Les stratégies du développement durable
Collection GRALE
Déjà publiés Gabriel, O.lHoffmann-Martinot, V. (1999), Les démocraties urbaines. L'état de la démocratie dans les grandes villes de douze pays industrialisés. Breuillard, M. (2000), L'administration locale en Grande-Bretagne entre centralisation et régionalisation. Breuillard, M.lCole, A. (2003), L'école entre Etat et collectivités locales en Angleterre et en France. Guérard, S. (dir.) (2004), La démocratie locale. Guérard, S. (dir.) (2006), Regards croisés sur l'économie mixte. Bras, l-P.lOrange, G. (dir.) (2007), Les ports dans l'Acte II de la décentralisation: nouveaux cadres institutionnels et difficultés d'adaptation. Merley, N. (dir.) (2007), Où vont les routes. Robbe, l-F. (dir.) (2007), La démocratie participative. Allemand, R.lGry, Y. (dir.) (2007), Le transfert des personnels TOS de l'Education nationale Cités et Gouvernements Locaux Unis (2008), Premier rapport mondial sur la décentralisation et la démocratie locale, ouvrage coordonné par le GRALE sous la direction scientifique de G. Marcou. Allemand, R./Solis-Potvin, L. (2008), Egalité et non-discrimination dans l'accès aux services publics et politiques publiques territoriales.
Sous la direction de Jacques FIALAIRE
Les stratégies
du développement
durable
Ouvrage parrainé par la Maison des Sciences de l'Homme Ange Guépin de Nantes
L'HARMATTAN
@ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com
[email protected] harmattan
[email protected]
ISBN: 978-2-296-07618-1 EAN:9782296076181
REMERCIEMENTS
La qualité de la présentation de cet ouvrage doit beaucoup au travail de mise en forme et au lien établi avec les auteurs, assurés par Hugues Roger, gestionnaire du laboratoire « Droit et Changement Social ». Pour cela nous lui témoignons notre profonde gratitude. L'investissement intellectuel et l'échange scientifique interdisciplinaire que couronne cet ouvrage ont été stimulés par le soutien constant manifesté par la Maison des Sciences de l'Homme Ange Guépin de Nantes, qui a accueilli durant l'année universitaire 2006-2007 le second cycle de séminaires sur « le concept et les stratégies du développement durable », dont les rapports constituent la trame essentielle du livre. Nous devons à ce titre exprimer toute notre reconnaissance à cette institution. Nous remercions également le Groupement de recherches sur l'administration locale en Europe (Grale-CNRS) pour le soutien apporté à la publication de cet ouvrage.
Les auteurs ayant collaboré à cet ouvrage Souhir ABBES Marcel AMBOMO Luc BODIGUEL Caroline BARDOUL Goulven BOUDIC Magali BOUDARD Julie BULTEAU Aude CHASSERIAU Claire CHOBLET Laure DESPRES Jacques FIALAlRE
Maria FRANCHETEAU Patrice GUILLOTREAU Eva GUY ARD
Antoinette
HASTINGS-
MARCHADIER
Charles-Henri HERVÉ Pierre LEGAL
Patrick LE LOUARN Olivier LOZACHMEUR Arnauld LECLERC Gérald ORANGE André-Hubert MESNARD Sandrine ROUSSEAUX
LEM,doctorante en économie DCS-CERP3E,doctorant en droit public Chargé DCS-CERP3E, de recherche CNRS en droit privé LCLet LERAD,doctorante en droit public DCS-CERP3E,maître de conférences en sciences politiques DCS-CERP3E,doctorante en droit public LEM,doctorante en économie CESTAN,docteur en géographie urbaine LEM,doctorante en économie LEM,professeur émérite en économie Professeur de droit public à l'université de Nantes, directeur du laboratoire « Droit et Chan!!ement Social» DCS-CERP3E,docteur en droit public LEM,maître de conférences en économie DCS-CERP3E,doctorante en droit public DCS-CERP3E, maître de conférences en droit public DCS-CERP3E,doctorant en droit public DCS, maître de conférences en histoire du droit. Doyen de la faculté de droit et de sciences politiaues de Nantes DCS-CERP3E,professeur de droit public à l'université de Rennes-II DCS-CERP3E,docteur en droit public DCS-CERP3E,maître de conférences en sciences politiaues Professeur de sciences de gestion, directeur de l'IAE de Rouen CDMO,professeur émérite en droit public DCS-CERP3E, Chargée de recherche CNRS en droit public
Liste des sigles des laboratoires de rattachement des auteurs
CDMO
Centre de Droit Maritime et Océanique (université de Nantes, UFR Droit et sciences politiques)
CERP3E
Centre d'Etudes des Régulations Publiques, aujourd'hui fusionné avec DCS (université de Nantes, UFR Droit et sciences politiques)
CESTAN
Centre d'Etudes sur les Sociétés, les Territoires et l'Aménagement (université de Nantes, Institut de Géographie et d'Aménagement Régional)
DCS
Droit et Changement Social UMR CNRS 3128 (université de Nantes, UFR Droit et sciences politiques)
LCL
Laboratoire des collectivités locales (université d'Orléans, UFR Droit économie et gestion)
LEM
Laboratoire d'Economie et de Management (université de Nantes, Institut d'Économie et de Management)
LERAD
Laboratoire d'Etude sur la Réforme Administrative et la Décentralisation (université de Tours, UFR Droit économie et sciences sociales).
8
Sommaire
DE L'INTERNATIONAL AU LOCAL: QUELLE APPROPRIATION DU CONCEPT DE DÉVELOPPEMENT DURABLE f
POSSIBLE
p. 11
PARTIE l : LE DÉVELOPPEMENT DURABLE À L'ÉCHELLE DE L'EuROPE ET DE LA PLANÈTE: QUELS MODÈLES f p. 25 - Le droit au développement confronté au développement durable p. 27 - Développement urbain durable et politiques comparées p. 65 - Développement durable et gestion comparée des réseaux urbains p. 99 - La recherche d'un modèle de développement urbain durable p. 133 PARTIE II : DÉVELOPPEMENT DURABLE ET GRANDS ENJEUX ENVIRONNEMENT AUX - Le développement durable et la maîtrise des pollutions p. 159 - Le développement durable et la gestion des espaces maritimes p. 205 - L'intégration du volet environnemental du développement durable dans les politiques publiques locales p. 245
p. 157
PARTIE III: PUBliC
LE
DÉVELOPPEMENT
DURABLE,
MOTEUR
DU DÉBAT
p. 273
- Développement urbain durable et rénovation de la démocratie locale représentative p. 275 - Quelle lecture et quelle résolution des conflits pour un développement durable? p. 309 PARTIE IV: LE DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE, CONTRIBUTION À UNE THÉORIE DE L'IDENTITÉ - Développement urbain durable et identités culturelles: la ville et son patrimoine bâti et végétal p. 359 - Le développement durable et les identités territoriales p. 397
p. 357
INTRODUCTION
De l'international au local: quelle appropriation possible du concept de développement durable? Jacques
FIALAIRE*
Le développement durable peut être présenté comme une notion à visée planétaire dont la réalisation suppose « le respect simultané de trois critères: finalité sociale, efficacité économique, prudence écologique» 1. On a pu dire que «le développement durable se présente actuellement davantage comme hypothèse heuristique de caractère négatif (on sait à peu près ce qui n'est guère durable.. .), alors que les plus grandes difficultés se présentent pour substantialiser positivement la notion »2. On aimerait par cet ouvrage, contribuer à faire parvenir à un stade de maturité les réflexions menées autour de la concrétisation du concept de développement durable en référentiels de politiques publiques, en montrant comment un phénomène mondial a pu imprégner divers pans locaux de l'action publique. Que la notion de développement durable ait pu être véhiculée depuis les années 1990 des scènes internationales vers des sphères locales relève aujourd'hui du constat d'évidence. La place des collectivités territoriales dans la mise en œuvre des politiques de développement durable a été tôt reconnue à l'échelle internationale. Le chapitre XXVIII d'Action 21 issu du sommet de Rio de 1992, demande que «toutes les collectivités locales instaurent un dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées afin d'adopter un programme d'Action 21 à l'échelle de la collectivité.» Bien des obstacles semblent avoir été balayés depuis que dans la convention internationale « Habitat II » signée à Istanbul en 1996, les villes ont pu établir un partenariat direct avec les Nations unies. Reste que l'on ne peut se contenter d'un bilan quantitatif qui saluerait la multiplication des Agendas 21 locaux. Encore faut-il tenter de comprendre
*
DCS-CERP3E
1. B.-L. BALTHAZARD, Le développement durable face à la puissance « Questions contemporaines », 2005, p. 26. 2. Préface G. MONÉDIAIRE, in B.-L. BALTHAZARD, ibid, p. 9.
publique,
L'Harmattan,
comment et pourquoi cette diffusion s'est opérée plus vite dans certains pays que dans d'autres. Au-delà de cette première interrogation, d'autres questions plus profondes surgissent. On ne peut ignorer les divergences d'opinion sur la signification de la propagation du concept et des stratégies du développement durable. Un courant doctrinal soutient que «le concept de développement durable, tel qu'il est employé dans les textes de droit interne, se réduit à un phénomène de mode ou, au mieux, à une caractérisation des politiques publiques3. » N'est-il pas en effet courant de relever un emploi hypertrophié de ce vocable, se glissant dans quantité de plaquettes d'information, de documents administratifs ou commerciaux plus ou moins élaborés, sur le modèle de campagnes de marketing? On est alors tenté de penser que cette «durabilité» affichée n'a d'autre usage que cosmétique. Le test de la pertinence de la notion de développement durable appliquée aux pays en voie de développement est ici salutaire. Comment parvenir à infléchir des politiques de développement économique, faire prendre conscience des enjeux liés à la survie de la planète au profit des générations futures, lorsque la survie n'est pas assurée à l'espèce humaine présente? Redoutable question quand on sait que l'idée de développement durable n'était pas présente dans la revendication des États africains en faveur d'un droit au développement, conçu comme un «droit collectif contrarié par un système de relations économiques internationales inégalitaires.» La confrontation s'est vérifiée au moment du Sommet de Rio (1992), terrain de « négociations et de débats entre certains pays du Nord partisans d'une protection totale de l'environnement, et les pays du Sud qui y voyaient un geste inamical visant à stopper leur développement. » Or l'on constate que ces derniers, après des réticences, se sont approprié la notion de développement durable, plaidant même pour la reconnaissance d'une « relation par la communauté internationale entre le droit à l'environnement et le droit au développement» (Marcel Ambomo). Si les politiques publiques révèlent encore des insuffisances au regard des critères du développement durable, le droit international de l'environnement n'est pas ignoré et se trouve même traduit dans plusieurs Constitutions d'États africains. Dans l'Union européenne, le credo semble bien affirmé. La profession de foi des institutions communautaires s'exprime lorsqu'elles assortissent l'attribution des Fonds structurels à une condition générale de respect du développement durable des territoires, option retenue depuis la réunion du Conseil européen de G6teborg en juin 2001 (Magali Boudard), et en ayant même affecté l'un de ces fonds au développement durable des villes et quartiers en crise (programmes URBAN). On peut donc préférer la voie optimiste, consistant à rechercher les moyens pour concrétiser les objectifs du développement durable, au-delà des multiples déclarations d'intention à visée proclamatoire. Pour cela, il convient de prendre
3. Ch. CANS, «Le développement durable en droit interne: apparences », AJDA, 10 fév. 2003, p. 210.
12
apparence
du droit et droit des
en compte les facteurs d'antagonisme internes à la notion, afin d'esquisser quelques voies de conciliation, dont la difficulté ne saurait être sous-estimée. Cela suppose d'identifier, pour s'y référer ensuite, quelques caractéristiques communes s'attachant à la notion de développement durable. Cet angle d'analyse peut nous permettre de faire émerger: - quelques leçons à tirer de la diffusion du développement durable dans les enceintes internationales, destinées à mieux inscrire ce concept dans les politiques publiques locales (I) ; -
les apports possibles d'un ancrage du concept dans les politiques locales,
susceptibles d'enrichir en retour sa dimension mondiale (II) ; - il restera alors à présenter l'architecture générale du présent ouvrage (III).
1. De «l'international»
au «local»: quels enseignements?
Alors que l'action publique locale s'insère encore dans des logiques institutionnelles faiblement réceptives aux objectifs du développement durable, à l'égard desquels bien des cadres juridiques demeurent décalés (B), l'affichage du concept de développement durable gagne puissamment nombre de politiques locales, en mobilisant des ressorts extra-juridiques (A).
A. Des apprentissages assimilés hors du champ juridique Force est de constater que le développement durable a fait son chemin dans l'action publique locale d'autant plus vite que celle-ci était moins bornée par des cadres juridiques contraignants. La propagation du concept s'est appuyée sur l'adoption de nouveaux choix d'architecture urbaine et sur leur valorisation, suivant des orientations de « marketing stratégique» des territoires. 1. La dimension
globale du développement
durable
Une réalité aux plans national et international Le droit international traduit bien cette dimension désormais, y compris là où règne le libéralisme économique. Il suffit de relever que l'Accord instituant l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de 1994 prévoit dans son préambule (alinéa 1er) que les objectifs de l'OMC doivent être réalisés, « tout en permettant l'utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l'objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et de préserver l'environnement et de renforcer les moyens d'y parvenir d'une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique.» Cette orientation est confirmée s'agissant de la préservation de la santé des personnes et des animaux dans un autre accord conclu en 1994 sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires, dont la mise en œuvre révèle que la globalité de l'approche du développement durable a son prix. «L'approche précaution» révèle des incertitudes d'application,
13
« l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC s'avérant difficile» (Maria Francheteau). Au niveau national, la dimension globale du développement durable se rencontre à travers l'établissement de la « gestion intégrée des zones côtières» (GIZC), qui tend à « renouveler le cadre de la gouvemance pour le littoral» (Olivier Lozachmeur). Le « local» n'est pas en reste. Cette globalité du développement durable trouve aujourd'hui sa traduction dans les politiques urbaines, reconfigurées autour du concept de « ville compacte ». Une transposition locale: le nouveau concept de « ville compacte» Aussi divers puissent-ils être par leur ampleur, les aménagements urbains sont qualifiables de développement urbain durable au regard d'une communauté de desseins. Il est relevé qu' « une conception urbaine environnementale durable s'appuyant sur des notions de ville "courtes distances" ou ville "compacte", le quartier durable correspond souvent à l'image d'un "village urbain" incluant des densités élevées, des mixités d'usages et de fonctions en lien avec la reconnaissance de la rue comme élément à la fois structurant et d'animation. Ce modèle suppose une utilisation plus efficace des sols qui s'appuie sur la recherche d'un équilibre entre le logement, l'emploi, les équipements de service et la promotion de la mobilité intermodale (marche, vélo, transports publics) » (Charles-Henri Hervé). On a pu déceler aussi dans une période récente une influence de la notion de développement durable sur les régimes de protection des monuments historiques et de leurs abords au travers du passage d'un « esprit monumentalo-centriste » au primat en faveur d'une « gestion de l'espace urbain plus global» (Patrick Le Louarn). Là où l'on ne parvient pas à forger un moule juridique approprié au remodelage du tissu urbain en « ville compacte », les aménageurs seront tentés de s'affranchir d'outils jugés trop rigides. Aux techniques de l'urbanisme opérationnel seront préférées des formules plus souples (plans-guide), comme c'est le cas pour l'aménagement de l'Île de Nantes (Aude Chasseriau).
2. Le développement durable, intégré dans des stratégies communication et une «ingénierie» locale
de
Le développement durable a conquis une place privilégiée dans le « marketing stratégique» des territoires locaux, les collectivités territoriales françaises suivant en cela maintes expériences étrangères. Ainsi le projet d'aménagement « du site de Hammarby Sj6stad à Stockholm, ancienne zone portuaire », a été porté à la faveur de « la candidature de Stockholm aux Jeux olympiques de 2004, l'accent étant mis sur la construction d'un village et d'un stade olympiques qui devait avoir le moins d'impact possible sur l'environnement» (Charles-Henri Hervé). 14
De préférence aux instruments du droit de l'urbanisme, les objectifs du développement durable sont davantage portés en avant dans les Agendas 21 locaux qui impulsent des stratégies volontaristes de développement, sans pour autant détenir une valeur juridique contraignante (Caroline Bardoul). Cet attrait pour le développement durable comme composante du « marketing urbain» a été bien compris par les instances communautaires, qui ont forgé des labels récompensant des «bonnes pratiques» repérées au plan local. La promotion du «tourisme durable» emprunte en partie cette voie (Magali Boudard).
B. Des leçons restant à tirer dans l'espace juridico-institutionnel 1. La portée incomplète des normes protectrices supranationales: place pour une «éthique» du développement durable?
une
Les enjeux du développement durable s'imposant à l'échelle planétaire appellent une réglementation internationale. Or celle-ci manifeste encore de profondes faiblesses. En témoigne le rapport entre le droit français et la Convention d'Aarhus du 25 juin 1998 relative à l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et à l'accès à la justice en matière d'environnement, entrée en vigueur à la fin de l'année 2001, qui lie la Communauté européenne dans des engagements communs avec différents États d'Europe de l'Est, sous l'égide de la Commission économique des Nations unies pour l'Europe. Un droit communautaire dérivé en découle, sous la forme de la directive 2003/4/CE du 28 janvier 2003, relative à l'accès du public à l'information en matière d'environnement. En apparence l'ordre juridique français a achevé sa mue puisque la convention d'Aarhus a été publiée par le décret n° 2002-1187 du 12 septembre 2002. Néanmoins il transparaît sur ce point une concurrence entre deux systèmes de protection des droits fondamentaux, l'un bâti sur une source conventionnelle, l'autre sur une source constitutionnelle. Tranchant quelque peu avec les dispositions énergiques de la convention d'Aarhus, l'article 7 de la Charte de l'environnement adossée à la Constitution depuis la loi constitutionnelle n° 2005-105 du 1ermars 2005 pose que «toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques. » Par cette référence à un «légicentrisme» étroit, le constituant donne par avance un brevet de validité constitutionnelle à des normes de droit interne le cas échéant incompatibles avec la convention d'Aarhus, protégées par le jeu de la théorie de la loi-écran. Toute réelle avancée du principe de participation lié au développement durable est donc en France suspendue à une inclination non garantie du Conseil constitutionnel à faire prévaloir «une interprétation constructive [de cet article 7], intégrant les exigences posées par la convention d'Aarhus et la possibilité de l'invoquer devant le juge administratif à l'encontre
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de normes de mise en œuvre qui lui seraient contraires, y compris les normes antérieures à la Charte» 4. Si l'impact du droit international n'est pas garanti, une plus grande efficacité peut-elle être recherchée par la diffusion auprès d'une large gamme d'agents économiques d'une « éthique» du développement durable? On serait tenté de voir là un mouvement naturel, tant le développement durable s'entend avant tout comme un développement humain, lequel ne saurait se couper de ses racines culturelles. L'éthique du développement durable y trouverait son socle. Mais parvient-elle pour autant à gagner un sens précis? Quels espaces doivent-ils être conservés? Quels autres sont à renouveler? Les contours de ce qui serait une « éthique» du développement durable restent encore impénétrables.
2. La nécessaire conciliation d'objectifs antagonistes notion plurale: un appel à l'essor du débat public?
liés à une
Le tiraillement entre les trois piliers du développement durable Une première contradiction apparaît entre le souci de protection de l'environnement et la recherche de l'équité sociale. Certains écoquartiers issus d'opérations de renouvellement urbain sont gagnés par un processus de « gentrification », lequel induit de nouvelles formes de ségrégation sociospatiale (Aude Chasseriau). Également couplées en théorie en tant que formant deux des piliers du développement durable, la protection de l'environnement étalonnée selon des normes européennes de qualité toujours plus exigeantes et le développement économique à un coût acceptable ne s'allient en pratique que très difficilement. De forts antagonismes s'observent couramment dans les politiques d'équipement des collectivités territoriales où «les tensions budgétaires peuvent être occasionnées par la pression en section d'investissement de dépenses obligatoires corrélatives à l'exercice de compétences ayant un lien avec le développement urbain durable. L'obligation de renouvellement et le développement des équipements de traitements et de recyclage des déchets sont notamment au cœur de ce problème. Les choix budgétaires peuvent donc traduire ces difficultés de corrélation des orientations politiques nationales ou locales avec la capacité financière de la collectivité» (Antoinette Hastings-Marchadier). Mais l'explication reste incomplète si l'on s'en tient au périmètre de telle ou telle institution locale. Les conflits doivent être saisis à des échelles territoriales suffisamment larges. Telle analyse portant sur la protection d'un espace estuarien fait ressortir un déséquilibre entre le souci de préservation d'un patrimoine naturel et les perspectives de développement économique d'un important port de commerce, en faveur de ce dernier (André-Hubert Mesnard).
4. K. FOUCHER, « La consécration Il déco 2006, p. 2316.
du droit de participer
16
par la Charte
de l'environnement
H, AJDA,
Une moindre maîtrise des instruments du calcul économique peut expliquer ce désavantage (Claire Choblet, Laure Després, Patrice Guillotreau). Il est donc attendu des acteurs locaux qu'ils prennent l'initiative d'affirmer des stratégies de développement durable. Or la démocratie locale représentative est en crise (Arnaud Leclerc), et les procédés de démocratie locale participative se heurtent aux insuffisances de la mobilisation citoyenne (Goulven Boudic). Démocratie « délibérative» ou «participative»
?
Un fort courant en science politique tend de nos jours à réhabiliter la démocratie délibérative, allant jusqu'à proposer une « théorie de la délibération politique »5. Pourraient ainsi être réunies les «conditions d'un bon débat ». « Une décision bien délibérée serait le critère de la bonne décision» (Goulven Boudic). Cette thèse est fortement contestée. Pour Pierre Rosanvallon, «l'idée de démocratie procédurale ne suffira pas à surmonter le malaise politique que nous connaissons »6. Dans sa version urbaine, le développement durable peut alors tirer partie des enseignements produits par les politiques de développement social urbain. On peut alors penser que, même si le délitement du tissu urbain est tel que « la participation-intégration n'est plus possible dans les quartiers dégradés» et que l'on est conduit à « reconstruire une participation-institution» (Goulven Boudic), le développement durable appelle un sursaut de la démocratie participative, susceptible de faire émerger de nouveaux acteurs sur la scène locale.
IL Les apports du « local» à la dimension mondiale du concept Le développement durable tend à devenir un « agent mobilisateur» pour les décideurs et acteurs locaux. Il s'infiltre ainsi dans nombre de politiques publiques, particulièrement dans le domaine de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, mettant généralement ensemble une pluralité d'acteurs locaux poussés à coopérer entre eux, à l'intérieur d'une nouvelle « territorialisation » de l'action publique (A). La gestion publique locale pourrait voir sa légitimité renforcée si elle parvient à accentuer ses efforts en faveur de l'intégration des objectifs du développement durable, et plus particulièrement à garantir la préservation des ressources sur le long terme (B).
5. Voir B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995. 6. P. ROSANVALLON,« Le nouveau travail de la représentation », Esprit, février 1998. 17
A. Les progrès de la « territorialisation» de l'action publique 1. L'aménagement durable
du territoire
à l'heure
du développement
Une nouvelle conception des documents d'urbanisme, dont le contenu devient plus global et intègre des objectifs de développement durable, prévaut depuis la loi SRU du 13 décembre 2000, notamment en ce que « le plan local d'urbanisme (PLU) comprend un rapport de présentation, le projet d'aménagement et de développement durable (PADD) de la commune et un règlement ainsi que des documents graphiques» (C. urbanisme, art. R. 123-1). Surtout les objectifs de DUD transparaissent dans cette réforme au travers d'une déconnexion entre les instruments des politiques d'aménagement spatial (urbanisme, logement, transports). Cette transversalité est censée être assurée par la présence du PADD dont l'objet consiste à « définir, dans le respect des objectifs et des principes énoncés aux articles L. 110 et L. 121-1, les orientations d'urbanisme et d'aménagement retenues pour l'ensemble de la commune» (C. urban., art. R. 123-3). Cependant, il a été montré que les contraintes liées à la prise en compte des objectifs du développement durable (traduits dans le « plan d'aménagement et de développement durable») avaient été allégées depuis la loi urbanisme et habitat du 3 juillet 20037. Cette réforme a limité le contenu du PADD, désormais réduit aux « orientations générales d'aménagement et d'urbanisme retenues pour l'ensemble de la commune» (C. urban., art. L. 123-1, al. 2), les prescriptions en étant exclues. Des solutions à ce problème sont avancées localement à travers une utilisation combinée du PADD du PLU et d'un instrument facultatif, l'Agenda 21 local. Il s'agit d'une « feuille de route qui définit les objectifs et les moyens de mise en
œuvre du développement durable du territoire» 8. Cette formule est issue de l'un des programmes d'action retenu dans la Déclaration de Rio de 1992, les collectivités locales du monde entier étant invitées à l'adopter. Des pouvoirs locaux peuvent alors tirer parti de la souplesse de l'Agenda 21 local, instrument décliné selon un processus de démarche de projet (passant par une phase initiale de diagnostic d'état des lieux, puis une identification des objectifs prioritaires et s'achevant par une déclinaison du programme d'actions). Dès lors des interactions sont possibles, alors que s'agissant du PLU, « les catégories de documents et leurs contenus sont strictement encadrés par le Code de l'urbanisme» (Caroline Bardoul).
7. L. MOLINERO, « Considérations sur les effets contentieux du projet d'aménagement et de développement durable du plan local d'urbanisme », Mélanges MESNARD,L 'homme, ses territoires, ses cultures, LGDJ, coll. « Décentralisation et développement local », 2006, p. 181.
8. M.-S. BOIZARD, « La mise en place d'un Agenda 21 intercommunal- Le cas de Nantes Métropole », Mémoire de master II droit et administration des collectivités territoriales, université de Nantes, 2006.
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A plus long terme, on peut avancer, afin d'accentuer la prise en compte des objectifs de développement durable, plusieurs propositions en vue de favoriser une gestion maîtrisée de l'espace périurbain, parmi lesquelles: -
la mise en place d'un SCOT élargi à l'échelle de l'aire urbaine ou du pays; une préférence en faveur d'un PLU communautaire, dès que l'on a pu
atteindre une compétence communautaire complète de l'aménagement de l'espace. C'est qu'une référence simple au principe de subsidiarité nous apparaît insuffisante pour guider un schéma de répartition des compétences entre autorités locales suivant des objectifs de développement durable. Leur satisfaction complète ne peut passer que par un transfert intégral à l'échelle des structures d'agglomérations des compétences en matière d'urbanisme et d'aménagement foncier. Cela apparaît comme la solution essentielle pour maîtriser l'extension périurbaine. 2. Territoires
locaux et culture
La thèse suivant laquelle le développement durable comporte une dimension culturelle peut s'appuyer sur de lointains précédents. Des standards transparaissaient déjà il y a un siècle dans les premiers «plans d'embellissement» des villes (Patrick Le Louarn). L'existence de nos jours d'une dimension culturelle dans l'éthique du développement durable peut s'appuyer sur maints exemples locaux. Ici, la préservation d'une identité culturelle génère des formes originales de protection du patrimoine urbain végétal, par l'essor d'une éducation à l'environnement orientée sur les parcs urbains, matérialisée notamment par des «journées de l'arbre» (Pierre Legal). Là un standard minimal transparaît où « l'embellissement de la ville» prend place dans les orientations d'un plan local d'urbanisme communal. Ainsi « le PLU parisien a notamment prévu de préserver le patrimoine parisien et la végétation, d'une part en empêchant la démolition de certains immeubles, d'autre part en réalisant 30 hectares de nouveaux jardins» (Caroline Bardoul). 11ne faut toutefois s'attendre à vérifier que ponctuellement la prise en compte d'un volet du développement durable qui viserait à la préservation d'une identité des territoires. Ainsi en va-t-il de la politique relative à la protection du littoral (Olivier Lozachmeur), qui privilégie au regard des contraintes légales, une constructibilité limitée autour des bourgs, des villages et des hameaux, et non des lotissements, à la recherche d'une densification urbaine préservant les espaces ruraux du mitage et les extensions urbaines de la déshumanisation.
19
B. La pénétration des objectifs du développement durable, un renfort de légitimité apporté à la gestion publique locale? 1. Le bilan de la gestion pnblique locale à l'aune du développement durable Les orientations tirées du développement durable ont été intégrées progressivement dans la gestion de différents services publics locaux organisés en réseau. «Depuis la loi sur l'eau de 1992, une prise en compte du volet environnemental du développement durable s'est imposée dans la gestion des services d'assainissement, faisant de ces services techniques urbains d'authentiques services publics environnementaux.» Pour cela, il a fallu un « dépassement de l'approche traditionnelle fondée sur la recherche d'un équilibre entre les prérogatives de la puissance publique et le respect du droit de propriété.» Mais «le caractère transversal de la notion de développement durable pousse à approfondir ces exigences, afin d'intégrer une dimension citoyenne et un but d'équité sociale dans les conditions de gestion de ces services »9. Toutefois la remise en cause des modes classiques de régulation des services publics locaux reposant sur un fort pouvoir d'organisation revenant aux autorités locales, présente des risques. Ceci peut se vérifier à travers l'étude des effets de la libéralisation du marché intérieur de l'électricité parachevée par une directive européenne du 26 juin 2003 sur la situation des collectivités territoriales, rendues
clients éligibles à compter du l er juillet 2004 et donc en capacité de choisir leurs
fournisseurs d'énergie. Il est relevé que «les relations entre les collectivités territoriales et EDF avaient donné lieu à des opérations de partenariat qu'il sera sans doute délicat d'intégrer dans des appels d'offres. C'est le cas pour tout ce qui a trait à la politique de la ville et au développement local, comme l'accompagnement des clients en situation difficile, la limitation des effets du chômage et de l'exclusion ainsi que la lutte contre la dégradation des quartiers en
difficulté»
ID.
La prise en compte du développement durable dans la gestion des services publics locaux en Europe laisse entrevoir un bilan mitigé. Ainsi en Espagne, « La tarification de l'eau ne prend en considération que le coût des infrastructures et services relatifs à l'eau c'est-à-dire le captage, la potabilisation, l'assainissement, la distribution... mais l'eau en elle-même, en tant que ressource naturelle est gratuite. Or, cette gratuité est en totale contradiction avec le principe communautaire de récupération des coûts des services c'est-à-dire y compris des coûts pour l'environnement et les ressources» (Eva Guyard). Par contre en France et en Italie, le prix facturé à l'usager intègre tous les coûts. 9. 1. FIALAIRE,« Gestion des services publics d'assainissement et développement durable », Lamy CT, sept. 2006, na 16, p. 76. 10. M.-C. BÉGuÉ, « Développement urbain durable et politique énergétique locale: éléments juridiques d'un défi majeur », Pouvoirs locaux, na 71 Ill, 2006, p. 119. 20
2. Une soft law ajustée aux territoires locaux? Actuellement les solutions pour combler les imperfections de l'encadrement normatif du développement durable sont d'ordre pragmatique. Si des normes réglementaires nationales encadrent site par site les modes de « gouvernance », faisant participer acteurs publics et acteurs privés à la mise en œuvre des sites classés en zones Natura 2000, un droit local peut être émis par les comités de pilotage de ces zones Il, définissant les règles de gestion appropriées. La propagation des objectifs du développement durable peut ensuite trouver des relais adéquats dans des documents cadre de type « chartes », exprimant un contexte de «liberté locale où prévalent l'engagement volontaire et la contractualisation » (Luc Bodiguel). Plus globalement, la multiplicité des acteurs et des ressorts des politiques de DUD conduit à placer la réflexion sur le terrain de la « gouvernance », entendu comme « décrivant de nouveaux styles de décision, plus ouverts et négociés en apparence, fruits d'adaptations contingentes de systèmes politiques pris dans des environnements en mutation.» Cette notion introduit surtout l'idée que « le pouvoir exercé sur une collectivité ne saurait être efficace qu'à condition de n'être pas comme une action purement unilatérale s'imposant aux membres du groupe social, mais au contraire comme le produit de l'implication des membres de la société dans les choix les concernant »12.
III. Plan de l'ouvrage Faisant suite à un premier cycle de séminaires tenus à la MSH Ange Guépin de Nantes (de février à juin 2006) durant lequel il s'est agi principalement de poser le concept de développement durable13, en l'abordant dans un premier temps principalement à travers son pilier environnemental, le deuxième cycle de séminaires consacré au « concept et aux stratégies de développement durable» (qui s'est également déroulé à la MSH Ange Guépin de septembre 2006 à 11. Dénommé « document d'objectifs» par la loi (C. env., art. L. 414-2). 12. G. TIMSIT, « L'administration au miroir des mots », in collectif, À propos de l'administration française, 1998, Documentation française, p. 216. 13. On retrouvera le contenu des conférences présentées au cours de ce premier cycle de séminaires dans des publications sous deux formes: Des dossiers doctrinaux : - Un volet consacré au « développement urbain durable» (DUD) figure dans J'ouvrage suivant: L 'homme, ses territoires, ses cultures, Mélanges en l'honneur d'André-Hubert MESNAlW, LGDJ, coll. « décentralisation et développement local », 2006 ; - Une somme de contributions a été rassemblée dans le n° 13 des Cahiers Administratifs et Politistes du Ponant (revue de l'IFSA OUEST), parue en juin 2006. Des articles individuels parus dans des revues périodiques: - La communication d'A.-S. CHAMBOST« Les enjeux de la consultation populaire en milieu urbain dans les premiers temps de la Révolution », est parue à l'Annuaire des collectivités locales du Grale, CNRSÉDITIONS,2006 ; - La communication d'E. GUISELIN« DUD et référendum Jocal» est parue au JCP-A du 30 octobre 2006, p. 1254.
21
juin 2007), constitue l'essentiel de la matière réunie dans le présent ouvrage. Une question centrale perce: le développement durable induit-il une transformation des stratégies de l'action publique, et si oui en quoi? Pour y répondre, il est apparu utile d'enrichir l'étude de la notion sur plusieurs registres: - L'ouverture à des approches internationales et de politique comparée (partie I). La notion de «développement urbain durable» s'est largement nourrie du fruit d'expériences initiées dans des pays d'Europe du Nord offrant des modèles de «villes durables» (Charles-Henri Hervé), ou plaçant la « durabilité » au cœur de politiques de renouvellement urbain (cas du RoyaumeUni abordé par Aude Chasseriau). Elle est aussi portée à une échelle supranationale par la Communauté européenne, faisant surgir des concepts dérivés tels celui de « tourisme durable» (Magali Boudard). Mais les objectifs du développement durable ne peuvent rencontrer partout des circonstances aussi favorables à leur mise en œuvre. Ces objectifs ont dû aussi être confrontés au droit au développement en faveur des pays du Sud (Marcel Ambomo) et au principe de libre concurrence défendu par des organisations internationales comme l'OMC (Maria Francheteau). - La prise en compte des grands enjeux environnementaux identifiés par la recherche scientifique et technologique (partie II). Si les nouveaux dispositifs préconisés pour amplifier la lutte face au changement climatique varient, un point commun réside dans la recherche d'un élargissement des acteurs et des fonctions économiques concernées, incluant la consommation des ménages (Sandrine Rousseaux, Gérald Orange). Des impacts profonds sont produits sur certaines politiques publiques qui sont appelées à s'ajuster à des espaces territoriaux spécifiques, dans un but de protection accrue du patrimoine naturel (André-Hubert Mesnard), et se doter d'outils de gestion intégrée (Olivier Lozachmeur) - La place et les modalités du débat public (partie III). Afin d'éviter certaines perceptions naïves faisant du développement durable un moteur dynamisant le débat public, ont été intégrées des analyses de science politique évaluant à la lumière des expériences, les capacités de « renouveau de la délibération» (Arnaud Leclerc) et d'essor de la démocratie participative (Goulven Boudic). Avec une touche d'euphémisme, on pointera l'existence de fortes marges de progrès, lesquels aboutiraient à mieux intérioriser les dimensions du développement durable dans le processus de décision en droit budgétaire local (Antoinette Hastings-Marchadier) et dans la gestion des conflits (Claire Choblet, Laure Després, Patrice Guillotreau). - Les référentiels identitaires induits par l'éthique du développement durable (partie IV). Des éclairages ont pu être apportés au moyen d'une « historicisation» de la réflexion sur le développement durable. Dans un cadre urbain, on a pu questionner les changements affectant les acteurs de politiques tournées vers la préservation du patrimoine historique, en raison de leur ancienneté bien établie (Patrick Le Louarn), mais aussi l'influence de la sensibilité du public promeneur fréquentant les espaces verts sur les choix
22
d'entretien de « l'arbre urbain» (Pierre Legal). Le développement durable peut être aussi un vecteur de revitalisation du sentiment identitaire dans les espaces ruraux. Le renouvellement des politiques de protection de l'environnement prend cela en compte en donnant une place accrue à la participation des acteurs locaux (Luc Bodiguel).
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Partie I Le développement durable à l'échelle de l'Europe et de la planète: quels modèles? LE DROIT AU DÉVELOPPEMENT DURABLE - Droit au développement et francophone
CONFRONTÉ développement
AU DÉVELOPPEMENT durable
en
Afrique
MarcelAi\1BOMO - Droit international économique et droit international de l'environnement: quelle conciliation? L'exemple de l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC Maria FRANGlE1EAU DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET POLITIQUES COMPARÉES - Développement urbain durable et politique de régénération urbaine Royaume-Uni Aude CHASSERIAU - Les politiques communautaires de soutien au « tourisme durable» Magali BOUDARD
au
DÉVELOPPEMENT DURABLE ET GESTION COMPARÉE DES RÉSEAUX URBAINS - Une politique des transports durables au sein de l'UE: la question de la tarification au coût social SouhirABBES - Gestion des services d'eau et d'assainissement et développement durable: approche comparée entre la France, l'Italie et l'Espagne Eva GUYARD LA RECHERCHE D'UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE - Le développement urbain durable en Europe du Nord Charles-HenriHERVÉ
LE DROIT AU DÉVELOPPEMENT CONFRONTÉ AU DÉVELOPPEMENT DURABLE
Droit au développement et développement durable en Afrique francophone) Marcel
AMBOMO.
Droit au développement - développement durable - loin d'être un jeu de mots, la réflexion qu'inspirent ces deux expressions conduit indubitablement au cœur de la nouvelle problématique internationale du développement durable2 telle que dégagée au Sommet de Rio en 1992. Il faut bien reconnaître qu'une certaine conception de l'économie et du progrès est à l'origine de la plupart des problèmes écologiques. Dans cette perspective, l'environnement et le développement apparaissent étroitement liés. Et la problématique s'énonce en des termes fort simples: si l'environnement n'est pas protégé, le développement sera compromis; sans développement il ne sera pas possible de protéger l' environnemene. S'agissant de l'Afrique, la justification dans le passé d'un droit au développement par les pays africains (I) exclut-elle pour autant le passage au développement durable? À ce propos, il serait intéressant de savoir si ces pays ont opéré et réussi le passage d'un modèle de développement qui accordait la priorité à l'économie, à un autre modèle plus intégrateur des exigences environnementales (II) ?
.
DCS-CERP3E
1. Cette expression désignera dans le cadre de cette étude les pays suivants: le Bénin, le Burkina Faso, Je Cameroun, le Congo, la Côte d'Ivoire, la Guinée-Bissau, la Guinée Équatoriale, le Mali, le Niger, la République Centrafticaine et le Tchad. 2. Publié en 1987 par la Commission mondiale pour l'environnement et le développement, le rapport Notre Avenir à Tous (ou Rapport BRUNDTLANDdu nom de la présidente de la commission, la norvégienne Gro Harlem Brundtland), définit le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » 3. Voir notamment, G. MARTIN, Le Droit de l'Environnement. De la responsabilité pour fait de pollution au droit de l'environnement, Lyon, Publications périodiques spécialisées, 1978, p. 128 et s. ; A. MEKOUAR,« Le droit de l'environnement dans ses rapports avec les autres droits humains », in Études en droit de l'environnement, Rabat, Éditions OKAD, 1988, p. 61. ; A. STEER,« L'union de l'environnement et le développement », Finances et développement,juin 1992, p. 18 et s.
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1. La justification
du droit au développement en Afrique
Depuis plus de quatre décennies, le développement constitue le leitmotiv des revendications des pays africains devenus indépendants au détour des années 1960. Ce terme implique une transformation qualitative des structures économiques, politiques, et sociales avec pour objectif le bien-être humain. Dans cette perspective, le droit au développement est porteur de la même aspiration, celle du bien-être, voire du mieux-être. Cette aspiration, née dans un contexte historique et politique particulier (A), a reçu un prolongement sur le plan juridique international (B).
A. Le contexte historique et politique Le contexte est marqué essentiellement par deux mouvements: une phase de lutte pour l'indépendance (1) d'une part, et la phase de réclamation et de reconnaissance du droit au développement, d'autre part (2).
1. L'accession
à la souveraineté
Dans son article 1, paragraphe 2, et dans son article 55, la Charte des Nations unies avait proclamé le principe de l'égalité des droits des peuples ainsi que de leur droit à disposer d'eux-mêmes. On peut dès lors considérer que la charte, instrument juridique régissant les rapports entre les États membres de l'Organisation des Nations unies, a établi ce principe en tant que norme impérative de droit international contemporain ayant force obligatoire pour tous les membres. La proclamation de ce principe a marqué un tournant important dans l'histoire du colonialisme. Le principe de l'autodétermination est né de la diffusion des idées et des opinions libérales dans l'Europe du XIx" siècle. La montée des nationalismes qui a caractérisé les relations internationales à la fin du XIX. et au début du xx. siècle allait lui insuffler un élan nouveau. De plus, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans les colonies françaises comme ailleurs les injustices et les humiliations font peu à peu place aux luttes de libération nationale. Cette guerre a constitué un moment déterminant pour le monde colonisé, notamment africain, à cause de l'aide qu'il a apportée à la métropole. L'après-guerre se caractérise par un contexte de moins en moins favorable à la colonisation - du moins dans sa forme classique - connue depuis la fin du XIX. siècle. La Charte de l'Atlantique (1941), qui reconnaissait le droit des peuples à choisir leur forme de gouvernement, était une pierre dans le jardin colonial. De plus, la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par les Nations unies4, et qui consacre entre autres les idéaux de justice et liberté, reprend ce principe. 4. Le 10 décembre 1948, les 58 États membres qui constituaient l'Assemblée générale des Nations unies ont adopté la Déclaration universelle des droits de l'homme à Paris au Palais de Chaillot [Résolution 217 (III)].
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Longtemps rétive à envisager l'indépendance de ses colonies africaines, la France opère un tournant dans sa politique coloniale au milieu des années 1950. La loi-cadre Deferre (1956) prépare l'émancipation de l'AOF (Afrique Occidentale Française) et l'AEF (Afrique Équatoriale Française) et instaure le suffrage universel, un collège électoral unique, et accroît le pouvoir législatif de chaque territoires. Un pas supplémentaire est franchi en 1958 avec la création de la Communauté Française. Moins de deux ans plus tard, tous les États accédaient à l'indépendance. Le rôle des Nations unies a été à cet égard décisif. En dehors de nombreuses résolutions adoptées en vue de l'émancipation des peuples colonisés, la Charte des Nations unies est un instrument juridique d'une importance fondamentale et son affirmation du principe de l'égalité des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes a marqué un tournant dans l'acceptation de ce principe comme partie intégrante du droit contemporain. Dès lors, il ne pouvait y avoir de doute qu'il existe pour ces peuples un droit à l'autodétermination, et que celui-ci comporte des droits et obligations internationaux6. Dès lors, le droit le plus revendiqué et le plus popularisé en Afrique aux lendemains des indépendances fut sans conteste le droit au développement.
2. La phase de réclamation et de reconnaissance développement
du droit au
Dès leur naissance, les États africains ont été confrontés aux difficultés liées au sous-développement qui caractérisaient toutes les colonies. Une fois indépendants, les nouveaux États se sentirent investis d'une mission, celle de surmonter les faiblesses dont ils héritaient. Ce fut l'occasion d'exprimer des revendications que justifiaient les torts et les retards subis durant la colonisation. La naissance du concept de « droit au développement» s'est réalisée durant la grande phase historique des décolonisations en chaîne des années 1960. Le droit au développement fut un thème de revendication du tiers-monde soucieux de parachever son émancipation politique par sa libération économique. Ce droit au développement était revendiqué au bénéfice de chaque peuple, en tant que droit collectif contrarié par un système de relations économiques internationales inégalitaires. Les dirigeants atricains pensaient en effet que le décollage économique de leurs pays était conditionné par la conquête de leur indépendance économique et leur libération des sujétions bilatérales ou multinationales inégales. C'est dans ce contexte que fut créé le « Groupe des 77 »7, la plus grande coalition du tiers-monde aux Nations unies. Elle donna les 5. A. HUGON,Introduction à l'histoire de l'Afrique Contemporaine, Armand Colin, 1998, p. 55-56. 6. F. ABDULAH,in Droit International. Bilan et perspectives, tome II, Ed. Pedone, 1991, p. 1288. 7. Le Groupe des 77 est une coalition des Pays en Développement, conçue pour promouvoir les intérêts économiques de ses membres, et créer une capacité de négociation accrue aux Nations unies. Créée par 77 pays, l'organisation a grandi et compte aujourd'hui 113 pays membres. Le groupe fut fondé le 15 juin 1964 par la Déclaration commune des 77 pays à la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (Cnuced). La première rencontre
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moyens au monde en développement de formuler et de promouvoir ses intérêts économiques collectifs, et œuvra à l'établissement d'un dialogue économique Nord-Sud et à des réformes structurelles de l'économie internationale. Au-delà de cette solidarité se manifeste désormais sur le terrain juridique une revendication nouvelle dont l'Afrique est à l'origine, à savoir l'émergence du droit au développement sus-cité. C'est en effet M. Keba M'Baye, alors Premier président de la Cour Suprême du Sénégal, qui a été le promoteur de l'expression dans son cours inaugural8 intitulé « Le droit au développement comme un Droit de l'homme », à la session de 1972 de l'institut international des droits de l'homme de Strasbourg. Un tel droit fait partie, selon K. Vasak, de la troisième génération des droits de l'homme9. Ce droit a été décliné par la suite comme un droit à la vie, le droit à un niveau minimal d'alimentation, d'habillement, de logement et de soins médicaux, etc. À partir des travaux de la commission des droits de l'homme (1977), il a fait l'objet de la résolution 34/36 de l'Assemblée de Nations unies en date du 23 novembre 1979 qui souligne que « le droit au développement est un Droit de 1'homme» et que « l'égalité des chances en matière de développement est une prérogative des nations aussi bien que des individus qui les composent ». Le contexte de la naissance du droit au développement allait conditionner, par la suite, la nature de ce droit. Au demeurant, certains auteurs n'ont voulu voir dans le droit au développement qu'un droit tout au plus individuel, reconnu à l'être humain à l'égard de la communauté nationale à laquelle il appartient. Il n'était nullement indifférent de savoir si le droit au développement avait pour titulaire l'État ou l'individu, au-delà du premier réflexe qui consiste à le rattacher systématiquement aux droits de l'homme. Le droit au développement avait été défini par un avant-projet sur les droits de l'homme établi par la Fondation internationale pour les droits de l'homme comme « le droit qu'ont tout homme ou tous les hommes pris collectivement, à la jouissance, dans une proportion juste et équitable, des biens et services produits par la communauté à laquelle ils appartiennent.» Cette définition circonscrit ainsi le droit au développement au cadre national, dans une relation entre l'individu et l'État dont il est le ressortissantlO. En réalité, la dimension internationale du droit au développement n'est rien d'autre que le droit à une part équitable du bien-être économique et social du monde. Elle reflète une revendication essentielle de notre temps, car les quatre cinquièmes de la planète n'admettent plus que le cinquième restant continue de bâtir ses richesses sur leur pauvretéll. Ce droit peut avoir pour bénéficiaire l'État ou l'individu. Mais pour qu'il ait sa signification en droit international, dans un
d'importance eut lieu à Alger en 1967, où fut adoptée la Charte d'Alger et où les bases des structures institutionnelles permanentes furent posées. http://fr.wikipedia.org 8. Cours reproduit dans la Revue des droits de l 'homme, vol. V, n° 2-3, 1972, p. 505-534. 9. M. BENNOUNA,Droit international du développement, « tiers-monde et interpellation du droit international, Mondes en devenir », Berger-Levrault, 1983, p. 20. JO. M. BEDJAOUJ,Droit international, Bilan et perspectives, Tome II, Ed. Pedone, 1991, p. 1252. II. Ibidem.
30
ordre juridique encore largement marqué par son caractère interétatique, le droit au développement devait être approché dans sa dimension internationale, la seule à permettre de situer la nature véritable des problèmes et des solutions qu'il doit comporter. Sur le plan juridique, le problème du développement constitue un défi à la communauté internationale, puisque la Charte des Nations unies a fait du développement un phénomène international par excellence. À cet égard, la
résolution 12 du 4 décembre 1986 portant «Déclaration
sur le droit au
développement» a bien réalisé l'ancrage international de ce droit, sans pour autant bien sûr exonérer l'État de ses propres responsabilités à l'égard de ses gouvernés. Bien que ce droit fasse appel à la coopération et à la solidarité internationale, il apparaît par ailleurs comme un impératif de la souveraineté. Car, il y a là un rapport nécessaire entre souveraineté authentique et droit au développement, entre souveraineté véritable sur les richesses du pays et droit au développement de ce pays. Ce qui donne toute sa pertinence à l'affirmation de G. Scelle qui déclarait que l'État a « l'obsession du territoire ». Et l'adoption de la résolution 1803 qui proclame la souveraineté permanente des États sur leurs
ressources naturelles 13 vise cet objectif. En d'autres termes, il n'y a pas de souveraineté ni d'indépendance ses ressources
de l'État s'il ne possède pas la souveraineté de
14.
Ainsi, était reconnu, il est vrai dans des textes internationaux épars, le droit au développement. Toutefois, ce droit en tant que discipline autonome n'émergera que plus tard avec la naissance du droit international du développement.
B. Le prolongement juridique international: le Droit international du développement (DID) La notion de droit international du développement s'est dégagée progressivement de la pratique disparate des États et des organisations internationales. Les pays du tiers-monde par leur lutte constante en faveur d'un système international économique plus égalitaire ont œuvré à l'émergence de ce droit. Une meilleure appréhension de sa réalité passe par l'étude de ses sources et de sa consécration d'une part (1), et par ses caractères et son objectif, d'autre part (2).
12. Résolution AG/41/128 du 4 décembre 1986 portant Déclaration sur le droit au développement. 13. La résolution 1803 (XVII) de l'Assemblée générale en date du 14 décembre 1962 proclame la « souveraineté permanente sur les ressources naturelles» et déclare que « la souveraineté permanente sur les ressources naturelles constitue un élément fondamental du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». 14. On aura bien compris que la conception restrictive de la notion de souveraineté est justifiée par le contexte de l'étude et l'analyse de la résolution 1803 qui confère aux États la souveraineté sur leurs ressources naturelles. Car en droit international la notion de souveraineté recouvre une réalité beaucoup plus vaste.
31
1. Les sources et la consécration développement (DID)
du droit international
du
Le droit international du développement peut être considéré comme l'aboutissement, sur le plan juridique, des revendications exprimées par les pays pauvres dans le cadre du droit au développement. L'héritage historique de ce droit constitue bien entendu sa première source. Après l'accession des nouveaux États à l'indépendance et après leur admission aux Nations unies, la majorité à l'Assemblée générale de l'organisation passe des mains de l'Occident à celle du tiers-monde, si bien qu'à partir de 1960 l'idéologie de la décolonisation est devenue l'une des poutres maîtresses de la doctrine de l'Organisation des Nations unies (ONU). Cette idéologie a été indissolublement liée à celle du développement. Ces pays tenteront alors de faire accepter par le reste de la communauté internationale l'affirmation que la décolonisation appelle la coopération et qu'à l'inverse la décolonisation ne peut s'effectuer sans le développement. Cette thèse apparaît très nettement dans la fameuse «Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux »15, adoptée au lendemain de l'entrée à l'ONU des nouveaux États africains et de la majorité qui en est résulté à l'Assemblée générale. Les Nations unies accueillent de plus en plus favorablement les revendications des pays du tiers-monde. Tel est le cas de la résolution 1803 (XVII) (voir supra), relative au principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. En plaçant sous l'empire du droit international tous les concours extérieurs apportés aux pays en voie de développement, l'indépendance est incontestablement l'un des facteurs principaux qui ont rendu possible l'apparition du droit international du développementl6. À partir de 1960, l'ONU et les institutions spécialisées accordent de plus en plus d'importance aux problèmes du développement. La gamme des questions examinées ne cesse de s'élargir et de se diversifier. L'institution insiste sur les idées « d'approche globale» et« d'action concertée »17.Par ailleurs, l'apparition de la solidarité entre les pays du tiers-monde (Groupe des 77) dès juillet 1962 à la Conférence du Cairels qui avait adopté une Déclaration à ce propos, constitue le
15. Résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960. G. FEUER,Droit international du développement, 2" édition, Dalloz, 1991, p. 9. 16. Ibidem. 17. Résolution 1515 (XV) du 15 décembre 1960. 18. La solidarité entre pays du tiers-monde s'est affirmée avec éclat pour la première fois lors de la Conférence de Bandoeng. Elle n'a cessé depuis lors d'inspirer l'action des pays du Groupe des 77. La Conférence de Bandoeng a marqué le réveil des peuples colonisés et l'affirmation par le tiersmonde, de son existence en tant que tel avec ses problèmes propres. Les idées de solidarité entre pays en développement et d'action collective ont été vigoureusement amplifiées par le Mouvement des Non-Alignés au cours des sept conférences des chefs d'État et de gouvernement tenues à Belgrade (1961), au Caire 1964, à Lusaka (1970), à Alger (1973), à Colombo en 1976, à La Havane en (1979) et à New Dehli (1983).
32
premier document définissant une position commune sur les problèmes de développement. Cette conférence a insisté sur la nécessité d'institutionnaliser à la fois l'étude des problèmes de développement et l'action des pays du tiers-monde, et elle a demandé que les problèmes du développement économique et social soient résolus dans un esprit de coopération internationale et dans le cadre des Nations unies. Cette Déclaration fut accueillie avec satisfaction par l'Assemblée généralel9, au moment même où celle-ci décidait de convoquer la première CNUCED (Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement), qui fut déterminante pour la consécration du Droit international du développement (DID). L'année 1964 allait s'avérer capitale pour l'histoire du droit international du développement. Ce fut la convocation à Genève de la première CNUCED et la constitution de celle-ci en organe permanent de l'ONU20. Sous l'influence de son premier Secrétaire général, M. Raul Prebisch, la conférence de Genève prône l'adoption de règles nouvelles, dérogatoires au droit international commun pour le commerce des pays en développement et pour le financement de leur développement. Les germes du futur droit du développement se trouvent dans cette conférence. La doctrine y voit l'émergence d'un nouveau système juridique et la formulation de l'expression de « droit international du développement ». Cette expression avait été lancée au lendemain de la Conférence de Genève, on en trouve les premiers éléments dans un article de septembre 1964 « La conférence de Genève, amorce d'un mouvement irréversible21 ». L'idée a été ensuite précisée par M. Virally, dans une étude intitulée « Vers un droit international du développement »22. Michel Virally suggère de partir des règles et des pratiques existantes qui constituent actuellement le « droit international des inégalités de développement» ; à partir de là il faudra chercher, avec les moyens fournis par le droit international, les adaptations nécessaires23. Le droit international du développement faisait ses premiers pas, et allait évoluer dans le sillage du droit international. Toutefois, ce nouveau droit possède des caractéristiques propres et poursuit des objectifs précis. 2. Les caractères
et les objectifs du DID
Le droit international du développement développe, schématise la vision du monde et des relations internationales telle que perçue par les pays pauvres nouvellement promus acteurs sur la scène internationale. Ses caractères en portent largement les stigmates: 19. 20. 21. 22. 23.
Résolution 1820 (XVII) du 18 décembre 1962. Résolution 1995 (XIX) du 30 décembre 1964. A. PHILIP,Développement et civilisation, septembre 1964, p. 52. AFDJ, 1965, p. 3. M. FLORY,Droit international du développement, PUF, 1977, p. 30. 33
.
Tout d'abord, il s'agit d'un « droit orienté ». L'orientation donnée à ce droit par les pays du tiers-monde a pris dans un premier temps une forte coloration idéologique. Pour eux, le droit international classique est par essence un droit conservateur, en ce qu'il vise essentiellement à maintenir et à gérer l'ordre existant sans le transformer fondamentalement. Dans un deuxième temps, l'idée de droit orienté a pris une signification plus technique, qui s'est traduite par la mise au point des mécanismes juridiques particuliers, susceptibles de donner une effectivité plus immédiate à l'action pour le développement dans des domaines tels que les transferts de technologie, l'assainissement financier et monétaire, la stabilisation des recettes d'exportation, les préférences douanières, etc.24
. Il s'agit aussi d'un « droit composite». À
la différence
de la plupart
des
disciplines juridiques, le droit international du développement ne forme pas un ensemble homogène, systématique et unifié. Il se présente comme une mosaïque d'éléments, avec des règles relevant d'ordres juridiques différents: le droit international et le droit interne. Et pour finir, ce droit est un « droit contesté ». Dans la mesure où, sur bien des points, le droit international du développement est avant tout un droit voulu par le tiers-monde, sa réalisation se heurte souvent aux réticences des pays industrialisés occidentaux. Ce droit vise à remettre en cause le libéralisme économique international, auquel les pays occidentaux restent attachés. Ainsi se précise la nature du droit international du développement: un droit au service d'une finalité qui est, à l'échelle des relations internationales, la lutte contre le sous-développement et la recherche d'une véritable indépendance pour les pays pauvres. La réalisation de cet objectif majeur nécessite la refonte totale du système économique international, d'où l'appel de la part de ces pays à un Nouvel Ordre Économique International (NOEl). La demande d'un renouvellement de l'ordre économique international remonte au début des années 1970, période au cours de laquelle les pays pauvres en arrivèrent à la conclusion que l'ordre économique mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale se déploie inéluctablement à leur détriment. La sixième session extraordinaire de l'Assemblée générale, qui s'est tenue du 9 avril au 1ermai 1974, va adopter les textes d'une déclaration et d'un programme d'action relatifs à l'instauration d'un NOEI25. Malheureusement, les actions et recommandations du NOEl n'aboutiront pas, le Droit international du développement se soldera par un échec. Il s'en est suivi un repli de ces États sur eux-mêmes, avec une dimension plus nationale donnée à la lutte pour le développement. Dès lors, le cheval de bataille en matière de développement devient économique, avec une mobilisation sans précédent des ressources naturelles.
.
24. G. FEUER, op. cil. p. 24-25. 25. Résolutions 3202 (SVI) et 3202 (SVII)
34
IL Le développement durable en Afrique Il est indispensable de s'interroger, de savoir où en est l'Afrique depuis Rio en matière de développement durable. Du bel unanimisme consacré lors de cette Conférence, il en est ressorti un souhait, fort opportunément formulé par le Professeur Chapuis lorsqu'il déclare que le développement durable devrait désormais constituer la « matrice conceptuelle »26de toute politique. Il est vrai que les pays africains sont restés prudents face à cette notion. Ils l'appréhendent comme une tentative de limiter leurs moyens de développement. Quoi qu'il en soit, près de quarante ans après les indépendances, des signes d'inquiétude sont apparus dans le modèle de développement des pays africains. En conséquence, le développement durable devrait y constituer un impératif (A). Au-delà de cette nécessité, quelle est aujourd'hui la réalité de cette notion en Afrique? (B).
A. L'impératif du développement durable en Afrique L'accession à la pleine souveraineté a permis aux pays africains de mettre en œuvre des politiques de développement dont l'objectif affirmé était de sortir de la pauvreté. Ils concrétisaient ainsi le droit au développement tant revendiqué après les indépendances. Malheureusement, l'accent mis sur l'aspect quantitatif du développement fait planer de nombreuses menaces sur leur environnement (1). Il est à noter, tout de même, une prise de conscience de l'importance de l'environnement dans ces pays (2).
1. L'exercice du droit au développement: modèle de développement actuel
limites et dangers du
La bataille pour le développement, menée par les pays africains, s'est rapidement déportée sur le terrain économique, avec une place importante réservée à la croissance économique. Les stratégies nationales de développement le démontrent largement. En matière stratégique, l'import-substitution27 adoptée par ces pays avait pour objectif de produire localement les produits de consommation importés auparavant de la métropole. Cette technique constituait un moyen pour ces pays de lancer leur développement économique et de réduire leur dépendance par rapport aux anciennes métropoles coloniales, à travers la diversification de leurs structures productives28. Ils en ont, pour un premier temps tout au moins, tiré quelques avantages avec l'émergence de quelques industries comme les minoteries, les conserveries de fruits et légumes. On peut noter également le développement d'autres activités industrielles comme la fabrication des matières agricoles, d'articles de quincaillerie, 26. SMD DUBOIS, Droit de l'Organisation mondiale du commerce et protection de l'environnement, Bruylant, 2003. 27. H. BEN HAMMOUDA,L'Afrique, l'OMC, et le Développement, Maisonneuve et Larose, Paris, 2005, p. 165. 28. Ibidem.
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d'industries de peinture, de vernis, etc. Malheureusement ces retombées n'auront pas duré, et cette politique d'import-substitution se soldera par un échec. De même la relance par l'agriculture échouera. La révolution agricole29 compte tenu des importantes mutations en terme culturel mais aussi en terme de coûts financiers et technologiques, ne sera pas finalement d'un grand secours.
Il n'empêche que les appels à l'ouverture économique3D en vue de doper la croissance31 se sont multipliés. Car pour certains (OMe), la démonstration est faite que la croissance économique entraîne le développement. La croissance économique était l'un des critères majeurs d'appréciation du développement. La bonne tenue des agrégats macroéconomiques a constitué, pendant des années, un critère d'appréciation du développement des pays africains, à l'exclusion de tout autre critère social, humain ou environnemental. La croissance désigne uniquement l'augmentation des quantités productives indépendamment de leur qualité et de leur impact social et écologique, alors que le développement englobe la croissance mais la dépasse qualitativement en ayant pour objectif le bien-être humain. Aujourd'hui, les analystes postulent une autre vision de la croissance du fait des coûts sociaux et écologiques qu'elle a entraînés32. Le pouvoir magique de la croissance longtemps vanté n'opère plus devant les difficultés économiques de l'Afrique dont la croissance demeure pourtant positive33. Nonobstant le caractère positif des chiffTes, on observe paradoxalement une augmentation de la pauvreté. De plus, telle qu'elle a été pratiquée et magnifiée depuis longtemps, la croissance a fini par constituer une menace pour l'environnement. Les pays africains n'échappent pas à la logique productive, devenue le signe du temps. L'exemple du CILLS34 en matière de développement agricole est très symptomatique. Le CILLS créé en 1973 et le Club du Sahel ont été finalement convaincus que l'objectif de développement stratégique de la région devrait être l'autosuffisance alimentaire. La stratégie, définie par les donateurs (OCDE et 29. La révolution agricole désigne les grands bouleversements de la technique et des usages agraires qui, dans l'Europe, à des dates variables et selon les pays, marquèrent l'avènement de l'exploitation contemporaine. http://conte. u-bordeaux./r 30. FOCUS, Bulletin d'information, OMC, mai- juin 2000, n° 46, p. 5. 31. La croissance économique se définit comme un processus quantitatif qui se traduit par l'augmentation, au cours d'une longue période, d'un indicateur représentatif de la production des richesses des pays, le plus souvent le produit intérieur brut (PIB) en volume, voire le produit national brut (PNB). Cette définition est purement quantitative. Le PIB correspond à la production annuelle d'un pays, et indique l'augmentation de la production de la richesse économique d'une année à l'autre. J.-M. HUART,Croissance et développement, Bréal 2003, p. 12. 32. Se reporter, entre autres, aux analyses du mensuel Silence, « objectif croissance vers une société harmonieuse », Parangon, Lyon, 2003; J.-M. HARRIBEY, « Une contradiction insurmontable », le Monde Diplomatique, décembre 2002; Richard DOUTHWAITE,« The Growth illusion », Gabriola Irland, (Canada) New society publishers, 1999. 33. Réunis le 12 septembre 2006 à Paris les ministres des Finances de la zone franc ont constaté une hausse de l'activité économique en zone franc de 4 % en 2005, et la croissance économique devrait être comprise entre 3,2 % et 4 %. http://www.rfi.fr/Fichiers/MFI. 34. Le Comité interÉtats de lutte contre la sécheresse au Sahel (CILLS), regroupe de nombreux États parmi lesquels certains d'Afrique francophone, tels que le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, le Mali, le Niger et le Sénégal.
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institutions internationales), reposait sur la croissance de la production rurale exclusivement par des moyens extensifs, dans des conditions qui ont progressivement mis en danger l'équilibre écologique de la région. La catastrophe est due à la destruction du capital foncier. Dans cette extension de la superficie, la responsabilité des cultures d'exportation est mise en cause, au Sénégal par exemple. L'arachide et le coton occupent une place importante dans ces régions, et la « rentabilité» implique l'extension des surfaces cultivées. Les conséquences qui en résultent sont désastreuses. Les études sur la désertification de bassin arachide du Sénégal par tranches l'ont prouvé35. Il faudrait aussi relever, la baisse de certaines ressources naturelles. Cette baisse est liée forcément à la sollicitation dont ces ressources font l'objet. Les activités motrices de la croissance en Afrique, quand celle-ci existe, puisent éminemment dans les ressources naturelles. On peut citer par exemple les mines, en particulier le pétrole et d'autres activités comme l'agriculture d'exportation
(relativement riche - cacao, café - ou pauvre, arachide)36.S'agissant du pétrole, l'utilisation irrationnelle, la gestion patrimoniale de cette ressource menace gravement sa durabilité dans certains pays comme le Cameroun et le Gabon. Dans le domaine forestier, d'importants progrès ont été réalisés en vue de la rénovation des législations forestières, l'objectif étant d'orienter la gestion de ce secteur vers un développement socio-économique durable. Malheureusement ces réformes n'écartent pas pour autant les menaces qui pèsent sur ces forêts, et audelà sur l'écosystème. Car ces forêts du fait de leur biodiversité constituent des écosystèmes uniques. Seul l'aspect économique revêt de l'importance pour les différents acteurs. Les exploitants veulent réaliser le maximum de profit, et l'État encaisser la rente forestière. 2. La prise de conscience
environnementale
africaine
Il est indéniable que l'influence juridique internationale a été déterminante. Néanmoins on observait déjà un développement juridique et institutionnel sur le plan national. L'influence juridique internationale (Rio) La prise de conscience africaine relativement à l'exigence de la protection de l'environnement ne s'est pas opérée spontanément, comme une illumination soudaine. La prise de conscience environnementale de l'Afrique a été le fruit d'une somme de contraintes et d'expériences de désastres écologiques extracontinentaux d'une part, mais aussi d'un travail méthodique de réexplication de la problématique écologique entrepris à l'échelle internationale, mettant en relief les avantages d'un développement écologiquement équilibré, d'autre part3? 35. S. AMIN,La faillite du développement en Afrique et dans le Tiers-Monde, Une analyse politique, l'Hannattan, 1989, p. 135. 36. Ibidem. 37. M. KAMTO,Droit de l'environnement en Afrique, EDICEF/AUPELF, 1996, p. 34. 37
Le début de la décennie 1990 constitue un tournant majeur dans le discours environnemental en Afrique. La préparation de l'événement majeur qu'a constitué le Sommet de la Terre à Rio du 3 au 14 juin 1992 en est véritablement le déclic. La plupart des institutions, des structures ministérielles compétentes en matière d'environnement ont été créées à la fin des années 1980 ou au début des années 1990. La rénovation des textes existants ou même l'adoption de nouvelles lois sont intervenues à la même période, voire un peu plus tard pour certains pays (voir infra). Le nouveau paradigme du développement durable consacré juridiquement à Rio véhiculait une nouvelle problématique du développement qui concernait ces pays au premier chef. Non seulement la donne internationale changeait en matière de protection de l'environnement, mais aussi des contraintes extérieures durent bousculer l'attitude plus ou moins laxiste des pays africains en matière de protection de l'environnement. La plupart des institutions multilatérales ou bilatérales d'aide au développement ont créé en leur sein des structures chargées spécifiquement des questions environnementales notamment, de veiller à la prise en compte de l'impact sur l'environnement de tous les projets de développement financés par elles38. Dorénavant, ces pays se devaient d'introduire un volet, une vision environnementale dans leur politique de développement. Cette nouvelle vision du développement était loin d'être consensuelle. Les négociations et les débats lors du Sommet de Rio ont été difficiles entre certains pays du Nord partisans d'une protection totale de l'environnement et les pays du Sud qui y voyaient un geste inamical visant à stopper leur développement. L'environnement devenait de ce fait un enjeu de développement pour les pays africains et les autres pays du Sud. L'un des textes qui cristallisa cette opposition est la Déclaration sur les forêts: les États forestiers invoquaient leurs droits souverains39 à exploiter leurs ressources naturelles, au contraire des pays industrialisés qui insistaient sur l'importance globale des forêts et la nécessité de prendre des décisions au niveau international à ce sujet, pour le bien de l'humanité. Les divergences sont restées tellement fortes que la Déclaration adoptée est dépourvue d'une valeur juridique contraignante40 et revêt beaucoup plus un aspect moral. Cette Déclaration constitue une invite à une prise de conscience de l'importance de l'environnement. En définitive, il revient à chaque État de prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection de ces écosystèmes particuliers. Quoi qu'il en soit une nouvelle donne s'imposait, et l'environnement investissait désormais la sphère politique nationale.
38. M. KAMTO, op. cil. p. 35.
39. Résolution 1803 (XVII) de l'Assemblée générale des Nations unies en date du 14 décembre 1962: « Souveraineté permanente sur les ressources naturelles ». 40. La formulation retenue, très alambiquée traduit l'impossible consensus. Les États se sont contentés d'une Déclaration dont le titre est d'une prodigieuse ambiguïté: « Déclaration de principe, non juridiquement contraignante mais faisant autorité, pour un consensus mondial sur la gestion, la conservation et l'exploitation écologiquement viable des forêts ». Rio 3-14 juin 1992.
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Le développement juridique et institutionnel national La prise de conscience de l'importance environnementale en Afrique s'est traduite par l'adoption de nouvelles législations, ou l'amendement des législations anciennes, et aussi par la consécration des institutions nouvelles. Les législations majeures en matière de protection de l'environnement sont consacrées à la protection de la nature, avec une prédominance pour les législations forestières. Cet état de fait est compréhensible, dans la mesure où les forêts constituent la caractéristique physique majeure de ces pays. Au Cameroun, la révision de la loi sur les forêts de 1981 a donné naissance à la loi de janvier 199441. D'une manière générale, la législation réformée a pour objectif d'assurer une meilleure protection du patrimoine forestier national, la protection de l'environnement et de la biodiversité. D'autres législations existent notamment en matière d'hygiène et de salubrité42, des établissements dangereux insalubres et incommodes43, de la collecte, du transport et du traitement des déchets industriels, des ordures ménagères, et des matières de vidanges sanitaires 44 . Au Bénin, la législation porte sur la protection de la nature et l'exercice de la chasse45.En 1994, le Burkina Faso se dote d'un Code de l'environnement46. Ce texte vient s'ajouter à d'autres notamment celui relatif à la conservation de la faune et l'exercice de la chasse47. On retrouve les mêmes grandes lignes en matière législative dans la plupart des pays. Dans le domaine forestier en Côte d'Ivoire, au Congo48 même si ce dernier adoptait en 1991 une loi sur la protection de l'environnement. Les autres pays ne sont pas en reste: tel est le cas du Gabon49 qui se dote en plus en 1993 d'une loi relative à la protection et à l'amélioration de l' environnement5o. Au Mali, la législation adoptée ne s'écarte pas vraiment des schémas précédents. Ce pays adopte deux lois majeures, une sur la pêche51 et une autre portant Code forestier52. On le constate, les pays africains sans évoquer 41. Loi n° 94-01 du 20 janvier 1994 fixant le régime des forêts, de la faune et de la pêche. 42. Arrêté n° 1/10/1937 fixant les règles d'hygiène et de salubrité à appliquer dans le territoire du Cameroun. 43. Décret n° 76-372 du 27 septembre 1976 portant réglementation des établissements dangereux, insalubres ou incommodes. 44. Note circulaire n° 069/MSP/DMPHP/SHP A du 20 août 1980 relative à la collecte, au transport et au traitement des déchets industriels, ordures ménagères et matières de vidange. 45. Ordonnance n° 80-8 du Il février 1980 portant réglementation sur la protection de la nature et l'exercice de la chasse. 46. Loi n° 002/94 ADP du 19 janvier 1994 portant Code de l'environnement. 47. Ordonnance n° 68-59PRES AGRI EL EF du 31 décembre 1968 sur la conservation de la faune et l'exercice de la chasse en Haute-Volta, amendée par la loi n° 18/73/AN du 29 novembre 1973 et l'ordonnance n° 74/064 PRES du 27 septembre 1974. 48. Loi du 4 janvier 1974 portant Code forestier, modifiée par les lois n° 32/82 du 7 juillet 1982 et n° 6/83 du 27 janvier 1983. 49. Loi d'orientation en matière d'eaux et forêts du 22 juillet 1982. 50. Loi n° 16/93 du 26 août 1993, relative à la protection et à l'amélioration de l'environnement. 51. Loi n° 63-7/AN-RM du Il janvier 1963 sur la pêche en République du Mali. 52. Loi n° 68-8/AN-RM du 7 février 1968 portant Code forestier.
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parfois le terme « environnement» avaient adopté des législations de protection de celui-ci, même si la quintessence de ces dernières se réduit au domaine forestier. La prise de conscience environnementale s'est traduite aussi par la mise en place de nouvelles institutions. Certains pays, tel que le Bénin ont mis sur pied une Agence Nationale de l'Environnement (ANE). C'est aussi le cas au Cameroun avec l'Agence Nationale d'Appui au Développement Forestier (Anafor). Cette institution a pour objet, directement ou indirectement, d'appuyer la mise en œuvre du programme national de développement des plantations
forestières privées et communautaires53. Toutefois, le ministère de l'Environnement et des Forêts apparaît comme le maître d'œuvre de la politique forestière nationale54. Tous les pays se sont dotés d'un ministère de l'environnement, mais pas du développement durable pour l'instant55. Est-ce la preuve de la difficile acceptation de ce concept dans cette partie du continent?
B. La réalité du développement durable en Afrique Nul ne saurait nier l'importance de la terminologie institutionnelle dans la réalisation de toute politique. Néanmoins, seule la pratique est déterminante à l'épreuve des faits, dans la mesure où elle permet de juger du niveau d'intégration des concepts (en l'occurrence du développement durable), et de la réalisation des objectifs politiques y afférant. Relativement au développement durable, où en est l'Afrique dans l'intégration et la réalisation des objectifs liés à ce concept? À ce propos, quel accueil ce concept a-t-il reçu de la part des pays africains (1) ? Par ailleurs, comment ces derniers entendent-ils le traduire dans les faits (2) ? 1. L'accueil
du concept de développement
durable
Dès le départ, l'Afrique a observé une attitude ambiguë, voire hostile face à la consécration du concept de développement durable. Cette attitude à certains égards a pu prêter à équivoques. Elle a pu accréditer une certaine thèse qui concluait à l'indifférence, voire à l'hostilité des États africains aux problèmes d'environnement. Certes, en tant que continent sous-développé et dans
53. Art. 3 du décret n° 2002/156 de juin 2002. 54. Décret du PR, n° 92/265 du 28 décembre 1992 portant organisation du ministère de l'Environnement et des Forêts. 55. La terminologie du développement durable est pour le moment absente de la dénomination de la plupart des structures ministérielles de protection de l'environnement. Selon les pays, on retrouve le ministère de l'Environnement et de la Protection de la nature au Sénégal, le ministère de l'Environnement, de l'Habitat et de l'Urbanisme au Bénin, le ministère de l'Environnement togolais et de la Protection forestière, le ministère de l'Environnement, de la Protection de la nature, de la Recherche et de la Technologie au Gabon, le ministère de l'Environnement et de l'Assainissement au Mali, ou le ministère de l'Environnement et du Cadre de vie au Burkina Faso.
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l'ensemble faiblement industrialisé, l'Afrique a tendance à différer la lutte contre la pollution industrielle et d'autres formes de nuisances liées en particulier à
l'essor des villes 56. Mais l'Afrique a très tôt mis l'accent sur la protection de la nature et des ressources naturelles. Son intérêt pour ces aspects du problème de l'environnement est de loin antérieur à l'organisation des grandes conférences onusiennes consacrées à la protection de l'environnement. Sans remonter à la période coloniale qui avait vu la naissance des premiers instruments de protection de l'environnement, d'une valeur juridique somme toute douteuse, c'est dans l'ordre conventionnel classique qu'il convient de rechercher le droit positif
africain en matière de protection de la nature et des ressources naturelles 57, (voir infra). L'attitude africaine décriée à Rio traduit le scepticisme et la suspicion des pays africains relativement au concept du développement durable. Les négociations chaotiques, qui eurent lieu lors de cette Conférence, préfiguraient la difficile appropriation par les pays africains du concept de développement durable. Les pays africains percevaient cette notion comme une tentative des pays du Nord de limiter leur développement, ces derniers y étant déjà parvenus. Par ailleurs, ils y voyaient en toile de fond, à terme, la remise en cause de leur souveraineté. Le problème posé était celui de la conciliation entre d'une part leur volonté légitime de se développer, et d'autre part, la nécessité de protéger l'environnement. Ces États insistent d'autant plus sur la relation entre le droit à l'environnement et le droit au développement que la reconnaissance d'une telle relation par la communauté internationale, en particulier par les pays développés, pourrait leur permettre de réaliser des objectifs qu'ils n'avaient pu atteindre par le biais du Nouvel Ordre Économique International (NOEI)58. Droit à l'environnement et droit au développement présentent en effet des similitudes d'approche en terme de rapport Nord-Sud et de doctrine de solidarité. Le droit au développement impose d'éliminer, au niveau international, tous les obstacles d'ordre juridique qui se dressent devant les efforts des peuples pour sortir du sous-développement; surtout, comme le droit à l'environnement vu sous l'angle du principe de la responsabilité commune mais différenciée promu par la Déclaration de Rio, il met à la charge des pays développés des efforts financiers plus importants. Quant à la solidarité, elle trouve, en matière de protection de l'environnement comme en matière de développement, son fondement dans l'exigence pour les acteurs internationaux de déployer une action collective par voie de concertation et de négociation59.
56. M. KAMfO,« Les conventions régionales sur la conservation de la nature et des ressources naturelles en Afiique et leur mise en œuvre», RJE 4-I99I. 57. Ibidem. 58. Ibidem. 59. Ibidem. 41
2. La matérialisation du développement durable en Afrique Trois critères peuvent être retenus pour l'appréciation du développement durable en Afrique. Le premier est celui de la législation. Dans ce domaine, l'essentiel de la législation en vigueur dans les différents pays a été précédemment abordé (voir supra). Il s'agit essentiellement des législations liées à la protection de la nature et des ressources naturelles. Ce réflexe est commandé par l'environnement physique et l'aspect culturel, compte tenu du rapport étroit qui lie les populations à la nature. Ces pays se sont dotés des législations forestières, des législations qui réglementent la chasse, parfois ont adopté des Codes de l'environnement, avec l'ambition affichée d'une gestion durable des ressources forestières. Cet effort législatif se retrouve aussi au niveau continental, et régional. Les conventions adoptées pour la plupart avant la consécration internationale du développement durable poursuivent toutefois le même objectif. Elles obéissent à la même logique que les lois nationales, à savoir la protection de la nature et des ressources naturelles. Il s'agit pour l'essentiel des conventions africaines relatives à la protection des espèces et écosystèmes continentaux. On y retrouve des conventions édictant des mesures normatives. Tel est le cas de la Convention d' Alger60. C'est en réalité la seule convention régionale africaine de portée générale en matière de protection de la nature et des ressources naturelles. Elle s'occupe en effet de tous les aspects de la conservation de la diversité biologique6! . Certaines conventions ont un caractère sous-régional très marqué. C'est le cas de la Convention sur les Formalités de chasse applicables aux touristes entrant , dans les pays du Conseil de 1 Entente 62 . Il en est de même de l'Accord portant réglementation commune sur la faune et la flore, signé le 3 décembre 1977 à Enugu (Nigeria). Aux termes de cet accord, conclu entre les États membres de la Commission du bassin du lac Tchad63, les États parties doivent coopérer pour préparer une liste commune des espèces protégées fondée sur l'annexe de la Convention d'Alger. Un autre accord se révèle très intéressant, du moins au niveau de ses dispositions. C'est l'Accord de coopération et de conservation entre États d'Afrique centrale sur la conservation de la faune sauvage64. Selon les signataires de cet accord, la nécessité de la conservation de la faune sauvage tient au fait que celle-ci «constitue, par sa beauté et sa variété, un élément irremplaçable des 60. Cette convention, en gestation dès 1960, a été techniquement préparée par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) en liaison avec un groupe de travail de ye sommet ordinaire de l'Organisation l'OUA, et a été adoptée le 15 septembre 1968 par le panafricaine. Elle est entrée en vigueur le 7 mai 1969. 61. M. KAMTO,op. cit. 62. Le Conseil de l'Entente est une organisation politique sous-régionale de l'Afrique de l'Ouest regroupant le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Niger et le Togo. 63. Il s'agit du Cameroun, du Niger, du Nigeria et du Tchad. 64. Cet accord a été signé à Libreville le 16 avril 1983 entre le Cameroun, le Gabon, la République centrafricaine et le Soudan.
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systèmes naturels, qui doit être protégé par les générations présentes et futures ». On le constate, le souci de la gestion durable de l'environnement était déjà présent dans ces instruments juridiques. Au vu de ce qui précède, la législation environnementale paraît matériellement fort limitée. Le développement durable qui devrait être une notion transversale, revêt dans la vision africaine une vision restreinte. Car, des pans entiers du domaine environnemental n'y sont pas pour l'instant intégrés. Les réglementations nationales souffrent de nombreuses lacunes en matière de pollution, pollution de l'air, pollution par les hydrocarbures. La politique d'habitat ou d'aménagement urbain, la gestion des territoires, la politique des transports et bien d'autres n'intègrent pas pour l'instant le critère de la durabilité. Un autre domaine qui met les pays africains sur le devant de la scène compte tenu de leurs ressources naturelles, est celui des biotechnologies. Le vide juridique constaté dans les différentes législations démontre que ces pays sont incapables pour l'instant de se protéger des activités de biopiratage qui tendent à se développer. Il est vrai que dans le domaine des OGM des législations commencent à se mettre en place65, face à la pression de certains promoteurs du coton transgénique (Btll) présenté comme la solution pour soutenir la concurrence internationale. Ensuite, sur le plan institutionnel, au sommet de l'administration de l'environnement se trouve un ministère de l'Environnement qui est en quelque sorte la clef de voûte du système dans tous les pays. Les directions des différents ministères consacrés à la protection de la nature s'occupent d'un aspect particulier qui cadre très souvent avec la dénomination du ministère. On recense par exemple la Direction de l'Environnement dans tous les pays, la Direction des Eaux, des Forêts de la Pêche, ou de la Conservation du sol (Bénin, Cameroun), la Direction de l'Habitat et de la Construction... On assiste donc à une approche institutionnelle très classique, basée sur une gestion primaire de l'environnement. Enfin, l'existence de la volonté politique est réelle. Les autorités politiques dans certains pays ont intégré les préoccupations environnementales dans les lois fondamentales. C'est le cas de l'article 15 de la Constitution malienne qui déclare que « Toute personne a droit à un environnement sain. La protection, la défense de l'environnement et la promotion de la qualité de la vie sont un devoir pour tous et pour l'État66.» De même le constituant camerounais de 199667 a constitutionnalisé le droit à un environnement sain, qui ouvre très largement la voie à la réception des normes et principes relatifs à la préservation de l' environnement68.
65. «Environnement et Commerce» Perspectives pour l'Afrique de l'Ouest, Institut des Nations unies pour la Fonnation et la Recherche (Unitar), 2006. 66. Loi fondamentale du 25 février 1992. 67. Préambule de la Constitution camerounaise du 18 janvier 1996. 68. 1.-Cl. THEUWA,« Les préoccupations environnementales en droit positif camerounais », RJE, 1/2006, p. 21. D'autres États africains tels que le Bénin (Art 27, loi na 90-32 du Il décembre 1990 portant Constitution de la République du Bénin) ou le Congo (Art. 46, 47, 48 de la Constitution du 15 mars 1992).
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Il faudrait par ailleurs noter que ces pays sont parties à la plupart des accords et conventions internationaux relatifs à l'environnement, tels que la Convention des Nations unies sur les changements climatiques, la Convention sur la diversité biologique, la Convention de Bâle, la Convention des Nations unies sur les luttes contre les désertifications69... Tout cet arsenal juridique national et international aurait dû orienter les politiques stratégiques environnementales de ces pays. Malheureusement de nombreuses lacunes persistent. Les politiques mises en place, d'un développement qui se veut durable, sont demeurées le plus souvent sectorielles et partielles. L'absence de concertation aux différents niveaux qui regroupent à la fois les populations, la société civile, les ONG, l'État et les différents partenaires au développement, n'a pas favorisé le développement des synergies entre les intervenants, d'où les incohérences dans les actions menées sur le terrain. Ainsi, de nombreuses inadéquations sont très souvent relevées entre les orientations, les stratégies d'intervention et la nature des contraintes environnementales. L'approche verticale de la structure administrative, avec une centralisation excessive est sans doute une des raisons de l'échec de ce nouveau paradigme que constitue le développement durable. En outre, l'insuffisance des données fiables, l'absence d'indicateurs d'impact et de suivi de l'état de l'environnement, constitue de sérieux handicaps pour une gestion efficace des ressources et de l'environnement7o. On l'aura constaté, en Afrique le problème ne se situe pas réellement au niveau de l'arsenal juridique, pas tellement non plus au niveau de la volonté politique, mais plus au niveau de la méthode. Il est temps d'adopter en la matière non seulement une réelle politique de gouvernance, mais aussi de management environnemental, si l'on veut rendre opérationnels et concrets les objectifs de développement durable tels que définis dans l'Agenda 2 FI. Malheureusement, il faut bien reconnaître que l'Afrique se trouve à un stade expérimental dans le domaine du développement durable. Bibliographie Ouvrages ABDULAHF., in Droit international Bilan et perspectives, tome II, Éd. Pedone, 1991. AMIN S., Lafaillite du développement en Afrique et dans le Tiers-Monde, Une analyse politique, Ed., L'Harmattan, 1989. 69. M. PRIEUR (dir.), La mise en œuvre nationale du droit international de l'environnement dans les pays francophones, AUF, Limoges, 2003. 70. T. BENEDlCfE, « Les enjeux du développement durable en Aftique sub-saharienne : le cas du Mali, Ico TEM, 12 avri12007. 71. En 1992, lors du Sommet de la Terre de Rio, 173 pays adoptent l'Action 21 ou l'Agenda21. C'est une déclaration qui fixe un programme d'actions pour le XXIesiècle dans des domaines très diversifiés afin de s'orienter vers un développement durable. 44
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LE DROIT AU DÉVELOPPEMENT CONFRONTÉ AU DÉVELOPPEMENT DURABLE
Droit international économique et droit international de l'environnement: quelle conciliation? L'exemple de l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC Maria
FRANCHETEAU.
C'est lors de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement (CNDED), également appelée Sommet de la Terre, qui s'est déroulée du 3 au 14 juin 1992 à Rio de Janeiro au Brésil, que la nécessité d'intégrer les préoccupations d'environnement au processus de développement, est officiellement consacrée. Le principe 4 de la Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement, adoptée le 13 juin 1992 lors de ce sommet, dispose en effet que « pour parvenir à un développement durable, la protection de l'environnement doit faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être considérée isolément» J . Aussi les instruments juridiques internationaux devraient-ils désormais intégrer la préoccupation de développement durable, véritable matrice conceptuelle2 inspiratrice du droit international de l'environnemene. Les instruments, qui ont pour objet la protection de l'environnement, signés lors de la CNDED, s'inscrivent de facto dans l'objectif de développement durable: on peut citer la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques, adoptée le 9 mai 1992 mais ouverte à la signature lors de ce sommet4, ainsi que
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DCS-CERP3E I. La Déclaration de Rio peut être consultée à partir de l'adresse Internet suivante: http://www.un.org. 2. P.-M. Dupuy, «Où en est le droit international de l'environnement à la fin du siècle? », RGD/P, n° 4, 1997, p. 873-903, p. 889. 3. Voir P. DAILLIERet A. PELLET,Droit international public, 7° éd., LGDJ, 2002,1510 p., p. 1305. 4. La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques peut être consultée à partir de l'adresse internet suivante: http://unfccc.int.
la Convention sur la diversité biologique du 5 juin 19925, D'autres instruments juridiques internationaux, adoptés après le Sommet de la Terre, y font également référence. Tel est le cas des instruments juridiques ayant pour objet la protection de l'environnement: ainsi, par exemple, le Protocole de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique, adopté à Montréal le 29 janvier 20006, plus succinctement appelé Protocole Biosécurité, se réfère expressément au développement durable à l'alinéa 9 de son préambule: celui-ci dispose que « les accords sur le commerce et l'environnement devraient se soutenir mutuellement en vue de l'avènement d'un développement durable. » D'autres instruments juridiques internationaux qui n'ont pas pour objet la protection de l'environnement, également adoptés après le Sommet de la Terre, se réfèrent expressément au développement durable, tel l'Accord instituant l'Organisation mondiale du commerce (OMC) adopté en 1994, à l'alinéa 1er de son préambule7. Certes, en droit international public, les éléments cités dans le préambule d'un instrument juridique ne possèdent pas de force juridique obligatoireS, Toutefois, ils en constituent un élément d'interprétation9, L'une des manifestations de l'intégration de l'objectif de développement durable dans le cadre de l'OMC est l'Accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires (Accord SPS), également adopté en 1994 H). Faisant partie du corpus juridique de l'OMCll, il prévoit à l'alinéa 1er de son préambule, qu'aucun membre de l'OMC « ne devrait être empêché d'adopter ou d'appliquer des mesures nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des
5. La Convention sur la diversité biologique peut être consultée à partir de l'adresse Internet suivante: http://www.cbd.int. 6. Le protocole Biosécurité peut être consulté à partir de l'adresse Internet suivante: http://www. biodiv. org. 7. L'al. premier du préambule de l'Accord instituant l'OMC dispose que «ses parties reconnaissent que leurs rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d'un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, et l'accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l'utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l'objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l'environnement et de renforcer les moyens d'y parvenir d'une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique ». L'Accord instituant l'OMC peut être consulté à partir de l'adresse Internet suivante: http://www.wto.org. 8. Voir P. DAILLIER et A. PELLET, op. cit., p. 132. Voir aussi: M. KAMTO, «Les nouveaux principes du droit international de l'environnement », RJE, l, 1993, p. 11-22, p. 20; M.-P. LANFRANCHI, «L'Organisation mondiale du commerce et la protection de l'environnement », p.127-143, in S. MALJEAN-DuBOIS (dir.) et J. BOURRINET(préf.), L'outil économique en droit international et européen de l'environnement, Aix-en-Provence, CERIC, Paris, La Documentation française, 2002, 513 p., p. 127-128, 130, 137. 9. Voir P. DAILLIERet A. PELLET,op. cit., p. 132. 10. L'Accord SPS peut être consulté à partir de l'adresse Internet suivante: http://www.wto.org. 11. Tous les accords de l'OMC adoptés en 1994 font partie du corpus juridique de rOMC. Ainsi, en devenant membre de rOMC, un État adhère automatiquement à ce corpus et devient État partie à tous les accords de l'OMC.
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animaux ou à la préservation des végétaux» sur son territoire1Z, plus succinctement, des mesures sanitaires et phytosanitaires (mesures SPS). Ainsi, qu'ils aient été adoptés pendant ou après le Sommet de la Terre, et qu'ils aient pour objet la protection de l'environnement ou la libéralisation des échanges de marchandises, certains instruments juridiques internationaux prévoient l'objectif de développement durable. Néanmoins, des moyens doivent également être prévus afin que les États puissent effectivement le réaliser. L'adoption de mesures de précaution par les États en est un. En effet, comme MM. P. Daillier et A. Pellet le soulignent à juste titre, le développement durable «trouve son prolongement et sa concrétisation dans le principe de précaution» 13. Ce dernier, ou « l'approche de précaution» aux termes de l'article 1erdu Protocole Biosécurité, est défini au principe 15 de la Déclaration de Rio. Celui-ci dispose que: Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. Plusieurs instruments juridiques internationaux donnent le droit à leurs États parties d'adopter et d'appliquer des mesures de précaution. Tel est le cas du Protocole Biosécurité, qui prévoit que son objectif est, «conformément à l'approche de précaution consacrée par le Principe 15 de la Déclaration de Rio », « de contribuer à assurer un degré adéquat de protection pour le transfert, la manipulation et l'utilisation sans danger des organismes vivants modifiés résultant de la biotechnologie moderneI4, qui peuvent avoir des effets défavorables sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique, compte tenu également des risques pour la santé humaine, en mettant plus précisément l'accent sur les mouvements transfrontières» 15 des organismes vivants modifiés (OVM) entrant dans le champ d'application du ProtocoleI6. 12. Voir aussi l'article 5.1 de l'Accord SPS. 13. Le principe de prévention est aussi un principe nécessaire à la réalisation du développement durable. Voir P. DAILLIERet A. PELLET,op. cil., p. 1307. 14. Le Protocole Biosécurité définit un organisme vivant modifié, comme «tout organisme vivant possédant une combinaison de matériel génétique inédite obtenue par recours à la biotechnologie moderne» (article 3 g)). Il définit par ailleurs la biotechnologie moderne, comme« l'application de techniques in vitro aux acides nucléiques, y compris la recombinaison de l'acide désoxyribonucléique (ADN) et l'introduction directe d'acides nucléiques dans des cellules ou organites », «la fusion cellulaire d'organismes n'appartenant pas à une même famille taxonomique », « qui surmontent les barrières naturelles de la physiologie de la reproduction ou de la recombinaison et qui ne sont pas des techniques utilisées pour la reproduction et la sélection de type classique» (article 3 i)). 15. Voir l'article 1er du Protocole Biosécurité. 16. Précisons que selon l'article 5 du Protocole Biosécurité, ce dernier ne s'applique pas aux mouvements transfrontièrs d'OVM qui sont des produits pharmaceutiques destinés à l'homme, relevant d'autres accords ou organismes internationaux pertinents, tel l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Il s'applique toutefois aux OVM destinés à être introduits intentionnellement dans l'environnement des parties importatrices, tels les OVM agricols. Il s'applique aussi aux OVM
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Cela peut être le cas des OVM qui sont commercialisés et exportés vers le territoire des parties au Protocole, pour y être par exemple introduits intentionnellement dans leur environnement, notamment aux fins de l'agriculture; il en va de même de ceux qui sont destinés à être utilisés directement pour l'alimentation humaine ou animale, ou à être transformés, sur le territoire des parties importatrices. Ce sont plus précisément les articles 10.6 et II.8 du Protocole qui donnent le droit à ses parties d'adopter des mesures de précaution, et plus particulièrement des mesures visant à anticiper les risques que les OVM pourraient véhiculer pour l'environnement et la santé. S'agissant des OVM agricoles, l'article 10.6 dispose que: L'absence de certitude scientifique due à l'insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes concemant l'étendue des effets défavorables potentiels d'un OVM sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique dans la Partie importatrice, compte tenu également des risques pour la santé humaine, n'empêche pas cette Partie de prendre comme il convient une décision concernant l'importation de cet OVM, pour éviter ou réduire au minimum ces effets défavorables potentiels. Presque dans les mêmes termes, l'article II.8 prévoit, concernant les OVM alimentaires, que « l'absence de certitude scientifique due à l'insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes concernant l'étendue des effets défavorables potentiels d'un OVM sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique dans la Partie importatrice, compte tenu également des risques pour la santé humaine, n'empêche pas cette Partie de prendre comme il convient une décision concernant l'importation de cet OVM, pour éviter ou réduire au minimum ces effets défavorables potentiels. » De même, l'Accord SPS donne le droit aux membres de l'OMC d'adopter et d'appliquer des mesures SPS de précaution, à condition qu'ils respectent les prescriptions cumulatives de son article 5.7: en effet, « dans les cas où les preuves scientifiques pertinentes sont insuffisantes, un Membre peut provisoirement adopter des mesures SPS », notamment mais pas uniquement, sur la base des renseignements pertinents disponibles, y compris ceux qui émanent des organisations internationales (01) compétentes ainsi que ceux qui découlent des mesures SPS appliquées par d'autres Membres. Dans de telles circonstances, « les Membres s'efforcent d'obtenir les renseignements additionnels nécessaires pour procéder à une évaluation plus objective du risque et examinent en conséquence leur mesure SPS dans un délai raisonnable ». Les mesures de précaution adoptées par les parties au titre des articles 1er, 10.6 et 11.8 du Protocole Biosécurité, comme celles adoptées par les membres de l'OMC au titre de l'article 5.7 de l'Accord SPS, ont pour obj ectif commun la réalisation du développement durable. Or, bien que le Protocole Biosécurité et l'Accord SPS autorisent leurs États parties à adopter et appliquer des mesures de précaution afin de protéger destinés à être utilisés directement pour l'alimentation ou OVM alimentaires.
