adopter ces politiques comme conditionnalité de l'aide du grand marabout consiste donc à aider ce dernier à placer rapidement ses prêts, et pour le pays africain, à lui être redevable. Par ailleurs et comme indiqué plus haut, les politiques de réformes ont un contenu en termes de politique de développement, de voie de sortie ou de mode de gestion de la crise, et propagent un paradigme qui a ses canons, ses valeurs centrales et même sa liturgie. Les pays africains qui rentrent dans le jeu de cette conditionnalité devraient donc être parfaitement conscients du contenu et des implications de la logique d'action dans laquelle ils engagent l'être et le devenir de leurs populations. D'un autre point de vue, les politiques d'ajustement et de stabilisation sont devenues la porte d'entrée ou le prétexte qui a permis au grand marabout de définir les politiques économiques et sociales des pays africains, et d'en contrôler la mise en œuvre non pas seulement pour accélérer le déboursement des prêts, mais aussi pour veiller à l'intégration ou l'enracinement des pays africains dans la logique du paradigme prêché par le marabout. Les politiques de réformes ne sont donc pas seulement une conditionnalité liée à la mise à disposition des ressources financières, elles 150
ont une dimension d'engagement dans une voie idéologiquement définie. La formulation et la mise en œuvre des politiques de réformes, même si elles propagent le même type de recette, ont toujours des particularités liées au contexte propre du pays certes, mais aussi du rythme des affaires du grand marabout ou du SMD dans le pays ou la région, et des objectifs spécifiques qu'il peut s'assigner à cet effet. Dans ce cadre, elles sont toujours précédées et accompagnées par la production d'études, rapports et autres informations nécessaires à la conclusion du marché entre le marabout et le pays africain considéré. C'est ici que le grand marabout met tout son poids idéologique, et son autorité morale ou scientifique pour imposer ou inspirer ces politiques et s'assurer de la vente de sa marchandise. Que l'acheteur africain soit entièrement ou partiellement convaincu des démonstrations qui lui sont faites, cela importe peu, l'essentiel est qu'il adopte les politiques préconisées, et qu'il rentre dans la logique de la conditionnalité pour avoir les ressources dont il a besoin. Au besoin le marabout est capable de façonner les informations qui l'arrangent pour bien vendre les politiques de réformes. Z. Laki (1989, p.161) cite justement un responsable de la Banque mondiale qui dans un cas précis a déclaré "nous avons été volontairement optimistes sur l'évolution de la demande des matières premières afin de 'manipuler' le marché dans un sens favorable à la hausse des prix et par conséquent aux revenus des pays en développement." La conditionnalité implique donc dans nombre de cas, la soumission aux informations et analyses du marabout, et par là la perte de son autonomie d'analyse. Je me permettrai de rappeler encore une situation (déjà évoquée au chapitre II) que j'ai vécue dans ce sens et dans laquelle j'ai pu jouer un certain rôle dans mon pays. Les experts de la Banque avaient amené une étude dans laquelle ils avaient évalué notamment le taux de croissance de l'économie au cours de l'année 1984 et sur cette base avaient fait des projections sur le court terme. Cela avait évidemment des implications sur les estimations budgétaires, la capacité d'investissement et de mobilisation des ressources fiscales, et celle de remboursement des dettes par exemple. Au début, la mission de la Banque avait réussi à faire accepter son analyse par la Banque Centrale et le Ministère des Finances. Au Ministère du Plan où je travaillais comme conseiller économique, j'avais réussi avec quelques collègues à contester l'analyse de la Banque et ses méthodes de calcul. Tout était parti de l'estimation et des projections de la valeur ajoutée de l'agriculture marchande et non marchande et du secteur de l'auto-construction, et cela m'avait conduit à relever d'autres erreurs de l'analyse. Ce qui pour moi était simplement un exercice d'experts, avait un poids 151
politique dont je n'avais pas pris la mesure au départ. La contestation de l'analyse et des chiffres de la Banque déjà acceptés par les deux autres institutions nationales, était perçue comme une atteinte à l'autorité de la docte institution et risquait de porter préjudice à ses affaires dans le pays. Heureusement que j'avais l'appui de mon ministre et tout le monde reconnaissait la solidité des études du ministère du plan. Autrement j'aurais été sacrifié sur l'autel des affaires du grand marabout. J'ai réussi alors à ce que le gouvernement organise un séminaire spécial où experts des Ministères du Plan et des Finances et ceux de la Banque Centrale devaient se rencontrer pour discuter des problèmes méthodologiques de l'évaluation de certains indicateurs et de leurs projections. Il n'a pas été difficile de nous entendre au niveau technique: il y avait un consensus sur les erreurs de la Banque mondiale. Ce témoignage de l'expérience personnelle illustre et confirme simplement le fait que la conditionnalité des politiques de réformes renferme avec elle une certaine dose d'abdication scientifique ou technique pour le pays africain. Il faut accepter aussi la lecture des faits nationaux non pas nécessairement par soi-même, mais plutôt comme ils sont lus par le grand marabout et le SMD. Bien que les programmes de stabilisation et d'ajustement soient élaborés et signés avec le grand marabout, leur conditionnalité ne se limite pas à ce dernier. Ils deviennent automatiquement la conditionnalité exigée par tout le système marchand du développement. Et c'est là que le grand marabout montre qu'il agit effectivement au nom du système et en vertu des pouvoirs qui lui sont tacitement conférés. Le respect de la conditionnalité des politiques de réformes devient alors le visa d'entrée en opération des autres programmes d'aide. Le discours qu'on entend dans les milieux gouvernementaux africains est pratiquement le même: "le FMI et la Banque mondiale nous obligent à adopter des politiques de stabilisation et d'ajustement avec leur austérité simplement parce qu'ils veulentou tiennent à - nous accorder des prêts dont ils savent que nous ne serons pas en mesure de rembourser. De plus nous ne pouvons plus recevoir d'aide ou emprunter auprès d'autres organismes publics sans présenter au préalable un certificat de bonne conduite délivré par ces institutions. Et pour qu'elles nous le livrent, il faut adopter et bien mener leurs politiques de réformes!" La conditionnalité des politiques de réformes économiques est donc la conditionnalité de tout le système et non seulement celle de son grand marabout. De sorte qu'en l'acceptant, les pays africains se mettent sous la tutelle du grand marabout certes, mais celui-ci devient une sorte de PDG d'une grosse affaire dont le conseil d'administration est composé des autres membres importants du SMD. C'est là que le rôle 152
idéologique et surtout politique du grand marabout et donc des politiques de réformes apparaît dans le dispositif du SMD. Le grand marabout doit contribuer à ouvrir ou élargir les voies des profits pour les principaux membres du SMD. Même les grandes entreprises des pays membres du SMD comptent sur lui. Il est toujours prêché théoriquement qu'un pays peut refuser de rentrer dans le jeu de cette conditionnalité et ne pas adopter les politiques de réformes. Le grand marabout crie à qui veut l'entendre que ce sont les pays eux-mêmes qui viennent vers lui et qu'il n'oblige personne à venir emprunter auprès de lui. Mais on sait que même si le Zimbabwe l'a fait dernièrement avec le FMI, il est difficile et très risqué pour un pays africain de dire non au grand marabout et renoncer à la conditionnalité des politiques de réformes économiques. D'une part, parce que ces pays sont déjà presque tous endettés auprès du grand marabout et cela risque de compromettre leurs chances dans les discussions sur la dette actuelle comme sur les perspectives d'emprunts futurs auprès du grand marabout ou du SMD dans son ensemble (M. Khor, 1999). De l'autre, c'est tout le système qui va se coaliser contre le pays africain qui aurait pris le courage de donner un tel "mauvais exemple," et de créer ainsi un précédent qui montre qu'on peut se passer du SMD. Non seulement l'aide lui sera refusée, mais des actions agressives de dissuasion et si nécessaires de punition seront sans doute entreprises par le SMD contre le pays en question. Mais cette épreuve est sans doute un prix à payer pour construire une autre logique d'action, celle du développement. Cette épreuve exige que les stratégies de sortie du système de l'aide et donc de la conditionnalité des réformes économiques du type de celles actuellement en cours en Afrique soient esquissées et discutées au niveau national. Après quatre décennies de développement assisté sans développement, l'Afrique ne peut se permettre le luxe de continuer à dépendre d'une aide conditionnée à l'adoption d'une logique douteuse pour son développement. Le continent a assez pataugé dans le cercle vicieux de cette aide sans voir les lueurs du jour, et il est grand temps qu'il la questionne du point de vue de sa propre perspective et de celle du devenir des populations africaines. Tels sont les principaux éléments significatifs et les implications des politiques de réformes économiques en tant que conditionnalité de l'aide et des prêts au développement, avec la logique de base qui est la leur. Mais il faut poser ici une autre question: celle de ce qu'on espère obtenir au bout de la course. Les programmes de réformes eux-mêmes indiquent ou font miroiter les résultats attendus comme un bonheur promis: la croissance économique grâce au rétablissement des équilibres financiers 153
rompus, à la privatisation, à la dévaluation des monnaies et à la libéralisation des prix, des salaires, des changes, des relations avec l'extérieur et bien sûr grâce à la réduction de la demande. Mais la croissance n'a pas été au rendez-vous, et encore moins la sortie de crise. Vingt années de tâtonnements et d'apprentissage même pour le grand marabout ont réussi à semer le doute, ou parfois à convaincre quelques chercheurs, fonctionnaires et sans doute les populations, que les politiques de réformes économiques prescrites par le marabout ne sont pas porteuses d'espoir de sortie de crise. Mais les tenants de la doctrine au sein du SMD ne peuvent avoir le courage de s'en détourner ou même de la remettre en cause. Et nombre de dirigeants africains qui dans leurs besoins de l'aide du SMD pensent être réalistes continuent à prêcher, menaces à l'appui, de poursuivre le chemin de l'hypothétique salut défini dans les programmes de réformes économiques. Les espoirs de ceux qui continuent dans cette voie relèvent de deux ordres de considérations. D'abord la faiblesse politique ou de leadership politique de nombre de pouvoirs africains qui ne sont pas toujours à même de mobiliser leurs peuples dans une direction autonome de développement et de les engager effectivement dans le processus de mise en œuvre de cette voie. Le poids des pesanteurs de l'héritage colonial et de la pauvreté dans le pays sont bien mis à profit par le SMD et les équipes nationales de ses partenaires détenteurs du pouvoir. Ensuite l'existence toujours forte de certains mythes comme celui de la croissance par le marché extérieur, celui de l'attraction des investissements directs étrangers ou enfin celui de la réduction voire de la suppression de la dette, tout cela pouvant être obtenu grâce à la bonne application des recettes des programmes de réformes économiques. Pourtant les faits démontrent chaque jour un peu plus qu'il s'agit plus de mythes que d'espoirs fondés sur la réalité ou la pertinence de la logique de ces réformes. Pour ce qui est du premier mythe (voir la section 3 suivante) en effet, non seulement il n'y a pas eu de croissance soutenue en Afrique, mais en plus et malgré l'augmentation de nombre d'exportations africaines, la part de l'Afrique dans le marché mondial prise globalement ou par catégorie spécifique de produits d'exportation continue de baisser. La chute continuelle des prix des produits de base exportés par les pays africains les éloigne chaque jour un peu plus de la prospérité partagée promise par les politiques de réformes économiques, et que font miroiter encore les défenseurs de la mondialisation tous azimuts. Le continent est de plus en plus marginalisé dans les échanges mondiaux et on continue à lui prêcher le mythe et l'espoir dont le marché mondial serait porteur. Il faut nécessairement 154
remettre en cause ce mythe, et revoir aussi bien les structures économiques que les opportunités qui peuvent faire de la promotion des exportations une composante d'une politique de croissance endogène et donc du développement humain durable en Afrique. Quant au mythe de la croissance des investissements directs étrangers, et comme déjà indiqué plus haut, les politiques de réformes n'ont pas permis au continent d'attirer plus de capitaux étrangers qu'auparavant. Bien au contraire la part du continent dans ces mouvements de capitaux ne cesse de chuter au point de ne plus représenter qu'un peu plus de 1% des investissements directs étrangers dans le monde aujourd'hui, alors que l'Asie et le Pacifique d'une part et l'Amérique latine et les Carai'bes de l'autre ne cessent de voir leur part sensiblement augmenter (voir tableau 4.3). Tableau 4.3. Distribution géographique de l'accueil des IED (1983-1997) (pourcentages) Région Pays développés Pays en développement Afrique Asie et Pacifique Amérique latine et C!lralbes Europe centrale et orientale Monde En milliards de dollars Source: CNUCED
1983/88 78,4 21,5 2) 11,4 7,8
1991 72,2 26,2 1) 14,7 9,6
1992 68,4 29,1 IJ 17,1 10,0
1993 63,4 33,3 1) 26,3 7,9
1994 58,2 39,3 2) 25,0 Il,8
1995 63,9 31,9 1~ 20,5 9,6
1996 57,9 38,5 1,4 23,8 13,0
1997 58,2 37,2 1,2 21,8 14,0
0,1
1,6
2,5
2,8
2,4
4,3
3,7
4,6
1~1~1~1~1~1~1~1~ 93,3 159,4 175,8 217,6
243,0
331,2
337,5
400,5
Par ailleurs la répartition de ce dérisoire pourcentage sur le continent se fait principalement en faveur de deux pays: l'Afrique du Sud et le Nigéria. Il n'est donc pas prouvé que les pays qui appliquent les politiques de réformes sont ceux qui attirent ou encore moins bénéficient effectivement de l'accroissement des IDE. En fait comment en serait-il autrement quand on sait que les politiques de stabilisation et d'ajustement ont eu comme fonction principale de réduire la demande, aussi bien intérieure que même extérieure. Elles ,ont donc de ce fait un effet négatif sur les investissements. Etant donnée la faiblesse des marchés financiers en Afrique, les IDE que le continent est à même d'attirer sont dans le domaine de la production des biens primaires, des services, et de la vente de technologies. Mais, même dans ces cas, ils tiennent compte aussi bien du potentiel économique ou de ressources naturelles des pays, des dimensions des marchés nationaux, que des conditions de sécurité physique et financière, et notamment des possibilités de réexportation de capitaux ou de profits. Toutes . choses qui font la différence entre le Kenya ou le Mozambique d'une part et le Niger de l'autre ou entre l'Angola et le Mali, et non 155
la plus ou moins bonne application des réformes économiques éventuellement certifiée par le grand marabout. Mais le mythe persiste et la compétition entre pays africains pour avoir plus d'aide grâce à la mise en œuvre des programmes de réformes est devenue aussi une compétition pour attirer les quelques miettes d'IDE qui peuvent tomber en Afrique. L'autre mythe est enfin celui de l'allégement de la dette sous forme de rééchelonnement ou surtout de son annulation. J'ai montré précédemment que parmi les objectifs non déclarés des politiques de réformes du grand marabout, il y a la marche forcée vers l'intégration dans la mondialisation et j'y reviendrai, mais qu'il y a aussi l'exigence impérative de remboursement de la dette de l'Afrique envers les principaux acteurs du SMD. Cela limite déjà pour les pays africains, toute ambition ou tout espoir démesuré d'annulation de la dette par le SMD. Le système est tellement solidaire sur cette question qu'il a trouvé des mécanismes pour que certaines aides bilatérales qui relèvent de l'APD soient utilisées directement pour le remboursement des dettes envers le grand marabout - lui il fait des affaires en prêtant directement son argent -, ou même envers le Club de Paris ou celui de Londres. L'aide au développement et surtout les prêts au développement sont venus comme un apport de ressources financières qui ~anquaient et manquent aux pays africains pour lancer leurs économies et amorcer le processus de leur développement. C'était la fonction officielle proclamée depuis le début des indépendances africaines. Quelque vingt ans plus tard, l'Afrique devient de plus en plus incapable de rembourser ses dettes sans y consacrer l'essentiel de ses revenus d'exportations, sans sacrifier des dépenses d'investissement stratégiques pour son développement, ou le fonctionnement normal de la machine de l'État. Les programmes de réformes vont faire le gendarme pour que le continent continue à rembourser ses dettes, fût-ce au prix de ces sacrifices. Tout le monde crie, le poids de la dette est trop lourd pour l'Afrique! Il faut le lui alléger. Des formules ont été imaginées et ont évolué non pas seulement pour l'Afrique, mais aussi pour le monde en développement en général. Il a été démontré que dans nombre de cas - celui du Mexique est devenu classique -, la crise de la dette ne menace pas vraiment le système financier international. Les prêteurs ont généralement pris des dispositions pour avoir toujours des provisions pour leurs créances douteuses, et qu'ils restent malgré tout capables de distribuer des dividendes substantiels à leurs actionnaires. Bien que parfaitement conscient de cette situation, le SMD n'aime pas beaucoup procéder à des rééchelonnements et encore moins à des annulations des dettes. Il se fait longuement prier avant d'adopter 156
une quelconque formule d'adoucissement. De sorte que chaque fois qu'il sort une de ces décisions, comme la dernière prise au Sommet des 8 à Cologne en Juin 1999 dernier en faveur des pays les moins avancés (PMA) et moyennant certaines conditions, il apparaît comme un grand bienfaiteur capable d'honnêtes sacrifices pour ses partenaires. Il faut donc mériter de tels sacrifices de la part de ses bienfaiteurs et se montrer bon disciple digne de bénéficier de plus de magnanimité encore. D'où la compétition entre les pays et notamment ceux d'Afrique pour être de la catégorie choisie dans chaque formule pour bénéficier des largesses du système. Il est utile de s'arrêter un moment sur le cas spécifique de la dette africaine.
3. Réformes économiques et endettement de l'Afrique L'endettement de l'Afrique se justifie sans doute par les objectifs de transformation accélérée des structures économiques et sociales, les objectifs, de croissance économique et de développement humain. A ce titre d'ailleurs presque tous les pays du monde ont dû recourir à l'endettement à un moment ou un autre de leur histoire. Mais ce qui devient un problème pour l'Afrique, c'est l'incapacité du continent à rembourser sa dette dans le respect des échéances, l'effet cumulatif de cette dette avec la capitalisation des intérêts, et la charge lourde que cela représente pour les économies africaines. Ce qui devient problème, c'est le caractère étouffant de cette dette, qui contractée à l'origine comme facteur d'accélération de la croissance et du développement, devient au contraire véritables frein et contrainte au développement du continent, ponctionnant même ses maigres ressources. La question qui se pose déjà à ce niveau est cel1e de savoir comment et pourquoi l'Afrique n'arrive pas à assurer sa croissance économique de manière soutenue grâce à ces ressources empruntées, pour pouvoir ainsi rembourser sa dette? Trois raisons majeures sont avancées pour expliquer cette situation: D'abord il y a la qualité des projets qui ont été réalisés ou mis en œuvre. Dans beaucoup de cas, il s'agit de projets mal étudiés, dans ce sens que leur impact réel sur la croissance économique est faible sinon nul. Donc des projets improductifs ou à faible rentabilité, mal agencés entre eux, mal encadrés, mal gérés, et tenant plus compte des considérations politiques des dirigeants que des considérations économiques. D'où une capacité faible de génération de ressources financières, et donc de remboursement de la dette. Ensuite, il y a les rééchelonnements qui entraînent la capitalisation des intérêts et alourdissent ainsi le poids de la dette africaine 157
pour les maigres finances de ces pays, et en l'absence d'une croissance soutenue. La capitalisation des intérêts échus et non payés est donc une des causes de la crise de l'endettement des pays africains malgré les efforts d'allégement déployés par les bailleurs de fonds. Enfin de manière générale, la mauvaise gestion économique et financière des responsables africains, qui fait que l'allocation des ressources financières notamment, n'est pas assez optimale. Bien au contraire, beaucoup d'aberrations qui font qu'on est en droit de se demander si les pays africains veulent bien aller de l'avant ou pas. Ce qui fait que le financement extérieur ne trouve pas toujours le meilleur environnement pour jouer le rôle de stimulant de la crOIssance.
Les conséquences de cette crise de l'endettement sont nombreuses et parmi elles: - la pression sur les recettes d'exportations. Ce prélèvement diminue le volume de devises disponibles pour les importations des biens d'équipement, d'approvisionnement et de consommation, même les plus nécessaires pour la croissance économique et pour les populations; - la pénurie de devises pour les importations contribue à son tour à faire pression sur le taux de change au détriment de la monnaie locale; - les sorties de fonds au titre du service de la dette ont tendance à provoquer un déséquilibre de la balance des paiements, dans un contexte de baisse de cours de matières premières exportées par les pays africains, et en particulier le déficit de la balance des capitaux, amplifié par la méfiance des bailleurs, et entraînant ainsi un freinage de nouveaux crédits; - 1a pression sur les finances publiques en rest}:eignant les moyens de fonctionnement normal de l'appareil d'Etat, et surtout les moyens de financement du développement économique et social; - la diminution de la capacité du pays à mobiliser même le surplus économique et à l'utiliser pour les besoins de la croissance économique et de l'amélioration des conditions sociales de ses populations. Ainsi, l'analyse même sommaire des conséquences de l'endettement des pays africains, montre qu'il ne favorise pas du tout la croissance économique et la lutte contre la pauvreté dans ces pays, contrairement aux intentions avouées de départ. L'endettement est devenu une contrainte qui pèse sur leur développement. Et ceci s'est accentué en particulier au début des années 80 lorsque les taux d'intérêt ont connu une hausse très forte sous l'impulsion de la Réserve fédérale américaine. L'encours de la dette africaine qui avait été multiplié par 12 entre 1970 et 1980 représente maintenant 158
des charges d'intérêts trois fois supérieures, à une période de baisse des prix des matières premières exportées par le continent. D'où le cycle infernal qui consiste à emprunter auprès des uns pour rembourser les autres, et en particulier pour rembourser aux institutions internationales. Les politiques de réformes interviennent dans ce contexte, et on comprend le problème de fond qui préoccupe les bailleurs de fonds et le SMD, mais aussi pourquoi la dette des pays afriçains est devenue un moyen de chantage du SMD sur ces pays (E. Toussaint, 1997). Des solutions ont été proposées et certaines mises en œuvre. On peut distinguer parmi elles les solutions politiques et les solutions techniques en vue d'alléger le poids de la dette pour les pays africains. Les solutions politiques sont celles prises par les autorités politiques des bailleurs ou des débiteurs. On trouve dans cette catégorie l'annulation pure et simple de la dette ou moyennant certaines conditions, la conversion en dons par le créancier, etc. Ceci peut se faire par négociations ou par décision unilatérale du créancier. Peu de créanciers y sont réceptifs même s'il y a eu une évolution dans ce domaine, en particulier pour les institutions financières internationales. Il y a également dans cette catégorie le refus de paiement ou la suspension de paiement décidés unilatéralement par le pays débiteur. Cette solution engendre toujours des conflits avec les bailleurs de fonds qui n'hésitent pas à utiliser les nombreux moyens de pression à leur disposition. Il y a enfin la fixation unilatérale ou négociée du taux acceptable de la part exigible du service de la dette, soit en tant que ratio des dépenses budgétaires, soit en tant que pourcentage des recettes d'exportations, bref par rapport à la capacité de remboursement du pays. Sauf quand elles sont négociées, ou quand elles proviennent de la décision du créancier en faveur du débiteur, les solutions politiques émanant de la décision unilatérale du débiteur ont toujours des répercussions négatives sur celui-ci. Les solutions techniques sont en réalité des mécanismes et montages économico-financiers mis en place conjointement pour concrétiser les décisions politiques d'allégement du poids de la dette des pays africains, et en même temps dans le respect des intérêts du pays créancier. Dans cette catégorie, il y a d'abord le rééchelonnement qui, au fur et à mesure qu'il se répète, devient un cercle quasi-vicieux, alourdissant de plus en plus le poids de la dette pour les années à venir et donc hypothéquant l'avenir du continent. Il contribue tout au plus à décrisper la situation à court terme, mais renvoie le poids aux années futures, que ce rééchelonnement soit conditionné ou non à la mise en œuvre des 159
politiques de stabilisation et d'ajustement. Il y a également les conditions de faveur à négocier avec les bailleurs des fonds et portant sur le taux d'intérêt, la période de grâce et celle de remboursement, etc. Dans cet ordre d'idées, il y a aussi les programmes spéciaux initiés notamment par les institutions mternationales pour certaines catégories de pays qui, moyennant certaines conditions, deviennent éligibles à ces programmes. On peut aussi mentionner la conversion de la dette en effets-obligations, par exemple les négociations sur les marchés des capitaux. Cette solution a plusieurs versions sophistiquées, accompagnées parfois par des programmes d'exportations ambitieux. Enfin il yale paiement de la dette en monnaie locale, pouvant être utilisée pour les dépenses locales du bailleur investissements ou autres -, ou dans le cadre des fonds de contrepartie. Les imaginations sont fertiles dans le raffinement de certains de ces montages économico-financiers et les formules se multiplient continuellement. Mais si le problème de l'endettement des pays africains et de ses conséquences sur l'économie est réel, on peut cependant formuler quelques réserves quant à certains éléments d'explication qui sont avancés, et aux solutions qui sont préconisées. Car il est vrai que l'Afrique est insolvable aujourd'hui à l'égard de ses créanciers extérieurs, et cela est dû entre autres raisons au fait que les fonds empruntés ont été utilisés pour financer des projets improductifs ou non rentables financièrement. Mais on ne doit pas perdre de vue que cela l'a été au terme d'un marché qui a bénéficié sans doute aux p'rêteurs, directement ou indirectement, individuellement ou collectivement, et que de toutes façons les projets eux-mêmes étaient techniquement étudiés par ou avec l'appui d'experts du créancier. En effet, dans la structure de la dette extérieure des pays africains, l'essentiel des crédits est destiné aux projets d'infrastructure, à ceux des activités d'exportation minières ou agricoles, et à quelques éléphants blancs, gros complexes industriels pour le marché interne. Cette orientation s'explique: les intérêts des bailleurs dans le secteur d'exportation des matières premières qui approvisionnent leurs industries de transformation et dans les infrastructures pour évacuer ces matières premières vers les ports d'exportations, les intérêts des bailleurs dans l'ouverture des marchés aux entreprises de construction et ou de fourniture de l'équipement, le tout contribuant ainsi à la croissance économique dans les pays du SMD. Ce sont là autant d'éléments d'explication qu'il faut intégrer à l'analyse. De sorte que ce sont finalement les pays du Nord qui ont bénéficié de leurs crédits à l'Afrique, tout en mettant une corde 160
au coup de cette dernière non pas seulement pour rembourser la dette, mais aussi pour continuer à jouer son rôle fondamental traditionnel tel que défini depuis la période coloniale. Les projets qui s'inscrivent dans cette vision ont des chances d'être financés et le SMD y veille, prêt à utiliser les moyens de pression politique ou économique, et même à jouer avec des pots de vin s'il le faut. Mais les projets qui tendent à financer les activités qui risquent de sortir les pays africains de ce rôle sont généralement refusés, sous des prétextes divers et les théories ne manquent pas pour le justifier. Pour les pays africains, les bailleurs des fonds au sein du SMD sont en effet à la fois financiers, théoriciens du développement, conseillers économiques et sociaux avisés, et parfois décideurs. La situation de la dette africaine aujourd'hui varie selon les sources et les estimations. Mais je me référerai aux données de la CEA qui me paraissent plus proches de la réalité (voir tableau 4.4). L'encours global de la dette africaine s'est beaucoup accru au cours de cette décennie, atteignant quelque 350 milliards de dollars américains, soit près de 70% du PIB du continent et plus de 300% des recettes d'exportation sur la période! En même temps, le service de la dette se situe dans la fourchette de 31 à 40 milliards de dollars, soit de 21,3 à 31% des recettes d'exportations. On comprend déjà pour qui fonctionnent les économies africaines. Comparé à l'endettement total des pays en voie de développement, la dette africaine "représente un peu plus de 9% (2465,1 milliards de dollars), mais près de 70% du PNB de l'Afrique subsaharienne (330,6 milliards de dollars), contre 29% en 1980, et 232% de ses exportations totales, contre 100% en 1980. La dette réunie du Brésil et du Mexique est supérieure à celle du continent africain, mais la différence réside dans l'accès aux marchés internationaux de capitaux pour financer leur développement." (Marchés Tropicaux, 25/6/1999, p.1308). Si on ne considère que la dette totale de l'Afrique au Sud du Sahara, "où vivent plus de 10% des habitants de la planète, elle représel}te moins de 1% des dettes libellées en dollars dans le monde" (E. Toussaint, 1997). Certains estiment que vu le coût social de cette dette en Afrique, refuser de l'annuler équivaut à un refus de porter assistance à une personne en danger de mort. Tableau 4.4. Dette extérieure de l'Afrique 1993 1994 En-cours global (millions de US$) 301,7 312,2 En % du PIB 65,4 66,3 En % des recettes d'exportations 345,6 302,1 Service de la dette (millions de US$) 37,7 38,3 En % des recettes d'exportations 28,3 25,8 Source: CEA, Rapport Economique sur l'Afrique, 1998.
161
1995 329 68 304,9 32,9 30,5
1996 340,6 67,8 293,4 31 29,3
1997 349 67,5 283,9 33 21,3
Les estimations peuvent varier selon les sources, mais la réalité reconnue par tous est que l'endettement de l'Afrique est très lourd non seulement par tête d'habitant, mais aussi par rapport aux capacités de remboursement du continent. Et de fait le FMI luimême estime que seulement 30% du service de la dette exigible est effectivement réglé par les pays africains. Dans l'encours global, la dette à long terme du continent représente près de 79% du total dont 44% de créances bilatérales, 32% de créances multilatérales et 24% de créances privées. La part croissante de la dette multilatérale combinée à la crise de l'endettement a conduit les institutions de Bretton Woods à la suite de longues tractations, et à l'exemple de créanciers publics bilatéraux, à imaginer une formule pour participer au processus d'allégement de la dette de certaines catégories de pays. C'est dans ce cadre qu'est née l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (IPPTE). Cette initiative a fait beaucoup de bruit et le grand marabout n'a pas manqué de se féliciter de ses largesses envers les pays pauvres. Les critères d'éligibilité sont cependant très limitatifs pour l'Afrique. Les principaux d'entre eux sont (i) être déjà éligible aux seuls prêts concessionnels de l'IDA, (ii) démontrer son engagement dans la mise en œuvre des programmes de réformes économiques conclus avec le grand marabout sur une période totale de six ans (trois ans de mise en œuvre soutenue des PAS et trois ans d'application de mesures additionnelles d'accompagnement liées au bénéfice de l'initiative), (iii) avoir un niveau d'endettement considéré comme insoutenable, calculé en termes de pourcentage de valeur actuelle nette de la dette comprise entre 200 et 250% de la valeur des exportations, ou d'un service de la dette représentant 20 à 25% des exportations. Il a été prouvé que quelque 12 à 15 pays africains pouvaient espérer être éligibles et bénéficier d'une telle initiative et pas tous les pays pauvres très endettés du continent. Et s'ils voulaient en bénéficier quand même, ils devaient non seulement rentrer dans la conditionnalité des programmes de réformes, mais surtout montrer qu'ils ne sont pas les derniers montés dans le train pour les besoins de la cause. Ils doivent être de bons élèves sur une longue période d'épreuve qui rassure le marabout du façonnement réel des futurs récipiendaires. C'est ainsi qu'en Afrique, seul l'Ouganda a pu bénéficier de l'initiative depuis l'année dernière. Quelque quatre I!utres pays sont à des étapes différentes dans le processus: Ethiopie, Guinée Bissau, Bénin et Burkina Faso et ils sont suivis pour se rendre compte des progrès dans la marche vers le bénéfice de l'initiative. C'est ainsi que le cas du Sénégal pourtant admis au départ est devenu douteux! Malgré une sélectivité trop discriminatoire, une générosité très 162
limitée et une procédure trop lourde dans la mise en œuvre, le mythe du bénéfice de l'initiative comme des autres formules dicte beaucoup le comportement du SMD et des potentiels bénéficiaires africains. Il y aura sans doute beaucoup d'appelés et peu d'élus. Mais même parmi les élus, les rééchelonnements et les annulations contribueront de toute évidence à l'allégement du poids de la dette, sans que le problème de la capacité d'endettement ultérieur fondée sur une croissance soutenue soit résolu. Ce qui n'est pas garanti par la conditionnalité des réformes économiques. Je me résume: je ne disculpe pas les autorités et les responsables des politiques économiques africains. Ils assument la responsabilité de la crise actuelle avec ses conséquences sur le développement de ces pays. Mais c'est une responsabilité partagée avec les bailleurs de fonds qui en ont largement bénéficié. Quant aux solutions préconisées, ce qui importe c'est l'avenir, le développement futur du continent. Obtenir un allégement de la dette ou son annulation pure et simple est sans doute une très bonne chose. Mais qu'est-ce qui garantit que les bailleurs se décideront encore à faire des crédits significatifs aux pays africains dans l'avenir? Et surtout qu'est-ce qui garantit que même s'ils le faisaient, les pays africains ne vont pas se retrouver dans vingt ans, dans la même situation qu'aujourd'hui? Enfin, tant que les causes profondes de la crise de l'endettement ne sont pas intégrées à la recherche des solutions, y a-t-il une solution durable quelconque dans ce contexte? Ce qui est en crise et constitue une dimension importante de l'endettement de l'Afrique, c'est sans doute la division internationale du travail qui cantonne l'Afrique de gré ou de force dans le rôle de porteur d'eau et de bois. Tant que les bailleurs et le SMD ne lui laisseront pas la liberté de décider de l'utilisation des crédits dans les activités qui la sortent de ce rôle, la crise de l'endettement sera permanente, malgré des moments passagers de décrispation de la situation dus à des mesures et programmes spéciaux de réduction de la dette, ou à des périodes de hausses de cours des matières premières exportées par les pays africains. C'est pourquoi, au lieu de laisser leur attention accaparée par ce problème de la dette, mais sans laisser tomber leur lutte pour obtenir l'allégement de ce fardeau, les pays africains devraient dès maintenant consacrer l'essentiel de leurs énergies dans la mobilisation de ressources internes humaines, matérielles, naturelles et financières, y compris celles exportées frauduleusement, dans l'objectif d'une croissance et d'un développement basés sur les besoins internes. Car diminuer le rôle relatif des ressources extérieures dans le développement, c'est lutter efficacement contre la pauvreté et assurer une croissance économique autonome et durable. 163
4. Réformes économiques et compétitivité de l'Afrique sur le marché mondial Théories courantes et conseils à l'Afrique Dans la perspective des théories conventionnelles synthétisées dans le fameux Consensus de Washington, le monde évolue et aurait même déjà atteint "la convergence universelle" vers un bienêtre mondial partagé, notamment grâce à l'adoption des valeurs communes d'un même paradigme et de ses différentes composantes: la prééminence du marché, la libéralisation commerciale et financière, les équilibres budgétaires et des balances des paiements, le rôle du privé et du profit comme moteur de la réalisation, du bien-être général, avec une limitation de l'intervention de l'Etat dans la vie des sociétés. Comme indiqué plus haut, les programmes de stabilisation et d'ajustement mis en œuvre en Afrique relèvent de cette idéologie. Les doctrines de développement actuellement dominantes en particulier en Afrique n'en sont qu'une application. Il est ainsi conseillé aux pays africains de s'insérer activement, c'est-à-dire de s'ajuster au processus de mondialisation en promouvant la croissance de levrs économies par le biais de l'expansion de leurs exportations. A cet effet, les théories courantes continuent de leur vendre les mêmes recettes: dévaluation des monnaies et libéralisation des taux de changes, liberté de commerce et donc ouverture quasi généralisée des frontières, ~ccroissement et diversification des exportations sur base des avantages comparatifs spécifiques, croissance et développement par le commerce internatiOnal, etc. Le marché mondial est présenté alors comme un lieu de bien-être à partager, et dont les forces et règles de jeu assurent un jeu compétitif équitable sinon parfait, au bénéfice de tous les participants. C'est pourquoi l'Afrique comme les autres régions dites en développement devraient activement y participer et ce dans leur intérêt bien pensé. Il leur appartient simplement d'étudier les voies et moyens de renforcer leur compétitivité et leur créativité pour percer le marché mondial et s'y positionner avantageusement. Et les programmes de réformes économiques sont là pour les y aider. Il s'agit là d'un corps doctrinal qu'il faut continuellement remettre en cause à la lumière des faits historiques (passés et présents), bien que de semblables remises en cause aient déjà été faites dans de nombreux cercles. Mais devant l'acharnement à faire croire aux Africains et aux pays en développement en général que c'est leur seule voie de salut devant le processus de mondialisation, il faut aussi s'acharner à démontrer les limites de cette approche. Les affirmations, répétitions et autres tautologies du genre "les pays qui accroissent rapidement leurs exportations et leur part sur 164
le marché mondial sont ceux qui connaissent des taux de croissance rapide" n'ajoutent rien de convaincant à la démonstration. Un pays dont la croissance dépend essentiellement ou à une proportion significative du secteur d'exportation ne peut que connaître une croissance rapide lorsqu'il réussit à augmenter ses exportations. Les miracles et décollages économiques chantés autrefois pour la Côte d'Ivoire par exemple ne relèvent-elles pas de ces affirmations? Mais où en sommes-nous aujourd'hui? Ce qu'il faut souligner cependant, c'est qu'un tel corps doctrinal ignore superbement, volontairement ou par myopie idéologique, mais sans doute aussi pour des raisons d'intérêts bien pensés des grandes puissances économiques mondiales - pays et sociétés transnationales qui relèvent de leurs nationalités -, le fait que les concepts de liberté de commerce, d'avantages comparatifs naturels, de libéralisation des taux de change, concurrence parfaite, etc. ne sont plus véritablement les forces motrices du commerce international (R. Lopes Braga, 1998). Le marché mondial actuel Le marché mondial est aujourd'hui et depuis bien longtemps plutôt un marché déséquilibré, parce que composante et reflet du processus de mondialisation qui implique polarisation et marginalisation. L'asymétrie sur le marché mondial s'exprime d'abord par le fait que les différents mécanismes mis en place: les Accords du Cycle de Négociations d'Uruguay, les règles de jeu de l'OMC, les dispositions de la Convention de Lomé pour les pays ACP, etc., tout cela reflète le déséquilibre des forces en présence, notamment dans les négociations et pouvoirs de marchandage entre la coalition des pays économiquement riches et puissants, et ceux du tiers monde. La libéralisation et l'ouverture des marchés sont quasi obligées pour ces derniers alors que les marchés des premiers restent encore fermés surtout dans les domaines (secteurs et produjts) où ils sont moins compétitifs par rapport aux pays dits du Sud. A cet effet, le PNUD indiquait dans le Rapport Mondial sur le Développement Humain que l'accès restrictif aux marchés mondiaux se soldait déjà à l'époque par un manque à gagner de 500 milliards de dollars pour les habitants les plus pauvres de la planète, soit dix fois plus que ce que ces pays reçoivent au titre de l'aide extérieure. Et le PNUD dénonçait ainsi le paradoxe qui fait que les marchés nationaux s'ouvrent ou sont forcés à s'ouvrir notamment par le jeu des programmes de réformes économiques, alors que les marchés mondiaux eux demeurent fermés, surtout aux produits des pays pauvres (PNUD, 1992). Mais l'asymétrie relève d'un phénomène plus fondamental du mode de fonctionnement du processus de mondialisation lui-même 165
dont le marché mondial n'est qu'un terrain d'expression. Le dernier Rapport Mondial sur le Développement Humain consacré au processus de mondialisation montre à cet effet comment, cette dernière bien que censée ouvrir des opportunités à tous, fonctionne plutôt comme un processus de polarisation, d'accumulation inégale de richesses, et de marginalisatlOn entre pays industrialisés et pays pauvres du Sud certes, mais aussi entre catégories de populations au sein des pays. Le PNUD constate en effet que le cinquième de la population mondiale vivant dans les pays les plus riches représente 86% du pm mondial, 82% des marchés d'exportation, 68% de l'investissement ~irect étranger et 74% de l'ensemble des lignes téléphoniques. A l'autre extrémité, le cinquième de la population occupant le bas de l'échelle, et vivant dans les pays pauvres, ne détient quant à lui qu'environ I% de chacune de ces ressources. Par ailleurs ces écarts sont croissants, ceux qui profitent de la mondialisation augmentant de plus en plus leurs fortunes au détriment des marginalisés et des exclus du processus de mondialisation. Ainsi en est-il de l'écart de revenus entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres de la population qui est passé de 30 contre 1 en 1960 à 60 contre 1 en 1990, et à 74 contre I en 1997; en 1998, les patrimoines des trois personnes les plus riches du monde dépassaient ensemble le PNB global des 48 Pays les Moins Avancés parmi lesquels 32 sont des pays africains (PNUD, 1999). Au-delà de cette dimension, et sans doute dans ses mécanismes de marginalisation et d'appauvrissement des pays pauvres du Sud, la mondialisation est porteuse des menaces sur la sécurité humaine en particulier pour les populations des pays pauvres comme ceux d'Afrique: destruction des ressources de l'environnement par leur exploitation extensive, réduction significative sinon suppression d'opportunités d'emplois pour de larges franges de populations sans grande formation, élargissement du marché mondial du crime au détriment de la paix et de la mobilisation des ressources pour le développement, crises financières avec leurs risques de répercussions négatives sur la croissance économique des pays pauvres, etc. Cette asymétrie et cette polarisation montrent que la concentration des richesses au Nord et particulièrement dans les pays industrialisés fait que l'essentiel de la demande sur le marché mondial est situé au Nord et dans lesdits pays, que les vraies forces qui commandent l'économie et les marchés mondiaux y sont aussi concentrés. Les implications de cette concentration sont que les pays comme ceux d'Afrique sont appelés principalement à s'ajuster à ce processus, et donc à répondre à la demande des pays industrialisés, si tant est qu'elle s'adresse à eux de manière significative et leur accorde une certaine part de marchés pour les 166
produits africains. On peut déjà prendre la mesure des limites pour l'Afrique des stratégies de développement basées sur la réponse à la demande du Nord. En même temps cette asymétrie et le processus de polarisation par la mondialisation montrent que les forces motrices du marché mondial actuel ne sont plus les avantages comparatifs naturels, le commerce libre, la politique de change ou des tarifs douaniers. Ces forces se trouvent ailleurs et en tout cas pas (encore ?) dans les mains des pauvres pays d'Afrique. Les sociétés transnationales sont la première force motrice du marché mondial actuel et qui de ce fait fonnent des oligopoles à même d'introduire toutes sortes de distorsions en tennes de prix, de conditions de marché, de concurrence, de volumes de transactions, etc. L'essentiel du commerce mondial des pays développés se fait à travers leurs sociétés transnationales. C'est ce qui leur a pennis d'augmenter leur part dans les exportations mondiales qui est passée de 67% au début de la décennie 1960 à quelque 75% au début de cette décennie 1990. Par ailleurs une grande partie du commerce mondial représente les échanges internes aux flnnes transnationales. Les estimations varient mais les situent généralement au-dessus de 40% du commerce mondial. Les pays industrialisés sont ainsi en contrôle de la quasi-totalité des produits d'exportation. Ce qui fait de l'Afrique une sorte d'année de travailleurs à domicile des entreprises du Nord et en particulier des sociétés transnationales. Les comparaisons par région indiquent que depuis le début des années 1980 jusqu'au milieu de la décennie 1990, la croissance annuelle des exportations africaines a chuté de 1% en moyenne, alors que l'Asie et l'Amérique latine connaissaient des taux de croissance des exportations de l'ordre de 7% et 5% respectivement sur la même période. De ce fait la part de l'Afrique dans le commerce mondial est tombée de 6% à 2% sur la même période alors que l'Amérique latine maintenait sa part à 5% et que celle de l'Asie grimpait de 16% à 27%. Tableau 4.5. Indicateurs économiques récents en Afrique 19931997 (en taux de croissance annuelle) Indicateurs Croissance des secteurs Agriculture Mines Industries Termes de l'échange (indice ; 1990 = 100) Part de l'Afrique dans le commerce mondial Source: CEA, Rapport Economique
1993
o 0,9 -os
1994
2 3,9 -05
1995
2,7 1,5 -02
1996
1997
-D'8 ..Ù
2:9 1,2
4:5 1,5
4 5,2 6,5 2,5 4,6
2,4
2,4
2,2
2
sur l'Afrique,
2,9 1,7 3,8 2,5 I 1,9
1998.
Mais en réalité la situation a continué à se dégrader pour l'Afrique au cours de la deuxième moitié de cette décennie. La part 167
de l'Afrique dans le commerce mondial est tombée en dessous de 2% - 1,9% depuis 1997 - (voir tableau 4.5). Par ailleurs et comme on le verra au tableau 4.6 suivant, si la part du continent dans le commerce mondial est continuellement en baisse, la dépendance économique de l'Afrique par rapport à ce marché est par contre en augmentation. La faible croissance économique du continent sur la période des politiques de réformes est donc une croissance de dépendance et d'insertion au processus de mondialisation. Cette dernière est d'une certaine manière, une sorte de vaste toile d'araignée tissée principalement par les entreprises multinationales et transnationales, avec l'appui des institutions financières internationales et du SMD dans son ensemble. En tant que véritables forces motrices sur le marché mondial, les sociétés transnationales opèrent en particulier par le biais de l'investissement direct étranger (IDE). Leur politique dans ce domaine vise à diversifier les sources d'approvisionnement et à contourner les barrières douanières là où elles existent, en établissant des antennes de production locale, en produisant localement pour les besoins du marché mondial, en investissant dans les nouvelles technologies porteuses, en privilégiant l'accès aux ressources stratégiques ou vitales disponibles, etc. La politique des sociétés transnationales en matière d'IDE est donc déterminante pour l'orientation du commerce mondial, la part des marchés potentiels pour les pays pauvres d'Afrique et du monde en développement en général, et donc pour le rôle respectif qui peut leur être assigné sur le marché mondial. Un autre élément important de leur stratégie est le poids grandissant du commerce de l'immatériel: savoir et savoir-faire, information, communication et toute technologie de support (H. Quane, 1999). C'est ici qu'il faut souligner encore le rôle crucial des avancées technologiques dans la création et le renforcement des avantages comparatifs. Ces derniers sont dans le monde d'aujourd'hui, fondés sur les acquis technologiques plutôt que sur les gis~ments et dotations réels ou potentiels des ressources naturelles du sol et du sous-sol. Celles-ci ne peuvent d'ailleurs être valorisées et transformées avec un avantage comparatif que grâce à des performances technologiques qu'il faut développer et maîtriser. Ce sont là les nouvelles forces motrices qui opèrent et régentent le marché mondial aujourd'hui, et non les concepts conventionnels de liberté de commerce, de change ou d'avantages comparatifs. Espoirs et limites de la compétitivité africaine sur le marché mondial Les programmes de réformes économiques et toutes les propagandes conceptuelles ou idéologiques du même paradigme de 168
base promettent à l'Afrique non seulement une croissance économique soutenue par le biais de la promotion des exportations, mais aussi l'afflux de capitaux au titre de l'aide et surtout des investissements directs étrangers, et la récupération de la part de marché perdue par l'Afrique et pourquoi pas son accroissement. Il n'en résultera selon cette propagande, qu'un bien-être général dans le partage du bonheur de la mondialisation. Il a été montré précédemment qu'il n'en est rien. Les programmes n'ont amené ni croissance économique, ni afflux des IDE, ni bien-être mondial équitablement partagé. Cependant c'est en vue de cet espoir de bonheur promis à travers l'insertion dans le marché mondial que l'on recommande à l'Afrique de mener en plus des programmes de réformes économiques, des politiques d'accroissement des exportations. Ceci permettrait à l'Afrique d'une part de récupérer la part du marché perdue notamment pour les produits de base pour lesquels certains pays asiatiques ou latino-américains l'ont évincée, et de l'autre de diversifier ses exportations et conquérir de nouveaux marchés. Le SMD a même trouvé par là un autre créneau pour ses affaires en Afrique. Le continent est réputé ne pas avoir des capacités dans ce domaine, et il faut que le SMD les lui apporte. Des exercices coûteux de formation à travers les séminaires et ateliers notamment, ont occupé le devant de la scène pour que l'Afrique dispose d'une capacité convenable de négociations, de promotion et de diversification des exportations. Pourtant la réalité des économies et exportations africaines limite sérieusement les espoirs du paradis promis. Les exportations africaines sont comme on le sait dominées par la composante matières premières de base, qu'elles soient agricoles ou minières, et qui représentent en moyenne plus de 60% des exportations du continent, alors que cette part des produits primaires ne représente plus que 25% en moyenne pour les autres continents qui ont augmenté leur part de produits manufacturés ou ayant un niveau acceptable de valeur ajoutée. La compétitivité pour l'Afrique consisterait d'abord à accroître ses exportations traditionnelles dans ce domaine pour récupérer la part perdue du marché. Avec la tendance baissière des cours des matières premières, cette stratégie consiste en réalité à pousser les pays africains à se faire une concurrence entre eux pour une part de marché déjà réduite. Par ailleurs l'augmentation de l'offre due à cette politique va accélérer la chute existante des prix des produits primaires. Les pays africains pourront ainsi connaître des croissances en volume de leurs secteurs d'exportations, et par là de leurs économies sans en tirer des bénéfices en termes de revenus. Au cours des quinze premières années des politiques de 169
stabilisation et d'ajustement- mais le phénomène a commencé bien
avant -, les cours du cuivre, du café et du bois par exemple ont baissé en moyenne de 40%, ceux du cacao et du coton de 30%, et ceux du fer de 60%. Partant de l'exemple de la Côte d'Ivoire, Gombaud montre que depuis le lancement de la culture de cacao au début des années 60, ce pays a augmenté sa production par sept, mais que les prix ont chuté de moitié, alors que les superficies avaient plus que doublé et que la dette extérieure avait été multipliée par cinquante (J.-L. Gombaud, 1994)! Donc en fin de compte un gaspillage de terres utiles et de ressources financières. Et la Côte d'Ivoire est encore plus dépendante de la culture de cacao. C'est dire que même en cas de soulagement financier de court terme dû à une montée conjoncturelle des prix, ou à une opération de dévaluation, la politique de promotion des exportations ligote le continent à long terme. Comme le dit encore J.-L. Gombaud, ceci montre qu'en réalité ce ne sont pas les estimations ou "projections volontairement optimistes" de la Banque mondiale pour les besoins de la cause qui feront croire aux Africains avertis, que les prix de leurs produits de base qui se sont effondrés au cours de la courte période de reprise mondiale des années 1980, vont prochainement se redresser dans une conjoncture de dépression de l'économie mondiale, dépression qui est en elle-même une manifestation de la crise structurelle des économies libérales. Par ailleurs, une des premières concurrences des produits de base africains n'est pas la percée des autres producteurs asiatiques et latino-américains, c'est surtout la production des produits synthétiques de remplacement par les pays industrialisés et leurs firmes transnationales. Et les progrès dans ce domaine continuent encore à donner l'avantage aux pays industrialisés au détriment des pays exportateurs des matières premières brutes ou quasi-brutes. On comprend en même temps les limites de l'opération de dévaluation, qu'elle soit faite au niveau national ou à celui d'une . zone monétaire comme celle du franc CFA. On sait dans ce
domaine que les prix des matières premières ne dépendent pas
beaucoup de la fameuse loi de l'offre et de la demande. C'est une toute autre machine des pays industrialisés et de leurs firmes transnationales qui décide des cours de ces produits, dans leurs intérêts bien stratégiquement pensés, tout en ayant bien sûr un œil sur la situation de l'offre et de la demande; et leur position oligopolistique leur donne le pouvoir de distorsions qu'ils veulent sur le marché mondial de ces produits. Les pays en développement exportateurs et en particulier ceux d'Afrique ont peu de pouvoirs d'influence à ce sujet. Par ailleurs les exportations de matières premières d'un pays ne deviennent pas moins chères sur le marché 170
mondial du fait de la dévaluation de la monnaie du pays. Si la production de ces matières premières augmente du fait de la dévaluation, elle risque sur le plan extérieur, de contribuer simplement à l'augmentation de l'offre et donc à la baisse des cours au profit des demandeurs. Une telle théorie s'applique sans doute aux produits manufacturés. La dévaluation contribuera certes à diminuer les coûts locaux de production, mais elle va en même temps renchérir les coûts externes. On comprend aussi, les limites des accords correctifs des effets négatifs de la forte implication et de la forte dépendance des économies africaines dans l'exportation des matières premières, comme les différentes versions de la Convention de Lomé entre les pays de l'Union européenne et les pays ACP. Et on comprend enfin que la politique des programmes de réformes comme les politiques de promotion des exportations qu'elles fondent ne se font pas vraiment au bénéfice des pays africains, mais plutôt dans l'intérêt des pays industrialisés et du SMD. Ce raisonnement reste, à des degrés variables, valable pour les politiques de diversification des exportations prônées pour les pays africains. D'abord si la diversification se fait dans le sens de la promotion d'autres produits de base, non seulement ils vont être confrontés aux mêmes problèmes du moins à moyen terme, après avoir apporté peut-être un ballon d'oxygène à court terme, mais ils vont buter sur une première difficulté de taille. La découverte et la promotion sur un marché extérieur de ses produits exige des études sur la demande actuelle - réelle et potentielle -, et sur ses :tendances. Elle implique aussi la capacité de promotion à l'extérieur des produits de sa culture, la mise en place de structures appropriées de promotion qui sont généralement coûteuses, etc. Ensuite, si la diversification veut porter sur le lancement de nouveaux produits, et notamment de produits manufacturés, sauf cas de sous-traitance ou de redéploiement d'une activité des sociétés transnationales, elle doit également investir dans les recherches technologiques pour ouvrir ou pénétrer un marché avec un nouveau produit de consommation, ou avec un produit de faible coût de production. Elle doit aussi investir dans la promotion de la culture du pays et des produits de consommation de cette culture, dans la consolidation de la position sur le marché extérieur ainsi gagné ou du moins de sa part dans ce marché, et enfin dans la prévention de l'entrée ou de l'accroissement de la part des autres concurrents sur ce marché extérieur. Tout cela est coûteux et risqué pour les pays africains en bute aux problèmes de lutte contre la pauvreté et de transformations de structures économiques. Compte tenu de la modicité et des tendances actuelles des IDE en Afrique, toute politique de 171
promotion des exportations exigera des efforts importants sinon des sacrifices de la part des pays africains et ce pour des résultats médiocres. Qui va alors financer une véritable politique de promotion des exportations? Les pays industrialisés eux-mêmes et leurs firmes transnationales ne semblent pas être prêts à le faire. D'une part parce que leurs projections de l'évolution des cours des matières premières et leurs prévisions des tendances des marchés n'assurent pas la rentabilité des investissements dans ces secteurs. De l'autre, il s'agit quand même d'investissements lourds qu'ils n'osent pas risquer en Afrique pour des raisons déjà évoquées plus haut qui se traduisent pour eux en ce qu'ils appellent le taux de risque élevé du continent. Les pays africains ne peuvent donc s'engager dans une telle politique douteuse et risquée pour l'amélioration des conditions de leurs populations qu'en empruntant auprès du SMD et en se soumettant à ses conditionnalités. L'avenir ne peut être hypothéqué autrement. Lors d'une réunion au siège de l'ONU en 1994, l'ancien Président de la Tanzanie avait exprimé avec lucidité les limites de la conquête du marché mondial pour les pays du Sud en donnant une image géniale de la compétitivité économique, mais empruntée à la boxe. Julius Nyerere avait demandé à la salle de le regarder et noter que s'il devait être boxeur, il serait probablement poids plume ou coq. Et que si quelqu'un organisait un match de boxe entre lui et Cassius Clay dit Mohamed Ali à l'époque où il était poids lourd sur le ring, prétendant que les règles du jeu étaient les mêmes pour tous et qu'ils avaient en tant que boxeurs les mêmes chances de gagner, celui-là mentait malicieusement car il connaissait pertinemment bien et à l'avance le vainqueur de la compétition. Réformes économiques et ajustement au marché mondial Les réformes économiques sont destinées de ce point de vue, non pas seulement à assurer le remboursement de la dette, mais surtout à tracer la voie de l'ajustement des économies africaines dans leur insertion dans le processus de mondialisation, et à contrôler la marche et les progrès de ces économies dans cette voie. Mais comme déjà indiqué, les bénéfices théoriques des opportunités que la mondialisation ouvrirait aux pays africains qui rentrent sous tutelle du SMD à cet effet ne sont pas évidents. Bien au contraire les risques et menaces sur la prospérité des pays africains dans le sens de leur développement humain durable cemfirment que la mondialisation actuelle est un processus de polarisation, de marginalisation et même d'exclusion du grand nombre et en particulier des populations africaines de ses bienfaits. La convergence universelle et le paradis du bonheur mondial partagé ne semblent pas se pointer à l'horizon, ni même s'inscrire 172
dans la dynamique de la logique en cours. Les réformes économiques seraient contraires à leur objectif fondamental si elles pouvaient ramer à contre courant et sortir les pays africains de la dynamique de polarisation et de marginalisatIon. La révision, du Consensus de Washington pour reconnaître quelque rôle à l'Etat cherche simplement à atteler un acteur important dans un rôle d'accompagnement et de facilitation de la dynamique prônée par la doctrine de base du Consensus. Il n'y a pas en cela une quelconque nouvelle stratégie plus porteuse de développement humain que réclament les populations du continent. Tableau 4.6. Intégration
à l'économie mondiale
Echanges Echanges de biens (% du PNB) (% du PNB en biens) 1986 1996 1986 1996 Monde 20,7 29,1 63,8 93,8 Faibles revenus 7,1 7,9 33,8 56,9 Sans la Chine et l'Inde 12,08 15,7 50,S 92,4 Revenus intermêdiaires 12,5 21,8 53,3 SI,1 Faibles revenus intermédiaires 12,5 20,0 47,1 84,5 Revenus intermédiaires élevés 12,5 24,1 59,0 77,6 Revenus faibles et moyens 10,4 15,2 46,1 76,S Asie de l'Est et Pacifique 9,1 13,0 4S, I 127,3 Europe et Asie centrale 25,5 57,2 79,7 Amérique latine etCararbes 7,9 17,3 40,6 61,7 Proche-Orient et Afrique du Nord 19,4 18,9 52,1 78,4 Asie du Sud 4,9 5,8 22,1 39,2 Afrique sub-saharienne 15,8 18,9 70,3 102,5 llauts revenus 26,S 38,9 70,4 178,8 Source: Banque mondiale, Indicateurs du développement mondial, Washington, 1998.
En réalité, l'Afrique est le continent qui semble être le plus intégré dans l'économie mondiale et en dépend le plus. Et cette dépendance de l'Afrique par rapport à l'économie mondiale s'est encore accrue au cours des deux dernières décennies, c'est-à-dire celles des politiques de réformes. Le tableau 4.6 donne la mesure de l'intégration de l'Afrique en termes de commerce mondial exprimé en pourcentages de PIB en parité de pouvoir d'achat, et en termes de commerce des biens exprimés en pourcentages de la production brute des biens dans le pays. L'intégration de l'Afrique subsaharienne à l'économie mondiale et donc la dépendance de cette dernière est passée de 15,8% à 18,9% entre 1986 et 1996 contre 10,4% et 15,2% pour l'ensemble des pays à revenu faible et intermédiaire selon le premier critère. Les chiffres montrent le même degré de dépendance ensuite pour le dernier critère. Mais comme les exportations africaines sont essentiellement des produits primaires dont les cours sont constamment à la baisse, on comprend l'inégalité dans le mode d'insertion de l'Afrique dans le processus de mondialisation. On comprend aussi dans quel sens les réformes économiques ont contribué à cette insertion. 173
Tableau 4.7. Croissance économique en Afrique et dans le monde (1980-1998) Pays
Valeur du PIB (millions de dollars) 1980-90 1990-98 1980 1998 Argentine -0,4 5,3 76 962 344 360 Australie 3,4 3,6 160 110 364 247 Brésil 2,7 3,3 234873 778292 Canada 3,3 2,2 266002 598 847 France 2,3 1,5 664 596 1432902 Inde 5,8 6,1 186439 383429 Italie 2,4 1,2 449913 1 171 044 Japon 4,0 1,3 I 059254 3 783 140 Corée du Sud 9,4 6,2 62803 297900 Mexique 0,7 2,5 223505 393224 Pays-Bas 2,3 2,6 171 861 382487 Nigéria 1,6 2,6 64202 41 353 Norvège 2,8 3,9 63419 145896 Singapour 6,6 8,0 Il 718 85425 Afrique du Sud 1,2 1,6 78744 116730 Espagne 3,0 1,9 213 308 551 923 Thaïlande 7,6 7,4 32304 153909 Royaume-Uni 3,2 2,2 537 389 1 357 429 États-Unis 3,0 2,9 2709 000 8210 600 AfriqueSub-Saharienne 1,8 2,2 270391 316517 Monde 3,2 2,4 10 939459 28 854 043 Source: d'après Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1999/2000. Taux de croissance
du PIB
Il est utile de noter comment les économies africaines sous ~ustement ont réagi à ce processus pour démontrer, s'il en était encore besoin, que la mise au pas par la stratégie des politiques de ,réformes n'a pas servi le continent. En effet, les données de la Banque mondiale montrent que la croissance du PIB en Afrique au Sud du Sahara par exemple (celle qui est la plus soumise aux politiques de réformes) est passée de 1,8% sur la période 1980-90 à quelque 2,2% sur la période 1990-98 (voir tableau 4.7) ! Ce qui d'ailleurs est minable comme croissance économique globale en ASS. De plus, il n'est pas démontré qu'elle est attribuable aux politiques de réformes, quand on considère par exemple le poids de l'agriculture dans la croissance économique en ASS, et l'effet positif non négligeable de la bonne pluviométrie sur ce secteur. Par ailleurs cette croissance n'atteint même pas celle de la .population du continent au cours de la même période. On comprend que la richesse par tête d'habitant en Afrique évolue en forme de pente descendante et que la pauvreté s'accroisse davantage pendant la période des cures des réformes économiques soutenues par le SMD. Par rapport aux politiques de réformes, le tableau 4.7 apporte encore une autre lumière. Alors que tous les pays non africains indiqués sur ce tableau ont vu leur PIB multiplié par deux, trois, quatre, cinq, six et même plus de sept fois comme à Singapour, les pays africains et l'Afrique sous programmes de stabilisation et 174
d'ajustement ont pratiquement végété. En vingt ans de politiques de réfonnes économiques, le PŒ de l'ASS est passé de 270 milliards de dollars à 316 milliards, soit une augmentation de 17%! Les pàys comme l'Argentine, l'Australie, le Brésil, l'Inde, le Mexique, les Pays-Bas ou l'Espagne dont le pm était inférieur ou même de loin derrière celui de l'ASS en 1980 avant la mise en œuvre des programmes d'ajustement, ont aujourd'hui un niveau de pm de loin supérieur à celui de l'Afrique noire dans son ensemble. Certains sont devenus porteurs d'aide à l'Afrique! Le cas de la Norvège par rapport au Nigéria, ou à l'Afrique dans son ensemble est plus qu'édifiant. Malgré ces échecs ou ces faibles performances des politiques de réformes, le discours du SMD et de ses principaux acteurs consiste à entretenir l'illusion de la croissance et du développement, ou d'autres miracles économiques possibles en Afrique par le biais des mêmes politiques avec au besoin des ingrédients additionnels pour répondre aux exigences de la "mondialitarisation". Cela donne et entretient l'espoir des pays africains, et justifie leur adhésion au SMD. C'est Ici que la manipulation plus ou moins subtile des chiffres joue aussi un rôle important. "Les procédés classiques consistent, pour masquer la réalité, à remplacer les anciens items par de nouveaux, rendant impossibles les comparaisons dans le temps qui pourraient se révéler non conformes au discours officiel, ou à choisir des périodes de référence les plus favorables à la démonstration. Sachant que, au cours des années 1960 à 1980, nombre de pays ont connu des progrès sensibles en matière de développement économique et social et que, depuis, ces progrès se sont ralentis ou ont fait place à une régression avec les plans d'ajustement structurel, on sera tenté, pour dissimuler l'effet négatif, de prendre pour référence, l'année 1970 plutôt que l'année 1980, où les résultats étaient les meilleurs, qu'il s'agisse de mortalité infantile ou d'espérance de vie" (Ch. De Brie, 1997, p.16). C'est cela qui alimente tous les bulletins de santé satisfaisants proclamés par le SMD et ses porteurs de voix dans la presse ou les facultés. Mais la mondialisation est là et il faut faire avec. Il ne s'agit pas de l'ignorer. Il ne s'agit pas non plus de s'y soustraire car dans le contexte du marché mondial actuel et des économies faibles d'Afrique, ce ne peut être qu'un suicide, que ce soit pour un pays africain isolé ou pour un groupe donné de pays. Deux options semblent être possibles pour l'Afrique avec ce que cela veut dire comme volonté politique et engagement conséquent dans la voie de la décision stratégique prise. La première option qui se dit "réaliste" estime que les forces en présence sont trop déséquilibrées en défaveur de l'Afrique, et qu'en conséquence le continent a 175
intérêt à accepter les réformes économiques comme voie d'insertion dans la mondialisation dans le respect de ses principes et de ses lois de développement. Cette option fait miroiter l'espoir de la garantie de l'aide et des autres composantes du bonheur promis dont il a été question ci-dessus. On l'accepte donc en connaissance ou non, de ces limites et on espère toujours continuer le dialogue et la discussion pour obtenir lentement une humanisation non polarisante du système. L'autre option consiste aussi.à s'inscrire dans la mondialisation, avec une stratégie collective (régionale par exemple) ou individuelle, mais dans la perspective des priorités et exigences du développement humain durable. Elle se veut une option d'insertion maîtrisée dans la mondialisation avec des possibilités de choix d'opportunités non pas conformément à l'illusion de progrès par le marché mondial, mais plutôt et avant tout en conformité avec la primauté de la transformation des structures économiques et sociales, comme composante et stratégie du véritable développement du continent. C'est sans doute ce que W. Bello (1999) appelle un modèle de dé-mondialisation limitée. C'est dans ce sens qu'il faut envisager la possible multipolarisation du système. C'est à ce niveau que le rôle de l'Etat est crucial. En effet, ce dernier est un acteur qui a une position stratégiquement déterminante dans la dynamique de mondialisation. Son rôle et même sa nature dépendront certes de l'option choisie. Mais dans cette deuxième option, son rôle sera autrement plus actif dans la dynamique d'ensemble du développement et dans le partenariat avec la société civile et le secteur privé, que dans la première option où la dynamique du tout profit par le marché le marginalise lui-même et le réduit aux fonctions spécifiques de préparation de terrain à la réalisation du profit et à la surveillance de la sécurit~ de ce dernier. Pourtant le marché, lorsqu'il entre en crise, c'est à l'Etat qu'il revient de le sauver. On ne peut donc imaginer qu'un problème aussi important que le développement des populations qui dépasse le cadre des lois du marché, puisse être réduit à une résultante du fonctjonnement de ce dernier. Il est de la première responsabilité de l'Etat africain. Il n'y a pas de pensée unique, ni en matière de compétitivité et de ses instruments, ni en matière de politiques de réformes économiques, ni encore moins en matière de voies et stratégies de développement. Les pays africains ont le droit et le devoir d'explorer d'autres voies, d'imaginer et d'innover, dans la perspective ouverte par le paradigme de développement humain durable.
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5. Réformes économiques et "mondialitarisation" des économies africaines Inversion des valeurs et rôle de l'État Dans le Consensus de Washington, que ce soit dans sa version originale ou celle dite révisée, tout comme dans les discussions entre tenants et adversaires sur le paradigme qui le fonde, ses valeurs de base ou les politiques qui en découlent, la question fondamentale reste celle du rapport entre l'économie et la société. Pour les tenants du paradigme, l'économie, entendue au sens de l'économie libérale avec ses valeurs de marché, de profit privé et de libre-échange sont la seule référence salutaire, stable, qui ne se discute pas et ne se remet pas en cause. L'existence et le fonctionnement plein de ce paradigme est l'objectif de la société, tandis que l'tntérêt public ou le bien-être humain et social en sont une résultante. La société elle-même a donc intérêt à ce que ce paradigm~ ne souffre pas de contrainte quelconque à sa pleine réalisation. L'Etat dans cette conception devient un outil au service de ce paradigme, et sa raison d'être est de faciliter le plein jeu des règles de fonctionnement idéal du paradigme et veiller à la sécurité de ces valeurs et des acteurs au service du paradigme. Dans ce sens, la mondialisation qui est une étape dans le développement de l'économie libérale est inévitable. Elle est même bienfaitrice ou en tout cas porteuse de bonheur pour tous et il faut se résoudre simplement à s'y insérer activement. Les politiques de réformes économiques appliquées à l'Afrique relèvent de cette straté~ie. Quant aux adversaires du Consensus, ils estiment qu'Il y a là une inversion des valeurs dans le rapport entre l'économie et la société. Cette dernière qui veut dire l'intérêt public, le bien-être humain et social est la valeur première et l'objectif au service duquel l'économie, fût-elle libérale, doit fonctionner et se développer. L'économie et son ,développement sont des moyens et non des fms. Dans ce sens, l'Etat, en tant que garant et premier responsable de l'intérêt public doit être non pas un agent "mou," mais plutôt un acteur, dynamique et responsable de la régulation des distorsions économiques, sociales et politiques inhérentes au marché. On ne peut laisser ce dernier auto-réguler ses propres distorsions qui lui sont inhérentes. Il en est incapable, et l'histoire le prouve. Les idéologues du paradigme du tout marché sont puissants, économiquement, financièrement, politiquement et bien sûr aussi militairement. Ils mobilisent à leur service l'ensemble des moyens dont ils disposent non pas seulement pour convaincre ceux d'entre eux qui seraient hésitants, mais surtout ceux qui semblent ne pas adopter la ligne de conduite de ce paradigme. Les organisations 177
éqonomiques et financières, tout comme les médias et les universités sont devenus des agents actifs au service du paradigme. Mais la réussite du paradigme exige parfois que ceux qui résistent soient mis au pas économiquement ou même militairement. La mise au pas économique elle-même a de toute évidence une connotation militaire de par ses mécanismes de conditionnalités, de contrôle de la mise en œuvre des politiques de réalisation du paradigme, et de suivi de progrès dans cette voie. C'est pourquoi je l'appelle la mondialitarisation. C'est comme cela qu'elle est sentie et vécue en Afrique notamment, à travers les conditionnalités des politiques de réformes économiques. Elle a une dimension impitoyable envers les populations des pays en développement. On rapporte par exemple que le Mozambique dont un quart des enfants meurent de maladies infectieuses avant l'âge de cinq ans, consacre deux fois plus d'argent au remboursement de sa dette qu'aux dépenses de santé et d'éducation. La mondialisation dont on parle est donc celle du paradigme du marché. Elle est appelée à renforcer la puissance des maîtres du processus pour qu'ils mettent au pas la majorité de ceux qui s'y opposent ou y résisten~, ou parfois pour qu'ils distribuent "gracieusement" quelques miettes dans un élan d'humanisme. De ce fait elle a besoin d'Etats "mous" ailleurs que dans les pays de ses principaux maîtres: mous par rapport au paradigme du marché, mais mous aussi par rapport à la direction et aux chefs du processus de mondialisation. Le reste découle de cette conception et de ses implications "naturelles." La question du rôle de l'Etat dans la société devient donc une question stratégique centrale. Faut-il simplement en faire un instrument de cette inversion de valeurs et de ce fait soumis et fonctionnant au service du marché? C'est ce que prône la doctrine et l'idéologie du Consensus de Washington. Pourtant la réalité dans les principaux pays industrialisés montre que l'Etat, bien que relativement diminué par rapport au passé, y joue encore un rôle clé aussi bien au Jliveau national qu'au niveau international. En effet, les Etats ont un premier rôle à jouer pour garantir un certain niveau de sécurité humaine à leurs populations, en particulier celles marginalisées ou exclqes par le processus de mondialisation. C'est ce que font tous les Etats des pays industrialisés et ils se donnent des moyens appropriés. On note par exemple que la part des dépenses publiques dans tous les grands pays inpustrialisés reste supérieure au tiers de leur PIB. Ceci permet à l'Etat non seulement de pouvoir remplir ses fonctions et responsabilités par rapport aux populations, mais aussi par rapport au marché lui-même notamment en contribuant à la relance de la demande dans une optique plus ou moins keynésienne. C'est ainsi 178
que la part des dépenses publiques dans le pm dépasse les 40% au Royaume-Uni, approche les 50% en Allemagne et en Espagne, et dépasse les 50% en France. Il est significatif de noter aussi que les dépenses du personnel représentent encore trois quarts des qépenses budgétaires au Japon et en France, près des deux tiers aux Etats-Unis, et plus de la moitié en Allemagne. Dans le même 9rdre d'idées, il a été relevé que si entre 1980 et 1997, le PIB des EtatsUnis, pays chef de file des tenants et bénéficiaires du paradigme, a été multiplié par 2,6, les dépenses publiques totales 9nt été multipliées par 3,2 ! (B.F. Tchouigoua, 1999). C'est que l'Etat aux USA accroît sa part de richesse plus vite que la crOIssance de la richesse nationale elle-même. C'est dire que ce que l'on refuse aux États africains sous régime de conditionnalités des réformes économiques, est de la pratique courante dans les pays ,industrialisés. Un secteur privé dynamique et fort a besoin d'un Etat fort comme partenaire à même de le protéger, mais aussi de veiller à ses dérives inévitables. Mais cela va être accepté plutôt pour les pays du monde développé, du moins pour les principaux d'entre eux. C'est le sens du Consensus révisé qui n'a fait que reconnaître partiellement cette réalité. Mais sur un autre plan, international, l'Etat joue encore un rôle plus visible. Les acteurs les plus importants de la mondialisation sont aujourd'hui les sociétés transnationales. Çes dernières sont en relations parfois conflictuelles avec leurs Etats certes, mais de manière plus fondamentale, elles sont en complicité ou connivence avec leurs Etats. Car les considérations st:t;atégiques de leur expansion et les intérêts stratégiques de leurs Etats sur l'échiquier mondial sOI}t en complicité. La mondialisation bénéficie de décisions d'Etats en faveur des sociétés transnationales et des oligopoles puissant~ qu'elles constituent. Ces firmes et oligopoles attendent de ces Etats notamment le soutien politique à leur expansion, l'appui à l'acquisition des entrepris~s étrangères en privatisation notamment en Afrique (puisque les Etats en profitent de toute manière), la capacité de générer et gérer l'utilisation de nouvelles technologies, d'organiser le système monétaire et financier, de contrôler l'accès aux ressources naturelles de la planète, de fabriquer et/ou détenir les armes de destruction massive. Mais elles attendent aussi de leurs Etats la capacité d'adopter et d'imposer en cas de crises, des politiques de gestion qui en transfèrent le poids sur les pays du tiers monde et notamment ceux d~Afrique. Les conditionnalités g.es réformes économiques relèvent de cette perception du rôle de l'Etat capitaliste industrialisé comme sauveur des entreprises nationales en difficulté, ou courant le risque de ces difficultés. La crise asiatique est semble-t-il à analyser aussi dans cette perspective de déstabilisation des économies 179
émergentes pour le bénéfice de la relance de certaines activités des sociétés transnationales et des économies des pays industrialisés. De sorte que même la soi-disant croissance tirée par les exportations ou une insertion plus grande dans les marchés extérieurs e~t pratiquement et historiquement une résultante de l'action de l'Etat du Nord sur le terrain économique. Le paradis promis en 2020 ? Dans un rapport récent, l'OCDE estime que si les choses continuent comme elles sont maintenant en Afrique, la situation sera catastrophique en particulier pour l'Afrique au Sud du Sahara en, l'an 2020. Les raisons sont simples: l'Afrique aura en ce moment-là une population de 1,1 milliard d'êtres humains dont près de la moitié en-dessous de vingt ans. Des politiques inappropriées conduiront le continent à un coût humain intolérable en termes de : menaces de la pauvreté grandissante, généralisation du crime, migrations vers d'autres cieux, drogues, insécurités alimentaires, crises financières, expansion du SIDA, etc. Cela va menacer la sécurité et le bien-être du reste du monde et en particulier des pays membres de l'OCDE. Le rapport estime pourtant que si l'Afrique conduit des politiques appropriées et fait des progrès dans ce sens, le continent sera une source importante du développement du commerce et un partenaire pour le XXlème siècle. Les politiques sont proposées en conséquence (libéralisation du commerce, des mouvements de capitaux, politiques de réformes, etc.) en direction de cette vision de faire de l'Afrique du XXIème siècle, un partenaire des pays de l'OCDE d~ns le commerce et par là, dans le partage du paradis du "Nouvel Age Mondial" envisagé pour 2020. Et ceci est considéré comme un scénario de haute performance par rapport au scénario classique. La stratégie de mise en œuvre de cette vision couvre bien entendu les politiques de réformes économiques dans les pays en voie de développement, et pour ceux de l'OCDE, la libéralisation du commerce et des marchés financiers, ainsi que la recherche de cohésion sociale. La stratégie comprend aussi le renforcement du système multilatéral, la consolidation de l'intégration des économies des pays non membres de l'OCDE dans l'économie mondiale et plus d'attention aux questions de l'enyironnement (OCDE/CAD, 1997). Mais le "Nouvel Age Mondial" n'est autre chose que le bonheur partagé dans la mondialisation tel que prôné par les doctrinaires du Consensus de Washington. Il s'agit d'un appel aux pays, notamment ceux d'Afrique, non pas seulement à comprendre les avantages et opportunités que leur offre la mondialisation du paradigme du marché, mais aussi une invitation quelque peu musclée à s'y insérer. La seule politique possible qui soit porteuse 180
pour l'avenir et le bien-être de l'Afrique est celle qui bénéficie du consentement des riches de la planète, et qui bien entendu traduit l'idéologie des intérêts des grands détenteurs du capital au niveau mondial et de leurs priorités. La réalité de la mondialisation et du paradigme du marché est pourtant, comme indiqué plus haut, celle de l'asymétrie cumulative des richesses entre les "barons" de la mondialisation et les autres peupJes et pays. Les projections du bien-être partagé dans le "Nouvel Age Mondial" ne changent pas cette asymétrie, même si elles laissent entrevoir l'espoir d'une amélioration pour les pays en voie de développement. Il faut bien justifier l'insertion dans la mondialisation en faisant miroiter un espoir de bénéfice quelconque. Or comme le rappelle le secrétSlire général des Nations Unies à la- réunion annuelle du Forum Economique Mondial en 1997, aujourd'hui plus de 60% de la population mondiale vit avec moins . de deux dollars américains, et une centaine de pays dans le monde connaissent une situation pire qu'il y a quinze ans ! Pourtant, les flux de capitaux privés vers les pays en développement ont été multipliés par trente cinq, passant de 5 milliards de dollars américains au début des années 1970 à 176 milliards actuellement, et que les flux de l'aide publique au développement n'ont cessé de baisser. La situation actuelle d'asymétrie cumulative des richesses est donc le produit de ce grand flux de capitaux privés vers les pays en voie de développement et des politiques qu'ils soutiennent. En d'autres termes le marché n'a pas été capable de distribuer équitablement le bonheur de la mondialisation. Bien au contraire, il en a été un agent négatif actif. Pour rappel, le Rapport mondial sur le développement humain 1999 constate entre autre que 20% de la population mondiale vivant dans les pays riches représentent 86% du PIB mondial, 82% des marchés d'exportation, 68% de l'investissement direct étranger, et que les 20% de la population vivant dans les pays pauvres ne détiennent qu'environ 1% de ces richesses. En même temps, l'écart de revenus entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres s'agrandit continuellement, passant de 30 contre 1 en 1960 à 74 contre 1 en 1997. On peut donc légitimement se poser la question de savoir à qui profite la mondialisation et comprendre pourquoi certains en sont les défenseurs acharnés, au point de l'imposer aux autres. On peut aussi se poser légitimement la question de savoir combien ou quel pourcentage de richesses accumulées par les "barons" de la mondialisation provient des pays en voie de développement et de ceux de l'Afrique. Faut-il continuer ce processus dans son contenu fondamental, au-delà des raffinements et rafistolages de discours selon les conjonctures et les opportunismes, ou faut-il imaginer un processus 181
de mondialisation alternatif? Le marché a montré qu'il est une formidable machine de création de richesses, mais un pitoyable acteur dans la création et la construction d'une société humaine, juste et décente. La mondialisation actuelle, c'est-à-dire par le marché mondial et la recherche du profit privé n'est donc pas la voie de développement inévitable pour l'Afrique. Le continent devrait avoir le droit légitime de demander des comptes à ceux qui le lui prêchent à longueur de journée, le lui exigent pour leur aide, et en profitent pour s'enrichir au détriment des populations africaines. Le continent devrait aussi prendre courageusement la liberté de recherche de voies innovatnces d'alternatives pour une autre mondialisation qui fasse leur bonheur, et avec d~s stratégies de mise en œuvre et des acteurs diversifiés, dont l'Etat comme responsable du bien-être social et de l'intérêt public, y compris celui du marché. Le continent devrait enfm se positionner comme acteur efficace d'une insertion maîtrisée dans la mondialisation et non seulement comme un agent à la recherche des formules d'adaptation et d'auto-ajustement aux pressions de la mondialisation et de ses "barons."
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CHAPITRE V : , LA PORTEE DE LA CONDITIONNALITE DE LA BONNE GOUVERNANCE ET DE LA DÉMOCRATISATION ,
Depuis une dizaine d'années, le concept de gouvernance ou mieux de bonne gouvernance est devenu l'un des thèmes majeurs et donc l'un des instruments stratégiques de la prédication du marabout en Afrique. Le raisonnement est simple, si l'Afrique ne décolle toujours pas malgré les traitements de choc administrés et innovés de période en période, c'est d'abord parce que le continent est mal dirigé. Les différentes prescriptions et les réformes économiques sont mal appliquées, mal comprises et/ou pas suffisamment acceptées. Les responsables politiques et administratifs devraient être de bons gestionnaires des affaires publiques, responsables devant la société et donc transparents dans l'affectation et l'utilisation des ressources, et bénéficiant de la confiance des populations dans leur gestion de la chose publique. La gouvernance est ainsi entrée dans les préoccupations des programmes de coopération au développement. Cette perception n'était P!!Sdifficile à démontrer comme dans la plupart des pays africains l'Etat était ou est encore dirigé par une classe ou une coalition de classes de type bureaucratique et clientéliste, ou militaro-bureaucratique sans assise économique propre, et souvent à parti unique de droit ou de fait. Que dans certains cas les régimes politiques soient dirigés par une classe politique à connotation commerçante comme au Nigéria par exemple, ou par une classe à connotation agro-paysanne comme en Côte <:J'Ivoire,au Kenya ou au Cameroun, le fonctionnement réel des Etats africains était plus ou moins le même. Ses caractéristiques majeures de ce point de vue sont la corruption, la kleptocratie, la dilapidation et le détournement des ressources publiques ainsi que l'autoritarisme de tous les régimes qui se veulent forts et stables. 183
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Comme pour les autres instruments stratégiques développés et mis en œuvre par le marabout pour renforcer ou innover son arsenal idéologique et conceptuel sur les politiques de développement en Afrique, la gouvernance doit être apprise aux dirigeants et populations africaines, faire l'objet de campagnes de prêche aussi fortes que convaincantes par l'ensemble du système marchand du développement. Ce dernier doit trouver suffisamment de ressources pour financer et soutenir aussi bien les campagnes de prédication elles-mêmes que surtout la mise en œuvre des principes de bonne gouvernance par les bons disciples. Le raisonnement reste classique dans la pure tradition de l'aide au développement depuis une quarantaine d'années: l'Afrique peut se développer, mais il lui manque - encore un gap à combler - la capacité de concevoir et bien gérer les affaires publiques et de propager ou institutionnaliser les pratiques conséquentes; le monde maraboutique ou plutôt marchand du développement connaît et dispose de cette capacité. Il lui revient donc de l'apporter à l'Afrique, la lui apprendre, exiger sa mise en œuvre et financer cette dernière, au besoin en prêtant les ressources aux pays africains intéressés. Mais on n'arrive pas à cette conclusion seulement par un raisonnement théorique. La pratique de l'aide au développement, la mise en œuvre des différentes prescriptions, la faiblesse des résultats qui menace toujours l'autorité stratégique du marabout, la résistance populaire ou de classe à certaines prescriptions importantes, tout cela a conduit à remettre au centre des analyses et des préoccupations la question fondamentale que le système maraboutique et marchand du développement voulait et avait noyée jusque-là: la question politique du développement. Très volontairement en effet le marabout, plus marchand que marabout, avait mis en exergue plutôt la dimension technique du développement, comme si la nature profonde de la problématique du développement n'était pas d'abord politique. La réapparition du poisson que l'on avait noyé pendant longtemps pour des raisons idéologiques fait qu'on ne peut plus continuer à fermer les yeux. Il faut l'intégrer dans l'équation du développement et au besoin en être le porte-flambeau, c'est-à-dire le penseur et le financier de la mise en œuvre de cet important instrument stratégique. Cela permet de limiter la dimension conceptuelle et opérationnelle à un certain contenu. C'est pourquoi il faut d'abord analyser la petite histoire de l'entrée du concept de gouvemance dans l'arsenal stratégique du système marchand du développement, questionner sa pertinence aujourd'hui et sa portée pour l'Afrique de demain dans le contexte de la mondialisation.
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1. Les origines actuelles de la gouvernance Je me permets de rappeler brièvement les éléments essentiels d'une analyse reprise au premier chapitre. La crise économique que connaît l'Afrique depuis quelque vingt ans est une crise de son modèle d'accumulation et donc d'insertion dans l'économie mondiale, modèle arrivé dans une impasse; il s'écroule, sans être capable de se reproduire ni de produire un modèle de rechange. Quelles que soient les stratégies proposées par le marabout, les médications prescrites ou toute autre prédication qui ne s'adresse pas à cette question économique centrale, consisteront simplement à gérer la crise ou à la reporter partiellement dans le temps ou l'espace en rafistolant le même modèle, mais pas à résoudre la crise. En effet, aussi bien dans les pays dits miniers que dans les pays agricoles, ce modèle se caractérise par la primauté de la fonction d'exportation des matières premières comme fonction principale sans construction d'une base d'accumulation interne solide pouvant lui venir en aide ou atténuer sa chute lorsqu'il est en crise. En d'autres termes l'accumulation qui a permis de financer les apparences de développement en Afrique, et donc le modèle au cours de ces quatre décennies de développement, a été assurée par la fonction d'exportation des matières premières du sol et du sous-sol. Dans la mesure où les pays africains n'ont pas la maîtrise du circuit de réalisation extérieure de leurs surplus économiques, même cette base d'accumulation reste non pas seulement précaire, mais surtout étriquée. Par ailleurs la détérioration continuelle des termes de l'échange et la baisse tendancielle des cours des matières premières exportées par l'Afrique n'ont fait que réduire les possibilités d'accumulation pour le continent. On a parlé d'un processus d'accumulation raté ou de la faillite de la théorie des avantages comparatifs portant sur l'exportation des matières premières. On prêche aujourd'hui pour que les pays africains continuent la même fonction d'accumulation en cherchant les créneaux d'exportation de produits manufacturés non produits par les pays développés, ou au moins plus compétitifs! Ayant conduit les pays africains à cette crise, les classes dirigeantes et leurs supports maraboutiques du développement ne pouvaient continuellement voiler la dimension politique de la crise du modèle et de sa gestion, ni empêcher la crise de se manifester dans les autres sphères - politique et sociale - de la vie des sociétés africaines.
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La crise de la composante politique du modèle La composante politique du modèle Le caractère étriqué de la base d'accumulation - externe par ailleurs - de ce modèle n'est pas qu'économique, il est aussi social. C'est un modèle d'exclusion et non de participation. Il en résulte que sur le plan socio-politique, la survie d'un tel modèle d'accumulation entraîne, entre autres conséquences, la limitation de la base sociale du développement et de préoccupations sur la dimension sociale et humaine du développement. En d'autres termes, à quelques exceptions près, le modèle a conduit à des structures politiques unitaires, totalitaires, paralysantes ou stérilisantes en vue de contenir les autres forces dans une certaine discipline. Ce n'est donc qu'une autre forme de continuation de ce qu'on a appelé "le mode de production colonial." Ce qui, dans une certaine mesure, pousse les structures politiques en place à privilégier une forme d'utilisation du surplus économique tiré de la fonction d'exportation. C'est un surplus de fonctionnement du
modèle et non du développement.