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humaine ou animale, ou à être transformés,
l'environnement et la santé sur leur territoire, les deux instruments juridiques internationaux ne s'inscrivent pas dans la même démarche. Le Protocole Biosécurité est le protocole additionnel à la Convention sur la diversité biologique: il s'inscrit dans le droit international de l'environnement et vise ainsi à intégrer des préoccupations environnementales et sanitaires dans les mouvements transfrontières des OYM, tels que dans les échanges commerciaux internationaux dont ils font l'objet. L'Accord SPS, quant à lui, fait partie du corpus juridique de l'OMC, OJ ayant pour objectif la libéralisation des échanges de marchandises telles que les OYM: il s'inscrit dans le droit international économique et entend ainsi autoriser les membres de l'OMC à protéger l'environnement et la santé sur leur territoire, mais conditionne ce droit afin de préserver l'objectif de l'al. En d'autres termes, dans un souci d'assurer un équilibre entre les droits et les obligations des Membres au titre de l'Accord SPS, ceux-ci ne peuvent envisager une telle protection que si les mesures qu'ils adoptent et appliquent en ce sens ne restreignent pas le commerce international plus qu'il n'est requis17, ces mesures pouvant, directement ou indirectement
l'affecter 18. On perçoit donc déjà les difficultés qu'un État, qui serait à la fois Partie au Protocole Biosécurité et membre de l'OMC, serait susceptible de rencontrer lorsqu'il doit concilier le droit international de l'environnement et le droit international économique, dans lesquels le Protocole et l'Accord SPS s'inscrivent respectivement, afin de parvenir à réaliser le développement durable. Cela apparaît très clairement dans les relations que ces deux instruments juridiques internationaux entretiennent, et au regard de leur impact sur les mesures d'anticipation des risques biotechnologiques que les parties pourraient adopter au titre du Protocole. Certes, conscient des difficultés souvent rencontrées par de nombreux accords multilatéraux sur l'environnement (AME) lorsqu'ils interfèrent avec des accords commerciaux tels que ceux de l'OMC, le Protocole Biosécurité tente d'y remédier dans trois alinéas inscrits dans son préambule. Il prévoit que « les accords sur le commerce et l'environnement devraient se soutenir mutuellement en vue de l'avènement d'un développement durable »19. Pour cela, le Protocole ne doit d'une part, « pas être interprété comme impliquant une modification des droits et obligations d'une Partie en vertu d'autres accords internationaux en vigueur »20, comme ceux qui pourraient découler pour elle de l'Accord SPS, en tant que membre de l'OMC. D'autre part, le préambule du Protocole « ne vise pas à subordonner ce dernier à d'autres accords internationaux »21, tels les accords de l'OMC, et par exemple l'Accord SPS. Le Protocole s'attelle ici à un exercice d'équilibrisme entre des enjeux environnementaux et sanitaires, et des enjeux économiques ou commerciaux. 17. 18. 19. 20. 21.
Voir l'article 5.6 et la note de bas de page n° 3 de l'Accord SPS. Voir l'article 1.1 de l'Accord SPS. Voir l'al. 9 du préambule du Protocole Biosécurité. Voir l'al. 10 du préambule du Protocole Biosécurité. Voirl'al. 11 du préambule du Protocole Biosécurité.
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Comme nous le verrons, c'est un équilibre difficile à réaliser au regard des dispositions de l'Accord SPS. Certes, ce dernier offre aux membres de l'OMC quelques possibilités d'anticiper les risques sanitaires et phytosanitaires (risques SPS) que les OVM pourraient véhiculer (I). Toutefois, les conditions d'adoption et d'application des mesures de précaution qu'il prévoit, notamment à son article 5.7, sont suffisamment strictes pour affirmer que les possibilités d'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC sont restreintes (II). Le droit international économique et le droit international de l'environnement se conciliant difficilement, il pourra donc être également malaisé de parvenir au développement durable, comme le Protocole Biosécurité le souhaite.
1. Une anticipation des risques biotechnologiques possible dans le cadre de l'OMC Les mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées par les parties au titre des articles 10.6 et Il.8 du Protocole Biosécurité doivent tout d'abord être appréciées au regard des prescriptions cumulatives prévues à l'article 5.7 de l'Accord SPS. Ce dernier en prévoit quatre, mais nous ne nous référerons qu'à la première de ces prescriptions, c'est-à-dire à celle qui permet de déclencher l'adoption des mesures SPS de précaution. Aux termes de cette prescription, l'insuffisance des preuves scientifiques pertinentes, qui pourrait ressortir de l'évaluation des risques effectuée avant l'adoption de toute mesure SPS, comme l'article 5.1 de l'Accord SPS l'exige22, peut être productrice d'effets juridiques: elle permet en effet aux membres de l'OMC d'adopter des mesures afin d'anticiper les risques SPS des OVM. L'article 5.7 ouvre donc la voie à l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC. Les articles 10.6 et 11.8 du Protocole envisagent également une telle situation: ils prévoient l'hypothèse selon laquelle l'évaluation des risques effectuée par les parties ne permet pas de conclure au caractère suffisant des informations et connaissances scientifiques pertinentes. Ici encore, l'insuffisance de telles informations et connaissances peut être productrice d'effets juridiques: elle autorise les parties au Protocole à adopter des mesures d'anticipation des risques biotechnologiques, tant en ce qui concerne les risques SPS des OVM agricoles que ceux des OVM alimentaires. Les articles 10.6 et 11.8 iraient donc dans le sens de l'article 5.7 de l'Accord SPS. Cela laisserait préjuger de la conformité des mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées par les parties au titre du Protocole, à la première prescription de l'article 5.7, et donc d'une conciliation possible entre les deux instruments juridiques internationaux. 22. L'article 5.1 de l'Accord SPS dispose que les membres de l'OMC doivent faire en sorte que leurs mesures SPS « soient établies sur la base d'une évaluation des risques pour la santé et la vie des personnes et des animaux ou pour la préservation des végétaux, selon qu'i! sera approprié en fonction des circonstances », compte tenu des techniques d'évaluation des risques élaborées par les 01 compétentes.
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Néanmoins, l'interprétation que les organes de règlement des différends de l'OMC ont faite de l'article 5.7, peut nous amener à penser que la conciliation entre le Protocole Biosécurité et l'Accord SPS, donc entre le droit international de l'environnement et le droit international économique, serait limitée, voire fortement compromise (II).
II. Une anticipation des risques biotechnologiques compromise dans le cadre de l'OMC Deux raisons, relatives à la première prescription de l'article 5.7 de l'Accord SPS, compromettent l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC. D'une part, l'Organe d'appel (OA) a considéré l'insuffisance des preuves scientifiques pertinentes de manière restrictive, en excluant l'incertitude scientifique qui peut pourtant en découler, des facteurs permettant de déclencher l'adoption de mesures SPS de précaution (A). D'autre part, l'OA a réfuté toute autonomie au principe de précaution en droit international, et de fait, au regard de l'Accord SPS (B).
A. Le rejet de l'incertitude scientifique comme facteur déclenchant l'anticipation des risques biotechnologiques Bien qu'elle puisse découler d'une insuffisance de preuves scientifiques pertinentes, l'incertitude scientifique ne peut, selon les organes de règlement des différends de l'OMC, constituer un facteur permettant de déclencher l'adoption de mesures SPS de précaution. Pour l'OA, les notions «d'insuffisance de preuves scientifiques pertinentes» et « d'incertitude scientifique» ne sont pas interchangeables. La position de l'OA pourrait s'expliquer par le caractère étendu que l'incertitude scientifique peut revêtir, et ainsi par le grand nombre de cas auxquels elle pourrait s'appliquer, qui permettraient de justifier l'adoption de mesures SPS de précaution. Ainsi, l'incertitude scientifique pourrait même renvoyer à « l'incertitude qui subsiste toujours sur le plan théorique» ce qui, de l'avis de l'OA, n'est pas le genre de risque qui doit être évalué aux termes de l'article 5.1 de l'Accord SPS23. L'incertitude scientifique ne pourrait donc permettre l'adoption de mesures d'anticipation des risques biotechnologiques ; seule une insuffisance de preuves scientifiques pertinentes ressortant de l'évaluation des risques le peut. Il peut certes être permis d'envisager que les mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées par les parties au titre des articles 10.6 et Il.8 du Protocole Biosécurité, puissent être reconnues comme conformes à la première prescription de l'article 5.7 de l'Accord SPS, parce qu'ils admettent qu'une insuffisance d'informations et de connaissances scientifiques pertinentes 23. Voir OMC, Rapportde l'OA, CE - Mesurescommunautairesconcernantles viandeset les
produits carnés (Hormones), WTIDS26/AB/R, WTIDS48/AB/R, 16janvier 1998, paragraphe 183. Voir aussi: OMC, Rapport de l'OA, Australie - Mesures visant les importations de saumons, WTIDSI8/AB/R, 20 octobre 1998,96 p., paragraphe 125, p. 43.
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permet l'adoption de telles mesures. Or, les articles 10.6 et 11.8 font aussi expressément référence à « l'absence de certitude scientifique », en tant que conséquence d'une telle insuffisance. Cela n'est pas sans rappeler le principe 15 de la Déclaration de Rio, qui consacre l'approche de précaution: celui-ci se réfère expressément à « l'absence de certitude scientifique absolue ». De fait, les mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées par les parties au titre des articles 10.6 et Il.8, risqueraient de ne pas être considérées comme conformes à la première prescription de l'article 5.7, compromettant par là même, l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC. Néanmoins, la vision de l'OA concernant la portée de l'insuffisance des preuves scientifiques pertinentes est restrictive, sinon tronquée. En effet, des situations d'incertitude scientifique peuvent naître lorsque les preuves scientifiques sont insuffisantes, comme les articles 10.6 et 11.8 du Protocole Biosécurité le prévoient expressément et à juste titre. L'OA n'a-t-il d'ailleurs pas lui-même fait référence à « l'incertitude scientifique» dans l'affaire
Communautés européennes - Mesures communautaires concernant les viandes et les produits carnés (Hormones), plus succinctement appelée affaire Hormones? En effet, il admet que parfois, l'existence même d'opinions dissidentes exposées par des scientifiques compétents qui ont mené des recherches sur la question à l'examen, peut être révélatrice « d'une certaine incertitude dans la communauté scientifique »24. Il admet aussi que parfois, les divergences peuvent indiquer que les opinions scientifiques sont à peu près également partagées, ce qui peut dénoter « une forme d'incertitude scientifique »25. Il serait donc possible d'admettre que l'incertitude scientifique puisse constituer un facteur permettant de déclencher l'adoption de mesures d'anticipation des risques biotechnologiques. Cependant, cela ne pourrait être admis que partiellement, le degré même de l'incertitude existante devant être pris en compte. Il y aurait tout lieu de penser que pour pouvoir déclencher l'adoption de mesures d'anticipation des risques biotechnologiques, l'incertitude scientifique ne doive pas être absolue, mais plutôt relative. On peut en effet aisément concevoir qu'une incertitude scientifique absolue, telle celle envisagée par le principe 15 de la Déclaration de Rio, puisse être incompatible avec une situation dans laquelle les preuves scientifiques sont insuffisantes. Cela apparaît d'ailleurs clairement à la lecture de la seconde prescription de l'article 5.7 de l'Accord SPS, qui exigerait des parties au Protocole Biosécurité qui adoptent des mesures d'anticipation des risques biotechnologiques, qu'elles le fassent sur la base des renseignements pertinents disponibles, y compris ceux qui émanent des 01 compétentes26 et qui découlent 24. Voir OMC, Rapport de l'OA, Hormones, op. cit., paragraphe 194. Voir aussi: P. KOURILSKY et G. VINEY, Le principe de précaution, Rapport au Premier ministre, Paris, Odile Jacob, La Documentation ftançaise, janvier 2000,405 p., p. 61-63. 25. Voir OMC, Rapport de l'DA. Hormones, op. cit., paragraphe 194. 26. L'article 5.7 de l'Accord SPS fait ici entre autres référence à la Commission du Codex Alimentarius, à l'Office international des épizooties (OIE), et aux 01 internationales et régionales compétentes opérant dans le cadre de la Convention internationale pour la protection des végétaux (CIPV) (al. 6, préambule). L'objectif est d'harmoniser les mesures SPS le plus largement possible. 54
des mesures SPS appliquées par d'autres parties27. Il faut néanmoins préciser que les articles 10.6 et 11.8 du Protocole Biosécurité font uniquement référence à l'absence de certitude scientifique sans lui attribuer un degré quelconque, ce qui n'est pas neutre: cela pourrait en effet dénoter la volonté des parties au Protocole de prévenir toute contestation de leurs mesures d'anticipation des risques biotechnologiques devant les organes de règlement des différends de l'OMC, au motif qu'elles auraient été adoptées en situation d'incertitude scientifique absolue. On pourrait donc envisager plusieurs hypothèses, au cas où une mesure d'anticipation des risques biotechnologiques adoptée par une Partie au Protocole Biosécurité, viendrait à être contestée devant les organes de règlement des différends de l'OMC. Si la Partie en question avançait le fait que sa mesure a été adoptée au titre du principe 15 de la Déclaration de Rio, elle aurait peu de chances d'être validée, d'autant que le principe 15 a valeur de droit déclaratoire puisqu'il est inscrit dans la Déclaration de Rio : il n'est donc pas contraignant pour les États, contrairement aux articles 10.6 et 11.8 du Protocole, qui eux, ont de facto valeur conventionnelle et force obligatoire parce qu'inscrits dans le dispositif même du Protocole. Pour avoir quelques chances de voir sa mesure d'anticipation des risques biotechnologiques considérée comme conforme à la première prescription de l'article 5.7 de l'Accord SPS, la Partie en question aurait donc tout intérêt à avancer, devant les organes de règlement des différends, le fait qu'elle a été adoptée au titre des articles 10.6 ou 11.8, qui plus est, parce que les informations et connaissances scientifiques pertinentes relatives aux risques biotechnologiques redoutés sont insuffisantes. Il n'en reste pas moins que la vision de l'OA concernant la portée de l'insuffisance des preuves scientifiques pertinentes, et donc de l'incertitude scientifique, est tronquée. Outre le fait qu'une telle incertitude peut découler d'une telle insuffisance, trois raisons permettraient peut-être de reconnaître comme conformes à la première prescription de l'article 5.7 de l'Accord SPS, les Pour cela, les membres de l'OMC doivent établir leurs mesures SPS sur la base de normes, directives ou recommandations internationales, dans les cas où il en existe (article 3.1), sauf s'ils souhaitent introduire ou maintenir des mesures SPS qui entraînent un niveau de protection SPS plus élevé que celui qui serait obtenu avec des mesures fondées sur ces normes, directives ou recommandations internationales, s'il y a une justification scientifique (article 3.3). Précisons que les mesures SPS qui sont conformes à ces dernières sont réputées être nécessaires à la protection de la vie et de la santé des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux, et présumées être compatibles avec les dispositions de l'Accord SPS et du GA TT de 1994 (article 3.2). 27. L'article 5.7 de l'Accord SPS fait ici implicitement référence à l'équivalence des mesures SPS. En effet, les membres de l'OMC doivent accepter les mesures SPS d'autres Membres comme équivalentes, même si ces mesures diffèrent des leurs ou de celles qui sont utilisées par d'autres Membres relatives au commerce du même produit; néanmoins, le Membre exportateur doit pour cela démontrer objectivement au Membre importateur qu'avec ses mesures, le niveau approprié de protection SPS dans le Membre importateur sera atteint. L'Accord SPS prévoit qu'à cette fin, un accès raisonnable doit être ménagé au Membre importateur qui en fait la demande pour des inspections, des essais et d'autres procédures pertinentes (article 4.1). De plus, il prévoit que les Membres doivent se prêter, sur demande, à des consultations, afin de parvenir à des accords bilatéraux et multilatéraux sur la reconnaissance de l'équivalence de mesures SPS spécifiées (article 4.2).
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mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées par les parties au Protocole Biosécurité conformément à l'approche de précaution consacrée par le principe 15 de la Déclaration de Rio, c'est-à-dire en situation d'absence de certitude scientifique absolue. La première raison tient au fait que le principe 15, et donc l'approche de précaution qu'il consacre, à mettre en œuvre en l'absence de certitude scientifique absolue, est expressément cité à l'article leT du Protocole, donc dans son dispositif. Les éléments compris dans le dispositif d'un traité ont un caractère juridiquement obligatoire28. Dans la mesure où l'objectif du Protocole se conforme à l'approche de précaution consacrée par le principe 15, ce dernier pourrait donc indirectement acquérir une valeur conventionnelle29 et une portée obligatoire. De fait, l'absence de certitude scientifique absolue, qui permet de mettre en œuvre l'approche de précaution consacrée par le principe 15, pourrait être admise comme facteur pouvant déclencher l'adoption de mesures d'anticipation des risques biotechnologiques par les parties au Protocole. La deuxième raison tient au fait que le principe 15 souffre d'une ambiguïté. Il prévoit que des mesures effectives visant à «prévenir la dégradation de l'environnement» doivent être adoptées « en cas de risque de dommages graves
ou irréversibles» 30. On pourrait donc supposer que l'incertitude scientifique à laquelle il renvoie soit davantage relative qu'absolue3!. Comment pourrait-on en effet conclure à la gravité ou à l'irréversibilité des risques de dommages en l'absence de certitude scientifique «absolue », d'autant que «la science, en constante évolution, ne cesse de remettre en cause des résultats considérés comme acquis »32? On pourrait même aller plus loin, et affirmer que l'existence de risques de dommages graves ou irréversibles supposerait que l'on puisse adopter des mesures de prévention, et non d'anticipation des risques biotechnologiques. D'ailleurs, le principe 15 lui-même prévoit expressément que les mesures de précaution ont pour objectif de «prévenir» la dégradation de l'environnement. Enfin, la troisième raison tient au fait que le principe 15 consacre une approche de précaution, et non un principe de précaution. Plus incitative qu'impérative pour les parties au Protocole, l'approche de précaution 28. Voir P. DAILLIERet A. PELLET,op. cit., p. 132. 29. P. KOURILSKYet Mme G. VINEY affirment, à propos du principe de précaution, que lorsqu'il est énoncé par un traité ou une convention internationale, il devrait acquérir la valeur normative qui s'attache à ces instruments. Cependant, la façon dont il est exprimé atténue sensiblement cette portée car il est presque toujours présenté, non pas comme une règle d'application immédiate, s'imposant aux citoyens et dont les juges doivent tenir compte dans leurs décisions, mais comme une simple directive destinée à orienter l'action politique, c'est-à-dire à inspirer le législateur et l'autorité réglementaire. Voir P. KOURILSKYet G. VINEY,op. cit., p. 122. 30. Plus précisément, le principe 15 de la Déclaration de Rio dispose que « pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités» et qu' « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. » 31. Voir par exemple: L. LUCCHINI, « Le principe de précaution en droit international de l'environnement: ombres plus que lumières », AFDJ, XLV, Paris, CNRS, 1999, p. 710-731, p. 725. 32. A.-C. Kiss et I.-P. BEURlER, Droit international de l'environnement, Paris, Pédone, « Études internationales n° 3 », 3" éd., 2004, 502 p., p. 137.
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peut être considérée comme une « version adoucie» ou souple de la précaution: l'approche de précaution tendrait ainsi à « ouvrir la voie» à l'anticipation des risques biotechnologiques, alors que le principe de précaution tendrait davantage à l'imposer aux parties. De plus, les mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées sur la base du principe de précaution, pourraient davantage restreindre les activités économiques que celles qui sont adoptées sur la base d'une approche de précaution. Aussi la mise en œuvre du principe de précaution pourrait-elle se heurter à un refus d'application de la part de certains États qui pourraient le juger trop radicap3. C'est ce qui a par exemple amené les États-Unis à affirmer, dans l'affaire Hormones et plus récemment encore, dans l'affaire Communautés européennes - Mesures affectant l'approbation et la commercialisation des produits biotechnologiques, que nous appellerons plus succinctement Produits biotechnologiques, que la précaution pourrait être perçue comme une approche plutôt que comme un principe34. C'est aussi ce qui pourrait expliquer qu'à son article 1er, le Protocole Biosécurité ne conforme pas son objectif au principe, mais à l'approche de précaution. On peut aussi penser que c'est ce qui a pu conduire les organes de règlement des différends de l'OMC à réfuter toute autonomie au principe de précaution en droit international, et par là, toute autonomie par rapport à l'Accord SPS. C'est la deuxième raison qui pourrait nous amener à dire que l'anticipation des risques biotechnologiques pourrait être restreinte dans le cadre de l'OMC, et de fait, qu'une conciliation sur ce point, entre le droit international économique et le droit international de l'environnement, pourrait être compromise (B).
B. La non-reconnaissance de l'autonomie du principe de précaution par rapport à l'Accord SPS C'est dans l'affaire Hormones que l'OA s'est exprimée pour la première fois sur le principe de précaution, et sur sa pertinence pour l'interprétation de 33. Par exemple,
dans le domaine
des pêches,
MM. J.-P. REVÉRET et J. WEBER affirment
que dans
son acception la plus radicale, le principe de précaution peut donner lieu à l'interdiction d'une technique de pêche sous l'effet d'un moratoire. Ainsi, sans se référer expressément au principe de précaution, la Résolution 44/225 de l'AG de l'ONU en date du 22 décembre 1989 en est une manifestation assez radicale, lorsqu'elle recommande que des moratoires sur l'utilisation de grands filets pélagiques dérivants soient décrétés au niveau mondial. Voir J.-P. REVÉRETet J. WEBER, « L'évolution des régimes internationaux de gestion des pêches », p. 245-258, in O. GODARD(dir.), Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, Maison des sciences de l'homme, INRA, 1997,351 p., p. 254. Voir aussi: O. GODARD,« L'ambivalence de la précaution et la transformation des rapports entre science et décision », p.37-83, in O. GODARD (dir.), Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, op. cit., p. 45. Voir ONU, AG, Résolution 44/225 sur la pêche aux grands filets pélagiques dérivants et ses conséquences sur les ressources biologiques des océans et des mers, Quarante-quatrième session, 22 décembre 1989, http://www. un. org.
34. Voir OMC, Rapportde l'OA, Hormones,op. cit., paragraphe122; OMC, Rapportdu GS,
-
Communautés européennes Mesures affectant l'approbation et la commercialisation des produits biotechnologiques, WT/DS2911R, WT/DS292/R, WT/DS293/R, 29 septembre 2006, 1219 p., paragraphe 7.81, p. 383. Rappelons cependant que les États-Unis ne sont pas parties au Protocole Biosécurité.
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l'Accord SPS. Sans surprise, le Groupe spécial CGS) a adopté une position identique dans l'affaire Produits biotechnologiques. L'enjeu que l'OA devait relever était de savoir si le principe de précaution était un principe juridique autonome en droit international, et par là même, autonome par rapport à l'Accord SPS. En d'autres termes, l'OA devait se demander si ce principe possédait par lui-même une valeur normative permettant son application directe sans le support d'aucun texte35, ou s'il ne devait être appliqué qu'avec le support d'un instrument juridique, tel que l'Accord SPS. C'est une question qui n'est pas dénuée d'enjeux. En effet, si l'OA reconnaissait l'autonomie du principe de précaution en droit international et par rapport à l'Accord SPS, ce principe pourrait « influencer la détermination de la portée des obligations contenues »36 dans cet instrument juridique, et par exemple celles prévues à son article 5.7. Cela permettrait ainsi de justifier des dérogations plus ou moins importantes37 aux obligations prévues par l'Accord SPS. A contrario, la non-reconnaissance par l'OA de l'autonomie du principe de précaution, ne devrait pas risquer de modifier la portée des obligations contenues dans l'Accord SPS, telles les prescriptions de son article 5.7. Ainsi, si une mesure d'anticipation des risques biotechnologiques adoptée par une Partie au Protocole Biosécurité venait à être contestée devant les organes de règlement des différends de l'OMC, celle-ci ne serait jugée qu'au regard de l'Accord SPS et non au regard d'un principe autonome en droit international. Cela permettrait de ne pas trop ouvrir le champ des possibilités d'anticipation des risques biotechnologiques au détriment de la liberté des échanges des OVM. C'est la position que l'OA a adoptée dans l'affaire Hormones, et que le GS a récemment reprise dans l'affaire Produits biotechnologiques. Trois raisons principales ont été avancées pour justifier leur refus de reconnaître l'autonomie du principe de précaution en droit international. La première tient à la multiplicité des définitions du principe de précaution et à l'impact qu'elle peut avoir sur son contenu: une telle multiplicité peut avoir pour conséquence d'entourer ce principe d'une certaine imprécision. Certes, de nombreux instruments juridiques internationaux contiennent des dispositions appliquant explicitement ou implicitement le principe de précaution; la plupart d'entre elles relèvent du droit international de l'environnement3s. Toutefois, des questions subsistent en ce qui concerne la définition et la teneur précise du principe de précaution39, d'autant que les références à ce dernier dans les différents instruments juridiques mettent en lumière une variabilité de conceptions à son égard: ces instruments renvoient aussi bien à la conception radicale40, qu'aux 35. Voir P. KOURILSKYet G. VINEY,op. cit., p. 120. 36. H. RUIZ-FABRI, « La prise en compte du principe de précaution par l'OMC », RJE, numéro spécial, 2000, p. 55-66, p. 57. 37. Voir P. KOURILSKyet G. VINEY,op. cit., p. 120-121. 38. Voir OMC, Rapport du GS, Produits biotechnologiques, op. cil., paragraphe 7.88, p. 385. 39. Voir Ibid., paragraphe 7.88, note de bas de page n° 265, p. 386. 40. La conception radicale du principe de précaution, notamment défendue par certaines associations de protection de l'environnement, ne conditionne pas, sinon peu, sa mise en œuvre. Ainsi, cette conception renverserait la charge de la preuve, ce qui ferait naître une présomption de 58
conceptions intennédiaire41 ou souple42 du principe de précaution. Cette diversité des conceptions n'est pas dénuée de conséquences notamment sur la définition du principe de précaution lui-même, d'autant que la plupart des instruments juridiques n'en donnent qu'une définition très vague qui n'est d'ailleurs pas constante, ou ne font que le signaler sans même le définir43. La deuxième raison tient au fait que les juridictions internationales n'ont exprimé aucune opinion définitive quant à la nature et la valeur du principe de précaution, et n'ont pas statué sur son fondement à l'occasion de plusieurs différends. En effet, aucune juridiction internationale n'a jusqu'à maintenant reconnu le principe de précaution en tant que principe de droit international général ou coutumier44. Ainsi, la Cour internationale de justice (CH) a évité de se prononcer sur le principe de précaution à deux reprises: dans l'affaire portant sur la Demande d'examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l'arrêt rendu par la Cour le 20 décembre 1974 dans l'affaire des essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), opposant la Nouvelle-Zélande à la France en 199545; dans celle
risques SPS. De plus, elle percevrait le principe de précaution comme un moyen de parer au « pire scénario» possible et de reconnaître le « risque zéro» comme justifiant l'adoption de mesures de précaution. Enfin, elle ne prendrait pas en compte, dans la gestion des risques, l'impact économique potentiel que les mesures de précaution pourraient avoir. On peut donc aisément concevoir que l'Accord SPS n'adhère pas à la conception radicale du principe de précaution. 41. La conception intermédiaire du principe de précaution conditionne sa mise en œuvre, ce qui amènerait à penser que l'Accord SPS pourrait y adhérer. Ainsi, cette conception permet la mise en œuvre de ce principe dans les cas où le risque est, lors de la prise de décision, scientifiquement crédible, voire plausible. De plus, elle tendrait à privilégier les mesures positives, notamment les recherches qui permettent d'évaluer le risque de plus en plus précisément. Cela va dans le sens de l'article 5.7 de l'Accord SPS, qui prévoit que les membres de l'OMC ayant provisoirement adopté des mesures SPS de précaution, doivent s'efforcer d'obtenir les renseignements additionnels nécessaires pour procéder à une évaluation plus objective des risques. Néanmoins, l'adhésion de l'Accord SPS à la conception intermédiaire du principe de précaution est à relativiser. En effet, contrairement à cette conception, qui pourrait l'admettre, l'Accord SPS admettrait de manière très limitée que des facteurs autres que des facteurs économiques, tels des facteurs sociaux, puissent être pris en compte dans l'évaluation coûts/efficacité des mesures SPS de précaution. De plus, la conception intermédiaire du principe de précaution laisserait au juge la possibilité de répartir la charge de la preuve en fonction des moyens dont chacune des parties au différend dispose pour apporter cette preuve, ce qui n'est pas admis au titre de l'Accord SPS. 42. La conception souple du principe de précaution conditionne assez fortement sa mise en œuvre, ce qui amènerait à dire que l'Accord SPS y adhérerait. Ainsi, cette conception rejette toute idée d'un renversement de la charge de la preuve, et par là, toute idée d'une présomption de risques SPS. De plus, en rejetant le « risque zéro» comme justification à l'adoption de mesures de précaution, et donc en fixant un seuil de risque en deçà duquel les États ne pourraient adopter de telles mesures, cette conception limiterait les possibilités d'anticipation des risques SPS, à l'existence d'un certain degré de risques redoutés, ce que l'Accord SPS semble également admettre. Enfm, comme ce dernier, la conception souple du principe de précaution exige de prendre en compte et de mettre en balance les coûts économiques, tant de la réalisation des risques SPS, que de la mise en œuvre des mesures de précaution. 43. Voir P. KOURlLSKYet G. VINEY,op. cil., p. 16, 121-122. 44. Voir OMC, Rapport du GS, Produils biotechnologiques, op. cil., paragraphe 7.88, p. 385. 45. cn, Demande d'examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l'arrêt rendu par la Cour le 20 décembre 1974 dans l'affaire des essais nucléaires, (Nouvelle-Zélande c. France), Ordonnance du 22 septembre 1995, 24 p., http://www.icj-cij.org. Sur cette affaire, voir notamment: P. SANDS,
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opposant la Hongrie à la Slovaquie en 1997 à propos d'un projet d'aménagement d'écluses sur le fleuve Danube, affaire connue sous le nom de GabcikovoNagymaros (Hongrie c. Slovaquie)46. Toutefois, on peut se demander si la vision de la CIJ n'est pas pour le moins restrictive, et si cette dernière ne pouvait pas invoquer ou statuer sur le fondement du principe de précaution, du moins sur celui d'une approche de précaution, dans la mesure où celui-ci est directement associé à la préoccupation de développement durable47. Dans cette dernière affaire, la CIJ elle-même se réfère au concept de développement durable, en tant que norme susceptible de justifier un comportement vigilant des États, pour concilier les exigences de leur développement et la protection de leur environnement48. Enfin, la troisième raison tient au fait que la doctrine est partagée quant à la nature et la valeur du principe de précaution. En effet, si certains auteurs, tels MM. P. Sands et J. Abouchar, considèrent que le principe de précaution existe en tant que principe de droit international coutumier49, d'autres auteurs, tel M. P.-M. Dupuy, considèrent toutefois qu'il n'a pas atteint le statut
de principe de droit international général50. Pour ce dernier, « ce qui entrave sans doute la consécration définitive du principe de précaution comme norme de droit international général, tient à deux éléments. Le premier est l'absence de définition univoque de son contenu. Le second, par voie de conséquence, est la
« L'affaire des Essais nucléaires II (Nouvelle-Zélande c. France): contribution de l'instance au droit international de l'environnement », RGDIP, 1997-2, p. 447-474. 46. CH, Affaire relative au projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), 25 septembre 1997, http://www.icj-cij.org. Voir aussi: S. MALJEAN-DuBOIS,« L'arrêt rendu par la Cour internationale de justice le 25 septembre 1997 en l'affaire relative au projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie) », AFD/, XLIII, Paris, CNRS, 1997, p. 286-332. 47. Voir P.-M. Dupuy, op. cit., p. 889. Voir aussi: P. DAILLIERet A. PELLET, op. cil., p. 1307 ; L. LUCCHINI,op. cit., p. 713. 48. Voir CH, Gabcikovo-Nagymaros, op. cit., paragraphe 140. 49. Dans l'affaire Produits biotechnologiques, le GS cite à titre d'exemples: O. McINTYRE et T. MOSEDALE,« The Precautionary Principle as a Norm of Customary International Law», Journal of Environmental Law, n° 9, 1997, p.221-241, p. 222-223; J. CAMERON, W. WADE-GERY et l ABOUCHAR,« Precautionary Principle and Future Generations », in E. AGIus et al. (eds.), Future Generations and International Law, London: EarthScan Publications, 1998, 256 p., p. 96 ; P. SANDS, Principles of International Environmental Law, 2e éd., Cambridge University Press, 2003, 1246 p., p.279. Voir OMC, Rapport du GS, Produits biotechnologiques, op. cit., paragraphe 7.88, note de bas de page n° 215, p. 306-307. Ainsi M. L. LUCCHINInote par exemple que MM. J. CAMERONet l ABoucHAR, qui font partie d'un courant doctrinal largement, mais non exclusivement anglo-saxon, se fondent sur des textes internationaux ainsi que sur certaines législations ou décisions judiciaires nationales pour admettre la nature coutumière du principe de précaution. Voir L. LUCCHINI,op. cil., p. 718. 50. Dans l'affaire Produits biotechnologiques, le GS cite à titre d'exemples, L.-M. JURGIELEWICZ, Global Environmental Change and International Law : Prospects for Progress in the Legal Order, Lanham, MD : University Press of America, 1996, 290 p., p. 64; P.-M. Dupuy, op. cit., p. 889890; l-O. MCGINNIS, « The Appropriate Hierarchy of Global Multilateralism and Customary International Law: The Example of the WTO », Virginia Journal of International Law, vol. 44, n° l, 2003, p.229-284, p.260-261. Voir OMC, Rapport du GS, Produits biotechnologiques, op. cit., paragraphe 7.88, note de bas de page n° 267, p.386-387. On peut également citer M. L. LUCCHINI, qui se rattache
à cette tendance.
Voir L. LUCCHINI, op. cit., p. 718.
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difficulté qu'il y a à cerner ses implications concrètes et ses répercussions économiques, à définir à vrai dire dans chaque cas considéré »51. Si la non-reconnaissance de l'autonomie du principe de précaution en droit international, et de fait par rapport à l'Accord SPS, par l'OA dans l'affaire Hormones et le GS dans l'affaire Produits biotechnologiques, constitue une « soupape de sécurité» pour les obligations contenues dans cet accord, il pourrait être difficile de reconnaître la conformité des mesures d'anticipation des risques biotechnologiques adoptées par les parties au titre des articles 10.6 et II.8 du Protocole Biosécurité, à la première prescription de l'article 5.7 de l'Accord SPS. Or, la position des organes de règlement des différends à l'égard du principe de précaution est discutable. Certes, la formulation très variable du contenu de ce principe peut empêcher la reconnaissance de son autonomie en droit international. Néanmoins, l'imprécision d'autres principes tels le principe du pollueur-payeur, n'a pas constitué un tel obstacle52. En effet, bien que le principe du pollueur-payeur soit énoncé dans des termes variés dans de nombreux instruments juridiques53, tel qu'au principe 16 de la Déclaration de Rio54, et que sa portée exacte soit difficile à cerner55, il revêt un caractère obligatoire en tant que principe général de droit, notamment en raison de la généralisation de son application dans les droits internes des États, et en tant que norme
conventionnelle très habituelle et règle coutumière56. De plus, son sens général 5i. P.-M. Dupuy, op. cit., p. 889-890. Rappelé, par exemple, dans: E. BROSSET,« Le principe de précaution. Les risques de la systématisation économique », p. 53-69, in S. MALJEAN-DuBOIS(dir.) et J. BOURRlNET(préf.), L'outil économique en droit international et européen de l'environnement, op. cit., p. 62. 52. Voir E. BROSSET,op. cit., p. 62. 53. Le principe du pollueur-payeur a été établi par l'OCDE, comme principe économique visant à affecter des fonds à la préservation de l'environnement ainsi qu'aux mesures de contrôle, mais également dans le but d'encourager une utilisation rationnelle des ressources environnementales. Ainsi, les premiers instruments juridiques internationaux à expliquer les composantes du principe du pollueur-payeur sont les recommandations du Conseil de l'OCDE en date du 26 mai 1972 et du 14 novembre 1974, portant sur les Principes directeurs relatifs awe aspects économiques des politiques de l'environnement sur le plan international, et sur la mise en œuvre du principe pollueur-payeur. Voir P. DAILLIERet A. PELLET,op. cit., p. 1298-1299. Voir aussi: A.-c. KIss et I.-P. BEURIER,op. cit., p. 144. 54. De nombreux instruments ayant trait à la protection de l'environnement mentionnent le principe du pollueur-payeur, sans toutefois en déterminer son contenu. C'est notamment le cas de la Déclaration de Rio qui, à son principe 16, dispose que « les autorités nationales devraient s'efforcer de promouvoir l'internalisation des coûts de protection de l'environnement et l'utilisation d'instruments économiques, en vertu du principe selon lequel c'est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution, dans le souci de l'intérêt public et sans fausser le jeu du commerce international et de l'investissement ». Certains auteurs, tels A.-C. KIss et J.-P. BEURlER, estiment que la formulation prudente du principe 16 laisse planer des doutes sur le caractère du principe du pollueur-payeur, qui semble être davantage un objectif économique qu'une règle de droit international. Voir A.-C. KISS et I.-P. BEURIER, op. cit., p. 144. Voir aussi: P. DAILLIER et A. PELLET, op. cit., p. 1298; P.-M. Dupuy, op. cit., p. 891 ; H. SMETS, « Le principe pollueurpayeur, un principe économique érigé en principe de droit de l'environnement? », RGDIP, 1993/2, p. 339-364. 55. Sur les raisons qui peuvent expliquer les difficultés qu'il y a à cerner la portée du principe du pollueur-payeur, voir notamment: P. DAILLIERet A. PELLET,op. cil., p. 1299-1300. 56. Voir Ibid., p. 1283, 1298.
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est clair: il s'agit du principe selon lequel l'opérateur d'une activité dangereuse qui cause un dommage à l'environnement doit réparer les conséquences de celuici 51.Il devrait en aller de même pour le principe de précaution, le sens général de ce dernier étant également clair: il s'agit, en l'absence de certitude scientifique,
d'adopter des mesures afin d'anticiper la survenance de risques potentiels - pour l'environnement ou la santeS - en l'occurrence de risques biotechnologiques. C'est ce que les articles 10.6 et 11.8 du Protocole Biosécurité, le principe 15 de la Déclaration de Rio, ainsi que de nombreux autres instruments juridiques
internationaux59 prévoient, bien qu'en des termes relativement différents. Son inscription dans divers instruments, notamment à valeur conventionnelle, permet par ailleurs au principe de précaution d'acquérir une certaine légitimité sur le plan international. Il appartient, de ce fait, au droit international public. Cela devrait permettre de lire l'Accord SPS, comme tout autre accord de l'OMC, en ne «l'isolant pas cliniquement du droit international public )}60.C'est ce que l'OA avait affirmé dans l'affaire États-Unis - Normes concernant l'essence nouvelle et ancienne formule, plus communément appelée affaire Essence, à propos du Gatt de 1994. Ainsi, le droit international public étant composé de divers instruments juridiques, tels la Déclaration de Rio, la Convention sur la diversité biologique ou encore le Protocole Biosécurité, faisant référence au principe de précaution, l'Accord SPS devrait être interprété à la lumière de ce dernier. Notons cependant que dans l'affaire Produits biotechnologiques, le GS a décidé de ne pas interpréter l'Accord SPS à la lumière de la Convention sur la 57. Voir Ibid., p. 1298. de précaution et Organisation mondiale du commerce - Le cas du commerce alimentaire », JDI, n° 2,2000, p. 263-297, p. 269. 59. On peut entre autres citer: le Protocole de Montréal relatif aux substances qui appauvrissent la couche d'ozone du 16 septembre 1987 (préambule, paragraphe 6) ; la Déclaration ministérielle de Londres de la deuxième Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord du 25 novembre 1987 (point 7); la Convention de Bamako sur l'interdiction d'importer des déchets dangereux et le contrôle de leurs mouvements transfrontières en Afrique du 30 janvier 1991 58. Voir C. NOIVILLE, « Principe
article 4, alinéa 3 f; la Convention d'Helsinki sur la protection et l'utilisation des cours d'eau transfrontières et des lacs internationaux du 17 mars 1992 (article 2); la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques du 9 mai 1992 (article 3, alinéa 3) ; la CDB du 5 juin 1992 (préambule, alinéa 9) ; la Convention de Paris pour la protection du milieu marin de l'Atlantique du Nord-est du 22 septembre 1992 (article 2, alinéa 2 a»; le Protocole d'Oslo à la Convention sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance, de 1979, relatif à une nouvelle réduction des émissions de soufre du 14juin 1994 (préambule, alinéas 3 et 4) ; l'Amendement à la Convention de Barcelone pour la protection contre la pollution de la Mer Méditerranéedu 10juin 1995 - article4, alinéa3 a); l'Accord de New York sur les stocks de poissons grands migrateurs ou chevauchants différentes zones maritimes du 4 août 1995 (article 5, alinéa c, et article 6) ; l'Accord des Nations unies aux fins de l'application des dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer du JO décembre 1982 en date du 4 août 1995 (article 6) ; la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants du 22 mai 2001 article 8, alinéa 7 a). Pour une liste plus complète des instruments juridiques concernés, voir A.-C. KIss et J.-P. BEURIER,op. cit., p. 136-138.
60. OMC, Rapport de l'OA, États-Unis
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Normes concernantl'essence nouvelleet ancienne
formules, WT/DS2/ABIR, 29 avril 1996, 32 p., Section III B., p. 18. Voir aussi: OMC, Rapport du OS, Produits biotechnologiques, op. cit., paragraphe 7.49, p. 373.
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diversité biologique et du Protocole Biosécurité. La raison invoquée est purement formelle, puisqu'elle a trait à l'état des signatures et de la ratification de ces instruments par les États parties au différend61 : si tous étaient membres de l'OMC, tous n'avaient en revanche pas signé ou ratifié ces deux instruments juridiques. Or, selon la Convention de Vienne sur le droit des traités, « un traité ne crée ni obligations ni droits pour un État tiers sans son consentement »62. Seul l'Accord SPS était donc applicable aux relations entre les parties au différend. Cela excluait par là même toute interprétation de ce dernier à la lumière de la Convention sur la diversité biologique et du Protocole Biosécurité, et ainsi, du principe de précaution, non sans subordonner, une fois encore, la réalisation du développement durable, à l'existence de risques biotechnologiques avérés. Dès lors, on constate que bien qu'elles s'accordent sur certains points, les relations entre l'Accord SPS et le Protocole Biosécurité sont assez conflictuelles. Certes, l'Accord SPS offre quelques possibilités d'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC, en autorisant les parties au Protocole à adopter des mesures en ce sens, lorsque les preuves scientifiques pertinentes découlant de l'évaluation des risques effectuée sont insuffisantes. Toutefois, les possibilités d'anticipation des risques biotechnologiques offertes par l'Accord SPS dans le cadre de l'OMC sont limitées. Les organes de règlement des différends de l'OMC ont en effet restreint la portée d'une telle insuffisance, en excluant l'incertitude scientifique des facteurs permettant l'adoption de mesures poursuivant cet objectif. Le champ d'adoption de telles mesures est d'autant plus limité que les organes de règlement des différends n'ont pas reconnu l'autonomie du principe de précaution en droit international, et par là, son autonomie par rapport à l'Accord SPS. Cela restreint la marge de manœuvre des parties qui souhaitent anticiper les risques biotechnologiques. Aussi le droit international économique et le droit international de l'environnement se concilient-ils difficilement sur ce point, ce qui n'est pas sans compromettre la réalisation effective du développement durable.
61. Au le' mars 2007, la Convention sur la diversité biologique comptait 168 signatures et 190 parties contractantes, et le Protocole Biosécurité, 103 signatures et 139 parties. L'état des signatures et de la ratification de ces deux instruments juridiques peut être consulté à partir de l'adresse internet suivante: http://www.biodiv.org. 62. Voir l'article 34 de la Convention de Vienne. Il s'agit du principe de la relativité des traités, qui découle de la maxime pacta tertUs nec nocent nec prosunt. Voir P. DAILLIERet A. PELLET.op. cit., p. 242-243. La Convention de Vienne peut être consultée à partir de l'adresse internet suivante, http://untreaty. un. org.
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DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET POLITIQUES COMPARÉES
Développement urbain durable et politique de régénération urbaine au Royaume-Uni Aude
CHASSERIAU'
En tant que géographe, il importe d'aborder la question du DUD et des projets urbains du point de vue des transformations du tissu urbain et de la morphologie des villes. L'éclairage géographique peut être intéressant dans le sens où il apporte une analyse concrète des transformations à l' œuvre dans les villes et de leurs conséquences, notamment sociales dans la structure urbaine. Basé sur un travail de recherche en cours, nous présentons ici le processus et les politiques de la régénération urbaine, comment celle-ci œuvre pour et constitue un élément des politiques de DUD actuelles. Si le concept de développement durable, appliqué aux villes, a longtemps concerné principalement des questions environnementales (gestion des déchets, de la pollution, préservation de l'environnement...), il s'insère aujourd'hui dans toutes les problématiques d'aménagement et de développement de la ville. Les définitions globales du développement durable ont progressivement évolué du « répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs» vers des définitions plus développées intégrant des questions plus sociales (développement social et économique basé sur la notion de solidarité et associant efficacité économique, équité sociale et qualité environnementale). La définition que donne notamment Roberto Camagni dans son ouvrage de 1997 est particulièrement éclairante, car il aborde plusieurs points importants. Le développement urbain durable «est un processus basé sur l'apprentissage collectif, la capacité de règlement des conflits et la volonté de dessein stratégique, et non sur l'application d'un modèle optimal prédéfini. Il s'agit de considérer ensemble les différents systèmes composant la ville (le système économique, le système social, le système physique - built and cultural heritage - et le système de l'environnement), dans leur coévolution et leurs
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CESTAN
interactions dynamiques [...], et non simplement de faire la somme d'aspects et d'objectifs différents ». Cette définition est très intéressante car elle reprend plusieurs éléments importants de la gestion de la ville qui, justement, dans le cadre d'un projet urbain, dans le cadre de l'application concrète du DUD dans un projet urbain, peuvent se révéler plus difficiles à mettre en place qu'ils ne l'ont été à énoncer. Il s'agit tout d'abord de l'idée du collectif: la ville n'est plus décrétée par les notables, les édiles. On entre dans l'idée d'une multiplicité d'acteurs et d'intervenants, de la participation de tous. C'est cependant une constituante complexe qu'il faut effectivement apprendre. Et les exemples de projets urbains sont suffisamment nombreux pour nous montrer tous les déboires de la gestion collective de ce genre d'outils. Il s'agit ensuite de l'idée de la stratégie, que l'on peut raccrocher à la planification et qui doit dépasser le simple aspect architectural et physique de la ville: l'association du physique, de l'économique et du social, dans le but non pas de créer un bel élément architectural mais un quartier de ville qui fonctionne. Et là encore, face à des investisseurs qui veulent du rendement, face à des municipalités en quête d'image, cette idée n'est pas toujours facile à faire passer dans un projet urbain. Mais surtout, il s'agit de l'idée de ne pas se baser sur l'application d'un modèle optimal prédéfini. Autrement dit, un projet urbain qui se veut durable ne doit pas appliquer des formules toutes faites, des opérations clés en main, mais intégrer suffisamment les spécificités locales pour, sans chercher à être unique et original, cadrer avec le lieu, son environnement et ses habitants. Et c'est probablement là que le bât blesse: en observant les grands projets urbains qui se développent dans la plupart des villes, force est de constater que l'on y retrouve les mêmes éléments, plus ou moins adaptés à l'histoire locale. Ce sont les parcs de loisirs, la culture contemporaine, les grands équipements, le tertiaire de haut rang, la mise en valeur des fronts d'eau. Aujourd'hui, dans toutes les villes, on « fait» du développement urbain durable. Les politiques nationales et locales sont là pour encadrer et inciter au développement durable: Agenda 21, démarches HQE, etc. La planification urbaine est d'ailleurs une obligation réglementaire européenne qui se base sur « la gestion urbaine durable, les transports urbains durables, la construction durable et l'urbanisme durable ». Dans cet ensemble, la notion de régénération urbaine vient se placer comme un outil intéressant en faveur du développement durable. C'est en effet un phénomène qui touche la plupart des villes et qui se traduit par un certain nombre de politiques urbaines, de projets urbains et d'opérations diverses. C'est la raison pour laquelle on parle souvent de « politiques de régénération ». Toutefois, au-delà des seules politiques et des projets, il s'agit réellement d'une nouvelle phase de l'urbanisme et de la planification urbaine. En parlant ici de régénération, nous parlons donc avant tout d'un processus en cours de transformation des villes et pas uniquement des politiques qui sont impulsées dans ce cadre. Il est aussi important de différencier régénération et renouvellement urbain, en préférant le premier terme. Le terme de régénération est issu du vocable anglo-
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saxon urban regeneration, qui est effectivement le premier à être apparu (en tant que terme d'urbanisme, faisant référence à un processus spécifique et à des politiques), dans les années 1960-1970. Il s'agissait d'un ensemble de politiques visant à contrecarrer les effets de la crise industrielle dans les anciens quartiers industriels et dans les petites villes monofonctionnelles du nord de l'Angleterre. Le but était de requalifier les espaces, en particulier les friches industrielles, de revitaliser l'économie et d'aider les populations locales. Petit à petit, l'expression de régénération s'est étendue à des espaces urbains en crise, sans pour autant que celle-ci soit liée à la désindustrialisation. En France, le terme de régénération urbaine est vraiment apparu dans la littérature scientifique à la fin des années 1990 et s'est très vite vu remplacer par celui de renouvellement urbain. La raison majeure est que l'on a appliqué le concept à la question des quartiers d'habitat social alors en crise. Très vite, pour certains, la régénération correspond à l'aspect physique de l'entreprise, la requalification des friches industrielles, tandis que le renouvellement urbain fait office de politique globale, à la fois économique et sociale, en faveur des quartiers en difficulté. En abordant ici la question des projets de régénération urbaine, nous nous intéressons avant tout aux quartiers centraux et péricentraux de la ville et laissons volontairement de côté la question des quartiers d'habitat social. Au-delà d'un choix d'objet d'étude, la raison en est que ce terme correspond mieux, selon nous, à l'origine du concept britannique. Il permet aussi de ne pas réduire la question du renouvellement de la ville à celui des quartiers en difficulté. Quant au choix de la terminologie, c'est aussi une précaution. Avec les lois, les politiques, l'engouement pour ces politiques, le terme de renouvellement urbain est devenu un véritable « fourre-tout », approprié par les politiciens et leurs discours. Il y a donc derrière ce mot des connotations auxquelles il faut prendre garde. L'expression de régénération urbaine, consacrée par Claude Chaline en 1999 dans son ouvrage du même nom, paraît plus appropriée d'un point de vue scientifique. Enfin, d'un point de vue pratique, la comparaison entre la France et la Grande-Bretagne conduit à s'orienter vers des vocables comparables. À ce titre, la comparaison France - Grande-Bretagne est particulièrement intéressante. La question de la régénération urbaine s'est posée plus précocement au RoyaumeUni qu'en France, l'industrialisation et la désindustrialisation y ayant été plus précoces historiquement, et les Anglais ont donc une longueur d'avance sur les Français de ce point de vue. De plus, le sujet n'est pas du tout abordé de la même façon dans les deux pays et, par conséquent, la place faite au DUO non plus. La Grande-Bretagne est passée par des phases d'urbanisme beaucoup plus libérales qu'en France où l'État et les collectivités ont toujours été très présents. Par conséquent, nous présenterons ici alternativement des exemples issus des cas d'études de la recherche: Nantes et le projet urbain de l'Île de Nantes pour la France; et Sheffield avec ses deux projets de la Lower Don Valley et du City Centre pour la Grande-Bretagne. Il est clair que dans ces deux exemples, le développement durable a une place de choix et fait partie des objectifs primordiaux des projets urbains, dans le
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discours des élus et des acteurs. Malgré cela, les contraintes de terrain, les intérêts des acteurs, les réalités économiques et politiques font que ces objectifs ne sont pas toujours suivis, notamment sur la question des identités locales spécifiques. C'est ainsi que nous revenons à la définition de Camagni et au problème de l'uniformisation des villes que pourraient entraîner les processus de régénération urbaine, et la compatibilité de cette uniformisation avec un développement urbain réellement durable. Pour ce faire, nous commencerons une présentation du contexte et de la réalité de la régénération urbaine, suivie de celle des projets urbains de Nantes et Sheffield pour finir sur la question des conséquences identitaires et sociales de ces projets.
1. La régénération
urbaine:
éléments de contexte et réalités
Le contexte de la régénération urbaine correspond véritablement aux transformations urbaines majeures au cours de l'histoire, c'est-à-dire celles qui commencent avec l'industrialisation puis le passage à la désindustrialisation. Il s'agit de toutes les évolutions économiques mais aussi sociales et urbanistiques en général qui vont affecter la ville et provoquer des adaptations ou des transformations plus ou moins réussies. Si l'on s'attarde sur la dimension économique de la ville, la ville étant alors un espace économique où se développent des activités visant à la production de richesses, les principales transformations sont d'abord celles de l'industrialisation puis celles de la désindustrialisation et du passage à une économie basée sur le tertiaire. En effet, la ville médiévale puis la ville classique est avant tout tournées vers des activités de négoce, qu'il soit terrestre, fluvial ou maritime. Le développement de l'industrie, à partir du XVllIesiècle impose une adaptation du tissu urbain. La forte croissance de l'industrie et l'économie qui se base progressivement sur cette activité majeure conduisent dans la ville à une spécialisation des espaces: en fonction des sources d'énergie, des matières premières, et de l'espace disponible, de grands secteurs se retrouvent voués à l'industrie. Si l'on prend l'exemple de Nantes, historiquement, Nantes est un port fluvial et maritime avec une importante activité commerçante. La fortune des Nantais se bâtit d'ailleurs sur cette activité et c'est progressivement le capital accumulé par les armateurs et les négociants locaux, qui est réinvesti dans l'industrie. Celle-ci se développe le long des cours d'eau, la Loire et l'Erdre principalement. Ce sont surtout les Îles de Loire qui au XI~ siècle accueillent les principales industries: les chantiers navals, les biscuiteries, les raffineries de sucre... Viennent s'ajouter les quartiers d'habitat ouvrier dans le péricentre et les anciens faubourgs. De vastes espaces se spécialisent donc dans certaines parties de la ville. Sheffield connaît la même spécialisation le long de la rivière Don, notamment dans la partie aval, la Lower Don Valley où se développe une importante industrie de l'acier et de l'inox, basée sur les matières premières
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disponibles et surtout sur des savoir-faire (invention de différents convertisseurs pour l'acier, découverte de l'inox, savoir-faire de la coutellerie). D'autres évolutions notamment urbanistiques comme le fonctionnalisme d'après-guerre conduisent là encore à la spécialisation de certains espaces. Le fonctionnalisme prône la séparation des activités et le zonage urbain. À la reconstruction, nombre de villes connaissent alors une dichotomie radicale: d'un côté les zones d'activités, notamment industrielles, et de l'autre les zones résidentielles, avec le centre-ville qui reste dédié à la fonction marchande et aux loisirs. La désindustrialisation fait son apparition en Angleterre dès l'entre-deuxguerres mais est surtout manifeste dans les années 1950. Elle est la conséquence soit de délocalisations en périphérie des villes mais aussi dans d'autres pays plus compétitifs, soit de déclins et crises de certaines branches d'activités traditionnelles. En France, la désindustrialisation s'affiche surtout à partir des années 1960-1970. On passe donc progressivement à une économie basée sur le tertiaire. Ces activités n'ont pas les mêmes besoins en espace, en bâtiments, en localisations que les anciennes activités industrielles. Par conséquent on privilégie de nouveaux emplacements, de nouvelles zones d'activité. À cela s'ajoutent de nombreuses évolutions sociales et urbaines: révolutions dans les transports, avènement de l'automobile individuelle, changements de modes de consommation... Ces évolutions se traduisent notamment par une forte péri urbanisation, aussi bien des activités que des populations. L'étalement urbain est particulièrement fort dans les dernières décennies du xxe siècle, de nouvelles centralités périphériques se développent autour des centres commerciaux extérieurs, tandis que les centres-villes déclinent et perdent populations et activités. Puis avec la crise des années 1970, la montée du chômage et de la précarité, vient la crise des grands ensembles d'habitat social, la ghettoïsation de certaines populations dans les cités et les banlieues. Si l'on s'attarde principalement sur le tissu urbain central et péricentral, toutes ces évolutions conduisent à des dysfonctionnements importants dans la ville. On parle d'ailleurs, dans la période des années 1980-1990 de « ville en crise ». Face à l'industrialisation, la ville s'est adaptée et spécialisée. Face à la désindustrialisation et aux autres évolutions, activités et populations ont délaissé les anciennes localisations spécialisées pour défricher plus loin des terrains vierges plus aisément utilisables et correspondant mieux aux nouveaux enjeux économiques et sociaux. La ville se distend, on y perd les liens, la structuration entre quartiers. Quant aux anciens espaces spécialisés, ils sont abandonnés, se dégradent et entraînent la dégradation autour d'eux des quartiers adjacents. C'est le phénomène d'apparition des friches urbaines, le principe du cycle de vie des espaces urbains, notamment industriels. La friche est l'état de l'espace urbain en fin de cycle, quand les activités sont parties. Mais si l'on considère que l'espace urbain connaît plusieurs cycles, la friche n'est qu'un état temporaire. En effet, le phénomène n'apparaît pas avec la désindustrialisation: il existe à toutes les époques, au fur et à mesure des évolutions et des transformations de la ville. Les friches apparaissent et
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disparaissent au gré de la pression foncière et du marché immobilier. Il existe ainsi un jeu d'équilibre entre espaces utilisés et espaces vacants, en fonction de l'offre et de la demande. Pourtant, à partir des années 1960, le phénomène de friche prend une dimension particulière. Avec la désindustrialisation, un très grand nombre de terrains, souvent assez vastes et parfois pollués, sont libérés dans le péricentre ou sur l'extérieur de la ville. On a soudainement une très grande quantité de friches que le marché peine à absorber, d'autant plus que l'on est dans le contexte de la péri urbanisation. On parle alors d'un blocage de la digestion des friches industrielles. C'est donc à partir de ce moment que le terme même de « friche» passe du vocabulaire agricole au vocabulaire de l'urbanisme. Ainsi à Nantes, sur les Îles de Loire comme à Sheffield le long de la rivière Don, les triches industrielles se multiplient et peinent à trouver une requalification. C'est donc dans ce contexte de transformation du tissu urbain et de la rupture d'équilibre dans le fonctionnement et le renouvellement des espaces que se développe la notion de régénération urbaine. L'idée, qui apparaît tout d'abord en Grande-Bretagne, est de lutter contre la dégradation des espaces anciennement spécialisés et contre la fuite vers la périphérie des activités et des populations. La régénération urbaine intervient donc en fin de cycle de vie afin d'en susciter un nouveau: elle est en quelque sorte le lien entre deux cycles de vie pour un même espace. Face aux différents dysfonctionnements de la ville, notamment les friches mais aussi l'étalement urbain, la crise des centres-villes et, par le biais du renouvellement urbain en France, la crise des quartiers d'habitat social, la régénération a pour but de fonder une nouvelle approche de la ville sur les mouvements qui se mettent en place à la fin du xxe siècle: le retour au centre, recréer la ville sur la ville, densifier l'urbain, la ville compacte. L'idée est bien de réutiliser les espaces laissés vacants pour densifier la ville et stopper l'extension des agglomérations, avec des objectifs de développement durable: éviter une trop grande spécialisation des espaces afin d'éviter de retomber dans un cycle mono fonctionnel résultant, lors du prochain changement social et économique majeur, en une nouvelle crise urbaine. Ici viennent s'insérer les enjeux classiques du développement urbain durable: mixité sociale et fonctionnelle, transports en commun, aménagement des espaces publics pour recréer du lien social... Cela se traduit par des politiques, au niveau national comme au niveau local, la loi SRU par exemple, mais aussi, à Lille, ville pionnière en la matière, la politique de ville renouvelée qui s'articule au niveau de toute la communauté urbaine; et surtout, dans la plupart des villes, cela se traduit par des grands projets urbains qui visent à reconquérir les principales friches urbaines tout en produisant de nouveaux quartiers.
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II. Les projets de régénération urbaine à Nantes et à Sheffield L'exemple est pris ici de deux villes avec leurs grands projets urbains, afin de mieux cerner les détails de la régénération urbaine, notamment les enjeux, mais aussi les outils, les acteurs, les éléments divers en faveur du développement urbain durable.
A. Le cas de Sheffield Pour Sheffield, la régénération urbaine s'est effectuée en deux temps. La ville est restée très spécialisée dans l'industrie de l'acier et de la coutellerie, malgré une diversification tertiaire, notamment au travers de l'université et du grand centre hospitalier. Mais la qualité et les savoir-faire dans le domaine de l'industrie à Sheffield ont permis de maintenir cette activité à un bon niveau, malgré la concurrence internationale, jusqu'au début des années 1980. Par rapport au reste de l'Angleterre, Sheffield ne connaît la crise industrielle que tardivement, mais par contre, celle-ci est très brutale. Sheffield devient rapidement une zone sinistrée dans la première moitié de la décennie 1980 (ce qui donnera lieu au tournage de films comme Les Virtuoses ou The Full Monty). Les conséquences sociales de la crise sont énormes et la ville connaît un déclin physique, économique et social. Tout est à reforger. Sheffield est l'une des premières villes à profiter des organismes mis en place par la politique nationale, c'est-à-dire les UDC, Urban Development Corporations, des organismes type SEM qui sont en charge de la régénération dans certains secteurs. Le premier projet à Sheffield concerne la Lower Don Valley. C'est l'objectif primordial qui doit redonner vie à la ville entière. Il s'agit en effet de cette grande vallée à l'est de la ville qui accueillait, le long de la rivière Don, une vaste zone industrielle avec forges, aciéries... Elle représente par conséquent une vaste zone en friche qu'il est important de requalifier pour l'image mais aussi pour améliorer les services de la ville, trouver une nouvelle identité, un nouveau souffle économique. Le projet se tourne vers les loisirs et le sport. Nombre d'articles ont été écrits au sujet de la régénération de Sheffield par le sport. On a en effet construit dans la Lower Don Valley un énorme stade pouvant accueillir des manifestations nationales et internationales dans le but de promouvoir l'image de Sheffield. À ses côtés s'installent des établissements de jeux, cinémas, restaurants et un grand centre commercial périphérique est construit - celui-ci manquait à l'équipement d'une ville telle que Sheffield, de la taille de Nantes en termes de population mais beaucoup plus petite en termes de rayonnement - appelé Meadowhall. Une ligne de transport en commun, le Supertram, réhabilitation du tramway, dessert, à partir du centre-ville, toute cette vaste zone dédiée au sport et aux loisirs. L'idée de la revitalisation économique par de nouvelles activités entre tout à fait dans des enjeux de durabilité mais l'urbanisme et les solutions paysagères proposées dans cette vaste zone laissent toutefois perplexe: urbanisme du centre commercial à la façon des parcs d'attraction, vastes parkings et grands établissements... Il reste une bonne partie des traces du passé industriel 71
(bâtiments, matériel industriel) et une activité industrielle a été maintenue et doit s'étendre sous forme de zone industrielle. C'est l'idée de la mixité fonctionnelle. Une fois ce souffle économique rendu à la ville, la seconde priorité a été celle du centre-ville. La culture anglo-saxonne a toujours été d'habiter en dehors du centre, celui-ci étant réservé aux commerces et aux bureaux. Toutefois, cela rend le centre-ville désert le soir, d'autant plus qu'en journée aussi la fréquentation a baissé. La volonté a donc été de recréer une envie de centre-ville en termes de fréquentation mais aussi en termes de logements: habiter en ville ne doit pas être uniquement pour les étudiants ou les populations pauvres. Tout un programme a donc été mis en place pour développer des logements de standing dans le centreville ou à proximité, pour développer des attractions telles que les jardins d'hiver et améliorer l'attractivité du commerce par des aménagements de l'espace public (piétonisation des rues, aménagements...) La ligne du Supertram traverse d'ailleurs le centre-ville pour rejoindre ensuite l'université plus à l'ouest. Quant aux bâtiments industriels du centre ou du péricentre, notamment autour du secteur de la gare ferroviaire, ils sont progressivement réutilisés, démolis et remplacés pour certains, dans l'objectif de développer un nouveau quartier d'activité industrielle: le quartier des industries culturelles, Cultural Industries Quarter. Ces ensembles regroupent télévisions et radio locales, industries de la musique, du cinéma. . . Au-delà des partis pris pour requalifier ces différents espaces, un aspect important est à noter: celui de la participation des habitants. Elle ne concerne pas directement les deux projets cités, puisque pour l'un comme pour l'autre, les résidents de ces quartiers sont assez rares. Il s'agit plus de l'ensemble des quartiers résidentiels qui entourent le centre-ville et que l'on nomme Neighbourhoods. Depuis quelques années, sous l'impulsion du gouvernement Blair, la régénération des quartiers résidentiels, notamment les plus précaires, est mise en œuvre par les habitants eux-mêmes, réunis en associations (le terme association n'est pas forcément adéquat puisqu'il ne correspond pas à ce que l'on entend en France; il reste cependant le terme le plus proche du point de vue de la traduction) ou communities. Il s'agit de l'Urban Renaissance qui tend à remplacer le terme de régénération dans les discours. L'idée n'est plus d'impulser des transformations au niveau des collectivités ou de l'État mais bien de laisser les communities impulser elles-mêmes les changements et postuler pour des subventions. On est là dans un modèle de participation des habitants inconnu en France: il ne s'agit plus de consulter la population sur un projet mais de la laisser construire le projet. Cette recherche étant encore en cours, nous ne pouvons l'approfondir actuellement.
B. Le cas nantais À Nantes, les enjeux n'ont pas été les mêmes qu'à Sheffield. Certes, la ville a souffert de la désindustrialisation et surtout de la crise des chantiers navals qui ont fermé en 1987. Même si la ville a connu des années grises, sa diversification lui a permis de ne pas sombrer comme Sheffield dans une grave crise
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économique et sociale. Pourtant, la vaste friche des chantiers navals, à proximité d'un centre-ville qui perd de son intérêt face aux nouvelles centralités périphériques de l'agglomération, a suscité beaucoup de questionnements. Sans refaire l'histoire de la friche des chantiers Dubigeon, il est important de noter toutefois qu'elle a plus ou moins encombré la municipalité qui ne savait quoi en faire jusqu'à l'émergence du projet Île de Nantes à la fin des années 1990. L'idée était surtout que face à l'entité géographique que représente cette grande île sur la Loire, il n'était pas de mise de ne s'intéresser qu'à la reconquête de la friche. Progressivement, entre l'étude Perrault en 1992 et le marché de définition de l'Île de Nantes en 1999, s'est mis en place l'idée d'un vaste projet d'ensemble devant redonner une cohérence à cet espace hétéroclite. L'Île de Nantes (ce nom a été choisi pour le projet afin de mieux cerner son objet même mais il entre difficilement dans le discours de la population) a en effet une histoire longue qui explique cet état de fait. Il s'agit tout d'abord d'un chapelet d'îles qui ont été regroupées par comblements successifs des boires et bras de Loire au cours du XIXeet du début du xxe siècle. L'île unique qui en résulte se compose alors de trois quartiers distincts: au centre, autour de la ligne de tramway, un ancien faubourg commerçant, quartier résidentiel mixte; à l'ouest, un secteur très industriel; à l'est, un secteur tertiaire, Beaulieu, urbanisé dans les années 19601970. Ainsi, lorsque la municipalité achève, à la fin des années 1990, le chantier du tramway et celui de la rénovation du secteur Madeleine - Champ-de-Mars l'idée d'un grand projet pour l'Île de Nantes devient possible. Il s'agit bien ici de recréer de la ville sur la ville, de remettre de la cohérence et de la cohésion dans un vaste territoire, de retisser des liens entre les quartiers, de produire un nouvel espace, un nouveau territoire urbain à proximité du centreville et de profiter de l'espace libre pour étendre des activités congestionnées dans le centre. Le projet va donc bien au-delà de la simple requalification d'une friche. Les opérations prévues doivent se faire avant tout sur le long terme. Le marché de définition proposé par la municipalité (aujourd'hui repris par la communauté urbaine) ne concerne que l'aménagement des espaces publics, avec une maîtrise d'ouvrage sur 10ans, l'équipe lauréate étant celles des architectes associés Chemetoff et Berthomieu. Du point de vue du développement durable, le projet reprend là encore des objectifs classiques: mixité fonctionnelle et sociale (par l'implantation de logements sociaux sur le territoire mais aussi directement au sein des immeubles construits), densification de la ville, développement des espaces publics, développement des transports en commun (notamment le busway). La ville de Nantes y installe aussi un certain nombre d'équipements. C'est d'ailleurs ainsi qu'elle a opéré un levier économique pour attirer des investisseurs sur ce terrain, en implantant le nouveau palais de justice par exemple. Un certain nombre d'équipements de loisirs et de culture sont prévus sur le site des chantiers navals, de même qu'un grand ensemble de tertiaire de haut rang, Euronantes, qui doit être relié au quartier de la gare TGV et du secteur Madeleine - Champ-de-Mars. Là encore, il est toutefois possible de discuter des partis pris et des choix effectués dans le cadre de ce projet. Mais ce qui est intéressant dans ce projet
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c'est le principe du plan-guide, établi par l'équipe d'architectes, et le principe d'une gestion par la négociation, deux éléments qui rejoignent les objectifs et les enjeux du développement durable. En effet, pour l'Île de Nantes, le projet proposé par les architectes a été celui d'un plan-guide, c'est-à-dire un livret de cartes accompagné d'un cahier des charges ne reprenant que des grandes orientations, dans le but d'orienter le développement et le projet sans pour autant le figer dans l'espace et le temps. L'idée est celle d'une gestion souple, évolutive, pouvant s'adapter aux changements économiques, sociaux, politiques... Par conséquent, le plan est revu et transformé régulièrement, sans pour autant perdre sa cohérence de départ. Pourtant, ce plan n'a aucune valeur réglementaire et obligatoire. Ce n'est pas un document légal comme une procédure de ZAC ou de PLU. Par conséquent la gestion du projet ne peut se faire uniquement par le planguide. L'autre outil indispensable est donc celui de la négociation. Une SEM a été créée en 2001 pour gérer le projet, la SAMOA, et c'est elle qui négocie. En effet, le marché de définition et le contrat des architectes ne concernent que les espaces publics. Ils ont défini des orientations pour les parcelles alentours mais en aucune façon le contenu des opérations qui s'effectuent par des investisseurs privés (ou publics s'il s'agit de l'implantation d'équipement). Lorsqu'un promoteur se présente pour occuper et construire une parcelle, il faut alors négocier pour lui faire accepter les conditions du plan-guide, ce qui apparemment jusqu'à aujourd'hui s'est effectué sans réelle difficulté. On voit bien dès lors l'évolution d'un urbanisme sur plans rigides et opérations pré définies vers un urbanisme plus souple et négocié entre les acteurs, dans le sens d'un développement plus durable. Les conclusions présentées ici ont pour but d'ouvrir des pistes de réflexion et de débat, des questionnements quant aux rapports entre les projets de régénération urbaine et les enjeux et objectifs du développement durable. Trois interrogations seront ainsi posées. Le premier questionnement concerne avant tout les aspects sociaux de ces grands projets. Certes, en Angleterre, les communities s'insèrent dans le processus de régénération et assurent une grande partie de la renaissance des quartiers. Mais il s'agit des quartiers péricentraux. Le centre et les grands projets de régénération urbaine ont tendance à contribuer à l'augmentation de la ségrégation sociospatiale par un phénomène de gentrification ou embourgeoisement des quartiers régénérés. Ce sont généralement des quartiers anciennement ouvriers, par exemple pour l'Île de Nantes, où l'on construit en totale opposition avec l'histoire locale des logements de standing sur la Loire, ou, à Sheffield, le long du Canal Basin. Il y a certes des objectifs de rendement d'investissement et un jeu du marché immobilier qu'il est difficile de contrecarrer. Toutefois, le phénomène n'est pas nouveau, avec l'embourgeoisement récent des centres, et ces grands projets, malgré la mixité sociale affichée, tendent à renforcer ce mouvement. Est-ce durable? Dans un second temps, il est clair que les grands projets qui sont développés par les villes ou les communautés urbaines, s'ils ont un certain nombre d'enjeux durables et sociaux, sont avant tout des projets commerciaux. Les municipalités
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investissent beaucoup pour avant tout développer l'image de la ville et la hisser à un rang particulier dans la compétition internationale. Il s'agit dès lors de grandes opérations de marketing urbain, où l'on fait appel à des architectes de renom et à des grandes opérations architecturales marquantes. L'objectif des élus est de vendre leur ville, aux investisseurs, aux touristes... Pour Nantes, le grand projet de l'Île de Nantes est une vitrine énormément mise en avant, notamment au travers de l'opération du centre tertiaire Euronantes. Cet objectif marketing est-il compatible avec les objectifs et la philosophie du développement durable? Enfin, le dernier questionnement concerne l'uniformisation des villes et le problème des identités locales, qui rejoint dès lors la question de la préservation du patrimoine local. En effet, si on regarde uniquement Nantes et Sheffield, on retrouve les mêmes éléments de base des projets: la culture, les loisirs, le tertiaire supérieur. À Sheffield, on construit un quartier d'industries culturelles, à Nantes, c'est une fabrique de musiques contemporaines. Les discours des élus ont beau vanter l'unicité et l'originalité de leurs projets, les éléments ont tendance à s'unifier. Si on regarde ailleurs, ne serait-ce que pour Euronantes, on retrouve Euralille à Lille et à Marseille, Euroméditerranée. Dans cette volonté de marketing urbain, on cherche finalement à avoir les mêmes produits que les autres villes mais cela tend à gommer les spécificités locales. Pourtant, les quartiers concernés sont généralement marqués par une forte identité locale, souvent ouvrière et populaire. La nouvelle ville que l'on crée dans ces endroits, avec des logements de standing, de l'art moderne, du tertiaire supérieur, n'a souvent plus rien à voir avec la vie locale qui s'y déroulait auparavant, si ce n'est que l'on garde effectivement un patrimoine bâti, comme la structure des nefs Dubigeon sur l'Île de Nantes. Mais qui saura dans quelques décennies que les structures métalliques du toit de la fabrique de musiques contemporaines étaient celles d'ateliers de construction navale? On tend ainsi vers un modèle de ville renouvelée, de ville régénérée qui, en s'adaptant au terrain et à quelques particularités locales (l'éléphant et les machines de l'Île de Nantes sont construits avec les techniques de construction des coques de bateaux), se retrouve finalement dans toutes les cités et perd alors de son intérêt. Dans ce contexte, où est la durabilité ?
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DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET POLITIQUES COMPARÉES
Les politiques communautaires de soutien au « tourisme durable» Magali
BOUDARD*
Si la définition du tourisme peut sembler évidente, tant le concept est parlant pour chacun d'entre nous, il convient cependant, préalablement à toute réflexion de fond sur le sujet, d'en donner une définition précise. Ainsi, le tourisme comprend les activités déployées par les personnes au cours de leurs voyages et de leurs séjours dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel à des fins de loisirs, pour affaires et autres motifs. Par ailleurs, les visiteurs qui passent au moins une nuit dans un moyen d'hébergement collectif ou privé dans le lieu visité sont des touristes!. S'interroger aujourd'hui sur le tourisme, c'est se pencher sur ce que l'on considère comme la « super-industrie du xx! siècle »2. Les tendances indiquent que le tourisme conventionnel a augmenté au cours des quinze dernières années et continue à augmenter. Cette activité économique de premier plan se distingue par sa transversalité, touchant une multitude de secteurs, d'acteurs, d'intérêts et d'objectifs différents. En conséquence, elle ne peut manquer de provoquer des effets très particuliers sur nos milieux de vie et particulièrement sur notre environnement, d'autant qu'au fil du temps, de pratique élitiste, le tourisme est devenu un phénomène de masse. Dès lors, les impacts de cette activité, de ponctuels et limités dans le temps et l'espace, se sont accentués et généralisés. Le tourisme occupe aujourd'hui une place prépondérante dans l'avenir des sociétés et des populations. On a maintes fois, au cours des dernières décennies, insisté sur la nécessité et l'urgence de rendre les activités humaines plus viables sur tous les plans et particulièrement sur le plan écologique.
.
DCS-CERP3E 1. Rapport présenté par F. CHAUSSEBOURG,Conseil économique et social, Le tourisme, un atout à développer, Séance des 25 et 26 juin 1996, JO n° 4314, p. 9. 2. C. HERNANDEZ-ZAKlNE.Fascicule 507 JCN Environnement, Tourisme et environnement, Version 4/2004, p. 4
Plus qu'aucune autre activité, le tourisme se nourrit d'environnement. Il est notamment source de production massive de déchets et de pollution, ce qui est aggravé par l'accroissement saisonnier de la densité de population, lequel alourdit de plus le fardeau sur les infrastructures locales. Les relations entre tourisme et environnement s'avèrent en conséquence, dans la plupart des cas, particulièrement tumultueuses. Il faut dire que, pour l'essentiel, les emprises touristiques se sont développées et se développent encore dans des milieux tels que le littoral et la montagne, c'est-à-dire des milieux dits généralement fragiles. Le tourisme privilégie les paysages de qualité, voire spectaculaires. Ainsi, les sites naturels fragiles constituent par évidence des attractions touristiques. Cet état de fait génère des frictions entre les différentes vocations attribuées au site. Promoteurs du tourisme et de la conservation de la nature entretiennent des relations oscillant entre la coexistence (situation rarement statique) et le conflit (particulièrement lorsque le tourisme et ses répercussions sont néfastes pour la nature). Une relation symbiotique entre acteurs, basée sur de nouveaux modes de gestion touristique, constitue l'objectif à atteindre3. C'est cet objectif que se fixent les politiques de développement durable du tourisme. Il s'agit maintenant de comprendre comment tourisme et développement durable peuvent être associés. Dans le contexte que l'on vient d'exposer, et comme dans la majeure partie de nos activités, productrices de fortes nuisances, le concept de développement durable s'est immiscé dans la gestion des activités touristiques. Rappelons la définition du développement durable donnée en 1987 par le rapport de Mme Brundtland, alors Premier ministre de Norvège et présidente de la commission des Nations unies sur l'Environnement et le développement: Un processus de changement par lequel l'exploitation des ressources, l'orientation des investissements, les changements techniques et industriels sont en harmonie et renforcent le potentiel actuel et futur de satisfaction des besoins des hommes. Le tourisme durable s'inscrit dans une perspective globale qui cherche à fusionner le développement durable et l'industrie touristique. Il tâche d'établir un équilibre entre une variété de préoccupations économiques, socioculturelles et écologiques aux paliers international, national et local4. Si l'on se place du point de vue de l'Europe communautaire, la Commission européenne5 définit le tourisme durable comme un tourisme économiquement et socialement viable sans atteinte à l'environnement et à la culture locale. Ce qui se traduit par une réussite économique; une conservation, une préservation et un développement de l'environnement, ainsi qu'une responsabilité envers les 3. Voir note 2. 4. Voir note 2. 5. Communication ITom the commission to the council, the European parliament, the European economic and social committee and the comittee of the regions. Basic orientations for the sustainability of European tourism. Communication of the European communities. Brussels, 21.11.2003. COM(2003) fmal.
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valeurs sociales et culturelles6. Le développement du tourisme durable est lié à une progression en qualité plutôt qu'en quantité. Sa prémisse fondamentale est que les visiteurs d'aujourd'hui ne devraient aucunement compromettre
l'appréciation
des générations futures7. Le tourisme durable est un
développement touristique qui minimise ses incidences négatives et maximise ses incidences positives sur l'environnement socioculturel et écologique, grâce à la planification et à la gestion8. Le but est de passer de l'aménagement pur et dur du territoire à son « ménagement »9, Ce qui implique l'abandon d'un tourisme de type « fordiste» et des « produits touristiques» en faveur des « lieux touristiques ». Malgré les apparences, nous sommes loin de banales considérations sémantiques. À travers le concept de développement durable, on a « découvert» que le progrès technique n'est pas nécessairement en opposition avec le maintien d'une bonne qualité environnementale, voire avec son amélioration. Le tourisme, non sans paradoxe, peut être analysé, tour à tour, comme facteur de dégradation de l'environnement10 et comme source de préservation de celuici. Promouvoir le tourisme durable, c'est faire le choix de la seconde option. On
cherche à « vivre des valeurs»
Il,
pas seulement à « voir ». Bref, on introduit une
éthique dans le tourisme1z. Le tourisme durable, même armé des meilleurs sentiments, ne saurait cependant représenter la panacée universelle. Les discours euphorisants sur le tourisme durable ne parviennent pas à compenser les défaillances et manquements d'une recherche touristique embryonnaire. Ceci étant, en devenant un cadre récurrent de l'action politique, le tourisme durable permet d'estomper la frontière entre environnement et aménagement. Rappelons qu'initialement, dans le meilleur des cas, les questions
6. On retrouve ici les termes employés par l'article premier de la Charte du TO de l'OMT adoptée en 1995. 7. Voir note 2. 8. Le tourisme durable dans les régions naturelles (99.01.05). Document de travail préparé pour le dialogue sur l'écotourisme durable dans les régions naturelles d'Amérique du Nord, 27 et 28 mai 1999. Commission de coopération environnementale. Montréal, Canada. Le développement de l'écotourisme durable dans les régions naturelles d'Amérique du Nord: contexte, enjeux et possibilités. 9. F. POTIER et F.DEPRAS, « Le tourisme à l'épreuve du développement durable », Revue Territoires. Tourisme participatif, équitable, durable. Du nouveau sous le soleil. JI' 449, Cahier 2, juin 2004, p. 13. ID. Comme le rappelle l'ouvrage coordonné par M. STOCK,Le tourisme. Acteurs, lieux et enjeux, Belin. Sup. Géographie, 2003 : « cette transformation du milieu par le tourisme, fut, pendant longtemps, célébrée comme des preuves du génie humain et de sa capacité à maîtriser la nature la plus rétive ». 1I. Lire l'article de R. NIFLE, « Le tourisme des valeurs. Une approche qui change tout pour les territoires ». http://journal.coherences.com 12. Lire l'article « L'éthique dans le tourisme. La nécessité d'un engagement politique des États ». in B. DUCRET, Cahiers Espaces na 67, p. 48 à 52. Soulignons sur la question de l'éthique dans le domaine du tourisme, que l'OMT a approuvé un Code mondial d'éthique du tourisme à l'occasion d'une AG à Santiago du Chili, en septembre-octobre 1999.
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environnementales étaient considérées comme des «suppléments d'âme» en matière de planification. Malgré l'ampleur des carences constatables à l'heure actuelle, le tourisme durable semble être la meilleure solution - sinon l'unique solution - pour l'avenir. Si l'on peut émettre des doutes concernant sa rentabilité, force est de constater que le tourisme durable est le meilleur gage d'une rentabilité durable, de la préservation de l'activité elle-même car il permet de préserver l'attractivité et donc le succès d'une destination. Avant d'aborder plus précisément le cœur de notre sujet, il est nécessaire de procéder à un éclaircissement terminologique rapide au sujet de diverses notions qui se présentent parfois - de manière erronée - comme synonymes du tourisme durable. Ainsi, on assimile souvent le tourisme durable à l'écotourisme. Ce dernier est un marché à créneaux à l'intérieur du tourisme durable. Il s'agit de tourisme durable dans les régions naturellesl3. L'écotourisme est une composante du secteur touristique et une sous-composante du tourisme durable. L'écotourisme est axé sur le contact avec la nature (observation d'oiseaux, d'écosystèmes, randonnée pédestre, ateliers éducatifs, etc.) et des cultures humaines traditionnelles. La démarche du tourisme durable est plus large que l'écotourisme car elle vise l'ensemble de l'industrie touristique, elle traite aussi bien des espaces naturels que des espaces ruraux ou urbains, elle intègre la notion de patrimoine culturel et architectural et préconise une modification à partir du domicile des touristes et non pas seulement dans les pays visités. Pour l'anecdote, on peut relever trente-cinq termes liés à celui d'écotourisme, ce concept étant, si l'on peut dire, utilisé « à toutes les sauces »14 : tourisme vert, tourisme écologique, tourisme doux... Ces termes ont en commun certains concepts généraux mais ne sont pas nécessairement synonymes. Nous nous concentrerons pour notre part sur le concept de tourisme durable tel que défini précédemment. Les termes du sujet étant clairement définis, il s'agit maintenant d'aborder un point fondamental: quels sont les enjeux pour l'Union européenne (UE) en termes de promotion du tourisme durable? Le tourisme est l'un des secteurs les plus importants et les plus en expansion de l'économie mondiale, certes, mais aussi, voire surtout, de l'UE. L'Europe constitue la première destination touristique mondiale. Les arrivées internationales en Europe ont grimpé de 25,3 millions en 1950 à 414 millions en 2003, et l'on prévoit d'atteindre les 717 millions en 2020, ce qui signifie un
quasi-doublement en deux décennies 15. 13. Voir note 2. 14. À ce sujet, lire « Tourismes participatif, équitable, durable. Du nouveau sous le solei! ». Revue Territoires n° 449, Cahier n° 2, juin 2004, p. 9. 15. The European Tourism industry. A multi-sector with dynamic markets. Structures, developments and importance for Europe 's economy, European Commission, Enterprise publications, Report prepared for the enterprise DG (Unit D.3) of the European Commission, R. LEIDNER,March 2004. 82
En 2005, le secteur du tourisme dans l'UE employait environ 7 millions de personnes dans quelque 2 millions d'entreprises, la plupart petites et moyennes, et représentait 5 % du PIB, dans sa définition la plus stricte (hôtels, restaurants, cafés, bars, agences de voyages et tours opérateurs). Dans sa définition la plus large (comprenant des secteurs connexes tels que le transport), il représentait plus de Il % du PIB et plus de 20 millions d'emplois16. L'introduction de l'euro, la libéralisation des différents secteurs de transport et l'avancement du processus d'intégration sont autant d'éléments qui vont faciliter encore les déplacements à l'intérieur de l'Union. La mise au point de nouvelles technologies de l'information va permettre, pour sa part, de toucher d'autres marchés touristiques et de simplifier la planification des vacances. Enfin, l'adhésion des pays d'Europe centrale ouvre les portes de nouveaux marchés. L'élargissement progressif de l'Union à de nouveaux États membres à fort potentiel touristique va très certainement, dans l'avenir, contribuer à renforcer encore le poids économique du secteur et son importance pour la croissance européenne. Il faut aussi compter avec le vieillissement graduel de la population de l'UE et ses conséquences sur le marché touristique en termes notamment de saisonnalité, d'immobilier et de services. Ainsi, la part de personnes de plus de 65 ans, de 16,2 % en 1999, passera à 26,3 % en 204017. Parallèlement, on assiste à une demande croissante au niveau européen d'une identification de lignes directrices stratégiques et de mesures nécessaires à la réalisation d'un développement touristique durable. Ainsi, en 1999, les formes « alternatives» ou « non conventionnelles» de tourisme affichaient déjà un taux de croissance près de trois fois supérieur à celui du tourisme classique. Ce qui n'est pas sans être lié au fait que selon une étude Eurobaromètrel8, première étude sondant les attitudes des citoyens vis-à-vis de l'environnement dans les vingt-cinq pays de l'Union élargie, neuf Européens sur dix estiment que les décideurs politiques devraient porter autant d'attention aux problèmes environnementaux qu'aux facteurs économiques et sociaux lors des décisions. Par ailleurs, l'environnement est en train de devenir, s'i! ne l'est déjà, une composante incontournable de la stratégie des entreprises et des collectivités territoriales. La rencontre des ministres européens du Tourisme à Lille en novembre 2000 a permis de dessiner les contours d'un tourisme durable européen. Depuis, les initiatives se sont multipliées. Pourtant on ne constate toujours aucun 16. Données du ministère français des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer, www.europe-international.equipement.gouvjr. Voir aussi les données de la Résolution (2004/2229(INI» du Parlement européen sur les nouvelles perspectives et les nouveaux défis pour un tourisme européen durable. 17. The European Tourism industry. A multi-sector with dynamic markets. Structures, developments and importance for Europe 's economy, European Commission, Enterprise publications. Report prepared for the enterprise DG (Unit D.3) of the European Commission, R. LEIDNER.March 2004. 18. « Les attitudes des citoyens européens à l'égard de l'environnement »,janvier 2005. 83
changement significatif des pratiques non durables de consommation et de production au sein du tourisme européen. Ce dernier n'est toujours pas adapté aux principes fondamentaux de la durabiIité, notamment au regard des transports, de la répartition saisonnière des loisirs touristiques et de leurs conséquences non durables du point de vue économique, social ou environnementaI. Les mesures préconisées, souvent pleines de bonne volonté, n'ont pour la plupart aucun effet notable. Malgré les initiatives en cours (guides de bonnes pratiques, chartes, principes...), aucune modification significative des modèles de consommation et
de production n'est observable dans le tourisme européen 19. Les raisons citées sont les suivantes: pas d'incitation suffisante pour une transposition des directives sur le terrain, aucune internalisation des coûts socio-économiques et environnementaux, des comportements de consommation individuels, des messages souvent complexes. Le bilan concret de l'action européenne en matière de tourisme reste assez pauvre et le tout manque sérieusement de lisibilité, l'essentiel de l'action communautaire intéressant le tourisme s'opérant dans le cadre des décisions, des politiques et des interventions développées dans d'autres champs de compétence. Une question centrale se pose désormais pour le développement de l'industrie touristique européenne: comment l'activité touristique et sa progression attendue pour les vingt prochaines années peuvent-elles être gérées de manière à respecter les limites des ressources, et la capacité de ces ressources à se régénérer, tout en garantissant une réussite commerciale20 ? Pour la Commission européenne2!, assurer la durabilité économique, sociale et environnementale du tourisme européen est crucial, dans l'optique d'une contribution au développement durable aussi bien en Europe que pour le monde entier, et pour la viabilité, la progression continue, la compétitivité et le succès commercial de ce secteur économique de haute importance22. Depuis le milieu des années 1990, le développement du tourisme durable est devenu une priorité dans les discours des institutions européennes. La difficulté vient des modalités de concrétisation des objectifs, sachant que l'Europe est caractérisée par sa diversité, ce qui entraîne la nécessité de définir pour un certain nombre de zones des challenges spécifiques. Beaucoup d'initiatives sont en cours de promotion et de réalisation. Ce qui ne suffit pas à cacher le fait que les relations entre l'UE et le secteur du tourisme restent difficiles. 19. À ce sujet, consulter le site www.enviropea.com. article « Communication de la Commission COM(2003)716. Orientations de base pour la durabilité du tourisme européen: rien d'exceptionnel sous le soleil de Bruxelles ». 20. Voir note 10. 21. Communication from the Commission to the Council, the European Parliament, the European
economic and social committee and the committee of the regions, « Basic orientations for the sustainability of European tourism », Commission of the European communities. Brussels, 21 novo 2003 COM (2003) final. 22. Rappelons à ce sujet que l'objectif du Conseil européen de Lisbonne (23-24 mars 2000) est de faire de l'Europe l'économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde. Or on reconnaît sans difficultés l'importance du tourisme comme secteur économique. 84
Si le tourisme est concerné par de nombreuses initiatives et programmes communautaires, il ne constitue toujours pas à ce jour une politique communautaire avec des objectifs et une stratégie propre, et, en vertu du principe de subsidiarité, il relève avant tout de l'action des États membres. Cependant, le poids économique de ce secteur pousse les institutions communautaires à intervenir. Le tourisme est un secteur transversal qui est concerné par de nombreuses politiques européennes (transport, logement, emploi, environnement, aménagement du territoire...), ce qui implique une prise en compte croissante au niveau de l'Union. La question de la compétence de l'UE en matière de tourisme est loin de faire l'unanimite3. Les tentatives d'émergence de véritables programmes communautaires consacrés au secteur, comme le programme PHILOXENIA, ont avorté du fait des positions divergentes des États. Beaucoup répugnent à toute tentative d'institutionnalisation d'une politique communautaire du tourisme. Le Traité CE, en l'état, ne permet pas à la Communauté de mener une politique propre du tourisme. C'est le traité de Maastricht qui en premier parle de mesures dans le domaine du tourisme, comme complément des objectifs communautaires, grâce à l'introduction d'une disposition, la lettre u de l'article 3, laquelle autorise la Communauté à prendre dans le cadre d'autres politiques des mesures d'orientation et de développement de ce secteur. C'est ainsi que s'appliquent au tourisme les dispositions relatives à la libre circulation des personnes, des marchandises et des services, aux petites et moyennes entreprises, à la politique régionale... La Commission ne peut proposer de mesures en faveur du tourisme que sur la base de l'article 308 du Traité de Maastricht, qui prévoit que le Conseil doit statuer à l'unanimité, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen. Or, la mésentente Nord/Sud a longtemps freiné toute tentative communautaire en matière de tourisme. C'est finalement le concept de développement durable, qui, en s'immisçant dans le domaine du tourisme, va opérer une sorte d'impulsion et permettre de nouvelles opportunités. La construction du tourisme européen est en route, autour du thème consensuel du «durable ». Depuis ce début de XXI" siècle, nous assistons à une plus grande mobilisation des institutions européennes autour des nouvelles perspectives pour le tourisme européen, envisagé comme durable. Autour d'une foison de communications et résolutions, un véritable plan d'action européen va se dessiner, même si celui-ci reste caractérisé par un éparpillement de mesures. Qu'en est-il, derrière ces démonstrations de bonne volonté, des réalisations concrètes? Afin d'en juger, nous allons maintenant proposer des exemples de politiques de soutien au tourisme durable menées par l'UE. Il est bien entendu impossible de prétendre à l'exhaustivité, notamment en raison de l'éparpillement des mesures et de l'intérêt très relatif de certaines d'entre elles. Nous avons donc fait
23. Lire notamment J.-Cl. GUICHENEyet double paradoxe », 21 octobre 2003.
G. ROUZADE « Tourisme
85
et politique
communautaire:
un
le choix de présenter quelques axes d'action privilégiés en nous basant sur les orientations récentes que l'UE a choisi de promouvoir. Ainsi, la Commission a présenté une communication24, le 17 mars 2006, intitulée « Une nouvelle politique européenne du tourisme: renforcer le partenariat pour le tourisme en Europe ». Il s'agit de répondre aux défis actuels auxquels le secteur touristique est confronté et d'exploiter pleinement son potentiel. Pour cela, la Commission vise plusieurs domaines d'action, notamment des mesures d'intégration, qui passeront par une amélioration de la réglementation existante. Le but est d'éviter de cumuler les charges administratives qui peuvent nuire à la compétitivité du secteur, d'assurer la promotion du tourisme durable et l'amélioration de sa compréhension et de sa visibilité. Le mot d'ordre, c'est l'optimisation du cadre d'action existant. De cette « nouvelle politique européenne du tourisme », nous retiendrons pour notre part trois axes principaux que nous étudierons successivement: -
la promotion du tourisme durable et la coordination des politiques; les actions spécifiques menées en faveur de la durabilité du tourisme
européen, basées sur le partenariat et la création de réseaux; - l'utilisation optimale des instruments financiers disponibles, en faveur du tourisme durable.
I. La promotion d'outils basés sur la responsabilisation des acteurs, le volontariat et le partenariat La promotion de ce que l'on nomme traditionnellement les « bonnes pratiques» laisse supposer que tout l'essor de notre tourisme conventionnel repose bel et bien sur de « mauvaises pratiques»... Dès lors, comment assurer la diffusion et la généralisation des « bonnes pratiques» ? Il est fondamental d'assurer la coordination des acteurs du tourisme afin de permettre l'échange d'expériences et de bonnes pratiques. C'est ce qu'affirmait déjà la Présidence portugaise à l'occasion du séminaire de Vilamoura en mai 2000: « Il faut articuler les activités développées dans les institutions nationales, régionales ou locales, mettre l'accent sur les bonnes pratiques existantes et assurer, par le biais des mécanismes adéquats, la mise en œuvre des différentes politiques communautaires qui, chacune dans leur cadre, peuvent favoriser le tourisme. » Le travail de recherche sur la définition des paramètres, des outils de mesure et systèmes d'évaluation, tant de l'état d'une variable donnée que de l'effet des mesures prises pour l'améliorer, est une priorité. Cela passe dans un premier temps par l'élaboration d'indicateurs. Par quels moyens peut-on mesurer et comparer les succès du tourisme durable? Le touriste peut-il être certain que des destinations dites « durables» le sont effectivement, et qu'il ne s'agit pas seulement d'une étiquette collée sur un produit pour mieux « surfer» sur la vague du développement durable? 24. COM (2006) 134 final (non publié au JO).
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A. Les initiatives des acteurs institutionnels Depuis le début des années 1990, l'OMT25 encourage l'emploi des indicateurs du tourisme durable, instruments essentiels pour la prise de décisions, la planification et la gestion au niveau des destinations26. Sur ce point, la Commission européenne a entrepris la promotion de la mise en œuvre de données fiables et harmonisées. L'Agence Européenne de l'Environnement27 a établi des indicateurs clés et travaille aux mécanismes susceptibles de lier tourisme et environnement dans une approche intégrée. Cette Agence a un rôle crucial à jouer dans la collecte d'informations qui permettront d'évaluer l'efficacité des mesures. C'est la plaque tournante du réseau européen d'information et d'observation de l'environnement. Eurostat élabore également une méthodologie afin de mesurer le développement durable du tourisme et de sélectionner des indicateurs à même de fournir une aide précieuse. Le Parlement européen invite parallèlement la Commission et les États membres à mettre en place au niveau européen un groupe de contact associant les États membres et les voyagistes afin de coordonner les informations et de proposer des actions. L'unité tourisme (DG Entreprise) a également un rôle essentiel: articulation, suivi, diffusion des mesures et politiques ayant des répercussions sur le tourisme et décidées dans des DG ou conseils où le secteur n'est pas directement représenté.
B. L'Agenda 21 pour le tourisme européen Au-delà de ces actions particulières, est en chantier la création d'un instrument essentiel: l'Agenda 21 pour le tourisme européen. Un groupe de travail « Tourisme durable» élabore un Agenda 21 pour un tourisme durable européen, lequel vise à guider et à appuyer, à travers les indicateurs de tourisme durable, la mise en œuvre d'Agendas 21 locaux ainsi qu'à coordonner l'action des États membres pour l'échange de bonnes pratiques. Le but est de stimuler les efforts de toutes les parties, au travers de tous les niveaux territoriaux et administratifs. Cet Agenda devrait être finalisé courant 2007. L'Agenda 21 s'adresse aux acteurs publics et privés, agents socio-économiques et représentants de la société civile. Il est indispensable que le caractère intersectoriel du tourisme soit pris en compte dans les modes de travail, par une coopération formalisée et active entre les différents acteurs et aussi les différentes directions européennes concernées. Les objectifs et mesures d'action prioritaires à l'attention des acteurs publics ont pour objet de mettre en 25. Organisation Mondiale du Tourisme. 26. www.world-tourism.org 27. L'ABE est le principal organisme public européen spécialisé dans la fourniture d'informations fiables et indépendantes sur l'environnement aux décideurs politiques et au public. Elle a été créée en 1993 et est opérationnelle depuis 1994 à Copenhague. C'est un organe communautaire ouvert à toutes les nations qui partagent ses objectifs.