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En écrasant la société civile, l'Etat africain l'empêchait d'~tre elle-même, c'est-à-dire autre chose que la caricature de l'Etat totalitaire et autocratique. De même, étouffant systématiquement les élans de créativité P9uvant jaillir spontanément des différentes composantes sociales, l'Etat a fini par bloquer les chances de développement économique ,et social, et s'est condamné à la stérilité. tar il n'y a pas d'Etat créateur sans société créatrice et réciproquement. L'effondrement du système économique en Afrique est ainsi, pour une large part, le résultat des conditions politiques et sociales du continent, caractérisées par la mauvaise administration, le manque de responsabilité publique et de participation de la majorité de la population, un rétrécissement croissant de la base de la prise des décisions, et la crise de confiance entre les gouvernants et les gouvernés. La transformation de toute l'économie politique en économie du despotisme, où l'autoritarisme et la "kleptocratie" remplacent la démocratie, la responsabilité de l'autorité publique et la responsabilisation politique, non seulement ont porté atteinte à la liberté des individus mais, en outre, ont mené à la marginalisation de ceux-ci dans le processus de développement. Résultat: la population a été totalement oubliée (A. Adedeji, 1991). La composante politique du modèle économique n'offrait aucune contrepartie politique aux populations. Dans la plupart des pays, la confiscation des pouvoirs économique et politique au détriment du peuple, souverain primaire, se traduisit par l'émergence d'un parti unique. Ce dernier devenait vite un jouet aux mains d'un président dictatorial, illuminé ou éclairé, qui modifiait 186
ou corrompait la constitution pour assurer la survie de son règne. Et comme le dit si bien McCarthy (1991, p.80): "dès que l'équilibre fondamental des pouvoirs garantis par la Constitution était fragilisé, les autres barrières ne tardaient pas à céder. Les droits de l'homme étaient ignorés, la liberté d'expression abandonnée et les opposants politiques emprisonnés. Les assemblées législatives devinrent des machines à approuver. Les juridictions perdirent leur indépendance et cessèrent de rendre la justice, du moins en ce qui concerne les affaires de l'Etat." En dépit des différences de colorations idéologiques des régimes politiques africains, tout le continent était tenu en mains par des "régimes forts" à quelques exceptions et nuances près, parce qu'il s'agissait des composantes politiques d'un même modèle de développement économique, d'un même mode d'insertion dans l'économie mondiale et donc de systèmes politiques qui, pour l'essentiel, jouaient le rôle de "chiens de garde" du grand capital. Dans ces conditions, ce modèle n'a pu être ni durable ni autoentretenu en Afrique; c'est pourquoi les miracles et les décollages chantés ici et là n'ont pu aller loin. Car le tarissement ou l'amenuisement de la base d'accumulation (externe), suite notamment à la détérioration des tennes de l'échange et à la chute de la production d'exportation ou de la rentabilité de ce secteur, ne permet plus de faire fonctionner le modèle. Il entre en crise par manque d'autre source d'accumulation. C'est pourquoi la crise du modèle apparaît non pas seulement comme une crise des structures économiques, mais aussi comme celle des structures politiques. La crise de la dette et l'incapacité de respecter les échéances de remboursement qui en découle, acheva de focaliser l'attention sur les équilibres macro-financiers et les problèmes de gestion. La dette contractée pour financer le développement s'est transformée en dette pour le sous-développement. y a-t-il des coupables? Oui. Ce sont d'abord ceux qui ont accepté ce modèle pour l'Afrique, en ont porté le drapeau, l'ont dirigé ou géré dans le refus et de l'endogénéisation de l'accumulation et de l'élargissement de la base sociale du développement. Mais ce sont aussi ceux qui ont "proposé," vendu ou imposé ce modèle à l'Afrique, l'ont financé, soutenu politiquement et en ont tiré le bénéfice économique, politique, scientifique ou autre. C'est pourquoi l'inefficience de l'investissement public tant décrié en Afrique n'est pas un hasard. Les vendeurs et les acheteurs de la technologie, comme ceux qui ont garanti l'investissement en savent quelque chose. Dans ces conditions, chercher à résoudre partiellement la crise par le sommet en tennes de changement des instruments et des politiques de gestion comme l'ont fait les programmes d'ajustement 187
structurel, ne peut donner les fruits escomptés. L'ajustement structurel et l'exacerbation des contradictions (i) Les contradictions sociales La crise économique et sociale de l'Afrique s'est accentuée surtout au cours de la décennie 1980, mais elle avait en fait commencé bien avant. En effet, d'une décennie à l'autre depuis les indépendances, les performances économiques évoluaient de manière régressive pour la plupart des pays. C'est précisément parce que les origines réelles de la crise étaient liées aux structures économiques de l'Afrique (modèle d'accumulation). Des solutions ont été préconisées et mises inégalement en œuvre. aussi bien au niveau des pays africains eux-mêmes (Stra-
tégie de Monrovia, Programme prioritaire et autres programmes régionaux et sous-régionaux), que de la communauté internationale. Mais la solution qui a eu le plus d'impact parce qu'appliquée effectivement par la majorité des pays et soutenue théoriquement, financièrement et techniquement par les bailleurs de fonds est l'ajustement structurel. En réalité, à chaque fois que l'Afrique, sous la poussée de ses cadres techniques le plus souvent, se préparait un programme de solution à la crise, solution qui généralement touchait les conditions structurelles du modèle d'accumulation, les bailleurs de fonds, le FMI et la Banque mondiale en tête, ont eu à proposer des contre-solutions, en refusant bien sûr d'apporter le soutien nécessaire aux solutions africaines, étant assurés que, de ce fait ces dernières ne verraient jamais le jour vu la pauvreté des pays africains. Les PAS n'eurent donc pas de difficultés à s'imposer. Mais contrairement aux propositions africaines, ces programmes n'ont saisi de la crise que ses manifestations en termes de déséquilibres financiers internes et externes: détérioration des termes de l'échange, aggravation du déficit budgétaire et de la balance des paiements, inflation galopante et épuisement des réserves en devises. Les mesures de réforme et les instruments de politique économique préconisés par les programmes de stabilisation et d'ajustement portent principalement sur l'ajustement des taux de change au moyen de la, dévaluation, le contrôle de la masse monétaire et du crédit à l'Etat ou à l'économie, la politique du taux d'intérêt en vue d'encourager l'épargne intérieure et l'allocation judicieuse des ressources, la politique fiscale et budgétaire destinée à réduire les dépenses publiques et le fmancement du crédit, la libéralisation du commerce, des régimes de paiement, ainsi que celle des prix des biens et services. Les résultats ont été médiocres sinon désastreux (CEA, 1990) : la croissance n'a cessé de régresser, les équilibres financiers sont restés fragiles, les mouvements nets de capitaux se font au 188
détriment de l'Afrique, le secteur privé local reste minable, le chômage et la pauvreté se sont amplifiés, le déficit alimentaire s'est accru, le taux d'inflation a grimpé avec la politique de vérité des prix, le taux de scolarisation a baissé et la mortalité infantile a augmenté, les graI}des endémies sont revenues (trypanosomiase, paludisme, etc.), l'Etat étant soumis à une discipline budgétaire de remboursement de la dette. Alors que le credo était celui du "tout marché," les mesures mises en œuvre contribuaient au contraire à réduire la demande populaire et donc à rétrécir les marchés nationaux des biens et services de consommation de masse. Ce qui contribuait, non pas à relancer l'appareil de production, mais à le liquider. Comme le dit si bien le Président de la commission de développement du Parlement européen: "les critères de l'ajustement structurel de Bretton Woods sont parfaits pour la Suède mais complètement aberrants pour un pays comme la Zambie ou le Mozambique. Je l'ai dit publiquement à l'Assemblée Paritaire à Kampala: arrêtons le massacre (...), il n'y a pas un pays où cela a été réussi, du moins en ce qui concerne le peuple. Il n'y a pas un pays où cela a réussi, pourquoi? Les statistiques montrent que ces dix dernières années, il y a eu un transfert de capitaux permanent des. pays les plus pauvres du monde vers les pays les plus riches." (H. Saby, 1991, p.60) Le fardeau de l'ajustement comme celui de la crise a donc été porté principalement par les populations, notamment par le biais d'importantes réductions des dépenses publiques intérieures avec de graves conséquences économiques et sociales. Ce que les populations africaines attendaient de leurs gouvernements était qu'ils construisent les ponts et les routes, les écoles et les dispensaires, qu'ils stabilisent la monnaie, appuient le secteur privé, améliorent l'habitat, créent des emplois, stimulent l'agriculture et l'élevage, etc. Il s'agit là de toutes les attentes que les gouvernements sous programmes de stabilisation et d'ajustement structurel n'étaient pas capables de satisfaire. Sans résoudre le problème de la crise ne rut-ce qu'en sa dimension économique, les PAS, en tant que solution des bailleurs de fonds, ont eu comme effets d'un côté l'appauvrissement des populations et des pays, et de l'autre l'afflux des capitaux dans les pays "donateurs." Ce faisant, ces programmes exacerbaient les contradictions sociales du modèle d'accumulation en place, dont la crise ne permettait plus facilement aux classes dirigeantes de distribuer les prébendes et autres rentes à leurs clients politiques. Si pour les populations l'ajustement était une pilule amère, la classe politique continuait à mener son même train de vie. Ce qui a contribué à l'isoler davantage et à créer des tensions sociales. 189
Nombre de dirigeants africains avaient fini par le comprendre. En effet dès 1986, Mobutu qui pendant plus de deux ans avait reçu les félicitations du FMI du fait que son gouvernement avait respecté constamment les critères de performance de cette institution, a fini par se révolter en affirmant qu'il avait un contrat autrement plus important pour lui: c'était celui avec son peuple. Car disait-il, "on ne mange pas les fleurs et les félicitations du FMI et de la Banque mondiale." De même, Bongo à qui les institutions de Bretton Woods demandaient une deuxième opération de réduction des salaires, s'est révolté à son tour en début 1990 estimant que ces "gens-là" voulaient sa mort. (ii) Contestations du modèle et exigences de démocratisation Les programmes de stabilisation et d'ajustement sont dans une certaine mesure la goutte qui a fait déborder le vase. Ils ont permis d'une part de dévoiler ce qui couvait comme mécontentement, et de l'autre, de canaliser ce mécontentement dans une direction moins éparse dans son expression. Une douloureuse décennie de déclin économique est donc à la base d'un mouvement de contestation. En effet: "des années durant, la plupart des africains ont vu baisser plus que jamais leur niveau de vie, tandis que les salaires chutaient en termes réels, que les exploitants touchaient un prix insuffisant pour leurs récoltes, que les écoles et les dispensaires étaient laissés à l'abandon et que le nombre des jeunes sans emploi ne cessait de grossir dans les villes. Nombreux étaient, dans tous les pays, ceux qui mettaient en cause la gestion de l'Etat, l'accusaient de corruption et se disaient révoltés par l'indifférence. Au Maroc, au Nigéria et en Zambie, de brusques hausses de prix ont provoqué des émeutes populaires. L'incapacité du gouvernement béninois à payer, des mois durant, les traitements des fonctionnaires a contribué à déclencher des mouvements de grève et de protestation politique. Au Nigéria une réduction du montant des bourses universitaires a été à l'origine des premières protestations, celles des étudiants. En Côte d'Ivoire, les travailleurs ont vivement réagi quand le gouvernement a annoncé qu'il entendait lever un impôt de solidarité qui frapperait tous les travailleurs des secteurs public et privé. La baisse sensible des revenus du pétrole enregistrée au Gabon s'est traduite par des mesures d'austérité, ainsi que par des barricades, des affrontements avec la police et des grèves. Une bonne partie de la population a lié difficultés économiques et absence de libertés fondamentales. Faute d'avoir pris part aux décisions politiques, elle ne s'est pas sentie tenue d'accepter davantage de sacrifices, à l'évidence inégalement répartis. Des griefs pressants mais localisés se sont donc en peu de temps 190
transformés en une contestation populaire des systèmes établis de gouvernements" (E. Harsch, 1991). Et cette liste peut s'allonger. L'ajustement a été vécu par les populations comme une politique d'austérité imposée par les classes dirigeantes avec la complicité de leurs bailleurs de fonds. La contestation de l'ajustement devenait ainsi non pas seulement celle de cette politique, mais aussi de ceux, dirigeants nationaux et leurs partenaires extérieurs qui l'avaient définie, financée et mise en. œuvre, sans une particIpation quelconque des populations autrement que dans le sacrifice de l'ajustement. Le drame aujourd'hui en Afrique est que les populations semblent être "exclues" du processus de croissance dans la mesure où sans avoir partagé le bénéfice des périodes de vaches grasses, elles portent presqu'exclusivement le poids de la crise. Et ce qu'on leur demande c'est de garder le silence et d'accepter le fardeau avec des promesses de lendemains meilleurs auxquels personne ne croit. . Le poids de la crise ne peut être allégé pour tous que si les bénéfices ont été réalisés et distribués équitablement. Car la stabilité économique et surtout politique recherchée avec l'ajustement du modèle qui est aujourd'hui en crise a conduit à des institutions politiques personnalisées, totalitaires et stérilisantes. C'est tout cela qui est mis en doute (M. Kankwenda, 1990). Organisée avec plus ou moins de bonheur ici, ou pas organisée du tout là-bas, la mise en cause des structures économiques et de leurs institutions politiques s'est faite sentir un peu partout en Afrique. Il faut distinguer ici trois niveaux de contestation: le premier est celui de la remise en cause du modèle d'accumulation qui est en crise. Le second est celui de la contestation de l'ajustement dans sa définition ou sa mise en œuvre en tant que solution à la crise, et le troisième est celui du processus d'élaboration et de mise en œuvre des décisions de politique économique comme l'ajustement. En remettant en cause le modèle, les populations africaines contestent en même temps la solution de leurs dirigeants, et avec eux, leurs partenaires ainsi que le mode de prise de décision et de mise en œuvre. En d'autres termes les peuples africains contestent et le modèle d'accumulation et sa composante politique. Or l'ajustement et ses défenseurs n'ont remis en cause ni l'un ni l'autre, mais simplement le mode de gestion "technique" peu libéral de la classe dirigeante. Le mécontentement et la contestation risquant d'être un ouragan qui balaie le modèle et sa composante . politique, il était devenu évident et urgent de les contenir au seul niveau de la contestation du processus de prise de décision. La réussite même de l'ajustement en tant qu'acceptation de ses effets par les populations africaines en dépend. C'est pourquoi l'exigence de démocratisation fut vite saisie 191
comme exigence de participation des populations concernées au processus de prise de décision politique ou de politique économique, en vue de la contenir dans ces limites. La reconnaissance du pluralisme politique permettait ainsi de soulever le couvercle d'une marmite en ébullition pour faire passer l'air et contenir l'explosion probable. C'est pourquoi, les tenants de l'ajustement l'ont présenté comme une nouvelle conditionnalité à leur aide, en vue de l'imposer à leurs alliés, c'est-à-dire les classes dirigeantes africaines qui ne l'ont pas compris. La contestation du modèle et de sa composante politique est donc réduite à leur manifestation apparente: l'exigence de démocratisation en tant que pluralisme politique, syndical ou médiatique. Cette opération ressemble étrangement à celle des années 1960 : la lutte pour l'indépendance qui était la contestation d'un ordre pour la construction d'un autre ordre, et qui a été remplacée par son exigence apparente: la direction politique par les nationaux. Les choses se passent comme si après avoir tracé et indiqué la voie de développement à l'Afrique - le modèle qui est en crise -, vendu et financé les programmes et projets les plus fous, soutenu les systèmes politiques de gestion de ce type de développement, le système mondial se rend compte, face à l'ampleur de la crise et de son danger, que l'Afrique est un poids mort. Il lui fait endosser l'entière responsabilité de ses malheurs et conditionne ses interventions en Afrique à la "bonne gouvernance" et à la démocratisation. C'est quoi alors la démocratie et la gouvernance en Afrique? Nécessité des réformes politiques et émergence du concept de gouvernance Les réformes économiques et leurs résultats boiteux, la résistance politique à ces réformes, tout cela amena donc les marabouts et marchands du développement en Afrique à introduire la préoccupation politique dans l'arsenal de leurs prescriptions ou de leurs marchandises. Comment définir et introduire la dimension politique du développement dans les stratégies de l'aide et surtout quel contenu lui donner pour arriver à la vendre? C'était un questionnement nouveau auquel le système maraboutique et marchand n'était pas bien préparé. C'est pourquoi l'introduction des réformes politiques dans les politiques de développement préconisées a connu et connaît deux difficultés majeures: a) limiter l'entendement des réformes politiques à la "rationalité" dans la gestion des ressources publiques, à la conception et la mise en œuvre des politiques économiques ou d'un certain type de réformes économiques, et donc éviter de poser publiquement le problème du 192
processus politique du développement, ou bien b) affronter ce problème et le poser avec la seule médication et marchandise disponible comme solution, c'est-à-dire l'exigence de la mise en œuvre du système de gouvernance de la démocratie à l'occidentale. Dans un document bien pertinent à la fois dans son analyse des origines de cette préoccupation que dans le reflet de la vision américaine de la thématique de bonne gouvernance en Afrique, l'USAID explique comment une combinaison de facteurs aussi bien internes qu'externes a conduit à l'émergence de la préoccupation sur les réformes politiques, et donc sur la gouvernance. Parmi ces facteurs il y a les pressions internes en faveur de la libéralisation politique, du partage équitable des richesses et du respect des droits fondamentaux de l'homme. Il y a aussi les réactions aux exigences des politiques de réformes économiques et de l'intégration maléfique au processus de mondialisation. Et il Y a enfin des pressions externes venues de la part des bailleurs de fonds de l'Afrique dans le contexte de l'après-guerre froide et de la chute de l'aide publique au développement. La gouvernance est perçue alors comme solution à ces pressions, et entendue principalement dans le sens de compétence technique pour gérer les politiques de réformes économiques, combinée avec l'autorité politique nécessaire pour les conduire (USAID, 1992). Les institutions de Bretton Woods ont systématiquement évité de poser directement le problème politique, et préfèrent donc la première approche: les réformes politiques à introduire pour accompagner les réformes économiques et faciliter le processus de leur acceptation et de leur efficacité doivent être limitées à cette approche. Les autres organismes de coopération du système des Nations Unies et surtout les agences bilatérales de coopération ont eu à poser clairement le problème sous sa deuxième acception. Ce qui est une conception plus globale, bien qu'elle ait aussi évolué. C'est pourquoi il y a lieu d'examiner le contenu de la gouvernance et sa pertinence pour le développement de l'Afrique d'aujourd'hui et de demain.
2. Contenu et pertinence du nouvel instrument De manière générale cependant, l'appréhension globale du concept dans la deuxième approche présentée ci-dessus est aujourd'hui celle qui domine aussi bien en théorie qu'en pratique. Chaque membre ou acteur du système maraboutique du développement met l'accent sur ce qu'il est à même de mieux vendre à l'Afrique ou sur ce qui l'arrange le mieux pour renforcer les stratégies qu'il appuie, prescrit ou vend par ailleurs. C'est ainsi que les institutions de Bretton Woods, tout en mettant l'accent sur 193
la gestion "rationnelle" et transparente des ressources publiques, ainsi que sur la conception et la mise en œuvre des politiques éçonomiques et de réformes appropriées telles qu'elles les prêchent, se retrouvent en fin de compte dans une des composantes de l'approche globale. Le système maraboutique peut donc moyennant une certaine distribution de rôles, arriver à conjuguer les efforts pour prescrire une médication "gouvernance" dans laquelle tout le système fonctionne à la satisfaction des exigences politiques générales du modèle de l'économie libérale, et de ses exigences particulières en période active du processus de mondialisation. Notion Dans cette appréhension globale, la gouvernance est l'ensemble des mécanismes existant dans un pays pour assurer la gestion des affaires publiques. Elle est l'exercice des pouvoirs économique, politique et administratif en vue de gérer les affaires publiques d'un pays à tous les niveaux. La gouvernance englobe les mécanismes, les processus et les institutions par le biais desquels les citoyens et les groupes expriment leurs intérêts, exercent leurs droits politiques et/ou juridiques, assument leurs obligations, et auxquels ils s'adressent en vue de régler leurs difficultés. La notion de démocratisation qui n'est pas seulement politique, et celle de décentralisation qui n'est pas seulement administrative, font partie du concept de gouvernance. Au-delà de ce contenu général, la Bonne Gouvernance se caractérise par la participation, la transparence et la responsabilité. Elle promeut le règne du droit et non des individus, une justice égale pour tous devant la loi, et garantit que les priorités politiques, sociales et économiques se fondent sur un large consensus social, ce qui assure que les pauvres et les plus vulnérables participent aux décisions notamment sur l'affectation des ressources pour ces priorités de développement. Ces composantes de la Bonne Gouvernance sont liées et se renforcent mutuellement. Le concept de Gouvernance va au-delà de celui de l'État. C'est pourquoi il y a trois acteurs principaux concernés par la gouvernance : (i) l'Etat, qui comprend les institutions politiques (exécutif, législatif et judiciaire) et le secteur public, (ii) le secteur privé, composé des entreprises pri\;'ées et du secteur informel ou non structuré, et enfin (Hi) entre l'Etat et l'individu, la société civile, qui comprend des individus et des groupes qui agissent de manière plus ou moins concertée sur les plans politique, social, culturel ou économique. La capacité d'interaction et d'ajustement permanents de ces trois acteurs est primordiale dans tout processus d'enracinement de la Bonne Gouvernance. 194
La Bonne Gouvernance se définit donc par rapport à l'objectif poursuivi (le Développement Humain), aux résultats atteints (progrès dans le Développement Humain), et enfin par rapport aux mécanismes mis en place (efficacité et efficience de l'interaction entre les trois acteurs). Elle est de ce fait un système de gestion des affaires publiques qui a les caractéristiques suivantes: - "Participation: dans le cadre d'une bonne gouvernance tous les hommes et toutes les femmes doivent être associés au processus de développement, soit directement, soit par l'intermédiaire d'instruments légitimes qui représentent leurs intérêts; - Transparence: la bonne gouvernance offre à tout individu concerné la possibilité de s'informer et/ou de demander des c0!llptes ; - Equité: une bonne gestion des affaires publiques doit garantir l'impartialité du système judiciaire et la même possibilité pour tous d'améliorer ou au moins de maintenir leurs conditions de vie; - Responsabilité: les décideurs au niveau du Gouvernement, du secteur privé et de la société civile rendent des comptes au public; - Efficacité et efficience: les mécanismes de gestion et les institutions donnent des résultats satisfaisants pour l'ensemble, et notamment aux groupes les plus pauvres, et utilisent au mieux les ressources du pays; - Alternance: les gouvernants et les gouvernés sont convaincus et font en sorte que les changements s'opèrent selon un processus démocratique; - Vision stratégique: les dirigeants et le public ont une vaste perspective à long terme de la bonne gouvernance et du DHD, ainsi qu'une idée de ce qui est nécessaire à un tel développement. Ces caractéristiques représentent une situation idéale. Aucun pays ne peut prétendre les réunir toutes. Par ailleurs il convient de mentionner qu'il n'existe pas de modèle unique de bonne gouvernance. L'histoire et la culture de chaque pays influencent énormément les particularités de chaque expérience. En tant que système et mode de gestion des affaires de la cité, la notion de gouvernance couvre les règles et procédures aussi bien formelles qu'informelles. Elle ne préjuge pas de la qualité de ces règles ni de leur mise en œuvre à travers des pratiques concrètes en termes d'organes, d'instruments de cette gestion, ni de la pertinence des mécanismes fonctionnels et des programmes. Cependant lorsqu'il s'agit de juger de l'efficacité de tout ce dispositif et de son fonctionnement par rapport à la capacité d'atteindre les objectifs de développement humain et donc de concevoir, mettre en œuvre et assurer le suivi-évaluation des politiques et programmes de développement (politiques, économiques et sociaux), le qualificatif complémentaire de bonne gouvernance apparaît. Il permet alors 195
d'apprécier la pertinence et l'efficacité du système de gouvernance d'un pays. Sur un autre plan et comme le distingue Goran Hyden (1996), il y a quatre niveaux dans la gestion des affaires de la cité. Il y a d'abord le niveau meta ou véritablement politique, qui concerne les questions fondamentales de la nature et du mode de fonctionnement du pouvoir politique, et qui crée de ce fait l'environnement et le cadre du jeu des acteurs aussi bien à ce niveau que surtout aux autres niveaux inférieurs. Il y a ensuite le niveau macro qui est celui des options économiques et sociales de base, de la conception d~s stratégies et politiques nationales, en particulier des politiques de développement. Ce niveau interpelle la capacité des institutions de direction politique surtout à concevoir, superviser la mise en œuvre et le suivi des politiques de développement. Le troisième niveau, le niveau meso, est celui de traduction de ces stratégies et politiques en programmes opérationnels et réalistes et d'en assurer l'exécution de manière efficace et efficiente. Il interpelle en particulier la capacité manageriale de l'administration publique dans la promotion du développement socio-économique. Il y a enfin le niveau micro qui est celui de la gestion des cycles des projets de manière efficace et efficiente. Hyden estime cependant que seul le niveau meta est celui auquel le concept de gouvernance s'applique ou devrait s'appliquer. Il me semble pourtant que chacun des quatre niveaux (meta, macro, meso et micro) a à la fois une dimension politique et une dimension technique ou instrumentale. Réduire les trois autres niveaux à la seule dimension technique est une erreur théorique qu'exploitent facilement ceux qui, comme on le verra plus loin, veulent cantonner les institutions publiques africaines et en particulier l'Etat à certaines fonctions spécifiques dans l'opérationnalisation de la bonne gouvemance. En effet, les questions du détenteur du pouvoir de décision et de son exercice, de l'orientation ou de la sanction entre autres aussi bien des politiques de développement, des programmes que des projets, sont bien politiques. Elles ne sont pas nécessairement résolues dans les textes fondamentaux ou constitutionnels qui organisent le pouvoir au niveau national ou global, et encore moins dans les pratiques non écrites. Par exemple la question des options économiques et sociales de base est hautement politique et donc du niveau meta. Mais plus globalement, le développement humain et le progrès socio-économique recouvrent un double processus: le processus politique et le processus technique du développement. C'est pourquoi je suis de ceux qui pensent que ces quatre niveaux dans la gestion des affaires de la cité se distinguent certes et ont un impact différent et complémentaire sur la pertinence du concept et son 196
opérationnalisation, aussi bien dans la dimension politique que technique du processus. En conséquence je considère que le concept s'applique bien aux quatre niveaux identifiés et dans leur double dimension. Pertinence du concept . Il est utile d'examiner ici la pertinence et l'opérationnalité de cette nouvelle prescription et sa "commerciabilité." Pour ramener la discussion aux questions qui me paraissent essentielles, je considérerai successivement a) les relations entre la gouvernance et/ou les réformes politiques qu'elle implique et les réformes économiques déjà prescrites oy en cours, b) la gouvernance telle que prêchée et le rôle de l'Etat dans la direction politique et économique du pays et c) enfin la gouvernance et les exigences de la mondialisation. Gouvernance et réformes économiques Comme développé plus haut, les revendications sociales et politiques internes venant de différentes couches de la population, avec des perspectives et des objectifs limités ou larges, sur des bases de perceptions à connotations diverses (sociales, ethniques, religieuses, économiques ou ouvertement politiques), sont le facteur interne le plus important dans l'acheminement des sociétés africaines vers un système de gestion publique plus ouvert et participatif. Il faut reconnaître bien sûr le rôle non négligeable joué par les événements extérieurs comme ceux du démantèlement du bloc soviétique, et la reprise en main de la chanson par les bailleurs de fonds de l'Afrique, pour en faire une conditionnalité additionnelle à la litanie existante pour le déblocage de l'aide au développement. Thandika Mkandawire (1996) résume la situation des origines internes de l'appel au changement politique en montrant qu'il existait d'une part la transformation de la scène politique et l'émergence de différents mouvements sociaux qui exerçaient sur le système politique des pressions de la nature de celles connues durant les glorieuses luttes pour l'indépendance, et de l'autre, il y avait et il y a t9ujours l'impact de la crise économique sur la vision politique de l'Etat par ces différents mouvements et forces sociopolitiques. Et il montre en particulier comment la crise économique a joué un rôle important dans l'accélération et le rapprochement de ces forces dont les objectifs initiaux ne sont ni directement ni nécessairement liés à la conjoncture économique, mais plutôt à la composante politique du modèle d'accumulation. C'est le cas notamment des mouvements des droits de l'homme, des mouvements identitaires ethniques ou religieux, et des différentes luttes contre les formes variées de l'exclusion sociale. 197
L'impact de la crise économique et les effets négatifs des stratégies d'ajustement proposées ont en effet contribué à accélérer le processus. D'abord ils ont dévoilé les inefficacités dans la gestion macro-économique et mis en exergue le phénomène omniprésent de la corruption des mécanismes fonctionnels des régimes politiques qui demandaient ou imposaient aux populations de supporter patriotiquement le fardeau de la misère et de l'austérité. Ensuite nombre d'acquis en termes de développement social et de sécurité sociale pour les populations ont été supprimés ou mis en cause par les PAS comme exigence et composante des politiques de réformes économiques, contribuant par là à l'insécurisation des populations et à la réduction de la gamme de leurs opportunités. En troisième lieu, les PAS ont fait annuler nombre d'autres acquis sur le plan économique: soutien à la politique des prix, aux programmes agricoles en faveur des paysans, aux subventions économiques, etc. pour des raisons d'idéologie et de soi-disant orthodoxie libérale à l'anglo-saxonne, réduisant la gestion du développement d'un pays à celle d'une entreprise conformément aux lois du marché. Quatrièmement ~out cela a révélé au grand jour les faiblesses et la dépendance de l'Etat afr:icain aux institutions et puissances étrangères, compromettant du coup sa position, sa crédibilité et la base (devenue ainsi externe) de sa légitimité. Enfin, tout cela a aussi cpntribué à réveiller les consciences sur la complicité entre l'Etat et les puissance étrangères certes, mais surtout sur le fait que les prescriptions du marabout ne sont pas dans l'intérêt des peuples, donc pas dans le sens du développement. C'est d'ailleurs révélateur que ce sont les organisations de masses, syndicales et humanitaires qui ont été parmi les plus virulents pourfendeurs des politiques de réformes économiques prescrites par le marabout. Pour différentes raisons déjà évoquées précédemment, il y a eu également des pressions externes de la part des bailleurs de fonds en faveur de l'introduction des réformes politiques. Il y a eu d'abord l'objectif de la réussite des programmes de réformes économiques. Ces derniers ayant un fort potentiel d'impopularité et un risque élevé de soulever des réactions de résistance, il faut qu'ils soient menés de main ferme par des régimes politiques assez insensibles à ces résistances et qui de ce fait relèvent d'un système de gouvernance autoritaire. On est donc amené à revoir ce système de gouvernance. Par ailleurs les régimes forts de gestion des politiques et programmes de réformes sont aussi des régimes de corruption. Ceci s'explique par différents facteurs liés à la nature du pouvoir et aux voies de son acquisition et de son maintien, mais aussi d'une certaine manière aux PAS eux-mêmes. En effet si le régime politique à même de conduire les réformes économiques 198
telles que prescrites par le marabout doit être relativement isolé des couches populaires et capable de conduire ces programmes de manière musclée, il devient par le fait même un régime appelé à développer le clientélisme et la corruption. Il ne peut pas lui-même (c'est-à-dire ses classes dirigeantes) être soumis aux exigences de l'austérité et des privations des politiques des PAS. De même il devra entretenir l'appareil politico-policier qui permet de contenir les pressions venues de la base ou d'autres forces sociales, économiques ou politiques. La "dérive" autoritaire et le développement des mécanismes de corruption sont donc relativement liés dans la mise en œuvre des programmes de réformes économiques. L'une des grandes composantes sinon la pièce maîtresse de la gouvemance est la démocratie, prêchée beaucoup plus selon son modèle occidental. Or même vue sous cet angle, il est évident qu'elle est en conflit avec l'essence des exigences politiques de ces programmes de réformes. C'est là qu'il y a une différence profonde entre la compréhension de la démocratisation telle que réclamée par les populations africaines et son entendement par les in.stitutions du système marchand du développement. Ne pouvant pas jouer le jeu plein de la démocratisation politique et économique porteur de la mise en cause de son modèle économique et politique, et ne voulant ni ne sachant imaginer un modèle différent, le système marchand du développement s'en est remis à un produit tout fait, qui en plus renforce l'occidentalo-centrisme de son modèle: le système de démocratie et de gouvernance à l'occidentale. Pour le système maraboutique ou marchand de développement, tout régime politique à même de mener "efficacement" ses réformes économiques et financières, même s'il ne fait que peu d'ouverture politique, est largement soutenu, félicité et présenté en exemple de gestion économique (et non de démocratie). C'est dans ce contexte qu'~l faut compr~ndre que les régimes politiques de l'Ouganda, de l'Erythrée, de l'Ethiopie, du Rwanda, du Ghana, etc., qui sont pourtant des régimes à "hommes forts", peu ouverts aux recettes de bonne gouvemance à l'occidentale, sont présentés comme des régimes dirigés et tenus par des leaders de ce que le SMD appelle la nouvelle génération d'hommes politiques africains! Silence est fait sur le parti unique de fait, sur l'ignorance de la bonne gouvemance, et sur les indicateurs de développement humain, mais large publicité sur leur capacité de contenir leurs populations pour assurer la mise en œuvre des réformes économiques, au point de les présenter en modèle pour l'Afrique! Quelle démocratisation ou gouvemance faut-il alors pour l'Afrique? Si d'une certaine manière c'est la résistance aux politiques de réformes du SMD qui a généré ou accéléré le processus 199
démocratique et l'exigence de bonne gouvemance en Afrique, il est clair qu'il n'y a pas cohérence entre les deux processus. Par ailleurs les pratiques mêmes du SMD montrent qu'il soutient les régimes politiques qui bien que présentés comme bons disciples et grands ajusteurs en Afrique, n'ont pas une grande sensibilité au processus démocratique transparent, à la gestion participative ou à la bonne gouvemance en général. En d'autres termes les effets négatifs des PAS et autres programmes de réformes notamment sur les acquis sociaux de développement, ne semblent pas être compatibles avec les exigences de la démocratisation et de la bonne gouvemance, telles que fondamentalement exprimées par les revendications populaires. Il faut marier les deux processus de réformes certes, mais il faut au préalable redéfinir leurs contenus respectifs. Les contradictions ou du moins les conflits entre les deux catégories de réformes sont reconnus non pas seulement par les analystes, mais aussi par les décideurs des politiques économiques ou de développement que sont le SMD et ses principaux acteurs d'une part, et de l'autre les africains eux-mêmes (CGA, 1994). C'est pourquoi il est reconnu que les réformes économiques ne peuvent réussir si elles n'ont pas l'appui populaire, et que les populations ne les accepteront pas seulement du fait des campagnes d'explications, mais aussi de l'intériorisation de ces réformes notamment par deux types d'action. Le premier est l'instauration d'un système de filets de sécurité sociale pour alléger les souffrances des populations qui seraient victimes des effets de ces réformes, en leur faisant croire que ces effets négatifs sont passagers et que les meilleurs lendemains sont au bout du tunnel. Ce qui bien sûr ne résout pas le conflit entre les exigences des deux catégories de réformes, mais y trouve simplement un palliatif par des mesures d'accompagnement de court terme. En même temps, on fait comprendre aux pays africains qu'ils n'ont pas une autre voie de sortie de la crise que de poursuivre vigoureusement les politiques de réformes prescrites par le SMD et qui sont une condition de son aide. C'est dire donc qu'on maintient la contradiction non résolue, mais qu'il faut bien gérer. C'est la raison d'être du deuxième type d'action, la gouvernance, entendu comme système de gestion de ces conflits pour rester dans les bonnes grâces du SMII et réussir son insertion dans la mondialisation. Le rôle du nouvel Etat africain est tout tracé. Gouvemance et rôle de l'État en Afrique La Banque mondiale le dit de manière aussi claire que nette: "en Afrique subsaharienne, la voie que devront suivre les programmes d'ajustement est toute tracée (c'est l'auteur qui souligne) : poursuivre les réformes macro-économiques, compléter les réformes du commerce extérieur et du secteur agricole, restructurer les finances publiques et créer des conditions propices 200
à l'essor du secteur privé dans les différents secteurs de la production des biens comme dans le secteur des services. Le succès de, ces réformes suppose une transformation radicale du rôle de l'Etat, qui n'ira pas sans difficultés dans le contexte africain, caractérisé par la faiblesse des institutions et souvent par une très
vive résistancepolitique." (soulignépar l'auteur)
,
Ce discours et tout le processus de re-conceptualisation de l'Etat en Afrique, de la redéfinition de son rôle et de ses mécanismes fonctionnels, ainsi que toute la nouvelle prédication sur la bonne gouvemance en Afrique montrent le problème de fond, à savoir l'impossibilité de gérer de l'extérieur le processus de réformes institutionnelles et économiques, et l'impOI;tanceque les débats actuels autour de la re-conceptualisation de l'Etat et autour des fins sociales du développement et des décisions qui en découlent, soient réappropriés par les pays concernés. . Commencées comme mesures de techniques de court terme allant de la stabilisation à l'ajustement et la relative "désétatisation," les mesures de réformes économiques ont fini par devenir la seule stratégie de développement fortement recommandée aux pays africains sans autre perspective de long terme, bien qu'elles aient pourtant un impact sur ce, dernier. Dans cet ordre d'idées, changer radicalement le rôle de l'Etat revient, pour d'influents courants de pensée du SMD, à en faire un instrument dont la capacité technique de conception et de mise en œuvre des réformes économ,iques prescrites doit être renforcée. L'objectif est de rendre cet Etat à même de mener et orienter ses interventions dans le sens voulu par le SMD, c'est-à-dire en délaissant certaines stratégies de développement comme les stratégies non orientées vers l'exportation, ou celles qui favorisent les politiques redistributives et des réformes sociales, ou enfin celles du renforcement du ,rôle économique stratégique et de direction économique de l'Etat, en tant que premi~r responsable du développement humain de ses populations. L'Etat est donc réduit ici au rôle d'un outil technique crucial dans la promotion et la mise en œuvre d'une certaine forme de développement
- celui
voulu par le SMD
-
et ce, en utilisant les
prérogatives de la puissance publique. Par ailleurs les moyens pour jouer ce rôle lui sont prescrits par ses partenaires extérieurs, libre à lui de les intérioriser et de les faire partager par ses populations et ses cadres aux différents niveaux de responsabilité. , La nature, le fonctionnement et le rôle de l'Etat sont ainsi défmis par rapport aux exigences du marché. Ce dernier est présenté comme si son développement ne pouvait aller qu'avec l'affaiblissement du premier. Une sorte de propagande contre la "compétition" entre les deux est menée de front en contradiction avec le principe général de compétitivité pourtant prôné comme base du 201
libéralisme. Pour le SMD, ou du moins pOJlf ses principaux acteurs, la bonne gouvernance est assurée si l'Etat est réduit à la capacité technique de gérer les ressources publiques et les mécanismes fonctionnels en faveur des réformes économiques et de l'intégration à l'économie mondiale. La gouvernance qui privilégierait les pesanteurs politiques, économiques et sociales internes du développement à l'encontre partielle ou totale de la dynamique des réformes en cours yst combattue. Il est vrai que la perception technique du rôle de l'Etat et son instrumentalisation conséquente ont un soubassement idéologique et politique. D'autres courants néanmoins mettent aussi l'accent sur la gouvemance comme exercice du pouvoir politique, et pas seulement technique, de l'Etat en termes de processus sociopolitique du développement au-delà du processus technique. Mais pour le SMD, même ceux qui ont cette conception, l'essentiel est de renforcer les autres ingré,dients du système de gouvemance et de la démocratie à l'occidentale: renforcement des pouvoirs politiques classiques (exécutif, législatif et judiciaire) et de leur indépendance ou séparation, gestion participative des affaires publiques, transparence et lutte contre la corruption, responsabilisation et devoir de rendre compte, cadre juridique et institutionnel du développement, réformes institutionnelles et notamment de la fonction publique, décentralisation, rôle de la société civile, rôle de l'armée, mécanismes de la transition politique, démocratie, etc. Ces ingrédients qui semblent couvrir les quatre niveaux de gouvemance distingués ci-dessus mettent l'accent beaucoup plus sur la dimen-
sion technique du processus de développement plutôt que sur la dimension politique sur laquelle le SMD voudrait agir sans apparaître au grand jour, ni IToisser des susceptibilités. Ces ingrédients sont devenus ainsi des produits marchands et des instruments de prédication des différents acteurs du système, avec des accents variables d'un acteur à un autre. En réalité ce deuxième courant élargit simplement les mécanismes et le cadre d'appui aux politiques et programmes de réformes économiques. L'Etat reste confiné dans son rôle instrumental et fonctionnaliste. Il est appelé à développer ses capacités techniques et institutionnelles pour assurer la réussite des programmes économiques définis ou inspirés par le SMD, et non à les penser ou repenser et en tout cas pas à les remettre en cause dans leur dimension politique pour une stratégie différente de développement. Son rôle consiste ainsi d'une part à mettre en œuvre tous les mécanismes en son pouvoir au service des entrepreneurs privés - nationaux et étrangers -, à laisser pleinement jouer les forces du marché et en particulier du marché international, en cherchant tout au plus à s'y adapter, et enfin à 202
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mobiliser sinon à encadrer la société civile contestataire dans la même direction. Il devient fondamentalement un agent d'exécution sous des formes variées, des politiques macro-économiques et sectorielles ou thématiques, définies ou inspirées par le SMD et qui lui sont présentées - en fait vendues - comme l'unique voie possible de développement et de salut, et de ce fait pouvant bénéficier du soutien politique, [mancier et même militaire du SMD. Plus grave encore est la signification politique de cette approche du SMD pour les Etats et les dirigeants africains. Leur capacité de résistance ou d'entêtement par rapport aux revendications populaires contre les politiques de réformes économiques est considérée comme une qualité de bonne gouvernance, présentée en exemple et remerciée par l'aide au développement en particulier le mécanisme du Programme Spécial pour l'Afrique (en anglais SPA), des autres dispositifs de coordination de l'aide ou de,s programmes de coopération individuels des bailleurs de fonds. A cet égard le SPA joue à la fois le rôle de mécanisme de suivi policier conjoint de la mise en œuvre des politiques de réforme par le SMD, et de sanction de cette mise en œuvre. Un exemple frappant de la légitimation extérieure des États dans ce processus est donné par le contrôle budgétaire et la revue des dépenses publiques par le SMD, notamment par la Banque mondiale qui joue ainsi le rôle du bras opérationnel le plus important du SMD, de veilleur et de garant de l'intégration des pays attelés au processus ,de mondialisation. Du fait d'être quémandeurs de l'aide, les Etats africains courent le risque de devenir leur propre caricature car se voyant imposer la nature et le volume de ressources à affecter à certaines activités, y compris celles de souveraineté. Ces exercices d'inspection sont régulièrement rapportés au SMD pour sanction et décision finale. Ainsi, être responsable de la définition d'un autre projet de société dans ses différentes composantes y compris l'économique, être pleinement acteur dans la mise en œuvre économique de ce projet en partenariat et non en compétition avec les autres acteurs nationaux, veiller à court et à moyen terme au bien-être et à l'épanouissement des populations dans toutes les politiques et programmes y compris dans leurs divergences avec les politiques du SMD, ce niveau de responsabilité politique et ses implicatiJ:ms en termes de système de gouvernance semblent être interdit à l'Etat africain. Pourtant la pertinence des instruments et mécanismes techniques de bonne gouvernance dépend grandement des options et des pratiques dans le processus politique de développement. Ce sont ces options et pratiques qui doivent en réalité guider dans le choix de ces instruments et mécanismes. Les choses se passent 203
comme si le processus politique du développement et la dimension politique de la gestion des affaires de la cité étaient déjà pensés et d~finis pour l'Afrique par le SMD. Il ne reste et n'est demandé à l'Etat africain qu'à suivre les leçons et maîtriser les instruments de la gestion technique de bonne gouvemance tels que conçues pour
lui par le SMD.
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Cette approche du rôle de l'Etat est non pas seulement présentée comme voie unique ou du moins principale de salut économique, mais elle est aujourd'hui dans son ensemble ou parfois dans certaines de ses composantes, présentée surtout comme nouvelle conditionnalité pour bénéficier de l'aide des bailleurs de fonds. Malgré la faible efficacité des conditionnalités en général, celle-ci est devenue un moy~n de pression tantôt direct tantôt indirect pour imposer un nouvel Etat instrumentalisé à l'occidentale mais dans une version tronquée. Cependant, malgré certaines résistances de quelques pays africains, ou de leurs organisations de masse, l'USAID (1992) montre que la pression a des effets positifs dans la mesure où les pays africains se disputent les bonnes grâces du SMD par ces temps de baisse de l'aide publique au développement. Ils sont tous disposés à jouer ce nouveau rôle à des degrés divers et sous des formes variées, si tant est que cela peut amener une certaine croissance et donc une certaine paix sociale et les maintenir dans le parapluie du SMD. Néanmoins, il n'y a aucune garantie ni encore moins une relation directe entre la mise en œuvre de ce système de gouvemance et l'afflux de l'aide étrangère ou de l'investissement direct étranger en Afrique. Il n'y a pas non plus de lien direct entre cette gouvernance et la garantie d'une croissance économique durable, surtout si elle doit être fondée sur l'exportation des matières premières, ou celle plus problématique de nouveaux produits industriels que l'Afrique se mettrait à produire dans le cadre des réformes qui lui sont pre,scrites. Il est pourtant évident que l'Etat africain réduit à ce rôle ne pourra à la longue réussir ces réformes sans réinvention et réappropriation du processus de ces réformes, et sans se reposer sur un large consensus interne. Cette ré-appropriation et ce consensus vont à l'encontre de l'adoption de stratégies bancales définies à l'ayance comme c'est le cas aujourd'hui. Par ailleurs le modèle d'Etat qui est prescrjt à l'Afrique n'est pas à proprement parler un modèle du rôle de l'Etat, ni dans la majorité des pays européens qui sont la base du modèle occidental qu'on veut vel}dre et financer en Afrique, ni encore moins dans les nouveaux Etats industrialisés d'Asie dont l'exemple est constamment prêché aux Africains. L'histoire pa~sée et actuelle montre précisément le contraire, c'està-dire que l'Etat y a joué et même continue à jouer un rôle actif 204
dans la dynamique économique, aussi bien comme concepteur politiquement responsable du devenir économique du pays et de ses populations, que comme acteur dynamique de la mise en œuvre d'une stratégie nationale de développement, y compris dans la manière spécifique d'insertion du pays dans l'économie mondiale. L'exemple de la Chine qui connaît des taux de croissance économique faramineux et soutenus depuis une quinzaine d'années est là avec les autres exemples évoqués ci-dessus pour porter un démenti à la marchandise qu'on veut fmancer et écouler en Afrique. C'est là aussi la preuve du caractère à la fois idéologique et apologétique de la nouvelle marchandise et du nouveau sermon du marabout. Par ailleurs il est utile de voir comment historiquement l'État africain s'est impliqué activement dans le processus de développement et est devenu un acteur économique important de manière générale ou dans certains secteurs jugés stratégiques. Le changement de l'héritage colonial sur les plans politique, économique et social était et reste la revendication fondamentale des luttes d'indépendance qu'avaient pu incarner un certain nombre de leaders politiques. Que ces luttes soient plus tard récupérées par des forces internes et ou externes est une autre question qu'il est utile d'examiner notamment dans le contenu du concept de gouvet;nance d'aujourd'hui. Ce qu'il faut retenir historiquement est que l'Etat africain était et est encore la seule force qui pouvait maîtriser la dynamique post-coloniale, notamment dans le processus d'accumulation pour se donner une base économique et renforcer sa capacité de réponse aux attentes des populations pour là promotion d'un développement économique accéléré et l'accès aux services sociaux essentiels. Ceci était et est encore d'autant plus valable que le secteur privé africain était inexistant, emqryonnaire ou parasit~ (C. Lopes, 1996). A ce titre un tel Etat non seulement joue pleinement ses prérogatives en tant que premier responsable du développement et du bien-être de ses populations, mais, en plus et comme démontré ~illeurs y compris dans les nouveaux Etats industrialisés d'Asie, cet Etat est à même d'être le rempart de protection des populations contre les chocs extérieurs dont ceux de la mondialisation, ou être un facteur pour faciliter la compétitivité dans une économie qui se mondialise. Comme le disait le Présjdent du Burkina Faso, "la politique du désengagement total des Etats du secteur agricole met brutalement le producteur africain, seul et très souvent inorganisé, face au péril d'un marché international impitoyable qui lui vend des intrants renchéris tout en requérant de lui des produits à bas prix" (B. Compaore, 1996). Ceci est sans doute valable pour d'autres secteurs économiques politiquement ou socialement stratégiques, 205
et souligne le rôle protecteur crucial de l'État. En contraignant l'État africain à abandonner ce niveau de responsabilité par le truchement de cette conditionnalité, les bailleurs s'arrogent le droit de décider des voies de développement de l'Afrique, de sa}1ctionner leur mise en œuvre, et ficellent en même temps cet Etat dans l'idéologie et la pratique de bonne gouvemance. Le néo-libéralisme triomphant est une idéologie fonctionnaliste au service de la mondialisation. Si la mise au pas de l'Afrique pour qu'elle soit insérée dans l'économie mondiale dans l'intérêt des forces dominantes du processus de mondialisation passe par les réformes économiques que le SMD préconise, l'opération ne peut réussir que si elle est accompagnée au même titre par la mise au pas du processus politique de développement, mais dans sa version instrumentaliste et technicienne. C'est là le fondement de la gouvemance comme composante stratégique essentielle du nouveau sermon dans la politique du marabout. Compte tenu de ce contexte marqué par la nécessité de mettre en œuvre des ressources pour réussir ces deux catégories de réformes, et l'engouement forcé des pays africains qui s'engagent dans la danse et en compétition pour des ressources limitées, le SMD a ouvert ainsi un nouveau marché pour ses autres acteurs comme indiqué plus haut. Les centres et instituts spécialistes en bonne gouvemance et en démocratie ou en certaines des composantes comme la transparence, la lutte contre la corruption, en développement participatif... etc., des cabinets d'études, des experts et réseaux de prophètes, imam et muezzin de toutes sortes sur la transition politique, le processus électoral ou la gestion et la résolution des conflits et autres diseurs de bonne parole en bonne gouvemance sont apparus ici et là, aussi bien en Occident qu'en Afrique même. Le marché de la bonne gouvemance est juteux, la demande provoquée étant abondante. Les mécanismes instrumentaux comme la Coalition Mondiale pour l'Afrique ne sont pas restés à l'arrière-plan de la nouvelle lutte pour la réussite des réformes préconisées pour le salut de l'Afrique. Les ateliers, séminaires, colloques et fora de haut niveau, les publications et productions de documents supports de la prédication se sont multipliés et se multiplient pour apprendre aux Africains comment renforcer leurs capacités technique et institutionnelle de bonne gouvemance. . Pourtant les capacités institutionnelles de l'Etat africain dans la gestion du développement et donc aussi des affaires publiques ont été affaiblies par les programmes de réformes eux-mêmes, sans qu'ils soient les seuls responsables. En effet, les visites régulières des différents inspecteurs et négociateurs du SMD pour préparer ou 206
faire le suivi de la mise en œuvre des réformes et des programmes particuliers des autres marabouts et imam mobilisent les cadres et les institutions longtemps avant ces missions non pas pour s'occuper des tâches quotidiennes de développement, mais plutôt pour préparer les rapports à présenter aux inspecteurs du SMD. De même la concurrence entre marabouts et imam de différents niveaux crée une certaine incohérence qui multiplie le nombre de projets dits de développement à gérer par les institutions et cadres nationaux, multipliant par là les charges de gestion avec un appareil administratif réduit par les exigences des programmes de réformes. Il y a aussi non pas seulement la réduction des effectifs, mais aussi celle des salaires recommandée par les PAS notamment, et qui ne peut que diminuer la capacité des Etats africains dans la gestion du développement. Cette analyse conduit de plein pied à la question de la corruption, un autre ingrédient important dans la thématique de la bonne gouvemance. Les causes majeures de la corruption sont liées à l'existence de fortes inégalités sociales et économiques, à la paupérisation des compétences et au système de clientélisme politique, qui amènent les cadre~ à se prostituer et à rechercher les rentes de leur position dans l'Etat ou dans l'exercice de leurs fonctions publiques. Nombre de recettes prescrites par les politiques de réforme ont non pas seulement cS"tautre effet négatif de diminuer la capacité institutionnelle des Etats africains, mais aussi celle de contribuer d'une certaine façon à l'accélération ou au renforcement du système de corruption. Lorsque les compétences sont sous-payées, et donc sous-évaluées, il se produit un système d'inversion de valeurs éthiques et professionnelles, et sans doute aussi la démotivation et la baisse de la productivité (PNUD et UNICEF, 1995). Dans certains cas il est symptomatique de noter que le SMD est allé jusqu'à atténuer les effets négatifs de ses politiques de réformes sur la fonction publique africaine" en finançant des compléments de salaires aux fonctionnaires de l'Etat. Ce qui n'est qu'une mesure temporaire dont il n'est pas facile de sortir et qui compromet la crédibilité et la légitimité des régimes politiques qu'il soutient. , Quelle bonne gouvemance peut-on attendre d'un tel Etat? C'est donc sur un tel socle qu'il faut bâJir le nouvel instrument. Quelle en sera la réceptivité du côté de l'Etat africain même si sa demande forcée existe? Par ailleurs dans nombre de cas, il s'est avéré que le soutien à la gouvemance sous ses différentes formes et composantes est généralement ponctuel ou, en tout cas de courte durée et même opportuniste. Dès que le processus électoral souvent largement soutenu est terminé, les nouvelles institutions démocratiques qui 207
héritent des économies en crise et exsangues, éprouvent beaucoup de difficultés devant les espoirs qu'elles ont soulevés de la part de leurs bases et face à des moyens humains, matériels et financiers très faibles. Situation souvent exploitée et par les oppositions et par les groupes militaristes pour fragiliser les nouvelles institutions, mais aussi parfois par certains bailleurs de fonds particuliers, si les dirigeants de ces nouvelles institutions démocratiques semblent privilégier le bien-être de leurs bases sociales et non l'insertion dans la dynamique pour laquelle les élections et le reste du processus ont été financés. Elles ne sont pas toujours soutenues à ces périodes spécifiques capitales pour asseoir le processus démocratique. Des cas d'échecs de ces processus en Afrique ne sont pas inconnus. L'enracinement de la culture démocratique, qui est une œuvre de longue haleine n'est pas souvent au programme de nombre d'acteurs du SMD. L'Afrique est ainsi à la fois terrain d'essai et objet d'encadrement suivi et attentionné pour s'assurer de son insert,ion dans le processus de mondialisation, mais aux conditions d'un Etat affaibli et d'une société civile mise au pas. Gouvernance et exigences de la mondialisation L'économie libérale est passée des systèmes nationaux de production à l'interpénétration et la formation croissantes de segments d'un système mondialisé de capitaux, de produits, de technologies et de flux migratoires. La mondialisation s'affirme ainsi comme un processus de polarisation par l'économique et qui en même temps accélère les mécanismes de la généralisation de la marchandise dans les sphères autres qu'économiques et d'intégration polarisée des espaces. Les frontières nationales et l'Etat-nation qui les représente ou les gère perdent de leur substance politique et économique (S. Amin, 1993). Il faut réinventer l'Etat et son rôle à la lumière des exigences de la mondialisation. Ceci est sans doute valable P?rtout, mais devient une nécessité en termes de mise au pas de cet Etat dans les pays en développement dont ceux de l'Afrique. En second lieu, la mondialisation en créant et renforçant le processus de polarisation économique entre pays, et la segmentation verticale ou vertico-spatiale, revigore la compétition entre grandes forces économiques planétaires et met en exergue les enjeux géo-politiques du processus. C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre les mécanismes d'attelage économique, politique ou militaire des régions et sous-r~gions africaines à l'Europe ou à certains pays européens, aux Etats-Unis, ou au Japon. Ce sont notamment les sommets France-Afrique, la convention Europepays ACP, les récentes initiatives américain~s notamment avec la conférence de Washington dite conférence Etats-Unis/Afrique, la 208
francophonie et ses dérivés, le commonwealth et ses dérivés, ainsi que les autres dispositifs de dialogue et de coordination par le SMD. Dans l'optique du SMD, le processus de créations d'ensembles régionaux en Afrique relève de cette approche en tant que mouvement de création ou d'élargissement des aires géowaphiques de son marché, vu qu'il va en bénéficier plus que les capItaux nationaux africains quasiment inexistants ou attelés euxmêmes. Troisièmement, la mondialisation, de par la polarisation économique et les autres mécanismes de son fonctionnement, renforce des phénomènes asymétriques et des sources de dysfonctionnements qu'il faut alors gérer tant au niveau de chaque pays africain (règles de bonne gouvernance), que bien sûr au niveau mondial par des actions parfois musclées sur le plan économique et financier, politique ou même militaire. En effet, la mondialisation secrète de par sa nature et ses mécanismes de fonctionnement, les inégalités croissantes entre pays riches du Nord et pays pauvres du Sud, tout comme au sein des pays entre couches dirigeantes riches et larges segments pauvres de la population. Ces situations sont en elles-mêmes des situations de crise économique ou financière, mais aussi des crises politiques et sociales du système. Car dans un continent comme l'Afrique, le commerce des apparences de développement des deux premières décennies de développement réussissait aussi parce qu'il répondait aux idéologies postindépendance de modernisation, de rattrapage et d'industrialisation. Les illusions développementalistes accentuées par la crise économique, l'inefficacité des réformes économiques dans la solution de la crise, et les inégalités exacerbées par le processus de mondialisation dont les PAS sont un des instruments, tout cela crée des tensions socio-politiques dont on ne connaît pas bien le pouvoir de détonation. En tant que telles, elles sont explosives parce que reflétant une contradiction de base dans le système et son dispositif. Ces situations doivent être prévenues, gérées et maîtrisées. La fonction première de la bonne gouvernance en Afrique apparaît ainsi nettement sous cet éclairage. Dans l'ordre mondial actuel, les prescriptions idéologiques anglf>-américaines sont devenues des règles formelles auxquelles les Etats doivent se soumettre chacun pour leur part, sous peine de devenir des parias économiques. Le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et l'OMC (Organisation mondiale du commerce) ne sont que les manifestations formelles les plus évidentes de la doctrine selon laquelle, quand il s'agit de capitaux et de marchandises, moins les Etats individuels agissent dans le domaine économique, mieux le monde se portera. Lys négociations bilatérales, au moins celles dans lesquelles les Etats-Unis sont 209
engagés, délivrent ce message de façon encore plus agressive. Les représentants privés du capital international et, dans le cas des pays en développement, les organismes financiers internationaux comme le FMI, exercent une tutelle analogue. Les effets de cette uniformité idéologique mondiale (appelée aussi consensus de Washington) vont bien au-delà des contraintes imposées par une quelconque logique structurelle ,de l'économie internationale. Le fait que l'engagement actif d'un Etat pour améliorer les conditions économiques sur son territoire soit susceptible de déclencher l'opprobre, non seulement d'acteurs privés importants, mais aussi de l'hégémonie qui règne sur le monde, fait de toute intervention d'un Etat une dé9ision très risquée. La mise au pas sinon au ban des Etats qui résistent à ce processus ou cherchent à s'y insérer différemment semble être ainsi une exigence majeure de la mondialisation sur le plan politique ou de gestion des affaires publiques. La gouvernance pour les pays africains apparaît ainsi comme l'exigence de mise en place au plan national des systèmes politiques et administratifs de gestion du marché, de ses contradictions, des crises du processus d'intégration à la mondialisation, et des situations explosives qu'elle aggrave, crée ou est à même de créer. La gouvernance est de ce fait une réponse construite comme un système de normes et de structures de gestion nationale et mondiale pour faire face aux défis du processus de mondialisation, y compris la gestion des écarts croissants et leurs conséquences sur les plans, économique, politique et social. Instrumentaliser et privatiser l'Etat en sont le contenu (PNUD, 1998). Par ailleurs le SMD se propose en plus de mettre en place d'autres mécanismes de surveillance de cette gouvernance en Afrique en plus de ceux déjà existants. Entre autres l'USAID avait lancé l'idée de la création de la Commission Africaine sur la Démocratisation, comme dispositif international destiné à apprécier les progrès des pays africains dans ce domaine, pour que ces pays puissent bénéficier de l'aide occidentale. Cela faisait partie des moyens de pression indirecte pour mettre l'Afrique au pas de la mondialisation (USAID, 1992). Dans ce même document, l'USAID rapporte que même la Coalition Mondiale pour l'Afrique, une autre création instrumentale du SMD, a proposé de mettre en place un forum spécial regroupant les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux et des Africains pour dialoguer sur l'amélioration et les progrès des pays africains dans la mise en œuvre des stratégies de bonne gouvernance, et de coordonner la réponse, c'est-à-dire l'aide des bailleurs de fonds pour soutenir ces progrès. C'est pourquoi questionnant à juste titre le modèle de bonne gouvernance prêché et prescrit pour l'Afrique, et le fait d'en faire 210
une nouvelle conditionnalité, le Président du Burkina Faso insistait sur la nécessité de donner priorité aux problèmes de développement humain durable et aux aspirations profondes des populations au bien-être et au moins à leur survie. Il dénonce le principe même de calquer le modèle de la démocratie occidentale sur des peuples qui ploient sous le poids de la pauvreté et de la misère, et qui vivent ou survivent de la main tendue ou des pitances de la nature. Il en est de même d'un processus dit de bonne gouvernance ou de démocratisation qui ressemble plutôt à celui de légitimation de la dictature économique d'une minorité sur l'ensemble des populations africaines (B. Compaore, 1996). 3. Quelle gouvernance
pour l'Afrique de demain?
L'évolution de la pensée de développement chez le marabout montre comment systématiquement ce dernier a cherché ses marchandises et prescriptions d'abord dans la sphère de l'économique, ignorant ouvertement le politique pour des raisons idéologiques évidentes. Les thèmes centraux de ses prescriptions ont porté successivement sur les projets dits de développement, les programmes et les politiques de réformes au cours des trois premières décennies de développement, et finalement sur la politique elle-même depuis le début de cette décennie. Les quatre décennies de développement en Afrique ont donc correspondu à quatre stratégies mises en œuvre, encouragées et financées par le SMD. Et on connaît les résultats. Avec le thème de réformes politiques, il est enfin reconnu même sans l'avouer directement, que le problème du développement, en Afrique ou ailleurs, est d'essence politique, et qu'il faut de ce point de vue réintroduire cette dimension dans la problématique en cause. Certes et comme expliqué ci-dessus, la manière tronquée dont le SMD l'a fait n'est pas celle qui est porteuse de l'avenir radieux pour l'Afrique. Bonne gouvernance et développement humain durable (DHD) Comme on peut s'en rendre compte, les composantes, les caractéristiques et les aspects prioritaires du DHD d't\ne part, et de l'autre les composantes et les caractéristiques de la Bonne Gouvernance se recoupent, ou se renforcent mutuellement, les uns étant parfois les conditions de réussite des autres: larges opportunités et équité, lutte contre la pauvreté et participation, efficacité et efficience, responsabilité et transparence, vision stratégique et assurance pour les générations futures, etc. sont autant de couples qui soulignent la force des liens entre les deux concepts. Le Développement Humain Durable, c'est-à-dire le développement de 211
l'homme, par l'homme et pour l'homme, est indissociable de la bonne gouvernance. En d'autres termes, la Bonne Gouvernance n'est autre chose que la socialisation du développement, et en cela elle est le pilier stratégique majeur du DRD. Chaque acteur de la gouvernance a ainsi un rôle spécifique à jouer qui lui permet de contribuer à la construction du développement humain. L'État ,
Les fonctions de l'État sont multiples. Dans le contexte actuel
l'Etat a tendance à se dégager de plus ~n plus des activités de production. D'une façon générale l'Etat doit assumer la responsabilité des services publics et celle de créer un environnement politique, éçonomique, social, administratif et juri4ique propice au DRD. L'Etat a un rôle normatif et d'orientation. A cet effet, il définit un cadre global d'intervention. Il assure par ailleurs les fonctions de défense des droits de la personne et de l'intégrité territoriale, de mobilisation de ressources, de renforcement des capacités tant au niveau adminjstratif que dans les secteurs privés et dans la société civile. Mais l'Etat est aussi un acteur économique, avec un rôle stratégique dans certains secteurs ou dans certaines activités économiques, en conformité avec les exigences de la protection de l'intérêt général et du bien-être public. II ne peut être confiné aux seules tâches d'orientation et de création de l'environnement favorable à la promotion des affaires des entreprises privées. Le secteur privé Le secteur privé assume au premier chef les fonctions de croissance économique, de créjltion de richesse et d'emplois et donc de génération de revenus. Etant donné q,ue le secteur privé n'a pas toujours la notion de l'intérêt général, l'Etat doit intervenir de temps en temps pour corriger les discriminations et permettre un libre jeu des mécanismes du marché tout en contenant ses dérives. La société civile Les organisations de la société civile ont pour mission de permettre aux populations de participer aux activités économiques et sociales et d'être capables d'influer sur les décisions et politiques qui les concernent, et d'accéder aux ressources publiques, en particulier par le canal des programmes en faveur des pauvres. Le dynamisme de la société civile devrait constituer un contrepoids social qui permet de réguler les inégalités et d'éviter ou du moins de limiter les tentations aux dérives sociales, politiques ou économiques. Dans tous les cas, la problématique du Développement Humain 212
comme celle de la Bonne Gouvernancene peuvent plus sur le plan opérationnel en particulier, être considérées ni seulement en ellesmêmes, ni dans le seul contexte national. Le processus de mondialisation actuel a de profondes implications aussi bien sur le DHD que sur - cela va de soi - la Bonne Gouvernance dans les pays en développement. En effet, ce processus influence les modèles de croissance économique, la configuration sociale et la gestion politique des pays en développement. Le fait que chaque acteur ou catégorie d'acteurs ait un rôle à jouer, participe de l'exigence de bonne gouvernance et de la démocratisation dans les différentes sphères de la vie des populations que sont non pas seulement le politique bien qu'il soit très déterminant, mais aussi l'économique, le social, le culturel et pourquoi pas le religieux (A. O. Konaré, 1996). Vu sous cet angle c'est le problème d'élargissement de l'assise politique du système de gouvernance et de la base sociale du développement qu'il faut poser et résoudre pour l'Afrique de demain. Signification économique et exigences politiques Il ne faut donc pas se limiter à la recherche des modes de gestion de la crise mais entreprendre plutôt de la résoudre courageusement en allant au-delà et poser les fondements d'un autre modèle de développement économique et social endogénéisé, c'est-à-dire basé sur une fonction d'accumulation interne consciente et solide, et sur un élargissement de la base sociale du développement. L'internalisation de la base d'accumulation et sa consolidation doivent être une préoccupation primordiale pour le développement à long terme de l'Afrique. C'est sa seule garantie sûre en l'absence d'une mainmise coloniale ou économique sur d'autres régions du monde. Son caractère conscient signifie que les secteurs bases de l'accumulation sont en relation non pas d'extorsion de valeurs, mais d'échange de surplus avec les autres secteurs en vue d'assurer un développement soutenu. L'élargissement de la base sociale du développement signifie non pas seulement l'établissement de rapports d'accumulation consciente, c'est-à-dire d'échanges de surplus entre les différentes composantes de la population au travers des secteurs économiques qu'elles représentent, mais leur participation pleine au processus du développement aussi bien dans sa dimension économique que socio-politique. C'est cela que les peuples africains demandent. Et les transformations qu'ils exigent portent non pas seulement sur l'internalisation économique du développement, mais aussi sur les structures socio-politiques correspondantes. Le drapeau du 213
nouveau modèle de développement ne peut plus être porté par le même type de complicité que celui du modèle qui est en crise. La lutte pour la qualité de la vie des populations en dépend. C'est à ce titre que la couverture des besoins économiques (alimentation, habillement...) et sociaux (éducation, santé, logement, emploi) de base peut être assurée à la majorité de la population. Il s'agit en même temps de réussir l'élargissement de la base sociale du développement. Ce qui signifie que la croissance soutenue est l'affaire de tous: jeunes et vieux, hommes et femmes, mondes rural et urbain, compmnautés de base et directions administratives ou politiques, Etat et opérateurs privés. Chaque catégorie doit être partie prenante et se sentir concernée. Il faut donc réussir cette sensibilisation et cette mobilisation. Ce qui signifie aussi la libéralisation de la pensée et de la parole, la suppression des mécanismes de paralysie de la créativité des individus et des communautés, la décentralisation économique et politique. Une des leçons majeures à tirer de l'évolution de la situation socio-économique en Afrique, corroborée d'ailleurs par celle des pays de l'Est européen et même par celle d'autres continents, est que la démocratisation de la société est une exigence du développement. La démocratisation développe l'esprit d'émulation et de compétitivité, libère le potentiel créatif des populations, met des garde-fous à toute centralisation abusive de la pensée, du pouvoir et des richesses, assure un autocontrôle social, stimule le progrès économique et social et veille à la prise en main par la société de son propre devenir. Elle implique l'ouverture du débat, la transparence dans la gestion de la chose publique, la liberté d'opinion et de son expression et la séparation des pouvoirs. Toutes les sociétés totalitaires, qu'elles soient de type libéral ou socialiste, se sont montrées stérilisantes, et constituent de ce fait, un frein au progrès économique et social, même si par moment, elles réussissent à mettre les, populations au pas et à réaliser une croissance économique. A la longue les peuples embrigadés vont se démobiliser et la crise éclater. Le nouvel État africain doit politiquement restructurer ses rapports avec la société civile en vue de lui restituer son potentiel de créativité. Ce qui implique des rapports de dialogue avec la société civile, l'acceptation de la démocratisation de la pensée et du pouvoir (pluralisme politique et culturel), ainsi que la décentralisation du processus de décision pour permettre la participation des différentes couches sociales concernées. Les composantes fondamentales de toute démocratie citées ci-dessus (l'ouverture du débat dans la société et sur la société, la liberté de presse, la transparence, la séparation ou le partage des pouvoirs, la liberté 214
politique d'association et sans doute aussi la possibilité d'alternance) ne doivent pas effrayer. Elles sont garantes de la stabilité et permettent de construire l'unité sur des bases solides. Il ne s'agit pas d'un vœu à la mode, mais à la fois d'une exigence fondamentale et d'une composante du contenu du développement à long terme de l'Afrique. C'est le sens de la socialisation du développement. Les prétextes de l'existence des forces centrifuges dues à la diversité ethnique ou culturelle pour justifier les structures politiques décadentes ne peuvent plus tenir car le pluralisme ethnique et culturel existe partout. De plus, les peuples africains ont atteint un degré de maturité élevé qui peut êtt:e soumis à l'épreuve de la convivance démocratique. Le nouvel Etat africain ne peut donc ne pas être un agent économique sous des formes et degrés à étudier dans chaque pays et dans chaque sous-région. Il doit en plus baigner de manière créative dans une société créative et démocratique. Le développement implique la transformation des structures économiques, politiques et sociales. De ce fait, on ne peut espérer réussir la démocratisation de la société en transformant et démocratisant uniquement les structures politiques. Car la démocratisation des structures et institutions politiques seules ne peut être portée par les structures économiques actuelles. Elle serait tronquée et caricaturée. La démocratisation de la société africaine doit donc comprendre la maîtrise, par les peuples africains, à la fois de leurs structures économiques et des structures politiques et sociales. Comment les peuples africains peuvent-ils arriver au contrôle de ce processus pour qu'il ne soit pas vidé de son contenu et donc caricaturé? Comment peuvent-ils s'assurer que les modèles de développement de l'avenir seront formulés et exécutés sur base des besoins et priorités tels qu'ils les expriment eux-mêmes, et compte tenu des réalités socio-économiques africaines (A. Drabek, 1991) ? Il faut pour cela, que la démocratisation soit traduite effectivement en participation au pouvoir économique, politique et socio-culturel. Au niveau de la conception des programmes d'actions comme surtout à celui de leur mise en œuvre, la participation des populations et de leurs communautés, organisations et associations de base, est capitale pour le succès de la dynamique véritable du développement humain. Outre la nécessité de leur information, de leur sensibilisation, il y a celle de leur intervention en tant que sujet et bénéficiaire du développement. Les activités de développement à la base et de selfreliance collectif au niveau local sont une composante de la socialisation du développement. Les groupements villageois ou de quartier pour les activités d'intérêt public local, les associations et 215
coopératives des paysans, des artisans ou d'autres catégories socioprofessionnelles, les ONG, les tontines, les associations féminines, sont des formes d'intervention de la société civile dont les initiatives doivent être encouragées et même soutenues par l'État. Le nouveau modèle de développement exige non pas seulement que ces formes participatives collectives existent, mais aussi qu'elles aient pleinement voix au chapitre ~n tant que partenaires pour le développement aux côtés de l'Etat et de l'entreprise africaine. Ceci est d'autant plus important que l'investissement humain, la valorisation et la mise à contribution des compétences humaines doivent avoir au moins la même importance que les capitaux dans la nouvelle fonction de développement. Mais il s'agit là, d'un modèle de gouvernance et de démocratisation autre que celui de gestion des programmes des réformes et d'intégration dans la mondialisation. Contraintes et limites à la démocratisation
et à la bonne
gouvernance
Les réformes économiques et les PAS en particulier sont apparus, en réalité, comme l'élimination des "tares" de la gestion non libérale, ou de la gestion libérale biaisée, pour la conformer à l'idéal libéral tel que voulu et contrôlé par les pays riches, avec les institutions de Bretton Woods œuvrant comme leur "manager" collectif vis-à-vis des pays à "ajuster." Par ailleurs l'implantation d'un autre modèle de développement, de la formulation de la stratégie de sa mise en œuvre à sa réalisation, exige une organisation sociale dont la dimension politique est indéniable dans la mesure où elle implique un processus d'identification des besoins, de négociation des priorités et de décisions successives durant les différentes phases d'exécution. Et ceci se comprend aussi bien au niveau des intérêts de la collectivité nationale, qu'à celui des différentes forces économiques et sociales qui la composent (PNUD, 1991). Comme indiqué plus haut, la démocratie et la bonne gouvernance seront différentes selon qu'il s'agit de la "démocratisation et de la gouvernance de l'ajustement" ou de la "socialisation du développement". Le premier entendement est celui du SMD dans son approche à la gouvernance tandis que le second est une exigence du développement humain. En effet si la logique du premier processus est un modèle de développement axé sur l'intégration dans les échanges mondiaux, et la croissance maximale du revenu global, sur l'investissement international et sur le critère de rentabilité financière, la logique du deuxième au contraire, donne la priorité aux intérêts de la collectivité nationale, impliquant une soumission des rapports avec 216
l'extérieur aux priorités nationales, le dialogue social collectif et permanent entre les principaux intérêts des groupes composant la collectivité nationale, et surtout la responsabilité du pouvoir à tous les niveaux à l'égard de lui~même et à l'égard de ses mandants (PNUD, 1991). La bonne gouvernance ou la démocratisation de l'ajustement dans l'optique du SMD ne peut résoudre trois difficultés majeures qui sont en fait les limites au développement humain. La première est inhérente à toute démocratie bourgeoise. Cette dernière en effet est contenue dans la sphère du jeu politique alors que la vie économique et ses pesanteurs ne sont et ne peuvent être démocratisées. Ce qui est valable aussi bien sur le plan interne que sur le plan international. Sur le plan international c'est la deuxième limite, on reconnaît facilement le droit des peuples à l'autodétermination et à l'indépendance, et celui des pays à l'égalité politique, mais on ne leur reconnaît pas le droit économique. Car en effet, le droit économique des peuples c'est le droit de produire et d'échanger dans le monde sur des bases justes. C'est un droit dont l'application suscite des contradictions fondamentales et des conflits d'intérêts. L'OMC on le sait, c'est aussi et paradoxalement, le blocage des systèmes d'économie libérale, car ce système repose officiellement sur la loi de l'offre et de la demande, avec un régulateur qui s'appelle marché. Or, dès l'instant où il y a des positions dominantes, le marché libre est bloqué, et donc le régulateur bloqué. "Alors nous sommes dans un système qui a une apparence libérale, mais qui est en réalité un système de dictature économique des plus graves [...]. Dès l'instant où les institutions de Bretton Woods vous déroulent le programme des Chicago boys dans un pays qui est étranglé par sa dette, on ne fait que l'étrangler davantage. La Banque mondiale et le Fonds Monétaire International ont été les instruments de l'étranglement permanent de la plupart des pays au niveau économique, et par conséquent démocratIque, et du blocage du respect des droits de l'homme." (H. Saby, 1991 p.58) Pour l'Afrique, la logique reste la même, car l'implantation de l'exploitation et de la domination capitalistes, depuis la traite négrière jusqu'à ce jour, a toujours été un refus systématique de la démocratisation. En réalité, la démocratisation et la gouvernance de l'ajustement telles que prêchées et pratiquées actuellement en Afrique sont sur le plan international, essentiellement de l'adaptation et de l'uniformisation des systèmes politiques à la mondialisation de l'économie. Et la démocratie n'est acceptée par le SMD et les puissants de ce monde que dans ces limites. 217
Sur le plan interne - c'est la troisième limite -, la démocratisation de l'ajustement est une réponse politique - donc partielle - à une crise qui est totale, c'est-à-dire économique, politique et sociale. Dans la mesure où les principales forces qui contrôlent les économies africaines sont extérieures à l'Afrique, le jeu démocratique apparaît simplement comme un mouvement de réponse partielle aux aspirations des peuples en vue d'apaiser les tensions, continuer le processus d'exploitation capitaliste et parachever l'intégration à l'économie mondiale. C'est sans doute pour cela aussi que les transitions politiques ont été, comme par hasard, généralement confiées aux anciens cadres et collaborateurs des institutions financières internationales: Bénin, Congo, Côted'Ivoire, Zaïre... C'est pourquoi, contenue dans ces limites, cette démocratie est soutenue et même présentée comme conditionnalité par le SMD. C'est pourquoi aussi on veut en faire une formule libérale transférable à l'Afrique, et au nom de laquelle les néo-monocrates et autres mendiants politiques se disant démocrates, paradent devant l'Occident à la recherche des philanthropes ou vendeurs des formules démocratiques pour espérer être légitimés (W. Bazunini, 1991). Dans ce contexte, le processus de démocratisation actuelle en Afrique risque d'aboutir simplement à une nouvelle génération de despotes bienveillants chargés du "bien~être" des collectivités. Ces derniers continueraient à détenir ou à confisquer le pouvoir réel au détriment des peuples africains, mais tolérant que quelques "fous du roi" puissent s'agiter sur le plan du pluralisme politique, syndical ou médiatique. C'est la bonne gouvernance du SMD, prêchée avec les exemples du Ghana et de l'Ouganda par exemple. La démocratisation en cours et la "bonne gouvernance" dont elle est le pilier n'auront de portée heureuse pour les peuples africains que si elles sont une composante politique d'un autre modèle de développement. Et réciproquement, cet autre modèle ne sera bienfaisant pour ces peuples que s'il est démocratisé et s'il y a une socialisation du développement. Ce qui exige que ce processus soit négocié par et avec les différentes couches des sociétés africaines et donc mené par les peuples, organisé économiquement et politiquement, en palabre ou dialogue permanent sur les décisions à prendre et sur leur mise en œuvre. En mettant l'accent sur le rôle primordial de la dynamique interne dans l'appréhension du processus de démocratisation en Afrique, il ne faut pas non plus tomber dans l'autre extrême et oublier le contexte international et le rôle des forces externes. Un autre écueil à éviter c'est de privilégier le rôle des facteurs internes négatifs en déculpabilisant l'Occident: les dictatures et la mauvaise 218
gestion économique sont présentées aujourd'hui comme de la seule responsabilité des Africains. Ce texte a cherché à éviter ces deux écueils. Mais il a voulu mettre en garde contre le masque démocratique qui se répand ici et là, contre la récupération du sens de la revendication populaire démocratique, et enfin contre la répétition de 1960. Pas plus que le développement, la démocratie n'est une nouvelle religion avec ses postulants, ses adeptes, sa hiérarchie et ses canons. Elle est partie intégrante et exigence du développement, et c'est pourquoi l'Afrique de demain doit être démocratique, au sens véritable de la socialisation ou de la démocratisation du développement. Comprendre la signification et la portée du processus démocratique en Afrique c'est aussi poser la question de l'Afrique de demain: quel sera son rôle et sa place aussi bien dans l'économie mondiale que dans la configuration politique du prochain siècle? C'est amorcer le débat sur les chances du continent de se positionner économiquement et politiquement pour mieux affronter les défis de l'avenir.
219
CHAPITRE VI : LE PRÉTEXTE DU RENFORCEMENT DES CAPACITÉSEN AFRIQUE Depuis le début de cette décennie, la question de la "construction" ou de la formation des capacités en Afrique est à l'ordre du jour aussi bien des pays africains eux-mêmes que surtout de leurs partenaires au développement. II est partout affirmé que l'Afrique manque des capacités pour assumer les fonctions essentielles de gestion de son développement, et même que c'est l'ingrédient qui lui a continuellement fait défaut et qui est à la base de ses maigres résultats en matière de progrès économique et social. En même temps l'analyse qui conduit à cette conclusion préconise des remèdes à cette situation. Ces capacités existent quelque part, en fait en Occident, et il appartient aux bailleurs de fonds de les apporter au continent et aux pays africains, en accord avec eux puisqu'il y va de leur intérêt. Mais cela doit se faire aussi en coordination entre donateurs eux-mêmes. Suivant les auteurs et les institutions, la terminologie se réfère tantôt à la création ou à la construction des capacités, tantôt à leur renforcement, selon que le constat de base est le manque ou la faiblesse. Mais le terme le plus répandu est celui de "construction" ou création des capacités, qui est utilisé même par ceux qui pensent qu'il y a quand même une capacité et qu'il s'agit simplement de la renforcer. C'est dire que le constat du manque ou de l'absence des capacités en Afrique est le plus dominant, et c'est en réponse à ce constat que la problématique des capacités est appréhendée comme nouvelle artillerie de l'arsenal stratégique du SMD en Afrique. J'utiliserai pour ma part et invariablement le terme construction ou surtout formation des capacités qui me semble plus près de l'idée de capacity building en anglais. Si le concept paraît nouveau, il indique seulement une nouvelle approche à une problématique qui elle-même n'est pas nouvelle. En 221
plus du manque du capital financier et des équipements, le continent africain manque aussi des compétences et de l'expertise, du savoir et du savoir-faire nécessaires à son développement. C'est l'essence même de la théorie des gaps dont j'ai déjà parlé plus haut. Et le SMD avait trouvé ou du moins avait cru trouver la réponse appropriée à ce problème. L'assistance technique ou comme appelée plus tard la coopération technique était la réponse du SMD. Le déficit de compétences qui manquaient à l'Afrique pouvait être comblé par la "fourniture" des coopérants techniques pour aider l'Afrique à faire face convenablement aux exigences techniques de son développement. Quatre décennies de développement et d'apport de plus en plus croissant, et de plus en plus coûteux de la coopération technique ne semblent pas avoir résolu le problème. L'Afrique n'a toujours pas de capacités pour se gérer et gérer son économie et encore moins son développement. C'est pourquoi il faut remonter la petite histoire de l'aide technique au développement, et de sa transformation en aide technique de construction des capacités en Afrique, et ce à la lumière de l'évolution de la stratégie du SMD, pour comprendre le bien fondé, la portée et le contenu exact de la construction des capacités comme élément de l'arsenal du SMD sur le continent. Cela m'amène à diviser ce chapitre en trois parties: j'examinerai d'abord le fil conducteur des trois premières décennies du développement dans ce domaine; j'analyserai ensuite l'approche actuelle de la construction des capacités par le SMD avant de porter mon regard sur cette question pour l'Afrique de demain.
1. De la coopération technique à la "construction" capacités
des
Dès le début des indépendances africaines, la fin de la colonisation voulait dire que l'Afrique devait faire face seule aux diverses contraintes et défis du développement. Il est apparu très vite que le continent n'avait pas de moyens techniques suffisants pour prendre en main non pas seulement les tâches courantes de gestion, mais aussi celles de penser et mettre en œuvre une autre voie de développement que celle qui lui était tracée par le pouvoir colonial. Il lui fallait développer ses propres compétences à cet effet, et cela demandait du temps. Avant que les pays africains aient le temps de penser clairement le contenu et la stratégie de cet autre développement, et surtout avant qu'ils aient le temps de définir la nature et le volume de compétences dont ils avaient besoin, une solution de facilité tout aussi intéressée leur était proposée: généralement l'ancienne métropole offrait sa coopération au développement en laissant une 222
bonne partie des anciens agents coloniaux et en fournissant d'autres nouveaux cadres. Le gap à combler semblait être plus important que durant la période coloniale. Outre l'offre des coopérants techniques par l'ancienne métropole, d'autres acteurs importants du SMD offraient aussi avec leur aide financière ou matérielle, des bataillons de coopérants techniques que dans les circonstances de l'époque, les pays n'avaient pas de raisons majeures de refuser. Les objectifs de la coopération technique En pleine période de guerre froide, où les pays occidentaux cherchaient à corrompre le plus possible les pays africains pour les avoir et les maintenir dans leur camp idéologique, et servis par l'illusion développementaliste de rattrapage de l'Occident que nourrissaient les dirigeants africains eux-mêmes, les pays donateurs avaient ainsi poussé l'accélérateur sur la vente des apparences du développement en termes de projets d'infrastructures, de complexes industriels ou de projets agricoles. Cette aide financière allait de pair non seulement avec la vente des équipements, mais aussi avec la fourniture des services des experts sous forme de coopérants techniques. Dans beaucoup de cas d'ailleurs la coopération technique faisait partie d'un paquet appelé aide liée, dans ce sens que le pays africain à qui l'aide financière était accordée devait accepter en même temps les services techniques des coopérants, le paiement des équipements, nécessaires ou non, fournis par les entreprises du pays donateur, ou la passation des marchés de réalisations à ces entreprises. Le premier objectif déclaré de la coopération technique est donc d'aider les pays africains à identifier, définir, mettre en œuvre, négocier le financement et gérer les projets de développement. Mais puisqu'il s'agit de combler un gap de compétences, le second objectif de la coopération technique est de transférer le savoir et le savoir-faire des coopérants à leurs homologues africains afin que ceux-ci soient finalement à même de remplir les fonctions momentanément assurées par l'expertise étrangère. Mais en réalité la coopération technique a des objectifs non déclarés qui apparaissent clairement dans le jeu de ses activités opérationnelles. Elle est surtout offerte pour rendre service à son fournisseur et par là au SMD. Elle prospecte et ouvre des marchés à ce dernier, fidélise la clientèle, veille au risque de dérapage éventuel des pays africains qui seraient tentés par des offres hors du SMD ou en son sein, mais par d'autres acteurs autrement plus outillés, et contribue enfin à la surveillance
de la marche du continent dans le sens
- cheminement
économique et politique - voulu par le SMD. La coopération technique est en réalité une armée avec ses officiers et ses hommes de troupe, avec ses stratèges de l'air, de mer et de terre, mais pour 223
des fonctions non militaires, bien que parfois en rapport avec ces dernières. C'est pourquoi elle se pérennise car ses objectifs véritables ne sont pas ceux qui sont déclarés. C'est pourquoi elle est habillée avec les apparences bénévoles et bienfaitrices. La mise en œuvre de la coopération technique Les études du PNVD et celles de l'OCDE/CAD qui datent pourtant d'il y a quelque sept ans montrent que la coopération technique fournie à l'Afrique subsaharienne s'élevait à 3,2 milliards de dollars américains il y a dix ans, soit 25% de l'aide publique au développement accordée à ces pays. Dans certains pays elle dépasse les 50% de l'aide publique. Mais même alors, ces chiffres sous-estiment le coût réel de la coopération technique dans la mesure où ils ne prennent pas en compte le coût de la coopération technique fournie par les pays et organisations non membres de l'OCDE, la coopération technique sous fonne de prêts ou celle incluse dans les projets d'investissements. Le volume global de la coopération technique (CT) a augmenté de 30 à 40% durant les années soixante-dix; il est resté plus ou moins au même niveau au cours des années quatre-vingts. Son importance relative elle, a diminué, tombant de 40% de l'aide publique au développem~nt en 1970 à quelque 24% à la fin de la décennie quatre-vingts. A cette m~me période, la CT représentait en moyenne 14% des recettes de l'Etat en Affique subsaharienne, et plus de 30% dans dix pays du continent. A la même période, le coût de la CT était égal à 14% de l'ensemble des exportations africaines, et dans dix huit pays du continent, elle dépassait 30% de la valeur de leurs exportations. Dans certains pays comme l'Ouganda ou la TanzanIe par exemple, la CT coûtait plus que le budget total des salaires du secteur public! De manière générale, l'outil le plus important utilisé pour la fourniture des services de CT est l'expert résident expatrié pour une durée dite de long tenne, c'est-à-dire dépassant un an. Cette catégorie de CT représentait en moyenne 76% de l'enveloppe globale de la CT en Afrique. La majorité de ces experts travaillait souvent dans les secteurs de l'agriculture, de l'éducation et de la santé. Les 24% restants du coût de la CT se répartissaient entre les experts consultants de courte durée, les bourses d'études accordées aux ressortissants des pays africains bénéficiaires de la CT, ainsi qu'aux séminaires de fonnation sur place ou à l'extérieur et aux voyages d'études. Le nombre de coopérants techniques varie d'un pays africain à l'autre bien sûr, mais la fourchette allait de 117 experts expatriés en Gambie à 2 290 experts au Mozambique. Un cas extrême mais significatif à l'époque est celui de la Guinée Bissau avec plus de 224
500 coopérants techniques. c'est-à-dire plus que le nombre de cadres diplômés des études supérieures qui était de l'ordre de 400 (PNUD. 1993). Les estimations du CAD situent à quelque 80000. le nombre total de coopérants techniques en Afrique au début de cette décennie. alors que les chiffres avancés par la Banque mondiale sont encore plus élevés. soit près de 100 000 experts. qui correspondraient aux cadres supérieurs africains œuvrant en Occident. Mais ces chiffres sont difficilement vérifiables. Malgré les réformes entreprises suite à la remise en cause des principes, des modalités opérationnelles. de la pertinence même et de l'efficacité de la CT. la situation n'a pas encore sensiblement changé. La CT continue à reposer essentiellement sur son instrument de base, l'expert résident expatrié. Par ailleurs une très bonne partie de ce personnel expatrié continue à assumer des tâches opérationnelles d'appui direct. Une opération conçue pour combler un déficit de court ou tout au plus de moyen terme s'est éternisée sans que les perspectives de sortie du déficit soient envisageables. Le fonctionnement de la CT comme de l'aide en général continue de créer les besoins de CT et de l'aide. D'où la remise en cause de cet instrument stratégique de l'aide au développement. L'efficacité de la coopération technique Le constat général est que la CT a rendu et rend des services appréciables lorsqu'il s'agit de faire rapidement un travail donné dans le traitement des dossiers de bureau, dans l'éducation ou la santé par exemple. Un certain travail de gestion du développement a donc pu être accompli grâce à la CT en l'absence des capacités africaines ou en soutien aux faibles capacités africaines. Il est évident qu'il y a des doutes sur le rapport coûtlbénéfice d'une telle opération qui est connue comme très coûteuse. Par ailleurs et de l'avis de tous. fournisseurs comme receveurs de la CT, cette dernière n'a pas été capable de réaliser son objectif déclaré ultime: le transfert de connaissances et de savoir-faire aux cadres africains dans le court ou moyen terme pour combler le déficit des compétences constaté au départ. Le problème du manque de compétences pour gérer le développement est resté entier, que ce soit au niveau des individus ou des institutions. Cette incapacité de la CT à atteindre son principal objectif déclaré est souvent liée dans l'analyse. à la modalité d'utilisation de l'expert résident expatrié. censé transférer son savoir-faire aux homologues africains. Ceci n'a pas fonctionné comme souhaité pour plusieurs raisons dont les principales sont expliquées ci-dessous. En effet. la CT comme instrument important de l'aide au développement a des effets négatifs dans le contexte politique. économique et social de l'Afrique d'aujourd'hui, et même contraires 225
à ses objectifs déclarés. D'abord la persistance de la CT avec des experts résidents expatriés va à l'encontre de l'objectif de voir le développement d'un pays pris en mains et approprié par ses populations et en particulier piloté et géré par ses cadres et institutions dirigeantes. C'est en mettant les cadres africains à contribution, dans le "siège du conducteur" ou du contremaître qu'ils s'approprieront progressivement du savoir et du savoir-faire plutôt qu'en les laissant dans le statut d'observateur. On n'apprend pas en observant les autres jouer ou faire, mais au contraire en jouant ou faisant comme eux ou différemment. C'est cela qui peut renforcer les qualifications et la compétence technique. Ensuite et en relation avec cela, la CT est plus dictée par l'offre que par la demande. L'offreur qu'est le pays ou l'institution donatrice se préoccupe plus de contrôle financier des déboursements de ses prêts, de la mise en œuvre de ses projets, bref de ses intérêts dans l'utilisation de la CT que des besoins réels du côté du pays africain receveur, et encore moins du renforcement de ses capacités à se passer de la coopération technique. Du côté demande aussi, la CT est généralement acceptée non pour le besoin d'expertise qu'elle permet de satisfaire ou pour la formation de compétences locales qu'on est en droit d'attendre d'elle, mais plutôt pour les avantages matériels et facilités de travail qu'elle amène avec elle. On disait au Niger, qu'on acceptait la CT parce qu'elle est "habillée," dans ce sens que la CT apporte avec elle les véhicules, les équipements de bureau, le carburant, les fournitures, etc. Elle apporte donc de l'aide bydgétaire voilée, pour faire face aux dépenses que le budget de l'Etat ne pouvait affronter, en particulier en période d'ajustement. Enfin il a été noté que la grande distance dans les salaires et conditions de travail entre les coopérants techniques et les cadres nationaux africains, est elle-même source de tensions exacerbées entre les deux groupes de cadres, contribuant par là à la démoralisation des fonctionnaires et donc naturellement à la dépendance du pays vis-à-vis de la CT. Un autre problème que soulève la CT est qu'elle passe outre le besoin d'utilisation effective et efficace des ressources humaines nationales existantes. Ces dernières sont alors perdues, gaspillées ou confinées dans des fonctions quelconques d'institutions publiques mal gérées. Celles qui le peuvent se dirigent vers le secteur privé où leur compétence est mise en valeur, ou s'expatrient dans d'autres pays. Celles qui ne le peuvent pas restent au chômage pendant que la CT a offert des emplois juteux aux experts et techniciens étrangers. La CT contribue donc à dévaloriser les compétences nationales ou même à les chasser, créant de plus en plus de vides de compétences et renforçant ainsi le besoin de sa présence, tout en contribuant partiellement à la résolution du 226
problème du chômage dans les pays donateurs de la CT. De sorte que dans bon nombre de pays, le problème réel n'est pas celui de l'absence ou de la faiblesse des compétences nationales, mais plutôt celui de leur utilisation, de leur motivation et de leur maintien dans la valorisation de leur expertise au service du développement de leur pays. Par ailleurs la CT s'occupe officiellement du transfert des qualifications et des compétences plus ou moins à la pièce, sans se préoccuper du contexte et de l'environnement dans lequel les cadres qualifiés travaillent, et qui n'est peut-être pas incitatif et stimulant pour faire éclore leur potentiel technique. Vis-à-vis des cadres nationaux, la CT apparaît ainsi comme un désaveu de leur compétence et de leur moralité professionnelle par les pouvoirs publics et par les donneurs de cette forme d'aide. Par rapport aux autorités nationales, la CT étant gérée par ses donneurs, c'est aussi une forme de méfiance à leur égard comme elles n'en contrôlent pas du tout ni le processus, ni encore moins les ressources (PNUD, 1993). Ainsi et contrairement aux idées répandues, la CT n'est plus justifiée par la soi-disant inexistence des capacités de gestion en Afrique, parce que c'est elle-même qui détruit ou décourage ces capacités là où elles existent. Par ailleurs il n'est pas toujours prouvé que les coopérants techniques avaient l'expertise voulue, ni qu'ils en avaient à la hauteur de celle des cadres nationaux non utilisés. Dans nombre de cas il est arrivé que les coopérants techniques apprennent leur travail auprès des cadres nationaux, ce qui ne fait que frustrer davantage ces derniers, contribuant ainsi à affaiblir les capacités nationales par démoralisation. Le CAD (1993) dans ses nouveaux principes en matière de coopération technique, explique la médiocrité des résultats de cette dernière par un certain nombre de facteurs. Parmi ceux-ci on peut retenir: -le manque de vision stratégique sur l'objectif de construction des capacités nationales, dû à la focalisation sur la gestion des problèmes quotidiens et les apports techniques à fournir; - la préoccupation dominante est celle du présent et non de la durabilité des résultats après la CT. Mais cette préoccupation n'était prise en compte ni par les donneurs ni encore moins par les receveurs eux-mêmes, car selon le CAD, le cadeau empoisonné de la CT s'est révélé "trop tentant pour être refusé mais trop typé pour être adapté, trop cher pour être réparé mais exactement ce qu'il fallait pour donner naissance à d'autres demandes d'aide" ; - l'environnement institutionnel, politique, économique et social approprié pour que la CT donne pleinement les résultats qui sont attendus d'elle n'a pas toujours été pris en compte dans la 227
formulation de la demande ou de l'offre de la CT ; - l'inadéquation des modalités d'acheminement de la CT, que ce soit en termes de la sous-utilisation des qualifications locales, de la préséance des objectifs de court terme sur le développement institutionnel, ou de l'échec de l'alliage expert expatrié et homologue national; - les systèmes de formation et d'éducation de la CT notamment à travers les bourses d'études ne relèvent ni d'une vision cohérente des besoins en compétences, ni d'un examen approfondi du cadre institutionnel de départ et d'accueil des qualifications formées; - la non maîtrise de la gestion de la CT par les pays africains bénéficiaires; - et plus important que toute autre explication, la logique perverse du système d'aide global lui-même. D'abord parce qu'il n'est pas évident que le donneur de la CT lui-même dispose de la capacité institutionnelle et analytique voulue "pour appréhender les problèmes de développement dans toute leur complexité, et notamment pour fournir des programmes de CT appropriés." Ensuite parce que le poids du donneur est toujours plus important que celui du receveur, et de ce fait ce sont les intérêts du donneur qui pèsent dans la balance et non les intérêts et les besoins du receveur qu'il n'arrive souvent pas à faire valoir. En troisième lieu, du fait des procédures bureaucratiques de l'acheminement de l'aide du donneur qui donnent plus de travail aux administrations africaines pour répondre aux exigences bureaucratiques des donneurs. Enfin les pressions larvées et les intérêts visés ou acquis des donneurs de la CT. "Des groupes de pression, politiques et économiques, ont parfois intérêt à ce que l'aide soit liée, ce qui implique le recours à des formes d'aide particulières en tête desquelles vient la CT." Il faut noter à ce propos que la CT est devenue en eUe-même et à l'image du système d'aide dont eUe fait partie, un système établi qui vit, fonctionne et se reproduit en tant que tel. C'est pourquoi malgré les efforts définis en matière de réformes, les procédures, les attitudes et les instruments de la CT ont peu évolué. "Dans les pays occidentaux, toute une pléiade d'organismes, d'institutions, d'instituts de recherche et de personnes sont devenus tributaires de la CT car celle-ci est indispensable à leur survie et leur assure un emploi. A cela s'ajoute la politique plus générale des pays développés pour qui la CT est un moyen de prolonger leur présence économique et culturelle en Afrique et de tenir leurs experts à la pointe des connaissances concernant l'Afrique." On estime enfin que la CT n'a pas su s'adapter aux changements intervenus en Afrique, créant ainsi un environnement différent dont eUe doit tenir compte. Parmi ces changements on peut mentionner l'existence de compétences techniques sous-utilisées ou au 228
chômage que la coopération devrait aider à valoriser, ce qui à mon avis est une opération suicidaire qu'aucune CT ne peut envisager résolument. On peut mentionner aussi les difficultés politiques et socio-économiques que connaissent nombre de pays africains, et qui contribuent à affaiblir leurs administrations, alors que paradoxalement les compétences humaines nationales existent, et que les pays n'ont pas toujours les moyens de valoriser ou de retenir. Le CAD mentionne enfin la conscience et la conviction de plus en plus grandes de part et d'autre que la solution aux problèmes de transformations structurelles en Afrique doit aller au-delà des efforts actuels des PAS, et surtout qu'elle passe par la "création des capacités et par un développement institutionnel durable." C'est donc sur cette base, en direction des effets négatifs de la CT que l'on souhaite corriger, en direction de certaines des causes de dysfonctionnement de la CT et enfin, en fonction des leçons que l'on tire de ces expériences de CT, que la réforme de cette dernière est envisagée. Les propositions de réforme de la coopération technique Les propositions de réforme ont été formulées soit par le CAD lui-même, soit par les études individuelles ou de groupes de pays ou d'institutions fournissant la CT, y compris les agences multilatérales, soit enfin par d'autres organismes indépendants. De manière générale il est préconisé un certain nombre de principes valorisant parfois des pratiques déjà en cours chez certains fournisseurs de la CT comme les agences du système des Nations Unies. Dans une étude menée sur le cas du Niger, j'avais alors préconisé pour l'efficacité de la CT, quatre principes qui sont: la fonctionnalité du cadre institutionnel pour que la CT repose sur des structures bien agencées entre elles et bien organisées par rapport à leurs fonctions, la conformité aux besoins effectifs exprimés des services assistés ou à assister, la capacité d'absorption de l'assisté, car "l'inoculation" d'une CT au-delà des capacités d'absorption humaine et financière de l'assisté ne peut que nuire à l'efficacité des programmes de CT, et enfin le principe de non pérennisation de la CT (M. Kankwenda, 1991). Si ceci peut être valable ou acceptable pour les donneurs comme les agences des Nations Unies, il est évident que certains de ces principes ne le sont pas pour nombre de donneurs bilatéraux et même certains multilatéraux. Néanmoins le CAD a fait une synthèse de ces principes comme perçus par les donneurs qu'il représente. Ces derniers consistent à : - fixer des objectifs clairs à la CT en direction de sa raison d'être ultime qui doit être la création des capacités de gestion du développement ; - s'adapter à l'environnement institutionnel existant de manière 229
souple et selon la situation concrète du pays africain concerné; - associer les bénéficiaires et obtenir leur engagement; -:appliquer à la CT le principe de la moindre intervention qui com~ plète ou valorise les capacités nationales existantes où cela est indiqué et souhaitable; - rechercher une gestion efficace de la CT par le bénéficiaire. Ces principes ont été traduits dans des recommandations et propositions pratiques de réformes: - d'abord il y a la primauté de l'approche par la demande. Il est recommandé que la CT réponde à une demande existante et exprimée comme telle. Ce qui permet de penser que les bénéficiaires vont se sentir responsables et propriétaires des interventions de la CT. Sur le plan de la conception, cela veut dire que c'est le pays africain qui définit ses besoins en CT conformément à ses priorités de développement, à l'analyse des capacités dont il dispose et à l'objectif de création des capacités qui lui sont nécessaIres à cet effet. La CT devrait dès lors non pas seulement répondre aux besoins de compétences telles que formulés par les autorités nationales du pays africain concerné, mais aussi aider le pays à disposer de la capacité de formuler et mettre en œuvre une politique conséquente dans le domaine de la CT. Cette mise en œuvre passe par la traduction de cette politique nationale en programme opérationnel de construction des capacités qui offrirait un cadre d'intervention à tous les donneurs de la CT pour construire, former ou renforcer les capacités de manière coordonnée, avec des objectifs précis et dans un horizon temporel gérable par tous et en particulier par le pays africain demandeur de la CT. Cette recommandation est sans doute belle et pertinente, mais elle obéit à une logique de maîtrise de la dynamique du développement qui n'est pas celle du SMD. C'est pourquoi ce dernier peut indéfiniment la prêcher ou l'appuyer dans le discours et les théories sans jamais effectivement la mettre en pratique comme d'ailleurs reconnu par le CAD en parlant de la distance entre les propositions théoriques de réformes et la persistance des attitudes et pratiques dites du passé. Ensuite il y a la proposition d'un autre mode de gestion de la CT qui peut être entendue dans le sens du transfert de la gestion de la CT au pays bénéficiaire et donc de renforcer sa capacité à cet effet. Certains donneurs de CT qui ne veulent pas se défaire d'une aussi importante stratégique fonction parlent de la cogestion de la CT avec les pays africains receveurs. La première approche va dans le sens de la pratique actuelle des agences des Nations Unies qui font de l'exécution nationale une modalité de plus en plus importante non pas seulement de la CT, mais aussi de l'ensemble de leurs programmes d'aide au développement. Tandis que la seconde 230
reflète plutôt la résistance des donneurs bilatéraux et autres multilatéraux encore attachés à leurs intérêts stratégiques dans la CT. Cela implique aussi la poursuite en pratique des objectifs et résultats bien ciblés, en termes de formation ou de renforcement des capacités, comme indicateurs de l'utilisation efficace de la CT et de l'exécution des programmes y afférant. Ces résultats doivent dès le départ être intégrés dans la conception et la formulation des projets où il y a une composante CT. Une autre implication est le recours aux modalités peu coûteuses des experts et conseillers de courte durée plutôt que des experts résidents expatriés de longue durée. L'autre proposition porte sur le principe de la meilleure utilisation et de la valorisation des compétences nationales. L'appropriation de la dynamique du développement et la formation des capacités durables de pilotage et de gestion du développement passent par l'utilisa~ion valorisante des compétences du pays receveur de la CT. A cet effet, nombre de donneurs avaient déjà mis en place un système d'incitations pour certaines catégories de cadres, soit directement utilisés dans la mise en œuvre des projets et programmes de développement financés par ces donneurs, soit dans le cadre général de recherche d'un environnement institutionnel stimulant pour la mise en œuvre des politiques de réformes dans lesquels lesdits projets et programmes s'insèrent. Ces pratiques sont sérieusement critiquées par nombre d'analystes pour leurs effets destructeurs des capacités des administrations et institutions africaines (PNUD et UNICEF, 1995). En vue de réduire les effets négatifs de ces pratiques, les recommandations de réformes actuelles suggèrent dans ce cadre que les fonds d'incitation et autres compléments de salaires ou avantages en nature donnés par les bailleurs de fonds soient gérés par le pays receveur. Des variantes à cette formule sont diverses, mais l'idée générale, non encore acceptée par les donneurs est de transformer ces fonds et les ressources de la CT elles-mêmes en aide budgétaire aux pays africains, pour renforcer l'utilisation, la valorisation et le maintien de l'expertise nationale et donc renforcer les capacités du pays. Cela peut se faire suivant un horizon temporel à convenir et avec des modalités de sortie de ce schéma en rapport avec les progrès économiques et sociaux réalisés de manière générale, et dans la construction des capacités en particulier. Mais les donneurs de l'aide sont peu réceptifs à une telle proposition, arguant qu'il appartient aux pays africains de prendre en charge leur personnel, alors qu'ils font de l'aide budgétaire quand il s'agit de la mise en œuvre des programmes d'ajustement. Le fond du problème est sans doute ailleurs, vu le caractère stratégique de la composante CT dans l'aide au 231
développement. Par ailleurs, on notera que les propositions de réformes de la CT qui sont avancées ici concernent essentiellement la gestion de cette dernière, et non pas du tout sa remise en cause en termes de principe et pertinence. C'est dire que les propositions de réforme qui prennent l'allure osée de remettre en cause le principe de la CT, ou de donner l'autonomie voulue aux pays receveurs, de se doter d'une politique ou d'un programme dont l'objectif ultime pourrait conduire à la sortie du système de CT a peu de chances de voir le jour de manière durable. C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre les préoccupations des réformes principalement orientées vers les modalités de gestion de la CT. C'est dans ce cadre aussi qu'il faut comprendre les difficultés "politiques" de l'initiative du PNUD avec les exercices NaTCAP (National Capacity Analysis and Programming). Ces derniers consistent à appuyer les pays africains ou en développement en général à maîtriser la gestion de la CT. La méthodologie préconisée comprend la mise en place de bases de données fiables sur les apports de CT, la formulation d'une politique nationale dans ce domaine, et la traduction de cette dernière dans un programme ou des programmes prioritaires de CT s'inscrivant dans des stratégies macro-économiques et sectorielles appropriées. Il est entendu que tout cela doit être piloté et géré dans un cadre institutionnel défini et surtout coordonné. Bien que la troisième étape de la méthodologie ait semblé lourde pour certains pays - ce qui n'était pas le cas pour d'autres cependant -, et bien que les avantages des NaTCAP avaient été reconnus par l'ensemble des bailleurs de fonds, leur objectif ultime n'était pas conforme à la stratégie de CT de ces derniers. Le soutien et l'appréciation théorique ne se sont pas traduits en actes. Bien au contraire les faiblesses de l'exercice dans la phase pilote dans certains pays ont été exploitées par certains donneurs importants pour combattre la promotion des exercices NaTCAP. Les seules propositions de réformes qui ont les chances de réalisation et ce à un rythme lent, sont celles qui se limitent à ménager les intérêts des uns et des autres et en particulier des donneurs dans la gestion de la CT. Cette limitation de départ est importante pour comprendre la suite dans la mise en œuvre des réformes. Cependant, les leçons de l'expérience et les propositions ont mis à l'avant plan une préoccupation nouvelle comme objectif principal de la CT et où malheureusement cette dernière n'a pas réussi durant les trois précédentes décennies du développement: la création des capacités individuelles et institutionnelles en Afrique, analysée comme facteur stratégique important pour que le continent réalise des progrès économiques et sociaux et maîtrise le processus de son 232
développement. Il faut maintenant voir de quoi il s'agit dans ce nouveau concept devenu une grande préoccupation des donneurs comme des receveurs d'aide en Afrique, en particulier depuis le début de cette décennie. Il en sera de même de la CT comme instrument ou mécanisme ancien appelé à remplir un nouveau rôle à cet effet.