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place des procédures et systèmes à même de placer les questions de préservation au centre du processus de décision et d'identifier les mesures nécessaires à l'instauration d'un tourisme de préservation28. Il s'agit: - d'évaluer la capacité du cadre actuel des législations, de l'économie et de la volonté de mettre en place un tourisme de préservation; - d'évaluer les impacts économiques, sociaux, culturels et environnementaux du tourisme; -
d'entreprendre la formation, l'éducation et la prise de conscience du public; de planifier le développement du tourisme durable;
-
de faciliter l'échange d'informations, des compétences, des technologies touchant au tourisme durable entre pays développés et pays en voie de développement;
-
de faire participer tous les secteurs de la société;
- de concevoir de nouveaux produits touristiques fondés sur les principes du développement durable; - d'évaluer les progrès accomplis en matière de tourisme durable; - d'établir des partenariats en vue de développement durable. Quant aux acteurs privés, l'Agenda préconise de minimiser les déchets, de gérer l'énergie, les ressources en eau potable, les eaux polluées, les substances dangereuses, les transports non polluants, de planifier et de gérer l'utilisation des sols, de sensibiliser employés et clients aux problèmes d'environnement. Comme tout Agenda 21, l'Agenda 21 européen pour le tourisme n'a aucune portée juridique. Il doit permettre aux États comme aux professionnels du tourisme qui le souhaitent de s'engager dans une démarche de tourisme durable, en intégrant des contraintes environnementales dans leur approche publique, industrielle et commerciale. La mise en place d'un réseau de territoires pilotes devrait constituer le support concret de la mise en œuvre de l'Agenda 21 européen du tourisme. Les destinations non durables, parce qu'inscrites dans une logique de concurrence, seront ainsi encouragées à agir en faveur de la durabilité. Les territoires pilotes devront être variés afin de refléter la diversité des expériences et des stratégies existantes au niveau européen. Ainsi, les destinations considérées pourront concerner diverses échelles: ville, parc naturel, région... Quelles que soient la nature des territoires et leur dimension, ils devront respecter les critères de l'Agenda 21, à savoir les quatre objectifs stratégiques concomitants suivants qui prennent en considération toutes les dimensions du développement durable (environnement, économie, socioculturel et éthique) et s'appliquent au secteur du tourisme pour l'Europe: - prévenir et réduire les impacts territoriaux et environnementaux du tourisme dans les destinations;
28. C. HERNANDEZ-ZAKlNE, « Tourisme Fascicule 507.
et Environnement », Jurisc/asseur
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Environnement,
- maîtriser la croissance des transports liés au tourisme et ses effets négatifs sur l'environnement; -
encourager un tourisme favorable à un développement local durable
maîtrisé par les acteurs du secteur ; - promouvoir un tourisme responsable, facteur de développement social et culturel. Si ces territoires pilotes ne sont pour le moment qu'en phase de détermination, des réseaux de territoires aux pratiques qui se veulent exemplaires existent cependant déjà. Un certain nombre de partenaires ont commencé depuis un moment déjà à répondre aux challenges.
IL Les actions spécifiques menées en faveur de la durabilité du tourisme européen, basées sur le partenariat et la création de réseaux La Commission estime que le développement de labels, de chartes et de guides d'opérateurs touristiques, de même que d'outils de mesure et d'évaluation peut aider grandement à la sensibilisation au tourisme durable. Un rôle fondamental est joué par l'éducation pour la promotion d'un tourisme responsable. Il faut rompre avec les messages compliqués, élaborés au plus haut niveau, et qui ne passent pas le niveau régional ou local pour parvenir aux citoyens. Réaliser un développement touristique durable, c'est toucher le plus de cibles possibles, en favorisant les prises de conscience.
A. La préférence pour la soft law Afin d'assurer une grande diffusion des principes du tourisme durable, il est un outil privilégié: l'utilisation des méthodes dites de « soft law». La soft law tient une place déterminante en droit international de l'environnement. Pour le droit du tourisme durable, très récent, il est vital de suivre cette voie pour pouvoir émerger dans un domaine où jusque-là l'environnement et le social étaient laissés à la discrétion des États et des acteurs privés29. Au lieu d'imposer des comportements, il s'agit d'imprégner les consciences et d'inciter à l'action. Le principe est: « le contrat plutôt que la contrainte. » Les objectifs du tourisme durable ne pourront être atteints sans une diversification des modes d'intervention. L'approche classique des questions d'environnement, approche administrative et réglementaire, est ainsi peu à peu complétée par une approche plus économique, reposant sur divers outils incitatifs.
29. C. HERNANDEZ-ZAKINE,« Tourisme Fascicule 507.
et Environnement », Jurisc/asseur
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Environnement,
Parmi ces derniers, les labellisations et certifications revêtent une place particulière. Les initiatives, qu'elles soient publiques ou privées, se multiplient. Au-delà de l'environnement, elles visent plus largement le tourisme durable, s'attachant à la promotion de pratiques et de modes de production écologiquement responsables et équilibrés. D'ailleurs, l'UE, en l'absence de fondement juridique propre, ne peut imposer des mesures ni aux États ni aux entreprises touristiques. Elle ne peut qu'inciter. La Commission préfère de plus ce genre d'outils aux instruments réglementaires, dont les résultats sont généralement peu concluants. Ainsi, les mesures de protection de l'environnement sont de plus en plus prises sur la base du volontariat, notamment à travers la création de nouveaux marchés pour les fournisseurs de biens ou services. Aujourd'hui, les acteurs du tourisme détiennent la responsabilité de définir des lignes directrices. Ils doivent conduire leurs opérations d'une manière économiquement viable qui prenne en compte les problèmes environnementaux et sociaux. C'est à l'Union d'aider et d'encourager chaque acteur à assumer ses responsabilités30: application des instruments communautaires, échange de bonnes pratiques, coopération, partenariat, expertise... La production d'une information transparente participe au changement des habitudes de consommation. Certains outils rendent les efforts visibles et retiennent l'attention des consommateurs soucieux de durabilité. Dans un communiqué de presse en date du 29 mai 2001, l'Agence Européenne de l'Environnement affirmait que « l'Europe ne réalisera ses objectifs de développement durables et environnementaux qu'à condition que la politique générale sur le niveau et l'évolution des schémas de production et de consommation s'avère plus efficace. » Or, c'est le but même des programmes de certification que nous allons étudier à présent.
B. Le recours aux systèmes de certification européens Il existe un grand éventail de systèmes de certification européens. Selon Eugenio Yunis, directeur du développement du tourisme durable à l'OMT : L'Europe est la région la plus avancée pour ce qui est des initiatives de certification de la durabilité. Sa position d'avant-garde représente un défi et une responsabilité car les systèmes développés en Europe inspireront vraisemblablement d'autres régions. L'Europe a donc l'obligation morale de faire un parcours sans faute dans ce domaine. La mise en commun d'expériences s'est avérée particulièrement utile pour les pays participants d'Europe centrale ou de l'Est où les systèmes de certification de la durabilité sont encore peu ou pas développés.
30. Communication from the Commission to the Council, the European Parliament, the European economic and social Comittee and the Comitte of the regions, « Basic orientations for the sustainability of European tourism, Commission of the European communities. Brussels »,21 sept. 2003. COM (2003) 716 fmal.
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Un label ou une marque « chapeau» pour destinations touristiques permet au client de mieux s'orienter et représente aussi un élément de marketing pour le développement durable. La réflexion sur les écolabels dans le domaine du tourisme en est encore à ses débuts. L'écolabel est une attestation qu'un produit répond à des critères de qualité préalablement définis, avant la délivrance du label, certifiant une qualité supérieure à tous les produits similaires. L'écolabelling semble constituer un grand pas vers « l'écologisation» du tourisme, ceci dit, son impact reste nécessairement mesuré. En effet, l'attribution du label relevant d'une démarche volontaire, le champ d'application des règles se trouve limité à ceux qui les acceptent. De plus, les effets bénéfiques ne se manifesteront que si le choix des consommateurs s'oriente de manière suffisamment nette en faveur des produits labellisés. On peut aussi craindre l'influence des principaux groupes d'intérêt sur les critères d'octroi du label. On peut redouter que ne soit présenté aux touristes qu'un simulacre de « certifié conforme» labellisé. D'ailleurs, plusieurs expériences d'écocertification ont révélé le caractère potentiellement discriminant de l'attribution des écolabels. De plus, certaines valeurs ne peuvent être traduites par des indicateurs, c'est le cas notamment de la notion de « caractère remarquable» du paysage. On ne doit pas oublier l'importance des appréciations qualitatives, suivant l'évolution des mentalités et des goûts. Malgré tout, force est de constater que c'est en général un instrument motivant pour les partenaires et relativement efficace. C'est pourquoi l'UE a choisi d'étendre son propre label écologique3! au secteur du tourisme, encourageant ainsi la promotion du tourisme durable. L'Europe étend la normalisation de produits à tous les domaines d'activités. Stratégiquement, cela suit la ligne directrice déterminée par le sixième Programme d'action Notre Futur, Notre Choix. L'avantage d'une norme, c'est sa clarté; l'inconvénient, sa rigidité. L'écolabel semble être une bonne solution, qui concilie aspect pédagogique et rigueur, et qui présente l'avantage d'être plus lisible qu'une politique de tourisme durable « traditionnelle ». Depuis le 1ermai 2003, les professionnels européens du tourisme peuvent, dans une démarche entièrement basée sur le volontariat, obtenir le label écologique européen en récompense de leurs performances environnementales exemplaires. C'est la première fois depuis la création de l'écolabel en 1992 que la Commission européenne adopte des critères écologiques applicables au secteur des services. Depuis le 1er mai 2003, un hôtel, une auberge de jeunesse ou un refuge de montagne peuvent l'adopter. Le label écologique européen est pour les professionnels de l'hébergement touristique l'occasion de démontrer leur estime de l'environnement. Il permet également aux touristes soucieux de la protection de ce dernier d'avoir un repère
31. Voir notamment Europa Environnement, Édition du 14 de novembre 2003 : « Label écologique
européen.
Une fleur pour un tourisme
plus vert. »
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fiable afin de choisir en toute conscience. Le symbole stipule aux consommateurs que les produits « fleuris» sont respectueux de l'environnement. Or, une étude32 démontre que 42 % des touristes préfèrent opter pour un logement respectueux de l'environnement, tandis que 46 % souhaitent promouvoir activement la protection de l'environnement, à travers leurs vacances. Selon Margot Wallstrom, commissaire à l'environnement33 : Un secteur touristique prospère n'est pas incompatible avec un environnement sain et le respect de la nature. [...]. Du point de vue commercial, il est logique pour les fournisseurs de séjours de demander l'écolabel, il est bon que les consommateurs recherchent la fleur au moment de réserver leur séjour. L'intérêt pour l'écolabel européen pour le tourisme grandit rapidement depuis son lancement en 2003. Le secteur de l'hébergement touristique est en effet déjà le troisième groupe le plus important. Les jeux Olympiques de Turin durant l'hiver 2005 ont largement contribué à sa croissance à travers son utilisation massive, laquelle a fait l'objet d'un affichage marketing à la hauteur de l'événement concerné. La Commission européenne entend d'ailleurs bien jouer sur la corde sensible de l'argument marketing pour mettre le secteur touristique sur le « droit chemin ». L'écolabel semble combiner à lui seul deux des impératifs du développement durable, le changement des modes de production et de consommation. La Commission européenne planche de ce fait sur l'introduction de nouveaux secteurs, tel celui du camping. Tout opérateur touristique peut obtenir le label écologique européen. Pour ce faire, il doit toutefois satisfaire à de strictes normes minimales en matière de performance environnementale et sanitaire, dont trente-sept obligatoires, drastiques et précises. Parmi elles figurent l'utilisation de sources d'énergie renouvelable, une réduction globale de la consommation d'énergie et d'eau, l'adoption de mesures visant à réduire les déchets, l'élaboration d'une politique environnementale... Rappelons à ce sujet que le renforcement de la part des énergies renouvelables est l'une des préoccupations majeures de l'DE. Viennent ensuite des critères optionnels (au nombre de quarante-sept), définis avec un système de points, qui viennent valider des bonnes pratiques telles que l'équipement en électroménager de classe A, consommant moins d'énergie, ou l'extinction automatique des lampes dans les chambres. Les professionnels du tourisme ont ainsi l'occasion de mettre le doigt sur leurs faiblesses écologiques et économiques, et d'y remédier. En consommant moins d'énergie et d'eau, ils y gagnent en termes de rentabilité tout en contribuant à la sauvegarde de l'environnement. Gunther Motzke, directeur d'un complexe touristique d'une station de ski norvégienne, explique les avantages qu'il attend de l'attribution du label: 32. « German Traveller Analysis », 2002. 33. Propos relevés dans un article de S. TouBoUL, « L'écolabel touristiques », mis en ligne sur www.novethic.fr le 26 juin 2003.
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européen pour des hébergements
Nos infrastructures sont principalement fréquentées par des étrangers et les labels existants n'étaient pas reconnus comme nous l'attendions de la part des consommateurs. Maintenant que l'UE s'ouvre à de nouveaux pays, il est capital pour nous de faire connaître notre engagement écologique auprès de l'industrie des voyages dans son ensemble et de ses clients à travers l'Europe élargie. Cueillir cette fleur était pour nous une étape logique dans la poursuite de ces objectifs. La Commission européenne a publié le 14 juin 2006 une Décision34 dans laquelle elle effectue un premier bilan de la mise en œuvre de l'écolabel et trace les perspectives de développement et d'amélioration de cette initiative. Les services d'hébergement touristique sont en pointe dans la diffusion du label. Un objectif de trente-cinq nouvelles catégories de produits a été fixé d'ici 20 Il. Y figurent notamment les services de transport de passagers, les composantes de construction ou la climatisation... autant de domaines qui intéressent le secteur touristique. La Commission souhaite augmenter de 50 % chaque année la valeur et le nombre d'articles porteurs de l'écolabel et de le faire mieux connaître. Pour cela, elle vise que 50 % des consommateurs européens reconnaissent le logo du label écologique européen comme un label d'excellence environnementale. Constatant la multiplicité des labels écologiques nationaux, elle souhaite exploiter les synergies et coopérer avec ces différents systèmes dans la perspective d'une refonte d'ensemble du système du label écologique. Repenser l'écolabelling est en effet nécessaire. Il existe environ 40 labels écologiques pour le tourisme en Europe, dont la plupart sont peu efficaces, du fait de leur manque de visibilité. En effet, les critères et procédures de sélection sont de différents niveaux, de même que la fiabilité et la qualité. Il est important de ne pas dupliquer les systèmes de normes et d'inspection existants en matière de qualité. Une multiplication des labels à l'échelle d'une destination peut s'avérer inefficace et déroutant pour le touriste. VISIT est un projet financé par PUE et qui réunit de nombreux labels écologiques utilisés en Europe sur une base régionale, nationale ou internationale et garantissant les produits touristiques. Il promeut des labels écologiques en renforçant l'efficacité des labels écologiques existants. VISIT a commencé en 200 I à coopérer avec les dix principaux labels écologiques en Europe afin de développer des standards basiques communs qui comprennent des principes et exigences en accord avec les standards généraux ISO 14024 pour les labels écologiques. Les labels écologiques certifiés par VISIT aident à identifier les labels qui garantissent une grande performance de leurs produits. Depuis 2002, une organisation VISIT est établie afin de continuer le travail du projet comme entité juridique, à travers des procédures d'accréditation. Une association VISIT est en place depuis 2004, c'est la première association de ce type en Europe. La « fleur» et VISIT envisagent une coopération pour exploiter les synergies potentielles.
34. JO Ll62 du 14 juin 2006.
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Au-delà de la promotion d'initiatives volontaires, l'DE offre aussi un cadre et un soutien financier important au tourisme durable.
III. L'utilisation optimale des instruments financiers disponibles, en faveur du tourisme durable Compte tenu de l'absence d'un budget spécifique au tourisme, l'unité tourisme de la DG Entreprise n'est pas en mesure de financer des projets touristiques. Face à l'absence de politique communautaire du tourisme, c'est dans le cadre des programmes financés par les fonds communautaires qu'il est possible de constater la prise en compte du tourisme durable. II faut distinguer les fonds relevant de la branche environnementale et les fonds relevant de la politique de cohésion économique et sociale, les Fonds structurels. À côté de cela figurent encore les initiatives communautaires qui agissent sur le tourisme et l'environnement. Nous allons nous pencher sur le financement au travers des Fonds structurels. Afin de mener à bien l'effort de cohésion économique et sociale, l'DE a créé des instruments financiers, les Fonds structurels. Ce sont des instruments financiers que l'DE utilise pour améliorer la situation économique générale dans les régions moins développées ou défavorisées de son territoire. Tant les administrations publiques que les entreprises privées peuvent en bénéficier. Les Fonds structurels financent des investissements dans des domaines variés et de multiples projets sont éligibles. Avant 1993, le lien entre l'activité financée et l'environnement n'étant pas exigé, on a forgé une mauvaise image des Fonds structurels. À partir du règlement n° 2081/93 du 20 juillet 1993, qui s'inspire du Ve Programme d'action pour l'environnement, l'action des Fonds structurels s'est intégrée dans le cadre du développement durable avec l'environnement comme élément central. Ainsi, toute activité touristique qui désire recevoir un soutien communautaire doit en principe prendre en compte le facteur environnemental. De plus, le règlement n° 1260/1999 rappelle le principe d'intégration en vertu duquel chaque programme financé par les fonds doit tenir compte des préoccupations environnementales. Les Fonds structurels sont les principales sources de financement de l'DE en faveur du tourisme, en particulier dans les zones les moins prospères. Leur apport est loin d'être négligeable, avec des effets de levier importants notamment pour les investisseurs publics. Ceci dit, tout dépend de la capacité des opérateurs à générer des projets éligibles et à les faire cofinancer par l'DE. L'approche des fonds est particulièrement pertinente au sens où elle met l'accent sur les défis d'une région, sur la cohérence de la formulation des objectifs et les priorités. Or, l'DE a choisi de faire du tourisme un vecteur de développement et privilégie le financement de projets à vocation touristique. Le tourisme a déjà grandement bénéficié du soutien financier offert par les divers instruments financiers européens durant la période 2000-2006. Durant la période 2007-2013, les Fonds structurels et d'autres programmes européens soutiendront financièrement le 94
développement des entreprises, des services et de l'infrastructure du tourisme durable. Nous allons nous pencher plus particulièrement sur cinq fonds: le FEDER (Fonds européen de développement régional), le FSE (Fonds social européen), le FEADER (nouveau Fonds européen agricole pour le développement rural), le FEP (Fonds européen pour la pêche) et le Fonds de cohésion. Le FEDER constitue la principale source de financement de la promotion du tourisme de façon directe ou indirecte. C'est d'ailleurs de manière générale le fonds le plus important en masse financière mobilisable. La réforme de 1988 en a fait l'instrument par excellence de la programmation. C'est la « cheville ouvrière» du développement économique. Il finance la coopération transfrontalière, transnationale et interrégionale. Son but est de favoriser l'essor économique des régions afin de réduire les écarts de développement au sein de l'Europe. Le règlement n° 1261/1999 du Parlement européen et du Conseil précise que son intervention doit s'inscrire dans la stratégie globale et intégrée de développement durable. Les collectivités territoriales en ont vite compris l'intérêt et voient en lui un appui décisif pour assurer le financement de leurs projets35. Conformément aux nouveaux objectifs, le FEDER soutiendra des formes de tourisme plus durable en vue d'améliorer le patrimoine culturel et naturel, ainsi que des réseaux innovants, des stratégies transfrontalières et l'échange interrégional d'expériences. Le FEADER soutient le développement rural et l'accélération de l'adaptation des structures agricoles. Un certain nombre de mesures ont pour objet de faire le lien entre agriculture et environnement et le tourisme peut y trouver sa place. Ainsi en va-t-il des mesures visant des opérations de diversification des activités agricoles et le développement d'activités économiques. Le fonds offtira un soutien pour améliorer le paysage rural, revaloriser le patrimoine culturel afin de développer le tourisme rural. Le tourisme de montagne par exemple trouvera facilement sa place dans le cadre des zones défavorisées. Les zones rurales offrent des opportunités qui pourraient revêtir une importance grandissante pour les nouveaux États membres et les pays candidats. Le FSE a pour but de promouvoir l'emploi, de lutter contre le chômage, la discrimination et l'exclusion sociale. Il est depuis sa création intégré à une logique régionale. Il est appelé à financer des projets ciblant des programmes éducatifs et la formation en vue d'améliorer la qualité de l'emploi dans le secteur du tourisme. En matière de formation, le tourisme est considéré comme un secteur pilote. Le FEP propose l'écotourisme comme nouveau domaine capable d'absorber les pêcheurs affectés par la restructuration du secteur de la pêche. La pêche à petite échelle et l'infrastructure touristique bénéficieront d'aides. Le Fonds de cohésion, mis en place en 1993, concerne les États membres dont le PIB est inférieur à 90 % de celui de l'UE. Les infrastructures d'environnement
35. Lire à ce sujet Europe, le temps des régions par CI. Du GRANRUT,Collection « Décentralisation
et développement
local », 2e édition
95
LODJ,
1996.
et de transport qui revêtent une importance fondamentale majeure pour le tourisme durable seront financées. À ce sujet, le Parlement européen36 rappelle que « le transport est un secteur fondamental pour le tourisme ». Le tourisme repose en effet sur le transport et c'est grâce à lui qu'il est devenu un secteur économique de première importance37. Dans le Livre Blanc sur « La réglementation européenne des transports pour 2010 »38 et son plan d'action, la Commission européenne décrit l'évolution inégale des différents modes de transport et ses conséquences sociales, environnementales et économiques comme l'un des problèmes majeurs de la politique européenne des transports39. Le but de cette politique est désormais de revenir à une relation équilibrée entre les différents modes de transport. Pour cela, on promeut essentiellement le « changement modal », le développement de la tarification et des infrastructures de transport, la promotion et l'utilisation des voitures et carburants plus propres, la promotion de l'utilisation des transports en commun. Divers projets allant dans ce sens ont déjà été financés et d'autres le seront pour la période 2007-2013. Les programmes d'action pour les transports s'attachent à couvrir tout l'éventail des éléments constitutifs d'une mobilité durable: investissement accru dans les infrastructures et transports publics, voies piétonnes, pistes cyclables, politiques d'aménagement du territoire études d'impact.. . Les Fonds structurels tentent de contribuer à augmenter les possibilités d'emploi, la qualité de vie générale, la régénération commerciale et touristique des régions qui connaissent un retard de développement. Outre l'aide accordée aux entreprises du secteur touristique, ils financent des projets qui apportent un avantage indirect. Les bénéficiaires en sont généralement des organismes publics ou semi-publics tels que des villes, des provinces, des organisations représentatives ou des offices du tourisme. Les investissements sont destinés à renforcer l'attrait des régions pour les visiteurs. Exemples: investissements dans le patrimoine culturel, mise en réseau et coopération des acteurs touristiques. lis ont pour vocation de répondre à des objectifs prioritaires, lesquels sont réorganisés à chaque période, en fonction des besoins et des priorités. Ainsi, pour la période 2007-2013, les fonds seront concentrés sur trois objectifs communautaires: convergence, compétitivité régionale et emploi, coopération territoriale.
36. Résolution sur les nouvelles perspectives et les nouveaux défis pour un tourisme européen durable (2004/2229(INI)) adoptée le 8 septembre 2005. 37. The European Tourism industry. A multi-sector with dynamic markets. Structures, developments and importance for Europe 's economy, European Commission, Enterprise publications, Report prepared for the enterprise DG (unit D.3) of the European Commission, R. LEIDNER,March 2004. 38. European transport policy for 2010.' time to decide. 39. Voir « Revitalising the railways ». Georg JARZEMBOWSKI.The parliament magazine. 1ssue 198,28 february 2005, p. 44-45.
96
Les Fonds structurels sont mis en œuvre au sein de programmes. Il existait pour la période 2000-2006 des programmes d'initiatives communautaires, tel qu'INTERREG III, qui soutenait toute coopération transfrontalière, transnationale et interrégionale destinée à développer et à aménager le territoire ou encore les programmes LEADER + pour favoriser le développement dans les zones rurales. Les initiatives communautaires financent les mesures visant à résoudre des problèmes de développement particuliers et récurrents dans les régions d'Europe. Les programmes concernés sont pris à l'initiative de l'UE mais mis en œuvre par les autorités compétentes des États membres. Diverses activités touristiques peuvent par ailleurs bénéficier d'aides à travers des programmes européens dans des domaines aussi variés que la protection de l'environnement, la réhabilitation du patrimoine naturel, les technologies de l'information et de la communication. D'une manière générale, l'aide est apportée à des projets qui impliquent un partenariat entre des structures (entreprises, organismes, associations...) de deux États membres au moins. Ces derniers programmes sont essentiellement gérés au niveau de la Commission (DG entreprise, unité tourisme).
Conclusion. L'UE confrontée à de nouveaux défis d'importance: quel avenir pour le tourisme durable? L'UE est confrontée à de nombreux problèmes posés par l'élargissement de la communauté vers l'Europe centrale et orientale. L'adhésion de nouveaux pays, dont le niveau de richesse se situe en dessous de la moyenne communautaire, va en effet entraîner un accroissement des disparités régionales et sociales, de nouvelles inégalités territoriales et l'aggravation de la pauvreté (écarts de richesse multipliés par deux et baisse de la moyenne du PIB de 12,5 %) et de l'exclusion sociale. L'UE doit redéfinir ses objectifs pour répondre aux besoins d'une Europe à vingt-sept. Il est attendu de cet élargissement un processus de rattrapage économique et une coordination plus transversale entre tous les acteurs sociaux européens4o. Cet élargissement entraîne plusieurs épreuves à surmonter41 : En matière de développement durable, pour la période 2000-2002, le soutien financier structurel aux projets pour l'environnement a atteint trois milliards d'euros par an, dont les deux tiers provenaient du FEDER et un tiers du Fonds de cohésion. De plus, du fait du cofinancement, les interventions européennes orientent fortement celles des États membres, sans parler des investissements privés. Cette politique de cohésion est cependant appelée à évoluer pour offrir un cadre adapté aux besoins évolutifs des nouveaux États membres et pour 40. Lire à ce sujet « L'Union européenne après l'élargissement» par J. FAYOLLE. Chronique internationale de l'IRES, N° 93, mars 2005. 41. Les perspectives financières européennes 2007-2013, M. LAFFINEUR et S. VINÇON. La Documentation française, coIlection des « Rapports officiels ». Rapport au Premier ministre, Paris, 2004.
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contribuer au dynamisme de l'UE. Compte tenu du très faible niveau de revenus dans les nouveaux États membres, tous les États remplissent les critères d'éligibilité au Fonds de cohésion et la quasi-totalité de leur territoire remplit les critères d'éligibilité à l'objectif I des Fonds structurels destinés aux régions en retard de développement. Beaucoup de projets dans les pays d'Europe occidentale ne devraient donc pas voir leur financement renouvelé et les nouveaux financements seront nécessairement limités. Certaines actions visant le tourisme durable devraient donc se voir entravées. Un autre souci semble se présenter aujourd'hui. Nombreux sont ceux qui s'inquiètent de l'avenir des politiques de développement durable, à l'occasion de critiques de ce qui serait un « passage au second plan» de la politique environnementale, dans le cadre de la révision de la Stratégie de Lisbonne présentée en février 2005 par la Commission Barroso. De vives critiques accusent la Commission de vouloir négliger les dimensions sociales et environnementales de la Stratégie de Lisbonne. David Wilkinsen, chercheur au European Policy Center, estime que l'environnement risque d'être relégué au second plan - loin derrière les objectifs de croissance et d'emploi - dans la nouvelle mouture de l'Agenda. En effet priorité est accordée à la compétitivité, d'où un assouplissement inévitable de la réglementation environnementale, au détriment des objectifs de développement durable. En accordant la priorité à la croissance et à l'emploi et en introduisant une distinction entre les objectifs à court terme (croissance économique et emploi) et à long terme (volets social et environnemental), la proposition de révision de la Stratégie de Lisbonne est clairement en contradiction avec la philosophie du développement durable. Aucun sentiment d'urgence n'est mis en avant ou même évoqué. M. Barroso entend pour sa part convaincre ses détracteurs qu'il n'existe pas de contradiction entre, d'une part, son engagement résolu en faveur de la croissance économique et de l'emploi, et d'autre part sa détermination à mettre en œuvre des mesures fortes en matière sociales et de développement durable. L'avenir nous montrera si la durabilité reste à la place qui doit être la sienne, au cœur des préoccupations.
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DÉVELOPPEMENT DURABLE ET GESTION COMPARÉE DES RÉSEAUX URBAINS
Une politique des transports durables au sein de PUE: la question de la tarification au coût social Souhir ABBES'
Le transport est une activité de première importance, et un système de transport efficace est une condition nécessaire de la prospérité économique. La place des transports dans l'activité économique est assez évidente. Ils contribuent à la création d'emplois et sont un facteur de croissance. Au fil du temps et avec l'élargissement de l'Union européenne, cette croissance économique s'est associée à une croissance des infrastructures des transports. Les retombées positives des systèmes de transports sur l'activité économique ne sont pas sans inconvénients. En effet, la perte de temps qu'ils occasionnent conduit à une utilisation inefficiente des ressources rares dont ils sont très dépendants. En outre, 70 % de la pollution de l'air est causée par les transports qui contribuent aussi indirectement à la pollution des sols et de l'eau. Enfin, les transports nuisent à la viabilité à cause du bruit et des accidents. Les infrastructures des transports produisent donc des externalités négatives qui, par définition, touchent à la durabilité. Les coûts de ces externalités sont très élevés (presque 10 % du PIB européen), en particulier dans le cas du transport routier. Il existe plusieurs moyens qui permettent de réduire les coûts externes, tels que les interdictions, la fixation des normes sur les émissions, etc. Afin de corriger les externalités, les économistes utilisent l'instrument tarifaire et intègrent les coûts qui résultent de l'usage de l'infrastructure dans le système de tarification. Pour assurer une exploitation optimale des infrastructures de transport, la théorie économique recommande l'application de la tarification au coût marginal social de court terme qui consiste à internaliser les coûts de congestion, les coûts environnementaux et ceux des accidents. Toutefois, dans le cas où les rendements d'échelle sont croissants dans l'infrastructure, la tarification au coût marginal engendre un déficit d'exploitation. Dans ce cas, les économistes recommandent la tarification au coût marginal social de long terme.
.
LEM, Institut
d'Économie
et de Management
Courriel : souhir.abbes@univ-nantesjr
de Nantes-IAE.
Tel:
+33240141732.
Dans l'objectif d'instaurer un système de transport européen durable, la Commission européenne a proposé dans son Livre Blanc de 1998 d'appliquer dans tous les modes de transport la tarification au coût marginal social de courts termes recommandé par la théorie économique. Faire payer à chaque usager de l'infrastructure les coûts qu'il occasionne permet, d'une part de s'orienter vers la durabilité environnementale des transports et d'autre part, de respecter le principe de l'équité sociale. En outre, la prise en compte des externalités dans le système de transport favorise l'allocation optimale des ressources et permet de développer un système de transport économiquement efficace. Enfin, le fait d'adopter une approche de tarification commune dans tous les modes permet de revitaliser les modes peu polluants tels que le transport maritime. Cependant, le caractère théorique du Livre Blanc de l'UE n'est pas sans inconvénients. La tarification au coût marginal social de court terme se heurte à des problèmes d'efficacité économique, d'équité sociale, d'application et d'acceptabilité.
1. Le transport et le développement durable Il est impossible d'imaginer une économie forte et créatrice de valeur sans un système de transport suffisamment développé et suffisamment efficace. L'importance du secteur de transport dans l'économie peut être mesurée en terme de contribution directe au PIB, en terme d'effectifs employés ou encore à travers les externalités positives que créent les infrastructures. Toutefois, l'impact des transports sur l'environnement et sur les activités sociales est varié et complexe. Les transports sont des grands consommateurs des ressources rares (pétrole, espaces), ils sont source de pollution et nuisent à la santé humaine.
A. La place des transports dans l'économie Les êtres humains sont foncièrement mobiles. Dans la plupart des sociétés, la mobilité revêt une grande importance chez l'individu et est essentielle pour des raisons sociales et économiques. Les transports constituent un secteur économique important, car ils contribuent directement et indirectement à la création d'emplois, et à la production de recettes d'exportation: ils contribuent au solde de la balance des biens et services dans des proportions variables d'une année à l'autre. En outre, la relation entre les transports et la croissance peut être constatée par l'effet qui résulte de la réalisation des infi:astructures, et de l'activité que suscite cette réalisation. Une autre relation qui pourrait être établie entre les transports et la croissance, et qui fait depuis quelques années un champ de recherche en développement rapide, passe par les effets d'externalités que peut entraîner un meilleur réseau de transport. Les déplacements physiques de biens et de personnes sont donc générateurs d'externalités positives concourant au développement économique des territoires. Mais cette mobilité induit également des externalités négatives telles que le réchauffement climatique, les nuisances sonores, l'insécurité, l'encombrement, la
100
surconsommation de ressources non renouvelables et la consommation d'espace, conséquences qui touchent à la durabilité.
B. La durabilité des transports La durabilité, appliquée à n'importe quelle activité humaine, est vue comme ayant trois composantes: . La première est la durabilité économique qui suppose la création d'incitations à répondre de façon efficiente aux besoins, c'est-à-dire favoriser une gestion optimale des ressources humaines, naturelles et financières afin de permettre la satisfaction des besoins des communautés humaines et ce, notamment, par la responsabilisation des entreprises et des consommateurs au regard des biens et des services qu'ils produisent et utilisent, ainsi que par l'adoption de politiques appropriées (principe du pollueur-payeur, internalisation des coûts environnementaux et sociaux, écofiscalité, etc.). La seconde est la durabilité environnementale qui suppose l'encouragement des activités plus viables en intégrant, dans l'ensemble des actions des communautés humaines, la préoccupation du maintien de la vitalité et de la diversité des gènes, des espèces, et de l'ensemble des écosystèmes naturels terrestres et aquatiques, et ce, notamment par des mesures de protection de la qualité de l'environnement.
. .
Enfin,
la troisième
composante
est
la durabilité
sociale
qui
centre
l'attention sur l'équité sociale. Ceci implique que les actions de développement devraient être entreprises dans un souci d'équité intra et intergénérationnelle, compte tenu des besoins des personnes concernées. Lors de la CNDED en 1992, les gouvernements nationaux ont souscrit au programme Action 21, où l'on déclare que les différents secteurs de l'activité humaine doivent être développés de manière soutenable. Appliqué au secteur des transports, le concept de développement durable se décline sous la forme de mobilité dite durable ou soutenable. C'est en 1991 qu'un document de la CEMT1 «officialise» le transport durable en le définissant comme devant « contribuer à la prospérité économique, au bien-être social, et ce, sans nuire à l'environnement et à la santé de l'homme. » 1. Les conséquences
économiques
Les systèmes de transport du monde sont très dépendants des ressources rares: ils sont presque entièrement alimentés par le pétrole. Cette ressource représente presque 99 % de la consommation d'énergie par les transports. Dans les pays de l'OCDE, les transports consomment environ 60 % des produits pétroliers. Le pétrole est essentiellement une source d'énergie non renouvelable dont le rythme de consommation est plus rapide que celui de la mise en point et la commercialisation des substituts renouvelables. Les encombrements routiers 1. Conférence européenne des ministres des Transports (1991).
101
amplifient les effets négatifs du transport en augmentant le coût de la livraison des marchandises et nuisent à la productivité de l'activité humaine. En outre, ces encombrements amplifient les effets négatifs du transport en faisant fonctionner les véhicules à des vitesses inférieures à leur niveau optimal, et donc consommer plus de carburant, et conduisent de ce fait à une utilisation inefficiente de cette ressource rare.
2. Les conséquences environnementales Le principal impact écologique du transport résulte du rejet de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, conséquence à peu près inévitable de la combustion de carburants fossiles. 70 % de la pollution atmosphérique provient des transports. Les modes de transport aériens et terrestres n'occasionnent pas directement une pollution de l'eau, mais le transport peut affecter de diverses façons la qualité de l'eau: l'huile du moteur et les produits chimiques dangereux sont rejetés par les véhicules routiers en fonctionnement normal et bien plus encore dans des situations exceptionnelles, notamment les accidents. En outre, le transport est un grand consommateur de terrain. À l'extérieur des zones urbaines, l'infrastructure de transport peut perturber ou détruire des habitats naturels et nuire à l'équilibre écologique.
3. Les conséquences sociales Dans les pays de l'OCDE, 16 % de la population est, en raison du transport, exposée à des niveaux de bruit suffisants pour perturber sévèrement le sommeil et la communication, et contribuer à causer en conséquence des maladies. Une autre conséquence est les accidents causés par cette activité: les estimations des coûts sociaux des transports ont montré que les accidents représentent la catégorie la plus génératrice de coûts. Donc aux termes de la définition du développement durable, le système de transport ne s'oriente pas vers la durabilité du point de vue de la consommation des ressources naturelles (impact sur l'environnement) et ses coûts économiques et sociaux. Afin de trouver des solutions permettant de répondre aux principes de la durabilité dans les transports, il fallait passer par une analyse des différents coûts qu'engendre cette activité afin d'examiner l'ampleur de ces effets négatifs et de trouver les solutions appropriées pour les réduire.
IL Les coûts des transports La connaissance des coûts de transport est indispensable au décideur. À un niveau microéconomique, des informations fines sur les coûts, sur les paramètres dont ils dépendent et sur leurs lois de variation sont des bases incontournables pour la prise des décisions de la part des agents publics ou privés: choix
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d'investissement, décision de gestion de la part des entreprises, etc. À un niveau stratégique, la connaissance globale des coûts éclaire les débats publics sur les choix entre modes de transports, sur les niveaux globaux d'investissement et la tarification, ou sur ce que devraient payer les usagers des transports, compte tenu des coûts qu'ils font supporter au reste de la collectivité. D'un point de vue théorique, les coûts qui résultent d'une activité économique peuvent être classés selon deux catégories: les coûts supportés par le fournisseur de l'infrastructure (coûts de construction, d'entretien, etc.) sont qualifiés de coûts internes, alors que les coûts externes représentent les nuisances imposées par les usagers de cette activité à la collectivité. Ainsi, les coûts externes sont les coûts économiques qui ne sont normalement ni pris en compte par les marchés ni dans les décisions des usagers de transport. Les coûts externes des transports comprennent ainsi les coûts d'environnement (pollution de l'air, de l'eau, bruit.. .), les coûts de congestion, des accidents et d'utilisation des espaces, etc. Les coûts sociaux résultent de la somme des coûts internes et externes. En supposant que le produit des infrastructures est le trafic écoulé par unité de temps, on procédera dans la suite à une analyse des principaux coûts internes et externes engendrés par les transports routiers, car ils sont très élevés par rapport à ceux des autres modes de transport. On s'intéressera en particulier aux coûts marginaux2 qui sont théoriquement la base d'une tarification optimale.
A. Les coûts internes Les coûts d'usage se composent de coûts fixes (CF), englobant les coûts de construction des infrastructures, et de charges variables (CV), englobant les dépenses de gestion (telles que l'entretien) et le renouvellement des infrastructures. Les coûts fixes dépendent uniquement de la capacité alors que les coûts variables varient en fonction du trafic. Ces coûts d'usage sont supportés par le gestionnaire de l'infrastructure (pouvoirs publics ou opérateurs plus ou moins liés à l'État par des contrats de concessions). Le coût interne Ci peut donc s'écrire de la façon suivante dans le cas du transport routier:
Ci(q,Q) = CF +CV où q est le trafic Q est la capacité maximale de la route CF est le coût de construction de la route de capacité Q CV est la charge annuelle de capital comprenant l'amortissement économique et l'entretien, cette charge qui est fonction de la dégradation de la route dépend évidemment du volume du trafic. 2. Le coût marginal est le coût imposé par un véhicule supplémentaire qui entre dans le trafic.
103
On peut, à partir de là, définir le coût marginal interne de court terme: dCi dCV. . . - =qUI est une fionctlOn crOIssante du tra fiIC q .
dq
dq
B. Les coûts externes3 Les coûts externes négatifs représentent les coûts imposés par les usagers de l'infrastructure de transport au reste de la collectivité sous forme de congestion, d'insécurité et de nuisances. Ils sont en général estimés en valeurs marginales. 1. Le coût de congestion En dehors des dépenses à la charge de l'exploitant de l'infrastructure, les usagers du transport y perdent du temps et font perdre aux autres voyageurs du temps; ce temps peut être assimilé à un coût, par l'intermédiaire de la notion de la valeur du temps. Le temps perdu dans un transport n'est pas une donnée fixe mais dépend du trafic. On exprime souvent ce fait en disant que le transport est un bien à qualité variable avec le trafic ou soumis à encombrement (LévyLambert, 1968). Cette dépendance à l'égard du trafic s'exprime différemment selon les modes: dans le transport routier, plus la route est congestionnée, plus les voyageurs y perdent du temps et plus le coût de congestion est élevé. L'analyse de la relation entre le trafic et la vitesse de circulation débouche souvent sur l'équation suivante: Ce(q)=-
hL v(q)
Lorsque le trafic augmente, la vitesse de circulation v( q) baisse. Le coût de congestion est d'autant plus élevé que la vitesse de circulation est faible. Le coût de congestion Ce(q) est donc croissant avec le trafic q. Soit h, le coût unitaire du temps du voyage (ou la valeur du temps pour l'usager) et L la distance du voyage, le coût de congestion est évidemment croissant avec ces variables. Ainsi le coût marginal de congestion dCe (q) / dq est croissant en fonction du trafic.
2. Les coûts environnementaux Comme on l'a déjà mentionné, les transports ont de nombreuses conséquences sur l'environnement: le bruit et les émissions des véhicules nuisent à la santé, et réduisent la qualité de l'air. La traduction en termes monétaires des effets des transports sur l'environnement est une nécessité pour prendre des décisions cohérentes. Lorsqu'une pollution augmente, les dommages supplémentaires
3. Une partie des développements
analytiques
de cette section
104
est reprise
de QUINET (1998).
qu'elle entraîne croissent généralement de manière plus que proportionnelle. La valorisation des effets externes suit donc une courbe marginalement croissante. À l'inverse, les premières mesures de lutte contre une pollution, qu'elles se contentent de la protection ou visent des limitations d'émissions, sont souvent beaucoup plus efficaces que celles que l'on pourra mettre en œuvre pour éradiquer les derniers niveaux de nuisance. La courbe des coûts d'évitement en fonction du niveau de nuisance est donc marginalement décroissante. Figure 1 Évaluation du coût des dommages et du coût de leur évitement
C"",",",,,'"uld, 1"",,=,,", d.. du",,,,ug'
No
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Les coûts d'évitement sont toujours mesurés en fonction d'un objectif à atteindre - par exemple un niveau NI de pollution. La valeur obtenue ne prend donc pas en compte les coûts correspondant aux nuisances résiduelles, situées en deçà de l'objectif fixé (le coût marginal externe Ce (q) correspond donc dans ce cas à l'aire située en dessous de la courbe du coût marginal d'évitement et limitée par NI et NO : aire hachurée horizontalement). À l'inverse, la valorisation des dommages intègre l'ensemble des nuisances subies (aire hachurée verticalement dans le graphique). L'évaluation du coût marginal du dommage environnemental diffère donc selon la méthode utilisée, et il est d'autant plus grand que le niveau de nuisance est élevé. 3. Les accidents Le coût d'insécurité peut être défini comme la différence entre le coût supporté par la collectivité d'un accident causé par un usager de l'inftastructure de transport, et la dépense prise en charge par cet utilisateur. Concrètement ce coût d'insécurité consiste en une évaluation monétaire des dégâts matériels et immatériels. La prise en compte des externalités d'insécurité dans les transports
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pose des problèmes particuliers qui ont été analysés en particulier par Jansson (1994). Considérons la situation où il y a un seul type de trafic4. Soient: q : le trafic r(q): le risque d'accidents qui dépend du trafic b: la disposition à payer (en moyenne) par l'automobiliste pour annuler le risque c: le coût d'un accident supporté par le reste de la collectivité (perte de production, frais éventuels d'ambulance, de soins, etc., s'ils ne sont pas supportés par 1' automobiliste). Alors le coût total des accidents est: Ca(q) = (b + c)rq Les analyses statistiques d'accidents ne font pas apparaître de variation nette du taux d'accident en fonction du trafic, et le taux r est souvent considéré comme constant, même si certains auteurs considèrent qu'il serait normal que le nombre d'accidents varie comme le carré du trafic: c'est ainsi que varie la probabilité de rencontres entre véhicules dans une hypothèse de mouvement aléatoire.
III. La tarification au coût marginal social dans le secteur des transports La tarification dans les transports remplit essentiellement deux fonctions: premièrement, elle rationalise l'allocation des ressources rares (pétrole, infrastructure, espace, faune. . .), deuxièmement, la tarification constitue un moyen qui sert à récupérer les investissements dans les infrastructures et un générateur (direct ou indirect) de fonds pour le développement des secteurs liés aux transports, d'où l'importance de l'instrument tarifaire. Théoriquement, la tarification optimale est celle qui repose sur les coûts et qui maximise le bien-être social: il s'agit de la tarification au coût marginal social. Pour cette raison, ce système de tarification a été recommandé par la Commission européenne afin d'être appliqué dans l'ensemble du secteur de transports dans l'Union européenne. L'analyse des conséquences de cette tarification sous différents axes (conséquences économiques, environnementales et sociales) montre que son application n'oriente pas les transports vers la durabilité.
A. La tarification au coût marginal social dans la théorie La tarification au coût marginal dans les transports a trouvé ses origines dans la littérature de la microéconomie néoclassique et l'économie du bien-être. En effet, le bien-être social est maximisé sous une série d'hypothèses relatives à la 4. L'analyse devient plus complexe lorsque le trafic est composite. JANSSON(1994) présente un autre modèle dans lequel les accidents proviennent simplement de collisions entre voitures et bicyclettes.
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concurrence parfaite, ce qui nous ramène à une tarification au coût marginaP. Ces hypothèses fortes restreignent le champ d'application de ce théorème à des cas relativement rares. En particulier, ce théorème requiert l'absence d'externalités, ce qui constitue évidemment une hypothèse inacceptable dans le cadre des transports. Toutefois, les externalités dans les transports peuvent être corrigées en prenant le soin d'inclure leurs coûts marginaux dans la tarification. Ainsi, le tarif correspondant sera la somme des coûts marginaux internes (coût marginal de l'infrastructure) et des coûts marginaux externes (coût marginal de congestion, coût marginal d'environnement et coût marginal d'accidents). Figure 2 Tarification au coût marginal correspondant à un niveau de capacité donné
CmCf,' CMCf
coût marginal de court terme ,. CmLT.' coût marginal de long terme. .' coût mqyen de court terme,. CMLT.' coût mqyen de long terme.
Ce résultat est connu par les économistes par la tarification au coût marginal social (CMS). Cette tarification est recommandée par la majorité des économistes commençant par Oort (1961) et Allais (1965) jusqu'à Proostet Van Dender (1999). Explicitement, si on se réfère à l'analyse théorique des différents coûts de transport et en prenant en compte les coûts externes occasionnés par une unité de trafic supplémentaire, le coût total social de transport est Cs(q,Q) =Ci(q,Q)+Cc(q)+Ce(q)+Ca(q) et le coût marginal correspondant est: Cms= dCS( q, Q) I dq Le débat dans la littérature économique porte surtout sur le choix entre le coût marginal de court terme et le coût marginal de long terme6. Quand la capacité Q 5. Les conditions d' optimalité du coût marginal sont les suivantes: marchés en concurence, pas de coût de transaction, pas de taxes ou taxes optimales, pas de problèmes d'information et pas de problèmes de redistribution. 6. Le coût de long terme inclut les coûts des investissements nécessaires au développement des infrastructures. La partie considérée comme fixe dans la tarification au coût marginal de court terme est supposée variable dans une tarification au coût marginal de long terme.
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est optimale, les deux sont équivalents. Quand la capacité s'ajuste lentement à la demande, ce qui est le cas des infrastructures de transport, c'est plutôt la tarification au coût marginal de court terme qui devrait s'appliquer. Le coût marginal de long terme a ses avantages dans le cas inverse. Le principe de la tarification au coût marginal a été remis en cause et les économistes lui ont reproché la négligence d'importants blocs de coûts (CF dans la notation analytiquer qui ne dépendent pas du trafic, et en particulier dans les transports où une grande partie des coûts est fixe. En effet, et par rapport à la rentabilité de la firme qui exploite et gère ces infrastructures, cette solution n'est pas rentable si les rendements d'échelle sont croissants: le coût moyen (CMCT et CMLT) est décroissant avec le trafic Gusqu'au point q dans la figure ci-dessus) et le coût marginal (CmCT ou CmL T) est inférieur au coût moyen. La tarification au coût marginal ne couvre donc pas la totalité des coûts. La situation où la tarification au coût marginal engendre un déficit dans l'exploitation des infrastructures est fréquente. Ce déficit présente de nombreux inconvénients. Il doit être comblé par des impôts qui engendrent des pertes d'efficacité.
B. L'outil tarifaire dans la politique européenne des transports Jusqu'aux débuts des années 1990, il n'existait pas vraiment de position officielle clairement dominante en matière d'option de tarification dans l'Union européenne. Cette politique avait évolué d'une approche centrée sur l'imputation rationnelle des coûts d'infrastructures, et privilégiant la contrainte budgétaire (tarification privilégiant le recouvrement des coûts d'exploitation), vers une démarche plus pragmatique, se concentrant sur la suppression d'éventuelles distorsions de concurrence entre États à travers des préconisations d'ordre réglementaire portant sur la fiscalité et l'harmonisation technique. Les préoccupations de la Communauté ont peu à peu évolué vers une intégration des préoccupations environnementales dans sa politique de tarification. Dans son Livre Vert de 1995 intitulé « Vers une tarification équitable et efficace dans les transports, options en matière d'internalisation des coûts externes », la Commission souligne l'importance et l'efficacité de l'utilisation des prix comme instrument de la politique de transport. L'objectif du Livre Vert était donc de mettre en évidence un certain nombre de caractéristiques d'un système de tarification efficace et équitable. En effet, « pour assurer la viabilité des transports comme le veut l'Union, il faut que les prix reflètent les insuffisances de capacité qui ne sont pas suffisamment prises en considération ». Le Livre Vert indique qu'il existe un décalage très net entre les prix payés par les utilisateurs et les coûts réels. En particulier, les coûts liés aux accidents, aux encombrements et à la pollution ne sont couverts que partiellement. Trois ans plus tard, la Commission publie son Livre Blanc (1998) intitulé Des redevances équitables pour l'utilisation des infrastructures: une approche par étapes pour l'établissement d'un cadre commun en matière de tarification des 7. Ce bloc de coût disparaît en dérivant le coût total par rapport au trafic, il n'est donc pas pris en compte dans une tarification au coût marginal de court terme.
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infrastructures de transport dans l'Union européenne. Dans ce Livre, elle estime que la grande diversité des systèmes de tarification des infrastructures dans les différents modes de transport et dans les différents États membres compromet l'efficacité et la durabilité du système de transport européen. En outre, les redevances sont rarement perçues au point où a lieu l'utilisation et sont généralement sans rapport avec les coûts environnementaux. C'est pourquoi, la Commission ajugé nécessaire d'entreprendre, à l'échelle de la Communauté, une harmonisation progressive des principes de tarification appliqués dans l'ensemble des principaux modes de transport commerciaux. Elle propose que le système de tarification soit fondé sur le principe de « l'utilisateur/payeur ». Les redevances doivent être directement liées aux coûts que les usagers imposent aux infrastructures et aux autres citoyens. La méthode préconisée par la Commission est une tarification sur la base du coût marginal social qui consiste à faire payer aux usagers les coûts tant internes qu'externes (coûts d'exploitation, coûts liés à la dégradation des infrastructures, coûts liés aux encombrements, coûts environnementaux, coûts liés aux accidents) qu'ils génèrent au point d'utilisation. S'ils doivent supporter les coûts réels de leurs activités, les usagers de l'infrastructure seront donc incités à adapter leurs choix de transport en utilisant des véhicules moins polluants et plus sûrs, en choisissant des itinéraires et une organisation logistique permettant de réduire la dégradation des routes, l'encombrement, et les risques d'accidents en optant pour un autre mode de transport.
C. Durabilité et tarification au CMS 1. L'efficacité
économique
Dans le but de mettre en place un système de « mobilité durable », la Commission européenne avait recommandé le système de tarification préconisé par la théorie, à savoir, le coût marginal social de court terme. D'après la Commission, ce système garantit l'allocation optimale des ressources et maximise le bien-être collectif. Dans l'organisation des transports, ce système optimalise la consommation de l'énergie, ainsi que les temps, les parcours et les conditions de transport. Toutefois, les redevances reposant sur le coût marginal social de court terme ne sont pas liées aux coûts d'investissement étant donné que ces derniers ne varient pas avec le trafic. Or l'optimalité de l'usage de l'infrastructure implique que, pour l'usager, le tarif doit être représentatif du prélèvement de ressources économiques, que la satisfaction de sa demande induit. Pour que la tarification au coût marginal soit optimale, il faut que les investissements soient parfaitement divisibles, que l'information soit parfaite et que le système de transport soit contrôlé d'une façon optimale par l'État. Or, en réalité, aucune de ces conditions n'est garantie pour les systèmes des transports.
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L'application de la tarification au coût marginal de courts termes conduira donc à une fluctuation des prix et de l'investissement. En outre, et dans un environnement où l'information est imparfaite, il est assez difficile de contrôler d'une façon optimale les investissements dans les infrastructures il est connu que l'État est un mauvais gérant dans le sens économique du terme. Enfin, l'efficacité économique signifie aussi que tous les modes de transports devraient être tarifés à l'optimum. Alors que rien ne garantit que la tarification au coût marginal social de court terme réalise l'optimum dans toutes les infrastructures de transport: on pourrait, par exemple, prendre le cas de l'infrastructure portuaire où certains économistes pensent que la tarification au coût marginal social de long terme semble être plus adaptée (Abbes, 2007). À partir de la figure 1, il est clair que l'écart entre le coût marginal de long terme et le coût moyen est plus petit que celui entre le coût marginal de court terme et le coût moyen dans une zone de rendements croissants. Le déficit est donc moins élevé. 2. Durabilité
environnementale
Sensibiliser les utilisateurs des transports aux coûts qu'ils engendrent pour la collectivité, du seul fait de leur choix d'un mode de transport, constitue une première démarche en vue d'une réduction des nuisances environnementales. D'une façon plus générale, la connaissance des coûts externes pour chaque mode de transport est un outil indispensable pour permettre aux autorités responsables de donner des signaux au marché et d'orienter les consommateurs vers les modes de transport les plus respectueux de l'environnement. Selon la Commission européenne, le fait de faire payer à chaque pollueur les coûts des dommages qu'il occasionne réduirait considérablement les coûts environnementaux. Bien que l'approche proposée par la Commission ne garantisse pas la couverture des coûts de chaque projet d'infrastructure individuel, elle produirait, d'après la Commission, suffisamment de recettes pour financer les nouvelles dépenses d'investissement en infrastructures. Cet objectif de la Commission est tout à fait contradictoire avec l'objectif de réduction des nuisances environnementales: le financement de nouvelles infrastructures ne fera qu'augmenter la gêne occasionnée par les systèmes de transport via l'accroissement du trafic. 3. L'équité
sociale
Le secteur des transports est un domaine essentiel du développement économique et de la solidarité territoriale. Cependant, il est particulièrement sensible à la qualité des services, à l'harmonisation des règles et conditions de concurrence. L'harmonisation et la mise en place des principes communs de tarification pour les grandes infrastructures de transports transeuropéennes permettront donc de réduire les distorsions de concurrence inacceptables qui existent dans les domaines techniques, fiscaux et sociaux. En outre, les
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corollaires de la mobilité durable sont l'internalisation des coûts d'infrastructure. Entre modes de transport, ce système permet l'élimination des distorsions de concurrence qui résultent d'une imputation erronée des coûts. Entre les utilisateurs de l'infrastructure, la tarification au coût marginal social implique que chaque usager paye pour le dommage qu'il occasionne, d'où la validation du principe de l'équité sociale intra et intergénérationnelle. Néanmoins, la taxe optimale ne dépend pas seulement des coûts mais aussi de l'élasticité de la demande de l'infrastructure. Le système de tarification devient donc beaucoup plus compliqué puisque l'élasticité de la demande dépend du choix de l'infrastructure, de la destination du mode de transport et de la valeur du temps pour l'usager de l'infrastructure, ce qui signifie que la tarification optimale devient discriminatoire selon les caractéristiques de l'usager d'où la remise en cause du principe de l'équité. De plus, les zones urbaines sont beaucoup plus congestionnées que les zones non urbaines. Cela signifie, qu'à travers la tarification au coût marginal social, ces zones seraient beaucoup moins attractives pour les voyageurs en raison des prix élevés de transport.
4. Un problème d'application et d'acceptabilité Contrairement au présupposé de la Commission, le principe de la tarification au coût marginal social ne constitue pas la meilleure solution au plan théorique. Lorsque l'infrastructure est sous-utilisée, la tarification au simple coût marginal (sans les coûts externes) peut opportunément être préconisée. Lorsque l'infrastructure est saturée, la tarification au coût marginal social de long terme est préférable pour éviter une demande excessive. En pratique, la tarification au coût marginal social pose des problèmes de calcul et d'imputation des coûts environnementaux. Dès lors que l'on rechercherait un consensus sur des chiffres précis fondant une réglementation communautaire de tarification d'infrastructures, la fourchette des appréciations apparaîtrait très ouverte, car celles-ci sont à la fois approximatives et subjectives malgré l'harmonisation. En outre, les coûts marginaux d'usage sont éminemment variables selon les infrastructures concernées, les périodes d'utilisation, la nature des utilisateurs. Les problèmes de définition et de calcul des coûts marginaux sont aussi considérables. L'imputation d'une charge à la congestion devient mal acceptée par l'usager puisqu'il bénéficie dans ce cas d'une qualité de service dégradée. L'harmonisation des règles de tarification des infrastructures de transport se heurte également à la disparité de la situation des différents États membres. Les pays de transit centraux ont intérêt à fixer les redevances à un niveau élevé, tandis que les pays périphériques ont un intérêt contraire. La tarification joue en définitive un rôle essentiel dans le développement d'un système de transport durable. Dans le cadre de l'VE, la discussion fut déclenchée par deux documents de la Commission européenne concernant la politique des prix: le Livre Vert de 1995 et le Livre Blanc de 1998. Ces documents proposent l'introduction de l'instrument tarifaire dans les régulations courantes du système
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de transport. En particulier, par l'application des principes de tarification basés sur les coûts marginaux sociaux. Une des principales conséquences attendues de cette évolution est l'instauration d'un système de transport durable dans l'UE. En effet et conformément à la théorie, la tarification au coût marginal social permet une allocation optimale des ressources et renforce l'efficacité économique des différents modes de transport. D'après quelques études menées par la Commission, ce système de tarification pourrait parvenir à une couverture totale des coûts des infrastructures à travers des investissements croisés. Faire supporter à chaque usager les coûts des dommages qu'il occasionne réduirait considérablement les coûts environnementaux. Enfin, l'harmonisation des principes de tarification dans tous les modes de transport permettra d'éliminer les distorsions de concurrence et de revitaliser les modes de transport peu polluants. Cependant, la tarification au coût marginal social de court terme n'est optimale que si les rendements d'échelle sont constants ou décroissants (cas du transport routier urbain). Dans les autres cas, elle est source d'un déficit d'exploitation si la politique d'investissement n'est pas optimale. Or l'efficacité économique suppose que tous les modes soient tarifés à l'optimum, chose qui n'est pas garantie puisque la tarification au coût marginal de court terme ne réalise pas l'optimalité dans tous les modes de transport. En termes d'équité sociale, l'application du coût marginal social peut être une source de discrimination entre les usagers des infrastructures. Par exemple, les usagers de l'infrastructure urbaine, qui est souvent très congestionnée, payent plus cher que les usagers de l'infrastructure non urbaine, et ce pour une infrastructure à qualité plus dégradée. Enfin, le calcul du coût marginal social est très complexe, en particulier pour le calcul des coûts environnementaux, et son application se heurte à des problèmes d'acceptabilité de la part des usagers et des États membres qui ont des intérêts assez différents. Bibliographie ABBES S., « Marginal social cost pricing in European seaports », European transport, 2007, 36, p. 4-26 ALLAIS M., Possibilities of pricing policy in transport, (rapport-ALLAIS) 1965, CE, Bruxelles. CCE, Green paper towards fair and efficient pricing in transport policy:Options for internalising the external cost of transport in the European Union, 1995, COM (95)691, Brussels. CCE, Fair payment for infrastructure use:a phased approach to a common transport infrastructure charging framework in the EU, COM, 1998, 466, Final. JANSSON J.-O., «Accident externality charges », Journal of Transport Economics and Policy, 1994, January. LEVY-LAMBERTH., « Sur la tarification des biens à qualité variable avec le trafic », 1968, Econometrica, 36. 112
OORT C.-J., « The marginalism as a base of pricing theory in transport », 1961, Rotterdam. PROOSTS., VAN DENDER, K., « Study for the EU-commission, final report for publication », 1999, Leuven. QUINETE., Principes d'économie de transport, 1998, Paris, Economica.
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DÉVELOPPEMENT DURABLE ET GESTION COMPARÉE DES RÉSEAUX URBAINS
Gestion des services d'eau et d'assainissement et développement durable: Approche comparée entre la France, l'Italie et l'Espagne Eva GUYARD*
Lors du sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg du 26 août au 4 septembre 2002, le thème de l'eau et de l'assainissement figurait parmi les cinq priorités fixées par le Secrétaire général des Nations unies. La problématique de l'accès à l'eau potable et à l'assainissement des eaux usées est indéniablement partie intégrante de l'exigence d'un développement durable. La notion de développement durable est une notion juridique floue. Il n'en existe pas de réelle définition. Nous disposons uniquement de quelques éléments de réponse, qui sont autant de pistes à explorer pour donner un sens, un contenu à ce concept. Pour reprendre la définition telle qu'elle ressort du rapport Brundtland! de 1987, le développement durable s'entend d'un développement «qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ». L'idée qui prédomine à la création de cette notion est celle de « durabilité ». Si nous faisons le choix, aujourd'hui, du développement2, au sens économique du terme, il ne s'agit pas de le faire sans se soucier des conséquences pour l'avenir et notamment pour les hommes de demain. Au final, ce concept rend compte d'une certaine évolution des mentalités: le droit de l'environnement en général, et le droit de l'eau en particulier, est devenu un « droit pour» les générations futures à travers l'idée d'équité intergénérationnelle relayée par la notion de développement durable. Ce souci d'équité ne s'exprime pas uniquement entre les générations actuelles et futures mais également entre les peuples d'aujourd'hui: il s'agit en effet de répondre à tous les besoins du présent, que l'on soit pauvre ou riche. Ces idées de *
DCS-CERP3E. Doctorante en droit public.
1. Rapport mondial issu de la Commission mondiale sur l'Environnement l'ONU présidée par Gro Harlem Brundtland, Our commonfuture. 2. Certains préconisent ce que l'on appelle la « décroissance ».
et le Développement
de
« durabilité », d'équité sociale et transtemporelle sont le socle du concept de développement durable, laissant place à un potentiel d'extension considérable du sens de la notion. En France, la notion de « développement durable» a été constitutionnalisée avec la Charte de l'environnement issue de la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1ermars 2005. On la retrouve à deux reprises dans ce texte. Le dernier considérant de principe est l'occasion de rappeler l'objectif, l'essence même du concept: « qu'afin d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins. » De nouveau, se développe l'idée d'une solidarité à la fois intergénérationnelle et translocale (relations Nord/Sud). L'article 6 précise, quant à lui: Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. Se déclinent ici les trois volets du développement durable: le volet environnemental, le volet économique et le volet social. Du point de vue des éléments de l'environnement (au sens de composante du milieu naturel), la manifestation de cette prise en considération du futur s'exprime à travers la notion de patrimoine commun de la nation. En effet, le patrimoine commun se compose de « l'ensemble des biens, culturels et naturels qui, en raison des valeurs que la collectivité leur reconnaît, doivent être sauvegardés et transmis à ceux qui nous succéderont »3. Il constitue un héritage à transmettre, impliquant une obligation de gestion en « bon père de famille» c'est-à-dire avec «modération et conscience »4. La notion désigne ainsi des « biens» à protéger de manière spécifique. La ressource en eau a été proclamée patrimoine commun de la nation en 19925. L'intérêt patrimonial de l'eau est aujourd'hui une donnée essentielle pour la gestion du milieu aquatique dans la perspective de promouvoir un développement durable. En Espagne, la quasi-totalité de la ressource en eau (eaux souterraines et eaux superficielles) fait partie du domaine public et ce depuis la loi espagnole n° 29 du 2 août 1985. De même, en Italie, le dispositif « législatif»6 consolide le principe de l'appropriation publique de la ressource naturelle. La loi Galli du 5 janvier 1994 précise que l'eau doit être utilisée selon le principe de développement durable à travers les principes de solidarité, d'économie et de renouvellement de 3. C. De KLEMM, « Environnement et patrimoine », in Quel avenir pour le droit de l'environnement?, Actes du colloque organisé par le CEDRE et le CIRT, F. OST et S. GUTWIRTH (dir), publications des facultés universitaires de Saint-Louis, Bruxelles, 1996, p. 145. 4. M. RÉMOND-GOUlLLOUD,Du droit de détruire, essai sur le droit de l'environnement, PUF, « Les voies du droit », 1989, p. 133. 5. Article premier de la loi n° 92-3 sur l'eau de 1992, codifié à l'article L. 210-1 du Code de l'environnement. 6. Loi Galli n° 36 du 5 janvier 1994 et décret législatif n° 152 du II mai 1999 réformé par le décret législatif n° 258 du 18 août 2000. L'article 144 du texte unique environnemental (sorte de Code de l'environnement), issu du décret législatif n° 152 du 3 avril 2006, reprend également le principe de l'appropriation publique de l'eau.
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la ressource. La réappropriation publique de l'eau correspond à une prise de conscience de la valeur inestimable de l'élément naturel, vital et irremplaçable, qu'il est nécessaire de protéger pour que nos descendants puissent également en bénéficier, se manifestant par la limitation des droits individuels et exclusifs sur l'eau. En France, la ressource existe en quantité suffisante et est renouvelable. En effet, le pays dispose d'une capacité de stockage en eau élevée, du fait de sa pluviométrie, de ses grandes montagnes, de son réseau hydrographique étendu et de ses importantes nappes souterraines. Mais les ressources en eaux françaises sont, comme partout, inégalement réparties et varient selon les saisons. Ainsi, certaines régions peuvent connaître des difficultés en période de sécheresse. De même, de nombreux phénomènes de pollution demeurent. En Espagne, la ressource n'est pas en grande disponibilité: ce déficit en eau est accentué par l'évapotranspiration due à la rigueur du climat. La péninsule ibérique est bien connue pour les sécheresses qui l'accablent régulièrement, notamment dans sa partie méridionale. Les conséquences sont souvent désastreuses, tant pour l'agriculture, secteur clé de l'économie de ces régions, qu'en ce qui concerne les relations, souvent conflictuelles, qu'entretiennent les autorités régionales avec l'État quant aux mesures à prendre pour une gestion optimale des ressources en eau. Cette situation hydrique explique que l'Espagne est une pionnière dans le domaine puisque le pays a dû s'adapter à la sécheresse comme aux inondations. Ainsi, dès 1866, elle adopte des lois spécifiques en matière d'eau. L'Espagne s'est également dotée d'organismes ou de mécanismes originaux à l'image du Tribunal de l'eau à Valence7 ou encore des transferts de ressources8 des bassins atlantiques à ceux de la Méditerranée. La politique hydraulique espagnole est une politique de l'offre caractérisée par de grands ouvrages hydrauliques (transvasements, barrages9, longues canalisations). L'Italie est également touchée par la pénurie d'eau: le climat y est méditerranéen et sec. Comme en Espagne, le pays est caractérisé par une grande disparité relative à la disponibilité de l'eau entre le Nord et le Sud, ainsi que par sa consommation d'eau. En effet, ces deux États méditerranéens sont de grands consommateurs de la ressource à cause de l'irrigation et non de la consommation urbaine comme on pourrait le croire. L'Espagne dispose de 30 % des surfaces irriguées en Europe (Europe des 15) et l'Italie de 23 %10. 7. Depuis plusieurs siècles, ce tribunal, composé de membres choisis et élus parmi les exploitants agricoles, arbitre en audience publique les litiges concernant la distribution de l'eau dans la vallée de la Turia. Le Tribunal des Eaux de Valence offre de ce fait un exemple très intéressant d'autogestion par une population de ses ressources. À travers une pratique coutumière en apparence peu contraignante et respectée, les habitants de toute une région semblent avoir réussi à dépassionner et à pacifier la gestion de la ressource. 8. Transfert Tajo-Segura en 1971. Par contre, en 2004, le gouvernement de José Luis Zapatero a abrogé le projet de transfert Ebro-bassins intérieurs de la Catalogne, Jùcar et Segura, pourtant approuvé en 2001 par le Parlement. 9. 11Y al 070 grands barrages. 10. I.-C. VERGÈS., « Le juste prix de l'eau en Espagne », Revue d'économie méridionale, n° 191, 2000-3, vol. 48, na spécial « Multi-usages et gestion de l'eau en Méditerranée », p. 218. 117
Selon le droit communautaire, « l'eau n'est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu'il faut protéger, défendre et traiter comme tel », ce
premier considérant de la directive cadre sur l'eau de 2000 II (DCE) témoigne de la volonté de concilier le volet économique et environnemental de l'eau en ne niant pas l'aspect marchand de la gestion de la ressource d'une part, tout en reconnaissant le caractère patrimonial et partant l'idée de transmission de l'eau, d'autre part. Par ailleurs, dans son article premier, la DCE précise qu'elle doit contribuer à « assurer un approvisionnement suffisant en eau de surface et en eau souterraine de bonne qualité pour les besoins d'une utilisation durable, équilibrée et équitable de l'eau. » Ces articles sont autant de rappels, de « clins d'œil» aux objectifs ou à la philosophie du développement durable distillés dans l'ensemble du texte communautaire. Il est possible de distinguer plusieurs dimensions du développement durable. Il a tout d'abord une dimension internationale qui s'exprime à travers l'exigence de la prise en considération des problématiques écologiques au niveau mondial tout en permettant une juste égalité entre les pays du Nord et ceux du Sud. Il se décline également au niveau national et notamment avec l'inscription de la notion dans un certain nombre de politiques publiques (autres qu'environnementales) et la proclamation de la valeur patrimoniale de certains éléments de l'environnement. Enfin, se dégage une dimension urbaine du développement durable à l'instar de la mise en œuvre des Agendas 21 locaux. Dans ce contexte, on évoque de plus en plus le développement urbain durable se manifestant à travers les choix de politiques urbaines 12 et la gestion des services publics locaux, notamment les services d'eau et d'assainissement. En France, le service d'eau potable regroupe «tout service assurant tout ou partie de la production par captage ou pompage, de la protection du point de prélèvement, du traitement, du transport, du stockage et de la distribution d'eau destinée à la consommation humaine »13.L'approvisionnement en eau est un service d'intérêt généraP4 au sens du droit communautaire. Le service d'assainissement est composé des services assurant en tout ou partie « le contrôle des raccordements au réseau public de collecte, la collecte, le transport et l'épuration des eaux usées, ainsi que l'élimination des boues produites », les travaux sur certaines installations à la demande des propriétaires et enfin, le contrôle des installations d'assainissement non collectifI5. De quelle manière les autorités compétentes, au travers de la réglementation (au sens large) et de leurs modes d'action, intègrent-elles les objectifs du développement durable dans la gestion des services d'eau et d'assainissement?
Il. Directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau. 12. Se pose inévitablement la question de savoir comment vivre ensemble dans un espace de contraintes. 13. Nouvel article L. 2224-71 CGCT tel que modifié par l'article 54 de la nouvelle loi sur J'eau et les milieux aquatiques n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 (LEMA). 14. Considérant 15 de la DCE de 2000. 15. Le service d'assainissement a été redéfini par la LEMA, (article 54).
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Face à ces exigences de développement urbain durable, quelle politique des services publics de l'eau adopter, quelles structures et modes de gestion privilégier, quels moyens donner aux collectivités dans les États européens? Cette prise en considération du développement durable et de ses objectifs dans le cadre des services d'eau et d'assainissement, en France, en Italie et en Espagne, se traduit d'une part, par la distillation diffuse de nouveaux éléments davantage en adéquation avec les exigences de «durabilité» et d'équité intergénérationnelle, s'exprimant à travers la recherche d'une certaine efficacité environnementale (I) et d'autre part, par l'instauration d'une politique de tarification de l'eau au service de la protection de l'environnement (II).
1. À la recherche d'une efficacité environnementale L'objectif environnemental concernant la gestion de la ressource en eau est relativement clair; il s'agit d'assurer la préservation, la protection et l'amélioration de la qualité de l'eau (aspect qualitatif) ainsi que l'utilisation prudente et rationnelle de la ressource naturelle (aspect quantitatif). Au-delà des normes de qualité de l'eau, une certaine organisation du service public permet d'obtenir une gestion efficace et soucieuse de la ressource. Se pose alors la question du niveau pertinent d'intervention du service public local (A) ainsi que de son mode de gestion (B).
A. La question de la territorialisation de l'action publique: à la recherche d'un niveau d'intervention pertinent Il convient que les décisions soient prises à un niveau aussi proche que possible des lieux d'utilisation ou de dégradation de l'eau. Il y a lieu de donner la priorité aux actions relevant de la responsabilité des États membres, en élaborant des programmes d'actions adaptées aux conditions locales et régionalesl6.
La notion de développement durable est inséparable de celle de territoire et a fortiori lorsqu'est évoqué le développement urbain durable. «Promouvoir le développement durable, c'est donc s'appuyer sur la richesse sociologique du territoire 17 . .. » Se pose alors la question de la délimitation du territoire pertinent. En France, la compétence en matière de gestion des services publics d'eau et d'assainissement revient traditionnellement aux communes mais de plus en plus le développement de l'intercommunalité a pris le pas sur une gestion exclusivement communale, et notamment en matière de distribution de l'eau. La loi du 12juillet 1999, dite loi Chevènement, relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale privilégie trois formes de
16. Considérant l3 de la DCE de 2000. 17. A. DELBLOND,« Intercornmunalité et développement urbain durable », Cahiers administratift et palitistes du Ponant, na 13, 2005, p. II et s.
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regroupement intercommunalIs à fiscalité propre, plus opérationnel du fait de leur dimension plus adaptée. Cette association de communes pour la gestion des services publics d'eau et d'assainissement s'explique par la volonté d'éviter l'émiettement communal (en France, il y a environ 36 500 communes) et notamment dans un but financier. En effet, les services d'eau nécessitent d'importants investissements et ainsi des moyens financiers conséquents, des infrastructures performantes, un personnel compétent,... Dans ce cadre, le regroupement intercommunal permet d'assurer une « mutualisation » des moyens. C'est ce qu'on appelle l'intercommunalité de gestion (SIVU, SIVOM). Mais au-delà de cette mise en commun des compétences, la coopération intercommunale est aussi l'occasion d'établir un véritable projet de vie pour la communauté. Par exemple, l'institution d'une communauté urbaine!9 a pour objectif de permettre l'élaboration et la conduite «d'un projet commun de développement urbain et d'aménagement d[u] territoire» et ceci « au sein d'un espace de solidarité »20. Pour cela, elle détient un certain nombre de compétences obligatoires dont la protection et la mise en valeur de l'environnement et la politique du cadre de vie ainsi que la gestion des services d'intérêt collectif2!. Nous ne sommes plus dans le cadre d'une simple intercommunalité de gestion mais dans une intercommunalité de projet. Ainsi, ce n'est pas seulement une addition de communes mais une organisation ayant un véritable projet à travers une «collaboration intelligente »22. D'ailleurs, un certain nombre d'auteurs font le pari gagnant de l'échelon intercommunal pour la protection de l'environnement23. Le rapport de la Cour des comptes de 2003, relatif à la gestion des services d'eau et d'assainissement, va dans ce sens. En effet, selon ce rapport, la coopération intercommunale améliore le service rendu aux usagers autant d'un point de vue qualitatif qu'en termes de prix de l'eau24. Pourtant, le mouvement de décentralisation Acte IFs en France n'a pas permis la consécration de l'établissement de coopération intercommunale comme niveau à part entière d'administration territoriale. Malgré tout, le nouvel article 72, 18. La communauté urbaine est destinée aux grandes agglomérations (plus de 500000 hab.), la communauté d'agglomération s'adresse aux communes de taille moyenne (ensemble d'au moins 50000 habitants autour d'une commune-centre d'au moins 15000 hab.) et la communauté de communes concerne davantage les communes rurales. Articles L. 5214-1 à L. 5216-1 CGCT. 19. Les communautés urbaines ont été créées par la loi du 31 décembre 1966. 20. Article L. 5215-1 du CGCT. 21. 11y a 4 autres groupes de compétences obligatoires: - le développement et l'aménagement économique, social et culturel de l'espace communautaire; - l'aménagement de l'espace communautaire; - l'équilibre social de l'habitat sur le territoire; - la politique de la ville dans la communauté. 22. A. DELBLOND,« Intercommunalité et développement urbain durable », Cahiers administratifs et paUlistes du Ponant, na 13,2005, p. 25. 23. C. RIBOT, « Protection de l'environnement et dynamique intercommunale: activisme visionnaire ou optimisme résigné? », Lamy collectivités territoriales, 2006. 24. « La coopération intercommunale dans un cadre adapté permet aux collectivités de rééquilibrer leur rapport dans la négociation des contrats et le contrôle de leur mise en œuvre avec les grands opérateurs du secteur de l'eau et de l'assainissement », p. 73. 25. Révision constitutionnelle du 28 mars 2003.
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alinéa 4 de la Constitution, tel qu'il est issu de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 consacre le droit à l'expérimentation législative et réglementaire pour les « collectivités territoriales ou leurs groupements ». En Espagne comme en Italie, les services d'eau et d'assainissement ressortent de la compétence des communes ou de leurs groupements. En Espagne, la coopération intercommunale est majoritairement utilisée dans les grandes agglomérations urbaines. En Italie, il existe essentiellement deux formes d'EPCI: le consorzio (équivalent du SIVU en France) et le comprensorio qui correspond davantage à l'ancien district français. L'intercommunalité n'a pas la même dimension en Espagne et en Italiez6 dans la mesure où, en France, il existe un véritable émiettement territorial, particulièrement préjudiciable en matière de préservation des éléments de l'environnement. Par contre, ce sont des pays dans lesquels l'eau est souvent amenée de loin étant donné le contraste relatif à la disponibilité de la ressource entre les différentes régions (par exemple, en Espagne, transvasement du nord au sud). Il existe ainsi plusieurs réseaux ou aqueducs gérés à un niveau régional (Communautés autonomes en Espagne) voire même national et qui alimentent les réseaux locaux gérés par les communes. Le niveau régional apparaît être dans ce cadre un niveau de gestion des infrastructures plus adéquat et conforme au système des autonomies locales. En Italie, la loi GallF7 du 5 janvier 1994 a incorporé un certain nombre d'évolutions. Elle a été conçue notamment dans le but de stopper la fragmentation des services de l'eau, à l'origine des déséquilibres de gestion. En effet, l'émiettement communal est moindre qu'en France, mais il y existe un fort localisme de gestion se caractérisant par la multiplication des microstructures de gestion des services de l'eau et de l'assainissement au niveau local. Elle prévoit ainsi, en ce qui concerne l'organisation des services de l'eau, la réunion en une seule unité de gestion des services de captage, adduction, distribution, assainissement et épuration: c'est ce qu'on appelle le service intégré des eaux (Servizio Idrico Integrato). La gestion de l'ensemble de ces services est confiée à un unique gérant dans le cadre d'un domaine territorial optimal. Ce concept de « domaine territorial optimal» est une nouveauté en Italie et traduit la recherche d'une taille optimale de gestion (Ambito Territoriale Ottimale, ATO) à définir sur la base de paramètres physiques, démographiques, techniques, sans oublier les subdivisions politiques et administratives. Les régions sont chargées de définir ces territoires à l'intérieur desquels les communes (comuni) et les provinces doivent s'accorder pour constituer des syndicats intégrés. Ce mécanisme original démontre une volonté de concentrer les efforts de protection de l'eau dans le cadre d'un territoire unique (service intégré des eaux) et pertinent pour la gestion
26. Pour avoir un ordre d'idée, l'Italie et l'Espagne comptent un peu plus de 8000 communes alors que la France en compte 36 500 environ. 27. La Loi Galli du 5 janvier 1994 « Dispositions en matière de ressources en eau» achève le processus de révision de la législation italienne en matière de ressources en eau, démarrant la réforme du secteur qui avait déjà été prévue par la Loi Merli de 1976. Le décret législatif n° 152 du 3 avril 2006 portant texte unique des normes en matière environnementale en a repris les grands principes tout en adoptant les adaptations nécessaires au droit communautaire. 121
de la ressource28, et ce toujours dans une logique d'efficacité. Malheureusement, ce système n'est pas réellement appliqué sur l'ensemble du territoire. L'idée reste pertinente dans la mesure où il apparaît nécessaire de démultiplier la gestion intégrée à des échelles territoriales plus proches des situations concrètes dans une optique d'efficacité environnementale optimale.
B. La question du mode de gestion,' public contre privé En Europe, coexistent différents modes de gestion des services publics d'eau et d'assainissement allant de la régie directe à la dévolution pure et simple au secteur privé. Dans ce contexte, la France s'inscrit dans une situation intermédiaire.
1. La délégation de service public, mode de gestion privilégié des services d'eau en France L'article L. 1411-1 du CGCT précise: Une délégation de service public est un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d'un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l'exploitation du service29. La place de ce mode de gestion dans le domaine de l'eau est importante en France. On peut même parler d'une spécificité française en la matière puisque 80 % de la population est desservie en eau par des sociétés privées, délégataires du service public local, et notamment à ce que l'on appelle les « Trois sœurs» c'est-à-dire Veolia Environnement30 (40 % des abonnés), Suez-Ondeo31 (22 %) et la SAUR32 (16 %). Le chiffre reste cependant plus faible en ce qui concerne l'assainissement: 55 %. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, il reste peu de places pour la gestion en régie. La distribution de l'eau potable et l'assainissement constituent des services publics qui sont au cœur des politiques publiques environnementales. En ce sens, ils nécessitent d'importants investissements financiers. Il faut ajouter à cela le double mouvement de multiplication et de durcissement des normes sanitaires et environnementales au niveau communautaire, notamment des règles européennes relatives à la qualité de l'eau
28. La loi Galli a également posé comme critère fondamental le respect de l'unité du bassin hydrographique et des sous-bassins. 29. Définition jurisprudentielle (CE, 15 avril 1996, Préfet des Bouches du Rhône ci Commune de Lambesc, Rec. p. 137) reprise par la loi n02001-1168 du 22 décembre 2001 dite loi MURCEF (mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier). 30. Veolia Environnement fait partie du groupe Vivendi, anciennement Compagnie Générale des Eaux (CGE). 31. Suez-Ondeo correspond à ('ancienne Lyonnaise des Eaux. 32. Société d'Aménagement Urbain et Rural.
122
destinée à l'alimentation humaine33 amSl que celles concernant l' assainissement34. Dans ce contexte d'accroissement des exigences relatives à l'eau potable et à l'assainissement, Simon Williamson35 vise à démontrer la légitimité de la délégation comme mode de gestion d'un service public environnemental. En l'occurrence en l'espèce, l'auteur prend l'exemple de la gestion des déchets ménagers mais ce raisonnement est tout à fait applicable aux services publics de l'eau potable et de l'assainissement. Il s'agit de démontrer que ce mode de gestion permet de faire la synthèse des exigences du fait de la nature mixte de ce type de service public: à la fois régulation publique et régulation privée. Une autorité publique confie la gestion du service à un délégataire privé tout en restant responsable de ce service. Au final, la délégation de service public représente une alternative intéressante au tout public et au tout privé en permettant une conciliation des intérêts. L'analyse est intéressante mais il apparaît nécessaire que chaque acteur, qu'il soit privé ou public, soit réellement encadré et que la collectivité publique dispose des moyens suffisants lui permettant d'assurer sa mission de satisfaction de l'intérêt généraP6. Or, il arrive bien souvent que l'autorité délégante en France soit démunie face aux grandes entreprises multinationales intervenant sur un marché quasi monopolistique. Aujourd'hui, plusieurs communes tentent de revenir à un mode de gestion directe et notamment dans le but d'endiguer l'augmentation du prix de l'eau, à l'instar de la ville de Grenoble. Il apparaît en effet, contrairement à l'idée reçue, que la gestion directe par la collectivité publique favorise la baisse du prix de l'eau. Cependant, revenir à un mode de gestion directe n'est pas chose aisée comme l'illustre l'exemple de Grenoble: il lui a fallu cinq années pour achever la transition, entre la décision de retour à la régie et l' effectivité de sa mise en œuvre37. Il semble que la Haute juridiction administrative favorise également la régie directe dans la mesure où le Conseil d'État a validé la délibération d'un conseil général prévoyant des subventions plus importantes pour les communes gérant leur service de distribution d'eau potable en régie38. 33. Directive 75/440/CEE du Conseil, du 16 juin 1975 concernant la qualité requise des eaux superficielles destinées à la production d'eau alimentaire dans les États membres; directive 80/778/CEE du Conseil, du 15 juillet 1980, relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, directive 98/83/CE du Conseil du 3 novembre 1998 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine. 34. Directive 86/278/CEE du Conseil du 12 juin 1986 relative à la protection de l'environnement, et notamment des sols, lors de l'utilisation des boues d'épuration en agriculture; directive 9I/27I/CEE du Conseil du 21 mai 1991, relative au traitement des eaux résiduaires urbaines. 35. S. WILLIAMSON,« La légitimation de la délégation du service public environnemental par le développement durable. Le cas du traitement des déchets ménagers et assimilés », Cahiers administratifs et politistes du Ponant, n° 13,2005, p. 51 et s. 36. En l'occurrence, ici, il s'agit de répondre au besoin d'approvisionnement en eau et à l'assainissement des eaux usées. 37. Dans cette phase de transition, la ville de Grenoble a modifié la société délégataire en la transformant en société d'économie mixte.
38. CE, Ass., Département des Landes, 12 décembre 2003. La LEMA de 2006 va dans le sens contraire puisqu'elIe précise à l'article 54 10 : « Les aides publiques aux communes et groupements 123
De nombreux efforts ont été réalisés en ce qui concerne la transparence et l'efficacité de ces contrats de délégation de service public en France avec notamment l'interdiction des droits d'entrée, la réglementation relative aux procédures de délégation de service public (la loi Sapin de 1993 exige plus de transparence en favorisant la mise en concurrence des candidats), l'amélioration de l'information du délégant par le délégataire39... La LEMA a également ajouté un certain nombre de dispositions allant dans ce sens4o. 2. Une gestion municipale
majoritaire
en Italie et en Espagne?
En Espagne, la grande majorité des services d'eau et d'assainissement sont gérés directement par les communes mais la délégation au secteur privé est également en plein essor pour les mêmes raisons qui poussent les autres États européens à recourir à un mode de gestion privé: les exigences européennes, de plus en plus contraignantes, imposent de trouver des capitaux. Le mode de gestion des services d'eau évolue également progressivement en Italie. La gestion municipale, également appelée « municipalisme », prédominait en Italie (mais pas uniquement puisque l'on retrouve ce mode de gestion en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Irlande ou encore en Grèce). Organisatrice du service de distribution, la collectivité locale (commune, district.. .) en assurait également la gestion. L'utilisation de la régie s'expliquait par le fort localisme qui règne en Italie. Cependant, cette gestion directe n'interdisait pas tout recours à des personnalités juridiques distinctes de celle de la commune. Ainsi, la loi italienne n° 142 du 8 juin 1990 portant organisation des autonomies locales a autorisé la gestion des services publics locaux par des sociétés par actions qui, jusqu'en 199241, devaient être majoritairement détenues par les communes. L'article 35 de la loi de finances 200242 a par ailleurs imposé la transformation de toutes les régies municipales de gestion de l'eau en sociétés anonymes (publiques, privées ou mixtes), les régies étant prohibées. Ce dispositif législatif impose ainsi un nouveau contexte de libéralisation du secteur des services publics de l'eau4\ s'inscrivant dans un mouvement général
de collectivités territoriales compétents en matière d'eau potable ou d'assainissement ne peuvent être modulées enfonction du mode de gestion du service. il (art. L. 2444-11-5 CGCT). 39. La loi Mazeaud du 8 février 1995 prévoit l'obligation pour le délégataire de fournir un rapport technique aux personnes publiques responsables. 40. Voir notamment l'article 54 de la LEMA. 41. L'article 12 de la loi n° 498 du 23 décembre 1992 relative aux interventions urgentes en matière de finances publiques modifie la loi n° 142 du 8 juin 1990 en permettant aux collectivités locales de constituer des sociétés par actions pour la gestion des services publics, sans qu'il soit nécessaire qu'elles y soient majoritaires. 42. Loi n° 448 du 28 décembre 2001 (loi de fmances 2002). 43. À noter qu'en Italie, en l'attente d'une nouvelle loi sur l'eau, un moratoire sur le fait de confier la gestion du service intégré de l'eau à des personnes privées a été adopté par le Sénat à l'article 26 ter du décret fiscal annexé à la loi de fmances pour 2008 (loi n° 244 du 24 décembre 2007).
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d'extension de la gestion privée44. Cette nouveauté vise à encourager les pouvoirs publics mais surtout le secteur privé à garantir une allocation efficiente de la ressource. Au final, dans le cadre de cette recherche d'une gestion environnementale efficace, il apparaît que la solution vient d'un partenariat public-privé. Les autorités publiques, garantes de l'utilisation rationnelle de la ressource en eau, en confient la gestion à des partenaires privés susceptibles d'apporter d'importants capitaux nécessaires à la mise en œuvre des exigences de protection de la ressource. Ce système peut fonctionner à la condition que la collectivité publique dispose de moyens de contrôle de la gestion privée qui soient suffisants et qui lui permettent d'avoir une véritable autorité et non pas de subir une gestion opaque. Quel que soit le mode de gestion choisi, la puissance publique doit rester omniprésente dans la mesure où l'eau est un « bien» qui ne peut pas être géré comme les autres car il est indispensable à la vie et à la plupart des activités humaines sans être substituable. Dans le cadre de ce partenariat, il est nécessaire d'ajouter un troisième acteur: l'usager. En effet, la participation active du citoyen aidera à l'acceptabilité sociale de la sauvegarde de l'intégrité de la ressource en eau.
II. La tarification de l'eau: un outil économique au service de la préservation de la ressource Le prix de l'eau est une préoccupation croissante des usagers des services publics d'eau et d'assainissement. Le développement de l'information pousse le citoyen à exiger plus de transparence et notamment en ce qui concerne la fixation du prix de la ressource. Depuis quelques années, la tarification de l'eau est devenue un outil de protection de la ressource. La DCE du 23 octobre 2000 a imposé un nouveau principe: la récupération du coût des services liés à l'utilisation de l'eau (A). Cette récupération des coûts doit permettre de financer notamment les investissements liés à la modernisation des réseaux de distribution et d'assainissement dans une perspective d'amélioration des services publics. Elle constitue également un mécanisme d'incitation à une utilisation raisonnable de la ressource. Cependant, ce principe de récupération de l'ensemble des coûts engendrés par le fonctionnement du service ne doit pas défavoriser certains secteurs économiques ni empêcher certaines catégories de personnes d'accéder à l'eau potable. Se mettent alors en œuvre des mécanismes de solidarité (B).
44. En Grande-Bretagne, le Water Act de 1989 a privatisé les Regional Water Authorities, qui sont peu ou prou assimilables aux Agences de l'eau ftançaises. La distribution et l'assainissement sont du ressort de sociétés privées.
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A. Le principe de récupération du coût des services liés à l'utilisation de l'eau Il est indéniable que le droit français a exercé une influence sur les principes régissant le financement de la politique de l'eau: « L'eau paye l'eau est un principe qui trouve sa traduction dans une tarification dont l'objectif est de développer et d'entretenir les infrastructures45.» Ainsi, le principe de récupération du coût des services liés à l'utilisation de l'eau, prévu par la DCE de 2000, s'impose dans tous les États membres de l'Union européenne. Toutefois, la portée de la directive est affaiblie par les larges dérogations qu'elle accorde aux États. 1. Le cadre communautaire La directive-cadre du 23 octobre 2000, dans son article 9, précise « les États membres tiennent compte du principe de la récupération des coûts des services liés à l'utilisation de l'eau, y compris les coûts pour l'environnement et les ressources, [...] et conformément, en particulier, au principe du pollueurpayeur. » L'objectif affiché est clair: la politique de tarification de l'eau doit inciter les usagers de l'eau à une utilisation rationnelle et efficace de la ressource et par là même, contribuer à la réalisation des objectifs de la directive-cadre. La tarification du prix de l'eau doit ainsi prendre en compte l'ensemble des services dont bénéficient les usagers ainsi que les conséquences des prélèvements et des rejets d'eau sur l'environnement. Il s'agit de services tels que le captage, l'endiguement, le stockage, le traitement et la distribution d'eau de surface ou d'eau souterraine ainsi que les installations de collecte et de traitement des eaux usées qui effectuent ensuite des rejets dans les eaux de surface. L'objectif de la directive est d'individualiser comptablement chaque élément de la politique de l'eau. Au-delà de la récupération des coûts engendrés par les investissements en termes d'infrastructures et de technologies, il s'agit de récupérer les coûts environnementaux et de la ressource c'est-à-dire les coûts pour l'environnement de manière globale et ainsi que les coûts liés à la ponction de l'eau dans son milieu naturel (quantitatif) et à la pollution engendrée par le rejet des eaux après traitement (qualitatif). Cette politique de tarification de la ressource s'inscrit dans un mouvement plus général d'internalisation des coûts externes dans le but d'intégrer les coûts environnementaux dans chaque activité économique. On retrouve ici la double problématique de la régulation tarifaire des services d'eau et d'assainissement: d'une part, une exigence environnementale (principe pollueur-payeur et « préleveur-payeur ») et d'autre part, la nécessité de financer les investissements.
45. Rapport d'information
sur la gestion de l'eau sur le territoire, J.-LAUNAY,2003.
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2. L'application du principe dans les États membres de l'Union européenne: l'exemple de la France, de l'Italie et de l'Espagne En France, malgré une transposition tardive46 de la DCE par la loi du 21 avril 2004, laquelle pose le principe de récupération des coûts des services liés à l'utilisation de l'eau dans son article premier47 (codifié aujourd'hui à l'alinéa 3 de l'article L. 210-1 du Code de l'environnement), le droit français reconnaît déjà le principe posé par la directive communautaire, visant à ce que le prix payé par l'usager corresponde à la valeur réelle du service qu'il reçoit. Les services français de distribution d'eau et d'assainissement, financièrement gérés comme des services publics industriels et commerciaux, donnent lieu à la perception de redevances dues par les usagers et affectées au financement des charges des services, quel que soit le mode de gestion choisi. En Espagne, comme vu précédemment, l'eau est la propriété de l'État, excluant par là même tout droit exclusif des tiers ou utilisateurs sur la ressource. Seuls existent des droits d'usage. De ce fait, l'eau en Espagne est gratuite. En effet, « en "compensation" à cette propriété publique, l'eau comme bien ou ressource naturelle n'a pas de prix »48. La tarification de l'eau ne prend en considération que le coût des infrastructures et services relatifs à l'eau c'est-àdire le captage, la potabilisation, l'assainissement, la distribution... mais l'eau en elle-même, en tant que ressource naturelle, est gratuite. Or, cette gratuité est en totale contradiction avec le principe communautaire de récupération des coûts des services c'est-à-dire y compris des coûts pour l'environnement et la ressource. En Italie, d'importantes innovations ont été apportées par la loi Galli de 1994 et notamment en ce qui concerne la tarification de l'eau. Elle préconise en effet, la détermination du tarif sur la base de critères économiques (coûts des services fournis, qualité, investissements, etc.). Le tarif devient une contrepartie et donc un prix. Cette loi permet la détermination d'un nouveau modèle de gestion des services et de financement des investissements, qui ne se base plus sur les seuls fonds publics visant à combler les pertes continues, mais qui vise à se procurer, dans le même système de gestion, les ressources financières nécessaires pour réaliser les projets de modernisation. La loi Galli prévoit que le tarif, qui est le prix du service, devra garantir la couverture de toutes les charges liées à la gestion du service, non seulement des coûts d'exercice, mais aussi des frais d'amortissement et d'investissement.
46. La date butoir de transposition dans les États membres a été fixée au 22 décembre 2003. 47. Article premier: L'article L. 210-1 du Code de l'environnement est complété par un alinéa ainsi rédigé, « Les coûts liés à l'utilisation de l'eau, y compris les coûts pour l'environnement et les ressources elles-mêmes, sont supportés par les utilisateurs en tenant compte des conséquences sociales, environnementales et économiques ainsi que des conditions géographiques et climatiques. » 48. A. FANLO LORAs, « Le modèle espagnol de participation du public à la gestion de l'eau: mythe, réalité et défis immédiats », Revue Environnement, juillet 2005, dossier spécial: la gestion de l'eau, p. 78.
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Au final, aujourd'hui, ces États européens ont plus ou moins bien intégré la nécessité de récupérer les coûts de fonctionnement des services publics de l'eau
et de l'assainissement (du moins dans son principe)49 mais il reste des efforts à fournir pour internaliser les coûts externes dans le prix de l'eau, c'est-à-dire les coûts pour l'environnement et la ressource, conformément à la DCE et ce malgré le développement des redevances ou taxes concernant la pollution et les prélèvements (à l'image du modèle français).
B. La mise en œuvre de la solidarité Le volet social du développement durable est souvent mis de côté, oublié; or, il joue un rôle important en tant que troisième pilier du concept. La solidarité joue d'abord par la mise en œuvre de mécanismes de péréquation financière en faveur de certains secteurs ou régions, au sens géographique du terme (1). Cependant, le volet social touche également la problématique de l'accès à l'eau. En effet, un des problèmes les plus fondamentaux en ce qui concerne le domaine de l'eau est celui de l'accès à la ressource, renvoyant au droit à une eau potable (pour vivre) et à l'assainissement. Cette problématique touche essentiellement les pays en voie de développement mais aussi à une échelle et un degré moindres, certaines populations des pays occidentaux. Le coût de la vie allant en augmentant, il apparaît de plus en plus difficile pour certaines familles de payer leur facture d'eau (2). 1. Les systèmes
de péréquation
et de solidarité:
un trompe-l'œil
?
En France, a été mis en place un système de péréquation et de solidarité permettant de tenir compte de la capacité contributive des secteurs économiques et sociaux et ainsi d'effectuer des financements croisés entre ces mêmes secteurs (ex: péréquation entre les ménages et l'industrie d'une part et le secteur agricole d'autre part, péréquation possible également au sein d'une structure intercommunale entre communes centrales et périphériques. . .). Ainsi, le système français de redevances favorise largement le secteur agricole au détriment des ménages et de l'industrie au nom de la solidarité. Les usagers non agricoles contribuent indirectement à rendre l'eau des usagers agricoles moins chère. En Italie, la volonté de soutien au secteur agricole emporte les mêmes conséquences: ainsi, les ménages paient une redevance de prélèvement 43 fois et l'industrie 135 fois supérieure à celle payée par les agriculteurs5o. Or, ce secteur est un très gros consommateur d'eau du fait de l'utilisation massive de l'irrigation. Ce système est en contradiction flagrante avec les exigences d'usage rationnel et raisonné de la ressource rare. Par ailleurs, les usagers agricoles en
49. En pratique, malgré une augmentation du prix de l'eau, celui-ci est encore trop bas pour permettre un recouvrement intégral des coûts liés au service, et notamment en Italie. 50. H. SMETS, La solidarité pour l'eau potable - Aspects économiques, site de l'Académie de l'eau: www.academie-eau.org.
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Italie ne paient pas les surcoûts imposés aux distributeurs qui doivent traiter de façon plus importante les pollutions occasionnées par l'agriculture (dénitrification.. .). En Espagne, il existe également un système dit de «péréquation et de solidarité» initialisé dans l'avant-projet de Plan hydraulique national (PHN) de 1993. Cet avant-projet proposait de développer les transvasements entre bassins hydrauliques. L'objectif affiché était d'en finir avec la répartition déséquilibrée des ressources hydrauliques espagnoles. Certains transvasements existaient déjà comme par exemple, le transvasement Tage-Segura en fonctionnement depuis 1979. Ce PHN témoigne de la volonté de généraliser l'utilisation de cette méthode; c'est ce qu'on appelle le système intégré d'équilibre hydraulique national5l (SIEHNA). Par ce système, il s'agit de mettre en application la solidarité 52 et la cohésion53 nationales. Au final, l'Espagne se caractérise par ces transferts d'eau des bassins du Nord, de l'Ebre, du Tage et du Duero (au nord du pays) vers les bassins du sud: Jucar, Segura et les bassins catalans essentiellement (tourisme, agriculture,.. .). Plusieurs débats font rage et notamment sur les critères définissant l'ampleur des excédents du bassin exportateur de la ressource. En effet, les besoins du bassin exportateur sont prioritaires sur les demandes des autres bassins, importateurs d'eau. Mais parfois, ce ne sont pas des excédents mais tout simplement, le bassin ne dispose pas des moyens nécessaires pour exploiter la ressource. Dans ce cas, le bassin exportateur se sent spolié de sa ressource en eau. Un autre débat, plus virulent, relatif au niveau de développement des régions, oppose le Nord et le Sud. Souvent les régions à partir desquelles se font les transferts sont en déclin ou peu actives, contrairement à celles qui reçoivent l'eau qui sont plus dynamiques. Du coup, le système des transvasements est perçu comme un « mécanisme d'exacerbation des déséquilibres territoriaux, de spoliation des ressources naturelles des régions pauvres en faveur de celles qui, précisément à cause de leur niveau de développement économique, demandent plus d'eau »54. Au final, ces mécanismes dits de solidarité, loin d'être justes et équitables, exacerbent des conflits latents entre les catégories d'usagers d'une part et les entités géographiques et politiques d'autre part. De même, la rareté relative de l'eau en général oblige aujourd'hui à repenser le rapport à la ressource. Se pose
51. L. DEL MORAL ITUARTE, « L'état de la politique hydraulique en Espagne », Hérodote, 4" trimestre, n° 91, 1998, p. 122. 52. L'avant-projet du PHN de 1993 précise en effet qu'il s'agit de mettre en œuvre la « solidarité des régions qui possèdent les ressources et qui les partagent avec celles qui en manquent [...] et qui sont susceptibles de générer des emplois et de la richesse pour l'ensemble du pays ». 53. « en apportant en contrepartie des ressources économiques qui compensent d'une manière ou d'une autre les éventuels effets de transferts sur l'aménagement du territoire et sur l'environnement des régions donneuses ». 54. L. DEL MORAL ITUARTE, « L'état de la politique hydraulique en Espagne », Hérodote, 4" trimestre, n° 91, 1998, p. 125.
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alors la question de savoir s'il est possible de continuer à soutenir55 le secteur agricole, consommateur excessif d'eau, et notamment l'agriculture qui nécessite l'utilisation de l'irrigation massive dans des régions « arides ».
2. La tarification sociale: le droit à l'eau La tarification sociale est «une tarification qui prend en compte les caractéristiques socio-économiques de l'abonné en plus des caractéristiques du raccordement et de la consommation »56. Se manifeste ici la solidarité, telle qu'elle est exprimée dans le concept de développement durable: il s'agit de satisfaire tous les besoins quelles que soient les facultés contributives de chacun et ce dans un souci d'équité. Cette solidarité entre les « riches» et les « pauvres» permet d'aider les plus défavorisés à accéder à une eau à un prix abordable. Ici, la priorité est donnée au service d'approvisionnement en eau. Une minorité de la population est concernée: 5,5 % en Italie, 4,4 % en Espagne et 2,3 % en France57. Cette tarification sociale se décline de deux manières: soit elle intervient a priori et dans ce cas, elle s'apparente à un véritable droit à l'eau; soit elle intervient a posteriori: il s'agit de la prise en charge des « impayés ». Étant donné l'importance des services d'approvisionnement en eau des ménages et d'assainissement du point de vue de la protection sociale, il paraît essentiel de prendre en compte ces aspects sociaux en individualisant le prix de la prestation. En d'autres termes, il faut adapter la tarification de la ressource à des considérations liées aux caractéristiques de l'usager. Outre le critère de l' « accessibilité financière» (basée essentiellement sur le niveau des revenus), d'autres indices peuvent entrer en ligne de compte. Par exemple, à Barcelone, en Espagne, le prix de l'eau s'adapte en fonction de la taille de la famille et du type d'habitation (taille et valeur). Ainsi, les familles nombreuses notamment bénéficient de tarifs avantageux. En France, dans le cadre de la lutte contre l'exclusion, l'article 11583 du Code de l'action sociale et de la famille précise: Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières du fait d'une situation de précarité a droit à une aide de la collectivité pour accéder ou pour préserver son accès à une fourniture d'eau, d'énergie et de services téléphoniques
58
.
55. L'Union européenne a sa part de responsabilité dans le domaine et notamment du fait de la politique agricole commune qui soutient, sous la pression de quelques États, un secteur amené à se renouveler. 56. H. SMETS, « La solidarité pour l'eau potable - Aspects économiques », site de l'Académie de l'eau: www.académie-eau.org. 57. Les personnes ayant des difficultés à payer leur facture d'eau sont principalement celles qui se trouvent en permanence sous la barre des 40 % du revenu moyen. H. SMETS,ibid. 58. Loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 d'orientation relative à la lutte contre les exclusions.
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Cet article sert de fondement à un certain nombre de dispositifs permettant aux plus démunis d'accéder à l'eau. Par exemple, le dispositif conventionnep9 « Solidarité Eau» correspond à la création d'un fonds d'aide aux impayés d'eau. L'article premier de la nouvelle loi sur l'eau et les milieux aquatiques n° 2006-1772, adoptée le 30 décembre 200660 (après environ huit ans d'attente, le premier projet de loi sur l'eau ayant été déposé à l'Assemblée nationale par D. Voynet en 1998) modifie l'alinéa 2 de l'article L. 210-1 du Code de l'environnement: Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l'usage de l'eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous. Ce nouvel article témoigne de la prise en considération de l'aspect essentiel de la ressource en eau (alimentation et hygiène) ainsi que de la nécessité d'un accès pour tous, malgré les facultés contributives de chacun et, partant, met en exergue la dimension sociale de la gestion de la ressource. Reste à savoir comment va se concrétiser ce nouveau« droit à l'eau ». En France, la nouvelle loi sur l'eau adoptée le 30 décembre 2006 a deux objectifs dont celui de «donner aux collectivités territoriales les moyens d'adapter les services publics d'eau potable et d'assainissement aux nouveaux enjeux en terme de transparence vis-à-vis des usagers, de solidarité en faveur des plus démunis et d'efficacité environnementale »61. Dans ce contexte, la nouvelle loi sur l'eau et les milieux aquatiques s'inscrit irrémédiablement dans la logique d'un développement durable se traduisant par le renforcement des mécanismes en place (dispositif solidarité, par exemple), mais également par l'amélioration de la gestion des services en développant transparence et participation. Partout en Europe, la recherche d'une certaine efficacité environnementale guide les évolutions du droit de l'eau. Au final, le développement durable, au même titre que le droit communautaire, est un facteur d'harmonisation de la gestion des services publics d'eau et d'assainissement en Europe malgré les particularités locales dues aux disparités géophysiques, à la tradition historique et culturelle, à l'organisation politique et administrative...
59. L'État, l'Association des maires de France (AMF), la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies et le Syndicat professionnel des entreprises et services d'eau et d'assainissement ont signé une convention nationale en avril2000. 60. JO n° 303 du 31 décembre 2006 page 20285. 61. Site du ministère de l'Écologie et du Développement durable, section « Eaux et milieux aquatiques ».
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LA RECHERCHE D'UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE
Le développement urbain durable en Europe du Nord Charles-Henri
HERVÉ'
« L'avenir, il ne suffit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. » Cette phrase de Saint-Exupéry semble trouver un écho singulier au regard des impasses du développement actuel. Ainsi que le rappelle cruellement le rapport intitulé L'évaluation des écosystèmes pour le millénaire sur l'état de la planète publié le 30 mars 2005 : [...] l'activité humaine exerce une telle pression sur les fonctions naturelles de la planète que la capacité des écosystèmes à répondre aux demandes des générations futures ne peut plus être considérée comme acquise. Pourtant, la prise de conscience d'un « mal développement» a eu lieu dès la fin des années 1960 et notamment avec le rapport Our common future commandé à Mme Brundtland en 1972, publié en 1987, qui dessine les contours d'une définition du développement durable autant qu'i! interpelle sur le caractère alarmiste du modèle actuel de développement économique et industriel qui n'est pas, à long terme, véritablement durable en ce qu'i! ne répond justement pas aux critères de sa définition-cadre: la viabilité économique, l'équité sociale, un environnement soutenable pour tous. À tort, cette dernière est bien souvent comprise de façon étroite: le développement durable apparaît comme la simple prise en compte des exigences de préservation écologique de la planète et de ses ressources. Si le volet environnemental est certes une composante essentielle du développement durable, ce dernier ne saurait s'y réduire. Au-delà de la prise de conscience, à l'heure où près de la moitié de la population mondiale est citadine et où la ville et son mode de vie (hypermobilité, étalement...) pèsent gravement sur la biosphère, l'aménagement urbain se doit d'intégrer de nouvelles perspectives et dimensions. Il ne s'agit pas tant d'une redéfinition de la ville et de ses fonctions que d'une nouvelle façon de prévoir son évolution en termes d'organisation et d'équipements inhérents au mode de vie urbain. Ainsi, alors que toutes les villes prises dans le mouvement de modernisation tendent à développer des systèmes de transport et d'habitation .
DCS-CERP3E
coûteux en énergie, à se couper de leur environnement local, à négliger les biens communs et à privilégier les relations marchandes, les villes et territoires semblent pourtant aussi les mieux à même de trouver des réponses à ces défis. En ce sens le rapport Our common future précise bien: Il n'existe aucun modèle idéal de développement durable, car les systèmes sociaux, les systèmes économiques varient beaucoup d'un pays à l'autre. Chaque pays devra trouver sa propre voie. Mais, indépendamment de toutes ces différences, le développement durable doit s'envisager comme un objectif à atteindre à l'échelle mondiale. Ici ressort l'importance de l'élément géographique dans la problématique de développement durable. Conformément aux grands principes directeurs du développement urbain durable (adaptation relativement à la stabilité de l'environnement, efficacité par rapport à la rareté des ressources, choix et diversité en dépit d'évolutions permanentes ou ponctuelles, sécurité vis-à-vis de variations aléatoires et importantes de l'environnement, connexion et intégration aux autres systèmes, contrôle de l'habitant et de l'usager pour satisfaire aux besoins des composants du système), les stratégies menées en Europe favoriseront plus ou moins, en fonction des différents contextes régionaux, des thèmes tels que la dynamisation de la prise de décision par la démocratie participative, la planification et le développement des aires urbaines en termes de qualité de vie (notamment par le biais du renouvellement des zones délabrées ou marginalisées, la préservation de l'héritage culturel, la promotion de méthodes durables de construction et de gestion des bâtiments), la création d'économies locales conciliant emploi et préservation de l'environnement, l'assurance de communautés stables et supportrices. Si la Conférence de Rio encourage en 1992 à la coopération internationale et à la création d'un droit international spécifique, elle explique que, pour être efficaces, les initiatives doivent émerger de l'échelon local. En ce sens, la géographe Cyria Emelianoff affirme: «un projet bien compris de ville durable ne peut que prendre appui sur ses spécificités. » Cet équilibre à trouver entre l'initiative locale, les enjeux globaux et le partage d'expériences n'est pas sans susciter des interrogations oscillant de l'hypothèse d'une globalisation des solutions au scénario d'une particularisation des espaces. Il est au passage important de rappeler que le développement durable est une démarche qui laisse place à une interprétation culturelle. Cela relativise la notion de projet local et la ramène à un niveau régional. Dans l'ouvrage Culture urbaine et développement durable, dirigé par I. Ernst, on peut lire: « l'angoisse de l'apocalypse est présente dans les sociétés germaniques et scandinaves. Ainsi le risque environnemental pèse beaucoup plus sur la qualité de vie que dans les pays du Sud. » De plus, l'influence du protestantisme en Europe du Nord (dans des pays comme l'Allemagne ou la Suède) est prégnante: la Nature y est considérée comme un don de Dieu et est préservée sous une apparence plus sauvage. D'ailleurs, les politiques environnementales scandinaves portent une grande attention aux mesures de protection des ressources naturelles. Si chaque pays, en l'occurrence chaque région, possède sa propre approche du développement 134
urbain durable, celle de la Scandinavie, par exemple, est clairement axée sur les technologies utilisées afin de préserver les ressources naturelles. Ainsi, c'est toute l'Europe du Nord qui, selon les critères d'une étude menée par des chercheurs de l'université de Yale, est investie dans le développement durable. La Finlande serait donc, selon cette étude, le pays le plus investi dans le développement durable, la Norvège serait classée deuxième et la Suède quatrième. Notre travail se nourrit donc logiquement, conformément à notre champ d'étude, d'exemples de quartiers auto-déclarés « durables », porteurs en cela d'une ambition nouvelle et d'une rupture recherchée vis-à-vis d'autres quartiers aménagés de façon « traditionnelle », situés dans des pays du Nord de l'Europe, où habitants, élus et professionnels sont sensibilisés depuis de nombreuses années au développement durable. Ce dernier est intégré à part entière dans leurs modes de vie et leurs pratiques comme en attestent ces opérations: BedZED à Beddington au Royaume-Uni, Bo01 à Malmo et Hammarby Sjostad à Stockholm en Suède, Vauban à Fribourg et Kronsberg à Hanovre en Allemagne, Vesterbro à Copenhague au Danemark. Il s'agit de quartiers nouveaux, à l'exception de Vesterbro, à Copenhague, où un secteur d'habitat ancien a été réhabilité. Leur initiative est donc également liée à une nouvelle disponibilité foncière issue d'une mutation, d'une reconversion. En ce sens, ils illustrent parfaitement la volonté d'un renouvellement urbain basée sur l'idée de refaire la ville sur la ville, plutôt que d'en repousser les frontières en investissant des espaces vierges ou agricoles. L'implantation de ces nouveaux quartiers (dont les surfaces varient de 1,7 à 200 hectares) s'effectue généralement sur des sites en régénération urbaine, anciennes friches industrielles, portuaires ou militaires. On constate que pour certains, tels Malmo, Kronsberg et Hammarby, un événement particulier, de
portée internationale
-
Exposition universelle, village olympique -, est venu
alimenter une volonté de créer des « quartiers vitrines» et a été à l'origine de l'engagement dans une telle démarche d'aménagement urbain durable. Ces manifestations ont dynamisé le lancement de grands projets urbains structurants denses incluant des mixités d'usage et de fonction (habitat, loisirs, services, bureaux...). Il faut toutefois préserver une marge d'interprétation quant au caractère de durabilité des dits quartiers en l'absence de représentation conceptuelle figée, de norme stricte en matière d'aménagement urbain durable. L'aménagement durable d'un quartier doit donc dès lors se concevoir par une prise en compte des différents impacts environnementaux, économiques, sociaux, aussi bien lors du déroulement du proj et que dans sa phase d'exploitation. Certains thèmes s'affichent donc comme des référentiels incontournables. En premier lieu, on peut évoquer une conception urbaine environnementale durable s'appuyant sur des notions de ville « courtes distances» ou ville « compacte », le quartier durable correspond alors souvent à l'image d'un « village urbain» incluant des densités élevées, des mixités d'usages et de fonctions en lien avec la reconnaissance de la rue comme élément à la fois structurant et d'animation. Ce modèle suppose une utilisation plus efficace des sols qui s'appuie sur la 135
recherche d'un équilibre entre le logement, l'emploi, les équipements de service et la promotion de la mobilité intermodale (marche, vélo, transports publics) facilitant l'accessibilité aux zones résidentielles, commerciales et aux services. La traduction directe en est une série d'avantages économiques et sociaux. La réduction drastique du trafic automobile au profit des déplacements doux et des transports en commun est une des composantes de ces quartiers au service de l'économie d'espaces et de l'amélioration qualitative de la vie au sein des îlots. En second lieu, on peut citer l'approche écosystémique considérant le quartier comme un système complexe caractérisé par des processus d'échanges, d'évolutions continus où tous les éléments (ressources naturelles, déchets, matériaux) sont traités dans une perspective d'économie en boucle et de recyclage conformément au modèle d'écocycle de Hammarby Sjostad ou à l'objectif de réduction de l'empreinte écologique de BedZED. Les notions techniques de capacité de charge, de seuils, de capital naturel et de cycle de ressources d'un espace à urbaniser, servies par la mise en œuvre de technologies innovantes, sont à intégrer dans le cadre de cette approche. Au-delà de l'analyse écosystémique, et conformément à la perception de la ville comme « écosociosystème »ainsi que l'appelle Edgar Morin, chaque aménagement doit assimiler différentes catégories d'individus, de modes de vie, de cultures. Dans cette optique d'écologie humaine, le quartier doit avant tout être conçu afin d'offrir des services et des infrastructures de base accessibles à tous et doit pouvoir, par ailleurs, s'adapter à des aspirations et à des contraintes sociales en perpétuelle mutation. Enfin, pour que les principes du développement durable soient bien assimilés, l'information, la formation, la participation des différents acteurs sont indispensables dès le démarrage d'une opération et de façon durable. Malgré l'existence d'un volontarisme au niveau local, il est à déplorer que les collectivités manquent encore trop souvent d'outils et de recommandations pour mettre en œuvre une véritable démarche d'aménagement durable structurée. Et si certaines méthodes existent, elles sont en majorité présentées de façon sectorielle, par thématique, et non globale (à ce titre, l'élargissement de la démarche HQE du bâtiment à l'aménagement et à l'urbanisme, en proposant un cadrage méthodologique et la transversalité des questions sociales et économiques, peut se révéler très prometteur). Les réflexions européennes en la matière demeurent néanmoins depuis un peu plus d'une quinzaine d'années un moteur, une source d'impulsion pour les collectivités. La Commission a créé, en 1991, le groupe d'experts sur l'environnement urbain chargé, d'une part, d'analyser les méthodes favorisant l'intégration de l'environnement dans les futures stratégies d'aménagement du territoire et d'urbanisme et, d'autre part, de conseiller la Commission sur le thème de « l'environnement urbain» dans le cadre de la politique communautaire en matière d'environnement. En 1993, ce groupe d'experts, composé de représentants des États membres et des villes, a lancé le projet des villes durables en collaboration avec la Commission européenne et rédigé un rapport sur les « Villes européennes durables» publié par la DG XI en I994. Ce document affiche clairement des préconisations qui relèvent du concept de durabilité en zones urbaines. À la suite de l'adoption de la 136
communication, Cadre d'action pour un développement urbain durable dans l'Union européenne, le groupe d'experts a élaboré, en 2000, un rapport technique intitulé Vers un profil de durabilité locale: indicateurs européens communs susceptible d'aider les collectivités à évaluer les impacts de leurs activités urbaines. En 2004, une nouvelle communication: Vers une stratégie thématique pour l'environnement urbain précise les objectifs et les orientations de la politique européenne sur ce thème. En définitive, notre présentation tentera, dans le cadre d'une confrontation des expériences étudiées, de dresser un bilan, d'esquisser une trame des principaux facteurs propres à la réussite dans la conception et l'élaboration de tels projets. En effet, à l'évidence, les collectivités évoquées concentrent plusieurs atouts dont le plus important est sans nul doute une politique environnementale forte et déjà ancienne, encadrée par une législation nationale offensive. Mais d'autres avantages sont à citer: une maîtrise foncière des terrains à aménager; l'équipement en infrastructures, transports en commun, services; une forte implication des services techniques municipaux amenés à gérer eux-mêmes les aménagements; une dynamique de projets urbains exemplaires exploités comme modèles à reproduire, véritables vitrines du savoir-faire en aménagement urbain durable et objets d'une large communication au niveau international. Enfin sont à noter, d'une part, la diversité et le niveau considérable d'implication des acteurs privés et publics, qu'ils soient promoteurs, collectivités, bailleurs sociaux, et, d'autre part, l'importance d'une information et d'une sensibilisation spécifiques de ces derniers. Après avoir dépeint les contextes urbains dans lesquels s'inscrivent ces projets, nous analyserons successivement les leviers techniques et humains attachés à leurs aboutissements.
1. De la réhabilitation à la reconversion ou « l'acceptation de l'autre» Dans une interview à France Culture, Françoise-Hélène lourda, architecte française, définit la ville durable comme «celle qui accepte l'autre». Cette phrase met l'accent sur l'élément fondamental que constitue la notion de temporalité. La construction d'une ville ou même d'un quartier dans une perspective de développement durable implique d'intégrer l'idée selon laquelle nous ne le faisons pas pour le présent mais en vue de préserver demain et la liberté des générations futures à élaborer leurs propres projets. Dès lors, la ville durable semble devoir s'afficher comme une ville dense, mixte et flexible. Cela touche au plus près la problématique croisée entre les notions de croissance urbaine, d'étalement urbain et donne toute son ampleur à l'impératif d'une refonte de la ville sur la ville pour endiguer les multiples congestionnements et gaspillages des « villes monstres ».
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A. Les exemples de villes durables En ce sens et ainsi qu'il l'a été précédemment énoncé, les exemples sur lesquels se base cette étude sont donc des projets de réhabilitation et de reconversion de sites délaissés (ancien site houiller, ancienne zone portuaire, ancienne caserne...) comme autant de cicatrices dans le tissu urbain. Pour reprendre le titre d'un article de C. Prelorenzo, ces espaces urbains sont « une invitation à la grande dimension ». Ce sont souvent des espaces financièrement intéressants pour la ville mais qui nécessitent d'importants travaux en termes de démolition, voire de décontamination des sols. Ils offrent notamment un début de solution au manque de logements. Au début, par exemple, ainsi que cela est expliqué dans l'ouvrage Les villes à la reconquête des espaces portuaires délaissés, comparaisons et évaluations internationales (Chaline, 1993), lorsqu'il a été convenu de bâtir des logements sur ces terrains acquis à faible coût, ce sont des logements locatifs pour des personnes à faibles revenus qui ont plutôt été planifiés. Mais, face au succès rencontré par ce type d'habitat proche de l'eau, les promoteurs ont, dans un premier temps, élevé les prestations des appartements. Toutefois, dans la perspective actuelle d'équité sociale, la tendance est davantage à mixer les deux niveaux de logement. En ce sens, même si le contexte est différent, puisqu'il s'agit d'un ancien site houiller, le quartier« BedZED »de la ville de Sutton, dans la banlieue de Londres, affiche un vrai patchwork social et est loin d'être réservé à une élite férue d'écologie. En effet, plus de la moitié des logements a été réservée à des familles à revenus modestes (Ie surcoût de certaines installations a été amorti par l'accueil d'activités de bureaux et de commerces dans le quartier), selon les vœux de la fondation « Peabody», la plus importante organisation caritative de Londres dédiée à l'habitat et partenaire du projet. Les objectifs sociaux constituent donc ici un point d'ancrage fondamental: d'une part, par la priorité donnée à la notion de mixité sociale, et, d'autre part, par l'exigence de haute qualité de vie sans sacrifice des avantages que procure le milieu urbain. Par ailleurs, l'exemple du site stockholmois de Hammarby Sjastad est quant à lui probablement, d'un point de vue écologique, le plus emblématique. Le terrain sur lequel s'érige ce projet est une ancienne zone portuaire, tout comme dans le cas de « BOOl » à Malma, ce qui l'inscrit dans une problématique bien spécifique, celle des réhabilitations des zones industrialo-portuaires. Jusqu'au début du xxe siècle, il ne s'agissait que, en tant que premières terres de campagne alentour de la ville, d'un lieu récréatif destiné à la baignade et à la pêche. C'est en 1910 que le site changea de fonction et devint une zone d'activités industrialoportuaire par l'aménagement d'un canal en vue de relier le riche arrière-pays stockholmois et les pays étrangers. Progressivement, s'installèrent des usines, des petites industries, des ateliers, des hangars, des entrepôts qui servaient notamment au commerce de bois en provenance d'URSS. Seulement, située à 40 kilomètres de la haute mer et peu adaptée aux dimensions croissantes des navires, la zone va péricliter pour finalement prendre l'allure d'une triche déstructurée et, même si quelques récupérations ponctuelles de certains locaux
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ont lieu entre 1980 et 1990, aucune politique de réaménagement global du site n'a été proposée avant 1991. Il ne s'agit pas là d'un cas isolé et le divorce entre la ville et son port de commerce est dû aux nouveaux besoins des structures portuaires, notamment en termes d'espace. L'installation en marge des limites de la ville et l'abandon des ateliers sont autant d'explications à l'apparition de friches dans la zone portuaire. Pour les Stockholmois, cette zone pourtant proche du centre-ville représentait un endroit à éviter en raison de ses squats insalubres, de ses hangars désaffectés, véritables bastions de la drogue et de la prostitution. De la même façon, le quartier de Vesterbro à Copenhague, construit entre 1 850 et 1920, s'affichait tristement comme une niche de précarité sociale. Le quartier était à peu de chose près un ghetto au regard du trafic de drogue, de la criminalité, du taux de chômage d'environ 20 % (soit deux fois supérieur à la moyenne nationale), et de l'expansion de l'insalubrité (64 % des appartements sans chauffage central ni alimentation en eau chaude sanitaire, 71 % sans salles de bain, Il % sans toilettes). Si le diagnostic ainsi dressé semblait vivement encourager les initiatives locales, le volontarisme politique s'est en plus, à l'occasion, nourri de l'impulsion et de l'engouement suscité par un événement de portée internationale. Ainsi, par exemple, le caractère singulier du projet de Hammarby Sj6stad vient de la candidature de Stockholm aux jeux Olympiques de 2004. Le dossier de candidature a mis l'accent sur la construction d'un village et d'un stade olympiques qui devait avoir le moins d'impact possible sur l'environnement. Dans cette optique, un programme environnemental insistant sur la consommation d'eau, d'énergie et sur le traitement des déchets a été élaboré en 1996. Bien que retenu parmi les cinq finalistes, Stockholm ne fut pas désigné pour accueillir la manifestation sportive internationale. Cependant, le profil environnemental donné à ces constructions olympiques a offert sa spécificité au quartier. En effet, le programme ayant été défini, le principe demeurait applicable à d'autres projets urbains. L'idée de surpasser les projets traditionnels se retrouve dans ce qui est devenu le slogan du projet: faire deux fois mieux que ce qui se fait actuellement sur le plan environnemental. De même, avec son profil de ville culturelle et écologique, Hanovre décroche l'organisation de l'Exposition universelle de 2000. Le quartier de Kronsberg correspondant à la plus grande réserve foncière disponible (la ville détient 80 % des terrains), il abrite les premières constructions du projet « village expo» qui porte une vision exemplaire basée sur les thèmes «Humanité, Nature, Technologie ». Les objectifs consistent en l'élaboration d'un paysage harmonieux où se mêlent différents centres d'intérêts (loisirs, agriculture, protection de l'environnement), en l'aménagement d'un réseau express régional (train), en un équilibre entre les espaces verts et les volumes construits, en une diversité tant de fonction que de construction pour accueillir, à terme, 15 000 habitants.
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Dans le même type de dynamique que ces opérations retentissantes, on peut également citer l'expérience «Vauban» à Fribourg, où le pari du développement durable s'illustre comme autant de défis à relever: la mixité des emplois, des habitations, des couches sociales; la préservation des biotopes du terrain; la priorité aux piétons, cyclistes, transports en commun; une utilisation rationnelle de l'énergie; la construction d'habitations à très faible consommation d'énergie et de conception environnementale ; le découpage en petites parcelles; la diversité architecturale par rapport à une réappropriation de pratiques anciennes comme la mitoyenneté des maisons; la réalisation de nombreux espaces verts publics, de nombreux équipements scolaires et sportifs, de nombreux commerces de proximité de première nécessité.
B. Ville durable et quartier durable En définitive, on est toutefois en droit de se demander, ne serait-ce que d'un point de vue sémantique, ce que la notion de durabilité ajoute à celle de quartier. Si, comme l'énonce le rapport européen Les villes durables européennes en date de 1996, une ville durable est «une ville qui se met en marche vers le développement durable », on peut penser qu'un quartier durable devrait être une partie de la ville ayant une certaine unité qui s'est mise en marche vers le développement durable. Plus précisément, au vu de l'approche énoncée par le rapport sur les quartiers durables de l'association « Suden» (Sustainable Urban Developement European Network), il semble fondamental de mettre l'accent sur les liens sociaux qui doivent être tissés entre les habitants du quartier, qui prend alors une dimension quasi communautaire. Il est censé être un lieu de vie particulièrement riche car c'est là que « se joue une bonne partie de la vie de chacun ». À regret, la priorité ambiante donnée aux comportements individualistes fait que la dimension sociale n'est pas actuellement celle qui définit le mieux les quartiers dits durables. Par contre, le quartier semble être la base du renouvellement de la ville à double titre: d'une part, il facilite une démarche participative des habitants et, d'autre part, il se révèle être l'échelle appropriée à la mise en place d'éléments techniques ou technologiques limitant l'impact de la vie urbaine moderne sur l'environnement. Cette échelle plus réduite que celle de la ville permet donc plus de simplicité dans la réalisation opérationnelle autant qu'elle favorise le changement à long terme des habitudes néfastes de la vie moderne (modes de consommation, de déplacement) conformément au postulat selon lequel le quartier joue un rôle fondamental dans la vie quotidienne des habitants. De plus, dans les métropoles, le quartier est souvent le lieu pour lequel on éprouve un sentiment d'appartenance propre à susciter le désir et à dynamiser l'implication du citadin pour faire évoluer le milieu urbain. Cette sensibilité doit être vue comme un gage d'efficacité et de stimulation de la mise en œuvre d'une démarche participative.
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Cette optique tend probablement en définitive à une singularisation des quartiers au sein du concept de développement urbain durable et conformément au mécanisme « Agenda 21» qui offre l'opportunité d'établir un rapport territorial entre les normes globales a-spatiales et le développement local. Vne dynamique territoriale permet une action sur mesure, proche des singularités physiques, écosystémique, patrimoniales, culturelles, sociales, économiques de chaque ville, voire de chaque quartier, même si, et cela peut être considéré comme une faiblesse, les projets privilégient toujours l'un des piliers du concept de développement durable. Cyria Emelianoff conclut d'ailleurs son article Les villes européennes face au développement durable: une floraison d'initiatives sur fond de désengagement politique par cette phrase: « le développement durable de chaque ville est aussi le développement du caractère de chaque ville ». De façon encore plus ciblée le rapport SVDEN énonce: «L'intérêt de cette approche quartier réside dans la diversité des quartiers et, par conséquent, dans la variété des plans d'action possibles pour un développement durable. » Seulement, en pratique, certaines problématiques étant communes à de nombreuses villes, les solutions adoptées peuvent être parfois relativement identiques et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle de nombreuses villes échangent leurs expériences. Le défi reste, quoi qu'il en soit, de favoriser la singularité du mode de vie et de l'architecture du quartier tout en préservant l'harmonie avec la ville.
IL De nouvelles politiques d'aménagement à ['heure du défi La croissance de la démographie et la division des ménages mettent de nombreuses villes face au problème de gestion de la croissance urbaine et de l'étalement urbain. Au regard de ce que l'on peut lire dans le rapport Politiques du logement durable en Europe: « À quelques exceptions près, les aspects environnementaux n'ont pas été intégrés dans les politiques socio-économiques du logement. D'un autre côté les politiques axées sur les questions environnementales comme l'énergie, l'eau et les matériaux n'incluent pratiquement aucun aspect socio-économique », le défi des nouvelles politiques d'aménagement semble bien consister en « l'articulation entre les dimensions sociales et écologiques ». Certains axes de réflexion comme la perméabilisation des frontières entre espace public et espace privé, entre intérieur et extérieur tendent à nourrir l'élaboration d'un lien entre ces deux approches qui doivent mutuellement se répondre autant que faire se peut. Si pour certains aménageurs l'étalement de la ville est la traduction territoriale d'un effritement de l'idée d'une ville compacte, civique et solidaire, il est avant tout, d'un point de vue pratique, source de trajets toujours plus longs et d'une empreinte écologique énorme et constitue donc, à ce titre, l'une des épreuves cruciales à relever. La périurbanisation étant dès lors assimilée à une plaie écologique, la question de la densité urbaine s'illustre comme fondamentale: « faut-il opter pour une ville compacte ou un territoire urbanisé intégrant ville et campagne?» (I. Ernst, 2002). Si, une densification de l'espace urbain, à la manière de Stockholm et de
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plusieurs villes allemandes, et comme il est préconisé dans Le Livre vert sur l'environnement urbain, semble s'avérer efficace, il est important de rappeler que le modèle de la ville compacte n'est pas d'emblée défini comme une fin en soi et qu'il impose la quête d'une densité cohérente et optimale du point de vue de sa planification sur la base de thématiques reconnues comme centrales. Au sein des quartiers étudiés, l'ensemble des thématiques environnementales est effectivement et quasi systématiquement traité, mais à des degrés différents. On retrouve les thématiques - énergie, eau, déchets, matériaux de construction et équipements - dans différentes cibles de la démarche HQE mais adaptées à l'aménagement et liées à des exigences supérieures associées à des indicateurs quantitatifs et qualitatifs. Des thématiques telles la qualité de l'air ou le bruit sont indirectement traitées à travers d'autres domaines comme, par exemple, celui du transport. Les thématiques - service, commerces, culture, action sociale et santé - intègrent des préoccupations économiques et sociales encore trop peu développées dans l'aménagement de ces quartiers par rapport au domaine environnemental. Néanmoins, il arrive parfois qu'elles soient abordées par le biais de ce dernier, à l'image des économies d'énergie et d'eau entraînant une réduction des charges pour l'usager. La recherche - et la préservation de la biodiversité - est un autre point fort de ces opérations, abordé de façon transversale, qui traduit, d'une manière générale, un souci commun de replacer la nature au cœur des opérations, dans une logique d'hybridation et de régénération des fonctions vitales d'un territoire ou d'un espace. Une telle démarche implique à la fois une planification écologique de l'aménagement, la réalisation de trames vertes, la création de biotopes ou de corridors écologiques, accompagnées parfois de la sanctuarisation d'espaces non bâtis à la frange des quartiers, sous forme de bois, de prairies, mais aussi une végétalisation intense en pied de bâtiments ou sur les toits. En plus de l'aspect technique, toutes ces thématiques sont développées en intégrant des modes d'organisation innovants. Il s'agit donc de les aborder séparément dans un souci de clarté et d'exhaustivité.
A. La problématique du déplacement en milieu urbain Pour ce qui est de cette problématique, il semble évident que la situation « oppressante» de bon nombre de métropoles pousse les décideurs et responsables du territoire à adopter une stratégie optimale. En effet, au regard des phénomènes globaux que sont le réchauffement planétaire, dû à la production massive de gaz à effet de serre, la pollution de l'air et l'émission de bruit, les systèmes de transport actuel doivent s'orienter vers la durabilité. Il s'agit donc de développer des politiques de transport socialement équitables, sans danger pour l'environnement et viables sur le plan économique et urbanistique. Dès lors, la problématique se situe autour de la manière d'aborder le système urbain dans sa globalité pour appréhender l'évaluation du projet de déplacement, confronté à de nouveaux objectifs, valeurs et perspectives dans lesquels il doit être pensé.
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En terme d'aménagement, d'une part une mobilité urbaine performante est synonyme d'une meilleure accessibilité des services, de l'emploi, de l'éducation, des loisirs, de la culture, des commerces et, d'autre part, une réduction de la circulation automobile dans les quartiers s'affiche comme un élément clé de la qualité de vie, de la reconquête de l'espace urbain. En synthèse, les préoccupations liées aux systèmes de déplacement urbain peuvent être ainsi identifiées: - maîtrise des coûts du projet de déplacement; -
diminution du trafic automobile;
- développement de l'attractivité des transports en commun; -
mise en place de conditions favorables au développement de moyens de
déplacement économes et moins polluants (bicyclette, marche à pied, véhicule électrique) ; - réduction des nuisances pour les riverains; - promotion de la qualité environnementale pour les systèmes de déplacement urbain, en limitant les impacts négatifs sur l'environnement; -
contribution à la cohésion sociale par la satisfaction des besoins des usagers;
-
renforcement des liens entre urbanisation et transport en définissant comme
principe fondamental et commun à l'ensemble des documents d'urbanisme, la maîtrise des besoins de déplacement. Au service de ces objectifs, les quartiers étudiés fournissent tout un arsenal d'actions innovantes : -
l'aménagement de quartiers «à courte distance », c'est-à-dire avec des
arrêts de transports en commun distants entre 300 et 700 mètres maximum de commerces et services; - l'interdiction de circuler en voiture dans des zones résidentielles, sauf pour des livraisons ou des déchargements ponctuels; - la réglementation du trafic de poids lourds par rapport à certains secteurs; - la promotion de carburants écologiques (biogaz, électricité). À Malm6, par exemple, les véhicules écologiques sont prioritaires pour les places de parking et un pool de voitures électriques rechargées par une éolienne est mis à disposition des résidents pour leurs déplacements en centre-ville. À BedZED, la tarification du stationnement est fonction du type de carburant utilisé et les places sont non payantes pour les véhicules électriques rechargeables gratuitement par les panneaux photovoltaïques situés sur la toiture de l'installation commune de cogénération ; -
le développement de solutions partagées de déplacements (pools de voitures, covoiturage). À Hammarby Sj6stad, une compagnie pétrolière gère un système de partage de voitures fonctionnant à l'électricité ou au biogaz et disposant de places de parking réservées tout autour du quartier. À Vauban, 25 % des habitants ont signé un engagement relatif au fait de vivre sans voiture pendant une période maximum de 10ans;
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- la réduction du nombre de places de stationnement dans le quartier. À Vauban, on a privilégié les garages communautaires ouverts en périphérie immédiate du quartier au détriment des parkings privés; -
la limitation de la vitesse de circulation automobile dans le quartier entre 5 et 30 km/h.
-
la création d'axes piétons bien éclairés et accessibles aux personnes à mobilité réduite;
-
l'intégration de pistes cyclables combinées à des espaces de stationnement
pour les deux roues; - la promotion d'une information relative aux transports pour les habitants et la mise à disposition de divers services grâce aux nouvelles technologies. À Malma, il existe un service de réservation pour le covoiturage ainsi qu'un système de diffusion des horaires de passage des navettes sur le canal web et la télévision du quartier. À BedZED, un supermarché propose de gérer et de coordonner les livraisons des habitants via un service Internet pour les courses.
B. La gestion de l'eau Pour ce qui est de l'eau, le développement durable vise à améliorer la qualité de vie de l'ensemble des populations sans porter atteinte aux réserves limitées en eau douce de la planète. L'eau est l'une des ressources essentielles de la Terre. Pourtant, les pratiques de gestion des eaux sont encore éloignées de ce type de discours, tenus à la fois à Kyoto et à Johannesburg. Par ailleurs, l'eau douce est, par définition, une ressource renouvelable. L'Espagne, par exemple, reçoit suffisamment d'eau pour faire vivre la population de la planète entière (hors industrie et agriculture). Le problème de l'eau ne réside donc pas dans sa disponibilité mais dans sa gestion. Il s'agit dès lors de commencer par maximiser autant que faire se peut les économies d'eau potable par l'utilisation, au quotidien, de machines à laver de classe énergétique A, de baignoires à plus faible contenance dotées de réducteurs de pression, de chasses d'eau à double débit. Tout ce type de matériel permet en définitive de minimiser considérablement le gaspillage. Le projet de Hammarby Sjastad affiche ainsi l'objectif ambitieux d'une réduction de 60 % de la consommation d'eau potable par personne d'ici à 2015 tandis que, à BedZED, la priorité fixée est une consommation réduite de moitié par rapport à la moyenne nationale. Au regard de telles perspectives, la gestion durable des eaux pluviales s'érige comme un impératif qui « comprend l'ensemble des mesures structurelles ou non structurelles mises en œuvre pour contrôler les flux d'eau et de polluants rejetés par la ville par temps de pluie ». Il existe un consensus international sur cette définition. Le premier objectif poursuivi par la gestion des eaux pluviales est de limiter les effets de l'urbanisation. Il faut bien être conscient du fait que cette problématique est en lien avec la totalité de la gestion du cycle urbain de l'eau
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(gestion des inondations, alimentation en eau, gestion des eaux souterraines, gestion des eaux usées, gestion des milieux récepteurs...). Cela n'est pas sans poser d'importants problèmes administratifs et organisationnels en termes de compétences, de financements. Il faudra néanmoins les surmonter. Ainsi, jusqu'à présent, il était convenu que tout aménagement urbain nécessitait un système d'assainissement. L'idée de base était d'évacuer l'eau le plus rapidement possible de la ville. Nous savons les conséquences désastreuses auxquelles elle a conduit: pollution, inondations... Le raisonnement tenu dans le cadre des techniques alternatives est différent: la gestion de l'eau joue un rôle dans l'aménagement urbain qui, lui-même, la modifie. Il convient donc de remplacer les concepts fondés sur des outils par des concepts fondés sur des objectifs sociaux. L'eau est avant tout perçue comme vecteur structurant de l'appropriation et de l'organisation de l'espace. Ainsi, il faut non pas évacuer l'eau le plus vite possible mais protéger les citoyens des inondations; de la même façon, il faut protéger le milieu pour d'autres usages et non pas épurer l'eau. Il s'agit donc de reposer le problème en termes d'objectifs à atteindre du point de vue des citoyens et non de solutions a priori. Les techniques alternatives reposent sur un principe unique relativement simple: la gestion de l'eau au plus près du cycle naturel. Les deux formes principales à mettre en technique dans la ville sont, d'une part, la rétention et, d'autre part, l'infiltration. Dans tous les cas, la gestion se fait le plus souvent à ciel ouvert. Pour ce qui est de la récupération des eaux de pluie, celle-ci est opérée par le biais de citernes ou de cuves intégrées aux bâtiments. Elles servent à l'alimentation des chasses d'eau des logements ou bâtiments publics, en particulier les écoles, à l'arrosage des espaces verts, à l'alimentation des machines à laver le linge collectives. Par ailleurs, des systèmes de cuvettes, de tranchées filtrantes, de fossés, de rigoles, de caniveaux pavés (en remplacement des traditionnelles canalisations d'eaux pluviales enterrées) permettent de conduire une partie des eaux de ruissellement des rues et des toits vers des zones de rétention que sont les bassins d'orage végétalisés, les étangs, les canaux aménagés et contribuent également ainsi à la recréation de biotopes. Il faut noter que les eaux de ruissellement des routes sont traitées séparément. Pour ce qui est de l'infiltration, celle-ci est favorisée avant tout par deux procédés. On peut commencer par citer le revêtement perméable des sols, auquel s'ajoute la technique des toitures végétalisées qui, d'un point de vue général, participe au confort thermique, acoustique, visuel autant qu'à la performance énergétique des constructions. La gestion et la valorisation des eaux usées sont également des éléments importants de la planification. Le système de traitement biologique, ou dit de « boues activées », consiste à extraire des nutriments pour l'amendement des sols et à traiter les eaux par UV afin de permettre leur réutilisation, en complément de l'eau de pluie, dans l'alimentation des chasses d'eau.
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Comparativement à nombre de nos voisins en Europe du Nord, en France, la récupération des eaux de pluie à l'intérieur d'un bâtiment est toujours sujette à de beaucoup trop rares dérogations de la DDASS.
C. La planification énergétique Le pari de la durabilité de nos villes et de nos quartiers va bien au-delà d'un recensement des points faibles de chacun. Il s'agirait peut-être davantage d'une saine émulation (chaque quartier voulant devenir un exemple, être reconnu comme une expérience innovante) alliée à un échange d'expériences ainsi qu'à un consensus autour de priorités communes en terme de planification. En ce sens, la volonté de l'Union européenne, à travers sa campagne « Énergie durable pour l'Europe », de transformer le paysage énergétique, par le biais de modes de production et de consommation intelligents, s'affiche comme première et fondamentale. L'accroissement du recours aux énergies renouvelables, à des méthodes efficaces en énergie doit contribuer à endiguer l'épuisement des ressources naturelles, à prévenir les changements climatiques, à améliorer l'environnement et la santé publique tout en assurant la croissance économique et sociale. En pratique, les points forts à privilégier en termes de planification énergétique sont les suivants: l'amélioration de la performance énergétique des bâtiments quand on sait que celle-ci correspond à 40 % de la consommation énergétique de l'Union européenne; - l'accroissement de l'efficacité énergétique des systèmes d'éclairage et appareils électriques. Par exemple, une ampoule basse consommation réduit de 80 % la consommation d'énergie par rapport à une ampoule conventionnelle; - le renforcement de la coopération internationale en faveur du développement dans une optique d'exemplarité vis-à-vis des « pays en développement» ; la mise en évidence d'actions promotionnelles par le soutien aux promoteurs locaux, qu'il s'agisse d'agences de l'énergie, d'ONG, d'associations, dans le but que se constitue un réseau de bonnes pratiques et d'information sur les actions pertinentes de diffusion. Sur le terrain, l'efficacité énergétique des bâtiments passe avant tout par une optimisation de «l'enveloppe» afin qu'elle garde un maximum de chaleur. Ensuite, pour ce qui est du réseau de chauffage urbain (auquel il est obligatoire de se connecter), il existe différents modes de production; - comme à Kronsberg, un système de cogénération alimenté par des copeaux de bois ou au gaz naturel; - comme à Malmû, par un système de géothermie par les eaux souterraines; comme à Hammarby Sjûstad et Malmû, par du biogaz issu de la combustion de déchets et/ou extrait des boues d'épuration;
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- comme à Hammarby Sjostad, par des pompes à chaleur fonctionnant pour le traitement des eaux usées. Enfin, la thématique des énergies renouvelables est au centre de tous ces programmes visant à la durabilité. Les techniques mises en place s'appuient pour l'essentiel sur l'énergie solaire (capteurs solaires thermiques, cellules photovoltaïques), éolienne et le biogaz. De quoi susciter des ambitions: le projet « BoO1 »visait un fonctionnement basé à 100 % sur les énergies renouvelables. Ainsi, la géothermie, couplée au biogaz, à des capteurs solaires thermiques et à des panneaux photovoltaïques, répondait aux besoins de chauffage urbain tandis qu'une éolienne assurait la production d'électricité nécessaire à la demande énergétique du quartier.
D. La gestion des déchets Si les déchets sont indissociables de l'homme, et que les problèmes se complexifient au fur et à mesure que leur volume et leur diversité croissent, au quotidien, la question de leur gestion est partielle en ce qu'elle concerne, quasi exclusivement, les déchets ménagers, soit ceux issus des logements et des bureaux. Le projet d'Hammarby Sjostad affiche l'objectif ambitieux de diviser presque par deux le poids de sa production de déchets ultimes d'ici à 2015. Pour ce qui est du traitement de ces déchets: une partie va à l'usine d'incinération, une autre est destinée au recyclage, une dernière est entreposée en décharge. Afin de diminuer la quantité d'ordures entreposées, l'accent est fortement mis sur l'importance d'un tri des déchets, le plus en détail possible. Encore une fois, Hammarby Sjostad fait figure d'exemple en la matière en présentant une large palette de tris au travers des catégories suivantes: les déchets organiques (transformés, comme dans le cadre de « BoOl », par des unités de production de biogaz, en combustible réutilisable pour les circuits de chauffage urbain ou comme carburant automobile), les déchets combustibles, le papier, les équipements électroniques, les déchets dangereux, les textiles, le verre coloré, le verre non teinté, les métaux, le plastique, le carton. En complément du tri, la centralisation de la collecte des déchets vient perfectionner le programme de gestion de ceux-ci. Ainsi, dans le cadre des projets suédois « BoOl » à Malmo et Hammarby Sjostad à Stockholm, la collecte des déchets suit une technique relativement nouvelle, ayant toutefois fait ses preuves dans d'autres pays: le système « ENV AC ». Ce procédé repose sur un principe d'aspiration pneumatique. Une fois jetées dans les points de collecte sélective, situés dans les cours d'immeubles ou les parties communes extérieures, les ordures sont envoyées, via des conduites souterraines, jusqu'à un terminal, avant d'être évacuées sous vide par un camion qui se relie au point de collecte une à deux fois par semaine. Les avantages de ce système sont nombreux pour les éboueurs qui n'ont plus à vider les conteneurs de chaque immeuble. En terme de qualité de vie, les nuisances sonores et olfactives liées au trafic des camions-bennes et au maniement des ordures s'en trouvent supprimées. Enfin, en plus d'être plus hygiénique, cette technologie présente
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l'avantage d'être moins coûteuse qu'un système traditionnel de ramassage des ordures. Bien que plus ponctuelle, la gestion des nuisances générées pendant la phase de construction doit être encadrée d'une façon optimale. À Hammarby Sj6stad, par exemple, une plateforme logistique a été mise en place le temps des travaux. Ce «chantier vert », commun aux promoteurs et entreprises gérant la construction simultanée de 22 bâtiments, est un espace prévu en périphérie de la zone globale en travaux où sont acheminés et stockés tous les matériaux nécessaires à la construction et d'où ils sont ensuite distribués sur chaque chantier. Cela permet une optimisation considérable en terme d'approvisionnement en matériel et de gestion des déchets sur le site, sans compter la minimisation de l'impact du trafic des camions et la possibilité pour les résidents d'emménager avant l'achèvement complet de la construction du quartier, ce qui est à prendre en considération quand, comme ici, le chantier est de longue durée. Enfin, à Hammarby Sj6stad comme à« Bo01 » ou« BedZED », on a porté un
œil attentif à la question des matériaux de construction 1. Ainsi, on a privilégié: - les matériaux de fabrication locale pour, d'une part, réduire les impacts liés au transport, et, d'autre part, favoriser le développement de l'économie locale; - les matériaux renouvelables comme le bois; -
les matériaux recyclés, réutilisés, récupérés (par exemple, des granulats
concassés pour la réalisation des sous-couches des voiries) ; - les matériaux possédant des certifications environnementales (par exemple, des bois choisis dans des forêts gérées durablement et labellisées « FFS » ou« PEFC »). D'un point de vue global, en ce qui concerne les matériaux, il apparaît que les architectes sont encore mal informés. De grandes banques de données sont néanmoins en cours de réalisation en Europe malgré la solide résistance dont font preuve les industriels en la matière. Les matériaux font ainsi l'objet d'un travail de normalisation qui progresse et s'articule principalement autour de cinq grands thèmes: - la qualité environnementale ; -
la qualité hygiénique et le confort ; les performances énergétiques; les dépenses du cycle de vie; le système de management environnemental.
Parfois, sur les sites étudiés, en raison d'activités industrielles polluantes, en amont des travaux de construction, un important travail de décontamination des 1. [À titre anecdotique, confonnément à une « analyse du cycle de vie» (ACV), et dans une optique de protection de la santé, de la qualité de vie, de l'environnement et d'un meilleur rendement énergétique des bâtiments, le PVC a été interdit à Hammarby Sjostad et « BoO1» tout comme le cuivre et le zinc. En France, on ne dispose que d'une infonnation partielle et imprécise quant aux différents matériaux de construction, ce qui explique qu'il n'y ait pas d'interdiction notoire quant à certains matériaux au sein des cahiers des charges.]
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sols a été nécessaire pour remettre en valeur les terrains, ce qui s'est répercuté sur les prix d'accession à la propriété, par conséquent plus élevés. En guise de synthèse partielle à cette approche thématique des aménagements, il est important de rappeler que, plus qu'une simple réponse aux divers problèmes urbains, et notamment celui assez généralisé de la pénurie de logements, l'objectif central reste dans tous les cas, face à l'objet de fuite que peut incarner pour certaines populations la « grande ville », d'améliorer le cadre de vie et la qualité de vie en général. Les quartiers étudiés représentent ainsi souvent une alternative à un départ du centre pour la périphérie, dans le sens où quelques contraintes symptomatiques de la «ville tentaculaire» que décrit Lewis Mumford ont été relativement atténuées. Par exemple, la contrainte collective de « solidarité et de confrontation à "l'autre" qui caractérise la ville compacte» (Behar, 2004) pousse certains urbains à partir en banlieue pour posséder davantage de surface. À Hammarby Sjostad, la densité étant moyenne, les espaces verts essentiellement destinés aux résidents et les appartements spacieux, cette contrainte s'en trouve amoindrie. D'un point de vue plus pratique, il s'agit avant tout de faciliter le quotidien des habitants. Cela passe par une réappropriation de la rue comme milieu de vie, équilibré entre différents impératifs: la prégnance d'une vie de quartier animée mais malgré tout paisible, et l'image d'un espace urbain vivant mais non aseptisé ou sécurisé à l'extrême. Ainsi, certains bâtiments sont « réaffectés », comme l'usine Diesel à Hammarby Sjostad qui accueille aujourd'hui des ateliers théâtre et des salles de concerts. Ce type de quartier présente l'avantage d'offrir de nombreux équipements publics, services et commerces à proximité des habitations. Les programmations de constructions les ont prévus dans le sens d'une réduction des déplacements urbains et d'un accès pour tous, ce qui signifie également l'intégration, en l'espèce plutôt bien réussie, des besoins liés aux personnes handicapées ou à mobilité réduite (à Hammarby Sjostad et Kronsberg, de nombreux services sont aménagés au rez-de-chaussée des immeubles). Par ailleurs, même si la mixité sociale est, en dépit de l'existence de peu de logements sociaux, affichée comme un objectif prioritaire, il se trouve que ces opérations attirent spontanément des classes moyennes ou supérieures à bon niveau d'éducation et sensibles aux questions environnementales, au détriment parfois, comme à Malmo, d'une plus grande mixité intergénérationnelle et socioculturelle. Toutefois, les dysfonctionnements environnementaux, économiques, sociaux liés à la dilution du tissu bâti et à un urbanisme mono fonctionnel ne se retrouvent pas dans les quartiers présentés. Sans doute peut-on avancer comme hypothèse que les pays d'Europe du Nord présenteraient des modes de vie plus conformes aux exigences de partage, de solidarité, de préservation des ressources et de la diversité sociale, culturelle, religieuse.
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III. La « mise sous tension» de la durabilité urbaine par ses acteurs A. Ville durable et participation « L'union sacrée» de tous les acteurs (décideurs, maîtres d'œuvre, habitants) est indispensable au succès d'opérations de telle envergure. Pour ce qui est de l'impact de la démocratie participative dans l'élaboration du projet urbain, le slogan de la participation brandi à l'aube des années 1970, notamment en France, n'a été qu'un feu de paille, autant du côté institutionnel que du côté du militant de base. Il faudra en effet attendre quelques décennies avant que le mouvement en faveur du développement durable et l'essor des milieux associatifs ne se conjuguent en faveur du retour de la thématique participative, même s'il faut garder à l'esprit que la démocratie directe en fait d'urbanisme semble difficile, si tant est qu'elle soit souhaitable, et que la préoccupation envers l'opinion publique consiste souvent à «se servir» de celle-ci pour ne pas rencontrer d'obstacle de mise en exécution. Les actions participatives sont de deux sortes: - les unes relèvent du travail social et visent en priorité à réinsérer dans la société urbaine des quartiers et des populations en risque d'exclusion; les autres procèdent d'une volonté de créativité collective qui vise à agir et à « vivre autrement ». On retrouve cette ambivalence au sein des « villes durables ». Par exemple, les villes du centre de la Ruhr se tournent vers l'environnement pour sortir d'une situation de crise où se côtoient la dégradation de l'environnement et le chômage alors que d'autres villes telles que Fribourg, Stockholm, Genève optimisent la qualité de leur environnement pour pérenniser une image déjà privilégiée. Le développement durable intègre la participation durable et vice versa. En effet, il apparaît qu'une architecture bioclimatique ou environnementale très performante, comme celle pratiquée dans les quartiers présentés, laissée aux mains d'habitants non motivés ou incompétents mène à l'échec. Toutefois, il est intéressant de noter la nuance selon laquelle, par exemple, à Hammarby Sj6stad, au regard de quelques témoignages collectés sur place, une grande partie des habitants apprécie le site comme un beau quartier davantage que comme un espace urbain préservant l'environnement. La tendance globale de cette micro-enquête révèle que c'est davantage la qualité de vie offerte par le quartier qui séduit que son profil environnemental. Quoi qu'il en soit, en Europe du Nord, les questions d'environnement ont donc été abordées de manière concomitante avec celle de la réhabilitation, dans un cadre participatif et, en ce sens, on peut dire que le renouveau actuel de la participation tient probablement aux nouvelles exigences écologiques. Du point de vue de la réflexion originelle, la théorie du « support-apport» de N. John Habraken, architecte hollandais, a énormément marqué certains architectes (y compris Jean Nouvel pour le Quai Branly) et beaucoup contribué au développement de la participation habitante. Cette théorie consiste à affirmer 150
que le logement comprend, d'une part, un élément durable, soit les infrastructures (la structure et les réseaux), et, d'autre part, les appartements, qui doivent, eux, être conçus de manière flexible de sorte qu'ils puissent évoluer, le cas échéant, vers une autre destination. Ainsi, il est probable qu'une importante part des grands ensembles construits dans les années 1970 soit, dans un avenir relativement proche, démolis, justement parce qu'ils n'étaient pas prévus pour être flexibles. Cela introduit l'idée d'une distinction entre le support, c'est-à-dire ce qui est immuable, et l'apport, c'est-à-dire ce qui est lié à l'usage, qui doit coller autant que faire se peut aux besoins et attentes des habitants. La participation est un travail social dans lequel il s'agit de puiser une richesse. La participation doit être perçue comme un mouvement ascendant qui permettra une meilleure adéquation entre l'habitat et les besoins et attentes des usagers, mais aussi le développement de l'intégration sociale et de l'autonomie des habitants ainsi qu'une réduction des coûts dans la production du bâti par l'élimination des intermédiaires non indispensables. Par ailleurs, c'est un processus qui, s'il est bien en place, permet un contrôle plus important. À ce titre, il me semble que le développement durable n'aura pas lieu sans responsabilisation des habitants. C'est dans la mesure où les citadins citoyens seront, au même titre que les élus locaux, responsables de la cité, que, à des années d'hésitation, succédera le temps de la réconciliation. Pour cela, en plus de la décentralisation étatique, une dynamique globale de participation est à amorcer. En effet, la collaboration de tous n'est pas simplement affaire de « bonne conscience ». En ce sens, la convention d'Aarhus, signée le 25 juin 1998 par 39 États et l'Union européenne, relative à l'accès à l'information, à la participation du public au processus décisionnel et à l'accès à la justice en matière d'environnement fait office de référence internationale. Il y est précisé que les particuliers, les associations, les ONG doivent pouvoir accéder à une information «à jour, précise et comparable» et avoir également une possibilité effective et efficace de recours à la justice (injonction de faire ou de donner, référé pour prévenir un dommage imminent et/ou mettre fin à un trouble manifestement illicite). Il s'agit clairement d'une volonté d'organisation, de structuration et de concertation, véritable élément moteur de la conception. Une concertation devrait être engagée le plus en amont possible, bien avant la définition du projet, de façon à associer les habitants à son élaboration. La concertation favorise les liens et permet d'intégrer de nouvelles idées. Les expériences italienne et allemande en sont des illustrations pertinentes. Aujourd'hui, il semble que l'espace de proximité et l'agglomération soient les échelles à privilégier en termes d'information et concertation. Face à la sensibilité grandissante de l'opinion publique envers son cadre de vie, l'information en ce qui concerne la notion même de citoyenneté, les droits que celle-ci implique, les procédures à disposition en termes de consultation et d'action contentieuse, est véritablement fondamentale dans l'optique d'une participation la plus efficace et la plus harmonieuse possible. L'opinion publique semble de plus en plus sensible aux différentes dimensions du cadre de vie urbain (esthétique et de confort; des risques
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environnementaux ; identitaire, sociale et patrimoniale) qui sont chacune autant de potentiels points de revendication et de débat. L'information, et notamment celle des citoyens, s'avère être un préalable indispensable à toute concertation et à toute participation. Seulement, l'information est souvent insuffisante, et notamment en France où il conviendrait d'engager une action continue pour que les citoyens connaissent mieux les droits et les devoirs qui sont les leurs. Au niveau local, on ne peut que déplorer que la motivation des décisions d'équipement ou d'aménagement et leurs conséquences soient fréquemment l'apanage des principaux décideurs et techniciens qui les entourent. Il convient tout d'abord de favoriser l'accès à l'information de manière satisfaisante et efficace. Celle-ci doit être à la fois transparente, lisible et facile d'accès. En ce sens, les mairies devraient faciliter la consultation de tous les documents relatifs à la vie municipale. Le développement de points d'accueil et d'information des habitants permettrait de leur conférer un rôle qu'elles n'ont pas ou peu encore aujourd'hui, c'est-à-dire être non seulement une antenne d'information des décisions prises mais aussi une centrale de propositions sur les affaires communales, émanant des citoyens en direction des élus. L'information des habitants sur les affaires municipales est trop souvent assurée dans des conditions matérielles relativement peu favorables. Ainsi, les questions relatives à l'urbanisme nécessitent des explications qui, la plupart du temps, ne peuvent être fournies, faute de personnel qualifié disponible. Les enquêtes publiques préalables à des opérations d'urbanisme, trop souvent confidentielles et méconnues d'une partie importante de la population, mériteraient une plus large publicité. D'une manière générale, l'information, la sensibilisation, la communication sont autant de préoccupations communes, dès l'origine, aux quartiers présentés et qui se sont effectivement basées sur des moyens d'action variés. Il est ici important de noter que cela appelle à un financement spécifique à intégrer dès le démarrage d'une opération d'aménagement et à pérenniser dans le temps autant que faire se peut. À Kronsberg, l'agence « Kuka » a supervisé l'édition de publications diverses (prospectus, bulletins d'information joints au magazine du quartier « Vie de Kronsberg », fiches informatives et circulaires, supports visuels tels qu'affiches, diaporamas, vidéo clips) mais aussi l'organisation de débats, de discussions, de séminaires, d'ateliers, d'expositions ainsi que l'élaboration de conseils personnalisés. À Hammarby Sjostad, « GlashusEtt » est une maison de l'environnement au cœur du quartier qui a pour rôle de répondre aux questions des habitants sur les installations du quartier et de les sensibiliser au comportement à adopter au quotidien en ce qui concerne le recyclage. En mars 2005 par exemple, plusieurs expositions ou manifestations ont été organisées ainsi qu'une visite de la station d'épuration spécialement réservée aux résidents. Elle organise des visites pour les délégations étrangères qui souhaitent obtenir des informations sur le projet. Elle est un lieu d'accueil et de discussion. 152
Par ailleurs, le système intranet permet aux entreprises locales d'être directement reliées aux résidents du quartier, tandis qu'à Malmo, ce système combiné à la télévision de quartier est un relais d'information pertinent pour ce qui est du recyclage des déchets. L'information couplée à la formation doit permettre aux « écocitoyens» et utilisateurs des aménagements réalisés d'intégrer les principes du développement durable à leurs comportements et modes de vie.
B. Participation et engagement citoyen En termes de participation citoyenne, l'Allemagne fournit un arsenal d'illustrations intéressant. À Fribourg, un groupe d'ingénieurs est parvenu à lancer un programme «Life» dans le cadre de la reconversion de la caserne Vauban. Ce site représente aujourd'hui une sorte de lieu de pèlerinage pour certains élus français. En 1999, un colloque sur le Forum Vauban a même été organisé. Ce projet a été conduit par la ville de Fribourg et une association d'habitants dont une partie était des squatters dans le cadre du «Forum Vauban ». L'alliance d'une association militante et de la municipalité est, en ellemême, assez étonnante. Le «Forum Vauban» comptait parmi ses membres des ingénieurs intéressés par les techniques environnementales qui ont construit un immeuble expérimental, particulièrement performant sur le plan énergétique. Alors que le plan de masse apparaît souvent comme particulièrement rigide, la variété des dimensions des parcelles et la diversité de l'expression architecturale sont de réels atouts du quartier Vauban. Un bel exemple de concertation réussie réside également en la réhabilitation de la ville de Berlin. L'enjeu en est exceptionnel puisque la réunification de la ville a ouvert de nouvelles perspectives et doit parvenir à faire de deux villes qui ont vécu une existence complètement séparée pendant cinquante ans, une capitale unique. Pour ce faire, le Sénat de Berlin a décidé la mise en place du « Stadtforum » qui est en réalité un laboratoire de réflexion sur l'ensemble des difficultés auxquelles la ville doit faire face dans le cadre de la réunification. Le « Stadtforum » est indépendant des autorités politiques et il dispose d'une assemblée permanente qui réunit des représentants des habitants, des associations de quartiers, des architectes, urbanistes et paysagistes, des députés et des administrateurs du Land de Berlin, des représentants des arrondissements de la ville et de la région, des experts, des publicistes et des journalistes. Les rencontres sont régulières, ouvertes au public, et se tiennent toujours en présence du ministre du Land de Berlin chargé de l'urbanisme. Selon les responsables du « Stadtforum », cette concertation au plus haut niveau a souvent débouché sur une remise en cause de décisions que les élus considéraient comme acquises. La qualité des débats ainsi que l'engagement personnel des membres de cette assemblée en font un modèle de concertation à l'échelon d'une grande agglomération placée face au défi de son avenir. Le projet « Vesterbro» à Copenhague fournit aussi une illustration significative en matière de concertation. Une équipe de consultants de type 153
coopératif composée d'architectes, de sociologues, d'animateurs de quartiers, d'assistants sociaux a planifié les axes et objectifs généraux et formulé une liste de priorités par blocs d'immeubles. Les résidents ont dès lors disposé d'un délai de huit semaines pour faire connaître leurs objections au projet et leurs suggestions. En définitif, les plans d'action par îlots intégrant les remarques des citoyens étaient opérationnels après un an de concertation. On était donc bien ici au-delà d'une simple démarche de validation auprès des habitants. Malgré l'existence d'indicateurs de suivi opérationnel (à l'attention des techniciens et gestionnaires) et d'indicateurs de pilotage (à l'attention des élus) au niveau régional (<
.
.
Pour la plupart, les actions menées sembleraient bénéfiques et relativement facilement transposables, à quelques conditions comparables à un «mode d'emploi» : -
mener une politique forte de développement durable par le biais des
documents d'urbanisme tels «PLU» et «SCOT» ou de procédures volontaires de type « Agenda 21 » ; - privilégier une reconversion des £fiches urbaines à la création de quartiers neufs sur des espaces agricoles ou naturels; -
planifier les in£fastructures de transport, d'équipement et de service dès le
démarrage du projet; - investir sur la base d'études approfondies et ne pas hésiter à augmenter les délais de réalisation; -
innover relativement à au moins un thème dans le cadre de l'opération d'aménagement
-
pour favoriser l'exemplarité;
favoriser l'existence d'un système global de participation, d'information, de communication sur le développement particulièrement pour les habitants; 154
durable
pour
tous
et
- se soumettre à des exigences élevées respectant toutefois la cohérence du contexte; - respecter des méthodes et outils de contrôle pour le suivi et l'évaluation de l'opération.
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Partie II Développement durable et grands enjeux environnementaux LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA MAÎTRISE DES POLLUTIONS - Le système de droits échangeables : un instrument directeur de la lutte face au changement climatique Sandrine ROUSSEAUX - Pour la création d'un dispositif équitable de crédits limitatifs de pollution sur la consommation des ménages Gérald ORANGE LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET MARITIMES - La nouvelle politique française du littoral OlivierLOZACHMEUR L'estuaire de la Loire, insuffisamment géré André-Hubert MESNARD
-
un
territoire
LA
mal
GESTION
identifié,
DES
un
ESPACES
patrimoine
L'INTÉGRATION DU VOLET ENVIRONNEMENT AL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE DANS LES POUTIQUES PUBUQUES LOCALES - L'intégration du développement durable dans les documents d'urbanisme Caroline BARDOUL
- Les politiques de transport durable: afm d'accéder à une mobilité durable Julie BUL7EAU
le choix de l'instrument
économique
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA MAÎTRISE DES POLLUTIONS
Le système de droits échangeables : un instrument directeur de la lutte face au changement climatique Sandrine ROUSSEAUX'
Pour faire face au changement climatique, défi écologique majeur du XXIesiècle, il convient d'enclencher un processus de réduction graduelle mais conséquente des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), parmi lesquels le dioxyde de carbone (C02), Ces émissions doivent être réduites de 50 % à 85 % d'ici 2050 pour limiter l'augmentation de la température globale de la Terre à 2 DC, seuil à partir duquel les experts du GlEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) estiment que des perturbations dangereuses et irréversibles du système climatique peuvent survenir'. Objectif difficilement atteignable au regard de leur évolution à la hausse, mais aussi de leur origine: utilisation des combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon) et déforestation. Objectif que s'est néanmoins fixé la communauté internationale en adoptant en 1992, lors du Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro, la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (<
.
DCS-CERP3E
1. « Impacts, Adaptation and Vulnerability », Contribution of Working Group II to the Fourth Assessment, Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, http://www.ipcc-wg2.org; « Climate Change 2007: Mitigation of Climate Change », Working Group III contribution to the Intergovernmental Panel on Climate Change Fourth Assessment Report, http://www.mnp.nl/ipcc/pages _media/AR 4-chapters. html 2. Article 2: « L'objectif ultime de la présente Convention [...] est de stabiliser les concentrations de GES dans l'atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Il conviendra d'atteindre ce niveau dans un délai suffisant pour que les écosystèmes puissent s'adapter naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit pas menacée et que le développement économique puisse se poursuivre d'une manière durable. »
Un premier pas est franchi lors de l'adoption en 1997 du Protocole de Kyoto, entré en vigueur en 2005. Celui-ci fixe un objectif de réduction d'au moins 5 % des émissions de six GES3 générées par 38 pays industrialisés, par rapport à leur niveau de 1990, à atteindre au cours de la période 2008-2012. Conformément au principe des responsabilités communes mais différenciées, énoncé par la Convention climat, seul le droit d'usage de l'atmosphère des pays industrialisés listés à l'annexe I de ce traité est réglementé au cours de la première période d'engagement du Protocole de Kyoto. Cette réglementation devrait être renforcée, et étendue à d'autres pays, par le régime « post 2012» applicable à l'expiration du Protocole de Kyoto. Les pays industrialisés (dits «de l'annexe I ») ont accepté qu'une limite chiffrée soit fixée à leurs émissions de GES en échange d'une contrepartie: bénéficier d'une souplesse dans le respect de leur obligation internationale. Trois mécanismes de flexibilité sont ainsi établis par le Protocole de Kyoto: l'échange de droits d'émission, la mise en œuvre conjointe et le mécanisme pour un développement propre. La localisation des émissions de GES étant sans importance du point de vue du climat global, le recours à ces mécanismes permet aux pays parties au Protocole de moduler le contingent d'émissions qu'ils sont autorisés à générer en vertu de ce traité. Ils peuvent dépasser leur budget d'émissions, composé de droits d'émettre une tonne de GES exprimés en équivalent CO2, dès lors que l'excédent est compensé par l'achat de droits d'émettre sur un marché créé à cet effet (Ie « marché du carbone»). Le premier moyen pour les États de compenser le dépassement de leur « budget carbone» consiste à acheter des droits d'émettre auprès de ceux qui ont réduit leurs émissions au-delà de leur obligation internationale. Ils recourent dans ce cas au mécanisme d'échange de droits d'émission. Le second moyen consiste à financer des projets permettant de réduire les émissions sur le territoire d'autres États. Ils peuvent acquérir une partie du budget carbone d'autres pays industrialisés, grâce au mécanisme de mise en œuvre conjointe, ou obtenir au titre du mécanisme pour un développement propre des droits d'émettre par la réalisation d'activités de projet dans les pays en développement. Dans la mesure où ces derniers ne sont pas soumis à une obligation de maîtrise de leurs émissions au cours de la première période d'engagement du Protocole de Kyoto, ils ne disposent pas de budget carbone. Les droits d'émettre délivrés au titre du mécanisme pour un développement propre, destiné à associer ces pays dans la lutte contre le changement climatique tout en leur permettant de bénéficier d'un transfert de technologies, s'ajoutent au contingent global d'émissions autorisées en vertu du Protocole.
3. Dioxyde de carbone (COz), méthane (C~), oxyde nitreux (Nzo),trois gaz industriels (HFC, PFC, SF6). 160
MECANISMES
DE FLEXIBILITE
.
Achatgg"Sgçluctions d'emission ~ffectuées par d'autres Etats
Objectif
Kyoto
ECHANGE DE DROITS D~MISSION
. Financement de réductions d'émission sur le territoire d'autres Eta~ EtatP Objectif Kyôto
~llSE EN ŒUVRE CONJOINTE MECANISME
POUR
UN
DEVELOPPEMENT
PROPRE
La possibilité de procéder à des échanges de droits d'émettre sur le marché du carbone facilite le respect des obligations juridiquement contraignantes en matière de limitation et de réduction des émissions de GES contractées au titre du Protocole de Kyoto. Ces «contraintes carbone» sont flexibles. Les États ne s'engagent pas à limiter au cours de la période 2008-2012 leurs émissions à hauteur de l'objectif qui leur est imparti par le Protocole, mais à détenir à la fin de cette période des droits d'émettre à hauteur de leur production de GES4. Le cas échéant, des sanctions sont infligées par le Comité de contrôle du respect des engagements (<
4. Décision 13fCMP.l, «Modalités de comptabilisation des quantités attribuées définies en application du paragraphe 4 de l'article 7 du Protocole de Kyoto », Annexe, point 14, FCCCIKP
/CMP/2005/8/
Add.2.
161
émissions sur le territoire national, avec la possibilité de vendre leurs droits d'émettre excédentaires sur le marché international, ou compensation du dépassement du budget carbone national par l'acquisition de droits d'émission. Bien qu'émergent, le marché du carbone se développe rapidement. Ceci résulte d'une anticipation à tous les niveaux d'intervention étatique de la mise en œuvre des dispositions internationales relatives aux mécanismes de flexibilité (applicables à partir de 2008, début de la première période d'engagement du Protocole). Le mécanisme pour un développement propre (MOP) est opérationnel depuis 2005, afin de stimuler le transfert de technologies dans les pays du Sud. Des projets de réduction des émissions peuvent également être enregistrés au titre de la mise en œuvre conjointe (MOC), afin d'obtenir des droits d'émettre de GES dès 2008. Des systèmes d'échange sont par ailleurs progressivement établis au niveau régional et national, afin de réglementer les émissions de GES générées par des agents économiques. La particularité des dispositions internationales relatives aux mécanismes de flexibilité tient à ce qu'elles peuvent s'appliquer aux agents économiques. Si le Protocole de Kyoto n'engage que des États, ces derniers peuvent autoriser des entités juridiques à participer à ces instruments sous leur responsabilité, et par conséquent à être des acteurs du marché du carbone. Des entités juridiques peuvent tout d'abord décider de limiter les émissions de GES de pays industrialisés ou de pays en développement ayant ratifié le Protocole de Kyoto, en finançant des activités de projet au titre de la MOC et du MOP. Des droits d'émettre valorisables sur le marché mondial du carbone leur sont délivrés à hauteur des émissions« évitées» grâce à leur projet. Les États peuvent ensuite établir leur propre système d'échange, afin de réglementer les émissions des agents économiques situés sur leur territoire. L'établissement de ces systèmes emporte création de marchés intérieurs du carbone. Il peut s'agir de systèmes d'échange de droits d'émission, à l'instar du système établi en 2005 à l'échelle de la Communauté européenne, en Norvège, en Islande, au Liechtenstein, et au Japon en 20065. Cet instrument devrait être mis en place en 2008 en Suisse, en 2010 en Australie et possiblement au Canada6. La mise en place en 2009 de deux systèmes régionaux est envisagée par des États fédérés des États-Unis, pays de l'annexe I qui n'a pas ratifié le Protocole de Kyoto? Il peut également s'agir de mécanismes de projet 5. Directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 2003 établissant un système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la directive 96/61/CE du Conseil, JOUE n° L 275, 25 oct. 2003, p.32 http://unfccc.
int/files/meetings/sem
inar/applicationlpdf/sem
yre
_
norway.pdf,
http://www. ieta. org/ieta/www/pages/index.php? IdSitePage= 962. 6. http://www. iea.org/Textbase/work/2002/emissions/summary/SWI1ZERL.pdj; http://www.parl.gc.ca/commonlbills _ls.asp? lang= F &ls=c30&source=library yrb&P arl= 39&Ses = I. L'Australie pourrait établir un NETS (National emissions trading scheme). 7. Après l'établissement en 2003 d'un programme expérimental en Amérique du Nord, le Chicago Climate Exchange (CCX), deux programmes d'échange devraient être établis: le RGGI (Regional Greenhouse Gas Initiative), qui regroupe les États de New York, Connecticut, Delaware, Maine, Massachussetts, New Hampshire, New Jersey, Rhode Island, Vermont, et le WCAI (Western
162
domestiques, établis en Nouvelle-Zélande en 2003 et en France en 20078. La logique de ces instruments, non prévus par le Protocole qui ne régit que la coopération entre ses parties, est similaire à celle des mécanismes de projet internationaux: création d'une incitation économique à la réduction des émissions de GES, mais sur le territoire national. La plupart des dispositifs d'échange régionaux et nationaux s'appliquent aux sources fixes d'émission de GES, et plus précisément aux entreprises fortement consommatrices d'énergie. Certains d'entre eux couvrent cependant les émissions des sources dites « diffuses» (transport, bâtiment, agriculture, gestion des déchets). Le système de droits d'émission échangeables est un instrument novateur de politique publique. Déjà instauré dans le cadre de certaines politiques environnementales9, cet instrument fondé sur l'intervention du marché tend à être privilégié dans le cadre de la lutte face au changement climatique. Il en résulte une harmonisation progressive de la régulation juridique des émissions de GES. Si les agents économiques sont plus favorables à cet instrument qu'à une réglementation ou une taxe, c'est essentiellement en raison de la liberté d'adaptation dont ils disposent face à la régulation juridique de leurs émissions. Flexibilité et marché, la magie des mots. . . Pour autant, le système de droits échangeables comporte une dimension interventionniste bien plus importante qu'il n'y parait à première vue. Il s'agit d'un instrument hybride de protection de l'environnement, qui allie intervention réglementaire et recours au marché. Sa mise en œuvre constitue une activité de police administrative. Elle consiste pour les autorités publiques à réglementer (I) et contrôler (II) la quantité d'émissions de GES générées par les acteurs qui relèvent de son champ d'application.
I. La réglementation des émissions de GES générées par les participants aux systèmes de droits échangeables L'établissement d'un système d'échange de droits d'émission de GES consiste pour les autorités publiques à fixer une limite chiffrée aux émissions générées par les acteurs qui relèvent de son champ d'application. Il permet de délimiter leur droit d'usage de l'atmosphère, pour des motifs d'intérêt général (préservation du système climatique). Contrairement à la réglementation « classique », telle que celle applicable en matière d'installations classées pour la Climate Action Initiative), qui regroupe les États de Californie, Washington, Arizona, Oregon, Nouveau Mexique, Colombie britannique. 8. http://www.mjè.govt.nz/issues/climate/policies-initiatives/projects/index.html; Décret n° 2006-622 du 29 mai 2006 pris pour l'application des articles L. 229-20 à L. 229-24 du Code de l'environnement et portant transposition de la directive 2004/1Ol/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 octobre 2004 modifiant la directive 2003/87/CE établissant un système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre dans la Communauté au titre des mécanismes de projet du protocole de Kyoto, JORF 30 mai 2006, précisé par l'arrêté du 2 mars 2007 pris pour l'application de ses articles 3 à 5, JO du 7 mars 2007, p. 4386. 9. Voir par ex. OCDE, « Implementing domestic tradeable permits. Recent developments and future challenges
», Paris, 2002.
163
protection de l'environnement, l'obligation juridique de maîtrise des émissions à laquelle sont soumis les participants à un système d'échange est flexible. Ceux dont les émissions sont supérieures à la quantité autorisée ne sont pas sanctionnés dès lors que leur excédent de pollution est compensé par l'achat de droits d'émettre auprès de ceux qui ont réduit leurs émissions au-delà de l'objectif qui leur est imparti. La possibilité de procéder à des échanges limite les coûts globaux encourus par le respect de la réglementation des émissions de GES. Elle crée par ailleurs une incitation économique à la réduction des émissions au-delà: de l'objectif fixé par les pouvoirs publics, de par la possibilité d'obtenir une rémunération par la vente de droits d'émettre sur le marché. Les émissions de GES peuvent être réglementées par deux sortes de dispositifs: un système de permis (A) ou un système de crédits (B). Tous deux obéissent à la même logique, en ce sens que la réglementation énoncée dans le cadre de ces instruments est flexible. Les modalités d'intervention juridique sont cependant sensiblement différentes.
A. La réglementation des émissions de GES par un système de permis Un système de permis d'émission de GES (cap and trade) repose sur le principe d'une organisation administrative de l'accès à l'atmosphère. Cette organisation prend la forme d'un contingentement des droits d'accès à cette ressource collective, matérialisés par des autorisations administratives d'émettre une tonne d'équivalent COZIO. La quantité de droits d'émettre mise en circulation sur le marché correspond à l'enveloppe globale de permis allouée par les autorités de régulation du système aux acteurs qui relèvent de son champ d'application. Cette valeur limite d'émissions est déclinée au niveau individuel en une obligation flexible en matière de limitation des émissions. Le respect de cette obligation consiste pour chacun des participants au système à restituer régulièrement des permis à hauteur de leurs émissions aux autorités en charge de leur allocation, indépendamment de la quantité disponible sur le marché. Les sanctions financières encourues en cas de non-respect de cette obligation juridiquement contraignante confèrent une valeur marchande aux permis échangeables. Les dispositions internationales relatives à l'échange de droits d'émission ne précisent pas les modalités de participation des entités juridiques à ce mécanisme. Les États disposent par conséquent d'une marge de manœuvre importante en termes de conception de leur système national, lors de l'intégration de ces dispositions dans les ordres juridiques internes. Ce sont eux qui définissent le champ d'application de leur système, les modalités de participation, le montant
JO. Voir par ex. S. GIULJ, Les « pennis d'émission négociables et la titrisation des autorisations administratives », Revue d'économie financière, n° 66, 2002: S. ROUSSEAUX, « Les quotas d'émission de gaz à effet de serre: une nouvelle catégorie de ressources rares », La Gazette du palais, n° 18-19,janv. 2006, p. 38-47.
164
de la dotation de permis d'émission, la méthode de leur répartition, ainsi que les sanctions en cas de restitution d'une quantité insuffisante de permis. Pour des raisons liées notamment au coût d'administration des politiques publiques nationales de lutte face au changement climatique reposant sur des systèmes d'échange de permis d'émission, ceux-ci s'appliquent principalement aux sources fixes d'émission de GES. Les systèmes établis dans le cadre de l'Espace économique européen, au Japon, prochainement en Suisse, aux ÉtatsUnis, et peut-être au Canada réglementent les émissions de CO2 générées par les entreprises fortement consommatrices d'énergie (installations de production d'électricité et de chaleur en particulier). Seuls les systèmes européens, australien et américain reposent sur une participation obligatoire. Cette modalité est préférable sur le plan environnemental, dans la mesure où elle évite le phénomène de « passagers clandestins» (free riders). Une fois les systèmes mis en place, leur champ d'application peut être étendu à d'autres GES ainsi qu'à d'autres activités économiques, à l'instar du système communautaire d'échange de quotas d'émission. Cet instrument est le socle de la stratégie européenne de lutte contre le changement climatique. Au cours de la période dite « d'apprentissage» (2005-2007), il couvre les installations de production d'électricité et de chaleur (dont la puissance est supérieure à 20 MW), les raffineries de pétrole, les cokeries, les installations de production de métaux, fonte, acier, ciment, chaux, verres, produits céramiques, pâte à papier, papier et carton. Dès 2008, début de la première période d'engagement du Protocole de Kyoto, les États membres peuvent réglementer dans le cadre de ce système les émissions d'agents économiques nationaux qui ne relèvent pas de son champ d'application, sous réserve d'approbation de la Commission européenne. À partir de 2012, troisième période de mise en œuvre du système, ce dernier pourrait s'étendre de manière harmonisée au niveau communautaire à d'autres secteurs d'activité économique (transports, industrie chimique, métallurgie de l'aluminium.. .)11. Quant aux émissions des agents économiques non couverts par cet instrument (PME, administrations, particuliers), elles peuvent être réglementées au niveau national par un système de permis, comme l'envisage le Royaume-UniI2. La contribution des participants aux systèmes de permis négociables à la réduction des émissions nationales de GES correspond à la différence entre leurs émissions générées au cours d'une année de référence et la dotation globale de permis qui leur est allouée par l'État. Ce dernier doit veiller à une déclinaison appropriée de l'obligation internationale qu'il a contractée au titre du Protocole 11. Commission européenne, Création d'un marché mondial du carbone. Rapport en vertu de l'article 30 de la directive 2003/87/CE (COM (2006) 676, 13 novo 2006). Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/87/CE afin d'intégrer les activités aériennes dans le système communautaire d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre [COM (2006) 818 final, 20 déco 2006]. 12. Le gouvernement a présenté en mars 2007 un projet de loi prévoyant l'établissement de systèmes d'échange domestiques: http://www.ojjicial-documents.gov. ukJdocumentlcm 70/7040/7040.pdj; http://www.defra.gov.ukJenvironmentlclimatechange/ukJindividual/pcalindex.htm.
165
de Kyoto sur les différents secteurs d'activité économique réglementés par ce traité, indépendamment des mesures qui leur sont applicables. Le cas échéant, il doit pallier les conséquences d'une réglementation insuffisante de leurs émissions, par l'achat de droits d'émettre sur le marché international. La dotation de permis allouée au cours de la première période d'engagement du Protocole de Kyoto est une partie du budget carbone national. Ce sont autant de permis qui ne sont pas destinés à couvrir les émissions des secteurs soumis à des politiques et mesures autres que le système d'échange. Comme dans le cadre de tout instrument de politique publique, les participants au système d'échange prennent part au processus de définition de leur obligation en matière de limitation des émissions. Cette implication est, en partie, à l'origine de l'efficacité environnementale limitée du système communautaire d'échange de quotas au cours de la période d'apprentissage, ainsi que du «krach boursier» survenu sur le marché européen du carbone en 200613. Les participants à un système de permis sont soumis à l'obligation de restituer des droits d'émettre à hauteur des émissions qu'ils ont générées. Une amende pour chaque permis manquant leur est infligée en cas de non-respect de cette obligation. La méthode de répartition individuelle (à titre gratuit ou onéreux) de l'enveloppe globale de permis est sans incidence sur le plan juridique. Mais elle a des conséquences économiques. La mise aux enchères présente l'avantage d'être plus simple, les États n'ayant qu'à déterminer la quantité globale de droits d'émettre à allouer. Elle favorise aussi l'application du principe pollueur-payeur. Il est cependant complexe sur le plan politique d'énoncer le principe du paiement du droit d'émettre des GES, lequel était gratuit jusqu'à présent puisque ces émissions ne faisaient l'objet d'aucune réglementation. Une approche progressive est ainsi retenue par l'Union européenne14.
B. La réglementation des émissions de GES par un système de crédits Un système de crédits négociables (baseline and credit) s'apparente davantage à une réglementation « classique ». Les acteurs relevant du champ d'application de cet instrument sont soumis à une obligation chiffrée en matière de limitation de leurs émissions de GES. Des crédits d'émission leur sont
13. L'allocation des quotas d'émission relève de la compétence des États membres, supervisés par la Commission européenne. Elle est définie dans le cadre de plans nationaux d'allocation des quotas (PNAQ), qui doivent être élaborés selon les critères énoncés par la directive 2003/87/CE. La publication en avril 2006 des émissions générées au cours de l'année 2005 a démontré que la dotation de quotas était trop importante. Conséquence d'un déséquilibre entre l'offre et la demande, le prix du quota sur le marché s'est effondré en quelques jours, passant de 30 à 13 euros. La dotation globale de quotas alloués dans le cadre des « PNAQ 2» élaborés pour la période 20082012 a par conséquent été réduite de 5,7 % à la demande de la Commission. 14. En vertu de l'article 10 de la directive 2003/87/CE préc., au moins 95 % des quotas sont alloués à titre gratuit au cours de la période 2005-2007 et au moins 90 % au cours de la période 2008-2012.
166
délivrés à hauteur des réductions réalisées au-delà de la limite fixée par les pouvoirs publics. Leur valorisation dépend de la conception des systèmes. Dans le cadre des systèmes de crédits établis aux États-Unis au titre de la lutte contre la pollution atmosphérique (réduction de la teneur en plomb de l'essence,
mise sur le marché de véhicules propres) 15, les objectifs à atteindre sont juridiquement contraignants. Cette réglementation est flexible. Elle est considérée comme respectée par ceux qui n'ont pas atteint l'objectif qui leur est imparti dès lors qu'ils compensent leur non-respect par l'achat de crédits auprès de ceux qui ont dépassé leur objectif. La situation est quelque peu différente s'agissant des systèmes établis dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Les mécanismes de projet établis au niveau international et national sont destinés à renforcer la flexibilité dont disposent les participants aux systèmes de permis (États et entités juridiques) pour se conformer à leur obligation de restitution de droits d'émettre à hauteur de leurs émissions. Le surplus d'émissions de ces acteurs peut être compensé par l'acquisition de permis auprès de ceux qui en détiennent en quantité excédentaire, ou de crédits obtenus par le financement de projets de réduction des émissions dans la «zone Kyoto» (pays indus-trialisés et en développement ayant ratifié le Protocole). L'établissement de liens entre les systèmes de permis et de crédits permet les échanges entre les participants à
différents instruments 16. Les dispositions internationales et nationales prévoient que la participation aux mécanismes de projet est volontaire. Elle a pour origine une décision d'investissement dans un projet de réduction des émissions de GES, motivée par des considérations économiques liées à l'obtention de crédits carbone. Les investisseurs s'engagent à réduire les émissions au-delà d'un niveau de référence, correspondant à l'évolution tendancielle des émissions générées lors du respect de la réglementation en vigueur. En d'autres termes, ils acceptent des
« contraintes supplémentaires»
17.
Le niveau de référence est validé par les
autorités de régulation des systèmes de crédits, ce qui lui confère la qualité de valeur minimale de réduction d'émissions. Il est déterminé selon une procédure réglementée au niveau international, pouvant être précisée au niveau national. L'objectif de réduction des émissions est librement défini par l'investisseur, puisqu'il dépend du projet proposé. Défini dans le cadre d'un accord volontaire, il est dépourvu de valeur juridique. La sanction de son non-respect est d'ordre économique: conséquences sur la quantité de crédits délivrés. Au cours de la période 2008-2012, toute activité de projet de réduction des émissions peut être réalisée au titre de la mise en œuvre conjointe. Il en va de même pour le mécanisme pour un développement propre, à l'exception des activités liées au nucléaire et à la prévention de la déforestation. Le champ 15. O. GODARD,« L'expérience américaine des permis négociables », Économie internationale, La revue du CEPII, n° 82, 2000, p. 13-43. 16. Voir infra. 17. L. Boy, « Les programmes d'étiquetage écologique en Europe », Revue internationale de droit économique, n° 1, p. 5-25.
167
d'application des mécanismes de projet domestiques couvre les émissions non réglementées par les systèmes nationaux d'échange de droits d'émission. Ces instruments sont ainsi un moyen de réglementer les émissions générées par les sources diffuses (transport, agriculture, bâtiment, gestion des déchets).
II. Le contrôle des émissions de GES générées par les participants aux systèmes de droits échangeables Les acteurs relevant du champ d'application de systèmes de droits échangeables sont soumis à une obligation de surveillance et de déclaration de leurs émissions de GES. La tenue d'une « comptabilité carbone» participe du contrôle du respect de leur obligation en matière de limitation des émissions. Elle détermine la quantité de droits d'émettre à restituer par les participants à un système de permis, ou à délivrer aux participants à un système de crédits. Les agents économiques surveillent eux-mêmes leurs émissions, selon une procédure réglementée au niveau international, et éventuellement précisée au niveau régional ou national (A). Ils doivent ensuite faire certifier leurs données d'émission, avant de les déclarer aux autorités de régulation des systèmesl8 (B).
A. La surveillance des émissions de GES L'intégrité environnementale des systèmes d'échange dépend essentiellement de la surveillance des émissions. En cas d'inexactitude ou de défaillance de cette dernière, des droits d'émettre correspondant à des réductions d'émission « fictives» pourraient être mis en circulation sur le marché. Les acteurs du marché du carbone doivent surveiller leurs émissions en ayant recours à des méthodologies agréées au niveau international ou national. Ces méthodologies sont des règles comptables. La surveillance des émissions des sources fixes est effectuée à partir de leurs données de production. Un « coefficient carbone» est affecté à ces données. La surveillance des émissions diffuses est plus complexe. Elle suppose en effet de comptabiliser les GES en provenance de sources multiples (émissions générées dans le secteur des transports, de l'agriculture, des bâtiments et de la gestion des déchets). Ces émissions sont générées en grande partie par les particuliers. C'est dans ce contexte qu'est formulée l'idée de délivrer une « carte carbone» aux citoyens 19. Cette carte enregistrerait la teneur en carbone de leurs achats de biens et de services (prestations de transport, électricité et chaleur des bâtiments, 18. Sur le dispositif institutionnel d'encadrement du marché du carbone, voir S. ROUSSEAUX,« La régulation du marché mondialisé du carbone» in R. ENCINASde MUNAGORRI(dir.) Expertise et gouvernance du changement climatique. Quelles contributions des sciences sociales? LGDJ, « Droit et société », à paraître. 19. Voir par exemple: http://www. novethicjr/novethiclsite/article/indexjsp? id= 95410; http://www.climater. org
168
produits de consommation.. .). Cet outil de comptabilisation des émissions est déjà utilisé dans le cadre des systèmes de carte d'épargne durable mis en place par certaines villes en Europe (Amsterdam, Rotterdam, GOteborg, OverpeltYo.
B. La déclaration des émissions de GES Le rapport de surveillance des émissions de GES doit être transmis auprès des autorités de régulation des systèmes d'échange. Ce «bilan carbone» est le support de la délivrance et de la restitution des droits d'émission. La périodicité de la déclaration varie selon les mécanismes. Elle est souvent annuelle. Le nonrespect de l'obligation de déclaration des données d'émission est sanctionné: suspension du droit de céder des permis sur le marché, ou de la procédure de délivrance des crédits. Les données d'émission doivent être certifiées par des organismes agréés par des autorités nationales ou supranationales avant d'être déclarées. Le rôle de ces organismes consiste à attester du respect des méthodologies de surveillance et de l'exactitude des données d'émission. Des corrections sont apportées à la déclaration des émissions lorsque des inexactitudes sont relevées. La déclaration des données d'émission certifiées est un préalable à des virements entre les « comptes carbone» des participants aux systèmes de droits échangeables, et ceux des autorités de régulation de ces systèmes. De cette comptabilité carbone dépendent les modalités d'intervention sur le marché: cession ou acquisition de droits d'émettre. Le système de droits échangeables est souvent décrié comme un mécanisme attribuant des «droits à polluer». Il s'agit au contraire d'un instrument qui permet de réglementer les émissions de GES, par la fixation d'une limite chiffrée aux rejets dans l'atmosphère. Les caractéristiques d'un système de droits échangeables se situent à « mi-chemin entre la police et le marché »21.Certes sa mise en œuvre repose sur un marché, et favorise la mise en place de bourses d'échanges destinées à favoriser la liquidité de ce dernier. Mais ces échanges sont destinés à respecter avec souplesse et à moindre coût des obligations juridiquement contraignantes en matière de limitation et de réduction des émissions de GES. Le système d'échange étant un instrument de protection de l'environnement, c'est l'objectif de réduction des émissions à atteindre par les acteurs du marché du carbone qui importe, et non les moyens de l'atteindre. Le marché du carbone est une mosaïque de marchés22. Parallèlement au marché international du carbone, constitué de trois marchés créés par la mise en œuvre des mécanismes de flexibilité établis par le Protocole de Kyoto, se développent des marchés intérieurs, créés par l'établissement de systèmes 20. La carte calcule la quantité de points d'épargne auxquels peuvent prétendre les participants volontaires à ces systèmes. Voir par ex. : http://www.nuspaarpas.nl/www_en/index.html. 21. M. A. HERMITTE, « La nature juridique des quotas de gaz à effet de serre. Une histoire intellectuelle» in lnst. André Tunc, Annales de la régulation, vol. 1,2006, LGDJ, p. 541-583. 22. W. BELL, J. DREXHAGE, « Climate change and the international market », IlSD, 2005, www.iisd.org.