2. L'approche du SMD dans la "construction" capacités en Afrique
des
Contexte historique et notion La préoccupation semble avoir émergé au début de cette décennie. Le contexte est celui de la mise en œuvre des politiques de réformes économiques en Afrique. Ces politiques commencées au cours de la troisième décennie du développement de l'Afrique sont en application dans près de trois quart des pays africains au sud du Sahara. Les résultats sont mitigés pour ne pas dire négatifs et décevants pour les pays receveurs de l'aide à l'ajustement. Les critiques de ces programmes fusent de partout, y compris par les institutions multilatérales des Nations Unies comme l'UNICEF ou la CEA. Des études de certaines agences bilatérales de coopération au développement arrivent aux mêmes conclusions critiques. Les pays receveurs eux-mêmes ont des difficultés internes à faire avaler ce qu'on a appelé la pilule amère des politiques de réformes. Les organisations syndicales nationales ou internationales s'en prennent aussi à ces politiques. Le SMD convaincu de la nécessité de ces politiques pour son projet à lui - mise au pas et attelage forcé de l'Afrique au processus de mondialisation - n'arrive pas à avoir le courage de reconnaître la nature perverse de ces politiques en termes de développement humain durable. Les échecs ou résultats mitigés sont dus aux hésitations et aux manquements dans la discipline de mise en œuvre de ces politiques par les gouvernements africains. Mais en même temps le SMD cuisine une autre solution à la mise en œuvre de ces politiques de réformes. Dans une première tentative concoctée vers la fin de la troisième décennie, il s'agit de maintenir les réformes sinon de les continuer vigoureusement, mais de promouvoir en plus des actions de réduction des effets négatifs de ces politiques. Les programmes dits de dimensions sociales de l'ajustement ont été formulés et lancés dans nombre de pays africains. Ils ont dû être finalement abandonnés après avoir consommé énormément de ressources dans des enquêtes bidons qui ne contribuaient absolument pas à la connaissance des problèmes sociaux engendrés par les PAS, ni encore moins à résoudre ces problèmes. Au contraire les gouvernements qui les appliquaient 233
sans trop de remords sur les conditions sociales médiocres auxquelles leurs populations étaient soumises recevaient les fleurs du SMD et étaient cités en exemple. Au besoin les données chiffrées pouvaient être tordues pour que leur soi-disant bonne performance soit citée en exemple. Mais malgré cela, ces gouvernements avaient des problèmes socio-politiques internes avec leurs populations soumises aux PAS. Et les oppositions internes comme les mouvements de la Société civile exploitaient cette situation pour dénoncer ces politiques certes, mais aussi les gouvernements qui les appliquaient et les bailleurs de fonds qui les finançaient et parmi eux le FMI et la Banque mondiale. Le deuxième élément de la stratégie du SMD fut donc non pas de revoir la nature et le contenu de ces politiques de réformes ou même les séquences de leur mise en œuvre, mais plutôt de s'assurer que ces politiques sont acceptées par les autres composantes de la société et notamment par les cadres gouvernementaux. L'idée de base est que si ces différentes forces techniques et sociales sont impliquées dans la formulation de ces politiques, elles les internaliseraient et ne feraient pas de résistance à leur mise en œuvre. Bien au contraire elles en seraient les acteurs, à la grande satisfaction et du SMD et aussi de leurs gouvernements qui auraient ainsi moins de problèmes de contestation interne (Banque mondiale, 1994). Le raisonnement pour le SMD est simple: si les pays africains n'appliquent pas des politiques qui sont préconisées comme voie de salut, c'est parce qu'ils ne connaissent pas ces politiques et ne savent pas comment les formuler ou les mettre en œuvre, c'est-à-dire parce qu'ils n'ont pas les capacités nécessaires pour cela. Mais ce raisonnement est présenté différemment: les politiques de développement suivies jusque-là en Afrique ont conduit à la crise économique et sociale actuelle, parce que mal conçues et mal exécutées. L'application des nouvelles politiques de gestion de crise plutôt que de sortie et encore moins de développement demande des capacités que l'Afrique n'a pas. Dans les deux cas le SMD se fait le devoir d'aider l'Afrique à avoir ces capacités. La question de l'existence ou non des capacités ne se posait pas jusque-là dans le chef du SMD. Elle est apparue avec la résistance et la lenteur dans l'application des politiques de réformes, et donc avec la lenteur de la vente des projets qui y sont liés, et bien sûr avec aussi la crise de la dette africaine. En même temps cela permettait de disculper le SMD dans la mauvaise performance économique du continent. Il a tout fait pour aider l'Afrique à s'en sortir et a même des ressources qui chôment, mais l'Afrique n'a pas de capacités pour mener les bonnes politiques de réformes. C'est là 234
un autre chantier qui s'ouvre pour le SMD dans son arsenal stratégique. Dans une allocution faite en mai 1993 et restée célèbre à cet effet, le vice président de la Banque mondiale pour la région Afrique donne Ie point de vue de son institution (E. Jaycox, 1993). Selon la Banque, l'absence des capacités en Afrique explique non pas seulement la mauvaise gestion des économies africaines, mais aussi l'incapacité de ces pays à savoir répondre adéquatement aux données de l'évolution de l'économie mondiale en ce qu'elle a d'impact sur l'Afrique. En d'autres termes, c'est ce que les politiques de réformes proposent à ces pays. En outre le groupe de la Banque qui prête généralement quelque quatre milliards de dollars à l'Afrique, disposait à cette date-là de plus de quatorze milliards attendant hypothétiquement leur déboursement. Et la Banque conclut que cela est dû au problème de capacités qui manquent au continent. Dorénavant il faut donc faire les opérations en Afrique en intégrant cette préoccupation, car en réalité cela veut dire que les affaires ne marchent plus en Afrique et cela dérange les opérations de mise en œuvre de la stratégie du SMD. Mais si les pays receveurs de l'aide en Afrique sont à blâmer de ce manque des capacités qui permettraient au SMD de faire de bonnes affaires en Afrique, les pays donateurs aussi reçoivent leur part de responsabilité dans l'analyse de la Banque. Tout en reconnaissant avec courage - ce que j'apprécie - que la Banque n'est pas un donateur, mais plutôt un prêteur, la Banque estime que le reproche fait aux autres donateurs lui est attribuable aussi. C'est que l'essentiel de la CT apportée par les donneurs est imposé et ne correspond pas à une demande interne, sauf de la part des donateurs eux-mêmes. Et cela sans effet positif sur la création des capacités, mais contribuant plutôt à leur affaiblissement. C'est tout cela que la Banque veut changer. M. Jaycox reconnaît que cela est devenu embarrassant pour la Banque à différents points de vue: quatorze milliards non déboursés, critiques sur l'approche des IBW comme imposant des politiques de l'extérieur pour appuyer une maigre minorité, situations économiques et sociales difficiles sur le terrain, économies gérées de Washington par le Fonds ou la Banque, etc. Et c'est cela qui doit changer. Le premier domaine de changement est celui de l'utilisation des capacités locales. La Banque reconnaît qu'elle ne va plus dire aux dirigeants africains: "faites ceci ou appliquez ces poJitiques et vous aurez notre argent" comme elle le faisait ou le fait. A partir du moment où elle s'est rendue compte de cette situation embarrassante, elle va recommander aux pays africains d'utiliser la capacité nationale, parce qu'elle existe dans les universités, dans le 235
secteur privé, ailleurs dans d'autres pays ou organisations. Il leur appartient de les mettre au travail et au service de leurs économies et la Banque prêtera l'argent pour une telle facture, et ne veut plus en aucun cas continuer à faire le travail de formuler les politiques ou suivre leur mise en œuvre au nom et en lieu et place des pays africains. La Banque reconnaît qu'elle dépense annuellement et au-delà de son budget administratif une somme de vingt millions de dollars pour les études et rapports sur la situation économique des pays africains. Or ce travail peut être fait par des cadres et consultants africains et au moindre coût. La meilleure façon de valoriser cette expertise est donc d'utiliser une partie de cet argent pour faire faire ces rapports économiques sur les pays africains par les experts africains eux-mêmes. Enfin la Banque estime qu'elle devrait en finir avec la pratique d'experts expatriés résidents et unités de gestion des projets au niveau national. Sans s'y référer, il est cependant clair que la formule d'exécution nationale des agences des Nations Unies devrait être d'application. Les ministères doivent utiliser leurs capacités pour gérer ces projets. En réalité la Banque comme le SMD dans son ensemble n'est pas prête à se passer complètement de la CT de long terme. Ce qu'elle souhaite c'est que cette CT aide non plus seulement à appuyer le pays africain emprunteur à mieux respecter les conditionnalités, mais qu'elle contribue aussi à aider ce dernier à former sa capacité de gérer effectivement le projet et la CT elle-même. Il y a donc une ambiguïté dans le contexte de départ du concept de construction ou de formation des capacités. D'une part il est affirmé que l'Afrique n'a pas de capacités, et de l'autre les mesures annoncées tendent à pousser à l'utilisation des capacités nationales. Ce qui est une reconnaissance de leur existence. Par ailleurs les capacités dont on parle et se préoccupe sont celles d'appropriation des politiques de réformes dans leurs diverses générations, c'est-àdire les capacités de formuler et mettre en œuvre des politiques qui vont dans le sens de la stratégie du SMD. Seules ces dernières peuvent être approuvées et financées par lui, et donc déclarées comme bonnes politiques économiques. La capacité d'élaborer d'autres politiques surtout si ces dernières tendent à sortir l'Afrique des auspices du SMD, ou de lui donner une certaine marge d'autonomie par rapport au SMD, n'est pas la capacité dont il est question ici. Elle est considérée comme ne menant pas à la voie du salut tel que prêché par le SMD. C'est pourquoi on se préoccupe beaucoup dans le dialogue des politiques, dans l'élaboration des stratégies des pays comme dans la conduite des opérations d'ajustement, de constituer pour le SMD 236
une base sociale à ces politiques et programmes, de renforcer les groupes institutionnels, économiques ou sociaux qui appuient les politiques de réformes (Banque mondiale, 1994). Dans cette perspective, on cherche à créer un partenariat avec la partie nationale dans l'élaboration de ces politiques et programmes. Il est recommandé par exemple que les documents de stratégie d'intervention de la Banque soient préparés en collaboration avec la partie nationale, et que les premières moutures des documents de cadre politique ou des programmes d'ajustement soient préparées par la partie nationale, quitte à recevoir les ajustements ultérieurs et le quitus de la Banque, au nom du SMD et avant leur mise en œuvre. Au moins le pays se reconnaîtra dans ces politiques et programmes pour y avoir participé. Le SMD élargit ainsi le cercle de ses agents et courtiers en les installant dans les rouages du pouvoir économique et politique. La notion de création des capacités suivant cette approche du SMD se réfère donc essentiellement à la capacité technique des services et institutions de l'Etat et des individus dans leur sein, de formuler et mettre en œuvre les politiques de réforme, présentée comme la capacité de gestion de l'économie dans une perspective principalement macroéconomique et secondairement sectorielle. En réalité la capacité dont il s'agit est aussi celle des gestionnaires et services nationaux de faire l'exécution et le suivi des programmes de réformes, en atteignant rapidement des objectifs de court terme comme conditions de déboursements ultérieurs des aides ou des prêts au développement. Cette perception un peu limitée de la formation des capacités reste dominante bien que pas toujours partagée par d'autres intervenants. Dans un développement ultérieur au sein de la même institution, les idées ont évolué et élargi le concept. La capacité est comprise comme l'ensembles "des peuples, institutions et pratiques qui rendent les pays à même d'atteindre leurs objectifs de développement." Cet élargissement de la perspective du concept est dû principalement à l'implication d'Africams dans le nouvel exercice de re-conceptualisation: gouverneurs africains de la Banque, ministres et autres experts qui ont participé au processus. La création des capacités devient alors l'investissement dans le capital humain, les institutions et les pratiques. C'est le sens de la nouvelle initiative lancée dernièrement par la Banque et appelée "partenariat pour la construction des capacités en Afrique" (Banque mondiale, 1994). Le PNUD quant à lui, synthétisant l'évolution des idées et tirant les leçons de diverses expériences dans ce domaine, y compris la sienne - le PNUD est le plus grand organisme multilatéral de fourniture des services de CT -, a lancé depuis quelques années le 237
concept de développement des capacités sur lequel je reviendrai plus loin. Mais je m'en tiendrai dans cette section à la conception dominante de la formation des capacités telle que mise en œuvre par le SMD. Acteurs et instruments de la "construction" des capacités en Afrique Que la notion s'applique exclusivement à la gestion macroéconomique ou de l'économie en général, ou qu'elle s'applique au champ plus large des capacités de piloter et gérer le développement humain durable, la création et le renforcement des capacités impliquent l'action des diverses catégories d'intervenants dans chacun de ces champs, bien qu'à des l}iveaux différents. Au niveau interne il y a d'abord l'Etat, qui doit être compris à la fois comme acteur ou sujet que comme objet de la formation des capacités. Bien que le SMp le perçoive plutôt comme objet, je pense pour ma part que l'Etat est essentiellement sujet car il lui appartient de définir la voie du développement et les politiques d'acquisition des capacités nécessaires à cet effet. Un tel rôle est éminemment politique et ne peut être laissé à, ou être co-exercé avec la CT du SMD. Cepenqant, à ce niveau déjà, la participation des partenaires internes de l'Etat est importante. Ce sont le secteur privé et la société civile. Leur rôle à ce niveau politique s'analyse en termes de maîtrise de la dynamique du développement national par leurs diverses composantes, de leur adhésion aux stratégies définies et de l~ur implication active dans la mise en œuvre de ces stratégies. Un Etat "capable" est celui qui est à même de remplir ses fonctions de souveraineté en matière de développement de manière efficace, efficiente et équitable dans la conception, la mise en œuvre et le suivi des stratégies, politiques et programmes de développement. Il doit se doter de cette capacité et créer le cadre qui permette à ses partenaires nationaux de s'en doter et les appuyer dans ce sens. , Au niveau technique cependant, l'Etat, comme ces deux dernières catégories d'acteurs, sont aussi bien sujets qu'objets de la construction des capacités. Sujets en tant que détenteurs d'un savoir et d'un savoir-faire qui existent et qu'il faut utiliser ou valoriser. Objets en tant que nécessiteux d'une amélioration ou d'acquisition d'un savoir-faire nouveau requis pour l'exécution des tâches nouvelles dans le processus de maîtrise. et de gestion du développement aux niveaux et dans les sphères d'action qui sont les leurs. À côté de ces trois catégories d'acteurs, il y a aussi les partenaires extérieurs de développement, qu'il s'agisse des agences publiques d'aide, des entreprises privées ou des ONG et autres 238
organisations de la société civile internationale. Leur rôle devrait apparaître plutôt au stade de mise en œuvre des politiques et programmes de formation ou de renforcement des capacités tels que définis par la partie nationale. Cette perception du rôle des partenaires extérieurs est relativement acceptable par les agences du système des Nations Unies ou les ONG et autres acteurs de la société civile internationale, car les acteurs du secteur privé extérieur se réfèrent essentiellement aux capacités requises pour le développement de leurs affaires. Malheureusement cette conception du rôle des partenaires au développement dans la formation des capacités n'est pas celle que partagent le SMD et ses grands acteurs. D'abord parce qu'ils ont la prétention d'être les détenteurs des capacités qui manquent à l'Afrique et du modèle de développement qu'ils veulent que l'Afrique suive, comme si malgré l'évidence, les économies et les sociétés occidentales ne connaissaient pas des crises, comme si les entreprises occidentales ne connaissaient pas des faillites. Ensuite et en tant que financiers de ces politiques et programmes, ils utilisent souvent l'occasion de leur implication dans la mise en œuvre de ces programmes et politiques pour exiger leur reformulation, et participer ainsi à la définition des stratégies de développement pour mieux les influencer dans le sens qu'ils veulent bien financer. De manière générale, les acteurs étrangers sont perçus uniquement comme sujets de construction des capacités car ce sont eux qui vont former les nationaux et assurer le transfert du savoir et du savoir faire. Je pense qu'il s'agit là d'une autre erreur du SMD, car même si les voies et stratégies du développement sont calquées sur le modèle occidental, et les programmes de formation des capacités élaborés suivant le même modèle, leur mise en œuvre demande que les Occidentaux eux-mêmes développent aussi la capacité d'appréhender les problèmes complexes de développement dans le cadre africain, et dans le contexte mondial actuel, et celle de transférer un quelconque savoir-faire de développement si tant est qu'ils l'ont. C'est pourquoi je pense que le SMD est dans ce cas aussi objet de formation des capacités. Il ne peut prétendre en être uniquement le détenteur ou le dépositaire. Ceci est d'autant plus vrai que la formation ou le renforcement des capacités ne peut se réaliser de manière efficace qu'en prenant en compte les normes sociales, les valeurs et attitudes propres au contexte spécifique des institutions et des pays considérés. Dans une autre perspective, les acteurs dans chacune des catégories comprennent les individus certes, mais aussi les institutions qui interviennent ou sont concernés par la problématique de construction des capacités de pilotage et de 239
gestion du développement. Le premier instrument de construction des capacités est ainsi l'éducation et la formation en matière de gestion économique ou du développement en général. Les universités occidentales et les centres de formation ou de recherche du SMD sont considérés comme des lieux appropriés pour faire acquérir les capacités qui manquent aux Africains. Ceci se fait à travers les programmes classiques de formation de ces universités et centres, ou plutôt des programmes spéciaux de gestion économique spécifiquement conçus pour les Africains, généralement au niveau maîtrise. De même des actions d'appui ciblées sur certaines universités et centres en Afrique ont été menées ou le sont encore dans cette perspective. Ces actions ont été appuyées par des programmes de bourses aux cadres africains envoyés ou admis dans l'enseignement supérieur nord américain ou européen, mais aussi dans de nouveaux réseaux africains mis en place à cet effet comme le Programme de Troisième Cycle Interuniversitaire (PTC!) pour les pays francophones ou le programme du Consortium Africain de Recherche Economique (AERe) pour les pays anglophones. C'est dans ce cadre que les cadres africains ont suivi des séminaires conçus à leur intention dans les instituts et centres de formation aussi bien des membres du SMD comme l'Institut de Développement Économique de la Banque mondiale ou d'autres ailleurs en Occident, que dans des ateliers et séminaires spécifiques conduits par d'autres acteurs. Dans cette perspective, le SMD ayant montré qu'il avait des moyens financiers pour vendre et faire accepter sa stratégie dans ce domaine, les centres et institutions privés se sont vite annoncés ici et là en Occident comme pourvoyeurs du savoir et du savoir faire en matière de gestion du développement en Afrique. Les courtiers du développement au service du SMD éclosent et poussent comme des champignons aussi rapidement que toute nouvelle initiative du SMD est à la mode. Le commerce du développement et de ses outils sera toujours fructueux pour tous sauf pour l'Afrique eIIemême. Le deuxième instrument est bien sûr la CT. Elle est censée devoir être réorientée pour qu'elle atteigne cet objectif de création des capacités qui est devenu sa raison d'être ultime. Les réformes annoncées ci-dessus visent à rendre cet instrument performant dans la construction des capacités de gestion du développement en Afrique. Il est aussi attendu que la CT sera à même d'assumer des fonctions de formation sur le tas ou en cours d'emploi et donc de transfert du savoir-faire aux homologues africains, si tant est que les autres mesures d'incitation et de motivation de ces cadres sont réalisées et leurs compétences mises à contribution et utilisées 240
effectivement. Mais comme déjà indiqué, ces réformes sont limitées à la sphère de la gestion de la CT. Et même dans ces limites, il n'est pas garanti que les mesures d'accompagnement nécessaires qui doivent être appliquées aussi bien par les pays et institutions qui donnent la CT que les pays africains qui la reçoivent seront effectivement mises en œuvre. Par ailleurs la formation des capacités par la CT semble être pour cette dernière une opération suicide qui a peu de chances d'aboutir pleinement. Le troisième instrument est celui de l'échange des experts et ou de jumelage entre les institutions africaines et celles de l'Occident. Cet instrument est sans doute porteur d'un potentiel réel de transfert de connaissances et de savoir-faire. Il reflète un partenariat entre institutions sur base de l'évaluation de leurs besoins respectifs en formation ou renforcement des capacités. Mais encore faut-il que ces besoins se situent eux-mêmes dans le cadre des besoins en capacités exprimés au niveau des institutions et des programmes nationaux de construction des capacités. Dans ce cas il est permis d'espérer que les compétences une fois acquises dans cet échange ou ce jumelage seront effectivement utilisées et valorisées. C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut également considérer les voyages d'études et stages dans des services techniques extérieurs auprès des institutions qui remplissent les mêmes fonctions dans des contextes de développement semblables. C'est là que la Coopération technique Sud-Sud semble être probablement l'un des meilleurs instruments de construction des capacités nationales de pilotage et de gestion du développement. Le quatrième instrument est la Fondation pour le développement des capacités en Afrique (ACBF), cet instrument spécifique mis en place par le SMD sous l'impulsion de la Banque mondiale. Produit d'une initiative du même nom qui se voulait être africaine, la fondation a pour but de concrétiser les objectifs de l'initiative qui consistent à construire/former une masse critique significative de professionnels africains spécialistes en analyses des politiques macroéconomiques et en gestion économique, et qui seront à même de mieux gérer le processus de développement et d'utiliser efficacement les capacités d'analyse et de gestion économiques existantes. L'horizon temporel pour atteindre ces objectifs est fixé à une fourchette allant de dix à vingt ans, au bout duquel l'Afrique est supposée avoir résolu le problème de manque de capacités, en particulier dans le domaine de gestion macroéconomique. Outre le financement des autres instruments nationaux ou régionaux de construction des capacités existant en Afrique, et en particulier les centres de formation et les bourses d'études dans ces centres, la Fondation contribue à la mise en place d'autres centres et instruments, et initie aussi des programmes appropriés de 241
formation en cours d'emploi. C'est ainsi que la Fondation finance partout où elle est sollicitée, la mise en place des unités d'analyse des politiques économiques, destinées principalement à l'internalisation des programmes de réformes économiques. Ces unités sont censées appuyer les gouvernements africains dans la formulation et la mise en œuvre des réformes préconisées par le SMD (Banque mondiale, 1994). C'est dire que dans le sillage des instruments existants, naissent et se développent d'autres instruments de proximité pour veiller à la mise au pas des pays africains dans leur marche surveillée vers l'intégration au processus de mondialisation. Par ailleurs, et ceci expliquant cela, la Fondation estime que ces unités d'analyse des politiques économiques doivent être placées dans des structures ou institutions stratégIques pour qu'elles puissent influencer les décisions sur les politiques économiques et leurs mises en œuvre. Mais tout en gardant une certaine autonomie de pensée, ces liçux stratégiques sont généralement les cabinets des chefs d'Etat africains ou des premiers ministres. La mesure de succès ou l'indicateur d'efficacité serait le fait que "les gouvernements africains arrivent à formuler seuls leurs programmes économiques et que ceux-ci soient acceptés ou approuvés" (ACBF, 1995), sans doute par les institutions de Bretton Woods ou le SMD en général. Ce qui montre encore une fois qu'il s'agit de faire en sorte d'intérioriser les réformes économiques. Pourtant la viabilité et la pérennité de ce genre d'instruments sont douteuses et ceci est perceptible dès leur conception. Ils ne répondent pas à une demande réelle des structures politiques ou techniques en place; ils sont le produit d'une offre intéressée et d'un marketing qui ne trouve d'écho que parce qu'ils apportent des facilités de travail. Leur survie après l'appui des donateurs est donc plus qu'improbable. Il est utile de noter ici que les fonctions que l'on assigne aujourd'hui à ces unités ne sont autres que celles autrefois exercées par les ministères du plan des premières décennies du développement en Afrique. Ces ministères remplissaient ces fonctions dans une perspective plus large qui ne se limitait pas. à la gestion macroéconomique, mais plutôt au pilotage et à la gestion du développement. Bien que leur performance n'était pas que positive, ces ministères constituaient de toutes façons des institutions d'affirmation et de maîtrise de la dynamique du développement par les pays africains. Le SMD a combattu leur existence en période de guerre froide comme ayant des germes idéologiques du communisme. Aujourd'hui, il n'existe pratiquement plus de ministres du plan en Afrique, ou s'ils existent même simplement de nom, ils ne remplissent plus la fonction essentielle de planification, ni de gestion du développement. Le SMD voulant limiter les 242
gouvernements africains à la sphère de gestion économique, a préféré confier ces fonctions aux ministères des finances que les IBW contrôlent mieux. C'est pourquoi la recherche des équilibres macro financiers est devenue le centre des préoccupations au détriment même du concept de développement. La gestion économique elle-même est réduite à la gestion des politiques financières, fiscales, de change, budgétaires ou commerciales, et à la libéralisation et la privatisation. Le développement a disparu sur la route quelque part. Le cinquième instrument est la création des centres dits d'excellence soit de manière autonome, soit au sein des institutions d'enseignement et de recherche existants. C'est ainsi qu'une ancienne idée reprise récemment dans le partenariat pour la construction des capacités en Afrique a pu être concrétIsée. Le principe à la base est qu'il faut diminuer le recours aux centres de formation situés très loin de l'Afrique comme celui de la Banque mondiale elle-même parce que cela est coûteux. Il faut donc rapprocher ces centres des bénéficiaires de leurs services. C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre la récente création d'un centre dit d'excellence, pour former les analystes économiques et les gestionnaires de l'économie, qui sera bientôt ouvert à Abidjan en Côte d'Ivoire pour toute l'Afrique de l'Ouest. Encore une fois il s'agit non pas d'un partenariat, mais d'une institution du SMD dans sa politique de proximité dans la surveillance des politiques économiques en Afrique. Il est d'ailleurs permis de douter de la pérennité de telles institutions car il est quasi certain que les pays africains qui seront sollicités d'y envoyer les cadres n'ont pas les moyens ni de financer la formation de ces cadres dans l'institution, ni encore moins de financer le fonctionnement du centre lui-même. Il est à prévoir que la Banque mondiale cherchera à élargir le financement du centre et de ses programmes de formation à d'autres membres du SMD, puisqu'après tout l'institution leur rend service à eux tous. À moins de faire financer partiellement le centre dans les phases ultérieures sur les prêts accordés aux pays africains qui y envoient leurs cadres en formation. Dernier né de la série des instruments proposés par les concepteurs du partenariat, les secrétariats nationaux à établir dans chaque pays pour s'occuper de l'ensemble des tâches de construction des capacités: vision, stratégies, priorités, programmes d'action, etc. Ces secrétariats seront eux-mêmes coiffés ou supervisés au niveau international par un Groupe Consultatif pour la construction des capacités en Afrique, composé des membres du SMD donc multi-donateurs, et présidé par le Président de la Banque mondiale qui sera assisté en cela par un secrétariat approprié à créer au sein de la Banque. Bien que présenté 243
officiellement par la Banque comme initiative de ses gouverneurs africains, le projet est en réalité une composante de la stratégie du SMD conduite par la Banque dans son rôle de grand marabout du système. Outre les réunions de vente de l'initiative et campagnes auprès des ministres africains des finances devenus responsables en Afrique de la construction des capacités de gestion du développement, le Président de la Banque a personnellement organisé en 1997 deux réunions de haut niveau respectivemel)t à Kampala en Ouganda et à Dakar au Sénégal, avec les Chefs d'Etat africains pour vendre l'idée et la faire légitimer comme demande venue de l'Afrique. Dans ce même cadre, il est proposé un autre instrument, la mise en place d'un Fonds fiduciaire pour la création des capacités en Afrique que la Banque mondiale est sollicitée de financer au départ pour inciter d'autres partenaires de l'Afrique à y contribuer. Le fonds est appelé à financer gratuitement des activités sélectionnées de création des capacités qui ne seraient pas autrement financées sinon avec lenteur par d'autres sources. Pourtant, tout ceci va à l'encontre du besoin de consolidation de la Fondation africaine pour le renforcement des capacités qui existe déjà, et qui ne serait que diminuée du fait d'une telle doublure. Mais beaucoup plus important que cela, la valeur ajoutée du partenariat est très discutable. Les initiatives en matière de formation ou de renforcement des capacités en Afrique sont nombreuses. Le besoin aujourd'hui est de renforcer la cohésion et la synergie entre les différentes initiatives plutôt que d'en lancer de nouvelles, contrairement à ce que le SMD lui-même avec la Banque en tête prône aux pays africains en matière de création des institutions. La pertinence des nouveaux instruments n'est donc pas prouvée. Mais la multiplication des instruments et mécanismes opérationnels sur la formation des capacités de gestion économique montre à quel point ce problème préoccupe le SMD. Il est évident que ce n'est pas pour les beaux yeux de l'Afrique ni encore moins pour son développement que le SMD déploie tous ces efforts. Ces derniers ne peuvent s'expliquer que par l'intérêt bien pensé du SMD en Afrique. Le continent continuera donc longtemps encore à gérer des initiatives cuisinées ailleurs, et qui lui sont vendues soi-disant par ses partenaires au développement, mais le divertissant réellement de la prise en mains de ses responsabilités en matière de développement humain durable. Dimensions et domaines prioritaires Quel que soit le domaine dans lequel on veut construire la capacité de gestion du développement, il s'agit de rendre les acteurs à même de mener à bien les fonctions essentielles qui leur
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permettent d'atteindre les objectifs de développement qui sont visés. Or ces fonctions sont généralement assumées non pas seulement par des individus, mais aussi par des institutions ou structures et leurs démembrements, opérant en interaction au sein de la machine étatique, mais ayant aussi des rapports de collaboration avec d,es institutions pri,;ées ou de la société civile, donc en dehors de l'Etat. C'est pourquoI on parle alors de complexe institutionnel qui fonctionne dans un environnement spécifique, avec ses facteurs de réussite et ses contraintes. Ainsi en plus des acteurs déjà analysés ci-dessus, la formation des capacités pour la gestion du développement couvre différentes dimensions impliquées dans l'exécution de la fonction considérée, ou dans le domaine de la capacité recherchée. Ces dimensions sont les suivantes: - il y a d'abord la dimension nationale de la problématique de formation des capacités. C~tte dimension se réfère à la fois à la nécessité d'aller au-delà de l'Etat et d'élargir la préoccupation aux autres partenaires du secteur privé et de la société civile, et aussi à la nécessité de l'appropriation nationale du processus de construction des capacités; - en second lieu, il y a la dimension liée aux mécanismes fonctionnels ou à l'interaction entre structures et institutions impliquées dans l'exécution d'une fonction ou un complexe de fonctions. En effet l'efficacité de la construction des capacités pour mener à bien un certain nombre de fonctions ne dépend pas que de la localisation de structures "capables," mais aussi du mode d'interaction, des méthodes de travail ou des mécanismes fonctionnels entre ces institutions et structures, jouant des rôles différents mais en complémentarité, pour que le complexe institutionnel soit efficace dans la réalisation des fonctions qui lui sont attribuées; - une dimension institutionnelle qui rende les structures et institutions concernées à même de remplir leurs fonctions efficacement de par leur mode de fonctionnement interne et leurs méthodes de travail ; - une dimension individuelle liée à la capacité des ressources humaines appelées à réaliser ou exercer des tâches précises dans l'exécution des fonctions confiées à leurs institutions ou structures; - enfin une dimension environnementale dans le sens du contexte social et institutionnel dans lequel le complexe institutionnel fonctionne ou va fonctionner pour remplir les fonctions de gestion du développement. Cette dimension doit être prise en compte dès le départ du processus de construction des capacités, car il en assure non pas seulement l'efficacité, mais aussi la pérennité. Mais toutes ces dimensions ne sont valables dans tous les domaines de formation des capacités que comme arsenal technique 245
dans ce processus. Il existe sans doute une dimension plus large celle-là, qui est la dimension politique. Elle concerne la définition, en conformité avec le projet de société que l'on veut construire ou la voie du développement tracée, la définition d'une vision des compétences requises, et la politique de leur acquisition qui tracent alors la voie aux programmes de construction des capacités nationales non pas seulement de gestion, mais aussi et avant tout, de pilotage du développement. Cette dimension comprend aussi la définition des priorités de formation des capacités, y compris celle de définir et gérer le mode de changement dans le processus du développement. Pour les tenants de la vision du SMD, la formation des capacités est envisagée pour le domaine de la gestion économique essentiellement dans son sens techniciste restreint. Elle est d'ailleurs principalement axée sur l'État et ses institutions. La gestion de l'économie dans ce sens est entendue comme devant remplir quatre fonctions principales: (i) la collecte, le stockage, la diffusion et l'analyse des informations, (ii) la formulation des stratégies, des politiques et des programmes économiques ainsi que des mesures de mise en œuvre y afférant. Cette fonction comprend les exercices de prospective de long terme, de planification stratégique de moyen terme - exercices dont le SMD ne veut pas entendre -, et la programmation de court terme, y compris la programmation financière; (iii) la mise en œuvre et la coordination opérationnelle des programmes et projets, comprenant l'exécution physique et financière, ainsi que la mobilisation des ressources; et enfin (iv) le suivi-évaluation des plans stratégiques de moyen terme, les programmes de court terme et l'exécution des projets qu'ils comprennent. Il s'agit en fait pour les défenseurs de cette approche, des fonctions directement impliquées dans la gestion macroéconomique et ses diverses composantes telles que comprises dans les programmes de réformes économiques. Et quand la Banque mondiale en parle, la formation des capacités se résume à la capacité des nationaux à remplir les fonctions et tâches liés à ses opérations: la formulation et la mise en œuvre des politiques et programmes macroéconomiques de réformes, des études et programmes sectoriels d'ajustement, ainsi que des projets financés par cette institution. Dans le même esprit, la création des capacités a été élargie à la sphère de gestion des affaires publiques ou gouvernance économique, dans le sens de faire acquérir aux Africains le sens de la bonne gestion macroéconomique des réformes de manière participative c'est-à-dire avec le consensus des autres membres de la société-, transparente et responsable vis-à-vis de la base, c'est-à-dire sans 246
corruption. La gouvemance entendue dans le sens limité des IBW devient ainsi le deuxième domaine d'application du processus de formation des capacités. Mais elle n'est en réalité qu'une composante de la gestion économique. D'autres analystes et acteurs du développement estiment que la gestion du développement va au-delà de la seule sphère de gestion macroéconomique ou des réformes. De ce fait ils pensent qu'il serait utile d'élargir le domaine de la gestion économique aux autres composantes économiques du pays, comme le développement des secteurs économiques ou productifs. D'autres aussi estiment que le problème des capacités se pose en termes "d'habiliW' de remplir les fonctions techniques de gestion du développement, et que dès lors on ne peut limiter la formation des capacités aux seules fonctions économiques même entendues dans leur sens large. C'est pourquoi ils ont pensé inclure dans le processus de formation des capacités d'autres domaines considérés comme importants ou stratégiques pour que l'Afrique soit à même de gérer sa dynamique de développement. Le développement étant entendu non pas comme processus de changement pour l'insertion de l'Afrique dans l'économie mondiale, ni encore moins comme principalement la réalisation du paradigme de croissance économique, il faut donc considérer aussi les dimensions humaine ou sociale et environnementale du développement. Mais les capacités ne sont pas seulement celles de gérer un processus fût-il du développement sans en avoir la maîtrise en termes d'orientations et de priorités stratégiques. Les capacités devraient donc rendre les Africains à même de piloter et gérer leur dynamique de développement. A ce titre elles comprennent aussi bien le niveau politique de définition des voies et stratégies de développement et sans doute aussi de prévention et de résolution des conflits, que le niveau de la gestion technique des domaines économique, humain ou social, environnemental, bref, la gouvemance du développement humai!). Et dans tous ces domaines, il faut tenir compte de l'acteur Etat, du secteur privé et des organisations de la société civile. Une telle conception de la problématique de construction des capacités en Afrique n'est sans doute pas celle du SMD, vu qu'elle implique et est basée sur des objectifs fondamentaux qui ne sont pas les siens. Le problème n'est pas de savoir seulement quelles capacités il faut former en Afrique ou de quelles capacités le continent a besoin et comment les former, mais il est plus fondamental, celui de savoir quelles capacités et pourquoi? L'entendement de la problématique est différent selon que la réponse est pour gérer les réformes macroéconomiques ou pour lancer une dynamique de développement humain durable. 247
Les niveaux politique et technique sont donc liés entre eux et en rapport dialectique dans la problématique de construction des capacités en Afrique. C'est pourquoi on ne peut ni les séparer, ni limiter le problème de capacités au seul niveau technique. Car les capacités de piloter et gérer le développement se réfèrent aussi à la vision du développement et aux valeurs et normes sociales, aux objectifs fondamentaux et aux priorités stratégiques de leur réalisation. C'est pourquoi le SMD veut prendre le leadership du processus de formation des capacités en Afrique. Dès lors, le choix des domaines prioritaires ne peut être défini de manière abstraite et générale pour toute l'Afrique. Il dépend de la phase historique et des priorités de développement de chaque pays à chaque phase de développement. La détermination de ces priorités se fonde sur l'analyse qui est faite de la situation des capacités existantes, des besoins complémentaires qui en découlent, et de la position stratégique de certaines capacités par rapport à d'autres dans la phase précise de la dynamique du développement national. Démarche méthodologique et mécanismes opérationnels Il y a énormément de différences dans l'action entre les partenaires au développement dans la conduite effective des actions de formation des capacités. Pour le SMD et ses principaux acteurs dont les IBW, les besoins de capacités qu'ils veulent voir former se situent dans la gestion des projets, programmes et politiques de réformes qu'ils financent. Cela induit une démarche et des mécanismes opérationnels qui mettent l'accent sur des acteurs et des priorités temporelles qui ne sont pas nécessairement les mêmes que pour ceux qui posent le problème différemment. Par ailleurs, et avec des contradictions non seulement entre acteurs externes de la construction des capacités, mais aussi au sein d'une même institution, l'approche ou l'accent varient selon qu'on considère que les capacités n'existent pas et qu'il faut les former dans ces domaines d'intervention, ou au contraire qu'elles existent et que le problème majeur réside dans leur utilisation, leur maintien et leur motivation. Néanmoins le PNUD, encore une fois tirant les leçons des expériences des uns et des autres, a pu élaborer une synthèse et proposer une démarche méthodologique relativement lourde, mais qui se résume en quatre phases. Ces phases répondent à des questions spécifiques dans le processus méthodologique de construction des capacités. Ces questions sont: (i) où sommesnous aujourd'hui, qui est une phase de bilan et d'évaluation de la situation des capacités nationales, (ii) où voulons-nous aller, qui donne la vision et les objectifs à atteindre en matière de capacités, 248
(iii) comment pouvons-nous y arriver, qui définit les stratégies de mise en œuvre et les actions nécessaires pour atteindre les objectifs et réaliser la vision, et enfin (iv) comment pouvons-nous nous maintenir à ce niveau là, qui indique les actions à entreprendre ou la démarche à suivre pour assurer la pérennité des résultats. Cette démarche s'applique au problème des capacités sur le plan national ou à celui des domaines, thèmes et secteurs particuliers dans lesquels on veut construire les capacités. Par ailleurs et dans un effort de simplification, il est recommandé de distinguer trois niveaux de construction des capacités: (i) le système ou niveau de l'environnement qui concerne l'ensemble des entités opérant pour atteindre certains objectifs et réaliser des fonctions spécifiques selon des procédures et règles de jeu convenues ou établies; (ii) l'entité, l'organisation ou l'institution qui est partie ou composante du système et (iii) l'individu qui concerne les personnes impliquées dans les tâches d'une fonction de l'entité, ou celles qui en reçoivent l'impact en dehors de l'entité. A chacun de ces niveaux, les dimensions de la construction des capacités déjà analysées plus haut doivent être prises en compte, et les quatre phases ci-dessus indiquées leur sont applicables (PNUD, 1997). Dans une démarche similaire, une étude faite pour le compte de l'Agence Canadienne pour le Développement International (ACDI) propose un cadre méthodologique et une démarche semblables, mais plus complexes encore (la matrice comprend huit perspectives, avec chacune sept à neuf variables) et théorisés à partir de l'exemple des capacités à l'occidentale. Du fait de cette complexité, le cadre méthodologique est présenté simplement comme une vue d'ensemble de la problématique, offrant aux intervenants les possibilités de se définir des points d'entrée ou de coordonner les actions entre eux (P. Morgan, 1992). Sans vouloir passer en revue les variantes des mécanismes opérationnels des interventions des donneurs, on peut les résumer avec la Banque mondiale en quatre catégories qui ne sont pas nécessairement distinctes. Il y a d'abord l'utilisation poussée de l'instrument formation et éducation. La formation doit être intégrée dans les projets, programmes et politiques financés par les donateurs, et ce depuis leur conception jusqu'à leur évaluation. Ceci concerne principalement les ressources humaines impliquées dans la mise en œuvre de ces activités et les institutions dans lesquelles elles travaillent. Le deuxième mécanisme est l'appui aux institutions et centres qui peuvent assurer cette formation en Afrique même. Le troisième mécanisme comprend à la fois la ré,forme de la Fonction Publique, en redéfinissant les misions de l'Etat pour lui permettre de ne retenir que les capacités dont il a besoin, et l'appui conséquent aux opérateurs privés qui peuvent 249
assurer certaines tâches jusque là exercées par l'État. Le quatrième mécanisme est l'implication des média dans le processus de construction des capacités en Afrique, à la fois comme objet de formation et comme acteurs, pour qu'ils soient partenaires avisés des réformes économiques (E. Jaycox, 1993). La valorisation et la motivation des compétences nationales existantes par des programmes d'incitation fmancière et en nature sont considérées sérieusement comme un mécanisme important que les bailleurs de fonds devraient utiliser de manière coordonnée dans la formation des capacités en Afrique. C'est à ce titre qu'on considère que cette question devrait être à l'ordre du jour des conférences de Table Ronde et des réunions des Groupes Consultatifs. L'appui aux cabinets et bureaux locaux de consultants est aussi considéré comme un autre mécanisme opérationnel que les donateurs peuvent mettre en œuvre. Mais cette vision encore limitée des mécanismes opérationnels dans la construction des capacités était due au fait que pour la Banque, la préoccupation fondamentale reste celle de l'argent qu'elle n'arrive pas à débourser et de la marche lente des programmes de réformes. Les mécanismes ne semblent donc pas être dictés par une vision d'ensemble cohérente du problème de construction des capacités. C'est pourquoi il est difficile au SMD d'appliquer une démarche méthodologique cohérente à la construction des capacités qui répondent non pas aux besoins en capacités du pays, mais à ceux du donneur dans la réussite des projets et programmes qu'il finance. Ce n'est donc que plus tard et notamment grâce aux analyses et expériences d'autres acteurs, que s'est imposée progressivement l'idée d'une approche globale avec parmi les mécanismes opérationnels, la formulation de programmes nationaux ou sectoriels de formation des capacités, en particulier dans les domaines de gouvernance, de la gestion du développement économique, de la promotion de la femme et de l'environnement, tels que promus par d'autres acteurs dont les agences des Nations Unies. 3. Quelles capacités pour quel développement l'Afrique de demain?
de
Le point de départ pour le SMD est que les gouvernements africains n'ont pas avec eux ou auprès d'eux les capacités techniques nécessaires qui puissent les assister à la formulation et la mise en œuvre des programmes de réformes macroéconomiques et financiers que les donateurs sont disposés à financer. Pire, même si ces capacités existent à un certain niveau, les gouvernements africains ne sont pas capables de les utiliser de manière motivée et 250
continue. Il appartient donc au SMD de le faire pour ces gouvernements et avec eux. Or on sait que la préoccupation pour la formation des capacités est apparue avec les lenteurs dans la mise en œuvre des politiques et programmes de réformes. Et le contenu qui est donné à la construction des capacités reflète encore lourdement cette préoccupation comme indiqué plus haut. C'est pourquoi il est utile d'analyser les rapports entre les programmes de réformes et la performance des capacités de pilotage et de gestion du développement en Afrique. Le SMD et l'affaiblissement des capacités en Afrique Comme pour les réformes politiques analysées au chapitre sur la "bonne gouvernance," les programmes de réformes macroéconomiques et financiers et l'ensemble des pratiques du SMD dans l'aide au développement sont en contradiction avec le principe de construction des capacités, fussent-elles de gestion économique. Progressivement, le SMD a transformé les administrations africaines en administrations locales des projets qu'il finance. Ces administrations sont occupées non pas à gérer leurs stratégies et politiques de développement, mais plutôt le portefeuille de projets dits de développement financés par les bailleurs de fonds. Au besoin ces derniers ont créé des structures parallèles de gestion de ces projets, excluant ainsi les administrations africaines de la connaissance et de l'appropriation de ces activités, éléments qui sont de nature à renforcer leurs capacités. Outre la gestion d'un portefeuille de projets dispersés, obéissant à des procédures et règles financières variées et qui ne sont pas nationales, ces administrations ont en plus le devoir de préparer les nombreuses missions de suivi ou de contrôle que des partenaires dépêchent selon leurs propres calendriers, sans nécessairement respecter celui des gouvernements africains. Dès le départ d'une mission d'un partenaire, les administrations africaines n'ont même pas le temps de souffler et encore moins de s'occuper de leurs tâches de piloter ou ~érer le développement, qu'elles pensent déjà aux prochaines missIOns trimestrielles du même partenaire ou à celles d'autres partenaires. Il n'y a qu'à relever le nombre de missions annuelles des partenaires dans un pays et la durée de leur séjour à laquelle il faut ajouter le temps de préparation de ces missions pour comprendre le volume et la qualité des énergies mobilisées par un gouvernement africain rien que dans la gestion de ses rapports avec les partenaires au développement. Et lorsque ces missions sont lourdes avec dix à quinze personnes comme celles de la Banque mondiale par exemple, le pauvre pays africain n'a même pas le temps de réfléchir calmement sur la nouvelle 251
recette qu'on veut lui vendre. Par ailleurs, les bailleurs de fonds sont bien contents d'inviter les responsables politiques et techniques à des cérémonies d'inauguration de leurs nouveaux bureaux, ainsi que d'ouverture et de clôture des séminaires, ateliers et conférences qu'ils organisent ou financent. Nombre d'entre eux se vantent d'avoir eu à leur cocktail plus d'autorités que d'autres, ainsi qu'en nombre ou en hiérarchie plus élevée. Tout cela contribue au divertissement et à la sous utilisation des capacités. Les voyages d'études acceptés plus pour ce qu'ils apportent financièrement que pour leur enrichissement substantif ou méthodologique ont peu d'impact sur la formation des capacités et contribuent de toute,s façons à diminuer le temps que les cadres passent à leur travail. A moins que cela se fasse dans un cadre cohérent de mise en œuvre d'un programme de formation ou de renforcement des capacités. Enfin, on a vu que la CT en s'occupant des tâches opérationnelles et de substitution, en marginalisant les cadres nationaux devenus apprentis par observation plutôt que par la pratique, en contribuant à la frustration et à la démoralisation des compétences reléguées dans des mauvaises conditions de travail, a contribué à sa manière à affaiblir les capacités des gouvernements et administrations africaines. Entre-temps les pays africains ont continué à former les cadres dans tous les domaines possibles du développement, et dans les meilleures universités et grandes écoles occidentales, ou simplement dans les institutions d'enseignement supérieur au niveau national ou régional. Au point qu'il existe aujourd'hui des pays africains qui n'ont vraiment pas besoin de CT, ni d'être divertis par le SMD avec ses programmes de construction des capacités. Si certains de ces cadres ont quitté leur pays pour se caser à l'étranger, en Afrique ou ailleurs, nombreux sont ceux qui sont restés au pays, pleinement utilisés, sous utilisés ou en chômage. Il est d'ailleurs caractéristique de noter que les entreprises privées étrangères qui opèrent en Afrique ne se plaignent pas vraiment de l'inexistence des capacités, qu'elles finissent toujours par trouver et renforcer. Si ces cadres qui ont fait les mêmes études que leurs homologues occidentaux existent, pourquoi seraient-ils devenus si médiocres et nécessitant une formation complémentaire ciblée que viendraient leur donner leurs anciens collègues de classe en Occident? Ce qu'il faut reconnaître et réaffirmer est que toute capacité non utilisée se déprécie et s'affaiblit. Dès lors les interventions des partenaires au développement en divertissant les capacités des pays africains dans des opérations de gestion de leurs portefeuilles de projets, de réunions et autres rencontres sans grand intérêt, ou en 252
les excluant du processus d'apprentissage pratique et d'appropriation des tâches du développement, ont contribué énormément à affaiblir les capacités africaines même en matière de gestion économique. Par ailleurs la non utilisation des cadres africains ou leur sous-paiement contribuent à inverser les valeurs dans la société. A quoi bon pour les plus jeunes d'aller passer quinze ou vingt ans sur le banc de l'école s'il faut terminer par des conditions de vie misérables ou simplement par le chômage? C'est dire que l'effet de toutes ces actions sur l'affaiblissement des capacités risque d'être de longue durée, justifiant encore plus les interventions du SMD. Mais le coup de grâce à la formation des capacités est venu avec les programmes d'ajustement structurel, notamment par les coupes budgétaires, la réduction ou la limitation des salaires et la réduction des effectifs des administrations africaines. Le souci majeur étant celui des équilibres financiers; les PAS se sont préoccupés plus de la réduction des coûts pour l'Etat que de l'amélioration du résultat, c'est-à-dire de l'amélioration de l'efficacité dans la délivrance des services de développement aux populations, et à l'amélioration de la gestion du développement qui est attendue de ces administrations. Une étude récente commanditée par le PNUD et l'UNICEF a montré qu'une fonction publique capable, c'est-à-dire efficace et efficiente est une condition sine qua non du développement humain et de la réalisation des objectifs mondiaux de développement social. Elle sera alors à même de fournir les services publics de base (soins de santé, éducation, eau et assainissement, vulgarisation agricole, services d'ordre, recouvrement d'impôts, entretien des infrastructures de base) qui sont d'une importance vitale pour les économies africaines et le développement social de leurs populations. Or les PAS n'ont pas vu en ces administrations l'instrument de base stratégique dans la gestion du développement, ils n'y ont volontairement vu que le coût comme si ce coût n'était pas à la hauteur de ces tâches. En limitant ou réduisant les rémunérations dans la fonction publique africaine, les programmes de réformes ont fait que "les fournisseurs de services publics recourent à des stratégies de survie telles que la réduction de la présence sur les lieux de travail et une attention peu soutenue à la tâche, une acceptation limitée de la formation, la tarification des usagers à titre privé, la corruption et la répartition disproportionnée des heures de travail pour maximiser leurs revenus personnels" (PNUD et UNICEF, 1995, p.2). Il est évident que de telles pratiques de survie sont induites par la sous-évaluation des capacités, que paradoxalement on cherche à construire. , L'étude montre à partir du cas de l'Ethiopie, du Mali, du 253
Mozambique, du Rwanda et de la Tanzanie, que la rémunération réelle pour la plupart des fonctionnaires a chuté de moitié, sinon de trois quarts comme dans le cas du Mozambique et de la Tanzanie. Le résultat en est la diminution spectaculaire de la prestation des services publics de base dans ces pays et cela reflète la situation générale en Afrique. On estime en termes réels par habitant, que l'accès aux services publics a diminué d'environ 50% depuis 1980. L'autre effet est bien sûr la forte diminution de la productivité du travail dans la fonction publique vu les efforts et les énergies que les fonctionnaires dépensent dans les stratégies de survie ci-dessus décrites. Enfin il faut remarquer que la mauvaise performance de la fonction publique dans la délivrance des services publics de base énumérés ci-dessus - collection d'impôts, entretien des infrastructures économiques et sociales, vulgarisation agricole, services d'ordre -, contribue à réduire aussi la base de la croissance économique et du développement humain en Afrique. L'étude montre en outre que les effectifs de la fonction publique ne sont pas aussi pléthoriques que les programmes de réformes le laissent entendre, si l'on considère les besoins de développement, c'est-à-dire de pilotage et de gestion de l'économie certes, mais aussi de fourniture des services de base, d'entretien des infrastructures, de recouvrement des impôts et de maintien de l'qrdre qui pour le moment en Afrique ne peuvent l'être que par l'Etat. L'étude montre enfin qu',au cours des années 1960-70, "la production et les recettes de l'Etat par habitant ont augmenté de même que les prestations de services publics par habitant. Les effectifs de la fonction publique se sont accrus rapidement dans les pays qui accordaient une haute priorité à l'expansion rapide de l'accès à l'éducation primaire, aux soins de santé de base et à l'eau en milieu rural. (...) La productivité et la discipline étaient bien meilleures car, étant donné les niveaux de rémunération, il était possible de veiller à la présence effective au travail, à l'attention accordée à la tâche et à l'acceptation de la formation nécessaire. Par ailleurs, le moral de l'administration publique et les attentes du public étaient supérieurs, ces deux facteurs ayant une influence positive sur le rendement et les résultats. " Devant ces résultats, les bailleurs de fonds, y compris nombre d'agences des Nations Unies se sont préoccupés de la situation non pas en termes de renforcement des capacités, mais plutôt de formules diverses de complément de salaires et de paiements d'incitation des fonctionnaires impliqués dans l'exécution de leurs projets et programmes. "Ces mesures ont eu des conséquences néfastes en ce qu'elles font obstacle au renforcement des capacités nationales et affaiblissent la durabilité du processus du développement et le sentiment d'en être partie prenante." Ces pratiques 254
introduisent de nouvelles formes d'inégalité dans les fonctions publiques africaines, renforcent chez, certains cadres leur allégeance aux bailleurs plutôt qu'à leurs Etats, et provoquent ainsi des distorsions préjudiciables à I~ construction des capacités institutionnelles dans les appareils d'Etat en Afrique. C'est en fonction de cette analyse de la situation des capacités en Afrique, et de l'objectif d'un autre paradigme du développement pour le continent, qu'il faut poser autrement le problème des capacités et examiner certaines propositions d'action. Développement humain et développement des capacités nationales en Afrique Les exemples historiques du développement dans le monde, ou simplement de la croissance économique montrent le rôle crucial des ressources humaines et donc des capacités dans le processus de réalisation des progrès économiques et sociaux. Le rapport mondial sur le développement humain édition 1996, après une étude sur quelque soixante-dix pays sur une période de trente ans, montre qu'aucun pays n'a pu réaliser des taux records de croissance en termes de revenus par tête d'habitant - en fait supérieurs à 3% par an - sans avoir eu au préalable à développer rapidement les capacités de ses ressources humaines. De même, le rapport montre qu'aucun pays ne peut maintenir une amélioration en termes de développement humain sans une croissance économique soutenue. Les exemples des pays industrialisés comme de ceux en développement, et en particulier des économies dites émergentes montrent justement que les pays qui ont eu des niveaux élevés en matière de formation des ressources humaines, sont ceux qui plus tard ont eu des taux de croissance élevés et de manière soutenue. Les cas du Japon et de la Suède entre autres sont de bonnes illustrations historiques de cette conclusion. On montre pour le Japon en effet que les réformes de l'ère Meiji commencées en 1868 ont permis à ce pays d'aller rapidement du taux de scolarisation faible de 28% des enfants en âge scolaire en 1873 à plus de 96% en 1905. Le cas de la Suède est similaire. Le nombre d'enfants admis à l'école primaire a doublé entre 1850 et 1870, alors qu'en même temps l'alphabétisation universelle était atteinte dès 1875. De même, dans le monde en développement, le rapport donne les exemples de nombreux pays en particulier en Asie: Corée du Sqd, Taiwan, Malaisie ou Singapour et aussi en Afrique comme l'lIe Maurice. Sans entrer dans les détails, le cas de la Corée peut permettre d'illustrer cela. Si les performances économiques de la Corée du Sud sont remarquables avec des taux de croissance annuels moyens dépassant les 7% sur une longue période, c'est aussi parce que la Corée a fait des progrès plus que remarquables et 255
dont on parle moins en matière de ressources humaines. Alors qu'en 1945, quelque 13% des adultes coréens étaient passés par un système scolaire formel, en 1960, quelque 56% des Coréens avaient fait leur école primaire et entre 1960 et 1990 une formation scolaire supplémentaire d'une durée de cinq ans avait été fournie à tous les enfants coréens, ce qui élevait le niveau moyen de scolarisation à 9,9 années d'études, donc plus élevé que même dans les pays de l'OCDE. Le taux d'alphabétisation des adultes a atteint les 90%, rivalisant avec celui de ces mêmes pays. Ces performances dans la formation générale des populations d'un pays contribuent à améliorer leur productivité et à réaliser des taux élevés de croissance économique, qui à leur tour permettent d'investir encore plus dans l'amélioration des ressources humaines (PNUD, 1996). Depuis longtemps les théories économiques montrent que la compétitivité sur les marchés ne repose plus sur les avantages naturels - la dotation en ressources ou la position géographique-, ni sur les seuls investissements en capital, mais plutôt et beaucoup plus sur les capacités humaines et institutionnelles qui rendent les pays et les populations aptes à saisir les opportunités, à s'adapter aux changements des marchés ou des technologies. Dans ce sens chaque pays a besoin de continuellement développer ses capacités y compris les pays développés. Les données en Afrique indiquent une situation encore préoccupante malgré les efforts énormes et les progrès réalisés. En 1960, le taux de scolarisation tous niveaux confondus était de 17,5%. Pendant qu'ils acceptaient des armées de coopérants techniques pour les aider à gérer le pays, les pays africains ou du moins la plupart d'entre eux ont beaucoup investi dans l'éducation. Les dépenses d'éducation et corrélativement les taux de scolarisation ont vite grimpé, ce qui changea significativement la situation. En moins d'une génération après les indépendances, les taux d'alphabétisation des adultes et de scolarisation, et en particulier la proportion de cadres et techniciens qualifiés ont sensiblement augmenté. Les progrès réalisés au cours des deux premières décennies ne pouvaient être soutenus avec les coupes budgétaires de la troisième décennie du développement dans le cadre des programmes de réformes. Le taux d'alphabétisation des adultes était passé de 27% en 1970 à 55% en 1993, mais restait tout de même inférieur à celui de l'Asie du Sud-Est par exemple qui est de 86% ou de celui de l'ensemble des pays en développement qui est de 61%. Il en est de même pour le taux de scolarisation tous niveaux confondus qui passa de 17,5% en 1960 à 39% en 1980 et tomba par après à 36% en 1990, encore inférieur à celui des pays de l'Asie du Sud-Est qui était de 54%, ou celui de l'ensemble des pays en développement qui était de 47%. La moyenne d'années scolaires en Afrique au Sud 256
du Sahara était de 1,6 en 1992, le niveau le plus bas du monde, égal à un tiers seulement de la durée moyenne de scolarisation en Asie du Sud-Est, ou quelque 41% de la même durée dans l'ensemble des pays en développement. Ainsi, non seulement le niveau général d'instruction est bas, mais les cadres formés euxmêmes ne sont pas utilisés pleinement dans les pays africains pour des raisons expliquées à la section précédente. Ce qui contribue à baisser le niveau général de performance des ressources humaines, et sans doute aussi des institutions en Afrique. Si on admet le consensus actuel sur le paradigme du développement humain durable comme un développement centré sur l'homme, équitable et participatif dans ses progrès économiques et politiques, et durable dans ses dimensions sociale et environnementale, le développement des ressources humaines et donc des capacités est une composante de ce paradigme et en même temps le facteur fondamental de sa réalisation. La construction des capacités est alors un processus de "renforcement" des pouvoirs des peuples pour qu'ils prennent pleinement part à cette dynamique en réalisant leur potentiel, en élargissant et saisissant leurs opportunités, et en développant et utilisant leurs capacités. Un développement aussi participatif garantit l'appropriation et la durabilité de la dynamique. Il assure en même temps la croissance économique et la démocratie. Le problème de la formation des capacités en Afrique se pose donc non pas en termes étroits des capacités de gestion des programmes et projets des donateurs, ni en ceux des capacités de gestion des équilibres macroéconomiques et financiers des programmes des réformes, mais en celui plus large et plus global de renforcement des pouvoirs des populations africaines pour qu'elles réalisent leur développement humain durable sous la conduite d'un leadership du développement encore à construire ou promouvoir en Afrique. De manière plus concrète, il couvre les composantes suivantes: (i) d'abord faire des progrès rapides et substantiels en matière d'alphabétisation pour tous et de scolarisation primaire universelle, et les premières décennies de développement ou les exemples du Japon ou de la Corée ont montré que cela est possible en quelque vingt ou trente ans ; (ii) ensuite renforcer les services publics de base pour qu'ils remplissent correctement leurs fonctions en mettant la priorité sur la demande et l'utilisation des capacités existantes, en augmentant leur productivité et en améliorant les conditions de travail qui leur sont offertes et l'environnement général dans lequel ils opèrent; (iii) enfin, renforcer le système de gouvemance ou de gestion des affaires publiques et des institutions de la société civile pour améliorer l'environnement politique, social et économique qui renforce les pouvoirs des populations pour qu'elles participent pleinement à 257
la dynamique du développement humain de leurs pays. C'est en cela que le PNUD parle non pas de construction ou formation des capacités, puisqu'après tout il en existe et non utilisées, mais de développement des capacités en intégrant dans la préoccupation non seulement la formation des capacités, mais aussi leur utilisation, leur rétention et la possibilité de leur restauration lorsqu'elles sont affaiblies ou perdues. L'élaboration des stratégies de développement des capacités doit tenir compte de cette approche plus globale au niveau de leur formulation et de leur mise en œuvre, ainsi que des dimensions et des acteurs du développement des capacités comme expliqué plus haut (PNUD, 1994). C'est dans cette direction que les partenaires au développement devraient orienter leurs programmes d'appui aux stratégies de développement des capacités en Afrique dans les trois composantes cidessus présentées: (i) aider à promouvoir et étendre l'éducation de base pour tous ainsi que l'alphabétisation des adultes, (ii) arrêter ou diminuer sensiblement les services de CT et réorienter les ressources qui y sont consacrées à l'utilisation, la motivation et la rétention des capacités humaines existantes, et enfin (iii) appuyer l'amélioration de l'environnement global du développement par le renforcement de la gestion des institutions de la société civile. En ce qui concerne la deuxième mesure qui consiste à consacrer une partie des ressources de la CT à l'utilisation et la motivation des cadres africains comme composante de la stratégie du développement des capacités, les estimations de l'étude précitée du PNUD et de l'UNICEF montrent que pour le cas de la Tanzanie, la réallocation d'un tiers seulement des ressources financières consacrées à la CT pourrait libérer 90 à 100 millions de dollars, soit presque l'équivalent du budget des salaires de tout le secteur public. Une telle démarche peut aussi se faire sur une base contractuelle: puisqu'il s'agit d'une aide budgétaire, les fournisseurs de l'aide au développement et non les prêteurs d'argent, pourraient en même temps prévoir des modalités de sortie progressive. Le pays africain qui reçoit cette aide au développement des capacités s'engageant ainsi à prendre en charge progressivement un pourcentage du montant de la CT reconvertie, au fur et à mesure qu'il réalise des progrès en matière de développement des ressources humaines, et qu'il tire des bénéfices en termes de croissance et de progrès économique et social. Il est vrai qu'une telle proposition rencontrera des résistances sinon des oppositions de la part du SMD, soit parce que les progrès ainsi attendus ne sont pas certains aux moments où on les attend, soit parce que cela diminuerait les avantages multiples que le SMD attend de l'utilisation de la CT en Afrique. L'Afrique a besoin de renforcer les pouvoirs de ses populations et d'une manière durable, plus que de transferts de savoir-faire par le SMD. 258
TROISIÈME PARTIE
REGARD VERS LE XXIème SIÈCLE
CHAPITRE VII: Ll1TTER POUR QUEL DEVELOPPEMENT? Quarante ans de développement sans développement, mais accompagnés des politiques et mesures se traduisant par des indicateurs économiques en régression, des pertes des acquis en progrès social et une croissance de la pauvreté, n'ont pas créé que des désillusions et des désespoirs chez nombre d'Africains. Ils ont aussi accentué le sentiment d'impuissance et de dépendance chez d'autres. Le SMD lui-même commence à se rendre compte que sa boîte à idées ne fonctionne plus à la hauteur de ses ambitions dans le commerce du développement. Il n'y a plus de fondement idéologique crédible à la vente de différents produits et apparences du développement tant que ce dernier ne montre pas le bout du nez. La solution ne serait-elle pas de faire disparaître le concept de développement lui-même du discours, de le relativiser, de montrer qu'il est une résultante de long labeur de croissance, au prix d'un effort et de sacrifices soutenus? Pour les pays africains, la solution ne serait-elle pas simplement de s'accrocher aux recettes d'une croissance promise mais toujours hypothétique et possible à la fois, avec les appuis financiers qui recréent espoir et confiance dans le SMD? Pour l'Afrique, devant les désillusions et les désespoirs, il devient légitime de se poser des questions sur la pertinence des perceptions maraboutiques et de la pertinence des marchandises du développement. Il y en a qui n'y croient plus, le développement n'est plus mobilisateur, il faut peut-être l'oublier ou le garder dans le discours comme le fait le SMD. Chaque pays ou presque, cherche toujours à trouver le petit boulon de sauvetage pour attacher la corde de sa pirogue au navire du SMD. D'autres par contre, en dépit des désillusions et sans doute aussi 261
à cause d'elles, comprennent qu'il y a des raisons de ne pas fermer le chapitre développement de l'Afrique, mais qu'au contraire, il faut lutter pour l'ouvrir et surtout l'écrire. Le XXlème siècle doit être celui de l'écriture historique du chapitre développement pour l'Afrique. Et cela s'entend comme une lutte engagée de tous les acteurs africains pour sortir de l'impasse du paradigme actuel et pour l'écriture collective, du chapitre d'un autre paradigme de développement. Dans cette perspective, il faut rappeler que le développement humain comme on le sait, concerne l'avenir et le devenir des peuples et des PilYs.Il implique des transformations de structures et de rapports. A ce titre, il constitue un terrain privilégié d'affrontements d'intérêts des groupes et des pays qui se manifestent sur le plan théorique, idéologique, économique, politique, social et culturel, et ce aussi bien au niveau interne qu'externe, notamment entre l'Afrique et le SMD. Les divergences, parfois profondes, sont donc inévitables. Mais si la cause commune, aux peuples et pays africains est celle du développement de l'Afrique, il faut que la volonté réelle de la faire triompher prime chez les uns et les autres. Ce chapitre essaie de donner dans ses grandes lignes, le paradigme de base d'une autre voie de développement que celle qui a fait faillite en Afrique. Pour la transition du continent du XXème au XXlème siècle, le contenu spécifique de cette voie de développement sera expliqué dans le chapitre suivant, en relation avec la stratégie de sa mise en œuvre. 1. La crise du développement contemporain
dans le monde
Un des mythes les plus répandus actuellement est, que la situation est satisfaisante dans la plupart des pays, du fait qu'ils sont ou seront entraînés par une quinzaine de pays à économie en croissance rapide, et qui seront de ce fait stimulés par les perspectives de la mondialisation des marchés, à laquelle ils devraient plutôt s'adapter (PNUD, 1996 et 1999; P.N. Giraud, 1996). Les bulletins de santé satisfaisants que publient les institutions financières internationales, repris par les média à longueur de journée et de colonnes, ne cessent de répéter continuellement que l'espoir et les miracles sont visibles à l'horizon. Pourtant la réalité est toute différente. En effet, nous ne vivons pas aujourd'hui un monde unique de transmission de croissance et du développement, mais deux univers qui résultent en partie de la faillite de la croissance dans plus d'une centaine de pays dans le monde, où le revenu par habitant est 262
devenu inférieur à celui d'il y a 15 ans et où en conséquence plus d'un quart de l'humanité, soit 1,6 milliard de personnes se trouvent dans une situation plus précaire qu'il y a quinze ans. Dans 70 pays dits en développement, les niveaux de revenus sont inférieurs à ceux des années 1960-70. Le déclin économique de nombre de ces pays est plus profond que la dépression des années 1930. Certes, de nombreux autres pays ont enregistré une forte croissance économique au cours des dernières décennies, et le cas des "tigres industriels" de l'Asie est là pour le rappeler. Mais cette croissance a été très inégale et a entraîné dans son sillage le chômage, le renforcement des écarts entre revenus et l'appauvrissement d'un nombre plus important encore de personnes. Alors que le revenu mondial a été multip'lié par six entre 1960 et 1993 pour atteindre quelque 23 000 mIlliards, 1,3 milliard de personnes vivent avec moins d'un dollar par jour, alors que 3,3 milliards, soit 60% de l'humanité, vivent avec à peine deux dollars par jour et que trois cinquièmes vivent encore dans une pauvreté abjecte. Rappelons que la proportion entre les revenus des 20% des ménages les plus riches par rapport à ceux des ménages les plus pauvres est passée de 30 à 1, à 60 à 1 au cours des trois dernières décennies et à 74 à 1 en 1997. Dans le même laps de temps, les 20% des ménages les plus pauvres ont vu leur part du revenu mondial tomber de 2,3% à 1,4%. Aujourd'hui, la valeur nette des 358 personnes les plus riches du monde est égale au revenu combiné des 45% les plus pauvres de la population mondiale, soit 2,3 milliards de personnes. Les pays dits en développement qui comptent 80% de la population mondiale ne représentent que 20% de la production mondiale; et malgré la croissance intervenue dans ces pays, la part des pays de l'OCDE dans la production mondiale est passée de 68% en 1960 à 72% en 1990 ! Les écarts entre le revenu par habitant des pays industrialisés et celui des pays "en développement" au lieu de se combler ou du moins de se réduire, se sont encore élargis, passant de 5 700 dollars à 15 400 entre 1960 et 1993 ! Et cette situation n'est pas que spatiale, elle est aussi ~ociale, et existe même au sein d'un même pays. Par exemple aux Etats-Unis aujourd'hui, la part de l'actif total détenue par 1% des ménages les plus riches a presque doublé, passant de 20% à 36% entre 1975 et 1993. Les proportions semblables se retrouvent dans les autres pays industrialisés. Le Rapport Mondial sur le développement humain consacré à la mondialisation, démontre encore avec force l'accroissement de ces inégalités au profit des pays riches du Nord. De toute évidence, il n'y a ni convergence post-ajustement, ni bonheur partagé dans la mondialisation. Qu'est-il donc arrivé après des décennies de développement? 263
Quels sont les résultats des efforts et des aides au développement dans le monde? Où est le développement alors? Est-ce dans l'accumulation des richesses au Nord au détriment du Sud? Est-ce dans l'accumulation des richesses entre les mains de quelques uns au Nord et/ou au Sud? Bien sûr que non et je vais y revenir. En fait il y a une triple crise qui c~ractérise cette situation (T. Banuri et Ali, 1994). La crise de l'Etat à qui on ne reconnaît presque plus le rôle d'agent ou acteur du développement: l'institution a perdu beaucoup de son autorité et de la crédibilité dont elle a toujours bénéficié, et sa capacité à influer sur le cours des choses est réduite économiquement. Le marché, considéré comme l'institution la mieux appropriée pour assurer le développement n'a pas fait mieux: la croissance n'a été ni par tous ni encore moins pour tous comme on l'a vu, les ressources de l'environnement sont en destruction croissante, les autres valeurs sociales sont ignorées ou soumises à la loi de la croissance économique et du profit, la fracture sociale et géographique est de plus en plus grande. La science, bien qu'ayant fait pourtant des progrès considérables qui ont contribué à la croissance économique globale, n'a pas pu guider le monde à éviter les maux évoqués cidessus. Dans cette perspective et pour ne prendre ici que le cas de la théorie du développement, cette dernière, en particulier dans sa composante dominante, est restée préoccupée principalement à théoriser l'existant et le dominant, sinon à en faire l'apologie, et n'a donc pas pu apporter l'éclairage souhaité aussi bien à l'analyse qu'à la pratique du développement. Elle s'est plus ou moins focalisée sur les questions de croissance économique, voilant sa crise et escamotant en même temps la question centrale de développement. Le Sud ne pouvait en attendre salut. Réalités institutionnelles, économiques et sociales, processus et théories de développement sont donc en crise, et cela traduisait en fait la crise d'un modèle de développement. Je rappellerai ici les caractéristiques actuelles du contexte économique mondial à l'aube du XXlème siècle comme analysées dans le premier chapitre: dictature économique collective du Nord sur l'échiquier mondial, montée du néo-libéralisme conservateur qui fait que le développement n'est plus une catégorie dans les politiques économiques et sociales, ni dans le dialogue entre partenaires, le sacre du principe de compétitivité sur le marché mondial comme seule planche de salut, lutte pour le contrôle scientifique et technologique entre puissants du monde, formation de grands ensembles régionaux actifs, marginalisation de l'Afrique et insécurité humaine des pauvres. Tout cela signifie absence de développement et des perspectives de développement pour le continent. C'est dans ce contexte que 264
l'Afrique dont le développement est en panne depuis longtemps, veut encore y croire, veut encore ouvrir le chapitre et engager ses ressources pour son développement. Mais y a-t-il encore possibilité d'une lutte porteuse pour le développement du continent? Si oui, pour quel développement? Celui qui est en panne depuis longtemps, soutenu financièrement par le SMD ou est-ce un autre?
2. Le concept de Développement Humain Durable (DHD) Le concept de développement est l'un de ceux qui ont un statut théorique ambigu, et les discussions et malentendus que l'on connaît sur le plan théorique ou des politiques de développement sont dus souvent à cette ambiguïté. C'est pourquoi j'aimerai la clarifier d'entrée de jeu. Certes ce problème ne se pose pas vraiment lorsqu'il s'agit du "développement" d'un secteur économique ou d'une discipline scientifique. Mais lorsqu'il s'agit du développement d'un pays ou d'une société, l'ambiguïté apparaît. En tant que concept, le développement peut avoir un statut théorique explicatif, il se réfère alors à un concret pensé, à un existant dont il faut connaître les lois et mécanismes de fonctionnement actuels et futurs, et qu'il faut appliquer par imitation ou adaptation. Mais il peut aussi avoir un statut théorique normatif, et se réfère alors à des valeurs normes, à un idéal qu'il faut construire et dont il faut aussi définir les lois et mécanismes de fonctionnement ainsi que les pratiques qu'il requiert. La théorie conventionnelle du développement qui a été totalement dominante au cours de ces cinquante dernières années, et qui continue à bénéficier de l'appui aussi bien des analystes que des praticiens du développement, est fondée sur la première appréhension du statut théorique du concept (explicatif). Les approches alternatives, dont le DHD se réclame, sont restées marginales, souvent sans appui des praticiens et souvent aussi, combattues comme théories - au sens péjoratif du terme - ou rêves et idéologies. Ces approches relèvent souvent de la seconde appréhension du statut théorique du concept (normatif). Dans son dernier livre, Gilbert Rist synthétise bien la définition de l'approche conventionnelle du développement et je le cite: "Le développement est constitué d'un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence qui, pour assurer la reproduction sociale, obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d'une production croissante de marchandises (biens et services) destinées à travers l'échange, à la demande solvable."(G. Rist, 1996, p. 27) On peut discuter cette définition ou certains de ses éléments. Mais elle renferme l'essentiel du discours dominant ou 265
conventionnel sur la question: le développement c'est le développement du capitalisme ou de l'économie libérale en Occident et dans le monde. Donc il existe déjà - en Occident sans doute -, et il faut simplement le comprendre, saisir les lois et mécanismes de son épanouissement ou de sa mondialisation, et enfin concevoir et mettre en pratique les politiques appropriées d'imitation ou d'adaptation. L'approche conventionnelle, en dépit de quelques variantes d'écoles ou de liturgies, peut être caractérisée notamment par le fait qu'elle est essentiellement linéaire, car pour elle, il y a un seul chemin que tous les pays devraient emprunter. L'enjeu pour ceux qui sont en retard ou en arrière sur ce chemin est "de rattraper" les autres ou du moins de s'accrocher à eux. Il s'ensuit que la meilleure approche, ou la meilleure politique est de suivre les ingrédients préconisés par ceux qui sont en avance ou en tous cas de les imiter. Les transferts de capital et de technologie - humaine et matérielle sont considérés comme le principal moyen d'atteindre l'objectif de rattraper .l'Occident ou d'améliorer sa position par rapport à ce dernier. Etant donné que le regard est sur les autres, les pays "en développement" sont encouragés à abandonner leurs coutumes et traditions. Par ailleurs seul l'investissement et en particulier l'investissement en capital physique est la base du progrès, car il assure la croissance économique, crée des richesses, ultime objectif du développement. L'approche est essentiellement économique. L'investissement en capital humain apparaît plus tard, mais comme complément indispensable de l'investissement en capital physique. Le reste des préoccupations est considéré comme jouant un rôle secondaire, ou plutôt comme devant découler de la croissance économique et de l'investissement physique en capital. Enfin cette approche ne connaît en réalité que deux acteurs: l'Etat et bien sûr le marché, principal agent de la croissance. Elle ignore ou néglige la société civile qu'elle subordonne aux besoins de développement des deux autres acteurs. Mais le paradigme de l'approche conventionnelle, sans changer de substance - "la croissance économique ou la création de richesses est l'objectif premier de développement comme le montre le modèle occidental" - a connu une évolution avec des phases qui sont plutôt des nuances différentes, selon qu'avec l'expérience, le temps ou les stratégies du Nord, on voulait mettre l'accent sur une variable ou une autre. Ainsi la croissance économique a été préconisée d'abord à travers la croissance industrielle au cours des années cinquante, ensuite à travers l'intensification agricole et le développement des infrastructures au cours des années soixante, puis en gardant la même perspective mais avec une certaine sensibilité à la distribution de la croissance, notamment par la 266
stratégie des besoins de base ou les préoccupations de développement rural intégré au cours des années soixante-dix. Au cours des années quatre-vingts, le néo-libéralisme triomphant att:lena les politiques d'ajustement avec leur recettes classiques que l'qn connaît: privatisations, libéralisations, réduction du rôle de l'Etat, gestion macro-économique presque dictée de l'extérieur, promotion des exportations. Mais pour bien comprendre cette évolution et en particulier ce qui est arrivé au cours de la décennie quatre-vingts, et plus tard au cours de la décennie 1990, il faut que je m'arrête un moment pour rappeler un aspect important de la stratégie de croissance, et la mise en œuvre du credo ou du paradigme conventionnel qui ont fait l'objet de la première partie de ce livre. Le marché reste au cœur du paradigme. Au cours des décennies soixante et soixante-dix, toute tentative de s'écarter du marché, de prôner un modèle de développement autre que celui de l'Occident, et notamment toute tentative de planification qui sentait le "socialisme," était combattue ou simplement découragée. Le développement en Occident est la résultante des projets d'investissement individuels. En conséquence on conseilla plutôt le renforcement de la capacité d'analyse des projets, sans autre perspective que celle microéconomique. Les codes d'investissements et les commissions nationales qui en sont en charge naissaient ici et là non pas comme outils d'un développement maîtrisé, mais plutôt comme grille de triage des investissements pouvant bénéficier des avantages du code. Vendeurs de projets d'investissements, de capitaux ou de technologies et conseillers en négociation de projets trouvèrent un nouveau marché fertile. On loua les mérites du système: on crut apercevoir les décollages économiques ici et les miracles de développement làbas. Mais le système commença à s'essouffler: les projets ne se vendaient plus bien, l'endettement devenait accablant pour nombre de pays, les exportations ne rapportaient plus assez, le bien-être des populations n'était toujours pas au rendez-vous, les apparences du développement ne trompaient plus personne, et les voix humanistes et autres alternatives, marginales jusque-là, commençaient à se faire entendre dans la dénonciation du modèle de développement en place. Des décennies de vente de capitaux, de projets d'investissements et de technologies dévoilaient leur véritable essence: commerce des apparences du développement au profit de l'Occident. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la stratégie des décennies suivantes. Sans disparaître, la vente des projets doit faire une importante place à une vision globale et sectorielle et se situer dans cette vision. La prescription des politiques macroéconomiques et sectorielles ouvre des perspectives nouvelles à la 267
vente des projets certes, mais aussi à une autre catégorie de prêts et de déboursements rapides. De plus, elle oriente la marche du développement dans le sens souhaité et voulu par le paradigme de l'approche conventionnelle, celui du SMD. Les politiques de stabilisation et d'ajustement sont arrivées dans ce contexte. Mais comme au Sud le développement n'est toujours pas au rendez-vous, et à l'exception de ses apparences ou de quelques progrès mineurs que l'on peut vanter ici et là, la décennie 90 va connaître un double concours de circonstances. D'une part les conceptions humanistes plus sensibles à la dimension humaine et sociale du développement, au problème de l'emploi et de la pauvreté, et la persistance d'approches alternatives, minoritaires jusque-là aussi bien dans les pays en développement que surtout en Occident, créaient de courants de pensée auxquels on ne pouvait plus ne pas être sensible face aux réalités. De l'autre, l'approche conventionnelle elle-même en crise, se sentait interpellée et se mettait à la recherche des raccourcis pour les éléments de la critique qu'elle pouvait intégrer à ses canons et paradigmes de base qu'elle ne peut évidemment pas renier. La décennie 90 connut donc une certaine sensibilité à la question de la pauvreté et par là, à la qualité de vies humaines (M. Askwith, 1994). Le SMD n'a pas manqué de récupérer dans son langage certains paramètres empruntés aux approches alternatives. Ce qui stratégiquement est de bonne guerre. Les approches alternatives, généralement marginales ou simplement marginalisées, se servaient d'une part de leur analyse de la réalité et de la critique qu'elles faisaient des échecs du modèle conventionnel, et de l'autre de leurs visions normes ou idéal du développement pour s'affirmer. Elles se caractérisent d'abord par leur reconnaissance de la diversité des chemins de développement que les pays peuvent emprunter, et non par la reconnaissance du seul capitalisme selon les lois et canons du marché. Cette perception met l'accent sur la capacité à innover, à imaginer d'autres voies plutôt que sur la capacité à imiter l'Occident ou à intégrer son marché. Cette capacité à innover est bien entendu ancrée dans l'expérience et les traditions des pays. Les approches alternatives mettent la personne humaine au centre du processus de développement et privilégient ainsi les questions relatives à l'éducation et au renforcement institutionnel. L'atout majeur n'est plus le capital physique pour la croissance économique et la création de richesses, mais plutôt le capital humain et social. Dès lors le mode de gestion des affaires publiques ou de la cité, et le niveau de participation effective des populations à la réalisation de leur bien-être, et à l'amélioration de la qualité de leur vie entrent réellement en compte. 268
Si chemin faisant certaines de ces approches alternatives semblaient apporter plutôt une différence de nuances ou d'accents sur certains éléments, à l'extrême il s'est avéré qu'il y avait réellement une différence d'approche ou de perspective. Le concept de Développement Humain ou si l'on veut de Développement Humain Durable ne le dit pas assez, mais en cherchant à produire une synthèse nouvelle des approches alternatives en un concept intégré et cohérent, il ouvre bien sûr une inversion de la perspective. On a vu que le monde d'aujourd'hui est fait d'énormes inégalités dans les conditions de vie des êtres humains, et qu'il pèse de vraies menaces sur les perspectives d'avenir dans ces conditions de vie. Il s'ensuit qu'on ne peut identifier le développement du capitalisme au développement d'un pays. Ce dernier est censé assurer le bénéfice équitable des richesses produites à tous sans distinction de classe, de sexe, de race, de communauté ou de génération. C'est le refus de ces discriminations et inégalités qui fonde la plupart des approches alternatives qui prônent un développement qui doit être humain. Le principe de base de cette perception du concept est l'universalisme du développement. Voici deux siècles, Mary Wollstonecraft écrivait dans "Une revendication pour les droits de la femme, c'est de la justice que le monde veut et non de la charité." C'est ce principe qui s'applique ici en matière de développement. Ce dernier ne peut être partisan, bien au contraire il doit bénéficier à tous les êtres humains, et c'est le respect du principe de l'universalisme qui peut lui assurer une base durable dans un ordre social plus juste (S. Anand et A.K. Sen, 1994). Il faut reconnaître que les préoccupations sur la dimension humaine du développement ne sont pas récentes dans la littérature économique. Elles sont presqu'aussi vieilles que la discipline ellemême. Mais c'est l'approche qui prônait la production marchande des biens et services et la maximisation des richesses pour le pays comme paradigme de base, qui est restée dominante dans la pensée et a même été intensifiée par la suite. Les questions de privation et d'épanouissement de la vie humaine devenaient secondaires, ou étaient considérées comme pouvant être résolues d'elles-mêmes par la recherche de l'accroissement des richesses. D'où l'accent sur le PNB, la croissance économique, l'opulence nationale, etc. Il est vrai que la richesse est un facteur important qui peut contribuer au bien-être des vies humaines, mais il ne peut l'être qu'en conjugaison avec d'autres facteurs qu'il ne faut pas négliger ni oublier. C'est ici que la différence de nuance au début devient réellement une inversion de perspectives, ou du moins elle doit l'être. En effet, si l'approche conventionnelle se concentre sur l'opulence et la maximisation de richesses comme paradigme de base du développement, la préoccupation centrale des approches 269
alternatives est la qualité de la vie humaine de chacun. Dans ses premières expressions, cette préoccupation semblait être plus une différence d'accent à mettre sur l'une ou l'autre composante importante dans ce qui peut être considéré comme un même paradigme de développement et les politiques afférentes, et non véritablement une inversion de perspectives. Les approches humanistes, l'école d'Amérique latine et autres courants proches avaient amorcé des virages dans ce sens. C'est dans le développement de ces approches alternatives que presqu'à l'extrême le concept du développement humain, synthétisant tout le cheminement, propose une inversion de perspectives. Le principe guide de cette inversion est un retour à Aristote. En effet, contrairement aux théoriciens ultérieurs - Th. Mun ou A. Lewis par exemple -, Aristote écrit que la richesse n'est évidemment pas ce que nous cherchons, car elle est sans aucun doute utile pour quelque chose d'autre que nous cherchons. L'inversion vient du fait que non seulement la qualité des vies humaines n'est plus secondaire dans la problématique, ou plutôt qu'elle n'est plus considérée comme pouvant découler simplement du parachèvement du paradigme de maximisation de la richesse, et que de ce fait la personne humaine n'est plus perçue avant tout comme facteur de production pour la maximisation de la richesse de la nation, bien au contraire c'est la qualité des vies humaines qui devient le paradigme central et la maximisation des richesses de la nation devient un facteur contribuant. Nous recherchons la richesse pour un objectif et un idéal: l'amélioration de la qualité des vies humaines. C'est en cela que le développement n'est ni économique ni capitaliste, ni encore moins occidental, il est humain. Mais les deux principes de l'universalisme du développement et de la richesse au service de la qualité des vies humaines requièrent que la même attention soit accordée aussi bien aux vies humaines actuelles que futures. Il n'y a plus d'universalisme si la qualité de vie des générations actuelles est assurée au détriment des générations futures. Déjà dans le Rapport de la Commission Brundtland intitulé "Notre Avenir Commun," la question de la durabilité du développement était clairement réaffirmée et avec force: répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Et ceci se réfère aussi bien aux capacités en termes de ressources environnementales qu'en termes de ressources humaines. Le développement n'est durable que si les gens sont continuellement à même de prendre en mains leur propre destinée, actuelle et future. Or précisément le marché, le canon de base de l'approche conventionnelle ne prend pas vraiment en c0!llpte l'intérêt des générations futures. C'est là une des missions de l'Etat. 270
Ce petit historique me permet maintenant de donner le contenu du concept de Développement Humain Durable (DHD) : c'est le processus de transformations économiques et sociales qui consiste à élargir les opportunités, les choix et les capacités des populations qui constituent la société, à travers la formation du capital social en vue de leur permettre de répondre aussi équitablement que possible aux besoins des générations actuelles sans compromettre ceux des générations futures. Cette définition se situe donc dans le processus d'enrichissement et d'élargissement critiques du concept de développement en lui apportant une vision intégrée pour rendre compte et de la réalité et de l'idéal de développement. Le DHD est donc un développement centré sur la personne humaine et l'amélioration de la qualité de sa vie, cette dernière devant être équitable et durable sur le plan économique, social, politique et environnementaI. C'est un développement qui ne se contente pas d'engendrer la croissance et de maximiser la richesse pour les pays, mais se préoccupe surtout d'en distribuer équitablement les bienfaits, qui régénère l'environnement au lieu de le détruire, qui offre un plus large éventail de choix et de possibilités aux individus et leur permet de participer aux décisions qui influent sur leur existence, bref un développement qui préconise pour le présent comme pour le futur une croissance d'intégration sociale fondée sur l'emploi pour tous, et non une croissance d'accumulation pour certains et de destruction d'emplois et d'environnement ou d'appauvrissement et de marginalisation sociale pour les autres. Le DHD se caractérise ainsi par:
-
l'existence
d'une aptitude
des hommes
et des femmes
à opérer
des
choix, et donc à participer à la prise des décisions qui ont une incidence sur leur vie; - l'existence de moyens permettant aux populations de travailler ensemble et d'agir de façon concertée; - une répartition équitable des fruits du développement; - et un système de production efficace et efficient pour les populations présentes et celles à venir. C'est en cela que le DHD est un processus de socialisation du développement, dans ce sens qu'il en élargit la base sociale. Permettez-moi de faire une remarque importante ici pour éviter toute interprétation équivoque. Le DHD, tout en préconisant cette inversion d'approche ne prêche pas du tout le rejet de l'économie libérale. Celle-ci a fait connaître au monde des progrès immenses et autrement plus significatifs et rapides qu'aucune autre période historique par rapport aux précédentes périodes: par exemple le moyen âge par rapport à l'Antiquité, la Renaissance par rapport au 271
moyen âge, etc. De ce fait certains des progrès ont contribué d'une manière ou d'une autre à l'amélioration de la qualité de vie de l'humanité. Mais celle-ci est apparue comme résultante de la poursuite d'un autre objectif. L'inversion de la perspective dans le DHD consiste simplement, (i) à montrer les limites de l'approche conventionnelle et notamment le fait que le développement des sociétés n'est pas réductible au développement de l'économie libérale, (ii) à s'inscrire en faux contre l'affirmation voilée ou ouverte de l'approche conventionnelle que le développement est capitaliste et occidental, et surtout (iii) à changer de paradigme de développement en faisant du paradigme de l'approche conventionnelle plutôt un des moyens de réalisation du nouveau paradigme. Ce retour à Aristote est aussi un retour à E. Kant d'une certaine manière. Ce dernier disait en effet qu'il faut traiter l'humanité comme l'ultime fin en soi et non comme moyen seulement. Le principe d'universalisme requiert que cette conception soit d'application à toutes les personnes humaines sans distinction de race, classe sociale, sexe, nationalité ni génération. Même si elles sont aussi moyens de production, ce n'est pas ce qui est primordial en elles, c'est plutôt et avant tout leur personnalité humaine qui prime (S. Anand et A.K. Sen, 1994). Tels sont la petite histoire, le contenu et l'apport du concept de DHD. Mais en le lançant, le PNUD ne prétend pas clore le débat. Bien au contraire il propose simplement une autre approche autrement plus riche, et ouvre une autre perspective autrement plus stimulante aussi bien à l'analyse théorique qu'aux politiques de développement. Il est une invitation à un dialogue sur le développement fondé sur d'autres canons et paradigmes. Les réunions, conférences et publications comme celle-ci font partie de cette invitation. Je m'aligne bien dans cette approche et les luttes des pays africains pour le continent du XXlème siècle devraient être orientées vers la concrétisation de cet autre paradigme de développement. Mais l'approche conventionnelle, celle du SMD, est encore toute puissante. Elle domine et reste omniprésente dans la presse, les amphithéâtres, les travaux de recherche, les programmes de coopération, etc. et bénéficie de l'appui financier, politique et moral des puissantes institutions bilatérales et multilatérales. Bien que se faisant de plus en plus entendre, l'approche qu'implique ce concept de développement humain est encore relativement marginale, et pour éviter sa récupération et son instrumentalisation au service de l'approche conventionnelle soutenue par le SMD, il faut qu'elle crée des courants de pensée à même d'influencer les politiques de développement.