169
d'échange au niveau régional ou national. L'établissement de ces systèmes résulte de l'intégration dans les ordres juridiques internes des dispositions internationales relatives aux mécanismes de flexibilité. Le marché du carbone se mondialise à mesure de la mise en œuvre du droit international. Les différents marchés d'échange de droits d'émettre des GES ont vocation à s'intégrer afin de former un marché globalisé. Leur intégration s'opère par l'établissement de liens entre les différents systèmes d'échange. La connexion entre les marchés intérieurs et internationaux du carbone renforce la flexibilité dont disposent les participants aux systèmes de permis afin de remplir leur obligation de restitution de droits d'émettre à hauteur de la quantité de GES qu'ils ont générée. Elle leur permet de se procurer des droits sur d'autres marchés que celui auquel ils ont accès. Les trois mécanismes internationaux de flexibilité sont reliés de droit23. La liaison entre les systèmes régionaux et nationaux, ainsi qu'entre ces derniers et les systèmes internationaux, relève de la souveraineté des États. Si la liaison entre les systèmes domestiques semble aller de soi lorsqu'ils sont établis par un même État, il en va autrement s'agissant des systèmes établis par différents États. La liaison entre eux prend la forme d'accords de reconnaissance mutuelle des droits d'émission mis en circulation et échangés sur des marchés intérieurs. Elle permet une conversion des droits d'émettre émis sur différents marchés, ainsi qu'une réduction de leur valeur du fait de l'élargissement des opportunités de réduction des émissions. Elle contribue également à atténuer les problèmes de compétitivité pouvant résulter de la régulation juridique des émissions de GES générées par des secteurs confrontés à la concurrence internationale24. La connexion entre des marchés intérieurs a été réalisée pour la première fois dans le cadre de l'Espace économique européen en octobre 2007, par une liaison entre les systèmes établis par la Communauté européenne, la Norvège, l'Islande et le Liechtenstein. La liaison entre les systèmes dépend non seulement de la volonté des États, mais aussi et surtout des modalités de leur mise en œuvre. L'harmonisation des systèmes facilite leur liaison25. C'est dans ce contexte que s'inscrit l'ICAP (International Carbon Action Partnership), lancé à Lisbonne le 29 octobre 200726. La Communauté européenne dispose d'un avantage stratégique en termes de concurrence réglementaire: le marché européen du carbone constitue le noyau du futur marché international sur lequel interviennent des entités juridiques, en raison de la date de création et de la taille du système communautaire d'échange de quotas d'émission.
23. Les droits d'émettre délivrés au titre des deux mécanismes de projet peuvent être échangés au titre du mécanisme d'échange de droits d'émission (Décision Il/CMP.l, Modalités, règles et lignes directrices applicables à l'échange de droits d'émission prévu à l'article 17 du Protocole de Kyoto, Annexe, point 2, FCCCIKP/CMP/2005/8/Add.2) 24. OCDE/AIE, « Act locally, trade globally», Paris, 2005, p. 123-127. 25. E. HAlTES, « Mechanisms, linkages and the direction of the future climate regime» in F. Yamin (ed), Climate change and carbon markets. A handbook of emissions reduction mechanisms, Earthscan, 2005, p. 321-349. 26. http://www.icapcarbonaction.com
170
La liaison entre les systèmes nationaux ou régionaux et les deux mécanismes de projet internationaux (MaC et MDP) facilite le respect des obligations énoncées aux agents économiques, de par la possibilité d'importer des « crédits Kyoto» dans les marchés intérieurs du carbone. Elle peut cependant les dissuader de réduire leurs propres émissions. C'est la raison pour laquelle des limites peuvent être fixées à l'importation des crédits internationaux, option retenue par l'Union européenne au cours des deux premières périodes de mise en œuvre du système d'échange de quotas27. La liaison entre les systèmes nationaux ou régionaux et le système intergouvernemental de permis d'émission vise, enfin, à comptabiliser au nom des États les échanges internationaux de droit d'émettre réalisés par les entités juridiques dont le compte carbone est ouvert dans leur registre mis en place en application du Protocole de Kyoto. Les entités juridiques participent en effet en leur nom, mais sous la responsabilité de l'État dont elles relèvent, aux mécanismes de flexibilité. Le marché du carbone est un marché spécifique. Non seulement parce qu'il représente un moyen d'atteindre plus facilement un objectif de protection du système climatique. Mais aussi parce que « l'unité carbone », objet des échanges sur le marché, remplit les trois fonctions d'une monnaie. Cette unité est tout d'abord un instrument d'évaluation: elle permet de mesurer et d'exprimer en équivalent CO2 les émissions de six GES, générées par des secteurs d'activité économique diversifiés ou absorbées par la biosphère terrestre. Elle permet ensuite d'éteindre une « dette d'émission »28, c'est-à-dire une obligation de nondépassement d'un contingent modulable de droits d'émettre des GES. Cette dette s'annule par le virement de droits sur des comptes ouverts dans les registres, lesquels s'apparentent à des « banques du carbone ». L'unité carbone peut enfin être thésaurisée. Bien que leur validité soit limitée à la période d'engagement pour laquelle ils sont délivrés, les droits d'émettre non utilisés pour couvrir des rejets de GES peuvent être reportés et ajoutés au budget carbone alloué pour la période suivante. Malgré les incertitudes sur le contenu du futur régime international de lutte face au changement climatique, le marché du carbone devrait être maintenu voire étendu après l'expiration du Protocole de Kyoto29. Le développement de la « finance carbone» devrait assurément se poursuivre. 27. Directive 204/10l/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 octobre 2004 modifiant la directive 2003/87/CE établissant un système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre dans la Communauté au titre des mécanismes de projet du Protocole de Kyoto, JOUE n° L 338, 13 novo 2004, p. 18. 28. M.-A. HERMITTE, « La nature juridique des quotas de gaz à effet de serre. Une histoire intellectuelle », op. cil., p. 551. 29. Après que les membres du G8 se soient prononcés en faveur des mécanismes de marché lors du Sommet de Gleneagles tenu en juillet 2005, la première Réunion des parties au Protocole de Kyoto réunie à Montréal en décembre 2005 a assuré de l'absence d'interruption entre la première et la seconde période d'engagement. (Décision l/CMP.1, Étude au titre du paragraphe 9 de l'article 3 du Protocole de Kyoto des engagements des parties visées à l'annexe 1 de la Convention pour les périodes suivantes, point 4, FCCC/KP/CMP/2005/8/Add.l). La Conférence des parties à la Convention climat réunie à Bali en décembre 2007 a par ailleurs envisagé d'inclure la déforestation et la dégradation des forêts évitées dans le régime « post 2012» (Décision l/CP.13, Plan d'action de Bali, point 1, b, iii).
171
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA MAÎTRISE DES POLLUTIONS
Pour la création d'un dispositif équitable de crédits limitatifs de pollution sur la consommation des ménages' Gérald
ORANGE
*
Ce texte vise à exposer une solution opérationnelle qui pourrait être mise en œuvre rapidement par les pouvoirs publics afin de répondre de manière efficace à l'impératif du développement durable. Notre réflexion est née de l'étude des politiques environnementales dans le monde et d'un retour sur les fondements de l'économie et du management publics. Le dispositif proposé devrait permettre de dépasser un constat, à la suite des déclarations de certains milieux institutionnels du patronat, qui tentent de justifier l'attentisme dans la mise en œuvre des permis d'émission2 résultant des accords de Kyoto. Pour ces porte-parole, il serait prématuré que les pays du Nord mettent en place le dispositif de réduction des émissions de gaz à effet de serre si l'assurance n'était pas obtenue de la part des pays du Sud développés qu'ils feraient de même eu égard à leur taux de croissance élevé. Un autre des arguments récurrents dans ces milieux est qu'il ne faudrait pas que les seules entreprises supportent le poids de la réduction de la production de ces gaz alors que l'émission par les ménages, particulièrement avec le transport automobile et le chauffage, est supérieure à celle des entreprises 3.
*
Nimec-IAE. Université de Rouen
1. Cet article doit beaucoup à la complicité intellectuelle de l'auteur, depuis de nombreuses années, avec Robert Le Duff, professeur émérite à l'université de Caen. Les remerciements vont également pour leurs remarques et leurs suggestions à mes collègues Eric Allix-Desfautaux, Olivier Beaumais, Patrice Macqueron, Eric Vatteville, ainsi qu'à Bernard Ameil, Jean-Pierre Girod, Eddy Poitrat et Jean-Pierre Testenoire. 2. Le vocabulaire a évolué. Les expressions permis de pollution ou droits de polluer paraissaient trop crues; elles furent remplacées par crédits, quotas ou titres d'émission. Les mots permis et droits semblaient bafouer le principe pollueur-payeur. Le terme émission renvoie aux accords de Kyoto sur la réduction des émissions des gaz à effet de serre, une pollution particulière aux enjeux planétaires. C'est pourquoi, dans ce texte, nous utilisons les expressions crédits ou quotas de pollution. 3. Les sources des émissions de gaz à effet de serre ne proviendraient que pour le tiers des entreprises.
Nous avons eu le souci de concevoir un dispositif qui permette d'utiliser la vertu essentielle du marché, considéré comme un moyen d'échange pacifique et de rapprochement entre les peuples et les hommes dans une vaste « réciprocité générale », selon l'expression de Marcel Mauss. En ces temps de discrédit d'une approche forcément libérale du marché dans la tradition d'Adam Smith, père pourtant des concepts de sympathie et de bienveillance, il n'est pas inutile de rappeler la position de Fernand Braudel qui distinguait soigneusement le marché et le capitalisme: le marché impliquait toutes les institutions capables de rapprocher les hommes; le capitalisme, la volonté constante de ceux qui avaient le pouvoir ou le capital d'instaurer leur monopole, à l'inverse de l'égalité que serait censé instaurer un marché libre entre des citoyens égaux. Or le marché est un formidable moteur d'accroissement des richesses et des nuisances aussi bien collectives que privées. Le phénomène de mondialisation est ambivalent et on peut y voir tout autant l'asservissement des peuples et l'enrichissement de quelques personnes que le développement d'une relation harmonieuse au bénéfice du plus grand nombre. Ulrich Beck va plus loin puisqu'il mise sur une nouvelle conscience mondialisée d'une société plus efficace dans le recours collectif au boycott de certains produits des multinationales, afin de contraindre celles-ci à respecter des engagements sociaux et environnementaux (Beck, 2002). Mais le marché a besoin d'être régulé; or seul l'État ou des instances supranationales peuvent imposer, en accord avec les institutions professionnelles, des normes environnementales à la fois contraignantes et incitatives. Dans ce cadre, le dispositif imaginé consiste à accorder à chaque ménage, d'une manière égalitaire relativement à sa taille, un quota monétaire de consommation polluante afin qu'il soit fortement incité à réduire ses dépenses, celles qui sont source de pollution exclusivement et que, par un effet revenu vertueux, il les reporte sur d'autres consommations. À défaut, certains ménages seront contraints d'acheter des droits in fine auprès de ceux qui n'auront pas épuisé leurs crédits. Du fait que ces quotas portent sur la consommation, toutes les activités professionnelles resteront hors du champ direct d'application du dispositif4. Le choix d'un crédit monétaire est crucial car sa comptabilisation facilitera la mise en œuvre du volet social du dispositif. Les ménages fortement consommateurs - généralement plus riches5 - seront enclins à réduire dans la mesure du possible leur achat de biens générant des nuisances écologiques ou à leur substituer des produits moins polluants afin de ne pas trop dépasser leur crédit. Cependant, ils n'y parviendront que partiellement et devront acheter le crédit manquant à leur banque. À l'inverse, les ménages restreignant leur consommation de biens, par nécessité s'ils sont moins riches, ou par choix s'ils s'intéressent à la protection de l'environnement, n'utiliseront pas la totalité de 4. Toutefois, il serait possible d'y faire entrer facultativement les commerçants, les artisans et les professions libérales sur la base de leur consommation intermédiaire si leurs organismes professionnels le souhaitaient. 5. Les termes riches et pauvres sont pris ici pour simplifier la présentation.
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leurs crédits qu'ils pourront revendre, réalisant ainsi un gain financier. Cet aspect constituerait de surcroît un soutien réel à la consommation, en raison d'une propension à consommer plus ou moins décroissante en fonction du revenu. Une fois le dispositif généralisé à toute consommation source de nuisance quelle qu'elle soit, on inaugurerait une politique relevant explicitement du développement durable, avec ses trois dimensions: l'incitation économique à consommer des écoproduits, donc à les produire en plus grande quantité grâce à des éco-innovations et au recours à des technologies propres; la préoccupation sociale au travers d'un mécanisme vertueux de redistribution de revenus vers les ménages faiblement consommateurs de biens polluants et donc en moyenne les moins riches; la protection de l'environnement par une réduction drastique des dommages écologiques. La communauté internationale pourrait alors tenter de faire respecter ses objectifs ambitieux maintes fois réitérés6. Au moment de la rédaction de cet article, l'État français sortait les premiers décrets de la loi POPE (Loi de programme fixant les orientations de politique énergétique) du 13 juillet 2005 mettant en place, à compter du 1erjuillet 2006, le système des certificats d'économies d'énergie (CEE) à l'instar de la GrandeBretagne et de l'Italie. Le principe est fondé sur l'obligation faite aux vendeurs d'énergie - au premier chef, EDF, GDF et les pétroliers - de proposer à leurs clients l'achat d'équipements performants sur des bases forfaitaires et de leur fournir en échange des certificats monnayables sur le marché et dont le montant dépend des économies d'énergie potentielles, actualisées sur la durée de vie de l'équipement. Notre proposition nous semble complémentaire de ce système innovant. En effet, les CEE s'adressent principalement aux personnes morales, alors que le dispositif proposé dans cet article ne vise que les ménages, et ne concerne que les consommations d'énergie et non l'ensemble des consommations. Cet article présentera dans un premier temps le dispositif d'un point de vue technique. Dans un second temps, les fondements théoriques et les conséquences seront largement analysés au travers des champs disciplinaires voisins.
1. Description et simulation du crédit limitatif de pollution applicable à la consommation des ménages Une présentation succincte du dispositif précédera l'étude des éléments variés de sa construction. L'idée première consiste à imaginer que tous les ménages se voient allouer annuellement, en fonction de leur taille7, un quota unique de crédits limitatifs de consommation des biens sources de pollutions. Ce montant
6. Protocole de Kyoto, adopté en 1997, sur la réduction des gaz à effet de serre de 8 % pour l'Union européenne (à 15) d'ici 2010 par rapport au niveau d'émission de 1990 ou Objectifs du millénaire pour le développement, signés en 2000 sous l'égide des Nations unies par 189 pays qui prévoient de réduire de moitié le nombre des personnes victimes de la pauvreté d'ici à 2015. 7. Le calcul se ferait selon les pondérations de la taille des ménages de l'Insee: I unité de consommation pour la première personne; 0,5 chacune pour les suivantes sauf s'i! s'agit d'enfants de moins de 14 ans, qui comptent pour 0,3 chacun.
175
de crédit serait enregistré sur un compte bancaire libellé dans une nouvelle unité
de compte
-
l'éco8 - qui serait parallèle au compte courant en euros et
fonctionnerait de la même façon9. À chaque achat d'un bien polluant, quelles que soient les modalités de paiement - espèces, chèque ou carte bancaire - une somme serait déduite du crédit limitatif de son titulaire. Dès que le montant de son crédit limitatif alloué serait dépassé, le ménage devrait en acheter un nouveau à sa banque au taux convenu de un euro pour un éco, comme pour un crédit ordinaire. Lors du bilan annuel de tous les comptes de crédit de pollution, les ménages titulaires d'un compte excédentaire, donc faiblement consommateurs de biens polluants, bénéficieraient d'un transfert financier égal au montant de cet excédentIO. Le compte en écos fonctionnerait comme un compte d'épargne à rebours: l'objectif serait que les citoyens réduisent leur consommation de produits polluants, d'une façon ou d'une autre, par limitation mais surtout par substitution, afin de ne pas épuiser leur quota et pour dégager, si possible, un excédentll. Pour centraliser ces informations, il conviendrait de faire appel au réseau bancaire. Pratiquement, pour enregistrer la consommation de son crédit, chaque ménage se verrait attribuer une carte à puce capable de le relier au réseau bancaire à l'occasion de ses achats. Chaque agence bancaire tiendrait ainsi deux comptes: le compte bancaire traditionnel et un compte joint décomptant les consommations du client sur son crédit alloué en écos. Pour simplifier toutefois, les achats réalisés avec une carte bancaire devraient permettre d'effectuer directement un double débit en euros et en écos sur les comptes de leur titulaire, et ne nécessiteraient pas l'usage de cette carte spécifique qui serait réservée aux achats par chèque ou en espèces
12.
L'intervention des banques est un avantage pour la suite du processus. Car, lorsque qu'un consommateur aura dépassé son quota, il sera dans l'obligation d'acheter des crédits de pollution à sa banque, qui lui en fera l'avance au prix de un euro pour un éco. À échéance régulière, au plus l'année civile, tous les comptes de crédits libellés en écos devront être soldés: les détenteurs d'un 8. Le choix du tenne éco pour désigner l'unité monétaire de ce dispositif se justifie par le suffixe éco du mot écologie ou du mot économie dans ses deux sens, mais aussi parce que sa racine grecque oikos signifie maison, siège des décisions de la consommation des familles. 9. Les personnes non titulaires d'un compte en banque - SDF, clandestins ou autres - ne pourraient pas bénéficier de ce dispositif. Mais une loi récente obligerait les banques à ouvrir un compte aux personnes sans ressources. 10. On verra toutefois plus loin qu'il sera nécessaire ex post de déroger à cette parité « 1 euro = 1 éco». Il. La période d'un an est retenue dans cet exposé mais rien n'empêche de choisir une période de liquidation intra annuelle. Cependant, la consommation des ménages présentant un caractère saisonnier, il semble plus sage de miser sur un comportement vertueux sur une année pleine. Les personnes à très faibles revenus ou privées de leur liberté de consommation, par exemple parce qu'elles séjournent en maison de retraite, pourraient toucher leur crédit non dépensé tous les trimestres. 12. Le porte-monnaie électronique pourrait être aussi adapté pour le fonctionnement de ce dispositif.
176
excédent le revendront à la banque, qui se remboursera ainsi des avances faites au cours de l'année à ses clients débiteurs en écos. La banque aura donc bénéficié d'une avance de trésorerie et pourra prendre une commission à un taux fixé par l'ÉtatI3. On pourrait imaginer cependant un système ayant recours à un marché par l'intermédiaire d'une bourse spécialisée, à l'instar du marché carbone mis en place pour l'échange des permis d'émission dans le cadre du protocole de Kyoto, à l'usage de certaines entreprises. Toutefois, le souci d'utiliser le même outil pour l'ensemble des consommations polluantes rend ce recours difficilement praticable et finalement inutile. De plus, il serait contestable que des personnes puissent spéculer sur des valeurs reposant surtout sur un engagement citoyen
grâce à une incitation aux effets vertueux 14. Enfin, si le dispositif proposé a vocation à devenir l'un des éléments de la politique de l'État ou de l'Union européenne en matière d'environnement et de lutte contre la pauvreté, il ne peut être mis dans les rets des marchés financiers. La description du montage du dispositif se fera en quatre étapes. On envisagera d'abord un seul bien, le carburant consommé par les ménages, puisqu'il s'agit d'une pollution majeure à la source des émissions de gaz à effet de serre (A). Puis, on étendra le dispositif d'abord aux biens énergétiques et à l'eau (B), ensuite à l'ensemble des produits courants également source de pollution (C). L'ampleur de la redistribution monétaire fera enfin l'objet d'une simulation pour la France sur les chiffres Insee de la consommation des ménages en 200215 (D).
A. Calcul du crédit de carburant et simulation de la redistribution La construction du dispositif se ferait en trois temps. Le premier consiste à déterminer la quantité moyenne de consommation du carburant des ménages afin que le montant du crédit calculé ne soit pas affecté par les variations de prix à la pompe. Ensuite, l'État fixerait au départ un pourcentage de réduction de ce volume de consommation - par exemple 3 % pour l'année. Enfin, on attribuerait sur cette base à chaque ménage un quota égalitaire en crédit de pollution en fonction de sa taille en valorisant cette quantité par un prix en écos.
13. Il serait possible de concevoir une valeur de l'éco libellé en euros plus élevée à l'achat et
inversement lors de la redistribution des crédits excédentaires -
équivalente à une
vente - afin de rémunérer le service du système bancaire et de couvrir ses coûts supplémentaires de tenue du compte en écos. 14. C'est pourtant la solution envisagée en Grande-Bretagne. Le secrétaire d'État à l'Environnement a proposé à la Chambre des communes le 19 juillet dernier d'instaurer un système d'échange de permis d'émissions de carbone pour les particuliers. Un même volume annuel de crédit carbone serait alloué aux 48 millions de Britanniques âgés de plus de 16 ans. Chaque achat de pétrole, de gaz, d'électricité et de billets d'avion nécessiterait un certain nombre de crédits carbone qui seraient comptabilisés sur des cartes bancaires individuelles. La note de veille n° 22, lundi 31 juillet 2006, Centre d'analyse stratégique: www.strategie.gouv.fr. Voir également le Journal de l'environnement du 21 août 2006. 15. Cette base de données de l'Insee, éditée en 2004, est disponible sur CD-Rom.
177
Déterminer, en cas de dépassement de consommation ou de crédit inutilisé, le prix d'achat ou de vente des quotas de carburant est une question cruciale. Ce prix est logiquement lié au coût moyen d'achat d'un véhicule capable de réduire l'émission de gaz. De même, dans le cadre des marchés de quotas d'émission, une entreprise qui devrait acheter des droits y renoncera dès que leur prix d'achat dépassera le coût de l'équipement capable d'éliminer le volume de pollution que l'achat de ces mêmes droits l'autoriserait à produire. On peut appliquer le même raisonnement et calculer la valeur d'un litre de carburant économisé grâce à l'achat d'un véhicule propre et se demander comment réagiraient les personnes dont la consommation excéderait le quota alloué. La première réaction des consommateurs serait de réduire leurs déplacements motorisés16 puis, sans doute, d'envisager l'achat d'un véhicule moins polluant. Le prix marginal serait alors déterminé par le coût du litre de carburant, compte tenu de l'économie annuelle réalisée par cet achat et calculée sur la distance moyenne parcourue par un véhicule pendant sa durée de vie (voir calcul en annexe 2). Le calcul proposé dans le tableau 1 s'inspire à la fois des données des professionnels de l'automobile et de l'Insee pour évaluer l'effet redistributif sur les ménages classés par décile selon leur revenu disponible. En prenant en considération la dépense de carburant dans la consommation du ménage moyen de chaque décile, le tableau fournit la compensation financière qui lui serait versée ou, à l'inverse, qu'il devrait acquitterl1. Ainsi, selon nos estimationsl8, sur deux exemples très opposés, le ménage qui n'a pas de véhicule recevra 951 euros par an et celui qui parcourrait 25 000 km devrait consommer 1 500 euros de crédits supplémentaires.
] 6. Faut-il rappeler les nombreuses alternatives au déplacement dans sa propre voiture: marche à pied, vélo, transports en commun, covoiturage, regroupement des déplacements? ] 7. Un ménage moyen parcourt en automobile environ] 0 000 km par an. La distance moyenne parcourue par un véhicule est d'environ 15000 km par an. La différence s'explique en grande partie par la présence dans les statistiques de l'Insee de ménages qui ne possèdent pas de véhicule. ]8. Quelques simplifications ont été retenues, en particulier aucune distinction n'est faite entre les carburants: nous avons retenu le prix moyen (2002) de l'essence, du gazole et du GPL pondéré par leur consommation respective.
178
Tableau 1 Calcul du coût d'échange des quotas sur le carburant
Coût/gain d'opportunité du litre économisé Crédit moyen attribué ex ante en écos :
(1) Dédies
(2)
=
1/100km
9 35% 1,15
Consommation moyenne: Économie sur consonunation : Prix moyen pondéré du carburant (essence, gazole, GPL) :
eurosli
0,95 écos (6)
856 (5)
éco
(3)
(4)
Conso..
Conso..
Conso..
Solde
Versé
Reçu
en euros
en litres
en écos
en écos
en euros
en euros
(7)
I"
555
483
460
396
396
2'
623
541
516
340
340
3'
837
728
693
162
162
4'
957
833
793
63
5'
1058
no
877
-21
6'
1094
951
906
-50
50
7'
1289
1121
1067
-211
211
1259 1336 1324 033
1095 1162 1151 899
1043 1107 1097 856
-187 -25\ -241 0
187 251 241 961
8' 9' 10' Movenne I
63 21
961
(2) (3) (4) (5)
Consommations moyenne" par décile, Consommation en euros divisée par le prix moyen pondéré, Consommation en litres x prix en écos, Crédit moyen en écos, - consommation Source: Consommation des ménages en 2002 - Imee,
On ne pourrait pas raisonner uniquement en fonction des ménages propriétaires d'un véhicule car ceux qui y renoncent, volontairement ou par contrainte budgétaire, ne bénéficieraient d'aucun transfert au titre de leur nonconsommation. De plus, il faudrait tenir compte du fait qu'un ménage peut être propriétaire de véhicule de manière intermittente. Le crédit alloué serait le même quel que soit le nombre de véhicules possédés puisque, à ce niveau de l'exposé, le crédit concédé n'est lié qu'à la consommation de carburant. Mais le carburant pris comme exemple n'est pas la seule consommation polluante. C'est pourquoi le dispositif proposé est appliqué à tous les produits énergétiques.
B. Les biens énergétiques et l'eau Bien entendu, il n'est pas possible de multiplier démesurément les comptes et les cartes à puce qu'un individu devrait avoir sur lui pour enregistrer les diverses consommations de son crédit. C'est pourquoi nous proposons de construire un crédit global que tout achat source de nuisance consommerait. Dans l'immédiat, nous ajouterons au carburant les autres sources énergétiques telles que l'électricité, le gaz, le fioul, le charbon et le boisl9. La consommation de l'eau
19. Le bois de chauffage provient soit d'une production domestique, soit d'une exploitation forestière qui pratique le reboisement et qui pourrait échapper à ce titre au dispositif. Le bilan carbone de ce matériau est jugé neutre. 179
sera traitée à part. Le calcul des prix marginaux de la solution alternative est décrit dans l'annexe 2 en appliquant le même principe que pour le carburant. Le tableau 2 contient toute l'information concernant le calcul du crédit de pollution en écos des produits énergétiques. Le régulateur ~ l'État ~ peut moduler l'importance du crédit alloué aux ménages de manière égalitaire en jouant sur le taux de réduction souhaité pour l'année20. Bien évidemment, plus le taux de réduction sera important, plus faible sera le crédit en écos et plus les gros consommateurs devront restreindre leur consommation polluante pour éviter d'être contraints d'acheter un crédit supplémentaire. De même, si les petits consommateurs veulent bénéficier d'une redistribution importante, ils devront eux aussi produire les mêmes efforts, certes sur un volume de consommation plus faible. Toutefois, chacun est sur un pied d'égalité, sur ce plan, puisque la valeur des crédits reçus ou achetés est strictement proportionnelle à la consommation polluante réduite ou évitée, donc à l'effort consenti. En ce sens, le dispositif, basé au départ sur une distribution de crédits égalitaire à tous les ménages, devient équitable puisque la redistribution reposera sur les efforts de chacun pour limiter sa consommation polluante. Tableau 2 Sources énergétiques et eau: prix et crédits en éCQS Sources énergétiques hors carburants Électricité Combustibles liquides (I)
Cons. Unité Prix en (u) moyen euros 462 kWh 0,078
Cons.
Coeff.
Crédits
Prix
Crédits
en (u)
réduc. 0,0% 0,0%
en voL 5 923 487
eu écos 0,39
en écos 2338
0,17
81
5923 487
302
litre
0,620 0,078 0,055
3269
0,0%
3269
0,39
I 273
0,0%
I 273
/,20
I 290 I 527
0,055
I 164
I 164 I
I 396
I3
0,0% 0,0%
/,20
48
0,17
02
0,75
6634
Gaz et électricité
indissociables
255
kWh
Gaz de ville et gaz naturel Hydrocarbures liquéfiés (2)
70
m'
64
Combustibles solides (3)
64
m' stère
Totaux
1 217
(/ )jùel, divers (2) butane, propane :3 charbon, bais
Eau
20. Pour simplifier l'exposé et la compréhension des tableaux, les cœfficients de réduction sont ici tous nuls.
180
C. Les produits courants Les industriels de l'énergie et de l'eau risqueraient de faire valoir l'injustice d'une lutte contre la pollution à la carte si le dispositif ne se limitait qu'à ces ressources. De plus, certains ménages sont peut-être de gros consommateurs de carburant, d'énergie ou d'eau mais parmi eux certains ont le souci de choisir dans leurs achats quotidiens les produits les plus respectueux de l'environnement. Or ils seraient pénalisés malgré leur pratique pourtant bénéfique pour la collectivité. La compensation doit donc pouvoir jouer sur tout type de pollution occasionnée par la consommation afin que les mesures prises soient le plus équitable possible. La solution proposée pour les produits ordinaires est plus simple car on ne peut pas fixer pour tout ce qui est proposé à la vente un montant de crédit calculé à partir du prix de l'achat alternatifle moins polluant. La démarche est différente mais elle permet de calculer un montant de crédit en écos qui peut alors se cumuler avec les crédits sur le volume des consommations énergétiques et de l'eau. Nous proposons les étapes suivantes pour l'application du dispositif sur les produits courants. 1. On établira une liste de produits génériques qui échappent au dispositif soit parce qu'ils sont quasiment non polluants - groupe A -, soit en raison du contexte particulier de leur vente - groupe B -, soit parce que le consommateur n'a pas le choix d'un autre produit présentant une moindre nuisance - groupe C. - Le groupe A réunirait les produits intrinsèquement non polluants liés à l'éducation (services, livres scolaires...) et à la santé (médicaments, matériels...), aux services à la personne, aux services de restauration et d'hôtellerie... Nous y ajoutons les alcools et le tabac dont la taxation est déjà très forte; pour ces derniers produits, les achats frontaliers et la fraude n'ont pas besoin d'être encouragés davantage. - Le groupe B serait constitué des produits d'alimentation vendus en vrac dans des sacs en papier sur les marchés ou dans les commerces, des biens d'occasion21, des produits biologiques ou issus du commerce équitable, des produits faisant l'objet d'une vente directe du producteur au consommateur comme la vente à la ferme ainsi que de tous les petits achats, de moins de 10 euros par exemple, pour lesquels la carte à puce pourrait ne pas être exigée au moment du paiement. - Quant au groupe C, il rassemblerait les biens ou les services polluants qui ne peuvent avoir de solution alternative pour le consommateur, comme les médicaments et le matériel médical ou les transports en commun quelle que soit l'énergie utilisée.
21. Un article d'occasion a été vendu neuf dans un premier temps; il a donc déjà consommé un crédit en écos ; mais il peut avoir été acheté avant la mise en place du dispositif. Par principe, un crédit ne peut être de nouveau consommé puisqu'il évite momentanément un achat neuf. Les bourses d'échanges par Internet pourraient être ainsi relancées.
181
2. Pour tous les autres produits - le groupe D -, il serait établi une notation écoproduit, de 0 à 10, allant de la pollution la moins importante à la plus forte22. Les produits de la liste précédente recevraient la note O. De 1 à 9, la notation suivrait des critères équilibrés: - pour la production: recours à des technologies propres et à des composants recyclables ; -
pour la distribution: conditionnement recyclable, production proche
limitant le transport, choix de mode de transport les moins polluants; - pour l'usage: moindre consommation d'énergie et d'eau, durée de vie plus longue, recours à des pièces interchangeables et facilité de réparation; et pour le recyclage en fin de vie: existence d'un système de récupération, recyclage et traitement des résidus. En France, des institutions de certification habilitées ont l'autorisation légale de délivrer des labels écoproduits. Après l'établissement d'une charte, chacune dans
son
domaine
-
produits
alimentaires
ou non
-
pourrait
établir
cette
nomenclature et y appliquer une notation. La loi obligerait chaque fabricant à mentionner la note de manière très visible sur l'emballage. L'entreprise qui, au bout d'un délai fixé, n'aurait pas procédé à cette notation, verrait ses produits recevoir la note maximale 10. La note I serait la meilleure. Les produits écartés de la notation auraient la note 0 mais il serait difficile de l'indiquer systématiquement. 3. Les pouvoirs publics fixeraient, pour un an, deux notes écologiques moyennes, dites notes de référence, pour tous les achats des consommateurs, en distinguant les produits alimentaires des produits non alimentaires23. Plus cette note serait basse, plus l'effort à consentir pour réduire la pollution serait important mais moins le crédit en écos serait entamé. Pour l'année de démarrage, on ne connaîtra pas encore la note réelle moyenne pondérée des produits consommés. Nous supposerons qu'elle sera égale à 8 pour les deux grandes catégories de produit, ce qui constitue une hypothèse assez négative sur la qualité écologique moyenne des produits. L'objectif pourrait être de passer en un an, par exemple de 8 à 7. De ces deux notes de référence dépendra le montant du crédit alloué à chaque ménage, selon leur taille (tableau 3).
22. Cette échelle donne une note écologique qui croît... avec la pollution. Cette notation inversée est nécessaire pour simplifier le calcul du crédit en écos basé directement sur une proportionnalité. 23. Il semble difficile de ne fixer qu'une seule note car le contenu polluant des biens alimentaires peut être réduit sans doute plus rapidement que celui des produits industriels. D'ailleurs le système des notes de référence pourrait concerner autant de catégories de produit qu'on le souhaite mais un souci de simplification conduit à n'en retenir que deux.
182
Tableau 3 Calcul du crédit moyen alloué à chaque ménage
Note de référence :
8
(ou objectif. de réduction de
pollution)
Produits
Exif{encefaible
7
6
moyenne
forte
Conso..
Note
Crédits
Crédits
Crédits
en euros
aetueIle 8,0 8,0
en éeos
en éeos
en éeos
Alimentaire
2842
Non alimentaire
6471
Totaux
9313
2842 6471
2487 5662
2132 4853
9313
8149
6984
Source: Consommation des ménages en 2002, Insee La note actuelle est une hypothèse sur la qualité écologique moyenne des produits. Le degré d'exigence - ou note de référence - devrait donc se situer légèrement en dessous de cette valeur.
Le calcul du crédit alloué à tous les ménages se fonde lui aussi sur les dépenses moyennes connues par l'enquête réalisée par l'Insee en 2002 sur la consommation des ménages. Ainsi, plus l'objectif de réduction de la pollution est fort, plus le crédit en écos alloué sera faible, incitant le consommateur à réduire la note écologique moyenne de ses achats. 4. La grande distribution pourrait faciliter la mise en œuvre de ce crédit limitatif car elle est principalement concernée. Sur l'emballage de tous les articles non exonérés figurerait la note de 1 à 10, note associée au prix dans le fichier informatique des articles lus par le code-barres au moment du passage à la caisse. Il est simple d'imaginer que le ticket de caisse donne pour chaque article son prix et son code. Un double calcul sur les achats cumulés apparaîtra: le premier pour le total de la facture en euros, comme habituellement, et un deuxième sur chaque article égal au prix de l'article multiplié par le rapport de la note de l'article sur la note de référence (tableau 4). Cela revient à prendre une fraction d'autant plus faible du prix en euros que la note écologique de pollution du produit est faible. Si cette note écologique est égale à la note de référence, le prix en euros devient le prix en écos. Ce deuxième cumul correspondrait au montant des achats en écos qui serait déduit du crédit en écos du client que celui-ci possède à sa banque. Dans le tableau, les produits WXYZ reçoivent une note écologique de référence selon trois valeurs de la note de référence.
183
Tableau 4 Exemples de calcul des crédits consommés
Note de référence:
8
(ou objectif de réduction de pollution)
Articles
Achats en euros 100 150 75 80 405
W X Y Z Totaux
7 moyenne
6 forte
Achats
Achats
Achats
en écos 0 38 66 100
en écos 0 43 75 114 232
en écos 0 50 88 133 271
ExiKencefaible
Note
0 2 7 10 4,0
203
On se plaît à imaginer les sociétés de la grande distribution rivalisant elles en promouvant dans leurs magasins des espaces de choix de produits une note faible, ou les concessionnaires automobiles mettant en avant valeur la vente de voitures écologiques24... Pour cet achat, comme pour
d'un logement neuf
-
entre ayant et en celui
la vente de l'ancien serait ainsi valorisée -, il faudrait
concevoir un système d'amortissement des crédits consommés en écos sur plusieurs années. Les produits importés seraient concernés par le dispositif. Mais doit-on leur appliquer les mêmes règles? Cela est indispensable car, si ces produits devaient échapper à la notation, le système imaginé perdrait tout son sens. De toute façon, ces produits transitent chez des importateurs qui devront soumettre tous leurs produits à la notation ou se voir attribuer la note 10, de pollution maximum. En outre, si ces produits sont fabriqués sans respect de l'environnement dans leur pays d'origine, ils obtiendront une note élevée qui rendra leur vente difficile. La note devra tenir compte également du mode de transport et du conditionnement, qui sont des variables contrôlables par les sociétés d' import-export. Le dispositif proposé serait en tout état de cause un moyen de réduire la vente des produits à bas prix en provenance des pays émergents moins regardants, quelles qu'en soient les raisons, sur les conditions sociales et environnementales de leur production. Plus généralement, cette notation permettrait de faciliter, pour les entreprises, la publication annuelle d'un bilan écologique. Ce document pourrait comparer la valeur en écos du chiffre d'affaires - en ressources - d'autant plus faible que les produits sont peu polluants et, en emplois, les dépenses engagées en euros pour réduire les nuisances et améliorer la qualité écologique des produits. Il serait ainsi possible de faire apparaître un solde - et un indicateur, par exemple le solde
24. On poulTait imaginer également que les grands distributeurs se fassent conculTence par l'octroi autorisé d'une baisse de la note globale, par exemple de 2 % sur le cumul des achats en écos si le magasin renonce à distribuer des sacs en plastique. On pourrait généraliser cette pratique sur d'autres innovations commerciales à caractère écologique.
184
rapporté au chiffre d'affaires en écos - qui serait une mesure de sa performance environnementale.
D. La redistribution sociale Cette dernière étape a pour but d'évaluer la redistribution sociale au profit des petits consommateurs. Cette simulation regroupe le crédit accordé pour chacune des catégories de consommation (tableau 5). La redistribution est calculée en reprenant la consommation des ménages de 2002 pour chaque dédie. Rappel des étapes de calcul pour la confection du tableau 5 1. Matrice (Consommations en euros) / matrice ligne (prix moyens) = matrice (quantités consommées) 2. [Ligne (consom. moyenne) / ligne (prix moyens)] x ligne (prix marginaux) = Ligne (crédits alloués en écos) 3. Matrice (quantités consommées) x ligne (prix marginaux) = matrice (crédits consommés en écos) 4. Ligne (crédits alloués en écos) - matrice (crédits consommés en écos) = matrice (crédits versés/reçus en euros)
Le volume de la distribution financière dépendra de deux facteurs liés: d'une part, de l'effort demandé par l'État par la réduction initiale des droits distribués, d'autre part, du résultat des efforts de réduction de la consommation de biens polluants consentis par les ménages. En effet, si le taux de réduction est exactement atteint, le montant des crédits achetés sera mathématiquement égal à celui des crédits excédentaires versés. En réalité, ce taux de réduction sera pour tous les ménages soit dépassé, soit non atteint. Mais il peut être atteint avec des rendements très différents selon les revenus des consommateurs. Ainsi, on peut imaginer que les riches aient consentis des efforts importants, conscients qu'ils réduiront ainsi l'achat d'un crédit complémentaire, alors que les pauvres, moins incités par la perspective d'une redistribution future, risquent de ne pas prendre au sérieux le dispositif et de ne pas modifier sensiblement leurs habitudes de consommation.
185
Simulation
Déclles
Carburant
1er 2e 3e 4e Se 6e 7e 8e ge
555 623 837 957 1058 1094 1289 1259 1 336
10e Moyenne
Tableau 5 de consommation des crédits et redistribution
Consommations Energie 931 1048 1101 1167 1192 1222 1251 1289 1 364
réelles en euros Eau 136 166 161 176 178 193 195 197 214
Alimentaire 1863 2258 2448 2760 2863 2932 3118 3273 3 318
Non alim. 2772 3325 4457 5259 5693 6228 7690 8193 9 522 11 572 6471
1324 1613 3590 253 1033 1218 187 2842 Source - Consommation des ména es en 2002 - Insee équiv. kWh litre m3 note moyenne I Unité 1,150 0,138 1,154 8,0 8,0 I Prix 8,0 8,0 0% 0% 0% 0,95 0,75 1,00 1,00 407 856 6634 658 2842 6471 Crédits consommés en écos en (-) ou en (+) des crédits alloués Energie Déclles CarbuEau Non Alimenrant taire allm. 1er -3698 -396 -1581 -179 -979 2e -3145 -340 -944 -584 -75 3e -162 -2014 -658 -394 -90 4e -1211 -302 -63 -38 -82 Se 21 21 -166 -777 -33 50 6e 22 90 -243 -4 7e 212 159 27 276 1219 8e 187 360 37 431 1723 ge 96 769 3051 251 476 10e 2121 232 5102 241 748 Movenne 0 0 0 1 -246
Coeff. ou note de réduction Prlx/écos ou raDDort/notes Crédits alloués en écos Redistri bution des "riches" aux "Dauvres" Reçu Solde Versé en écos 6833 -6 833 5089 -5 089 3318 -3318 1696 -1696 935 -935 84 -84 1893 1893 2738 2738 4643 4643 8443 8443 17 717 -245 17 955 sur la base
1€
= 1 éco
Dans la réalité, on constatera alors un écart entre le montant global des crédits complémentaires achetés et les crédits excédentaires compensés financièrement au titre de la redistribution. Dans ces deux situations de déséquilibre - écart positif ou écart négatif - la solution serait de modifier la parité 1 éco = 1 euro afin que le taux de change mette au même niveau les deux sommes (tableau 6).
186
Tableau 6 Correction des écarts entre crédit alloué et crédit consommé
Crédit moyen alloué =
I
140 en écos Hypothèse
Crédit moyen consommé Pauvres Riches Totaux
1
Hypothèse
120 Consom. Écart 60 -80 180 40 180
40
2
100 Consom. Écart 80 -60 200 60 200
60
Hypothèse
3
no Consom. 100 220
Écart -40 80
220
80
- Dans l'hypothèse 1, les sur-consommateurs auront dû acheter un crédit pour un montant inférieur au crédit excédentaire des sous-consommateurs, ce qui est injuste en raison de l'effort collectif consenti au-delà de ce qui était demandé. L'État ne pouvant verser la différence, la seule solution consiste à réduire d'autant les crédits acquittés par les sur-consommateurs pour les ajuster à cette somme en modifiant ex post la parité euro/éco. Dans l'hypothèse 2, improbable, les consommateurs ont utilisé en moyenne autant de crédits que l'objectif fixé. Les écarts entre sur-consommateurs et sous-consommateurs s'égalisent obligatoirement. La parité « 1 euro = 1 éco » est respectée. - Dans l'hypothèse 3, l'objectif de réduction n'étant pas atteint - la pollution moyenne réelle est supérieure à son niveau fixé ex ante -, le total des soldes déficitaires (montant des achats de crédit pour alimenter le compte en écos) sera inférieur à celui des soldes excédentaires. L'État pourrait conserver la différence pour alimenter un programme d'incitation parallèle à ce dispositif ou la conserver pour pallier à une situation de type 1 les années suivantes25. Une autre solution moins prudente consisterait à restituer l'excédent aux sur-consommateurs, ce qui revient à réduire la valeur des soldes excédentaires au prorata en modifiant ex post en sens inverse la parité euro/éco. Cette présentation pratique du dispositif ne prend sa force qu'au regard de ses fondements théoriques.
25. L'écart entre !es montants achetés et vendus permettrait aux pouvoirs publics d'aider la production ou l'achat de biens moins polluants à l'image du crédit d'impôts pour !'acquisition d'une voiture propre ou pour des équipements de chauffage de !a maison (so!aire, bois, pompe à chaleur) et des subventions pour ces investissements propres versées par des organismes comme !' Ademe en France.
187
II. Les fondements théoriques en jeu dans le crédit limitatif de pollution sur la consommation finale Le modèle propose6 touche divers domaines que nous examinerons successivement: le droit, l'économie et les politiques publiques. Son atout principal est de faire reposer la redistribution financière sur les choix de consommation quotidiens de millions d'individus. Le fait de contribuer à réduire les coûts collectifs de préservation et de réparation de l'environnement mérite une reconnaissance qui pourrait être érigée en droit en s'appuyant en France sur la Charte de l'environnement. Après cette première argumentation, l'article présentera les théories de la science économique et les outils mobilisés avant de montrer les avantages en matière de politique publique.
A. Droits reconnus et droit nouveau: de la Charte de l'environnement au droit à compensation pour la non-consommation de biens sources de pollution La récente loi constitutionnelle française relative à la Charte de l'environnement27 contient deux articles qui apportent une légitimité au dispositif proposé. L'article 3 stipule que, Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences.
L'article 4 ajoute: Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement, dans les conditions définies par la loi. Le texte de la loi introduit bel et bien une responsabilité individuelle du citoyen ainsi qu'un devoir de réparation. Pourtant, si l'on s'en tient aux conditions définies par la loi et si l'on oublie les personnes morales, principalement les entreprises soumises à une réglementation environnementale, les particuliers n'ont que de faibles obligations en matière d'environnement: ils ne sont tenus d'économiser aucune ressource naturelle sauf les restrictions préfectorales sur l'usage de l'eau, leur véhicule polluant n'a d'autres contraintes que celles qui ont été imposées aux constructeurs. Les produits que ces citoyens achètent peuvent être polluants, les entreprises se sont exonérées des conséquences négatives engendrées en payant une redevance à divers organismes, comme Eco-emballages, qui participent au financement de la collecte sélective des déchets et de leur recyclage.
26. Dans cette partie théorique, le dispositif prend souvent le nom de modèle qui n'est cependant qu'une simulation du dispositif. 27. Le texte a été adopté
le 28 février
2005 par le Parlement
mars 2005. 188
réuni en Congrès
et promulgué
le 1
er
Le consommateur est irresponsable en matière environnementale sauf à provoquer des dommages par sa négligence ou sa faute. Son comportement quotidien n'est soumis qu'à de faibles incitations fiscales, qui sont utilisées par les ménages les plus riches28. Bref, seule sa bonne volonté vient limiter sa consommation de produits polluants alors que les entreprises sont soumises à des contrôles réguliers. Les entreprises sont, statistiquement et sans conteste, globalement plus citoyennes! Le dispositif proposé viendrait alors à propos pour rétablir un équilibre tout en obligeant les entreprises à amplifier le mouvement d'amélioration écologique des produits afin d'éviter la chute de leurs ventes en raison d'une nouvelle contrainte incitative sur la consommation. Ce modèle apporte en outre un élément essentiel et novateur en assurant un revenu supplémentaire aux ménages modestes par la création explicite d'un droit nouveau qui, à notre connaissance, n'a pas encore été formulé: la reconnaissance pour tout individu d'un droit à une juste compensation financière pour sa nonconsommation de biens créant des nuisances. Deux justifications peuvent être avancées. On constate d'abord qu'un individu économe des richesses naturelles, et respectueux de la nature, contribue à limiter les coûts collectifs de renouvellement ou de remplacement des ressources rares et épuisables et de réparation des nuisances occasionnées par les activités humaines. Il contribue ainsi à limiter les hypothèques environnementales pour les générations futures. Pourquoi, alors que le développement durable est devenu un enjeu planétaire, ne pas indemniser ceux qui contribuent à le soutenir? Et pourquoi ne pas financer ce droit à compensation par une indemnité proportionnelle, à la charge des surconsommateurs de produits polluants? Le modèle fonctionnerait alors comme un bilan annuel des nuisances causées par chacun, impliquant in fine taxation et récompense par un mécanisme s'inspirant des permis d'émission. On peut également justifier la mise en place du modèle par des arguments de philosophie sociale. Les inégalités figurent au centre des réflexions de Rawls et de Sen. Comment la société peut-elle compenser les écarts - liés à des situations de handicap de départ ou acquis - de revenus et de richesses entre les hommes? Les États viennent en aide aux plus pauvres en instaurant la gratuité ou en leur versant des aides financées par l'impôt, afin de lever l'obstacle du coût d'accès à des services collectifs et respecter des droits imprescriptibles à l'éducation ou aux soins, par exemple. Mais ces droits fondamentaux ne suppriment pas les inégalités et, statistiquement, ne les réduisent que rarement, soit que les transferts sociaux soient trop faibles, soit que les individus manquent des « capabilités » nécessaires à l'usage des biens premiers censés être offerts à tous. La
28. Des charges ouvrant droit à des réductions d'impôt dans le calcul de l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) portent sur les dépenses d'équipements de production d'énergie utilisant une source d'énergie renouvelable, sur les dépenses d'acquisition de matériaux d'isolation thermique et d'appareils de régulation de chauffage, sur l'achat d'une chaudière à condensation, ou sur l'acquisition et la location d'un véhicule fonctionnant au gaz (GPL ou GNV) ou à électricité. L'efficacité de ces réductions est faible si l'on en juge par la quasi-stagnation du parc constitué à partir de ces investissements domestiques propres. 189
redistribution est modeste, comme le montrent les chiffres du tableau 7 concernant la France, même s'il s'agit d'une condition nécessaire maiS non suffisante à la réduction des inégalités. La simulation du dispositif proposé, à partir des objectifs retenus qui restent modulables et en prenant pour base la consommation des ménages de 2002, aurait ainsi pour conséquence de rembourser les trois premiers déciles de tous les prélèvements subis au titre des impôts et taxes. À partir du 4e décile jusqu'au 5e inclus, la diminution des prélèvements ne serait que partielle. Au-delà et jusqu'au lOe décile, le dispositif se traduit par un complément d'impôt non négligeable, de nature à alourdir notablement le poids des prélèvements fiscaux des ménages les plus riches. Toutefois, nous verrons plus loin le moyen d'atténuer cet inconvénient qui risquerait de compromettre la faisabilité du dispositif, aucun gouvernement ne pouvant accepter une telle redistribution sociale sans une compensation. Tableau 7 Incidence de la redistribution sur les consommations polluantes sans les incidences
Déciles
fiscales
de la redistriblltion
sociale
Revenu
TVA et
en
Impôts
en
Impôt
en
Total
en
Redis-
disDO.
taxes
%
/revenu
%
/Io!!e.
%
I et T
%
tribution
1er
13674
2418
17,7
152
1,1
242
1,8
2812
20,6
6833
2e
15852
2754
17,4
102
0,6
313
2,0
3170
20,0
5089
3e
18947
3366
17,8
233
1,2
378
2,0
3977
21,0
3318
4e
21589
3878
18,0
368
1,7
501
2,3
4747
22,0
1696
Se
23 332
4217
18,1
478
2,1
583
2,5
5279
22,6
935
6e
25 426
4566
18,0
783
3,1
668
2,6
6016
23,7
7e
29 622
5323
18,0
1300
4,4
766
2,6
7389
24,9
-1893
8e ge
84
32 398
5592
17,3
1859
5,7
949
2,9
8400
25,9
-2 738
38188
6420
16,8
3035
7,9
1 125
2,9
10580
27,7
-4 643
52511
7890
15,0
8804
16,8
1559
3,0
18253
34,8
-8 443
17,1 6,3 27 152 4642 1711 SOllrce .' Consommation des ménages en 2002, Insee.
708
2,6
7062
26,0
0
10e
Ens.
B. Mobilisation des théories de la science économique On aura reconnu derrière ce dispositif la grande querelle sur les approches de la responsabilité entre les partisans de la taxation des pollueurs-payeurs et ceux qui veulent en imputer la charge aux citoyens-contribuables, à la fois pollueurs et pollués. Cette situation est fort bien décrite par le concept d'encombrement de Kolm, que celui-ci définit comme « un cas particulier d'effet externe où les raisons pour lesquelles les personnes le causent et le subissent sont liées à la consommation d'un même service» (Kolm, 1971, p. 44). Ainsi, un ménage qui subit la pollution automobile ne peut guère incriminer les conducteurs responsables si lui-même possède un véhicule. Mais le ménage qui n'en possède pas est en droit de se plaindre et de demander réparation. Et
190
pourtant, c'est le contraire qui se passe: c'est grâce aux impôts que les grandes villes peuvent faire face aux coûts générés par l'encombrement généralise9. Le modèle que nous proposons serait ainsi le moyen de résoudre la difficulté de calcul des compensations financières pour les effets d'encombrement lorsque de multiples personnes se gênent dans la consommation d'un service. Si « on peut définir un effet d'encombrement dans une activité comme le fait qu'une qualité dépende d'une quantité» (Kolm, 1971, p. 45), trouver le moyen de réduire la quantité de nuisances améliorera la qualité de vie d'autant plus efficacement que ceux qui utilisent les services verseront une compensation financière à ceux qui ne l'utilisent pas. Cette question rejoint celle de savoir à laquelle de ces deux catégories d'acteur - entreprises polluantes ou habitants pollués - il faudrait attribuer des droits exclusifs à l'un pour obliger l'autre à négocier afin d'obtenir la réduction de la nuisance, s'il en règle le coût. Coase démontre en théorie, que l'attribution des droits exclusifs ne change pas l'état final qui en résultera, mais il est cependant moralement injuste de faire payer les victimes. Mais qui est la victime? Les entreprises polluent en produisant et les consommateurs en consommant les produits. Et, pratiquement, comment faire en sorte que le coût de la réduction des nuisances soit bien supporté par les actionnaires et non répercuté sur le prix payé par le consommateur? Et si les entreprises sont subventionnées pour éviter cette augmentation du prix et les distorsions de la concurrence, qui est le payeur si ce n'est le contribuable? La discussion est sans fin. La solution résout ce paradoxe en proposant de faire payer les consommateurs qui polluent plus que la moyenne et de reverser cet excédent à ceux qui polluent moins que la moyenne. Cette action n'est pas neutre pour les entreprises car les sur-consommateurs seront incités à limiter la quantité de crédits achetés pour le dépassement de leur consommation polluante allouée et les sous-consommateurs à préserver leurs crédits en écos, le tout dans un continuum vertueux. Pour cela, tous les consommateurs auront intérêt à choisir les produits moins polluants, selon la note qui est attribuée à ceux-ci, ce qui incitera les entreprises à redoubler leur effort de préservation de l'environnement dans tout le process de fabrication et de distribution de leurs produits. On pourrait d'ailleurs faire une analyse économétrique de sensibilité portant sur les variations des prix marginaux et des notes écologiques. Un autre argument en faveur du modèle proposé, c'est qu'il permettra de contredire l'affirmation selon laquelle les consommateurs choisissent les produits les moins chers sans grand souci de l'environnement. Ainsi, il pourra être profitable pour un individu de choisir un produit plus cher mais qui présente l'avantage d'avoir une note écologique plus basse. Plus précisément, s'il est un 29. KOLM n'utilise pas cet adjectif pour définir le phénomène urbain mais une expression proche: « Les cités sont en fait des enchevêtrements d'effets d'encombrement [...]. On peut donc même dire qu'une ville est avant tout un gigantesque et complexe encombrement» (KOLM, 1971, p. 5). L'adjectif « généralisé» veut rappeler ILLICH et son concept de vitesse généralisée dans son ouvrage Énergie et équité, publié en 1974, puisqu'au fond il s'agit du même problème vu sous deux angles différents.
191
gros consommateur, il diminuera ainsi ses achats de crédits complémentaires; s'il est un petit consommateur, il préservera le versement compensatoire dont il sera le bénéficiaire. On en revient finalement au grand débat économique entre les tenants de l'offre et ceux de la demande. Les écoles classique et néoclassique ont presque toujours privilégié l'offre de biens et l'entrepreneur innovateur. Les produits trouvent naturellement leurs débouchés au point, comme le disait Jean-Baptiste Say, que « les produits s'échangent contre les produits ». La demande atomisée ne réagit qu'à quelques signaux manipulables comme le prix, la qualité affichée ou la marque. Pourtant, l'approche par la demande, chère à des auteurs comme Keynes, va permettre de mettre l'accent sur la propension des individus à consommer ou à épargner, et d'introduire des paramètres de comportement individuel plus variés comme le mimétisme. Sans développer ces aspects théoriques, on notera que le modèle fait porter le succès sur les arbitrages de millions d'individus touchant des actes quotidiens de demande. N'est-ce pas économiquement plus démocratique que de miser sur la responsabilité sociale des entreprises dont le concept ne pourra jamais se départir de cette ambiguïté fondamentale: les organisations ne pensent ni ne choisissent, seule cette faculté appartient aux hommes et, en ce domaine, il faut sans doute leur faire confiance individuellement plutôt qu'à des entités collectives, réunies pour défendre des intérêts parmi lesquels la préservation de l'environnement ne peut prendre qu'une place marginale. Un autre concept mis en application dans ce modèle est celui de l'impôt négatif, une proposition fiscale de lutte contre la pauvreté, préconisée notamment par M. Friedman ou F. Hayek et reprise en France par L. Stoleru. Il s'agit en principe de verser un revenu minimum à tous les indigents de telle façon que la dotation diminue d'un taux constant au fur et à mesure que le revenu gagné au travail s'élève. Ainsi, la recherche d'un emploi, ou d'un travail mieux rémunéré, n'est pas découragée sans être pour autant encouragée. Ce revenu minimum décroît jusqu'à devenir nul; à partir de ce seuil, l'impôt devient positif et doit permettre le financement de l'impôt négatif. Ce principe est appliqué aux ÉtatsUnis depuis les années 1975. En France, la prime pour l'emploi instaurée en
2000 s'y apparente 30. Dans notre modèle, l'impôt négatif est directement adossé à la consommation polluante faible au lieu de l'être au revenu faible. Si la consommation polluante s'élève, la compensation financière diminue jusqu'au point où le ménage contribue à l'alimenter. De plus, l'incitation à l'effort de réduction de cette consommation ou le choix d'une substitution s'exerce à la fois sur les pauvres et sur les riches. On peut alors supposer que l'effet sur la réduction des nuisances n'en sera que plus important.
30. D. CLERC, (2001), « Pauvreté et revenus minima », Encyclopédie Universalis.
192
C. Les outils de la science économique: du prix à la valeur d'option Le concept de prix a lui aussi largement évolué: on ne peut plus guère aujourd'hui faire fonctionner des modèles avec une seule matrice de prix, celui-ci n'étant plus le seul élément de décision. D'autres caractéristiques conduisent à des choix qui entrent plus difficilement dans les modèles, car elles ne sont pas monétaires, ni même numériques. Or nous introduisons pour les produits énergétiques et pour l'eau un double prix, en euros et en écos, de même pour les autres produits, puisque la notation induit un prix exprimé en écos qui peut être inférieur ou supérieur au prix en euros. Cette double unité monétaire permet de résoudre la question de la difficulté théorique et pratique du prix unique, et de refléter le coût des externalités qui n'ont pas de prix en euros sur le marché. Le concept de valeur d'option3l de Weisbrod et ses relations avec le prix ou des notions comme le gain ou le coût d'opportunité est utile pour comprendre le mécanisme proposé. La valeur d'option est le prix qu'un individu serait disposé à payer tout de suite pour pallier une incertitude sur sa demande future, source d'irréversibilité dans sa consommation d'un bien. Avec ce concept d'option, l'auteur démontre ainsi qu'il existe des biens particuliers, à la fois privés et collectifs, pour lesquels le prix unique ne permet pas de prendre des décisions économiques. La valeur d'option est le prix de l'incertitude sur l'existence future de ce service et de son irréversibilité: si le service disparaît, le client verra sa satisfaction réduite. Mais toute la difficulté vient de la détermination de son prix. Si l'on y parvient, ce n'est déjà plus une valeur d'option mais un prix (Henry, 1974), celui d'un précontrat. La notion de gain ou de coût d'opportunité qui s'apparente à la valeur d'option ne présente pas d'incertitude. Il s'agit du coût ou du gain de la solution alternative à laquelle on renonce. Si le consommateur renonce à économiser ses crédits limitatifs de pollution par des choix judicieux dans sa consommation, il s'expose à devoir acheter des crédits dont le coût correspond, en moyenne, à celui qu'il aurait dû supporter pour réduire sa consommation. Ou à l'inverse, s'il limite sa consommation source de pollution, il réalise un gain d'opportunité égal à l'économie sur ses crédits compensatoires qu'il n'aura plus éventuellement à acheter. Mais le gain/coût d'opportunité peut se muer en valeur d'option car le citoyen ne sait pas quel sera le résultat de l'effort collectif de millions de consommateurs. Comme nous l'avons vu dans la première partie, pour que le dispositif n'affecte pas les finances de l'État, le cours de l'éco en euros ne sera jamais la parité puisqu'il est impossible que les efforts consentis soient exactement ceux demandés. L'ajustement se fera à la fin de l'année civile en décalant le cours de l'éco de la parité « 1 éco = 1 euro» (voir tableau 6). Si le taux d'effort demandé est dépassé, la valeur de l'éco en euros baissera traduisant ainsi logiquement le fait qu'un effort qui s'est révélé plus facile que prévu mérite une récompense moindre pour les bénéficiaires: les petits consommateurs de biens polluants. 31. G. ORANGE (1999), «Valeur d'option », Encyclopédie (EGM), Robert LE DUFF (dir.), Dalloz. 193
de la Gestion et du Management
Mais le cas contraire peut se présenter lorsque l'objectif collectif n'est pas atteint. Mathématiquement, les crédits achetés par les gros consommateurs seront alors supérieurs aux transferts dont bénéficieront les petits consommateurs. Que faire de cet excédent? Si l'effort a été insuffisant ou difficile à atteindre, cet excédent pourrait être confié aux pouvoirs publics afin de financer des aides aux technologies propres et à l'acquisition des écoproduits. Le modèle permettrait de mettre en œuvre le principe du double dividende, qui survient lorsqu'une taxe écologique collectée sert à financer par des subventions des installations pour la réduction des nuisances faisant l'objet de la taxation. L'incitation est double, d'une part, grâce aux efforts pour réduire le montant de la taxation et, d'autre part, par l'effet d'aubaine de l'aide financière affectée à des investissements de limitation des nuisances. Toutefois, dans le cas où l'effort collectif est insuffisant, il reste la possibilité, du moins dans les premières années de la mise en place du dispositif, d'ajuster le montant des achats de crédit aux sommes dues aux petits consommateurs et de reverser l'excédent des crédits collectés par les banques aux gros
consommateurs 32. Le montant des transferts est à la fois une compensation individuelle et collective. Cette incertitude et le fait que la pollution présente un caractère partiellement irréversible rendent bien compte du caractère opérationnel de la notion de valeur d'option.
D. Proposition pour une nouvelle politique publique environnementale Le modèle que nous proposons est intéressant pour l'État: il ne lui coûte rien, sauf sa gestion, et permet d'obtenir des résultats supérieurs à ceux d'une action administrative classique, faite d'interdictions et de réglementations mêlées. Ce non-budgétaire a été montré précédemment puisqu'il est possible d'ajuster ex post achat et vente de crédit. Mais comme l'achat de crédit est contraint par la loi, il constitue un prélèvement obligatoire supplémentaire, mal venu dans un pays où le montant de l'impôt est généralement jugé excessif. Pour éviter cet inconvénient majeur, il serait possible d'octroyer aux gros consommateurs une réduction de leur revenu imposable égal au montant des crédits de pollution qu'ils auront versés33, de même que les bénéficiaires devraient inclure les versements reçus dans leur déclaration de revenus. Pour l'État qui souhaiterait que le dispositif n'ait pas de conséquence sur le taux des prélèvements obligatoires, le seul moyen serait de compenser le volume de ce crédit de pollution, autorisant une déduction de revenu, par une réduction 32. Pratiquement, la banque restituera l'excédent des crédits qui auront été versés au cours l'année sur la base d'une parité entre l'éco et l'euro. 33. À cet effet, la banque délivrerait annuellement un certificat d'achat de crédits en écos. même, on pourrait imaginer que le revenu déductible soit limité à un certain pourcentage pris compte et/ou limité par un plafond. Ce plafond pourrait, par exemple, être égal au solde moyen crédit des ménages du 10. dédIe.
194
de De en de
ou une suppression des avantages fiscaux sur les opérations financières des ménages. Il est d'ailleurs injuste que des contribuables fortunés puissent échapper à toute imposition sur le revenu par une gestion « créative» de leurs richesses. L'abattement sur les dividendes devrait en être le principal instrument34 : il serait aisé de modifier son taux à concurrence des déductions de revenu consenties au titre de l'achat des crédits de pollution déficitaires. On pourra s'étonner que les riches puissent récupérer, sous la forme d'une réduction de leur revenu, leur surconsommation polluante. Cet argument mérite d'être atténué. D'abord, existe-t-il une autre solution pour que l'application du dispositif n'augmente pas les prélèvements obligatoires? Ensuite, cette déduction de revenu pourrait être plafonnée comme la plupart des avantages fiscaux consentis. Enfin et surtout, si globalement les prélèvements obligatoires restent inchangés, la situation fiscale individuelle des gros consommateurs sera modifiée à leur détriment s'ils n'ont pas fait les efforts nécessaires pour une consommation non polluante. Le rôle de l'État ne se limite pas à ce genre de manipulation fiscale. Il est avant tout de mettre en place un dispositif et de décider du niveau de l'effort collectif. C'est pourquoi, notre modèle confie les grandes décisions au pouvoir législatif. Cette loi modifiable par le Parlement préciserait les modalités d'application. Plusieurs dispositions seraient nécessaires: -
une disposition révisable annuellement précisant la liste des produits services, biens régaliens - ou des contextes - vente sur les marchés, vente
en vrac, vente directe du producteur au consommateur - permettant d'éviter toute comptabilisation des crédits consommés, soit en raison d'une pollution inexistante ou marginale dans le processus de production et de consommation, soit en raison de la difficulté de leur comptabilisation ; - une disposition fixant la première année et révisant annuellement le prix d'opportunité des économies réalisables sur la consommation des ressources énergétiques et de l'eau; -
une disposition révisable annuellement fixant les objectifs de réduction de pollution à atteindre pour chaque source énergétique, pour l'eau, ainsi que
le niveau d'exigence
-
deux notes écologiques de référence comprise
entre l et 9 - l'une pour les produits ordinaires alimentaires, l'autre pour les autres biens et services, qui ne seraient pas exclus par la première disposition. Ainsi, le pouvoir législatif pourra décider du niveau de l'effort collectif national; -
une
disposition
fixant périodiquement
la
liste
des
organismes
d'accréditation des notes écologiques des produits. La loi devra préciser également quelques points importants, comme l'utilisation des dispositifs existants qui pourraient être développés par cette 34. L'avoir fiscal est supprimé à compter du lef janvier 2005, remplacé à cette date par un abattement non plafonné de 50 % sur le montant des revenus distribués. Une simulation publiée par le Lamy optimisation Fiscale de l'Entreprise (mai 2004) fait apparaître un net avantage pour les contribuables dont les revenus les situent dans les deux taux marginaux d'imposition les plus élevés! Faudra-t-il toujours ne « prêter» qu'aux riches?
195
nouvelle politique publique ou la confidentialité des comptes en écos, à l'instar des comptes bancaires habituels. Le point le plus sensible, la fraude, devra également être pris en compte. Ce dernier point mérite examen. Le dispositif proposé aura-t-il pour effet de créer un espace supplémentaire de fraude pour les citoyens? La tentation sera grande en effet pour certaines personnes de ne pas faire enregistrer la consommation de leurs crédits en écos avec la complicité de commerçants indélicats. Il s'ensuivrait de moindres achats de crédit et des versements d'excédents indus. Mais cette fraude ne pourra porter que sur les achats en espèces ou par chèque, puisque tous les achats par carte bancaire ne pourraient échapper à l'enregistrement en écos. De plus, le contrôle pourra être effectué à la source car la valeur en écos des produits vendus sera aussi bien connue que la TVA collectée par ceux qui sont assujettis à cet impôt. Ainsi, proportionnellement, la fraude en écos devrait être au plus égale à la fraude en euros. Nous n'avons pas introduit la question du lien entre environnement et santé publique, si conflictuel en France. On peut imaginer que l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) et l'Agence française de sécurisation des aliments fournisse aux organismes qui accréditeraient les notes écologiques des instructions permettant de pénaliser les aliments présentant des risques pour la santé. Bien que d'application délicate, cette mesure complémentaire orienterait fortement la consommation vers les produits les moins nocifs. Il serait en effet pour le moins paradoxal que l'application du dispositif ne permette pas d'améliorer la santé publique en même temps que de réduire les nuisances35. Le cadre juridique étant posé, la surveillance et l'amélioration du système pourraient être confiées à une agence indépendante ou à une fondation ad hoc, composée de représentants des consommateurs de la société civile, avec une forte représentation des associations consuméristes et écologistes, de représentants d'institutions comme l'Insee, la Recherche, certains organismes publics et privés, professionnels ou associatifs œuvrant dans le domaine de la protection de l'environnement. Le rôle de cette agence serait d'abord de veiller à l'application du dispositif et d'effectuer des contrôles, ensuite de constituer une force de proposition en réfléchissant collectivement et publiquement à des recommandations d'amélioration, enfin de procéder à des évaluations régulières du dispositif, en particulier un bilan annuel, en disposant d'un système d'information grâce à des enquêtes de satisfaction auprès des consommateurs et des entreprises et des études sur l'impact. La société civile - les citoyens-consommateurs - pourrait de son côté effectuer une surveillance sur la notation des produits et mener des actions de 35. Les récentes études tentant d'établir un lien entre les pollutions dans les maisons par le biais des produits de grande consommation cancers dits « environnementaux» déclarés est un argument très puisque l'information difficile à obtenir sur la nocivité de certains note écologique des produits.
196
chimiques présentes y compris et la croissance inéluctable des fort en faveur de ce dispositif agents serait contenue dans la
boycott ou des actions en justice contre les entreprises trichant ou ne respectant pas la nouvelle législation, à la faveur éventuellement de la nouvelle législation sur les actions de groupe, à l'instar des class action aux États-Unis. Les aides en faveur des personnes à faibles revenus ont toujours trouvé des détracteurs s'appuyant sur des arguments opposés. Pour les uns, il s'agit d'une aumône dégradante ne masquant que le refus de créer les conditions du pleinemploi ou l'absence d'incitation à la recherche d'un travail; pour d'autres, il s'agit d'une aide déguisée aux riches qui peuvent ainsi réduire les salaires ou augmenter le loyer des logements. Le principe du revenu universel n'est pas davantage épargné: trop coûteux, inéquitable... Mais si l'impôt sur la consommation est souvent jugé l'impôt le plus rentable et pratique bien qu'il soit inégalitaire, notre proposition de redistribution sociale a trois avantages: ce nouvel impôt repose sur un droit à compensation qui ne constitue que partiellement une aide forcée pour les donneurs - ils peuvent librement réduire leur consommation polluante - et une aide humiliante pour les destinataires puisqu'il dépendra de leur effort; il se fonde ensuite sur la consommation tout en étant un impôt négatif proportionnel à la consommation, donc en grande partie au revenu; enfin il peut orienter le comportement des consommateurs pour réduire les nuisances. Le nouveau Conseil national du développement durable (CNDD) a pris ses fonctions en mars 2005. Composé de quatre-vingt-dix membres, le CNDD est chargé de suivre la stratégie nationale du développement durable. Peut-être pourrait-il s'emparer de cette proposition en France, bien que ce dispositif ne trouve sa véritable efficacité qu'à l'échelle européenne? On pourrait aussi imaginer de transposer ce dispositif à l'échelle mondiale, dans le cadre des relations entre les pays du Nord et du Sud, sans doute dans un premier temps pour ce qui concerne les consommations énergétiques. Les montants des aides versées par les pays riches aux pays pauvres reposeraient sur une base objective, tant pour les pays donneurs que pour les pays receveurs, celle des consommations énergétiques de chaque pays. La tenue des statistiques, qui sont en partie connues, et le calcul des crédits alloués pourraient être décidés par une agence internationale ad hoc. Bibliographie BECK U., Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation, [2002] (2003), Alto-Aubier. BEAUMAISO., Économie de l'environnement: méthodes et débats, Rapport pour le compte du Commissariat Général du Plan, du ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement et du ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, 2002, La Documentation française. CLERC D., « Pauvreté et revenus minima », Encyclopédie Universalis, 2001. COASEH. R., La firme, le marché et le droit, Diderot Éditeur, (1997) [1988].
197
Dupuy J.-P., Le sacrifice et l'envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Calmann-Lévy, 1992. Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002. HENRYC., «Investment Decisions under Uncertainly:the Irreversibility effects », American Economic Studies, Symposium on the economics of exhaustive resources, 1974, p. 89-104. ILLICHY., Œuvres complètes, volumes I et II, Fayard, 2004. KOLM S-C., Le service des masses, CNRS-Dunod, 1971. LE DUFF R., ORANGEG., « Le management social: des relations des hommes aux choses aux relations entre les hommes », Actes des XV! Journées Nationales des IAE, 2002, Paris. LE DUFF R., ORANGEG., «Pour un management européen de nouveaux biens tutélaires: une extension de la loi de Baumol », in Actes des XVI! Journées nationales des IAE, Lyon, Economica, 2004. ORANGEG., Valeur d'option, Encyclopédie de la Gestion et du Management (EGM), Robert Le Duff(dir.), Dalloz, 1999. RAWLSJ., Théorie de la justice, Seuil, 1997. RAWLSJ., « La théorie de la justice comme équité: une théorie politique et non pas métaphysique », in C. AUDARD,J.-P. DUPUYet R. SÈVE(éd). RAWLSJ., La justice comme équité: une reformulation de la Théorie de la justice, La Découverte, [2001] (2003). SEN A., Repenser l'inégalité, Seuil, [1992] (2000). SEN A., L'économie est une science morale, Ed. La Découverte, 1999. WEISBRODB.-A., «Collective Consumption Services of Individual Consumption Goods », Quaterly Journal of Economics, vol. 81, n° 2, août, 1964.
198
Annexe 1 : Données servant de base à une simulation de la redistribution sociale Le tableau suivant est la matrice des données réelles extraites de l'enquête de l'Insee sur la consommation des ménages en 2002, classée par déciles, et disponible depuis 2004. Les valeurs en euros des consommations sont celles du ménage moyen du décile concerné. Les ménages ont au préalable été reclassés selon le revenu ramené à une unité de taille; les données extraites sont donc fournies pour un ménage de taille 1 (un seul individu). Tableau 8 Consommations réelles en euros
Déciles
Carburant
Energie
Eau
Alimentaire
Non alim.
1er
555
931
136
1 863
2772
2e
623
1048
166
2258
3325
3e
837
1 101
161
2448
4457
4e
957
1 167
176
2760
5259
Se
1 058
1 192
178
2863
5693
6e
1094
1222
193
2932
6228
7e
1289
1 251
195
3 118
7690
8e ge
1259
1289
197
3273
8193
1 336
1 364
214
3 318
9 522
1324 1033 2,4
1 613 1218
253 187
3590 2842
Il 572 6471
1,7
1,9
1,9
4,2
10e Moyenne er 10°/1 Source:
Consommation
des ménages en 2002, Insee
Trois simplifications essentielles sont retenues pour procéder à une simulation des conséquences sur la redistribution de ce dispositif: 1. La base de calcul des crédits égalitaires est tout simplement la consommation moyenne de tous les ménages qui est la même, du fait des propriétés mathématiques de la moyenne, que la moyenne des consommations moyennes de chaque décile. 2. Ces statistiques et le calcul des prix marginaux des solutions alternatives (annexe 2) nous permettent de visualiser le montant des crédits de pollution alloués de manière égalitaire à chaque ménage de taille 1. Dans la réalité, 199
chaque ménage recevrait un crédit en écos selon sa taille réelle en utilisant la méthode de calcul de l'Insee (voir note 7). 3. Pour la présentation de l'incidence redistributive du dispositif, nous faisons l'hypothèse que la consommation de 2002 (qui a déjà servi au calcul des droits) serait la consommation réelle au bout d'an an de fonctionnement du dispositif, sans réduction imposée par l'État. Le montant global de la redistribution fait également l'hypothèse d'une taille moyenne des ménages égale à l'unité. Il suffit d'appliquer la taille réelle à ce montant pour approcher un montant de redistribution plus exact.
Annexe 2 : Détermination alternative
pour
le calcul
du coût marginal de la solution d'un crédit de pollution36
La solution la plus élégante pour calculer le montant du crédit de pollution sur la base du prix de la source énergétique alternative serait de rapporter toutes les consommations énergétiques en kWh électrique grâce aux coefficients d'équivalence. Mais il faudrait ensuite choisir une source alternative propre, accessible aux particuliers, parmi celles disponibles. Or, l'alimentation éventuelle des consommateurs en énergie propre passe par des opérateurs pour l'éolien31, le biogaz38 ou l'hydraulique. EDF, par exemple, facture l'électricité fournie par une centrale éolienne au même tarif que celle produite par les centrales nucléaire ou thermique. Dans ces conditions, il n'y a pas d'alternative unique et, en l'état actuel des conditions commerciales d'approvisionnement, cette solution doit être écartée. La solution s'est alors portée sur un choix varié de consommations alternatives. Cette méthode présente deux avantages: pour le premier, celui de prendre en compte une variété d'équipements propres disponibles sur le marché; pour le second, de permettre un choix individuel et d'inciter ainsi le citoyen à un calcul éco-écologique, ce qui est conforme au principe du libre choix du consommateur. Nous avons donc opté pour un traitement différent pour le carburant et pour chacune des sources d'énergie domestique - l'électricité, le gaz et le charbon ainsi que pour l'eau. La méthode inspirée du Théorème de Coase permet le calcul d'un prix marginap9 de dépollution pour le consommateur moyen qui servira de
36. Cette annexe doit beaucoup aux remarques et aux conseils techniques avisés de Bernard Ameil et Eddy Poitrat (Délégation régionale de Haute-Normandie de l' Ademe).
37. Où la France fait figure en 2003 de bon dernier avec 4,3 kW de puissance éolienne installée pour 1 000 habitants contre... 586 pour le Danemark, 178 pour l'Allemagne et 162 pour l'Espagne! Le Monde 2, 14 mai 2005, p. 24. 38. La production du biogaz provient de la fermentation sous cloche des déchets végétaux. 39. On utilisera soit l'expression « prix marginal» du théorème de Coase ou « coût/gain d'opportunité ». Dans le dispositif, il y a pour le consommateur un coût s'il renonce à la solution 200
base au calcul d'un crédit en euros qui sera distribué d'une manière égale à tous les ménages selon une pondération en fonction de leur taille respective. Il faudra que la valeur de ces crédits libellés en écos soit indépendante du prix de la source
polluante - effet de serre et/ou pollution - ou à préserver pour l'eau consommée. Le coût marginal de la solution alternative ne dépend donc que du coût d'achat et d'installation de l'investissement domestique propre et de sa performance écologique. Ces données devraient être régulièrement actualisées. Ainsi ce coût marginal- ou coût d'opportunité - est, pour un besoin donné, le surcoût de la meilleure technologie disponible par rapport à la moins bonne solution existant sur le marché. Ce surcoût évoluera chaque année au gré de l'apparition de nouveaux équipements plus performants, mais aussi avec la disparition d'équipements de base non conformes aux nouvelles normes.
1. Le carburant Nous avons retenu le surcoût d'achat d'un véhicule propre de type hybride - essence/électricité ou essence-GPL - par rapport à l'achat d'un véhicule classique. Le calcul fait intervenir deux autres données professionnelles: le kilométrage moyen des véhicules sur leur durée de vie moyenne et la consommation moyenne de carburant qui sert de base à l'évaluation du nombre de litres qui peuvent être économisés par un investissement dans ce type de véhicule. Ces trois données servent à calculer le coût/gain d'opportunité du litre de carburant économisé, qui est indépendant du prix du litre de carburant à la pompe. Cette indépendance, qui se retrouve pour le calcul du prix marginal des autres sources énergétiques, est une nécessité en raison de l'augmentation probable du prix du carburant eu égard à la demande croissante des pays émergents et, concomitamment, à l'épuisement progressif de cette énergie fossile.
Tableau 9 : Carburant Consommation moyenne Surcoût d'achat d'un véhicule propre Kilométrage moyen d'un véhicule sur sa durée de vie Économie sur consommation (donnée moyenne) Coût/gain d'opportunité du litre de carburant économisé
8 4000 150000 35%
Iitres/l 00 km euros km
0,95
euros
alternative, puisque ce coût sert de calcul au crédit en euros qu'il devra acheter pour compenser la consommation qu'il aurait pu éviter, le gain dans le cas contraire.
201
2. L'électricité La principale et partielle alternative domestique à la consommation électrique est l'énergie solaire avec l'installation de capteurs photovoltaïques. La France, comme beaucoup de pays en Europe, accusait un retard phénoménal: en 2003, la puissance maximale d'utilisation (exprimée en kilowatts-crête) n'était que de 0,36 pour I 000 habitants contre 7,8 kilowatts-crête au Luxembourg, 4,8 en Allemagne, 3,0 au Pays-Bas et 2,1 en Autriche40! Les perspectives de développement sont donc importantes pour au moins une décennie. Le calcul du prix marginal alternatif du kWh économisé est simple.
Tableau 10 : Électricité
Coût d'achat et d'installation d'un panneau I nhotovoItaïaue de 10m2 Durée de vie Nombre moven annuel de kWh économisé Coût/gain d'opportunité du kWh d'électricité économisé
7500 20 950
euros ans kWh
0,39
euros
3. Le fuel Le fuel domestique - comme les autres combustibles liquides - est une énergie fossile utilisée pour le chauffage moins performante que le gaz naturel, le butane ou le propane: combustion génératrice de suie, particules dispersées dans l'air des villes et, de plus, rendement moindre, le pire étant toutefois le charbon ou la tourbe, voire le bois, énergie renouvelable par excellence mais dont le rendement est catastrophique en dehors d'un l'insert. Nombre de ménages remplacent leur chaudière au fuel par d'autres types de chaudières, en particulier au gaz. La solution alternative la plus adaptée est le remplacement par une chaudière à condensation au gaz ou au fuel qui a aujourd'hui un meilleur rendement énergétique (pratiquement égal mais le bilan carbone est moins bon pour le fuel). Nous fonderons l'estimation du prix marginal de substitution sur l'achat d'une chaudière à condensation de taille moyenne. Tableau 11 : Lefuel Surcoût moyen d'achat et d'installation d'une chaudière à condensation Durée de vie Nombre moven annuel de litre de fuel économisé Coût/~ain d'onnortunité du litre de fuel économisé
40. Le Monde 2, 14 mai 2005, p. 25.
202
1000 15 400 0,17
euros ans litres euros
4. Le gaz Il n'existe pas beaucoup d'alternative à l'utilisation du gaz de ville naturel fourni par GDF ou du gaz butane et propane, vendu en bonbonne. Pour le
chauffage ou la cuisson des aliments, la performance écologique du gaz - peu de rejets de CO2 et de particules, rendement thermique assuré - en fait la meilleure source d'énergie pour ces utilisations, nonobstant les émissions de CO et de NOx. Mais comme le gaz intervient aussi dans la production d'eau chaude, dans le cadre ou non d'une installation de chauffage central, le recours aux chauffeeau solaires, sur le principe du capteur thermique, semble la meilleure solution alternative41. La consommation de gaz butane et propane, pour négligeable qu'elle soit (voir tableau 2), doit être prise en compte dans l'estimation de la redistribution générée par le dispositif. Tableau 12 : Gaz de ville Coût d'achat et d'installation d'un chauffe-eau solaire de 5 m2 6000 20 Durée de vie Nombre moyen annuel de m3 de gaz économisé 250 1,20 Coûtl!min d'opportunité du m3 de I!:azéconomisé
euros ans m3 euros
5. Le charbon et le bois de chauffe Les statistiques de l'Insee portent sur la consommation regroupée du charbon et du bois. Il s'agit d'une consommation devenue marginale en France. Toutefois, les statistiques de l'Insee ne tiennent pas compte du bois de bûche consommé par les ménages. Si la consommation de charbon à l'échelle domestique est devenue marginale, celle du bois - 18 % en habitat individuel et 6 % en collectif - reste très significative et même supérieure au fuel. Ainsi, plus de 50 % des pavillons individuels sont équipés d'un appareil de chauffage au bois, un tiers comme équipement de base et deux tiers en appoint. Faute de données complètes sur la consommation de bois de chauffage, nous raisonnerons comme s'il s'agissait exclusivement de charbon. Ce dernier a le même usage que le fuel ou le gaz puisqu'il sert essentiellement au chauffage et à la production d'eau chaude: nous retiendrons la même solution alternative que pour le fuel et le choix d'une chaudière au gaz ou au fuel à condensation. Il faudrait cependant retenir comme solution alternative le poêle ou l'insert à très haute performance et apprécier ainsi le coût/gain de l'économie réalisée.
41. L'utilisation de l'énergie solaire au travers de surfaces de capteurs thermiques pour la production d'eau chaude est peu fréquente en France puisqu'elle représente en 2003 12 m2 pour 1 000 habitants contre 335 en Autriche, 261 en Grèce et 66 en Allemagne. Le Monde 2, 14 mai 2005, p.25.
203
6. L'eau La seule alternative pour les ménages à la consommation de l'eau des nappes phréatiques est l'eau de pluie récoltée dans des citernes enterrées ou posées à même le sol. Nous avons retenu la citerne au sol vendue dans les magasins spécialisés. L'achat d'une citerne permet d'économiser de façon marginale l'eau du robinet utilisée pour l'arrosage et le lavage. Tableau 13 : Eau Coût d'achat et d'installation d'un récupérateur des eaux de pluies de 5 m3 Durée de vie Nombre moyen annuel de m3 d'eau économisée par an Coût/2ain d'opportunité du m3 d'eau économisé
204
5000 30 41 407
euros ans m3 euros
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA GESTION DES ESPACES MARITIMES
La nouvelle politique française du littoral Olivier
LOZACHMEUR
*
Lors du Comité Interministériel d'Aménagement et de Développement du Territoire du 9 juillet 2001, le Gouvernement a annoncé que la politique du littoral « procède d'une philosophie nouvelle fondée sur le concept de gestion intégrée des zones côtières », en précisant que «cette gestion intégrée doit désormais dépasser les approches strictement juridiques et réglementaires fondées sur la contrainte, pour privilégier les logiques de projet et de
partenariat» I. Depuis six ans, les dispositions législatives et réglementaires spécifiquement applicables aux littoraux ont ainsi été largement modifiées et complétées, et de nombreuses initiatives ont été prises en faveur de ces espaces par les pouvoirs publics. Avant d'évoquer ces questions, il convient de préciser qu'il n'existe pas de définition juridique du littoral ou de la zone côtière dans notre pays. Il est en outre largement admis que le littoral ne peut être réduit au territoire des communes dites« littorales» où s'appliquent les dispositions de la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoraF. En vertu de l'article L. 321-2 du Code de l'environnement, seules les communes de « métropole et des départements d'outre-mer riveraines des mers et océans, des étangs salés, des plans d'eau intérieurs d'une superficie supérieure à 1 000 hectares» ; ainsi que les communes « riveraines des estuaires et des deltas lorsqu'elles sont situées en aval de la limite de salure des eaux et participent aux équilibres économiques et écologiques littoraux »3 sont en effet soumises aux dispositions de la loi « littoral ».
*
DCS-CERP3E
1. Datar, « Dossier de presse du Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire de Limoges du 9 juillet 2001 », ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement, Paris, 2001, p. 44. 2. Loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, JO du 4 janvier 1986, p. 200. 3. Article L. 321-2 du Code de l'environnement, ancien article 2 de loi « littoral ».
Si les 970 communes considérées comme littorales4 au titre de l'article L. 321-2 constituent le« cœur» du littoral, d'autres communes sont elles aussi directement concernées par les pressions qui affectent cet espace, notamment au niveau du développement de l'urbanisation et du tourisme. Comme l'a très justement souligné J-M Bécet, il apparaît ainsi que la «commune n'est certainement pas à l'échelle des problèmes écologiques et économiques littoraux »5, ce qui implique pour certains de « proposer de nouveaux découpages plus souples et mieux adaptés à la nécessité contemporaine d'une gestion rationnelle des littoraux» 6. C'est notamment pour prendre en compte cette réalité que le législateur a fixé une règle spécifique pour les communes situées à moins de quinze kilomètres du rivage de la mer lors du vote de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains 7. Comme dans les communes situées à moins de quinze kilomètres de la périphérie d'une agglomération de plus de 50000 habitants, le plan local d'urbanisme de ces communes en effet ne peut être modifié ou révisé en vue
d'ouvrir à l'urbanisation une zone à urbaniser délimitée après le I er juillet 2002 ou une zone naturelle lorsqu'elles ne sont pas couvertes par un schéma de cohérence territoriale applicable8. Si cette disposition a constitué une « forte incitation à élaborer un SCOT sur le littoral »9, elle a surtout permis de ne plus limiter le littoral au territoire des communes littorales, mais de l'appréhender avec une certaine profondeur et en tenant mieux compte des réalités. Il est important d'ajouter que cette prise en compte par le droit de l'étendue du littoral vers l'intérieur des terres n'est pas nouvelle puisque lors de sa création en 1975, le Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres a été chargé de mener «une politique foncière de sauvegarde de l'espace littoral et de respect des sites naturels et de l'équilibre
écologique»
10
dans les cantons côtiers, et non uniquement dans les communes
situées en bord de mer. Au-delà de la question des limites terrestres du littoral, celle de ses limites maritimes doit également être évoquée, car le littoral est aujourd'hui de plus en plus considéré comme une bande de largeur variable qui s'étend de chaque côté de la ligne frontalière qui sépare la terre de la mer. Comme le souligne la 4. Sur les 970 communes soumises à la loi « littoral », 883 sont ainsi riveraines d'une mer, d'un océan, ou d'un étang salé et 87 sont riveraines d'un estuaire ou d'un delta. Voir infra la présentation du décret n° 2004-311 du 29 mars 2004 fixant la liste des communes riveraines des estuaires et des deltas considérées comme littorales. 5. J-M. BÉCET, « Vers une véritable politique d'urbanisme littoral? », AJDA, 1993, p. 123. 6. F. PÉRON, « Géographie humaine et concept de gestion intégrée des zones côtières », Séminaire de l'UMR 6554, « Analyse et gestion intégrée des zones côtières », CNRS, Nantes, 1998, p. 10. 7. Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains; JO n° 289 du 14 décembre 2000, p. 19777. 8. Article L. 122-2 du Code de l'urbanisme, version consolidée suite aux modifications notamment apportées par la loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 relative à l'urbanisme et à l'habitat, JO n° 152 du 3 juillet 2003, p. 11176. 9. J-M. BÉCET, Le droil de l'urbanisme littoral, Didact Droit, Presses universitaires de Rennes, Rennes,2002,p.205. 10. Article L. 322-1 du Code de l'environnement.
206
Délégation interministérielle à l'aménagement et à la compétitivité des territoires (DIACT, ex-Datar), cette bande, appelée littoral ou zone côtière, peut être bornée
« en mer par la limite des eaux territoriales» partir des lignes de base 12.
II
située à douze milles marins à
Si d'autres limites peuvent évidemment être proposées pour« délimiter» le littoral, il nous semble que celles des quinze kilomètres à partir du rivage de la mer (ou des SCOT littoraux ou encore des petits bassins versants, des bassins de vie...) et des douze milles marins permettent aujourd'hui le mieux d'appréhender cette bande composée d'espaces terrestres et marins et située de part et d'autre du trait de côte. Cette nouvelle manière d'appréhender l'espace littoral trouve en grande partie son origine dans la diffusion et la mise en œuvre du concept de « gestion intégrée des zones côtières », sur lequel repose la nouvelle politique du littoral définie par les pouvoirs publics français depuis 2001 (2). Dans le «Modèle de loi sur la gestion durable des zones côtières» qu'il a élaboré à la demande du Conseil de l'Europe, M. Prieur propose une définition de la GIZC qui nous semble être la plus complète et la plus précise des nombreuses définitions de ce concept qui existent. Ainsi, pour le Conseil de l'Europe, «on entend par gestion intégrée, l'aménagement et l'utilisation durable des zones côtières prenant en considération le développement économique et social lié à la présence de la mer tout en sauvegardant, pour les générations présentes et futures, les équilibres biologiques et écologiques fragiles de la zone côtière et les paysages ». Cette définition ajoute que « la mise en place d'une gestion intégrée des zones côtières exige la création d'instruments institutionnels et normatifs assurant une participation des acteurs et la coordination des objectifs, des politiques et des actions, à la fois sur le plan territorial et décisionnel et impose de traiter les problèmes non pas au coup par coup mais de façon globale et en tenant compte de l'interaction entre tous les éléments qui composent l'environnement »13. Si elles comportent chacune leur propre définition de la GIZC, les principales études internationales relatives à la GrZC s'accordent cependant sur le fait que dans le cadre de la mise en œuvre de ce processus, l'intégration doit idéalement être à la fois spatiale, administrative, environnementale et temporelle, et doit permettre d'assurer la compatibilité entre les différentes activités pratiquées ou installées dans les zones côtières. Au niveau spatial, cela implique notamment
Il. Datar, « Construire ensemble un développement équilibré du littoral », La Documentation française, Paris, 2004, p. 14. 12. Les lignes de base sont la laisse de basse mer ainsi que les lignes de base droites et les lignes de fermeture des baies qui sont déterminées par décret; article 1 de la loi no 71-1060 du 24 décembre 1971 relative à la délimitation des eaux territoriales françaises, JO du 30 décembre 1971, p. 12899. 13. Conseil de l'Europe, « Modèle de loi sur la gestion durable des zones côtières », Sauvegarde de la nature, n° 101, Éditions du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1999, p. 13.
207
d'appréhender
les zones côtières en tant qu'interface terre-mer et de coordonner
les mesures de gestion relatives aux espaces terrestres et marins 14. À la suite des premières mesures arrêtées dans cette perspective de GIZC lors du CIADT de juillet 2001, un nouveau cadre de la politique du littoral reposant sur une structure à trois niveaux et sur la mise en œuvre de projets locaux de GIZC a été défini en 2004 par le Gouvernement (3). Par ailleurs, plusieurs décrets et circulaires sont venus à partir de cette date compléter et préciser la loi « littoral» (4), dont le vote en 1986 demeure, avec la création du Conservatoire du littoral en 1975 et celle des schémas de mise en valeur de la mer en 1983, une des étapes importante de la construction de la politique du littoral en France CI).
1. Rappel des grandes étapes de la politique du littoral de 1960 à 2000 A. Du rapport Piquard au vote de la loi« littoral », la mise en place d'une politique du littoral en France Bien qu'il soit largement admis que la publication du rapport Piquard en 197315 marque le début de la mise en œuvre d'une véritable politique du littoral en France, elle a notamment été précédée par le vote de la loi sur le domaine public maritime en 196316 et par la création des missions interministérielles d'aménagement du littoral languedocien et aquitain en 1963 et 196717. À la suite de la création du Conservatoire du littoral en 197518, qui était une des propositions figurant dans le rapport Piquard, le Gouvernement a adopté une circulaire relative à la protection et l'aménagement du littoral le 4 août 1976 et une directive sur le même thème, dite « directive d'Ornano », le 25 août 197919. Ces deux textes n'étaient toutefois opposables qu'à l'administration et la nécessité de faire voter une loi pour encadrer le développement de l'urbanisation sur le littoral, et mieux protéger cet espace, est rapidement apparue au début des années 1980. Le vote de la loi« littoral» a toutefois été précédé par la création d'un outil de planification spécifique aux zones littorales et côtières, les schémas de mise en 14. Voir O. LOZACHMEUR,« Le concept de gestion intégrée des zones côtières: le point de vue du juriste », Oceanis, Vol. 30/no l, Institut océanographique de Paris, 2006, p. 51-70. 15. M. PIQUARD, « Perspectives pour l'aménagement du littoral français », Rapport au Gouvernement, Datar, Paris, 1973,58 p. 16. Loi n° 63-1178 du 28 novembre 1963 relative au domaine public maritime, JO du 29 novembre 1963, p. 10643. 17. Décret n° 63-580 du 19 janvier 1963 créant la mission Interministérielle d'Aménagement du Languedoc-Roussillon, JO du 19 juin 1963, p. 5427 ; et décret n° 67-931 du 20 octobre 1967 créant une mission interministérielle sur le littoral aquitain, JO du 24 octobre 1967, p. 10460. 18. Loi n° 75-602 du 10 juillet 1975 portant création du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres JO du Il juillet 1975, p. 7126. 19. Instruction du 4 août 1976 concernant la protection et l'aménagement du littoral, JO du 6 août 1976, p. 4758 ; Décret n° 79-716 du 25 août 1979 approuvant la directive d'aménagement national relative à la protection et l'aménagement du littoral, JO du 25 août 1979, p. 2098.
208
valeur de la mer (SMVM). Ces schémas ont été institués par l'article 57 de loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État, qui a été modifié par la loi « littoral» et par la loi DTR du 23 février 2005. Cet article énonce que les SMVM « fixent les orientations fondamentales de l'aménagement, de la protection et de la mise en valeur du littoral.» À cet effet, ils « déterminent la vocation générale des différentes zones et notamment les zones affectées au développement industriel et portuaire, aux cultures marines et aux activités de loisirs. » S'ils doivent préciser les « mesures de protection du milieu marin », ils déterminent également les « vocations des différents secteurs de l'espace maritime et les principes de compatibilité applicables aux usages correspondants, ainsi que les conséquences qui en résultent pour l'utilisation des divers secteurs de l'espace terrestre qui sont liés à l'espace maritime »20.Comme nous le verrons par la suite, la nature et la procédure d'élaboration des SMVM ont été largement modifiées par la loi du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux21, ce qui a entraîné une modification du décret du 5 décembre 1986 relatif au contenu et à l'élaboration des SMVM22 en novembre 2007. Au-delà de la publication du décret du 5 décembre relatif aux SMVM, l'année 1986 a bien évidemment été marquée par le vote de la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral. Si les juristes s'intéressent principalement aux dispositions de ce texte qui ont été insérées dans le Code de l'urbanisme, il est important de rappeler que l'article premier de la loi « littoral» énonce que « le littoral est une entité géographique qui appelle une politique spécifique d'aménagement, de protection et de mise en valeur », dont la réalisation « implique une coordination des actions de l'État et des collectivités territoriales, ou de leurs groupements »23. Il convient de rappeler que la loi « littoral» a inséré dans le Code de l'urbanisme les articles L. 146-1 à L. 146-924 qui prévoient notamment l'identification par les schémas de cohérence territoriale et les plans locaux d'urbanisme des communes littorales d'espaces naturels présentant le caractère d'une coupure d'urbanisation (art. L. 146-2), et que les documents et décisions relatifs à la vocation des zones ou à l'occupation et à l'utilisation des sols doivent préserver les espaces terrestres et marins, sites et paysages remarquables ou 20. Loi na 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État, JO du 9 janvier 1983, p. 215. Voir la version consolidée sur www.legifrance.gouv.fr. 21. Loi n° 2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux, JO n° 46 du 24 février 2005 p. 3073. 22. Décret n° 86-1252 du 5 décembre 1986 relatif au contenu et à l'élaboration des schémas de mise en valeur de la mer, JO du 9 décembre 1986, p. 14791. 23. L'article premier de la loi « littoral» est aujourd'hui codifié à l'article L. 321-1 du Code de l'environnement.