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3. Les implications du paradigme Renforcer les capacités des populations à saisir les opportunités et choix qui se présentent à eux pour améliorer leurs conditions de vie requiert qu'on investisse dans la santé, la nutrition et surtout dans leur éducation. Cette exigence est non seulement importante en elle-même de par le contenu du concept, mais elle est aussi importante du point de vue instrumental, car elle augmente et renforce leur capital humain, leur productivité et leur habilité à générer encore de revenus élevés dans le présent et le futur. Investir dans les services sociaux de base ou dans le développement social en général et en particulier dans le développement des ressources humaines devient ainsi une des implications majeures de cette approche. Mais les capacités individuelles ne peuvent être pleinement opérationnelles et porter le maximum de fruits aux individus dans leur quête d'une vie humaine meilleure, qu'en fonction de l'appui institutionnel que la société leur offre. Les institutions sociales comprennent une vaste gamme qui couvre aussi bien la famille, le système d'éducation et de santé, que les diverses formes et modes d'organisation de la société civile par exemple. C'est de la complémentarité active entre les capacités des individus et l'appui des institutions sociales que dépend le succès des réalisations, d~s
opportunités et des choix.'
.
La deuxième catégorie d'implications veut que si le marché joue et devrait continuer à jouer un rôle important pans la création des richesses - et il l'a montré historiquement -, l'Etat ne peut pas être réduit simplement au rôle de garant du plein jeu du marché sans préoccupation ni responsabilité significatives dans l'amélioration de la qualité de vie humaine de ses populations. De même, la société civile n'est plus seulement un ensemble de consommateurs, mais un acteur actif dont le rôle politique, économique, social et culturel fait partie de l'équation du développement humain durable. Dès lors les questions de gouvernance, c'est-à-dire de gestion des affaires publiques ou de la cité, avec ce que cela implique en termes de cadre politique, social, économique et culturel global, de pouvoir et de capacité participative des populations aux tâches de développement et de leur appropriation de ce processus, les questions de démocratisation et de droits de l'homme - le droit à une meilleure qualité de vie n'est-il pas un des droits les plus légitimes des populations -, toutes ces questions font partie intégrante du DHD. C'est dire que d'autres ratiopalités et notamment celle du bienêtre individuel et global dont l'Etat est responsable, et celle de sujet et acteur de développement qui incombent à la société civile sont 273
au centre d'un autre partenariat, à la différence de la rationalité de maximisation du profit, de la croissance et de la production de richesses qui sont la prédilection du marché. La troisième catégorie d'implications concerne les informations, valeurs et indicateurs de référence aussi bien pour l'analyse que pour la formulation et la mise en œuvre des polItiques de développement. Des discussions importantes ont eu lieu et continuent encore entre spécialistes (économistes, anthropologues, sociologues, philosophes et autres juristes), individuellement ou en tant que représentants des institutions, sur les valeurs et indicateurs qu'il faut privilégier pour apprécier le progrès économique et social et donc le développement d'une société. Le DHD privilégie les variables qui sont directement liées à la qualité des vies humaines, les distinguant des autres variables qui ont aussi leur valeur certes, mais qui ont plutôt une valeur instrumentale comme moyens pour atteindre d'autres objectifs ultimes. Il est donc utile de distinguer les caractéristiques qui sont intrinsèquement valables en ellesmêmes (la qualité de la vie qu'un peuple peut mener), de celles des valeurs qui sont recherchées pour autre chose (la richesse et le revenu par exemple). Si la production de richesses et la croissance économique sont importantes, elles ne le sont que comme moyens pour d'autres fins. Elles ne peuvent donc pas en termes de valeurs et indicateurs de référence prendre la place de ces fins. Car ce qui est crucial pour la problématique du développement humain, c'est ce qu'on fait de la richesse et du bénéfice de la croissance pour élargir et diversifier le champ des possibles pour les populations. Et de fait la lecture du progrès des pays par l'appréhension de la qualité de vie des populations que préconise l'approche DHD montre précisément, que ce ne sont pas nécessairement les pays à haut revenu par habitant - valeur et indicateur que privilégie l'approche conventionnelle -, qui ont les meilleures performances en termes de développement humain. Enfin l'autre implication, liée aux précédentes, concerne la place de ce qu'on peut appeler la "dimension socio-institutionnelle du capital social" dans cette approche. Si l'approche conventionnelle privilégie le rôle du capital physique dans la croissance, le DHD tout en insistant sur le rôle des autres formes de capital naturel, humain et institutionnel- qu'il faut aussi renforcer, met à l'avant-plan une autre dimension liée à la structure des relations entre acteurs, comme formes volontaires de régulation sociale, comme engagement moral qui soude une société et en constitue le substrat social au nom duquel la collectivité fait des décisions, et au nom duquel les acteurs entrent en interaction dans l'intérêt de la communauté. Cette dimension du capital social assure l'interaction 274
aussi bien intra-génération qu'inter-génération, et elle se réfère notamment aux traditions et à la culture, c'est-à-dire aux valeurs identitaires qui régentent les rapports des membres de la société entre eux et avec la nature, et aussi entre eux et les générations passées et à venir, et qui permettent ainsi d'enraciner la dynamique du DHD dans une socIété. C'est en cela que la culture, en tant que mode d'appréhension et d'utilisation des valeurs d'usage et des valeurs marchandes dans une société, revêt toute son importance dans la dynamique du développement humain. Elle n'est pas un secteur à côté d'autres et qu'on "valoriserait" ou "développerait" pour les besoins de tourisme ou de conservation muséologique. Elle est le système de valeurs de référence par lequel on appréhende les transformations économiques et sociales impliquées par le développement humain, et de ce fait, elle est le mode ou le filtre de leur intégration dans la dynamique de la société. Sans cette dialectique, les apparences du développement resteront apparences, c'est-à-dire du vernis sur un socle culturel tout à fait différent. Il n'y a pas pour l'Afrique, de développement en apparence, mais le besoin d'une intégration des progrès humains dans le monde et le système de valeurs culturelles africaines. Je dois donc dire à ce niveau qu'un conflit de systèmes de valeurs peut exister, et souvent il apparaît effectivement, entre deux paradigmes de développement, mais cela ne veut pas dire que l'Afrique a des valeurs culturelles qui la poussent à refuser le développement, parce que ce dernier n'est pas synonyme de l'occidentalisation. Comme on peut s'en rendre compte, sans le capital social, en particulier dans sa dimension socio-institutionnelle, les autres formes de capital: physique, humain, institutionnel ou environnemental ne peuvent être maintenues ni utilisées proprement. L'expérience africaine en témoigne d'ailleurs quotidiennement. La littérature conventionnelle prêchant surtout pour le douteux rattrapage du Nord par l'imitation des pratiques institutionnalisées dans les pays industrialisés, a accordé peu d'attention à cette forme de capital, comme si l'environnement socio-institutionnel et le contexte historique du développement étaient les mêmes. Tel est le contenu et tel est le contour d'un paradi~me alternatif de développement pour lequel l'Afrique du procham siècle doit lutter. On ne le répétera jamais assez: il n'y a pas de pensée unique en matière de voie de développement. Après quarante ans de développement assisté conformément au paradigme conventionnel, il est plus que temps que l'Afrique s'imagine et conçoive d'autres voies de développement, et qu'elle lutte pour se faire entendre, et faire accepter son droit légitime à le faire. 275
Les progrès de cette approche alternative peuvent être appréhendés et même mesurés conformément au système de valeurs de ce paradigme. Les rapports du PNUD proposent des indicateurs composites à partir des valeurs considérées comme fondamentales du point de vue du développement humain dans toute société: mener une vie longue et en bonne santé, acquérir une instruction et des connaissances de base, et avoir accès aux ressources nécessaires à un niveau de vie décent. Certes l'appréhension du développement humain et des progrès dans ce domaine va au-delà de l'utilité d'un indicateur composite comme l'Indicateur du Développement Humain (IDH) dont la base est relativement étroite du fait d'être limité à trois composantes, même si elles reflètent trois opportunités fondamentales dans une société. C'est pourquoi il faut tenir compte d'autres informations, facettes qualitatives et instruments de mesure existants ou à développer, dans la perspective d'une autre échelle de valeurs pour l'appréhension de la qualité de la vie et du bien-être des populations africaines au prochain siècle. Il appartient donc aux Africains eux-mêmes: décideurs gouvernementaux et privés, chercheurs, analystes et enseignants, acteurs du développement à différents niveaux ou d'autres personnes qui partagent l'approche de cet autre paradigme de développement, de contribuer à l'enrichissement de son approche, des stratégies ou programmes de sa mise en œuvre, et donc de ses instruments de mesure. Il appartient aux Africains d'en être les fervents avocats y compris devant les partenaires de développement pourtant puissants représentants et défenseurs acharnés de l'approche conventionnelle, c'est-à-dire du paradigme de tout marché. En 1994, l'Assemblée Générale des Nations Unies, en application d'une résolution prise un an auparavant, organisait des journées de discussions ou réflexions appelées ''Auditions mondiales sur le développement". Ces journées partaient du constat que le développement était en danger de disparaître de l'ordre du jour planétaire depuis la fin de la guerre froide. L'approche conventionnelle soutenue notamment par le SMD parle plus du commerce et des affaires que du développement. Le souci était non pas seulement de remettre la question du développement à l'ordre du jour mondial, mais aussi de forger un consensus sur une vision du développement qui privilégie la croissance et le développement au service des populations et non l'inverse. Le président de l'Assemblée Générale d'alors exprimait la préoccupation des Nations Unies en insistant sur le besoin d'un développement qui mette au premier plan les possibilités individuelles en matière d'éducation, de santé, de choix d'emploi 276
pour la réalisation du potentiel humain, et qui doit se traduire par de meilleures conditions de vie pour les individus. Les auditions mondiales étaient à la recherche d'idées novatrices ou neuves pour faire avancer une nouvelle campagne vers une stratégie de développement pour l'an 2000 et au-delà. L'invitation était faite à toutes les personnes et institutions intéressées et à même d'y apporter une contribution. Cette invitation reste toujours d'actualité. Mais cet appel s'adresse surtout aux pays et aux populations les plus concernés, et parmi eux les Africains, afin qu'ils mobilisent les forces conceptuelles et opérationnelles en faveur d'un autre développement. Car le développement des pays du Sud dépend avant tout de leurs propres efforts et il est de leur responsabilité. Cette responsabilité est donc double: à la fois conceptuelle et opérationnelle. La mise en œuvre d'un autre modèle ou d'une autre approche de développement ne peut se faire qu'en rapport, ou avec l'éclairage d'un autre cadre conceptuel que les analystes, les praticiens et les décideurs, ont la responsabilité de développer en Afrique. Cela fait partie de la lutte pour une autre Afnque du XXlème siècle.
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CHAPITRE VIII: ET AVEC QUELLE STRATÉGIE? Le XXIème siècle n'arrive pas que pour l'Afrique, il arrive pour tous les continents, pour les grands ensembles régionaux et pour toutes les firmes transnationales. Chacune de ces entités s'y prépare et élabore sa stratégie de J11anièreconséquente. Le Consensus de Washington et le Forum Economique Mondial de Davos notamment font partie de cette logique. C'est que le SMD n'y échappe pas, il prépare aussi le XXIème siècle. Par ailleurs, la réalité de la mondialisation est là, et même si elle n'était pas inévitable, elle est historiquement présente et il faut faire avec. Nous avons vu que dans sa forme néo-libérale dominante, elle est un double processus de polarisation et d'intégration économique, politique et même sociale et culturelle. Mais elle est aussi et de ce fait un processus d'attelage et de mise au pas de l'Afrique à une dynamique dont elle ne tire pas grand profit en termes de progrès économique et social, donc de développement humain. Nous avons vu aussi que la mondialisation amène avec elle un autre processus, celui de lutte et de compétition entre puissants du SMD autour des enjeux des marchés, des technologies de communication, des ressources de la nature et de l'environnement en général, de l'électronique et de l'espace, dans lesquels l'Afrique n'a presque pas de mot à dire. Comme on dit, quand les éléphants du SMD se battent, et il arrive qu'ils se battent, c'est l'herbe africaine qui en pâtit. Dans ce contexte, y a-t-il quelque chose, une stratégie quelconque pour l'Afrique de demain? Faudrait-il lutter pour détruire le SMD ou simplement se soumettre entièrement aux lois de fonctionnement de sa machine, sous prétexte que c'est la seule voie de salut? L'Afrique n'a pas les moyens de la première option stratégique, et ce serait une ignorance coupable de la réalité des choses. La deuxième option est catastrophique pour le continent et l'expérience des quarante ans de développement le montre, malgré les chansons et sermons répétés du SMD. 279
Entre les deux extrêmes, il y a sans doute un chemin possible de construction d'une autre voie de développement et d'un autre partenariat, pour un rôle plus porteur en terme de développement humain, et une place significative pour l'Afrique de demain sur l'échiquier mondial. En fait n'est-ce pas ce que la Chine essaie de faire, avec sans doute les moyens à sa disposition? De ce fait, la définition de la place de l'Afrique et des objectifs de son développement au XXIème siècle doivent tenir compte non pas seulement des ambitions et objectifs de développement humain du continent, mais aussi de la volonté politique et des politiques économiques des principaux partenaires de l'Afrique, qui marquent l'évolution de l'économie mondiale. En effet, les pays et à travers eux les continents sont en train de se positionner en vue du rôle qu'ils entendent jouer sur l'échiquier international au siècle prochain. La préparation du développement à long terme de l'Afrique doit donc tenir compte du devenir de l'Europe, principal partenaire économique du continent, de l'Amérique et en particulier de l'Amérique du Nord, mais aussi de l'Amérique du Sud et de l'Asie, tel que ce devenir se dessine aujourd'hui au travers des redéploiements en cours. En d'autres termes, dans l'interdépendance à la fois inévitable et indispensable des continents au prochain siècle, il faudra convenir du rôle de l'Afrique, un rôle de développement et non d'appendice de l'économie mondiale. Par ailleurs c'est le contenu de ce développement qui peut indiquer ou guider le choix des stratégies et autres instruments politiques appropriés. C'est pourquoi il faut préciser les objectifs et les enjeux du développement humain pour l'Afrique de demain, avant de donner les grandes lignes de la stratégie de construction d'une telle voie de développement dans le contexte de la transition vers le XXIème siècle.
1. Quel développement humain pour l'Afrique de demain? Les grandes lignes et le contenu général de ce paradigme ont été analysés au chapitre précédent. Il s'agit maintenant d'en préciser les objectifs et les enjeux pour l'Afrique avant de formuler les axes d'une stratégie de développement humain pour le prochain siècle. Les objectifs Compte tenu des caractéristiques économiques et socio-politiques du modèle actuel du développement en Afrique, les efforts pour l'Afrique du XXlème siècle doivent viser non pas seulement la sortie de la crise actuelle, mais plutôt poser les fondements d'un autre modèle de développement économique et social endogénéisé, c'est-à-
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dire basé sur une fonction d'accumulation interne consciente solide, et sur un élargissement de la base sociale du développement. Il s'agit là de deux principes-guides pour la défmition du développement humain de l'Afrique au XXlème siècle. L'internalisation de la base d'accumulation signifie, que la fonction principale se réalise sur le marché national, sous-régional ou régional, et que les secteurs bases de l'accumulation sont en rapport non pas d'extorsion de valeurs, mais d'échange de surplus avec les autres secteurs en vue d'assurer un développement soutenu. L'élargissement de la base sociale du développement signifie, non pas seulement l'établissement des mpports d'accumulation consciente, c'est-à-dire d'échanges de surplus entre les différentes composantes de la population au travers des secteurs économiques et sociaux qu'elles représentent, mais surtout leur pleine participation au processus du développement, aussi bien dans sa dimension économique que sociale et politique pour leur plein épanouissement. Mais ceci implique qu'un troisième principe, bien préalable et d'exigence permanente soit suivi et respecté: c'est celui de la paix et de la sécurité physique et politique des populations et des pays en Afrique. Basés sur ces principes, les objectifs du développement du continent au prochain siècle sont les suivants: La construction de la paix et de la stabilité politique Avec huit millions de réfugiés, l'Afrique est le continent le plus affecté par les conflits armés, d'origine interne pour leur majorité, mais avec quelques cas d'origines externes. Les effets dévastateurs de ces conflits sur le développement humain sur le continent sont innombrables. Ils affectent la vie économique, le progrès et le bienêtre social, ainsi que l'environnement, et mettent en danger le devenir des peuples, des pays et des régions entières en Afrique. La mondialisation du crime a sans doute sa part de responsabilité, mais c'est qu'elle a exploité des faiblesses et des ambitions internes. Par ailleurs les récents événements en Europe Centrale, notamment en Bosnie et au Kosovo ont montré que pour les puissants de ce monde, moins d'un million d'habitants en Europe, pesaient de loin plus que des dizaines de millions d'Africains. Jamais une mobilisation semblable n'a vu le jour pour mmener la paix en Affique. C'est dire que les Africains doivent prendre sérieusement cette question en mains et se mettre à la tâche de prévention, de gestion et de résolution des conflits qui les affectent, que ceux-ci soient internes ou externes. La paix et la stabilité politique en Affique sont à la fois objectif premier et enjeu stratégique incontournable pour le continent d'aujourd'hui et de demain. Aucun autre objectif de développement humain durable en Affique ne peut être raisonnablement envisagé, et encore moins réalisé sans le préalable de la paix et de la stabilité 281
politiques. Car comme dit plus haut, le processus politique de développement est premier alors que le processus technique, bien qu'important, est second. Une croissance économique auto-entretenue et endogène Une telle croissance repose sur des ressorts internes qui sont des secteurs tournés vers les marchés locaux et/ou régionaux. Ce qui exige d'une part, la transformation et la réorientation profonde des structures de production (dans l'agriculture, l'industrie, les mines, les infrastructures économiques et sociales), de celles de consommation, et enfin des capacités humaines et institutionnelles en Afrique. Ce qui exige d'autre part, que les pays africains soient toujours capables d'identifier et de privilégier dans leurs politiques de développement, les secteurs porteurs de la croissance à chaque étape historique du processus du développement, compte tenu de l'évolution économique et sociale dans le monde, et en particulier du processus de mondialisation. Il ne s'agit certes pas de prôner ici une voie de développement autarcique africaine. L'interdépendance est inévitable et indispensable. Mais il n'y a interdépendance que s'il y a un certain degré d'autonomie. L'Afrique du XXIème siècle ne peut plus compter sur l'avantage comparatif des matières premières que la technologie moderne remplace de plus en plus, ni continuer à être simplement consommatrice d'une technologie et des biens et services venus d'autres continents, et qu'elle sera de moins en moins capable de payer. Et elle ne peut pas non plus se condamner à une sousutilisation de ses propres ressources naturelles et humaines. Sans abandonner la fonction d'exportation, l'Afrique doit parvenir à la maîtrise de cette dernière dans l'optique du renforcement de l'endogénéité et de la socialisation de son développement. L'amélioration du bien être des populations et la lutte contre la pauvreté. Le degré de pauvreté réelle en Afrique, dans l'entendement que le Rapport Mondial sur le Développement Humain lui donne, est beaucoup plus élevé et plus profond que ne le laisse entendre les moyennes nationales de PNB par habitant. Par ailleurs l'Afrique est le seul continent pour lequel la pauvreté s'annonce grandissante pour le siècle prochain. C'est pourquoi l'exigence de l'équité dans la croissance en Afrique n'est pas une simple préoccupation de charité ou de mouvement démocratique à la mode. C'est le contenu et l'essence même du développement humain durable, c'est-à-dire sa finalité ultime. Les transformations qu'il exige portent non pas seulement sur l'internalisation économique du développement, mais aussi sur les 282
structures socio-politiques correspondantes. Le drapeau du nouveau modèle de développement ne peut plus être porté par le même type de complicité socio-politique que celui du modèle actuel. La lutte pour la qualité de la vie des populations en dépend. C'est à ce titre que la couverture des besoins économiques, physiques (alimentation, habillement, logement...) et sociaux (éducation, santé et nutrition, eau potable et assainissement, emploi) de base peut être assurée à la majorité de la population. Ce faisant, il faut en même temps réussir l'élargissement de la base sociale du développement. Ce qui signifie d'une part que la croissance soutenue doit être l'affaire de tous, communautés de base et directions administratives ou politiques, monde rural et urbain, État et opérateurs privés. Chaque catégorie doit être partie prenante et se sentir concernée. Ce qui signifie d'autre part que la société met en place des mécanismes de libération de la pensée et de la parole, de suppression des obstacles et autres facteurs de paralysie de la créativité des individus et des communautés, et de décentralisation économique et politique. Les enjeux La mise en œuvre d'un tel processus de développement passe toujours par le relèvement de certains défis qui pèsent sur ce type de dynamique, mais qui constituent aussi des victoires que l'Afrique doit remporter sur elle-même. Ce sont les enjeux à long terme du développement du continent. Parmi eux on peut citer les principaux suivants: Une croissance démographique vertigineuse La croissance démographique de l'Afrique - qui se situe à quelque 3% par an y compris pour les premières décennies du siècle prochain -, est une voie à double sens. Dans son sens aller, elle est porteuse de progrès économique et social, car par définition la croissance de la population est une exigence pour le développement, et elle est synonyme d'augmentation de bras pour la production et d'élargissement du marché pour les producteurs, indépendamment de leur qualité. Dans son sens retour, elle constitue un frein à l'augmentation de la part de chacun si la croissance économique n'est pas plus élevée, car elle augmente les bouches à nourrir et mobilise de ce fait une partie de l'énergie de la société qui devrait être consacrée aux autres tâches de production. Par ailleurs elle représente dans les conditions actuelles de pauvreté, une menace pour l'environnement, et accélère la croissance urbaine avec sa cohorte de problèmes sociaux et d'exigences en investissements. Mais toute médaille a son revers et il faut éviter de ne voir que le retour de la voie. La densité démographique de l'Afrique même par 283
superficie de terre arable n'inspire aucune inquiétude par rapport aux autres continents. C'est pourquoi ce serait une erreur de généraliser pour le continent un raisonnement de type statique: "la croissance en Afrique n'atteindra jamais X%, donc la part de chacun va diminuer parce que la population croît de Y%. En conséquence au lieu de jouer sur la croissance de la production et les autres variables du développement, il faut plutôt procéder à la réduction de la population par les différentes techniques de contrôle des naissances ou autres moyens similaires." Il est vrai comme dit plus haut que le SMD a peur de l'augmentation des pauvres en Afrique et il a raison. Mais l'Afrique non plus ne doit pas continuer à en produire davantage. L'enjeu pour l'AtTique, c'est de trouver et gérer l'équilibre nécessaire entre l'exigence pour le développement que lui impose la croissance démographique, et la maîtrise de l'accroissement de la pauvreté ou mieux l'élimination de cette dernière, et ce, à chaque phase de son développement. Car si la croissance démographique est une exigence de développement, le développement lui, est porteur de contrôle sinon de limitation des naissances. II n'y a donc pas de généralisation abusive à faire, mais il faut plutôt examiner attentivement dans chaque pays et surtout dans chaque sous-région, les voies et moyens de maîtriser cet équilibre. Sinon au rythme où vont les tendances de croissance de ces deux variables, l'Afrique est réellement menacée de famine et de misère généralisée. D'où la nécessité pour chaque pays, de se défmir une politique et des programmes conséquents en matière de population, et d'en assurer l'exécution en vue de respecter l'équilibre et d'éviter tout dérapage dangereux. La bonne gouvernance et la démocratisation de la société Une des leçons majeures à tirer de l'évolution de la situation socio-économique en Afrique, corroborée d'ailleurs par celle des pays de l'Est européen et aussi sur d'autres continents, est que la "bonne gouvernance" et la démocratisation de la société sont non seulement une exigence du développement, mais qu'elles en font partie intégrante. La socialisation de la base du développement ne peut se comprendre autrement. Comme expliqué au chapitre V, je distingue ici le processus actuellement en cours en AtTique dont l'essence est plutôt ce que j'appelle "la gouvernance et la démocratisation de l'ajustement," et le processus de "socialisation du développement," utopique sans doute pour certains, mais que je considère alors comme l'essence de la démocratisation de la société dont il est question ici. Si les deux processus peuvent avoir des ressemblances, ils sont cependant bien différents. Dans le premier cas, l'acceptation plus apparente que réelle du pluralisme politique, syndical et médiatique est plutôt de l'adaptation ou de l'uniformisation des systèmes socia284
politiques à la mondialisation de l'économie. La logique est ceUe du maintien et de la consolidation du modèle actuel de développement, axé sur l'intégration dans les échanges mondiaux dont on ne conteste ni la nature ni les formes. Le pluralisme tel qu'il s'implante dans beaucoup de pays afticains aujourd'hui, semble être destiné à donner à certains l'occasion de se défouler, et aux. autres l'illusion de participer au processus de prise de décisions de politique économique et sociale, et donc de se sentir engagés et aux dirigeants la légitimité qu'ils veulent avoir. Dans le deuxième cas, la logique du processus donne priorité aux intérêts de la collectivité nationale ou sous-régionale, impliquant une soumission des rapports avec l'extérieur aux priorités nationales ou sous-régionales, le dialogue social collectif et permanent entre les principaux intérêts des groupes composant la collectivité, et surtout la responsabilité du pouvoir à tous les niveaux vis-à-vis de lui-même et de ses mandants (PNUD, 1991). La notion de "gouvernance", avec ce qu'eUe implique dans la nature et l'organisation du pouvoir politique et de ses institutions, la qualité et le rôle de ses instruments, ainsi que la nature et le mode de fonctionnement des relations de partenariat entre les sociétés politique et civile, doit être comprise et mise en œuvre dans ce deuxième sens et non dans le premier tel que prôné comme nouvelle recette du SMD. La science et la technologie Le développement repose sur le savoir et le savoir-faire, ainsi que sur les progrès réalisés dans ce domaine. C'est en cela que la maîtrise de la science et de la technologie constituent une clef pour le développement à long terme de l'Afrique. La science et la technologie ne sont pas un luxe pour le continent. Elles ont un rôle décisif à jouer pour l'Afiique de demain, en tant qu'instrument indispensable et levain dans tout processus de développement. L'endogénéisation de la dynamique du développement passe par celle de la science et de la technologie. Il s'agit pour l'Aftique non pas seulement de se tenir informée des progrès scientifiques et technologiques réalisés ailleurs, mais surtout de maîtriser la connaissance de ses propres problèmes de développement. Mais il s'agit aussi pour l'Aftique, de mettre régulièrement au point des instruments techniques adaptés à cet égard, et de savoir s'investir de manière stratégique dans les technologies du futur pour la solution de ces problèmes à chaque étape du processus de développement. C'est ici qu'apparaît l'étemel problème de la division internationale du travail qu'il ne serait ni utile, ni réaliste d'ignorer ou oublier. En effet, l'Afrique ne peut assurer son développement en restant maintenue dans un rôle qui la rend de plus en plus receveur et de moins en moins donneur de quelque chose d'indispensable, qui fait 285
d'elle réellement un partenaire des autres continents. Et l'Afrique ne peut jouer un tel rôle, ou se fi'ayer un chemin vers ce rôle, que si elle s'investit dans le développement de la science et de la technologie. Il ne s'agit certes pas de demander simplement aux partenaires industrialisés de l'Afrique de lui réserver une place ou une fi'action déterminée des activités économiques "développantes" ou considérées comme telles. Le continent doit plutôt déployer des efforts pour s'assurer une place de partenaire et non d'enfant porté au siècle prochain. Ce qui implique que l'Afrique développe son génie créateur, pour s'affirmer comme donneur et partenaire indispensables, par la valorisation de ses nombreuses et diverses capacités naturelles et humaines. D'où la nécessité pour l'Afi'ique de s'assurer des secteurs ou champs de compétitivité internationale pour le futur, par des initiatives dans des domaines qui sont à sa portée, en termes de produits ou de savoir-faire, aussi bien pour défendre et développer son marché intérieur que pour avoir accès au marché extérieur. L'enjeu de la science et de la technologie est primordiale pour l'Afrique. C'est pourquoi il faut revoir la maigre place que les pays afi'icains dans leur ensemble réservent à la recherche scientifique et technologique. C'est pourquoi l'Afrique doit être capable de lancer des programmes significatifs de promotion de la science et de la technologie au service du développement, soit au niveau national, soit surtout au niveau sous-régional et régional. Bien que l'expérience en cours avec les institutions régionales de recherche technologique de la CEA soit décevante en termes de viabilité et de valorisation nationales ou régionales de leurs produits (cas du Centre Régional Africain de Technologie (CRAT) à Dakar ou de l'African Regional Center for Development Management (ARCEDEM) à Ibadan), il s'agit là d'un domaine où la coopération interafricaine doit se développer à l'avenir. L'environnement Une des batailles qu'il faut engager et gagner est celle de la gestion maîtrisée de l'environnement. Il s'agit d'assurer la protection de l'environnement et de la régénération des ressources naturelles pour les générations actuelles et futures. L'Afrique est immensément riche d'une faune et d'une flore exceptionnelles qui en font une réserve pour l'Humanité. Les ressources naturelles de l'environnement sont à l'Afrique ce que la forêt est aux peuples chasseurs, la rivière aux peuples pêcheurs et le grenier aux peuples agriculteurs. Les détruire ou les laisser détruire revient à détruire et le cadre de vie des peuples africains, et la base première de tout effort de développement qui se veut durable sur ce continent. Cependant, l'accroissement démographique dans la pauvreté est une menace pour l'environnement. Car la destruction de 286
l'environnement n'est pas seulement un problème d'ignorance ou d'imprudence, c'est surtout une conséquence de la lutte quotidienne pour la survie. Or l'environnement africain doit être une source inépuisable de la vie, et de la vie de bonne qualité. Et ce n'est pas par la création des parcs et réserves, la mise en œuvre des règlements et autres appareils policiers de protection pour les besoins du tourisme, de la science ou de l'amour de la nature seulement, que l'on peut sauvegarder l'environnement et assurer la vie aux génératiOns futures en Afrique, si les générations actuelles sont complètement démunies et condamnées à surexploiter l'environnement. Mais c'est plutôt en assurant à ces dernières, ou mieux en les engageant dans un processus de croissance soutenue et équitable, que le discours sur la protection de l'environnement peut réussir. L'Afrique de demain sera nue au propre comme au figuré si une telle croissance n'est pas réussie aujourd'hui. Le domaine de l'environnement est l'un de ceux où l'interdépendance internationale doit être réaffirmée avec force. Car contrairement à la politique de déculpabilisation du SMD qui fait reposer la responsabilité de la détérioration de l'environnement africain sur les seules épaules des Africains, le monde industrialisé partage largement cette responsabilité. Cette dernière apparaît aussi bien dans l'exploitation de type pillage qu'il fait des ressources naturelles du sol et du sous-sol en Afrique, dans la tendance à faire de l'Afrique une poubelle internationale, que dans la pollution et les autres perturbations qu'il cause à l'environnement, tant sur le territoire des pays industrialisés eux-mêmes que sur celui des pays africains. Faut-il rappeler ici que dans la compétition pour le contrôle des ressources de la nature, l'environnement reste un des secteurs clés du devenir du monde au XXIème siècle, et qu'en conséquence l'Afrique qui en est si bien pourvue, devrait avoir la maîtrise de la gestion de cet enjeu du développement.
2. Esquisse d'une stratégie de développement pour le XXIème siècle Atteindre au siècle prochain le développement humain dont le contour et le contenu sont ainsi définis, et en maîtriser les enjeux, est la question de base de toute stratégie autonome. La présente section va en présenter les éléments, discuter de ses moyens et en examiner le mode de gestion. Les éléments composants Les éléments transversaux de la stratégie. (i) Une insertion maîtrisée dans le processus de mondialisation. La préoccupation stratégique de base à cet égard consiste à établir
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et conserver une certaine autonomie dans le partenariat avec le Nord, y compris les institutions et les entreprises multinationales par le truchement desquelles le Nord exerce sa domination sur le Sud en général. Il s'agit de construire cette autonomie, en particulier en matière de contrôle du secteur et des flux financiers d'une part, et de l'autre, dans la transformation des structures économiques et sociales nationales, notamment par les mécanismes de coopération régionale, de contrôle du commerce extérieur et des mouvements des capitaux, et cela en minimisant les effets négatifs des facteurs extérieurs. Les axes prioritaires d'une telle stratégie comprennent (W. Bello,
1999)notamment: . le besoin de fonder la croissance économique essentiellement sur
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les ressources et les investissements internes; -la nécessité de fonder les politiques de croissance non sur les secteurs d'exportation vers des marchés mondiaux si instables, mais plutôt sur les secteurs orientés vers les marchés intérieur et régional; -l'objectif de croissance certes, mais surtout d'équité et de pérennité, bref du développement humain durable pour les populations du continent, comme paradigme de base qui dicte les choix des politiques d'insertion dans la mondialisation, et l'ordre prioritaire des séquences de cette insertion. Bello appelle cela un "modèle de démondialisation limitée", ou plutôt de déconnexion limitée de la mondialisation. (ii) Une gestion publique saine et efficiente Le développement est un processus daJ)s lequel public et privé sont partenaires. Mais dans la mesure où l'Etat est responsable aussi bien de l'orientation de la société que du cadre des activités de développement, sa propre gestion est d'une importance particulière pour ces activités. ~i l'efficience du privé est essentiellement fmancière, celle de l'Etat, tout en étant essentiellement sociale, ne devrait pas inutilement porter préjudice à la première. ,
Dans cet ordre d'idées, deux principes peuvent guider l'action de
l'Etat au niveau technique: un minimum de discipline de l'entreprise privée dans le secteur public, et l'instauration d'une administration de développement (à la fois partenaire et guide de l'administré) et non essentiellement de police politique, économique, fiscale ou juridique comme aujourd'hui. Au-delà de ces deux principes, cet élément de la stratégie couvre trois composantes: le rapport public/privé qui a une portée politique, l'accroissement de la production et de la productivité, et l'allocation des ressources. En ce qui concerne la première composante, il faut noter d'abord que le développement d'un pays ou d'un continent n'est pas réductible au développement des affaires dans ce pays ou ce continent: les deux sont souvent en conflit sur nombre de paramètres importants du
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développement économique et social. Par ailleurs, le développement est d'essence politique, et il a une connotation volontariste qu'il serait erroné de perdre de vue, pour en faire simplement une résultante du marché. C'est pourquoi il ne peut être question de généralisation abusive du principe du tout marché comme voie unique de développement sûr et durable. Le marché a d'ailleurs prouvé le contraire. C'est dire qu'il faut être à l'écoute du marché sans nécessairement le suivre à la lettre. L'exemple d'une croissance soutenue, avec un taux supérieur à 10% que la Chine réalise depuis plusieurs années consécutives, en maintenant son orientation d'économie de marché socialiste, devrait pouvoir inspirer nombre de décideurs en Afiique. Et aucun puissant du Nord n'ira imposer des programmes d'ajustement à la Chine même s'il veut prêter de l'argent à ce pays. Il n'y a pas de raison de penser qu'une Afrique unie ne puiss~ pas avoir les mêmes performances. L'Etat est en effet garant de l'intérêt général et de ce fait responsable du cadre de développement économique et social d'un pays. Le privé ou le marché ne sont pas porteurs de développement par vocation, mais y concourent dans certaines conditions. Dans d'autres ils sont créateurs de,pauvreté, de chômage, de sans logis, etc. Du reste l'intervention de l'Etat a été déterminante dans la prospérité du privé sur d'autres continents, y compris les nouveaux États industriels de l'Asie aujourd'hui présentés comme modèles. Les formes et modalités de cette intervention (subventions, détaxations, protection...) pour assurer un marché aux privés nationaux et garantir leur promotion, ont varié selon les périodes, m~is il n'y a pas de raison de les interdire systématiquement aux Etats africains. La régulation économique et s9ciale ne devrait pas être laissée aux règles du marché. Du reste c'est l'Etat qui sauve le marché lorsque la folie de fonctionnement de ses r~gles le conduisçnt aux crises. Le slogan "moins l'Etat et mieux l'Etat" devra guider la mise en œuvre de cette stratégie. L'entendement qu'il faut en avoir n'qst pas celle de la théorie conventionnelle et des PAS qui excluent l'Etat de toute activité économique et le limitent à la préparation du terrain et de l'environnement pour que les,entreprises privées fassent de bonnes affaires. L'idée est plutôt que l'Etat devrait limiter ses interventions à quelques secteurs stratégiques pour le développement humain, et promouvoir un partenariat et une compétition de développement avec le secteur privé, les communautés de base, et les autres composantes de la société civile. De plus dans les quelques secteurs ainsi choisis pour son intervention, l'Etat doit être efficace et efficient au sens
social de l'intérêtgénéral.