24. Voir notamment N. CALDÉRARO, « Loi littoral et loi montagne - Guide de la jurisprudence commentée », Seconde édition, Éditions Formation Entreprises, Paris, 2005, 702 p. ; et A. H. MESNARD,« La réglementation et la planification de l'occupation (dir.), Droits Maritimes, Dalloz Action, Paris, 2006, p. 529-566.
209
du littoral », in J.-P. BEURIER
caractéristiques du patrimoine naturel et culturel du littoral, et les milieux nécessaires au maintien des équilibres biologiques (art. L. 146-6). L'article L. 146-4 prévoit principalement quant à lui que dans les communes littorales, l'extension de l'urbanisation doit se réaliser en continuité avec les agglomérations et villages existants ou en hameaux nouveaux intégrés à l'environnement; que l'extension de l'urbanisation des espaces proches du rivage doit être une extension limitée; et qu'en dehors des espaces urbanisés, les constructions ou installations sont interdites sur une bande littorale de cent mètres à compter de la limite haute du rivage. En 1989, un décret25 a complété ce texte en insérant les articles R. 146-1 et R. 146-2 dans le Code de l'urbanisme, le premier fixant la liste des espaces et milieux à préserver en application de l'article L. 146-6 et le second fixant la liste des aménagements légers pouvant être implantés dans ces espaces par dérogation au principe d'inconstructibilité auquel ils sont soumis par le juge administrati:f6. Un mois plus tard, une circulaire27 est venue préciser les modalités d'identification, de délimitation et d'aménagement des espaces devant être protégés par les dispositions de l'article L. 146-6. Comme nous le verrons par la suite, ce décret a été modifié en mars 2004 et cette circulaire a été abrogée en septembre 2005. Si les années 1980 ont été marquées par l'adoption de plusieurs textes législatifs et réglementaires spécifiques au littoral, la décennie suivante a surtout vu la publication de rapports dont les recommandations ont été très peu reprises par les pouvoirs publics28. Durant cette période, la jurisprudence administrative relative à la loi « littoral» et l'adoption de textes relatifs à l'aménagement du territoire et à la planification sont toutefois venues compléter le dispositif mis en place au cours des années précédentes.
25. Décret n° 89-694 du 20 septembre 1989 portant application de dispositions du Code de l'urbanisme particulières au littoral et modifiant la liste des catégories d'aménagements, d'ouvrages et de travaux devant être précédés d'une enquête publique, JO du 26 septembre 1989, p. 12130. 26. Voir Conseil d'État, 14 janvier 1994, Commune du Rayol-Canadel, na 127025. 27. Ministère de l'Équipement, du Logement, des Transports et de la Mer, « Circulaire na 89-56 du 10 octobre 1989 relative au renforcement de la politique nationale de préservation de certains espaces et milieux littoraux et note technique annexée », BOMEL, na 89/34. 28. Voir notamment C. GACHELIN,«Pour un plan stratégique intégré du littoral français », Rapport au ministre chargé de la Ville et de l'Aménagement du Territoire, Datar, Paris, 1992, 144 p. ; J-L. MICHAUD, «Les lois Montagne et Littoral », Rapport au ministre de l'Équipement et des Transports, ministère de l'Équipement et des Transports, Paris, 1994,60 p. ; Y. BONNOT,«Pour une politique globale et cohérente du littoral en France », Collection des «Rapports officiels », Rapport au Premier ministre, La Documentation française, Paris, 1996, 151 p. ; P. MARINI, « Les actions menées en faveur de la politique maritime et littorale de la France/Annexe 6, le littoral », Office parlementaire d'évaluation des politiques publiques, n° 771, Ass. Nat., n° 345-Sénat, Paris, 1998,280 p. ; C. BERSANI,«Rapport sur les conditions d'application de la loi littoral », Rapport à l'attention du ministre de l'Équipement, des Transports et du Logement, Conseil Général des Ponts et Chaussées, Paris, 2000, 66 p.
210
B. De la loi « littoral» à la loi SRU, une politique du littoral complétée par la jurisprudence et des dispositions qui ne concernent pas spécifiquement cet espace En l'absence de précisions apportées par l'État sur les dispositions des articles L. 146-2 (capacité d'accueil, coupure d'urbanisation) et L. 146-4 (continuité avec les villages et les agglomérations, espaces proches du rivage, extension limitée de l'urbanisation, espaces urbanisés) du Code de l'urbanisme, c'est le juge administratif qui a peu à peu été amené à préciser ces notions. Pour certains, la jurisprudence administrative «s'est substituée au pouvoir réglementaire en imposant une lecture très restrictive de la loi littoral »29. Afin de répondre aux problèmes d'interprétation des notions de la loi « littoral », le législateur a prévu que les directives territoriales d'aménagement créées par la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 199530 puissent notamment « préciser pour les territoires concernés les modalités d'application des dispositions particulières aux zones de montagne et au littoral »31 figurant aux articles L. 146-1 et suivants du Code de l'urbanisme. Après plusieurs années d'élaboration, les DT A des AlpesMaritimes, de l'estuaire de la Loire, de l'estuaire de la Seine et des Bouches du Rhône32 ont été adoptées et sont venues préciser et cartographier ces dispositions pour chacun de ces territoires littoraux. Il convient de rappeler que les DT A ne sont pas des documents spécifiques au littoral et qu'il en existe ailleurs que sur cette partie du territoire, que les SCOT et les PLU doivent être compatibles avec leurs dispositions et qu'elles ont d'autres fonctions que celles qui ont rapidement été évoquées ici33. En ajoutant un article 40-A à la loi « littoral », la loi du 4 février 1995 a également offert la possibilité aux conseils régionaux des régions littorales limitrophes de coordonner leurs politiques du littoral en élaborant des schémas interrégionaux de littoral (SIL). L'objectif de ces schémas est de veiller « à la cohérence des projets d'équipement et des actions de l'État et des collectivités territoriales qui ont une incidence sur l'aménagement ou la protection du littoral» tout en respectant les orientations des schémas de services collectifs et 29. P. GÉLARD, « L'application de la "loi littoral" : pour une mutualisation de l'aménagement du territoire », Groupe de travail sur l'application de la « loi littoral» de la Commission des affaires économiques et de la Commission des lois, Sénat, n° 421, 2004, p. 37. 30. Loi n° 95-115 du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, JO n° 31 du 5 février 1995, p. 1973. 31. Article L. 111-1-1 du Code de l'urbanisme. 32. Décret n° 2003-1169 du 2 décembre 2003 portant approbation de la DTA des Alpes-Maritimes, JO n° 284 du 9 décembre 2003, p. 20969; Décret n° 2006-834 du 10 juillet 2006 portant approbation de la DTA de l'estuaire de la Seine, JO n° 160 du 12juillet 2006, p. 10403; Décret n° 2006-884 du 17 juillet 2006 portant approbation de la DTA de l'estuaire de la Loire, JO n° 165 du 19 juillet 2006, p. 10828; Décret n° 2007-779 du 10 mai 2007 portant approbation de la DTA des Bouches-du-Rhône, JO n° 109 du Il mai 2007, p. 8498. 33. Voir notamment Y. JÉGOUZO,« Le contenu des directives territoriales d'aménagement », Actes du colloque de Nice des 24 et 25 février 2000 sur Les directives territoriales d'aménagement, Droit et Ville, n° 50, 2000, p. 117.
211
des schémas régionaux d'aménagement et de développement du territoire. Contrairement aux DT A, aucun SIL n'a été adopté, ni même initié. Pour conclure, il est évidemment nécessaire d'évoquer le vote, entre juin 1999 et décembre 2000, de la loi Voynet sur l'aménagement du territoire, de la loi Chevènement sur l'intercommunalité et de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU)34, qui offtent un nouveau cadre d'action aux acteurs locaux et nationaux, notamment sur le littoral. Si ces deux premiers textes ont favorisé un important développement de l'intercommunalité, notamment sur la façade méditerranéenne où de nombreuses communautés d'agglomération ont été créées, celui de la loi SRU a permis de relancer la mise en place de documents d'urbanisme intercommunaux. Comme nous l'avons déjà évoqué, les dispositions de l'article L. 122-2 du Code de l'urbanisme introduites par cette loi ont fortement incité les communes littorales à se regrouper pour élaborer des schémas de cohérence territoriale. Jusqu'à sa modification en juillet 2003 par la loi relative à l'urbanisme et à l'habitat, cet article prévoyait en effet qu'en « l'absence d'un SCOT, les zones naturelles et les zones d'urbanisation future délimitées par les PLU des communes ne peuvent pas être ouvertes à l'urbanisation », sauf dans les « communes situées à plus de quinze kilomètres de la périphérie d'une agglomération de plus de 15 000 habitants et à plus de quinze kilomètres du rivage de la mer. » La loi relative à l'urbanisme et à l'habitat a ensuite atténué la portée de cet article qui énonce désormais que, Dans les communes qui sont situées à moins de quinze kilomètres de la périphérie d'une agglomération de plus de 50 000 habitants, ou à moins de quinze kilomètres du rivage de la mer, et qui ne sont pas couvertes par un SCOT applicable, le plan local d'urbanisme ne peut être modifié ou révisé en vue d'ouvrir à l'urbanisation une zone à urbaniser délimitée après le 1erjuillet 2002 ou une zone naturelle. Malgré cette modification, la quasi-totalité du littoral métropolitain était concerné par un SCOT ou un projet de SCOT au le' janvier 200735, à l'exception de certaines parties du littoral de la Seine-Maritime, de la Vendée et des Landes. Ce succès va d'ailleurs conférer à ces schémas une place particulièrement importante dans le cadre de la nouvelle politique du littoral lancée lors du CIADT du 9 juillet 2001.
34. Loi n° 99-533 du 25 juin 1999 d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, JO n° 148 du 29 juin 1999, p. 9515 ; loi n° 99586 du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, JO n° 160 du 13 juillet 1999, p. 10361; loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, JO n° 289 du 14 décembre 2000, p. 19777. 35. Se reporter à la carte nationale des SCOT disponible surwww.urbanisme.gouvjr.
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Il. L'annonce de la décision de fonder la politique du littoral sur une nouvelle philosophie et les premières mesures arrêtées dans cette perspective Avec une importante activité législative et réglementaire, comme dans les années 1980, et la publication de nombreux rapports, comme dans les années 1990, les années 2000 combinent d'une certaine manière les deux décennies qui les ont précédées. Comme le souligne la DIACT, la « prise de conscience de la nécessité de faire évoluer non seulement les instruments, mais les principes mêmes de la politique nationale du littoral, est apparue clairement vers la fin des années 1990, notamment à l'occasion du naufrage de l'Erika (12 décembre 1999) et des tempêtes catastrophiques des 26 et 28 décembre 1999, qui ont été l'occasion de mesurer à la fois la fragilité du littoral et la sensibilité élevée de l'opinion publique sur ce sujet »36. Ces catastrophes vont en effet amener les pouvoirs publics à reprendre - et pour certains à prendre - conscience de l'importance, de la spécificité et de la fragilité de nos littoraux et à organiser un CIADT et un CIMER en février 2000 à Nantes où de nombreuses mesures en faveur du littoral atlantique ont été annoncées31. Une seconde explication doit être recherchée au niveau européen avec la publication en septembre 2000 d'une Stratégie européenne de « gestion intégrée des zones côtières »38 et d'un projet de Recommandation relative à la mise en œuvre d'une stratégie de gestion intégrée des zones côtières en Europe, qui sera adoptée en mai 2002 par le Conseil et le Parlement européen39. Cette Recommandation invite notamment les États membres à élaborer des stratégies nationales de GlZC et à suivre les principes d'une gestion intégrée des zones côtières en tenant compte des bonnes pratiques identifiées, entre autres, dans le programme de démonstration de la Commission sur l'aménagement intégré des zones côtières. Trente-cinq projets, dont trois français (Côte d'Opale, Rade de Brest et Bassin d'Arcachon) ont été labellisés et financés par la Commission européenne, de 1996 à 1999 dans le cadre de ce programme. C'est donc dans ce contexte national et européen que le Gouvernement a annoncé lors du CIADT du 9 juillet 2001 que la politique du littoral procédait d'une «philosophie nouvelle fondée sur le concept de gestion intégrée des zones
36. DIACT-SGMer, « Rapport français d'application de la Recommandation du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2002 relative à la mise en œuvre d'une stratégie de gestion intégrée des zones côtières en Europe », Premier ministre, Paris 2006, p. 44. 37. Voir A.-H. MESNARD,« L'impact de l'Erika, la décentralisation et la modernisation de l'État », in loP. BEURIER et Y.-F. POUCHUS(coord.), Les conséquences du naufrage de l'Erika, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2005, p. 231-240. 38. Commission européenne, « Communication au Conseil et au Parlement européen sur l'aménagement intégré des zones côtières: une stratégie pour l'Europe », COM (2000)547 Final, 27 septembre 2000, 30 p. Disponible sur: www.europa.eu.int/comm/ environment/iczm. 39. Conseil et Parlement Européen, « Recommandation du 30 mai 2002 relative à la mise en œuvre d'une stratégie de gestion intégrée des zones côtières en Europe », 2002!4l3/CE, JOCE n° L-148 du 6 juin 2002, p. 24.
213
côtières» et précisé que « cette gestion intégrée [devait] désormais dépasser les approches strictement juridiques et réglementaires fondées sur la contrainte, pour
privilégier les logiques de projet et de partenariat» 40. Cette volonté de privilégier les logiques de projet et de partenariat est relativement nouvelle dans notre pays, les pouvoirs publics français ayant traditionnellement favorisé la voie réglementaire en matière d'aménagement et de protection des zones côtières. Comme le souligne A. Miossec, la démarche française est en effet « réglementaire en général, et fortement marquée par la tradition d'un État central puissant.» Le géographe nantais distingue ainsi la « voie française », caractérisée par « le primat de la réglementation », de la « voie américaine» caractérisée par une recherche du consensus à tout prix41. Ainsi, c'est dans la perspective de la mise en œuvre de cette nouvelle approche fondée sur le concept de gestion intégrée des zones côtières, que le CIADT a arrêté une série de mesures visant à réformer les outils et les modes d'intervention de l'État, favoriser un aménagement plus partenarial du littoral, et renforcer les capacités d'études, d'observation et de prospective. Dans le cadre de la réforme des outils et des modes d'intervention de l'État, le Gouvernement avait décidé d'engager une réforme du cadre juridique des SMVM, afin de permettre aux communes et aux groupements de communes d'en être des acteurs confirmés; une adaptation des dispositions applicables aux espaces protégés au titre de l'article L. 146-6 du Code de l'urbanisme; et une réforme en profondeur du Conservatoire du littoral.
A. La réforme du régime juridique des SMVM Le régime juridique des SMVM, qui ont été institués par l'article 57 de la loi du 8 janvier 1983, a été modifié par l'article 235 de la loi DTR du 24 février 200542. Ces schémas peuvent dorénavant être élaborés et approuvés par l'État (comme c'était le cas auparavant, mais selon une procédure qui est désormais déconcentrée) ou comme le permet l'article L. 122-1 du Code de l'urbanisme depuis 2005, prendre la forme d'un chapitre individualisé du SCOT. Ce chapitre est élaboré par l'EPCI qui élabore le SCOT, mais ne peut être approuvé qu'avec l'accord du préfet. Cet accord doit intervenir avant que le projet ne soit arrêté (article L. 122-8-1), et toute modification du projet suite à l'enquête publique doit faire l'objet d'un nouvel accord du représentant de l'État (article L. 122-11). L'article L. 122-3 prévoit que le préfet est également consulté sur la compatibilité du périmètre du SMVM avec les enjeux d'aménagement, de protection et de mise en valeur du littoral.
40. Datar, « Dossier de presse du Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire de Limoges du 9 juillet 2001 », ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement, Paris, 2001, p. 44. 41. A. MIOSSEC,« Les littoraux entre nature et aménagement », Sedes, Paris, 1998, p. 119. 42. Loi n° 2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux, JO n° 46 du 24 février 2005 p. 3073.
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Si la loi DTR a profondément modifié les conditions d'élaboration des SMVM, elle a en même temps profondément modifié la nature juridique de ces schémas, ainsi que celle des SCOT. Ces derniers peuvent en effet désormais comporter un volet maritime, ce qui confère aux communes regroupées au sein de l'EPCI chargé d'élaborer le SCOT le pouvoir de définir, sous le contrôle du préfet, la vocation des différents secteurs de l'espace maritime et des mesures de protection du milieu marin. L'État permet ainsi aux communes d'intervenir dans la gestion du domaine public maritime dont il était traditionnellement, en tant que propriétaire, le seul gestionnaire. En ce qui concerne les SMVM, avant sa modification par la loi DTR, l'article 57 de la loi du 7 janvier 198343 énonçait qu'ils avaient « les mêmes effets que les directives territoriales d'aménagement », si bien que les SCOT devaient être compatibles avec leurs dispositions. Cette référence aux effets des SMVM « identiques à ceux d'une DTA» ayant été supprimée par la loi DTR, ceux-ci ont donc désormais logiquement les mêmes effets que les schémas de cohérence territoriale et occupent donc la même place dans la hiérarchie des normes. Toutefois, les deux SMVM approuvés avant le vote de la loi DTR, celui de l'étang de Thau44 et du Bassin d' Arcachon45, ont les mêmes effets qu'une DTA. Par contre, le SMVM du golfe du Morbihan qui a été approuvé par l'État selon la procédure déconcentrée fixée par la loi DTR semble avoir lui aussi la même valeur qu'un SCOT. Le dossier publié par la préfecture du Morbihan lors de l'adoption de ce schéma le 10 février 2006 précise en effet que les « PLU
doivent être à la fois compatibles avec le SMVM et les SCOT» 46, ce qui laisse sous-entendre que ces derniers n'ont pas à être compatibles avec le SMVM. II existe donc aujourd'hui trois types de schémas de mise en valeur de la mer: -
ceux de Thau et d'Arcachon, qui ont été élaborés et adoptés par l'État, et avec lesquels les SCOT et les PLU doivent être compatibles;
-
celui du golfe du Morbihan, adopté par le préfet du Morbihan le 10 février 2006, et qui ne s'impose qu'aux PLU (d'autres peuvent évidemment être adoptés à l'avenir) ;
-
schémas de ce type
les futurs volets SMVM des SCOT, élaborés et adoptés par des
EPCI - avec l'accord du préfet -, et qui eux aussi ne s'imposeront qu'aux PLU. Il convient d'ajouter que pour tenir compte des modifications de l'article 57 de la loi du 7 janvier 1983 par l'article 235 de la loi DTR, le décret du 5 décembre 1986 relatif au contenu et à l'élaboration des schémas de mise en 43. Loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État, JO du 9 janvier 1983, p. 215. 44. Décret du 20 avril 1995 portant approbation du schéma de mise en valeur de la mer du bassin de Thau et de sa façade maritime, JO n° 94 du 21 avril 1995, p. 6215. Voir A-H. MESNARD,«Le premier SMVM : le bassin de Thau et sa façade maritime », Droit Maritime Français, n° 560, 1996, p. 529 à 536. 45. Décret n° 2004-1409 du 23 décembre 2004 portant approbation du schéma de mise en valeur de la mer du bassin d'Arcachon, JO n° 301 du 28 décembre 2004, p. 22115. 46. Préfecture du Morbihan, «Adoption du schéma de mise en valeur de la mer du Golfe du Morbihan », 10 février 2006, p. 6 ; disponible sur www.morbihanprefgouv./r
215
valeur de la mer a été modifié par un décret du 8 novembre 200747. Les modifications apportées au décret du 5 décembre 1986 portent principalement sur la procédure que l'État doit suivre pour élaborer et approuver un schéma de type « golfe du Morbihan ». Le décret précise ainsi notamment quels sont les acteurs qui doivent être associés à cette élaboration. Le nouvel article 15 du décret ajoute que «lorsque la charte d'un parc national ou d'un parc naturel régional est approuvée après l'approbation d'un schéma de mise en valeur de la mer, ce dernier doit, si nécessaire, être rendu compatible dans un délai de trois ans avec les objectifs de protection définis par la charte du parc national pour le cœur de parc et avec les orientations et les mesures de la charte du parc naturel régional concerné ». Cette disposition confirme que comme le prévoit l'article L. 122-1 du Code de l'urbanisme pour les SCOT et leurs volets valant SMVM, les SMVM adoptés par l'État doivent être compatibles avec les chartes de parcs nationaux et des PNR, et non donc plus les mêmes effets que les DT A. Le décret du 8 novembre 2007 a également ajouté des dispositions aux articles R. 122-2 du Code de l'urbanisme sur le contenu du rapport de présentation du SCOT qui lorsqu'il comprend un chapitre individualisé valant SMVM, doit décrire les « conditions de l'utilisation de l'espace marin et terrestre du littoral », indiquer« les perspectives d'évolution de ce milieu» expliquer« les orientations retenues, en matière de développement, de protection et d'équipement. » De la même manière, le document d'orientations générales du SCOT doit notamment mentionner les «orientations relatives aux cultures marines et aux activités de loisirs» et préciser « dans une perspective de gestion intégrée de la zone côtière, les vocations des différents secteurs de l'espace maritime, les conditions de la compatibilité entre les différents usages de ces derniers, et les conséquences qui en résultent pour l'utilisation des diverses parties du littoral qui sont liées à cet espace» (art. R. 122-3 du Code de l'urb.). La décision de modifier le régime des SMVM annoncée lors du CIADT du 9 juillet 2001 a donc eu d'importants effets à la fois sur ces schémas mais aussi sur les SCOT qui peuvent désormais comporter un volet maritime et s'étendre en mer. Il convient de préciser que si elles ont été acceptées par le Gouvernement, les modifications de l'article 57 de la loi du 7 janvier 1983 apportées par l'article 235 de la loi DTR trouvent leur origine dans un rapport du sénateur P. Gélard publié en juillet 200448. C'est ce même sénateur qui, considérant que l'État mettait trop de temps à mettre en œuvre la réforme des SMVM, a proposé un amendement lors de l'examen de la loi DTR pour «permettre aux communes et aux groupements de communes d'en être des acteurs confirmés49 » comme cela avait été annoncé lors
47. Décret n° 2007-1586 du 8 novembre 2007 relatif aux schémas de mise en valeur de la mer et modifiant le décret n° 86-1252 du 5 décembre 1986 ainsi que le Code de l'urbanisme et le Code de l'environnement, JO du 10 novembre 2007, p. 18507. 48. P. GÉLARD, « L'application de la loi littoral: pour une mutualisation de l'aménagement du territoire », Groupe de travail sur l'application de la loi littoral de la Commission des affaires économiques et de la Commission des lois, Sénat, n° 421, 2004, 95 p. 49. Datar, « Dossier de presse du ClADT de Limoges du 9 juillet 2001 », précité, p. 44
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du CIADT de 20015°. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la seconde réforme des outils et des modes d'intervention de l'État prévue par ce CIADT, la réforme du Conservatoire du littoral, trouve elle aussi son origine dans un rapport rédigé par un sénateur, en l'occurrence l'ancien ministre de la Mer, L. Le Pensec.
B. La réforme du Conservatoire du littoral Comme l'avait prévu le CIADT du 9 juillet 2001, la réforme du Conservatoire du littoral décidée à cette occasion a été engagée sur la base des propositions du rapport que L. Le Pensec a remis à la fin de l'année 2001 au Premier ministre5'. Cette réforme a été mise en œuvre par les articles 160 à 167 de la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité52. Sans qu'il soit ici possible d'évoquer et d'analyser les dispositions de ces articles, il est important de préciser que c'est à cette occasion que le législateur a consacré le concept de « gestion intégrée des zones côtières »53, sur lequel est rappelons-le fondé la politique du littoral en France depuis le CIADT du 9 juillet 2001. Le nouvel alinéa ajouté à l'article L. 322-1 du Code de l'environnement par l'article 160 de la loi du 27 février 2002 énonce en effet qu'afin « de promouvoir une gestion plus intégrée des zones côtières, le Conservatoire du littoral peut également exercer ses missions sur le domaine public maritime qui lui est affecté ou confié ». L'objectif de cette réforme est bien de promouvoir la GIZC, car l'intégration de la gestion des zones terrestres et maritimes doit être le premier objectif d'une démarche de « gestion intégrée des zones côtières »54. Comme le précise la circulaire interministérielle n° 2007-17 relative à l'intervention du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres sur le domaine public maritime, «cette possibilité d'intervention est pour le Conservatoire du littoral une grande innovation, ce dernier n'ayant jusqu'alors exercé ses missions que sur le littoral terrestre ». Cela va en outre permettre au Conservatoire de devenir « un acteur à part entière pour la promotion de la gestion intégrée des zones côtières» car son intervention sur le DPM « permet de rompre la discontinuité terre-mer» et « d'avoir un même gestionnaire du site pour ses parties marine et terrestre55 ». 50. O. LOZACHMEUR,« Le concept de "gestion intégrée des zones côtières" en droit international, communautaire et national », Droit Maritime Français, n° 657, 2005, p. 274. 51. L. LE PENSEC,« Vers de nouveaux rivages: rapport au Premier ministre sur la refondation du Conservatoire du littoral », La Documentation française, Paris, 2001, 100 p. 52. Loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité; JO n° 50 du 28 février 2002, p. 3808. 53. Sur ce concept voir notamment O. LOZACHMEUR,« La consécration du concept de gestion intégrée des zones côtières en droit international, communautaire et national». Thèse de doctorat, A.-H. MESNARD(dir.), université de Nantes, 2004, 837 p. 54. Voir B. CiCIN-SAIN, « Introduction to the Special Issue on Integrated coastal management: Concepts, Issues and Methods», Ocean and Coastal Management, n° 21 (1-3), 1993, p.27; et A. MIOSSEC, « De l'aménagement des littoraux à la gestion intégrée des zones côtières», in A. GAMBLIN(dir.) Les littoraux espaces de vie, Sedes, Paris, 1998, p. 255. 55. Ministre des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer, ministre de l'Écologie et du Développement Durable et ministre de l'Agriculture et de la Pêche, « Circulaire 217
La circulaire ajoute que de manière générale, et sauf exception notamment dans les DOM (pour la protection des récifs coralliens), la largeur d'attribution maximale se situera en deçà d'un mille à partir de la laisse des plus basses mers. Sur les sites faisant l'objet d'une affectation ou d'une attribution à son profit, le Conservatoire du littoral se substitue à l'État dans ses seules attributions de gestionnaire du DPM, ce qui lui permet notamment de délivrer des autorisations d'occupation temporaires (AOT) et d'être le bénéficiaire des produits issus de ces AOT. Le Conservatoire sera également à même d'intervenir sur le DPM en qualité de maître d'ouvrage pour réaliser des aménagements destinés à améliorer et à encadrer l'accueil du public, restaurer les parties endommagées du domaine (protection des dunes par des ganivelles par ex.), ou encore proposer des mesures aux autorités compétentes en matière de gestion de la diversité biologique marine, d'accès, de navigation et de mouillage des navires56. Précisons enfin que l'article L. 334-1 du Code de l'environnement, issu de l'article 18 de la loi du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux57, prévoit que les « parties maritimes du domaine relevant du Conservatoire du littoral» font parties du réseau des aires marines protégées que la nouvelle Agence des aires marines protégées est chargée d'animer.
C. La réforme des dispositions applicables aux espaces protégés au titre de l'article L. 146-6 du Code de l'urbanisme La décision annoncée par le CIADT du 9 juillet 2001 d'adapter les dispositions applicables aux espaces « remarquables» protégés au titre de la loi « littoral» a été mise en œuvre par le décret n° 2004-310 du 29 mars 2004 relatif aux espaces remarquables du littoral et modifiant le Code de l'urbanisme 58. Avant d'évoquer ce décret, il est important de rappeler que les espaces protégés au titre de l'article L. 146-6 du Code de l'urbanisme, communément appelés espaces « remarquables », représentaient en 1999 14 % du territoire des communes littorales de métropole et des départements d'outremer. S'il est vrai que le régime juridique applicable à ces espaces est particulièrement strict, il découle directement de la reconnaissance par le législateur de la nécessité de protéger les espaces naturels littoraux remarquables du fait de leur beauté, de leur rareté ou de leur richesse écologique. interministérielle n° 2007-17 du 20 février 2007 relative à l'intervention du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres sur le domaine public maritime et à l'élaboration de la stratégie nationale et géographique d'intervention du Conservatoire du littoral sur le domaine public maritime en concertation avec les services de l'État concernés », Bulletin officiel du ministère des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer, n° 4-2007, 10 mars 2007, p. 69 et 70. 56. Circulaire interministérielle n° 2007-17 du 20 février 2007, précitée. 57. Loi n° 2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux, JO du 15 avril 2006, p. 5682. 58. Décret n° 2004-310 du 29 mars 2004 relatif aux espaces remarquables du littoral et modifiant le Code de l'urbanisme, JO n° 76 du 30 mars 2004, p. 6081.
218
L'inconstructibilité
de principe des espaces protégés au titre de l'article
L. 146-6 posée par la jurisprudence 59 est cependant assortie de nombreuses exceptions, puisque des travaux de conservation ou de protection, ainsi que des « aménagements légers» peuvent y être autorisés. Considérée comme trop restrictive par une grande partie de la doctrine, des élus et de certains services de l'État, la liste de ces « aménagements légers» qui avait initialement été fixée par un décret du 20 septembre 198960,a été largement étendue lors de la modification de l'article R. 146-2 du Code de l'urbanisme par le décret n° 2004-310 du 29 mars 2004. En effet, alors que le décret de 1989 ne prévoyait que la possibilité de réaliser des chemins piétonniers et d'implanter des objets mobiliers destinés à l'accueil ou à l'information du public, ou des aménagements et des locaux nécessaires à l'exercice d'activités traditionnelles, celui de 2004 autorise les cheminements piétonniers et cyclables et les sentes équestres ni cimentés, ni bitumés, les postes d'observation de la faune, les équipements démontables liés à l'hygiène et à la sécurité tels que les sanitaires et les postes de secours, les aires de stationnement indispensables à la maîtrise de la fréquentation automobile, ainsi que la réfection des bâtiments existants et l'extension limitée des bâtiments et installations nécessaires à l'exercice d'activités économiques61. Toutefois, comme l'a rappelé la circulaire du 15 septembre 2005 relative aux nouvelles dispositions prévues par le décret n° 2004-310 du 29 mars 200462, la localisation comme l'aspect des aménagements ne doivent pas dénaturer le caractère des sites, compromettre leur qualité architecturale ou paysagère ni porter atteinte à la préservation des milieux et doivent être conçus de manière à permettre un retour du site à l'état naturel. Ajoutons pour conclure que le nouvel article R. 421-22 du Code de l'urbanisme prévoit qu'à l'exception des aménagements nécessaires à la gestion et à la remise en état d'éléments de patrimoine bâti, tous les « aménagements légers» autorisés par l'article R. 146-2 du même code modifié par le décret du
59. Conseil d'État, 14 janvier 1994, Commune du Rayol-Canadel, n° 127025. 60. Décret n° 89-694 du 20 septembre 1989 portant application de dispositions du Code de l'urbanisme particulières au littoral et modifiant la liste des catégories d'aménagements, d'ouvrages et de travaux devant être précédés d'une enquête publique, JO du 26 septembre 1989, p. 12130. 61. Voir notamment J.-Ch. CAR et J. TRÉMEAU,« Les aménagements légers dans les espaces remarquables du littoral », Bulletin de jurisprudence de droit de l'urbanisme, 4/2004, p. 246-260 ; R. HOSTIou, « Espaces remarquables du littoral: le changement dans la continuité », AJDA, 21 février 2005, p. 370-372; et Y. TANGUY, « La loi littoral en questions, entre simplismes et complexité », AJDA, 21 février 2005, p. 354-360. 62. Directeur général de l'Urbanisme, de l'Habitat et de la Construction et directeur des Études économiques et de l'Évaluation environnementale, « Circulaire UHC/PS I n° 2005-57 du 15 septembre 2005 relative aux nouvelles dispositions prévues par le décret n° 2004-310 du 29 mars 2004 relatif aux espaces remarquables du littoral et modifiant le Code de l'urbanisme », Bulletin officiel du ministère des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer, n° 182005, p. 1502. Voir L. BORDEREAUX,« La circulaire de 15 septembre 2005 sur les espaces remarquables du littoral », Droit Maritime Français, n° 665, 2005, p. 1044.
219
29 mars 2004, doivent dorénavant être précédés de la délivrance d'un permis d'aménager63.
D. Les autres décisions annoncées lors du CIADT du 9juillet 2001 En plus de ces trois grandes modifications des modes d'intervention de l'État, qui privilégient pour deux d'entre elles l'intégration de la gestion des espaces terrestres et marins, le CIADT du 9 juillet 2001 a également décidé de favoriser les approches partenariales en développant les «Opérations Grand Site », la création de Pays maritimes et côtiers, et de lancer un programme de modernisation des stations littorales. Enfin, le CIADT a annoncé la création d'une mission interministérielle d'aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon pour la période 2001-2006, laquelle a notamment élaboré un Plan de développement durable du littoral qui a été validé par le CIADT du 13 décembre 20026\ et a demandé à la Commission du littoral mise en place par le Conseil national d'aménagement et de développement du territoire d'établir un état des lieux du littoral français afin de préparer un livre blanc du littoral et de la mer. Si cette Commission n'a pas publié un véritable livre blanc du littoral et de la mer, elle a présenté le 8 juillet 2003 un rapport, considéré comme un véritable message d'alerte, et proposé dix mesures pour refonder la politique du littoral65. Pour la Commission, il convient tout d'abord de refonder la politique du littoral autour de trois objectifs: élargir la définition du territoire littoral à celui des interdépendances fonctionnelles de la zone côtière vers la terre et vers la mer; enrichir la vision environnementale du littoral de toute sa dimension humaine, sociale, culturelle et économique; et rendre aux hommes et aux femmes vivant sur le littoral la capacité d'émettre et de porter un projet de territoire défini localement à bonne échelle. Pour atteindre ces objectifs, la Commission appelle à un changement de méthode et préconise la mise en œuvre de projets expérimentaux de «gestion intégrée des zones côtières» au niveau local. Parmi ses dix mesures, figurent également le renforcement des moyens locaux d'action en matière foncière, et pour la sauvegarde du « Tiers sauvage », la valorisation de l'économie maritime et littorale, l'affirmation de l'importance du patrimoine naturel et culturel du littoral et la création d'un Conseil National du Littoral. Cette dernière proposition, qui avait déjà été formulée par J.-L. Michaud en 1994 et par Y. Bonnot en 199566 va être reprise par le député-maire des Sables 63. Voir également le nouvel article R. 431-16 du Code de l'urbanisme. 64. Datar, Dossier de presse du Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire du 13 décembre 2002, ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du Territoire, Paris, 2002, p. 44. 65. Commission nationale du littoral, « Le littoral français, pour un nouveau contrat social », Conseil National d'Aménagement et de Développement du Territoire, Paris, 2003, 16 p. 66. J-L. MICHAUD, « Les lois Montagne et Littoral », précité, p. 53 ; Y. BONNOT, « Pour une politique globale et cohérente du littoral en France », précité, p. 18 et 19.
220
d'Olonne, L. Guédon, qui va déposer un amendement en ce sens lors de l'examen du projet de loi relatif au développement des territoires ruraux début 2004. Cet amendement va être accepté par le Gouvernement et va devenir la principale structure sur laquelle repose le nouveau cadre pour la politique du littoral adopté au cours de cette même année.
III. La définition d'un nouveau cadre pour la politique du littoral et le lancement d'un appel à projets sur la « gestion intégrée des zones côtières» A. Une structure à trois niveaux pour un nouveau cadre de la politique du littoral La décision du CIADT du 9 juillet 2001 de fonder la politique du littoral sur une nouvelle philosophie reposant sur le concept de GIZC a été confirmée lors du Comité interministériel de la mer (CIMER) du 29 avril 2003, au cours duquel le Gouvernement a annoncé que la France allait mettre en œuvre la Recommandation européenne sur la GIZC du 30 mai 2002. Afin de garantir qu'aucun
enjeu
-
qu'il
soit terrestre
ou marin - ne soit oublié,
cette mise en
œuvre a été confiée par le CIMER à deux structures interministérielles: le Secrétariat général de la mer, la Datar67. À partir des premières orientations proposées par ces deux instances68, le Gouvernement a adopté lors du CIMER du 16 février 2004 un « nouveau cadre pour la politique du littoral fondé sur une approche de gestion intégrée des zones côtières.» Comme l'avait déjà souligné le CIADT de 2001, cette approche «Vise à compléter l'approche incitative et réglementaire pilotée par l'État par une approche partenariale et contractuelle associant largement les acteurs concernés, et privilégiant les projets locaux intégrés69. » Ce nouveau cadre de la politique du littoral se décline sur la base d'une structure à trois niveaux, le premier se situant à l'échelon national, le second à l'échelon régional et le troisième à l'échelon infrarégional (dit« local »). Si le niveau national est celui « où doivent se définir les orientations de la politique du littoral », c'est aussi le « niveau de la prospective, de l'évaluation et de la coordination, dans le cadre d'un partenariat associant l'État, les représentants des régions maritimes, des grands secteurs socio-économiques concernés et des associations reconnues au plan nationapo. » C'est notamment pour organiser ce partenariat que le Gouvernement a appuyé la création d'un 67. Secrétariat général de la mer, Dossier de presse du Comité interministériel de la mer du 29 avril 2003, Premier ministre, Paris, 2003, p. 22. 68. Voir à cet égard l'important rapport publié trente ans après le rapport PIQUARDpar la Datar, qui détaille les objectifs et les instruments de la nouvelle politique du littoral. Datar, Construire ensemble un développement équilibré du littoral, La Documentation française, Paris, 2004, 157 p.
69. Secrétariat général de la mer, « Dossier de presse du Comité interministériel de la mer du 16 février 2004»,
Premier
ministre,
Paris, 2004, p. 16.
70. Ibidem. 221
Conseil national du littoral proposée par un amendement du député L. Guédon et qui a été adopté lors du vote en première lecture du projet de loi relatif au développement des territoires ruraux le 30 janvier 2004. Si comme nous l'avons précédemment évoqué, l'article 235 de la loi relative au développement des territoires ruraux a modifié le régime juridique des SMVM, il a également ajouté un article 43 à la loi « littoral» qui créé un « conseil national pour l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral et la gestion intégrée des zones côtières dénommé Conseil national du littoral.» Ce conseil, dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret, est présidé par le Premier ministre et comprend des membres du Parlement et des représentants des collectivités territoriales des façades maritimes de métropole et d'outre-mer ainsi que des représentants des établissements publics intéressés, des milieux socioprofessionnels et de la société civile représentatifs des activités et des usages du littoral. Le Conseil national du littoral (CNL) est notamment « consulté dans le cadre de la rédaction des décrets relatifs à la gestion du domaine public maritime» et « contribue par ses avis et propositions à la coordination des actions publiques dans les territoires littoraux. » Il définit également les « objectifs et précise les actions qu'il juge nécessaires pour l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dans une perspective de gestion intégrée des zones côtières. » Enfin, il peut être « consulté sur les projets définis en application des contrats passés entre l'État et les régions ainsi que sur tout projet législatif ou réglementaire intéressant le littoral» et il « participe aux travaux de prospective, d'observation et d'évaluation conduits sur le littoral aux niveaux européen, national et interrégionaFl . » Neuf mois après sa création, le fonctionnement et la composition du Conseil ont été définis par décret72 et le 26 juin 2006, ses soixante-douze membres - dont une majorité d'élus - ont été nommés par un arrêté du Premier ministre et du
ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du Territoire 73. Le CNL a ensuite été officiellement installé par le Premier ministre et a tenu sa première réunion le 13 juillet 2006, au cours de laquelle les vingt et un membres de sa commission permanente ont été élus. Lors de sa réunion du 24 octobre 2006, la commission permanente du CNL a créé en son sein des groupes de travail sur les thèmes du suivi de la loi « littoral », de la «gestion intégrée des zones côtières», des risques, et des énergies renouvelables dont les premières réflexions devraient être rendues publiques au début de l'année 200874.
71. Nouvel article 43 de la loi « littoral », inséré par l'article 235 de la loi n° 2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux, JO n° 46 du 24 février 2005 p. 3073. 72. Décret n° 2005-1426 du 18 novembre 2005 relatif à la composition et au fonctionnement du Conseil national du littoral, JO du 19 novembre 2005, p. 18026. 73. Arrêté du 26 juin 2006 portant nomination au Conseil national du littoral, JO du 27 juin 2006, p. 9637. 74. Procès-verbal de la réunion de la Commission permanente du Conseil National du Littoral du 24 octobre 2006 ; disponible sur www.diact.gouvjr. 222
Le second niveau autour duquel s'organise le nouveau cadre de la politique du littoral est le niveau régional, où selon le CIMER du 16 février 2004, doit se mettre en œuvre « la cohérence territoriale, conduite par le couple État-Région (déclinaison des orientations nationales, cadre contractuel, cohérence entre projets intégrés, entre littoral et arrière-pays ainsi que mise en œuvre de certaines opérations d'aménagement d'intérêt nationaF5). » Lors du CIADT du 14 septembre 2004, le Gouvernement a précisé que l'objectif à ce second niveau est de «décliner de façon cohérente les objectifs nationaux en tenant compte des spécificités propres à chaque façade maritime et à chaque littoral» et que cette « déclinaison régionale doit associer, aux côtés de l'État et des collectivités territoriales, les grandes agglomérations, ainsi que les principaux acteurs économiques et associatifs du littoraF6. » Au-delà de la mise en place par l'État de missions d'aménagement du littoral en LanguedocRoussillon et en Aquitaine, cette déclinaison s'est jusqu'à présent principalement matérialisée dans les Contrats de projets État-Région signés pour la période 2007-2013, plusieurs «objectifs », «axes », «priorités» ou «grands projets» des CPER des régions Nord-Pas-de-Calais, Bretagne, Aquitaine, Languedoc-Roussillon, et PACA étant spécifiques au littoral, voire à la GIZC. Le niveau local est le troisième et dernier niveau autour duquel s'organise le nouveau cadre de la politique du littoral. C'est peut-être le plus important car c'est là que doivent se conduire les « projets intégrés au sein de structures locales de gestion et de régulation des usages, en s'appuyant chaque fois que possible sur les outils existants (Pays, SCOT, SMVM) et en s'attachant à leur articulation plus étroite »77. Si le CIADT du 14 septembre 2004 a précisé que «c'est au niveau local que peuvent prendre place la définition et la mise en œuvre de projets détaillés de territoire, autour de principes et de structures favorisant une gestion opérationnelle et pérenne de l'espace littoral» 78, il a surtout annoncé le lancement d'un appel à projets sur la GIZC dans le cadre duquel 25 initiatives locales ont été labellisées et soutenues financièrement par l'État.
B. L'appel à projets pour un développement des territoires littoraux par une « gestion intégrée des zones côtières» L'appel à projets pour un développement des territoires littoraux par une « gestion intégrée des zones côtières» a été annoncé par le Gouvernement lors du CIADT du 14 septembre 2004 qui a en grande partie été consacré au littoral et au cours duquel de très nombreuses mesures ont été arrêtées en faveur de cet espace. Avant de s'intéresser à cet appel à projets, il est important de préciser que 75. Secrétariat général de la mer, « Dossier de presse du Comité interministériel de la mer du 16 février 2004 », précité. 76. Datar, Dossier de presse du Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire du 14 septembre 2004, Secrétariat d'État à l'Aménagement du Territoire, 2004, p. 28. 77. Secrétariat général de la mer, Dossier de presse du Comité interministériel de la mer du 16 février 2004, précité. 78. Datar, Dossier de presse du ClADT du 14 septembre 2004, précité, p. 30.
223
ce CIADT s'inscrit explicitement dans le prolongement de celui du 9 juillet 2001, des recommandations de la Commission du littoral du CNADT, et des CIMER de 2003 et de 2004 que nous venons d'évoquer. Après avoir rappelé que le littoral français est de plus en plus attractif et est confronté aux risques du tout automobile, du tout résidentiel et du tout tourisme, le CIADT du 14 septembre 2004 souligne que « pour être pleinement efficace, la politique du littoral doit s'appuyer sur des démarches partenariales, concertées et contractuelles, élaborées au niveau local le plus pertinent» et que cette « nouvelle politique du littoral doit tendre vers une gestion intégrée des zones côtières ». Cette approche s'appuie sur de «nouveaux principes d'action publique» que sont « l'intégration accrue des politiques publiques, traitant dans une même logique les problématiques terrestre et maritime autour des objectifs de gestion à long terme », une « approche plus différenciée des territoires, tenant compte de leurs spécificités », une « recherche de projets de territoire élaborés à une échelle pertinente », un «processus de décision fondé sur la connaissance fine des territoires et une observation précise des écosystèmes, une analyse prospective des impacts potentiels des décisions et une évaluation en continu de leurs effets» et une « démarche fondée sur de réels mécanismes participatifs en amont de la prise de décision, afin d'en garantir l'efficacité »79. Si l'appel à projets est un des chantiers que le Gouvernement entend conduire pour mettre en œuvre une politique renouvelée d'aménagement du littoral, il s'appuie également sur les politiques sectorielles existantes, car « une approche intégrée du développement du littoral repose pour une grande part sur la coordination des politiques sectorielles, dont il convient d'afficher clairement les
objectifs et les moyens»
80.
Une quarantaine de mesures visant à mieux protéger
et gérer les espaces naturels et la biodiversité, à prévenir et maîtriser les risques, à mieux accueillir la population, à promouvoir une économie littorale diversifiée, à favoriser les atouts du transport maritime et à mettre au service du littoral le potentiel de formation et de recherche maritime ont ainsi été arrêtées par le CIADT du 14 septembre 2004. Une des autres mesures importantes annoncées lors de cette réunion concerne comme nous l'avons indiqué le lancement d'un appel à projets national pour un développement équilibré des territoires littoraux par une « gestion intégrée des zones côtières ». Le CIADT a affecté 1,5 M. d'euros à cette démarche qui vise « à encourager les expérimentations de terrain autour de projets concrets» et « à faire émerger de manière pragmatique des pratiques adaptées aux territoires, assurant une articulation entre terre et mer, entre littoral et arrière-pays.» Le Gouvernement a également précisé à cette occasion que cet appel à projets allait s'adresser à la fois aux collectivités territoriales et aux acteurs socioéconomiques agissant en partenariat avec elles, et plus particulièrement aux groupements de collectivités constitués en structure de projet81.
79. Datar, Dossier de presse du CIADT du 14 septembre 2004, précité, p. 23. 80. Datar, Dossier de presse du CIADT du 14 septembre 2004, précité, p. 33. 81. Ibidem, p. 30.
224
L'appel à projets, dont le pilotage a été confié à la Datar et au Secrétariat général de la mer, a été lancé le 17 janvier 2005 avec la publication d'un cahier des charges à l'attention des futurs candidats et d'une circulaire adressée par le Délégué à l'aménagement du territoire et à l'action régionale et le Secrétaire général de la mer aux préfets des régions littorales et aux préfets maritimes. L'objectif de cette circulaire était de préciser les conditions de mobilisation des représentants et des services de l'État qui ont été appelés à jouer un rôle essentiel dans le processus d'information sur cet appel à projets, l'appui aux candidats et dans la sélection et le suivi de l'expérimentation des projets retenus82. Il a notamment été demandé aux préfets de «veiller à la prise en compte dans les dossiers déposés de la spécificité de l'appel à projets GIZC : approche conjointe des parts terrestre et marine du littoral, prise en compte simultanée des écosystèmes naturels et des phénomènes d'origine anthropique, articulation des activités économiques, gestion des usages, analyse des problématiques essentielles du territoire (habitat permanent et saisonnier, développement des activités maritimes, gestion des espaces naturels, gestion de l'eau.. .), association de tous les acteurs concernés (État, différents niveaux de collectivités, professionnels, acteurs économiques, citoyens), approche globale et perspective de long terme83. » Suite au dépôt de quarante-neuf dossiers de candidature84, et sur la base des avis formulés par le Comité national de sélection mis en place par la Datar et le SGMer et des propositions du ministre délégué à l'Aménagement du territoire, le Premier ministre a arrêté le 22 août 2005 la liste des 25 projets retenus85. Ceux-ci ont obtenu un financement de 60000 euros de la part de l'État et ont bénéficié d'un appui technique des services de l'État et scientifique d' Ifremer. Un site Internet et un réseau d'échange d'expériences via une lettre d'information ont également été mis en place et trois journées nationales réunissant les porteurs de projets, des scientifiques et des représentants de l'État ont été organisées entre mars 2005 et mars 200686. Ajoutons que lors du CIADT du 3 septembre 2003, le
82. Pour une analyse de cette circulaire et du cahier des charges qui y est annexé, voir O. LOZACHMEUR,« Le concept de "gestion intégrée des zones côtières" en droit international, communautaire et national », Droit Maritime Français, n° 657, 2005, p. 271 à 274. 83. Délégué à l'aménagement du territoire et à l'action régionale et Secrétaire général de la mer, « Circulaire du II janvier 2005 relative à la mise en œuvre de l'appel à projets pour un développement équilibré des territoires littoraux par une gestion intégrée des zones côtières », Datar et SGMER, 2005, 3 p. + annexes, disponible sur www.diact.gouvjr. 84. Une analyse très fme de ces dossiers et de cette procédure a été réalisée par C. MEuR-FÉREc. Voir notamment C. MEUR-FÉREc, « De la dynamique naturelle à la gestion intégrée du littoral: un itinéraire de géographe », Habilitation à diriger des recherches, Géographie, Université de Nantes, 2006, p. 183 ; disponible sur http://tel.ccsd.cnrsjr. 85. Parmi ces projets citons ceux du Syndicat Mixte de la Côte d'Opale, du GIP Seine-Aval, de la baie du Mont Saint-Michel, du conseil régional de Bretagne, du Pays de Brest, du Pays de Lorient, du Pays de Marennes Oléron, du PNR de la Narbonnaise, du PNR de Camargue, de la CU de Marseille, de la CA de Nice et de la Riviera fTançaise et du conseil général de la Haute-Corse. Pour les DOM-TOM, citons les projets de Marie-Galante, de la baie du Robert en Martinique, de la Guyane et de la Réunion. 86. Voir www.territoires-littoraux.com et www.diact.gouvjr, rubrique « dossiers» puis « littoral ».
225
Gouvernement avait décidé d'apporter son appui à un premier projet local fondé sur une approche de GIZC situé en baie de Bourgneuf(Vendée)87. Les premiers résultats de cet appel à projets qui a pris fin en avril 2007 montrent que le concept de GIZC reste mal maîtrisé, tant au niveau local qu'au sein des services de l'État, qui n'ont pas toujours apporté leur soutien à la démarche (notamment dans le cadre du projet de la région Bretagne). Malgré une faible intégration terre-mer au sein des projets, on note cependant qu'un soutien aux projets de GIZC est désormais inscrit dans les CPER de plusieurs régions littorales pour la période 2007-201388. Cet appel à projets a toutefois permis de diffuser, d'expérimenter et d'approfondir au niveau local, régional et national les nouveaux principes de la politique du littoral fondée sur une approche de GIZC. Comme celui du 9 juillet 2001, le CIADT du 14 septembre 2004 marque une étape importante dans la définition et la mise en œuvre de la politique du littoral en France. Toutefois, comme le Gouvernement l'a rappelé lors de cette réunion, « la loi "littoral", qui a fixé en 1986 des principes permettant de concilier la préservation des espaces naturels et la mise en valeur du littoral, demeure un outil majeur pour l'avenir du littoral »89. Si son application au cours des vingt dernières années a été marquée par l'absence de textes réglementaires d'application, pas moins de quatre décrets, trois circulaires et d'une plaquette d'explication de 50 pages ont été publiés depuis 2004 pour préciser, expliquer et éclaircir les modalités de mise en œuvre de la loi« littoral ».
IV. La publication de décrets et de circulaires d'application de la loi« littoral» dix-huit ans après son adoption Alors que jusqu'en 2004, seuls deux des neuf décrets d'application prévus par les articles 2 à 30 de la loi« littoral» avaient été publiés, cinq de ces textes l'ont été depuis 2004... En outre, et comme nous l'avons précédemment évoqué, les dispositions de l'un de ces deux décrets90 ont en outre été presque totalement réécrites par le décret n° 2004-310 relatif aux espaces remarquables du littoral qui a modifié les articles R.146-1 et R.146-2 du Code de l'urbanisme91. Les dispositions de ce décret ont fait l'objet de la première92 des trois circulaires relatives à la loi « littoral» publiées entre septembre 2005 et juillet 2006, alors
87. Voir O. LOZACHMEUR,« Le concept de "gestion intégrée des zones côtières" en droit international, communautaire et national », précité. 88. Voir supra. 89. Datar, Dossier de presse du CIADT du 14 septembre 2004, précité, p. 22. 90. Décret n° 89-694 du 20 septembre 1989 portant application de dispositions du Code de l'urbanisme particulières au littoral et modifiant la liste des catégories d'aménagements, d'ouvrages et de travaux devant être précédés d'une enquête publique, JO du 26 septembre 1989, p. 12130. 91. Décret n° 2004-310 du 29 mars 2004 relatif aux espaces remarquables du littoral et modifiant le Code de l'urbanisme, JO n° 76 du 30 mars 2004, p. 6081. 92. Circulaire UHC/PSl n° 2005-57 du 15 septembre 2005 relative aux nouvelles dispositions prévues par le décret n° 2004-310 du 29 mars 2004 relatif aux espaces remarquables du littoral et modifiant le Code de l'urbanisme, précitée.
226
que seules deux circulaires étaient précédemment venues préciser les modalités d'application de ce texte en 1989 et 199193. Avant d'évoquer ces textes, il convient de rappeler qu'afin de desserrer des contraintes issues de ce qu'ils considèrent comme une application trop stricte de la loi« littoral », des parlementaires sont parvenus à faire ajouter deux alinéas à l'article L. 146-4 du Code de l'urbanisme à l'occasion du vote de la loi DTR du 23 février 2005. Le premier énonce que « les dispositions du premier alinéa (de l'article L. 146-4) ne font pas obstacle à la réalisation de travaux de mise aux normes des exploitations agricoles, à condition que les effluents d'origine animale ne soient pas accrus.» L'objectif de cet alinéa est de permettre aux agriculteurs de s'affranchir de l'application de la règle posée par l'article L. 1464-1, qui prévoit que l'urbanisation ne peut être réalisée qu'en continuité des villages existants, lorsqu'ils souhaitent construire une fosse à lisier ou une station d'épuration au sein d'une exploitation isolée d'un village au sens de la loi
« littoral»
94
.
Le second alinéa énonce que «les dispositions des II et III (de l'article L. 146-4) ne s'appliquent pas aux rives des étiers et des rus, en amont d'une limite située à l'embouchure et fixée par l'autorité administrative dans des conditions définies par un décret en Conseil d'État.» Encore une fois, cette modification de la loi « littoral» a été réalisée pour répondre à un problème posé sur une commune suite à une décision du juge administratif que les élus jugent trop « protectrice ». En l'occurrence, le juge administratif a considéré que le fait que les eaux de la mer remontent par le lit d'un ru à l'intérieur du territoire d'une commune faisait« reculer» la limite du rivage de la mer à partir de laquelle est calculée la bande des 100 mètres, ce qui soumettait de nouveaux terrains aux dispositions strictes de l'article L. 146-4- II et III du Code de l'urbanisme95. Cette modification de la loi « littoral », qui pourrait apparaître comme mineure, risque toutefois de permettre l'urbanisation le long des nombreux rus des rias et des rivières de certaines régions comme la Bretagne ou les Pays de Loire. En outre, et contrairement aux décrets que nous allons maintenant évoquer, le décret en Conseil d'État prévu par cet alinéa, qui pourrait limiter le champ d'application de cette dérogation, n'a toujours pas été publié96...
93. Circulaire n° 89-56 du 10 octobre 1989 relative au renforcement de la politique nationale de préservation de certains espaces et milieux littoraux et note technique annexée, BOMEL, n° 89/34; abrogée par la circulaire UHCIPSI n° 2005-57 du 15 septembre 2005 et Instruction du 22 octobre 1991 relative à la protection et à l'aménagement du littoral, Code permanent construction et urbanisme, Éditions Législatives, Tome Il, Feuillet 159. 94. Sur la définition d'un village dans le cadre de la loi « littoral », voir la circulaire UHC/DUl n° 2006-31 du 14 mars 2006 relative à l'application de la loi littoral évoquée au point suivant. 95. Cour administrative d'appel de Nantes, 26 décembre 2003, Association « Les amis du pays entre Mès et Vilaine», n° 03NT01231. 96. Voir S. Le BRIERO,« Les modifications apportées par la DTR au droit du littoral », Environnement, LexisNexis, juin 2005, p. 9-13. 227
A. Les décrets pris en application de la loi « littoral» en 2004 et 2006 Avant d'évoquer les circulaires parues en 2006, précisons que le décret n° 2004-310 du 29 mars a été accompagné de trois autres textes, dont deux sont des décrets d'application de la loi « littoral ». Le premier a été pris en application de l'article 26 de la loi « littoral» et concerne la procédure de délimitation du rivage de la mer, des lais et relais de la mer et des limites transversales de la mer à l'embouchure des fleuves et rivières97. Ce texte prévoit notamment que le préfet prend l'arrêté de délimitation, sauf avis défavorable du commissaire-enquêteur, et propose une liste de critères pour délimiter le rivage de la mer (critères topographiques, critères morphosédimentaires et botaniques, critères historiques). Contrairement à ce que prévoit l'article 26 de la loi « littoral », le décret ne mentionne toutefois pas de véritables procédés scientifiques comme l'interprétation des photographies aériennes, les observations satellites ou la modélisation des marées98... Le second fixe la liste des communes riveraines des estuaires et des deltas considérés comme littoraux en application de l'article L. 321-2 du Code de l'environnement et la liste des estuaires les plus importants au sens du IV de l'article L. 146-4 du Code de l'urbanisme, ces deux articles codifiant certaines des dispositions des articles 2 et 3 de loi « littoral »99. En l'absence de décrets d'application de ces deux articles, le Conseil d'État avait considéré que leur publication constituait une obligation et avait enjoint l'État de les publier dans un délai de six mois, sous peine d'une astreinte de 152 euros par jour de retard, ce délai ayant expiré au mois de février 2001100. Au final et à la suite de la publication du décret n° 2004-311, 87 communes estuariennes sont désormais considérées comme des« littorales» et doivent donc appliquer les dispositions d'urbanisme spécifiques au littoral à l'exception pour certaines des paragraphes II et III de l'article L. 146-4 qui ne concernent que les communes riveraines des estuaires de la Seine, de la Loire et de la GirondeI01. Grâce à ce décret, le champ d'application de la loi « littoral» a été donc précisé et étendu, même si la liste
97. Décret n° 2004-309 relatif à la procédure de délimitation du rivage de la mer, des lais et relais de la mer et des limites transversales de la mer à l'embouchure des fleuves et rivières, JO n° 76 du 30 mars 2004, p. 6079. 98. 1-M. BÉCET, « Quelques réflexions à propos de quatre nouveaux décrets sur le littoral », Droit Maritime Français, n° 648, 2004, p. 466. 99. Décret n° 2004-311 fixant la liste des communes riveraines des estuaires et des deltas considérées comme littorales en application de l'article L. 321-2 du Code de l'environnement et la liste des estuaires les plus importants au sens du IV de l'article L. 146-4 du Code de l'urbanisme, JO du 30 mars 2004, p. 6082. 100. Conseil d'État, 28 juillet 2000, France-Nature-Environnement, n° 20424, Droit de l'environnement, n° 82, octobre 2000, note L. LE CORRE. 101. En application du IV de l'article L. 146-4 du Code de l'urbanisme, qui énonce que « les dispositions des paragraphes TI et III de cet article s'appliquent aux rives des estuaires les plus importants dont la liste est fixée par décret en Conseil d'État », l'article 2 du décret n° 2004-311 a précisé que celle-ci comprenait les estuaires de la Seine, de la Loire et de la Gironde.
228
des «nouvelles»
communes littorales et la liste des estuaires les plus importants
auraient pu être plus longues 102. À la suite de la publication de ces trois décrets le 29 mars 2004, auxquels il convient de rajouter le décret du même jour relatif aux concessions d'utilisation
du domaine public maritime en dehors des ports 103, le Gouvernement a également publié en 2006 le décret relatif aux concessions de plage prévu par l'article 30 de la loi « littoral» et le décret prévu par l'article L. 146-6-1 du Code de l'urbanisme. Si l'article 30 de la loi « littoral» énonce que « l'usage libre et gratuit par le public constitue la destination fondamentale des plages au même titre que leur affectation aux activités de pêche et de cultures marines », il prévoit que des concessions de plage peuvent être accordées par l'État sur le domaine public maritime. Ces concessions doivent préserver « la libre circulation sur la plage et le libre usage par le public d'un espace d'une largeur significative tout le long de la mer» et tout « contrat de concession doit déterminer la largeur de cet
espace en tenant compte des caractéristiques des lieux»
HM.
Vingt ans après l'adoption de cet article, le décret n° 2006-608 du 26 mai 2006 relatif aux concessions de plage est venu préciser que ces concessions doivent avoir «pour objet l'aménagement, l'exploitation et l'entretien de plages ». Il ajoute que « le concessionnaire est autorisé à occuper une partie de l'espace concédé, pour y installer et exploiter des activités destinées à répondre aux besoins du service public balnéaire» et que ces « activités doivent avoir un rapport direct avec l'exploitation de la plage et être compatibles avec le maintien de l'usage libre et gratuit des plages, les impératifs de préservation des sites et paysages du littoral et des ressources biologiques ainsi qu'avec la vocation des espaces terrestres avoisinants. » En plus des principes énoncés par le législateur en 1986, les concessions accordées sur les plages doivent respecter des règles de fond fixées par l'article 2 du décret du 26 mai 2006. Ainsi, un «minimum de 80 % de la longueur du rivage, par plage, et de 80 % de la surface de la plage, dans les limites communales, doit rester libre de tout équipement et installation », sauf dans le cas d'une plage artificielle où « ces limites ne peuvent être inférieures à 50 % ». Par ailleurs, « seuls sont permis sur une plage les équipements et installations démontables ou transportables, ne présentant aucun élément de nature à les ancrer durablement au sol. » Les équipements et installations implantés doivent enfin « être conçus de manière à permettre, en fin de concession, un retour du site à l'état initial» et leur « localisation et leur aspect doivent respecter le caractère
des sites et ne pas porter atteinte aux milieux naturels»
105.
102. J.-M. BÉCET, « Quelques réflexions à propos de quatre nouveaux décrets sur le littoral », précité, p. 463. 103. Décret n° 2004-308 du 29 mars 2004 relatif aux concessions d'utilisation du domaine public maritime en dehors des ports, JO du 30 mars 2004, p. 6078. 104. Cet article est devenu l'article L. 321-9 du Code de l'environnement. 105. Décret n° 2006-608 du 26 mai 2006 relatif aux concessions de plage, JO du 28 mai 2006, p. 7981. Voir J. LACROUTS,« Commentaire du décret n° 2006-608 du 26 mai 2006 relatif aux concessions de plage », Revue juridique de l'environnement, n° 3/2007, p. 325-333.
229
Le dernier décret en date pris en application de la loi« littoral» concerne les schémas d'aménagement prévus par l'article L. 146-6-1 du Code de l'urbanisme, article qui a été inséré par l'article 42 de la Loi SRU du 13 décembre 2000. Cet article énonce qu'afin de « réduire les conséquences sur une plage et les espaces naturels qui lui sont proches de nuisances ou de dégradations sur ces espaces, liées à la présence d'équipements ou de constructions réalisés avant l'entrée en vigueur de la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, une commune ou, le cas échéant, un établissement public de coopération intercommunale compétent peut établir un schéma d'aménagement. » Cet article ajoute qu'afin de «réduire les nuisances ou dégradations mentionnées au premier alinéa et d'améliorer les conditions d'accès au domaine public maritime, il peut, à titre dérogatoire, autoriser le maintien ou la reconstruction d'une partie des équipements ou constructions existants à l'intérieur de la bande des cent mètres définie par le III de l'article L. 146-4 dès lors que ceux-ci sont de nature à permettre de concilier les objectifs de préservation de l'environnement et d'organisation de la fréquentation touristique. » C'est toutefois l'État qui approuve le schéma d'aménagement par décret en Conseil d'État après enquête publique et avis de la commission des sites.106. Avant d'évoquer les précisions apportées par le décret du 23 décembre 2006, il convient de s'étonner de la place et de la numérotation de cet article dans le Code de l'urbanisme, qui laisse à penser qu'il complète l'article L. 146-6. Or la « rédaction de l'article L. 146-6-1 déconnecte celui-ci de l'article L. 146-6» car
les «espaces remarquables ou caractéristiques n'apparaissent pas en jeu»
107
puisque l'article L. 146-6-1 concerne certaines plages et les espaces naturels qui lui sont proches. Il convient surtout d'ajouter que la seule fonction de l'article L. 146-6-1 est de tenter de répondre aux problèmes posés par la réhabilitation de la plage de Pampelonne qui a été annulé par le juge administratif sur la base de l'article L. 146-6108. Comme le souligne très justement R. Romi, le résultat de l'adoption de cet article est donc «bel et bien la possibilité pour l'État de
légaliser des paillotes»
109.
Quant au décret, il introduit un article R. 146-3 dans le Code de l'urbanisme qui précise que le schéma d'aménagement doit comporter, «pour le territoire qu'il délimite, une analyse de l'état initial du site, portant notamment sur les paysages, les milieux naturels, les conditions d'accès au domaine public maritime et les équipements. » Le schéma doit également définir les « conditions d'aménagement des plages et des espaces naturels qui leur sont proches ainsi que
106. Article L. 146-6-1 du Code de l'urbanisme. 107. J.-M. BÉCET, « L'article L. 146-6-1 du Code de l'urbanisme », Droit Maritime Français, n° 617, 2001, p. 635. 108. CCA Marseille, 20janvier 2000, Commune de Ramatuelle, n° 97MA01046 et 97MA01164. 109. R. RaMI, « Verre à moitié plein ou verre à moitié vide: égalisation des paillotes ou développement durable? », Droit de l'Environnement, n° 86, 2001, p. 53.
230
les modalités de desserte et de stationnement des véhicules », justifier « les partis d'aménagement retenus» et évaluer« leur incidence sur l'environnement »110. Le décret introduit également un article R. 146-4 qui précise la procédure d'adoption du schéma, qui est arrêté par le conseil municipal ou l'organe délibérant de l'établissement public de coopération intercommunale compétent en matière de plan local d'urbanisme et qui est soumis à l'enquête publique par le préfet avec l'avis de la commission départementale compétente en matière de nature, de paysages et de sites. Il est ensuite approuvé par décret en Conseil d'État et annexé au plan local d'urbanisme s'il existe, le tout au terme d'une procédure extrêmement lourde et qui risque de ce fait d'être peu mise en œuvre.
B. Les circulaires d'application de la loi «littoral» publiées en 2006 En plus de l'approbation des décrets sur les concessions de plage et les schémas d'aménagement prévus par l'article L. 146-6-1 du Code de l'urbanisme, l'année 2006 a également été marquée par la publication de deux circulaires et d'une plaquette relative à l'application de la loi « littoral ». La première, datée du 14 mars 2006 et relative à l'application de la loi « littoral », était attendue depuis le vote de cette loi, les élus et la doctrine ayant très souvent regretté que l'État n'ait pas pris le soin de préciser les principales notions présentes dans ce texte. De fait, la circulaire reconnaît que certaines dispositions de la loi « présentaient des difficultés d'interprétation et d'application et qui pouvaient être source d'insécurité pour les opérations d'aménagement ou de construction» et que son objet est donc de « préciser les concepts essentiels de la loi en matière d'urbanisme, en rappelant les objectifs fondamentaux poursuivis par le
législateur, éclairés par la jurisprudence la plus récente du Conseil d'État»
Ill.
D'une certaine manière tout le problème est là, l'État a attendu que ces concepts soient clarifiés par la jurisprudence pour en préciser le contenu; alors qu'il aurait été souhaitable qu'il le fasse avant, quitte à ce que par la suite la jurisprudence corrige son interprétation. La circulaire du 14 mars 2006 traite donc pour l'essentiel des problèmes posés par l'urbanisation dans les communes riveraines de la mer, à l'exception de la question des espaces protégés au titre de l'article L. 146-6 qui fait l'objet de la circulaire du 15 septembre 2005. Elle précise ainsi la notion d'espaces proches du rivage, la différence entre extension de l'urbanisation et construction nouvelle, la notion d'agglomération, de village existant et de hameau nouveau. À propos par exemple de la notion d'espaces proches du rivage, la circulaire précise que lorsqu'elles doivent procéder à leur délimitation dans le cadre de l'élaboration de leur schéma de cohérence territoriale ou de leur plan local d'urbanisme, les collectivités territoriales doivent «prendre en compte 110. Décret n° 2006-1741 du 23 décembre 2006 relatif aux schémas d'aménagement prévus par l'article L. 146-6-1 du Code de l'urbanisme, JO du 30 décembre 2006, p. 20089. Ill. Circulaire UHC/DUI n° 2006-31 du 14 mars 2006 relative à l'application de la loi littoral, Bulletin officiel du ministère des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer, n° 20068, p. 522. 231
l'ensemble des circonstances qui permettent de caractériser les espaces concernés telles que la distance par rapport au rivage de la mer, le caractère urbanisé ou non des espaces séparant les terrains de la mer, l'existence d'une covisibilité entre les secteurs concernés et la mer, l'existence d'une coupure physique (voie de chemin de fer, autoroute, route)... » Elle ajoute que cette « analyse doit reposer sur une approche géographique concrète» et ne peut en aucun cas « être fondée sur la prise en compte d'un critère unique» comme la distance du rivage par exemple 112. Sans qu'il soit ici possible de présenter l'ensemble des dispositions de cette circulaire, il convient de souligner l'intérêt de ce texte dont les dispositions ont d'ailleurs été largement reprises dans la plaquette sur la planification de l'aménagement, de la protection et de la mise en valeur du littoral publiée par l'État à l'attention des élus et des praticiens en juillet 2006. Ce document insiste par ailleurs sur l'importance des SCOT et explicite les principales notions de la loi« littoral» en déclinant dix objectifs: encadrer l'extension de l'urbanisation, prévoir et encadrer le développement des installations de loisirs, définir les espaces proches du rivage, préserver la bande des 100 mètres, protéger les espaces remarquables, ménager des coupures d'urbanisation, préserver les enjeux environnementaux et la biodiversité, préserver les paysages et conforter
l'agriculture et prendre en compte les risques 113. Le dernier texte auquel il convient de faire référence est la circulaire interministérielle du 20 juillet 2006 relative à la protection de l'environnement et du littoral, qui a été publiée en même temps que la plaquette que nous venons d'évoquer. Contrairement aux circulaires du 15 septembre 2005 et du 14 mars 2006, ce texte a été signé par le ministre des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer et par la ministre de l'Écologie et du Développement Durable qui à l'occasion du 20e anniversaire de la loi « littoral », ont souhaité attirer l'attention des préfets sur la nécessité d'appliquer cette loi avec rigueur et volontarisme. La circulaire du 20 juillet 2006 a ainsi pour « objet de remettre les objectifs de la loi en perspective, au regard des politiques nationales et européennes en matière de protection et de préservation de l'environnement en général, et de l'environnement littoral en particulier. » À cet égard, la circulaire ne manque pas de faire référence à la Recommandation du Conseil et du Parlement européen du 30 mai 2002 sur la GIZC qui comme elle le rappelle, «insiste sur une protection du milieu côtier préservant l'intégrité des écosystèmes littoraux et sur la nécessité d'un contrôle de l'urbanisation »114.
112. Circulaire UHCIDU1 n° 2006-31 du 14 mars 2006 relative à l'application de la loi littoral. La circulaire s'inspire ici d'un arrêt du Conseil d'État du 3 mai 2004, Mme Barrière, n° 251534. 113. Ministère des Transports, de l'Équipement, de Tourisme et de la Mer et ministère de l'Écologie et du Développement Durable, « Planifier l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral », Direction générale de l'Urbanisme, de l'Habitat et de la Construction, 2006, 52 p. 114. Ministre des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer et ministre de l'Écologie et du Développement Durable, « Circulaire du 20 juillet 2006 relative à la protection de ('environnement et du littoral », Bulletin officiel du MEDD, n° 6-14,2006.
232
Les quatre thèmes développés par la circulaire portent sur le renforcement de l'application des dispositions de la loi « littoral» en matière de protection de l'environnement, la nécessaire préservation des paysages, la conservation des terres agricoles et le maintien de l'agriculture, et la prévention des risques. Sans qu'il soit encore une fois ici possible de développer entièrement ces différents points, il est important de noter que pour la première fois dans un texte de ce type, il est demandé aux préfets et aux services de l'État d'appliquer la dimension paysagère de la loi « littoral» « non seulement depuis la terre, mais également depuis la mer ». Si la circulaire rappelle également l'importance des dispositions de l'article L. 146-6 pour assurer notamment la protection des sites Natura 2000 et Ramsar, elle évoque explicitement et assez longuement la question des risques qui est un thème nouveau dans un texte d'application de la loi « littoral». À cette occasion la circulaire fait une nouvelle fois référence à la Recommandation européenne du 30 mai 2002 et indique que « les dispositions d'urbanisme de la loi littoral, si elles sont correctement appliquées, peuvent faciliter la prévention et la diminution du coût des inondations et l'adaptation aux conséquences du changement climatique» car elles « permettent de renforcer la maîtrise de l'urbanisation en zone côtière soumise à un risque naturel. » L'article L. 146-4 III du Code de l'urbanisme permet en effet aux collectivités d'étendre la zone inconstructible en dehors des zones urbanisées au-delà de 100 mètres, lorsque des motifs liés à la sensibilité des milieux ou à l'érosion des côtes le justifient. Les préfets sont donc invités à «inciter les communes à mieux exploiter cette possibilité », qui « devra être systématiquement envisagée dans les schémas de mise en valeur de la mer, les directives territoriales d'aménagement et, le cas échéant, les chapitres individualisés des schémas de cohérence territoriale valant SMVM.» Enfin, il est demandé aux préfets «d'engager prioritairement l'élaboration des plans de prévention des risques en fonction des enjeux recensés sur le littoral (érosion, submersion, inondation...)>> et de développer des plans de prévention multirisques « permettant de traiter à la fois des thématiques inondation (dont submersion marine) et mouvement de terrains
(dont érosion côtière) » 115. Avec ses références à la Recommandation du Conseil et du Parlement Européen du 30 mai 2002 relative à la mise en œuvre d'une stratégie de gestion intégrée des zones côtières en Europe la GIZC, la circulaire du 20 juillet montre que l'application de la loi « littoral» s'inscrit parfaitement dans le nouveau cadre de la politique du littoral défini depuis 2001, et plus encore depuis 2004, par les pouvoirs publics français. Il aurait évidemment fallu évoquer dans la présente communication les réflexions menées par la Commission européenne sur la mise en œuvre d'une politique maritime intégrée par l'Union européenne, parler de l'important rapport intitulé « Une ambition maritime pour la France»
115. Circulaire du 20 juillet 2006 relative à la protection de l'environnement point 4.
233
et du littoral, précitée,
publié en 2006116,du nouveau parc marin d'Iroise et des aires marines protégées, de la politique de l'eau sur le littoral, ainsi que des pistes ouvertes par le Grenelle de l'environnement en faveur de la mer et du littoral... Ce sera pour un autre séminaire. . . PS : depuis le séminaire du 1er juin 2007 au cours duquel cette communication a été présentée, le second bilan de la loi « littoral» a été publié par le Gouvernement en octobre 2007. (Voir www.lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr) et le SMVM du TrégorGoëlo - initié en 1987 - a été adopté le 3 décembre 2007.
116. Centre d'analyse stratégique et Secrétariat général de la mer, « Une ambition maritime pour la France », Rapport du groupe Poséidon, Premier ministre, Paris, 2006, 160 p.
234
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA GESTION DES ESPACES MARITIMES
L'estuaire de la Loire, un territoire mal identifié, un patrimoine insuffisamment géré André-Hubert
MESNARD*
L'estuaire de la Loire existe, c'est une évidence: nous l'avons tous rencontré, même si, pour les juristes, c'est un objet mal identifié. Qu'importe, diront certains géographes, le droit devra se plier à la réalité, et donc la reconnaître. Ce n'est pas aussi simple car la réalité n'est pas que physique, et l'environnement humain est aussi fait de collectivités, d'institutions, de territoires administratifs et politiques plus ou moins structurés et contraignants, qui s'imposent à l'estuaire. Le territoire existe, d'une soixantaine de kilomètres de long au moins, d'une profondeur variable car le fleuve a sa largeur, des rives, un littoral difficile à limiter, un arrière-pays. Il sert de passage et de support à toute une région qui vit par lui et pour lui. D'ailleurs Nantes, pointe et métropole de l'estuaire, est essentiellement un port d'estuaire. À défaut d'institution unique et principale, l'estuaire a une identité qui n'est ni passéiste, ni figée: elle est riche et diverse. Suffisamment riche pour supporter et promouvoir des institutions nouvelles, dont l'évolution est probable sinon programmée (métropole Nantes - Saint-Nazaire, schéma de cohérence territoriale, directive territoriale d'aménagement de l'estuaire...) Le patrimoine de l'estuaire est un support important de cette identité et de cette évolution. Mais avant d'analyser les aspects de ce patrimoine et les institutions qui le concernent, et pour animer cette analyse et lui ôter tout aspect figé et passéiste, précisons quelques paradoxes de la réalité estuarienne, de cette « Loire océane» si bellement présentée dans plusieurs plaquettes éditées par « Loire Estuaire» (cellule de mesures et de bilans, financée tout à la fois par l'Agence de l'eau, le Port de Nantes-Atlantique, la région, Nantes Métropole, Voies navigables de France, le département de la Loire atlantique, l'Europe, la CCI... . Cette énumération permet de se faire une idée de l'intérêt partagé par tous pour l' estuaire).
* CDMO
..
Mais (première question), la Loire océane est-elle plus longue que l'estuaire? celui-ci va-t-il plus loin que le premier pont, obstacle à la navigation maritime? et va-t-il plus loin que la marée, au-delà d'Ancenis?
..
Et puis (deuxième question), l'estuaire n'est-il qu'un linéaire fluvial?
..
Les questions et les paradoxes se bousculent... Peut-on, d'entrée de jeu, les
quelle est son épaisseur? étudier sans trop en oublier?
1. Questions et paradoxes Ces grandes questions portent sur la définition du territoire estuarien, sur ses fonctions et les activités qui s'y déroulent, et donc aussi sur la nature et le contenu du patrimoine qui lui donne son identité.
A. La définition du territoire estuarien C'est un problème de délimitation: qu'est ce que l'estuaire par rapport à la mer, par rapport au littoral, par rapport au fleuve? Ce n'est pas seulement une question d'appellation, c'est aussi une question de compétences administratives, territoriales (qui peuvent varier dans ces trois territoires, mer, littoral et fleuve) ; c'est une question de régimes juridiques, donc d'activités et de fonctionnement: la pêche, la navigation ou encore l'extraction de matériaux, sont différents en mer, dans l'estuaire et sur le fleuve, et cela se comprend. Le régime du littoral et des rives est également distinct en ce qui concerne la propriété (la domanialité) et le droit de l'occupation des sols. Ainsi il a fallu presque vingt ans pour préciser, tout récemment, à quelles communes de l'estuaire s'appliquera la loi littoral principalement maritime de 1986. C'est désormais chose faite avec le décret 2004-311 du 29 mars 2004. Jusque-là le littoral, au sens de la loi, s'arrêtait à l'embouchure de l'estuaire, limite de la mer. Désormais il va beaucoup plus loin, en amont de Montoir et de Donges. Outre ces deux communes il comprend en effet La Chapelle-Launay, Lavau-sur-Loire, Bouée, Frossay, Saint-Viaud, Paimbœuf. D'autres limites sont importantes et paradoxales: ..
La limite de salure des eaux, datant de juillet 1853, est située à Cordemais, et ne correspond plus du tout à la salure effective des eaux qui se retrouve désormais en amont de Nantes. C'est important pour le régime de la pêche. La limite de 1853 n'est plus qu'une limite administrative.
..
La limite des Affaires maritimes qui va jusqu'au cœur de Nantes est
importante pour les affaires portuaires et maritimes et pour l'organisation de la navigation maritime, même si celle-ci va en amont de Nantes. Ainsi le linéaire ligérien est sectionné sur son parcours, ce qui prouve la difficulté de sa gestion, tout en ajoutant des obstacles complémentaires. Mais l'estuaire ne saurait être un simple linéaire. Des entités territoriales s'y trouvent, multiples et superposées (communes, intercommunalités, parcs...). Pour beaucoup de ces entités l'estuaire est une frontière, nord ou sud. Ces
236
collectivités participent enfin à une pluralité d'instruments de planification ou de contrôle de l'usage et du droit des sols (Plans locaux d'urbanisme, Schémas de cohérence territoriale, chartes de pays ou de parcs naturels.. .). Mais ceux-ci aussi sont très généralement bordés par l'estuaire. Seule la nouvelle DTA (directive territoriale d'aménagement) est « à cheval» sur l'estuaire. Le SCOT (schéma de cohérence territoriale) de la métropole Nantes - Saint-Nazairen'est que pour partie assis sur les deux rives de l'estuaire, se contentant de le longer par le nord dans sa partie ouest.
B. Deuxième source de difficultés et de paradoxes: multiplicité des fonctions et usages de I estuaire
la diversité et la
J
Cette diversité explique le caractère composite du patrimoine, voire la rivalité entre ses différentes composantes. Ce patrimoine est mi-marin/mi- fluvial, mi-urbain/mi-campagnard, mi-naturel/mi-culturel, chacune de ces composantes se subdivisant elle-même. Il y a ainsi un naturel plus ou moins sauvage (le fleuve et certaines îles et rives), et un patrimoine naturel cultivé, planté (haies, forêts, peupleraies.) Quant au patrimoine construit, il va de l'habitat traditionnel aux quartiers portuaires. Les cathédrales industrielles peuvent être en friches (hauts fourneaux de Trignac, grues Titan de Nantes), ou encore en activité (les chantiers navals de Saint-Nazaire ou la sucrerie de BeghinSay à Nantes). L'estuaire est à la fois un lieu de vie, un lieu de passages et un lieu d'exploitations diverses. La vie continue et les passages se multiplient (sites portuaires, chenal du fleuve, chemins de fer, autoroutes, aéroports, nouvelles voies express ou de contournement, cheminements plus ou moins doux et touristiques, le long des rivières et du fleuve). Les exploitations changent (agriculture, ports spécialisés, centrale thermique, industries métallurgiques, agroalimentaires, aéronautiques, toutes plus ou moins dépendantes des transports fluviaux, maritimes et aériens). Tout cela laisse des traces dans le long terme et appelle des interventions nouvelles et parfois plus ou moins immédiates, pour répondre à des sollicitations actuelles. Il faut donc choisir ou composer entre: - protection ou projets nouveaux; -
patrimoine ou activités diverses;
- économie ou environnement; -
identité héritée ou ouverture à la nouveauté;
- territoire local ou échanges globaux; -
démocratie locale ou citoyenneté globale.
Tout cela se situant dans un milieu, un environnement, la Loire et les paysages estuariens, qui donnent une certaine continuité à la fois géographique, dans l'espace, et chronologique, dans la durée, que l'on souhaite protéger.
237
C. Le temps Pour déceler le patrimoine estuarien, il faut se mettre en quête de ce qui doit pouvoir rester durable, sinon immuable dans le très long terme, tout en soutenant le niveau de vie des populations. Le temps est bien entendu une dimension importante de la politique du patrimoine, sur l'estuaire comme ailleurs. Mais de quel temps s'agit-il? Il yale temps figé, de l'objet matériel, dans son état à un moment donné. Il yale temps continu de ce que l'Unesco appelle le patrimoine immatériel, bien au-delà du patrimoine figé. De quoi est fait le temps long de l'estuaire? De quoi est fait son patrimoine immatériel? Au sens de l'Unesco (lettre de l'OCIM n° 93 mai-juin 2004). «Ce patrimoine naturel transmis de génération en génération, est recréé en permanence par la communauté et les groupes, en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature, et de leur histoire. » Il est fait de « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoirs faire, ainsi que des instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés, que les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. » Le patrimoine est ainsi ce qui relie les générations, au-delà des objets figés du patrimoine matériel protégé. C'est un patrimoine durable: la navigation, la construction navale, la pêche fluviale, l'activité portuaire... font partie de cette histoire durable de l'estuaire liée à l'eau du fleuve, avec toutes les activités, les bâtiments, immeubles et meubles qui leur sont associés. Tous sont liés à la Loire dans sa partie estuarienne. Le patrimoine matériel, plus classique, plus figé, témoigne de ce patrimoine immatériel plus fondamental et plus difficile à saisir. Ceci nous amène ainsi à considérer le patrimoine industriel, car de mémoire d'homme l'estuaire de la Loire est actif, industrieux et industriel. Cependant ces activités ont dû composer avec la nature sauvage du fleuve et donc avec l'autre composante du patrimoine, le patrimoine naturel.
D. Le patrimoine industriel Le patrimoine industriel sera délibérément privilégié ici, car d'autres politiques se chargent fort bien du patrimoine naturel et des monuments historiques et sites, assez nombreux sur l'estuaire de la Loire. Le patrimoine industriel de l'estuaire, longtemps sous-estimé, peu protégé et non inventorié, vient enfin de faire l'objet d'une excellente étude par une stagiaire de la DRAC, issue du DESS Villes et Territoires de l'université de Nantes, Mlle Annick Dubois. Cette étude repose sur un inventaire assez systématique (fiches de chaque élément de ce patrimoine industriel), avec son historique, sa typologie, son utilisation (ou non-utilisation) ainsi qu'un projet patrimonial le concernant. D'ailleurs elle va bien au-delà du simple inventaire (qui représente déjà un travail considérable). On y trouve des éléments chiffrés: 29 sites et 52 fiches élaborées alors qu'il n'y a que 15 édifices industriels protégés au titre des monuments historiques dans l'ensemble des Pays de la Loire, dont 6 menaçant ruine (ce n'est qu'une procédure d'urgence et de sauvegarde, par exemple pour la tour à plomb de Coueron). La répartition du 238
patrimoine industriel sur l'estuaire est caractérisée par son imbrication avec le patrimoine naturel. Il ressort de cette étude une typologie de ce patrimoine, ainsi que l'importance de ses liens avec l'histoire économique de l'estuaire, de la navigation et du commerce. Enfin le travail cité étudie la pertinence et les limites des instruments de protection étatiques et locaux en matière de gestion du patrimoine industriel de l'estuaire. Ainsi à peine dix ans après le ferraillage de la monumentale grue Gusto de Saint-Nazaire, un arrêté ministériel du 27 mai 2005 a classé la grue Titan de Nantes comme monument historique. Cela montre le progrès accompli. Cependant on est encore très loin du compte. Au niveau national seulement 820 sites et édifices industriels sont protégés (dont 30 % classés), et il s'agit essentiellement de monuments liés à l'artisanat (moulins) plutôt qu'à l'industrie proprement dite. Ce sont des interventions ponctuelles de sauvegarde, voire de sauvetage (grue Titan à Nantes, tour à plomb à Coueron). Mais les critères du patrimoine industriel commencent à se dégager, grâce au travail de la cellule du patrimoine industriel (section IV) de la commission supérieure des Monuments historiques: patrimoine technique et scientifique. La forme, plus ou moins fonctionnelle, des immeubles industriels, permet déjà de les distinguer (pour en éliminer certains) entre «l'abri minimum », «l'enveloppe neutre », qui peuvent déjà avoir un intérêt architectural ou historique, « l'enveloppe sur-mesure» (usine Béghin-Say à Nantes), les grues, les formes, les cales beaucoup plus spécifiques, ou encore «l'immeuble machine », comme les hauts fourneaux de Trignac ou les raffineries (assez spectaculaires et dont on imagine mal la reconversion) ou encore la centrale thermique de Cordemais. D'autres critères paraissent plus en rapport avec la spécificité de l'estuaire et ont été dégagés dans les travaux déjà cités. Ils permettront de mieux cerner le patrimoine estuarien. . Le critère historique en rapport avec le développement technologique, industriel ou social de la région (par exemple les machineries du port de Saint-Nazaire ou du canal de la Martinière, la forme Jean Bart à Saint-Nazaire). . Le critère quantitatif ou représentatif de l'industrialisation, par exemple pour la construction navale ou la métallurgie. Le critère de notoriété distinguant les bâtiments remarquables et
.
exceptionnels dus à l'ingéniosité des hommes CI' ancienne forerie à canons
d'Indret, devenue chapelle !). . Le critère de l'intérêt technologique, attestant d'un procédé ou d'une innovation technologique. On pourrait ajouter des critères plus esthétiques ou symboliques: certains monuments sont de véritables amers le long de la Loire: par exemple la tour à plomb de Coueron, véritable phare de 69 m de hauteur, ou encore la grue Titan, à la pointe de l'Île de Nantes. Ainsi le patrimoine industriel de l'estuaire est abondant et il vient heureusement s'ajouter, se juxtaposer au patrimoine naturel auquel il est 239
fondamentalement lié (commerce, constructions navales, métallurgie, importation de matières premières: sucre, charbon, pétrole, gaz, bois...) ; tous ont besoin de la Loire, de l'estuaire, du port... tous cohabitent plus ou moins bien, avec le patrimoine naturel. C'est aux documents d'urbanisme et d'aménagement de rendre cette cohabitation possible.
II. Aspects institutionnels d'une politique du patrimoine estuarien Il convient d'abord de s'interroger sur la politique d'inventaire, de protection, de gestion, de mise en valeur de ce patrimoine estuarien. Nous en constatons les insuffisances. L'inventaire national du patrimoine culturel est très insuffisant, incomplet, peu financé par l'État. Mais il avance, depuis son lancement par André Malraux, d'un pas de sénateur, malgré un travail de qualité des rares spécialistes qui s'y adonnent. Peut-on espérer que les collectivités locales puissent prendre le relais, surtout à l'occasion d'une certaine planification de leur développement durable? D'ailleurs les régions viennent de se voir attribuer cette compétence dans le cadre de l'Acte II de la décentralisation. À un niveau plus local on pourrait espérer que les schémas de cohérence territoriale (SCOT), puis les plans locaux d'urbanisme, permettent ce travail d'inventaire en vue d'une mise en valeur ultérieure. Certaines collectivités le font déjà, soucieuses de leur labellisation en vue d'un développement touristique de qualité (car il y a déjà un tourisme industriel, des petites cités de caractère, des villes et pays d'art et d'histoire). L'État pourrait, s'il s'en donnait les moyens à travers ses services des directions régionales de l'action culturelle, utiliser la procédure du« porter à la connaissance» (art. R. 121-1 du Code de l'urbanisme), lors de l'élaboration des documents locaux d'urbanisme (PLU), pour veiller à la prise en compte du patrimoine estuarien. Mais cela suppose que ses services puissent s'appuyer sur de bons inventaires (tel que le travail universitaire précité). Cela suppose également une bonne motivation et tout un travail de persuasion des élus locaux et de la population. De surcroît ces procédures d'urbanisme sont limitées. Les PLU sont strictement communaux, les SCOT seraient plus utiles pour inciter et encadrer les PLU au niveau intercommunal, s'ils ne sortaient pas trop souvent après eux, se contentant de les avaliser.
De toute façon les plans locaux d'urbanisme auraient plusieurs années - trois - pour s'aligner sur un SCOT nouveau, éventuellement exigeant. D'ailleurs les périmètres des SCOT sont souvent discutables par rapport à l'estuaire. Par exemple le SCOT de Nantes - Saint-Nazaire ne regroupe pas les communes du sud de l'estuaire sauf celles appartenant à la communauté urbaine de Nantes (le pays de Retz aura ainsi son propre SCOT, ainsi que le sud estuaire). Avec les DTA (directives territoriales d'aménagement), l'État s'est donné une arme pour coordonner SCOT et PLU par des orientations éventuellement fortes et ambitieuses, mais la DTA de l'estuaire de la Loire a tardé à sortir (décret du 17 juillet 2006), après dix années d'études, et alors que son élaboration matérielle était quasiment terminée depuis un certain temps. Son contenu a été longuement,
240
utilement et largement soumis à consultation. Ses objectifs sont à la fois d'affirmer le rôle de Nantes - Saint-Nazaire comme métropole européenne, d'assurer le développement durable du territoire et de protéger et valoriser un environnement remarquable. Tout cela suppose sans doute une réflexion relative à la totalité du patrimoine, mais ne l'impose pas vraiment (par exemple pour le patrimoine industriel, non vraiment pris en compte). La directive territoriale d'aménagement de l'estuaire de la Loire a été adoptée par décret en Conseil d'État, après avis des communes, des établissements publics de coopération intercommunale, des conseils généraux et du conseil régional concernés, de la conférence régionale de l'aménagement et du développement du territoire des Pays de la Loire, et du Conseil national de l'aménagement et du développement du territoire. C'est donc un acte fort de l'État, mais le fruit d'une longue concertation et d'un assez fort consensus. Le diagnostic et les enjeux (titre 1), comme les objectifs (titre 2) sont assez longuement détaillés, en une trentaine de pages, et font une place importante aux espaces naturels, aux sites et aux paysages à préserver et à valoriser. Mais il s'agit essentiellement d'une consécration de l'acquis, au titre de la protection de la biodiversité, des espaces « Ramsar », du parc naturel régional, des sites classés ou inscrits pour leur intérêt artistique ou pittoresque, scientifique historique ou légendaire relevant du Code de l'environnement, ou encore des espaces acquis par le Conservatoire des espaces littoraux. Cependant le diagnostic se fonde aussi sur le travail des services de l'État en terme d'inventaires sur « les espaces présentant de l'intérêt à l'échelle nationale ou à l'échelle régionale... : valeurs paysagères, espaces permettant la continuité écologique, espaces naturels permettant d'assurer le cheminement (non mécanisé) des hommes ». Ces espaces sont hiérarchisés selon qu'ils sont exceptionnels ou à fort intérêt patrimonial. Leur valorisation constitue l'objectif n° 3 (p. 26) de la DTA. Mais seules les « orientations de la DT A» énoncées dans le titre 3, ont valeur prescriptive, pour les documents d'urbanisme locaux. Elles sont classées en quatre sections. D'abord des orientations relatives à l'équilibre entre les perspectives de
.
. .
développement,
de protection
et de mise en valeur du bipôle de Nantes
-
Saint-Nazaire. C'est là que l'on trouve les grands projets stratégiques que sont l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l'extension portuaire sur le site de Donges Est, et l'orientation en faveur du développement de la production énergétique (meilleur équilibre entre production et consommation énergétique, potentiel important d'énergie éolienne, capacités d'extension de la centrale de Cordemais). La seconde orientation est relative au développement équilibré de l'ensemble des composantes territoriales de l'estuaire, à travers la maîtrise de l'étalement urbain, de l'implantation des diffuseurs des nouvelles infrastructures routières, et le développement des pôles d'équilibre, sans que tout cela soit bien précisé. La troisième orientation est beaucoup plus précise, et donc contraignante. Relative à la protection et à la valorisation des espaces naturels, des sites et 241
des paysages, s'appuyant sur des cartes, des tableaux, eux-mêmes bien précisés, délimités et décrits dans des annexes sous forme de fiches, elle prescrit que « les espaces naturels, sites et paysages à intérêt exceptionnel et à fort intérêt patrimonial sont, selon le cas, reportés ou délimités dans les schémas de cohérence territoriale ou les plans locaux d'urbanisme à une échelle pertinente. » Il y a donc bien un contenu patrimonial fort de la DT A en ce qui concerne les espaces naturels. . La quatrième orientation de la DT A de l'estuaire de la Loire porte sur les « modalités d'application de la loi littoral », sur les rivages de la mer et du lac de Grandlieu (sans que pour l'instant ne soient concernés les huit communes de l'estuaire soumises à la loi littoral, qui leur sera donc directement applicable en attendant un complément de DT A). Il s'agit là aussi de dispositions précises explicitant la loi littoral, illustrées par des cartes tableaux et fiches jointes en annexe à la DT A, dont elles constituent une partie essentielle. Elles précisent, en application de la loi littoral (art. L. 146-1 et suivants du Code de l'urbanisme), ce que sont les espaces remarquables du littoral, les parcs et espaces boisés significatifs devant être pris en compte; elles situent les « coupures d'urbanisation» et les espaces proches du rivage. En plus de toutes ces prescriptions du titre 3, le titre 4 de la DTA propose, sans que cela ait valeur prescriptive, des « politiques d'accompagnement» cohérentes avec les objectifs recherchés et complémentaires des orientations. Cela porte sur les liaisons terrestres, ferroviaires, les franchissements de la Loire, les dessertes multimodales, les principes d'aménagement urbain, les espaces agricoles, boisés périurbains... Il se dégage indiscutablement de tout cela une vision cohérente de la politique voulue par l'État sur l'estuaire de la Loire, et un cadre assez consensuel pour l'action des collectivités et des autres grands acteurs, le port tout particulièrement. Mais cette vision globale reste très réservée sur certains points. L'implantation, le tracé, la programmation des infrastructures, rendues possibles mais pas encore décidées, laissent à désirer. Seuls le patrimoine naturel, certains sites, et certains paysages sont fortement protégés, ainsi que le littoral. Pour le reste, en particulier le patrimoine culturel, industriel, architectural, il faudra compter sur les documents d'urbanisme locaux. En l'état actuel des choses, c'est donc essentiellement au niveau local que l'on pourra agir en faveur du patrimoine culturel, en s'appuyant sur un inventaire bien fait et sur l'état de l'opinion et l'action des associations, efficace (pour la grue Titan de Nantes, la protection fut imposée aux élus, à travers la presse, par le collectif des associations de l'Île de Nantes). Les ZPPAUP (zones de protection du patrimoine architectural, urbain et des paysages), sont des instruments de codécision entre l'État (Architectes des Bâtiments de France, Directions régionales des affaires culturelles, Commissions régionales du patrimoine et des sites) et les municipalités. Elles sembleraient donc être les instruments les plus convaincants, pour la prise en compte de sites, de zones ou de paysages patrimoniaux d'une façon globale. En effet, alors que la législation sur les monuments historiques institue des protections ponctuelles de 242
monuments (très rarement industriels), même s'ils génèrent des périmètres de protection de 500 m de rayon tout à fait utiles (à l'intervention, non discrétionnaire, des ABF), et que les sites industriels ne sont pas protégés en tant que sites, les ZPPAUP doivent pouvoir rapprocher tous les éléments du patrimoine et les protéger d'une façon ouverte et explicite, en complémentarité avec les documents locaux d'urbanisme. Ces ZPPAUP font l'objet d'une longue procédure concertée entre la collectivité concernée, les services de l'État (ABF, mais aussi DRAC, Direction régionale de l'environnement, présente au sein de la Commission régionale du patrimoine et des sites). Grâce à cette procédure, qui se termine par un accord entre l'État et la collectivité, l'État peut veiller à la prise en compte de la totalité du patrimoine. La ZPPAUP semble donc être un instrument éventuellement adapté à la protection et à la mise en valeur d'un site industriel, artisanal ou portuaire, ou encore naturel et paysager. Ainsi plusieurs ZPP AUP sont en cours d'élaboration autour du site classé des marais salants de Guérande ou du patrimoine de La Baule ou d'autres communes littorales. On devrait donc pouvoir multiplier ces réalisations autour de l'estuaire: plusieurs ZPPAUP bien coordonnées le permettraient, et l'on aboutirait ainsi à une bonne gestion intégrée du patrimoine estuarien. Donc les instruments d'une éventuelle protection et mise en valeur de l'estuaire et de son patrimoine existent. C'est la volonté de les mettre en œuvre qui peut manquer à tous les niveaux, de l'État (application de la DT A, élaboration et prise en compte des inventaires, porté à la connaissance lors de l'élaboration des SCOT et des PLU), des collectivités territoriales (SCOT, ZPPAUP, volets patrimoniaux des plans locaux d'urbanisme...). Les associations de défense et de mise en valeur du patrimoine et le Conservatoire des rives de la Loire et de ses affluents, œuvrent dans ce sens. Mais la conjonction et le renforcement de tous ces efforts sont plus que jamais nécessaires.
243
L'INTÉGRATION DU VOLET ENVIRONNEMENTAL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES LOCALES
L'intégration du développement durable dans les documents d'urbanisme Caroline
BARDOUL*
La loi solidarité renouvellement urbains (SRU) de 2000 tend à imprégner les documents d'urbanisme d'une philosophie nouvelle, en prônant un développement territorial qui multiplie les échelles de référence et remet en cause les pistes du modèle urbain traditionnel' . Le schéma de cohérence territoriale (SCOT) est un outil novateur, fixant le cadre général d'un projet de territoire et n'ayant pas vocation à déterminer la destination des sols. L'essentiel de ses orientations peut être exprimé sous forme écrite ou schématique2. L'article 122-1 du Code de l'urbanisme dans son ancienne rédaction indiquait que les schémas directeurs3 déterminaient la destination générale des sols. Cette disposition a été supprimée. Le SCOT ne prévoit donc plus de cartes4. Ce nouveau document n'a pas vocation à représenter le territoire en cause mais il se doit d'être la représentation d'un projet politique rencontrant un territoire, ce que les géographes appellent une carte prospectives. En d'autres termes le SCOT doit permettre d'inscrire un projet politique dans son territoire6. Lors de la conception cartographique, il est apparu, rapidement, qu'un des écueils se cristallisait autour d'une opposition entre «spatialisation» et « localisation» des éléments du projet. Spatialiser consiste à inscrire un projet
.
LCL et LERAD. Doctorante en droit public 1. S. GROUEFF, « Un "SCOT projet" pour l'agglomération », Urbanisme, hors série, 2005 p. 39 2. B. PHÉMOLANT, propos recueillis par Isabelle BERTHIER, « Le dessein prime sur le dessin », Diagonal, juin 2005, p. 56 3. La loi SRU a remplacé les schémas directeurs par les schémas de cohérence territoriale (SCOT) 4. B. PHÉMOLANT, propos recueillis par Isabelle BERTHIER, op. cil., p. 56 5. C. CREISSELS, propos recueillis par Marc LEMONNIER, « Spatialiser sans localiser? », Diagonal, juin 2005, p. 39 6. Ibid. p. 40
politique dans son territoire, à faire interagir des volontés alors que localiser consiste à poser des limites, voire des frontières [...r. Il faut alors développer un art particulier, celui de travailler une expression graphique permettant la spatialisation tout en s'affranchissant d'une localisation8. La loi SRU a également introduit au sein du SCOT et du plan local d'urbanisme (PLU) le développement durable par le biais du projet de développement et d'aménagement durable: le PADD. Ainsi, l'article L. 122-1 du Code de l'urbanisme indique que les SCOT doivent prendre en considération le développement durable. Il énonce: [Les SCOT] présentent le projet d'aménagement et de développement durable retenu, qui fixe les objectifs des politiques publiques d'urbanisme en matière d'habitat, de développement économique, de loisirs, de déplacements de personnes et des marchandises, de stationnement des véhicules et de régulation du trafic automobile. Le plan local d'urbanisme sera compatible avec le SCOT et en reprendra les priorités à une échelle inférieure. Le SCOT ne doit pas être un « super-PLU », mais un élément de cohérence et de compatibilité entre les différents PLU9. Contrairement aux anciens plans d'occupation des sols (PaS), les nouveaux PLU doivent obligatoirement prendre en compte le développement durable. Ainsi, d'après l'article L. 123-1 du Code de l'urbanisme, les plans locaux d'urbanisme exposent le diagnostic établi au regard des prévisions économiques et démographiques et précisent les besoins répertoriés en matière de développement économique, d'aménagement de l'espace, d'environnement, d'équilibre social et d'habitat, de transports, d'équipements et de services. Ils comportent un projet d'aménagement et de développement durable. Aucun des articles relatifs au projet d'aménagement et de développement durable ne donne une définition précise du développement durable. Cette notion étant extrêmement floue, il est nécessaire, pour mieux la comprendre, de se référer à d'autres textes. Dès le début des années 1970, on commence à prendre conscience que notre mode de développement n'est pas viable. Se révèle alors, à l'échelle mondiale, la nécessité d'une forme de développement plus respectueuse de l'homme et de son environnement. Dans les années 1980, l'Assemblée générale des Nations unies crée une nouvelle commission, chargée de réfléchir aux relations entre développement et environnement. La Commission mondiale pour l'Environnement et le Développement, présidée par Gro Harlem Brundtland, publie en 1987 un rapport intitulé: Notre avenir à tous. Les auteurs de ce dernier reconnaissent que les ressources naturelles et les atteintes à l'environnement constituent une sévère
7. Ibid. p. 57 8. Ibid. 9. J.-P. MOURE, « Le SCOT n'est pas un super-PLU»,
246
Urbanisme,
hors série, 2005, p. 43.
contrainte pour la croissance économique, ils défendent une approche conciliant les deux dimensions. En 1992, lors de la Conférence des Nations unies sur l'Environnement et le Développement de Rio de Janeiro, le terme «développement durable» est employé pour la première fois. Cette même année, 173 gouvernements vont s'engager sur la voie du développement durable en approuvant les textes élaborés lors de cette conférence. Le développement durable se dit du « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.» Il entend donc promouvoir une double solidarité, une solidarité dite « intragénérationelle » entre les hommes d'aujourd'hui et une solidarité dite « intergénérationelle »entre les hommes d'aujourd'hui et leurs enfants et petitsenfants. Pour atteindre ce double but, la conciliation de l'économie, du social, de l'environnement et de la gouvernance s'avère indispensable. Le développement durable nous oblige à penser aux conséquences futures de nos actions, ce qui implique d'inclure dans nos décisions une dimension prospective. Si l'étude du contexte international nous éclaire sur le sens du développement durable, force est d'admettre qu'une définition précise et opérationnelle de ce dernier demeure introuvable. L'imprécision du «développement durable» a-t-elle rendu difficile son intégration dans les documents d'urbanisme? Cette intégration était-elle subie ou souhaitée par les collectivités en charge de la mise en place de ces documents? Va-t-elle déclencher une dynamique favorable au développement durable ou, au contraire, ne risque-t-elle pas d'être freinée par d'autres éléments? Cette étudelO tentera d'analyser la prise en compte par les collectivités du développement durable au sein de leurs documents d'urbanisme, et même audelà de ces derniers, tout en veillant à mettre en évidence la présence d'éventuels obstacles à la diffusion du développement durable dans les politiques publiques.
I. L'intégration du développement durable dans les documents: l'application de la législation La loi SRU n'explique pas, à elle seule, l'intégration du développement durable dans les documents d'urbanisme. Avant cette loi, les collectivités sans en avoir réellement conscience, semblaient avoir mis en place le développement 10. Il convient d'expliquer brièvement la méthode choisie pour réaliser cet article. Tout d'abord, des enquêtes de terrain ont été effectuées auprès de plusieurs collectivités, notamment à Angers, Lille et Paris entre janvier et mars 2006. Des témoignages de personnes en charge de la mise en place des documents d'urbanisme issus de la loi SRU ont été recueillis. Il convient d'ailleurs de les remercier pour leurs précieuses collaborations. Ensuite, des études, relatives aux aspects pratiques de l'intégration du développement durable en matière d'urbanisme, sont venues compléter les entretiens. Cet article ne pouvait avoir pour but de rendre compte, de manière exhaustive, des nombreuses applications de la loi SRU, toutefois le but recherché était de montrer comment plusieurs collectivités avaient concrètement intégré le développement durable au sein de leurs documents d'urbanisme.
247
durable, dans le but de contrer les désagréments auxquels elles étaient confrontées. Après l'édiction de la loi SRU, elles ont donné un contenu réel à l'obligation qui en découlait, en adaptant le développement durable aux contraintes de leurs territoires.
A. La prise en compte du développement durable en matière d'urbanisme: une nécessité Les collectivités territoriales semblaient déjà prendre en compte le développement durable au sein des plans d'occupation des sols communément appelés P~S, en vue de corriger les erreurs liées à un développement urbain anarchique et mal pensé.
1. La présence du «développement d'occupation des sols
durable»
dans les plans
Lors d'un entretien à la communauté d'agglomération d'Angers, nous avions demandé à l'une des responsables du plan local d'urbanisme quelle avait été la démarche utilisée pour permettre la conciliation de l'économie, l'environnement et le social au sein du PLU. Cette personne nous avait alors expliqué que l'effort de conciliation de ces trois dimensions était né avant la loi SRU, qu'i! existait déjà dans les P~S précédant immédiatement les PLUII. La recherche de cette conciliation est également perceptible dans le schéma directeur qui recouvre l'agglomération d'Angers, puisque ce dernier, conçu avant la loi SRU, tend à limiter l'étalement urbain. Le responsable du PLU de Lille fit une réflexion qui corrobora le constat précédent. Le premier P~S lillois, datant de 1973, présentait déjà une dimension prospective, puisque ce dernier ainsi que le schéma directeur élaboré à la même époque se projetaient à l'horizon des années 199012. L'exemple de Montpellier confirme également que le développement durable a été intégré en matière d'urbanisme avant l'obligation énoncée par la loi SRU13. En effet, le PLU prolonge le projet urbain montpelliérain mis en œuvre depuis une vingtaine d'années. Il s'inscrit très clairement dans la continuité des révisions du P~S, notamment en ce qui concerne l'urbanisation de sites nouveaux. La précédente révision du P~S avait ainsi permis la programmation du quartier Malbosc le long de la première ligne du tramwayI4. L'idée d'urbaniser à proximité des réseaux de transport en commun contribue à limiter les déplacements automobiles, et donc la pollution atmosphérique. Le respect de
l'environnement était donc déjà présent dans l'esprit des décideurs 15.
Il. 12. 13. 14. 15.
Entretien avec Mme Reboul, en charge du PLU d'Angers, mars 2006. Entretien avec M. Wargniez, en charge du PLU de Lille, le 8 mars 2006. S. GROUEFF,« Un SCOT projet pour l'agglomération», op. cil., p. 39. A. LOUBIÈRE,« PLU: le pari d'une densité acceptée», Urbanisme, hors série, 2005, p. 45 Ibid, p. 45-46.
248
En d'autres termes, le développement durable semble avoir été appliqué par les collectivités en dehors de toute obligation législative. La loi SRU a, certes, généralisé l'intégration du développement durable, toutefois, la rupture entre « anciens» et «nouveaux» documents d'urbanisme ne semble pas aussi nette qu'on aurait pu le croire. On peut légitimement s'interroger sur les raisons pour lesquelles les élus de ces collectivités en sont venus à intégrer le développement durable indépendamment de toute obligation (2).
2. La volonté de corriger les erreurs liées à un développement non viable L'exemple de Montpellier J.-L. Roumégas, élu de Montpellier, sa ville est confrontée:
met en évidence
les problèmes
auxquels
Les gens commencent à voir les nuisances de la phase d'expansion dont ils ne percevaient que le côté positif: hôpitaux, université, emplois [...]. En effet, la croissance urbaine a été gérée de manière différente: dans la ville, eUe a été très dirigée par R. Dugrand sous la forme d'un habitat coUectif massif; dans l'agglomération, le bétonnage a été pire car il s'est effectué de manière désorganisée avec un tissu pavillonnaire dévoreur d'espaceI6. Deuxième constatation: l'aggravation de la spécialisation des zones urbaines qui entraîne un manque de commerces, de services et d'emplois dans certains secteurs
et une augmentation des déplacements automobiles 17. Troisième constat: les urbanisations nouveUes ont absorbé l'énergie urbanistique de Montpellier au détriment des quartiers existants. Actuellement, le renouvellement urbain concerne des quartiers très sinistrés, mais il est valable
pour tous les quartiers 18. En d'autres termes, le développement, initialement mal pensé, semble avoir conduit à de graves dérives. Les décideurs semblent en avoir eu conscience avant la loi SRU. L'exemple de Paris Bien avant l'édiction de la loi SRU, les décideurs parisiens avaient conscience que le taux de chômage était plus élevé au nord qu'à l'ouest ou au centre de la ville. En outre, la répartition des logements sociaux était particulièrement déséquilibrée. On constatait un très faible pourcentage de logements sociaux à
16. Jean-Louis ROUMÉGAS,propos recueillis par S. GROUEFFet A. LOUBIÉRE,«Préserver espaces naturels et agricoles H, Urbanisme, hors-série, 2005, p. 46
17. Ibid. 18. Ibid 249
les
l'ouest, et un nombre très important au nordl9. La mixité sociale faisait donc cruellement défaut. À Paris, un membre de la mission SRUIPLU nous avait expliqué qu'il n'y avait aucune définition a priori du développement durable avant la mise en place du PLUzo. Avant l'élaboration du PLU parisien huit groupes thématiques furent constitués, ils rassemblaient des associations [...]. La synthèse de ces différents groupes a été réalisée dans les cahiers du PLU. Initialement, le développement durable semblait se limiter à la simple nécessité de densifier la villez1. À l'origine, les décideurs ne voyaient, dans le développement durable, que l'aspect environnemental, au fur et à mesure, il leur est apparu logique de chercher à concilier l'aspect environnemental, social et économique. Grâce aux débats, à d'intéressantes études économiques révélant un chômage de nature spécifique à Paris, les élus ont, progressivement, pris conscience du caractère atypique des structures de l'économie parisienne. Cela explique que le PADD poursuive au final trois buts: améliorer durablement le cadre de vie parisien, stimuler la création de l'emploi, réduire l'inégalité, promouvoir le développement des grands équipements. La mise en œuvre du développement durable est apparue, au cours des débats, comme une solution évidente pour remédier aux déséquilibres liés à un mauvais développement2z. Ce constat est partagé par un grand nombre de collectivités territoriales. Ces dernières confrontées à des problèmes communs, réussissent à trouver d'efficaces solutions en conciliant environnement, économie, social et gouvernance. Le développement durable apparaît comme une solution de bon sens. Cependant, les collectivités territoriales, lors de la mise en place des documents d'urbanisme, adaptent le développement durable lui donnant, ainsi, une substance réelle et concrète.
B. L'intégration du développement durable au sein des documents d'urbanisme: une réalité La mise en œuvre du développement durable s'opère de manière différente pour répondre au mieux aux besoins de chaque territoire, le cas de Paris étant différent de celui de Montpellier.
19. Site de la ville de Paris www.parisjr/portail/urbanisme/Portal.lut?page_id=97J&print 20. Entretien avec M. Eric Jean-Baptiste, mission SRU/PLU, à propos du PLU de Paris, 17 février 2006. 21. Ibid. 22. Ibid. 250
1. Le cas de Paris Le plan local d'urbanisme de Paris s'est fixé trois objectifs: l'embellissement de la ville, le développement de l'emploi, le maintien de la diversité sociale et la lutte contre les inégalités23. Des dispositions concrètes à l'intérieur du PLU visent à atteindre ces trois objectifs. Afin d'embellir la ville, le PLU a notamment prévu de préserver le patrimoine parisien et la végétation, d'une part en empêchant la démolition de certains immeubles, d'autre part en réalisant 30 hectares de nouveaux jardins. Le PLU a également prévu de limiter, par diverses mesures, la circulation automobile à Paris24. Dans le but de maintenir la diversité sociale et de combattre les inégalités, le PLU prévoit, dans les quartiers faiblement pourvus en logements sociaux, d'imposer la réalisation de 25 % de logements de ce type dans tous les nouveaux programmes de construction d'habitat. Enfin, pour lutter contre le chômage, le PLU entend favoriser des activités créatrices d'emplois dans les quartiers du nord, de l'est et du sud de Paris. Le PLU peut, dans ces quartiers, autoriser la construction et la réhabilitation de locaux destinés à l'emploi (bureaux, hôtels d'activité, laboratoires de recherche) en appliquant des règles aussi favorables que celles qui régissent la construction de logements et d'équipements publics25. La mise en œuvre du développement durable dans le PLU de Paris se traduit par la correction des déséquilibres propres au territoire parisien. 2. Le cas de Montpellier À Montpellier, les trois valeurs suivantes sont édictées au sein du PADD du SCOT comme principes fondateurs de l'aménagement du territoire: La valeur environnementale pour préserver le capital nature et respecter le patrimoine commun; la valeur sociale pour la promotion d'une "ville des proximités et des mobilités", enfin, la valeur économique pour intensifier le développement en mettant en œuvre une politique de valorisation du capital foncier par une gestion économe de l'espace26. Le PLU de Montpellier affiche la volonté d'articuler l'urbanisation nouvelle et la valorisation d'espaces naturels pour répondre aux besoins de logements tout en améliorant la qualité de la vie27. Le PADD de ce PLU contient des orientations générales; Contribuer au développement économique de l'agglomération et à son équipement, mener une politique de l'habitat pour répondre aux besoins en
23. Site de la ville de Paris: www.paris.fr/portail/urbanisme/Portal.lut?page _id=971 &print (page consultée le 1/02/2006) 24. Ibid. 25. Ibid. 26. S. GROUEFF,« Un "SCOT projet" pour l'agglomération », op. cit., p. 40. 27. A. LOUBIÈRE,« PLU: le pari d'une densité acceptée », Urbanisme, hors série, 2005, p. 45. 251
logement dans le respect de la mixité sociale et urbaine, maîtriser les déplacements, prendre en compte l'environnemenes. Comme l'explique Antoine Loubière, On retrouve certes les grands principes dans la plupart des grandes villes, mais leur contenu prend ici une coloration singulière, notamment pour la politique de l'habitat que défend Michel Guibal29. En effet, la politique de la ville est clairement axée sur la construction de logements sociaux. Afin d'en construire davantage encore, Michel Guibal, premier adjoint au maire de Montpellier, souligne la nécessité d'accroître la coopération entre la ville, l'agglomération, le département et la région30. À Montpellier le développement durable se traduit, donc, notamment par une augmentation du nombre de logements sociaux. Les collectivités ont, conformément à leurs obligations législatives, intégré le développement durable dans les documents d'urbanisme. La mise en œuvre de ces derniers a parfois été l'occasion, pour elles, de généraliser volontairement le développement durable à d'autres politiques (II).
II. L'intégration du développement durable dans les politiques publiques au-delà des exigences législatives Le PADD a parfois engendré la mise en place d'Agenda 2131. Le PADD serait donc un véritable levier vers d'autres actions en faveur du développement
28. Ibid. 29. Ibid. 30. Michel GUIBAL, propos recueillis par S. GROUEFFet A. LOUBIÈRE, Urbanisme, hors-série, 2005,p.47 31. Un mot sur les Agendas 21 : parmi les textes adoptés à Rio en 1992, le plus volumineux est l' « Agenda 21 » qui constitue à lui seul un véritable plan d'action mondial pour un développement durable. Le chapitre 28 de l'Agenda 21 des Nations unies reconnaît l'importance du rôle des collectivités territoriales dans l'application concrète du concept de développement durable. Les collectivités territoriales s'engagent par de multiples façons dans la voie du développement durable. Un Agenda 21local est une démarche purement volontaire engagée par une collectivité qui conduit cette dernière à rédiger un plan d'actions concrètes ayant pour but le développement durable de son territoire. Ces actions concrètes peuvent être de nature extrêmement différentes, elles dépassent très largement le champ de l'urbanisme. Elles peuvent, par exemple, porter sur la réduction ou le tri des déchets, ou bien sur la mise en place d'actions de coopération internationale visant à réduire les problèmes globaux. Il convient de s'attarder un instant sur la nature juridique de l'Agenda 2 J. On peut considérer que ce dernier est une manifestation du droit souple c'est-à-dire d'un droit qui n'est ni obligatoire, ni sanctionné. Si l'on considère que la contrainte est le seul et unique critère de reconnaissance du droit, alors l'Agenda 21 ne peut être considéré comme du droit. À l'inverse, le PLU parce qu'il est obligatoire et sanctionné, serait donc bien une règle de droit. Toutefois, pour prendre en compte au mieux les avancées du développement durable dans les politiques publiques, il était nécessaire d'opter pour une définition élargie du droit, dans laquelle on considère que ce qui est normatif ne se confond pas avec ce qui est obligatoire.
252
durable. Toutefois, il conviendra de nuancer cette position en se demandant s'il n'existe pas d'éventuels obstacles à ce cercle vertueux.
A. Le projet d'aménagement et de développement durable: levier vers d'autres actions en faveur du développement durable Il faut souligner la différence existant entre l'Agenda 21 et le PADD, celle-ci engendrant des complémentarités et des synergies susceptibles de renforcer la prise en compte du développement durable.
1. Les différences existant entre l'Agenda 21 et le P ADD L'Agenda 21 local et le PLU donnent lieu à la production de documents spécifiques: En ce qui concerne le PLU, les catégories de documents et leurs contenus sont strictement encadrés par le Code de l'urbanisme32. On retrouvera donc dans chaque PLU: - un rapport de présentation comprenant: un diagnostic, un état initial de l'environnement, une explicitation des choix du PADD, une étude des incidences du plan sur l'environnement; -
un projet d'aménagement et de développement durable qui définit les
orientations générales d'aménagement et d'urbanisme retenues pour l'ensemble de la commune; un règlement comprenant: un texte, des documents graphiques. Les PLU peuvent, en outre, comporter des orientations d'aménagement relatives à des quartiers ou à des secteurs à mettre en valeur, réhabiliter, restructurer ou aménager. Il convient de souligner qu'en application de l'ordonnance du 3 juin 20043\ les PLU font l'objet d'une évaluation environnementale.
Pour une étude approfondie, voir notamment C. THIBIERGE,« Le droit souple - Réflexion sur les textures du droit », RTDciv., 2003, p. 599 ; F. OST et M. VAN de KERCHOVE,« De la pyramide au réseau? », FUSL, 2002 32. Site de l'Agence régionale de l'environnement et des nouvelles énergies (ARENE) : http://www.areneidforg/terriloires/pdf/J-PLU_A2J.pdf(Page consultée le 14 octobre 2007) 33. Ainsi, l'article L. 121-10 du Code de l'urbanisme énonce que: « Font l'objet d'une évaluation environnementale dans les conditions prévues par la présente section: 1) Les directives territoriales d'aménagement 2) Le schéma directeur de la région d'IIe-de-France 3) Les schémas de cohérence territoriale 4) Les plans locaux d'urbanisme susceptibles d'avoir des effets notables sur l'environnement compte tenu de la superficie du territoire auxquels ils s'appliquent, de la nature et de
253
À l'inverse, l'Agenda 21 local n'est encadré par aucun texte obligatoire, néanmoins son élaboration donne également lieu à une production de documents: -
un état des lieux composé d'un diagnostic explicitant les enjeux de nature
environnementale, sociale et économique; - l'identification des objectifs prioritaires qu'il est souhaitable de formaliser dans un document; -
un programme d'actions généralement présenté sous la forme de fiches
actions. Les complémentarités existant entre l'Agenda et le PADD favorisent la prise en compte du développement durable. 2. Les complémentarités
existant entre les deux démarches
La Ville de Paris, après avoir adopté le PLU, s'est lancée dans la mise en place d'un Agenda 21. Ce dernier, alors qu'il n'est pas obligatoire, apparaît comme indispensable à beaucoup de collectivités. Il faut donc se demander dans quelle mesure le PLU, et plus particulièrement le PADD, constitue des leviers efficaces vers d'autres actions tendant au développement durable. L'ARENp4 a élaboré un dossier extrêmement
l'importance des travaux et aménagements qu'ils autorisent et de la sensibilité du milieu dans lequel ceux-ci doivent être réalisés. Sauf dans le cas où elle ne prévoit que des changements mineurs, la révision de ces documents donne lieu soit à une nouvelle évaluation environnementale, soit à une actualisation de l'évaluation environnementale réalisée lors de leur élaboration. » L'article R. 121-14 dispose que: I. - Font l'objet d'une évaluation environnementale dans les conditions prévues par la présente section: 1) Les directives territoriales d'aménagement; 2) Le schéma directeur de la région d'Ile-de-France ; 3) Les schémas d'aménagement régionaux des régions d'outre-mer; 4) Le plan d'aménagement et de développement durable de Corse; 5) Les schémas de cohérence territoriale.
II. - Font également l'objet d'une évaluation environnementale :
1°) Les plans locaux d'urbanisme qui permettent la réalisation de travaux, ouvrages ou aménagements mentionnés à l'article L. 414-4 du Code de l'environnement; 2°) Lorsque les territoires concernés ne sont pas couverts par un schéma de cohérence territoriale ayant fait l'objet d'une évaluation environnementale dans les conditions de la présente section: a) Les plans locaux d'urbanisme relatifs à un territoire d'une superficie supérieure ou égale à 5 000 hectares et comprenant une population supérieure ou égale à 10 000 habitants; b) Les plans locaux d'urbanisme qui prévoient la création, dans des secteurs agricoles ou naturels, de zones U ou AU d'une superficie totale supérieure à 200 hectares; c) Les plans locaux d'urbanisme des communes situées en zone de montagne qui prévoient la réalisation d'unités touristiques nouvelles soumises à l'autorisation du préfet coordonnateur de massif; d) Les plans locaux d'urbanisme des communes littorales au sens de l'article L. 321-2 du Code de l'environnement qui prévoient la création, dans des secteurs agricoles ou naturels, de zones U ou AU d'une superficie totale supérieure à 50 hectares. 34. L'agence régionale de l'Environnement et des Nouvelles Énergies. 254
intéressant sur le sujet, dont il convient de reprendre, ici, les grandes lignes35. Ce rapport envisage plusieurs cas d'articulation possibles entre le PLU et l'Agenda 2136. L'élaboration du PADD oblige les acteurs locaux à entrer dans une démarche prospective, à penser leurs actions sur le long terme, dans une perspective de développement durable. L'Agenda 21 local et le PLU comprennent, tous deux, trois étapes. Même si les intitulés des documents sont différents, de grandes similarités existent entre ces trois phases37. Tout d'abord, avant l'élaboration de ces deux documents, il est nécessaire de réaliser un diagnostic; ensuite, l'un comme l'autre prévoient des objectifs à atteindre; avant d'envisager, dans un troisième temps, les moyens propres à atteindre les objectifs fixés. Le diagnostic de l'Agenda 21 local peut venir compléter celui du PLU sur des thèmes qui ne relèvent pas du champ de l'urbanisme, par exemple: l'éducation 38.. . Autre hypothèse possible39, dans un champ donné, le PADD expose des orientations urbanistiques, l'Agenda 21 local, des orientations complémentaires échappant au droit de l'urbanisme. Ainsi le PADD peut, par exemple, prescrire la mise en place de pistes cyclables, tandis que l'Agenda 21 prévoira la location de vélos et de véhicules propres. En outre, l'Agenda 21 local peut permettre de prolonger « l'esprit» du PADD dans des champs étrangers à l'urbanisme, en proposant, par exemple, des actions de coopération décentralisée ou des jumelages. Enfin, l'Agenda 21 et le PLU ont une portée différente: l'Agenda 21 local a une valeur indicative, tandis que le PLU a une valeur impérative. Certaines mesures de l'Agenda 21 local sont renforcées lorsqu'elles sont intégrées au PLU qui leur donne une valeur réglementaire. À l'inverse, le texte réglementaire du PLU est lui-même mieux accepté lorsque des mesures d'une autre nature l'accompagnent. Toutes ces réalisations prouvent l'intégration du développement durable dans l'urbanisme, et même au-delà de celui-ci. Toutefois, il convient de replacer ces réalisations dans leur contexte afin d'en mesurer leur portée réelle.
B. La compétitivité,' limite à l'intégration du développement durable dans les politiques publiques? À l'heure actuelle, les territoires doivent faire face à une compétitivité accrue. Celle-ci a-t-elle des effets bénéfiques sur le développement durable? Au contraire, n' a-t-elle pas un impact négatif sur ce dernier? 35. Site de l'agence régionale de l'Environnement et des Nouvelles Énergies (ARENE): http://www.areneid!org/territoires/pdj/l-PLU_A2I.pd! 36. Ibid. 37. Ibid. 38. Ibid. 39. Ibid. 255
1. La recherche et la population
de la compétitivité
pour attirer les capitaux
D'une manière générale, les collectivités, refusent de perdre leur population. En effet, si les habitants s'en vont, se pose alors le problème de la survie des équipements publics, des commerces et des écoles40... Les élus cherchent à faire de leurs territoires des lieux attractifs4!. Pour conserver leur population, les collectivités doivent créer de nouveaux logements afin que les habitants potentiels ne soient pas tentés de s'installer ailleurs42. Les collectivités vont également devoir déployer des efforts de promotion de leurs territoires afin d'attirer des capitaux externes et d'inciter au développement d'actions culturelles, sociotouristiques et de protection de l'environnement, adressées à différents clients « cibles» 43. On voit donc clairement que les villes se livrent une véritable compétition afin d'attirer à elles, habitants et capitaux. La fin des années 1980 va de pair avec la mondialisation, d'une part et la crise économique, de l'autre. Dès lors, les villes cherchent un «positionnement stratégique» en se fabriquant une image de marque permettant de séduire et de battre des villes concurrentes44. Le marketing urbain devient alors une quasi-nécessité. Chaque acteur local va alors chercher à réfléchir aux caractéristiques de son « produit territorial» afin de faire émerger l'identité locale, qu'il faudra ensuite promouvoir pour que ledit territoire puisse «se positionner» par rapport à d'autres45, Il faut souligner qu'une consommation élevée, une fréquentation importante et une dynamique de quartier bien vivante entraînent une amélioration sensible de l'image locale46, Il paraît évident que la prospérité d'un lieu favorise son attractivité. À son tour, l'attractivité engendre la prospérité et réciproquement. 2. Développement
durable et compétitivité:
duo ou duel?
Beaucoup de villes tiennent à préserver leurs espaces naturels dans le but d'être compétitives. Ces dernières tiennent à leur réputation de «ville verte
élégante» 47.
40. Entretien avec M. Wargniez en charge du PLU de Lille, le 8 mars 2006. 41. M. LEMONIER,« Pacé anticipe son développement durable », Diagonal, février 2005, p. 68. 42. Ibid. 43. P. INGALLINA et 1. PARK, « Les nouveaux
enjeux
de l'attractivité
urbaine
p.65. 44. Ibid., p.64. 45. Ibid., p. 65. 46. Ibid. 47. M. LEMONIER,« Pacé anticipe son développement durable », op. cir., p. 68
256
», Urbanisme,2005,
Les espaces naturels contribuent à rendre un territoire attractif48. Ainsi à Montpellier, le PLU se doit d'offrir des espaces verts de proximité à 500 mètres de la résidence de n'importe quel Montpelliérain49. À Lille, le même constat prévaut, et ce d'autant plus que le PLU est désormais en couleur, contrairement au P~S qui, lui, ne l'était pas. Les communes semblent donc globalement souhaiter que leur PLU comporte un maximum de « vert », puisqu'il est admis que les habitants ne choisiront pas des villes polluées,
irrespirables 50. La préservation de l'environnement est donc considérée comme un enjeu capital dans la compétition lancée entre les territoires. Nous pourrions conclure que la voie de la compétitivité est celle de la perfection, qu'elle va naturellement engendrer une prise en compte accrue des priorités du développement durable. On peut toutefois émettre quelques réserves à cette dernière affirmation. La recherche de la compétitivité peut-elle réellement conjuguer intérêt général et rentabilité économique? Si la compétitivité semble, avoir un effet bénéfique sur le pilier environnemental du développement durable, celle-ci, aura-t-elle le même impact sur le pilier social par exemple? Les villes qui veulent avoir des espaces verts souhaitent-elles également accueillir les moins favorisés? En outre, il ne faut pas oublier que les territoires ne pourront pas tous tenir la première place dans la compétition, comment des territoires «en échec» mettront-ils en place le développement durable, alors même que leurs moyens ne seront pas forcément importants? L'intensification de la compétition entre les territoires ne va-t-elle pas entraîner un accroissement de la richesse de certains d'entre eux au détriment des autres? De telles disparités auraient bien entendu un effet désastreux sur le développement durable des territoires.
48. J.-L. ROUMÉGAS, op. cil., p. 46
49. Ibid. 50. Entretien avec M. Wargniez en charge du PLU de Lille le 8 mars 2006 257
L'INTÉGRATION DU VOLET ENVIRONNEMENTAL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES LOCALES
Les politiques de transport durable: le choix de l'instrument économique afin d'accéder à une mobilité durable Julie BULTEAU'
L'activité humaine a modifié sensiblement la concentration des gaz à effet de serre (GES) présents dans l'atmosphère. Ainsi, après plusieurs Sommets et Protocoles tels ceux de Rio et de Kyoto, la Communauté internationale a pris conscience qu'il fallait agir, et vite, afin de réduire le dérèglement accéléré de notre planète. Après maintes analyses et rapports de professionnels, il apparaît que le secteur des transports est non seulement un des émetteurs parmi les plus
importants 1, mais aussi, et de loin, celui dont les émissions doivent croître le plus. Pour limiter le réchauffement climatique global, le gouvernement français a mis en place un plan d'action: le Plan Climat 2004. Ce plan contient un projet pour encourager les initiatives locales contre l'effet de serre et des propositions sur le travail à faire pour atteindre les objectifs de développement durable, notamment pour les transports. C'est pourquoi, dans cet article, nous nous intéressons aux actions spécifiques à mettre en œuvre afin de limiter l'utilisation excessive du transport routier. Les deux principaux outils économiques incitatifs sont: la taxe pigouvienne préconisée par Pigou (1920). Cette solution consiste à imposer une taxe au pollueur qui est égale au coût marginal de réduction de la pollution. Ce principe est appelé le principe « pollueur-payeur ». Le second instrument est la mise en place d'un marché des droits à polluer. Les dysfonctionnements de l'économie liés à la présence d'externalités s'expliquent la plupart du temps par l'absence de marché qui fixe un prix à l'externalité. Pour remédier à cela, certains économistes ont préconisé la mise en place d'un marché boursier où les parties concernées pourraient échanger des titres de propriété des ressources environnementales (Dales 1968). 'LEM 1. CITEPA (2005)
La première partie présente l'analyse du secteur des transports tant au niveau national qu'au niveau nantais. La deuxième partie est consacrée à la comparaison de deux instruments économiques, la taxe et les permis d'émissions négociables, servant à internaliser (à prendre en compte) les effets externes négatifs (comme la congestion et la pollution) générés par les transports. Enfin, la dernière partie montre la nécessité de mettre en place une politique modale (développement des transports collectifs) pour la réussite d'une mobilité durable.
L Présentation de la situation des transports A. Au niveau national Les transports produisent le quart des émissions françaises de gaz à effet de serre, et environ le tiers des émissions de CO2. En outre, la croissance des émissions due aux transports (23 % entre 1990 et 2002) montre une évolution préoccupante du niveau national, même si, depuis 2002, on constate une stabilisation des émissions de CO2 liée à une relative stabilisation de l'activité routière. De nos jours, l'usage de l'automobile (voiture particulière) est en position dominante et en croissance continue par rapport aux autres moyens de déplacement dans les villes. Malgré une opinion générale favorable au développement des transports collectifs (TC) et à la mise en place de politiques de transports durables, la voiture particulière est le transport le plus utilisé, que ce soit en France ou à l'étranger. Le développement de politiques de transports durables s'est traduit notamment par la Loi d'orientation des transports intérieurs (loi LOTI) du 30 décembre 1982, précisée par la Loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie (loi LAURE ou loi Lepage) du 30 décembre 1996. De ces lois sont nés les PDU (Plans de Déplacements Urbains) qui examinent les différents modes de transports, les infrastructures appropriées et étudient les usages des habitants dans le domaine des transports, de la circulation et du stationnement sur l'ensemble du territoire. La loi LAURE a rendu ces plans de déplacement urbains obligatoires pour les agglomérations de plus de 100 000 habitants. L'agglomération nantaise étant de 550000 habitants environ, la communauté urbaine de Nantes (aujourd'hui Nantes Métropole) a donc mis en place un PDU.
260
Ces plans sont élaborés autour de 6 principales orientations: 1) La diminution du trafic automobile; 2) Le développement des transports collectifs et des moyens de déplacement économes et les moins polluants; 3) Un nouveau partage de la voirie en leur faveur, notamment sur le réseau principal de l'agglomération; 4) L'organisation du stationnement en privilégiant les véhicules peu polluants; 5) L'organisation du transport et de la livraison de marchandises; 6) L'encouragement pour les entreprises et les collectivités publiques à favoriser le transport de leur personnel, notamment par l'utilisation des transports en commun et du covoiturage.
B. Au niveau nantais Depuis les années 1980, les déplacements dans l'agglomération nantaise ont augmenté d'environ 50 %, au bénéfice de la voiture particulière! Or, « la part de marché de la voiture a diminué de deux points entre 1990 et 1997 [...]. Le transport public a lui légèrement augmenté sa part de marché [...]. Dans les secteurs desservis par le tramway, la part des transports publics urbains est supérieure de cinq points à la moyenne de l'agglomération (effet tramway, mais aussi reflet de la sociodémographie du centre de l'agglomération) »2. Tableau 1 Part de marché des modes de déplacements dans l'agglomération
Transports collectifs Voiture particulière Deux-roues Marche à pied
1980 14% 46% 13% 23,8%
1990 14% 59,4% 4,7% 21,9%
nantaise
1997 14,8 % 57,4% 4% 23,8%
Source: POU de l'agglomération nantaise Depuis les années 1980, les déplacements urbains nantais ont beaucoup évolué. En effet, en 1985, le premier réseau de tramway moderne français est mis en place. En 1991, l'agglomération nantaise se dotait d'un plan de déplacements qui apportait une vision globale de la politique de déplacements. Ce plan était donc le précurseur du POU qui a été soumis à l'approbation du Conseil du District dans la séance du 27 octobre 2000. Depuis 2006, l'agglomération
2. Extrait de : « Agglomération nantaise plan de déplacements urbains 2000-2010 : concilier ville mobile et ville durable », AURAN, 2001, p. 15.
261
nantaise a encore une fois diversifié son offre de transports collectifs grâce à des modes originaux et attractifs que sont les navibus et le Busway. Pourtant, l'étalement urbain périphérique, comme dans beaucoup d'autres villes, a eu lieu aussi à Nantes. En effet, amorcée dans les années 1950, la poussée démographique de l'agglomération nantaise a transformé les communes rurales en communes urbaines. On constate que l'espace délimité par l'anneau routier du périphérique nantais est aujourd'hui presque totalement occupé par des zones urbanisées qui regroupent près des trois quarts de la population et plus de deux tiers des emplois de l'agglomération. Cet étalement urbain va dans le sens d'une multimotorisation des ménages plus accentuée dans la périphérie qu'au centre. Cependant, même si le taux de motorisation augmente considérablement, Nantes reste une ville où les transports collectifs urbains (TC) sont beaucoup utilisés. En effet, si l'on compare le nombre de voyages effectués dans les réseaux de transports urbains par rapport aux autres grandes villes des Pays de la Loire, comme Angers, Cholet, La Roche-sur-Yon ou encore Saint-Nazaire, Nantes reste en tête au niveau de l'utilisation des TC. Malgré les efforts entrepris par la région des Pays de la Loire sur les transports, il reste du « travail» afin de trouver des substituts de transports non polluants. Le succès d'une mobilité durable dépend de plusieurs facteurs. Après avoir décrit la situation générale puis nantaise des transports, nous allons proposer les outils économiques pouvant être mis en place afin d'accéder à une mobilité durable. Comparaison
des outils économiques
Aujourd'hui, l'objectif à atteindre est de réduire le trafic automobile et de le détourner du centre-ville afin d'éviter une majorité d'effets externes de l'automobile tels que la pollution, le bruit, ainsi que l'étalement urbain. Si l'on reprend les principes de base de l'économie de l'environnement, il y a plusieurs moyens d'internaliser (de prendre en compte) ces externalités. Ainsi, les taxes, les normes et les marchés des droits à polluer sont autant d'instruments des politiques environnementales qui permettent d'internaliser ces externalités négatives de la pollution. Les instruments économiques cités auparavant sont applicables au système des transports afin de réduire l'utilisation de la voiture engendrant des externalités négatives. Les mesures de taxation ont souvent une incidence sur le comportement des agents: diminution de la consommation en cas de hausse du prix des carburants, changement d'itinéraires de certains usagers en cas de péage, etc. Taxer l'usage du transport routier peut ainsi viser à obtenir une réduction des kilomètres parcourus, un transfert modal, etc. Donc, le premier outil économique pour inciter les individus à diminuer l'utilisation de leur voiture serait le péage urbain. Les travaux sur ce sujet sont abondants. En effet, on peut citer: Dupuit (1849), Pigou (1920), Boiteux (1956), Walters (1961), Vickrey (1963), Amott et alii (1990), qui ont « prôné» les bienfaits de la taxe. Les normes peuvent aussi être appliquées au transport urbain. En effet, le système de permis négociables, 262
qui peut être considéré comme une norme, a vu le jour avec les travaux de Dales (1968) et n'a cessé d'être exploré depuis. Les travaux de Montgomery (1972) sur les permis négociables en économie de l'environnement, mais aussi, Wang M. Q. en 1994, sur les constructeurs d'automobiles et, en 1996, VerhœfE., Nijkamp P., Rietveld P. montrent l'intérêt des permis négociables comme moyen de réguler les extemalités liées aux transports routiers, notamment en limitant le trafic dans les zones urbanisées. L'existence même de plusieurs outils d'intemalisation pose le problème du choix de l'instrument. D'abord du point de vue de l'efficacité, ensuite de la mise en œuvre de l'instrument qui peut être un réel problème. Nous comparons alors la taxe et le système de permis négociables (PEN).
IL Efficacité en situation d'information imparfaite Le choix entre un système de taxation et celui de permis négociables peut être difficile, puisque plusieurs obstacles en découlent. Le premier problème est celui de la situation d'information imparfaite. En effet, les deux outils sont de même efficacité lorsque l'on se trouve en information parfaite. Or, les connaissances des dommages subis par les pollués ainsi que la connaissance des coûts de dépollution sont généralement mal connues du réglementeur et sont difficiles à mesurer ou à monétariser. Baumol (1972) s'est attardé sur ce problème d'asymétrie d'information du réglementeur, mais l'approche, la plus fondamentale, a été développée par Weitzman (1974) qui compare réellement l'efficacité des deux outils que sont la taxe et la norme. Elle est fondée sur l'information imparfaite, le régulateur fait des erreurs s'il n'a pas toutes les informations; l'objectif est donc de mesurer les coûts de ces erreurs selon l'utilisation de la taxe ou de la norme. Ce qui en ressort, le plus simplement possible, c'est que l'efficacité entre les deux instruments que sont les PEN et la taxe vient du ratio: « pente du coût marginal/pente du dommage marginal ». En effet, si la pente de la courbe de dommage marginal est plus forte que celle de la courbe du coût marginal de dépollution, alors il faut adopter l'outil des PEN, sinon, il faut fixer une taxe. Si le ratio est inférieur à l'unité, les PEN sont plus efficaces. Dans le domaine du risque climatique, il est souvent admis que la pente de la courbe de dommage marginal environnemental est inférieure à celle de la courbe du coût marginal de réduction des émissions à court terme. Il est alors préférable d'utiliser une taxe!
A. Problèmes du double dividende Le deuxième problème porte sur l'aspect distributif et la question du double dividende. En effet, la taxe et les permis permettent d'obtenir une modification du comportement des agents conduisant à une amélioration de l'environnement, c'est le premier dividende. Le second provient de l'impact macroéconomique du recyclage des recettes collectées. Si l'on part de ce principe, alors on sait qu'avec la taxe, on aura une recette fiscale, mais qu'au contraire, avec les permis et une allocation gratuite de ceux-ci, il n'y aura pas de ressource fiscale. Or, le débat 263
entre taxe et permis ne peut pas se limiter à ce problème. En effet, si l'allocation des permis n'est pas gratuite (achats à une autorité aux enchères), le résultat des ressources fiscales généré par les permis sera identique à celui de la taxe. Ainsi, le système de taxe et celui de permis permettent le double dividende et posent alors les mêmes problèmes distributifs communs.
B. Incitation à l'innovation L'efficacité d'un outil économique peut se traduire aussi par sa capacité à inciter les pollueurs à innover dans les techniques de dépollution, sur le long terme. En effet, dans le secteur des transports, il paraît important de fabriquer de nouvelles voitures moins polluantes (moteurs hybrides, électriques, etc.) afin de réduire les émissions dues à l'utilisation de la voiture (Albrecht, 2001). Si l'on revient à la question de l'économie de l'innovation en général, les travaux sont majoritairement théoriques: on peut citer notamment Milliman et Prince (1989) et Jaffe et al. (2000). La base des travaux de Milliman et Prince (1989) est de mesurer l'importance de l'incitation à l'innovation par rapport à l'importance des gains pour l'innovateur. Les deux outils de réduction des émissions peuvent être appliqués puisqu'ils incitent tous les deux à l'innovation. De plus, selon Requate (1995), ni les taxes ni les PEN vendus aux enchères ne sont supérieurs pour donner la bonne incitation aux entreprises afin qu'elles adoptent une nouvelle technologie moins polluante.
C. Problèmes de mise en œuvre Un autre problème est celui des coûts engendrés par la mise en œuvre d'une taxe ou du système de permis. En effet, on sait que la mise en place d'une taxe génère principalement des coûts administratifs, alors que le fonctionnement des marchés de permis repose surtout sur les coûts de transactions. Stavins (1995) a travaillé sur les coûts de transaction liés au marché de permis. Il a identifié trois sources de coûts: les coûts liés à l'acquisition d'informations sur les opportunités faites et à la recherche de partenaires pour l'échange; les coûts liés à la négociation et à la prise de décision; les coûts liés au suivi et au respect des règles. Les deux premiers coûts de transaction peuvent à la fois réduire les échanges et accroître les coûts de réduction des émissions. Stavins (1995) montre notamment qu'en présence de ces coûts de transactions, l'allocation initiale des droits a une incidence sur l'équilibre final et sur les coûts totaux de réduction des émissions. « L'allocation initiale des droits pose donc le problème non seulement en termes d'équité, mais aussi d'efficacité» (Bonnafous et al., 2001). En fait, un système de permis, même sans échange, est vraisemblablement moins coûteux que les autres approches telles que la norme, la taxe, mais cela n'est pas systématiquement vérifié. Seule une analyse au cas par cas permet de trancher. Beaucoup de coûts engendrés par la mise en œuvre de la taxe ou du système de permis sont communs, comme le suivi et la déclaration des émissions, la mise au point des procédures d'estimation ou encore les coûts de changements dans le bien-être national. Ensuite, le double dividende dépend de réglages « fins» des 264
mécanismes, c'est-à-dire une allocation initiale gratuite pour le système de permis et des franchises pour la taxe. Ce genre de réglages engendre des coûts administratifs supplémentaires autant pour les permis que pour la taxe. Enfin, a priori, l'avantage pour les permis se trouve dans la minimisation des coûts administratifs. Pourtant, on y trouve les frais de marché, le contrôle de conformité des émissions, le suivi à la trace des permis, la surveillance pour qu'il n'y ait pas de barrières à l'entrée, etc. Mais certains de ces coûts se retrouvent dans la mise en place d'un système de taxation.
D. La solution du système hybride Le choix entre permis et taxe est indéniablement difficile, puisqu'il est soumis d'une part à l'incertitude des coûts de dépollution et d'autre part aux autres problèmes analysés précédemment. Le secteur des transports est contronté à cette situation. En effet, quels sont les vrais coûts de réduction des émissions? Doit-on changer de modes de transport, de conduite, d'itinéraires? Les coûts restent peu connus, c'est pourquoi le choix entre les deux systèmes est délicat et ne peut se faire ex ante. Une solution générale à ce problème de connaissance de coûts a été développée par Baumol et Oates (1988) à partir d'une idée de Roberts et Spence. La conclusion est que la non-connaissance des coûts de réduction des émissions entraîne la mise en place d'un système hybride, c'est-à-dire d'un système de permis négociables et de taxation. Mais il ne faut pas oublier de prendre en compte les différents risques liés à un système hybride, notamment si le marché est ouvert à l'international (compatibilité des instruments). L'exemple d'un système hybride sur les automobilistes est décrit dans l'article de Raux et Marlot (2001).
E. Exemple de mise en place de péages 1. Le péage de Singapour En septembre 1975, Singapour a mis en place un péage pour l'accès au centre des affaires. Ayant une forte activité économique et une forte croissance de la population en plus de couvrir un espace assez restreint, le centre des affaires était congestionné aux heures de pointe. L'objectif en 1975 était de décongestionner en faisant acheter aux automobilistes une vignette pour la journée. En 1998, le péage a évolué puisqu'il est devenu électronique et variable selon les périodes (de congestion ou non) de la journée. Entre 1975 et 1991, la circulation a diminué de 45 % dans la zone délimitée; la vitesse moyenne aux heures de pointe a doublé, passant à 36 km/ho Le trafic a encore diminué de 10 % à 15 % dans le centre des affaires depuis la mise en place du nouveau système. Ce changement de comportement correspond au fait que les automobilistes sont contraints de payer à chaque passage. Ceux qui avaient l'habitude de faire de multiples déplacements, et donc de multiples entrées-sorties dans la zone à péage, ont significativement modifié l'usage de leur automobile. La 265
centralisation de la gestion des politiques de transport à Singapour est l'une des réussites de ce péage. En effet, c'est le même organisme qui coordonne le péage urbain et les transports collectifs. Le but est donc d'inciter les automobilistes à changer leur comportement de déplacements. De ce fait, le péage est très bien accepté par la population, car l'offte des transports collectifs est très attrayante puisque ces derniers sont bon marché, confortables et omniprésents3. L'expérience de Singapour permet de souligner qu'il est possible de se servir d'un instrument de la théorie économique dans le cadre d'une politique publique de grande ampleur et que cette application peut être une réussite tant sur le plan de l'efficacité (réduction significative de la congestion et de la pollution, fort transfert modal vers les transports collectifs) que sur le plan de l'acceptabilité. 2. Le péage de Londres Le péage londonien fonctionne ainsi: tout véhicule entrant dans le centre de Londres entre 7 heures du matin et 18 h 30 doit payer une taxe de 5 livres (8 euros). Le système est fondé sur le prépaiement (comme un abonnement à un titre de transport) par l'usager, puis par le contrôle vidéo de la plaque minéralogique des véhicules entrant dans la zone. Les personnes habitant dans la zone ne paient que 10 % de cette taxe. D'autres véhicules en sont exemptés: notamment les bus, les taxis, les services d'urgence, les véhicules utilisant des carburants alternatifs, les véhicules électriques, les conducteurs handicapés. Le nombre de bus a été accru pour faciliter le transfert modal. Le péage sert à financer les transports en commun. Les résultats sont assez bons: On compte environ entre 65 000 et 70 000 véhicules par jour en moins dans la zone. Transport for London estime que 20 à 30 % de ces véhicules circulent maintenant autour de la zone; que 50 à 60 % des passagers de ces véhicules utilisent les transports publics et que] 5 à 25 % de ces passagers font du covoiturage, utilisent des deux-roues, circulent hors des heures payantes ou ont réduit leur nombre de trajets dans la zone de péage4. Joint à d'autres mesures d'amélioration des transports en commun, ce péage a donc encouragé, par rapport à l'année précédente, 5 millions de personnes à prendre le bus chaque jour de la semaine.
3. PHAN (1993). 4. TfL: Transportfor
London.
266
F. Exemples de mise en place des permis d'émissions négociables 1. Premières
applications
des PEN
Une des premières mises en place des crédits échangeables, au niveau des transports, a été le programme CAFE (Corporate Average Fuel Economy) aux États-Unis. Il a été lancé en 1975 en réponse au premier choc pétrolier. Ce programme concerne les constructeurs automobiles nationaux, mais aussi les importateurs. Il vise une amélioration de l'efficacité énergétique des véhicules de tourisme. L'indicateur qui a été retenu est le nombre de miles5 qu'un véhicule peut faire avec un gallon6 de carburant (MPG). La valeur CAFE de la flotte d'un constructeur est déterminée comme la moyenne des MPG de sa gamme pondérée par les ventes de chaque véhicule et des estimations sur les kilométrages effectués. Ainsi, les constructeurs qui ont une performance moyenne meilleure que la norme peuvent obtenir des crédits qu'ils peuvent mettre en réserve pour compenser des dépassements les années ultérieures (les crédits CAFE ne sont pas échangeables d'un constructeur à l'autre.). Greene (1990) a montré à l'aide d'un modèle de pénalité que l'effet des normes CAFE entre 1978 et 1989 a été bien plus important que celui des prix du pétrole sur le comportement des constructeurs américains quant à l'efficacité énergétique de leur parc.
Un autre programme concernant les constructeurs automobiles7 est celui nommé ZEV (Zero Emission Vehicle) en Californie. Il a été mis en place en 1990 par la CARB (California Air Resources Board) et consiste à faire obligation aux constructeurs de vendre au moins 2 % de véhicules ZEV8 à partir de 1998. Mais en 1996, le CARB a décidé de reculer l'échéance à 2003; en contrepartie la vente de ZEV devait atteindre 10 %. Ce but n'a pas été atteint, car il dépendait non seulement de la capacité des constructeurs, mais aussi de la volonté des acheteurs. En fait, depuis 1998, le programme ZEV s'est transformé en programme LEV (Low Emissions vehicles), c'est-à-dire les ventes de ZEV représentent 4 % et celles des véhicules peu polluants 6 %. Une amende de 5000 dollars US est payée lorsqu'un véhicule ZEV est requis mais non vendu. Ce marché fonctionne entre constructeurs automobiles puisqu'ils peuvent acquérir des crédits soient en vendant des véhicules LEV ou en achetant aux autres constructeurs. Les résultats de ce programme sont difficiles à évaluer. En effet, selon Gruenspecht (2001) les constructeurs vont répercuter les coûts de production des ZEV sur l'ensemble des véhicules, augmentant globalement les prix. Les Californiens risquent alors d'acheter moins de voitures neuves. Le renouvellement du parc sera plus lent, ce qui risque de conduire à une
5. I mile = I 609 mètres. 6. I gallon = 3,7854118 litres 7. Les participants: Daimler Chrysler, Ford, General Motors, Honda, Nissan et Toyota, BMW, Hyundai, Isuzu, Jaguar, Kia, Mazda, Mitsubishi, Rover, Suburu (Fuji), Volkswagen, et Volvo. 8. Un véhicule ZEV est défini comme un véhicule sans aucune émission, (véhicules électriques).
267
augmentation globale des émissions (la hausse d'émissions due au maintien en circulation de véhicules anciens compenserait la baisse des émissions permise par l'utilisation de véhicules électriques). En effet, dans le domaine des ZEV, les prototypes que l'on a proposés n'ont fait que regrouper des techniques déjà connues et plus ou moins chères. Cependant, au niveau des véhicules peu polluants, alors que les Américains expliquaient que seules des automobiles fonctionnant aux carburants spéciaux tels que le GPL pouvaient respecter les normes (Jones, Adler, 1995), les Japonais (en particulier Toyota) ont créé la surprise en commercialisant une voiture hybride. Ensuite, tous les constructeurs ont pris modèle. L'incitation à l'innovation a donc fonctionné. Enfin, on a également les quotas d'importation de véhicules à Singapour. « Singapour est à l'origine de l'application la plus draconienne de contrôle du développement automobile par des instruments économiques, taxes et quotas» (Bonnafous et al., 2001). L'objectif de cette politique concerne davantage la fluidité des transports que la protection de l'environnement. À Singapour, tous les véhicules sont importés, car il n'y a pas de production « nationale ». Les taxes à l'importation des véhicules et les frais d'immatriculation sont tels qu'en 1990, l'achat d'une voiture revenait plus cher qu'un appartement neuf de quatre pièces. En 1990, un système de quotas de certificats d'achats avait été mis en place. Les quotas étaient vendus aux enchères chaque année et étaient non transférables, d'où le développement d'un marché noir.
2. Les écopoints autrichiens La première expérience « décentralisée» d'un système de permis d'émission, appelé écopoints, a été appliquée sur les transports de marchandises. En effet, l'Autriche a mis en place un système qui visait à réduire les émissions d'oxyde d'azote (NOx) dues au transit des camions (poids lourds). Ce programme a débuté en 1992. Il ciblait les poids lourds de plus de 7,5 tonnes immatriculés dans l'Union européenne pour atteindre une réduction de 60 % des émissions de NOx entre 1992 et 2003. Son fonctionnement est le suivant: chaque année, chaque pays de l'Union européenne reçoit un nombre d'écopoints. Les pays doivent distribuer ces écopoints aux transporteurs (les pays tels que l'Allemagne ou l'Italie recevaient plus d'écopoints puisque ce sont les pays frontaliers). Le nombre de points est dégressif, chaque année il diminue. En effet, le nombre total d'écopoints alloués a baissé de 60 % entre 1992 et 2003. Les écopoints qui ne sont pas utilisés ne sont pas vendus sur un marché, ils sont remis dans la distribution de l'année suivante. Le « règlement» limite aussi le nombre total de parcours de transit. Si la totalité dépasse celle de référence (ici 1991) de plus de 8 %, alors le nombre d'écopoints disponibles est diminué de 20 % l'année suivante. Tout poids lourds doit payer un certain nombre d'écopoints à chaque traversée de l'Autriche. Ce nombre d'écopoints dépend évidemment de la distance parcourue et des caractéristiques d'émission de NOx de chaque camion. S'il y a tentative de « fraude », alors une amende de 1 450 euros doit être payée. 268
Entre 1991 et 1998, le système était manuel. Ensuite, à partir de 1998, on avait des points de contrôles qui lisaient automatiquement les « écotags », vignettes collées sur le pare-brise des camions et qui envoyaient les informations collectées à l'ordinateur central qui vérifiait qu'il y avait assez d'écopoints. Ce système a tout de même montré qu'il est possible d'appliquer des quotas d'émissions à des sources mobiles, et les objectifs ont été respectés.
III. La substitution entre la voiture particulière et les transports collectifs Les politiques modales, telles que la création de parking-relais, le stationnement payant ou encore le développement des transports collectifs, ont pour objectif d'entraîner une diminution de l'utilisation de la voiture particulière. Les politiques modales sont complémentaires aux instruments économiques d'internalisation que peuvent être le péage urbain et les PEN. En effet, les autorités peuvent orienter le choix des usagers en agissant sur le coût de déplacement en automobile (en instaurant le péage) et compléter cet outil par une politique attractive des transports collectifs. On peut se référer à l'étude économétrique de Glachant (2005) sur un éventuel péage urbain à Paris. Dans cet article, différents scénarii sont proposés et une des conclusions sur la mise en place du péage est qu'il y a un report modal sur les transports collectifs, dans les zones où les réseaux de transports collectifs sont bien développés. Le péage engendre un transfert modal. Encore faut-il que les modes alternatifs à la voiture correspondent aux attentes des individus. Raux et Marlot (2005) mentionnent que l'adaptation des comportements, si on met en place un outil économique de réduction des émissions, sera plus ou moins facile selon l'offre de proximité des activités et des emplois et l'offre d'alternatives modales à la voiture particulière. Les TC jouent donc un rôle très important lors de la mise en place d'un outil économique de régulation du trafic. Sans ces alternatives modales, l'outil économique est voué à l'échec. L'exemple du péage londonien en est la preuve. En effet, pour faciliter la mise en place et « l'acceptation» de l'outil économique, des mesures complémentaires ont dû être prises. En effet, lors des discussions préalables à la mise en œuvre du péage, l'importance du besoin d'amélioration des transports en commun comme alternative à l'utilisation de la voiture a été exprimée. Transportfor London (TfL) a donc développé le programme Bus Plus comprenant différentes mesures telles que l'amélioration de la capacité de l'offre, notamment la fréquence et la grandeur des bus, la fiabilité du système comme le respect des couloirs réservés aux bus, l'expansion de la couverture du réseau, la prolongation des horaires nocturnes, la propreté, la qualité, la sûreté, etc. Le tableau suivant montre l'évolution des TC à Londres.
269
Tableau 2 Évolution des transports collectifs à Londres Transport
en commun
Passagers en bus en période de pointe entrant dans la zone Vitesse des bus (km/h) Quantité de passagers sortant des stations de métro dans la zone de péage Quantité de bus entrants dans la zone entre 7 heures et 18 heures
Situation initiale (avant le péage: 2002) 76 000
Situation avec péage (automne 2003)
Variation
106 000
38%
11 500 000
12 445 000
7% -11 %
2434
2994
23 %
Source: TfL L'attractivité des TC joue un rôle important dans leur substitution à la voiture; il s'agit donc de développer cet aspect. Si l'on applique un instrument économique tel que le péage ou les PEN, ou encore un système hybride, il paraît indispensable d'avoir une politique complémentaire. En effet, si le coût de la voiture augmente à cause de l'instrument économique, qui est un facteur explicatif de la prise des TC, alors il faut développer les transports collectifs. La substitution se fera plus facilement si les TC sont attractifs. En effet, l'emploi de politiques pénalisant l'utilisation de la voiture semble particulièrement efficace si les réseaux de transports collectifs sont bien développés et attractifs. Le cas de Singapour ne fait plus aucun doute. En effet, on notera à Singapour que le péage urbain mis en place en complément de la politique de taxation à l'achat d'une automobile a des effets impressionnants, d'autant plus que le système de transport collectif est rapide et efficace. La mobilité durable est un facteur clé de la réussite des objectifs de réduction des émissions de GES. La contribution des transports dans le réchauffement climatique est indéniable. C'est pourquoi des solutions doivent être apportées afin d'inciter les individus à réduire leur utilisation de l'automobile. Une première partie de cet article s'est arrêtée sur la place des transports au niveau national et régional. Nous avons pu constater l'importance de l'utilisation de la voiture particulière malgré une croissante volonté de mise en place de transports collectifs, comme pour la ville de Nantes. En effet, Nantes diversifie son offre de transport collectif depuis longtemps, depuis les années 1980 par la mise en place du tramway moderne jusqu'à aujourd'hui, par la présence du navibus ou du Busway. Mais l'individu reste attaché à sa voiture. C'est pourquoi une incitation plus forte doit être apportée. L'économie possède des outils spécifiques incitatifs, tels le péage ou les droits d'émissions. La deuxième partie est consacrée à ces outils et notamment au choix de ceux-ci. En effet, nous comparons les avantages et les inconvénients des systèmes de taxation
270
et de permis d'émissions négociables afin de trouver le meilleur. Rappelons que le péage fonctionne comme une taxe pigouvienne et que les PEN sont un marché de droits à polluer où un objectif de pollution est fixé. La taxe et le marché de permis négociables sont opposés dans le sens où la nature de l'instrument diffère, l'un fonctionnant par les prix et l'autre par les quantités. En effet, la taxe laisse incertain l'effet sur la pollution, mais les coûts payés par les pollueurs sont connus. À l'inverse, pour les permis négociables, on est assuré de la qualité de l'environnement, car l'objectif est fixé, mais le prix se fixant par le marché est donc incertain. Un système hybride est alors préconisé. Nous avons analysé les exemples de péages (Singapour et Londres) et de PEN (CAFE, ZEV et les écopoints autrichiens) qui ont déjà été mis en place. Enfin, une dernière partie expose l'importance d'une politique modale, c'est-à-dire le développement des transports collectifs. En effet, un instrument économique seul est voué à l'échec, la complémentarité d'une politique modale est indispensable. L'exemple de la réussite de Singapour en est la preuve. Pour conclure, nous pouvons penser que Nantes a tout intérêt à continuer son développement des transports collectifs, même s'il est déjà très présent et que la mise en place d'un instrument économique pourrait apparaître comme un outil essentiel et complémentaire à la politique modale menée pour aboutir à une mobilité durable. Bibliographie ALBRECHT,«Tradable CO2 permits for cars and trucks », Journal ofCleaner Production, 9,2001, p. 179-189. ARNOTT, DE PALMA et LINDSEY,« Economics of a bottleneck », Journal of Urban Economics, 27, 1990, p. 111-130. AURAN, «Agglomération nantaise plan de déplacements urbains 2000-2010 : concilier ville mobile et ville durable », 2001. BAUMOL, «On taxation and the control of externalities », American Economic Review, 62(3), 1972, p. 307-22. BAUMOL et OATES, The theory of environmental policy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. BOITEUX, «Sur la gestion des monopoles publics astreints à l'équilibre budgétaire », Econometrica, n° 24, 1956, p. 22-40. BONNAFOUS,(Président), RAux et FRICKER(rapp.), 2001, «L'effet de serre et les transports: les potentialités des permis d'émission négociables» - Rapport au Conseil national des transports, Paris, CNT, avril. CITEPA, Inventaire des émissions de gaz à effet de serre en France au titre de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques, Synthèse CCNUCC/CRF, Soumission du 15 avril 2006. Paris, décembre 2005. DALES (1968a), Pollution, Property and Prices, An Essay in Policy Making and Economics, Toronto, University of Toronto Press. DALES (l968b), «Land, water and ownership », Canadian Journal of Economics, novo voU, p. 797-804. 271
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272
Partie III Le développement durable, moteur du débat public DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET RÉNOVATION DE LA DÉMOCRATIE LOCALE REPRÉSENTATIVE - Développement urbain durable et démocratie locale en matière budgétaire et fInancière Antoinette HASTINGS-MARCl-L4DIER - La « parlementarisation}) des renouveau de la délibération?
assemblées
locales
conduit-elle
à un
Arnauld LECLERC QUELLE LECTURE ET QUELLE RÉSOLUTION DES CONFUTS POUR UN DÉVELOPPEMENT DURABLE? le cas de l'extension - Analyse lexicale d'un conflit d'aménagement: industrialo-portuaire à Donges Est dans l'estuaire de la Loire Claire CHOBLET, Laure DESPRES, PatriceGUILLOTREAU - La science politique et la démocratie participative, point de vue d'un politiste GoulvenBOUDIC
enjeux et débats. Un
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET RÉNOVATION DE LA DÉMOCRATIE LOCALE REPRÉSENTA TIVE
Développement urbain durable et démocratie locale en matière budgétaire et financière Antoinette
HAsTINGs-MARCHADIER'
La plupart des actions publiques favorables au développement urbain durable (DUO) ont une incidence financière: que ces actions soient menées sur les formes urbaines (renouvellement urbain, acquisitions foncières), sur les fonctionnalités urbaines (mise en adéquation des équipements et des services offerts par la ville avec les besoins de la population), sur la cohésion urbaine (actions en faveur des quartiers et de la démocratie participative) ou sur l'environnement urbain (espaces verts, lutte contre les pollutions, préservation et valorisation du patrimoine urbain, écoresponsabilité diffusée au sein des administrations ou de la population), toutes requièrent des moyens financiers, soit pour l'exercice de compétences propres aux collectivités, soit pour sensibiliser les acteurs de la ville ou intervenir auprès d'eux. L'effort financier de structuration urbaine supporté principalement par les communes et les EPCI est évidemment un enjeu essentiel. La capacité d'investissement de ces collectivités doit impérativement être préservée et bien répartie sur l'ensemble du territoire national pour garantir de façon pérenne une adéquation du développement urbain et des évolutions démographiques. Il a déjà été dit que l'échelon intercommunal apparaissait comme le plus pertinent pour la maîtrise et la régulation du territoire
urbain l, bien qu'il souffre d'un déficit démocratique structurel et d'une forte disparité institutionnelle et géographique. Pour autant, la rationalisation de l'action publique locale qui apparaît aujourd'hui comme un impératif nationaF doit être tempérée à l'égard des politiques sectorielles et des interventions financières contribuant spécifiquement à la promotion du DUO. Dans les faits, comme en beaucoup d'autres domaines, le maillage financier public est
.
DCS-CERP3E
1. Voir M. SAUVEZ, La ville et l'enjeu du « développement durable », Rapport au ministre de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement, La Documentation fi-ançaise, 2001. 2. Voir les rapports de P. RICHARD, Solidarités et performances, décembre 2006 et de A. LAMBERT,Les relations entre l'État et les collectivités territoriales, décembre 2007.
entremêlé et indiscipliné. Chaque échelon territorial, du niveau régional au niveau communal, est susceptible d'apporter sa contribution, dans un ordre dispersé, ce qui altère la cohérence territoriale de l'ensemble mais témoigne du volontarisme innovant des élus locaux. L'effervescence actuelle en faveur de l'aménagement durable, de la construction durable, du logement durable, etc., caractérise une dynamique propice à la diffusion de la culture du DUO. Tant que celle-ci n'aura pas fini de produire ses effets, l'initiative locale devra continuer à être encouragée et ne saurait être freinée avant l'observation de résultats probants. C'est dans ce cadre que la réflexion sur la démocratie locale en matière budgétaire doit s'inscrire. L'adoption du budget apparaît en effet comme un moment important de la vie politique locale: moment de révélation ou de cristallisation des éventuelles divergences politiques; moment de concertation et de détermination de l'organisation de la vie administrative et de l'orientation des politiques publiques. Parfois, s'agissant du développement urbain, le débat politique sur la hiérarchisation des priorités a déjà eu lieu en amont, au détour notamment d'actes de planification urbaine. Lorsque ceux-ci comportent un volet de programmation financière3, les décisions budgétaires n'en sont alors que les instruments de concrétisation. Souvent cependant le débat budgétaire peut encore laisser une large place aux arbitrages politiques en la matière. Mais ils ne s'imposent pas pour autant et lorsqu'ils ont lieu, les choix exprimés transparaissent difficilement à la seule lecture des documents budgétaires. En cela le mode de formalisation des budgets territoriaux n'incite pas à l'expression de politiques de développement urbain. Néanmoins, les élus locaux sont souvent confrontés aux enjeux financiers de ce développement. La richesse du débat budgétaire compense alors les lacunes de la présentation formelle du budget.
I. Une formalisation budgétaire aléatoire des politiques de développement urbain durable La présentation budgétaire imposée aux collectivités n'a pas vocation à refléter les arbitrages politiques locaux. Aussi, pour compenser la technicité financière et éveiller l'intérêt des élus, de nombreuses collectivités développent des pratiques budgétaires supplétives, en se dotant notamment de supports d'information plus expressifs que le projet de budget requis par la loi.
A. Un cadre budgétaire légal peu adapté Le budget doit répondre à une double fonctionnalité: garantir le débat démocratique sur la base d'une information complète et transparente à disposition des élus; garantir la fonctionnalité de l'autorisation budgétaire pour son suivi et son exécution par les services de la collectivité et les administrations de l'État. La dimension technique ne peut donc être totalement écartée au profit d'une simplification qui favoriserait la lisibilité par les membres des conseils,
3. La mise en œuvre d'un plan d'action foncière par exemple.
276
souvent néophytes en matière financière, mais qui complexifierait la gestion financière locale au risque de desservir la qualité de la gestion publique. Le droit budgétaire et comptable cherche donc à préserver un équilibre entre les préoccupations d'effectivité du contrôle démocratique et celles d'efficacité du support budgétaire pour orchestrer ou accompagner les actions publiques locales. Toutes les collectivités ont l'obligation de respecter des règles de présentation fixées dans des nomenclatures: posées par la loi et précisées par décrets et arrêtés, ce sont des instructions budgétaires et comptables propres à chaque échelon administratif' et qui privilégient l'uniformité notamment pour faciliter la comparaison. Sous forme de tableaux financiers, toutes les opérations financières sont classifiées et réparties entre les sections de fonctionnement et d'investissement, distinction structurelle dans les budgets locaux. Deux nomenclatures coexistent, celle par nature et celle par fonction, dont la contribution formelle à l'affichage d'actions favorables au DUD varie sensiblement, sans être totalement satisfaisante.
1. Une présentation «par nature» à dominante économique Toutes les collectivités sont amenées à répartir leurs crédits selon cette nomenclature qui qualifie et organise les recettes et les dépenses selon leur nature économique dans une logique de rapprochement avec le plan comptable général des entreprises. Cette organisation essentiellement technique du budget permet de réaliser des analyses financières et de mesurer l'effort global d'équipement de chaque collectivité, mais elle n'apporte pas systématiquement d'information sur la finalité des dépenses. Le coût annuel des acquisitions de terrains (pour réserve foncière ou opération d'aménagement), des plantations d'arbres et des dépenses de construction apparaît distinctement mais sans localisation géographique possible, ni indication sur le genre d'inITastructure publique concernée. Dans le cadre de cette nomenclature les collectivités de toutes tailles disposent néanmoins de la faculté d'introduire dans leurs budgets des chapitres «opération» qui réunissent tous les crédits nécessaires à la réalisation d'une même opération d'aménagement. Il peut s'agir d'opérations spécifiques, comme la construction d'une école ou la réhabilitation d'un complexe sportif, ou d'opérations plus globalisées, comme la rénovation de la voirie municipale. Certaines collectivités recourent à ce procédé pour quelques opérations, d'autres déclinent toute la section d'investissement sous ce mode. L'effort financier consacré à la rénovation urbaine (voirie, rénovation des équipements ou des bâtiments existants) ou au développement urbain (réalisation d'infrastructures nouvelles) peut alors faire l'objet d'un débat appuyé sur ce support budgétaire. Cela peut contribuer à l'identification d'actions favorables au DU mais ne saurait suffire à la définition d'une politique budgétaire de DU.
4. Instructions M14 pour les communes et les EPCI, M52 pour les départements régions.
277
et M71 pour les
2. Une présentation « par fonction» politiquement neutre Toutes les collectivités et les EPCI de plus de 3 500 habitants ont l'obligation de répartir parallèlement leurs crédits selon une nomenclature fonctionnelles, mais seules les collectivités de plus de 10 000 habitants peuvent voter leur budget par fonction6. Cette présentation renseigne davantage les élus sur la destination administrative et politique des dépenses locales. La liste des fonctions est cependant impérative et uniforme, ce qui peut soulever des difficultés de mise en corrélation avec les priorités politiques de chaque exécutif local et limite de fait l'intérêt de l'exercice, surtout pour les collectivités qui continuent à voter leur budget par nature. En outre, celles qui recourent à des instruments politiques de planification pluriannuelle de l'action locale doivent procéder à un exercice supplémentaire de correspondance entre ces documents et la présentation budgétaire annuelle 7. Enfin, certains exécutifs locaux préfèrent élaborer des documents budgétaires qui reflètent davantage et sous d'autres intitulés les priorités qu'ils souhaitent afficher pour leur politique8. Le débat budgétaire se déroule alors sur la base des documents non réglementés. Par conséquent, l'utilité de cette nomenclature apparaît surtout pour les membres des assemblées délibérantes de collectivités dans lesquelles l'exécutif ne prend pas l'initiative d'apporter un éclairage sur la composition du budget sous forme littéraire et plus intelligible. Le lien établi entre les fonctions et le DUD est plus ou moins étroit. Pour les communes et les EPCI la liste des fonctions est la suivante. . Fonction 0 - Services généraux des administrations publiques locales Fonction I - Sécurité et salubrité publiques Fonction 2 - Enseignement et formation . Fonction 3 - Culture
.. ... .
Fonction 4 - Sport et jeunesse Fonction 5 - Interventions sociales et santé Fonction 6 - Famille Fonction 7 - Logement
5. Cette obligation a été généralisée à toutes ces communes dans le cadre de la mise en place de l'instruction Ml4 applicable depuis 1997 aux communes et à leurs EPCI. Ceci n'est pas remis en cause par la réforme de la M14 introduite par l'ordonnance n° 2005-1027 du 26 août 2005. Des dispositions équivalentes figurent dans la M52 pour les départements et dans la M71 actuellement mise en œuvre à titre expérimental pour les régions. 6. Le choix du vote par fonction ou par nature relève alors de l'assemblée délibérante. Il emporte surtout des conséquences sur les modalités d'exécution du budget. 7. Voir par exemple le « Projet Global de Développement» adopté depuis plusieurs mandats par la ville de Saint-Nazaire. Le dernier en date, du mois de décembre 2001, présente les projets locaux autour de quatre axes « Développement économique / Développement urbain / Éducationformation / Développement au bénéfice de la solidarité» qui ne se recoupent pas avec les fonctions prévues par la M14. La programmation financière attenante requiert donc un exercice de transposition qui n'apporte rien à la lisibilité de l'action locale, cet effort étant entrepris indépendamment du support budgétaire. Une analyse similaire pourrait être faite à propos du Manifeste régional des Pays de la Loire 2005-2015 adopté le 9 décembre 2005. 8. Voir infra.
278
..
Fonction 8 - Aménagements et services urbains; Environnement Fonction 9 - Action économique Tout dépend alors de la conception adoptée pour la notion de DUD. Dans une conception certainement trop restrictive, l'attention ne serait portée que sur les crédits d'investissement rattachés à la fonction 8 qui détaille trois sous-fonctions:« Services urbains/Aménagement urbainlEnvironnement »9. La sous-fonction Aménagement urbain recouvre également cinq catégories de dépenses. Services communs . Équipements de voirie
. ..
Voirie communale
et routes
Espaces verts urbains . Autres opérations d'aménagement urbain. Toutes ces dépenses relèvent assurément du développement urbain, mais répondent-elles systématiquement à une démarche de DUD? Le degré d'information budgétaire ne permet pas de le savoir. Plusieurs obstacles apparaissent à cette lecture: il est impossible de discerner les opérations de rénovation urbaine des dépenses contribuant à une extension disproportionnée du périmètre urbain; il est impossible d'identifier les efforts d'intégration de normes HQE dans la construction des équipements publics ou de suppression des produits phytosanitaires dans l'entretien des espaces publics; il est impossible de mesurer l'importance des modes de déplacement doux dans l'aménagement de la voirie, etc. En outre, d'autres fonctions peuvent comporter des actions favorables au DUD. Les charges d'équipement et de fonctionnement liées à l'écoresponsabilité peuvent être dispersées dans la plupart des fonctions consacrées aux équipements publics qu'ils soient administratifs, scolaires, culturels, sportifs ou d'accueil des jeunes enfants. De même les actions de communication ou de sensibilisation de la population et des entreprises au DUD peuvent être éparpillées dans le budget. Par conséquent, tout ce qui relève de la fonction 8 ne contribue pas nécessairement au DUD et nombreuses sont les autres fonctions qui peuvent comporter des crédits favorisant un DUD. A fortiori si l'on adopte une conception plus large de cette notion qui étend l'analyse aux dépenses d'intervention sociale, économique ou culturelle. En ce cas, la plupart des fonctions budgétaires peuvent comporter des crédits participant au DUD. Par conséquent, sous une forme ou sous une autre, le cadre budgétaire légal n'est pas suffisamment adapté à l'expression des priorités politiques locales et à la stimulation du débat démocratique. Aussi de nombreuses collectivités se dotent de supports libres de communication budgétaire.
9. On retrouve dans les budgets départementaux une fonction 7 « Aménagement et environnement» subdivisée en trois sous-fonctions dont « Aménagement et développement urbain ». La fonction 5 « Aménagement des territoires» des budgets régionaux comporte également une sous-fonction « Politique de la ville» et une autre « Agglomérations et villes moyennes ». Le logement ou l'habitat sont aussi individualisés dans ces présentations budgétaires.
279
B. Des pratiques budgétaires supplétives La procédure d'information des membres des assemblées à laquelle les exécutifs locaux sont astreints est principalement encadrée par deux exigences. L'organisation préalable d'un débat d'orientation budgétaire (obligatoire dans toutes les collectivités de plus de 3 500 habitants) renseigne l'ensemble des conseillers sur les priorités budgétaires envisagées par l'exécutif autant qu'il instruit l'exécutif sur les risques de rejet ultérieur de son projet de budget. Quant à l'obligation de produire à l'intention des conseillers municipaux une note explicative de synthèse avant la séance de délibération budgétaire, le juge administratif vérifie seulement que la teneur de cette note ne soit pas trop indigente. Par conséquent, même s'ils sont informés en amont et sur une base explicative, les membres des Conseils ne disposent pas toujours d'une capacité d'expertise leur permettant d'appréhender la portée du budget dans son approche la plus technique. Aussi l'intelligibilité du projet de budget et l'attractivité du débat budgétaire feraient souvent défaut si des efforts complémentaires de communication n'étaient pas entrepris. Ce sont donc les exécutifs locaux eux-mêmes qui prennent l'initiative d'éclairer le débat en soumettant aux assemblées des supports plus appropriés pour la discussion. Ils choisissent alors de faire ressortir ou non leurs efforts pour un DUD, soit dans une logique pluriannuelle, soit au détour des prévisions annuelles. 1. La planification
pluriannuelle
des projets d'investissement
Jamais le droit budgétaire local n'impose la formalisation d'une projection financière à moyen ou long terme des politiques publiques. Pour autant les collectivités recourent souvent à la planification pluriannuelle des investissements (PPI). Il s'agit d'un document prévisionnel résultant de la pratique administrative et financière de certaines collectivités qui associent par ce biais les élus et les responsables administratifs à la définition des priorités d'investissement en tenant compte des objectifs politiques et des besoins recensés par les services. Des illustrations concrètes, comme celle de la ville de
Nevers JO, souligne l'intérêt d'une démarche!1 qui ne concerne que les projets supérieurs à 150 000 euros II et intègre plusieurs critères de hiérarchisation: caractère obligatoire de la dépense, projet déjà engagé, opération « phare» du programme de mandat, intérêt communautaire de l'équipement, etc. Cette programmation établie sur quatre ans fait l'objet de réajustements annuels et de 10. L. PASCO, « Méthodologie de mise en œuvre d'une planification pluriannuelle des investissements (PPI) », Fiches pratiques financières de La Lettre du cadre territorial, na 60, juinjuillet 2004, 83IF. 11. Voir infra 11. Les opérations d'un montant inférieur sont directement intégrées dans la programmation annuelle soit dans le cadre du budget primitif, soit dans les décisions modificatives intervenant en cours d'année.
280
tableaux de bord qui guident le suivi individuel de chacune des opérations retenues. L'ouverture des crédits corrélatifs dans les budgets annuels successifs accompagne nécessairement sa mise en œuvre. La PPI du Grand Lyon pour 2002-2007 était aussi intéressante à observer au regard de la classification des dépenses, établissant un lien étroit avec les champs du DUD: déplacements urbains, urbanismes et espaces publics, développement économique et emplois, assainissement, investissement foncier, eau, maintenance et renouvellement, habitat et politique de la ville, grands équipements d'agglomération et écologie urbaine. À noter aussi en marge de ce PPI l'évocation des opérations menées en faveur du Développement urbain social avec la création de ZAC, l'identification de quartiers prioritaires à la politique de la ville, et les programmes de logements neufs y compris sociaux. On retrouve des similitudes dans les priorités affichées pour la même période par la « programmation pluriannuelle de l'action communautaire de Nantes Métropole»: les projets métropolitains, le logement social et la politique foncière, le cadre de vie et l'environnement, la politique de déplacements et la voirie communautaire. Cependant à la différence du Grand Lyon il ne s'agissait pas d'une PPI à proprement parler mais d'un outil de planification sectorielle comportant un volet financier. Quelle que soit la tonalité dominante, financière ou politique, de ces démarches de planification transversale et globalisante, elles ont en commun de déporter en amont de la discussion budgétaire annuelle le débat politique et financier sur la hiérarchisation des priorités. Elles n'altèrent en rien le fonctionnement de la démocratie représentative locale mais la confidentialité qui entoure parfois ces documents atténue l'accès à l'information de la population sur le cœur des stratégies locales.
2. L'affichage budgétaire du développement urbain durable De plus en plus de collectivités, surtout parmi celles de plus de 10000 habitants, développent une présentation de leur budget en mode LOLF, sur le modèle de la loi de finances de l'État. L'intégration de la démarche de performance, totalement facultative pour les collectivités locales, peut se traduire par la déclinaison, plus ou moins aboutie, des crédits budgétaires en missions, programmes et actions, assortis ou non d'indicateurs de performance. Les motivations sont diverses: meilleure efficacité de la gestion, amélioration de la démarche stratégique ou développement des outils d'évaluation des politiques publiques. Facteur de complexification de l'exercice d'élaboration budgétaire, cela clarifie sensiblement les objectifs budgétaires et contribue certainement à la dynamisation du débat. Depuis 2004 la ville de Lyon élabore ainsi son budget en développant sa présentation par fonctions avec des programmes et des opérations. Cela permet par exemple d'observer les actions menées par le service municipal de l'Écologie urbaine. Plusieurs fonctions sont concernées: la sécurité et la salubrité publique, pour des actions d'hygiène et de lutte contre l'insalubrité, notamment des 281
logements indignes; l'intervention sociale et la santé, pour un programme d'actions de surveillance et d'information de la population; l'aménagement, les services urbains et l'environnement, pour un programme de qualité de l'environnement regroupent cinq actions portant sur la qualité de l'air, de l'eau et de l'alimentation, sur la lutte contre le bruit et sur le suivi d'implantation de la téléphonie mobile. Évidemment le thème de l'écologie urbaine n'épuise pas le volet environnemental du DUD que l'on retrouve par exemple dans les actions menées par le service Éclairage public au titre du programme « réintroduire la nature en ville» ; par le service Déplacements urbains sur l'action «Bougez autrement» ; ou par le service Espaces verts sur un programme de gestion du DD dans la production des déchets verts. Le lien peut ainsi être établi concrètement entre la présentation par fonction, les affectations budgétaires de crédits aux différents services municipaux et les actions annoncées par la ville dans son plan de mandat autour de six thèmes: une ville «éducative », «à vivre », «solidaire »,
en «mouvement», «citoyenne»
et «durable» 12. Cette approche budgétaire
apporte donc une réelle contribution à l'éclairage des citoyens et des élus sur les priorités politiques et sur le coût des actions sous-tendues. Parfois aussi la présentation budgétaire associe à la formalisation des objectifs des indicateurs de résultats. C'est le cas par exemple du budget de la région Bretagne qui affiche notamment une mission «Pour une exemplarité environnementale et un tourisme renouvelé» où s'intègre un programme «Valoriser les paysages et promouvoir l'écologie urbaine ». Cette action de promotion repose sur un dispositif de subventions dit Eco-F AUR (pour ÉcologieFonds d'aménagement urbain régional) pour des «projets d'équipement et d'aménagement urbain communaux et intercommunaux privilégiant plans de déplacements, maîtrise de l'énergie, économie d'eau, HQE dans les équipements publics et l'habitat, liaisons espaces urbanisés - espaces naturels ». Le nombre de projets ayant atteint plus de 50 % des cibles de l'Eco-F AUR sert d'indicateurs de performance avec pour ambition 80 projets par an. La richesse de ces informations facultatives et connexes aux documents légaux représente incontestablement un atout pour la stimulation du débat budgétaire en général et pour l'expression des choix politiques en matière de développement urbain en particulier. Ces différents exemples soulignent aussi combien les exécutifs locaux sont soucieux d'intégrer dans leurs instruments budgétaires une démarche de communication politique à l'attention des assemblées et des citoyens. Quoi qu'il en soit, indépendamment de son mode de structuration, l'adoption du budget est aussi une occasion de confronter les élus aux enjeux financiers du DUD.
12. La ville « durable» recouvre trois thèmes: « vers l'équilibre des modes de déplacement urbain», « le retour en ville de la nature» et « mieux préserver l'environnement».
282
II. Une confrontation des élus aux enjeux financiers du développement urbain durable Si l'instrument budgétaire tel qu'il est dessiné par le législateur ne conduit pas impérativement à l'expression d'une politique locale de DUO, il doit en revanche servir à mettre en adéquation les éléments constitutifs de cette politique avec les moyens de leur réalisation. Cependant, il ne saurait être question d'aborder cette problématique uniquement à court terme, ce qui serait antinomique avec la notion même de développement durable. Aussi les enjeux financiers du DUO peuvent-ils être résumés de la façon suivante: ils consistent à assortir de moyens financiers adéquats les actions locales considérées aujourd'hui comme favorables à ce développement, sans porter atteinte à la capacité des collectivités de mener durablement ces actions et de les réajuster aux besoins nouveaux qui seront exprimés par les générations futures. La conciliation du court et du long terme est indispensable à cette approche financière.
A. Le financement immédiat des actions de DUD Pour mesurer l'aptitude d'une collectivité à assumer une politique de DUO, il faudrait idéalement une analyse prévisionnelle de tous les coûts nouveaux ainsi qu'une gestion pluriannuelle de leur répercussion budgétaire.
1. Un préalable financières
de «bonne
gestion» : l'estimation
des incidences
Toutes les dimensions du DUO n'ont pas le même enjeu financier: différences de coût, inégalités face à la mobilisation de recettes spécifiques pour les dépenses nouvelles, efforts financiers ponctuels ou inscrits dans la durée, etc. Toutes les actions nouvelles ne s'inscrivent pas non plus dans le même contexte financier local et n'imposent pas de ce fait les mêmes arbitrages. Une forte capacité d'autofinancement pourra être mise à profit de nouvelles actions sans modification à court terme des politiques de financement budgétaire (arbitrage impôt/emprunt essentiellement). Tandis que, dans un contexte plus contraint, une innovation pourra être conditionnée par la réalisation préalable d'une étude d'impact tendant à vérifier que l'élévation corrélative de la pression fiscale ne présenterait pas un inconvénient excessif par rapport aux avantages de la mesure envisagée. Citons par exemple le cas d'un maire qui attendrait, pour décider de l'opportunité d'un dispositif de subventions en faveur des constructeurs privilégiant les énergies renouvelables, de connaître la répercussion de cette action sur les taux de fiscalité directe. Si la situation financière de cette collectivité est bonne, ce n'est pas sa capacité financière qui soulève difficulté mais bien le bilan coût-avantage de la mesure au regard des enjeux de la démocratie locale.
283
D'une façon générale, à l'heure où se diffusent sur le territoire national les Agendas 21, la question se pose de savoir si leurs préconisations font l'objet d'une estimation préalable et d'une mise en balance entre les objectifs environnementaux et leurs incidences financières. Il faudrait mener une étude représentative sur cette question pour prétendre y répondre. Plusieurs responsables budgétaires de collectivités ont témoigné ne pas avoir été sollicités pour l'analyse prévisionnelle de ces coûts. La détermination politique attachée à la démarche environnementale peut expliquer ce cloisonnement. Quoi qu'il en en soit, les incertitudes financières varient fortement en fonction de la nature des actions et de leur caractère novateur. Citons l'exemple des actions qui relèvent d'une démarche d'écoresponsabilité
dans l'Agenda 21 de la ville de Rezé en Loire-Atlantique 13
. Promotion
. . . . .
de l'achat équitable: augmentation d'au moins 15 % des achats de la mairie pour ses réceptions. Intégration de la norme HQE dans les projets de construction et de rénovation publics et privés: surcoût des normes HQE estimé entre + 10 et + 20 % du coût de la construction Recours à du bois certifié ou labellisé pour les constructions publiques: surcoût assuré Adaptation de l'usage des produits phytosanitaires: augmentation du temps de travail du personnel municipal Recyclage du matériel informatique sur la base d'une convention avec une entreprise d'insertion: interrogation sur le rendement Économies d'énergie dans les bâtiments communaux: objectif de -10 % de consommation et -40 T/an de CO2, avec un plan énergétique sur 3 ans.
Seule une comptabilité analytique de ces mesures permettra de connaître précisément leur incidence financière. En attendant, les enveloppes budgétaires accordées aux services municipaux gestionnaires de ces Agendas ou du DD peuvent apporter un premier éclairage. L'exercice est plus facile à réaliser s'agissant des dépenses relatives à la structuration de la ville (voirie, équipements, réseaux de transports, etc.). Cependant la proposition formulée par P. Richard en 200614 consistant à « assortir tout projet d'investissement d'une certaine importance d'une expertise économique portant notamment sur les coûts et recettes de fonctionnement et sur la fréquentation prévisionnelle de cet équipement» prouve que des progrès sont encore possibles en la matière. La gestion pluriannuelle des dépenses y contribue également.
13. Les indications qui suivent n'ont pas de prétention scientifique. 14. Ibidem.
284
2. La gestion pluriannuelle des dépenses Théoriquement contraints par le principe d'annualité, les budgets locaux ont par nature une portée temporelle limitée. Le droit budgétaire permet cependant d'organiser la gestion pluriannuelle de certaines dépenses, en recourant à la technique des autorisations de programme et des crédits de paiement (AP/CP). Cela conduit d'une part à formaliser ab initio le montant global des opérations d'équipement pluriannuelles, d'autre part à prévoir les tranches annuelles de crédits de paiements qui seront nécessaires à leur concrétisation. L'usage des AP/CP peut intervenir soit en complément des démarches de planification urbaine ou financière, soit de façon autonome. Élargi à certaines dépenses de fonctionnementls, sous la forme d'autorisations d'engagement (AE/CP)16, ce procédé est désormais ouvert à toutes les collectivités. L'exécutif local peut ainsi engager juridiquement et comptablement sa collectivité dès le lancement d'un projet à hauteur de l'ensemble des dépenses envisagées. L'adoption des AP ou des AE relève de délibérations spécifiques qui interviennent au moment du débat d'orientation budgétaire ou ultérieurement lors de l'adoption du budget primitif ou de décisions modificatives. Certains budgets locaux, tel que celui de Nantes Métropole, font un usage très développé de la technique des AP/CP offrant à leurs lecteurs de nombreuses informations par politique publique. Ainsi pouvait-on lire distinctement en annexe du budget primitif de cet EPCI pour 2006 le détail de toutes les AP, avec une projection sur quatre années. Par exemple, l'AP « Urbanisme et politique foncière» comportait douze lignes budgétaires en dépenses, dont cinq étaient en 2006 dotées d'une prévision budgétaire effective: les études de PLU, les réserves foncières d'agglomération, les opérations de démolition, la démolition du « tripode » à Nantes et les participations pour non-réalisation d'aires de stationnement. Seules les deux dernières comportaient parallèlement des estimations de recettes. Les efforts financiers consacrés à la constitution de réserves foncières sont évidemment essentiels aux problématiques de DUD. Ces techniques budgétaires facultatives présentent l'intérêt d'améliorer la prévision financière pluriannuelle. Il ne s'agit pas pour autant d'une méthode de prospective budgétaire, d'autant qu'elles sont liées à des projets précis et que leur projection dans le temps n'est fiable qu'à l'échéance d'un mandat électoral. Le recours aux autorisations de programme a par conséquent davantage vocation à faciliter la réalisation d'opérations d'envergure qu'à garantir la pertinence et la continuité d'une démarche structurante pour le DUD. Ces compléments d'information budgétaire sont utiles au débat démocratique local, en tant qu'ils IS. Les communes peuvent y recourir depuis le 1erjanvier 2006 en application de la réforme de la MI4 introduite par l'ord. précitée du 26 août 2005. 16. Selon l'article L. 2311-3 du CGCT, les AE/CP concernent les dépenses résultant de conventions, de délibérations ou de décisions au titre desquelles la commune s'engage, au-delà d'un exercice budgétaire, à verser une subvention, une participation ou une rémunération à un tiers : cela permet notamment de planifier sur plusieurs années les subventions accordées à d'autres organismes ou collectivités publics, dans le secteur du logement social particulièrement. 285
participent à l'éclairage des élus. Ils n'imposent cependant pas en tant que tel de réflexion sur la pérennisation du financement urbain.