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Par ailleurs, il est des domaines où seul l'Etat est du moins dans un premier temps capable de réaliser certains investissements et d'y intéresser les privés par après. Les résultats que l'Afrique a atteints au 289
cours des deux premières décennies de développement dans les domaines de l'éducation, de la santé, des infrastructures ~conomiques, ets;. ne pouvaient être possibles sans l'intervention de l'Etat. Du reste, l'Etat colonial avait assumé ces fonctions sans perdre ni dans l:efficience de la gestion, ni dans la promotion du secteur privé. Les Etats africains doivent donc savoir jouer sur les deux tableaux: marché et satisfaction des besoins du développement humain, privé et public, initiatives individuelles et une certaine maîtrise de la marche collective vers le bien-être pour tous. En ce qui concerne la seconde composante - accroissement de la production et de la productivité -, il s'agit de diversifier la production et d'augmenter la capacité productive de l'Afrique en direction de la demande nationale, sous-régionale et régionale. Cet élément de la stratégie implique un renforcement des capacités en ressources hùmaines, un recours à la science et aux techniques les mieux adaptées, mais aussi les plus dynamiques, ainsi qu'une coopération interafricaine dans ces domaines, et la promotion des marchés nationaux et sous-régionaux. La troisième composante - allocation efficiente des ressources -, comprend la création d'un environnement propice à l'investissement et surtout à l'investissement productif par les opérateurs économiques, le relèvement du taux de fonnation brut de capital fixe, et l'orientation de ces investissements au détriment des dépenses improductives. Mais, cela devrait se faire principalement en direction des secteurs productifs ou de soutien à la production, et des secteurs sociaux confonnes à l'objectif de croissance auto-entretenue et équitable. Elle implique de veiller constamment à la rentabilité économique (et pas nécessairement financière) des investissements publics, et à la répartition adéquate des revenus en vue d'une part, de relancer la demande nationale ou régionale, et de l'autre, d'y répondre par des investissements appropriés. (iii) L'intégration des économies africaines au niveau national et sous-régional Le morcellement des économies afTicaines pèse comme une contrainte sur le développement du continent. C'est pourquoi la mise en œuvre du processus de leur intégration est une nécessité pour l'Afrique de demain. Elle comprend l'intégration des marchés sans doute, mais aussi celle des structures de production (ou du moins leur. harmonisation), et celle des infTastructures économiques (réseaux routiers, ferroviaires et électriques, centres de recherche scientifique et technologique) et sociales (Universités et centres d'excellence, centres de santé spécialisés, etc.). Si les pays africains ont fait peu de progrès dans ce domaine en dehors des vœux politiques, c'est d'abord parce qu'il n'y a pas encore de contraintes véritables ainsi ressenties au niveau interne 290
ou externe. Dans un contexte où l'intégration est plutôt portée par les sphères politiques que par les intérêts économiques, il est difficile de faire des progrès rapides et tangibles. Les nationalismes et les bureaucraties se combinant aux jeux des forces externes ont stérilisé les organisations sous-régionales. L'intégration doit être portée par des intérêts économiques solides, par exemple le développement du capital industriel, financier ou commercial, qui se sent de plus en plus à l'étroit dans les limites des frontières locales ou nationales. De ce fait il est porteur et demandeur de l'intégration. Il en est aussi l'agent et l'acteur qui lui donne substance. Les arrangements formels en termes d'organisations institutionnelles, juridiques et autres devraient venir en réponse à cette demande, et ils ont alors plus de chance de réussite rapide. C'est pourquoi le rôle du secteur privé est important sinon fondamental dans le processus d'intégration. Les efforts politiques en Afrique doivent en tenir compte, et développer une planification stratégique de cette intégration. Approfondir aujourd'hui le dialogue et le processus commencé dans le Traité d'Abuja entre pays africains, fait partie de l'exigence de la construction de l'autonomie collective qui est indispensable au développement de l'Afrique de demain. Chaque sous-région devrait donc se définir un programme approprié d'intégration économique à la lumière des objectifs de développement du continent au prochain siècle, du potentiel de la sous-région, de ses opportunités, etc. Des questions à la fois politiques et pratiques à résoudre porteront notamment sur le choix des pôles économiques sous-régionaux et régionaux, l'élaboration des programmes sectoriels sous-régionaux et régionaux d'intégration, la défmition des clés de répartition des coûts des projets sous-régionaux d'intégration, la mise en place des structures d'exécution et des instruments de fmancement, etc. Mais il s'agira aussi et au-dessus de tout cela, de discuter les formes et modalités d'intervention du secteur privé africain dans ce processus, afin qu'il joue pleinement son rôle intégrateur dans la direction tracée par les autorités. Face au processus de mondialisation et de formation de grands ensembles économiques entre pays économiquement puissants, l'Afrique, continent de pays économiquement faibles, n'a pas d'autre choix que d'y répondre par l'accélération de son processus d'intégration économique. Mais il faut éviter de tomber dans le piège tendu par le SMD dans son soutien au processus d'intégration en Afrique. Car ce que le SMD cherche, c'est l'élargissement des marchés sans barrières pour ses investissements et son commerce en Afrique. Investir en Côte d'Ivoire en comptant sur le marché de la CEDEAO profitera plus au capital européen plutôt qu'au jeune capital africain dans les conditions actuelles. 291
(iv) La compétitivité internationale L'économie mondiale, bien qu'en mouvement, est une donnée incontournable pour l'Afrique. Le continent doit pouvoir compter avec elle. C'est pourquoi il ne peut être question ni de se couper du système économique mondial, ni même simplement d'envisager de le faire, et l'Afrique n'en a pas les moyens, dans le contexte de mondialisation en cours. Cependant, l'économie mondiale n'est pas le marché parfait du rêve des classiques, même si le néo-libéralisme triomphant veut le laisser croire. Ses catégories ne peuvent toutes être modèles ou références pour les pays africains parce que l'économie mondiale étant devenue un terrain où les intérêts des différents pays ou des différents continents sont en conflit, ses catégories sont l'expression des rapports de force dans le système économique international. La stratégie pour l'Afrique consisterait plutôt à développer sa capacité d'utilisation de l'économie mondiale en fonction des exigences d'une croissance endogénéisée, durable et équitable. C'est pourquoi l'Afrique doit développer sa capacité créative en vue de passer progressivement du rôle d'exportateur de matières premières brutes que lui assigne le rapport de force actuel, à celui d'exportateur de produits et savoir-faire spécifiques, de l'avantage comparatif dû à la nature, à l'avantage comparatif dû à l'effort et à la créativité. Il est bien entendu que dans ce processus de transition, la nature et le degré d'ouverture des portes et fenêtres sur l'économie mondiale doivent être appréciés à chaque phase. Ce qui est d'ailleurs la pratique même entre économies industrialisées. Cette stratégie exige pour l'Afrique de développer ce qu'on appelle "l'entreprenariat technologique. " Avec le processus de mondialisation, "les progrès technologiques rapides en sciences de l'information, microélectronique, robotique, sciences biomédicales, spaciologie et autres domaines de pointe s'accélèrent et modifient considérablement nos modes de vie. Les marchés de ces technologies connaissent de même une croissance accélérée" (R. Lalkara, 1996, p.27). Mais comment les pays africains peuvent-ils suivre un tel mouvement et prétendre le rattraper quand ils 'sont encore pris dans les méandres de la lutte contre la pauvreté, de la protection de l'environnement, de la croissance économique et de l'accès aux services sociaux de base? Comment le penser quand on sait que la science et la technologie sont cumulatives, et ont donc tendance à se développer plus vite lorsqu'elles s'appuient sur des infrastructures et le savoir existants, en termes d'universités techniques, de laboratoires et centres de recherche, de réseaux techniques, de financements, etc. ? En réalité, ces difficultés soulignent encore plus la nécessité pour l'Afrique de développer l'entreprenariat technologique comme force de la croissance économique, de positionnement dans le processus de 292
mondialisation, et de lutte contre la pauvreté pour un développement humain durable. D'où la nécessité de recherches coopératives entre pays africains, de négociations conjointes de licences, de formation d'entreprises technologiques conjointes, etc. La mondialisation est aussi un processus de changements rapides dans le monde et l'Afrique doit pouvoir développer sa stratégie de maîtrise de son insertion dans ce processus. De ce point de vue, la notion de "produits uniques" (J. Ben-Dak, 1996) peut être une source d'inspiration. Il s'agit de produits obtenus à partir de sources de matières premières "uniques," ou rares et qui sont peut-être assez abondantes en Afrique. Ces produits peuvent aussi l'être du fait des connaissances traditionnelles ou modernes développées en Afrique. Ces produits peuvent couvrir différents secteurs de production: alimentation, pharmacologie, biochimie, etc. Ils peuvent venir de la promotion et l'amélioration de produits existants sur place en Afrique, d'un processus local de recherche-développement, de l'acquisition de nouvelles techniques dans la fabrication ou l'emballage de produits même empruntés ailleurs, mais auxquels la combinaison des inputs locaux permet d'obtenir de nouveaux produits ou de nouvelles présentations. L'Afrique a sans doute un potentiel prometteur des "produits uniques" qu'il faut découvrir et faire valoir notamment par un réexamen de l'utilisation de matériaux abondants et peu onéreux dans les différents secteurs de la vie sociale. Mais comme indiqué au chapitre IV, cela demande un certain niveau d'engagement et d'investissement que peu de pays africains peuvent affionter seuls. (v) La consolidation des capacités humaines et institutionnelles L'Afrique du XXIème siècle doit être capable par elle-même de produire le savoir sur elle et son devenir, de penser la direction de son développement et les voies de sa mise en œuvre, et de se doter des hommes et des femmes, des institutions, et de l'organisation conséquente pour cela. On assiste aujourd'hui au règne de gourous et marabouts de développement. La production du savoir sur l'Afrique, la définition des politiques globales et sectorielles pour sortir de la crise, ou mieux pour développer le continent, la formulation des programmes de coopération, la mise en œuvre des projets de développement, la négociation des financements, tout cela est devenu un terrain fructueux d'un nouveau type de commerce, le commerce du développement en Afrique. Le diagnostic de la maladie du développement en Afrique, la prescription des traitements et des modes de leur administration sont devenus de la responsabilité de ceux qui {>rêtentl'argent à l'Afrique. Il n'y a plus un gouvernement africain qui n'exécute pas un programme de gestion macro-économique ou d'ajustement sectoriel 293
élaboré par les institutions de Bretton Woods ou sur leur inspiration, même dans les domaines où elles n'ont pas l'autorité voulue, ou le mandat statutaire. L'Afrique est devenue agence d'exécution de ses bailleurs de fonds pour les politiques de son développement. Lorsqu'un pays ou tout un continent perd le droit de produire le savoir sur lui-même, de penser le contenu et l'orientation de son développement, et de se définir les stratégies et programmes de mise en œuvre appropriés, du fait de ses faiblesses techniques et financières, il y a peu de chance qu'il ait une place au soleil du XXlème siècle. On ne peut entrer au siècle prochain que comme acteurs et sujets y compris dans le domaine conceptuel, et non en tant qu'objet de la pensée des autres, fussent-ils partenaires au développement. C'est devenu un terrain de lutte cruciale: les politiques des bailleurs de fonds sont celles d'intégration de l'Afrique à la mondialisation dans une position d'appendice du système mondial. L'Afrique doit lutter contre une telle dynamique et se doter des capacités qui lui permettent de formuler ses politiques de développement, de les défendre, et de chercher les moyens de leur mise en œuvre, avec un certain degré d'autonomie, au lieu de se contenter des politiques qui peuvent avoir l'approbation et le financement de ses bailleurs du Nord. Cette capacité comprend non pas seulement celle des ressources humaines et institutionnelles, mais aussi le renforcement des mécanismes de leur fonctionnement efficace et efficient, l'organisation des rapports fonctionnels, la rétention de ces capacités et, au-dessus de tout ce dispositif technique, la capacité de la direction politique de développement. Les éléments sectoriels Les études montrent que notre continent est le seul où la pauvreté ira grandissante et que bientôt, un pauvre sur trois dans le monde sera africain. Pour renverser une telle tendance, l'Afrique du prochain siècle doit être capable de nourrir son monde, de l'habiller, de le loger, de le soigner et de l'éduquer. Il faut donc des stratégies sectorielles conséquentes. Deux principes peuvent guider la formulation et la mise en œuvre des stratégies sectorielles. D'abord le choix des secteurs bases de la croissance économique et les mécanismes de transfert de surplus pour le développement des autres secteurs dans le modèle d'accumulation qui est défini. C'est ici le lieu de s'assurer non pas seulement des chances de croissance économique durable, mais aussi de sa distribution équitable au profit d'un développement humain durable. D'où le deuxième principe, la satisfaction des besoins économiques et sociaux de base, et donc l'amélioration de l'indice de développement humain. 294
Sur cette base, on peut esquisser les grandes lignes des stratégies sectorielles, au moins pour les secteurs économiques clefs. (i) L'agriculture C'est sans doute un lieu commun, mais on ne peut s'empêcher d'y revenir, car la base de tout développement économique et social de l'Afrique est son agriculture, au sens large du terme. L'objectif régional prioritaire est un taux de croissance qui lui permettra au XXIème siècle, de couvrir les besoins alimentaires de l'Afrique, et. sans doute un taux plus élevé encore pour les pays à haut potentiel agricole. Le deuxième objectif c'est d'être la base du développement industriel du continent. La fameuse révolution verte ne peut se faire sans l'industrialisation de l'agriculture africaine. C'est la seule manière non pas seulement d'augmenter la productivité de ce secteur et de libérer les ressources pour d'autres, mais c'est aussi la seule manière de faire de l'agriculture une véritable base du développement. Pour que l'agriculture joue ce rôle, il faut des mesures concrètes touchant le statut foncier là où c'est nécessaire, le renforcement de la productivité agricole, la recherche agronomique tournée vers les cultures vivrières et d'approvisionnement industriel, la formation et la vulgarisation agricoles, la mise au point des techniques culturales et des technologies appropriées en matière de travaux agricoles et postagricoles, les infrastructures économiques et sociales adéquates, le système des prix, le crédit agricole et le système de commercialisation. La mise en œuvre d'une telle stratégie doit être envisagée dans sa globalité, avec tous ces éléments, non pas seulement au niveau national, mais aussi au niveau sous-régional. (H)L'industrie L'Afrique doit marcher sur ses deux pieds: le développement de l'agriculture est lié à celui de l'industrie dans un rapport dialectique, les deux secteurs s'entraînant l'un l'autre. Il s'agit d'abord d'une industrie basée en premier lieu sur la demande nationale et sous-régionale. Cette demande n'est pas celle qui résulte d'un modèle d'import substitution répondant aux besoins de consommation urbaine actuelle comme source principale d'orientation. Elle doit être plutôt celle qui est dictée principalement par les besoins de l'agriculture africaine, les structures de consommation populaires, courantes ou nouvelles, mais découlant du choix des besoins essentiels ou de base des populations, et des besoins propres de la phase d'industrialisation concernée. Des mesures et modalités concrètes de la mise en oeuvre de cette stratégie devraient être examinées au niveau national et sousrégional: l'harmonisation des structures de production, l'intégration de l'environnement économique, le système d'incitation, la formation, ainsi que le recours aux technologies à la fois dynamiques et adaptées 295
au contexte économique, social et culturel de l'Afrique. Il s'agit ensuite, et dans les limites indiquées au chapitre IV, d'une industrie compétitive, car c'est dans ce secteur en particulier que l'Afrique doit s'affmner aussi bien sur le marché national, régional qu'international. Savoir découvrir les créneaux porteurs, mettre à contribution ses capacités créatrices et innovatrIces, est autant la composante que la voie la mieux indiquée pour la stratégie industrielle de développement en Afrique. Enfm, il faut aUSSIintégrer à cette approche, la problématique de la promotion de la petite et moyenne industrie, ainsi que de la microentreprise industrielle du secteur informel. La crise économique de l'Afrique a mis au jour l'une des facettes du potentiel créatif des communautés de base, et qui s'est exprimé dans le dynamisme et la capacité d'adaptation de l'informel. En plus de la création d'emplois fussent-ils précaires, le secteur informel a su se faire une place dans sa réponse au marché local, c'est-à-dire être compétitif. C'est pourquoi favoriser l'éclosion de la micro-entreprise informelle et en faire une base d'émergence des PMI est une composante de la stratégie d'industrialisation de l'Afrique. (iii) Les mines et l'énergie Ce secteur a joué avec l'agriculture d'exportation, un grand rôle dans les péripéties de la croissance et de la crise des économies africaines. Il a su être à la fois source des espoirs et/ou des folies, mais aussi objet des rapports économiques conflictuels entre le Nord et le Sud. C'est pourquoi la stratégie de développement de l'Afrique dans ce secteur doit être très prudente. Les études sont concordantes: les perspectives du marché mondial des matières premières ne sont pas encourageantes pour l'Afrique, aussi bien du point de vue du volume de la demande que des prix offerts. Or dans beaucoup de cas, l'exploitation minière est au stade de la roche mère. Ce qui occasionne de très gros investissements pour l'augmentation de la production, que ce soit en termes de renouvellement d'équipements ou d'extension des exploitations. Il est à craindre dans les conditions actuelles de crise et notamment de celle de l'endettement, que l'Afrique ne puisse trouver des ressources pour développer ce secteur tout en mettant l'accent sur les secteurs d'endogénéisation de la croissance. C'est pourquoi l'Afrique devrait se limiter à rationaliser la gestion de ce secteur, accroître sa rentabilité, maintenir au moins le niveau de la production, envisager les possibilités de transformation locale et de sous-traitance industrielle autour de l'industrie minière ou des ressources minérales - cette dernière doit faire des petits -, et enfin créer les conditions pour stimuler les investissements privés africains dans le secteur minier. Quant à l'énergie, la stratégie sectorielle doit être celle de 296
l'électricité villageoise en vue d'ouvrir les possibilités de transformations des structures, et de libérer le potentiel créateur des opérateurs des PME/PMI, du secteur informel et des communautés de base, et bien sûr aussi de protéger l'environnement. Une exploitation sous-régionale de certaines sources d'énergie électrique existantes, hydrauliques ou autres, doit être un des objectifs de cette stratégie, en liaison avec celle de développement industriel. (iv) Les infrastructures économiques et sociales Secteur à la fois d'appui et d'accompagnement indispensable aux autres stratégies sectorielles, les infrastructures constituent un des maillons faibles des structures économiques en Afrique. Sans nier les efforts qui ont été déployés et les réalisations dans ce domaine, il y a lieu d'affirmer que l'Afrique a encore beaucoup à faire pour se doter des infrastructures appropriées en vue de la croissance endogène et durable. Il s'agit de disposer des infrastructures économiques de désenclavement de l'arrière-pays, d'intégration de l'espace et des marchés au niveau national et sous-régional, et de réponse technique appropriée aux demandes et besoins de progrès des entreprises. Ces infrastructures comprennent les réseaux de transports routiers, ferroviaires et aériens, ainsi que les réseaux électriques et de télécommunications. Elles comprennent aussi les centres de recherche scientifique et technologique. Sur le plan social, il s'agit de disposer des infrastructures qui assurent la qualification et la bonne santé des ressources humaines. Il ne suffit pas de créer ces infrastructures, encore faut-il disposer de la capacité de maintenance nécessaire pour leur fonctionnement au bénéfice des programmes sectoriels qu'elles appuient, et du développement économique et social en général. Car si ce n'est pas le cas, ces infrastructures peuvent devenir un goulot d'étranglement sérieux pour l'ensemble de la machine économique. (v) Les secteurs sociaux Investir dans l'homme et lui assurer un niveau décent d'accès aux services sociaux de base est une composante prioritaire du processus de développement dont il assure la durabilité. C'est pourquoi la stratégie dans ce domaine recouvre deux préoccupations globales majeures: l'éducation et la santé. En ce qui concerne l'éducation, il s'agit d'abord de relever le niveau général de l'instruction par les moyens scolaires et extrascolaires, et aussi d'augmenter en nombre et en qualité les qualifications professionnelles et techniques requises pour les besoins d~s différentes actions de développement. En effet le niveau général d'alphabétisation est encore bas en Afrique, et pire pour certains pays, il est en déclin au cours de ces deux dernières décennies. Les risques d'une Afrique "d'illettrés" n'ont pas manqué d'être envisagés pour le 297
prochain siècle si les choses ne changent pas rapidement. Et les programmes de coopération technique qui se justifient officiellement par cet état de choses ne semblent pas avoir résolu le problème. Ils se sont pérennisés. Or le caractère soutenu et durable de la croissance dépend de l'investissement. que la société réalise dans ce domaine. Sartre ne disait-il pas qu'une société décide du nombre de ses morts par le niveau et la qualité d'allocation de ressources qu'eUe consacre au secteur de la santé. Mais ceci est aussi valable pour le secteur de l'éducation. Mais il s'agit aussi de la valorisation des ressources humaines ainsi formées. En effet, c'est un gaspillage et en tout cas un effort contre-productif, de former les compétences et ne pas savoir les maintenir et les utiliser individuellement ou institutionneUement au bénéfice du développement de l'Afrique. Le paradoxe actuel est que le continent pullule de compétences variées et de haute qualité, et qu'il en exporte même, alors qu'en même temps les gouvernements recourent à l'assistance technique, soit par choix complice, soit par obligation de l'aide liée. Du point de vue de la santé, il faut l'entendre au sens large, comprenant bien sûr la santé physique et mentale classique, mais aussi la santé génésique, la nutrition et l'accès à l'eau potable. Le problème pour l'Afrique est d'améliorer le niveau général des conditions sanitaires et h~iéniques des populations en leur facilitant l'accès aux soins de santé primaires. Ce qui exige de relever le taux d'encadrement médical sans doute, mais surtout de promouvoir des programmes et campagnes de formation et d'information des communautés de base sur les règles générales d'hygiène, de salubrité, d'alimentation équilibrée et de santé familiale et publique. Tout en développant les programmes de médecine préventive, l'Afrique devra aussi "démédicaliser" la santé et promouvoir la capacité des populations d'être responsables de leur santé. Les moyens Le raisonnement classique décrète que le développement est fonction de la croissance économique, elle-même fonction de l'investissement en capital. En conséquence l'Afrique, pauvre en capitaux, doit développer son secteur d'exportation pour gagner ces derniers, et de ce fait eUe doit être "assistée" par ceux qui ont des capitaux. D'où toute la panoplie des "aides" au développement avec sa cohorte de contraintes pour le développement humain sur le continent. Sans nier l'importance des capitaux - intérieurs et extérieurspour le développement à long terme de l'Afrique, il y a cependant lieu de revoir la relation. Le développement est avant tout le résultat du travail humain, c'est-à-dire du capital humain, utilisant plusieurs ressources parmi lesquelles les ressources financières. Partant de ce
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raisonnement, il faut distinguer les ressources que l'Afrique doit mobiliser pour sa stratégie de développement humain à long terme, et donner priorité à celles qui lui permettent de renforcer son autonomie collective. Les ressources internes Elles comprennent: (i) Les ressources humaines: celles-ci constituent la première force de transformation des structures économiques et sociales, autant qu'elles sont agents et bénéficiaires de ces transformations dans tout processus de développement. Il faut leur donner le rôle primordial qu'elles ont, savoir les valoriser et les mobiliser dans le sens du développement souhaité. Le processus de socialisation du développement présenté ci-dessus, les stratégies aussi bien transversales que sectorielles, le dispositif de libémtion du potentiel créatif des individus et des communautés, tout cela n'est possible et réalisable que grâce aux ressources humaines de l'Aftique. Ces dernières constituent de ce fait le premier atout important à la disposition des pays arncains. Même le capital financier est créé par l'homme, et il faut donner à ce dernier les possibilités et les opportunités de le créer en Aftique. (ii) Les ressources naturelles du sol et du sous-sol: l'Aftique en possède sous des formes variées et souvent en abondance. Ce n'est pas le lieu de les recenser ici. Mais l'Afrique n'en a pas toujours la maîtrise au niveau de la production, de la valorisation et de la commercialisation, pour pouvoir en faire la base d'une croissance endogène, ou du moins une source de surplus substantiel mobilisable pour le financement du développement. Par ailleurs, non seulement une bonne partie de ces ressources n'est pas encore exploitée, mais celles qui le sont n'obéissent pas toujours à un cadre cohérent de croissance durable. Enfin ces ressources sont peu transformées localement en Afrique, même pour des utilisations dans les petites industries rurales ou urbaines. Les efforts à mener dans le cadre de la mobilisation des ressources naturelles de l'Afrique devraient être étudiés minutieusement au niveau national et sous-régional. L'importance de ces ressources est bien connue du SMD qui, dans ses calculs et ses intérêts stratégiques, sait en faire l'objet de sa politique de coopération. (iii) Les ressources financières: les capacités d'auto-financement pour les investissements d'un certain niveau ne sont pas négligeables en Afrique. Après tout combien d'entrepreneurs européens, indopakistanais, libano-syriens, etc., ont débarqué mains vides dans nombre de pays africains, mais sans doute avec la malignité de leur savoir-faire, et ont constitué des fortunes colossales en terre africaine? Par ailleurs, combien de fortunes colossales africaines opèrent aujourd'hui dans les banques et autres systèmes financiers et 299
immobiliers en Europe et en Amérique du Nord? C'est que le potentiel et l'effectivité de ressources fmancières en Afrique ne sont pas à négliger. Le problème pour l'Afrique est de savoir mobiliser ces ressources, canaliser les possibilités de développement qu'elles représentent, et gérer leur utilisation confonnément aux besoins de chaque phase de développement. Ceci vaut à la fois pour les ressources fmancières publiques (budgétaires et non budgétaires) et pour les ressources financières privées. Ce sont des ressources africaines et elles doivent être mobilisées pour le développement du continent. C'est cela qui attirera des financements et des investissements extérieurs. C'est cela qui retiendra ou fera revenir les capitaux africains qui ont tendance à fuir le continent, du moins pour les
capitaux"honnêtes."Il n'y a pas d'autresvoies.
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(iv) Les moyens institutionnels: l'Afrique dispose sans doute des moyens techniques institutionnels de direction et de gestion du développement. Ces moyens n'ont pas toujours eu le succès qu'ils méritent dans le processus de développement de l'Afrique au cours de ces dernières années. Ils doivent à leur tour être repensés, renforcés et mobilisés pour qu'ils soient efficaces et efficients dans le processus du développement humain du continent au siècle prochain. Les ressources externes Elles comprennent à leur tour : (i) Les ressources publiques: ce sont principalement les dons en espèces ou en nature (y compris la coopération technique), les prêts, ainsi que les transfonnations ou annulations de dettes. Tout cela est généralement présenté comme aide au développement, donnant la connotation solidarité internationale et sens d'humanisme même au commerce d'argent, et parfois cachant le calcul politique dont l'aide peut être porteuse. Comme tout le monde le sait, et à l'exception de quelques cas en particulier pour les situations de catastrophes naturelles ou sociales, l'aide en nature n'a pas que des effets positifs sur le développement de l'Afrique. Ceci est dû notamment au manque de programmation et à la déficience de la gestion de cette aide aussi bien par les pays africains "bénéficiaires" que par les pays donateurs (PNUD, 1993). Quant à l'aide en capital, elle appelle quelques remarques. L'Afrique est aujourd'hui exportateur net de capitaux. Si les partenaires sont réellement engagés au titre de l'aide au développement de l'Afrique, il faut qu'ils l'augmentent. Sinon il n'y a pas de raison pour l'Afrique de recourir aux ressources fmancières publiques externes. Or depuis l'effondrement de l'empire soviétique et la fin de la guerre froide, les impératifs du positionnement au XXIème siècle ont orienté les capitaux publics et privés du Nord vers l'Europe de l'Est et l'Asie, et ce mouvement s'annonce ascendant. Entre-temps certains calculs ont indiqué que les besoins en capitaux 300
de l'Afrique augmentent, passant de 22 milliards de dollars au début de la décennie à plus de 30 milliards aujourd'hui. On peut discuter de la valeur de ces estimations - faibles de toute évidence -, et de leur pertinence. Mais l'accroissement des besoins de financement de l'Afrique malgré les aides reçues est une réalité indéniable. Et les Africains continuent de plaider leur cause auprès de leurs bailleurs ou partenaires, les suppliant de ne pas oublier le continent noir. On n'est pas loin de la mendicité. Et comme le disait M. Julius Nyerere, on ne respecte pas un mendiant, surtout s'il est valide. Pour l'aide qui arrive et arrivera en Afrique, outre l'exigence de conditions concessionnelles, il faut qu'elle évite de se lier à la conditionnalité d'un ajustement structurel autre que celui exigé par la stratégie esquissée ici. C'est le lieu ici de souligner que la stratégie en matière d'aide devrait pour l'Afrique se situer dans la perspective de sortie du système d'aide. Le continent ne peut indéfmiment continuer à se programmer comme continent aidé ou à aider. (ii) Les capitaux privés: ils sont devenus plus exigeants encore à l'égard de l'Afrique. Il n'est plus facile de les attirer par des zones franches, des législations fiscales libérales, des codes d'investissements ou l'existence d'une ressource ou d'un facteur de production bon marché. Cela ne suffit plus. Les choses sont devenues plus complexes encore pour l'Afrique, considérée aujourd'hui comme un teITain à haut risque. Jusqu'où l'Afrique devra-t-elle faire des concessions pour attirer les capitaux extérieurs privés: vendre le continent entier? Par ailleurs faire des bonnes affaires en Afrique n'est pas nécessairement synonyme de développement et les Africains doivent y être attentifs dans leur quête des investissements extérieurs. Le problème est de savoir dans quelle mesure une stratégie autonome de développement telle qu'esquissée ici, peut avoir l'appui des partenaires de l'Afrique, et bénéficier de leur aide publique croissante et conséquente, et aussi des investissements extérieurs privés? Il y a des raisons d'en douter et c'est cela qui doit convaincre les Africains de compter d'abord sur le potentiel énorme de leurs ressources internes et de mettre en œuvre des politiques de mobilisation et de valorisation de ces ressources. C'est cela qui attirera aussi bien les aides que les investissements privés étrangers. La gestion de la stratégie La gestion du développement est un processus par lequel les responsables du pays créent et sont capables de maintenir un environnement économique, social et politique dans lequel les principaux acteurs du développement et parmi eux les différentes composantes de la société civile, peuvent réaliser les activités et atteindre les objectifs de développement que la société s'est fixés de manière efficace et efficiente (J. Brito, 1995). Elle comprend la 301
capacité d'anticiper, de planifier stratégiquement le futur et tracer l'orientation à suivre pour atteindre les objectifs, de mobiliser les ressources effectives et potentielles, d'organiser la marche dans la mise en œuvre de la stratégie, ainsi que la capacité de pouvoir gérer continuellement le changement. Anticipation et planification stratégique du futur On ne gère pas une stratégie de développement, même si elle était d'intégration plate au processus de mondialisation de l'économie de marché en naviguant à vue. Gouverner c'est prévoir dit-on. Les gouvernants amcains devront donc développer au niveau national et sous-régional des capacités de construction d'une vision commune du futur, partagée par la société nationale ou sous-régionale selon le cas. Anticiper ce n'est pas seulement entrevoir le futur tel qu'il se dessine compte tenu de l'analyse de la dynamique nationale, régionale et mondiale. C'est surtout se défmir sur cette base le futur national ou régional que l'on veut construire. Ceci devrait être une fonction de gestion du développement reconnue socialement et instituée comme telle. Cette fonction consisterait à réfléchir sur le futur, comprendre les changements et processus en cours ou prévisibles: leur nature et leurs formes, le pourquoi et le comment des changements, leur impact sur le pays, la sous-région et l'Afrique entière, les opportunités et les risques qu'ils représentent pour le Continent, les relations entre les différentes forces de changement, les raisons et le degré de résistance aux ou d'insertion dans le changement, et les conséquences sur le pays ou la région. Cela signifie de manière générale, la conduite des études de prospective et de scénarios de long terme. Les instruments pour cette fonction sont les institutions conventionnelles de planification qu'il faut réorienter en outils de planification et de gestion stratégiques, les équipes d'études futuristes ou des unités d'intelligence stratégique à promouvoir surtout au niveau régional, mais dont le rôle doit être pleinement intégré dans le processus de prise de décisions sur les politiques de développement. Tracer le chemin ou définir l'orientation Cette fonction couvre d'abord les tâches suivantes: collecter l'information économique et sociale sur l'Afrique et le monde et savoir la stocker, analyser la situation continentale et mondiale pour pouvoir se définir l'orientation et les objectifs spécifiques du modèle de développement que l'on veut construire, en cerner les défis, et surtout concevoir la stratégie appropriée. Ensuite les stratégies indiquées pour atteindre le développement à long terme de l'Afrique doivent être traduites en instruments opérationnels. Autrement dit, ces stratégies devraient prendre corps en termes de politiques et programmes de développement, c'est-à-dire 302
en mesures concrètes d'application et en programmes d'action: réformes, investissements, gestion courante, etc. Ces instruments opérationnels peuvent être macro ou sectoriels, mais ils ne peuvent être définis de manière abstraite ou théorique. Ils doivent être étudiés face aux situations concrètes nationales ou sousrégionales, en fonction des objectifs de développement certes, mais aussi de chaque phase de la marche sur le chemin tracé. Enfm, tracer le chemin, c'est aussi indiquer les nécessaires séquences de la marche, les étapes de la mise en œuvre, et savoir les revoir continuellement compte tenu des changements dans l'environnement, et des résultats atteints dans la mise en œuvre de la stratégie. Mobiliser les ressources et organiser la marche Organiser la marche vers le développement est une autre fonction importante de la gestion. Il s'agit de connaître les ressources dont on dispose ou peut disposer, de connaître les acteurs et définir leurs rôles respectifs, d'identifier les obstacles et autres freins, et enfin de mobiliser aussi bien les ressources que les acteurs dans le sens de la mise en œuvre de la stratégie, et conformément à ses différentes séquences. Gérer le développement c'est donc savoir mobiliser les ressources ci-dessus identifiées, et les utiliser comme facteurs et agents des changements souhaités, et ce de manière efficace et efficiente. Mais c'est aussi défmir les rôles des acteurs identifiés et s'assurer que chaque catégorie d'acteurs remplit son rôle et que l'ensemble de la dynamique est coordo~é. Ces acteurs sont: l'Etat africain, dont il faut redéfmir le rôle dans ce processus, l'entreprise africaine, la société civile et en particulier les communautés de base, et les partenaires extérieurs. Je ne vais pas m'étendre sur ces questions. J'aimerais simplement souligner que le véritable partenariat entre les acteurs devrait être le mot clef dans leurs relations~comme il doit l'être pour la gouvernance. Ci)Le nouvel Etat a&icain r
Agent principal du processus de transformation des structures,
l'Etat est avant tout le centre de conception d'qn projet de société politique et civile et de sa mise en œuvre. A ce titre il a des responsabilités aussi bien économiques que politiques. Sur le plan économique, il faut réaffirmer son rôle et son droit de direction et de maîtrise du processus de développement. Il a une fonction et un large pouvoir d'orientation et de stimulation sur l'ensemble de l'activité économique surtout dans le contexte de faiblesse de l'entreprise privée arncaine, qui n'a pas encore assumé les tâches de croissance comme dans d'autres continents. Au besoin il agit comme un opérateur économique dans les secteurs qu'il juge stratégiques pour le développement du pays. L'économique ne doit pas être de l'exclusivité de l'entreprise privée seule. On connaît .les dérives du marché. Un secteur privé créateur a besoin d'un Etat 303
créateur et vice versa. . Sur le plan politique de même, une société créatrice a besoin d'un Etat créateur et vice versa. Car, si comme ~u cours des dernières années et même encore aujourd'hui, l'Etat afiicain étouffe systématiquement les élans de créativité pouvant jaillir spontanément des différentes composantes sociales, il fmit toujours .par bloquer les chances de développement économique et social. L'Etat devra donc restructurer ses rapports avec la société civile en vue de restituer à celle-ci son potentiel de créativité. La socii}.lisationdu développement se ressent beaucoup dans les rapports de l'Etat avec sa société civile. (ii) L'entreprise africaine L'entreprise africaine est d'abord une entreprise, et de ce fait elle doit obéir à la logique de l'accumulation capitaliste, sans quoi elle ne peut ni exister ni porter ce nom. Elle sera donc caractérisée par le souci d'optimisation dans l'utilisation des ressources (facteurs), la recherche du profit maximal, l'esprit d'innovation en vue de maintenir la compétitivité, la prévision et le goût du risque. Mais les modalités opérationnelles de toute entreprise, les formes et les niveaux de production et de réalisation de surplus, varient avec les phases de développement de l'économie de marché, et les composantes culturelles de la société civile. C'est en cela que l'entreprise américaine diffère de l'entreprise européenne ou japonaise, et que l'entreprise des années vingt n'est pas celle d'aujourd'hui. L'entreprise africaine ne peut donc être simplement une transposition calquée de l'entreprise occidentale d'aujourd'hui prise comme modèle de référence, sans étude de ses conditions d'insertion dans la société africaine actuelle. Sur le plan socio-culturel, on peut noter en Afrique (i) la connotation familiale ou lignagère de la production et de la jouissance de la richesse et même de l'appropriation des moyens de production, (ii) la possibilité d'utilisation d'une main-d'œuvre familiale ou lignagère dans un rapport qui n'est pas toujours contractuel ni pleinement salarial, (iii) la prise en charge en retour de certains frais sociaux non liés directement au fonctionnement de l'entreprise, (iv) la chaleur dans la relation humaine qui exige de l'employeur ou du chef une attitude teintée de convivialité et de solidarité dans les relations avec les travailleurs, etc. Il est symptomatique de noter que l'Occident développe aujourd'hui le concept d'entreprise alternative face aux effets négatifs de l'entreprise actuelle sur le développement humain. Il s'agit d'entreprises qui ne voient pas que la rentabilité fmancière, et ne regardent pas à leur environnement uniquement en termes de marché et/ou de source de matières premières ou de main-d'œuvre. Elles considèrent que leur progrès durable et leur prospérité dépendent aussi de l'équilibre de l'environnement naturel et du progrès social auxquels elles doivent contribuer. Ce concept semble être plus proche 304
de ce que l'entreprise africaine devrait être.
Le problème pour l'entreprise africaine est de savoir insérer les exigences fondamentales de l'accumulation à ce contexte socioculturel, ou mieux de savoir utiliser ce cadre pour la réussite de son objectif, dans les conditions économiques et technologiques de son environnement. (iii) Les populations et leurs communautés de base Le développement économique et social ne s'apporte pas de l'extérieur, il se construit de l'intérieur, s'internalise et s'endogénéise. Autant l'Afrique doit se développer elle-même, avec éventuellement l'assistance extérieure, autant les pqpulations doivent construire leur développement, en s'appuyant sur l'Etat et d'autres acteurs internes. Il n'appartient donc pas aux Etats africains d'apporter le développement à leurs populations. L'expérience a montré dans ce domaine l'inefficacité des programmes et projets de développement initiés d'en haut et ou de l'extérieur. Différentes formes de participation collective et de responsabilisation des groupements, des associations et autres composantes de la société civile doivent être encouragées et soutenues dans leurs efforts de maîtrise du processus de développement. Les populations et leurs organisations ou associations doivent en être à la fois acteurs et bénéficiaires. Il faudra en particulier valoriser le rôle des associations des femmes et des jeunes. La jeunesse de la population du continent dans un contexte de grand essor démographique constitue un défi pour les pouvoirs politiques, à la fois par l'ampleur des attentes et les limites des réponses qui peuvent être apportées. Ceci, lié à la faiblesse d'ouverture des régimes politiques, renforce le potentiel de détonation sociale en Afrique. Pourtant les jeunes sont porteurs d'un autre potentiel, celui de changement dans le sens du progrès économique et social, à cause notamment de la faiblesse de leurs liens avec le milieu traditionnel, de leur réceptivité aux transformations structurelles, et de l'exigence de démocratie ou d'ouverture générale vers l'avenir qui caractérise toute jeunesse. C'est pourquoi gérer le développement dans l'Afrique du XXIème siècle, c'est aussi savoir saisir l'opportunité de l'atout que représente la jeunesse de la population africaine, qu'il faut mobiliser dans un projet de société répondant aux exigences d'équité sociale, d'ouvertureau progrès économique et social, d'esprit de démocratie et de dignité nationale. De même, le développement humain en Afrique ne peut se concevoir ni réussir s'il n'intègre pas la promotion de la femme africaine et sa pleine participation à ce processus. Au sein de la famille, elle est le meilleur acteur de transmission des valeurs anciennes ou modernes dès qu'elle y est acquise. Elle joue un rôle 305
crucial dans la sécurité alimentaire, environnementale, économique, et sociale (santé et éducation). La lutte contre la pauvreté humaine dans toutes ses dimensions en Afrique, ne peut porter ses fruits sans l'implication effective de la femme africaine à la fois comme acteur et comme bénéficiaire. De ce fait le développement humain de l'Afrique de demain doit être porté par les femmes du continent. (iv) Les partenaires extérieurs Personne ne peut objectivement nier le besoin de l'aide au développement pour l'Afrique du XXIème siècle. Mais l'expérience d'une Afrique qui en a bénéficié depuis plus de quarante ans, et qui malgré tout est entrée dans une crise sans précédent, doit inviter à la réflexion. Ce ne sont pas seulement les Africains qui sont responsables de l'échec. Ceux qui ont financé et soutenu techniquement, politiquement et parfois militairement les politiques mises en œuvre en Afrique sont co-responsables. L'aide s'est installée en un système qui s'auto-entretient, et qui de ce fait ne peut plus être considérée comme de l'aide au développement. Son besoin augmente de plus en plus. A quoi a-t-elle servi alors? On peut aussi se demander dans ces conditions quel jour elle va prendre fin. L'Afrique ne peut se condamner à être continuellement assistée ou "aidée" par les autres. Il faut donc repenser l'aide au développement: sa philosophie, sa nature, ses formes, ses modalités, les raisons et les moments d'y recourir, les conditions de ce recours et de son octroi, ainsi que la programmation de sa fin. Mais organiser la marche c'est aussi savoir gérer le changement, renforcer les forces et facteurs d'accélération du changement selon les séquences définies, résoudre le problème des forces et facteurs de résistance au changement, et faire du changement l'œuvre et le produit de tous par le dialogue ou la palabre, la participation des différentes composantes de la société et l'engagement de tous ceux qui sont concernés. Gérer le changement c'est enfm savoir se donner les instruments de changement dont on ne dispose pas, en termes de capacité individuelle et institutionnelle, d'organisation et de mécanismes fonctionnels.
306
CONCLUSION En écrivant ces pages, j'ai voulu remplir une partie de mon devoir et de mes obligations envers notre continent, en apportant un regard différent sur la réalité de ces quarante dernières années en Afrique, et sur les perspectives dont cette réalité est porteuse. II est grand temps que les Africains fassent la distinction entre la part du réel et celle de l'idéologique, de l'humanisme et du partenariat intéressé, du bonheur partagé et du rapport léonin dans les thèmes stratégiques et les recettes du système marchand du développement. Le monde se "mondialise" et l'Afrique ne peut rester en dehors de ce processus. Mais elle ne peut se résigner à y entrer mains et pieds liés. Elle doit être acteur, et maîtriser son insertion dans cette dynamique à la lumière de la voie de développement qu'elle se définit et pense être la mieux indiquée pour le bien-être de ses populations. Mettre l'Afrique dans la dynamique du développement humain, c'est contribuer à construire un monde pluricentriste et multipolaire dans l'intérêt de tous, et à l'encontre de l'unipolarisation du processus actuel de mondialisation. Par ailleurs l'exigence de pluricentrisme et de multipolarité n'est pas qu'économique ou financière, elle est aussi conceptuelle, y compris en matière de pensée du développement. Le ton général du texte peut paraître pessimiste à certains. Loin de là. C'est dû sans doute à la gravité de la situation du continent, au souci de mettre l'accent sur les limites réelles des recettes et stratégies du SMD, et à la force de l'espoir de contribuer aussi à un autre éclairage dont le continent a besoin pour mieux fonder les politiques conséquentes pour le XXIème siècle. Mais en terminant ce propos, j'ai aussi, et paradoxalement, le sentiment d'avoir répété des choses connues, d'avoir remâché des généralités d'intellectuels sans prise sur la réalité, et cela m'a amené à me poser la question de la portée de mon texte. J'ai voulu partager une autre lecture de la réalité, et discuter de 307
la gestion d'une stratégie de développement autonome de l'Afrique dans le contexte du processus de mondialisation au XXlème siècle, et du mouvement de double libéralisation politique et économique d'un continent marginalisé sur l'échiquier mondial. Il est vrai que beaucoup de choses ont déjà été dites et redites dans ce sens, mais sérieusement ou sournoisement combattues par les forces politiquement et économiquement dominantes. Elles ont été très souvent tournées en dérision par ceux qui ont refusé et continuent de refuser à l'Afrique le droit de produire le savoir et le savoir-faire sur elle-même. Faudrait-il abandonner la lutte et s'incliner devant la théorie et la doctrine du plus fort? Car après tout, le domaine du développement est un terrain de luttes entre forces et intérêts politiques et économiques au niveau national et surtout international. Les intérêts des pays et des continents sont en jeu. J'ai donc choisi de reprendre, ou plutôt de participer à la même lutte d'intellectuels. Il ne s'agit pas pour moi - un individu - de formuler une politique de développement de l'Afrique en termes opérationnels concrets, je n'en ai pas l'ambition. J'ai voulu plutôt indiquer sur base de la situation d'ensemble du continent telle qu'elle s'annonce au siècle prochain, les conditions de base et les axes majeurs pour la définition d'une telle politique en termes opérationnels, et alors par des institutions africaines appropriées. C'est pourquoi aussi, je ne me suis pas donné la peine d'encombrer le lecteur de trop de chiffres si parlant pourtant, et que tout le monde connaît par ailleurs. Je voulais ici participer à l'interrogation que les intellectuels africains, se voulant au service du continent et de leurs peuples, se posent sur le devenir de leur continent tout en tentant des réponses à la veille du XXlème siècle. Il est plus que temps en effet, ne fûtce que par moments que l'on voudrait historiques, que le discours soit réapproprié par les Africains. Car c'est un droit fondamental de penser et décider de son devenir, le reste des actions et efforts n'étant que la concrétisation de ce qui est défini dans l'exercice de ce droit. Mais c'est ici qu'il y a un risque majeur, celui d'un autre exercice d'intellectuels, heureux et satisfaits de pouvoir parler et soulager leurs consciences, convaincus de leur mission de dire aux responsables politiques ce qu'ils prétendent ou croient que ceux-ci ne connaissent pas. Ce qui finalement court le risque d'ajouter à la confusion des productions, études et rapports existants, et donc aux prédications des prophètes et aux prescriptions des marabouts du développement en Afrique. Les intellectuels africains continuent de prêcher, mais la portée de leur discours est peu évidente. Ils n'ont ni la force politique et sociale, ni la puissance économique qui leur permettraient de faire 308
passer leur message. Ils n'ont pas d'organisations qui leur donne le poids nécessaire dans le processus de prise de décisions sur les questions de politiques de développement. Les programmes d'ajustement structurels ont réussi à passer pour politique de développement et sont appliqués dans toute l'Afrique, simplement parce qu'ils étaient une condition d'accès aux ressources d'un plus puissant et dont l'Afrique a besoin, alors que le CARPAS de la CEA, bien qu'adopté par les hauts responsables africains, n'a jamais pu voir un début de réalisation. II se pose donc le problème de conditions et de chances d'un nouveau discours sur une stratégie autonome de développement de l'Afrique, et par là, le problème d'identification des forces porteuses d'un tel discours et les possibilités de sa mise en oeuvre. Plus exactement, lorsque les intellectuels africains tentent une réponse ou même répondent à la question: "quelle place et quel développement pour l'Afrique dans le monde du XXlème siècle ?" et esquissent une stratégie pour "inventer notre futur," à qui s'adressent-ils? Aux dirigeants politiques qui peuvent superbement ignorer cela, revendiquant leur sens de réalisme politique contre le rêve utopique des intellectuels? La proposition de construire une société africaine ou mieux des sociétés africaines - il n'y a pas une mais plusieurs Afriques répètent continuellement le SMD et ses adeptes -, sur base des économies en croissance soutenue, assurant une vie décente à la majorité, en offrant des opportunités à ceux qui ne sont pas encore prospères, et ce dans un processus participatif de socialisation du développement, cette proposition requiert en effet des forces porteuses qu'il faut identifier, sensibiliser et mobiliser. Dans cette perspective, l'existence des courants de pensée actifs et dynamiques en Afrique peut y contribuer, et les intel1ectuels ont un rôle à jouer dans ce sens. Mais au-dessus de tout cela, la mise en œuvre d'une stratégie autonome de développement requiert un autre leadership africain. L'Afrique a eu des leaders pour sa libération du joug colonial, c'est-à-dire des dirigeants qui avaient une vision nationale du devenir politique du pays, et qui mobilisaient leurs peuples autour des idéaux de cette vision. De ce fait ils se sentaient à des degrés divers, des responsabilités à l'égard de leurs peuples dans le sens du bénéfice social et économique de l'indépendance. La génération des dirigeants politiques de l'indépendance, quel1e que fût leur idéologie, avait donc - du moins pour la plupart d'entre eux -, une carapace de meneurs de peuples vers un objectif de progrès collectif, même si les fortunes ont été inégales. C'est pourquoi, les quinze à vingt premières années des indépendances ont été des années de progrès économique et social pour l'Afrique: les taux de 309
croissance économique comme les réalisations dans le secteur social - éducation et santé - ont été notables au cours de cette période. On a pu partager un rêve de bien être dans la lutte, le minimum à faire est qu'il y ait au moins un début de réalisation. Pour être soutenu, cet effort exigeait un autre type de leadership, le leadership du développement, après celui de la libération politique, dont la mission historique pouvait être considérée comme terminée. C'est le grand défi de l'Afrique d'aujourd'hui et au-delà d'elle, de l'Afrique du XXlème siècle: trouver les voies et moyens d'éclosion et de renforcement des leaders du développement, ceux qui incarnent une autre vision du développement, en sont porteurs, et peuvent ainsi amener le continent à faire face aux défis actuels et futurs de la socialisation du développement, dans sa conception et son opérationalisation. Il faut faire renaître le "rêve africain." Cette renaissance nécessite un nouveau modèle de pensée positive pour appréhender ce qui est faisable, compte tenu des ressources humaines et naturelles du continent, et dans le contexte de la mondialisation. Cette renaissance requiert une nouvelle vision du développement national et régional fondée sur ce que sont et seront les attentes, les aspirations et les espoirs des générations actuelles et futures en Afrique (E. Johnson-Sirleaf, 1996). C'est en cela que je prêche un rêve utopique, au sens noble du terme. C'est-à-dire un rêve inscrit dans le champ du possible, auquel on croit fermement et pour lequel on doit se battre, et continuellement se battre, afin qu'il puisse devenir réalité un jour. Car je sais que toute stratégie autonome de développement de l'Afrique au XXlème siècle sera combattue par le SMD sous différents prétextes et sous différentes formes, pour le danger qu'elle représente de limiter le marché et l'aire de contrôle de ce dernier, et aussi pour ce qu'elle signifie comme positionnement de l'Afrique en tant que sujet pensant son mode d'insertion dans le processus de mondialisation.
310
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314
TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE de Samir Amin
7
INTRODUCTION
27
PREMIÈRE PARTIE QVA TRE DÉCENNIES D'ILLUSIONS DE DEVELOPPEMENT
33
CHAPITRE I : L'IMPASSE DU DÉVELOPPEMENT EN AFRIQUE 1. Quarante ans de développement ou d'illusions? 2. Le contexte économique mondial à l'aube du XXIème siècle 3. Le développement de l'Afrique à l'heure de la mondialisation Comprendre la mondialisation... Et l'économie africaine qui s'embarque dans la mondialisation 4. La nécessité du retour à la case de départ
35 36 47 51 51 54 59
CHAPITRE II : QUAND LE MARCHAND S'HABILLE EN MARABOUT DU DEVELOPPEMENT 1. Le marabout dans la société africaine 2. Marabouts modernes ou marchands du développement 3. Le système marchand du développement (SMD)
65 66 68 77
DEUXIÈME PARTIE L'ARSENAL STRA1ÉGIQUE DU SYSTÈME MARCHAND DU DEVELOPPEMENT
89
CHAPITRE III : L'ARSENAL STRATÉGIQUE DU SMD 1. Philosophie et cadre conceptuel 2. Champs d'application, formes et acteurs du système de l'aide Formes et champs d'application Acteurs et activités dans la gestion de l'aide 3. Stratégies, instruments et mécanismes opérationnels Approches conceptuelles Instruments stratégiques 315
91 91 96 97 103 106 107 108
Mécanismes opérationnels 4. Efficacité et pertinence de l'aide L'impact de l'aide: bilan négatif ou résultats mitigés Pertinence ou dimension pernicieuse de l'aide? L'aide au développement et la politique CHAPITRE IV : LA CONDITIONNALITÉ DES RÉFORMES ÉCONOMIQUES DANS LE DISPOSITIF DUSMD 1. La raison d'être des politiques de réformes 2. Portée de la conditionnalité des réformes économiques 3. Réformes économiques et endettement de l'Afrique 4. Réformes économiques et compétitivité de l'Afrique sur le marché mondial Théories courantes et conseils à l'Afrique Le marché mondial actuel Espoirs et limites de la compétitivité africaine sur le marché mondial Réformes économiques et ajustement au marché mondial 5. Réformes économiques et "mondialitarisation" des économies africaines Inversion des valeurs et rôle de l'État Le paradis promis en 2020 ? CHAPITRE V : LA PORTÉE DE LA CONDITIONNALITÉ DE LA BONNE GOUVERNANCE ET DE LA DÉMOCRATISATION 1. Les origines actuelles de la gouvernance La crise de la composante politique du modèle Nécessité des réformes politiques et émergence du concept de gouvernance 2. Contenu et pertinence du nouvel instrument Notion Pertinence du concept 3. Quelle gouvemance pour l'Afrique de demain? Bonne gouvemance et développement humain durable Signification économique et exigences politiques Contraintes et limites à la démocratisation et à la bonne gouvernance CHAPITRE VI : LE PRÉTEXTE DU RENFORCEMENT DES CAPACITÉS EN AFRIQUE 1. De la coopération technique à la "construction" des capacités Les objectifs de la coopération technique La mise en œuvre de la coopération technique 316
116 118 118 122 128
137 138 149 157 164 164 165 168 172 177 177 180
183 185 186 192 193 194 197 211 211 213 216 221 222 223 224
L'efficacité de la coopération technique Les propositions de réforme de la coopération technique 2. L'approche du SMD dans la "construction" des capacités en Afrique Contexte historique et notion Acteurs et instruments de la "construction" des capacités en Afrique Dimensions et domaines prioritaires Démarche méthodologique et mécanismes opérationnels 3. Quelles capacités pour quel développement de l'Afrique de demain? Le SMD et l'affaiblissement des capacités en Afrique Développement humain et développement des capacités nationales en Afrique TROISIÈME PARTIE REGARD VERS LES XXIème SIÈCLE C~ITRE VII: LUTTER POUR QUEL DEVELOPPEMENT? 1. La crise du développement dans le monde contemporain 2. Le concept de Développement Humain Durable 3. Les implications du paradigme
225 229 233 233 238 244 248 250 251 255 259 261 262 265 273
CHAPITRE VIII: ET AVEC QUELLE STRATÉGIE? 1. Quel développement humain pour l'Afrique de demain? Les objectifs Les enjeux 2. Esquisse d'une stratégie de développement pour le XXIème siècle Les éléments composants Les moyens La gestion de la stratégie
287 287 298 301
CONCLUSION
307
BffiLIOGRAPHIE
311
317
279 280 280 283
LISTE DES TABLEAUX
Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau
Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau
1.1. Indicateurs économiques 1.2. Croissance du PIB en Afrique 1.3. Épargne et investissement en Afrique 1.4. Indicateurs sociaux 3.1. Aide publique au développement accordée à l'Afrique subsaharienne 3.2. La dépendance vis-à-vis de l'aide 4.1. Revenu total des investissements directs des États-Unis en Afrique et revenu par société affiliée par région, 1982-93 4.2. Taux de rendement des investissements directs des États-Unis, par région, 1980-93 4.3.Distribution de l'accueil des lED (1983-97) 4.4. Dette extérieure de l'Afrique 4.5. Indicateurs économiques récents en Afrique 1993-97 4.6. Intégration à l'économie mondiale 4.7. Croissance en Afrique et dans le monde (1980-98)
318
37 41 42 45 119 130
142 142 155 161 167 173 174
Collection
"Économie et Innovation"
Ouvrages parus
J.L. CACCOMO, Les défis économiques de l'information, La numérisation, 1996. D. UZUNIDIS et S. BOUTILLlER, Le travail bradé. Automatisation, mondialisation, flexibilité, 1997. Ch. PALLOIX, Y. RIZOPOULOS (sous la direction de), Firmes et économie industrielle, 1997. A. MAILLARD, Le marché inhumain et comment le dompter, 1998. B. LAPERCHE, Lafirme et l'information, Innover pour conquérir, 1998. S. SAMMUT, Jeune entreprise, La phase cruciale du démarrage, 1998. N. EL MEKKAOUl DE FREITAS, Fonds de pension et marchés financiers, 1999. J.P. MICHIELS et D. UZUNIDIS (coordinateurs), Mondialisation et citoyenneté, 1999. T. VERSTRAETE, Entrepreneuriat, connaître l'entrepreneur, Comprendre ses actes, 1999. H. JORDA, Travail et discipline, De la manufacture à l'entreprise intelligente, 1999. R. BELLAIS, Production d'armes et puissance des nations, 2000. B. LESTRADE et S. BOUTILLlER (sous la direction de), Les mutations du travail en Europe, 2000. Série Krisis
P. LAFARGUE, Le déterminisme économique de Karl Marx (1909), série "Krisis" 1997. A. NICOLAÏ, Comportement économique et structures sociales (1960), série "Krisis", 1999. J. CHAILLOU, Travail simple, travail qualifié, Valeur et salaires, Approche mathématique, série "Krisis", 2000. Série Clichés S. BOUTILLIER, D. UZUNIDIS, Port et industries du Nord, Clichés dunkerquois, série "Clichés", 1998. D. HILLAIRET, L'innovation sportive, Entreprendre pour gagner, série "Clichés", 1999.
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INNOVATIONS Cahiers d'économie de l'innovation Éditions L'Harmattan (Paris) Revue/ondée en 1995 publiée avec le concours de l'Université du Littoral Côte d'Opale
Numéros déjà parus: nOl
Progrès et ruptures,
1995-1 : 100 trancs (15,24euros)
n02
Innovation,
croissance et crise, tome l, 1995-2:
n03
Innovation,
croissance et crise, tome 2, 1996-1 : 110 trancs (16,77euros)
n04
1. Schumpeter, euros)
Business Cycles et le capitalisme,
industrielles
et mondialisation,
100 trancs (15,24euros) 1996-2:
n05
Structures
n06
Karl Marx, le capital et sa crise, 1997-2:
n07
La valeur du travail, 1998-1 : 120 francs (18,29euros)
n08
Petite entreprise,
n09
Travail et Capital, la mésentente,
1997-1 : 110 trancs (16,77euros) 150 trancs (22,87euros)
le risque du marché, 1998-2: 90 francs (13,72euros)
nOlO Le salariat en triches, 1999-2: n011 Déséquilibre. euros)
130 francs (19,82
Innovations
1999-1 : 90 trancs (13,72euros) 110 francs (16,77euros)
et rapports
sociaux, 2000-1
: 120 trancs (18,29
Abonnement annuel: 220 francs (33,54 euros) Renseignements Dimitri Uzunidis Laboratoire RII téléphone: 03.28.23.71.35 email:
[email protected]
Achevé d'imprimer Je 26 avril 2000 sur les presses de Dominique Guéniot, imprimeur à Langres - Saints-Geosmes - Photocomposition: L'Harmattan Dépôt légal: mai 2000 - N° d'imprimeur: 3963