B. La pérennisation du financement du développement urbain L'aptitude d'une collectivité à répondre aux besoins renouvelés et futurs de sa population requiert d'une façon générale la préservation de sa capacité financière et en particulier des efforts d'anticipation des dépenses et d'optimisation des recettes spécifiques au développement urbain. 1. La préservation
de la capacité financière
de la collectivité
La capacité d'autofinancement des projets d'équipement, de même que l'absence de surendettement de la collectivité constituent des éléments précieux d'une analyse financière orientée vers le futur. Le consultant M. Klopfer'7 insiste à ce propos sur le contrôle de la capacité de désendettement de chaque collectivité pour vérifier si des marges de manœuvre budgétaires sont effectivement laissées aux générations futures. Or, cet indicateur financier ne figure pas dans la liste des ratios budgétaires que les collectivités doivent obligatoirement produire à l'appui de leur budget's. N'étant pas proposé au contrôle des assemblées délibérantes, il risque d'être éludé du débat budgétaire. Il peut cependant être calculé en comparant l'autofinancement prévisionnel (mentionné dans le budget) et l'encours de la dette (mentionné dans les annexes du budget) : si l'autofinancement brut d'une collectivité lui permet de rembourser son stock d'endettement en moins de 8 à Il ans, elle ne fait pas porter sur les générations futures le poids de ses dépenses d'aujourd'hui. Cet indicateur n'est pas totalement indifférent au DUD et mérite un examen tout particulier au niveau intercommunal. En effet, selon M. Klopfer « même si les départements et les régions souffrent aussi de la conjoncture financière, les plus gros risques de surendettement à l 'horizon de la fin de la décennie sont à l'échelle intercommunale ». Une gestion prudente des collectivités conduit à contrôler continuellement ces ratios. Au plan communal, au regard des chiffres nationaux'9, ils ne soulèvent pas d'inquiétudes à l'heure actuelle, même si la tendance récente invite à la vigilance en raison d'une reprise de l'endettement et d'une diminution de l'autofinancement au bénéfice d'un niveau soutenu d'investissement. La difficulté est de maintenir dans chaque collectivité un équilibre financier entre les exigences de discipline budgétaire et la poursuite d'un effort d'équipement qui préserve a minima la qualité des infrastructures urbaines existantes. La 17. M. KLOPFER,« Les Collectivités locales ont-elles encore des marges de manœuvre financières ? », Revue du Trésor, oct. 2006, p. 701 18. Art. L. 2313-1 et R. 2313-3 CGCT pour les communes: plusieurs ratios concernent la dette (ex: encours de la dette /population) mais aucun n'impose la projection de ses effets dans le temps. 19. Voir le rapport de l'Observatoire des Finances Locales, Lesfinances des collectivités locales en 2007 - État des lieux, rapp. J. BOURDIN, juillet 2007. 286
responsabilisation des élus est déterminante en ce domaine surtout dans un contexte où les dernières réformes comptables ont supprimé des obligations de constituer des provisions budgétaires et accru de ce fait les risques financiers pour les collectivités qui ne seraient pas attentives à la qualité de leur gestion prudentielle. Face aux particularismes du développement urbain durable, les élus locaux doivent aussi veiller à ce que les gestionnaires territoriaux établissent une projection à long terme des dépenses utiles à la protection de l'environnement urbain. 2. L'anticipation
des dépenses renouvelables
et futures
Le principe de prudence qui gouverne le droit budgétaire et comptable impose aux collectivités de prévoir l'amortissement de certains biens et l'entretien de leurs équipements publics. L'obligation d'amortissement s'est imposée aux communes de plus de 3 500 habitants à partir de 1997. Ce pourrait être une contribution majeure à la pérennisation du développement urbain si tous les investissements structurants financés par une collectivité étaient concernés par cette obligation d'amortissement. Or la portée du dispositif est relative concernant surtout l'ensemble des équipements mobiliers nécessaires au fonctionnement administratif et excluant à l'inverse les bâtiments administratifs, la voirie et les réseaux. Seuls les immeubles productifs de revenus sont donc assujettis à cette contrainte, pour laquelle la collectivité dispose d'un pouvoir de détermination de la durée d'amortissement. Cela n'empêche pas les élus locaux de prévoir des amortissements facultatifs pour les autres infrastructures et cela ne les dispense surtout pas d'assumer les dépenses d'entretien qui, comme les dotations aux amortissements, intègrent la catégorie des dépenses obligatoires. En effet, l'article L. 2321-2 du CGCT impose aux communes la réalisation des dépenses d'entretien de l'hôtel de ville, des voies communales, des cimetières ainsi que les dépenses rendues nécessaires par l'exercice de leur compétence en matière d'éducation nationale. Certains spécialistes considèrent que « pour la voirie et les réseaux, l'obligation d'entretien continu pesant sur les communes enlève tout intérêt à l'amortissement (le bien sera toujours en état, donc il est inutile de le remplacer) »20.Il est donc pertinent de faire une lecture complémentaire de ces deux dispositifs qui assurent conjointement la pérennisation des équipements publics existants. Mais paradoxalement la portée de ces mécanismes pourrait réduire la liberté laissée aux futurs élus locaux dans le choix d'infrastructures publiques inédites. La priorité qui doit être donnée au renouvellement des investissements antérieurs, pour cause de vétusté ou d'absence de respect des normes techniques ou de sécurité, se fait souvent au détriment du développement. Seule l'hypothèse d'augmentation de la capacité d'investissement des collectivités évite les 20. E. DOUAT, A. GUENGANT, Leçons
de finances
locales,
287
Economica,
2002, p. 46 s.
arbitrages. L'obligation de reconduction en continu ou à échéance de l'effort d'équipement initial est par conséquent ambivalente au regard des perspectives du développement urbain durable: si on recherche à travers cette notion la pérennisation d'infrastructures publiques de qualité, la contribution de cet encadrement juridique est positive; si on accorde priorité à la préservation d'un pouvoir de libre détermination des générations futures quant aux choix de leurs infrastructures publiques, le renforcement actuel de l'effort d'équipement public est potentiellement négatif. Cela dépend surtout de la lourdeur des dépenses de renouvellement nécessitées à l'avenir par les équipements déjà réalisés et du caractère plus ou moins réversible de leur configuration et de leur affectation. Il apparaît cependant préférable d'obliger les collectivités à intégrer des contraintes de renouvellement des infrastructures existantes. À l'inverse, cultiver une indifférence à l'égard de la préservation du patrimoine urbain serait quoi qu'il en soit préjudiciable au DUO. La responsabilité politique des élus en la matière ne paraît pas un garde-fou suffisant lorsqu'il s'agit de projections sur plusieurs décennies. Même en étant fortement aléatoire, un exercice de prospection financière à long terme devrait leur être plus systématiquement imposé, associant naturellement prévisions de dépenses et de recettes et mobilisant au besoin un savoir-faire externe. 3. L'optimisation
des recettes spécifiques
Les collectivités n'ont pas la maîtrise du contexte juridique et financier dans lequel elles évoluent. Indépendamment des paramètres économiques auxquels elles sont sensibles (exemple de l'évolution des taux d'intérêt), le rôle joué par l'État à leur égard est déterminant: l'effort financier qu'il consacre à leur fonctionnement structurel et à la régulation des disparités financières locales (incitation à l'intercommunalité, mesures de péréquation) est essentiel à la pérennisation du financement local, de même que le degré de protection qu'il accorde à leur liberté fiscale. Son rôle est également important dans le financement des politiques urbaines, ses efforts étant désormais essentiellement concentrés sur la politique de la ville, ce qui, comme l'incitation à l'intercommunalité, s'inscrit dans cette fonction de régulation des territoires urbains. La question n'est pas ici de savoir si ces missions sont correctement assumées par l'État puisque les élus locaux n'ont pas de pouvoir décisionnel à cet égard. Les collectivités peuvent ainsi profiter des aides sectorielles mises à leur disposition par l'État mais l'expérience récente de son désengagement dans le financement des transports publics urbains en site propre doit susciter la vigilance. L'interventionnisme de l'État, comme celui de l'Union européenne, des régions et des départements en matière de DUO s'inscrit dans un cadre juridique sensible aux fluctuations de priorités politiques et budgétaires externes à la volonté locale et doit être considéré comme fortement aléatoire dans une perspective à long terme.
288
La mise en cohérence des outils financiers et de planification sur les territoires urbains échappe également fréquemment aux élus locaux, a fortiori à l'échelon communal. Souvent les maires sollicitent les collectivités supracommunales selon une logique de guichet qui leur permet de profiter d'opportunités financières à court terme mais qui soulève aussi deux difficultés: toutes les communes n'ont pas la capacité d'abonder le financement de ces projets et cela les place aussi en situation de forte dépendance pour les dépenses de renouvellement. De sorte que, la réflexion complémentaire portant sur l'optimisation des recettes propres spécifiques au DU n'est pas inutile et devrait aussi se situer au cœur du débat budgétaire et financier des communes et des EPCI. La discussion budgétaire est en effet l'occasion d'évaluer la répercussion sur le montant annuel des recettes budgétaires des politiques fiscales ou tarifaires. Les principaux enjeux se situent du côté de la fiscalité directe, au détour de la pression fiscale exercée sur les entreprises et les particuliers via la taxe professionnelle, la taxe d'habitation et les taxes foncières. Cependant les arbitrages financiers liés aux politiques sectorielles sont aussi déterminants, parfois moins au titre de l'équilibrage du budget, qu'au regard des effets qu'ils produisent sur la mise en œuvre de ces politiques. Les décisions prises en matière de financement des transports publics urbains illustrent parfaitement ce constae1. À l'échelon national (hors Île-de-France dont le statut est spécifique), en 2002, ce financement se répartissait entre le versement transport (45 %), les contributions des collectivités locales (17,5 %), les recettes tarifaires supportées par les usagers (17,4 %), l'État (4,2 %) et d'autres recettes, dont les emprunts (15,9 %). Les choix budgétaires, stricto sensu, opérés par les collectivités locales en ce domaine portent donc sur un mode de financement secondaire, même s'il est en augmentation constante22. L'essentiel du financement relève ainsi de décisions fiscales et tarifaires dont la portée ne peut être évaluée au plan budgétaire que si ces services sont gérés en régie (sous forme de budgets annexes). Il faut donc se référer directement à ces délibérations financières pour discerner les politiques locales de sollicitation des entreprises dans le financement des transports publics urbains, via le versement transport23, et pour mesurer l'implication des usagers, via la tarification des services24. L'interférence entre les décisions financières et les instruments de
21. Voir par exemple O. DUPERON,« Le financement des transports urbains », in Le financement des politiques locales, Annuaire 2005 des collectivités locales, CNRSÉDITIONS, p. 31-42. 22. Les subventions publiques d'exploitation ont augmenté de 34,9 % entre 1997 et 2002 pour l'ensemble des réseaux et de plus de 39 % pour les réseaux de plus de 100000 habitants: Rapport de la Cour des comptes, Les transports publics urbains, avri12005. 23. En 2003, sur 223 autorités organisatrices de transport en province, 186 recouraient à ce versement, pour l'essentiel des autorités gérant des réseaux de transports collectifs en site propre et de plus de 100000 habitants - Rapport de la Cour des comptes, op. cit. 24. Selon la Cour des comptes, les politiques tarifaires « doivent répondre à un triple enjeu: celui du financement du service public de transport; celui de l'attractivité des transports urbains; celui de la solidarité enfm, conformément au droit au transport pour tous défini par le législateur », op.
289
planification du développement urbain s'opère aussi en amont de la délibération budgétaire. En effet, la liberté tarifaire des autorités organisatrices est accrue en cas d'adoption d'un Plan de Déplacement Urbain25 (PDU), ce qui symbolise en l'espèce une intégration directe de l'effort de planification des collectivités dans le degré de liberté financière accordé aux décideurs locaux. Diverses pistes ont été ouvertes par la Cour des comptes, notamment celle de la diffusion des pratiques de péages urbains dans les grandes agglomérations qui pourraient résulter des PDU si les élus en convenaient. D'autres politiques sectorielles pourraient être prises en exemples tels que le financement de l'urbanisme (Taxe locale d'équipement, Participations pour voirie et réseaux, etc.) ou celui de la collecte et du recyclage des déchets26, pour illustrer l'importance du champ décisionnel offert aux élus locaux. Soulignons seulement que les délibérations budgétaires ne recouvrent pas l'ensemble des décisions financières pouvant influencer ou révéler les politiques locales de DUD mais que le débat budgétaire peut favoriser une approche transversale et synthétique de toutes les décisions portant sur un aspect du DUD. Par conséquent, même si les documents budgétaires officiels ne reflètent que très imparfaitement la richesse de certains débats budgétaires, plusieurs arbitrages liés à la présentation du budget et aux choix financiers peuvent participer à l'orientation et à la valorisation d'une politique locale de développement urbain. La forme budgétaire est souvent perfectible mais il importe surtout que les élus se saisissent de ce moment d'échanges et de concertation pour effectuer des choix qui concilient la satisfaction des besoins immédiats et la préservation des intérêts futurs. La contribution de la démocratie représentative locale exercée en matière budgétaire dépend alors de l'emprise que les élus locaux eux-mêmes souhaitent accorder à ces problématiques dans le champ de leur contrôle démocratique. Rien juridiquement n'impose cette précaution: la responsabilisation politique des élus en est le seul garde-fou.
cit. Ainsi la tarification produit un impact incitatif ou dissuasif en tenne de fréquentation par les usagers et intègre à des degrés divers les paramètres sociaux dans l'accès à ce service. 25. La signature d'une convention tarifaire avec le préfet peut produire un effet équivalent: voir le décret du 31 octobre 2000 modifiant le décret du 16 juillet 1987 relatif aux tarifs de transports publics urbains hors Île-de-France. 26. Voir par exemple R. BARBIER,« Le financement de l'élimination des déchets municipaux », in Le financement des politiques locales, Annuaire 2005 des collectivités locales, CNRSÉDITIONS, p. 87-99.
290
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET RÉNOV ATI ON DE LA DÉMOCRATIE LOCALE REPRÉSENTATIVE
La« parlementarisation »des assemblées locales conduit-elle à un renouveau de la délibération? Arnauld LECLERC'
«Mal définir les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde» écrivait Albert Camus. Prendre au sérieux cet avertissement implique de définir strictement ce dont on parle ce qui revient ici à spécifier trois notions. D'abord, la notion de« parlementarisation ». Elle est un néologisme si bien qu'elle mérite toujours des guillemets. Elle semble désigner un processus continu d'instauration du parlementarisme. Mais cette dernière notion est elle-même ambiguë. De quel parlementarisme parlons-nous? S'agit-il du« parlementarisme classique» assimilé au « modèle de Westminster)} tel qu'il fut édifié au XIXe siècle en Angleterre? Dans ce cas, nous savons que le droit définit ce premier parlementarisme comme étant un système de séparation souple des pouvoirs caractérisé d'une part, par une faible répartition des compétences permettant à l'Exécutif et au Législatif de collaborer et d'autre part, par l'existence de moyens d'action réciproques permettant à l'Exécutif de dissoudre l'assemblée législative et au Législatif de démettre le gouvernement. Ce schéma classique n'existe plus guère que dans les manuels de droit. Le modèle originel britannique a lui-même évolué dans le sens d'une concentration des pouvoirs aux mains de l'Exécutif et d'une neutralisation des armes lourdes que sont la dissolution et la mise en jeu de la responsabilité gouvernementale. Nous ne saurions donc retenir ce premier sens du parlementarisme. S'agit-il alors du «parlementarisme moderne» dénommé «parlementarisme rationalisé» par le juriste russe Mirkine Guetzevitch? L'expression désigne alors la codification juridique des rapports politiques internes au parlementarisme. D'un côté, le droit électoral est utilisé afin d'engendrer les majorités claires et stables; d'un autre côté, le droit parlementaire déploie un grand nombre de techniques juridiques afin de permettre à l'Exécutif de domestiquer le pouvoir législatif (maîtrise de l'ordre du jour, arsenal technique visant à contrôler étroitement la procédure législative
.
DCS-CERP3E
comme la limitation du droit d'amendement, limitation et neutralisation des pouvoirs de contrôle politique en particulier la censure...) La difficulté ici vient de ce que le sens de ce « parlementarisme rationalisé» semble aller à l'encontre de la notion de délibération. En effet, ces dispositifs ont engendré un peu partout une « vassalisation» de l'assemblée législative transformée en une simple « chambre d'enregistrement» des volontés gouvernementales. En conséquence, si la question posée a un sens, elle ne saurait se limiter à cette seule forme de parlementarisme. Il faut donc envisager un troisième sens plus historique que juridique du mot « parlementarisme» qui nous renvoie vers les principes fondateurs. En effet, ainsi que l'a montré le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas, l'instauration du Parlement au moment de la Révolution française correspond à l'institutionnalisation d'un espace public politique régi par
le principe de discussion encore appelé « principe de publicité» I. Sous cet angle, le parlementarisme désigne l'instauration d'un cadre formel afin de produire la légitimité nécessaire aux décisions. Le débat doit être producteur d'une vérité, certes toujours fragile et révocable car humaine et sociale qui s'oppose radicalement à une vérité divine accaparée par le monarque. En ce sens, la démocratie parlementaire repose bien sur la formule veritas non auctoritas facit legem2. Sous cet angle, la « parlementarisation » peut être entendue comme le processus visant à établir un espace public local à la fois institutionnalisé et rationalisé. Ensuite, la seconde notion qu'il convient de définir est celle d'assemblées locales. Elle ne semble pas en elle-même problématique car elle renvoie à ce que le droit désigne comme les assemblées délibérantes au sein des collectivités locales. Remarquons cependant le pluriel utilisé. Que peut-il y avoir de commun entre les assemblées locales de 15 membres maximum des 80 % de communes de moins de 1 000 habitants et les assemblées délibérantes de 55 élus minimum des villes de plus de 100000 habitants, entre l'assemblée d'une petite structure intercommunale et un conseil général ou régional? incontestablement, la diversité des situations invite à une certaine prudence. Seules des tendances générales pourront être relevées et discutées ici. Enfin, la dernière notion à préciser est celle de délibération. La difficulté ici est celle de la polysémie originelle oubliée. En effet, la notion a eu dès l'origine deux sens: d'un côté, elle renvoie à une pratique collective si bien que l'accent est alors mis sur le nombre et l'égalité des membres; d'un autre côté, elle renvoie à une pratique individuelle si bien que l'accent porte alors sur le caractère raisonnable, réfléchi de l'action. Par exemple, Homère dans l'Odyssée utilise le mot délibération pour désigner la pratique collective du Conseil des ({ I. 1. HABERMAS,L'espace public, Paris, Payot, colI. Critique de la politique», 1978, chapitre 3 sur ({ les fonctions politiques de la sphère publique ». 2. HOBBES avait caractérisé l'absolutisme monarchique par le principe inverse: Auctoritas, non Veritas, Jacit legem (c'est l'autorité et non la vérité qui fait la loi). Cela signifiait que la légitimité de la décision reposait uniquement sur la nature (divine) de l'autorité qui édictait la règle. En renversant ce principe, HABERMASsouligne combien désormais la légitimité de la règle dépend de la vérité qui émerge dans le débat au sein de cet espace public politique institutionnalisé.
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Anciens mais aussi à propos du «prudent Ulysse» qui «délibère dans son cœur »3. Aristote aussi emploie la délibération pour évoquer la pratique des assemblées mais il théorise également cette notion dans le cadre d'une éthique individuelle de l'action bonne. Cette dualité de sens se maintient avec le latin: le verbe deliberare renvoie à l'action de réfléchir tandis que le nom deliberatio est compris au sens de la consultation. Lorsque le terme apparaît en français vers 1280, il signifie d'abord « faire une pesée dans sa pensée, réfléchir mûrement »4. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle, au moment où la délibération des Parlements joua un rôle clé dans la contestation de l'absolutisme royal et où la pratique de l'assemblée et du salon devint le modèle pour penser la politique, que le basculement s'opéra au profit du sens collectif. Les différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie française témoignent de cette mutation: alors que l'édition de 1694 définit « délibérer» comme le fait « d'examiner, résoudre, consulter en soi-même ou avec les autres », l'édition de 1835 évoque la «délibération» comme «une discussion entre plusieurs personnes sur une résolution à prendre, une question à résoudre »5. Au xx" siècle, les fondateurs de la théorie délibérative de la démocratie véhiculent encore cette dualité de sens: tandis que le philosophe allemand Jürgen Habermas privilégie nettement la délibération au sens collectif de la participation, le philosophe américain John Rawls se révèle lui plus sensible à la délibération individuelle, à l'argumentation menée dans le cadre d'un « dialogue intérieur» 6. En ce sens, savoir si la parlementarisation des assemblées locales conduit à un renouveau de la délibération ne signifie pas seulement juger de sa capacité à instaurer un débat collectif mais aussi juger de sa capacité à permettre aux élus locaux de « réfléchir mûrement» à l'action. Ce n'est pas seulement la quantité d'échanges verbaux qui est prise en considération mais aussi la qualité de ses échanges. Cette question est d'autant plus légitime que la décentralisation nous a été présentée, depuis ses débuts en 1982, comme le vecteur d'une démocratie locale. Ce lien entre décentralisation et démocratie locale, qui n'a rien de logiquement et historiquement établi, a été martelé avec une étonnante constance. La loi du 7 janvier 1983 précisait dans son article premier: «Les communes, les départements, les régions constituent le cadre institutionnel de la participation des citoyens à la vie locale et garantissent l'expression de leur diversité.» En 1990, le Président Mitterrand rappelait lors de son discours de Moulin que « la décentralisation n'est pas une fin en soi... elle s'impose parce qu'elle est un instrument de la démocratie ». Lorsqu'elle fit le bilan de la décentralisation 20 ans après sa mise en place, la commission Mauroy consacra une large part de son 3. HOMÈRE, Odyssée, XXX, v. 5_30. 4. Voir le tel1lle « délibérer» dans le Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Ed. Robert, p 1026. 5. Éditions consultables sur le site http://www.lib.chicago.edu/ejts/ARTFL/projects/. 6. Sur ce point, voir notre thèse: A. LECLERC, Les fondements de la démocratie délibérative. Une conftontation entre John RAWLS et Jürgen HABERMAS, Rennes, 2001.
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rapport à la démocratie locale7. Les principales propositions furent mêmes récupérées dans la loi du 27 février 2002 relative précisément à la « démocratie de proximité ». L'acte II de la décentralisation lancé par le gouvernement Raffarin en 2003 se plaça lui aussi sous les auspices d'un renforcement de la démocratie locale. Pourtant la vitalité prétendue de la démocratie locale semble être aujourd'hui contrecarrée par le sentiment diffus d'une crise de la représentation qui gagne jusqu'aux échelons locaux. La nécessité même de déployer régulièrement des nouveaux dispositifs juridiques pour renforcer cette démocratie locale paraît plutôt être l'indice d'un malaise. Bref, le lien maintes fois consacré entre décentralisation et démocratie se révèle en réalité plus problématique qu'il n'y paraît. C'est pourtant ce lien qui est au cœur de la relation entre la parlementarisation des assemblées locales d'une part, et l'éventuel renouveau de la délibération d'autre part. Évaluer ce lien suppose de suivre une démarche dialectique. En effet, nous assistons au choc de deux lectures et deux regards affirmant d'un côté que la parlementarisation est créatrice de la délibération et d'un autre côté qu'elle en est négatrice. La première partie retracera le choc de ces diagnostics controversés en montrant leurs limites. Le dépassement de cette opposition suppose que l'articulation entre parlementarisation et délibération repose sur des conditions que nous énoncerons dans un second temps.
J. Parlementarisation et délibération au sein des assemblées locales: des diagnostics controversés La question de la démocratie locale, et plus particulièrement celle du fonctionnement des assemblées locales, a été explorée par deux disciplines différentes: le droit et la science politique. L'une et l'autre établissent des diagnostics diamétralement opposés en grande partie parce que ces disciplines projettent des regards distincts.
A. La parlementarisation 1. Le formalisme
créatrice de la délibération
de la lecture juridique
Le regard du droit sur la démocratie locale est d'abord très formel. L'exercice principal consiste à recenser l'ensemble des règles juridiques régissant aussi bien le fonctionnement des assemblées que celles fixant le statut de l'élu local en les complétant par un grand nombre d'illustrations et de détails fournis par la jurisprudence8. L'ensemble est présenté comme constituant un encadrement juridique performant permettant à la délibération de se réaliser. La démarche 7. P. MAUROY (dir.), Refonder l'action publique locale, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation ftançaise, 2000, p. 70 et suiv. 8. Par exemple, voir E. MELLA, Essai sur la nature de la délibération locale, Paris, LGDJ, colI. « Bibliothèque de droit public », 2003, 322 pages.
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contient plusieurs implications: d'une part, elle vise à considérer que l'existence de la règle juridique suffit à elle seule au mieux pour engendrer la délibération, au pire pour la protéger en posant un garde-fou; d'autre part, les écrits juridiques insistent considérablement sur le rôle du juge comme créateur de ces règles, le législateur n'ayant que consacré tardivement ces règles. Par exemple, un travail récent sur ce sujet conclut: Force est de reconnaître aujourd'hui que la démocratisation du débat local est en grande partie le résultat de l'œuvre protectrice du juge administratif. En effet, sous l'impulsion de ce dernier, dans l'élaboration de l'acte délibératif local, et la protection des droits attachés à la fonction délibérative, ont largement contribué au développement d'un« délibératisme» local9. Enfin, s'institue une confusion entre le processus de débat et la déeision à laquelle il conduit. Au fond, une présomption est posée selon laquelle « le fait de délibérer, d'une part, le résultat de cette activité, d'autre part, constituent une manifestation de volonté collectivelO. » Il est vrai que le langage juridique du législateur n'aide guère à clarifier les choses puisque les assemblées locales sont d'emblée désignées comme étant des «assemblées délibérantes» et que leurs actes sont dénommés des «délibérations ». Cette présomption repose sur une polarisation sur le fait juridique au détriment du fait social. Même si elle n'a pas eu lieu, la délibération est supposée avoir été possible puisque les règles l'instituent, la créent. Comme l'explique F. Benoît à propos du contrôle du juge administratif, « ce qui conditionne la validité de la délibération n'est pas que soit instauré effectivement un débat, mais seulement qu'il y ait eu possibilité réelle de
discussion au cours de la séance» ll. lei, le virtuel tient lieu de réel. Une lecture plus approfondie des règles menée par Jean-Marie Becet évoque la nécessité «pour garantir la progression simultanée de la décentralisation et de la démocratie, [.. .], de rétablir, dans le respect des principes fondateurs, l'équilibre rompu au détriment des représentants élus des citoyens entre assemblées délibérantes et organe actif» 12. Mais le même auteur referme aussitôt la porte entrouverte: l'équilibre rompu est jugé restauré par la proclamation du droit préalable d'information des élus locaux.
9. L. CHRISTIAN, « L'approfondissement du débat démocratique dans le fonctionnement des assemblées locales» in Cahiers administratift et politistes du Ponant, Hivers 2005, n° 13, p 86. Voir aussi du même auteur sa thèse: L. CHRISTIAN,Le parlementarisme du droit des assemblées délibérantes locales, université de Bretagne-Occidentale, 2005. 10. G. KOUBI, « La délibération, manifestation de volonté dans le droit des collectivités locales », Les Petites Affiches, 1992, n° 71, p 6. 11. F.-P. BENOÎT, « Les délibérations du conseil municipal» in Encyclopédie Dalloz des Collectivités locales, volume 1, p. 302. 12. J-M. BECET, « Information des élus locaux» in Jurisclasseur des collectivités territoriales, Ed. techniques, fasc. 560, p. 3 et suiv.
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2. Les limites de la lecture juridique En se polarisant sur les détails législatifs et réglementaires du fonctionnement des assemblées, la lecture juridique oublie des éléments fondamentaux de l'architecture institutionnelle. Jean-Marie Becet évoque la nécessité d'un équilibre institutionnel entre l'assemblée et le maire mais il oublie qu'il n'existe aucune séparation des pouvoirs au niveau local. On ne saurait penser l'équilibre des pouvoirs sans la séparation qui la fonde. Elle est pourtant considérée par la pensée libérale comme le fondement de la démocratie; Michael Walzer évoque la démocratie comme « un art de la séparation» 13 et Pierre Manent confirme le lien étroit entre démocratie moderne et organisation des séparations 14. Cette absence a été bien notée par Martine Buron selon qui: On pourrait dire que le maire cumule les rôles que jouent, au plan national, le président de la République, le Premier ministre et les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, c'est-à-dire le rôle des quatre premiers personnages de l'État. Quant au conseil municipal, il choisit d'ailleurs moins son maire que ce dernier ne choisit l'équipe avec laquelle il veut travailler et qu'il va présenter aux électeurs. Au total, le pouvoir local apparaît déséquilibré au profit de l'exécutif1s. La seconde limite très forte provient de l'absence de prise en considération des pratiques. La règle de droit n'est pas tout; son effectivité dépend beaucoup de son appropriation par les acteurs. Nous voudrions illustrer ce point à travers deux exemples: Tout d'abord, l'exemple du droit à la formation des élus locaux semble de prime abord un enjeu majeur en raison de la technicité et de la complexité croissante des affaires à traiter. Même si le code prévoit depuis longtemps un droit à la formation, ce dernier n'était pas organisé. La loi du 3 février 1992 relative à l'administration territoriale de la République (ATR) l'a organisé et la loi de 2002 sur la démocratie de proximité l'a révisé et complété. Désormais, un élu local peut bénéficier au minimum de 18 jours de formation par mandat sous réserve d'une autorisation d'absence. La formation est prise en charge par la collectivité et ses dépenses constituent des dépenses obligatoires. Cependant, nul ne s'interroge sur l'effectivité de ce droit. Plusieurs indices tendent pourtant à signaler un délaissement de ce droit: tout d'abord, peu d'organismes de formation existent aujourd'hui dans ce secteur (143 agréés en 2004 essentiellement en Île-de-France); ensuite, plus du tiers des organismes qui devaient redemander un agrément au Conseil national de la formation des élus locaux a renoncé à déposer un dossier faute d'activité suffisantel6. Enfin, même 13. Selon le titre d'un article célèbre de M. WALZER,« Liberalism and the Art of Separation» in Political Theory, août 1984, vol. 12, na 3, p. 315-330 traduit « La justice dans les institutions» in Esprit, mars-avri11992, na 180, p 106-122 repris dans son ouvrage Pluralisme et démocratie, Paris, Esprit, 1997. 14. P. MANENT,Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, chapitre l, p. 23-37. 15. Cité in CI. BRUNET-LACHENAULT,La décentralisation et le citoyen, rapport du Conseil économique et social, Paris, 2000, p. 1I-134. 16. Rapport d'activité 2005 du Conseil National de Formation des Élus Locaux (CNFEL) accessible en ligne : http://www.dgc1.interieur.gouv.fr/comites_organismes/CNFEL/rapports/
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si la donnée est ancienne, seuil % des sommes théoriquement inscrites furent utilisées 4 ans après la mise en place du dispositif; Le second exemple est, ensuite, celui du droit de proposition. Le juge administratif a reconnu depuis très longtemps la possibilité pour les élus locaux d'obtenir l'inscription à l'ordre du jour d'un sujet de leur choix à condition que la manœuvre ne soit pas dilatoire. La loi ATR de 1992 est venue consacrer ce droit. L'élu a alors le choix entre proposer un sujet de débat pour la séance suivante ou demander par courrier à l'exécutif l'inscription d'un sujet sur le prochain ordre du jour. Les élus municipaux uniquement peuvent aussi exercer un droit d'initiative en cours de séance (pouvoir d'amendement). Ce système est présenté comme une avancée considérable pour contrer la main mise de l'exécutif sur l'ordre du jour. Pourtant, là encore les rares données empiriques contredisent cette vision enchantée. Dominique Lorrain a montré à partir de l'exemple de Lorient que l'emprise de l'équipe municipale sur l'ordre du jour du conseil n'avait cessé d'augmenter dans le temps; alors que l'agenda institutionnel n'était maîtrisé qu'au tiers par la mairie à la fin du XIX. siècle, ill' était à 72 % en 1965, à 86 % en 1988 et à 100 % depuis cette dateI7. Ces exemples attestent des limites d'une lecture purement formelle. La délibération ne s'ordonne pas par décret et il convient d'être attentif à d'autres éléments.
B. La parlementarisation 1. Le rigorisme
négatrice de la délibération
de la lecture politiste
À l'inverse du droit, la science politique a analysé l'instauration de la démocratie locale sous le prisme d'un regard très critique. Dès le départ, elle a refusé de voir dans la décentralisation «la fin des notables» affichée
officiellement pour constater plutôt « le sacre des notables»
18.
Il ne s'agissait pas
d'une hostilité de principe à la décentralisation. Tous les observateurs politistes s'accordent sur l'importance du changement introduit par le processus continu de décentralisation. La dynamique ainsi instaurée a d'ailleurs été auscultée sous de nombreux angles allant du renouvellement du métier d'élu local à la territorialisation de l'action publique en passant par le développement de la démocratie participative pour ne citer que quelques aspects. C'est seulement la promesse d'une démocratie locale qui a unanimement suscité une légitime suspicion. Par exemple Pierre Sadran a dénoncé le fait que « la France devient "un système de plus en plus oligarchique", témoignant d'un véritable malaise
Rapport-CNFEL- 2005. pdf 17. D. LORRAIN, La naissance des grandes organisations locales. La mairie de Lorient (18841990), Paris, CEMS, 1992. Données reprises dans D. LORRAIN,«Les pilotes invisibles de l'action publique. Le désarroi du politique?» in P. LASCOUME,P. LE GALÈS (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 163-197. 18. J. RONDIN,Le sacre des notables. La France en décentralisation, Paris, Fayard, 1985.
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tant de la décentralisation que de la démocratie »19. Albert Mabileau a évoqué « la monarchie municipale à la française »20tandis qu'Yves Mény fustigea « La République des fiefs »21. Cette lecture puise sa force critique dans une attention particulière non seulement aux pratiques mais aussi à la structuration du système local. Yves Mény dépeint la démocratie locale comme un « système tribal» avec «un chef incontesté bénéficiant généralement d'une exceptionnelle longévité politique; une faible participation des "sujets" qui ne sont guère admis au rituel politique qu'une fois tous les cinq ou six ans; des mœurs politiques qui tendent à la confusion des intérêts personnels avec ceux de la collectivité publique ». Cela ne résulte pas « d'une volonté maligne des élus mais d'un ensemble de facteurs "entremêlés", à la conjonction de la culture politique, du droit, des structures sociales et des nécessités fonctionnelles ». Ce système est stratifié de la manière suivante: au sommet des «grands notables », exécutif d'une grande structure locale mais également occupant une place de choix sur la scène nationale; ensuite, des «barons intermédiaires» ayant au moins une responsabilité territoriale majeure; enfin des « vassaux» qui constituent la clientèle des précédents suivis d'une somme de «petits élus» à la marge des hiérarchies territoriales22. Sur un ton moins excessif, Pierre Sadran parvient au même résultat lorsqu'il dépeint le système local avec «d'un côté, l'angélique vision d'une démocratie locale portée par des milliers d'élus investis d'une égale légitimité dissimulant en fait une scène très hiérarchisée, avec quelques premiers et seconds rôles et une multitude de figurants; de l'autre, la situation stratégique d'intermédiaires obligés des grands élus que leurs fonctions (exécutif important) ou leurs ressources politiques (cumul des mandats) placent à l'interface entre le local et le pouvoir central »23. Ce diagnostic sévère s'appuie en réalité sur plusieurs éléments combinés. Le premier élément est l'existence d'une déformation de la représentation politique. La science politique a, durant de longues années, constaté et critiqué les décalages considérables existant entre la composition de la population globale et la composition sociale des élus locaux. C'est ainsi qu'on a pu relever une surreprésentation massive des agriculteurs (45 % des maires en 1971 et encore 28,6 % en 1989 contre seulement 4 % de la population éligible), celle des professions indépendantes, une surreprésentation grandissante des retraités (14 % des maires en 1971 mais 32 % en 1995), une sous-représentation massive des femmes (21,8 % des élus locaux en 1998 contre 14 % en 1983 et seulement 5 % 19. P. SADRAN,« La vie politique locale» in Les cahiers français, Paris, La Documentation française, n° 293 intitulé « Les collectivités locales en mutation », octobre-décembre 1999, p. 25-32. 20. A. MABILEAU, « De la monarchie municipale à la française» in Pouvoirs, 1995, n° 73 intitulé « La démocratie municipale ». 21. Y. MÉNY,« La République des fiefs» in Pouvoirs, 1992, n° 60, p. 17-24. 22. Pour une description très voisine, voir A. MABILEAU, Le système local en France, Paris, Montchrestien, colI. « Clefs-Politique », 1995, p. 91-93. 23. P. SADRAN,« La vie politique locale» in Les cahiers français, Paris, La Documentation française, n° 293 intitulé « Les collectivités locales en mutation », octobre-décembre 1999, p. 25-32. 298
des conseils généraux et régionaux en 1998). Bref, la France des élus locaux bien que composée d'un français sur 100 (plus de 550000 élus locaux) n'était en rien représentative de la population globale. Le second élément est l'existence d'une professionnalisation du métier d'élu local. De nombreux travaux ont porté sur la tendance à la « professionnalisation » du métier d'élu local confortant l'hypothèse d'un « sacre des notables »24. Cela s'est manifesté d'abord par le faible renouvellement des équipes et des exécutifs aux élections locales lequel était entravé par la « présidentialisation » des exécutifs locaux accompagnée par la rhétorique du « maire entrepreneur» ou encore du « maire développeur ». Un second élément fut celui d'une «centralisation à l'envers» selon la belle formule d'Albert Mabileau: «La dispersion des centres de décision, écrit-il, a paradoxalement provoqué une concentration effective des pouvoirs locaux, en accordant à certains d'entre eux la maîtrise de l'action publique et le contrôle de l'espace25.» Cette concentration a été particulièrement bien servie par une législation très favorable au cumul des mandats qui demeure la plaie du système. Comme l'écrivit Guy Carcassonne, « le cumul a une perversité ultime: aussi longtemps qu'il n'est pas juridiquement interdit, il est politiquement obligatoire. L'élu est amené à se tailler un fief, par crainte des mauvais jours, par crainte de la concurrence au sein de son propre camp, par volonté de cumuler avec les fonctions qui, pour ne pas être directement électives, peuvent se révéler lucratives. »26 Pierre Sadran ajoute à juste titre que« Le cumul des mandats est le moyen pratique mais inavoué d'assurer [...] par la prime à la réélection qu'il procure, la quasi-professionnalisation des élus, désormais aussi indispensable pour faire carrière que pour gérer efficacement les intérêts collectifs. » Et, en effet, en capitalisant des ressources symboliques mais aussi relationnelles, l'élu local professionnalisé facilite le traitement et l'avancement des dossiers. Le troisième élément provient de la mutation de la citoyenneté locale. La dynamique de la décentralisation n'a pas permis de surmonter la « crise de la représentation» qui s'est elle aussi installée au niveau local. Le phénomène se constate d'abord par la montée de l'abstention y compris aux élections locales que l'on croyait protégées en raison du lien de proximité. Désormais près du tiers des électeurs s'abstiennent aux élections municipales (23,5 % dans les villages de moins de 3 500 habitants en 2001 contre 14 % en 1983) d'autant que l'abstention est souvent rotative et intermittente. Le phénomène est d'autant plus intéressant que l'intérêt des Français pour la politique est constant depuis 25 ans et qu'ils se jugent de plus en plus compétents sur les questions politiques. L'autre paramètre est la montée des contestations non conventionnelles. Elles regroupent les formes de participation comme les boycotts, les pétitions, les manifestations, les grèves, les occupations de locaux. En 1981, 50 % des Français adultes 24. Notamment le travail pionnier de Ph. GARAUD, Profession, homme politique. La carrière politique des maires urbains, Paris, L'Hannattan, colI. « Logiques sociales», 1989. 25. A. MABILEAU, « Les génies invisibles du local. Faux-semblants et dynamiques de la décentralisation» in Revue Française de Science Politique, 1997, vol. 47, n° 3, p. 353. 26. G. CARCASSONNE,« Cumulatio delenda est», Le Monde, 7 mai 1997.
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n'avaient jamais pratiqué aucune de ces actions; ils n'étaient plus que 28 % en 1999. Un troisième paramètre important est la demande récurrente et lourde d'instauration d'une véritable démocratie participative. Certes, il ne saurait être question d'avoir une vision enchantée de la démocratie participative mais, du moins, pourrait-elle mieux s'articuler à la démocratie représentative. Le cumul de ces facteurs a pu légitimement permettre de dresser un diagnostic sévère sur la réalité de la démocratie locale et de sa capacité à effectivement reposer sur la délibération. Il n'en faut pas moins indiquer quelques limites.
2. Les limites de la lecture politiste Tout d'abord, la démocratie représentative n'implique nullement une identité entre la composition sociale des élus et celle de la population en général. Comme l'a admirablement démontré Bernard Manin, la démocratie représentative incorpore un principe de distinction: Le gouvernement représentatif a été institué avec la claire conscience que les représentants élus seraient et devaient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qui les élisaientZ7. Ce n'est pas l'institution historique du cens qui est en cause puis son effacement progressif; il s'agit là plutôt d'une condition structurelle propre au système représentatif qui s'est ensuite trouvée confirmée empiriquement par de nombreux exemples. Que Jaurès puis Blum aient pu être les représentants de la classe ouvrière indique de manière spectaculaire combien les groupes sociaux tendent à désigner comme représentant des individus décalés par rapport à leurs caractéristiques socio-économiques. C'est le fondement même de la représentation reposant sur un acte de confiance (trustee) et non sur un mandat impératif ou même une pure et simple délégation. Au demeurant, le fonctionnement d'un espace public institutionnalisé n'exige aucunement une identité de profil sociologique entre les gouvernants et les gouvernés. Il exige plutôt que l'assemblée délibérante puisse se saisir de l'ensemble des préoccupations des différentes catégories de population sans qu'il y ait nécessairement d'identification requise. En d'autres termes, l'espace public institutionnalisé doit pouvoir être une « caisse de résonance» de l'espace public général. Le danger viendrait alors plutôt d'une éventuelle fermeture de l'espace public institutionnalisé sur lui-même. Les décalages constatés durant les vingt premières années de la décentralisation semblaient effectivement alimenter à juste titre le développement d'un certain «autisme politique », l'assemblée délibérante fonctionnant de plus en plus pour elle-même et de moins en moins pour sa mission. Outre cette objection de principe, il faut ensuite mentionner le mouvement de « régénération» de la représentation enclenché ces dernières années. La loi sur la parité a quasiment doublé la représentation des femmes dans les conseils 27. B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy,
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1995, p. 125.
municipaux (47,5 % des élus municipaux en 2001) même si un long chemin demeure à parcourir pour mieux traduire ce fait électoral en responsabilité élective effective. Pour l'instant, les femmes ne représentent que 10,8 % des maires et guère plus des adjoints ayant des portefeuilles décisifs. De même, les femmes peinent à s'imposer dans les structures intercommunales et dans les conseils généraux (à peine 10 % aux cantonales de 2001 mais la parité ne s'appliquait pas). À l'inverse, la surreprésentation des professions indépendantes comme des agriculteurs tend progressivement à s'effacer. Au total, la composition des élus locaux se rapproche de la composition de la population globale même si des distorsions nettes demeurent sur le plan de la détention en capital social et culturel (à l'avantage des professions intellectuelles) et d'une disponibilité (à l'avantage des fonctionnaires). Un dernier point doit également relativiser le processus de consécration des notables: les élections municipales de 2001 ont conduit à l'émergence de nouveaux maires pour 41 % d'entre eux ce qui constitue une « première» explicable, il est vrai, par des effets de génération. Les nouveaux élus sont cependant susceptibles à leur tour d'être frappés par le processus de « notabilisation élective ». Au total, les deux lectures juridique et politiste révèlent que le lien entre parlementarisation et délibération n'est ni aussi simple, ni aussi univoque qu'il n'y paraît. La dynamique de la décentralisation peut, à tout moment, en changer le sens et le contenu. Cela suggère que les carences de la démocratie locale relevées par la science politique ne sont pas irrémédiables et qu'une articulation entre parlementarisation et délibération plus adéquate peut être trouvée.
IL Parlementarisation et délibération au sein des assemblées locales: une dynamique conditionnée Évoquer une meilleure articulation entre parlementarisation et délibération impose d'explorer les conditions à partir desquelles les deux termes en débat peuvent être rendus compatibles. Ces conditions sont, pour l'essentiel, autant d'obstacles qu'il convient de lever. La « littérature grise» insiste principalement sur les obstacles institutionnels. Mais au-delà il existe vraisemblablement des conditions culturelles au renouveau de la délibération.
A. Les conditions institutionnelles du renouveau de la délibération Lors des auditions du Conseil Économique et Social pour son rapport sur La décentralisation et le citoyen, un élu (Gérard Delfau) déclara: Aujourd'hui, la vraie démocratie locale est encore complètement à inventer dans les agglomérations urbaines. Quand tel maire de grande ville, parce que cela fonctionne ainsi, passe 277 dossiers en une heure et demie de conseil municipal et donne la parole une fois à un membre de son opposition sur la totalité, nous sommes au Moyen-Âge de la démocratie28.
28. Rapport du CES, La décentralisation
et le citoyen, Paris, 2001, tome Il, p. 109.
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Ce constat rappelle qu'au-delà des règles juridiques, la démocratie repose sur des pratiques qu'il conviendra de revoir. 1. L'obstacle
juridique:
des règles insuffisantes
Nous ne saurions, ici, prétendre dresser le catalogue des règles complémentaires nécessaires mais non suffisantes à la promotion d'une délibération plus authentique. Malgré tout quelques points saillants méritent d'être relevés. Tout d'abord, la maîtrise exclusive de l'ordre du jour par la majorité locale contrevient au principe représentatif. Le parlement national a su ménager une « fenêtre» pour l'examen des propositions venant de l'opposition. Ce dispositif mériterait d'être repris au niveau local plusieurs fois dans l'année. Notons d'ailleurs que le projet de loi sur la démocratie de proximité contenait initialement une séance annuelle de ce type pour toutes les structures de plus de 3 500 habitants. Cette initiative ne fut malheureusement pas retenue. Ensuite et plus globalement, le statut de l'opposition au niveau local constitue un véritable enjeu pour vivifier la délibération. Il faut pouvoir transformer la ou les oppositions en forces de contre-propositions et non simplement en forces de protestation symbolique. Pour les grandes villes, les EPCI majeurs, les conseils généraux et régionaux, il serait utile que l'opposition principale soit structurée en shadow cabinet sur le modèle britannique et soit dotée de moyens conséquents afin de pouvoir mieux suivre les dossiers, chiffrer des hypothèses alternatives... De ce point de vue, le dispositif mis en place en 1995 autorisant un financement très minimal des groupes politiques dans les structures de plus de 100 000 habitants demeure notoirement insuffisant. Une limitation drastique du cumul des mandats apparaît désormais un impératif absolu compte tenu de la lourdeur et de la complexité des tâches dévolues aux élus locaux. Le système n'est cependant possible que si les indemnités des élus sont notablement augmentées (un maire allemand d'une grande ville touche autant qu'un député pour ne rien dire du Danemark). Cela dégagera aussi du temps et de la concentration dont la délibération pourra profiter. D'autres règles plus ou moins radicales peuvent venir compléter ces points. Par exemple, il paraît indispensable et logique d'empêcher la confusion entre l'exécutif et le législatif. Il nous semble que le président de l'assemblée délibérante ne peut pas être l'exécutif sinon celui-ci devient à la fois le principal acteur et l'arbitre du jeu. Une grande partie des dérives autoritaristes vient de cette situation anormale au plan des principes.
302
2. L'obstacle
sociologique:
des pratiques
déviantes
Les pratiques des élus locaux sont pour beaucoup dans l'étouffement de la délibération locale. Les règles à elles seules ne sauraient suffire à instaurer une plus ample argumentation contradictoire. L'exemple du débat d'orientation budgétaire est à cet égard édifiant. Le cadre juridique existe désormais et le dispositif global est connu. Pour les structures de plus de 3 500 habitants, un débat d'orientation doit avoir lieu 2 mois au moins avant le vote du budget. Ce qui devait être le cadre d'une discussion sur l'orientation de la politique locale a pourtant été détourné de son objectif par la pratique. Le plus souvent, le DOB ne débouche que sur un affrontement ritualisé sans consistance29. Le comportement de l'Exécutif est, en particulier, significatif: ou bien, il soumet au débat un avant-projet tellement détaillé qu'au mieux la discussion s'engluera dans les détails; ou bien, il présente quelques lignes tellement générales qu'elles ne présentent aucune utilité et ne favorisent pas le débat. De ce point de vue, la solution semble passer par la promotion de «bonnes pratiques» visant à soumettre aux débats 2 ou 3 hypothèses suffisamment chiffrées pour que l'assemblée engage une réflexion approfondie et se saisisse des enjeux budgétaires. Une fois l'orientation retenue, un rapport juridique de compatibilité (mais pas de conformité) entre le budget voté et l'orientation initiale devrait être imposée évitant ainsi les écarts incompréhensibles (problème de l'indépendance des 2 votes avec l'exemple du conseil régional Rhône-Alpes en 1997 devant le Conseil d'État: orientation votée à 6 % d'augmentation des recettes fiscales directes et budget adopté avec 60 % d'augmentation30). D'autres pratiques plus politiques constituent d'authentiques obstacles à la délibération en particulier au sein des majorités établies. D'une part, de nombreux petits élus sont très peu associés aux décisions; ils reçoivent les informations tardivement (mais dans le délai légal qui ne veut rien dire) si bien qu'ils découvrent un dossier ficelé « dans leur dos» par les grands élus (adjoints et exécutif). En privé, de nombreux élus présents depuis longtemps dans les conseils municipaux se plaignent de cette pratique du « fait accompli» et de leur inutilité grandissante au sein des assemblées. Un autre processus plus subtile et pervers se rencontre fréquemment. Les élus, au départ très proches du maire ou président du conseil général, mais qui manifestent une grande autonomie d'esprit sont progressivement marginalisés si bien que d'élections en réélections, l'Exécutif ne se trouve plus entouré que d'une Cour d'élus disciplinés, dociles moins lucides. Ce processus favorise l'instauration progressive d'un « népotisme rampant» qui constitue l'une des grandes faiblesses de la démocratie locale. 29. Voir les remarques critiques de A.-S. HARDY à partir de l'exemple d'Épinay-sur-Seine qui évoque une mise en scène sur des objectifs très flous: A.-S. HARDY, «La prise de décision municipale: un processus délibératif?» in B. CASTAGNA,S. GALLAIS, P. R!CAUD et J.-P. Roy (dir.), La situation délibérative dans le débat public, Tours, Presses Universitaires François Rabelais-MSH« Villes et territoires », 2004, vol. l, p. 207-227. 30. CE, 4 juillet 1997,« Région Rhône-Alpes », RFDA, 1997, p. 1092.
303
B. Les conditions culturelles du renouveau de la délibération Au-delà, la parlementarisation ne peut engendrer un renouveau de la délibération que si une nouvelle « culture politique» se met progressivement en place. Depuis quelques années, l'accent est mis en France sur la faiblesse du « dialogue social », sur la distance sans cesse croissante entre les élus et les citoyens qui en ont une image de plus en plus détériorée... Il est vrai que certains enjeux locaux majeurs sont abordés loin du regard des citoyens comme dans les structures intercommunales qui échappent encore complètement à une appropriation citoyenne faute d'une élection directe au suffrage universel pourtant nécessaire et inéluctable. Mais l'enjeu central se situe plutôt dans la capacité à mettre en place une culture de l'argumentation qui fait largement défaut d'autant que des obstacles profondément ancrés semblent s'y opposer au plan symbolique. 1. L'obstacle
politique:
la faiblesse de la culture argumentative
L'institutionnalisation du débat public doit être un processus continu qui exige le respect de plusieurs conditions de fond. Il faut en particulier rompre avec les pratiques de « rétention de l'information» c'est-à-dire avec le jeu des « asymétries informationnelles » que les élus majeurs exercent à l'égard de leurs collègues mais aussi à l'égard des citoyens. Dans cette optique, des outils majeurs demandent à être développés pour nourrir le débat local. Trois types d'outils et niveaux d'analyse doivent être développés31 : . Les analyses prospectives: les « gouvernements locaux» produisent pour l'instant fort peu d'analyses prospectives qui ont pour but de décoder les mutations locales en cours souvent peu perçues par les acteurs et de construire des scénarii alternatifs. On peut certes citer quelques initiatives originales comme celles de la Bretagne qui a engagé une démarche prospective sur la démographie et une autre sur l'impact économique et social des technologies de communication ou encore le travail de la « Mission Prospective» de la CURL Y sur le développement de l'agglomération lyonnaise à l'horizon du « Millénaire 3 ». Même si la loi Voynet a tenté d'instaurer une prospective territoriale à l'horizon 2020, force est de constater le caractère très embryonnaire de cette dimension. Seul le niveau régional notamment grâce au rôle du CESR s'est véritablement engagé dans cette démarche nécessaire. L'enjeu consiste désormais à généraliser ces pratiques en dotant les assemblées délibérantes d'instances consultatives ou participatives capables de produire de telles analyses. . Les analyses in itinere: le suivi de l'action locale laisse lui-même à désirer. Pour l'instant, le seul outil disponible résulte du travail méritoire de contrôle des Chambres régionales des comptes dont les lettres d'observation sont publiques, contradictoires et permettent de nourrir le débat local. Mais on connaît tous les
31. Nous rejoignons ici les recommandations de M. RASÉRAdans la dernière partie de son ouvrage:
M. RASÉRA, La démocratie
locale,
Paris, LGDJ,
304
coll. « Système
», 2002.
résistances des élus locaux face à ce jugement. Ceux-ci ont d'ailleurs déployé une stratégie active de cantonnement du travail des CRC acceptant très mal d'être « jugés)} ou« évalués)} par elles. C'est là un symptôme de la difficulté culturelle française à véritablement accepter le principe de public account. Là encore, un déploiement de ce type d'analyses est requis au-delà du seul aspect budgétaire. . L'évaluation des politiques publiques: l'action publique doit également rendre des comptes après coup à travers l'évaluation des politiques publiques. On sait combien l'institutionnalisation de cette démarche se révèle difficile en France depuis vingt ans aussi bien au niveau national que local. Certes, des efforts ont été accomplis particulièrement au niveau régional mais ils demeurent notoirement insuffisants. On connaît aujourd'hui mieux les effets possibles de ces évaluations notamment en terme de dynamique d'apprentissage mutuel par les élus, les administratifs, les techniciens. Reste que l'essentiel des politiques municipales ou du conseil général échappe à l'évaluation qui doit le plus possible être développée de manière partenariale (mais sur un mode moins lourd que la gestion des Fonds structurels ou l'évaluation des CPER) par des instances indépendantes (cabinets, universités...). D'autres obstacles politiques empêchent aujourd'hui l'émergence d'une véritable délibération au niveau local. L'un d'entre eux est la «culture du monopole de la représentation)} dont se sont dotés les élus sur le modèle de l'Assemblée nationale. Ceux-ci acceptent mal la possibilité d'autres formes de mandatements qu'ils perçoivent comme concurrents plutôt que comme complémentaires. Cela biaise totalement la relation notamment aux associations. Les élus, sous couvert de les traiter en partenaires de l'action, cherchent à « vassaliser)} celles-ci en particulier par le jeu de la distribution des subventions. Or, il nous semble que les associations peuvent exercer un rôle de conseil important auprès des assemblées locales qu'il conviendrait de formaliser32. Au demeurant, l'institutionnalisation d'un conseil consultatif des représentants associatifs auprès des assemblées locales pourrait être l'occasion d'enclencher une dynamique de démocratisation de ces structures qui sont souvent elles-mêmes très peu démocratiques dans leur fonctionnement. Cette culture du « monopole de la représentation)} induit aussi une résistance larvée mais réelle au développement des formes de démocratie participative. Celle-ci a elle-même de nombreuses limites mais la prédisposition consistant à s'en défier couplée à la stratégie consistant à les contrôler voire à les manipuler met aujourd'hui sérieusement en danger des innovations intéressantes comme la
32. Voir par exemple l'étude de Ph. TEILLETsur le cas des conseils de développement dans les villes d'Angers et Grenoble. L'auteur reconnaît un certain élargissement du polyarchisme traditionnel en direction de notables non électifs et une influence délibérative réelle exercée par la compétence technique. Voir Ph. TEILLET, « Démocratiser les politiques territoriales?» in A. FAURE, E. NÉGRIER(dir.), Les politiques publiques à l'épreuve de l'action sociale. Critique de la territorialisation, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2007, p. 199-208.
305
démocratie de quartiers33. Celle-ci demeure trop souvent un outil publicitaire de plus pour les élus locaux. Les élus agissent comme si l'espace public institutionnalisé devait être le seul au monde et devait fonctionner en vase clos. En réalité, l'espace public contemporain est composite; l'espace institutionnalisé ne peut être que régulateur parce qu'ouvert sur l'espace public général lui-même composé d'un ensemble d'espaces publics spécialisés et interreliés. Une preuve de cette culture de la défiance procédant de l'idée d'un monopole de la représentation vient de la pratique récente consistant à « bizuter» les nouveaux élus en leur confiant le portefeuille de la démocratie de proximité. Cela suggère implicitement que l'on apprend le métier d'élu local (donc cette culture du monopole) en se heurtant aux affres d'une citoyenneté passive, chaotique et « bas de gamme ». Cette donnée confirmée lors des assises nationales de la démocratie participative traduit un obstacle symbolique très profond34.
2. L'obstacle du pouvoir
symbolique:
sacralisation
et
appropriation
Sans céder à une dérive culturaliste, il semble possible de formuler une hypothèse assez générale qu'il conviendra ensuite d'étayer: la difficulté française à mettre en place un dialogue social procède d'une « matrice cognitive» profondément ancrée conduisant à envisager le pouvoir sur le mode de la surpuissance, de la sacralisation et de l'appropriation. En d'autres termes, la culture politique française dominante empêche de penser le pouvoir comme relationnel ou communicationnel. Les symptômes de cette culture peuvent être recherchés dans divers domaines. Des éléments classiques comme les difficultés de fonctionnement du paritarisme, l'impossible transposition du modèle allemand d'un dialogue transpartisan, d'une négociation permanente avec les acteurs sociaux, la caractéristique très hexagonale d'une « suréminence symbolique de l'État »... sont bien connues. Quelques autres éléments épars peuvent permettre de consolider cette hypothèse. D'abord, le résultat d'une enquête originale et lourde menée par le CEVIPOF en 2000 sur la relation des Français à la démocratie révélait, à 6 mois de la présidentielle de 2002, que 41 % des sondés estimaient que « ce dont le pays a surtout besoin, c'est d'avoir à sa tête un homme fort qui ne se préoccupe ni du Parlement, ni des élections ». Nonna Mayer a montré qu'il s'agissait là du facteur
33. Voir l'étude de Y. CULTIAUXsur la Commission des usagers de l'agglomération de Chambéry qui montre le très faible impact de la participation sauf pour la légitimation du positionnement de la structure intercommunale dans le cadre de la concurrence avec les autres EPCI. Voir Y. CULTIAUX, « La participation habitante, vecteur de démocratisation?» in A. FAURE, E. NÉGRIER (dir.), Les politiques publiques à l'épreuve de l'action sociale. Critique de la territorialisation, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2007, p. 191-198. 34. Voir par exemple les déclarations de G. CLAlSSEin Actes du Colloque des 16 et 17 octobre 2003, Démocratie locale et décision, Mulhouse, Association des maires des grandes villes, 2003, p. 41. (accessible à : http://www.grandesvilles.org/IMG/actessiteYlUlhousepdf).
306
le plus inquiétant quant à la mise en cause de la démocratie représentative35. Même s'il tend à augmenter, il s'agit là d'une constante très forte de la culture politique française. Ce premier élément peut être complété par un second qui semble le prolonger. Lorsqu'un candidat manifeste publiquement la relativité du pouvoir politique (qui ne peut pas tout), il est immédiatement sanctionné et rejeté au profit d'un discours largement démagogique sur la surpuissance du politique. L'exemple de Lionel Jospin en 2002 est, à cet égard, édifiant. Un troisième élément procède d'un constat empirique qu'il conviendrait de fortement étayer. D'un côté, le citoyen de base traite ses élus (surtout l'exécutif local) avec une sorte de déférence exceptionnelle comme s'i! appartenait à un autre monde, comme s'il avait intériorisé un clivage entre « une France d'en haut» (celle de l'élu) et « une France d'en bas» (la sienne). Cette disposition d'esprit se retrouve à l'envers chez les élus. Ceux-ci s'insèrent progressivement dans un imaginaire politique qui les élève au-dessus du commun des mortels. La réélection constante est d'ailleurs le facteur déterminant dans l'ancrage de cette disposition mentale. Expliquer ce magma d'indices pourrait relever d'un programme travail largement multidisciplinaire. Quelques pistes semblent pouvoir être énoncées: . Du point de vue de l'histoire intellectuelle: le rôle de la pensée catholique qui a fourni le schéma théorique d'une divinisation du pouvoir doit être ausculté. La pensée des Lumières (l'impasse de Rousseau sur les médiations politiques) et celle des révolutionnaires elle-même doit être interrogée en particulier à partir de la mise en scène de la sacralité du nouveau pouvoir politique. Le poids du « mythe du sauveur» ou du « grand législateur» tel Bonaparte, Pétain, De Gaulle doit aussi être réinvesti dans le prolongement des travaux de Raoul Girardet. D'une certaine manière, il s'agit de montrer un peu à la manière de Tocqueville comment les cadres intellectuels de l'action possèdent une certaine permanence par-delà le clivage Ancien Régime/Révolution, Monarchies et Républiques et structurent jusqu'au niveau local les manières de penser et de se comporter en politique. Du point de vue de l'histoire politique et sociale, il faut pouvoir vérifier à travers les archives, les discours et les pratiques, l'incrustation de cette « matrice cognitive» au sein de la réalité politique et sociale. Par exemple, on peut s'interroger sur l'importance des mouvements comme le patronage au XIX. siècle et plus généralement sur le rôle du « paternalisme» dans le cadre du pouvoir économique comme du pouvoir politique. L'un des enjeux est aussi de préciser dans quelle mesure l'État a été en France le vecteur et le diffuseur de cette manière de concevoir les rôles politiques. . Du point de vue des politiques publiques: dans le prolongement des écrits de Pierre Muller, il semble possible de détecter un « modèle français des politiques publiques» entré en crise au cours des années 198036. Ce dernier
.
35. N. MEYER, G. GRUNBERG, « Démocratie représentative, démocratie participative », Communication au colloque du CEVIPOF « La démocratie en mouvement », Assemblée nationale, 13 décembre 2001. 36. P. MULLER, « Entre le local et l'Europe. La crise du modèle français de politiques publiques» in Revue Française de Science Politique. 1992, vol. 42, n° 2, p. 275-297.
307
s'adosse à un «référentiel autoritaire» qui conduit une élite politicoadministrative soit à penser et gérer les équilibres politiques et sociaux (vision dominante avant 1945), soit à penser et réaliser une «modernisation forcée» comme dans les années 1960 à 1990. . Du point de vue de la sociologie politique: l'investigation devrait ici porter à la fois sur les croyances actuelles des élus mais aussi sur leurs pratiques sociales en s'interrogeant, par exemple, sur le poids «des registres d'action politique autoritaires» et de la «démocratie d'accès» évoqués par Olivier Borraz37. La dynamique du transfert sans cesse croissant de compétences en direction des collectivités locales ne saurait faire illusion. Si les collectivités territoriales s'affirment comme des espaces d'action et de décision de plus en plus importants, en revanche, elles demeurent des espaces de délibération très rudimentaires. De ce point de vue, l'échec majeur de la décentralisation fut bien l'incapacité à édifier une authentique démocratie locale. Comme le souligna Sylvie Biarez, «le système local n'est pas essentiellement un lieu fonctionnel ou un centre d'exercice de pouvoirs propres à des élites. On doit adjoindre un espace d'opinions, de différences, de conflits qui constitue la face interactive du pouvoir politique »38. Force est de reconnaître que les «assemblées délibérantes» ne remplissent pas ce rôle et que les dispositifs complémentaires imaginés jusqu'ici ne sont guère parvenus à combler ce « déficit démocratique» fondamental.
37. O. BORRAZ,« Des pratiques subsidiaires vers un régime de subsidiarité?» in A. FAURE(dir.), Territoires et subsidiarité. L'action publique locale à la lumière d'un principe controversé, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques politiques »,1997, p. 61-63. 38. S. BIAREZ,« Sphère locale et espace public» in Lien social et Politiques, 1998, n° 39, p. 132.
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QUELLE LECTURE ET QUELLE RÉSOLUTION DES CONFLITS POUR UN DÉVELOPPEMENT DURABLE?
Analyse lexicale d'un conflit d'aménagement: Le cas de l'extension industrialo-portuaire à Donges Est, dans l'estuaire de la Loire Claire CHOBLET* Laure DESPRES" Patrice GUlLLOTREAU'"
Comment la réalité des conflits d'aménagement à dimension environnementale se dérobe à l'analyse économique Pour arbitrer les conflits d'aménagement, une méthode conventionnelle consiste à recourir au calcul économique. Sous la forme d'une analyse coûtsbénéfices, celui-ci permet d'évaluer les changements de bien-être provoqués par l'implantation d'une infrastructure. La nécessité de ce calcul provient du fait que le marché chargé d'internaliser les nuisances ainsi créées n'existe pas. Si l'évaluation des variations de bien-être dans leur ensemble est positive, alors la puissance publique, garante de l'intérêt général, doit autoriser le projet. On peut adresser trois types de critiques à cette approche, -L'évaluation monétaire de biens ou services non marchands ne produit pas en général de résultats satisfaisants. La plupart des méthodes en usage conduit à sous-estimer gravement la valeur des biens environnementaux, dans la mesure exacte où le grand public la sous-estime. Elles accordent également un poids moindre aux nuisances subies par les plus pauvres et tendent à concentrer les sources d'effets externes négatifs dans les zones déjà les plus défavorisées (Kirat et Levratto 2005). -Le rôle de l'État a fortement évolué depuis les Trente Glorieuses, âge d'or du recours au calcul économique. L'État ne prétend plus en effet représenter à lui seul l'intérêt général et a progressivement abandonné toute prétention à
. LEM .. LEM .** IRD et LEM
l'élaboration d'une stratégie globale d'aménagement du territoire national. Avec la décentralisation et la mise en place d'une législation favorisant la participation du public à l'élaboration de grands projets, l'État a instauré une nouvelle
gouvernance qui implique une multitude d'acteurs
-
services déconcentrés,
colIectivités territoriales, entreprises, associations diverses. Le rôle du calcul économique doit désormais évoluer pour accompagner et éclairer le processus de décision, ce qui en change la nature (Kirat et Levratto 2005). En effet, il n'est plus possible d'apprécier globalement la somme des gains et des pertes de bienêtre. Les parties prenantes à un conflit doivent pouvoir s'approprier les résultats du calcul économique, à condition que les gagnants et les perdants soient clairement identifiés (Godard 2003). -Le calcul économique repose sur une hypothèse contestable et qui n'est pourtant quasiment plus discutée par la corporation des économistes: il existerait un système cohérent de préférences individuelles, indépendantes les unes des autres, ce système étant supposé existant avant même d'entamer le calcul. Or les psychosociologues ont montré qu'il n'en est rien. L'interdépendance des préférences est forte et les individus sont sensibles aux déterminations collectives. En outre, chaque individu joue plusieurs rôles, un militant écologiste peut par exemple avoir des enfants au chômage et souhaiter un développement économique créateur d'emplois (Godard 2003). Cette multiplicité des déterminants des préférences individuelIes, conjuguée à la rationalité limitée des agentsl, laisse donc place à la possibilité de formation et d'évolution des positions initiales entre groupes d'intérêts divergents, à condition que le champ de la négociation soit suffisamment large pour permettre des compensations. En reprenant une terminologie récemment apparue dans le courant de la sociologie économique, le processus par lequel les préférences colIectives vont se former et s'enrichir de la confrontation des arguments et des intérêts opposés peut être qualifié de co-construction des préférences (Dubuisson-Quellier 2000). La participation des populations à l'élaboration des décisions, issue des principes de la nouvelle gouvernance, ilIustre cette notion de co-construction des préférences en idéalisant quelque peu son aptitude à atteindre un consensus souvent assimilé à l'intérêt général. C'est dans cette perspective qu'il faut situer le recours à l'analyse lexicale dans la présente étude, malgré le rôle relativement secondaire de la narration dans les travaux économiques (Dumez et Jeunemaître 2005). Pour mieux cerner l'évolution éventuelle des positions exprimées par les différents groupes d'acteurs, il a paru utile d'étudier celle de leur discours dans le cas d'un conflit d'aménagement particulier, celui suscité par l'extension du Port Autonome de Nantes - Saint-Nazaire (PANSN) sur le site de Donges Est, dans l'estuaire de la Loire. L'hypothèse retenue est celle d'un changement structurel des perceptions du conflit provoqué par l'enquête publique, grâce à l'opportunité de création et d'échange d'informations ainsi offerte. Pour des raisons d'accessibilité des
1. Le concept de rationalité limitée (SIMON 1982) est rarement exploité dans toutes ses implications
par les économistes
soucieux
de développer
310
leur programme
d'optimisation.
données textuelles, les comptes-rendus présentés par la presse quotidienne régionale ont été exploités. Avant de détailler la contribution que peut apporter l'analyse lexicale à la compréhension de ce conflit environnemental, il convient dans une première partie d'en exposer de façon précise les différentes étapes. Un récit des divers épisodes de ce conflit d'aménagement est ainsi proposé afin de confronter, lors de la discussion des résultats2, les préférences exprimées par les différents groupes d'acteurs à la chronologie des événements ayant ponctué la période récente de ce conflit.
L Donges Est: quelles justifications pour quels besoins? Le projet d'extension portuaire à Donges Est génère depuis maintenant plusieurs décennies un conflit ouvert qui entrecroise tant les échelles et les enjeux que les acteurs et les idéologies. Le lieu du conflit: un site naturel sur l'estuaire de la Loire (Fig. 1), convoité d'une part pour des besoins industrialoportuaires et appelant, d'autre part, une protection pour sa qualité intrinsèque de milieu à forte productivité biologique. Le site de Donges Est représente 750 ha, partagés entre roselières (200 ha), prés de Loire (140 ha), anciens marais pâturés et cultivés (155 ha) et prairies sur remblai sableux (175 ha). Ainsi, le site est pour l'estuaire la plus vaste étendue de roselière, l'une des vasières les plus riches, une zone anciennement remblayée avec des mares temporaires très attractives pour les oiseaux. Les aménagements portuaires prévus visent notamment l'édification d'une digue principale en front de Loire (600 m de long), de digues de retour sud-est (240 m), est (560 m) et ouest (600 m) pour contenir les terre-pleins (51 ha). S'ajoutent à ces aménagements le rétablissement du chenal par dragage, une zone d'évitage à - 8,60 m et le creusement de souilles devant les quais à 13,60 m (coût total: 58 millions euros). Sur le long terme, les remblaiements couvriraient 440 ha, associés à près de 6 000 m de digues et quais. Après un rappel des différents projets d'aménagement ayant émaillé l'histoire de l'estuaire depuis un siècle, les deux sections suivantes retracent les difficultés du port à concilier ses projets récents avec les nouvelles exigences institutionnelles en matière de protection de l'environnement.
A. Un estuaire fortement artificialisé Depuis la fin du XIX. siècle, les transformations anthropiques ont considérablement changé le cours de l'estuaire de la Loire. La morphologie du fleuve entre Nantes et Saint-Nazaire s'est en effet pliée aux besoins de la navigation, elle-même en grande partie liée aux activités industrielles implantées sur cette portion. Leur desserte et le maintien de l'accessibilité du port de Nantes ont nécessité de nombreux aménagements et opérations de dragage auxquelles s'ajoutaient des extractions massives de granulats et de sable. Dans la section 2. Les résultats ont été présentés lors du colloque « Les environnements côtiers », université de Bretagne Sud, 6 et 7 septembre 2006. La recherche est menée dans le cadre du programme ORECOLM (Observatoire en REseau des COnflits Littoraux et Maritimes).
311
aval, la chenalisation a eu pour effet de modifier l'hydrodynamique au niveau du banc de Bilho, où le chenal de jusant s'est progressivement comblé. Les conséquences physiques de ces aménagements sont nombreuses; abaissement de la ligne d'eau, progression du marnage en amont de Nantes, érosion des berges, remontée du front de salinité et augmentation du volume du bouchon vaseux auquel est associée la dés oxygénation sur une zone toujours plus étendue vers l'amont. La biodiversité, qui subit directement ces nouvelles conditions du milieu naturel (réduction des vasières, du linéaire des berges naturelles, envasement et exhaussement des zones latérales - étiers, prés -) est ainsi menacée. Ces premières atteintes à l'écologie estuarienne se sont poursuivies dans la seconde moitié du xx. siècle. À sa création en 1965, le PANSN entendait profiter pleinement de la situation d'interface terre/fleuve/mer de ses terrains répartis sur la soixantaine de kilomètres qui sépare les deux villes, situation à laquelle s'ajoutait l'attrait du bassin d'emploi et du marché nantais. Si aujourd'hui le PANSN est le premier port de la façade atlantique française - son trafic ayant presque triplé en trente ans3 - cette croissance n'a pu se faire sans étendre son emprise spatiale et ses impacts sur les milieux naturels. Alors qu'il prévoit dès la fin des années 1970 une saturation des terminaux agroalimentaires et multi-vracs de Montoir pour 2005, le Port continue de remblayer, d'endiguer de draguer: autant d'actions imposées à une dynamique estuarienne elle-même caractérisée par une tendance au colmatage naturel (Verger 2005).
B. L'environnement,'
un mauvais sort jeté aux projets du PANSN...
Jusqu'au milieu des années 1970, la légitimité d'action du Port était entière: super-acteur économique, il contribuait directement à l'augmentation du niveau de vie, en générant richesses et emplois. Puis la montée des préoccupations environnementales va remettre cet ordre suprême en question: d'une part, la valeur des milieux humides estuariens est prouvée scientifiquement et, d'autre part, les nouveaux outils réglementaires de protection se montrent de plus en plus exigeants et efficaces4. À l'échelle de l'estuaire, en même temps qu'est créée l'Association Communautaire de l'Estuaire de la Loire (ACEL)5, en 1980, un Comité Scientifique pour l'Environnement dans l'Estuaire de la Loire (CSEEL) est mis en place, par la suite transformé en Association pour la Protection de l'Environnement de l'Estuaire de la Loire6. L'APEEL, à l'instar de son ancêtre, 3. 12 Mt en 1975, 32,5 Mt en 2004. 4. Convention Ramsar (1971), Loi relative à la protection de la nature (1976), Conventions de Berne et de Bonn (1979), Directive Oiseau (1979). Au niveau régional: création du parc naturel régional de Brière en octobre 1970.
5. L'ACEL comprend le PANSN, la région des Pays de la Loire, le département de Loire-Atlantique, les villes et Chambres de Commerce et d'Industrie de Nantes et de Saint-Nazaire, ainsi que l'Union Maritime de Basse Loire (UMBL, qui regroupe les chargeurs présents dans l'estuaire). 6. L'APEEL créée en 1984 par le Port pour appliquer les recommandations du CSEEL, sous son contrôle. Le bilan 1984-1994 de l'APEEL rend compte de l'ensemble des travaux réalisés avant sa 312
ordonne des études afin d'élaborer des recommandations conciliant aménagements et équilibres naturels. Cette association va souligner l'importance de la conservation des vasières et des roselières comme des zones majeures de nourriceries, de croissance, de reproduction et de préparation à la migration pour l'avifaune et la faune piscicole; aussi, toute transformation nuirait directement aux activités humaines qui dépendent de la productivité biologique de ces zones: pêche, agriculture et élevage, aquaculture, chasse, tourisme (de nature, ornithologique). Dans le même courant, le Comité Loire Vivante, un réseau d'associations et de citoyens qui agit pour la défense de l'ensemble du fleuve et son bassin, voit le jour en 1986. À l'origine créé pour lutter contre la construction de barrages sur la Loire, ce comité s'est rapidement préoccupé de la protection des milieux estuariens, s'opposant dès lors au projet Donges Est. Malgré ces revendications écologistes plus marquées, l'artificialisation se poursuit: en quelques années, près de 1300 ha sont comblés (PAN SN Images 1980, Dambre & Seven 1993) et plusieurs kilomètres de quais sont créés. Sur le futur site de Donges Est, 170 ha sont remblayés jusqu'en 1980.
C. Le projet Donges Est, une chronologie pleine de rebondissements Mise à l'étude en 1977, l'extension portuaire s'intégrait alors entièrement dans le projet de ZIP (Zone Industrialo-Portuaire) de Lavau, à l'est de la raffinerie de Donges. Si quelques épisodes marquent la décennie 1980, c'est surtout à partir de 1990 que les décisions aiguiseront le conflit. Bien que l'APEEL juge le projet1 non viable, le Port persuade l'État de l'importance de cette extension, menant à une première prise en considération ministérielle8 par le Secrétariat d'État à la Mer en juillet 1991. Faute d'accord du ministère du Budget de l'époque, le projet ne sera cependant pas engagé. Une expertise est alors réalisée par l'ACEL (DRE PDLL-TETRA 1996), qui conclut à la nécessité d'une plus grande communication et à la recherche d'une cohérence de la stratégie d'aménagement « dans un lieu neutre de concertation ». Parallèlement, plusieurs associations écologistes déposent une plainte auprès de la Commission européenne (DG XI) pour non prise en considération de la Directive Oiseaux. Cette plainte survient deux mois avant la réunion du Comité Interministériel d'Aménagement du Territoire Ganvier 1994) qui décide la mise en place du Plan Loire Grandeur Nature. Ce dernier sera suivi de l'engagement du Programme Concerté d'Aménagement, de Développement et de Protection de l'Estuaire de la Loire (PCADP) à l'origine d'une Directive Territoriale d'Aménagement (DTA) expérimentale pour l'estuaire de la Loire. Le CIA T finira par trancher en faveur disparition, pressentie depuis la réalisation en 1991 de l'inventaire Oiseaux de l'estuaire, pour l'application de la Directive CEE 79/409, interférant directement avec les projets d'aménagement portuaire. En 1998, sous l'impulsion de l'ACEL, la plupart des fonctions scientifiques de suivi de l'estuaire sont reprises par la Cellule de Mesures et de Bilans de la Loire estuarienne (CMB), intégrée en 2006 dans le groupement d'intérêt public (GIP) Loire Estuaire. 7. Il comprend alors environ 500 ha de zone industrielle et un linéaire de quai associé à une digueépi semi-submersible. 8. L'opération était toutefois déjà inscrite dans le contrat État-Région 1989-1993.
313
du développement économique en validant la décision d'extension des aménagements portuaires sur la zone de Donges Est, contre l'échange de 1 500 ha de terrains privés du Port au Conservatoire du littoral (CEL) (non aménageables et situés en majeure partie sur le domaine public fluviaL..) et la participation financière à l'entretien de cet espace. Alors qu'une deuxième plainte est déposée à Bruxelles, l'Europe demande à la France d'établir une ZPS9 sur ce territoire, inscrit en ZICOIO mais non en ZPS en raison des pressions économiques. Les nouvelles exigences européennes en matière de protection, dont la Directive Habitats de 1992, incitent par ailleurs l'État et les promoteurs du développement économique à déclarer Donges Est comme un Projet d'Intérêt Général'l (PIG). Une deuxième prise en considération ministérielle s'ensuivra: en février 1995, l'instruction administrative est lancée. Les ouvrages d'accostage et la surface de la zone remblayée sont revus à la baisse (de 700 à 400 ha), des variantes au projetlZ (Fig. 2) et des mesures compensatoires sont proposées dès 1996, alors que la Commission européenne rappelle l'application incontournable de la Directive Habitats sur l'estuaire. Suite à cette intervention, le projet est à nouveau morcelé: la digue-épi est écartée, seul le linéaire de quai et les remblais pour une première tranche (51 ha) subsistent. En octobre 1995, un arbitrage ministériel conduit à l'exclusion de 290 ha de zones humides des terrains aménageables à terme, à cause de la grande sensibilité du milieu. L'année suivante, afin d'appuyer la recevabilité de la déclaration en PIG, deux expertises'3 commandées par l'ACEL et l'État vont à nouveau confirmer la pertinence de l'extension portuaire sur le site de Donges Est. Armé de ces documents, l'État français propose à Bruxelles une ZPS pour l'application de la directive Oiseaux, qui exclut entre autres les zones de Donges Est et Bilho. Mais un peu plus de six mois après, une décision rendue par la Cour de Justice Européennel4 va semer le doute quant à la prééminence des intérêts économiques d'un port. La ZPS de l'estuaire de la Loire, notifiée à la CEE en 1997, englobera donc le site de Donges Est. Parallèlement, les travaux préparatoires de la DT A sont lancés, un comité interministériel de pilotage est institué et le PCADP est signé par l'État et les principaux partenaires locaux. En juillet 1999, le projet Donges Est est relancé une troisième fois par décision ministériellel5. Il prend en compte les modifications du projet initial de 1991 et
9. Zone de Protection Spéciale. 10. Zones d'Intérêt pour la Conservation des Oiseaux. I I. Art. 6.4 de la directive Habitats: un projet déclaré d'intérêt général ne doit pas être entravé par la protection si aucune alternative crédible ne répond à des besoins identifiés à moyen terme. 12. Cinq projets: l'extension du port aval, la restructuration du pôle énergétique, l'aménagement du site du Carnet, de l'île de Bilho ou encore la création d'un« fleuve port ». 13. Rapport ESSIG (<
le projet
avait de nouveau
été inscrit dans le plan État-Région
314
2000-2006.
implique la réalisation des mesures compensatoires16 dont la validité scientifique devra être confirmée préalablement à l'exécution des travaux. En référence au précédent compromis, le Port remet 1 617 ha de terrains au CEL en 2000. Il commandite ensuite l'étude d'impact qui, réalisée fin 2001, servira de support lors de l'enquête publique qui se tient du 18 février au 29 mars 2002. Sur les 233 observations recueillies, la majorité d'avis défavorables en terme d'impacts environnementaux n'infléchira pas les conclusions et avis favorables de la commission d'enquête, davantage attachée à l'intérêt économique du projet et ses conséquences pour la création d'emplois à long terme17. Bien que n'ayant guère d'incidences sur le déroulement institutionnel du projet, nous verrons ultérieurement que cette date marque un tournant dans le positionnement des acteurs. En janvier 2003, la mise en demeure de la France par la Commission européenne pour manquement à ses engagements liés à Natura 2000 ne semble pas inquiéter l'État: l'arrêté préfectoral autorisant l'extension du PANSN sur le site de Donges Est est signé peu de temps après, ainsi que l'arrêté préfectoral qualifiant de PIG la première tranche d'aménagement portuaire. Une requête est immédiatement déposée devant le tribunal administratif de Nantes contre ces décisions, ainsi qu'auprès de la Commission européenne pour manquement de la France aux dispositions de l'article 6 de la directive n° 92/43/CEEI8... Éternel recommencement? ... L'approbation du décret « Estuaire» relatif à la Loi Littoral et de la DTA de l'estuaire de la Loire en 2004, auquel s'ajoute un avis défavorable du Commissaire du Gouvernement Guin 2006), aurait pu laisser penser que la balance pencherait cette fois-ci du côté de la protection de la nature. Il n'en est rien: le jugement du tribunal administratif de Nantes rendu en septembre 2006 confirme la validité de l'arrêté préfectoral pris trois ans auparavant. On le voit, la situation a fortement évolué depuis le lancement du projet en 1977, bien que le site soit lui resté comme figé (Fig. 3). À cette période, le Port se situait encore dans une position héritée de la grande période de l'industrialisation triomphante, où le capital naturel était considéré comme sans valeur, donc destructible sans limites. Au fur et à mesure du déroulement du conflit, la prise de conscience de la valeur et des fonctions uniques des zones humides s'est généralisée. Si la pression de la réglementation européenne a été à cet égard déterminante, la large diffusion en septembre 2002 de l'avis défavorable de l'Ifremerl9 - jusqu'alors en retrait de la scène - semble également 16. Ces mesures compensatoires consistent principalement en la création de nouvelles roselières et vasières, l'aménagement de talus et le creusement de chenaux afin de réactiver une dynamique estuarienne. 17. GROVEL A. (Psdt). Rapport de la commission d'enquête et conclusions motivées, 13 mai 2002.
18. Ces requêtes sont déposées par les associations LPO Loire-Atlantique, Bretagne VivanteSEPNB et SOS Loire Vivante. 19. L'avis défavorable de l'Ifremer a été émis dans le cadre de l'instruction administrative qui invite les institutions compétentes à se prononcer sur le projet. Les avis sont rassemblés en préfecture où ils restent le plus souvent confidentiels. Or, l'intervention impromptue d'un chercheur de l'Institut, relayée par la presse (Le Monde, 9 septembre 2002; Ouest France, 15 septembre 2002), a permis la diffusion rapide de cet avis auprès du public, en mettant
315
avoir joué un rôle crucial. L'analyse lexicale qui suit confirme l'existence d'une inflexion dans l'évolution du conflit consécutive à cette enquête.
II. L'analyse lexicale du conflit de Donges Est A. La méthode En utilisant des articles de la presse régionale relatant le conflit de l'extension du port de Nantes - Saint-Nazaire sur le site de Donges Est, une analyse des modalités d'émergence et d'évolution d'un conflit par l'analyse des discours est proposée. L'objectif est différent d'une analyse typologique destinée à catégoriser les conflits. Nous cherchons plutôt dans la présente étude à établir la carte des représentations d'un conflit isolé à partir des communiqués de presse émis par les protagonistes et rapportés dans un unique quotidien de la presse régionale (Ouest-France). L'usage des articles de presse, bien que constituant un prisme déformant les opinions parfois plus nuancées des groupes de pression prenant part au conflit, présente néanmoins un double intérêt: celui tout d'abord de styliser les arguments mobilisés, créant ainsi des idéaux-types lexicaux plus simples à analyser à la fois dans leur registre sémantique et leur évolution; celui ensuite de mettre en relief, par l'abondance du traitement médiatique observé durant certaines périodes, la force des réactions qui impriment au conflit à la fois son ampleur, son rythme et sa progression. En guise de méthodologie, le recueil d'un grand nombre d'articles de la presse régionale est analysé par le module d'analyse textuelle (text mining) du logiciel SPAD. À la phase cruciale de lemmatisation (sélection et rapprochement de mots par synonymie ou segments répétés) succède une série de tests statistiques allant du dénombrement ou de la simple description du concordancier (le mot dans son contexte) à des analyses factorielles de correspondances binaires à partir d'un tableau lexical suivies de classifications hiérarchiques. Le tableau de données textuelles croise ainsi les articles de presse en lignes avec un ensemble de variables en colonnes visant à qualifier les opinions émises dans ces articles.
B. La base de données issue de la PQR L'information retenue a été extraite d'articles de presse issus du quotidien Ouest-France, qui présente l'avantage de compter un grand nombre d'éditions locales ainsi que plusieurs rubriques susceptibles de traiter le conflit de l'extension du PANSN sur le site de Donges Est. À partir d'une base de données numériques recensant depuis septembre 2000 tous les articles du quotidien, le croisement de deux mots-clé (<
notamment l'accent sur l'absence de prise en compte de la productivité halieutique des vasières et en portant de sérieux doutes sur la compensation des impacts. 316
été éliminés en raison de leur redondance avec d'autres articles publiés aux mêmes dates sous une autre rubrique ou par leur faible lien avec le sujet traité, laissant pour l'analyse quelque 137 articles de longueur différente (32 à 977 mots; moyenne égale à 362 mots; écart-type = 190 mots) qui ont pu être renseignés par plusieurs variables: -
titre, sous-titre et contenu de l'article (variables textuelles) ; date de publication (d'octobre 2000 à mai 2006) ; journaliste (18 journalistes ont été identifiés) ;
- rubrique (Saint-Nazaire régionale, autre) ; -
ville,
information
locale,
départementale,
longueur (en nombre de mots) ;
- opinion émise vis-à-vis du projet (favorable, neutre, défavorable) ; -
statut de l'émetteur de l'opinion (port-CCI-entreprises, État, élus locaux,
élus verts, association écologiste, syndicat, autre). En croisant le type d'émetteur avec l'opinion vis-à-vis du projet de Donges Est, on obtient sans surprise un lien statistique important, comme le montre le tableau 1. Le test du chi-2 ne laisse pas de place au doute quant à la liaison entre les deux variables (valeur-test = 10,1 avec une probabilité d'accepter l'hypothèse d'indépendance très inférieure à 1 %). La plupart des groupes d'acteurs se situent clairement dans une approche partisane (associations écologistes et élus locaux verts, direction du port, syndicats). En revanche, les représentations multiples de l'État (gestionnaire du port, DIREN, préfecture...) expliquent une neutralité qui n'est qu'apparente, celui-ci ayant à concilier des objectifs de développement économique et la protection de l'environnement (en particulier depuis les obligations réglementaires européennes de type Natura 2000).
C. Première analyse lexicale: vers une inflexion sensible des arguments mobilisés En approfondissant quelque peu l'analyse par la sélection des mots les plus utilisés par les différents groupes d'opinion qui s'expriment, il ressort un clivage assez marqué entre les défenseurs du projet Donges Est et ses opposants. Dans le camp des opposants, il est peu fait allusion aux communes riveraines du projet ni aux services portuaires; il y est davantage question de protection que de sécurité. La référence au fleuve est également représentative de ce groupe, ainsi que la référence à l 'lfremer, dont les rapports scientifiques sont utilisés à l'encontre du projet. Quant aux partisans du projet d'extension portuaire, leur référentiel s'inscrit pleinement dans le registre du développement économique (trafic, finances, développer, concurrence). La référence à la Loire ou à l'estuaire y est assez peu présente. Le vocabulaire des problématiques urbaines (métropole, agglomération, urbain, quartiers) ne se retrouve pas plus dans ce groupe que dans le précédent, mais est plutôt sur-utilisé par la modalité «neutre» de la variable« opinion ». 317
Plus intéressant encore que cette asymétrie lexicale entre parties adverses engagées dans le conflit, le changement de vocabulaire utilisé au cours de l'affrontement médiatique reflète l'impact de l'enquête publique sur les arguments avancés par chacune des parties. Deux périodes ont été distinguées dans l'analyse lexicale qui suit: la première précède l'enquête publique (octobre 2000 à mars 2002) et la seconde lui succède (avri12002 à mai 2006). Plusieurs mots font distinctement irruption dans le vocabulaire des opposants au projet après l'enquête publique: combler, vasières, Ifremer, poissons, pêche, reconstituer. Il est frappant de constater que les arguments utilisés jusqu'alors prenaient surtout appui sur l'avifaune et très peu sur l'activité halieutique. Or, celle-ci est davantage mobilisée après l'enquête publique et la diffusion de l'avis défavorable de l'Ifremer. Quant aux partisans du projet d'extension portuaire à Donges Est, le lexique est beaucoup plus précis quant à l'utilisation du foncier dédié à l'activité portuaire. Émergent ainsi après la phase d'enquête publique les termes suivants: gaz, terminal, portique, méthanier, quai, conteneur, entreprendre, autant de mots qui caractérisaient peu jusqu'alors le discours de ce groupe d'acteurs. On ressent donc après cette phase d'expression des arguments un besoin de convaincre beaucoup plus étayé que les arguments de principe qui régnaient auparavant. Les « écologistes» font valoir la perte économique que subirait la pêche suite à l'agrandissement des quais, procédant ainsi à une incursion dans le champ référentiel de la partie adverse. Les « portuaires» se cantonnent dans leur registre habituel (trafic portuaire créé par l'extension), mais en mobilisant une argumentation beaucoup plus technique destinée à ancrer davantage le débat dans le développement économique. Enfin, le vocabulaire mobilisé dans les articles neutres ou dont les arguments sont relativement équilibrés est encore différent après l'enquête publique. Des termes peu usités surgissent tels que métropole, agglomération, Nantes, urbain, territoire, aéroport, route, fer. La connexion intermodale et la référence aux grands projets d'infrastructures de transport et d'aménagement territorial composent la nouvelle grille sémantique de l'arbitrage du conflit.
D. Analyse des correspondances fondée sur une base restreinte de mots Un travail de lemmatisation plus poussé a permis de réduire le stock lexical de 7011 mots en 70 groupes lexicaux (appelés mots-enveloppe dans la suite du texte), par synonymie ou rapprochement de termes appartenant à un même registre sémantique. Ainsi derrière le mot oiseau figurent tous les noms d'espèces cités dans les différents articles, mais également les mots ornithologie, nid et même LPG (Ligue de Protection des oiseaux). Certains rapprochements peuvent sembler arbitraires en raison des nuances, voire des divergences de sens qui sont sacrifiées au cours du processus de lemmatisation. Citons un seul exemple: le mot-enveloppe compromis rassemble des vocables aussi divers que conciliation, coordination, adéquation, arbitrage, mais aussi tolérer, deal, contractualisation, 318
réconcilier, paix, etc. Une telle réduction est donc loin d'être neutre pour l'analyse mais reste cependant indispensable pour approfondir les premiers résultats. Le tableau lexical se fonde sur cette lemmatisation draconienne pour croiser en lignes les 70 mots-enveloppe restants et en colonne les variables nominales (opinion sur le projet, statut des émetteurs d'opinion, année de publication.. .). En ne retenant que l'opinion vis-à-vis du projet Donges Est et ses trois modalités (<
E. Classification hiérarchique du vocabulaire utilisé La classification ascendante hiérarchique permet de découper en classes homogènes l'ensemble des mots-enveloppe utilisés selon les avis exprimés sur le projet. Des associations de mots sont ainsi relevées dans chaque catégorie d'opinion. Une partition en quatre classes semble la plus pertinente (Fig. 4). Le pourcentage associé à chaque modalité sur-représentée dans la classe, par exemple pour la modalité « opinion défavorable» dans la classe 4, peut se lire ainsi: 56 % des mots appartenant à cette classe ont été relevés dans des articles exprimant une opinion défavorable à l'égard du projet de Donges Est (alors que cette opinion ne représente que 35 % des articles utilisant l'ensemble des motsenveloppe sélectionnés)2o. Sur la base du vocabulaire et des modalités caractéristiques de chaque classe, une typologie est proposée. Au-delà des deux classes déjà identifiées (vocabulaire des opposants écologistes et celui des opinions neutres exprimées par l'État aménageur public), la distinction lexicale entre les acteurs économiques (port, CCI, entreprises, syndicats) et les élus locaux plutôt favorables au projet est patente. Les premiers ont recours à un registre lexical résolument portuaire (bateau, ports, marins). S'ils brandissent la menace d'une perte de compétitivité au sein de l'Europe pour asseoir leur projet, leur vocabulaire est davantage positif puisqu'il s'agit de changer, de construire,
20. La description complète des classes par des modalités sur et sous-représentées dans chaque classe, les tests d'hypothèse associés (valeur-test et probabilité), ainsi que la base complète et sa lemmatisation peuvent être obtenus sur simple demande aux auteurs.
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de développer le travail et l'industrie sur la rive nord de l'estuaire. Indéniablement pour le projet Donges Est, nécessité fait loi (falloir, besoin). Le vocabulaire spécifique aux élus locaux proches du site (Saint-Nazaire, Donges) est éminemment plus politique et plus coercitif (élections, pouvoir, imposer, décision). Il est intéressant de constater également que le registre économique lui est relativement plus proche car l'essentiel des références au secteur de l'énergie, très présent dans cette zone, se trouve dans ce groupe et non dans le précédent. Le projet est perçu comme très problématique et risqué par les représentants de la classe des élus locaux (problème, assurer), en raison de la multiplicité des enjeux que représente le projet pour ces élus (économie, environnement, social, élections). L'expression de leur opinion reste par ailleurs plutôt antérieure à l'enquête publique de mars 2002, comme si le rapport des commissaires enquêteurs avait rendu les éléments du débat plus complexes et effrité en conséquence leur soutien au projet. Il semble bien que, au cours du temps, les élus aient été sensibles aux actions entreprises par les opposants (pression médiatique, recours devant les tribunaux, dissémination des résultats d'expertise scientifique...) et que l'enquête publique ait marqué un point de retournement. La dernière observation qui peut être faite à partir de cette classification réside dans l'isolement des« écologistes» par rapport aux trois autres groupes, si l'on en juge par la structure même de l'arbre hiérarchique. Leur registre lexical reste ancré dans une opposition difficilement conciliable avec la recherche d'un compromis. Le vocabulaire qu'ils utilisent (oiseau, poisson, impact, estuaire, Loire, Sud-Loire) est souvent absent dans les autres classes de mots. La classification précédente reposait encore pour une large part sur le découpage des articles selon l'opinion qui en ressort. Or, celle-ci est parfois nuancée et le classement dans l'une ou l'autre des catégories s'avère plus ou moins artificiel. En inversant la structure du tableau (articles en ligne-mots en colonne), on peut dans une certaine mesure retrouver des associations de mots plus « naturelles» car ne devant rien aux modalités d'une seule variable: les regroupements tiennent simplement à la présence conjointe des mots dans les mêmes articles (co-occurrences). Le logiciel a lui-même retenu la ou les partitions idéales (une partition de 9 classes) à partir du critère de Ward (maximisation de l'inertie interclasses et minimisation de l'inertie intra-classes). Les fréquences illustratives (Fig. 5, dernière colonne) ont été rangées suivant un ordre décroissant d'importance pour caractériser chaque groupe. Certains groupes rassemblent un effectif très faible (par exemple 4 articles sur 136 pour la classe 9) et semblent proposer un argumentaire daté (ainsi que le montre la présence de la fréquence 200 I pour ce premier groupe) et le terme oiseau doté d'une valeur-test très élevée. Confirmant un des résultats précédents, les classes 5 et 7 sont peut-être les plus intéressantes, d'une part par leur poids dans l'analyse, et de l'autre par l'évolution de la position des élus locaux après enquête publique (de favorable à neutre). Si les élus de Donges restent très
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partisans du projet, ceux de Saint-Nazaire21 sont plus mesurés et n'hésitent pas à avancer des arguments contraires au projet. Les articles recensés dans la classe 2, où les élus locaux sont relativement mieux représentés également, restent dans l'ensemble favorables au projet compte tenu du vocabulaire caractéristique de la classe (politique, travail), mais tiennent compte également de l'aspect juridictionnel du projet lorsqu'il est question des incidences environnementales Ouge, environnement).
III. Conclusion L'extension du port sur le site de Donges Est, selon ses opposants, produirait des effets externes dommageables pour la reproduction de la faune et de la flore - singulièrement pour les oiseaux migrateurs et les poissons - ce qui entraîne l'opposition des pêcheurs et des organisations écologistes. L'artificialisation croissante de la rive nord crée des problèmes d'inondation et de dégradation des eaux, ce qui concerne directement les élus locaux et les gestionnaires tels que le PNR de Grande Brière. Bien que cet espace ne constitue pas un bien public au sens de l'économie publique - il est divisible, permet d'en exclure certains usagers et engendre des usages rivaux -, il produit en revanche certains effets externes positifs ayant un caractère de bien public: rôle de frayère pour les poissons pêchés dans le Golfe de Gascogne et de reposoir pour les oiseaux, rôle dans la régulation des équilibres hydrologiques. Pour mettre en perspective l'enjeu écologique, il faut rappeler que depuis 1900, 50 % des zones humides du monde ont disparu (mCN 2000). Localement, dans l'estuaire de la Loire, les zones humides ont régressé de 30 000 ha, notamment en raison de la chenalisation initiée depuis 1933. Les vasières y ont été amputées depuis 1962 de plus de 5000 ha22. Une nouvelle extension portuaire sur plus de 440 ha ne condamnerait-elle pas définitivement certaines fonctions estuariennes ? À l'inverse, les partisans du projet considèrent que l'accroissement du Port est indispensable au développement économique de la région. Il permettrait un recours plus important au transport maritime au détriment du transport routier, limitant ainsi l'encombrement des routes par les camions (projet« d'autoroute de la mer» Nantes-Bilbao destiné à alléger le trafic routier, en particulier à la frontière espagnole) et les émissions de gaz à effet de serre dans l'atmosphère. L'émetteur potentiel d'effets externes négatifs, le PANSN, est extérieur à la communauté réceptrice, celle-ci étant d'ailleurs multiple (chasseurs, pêcheurs, écologistes, acteurs du tourisme, collectivités locales) puisque les effets externes négatifs sont eux-mêmes multiples. Le problème se complique du fait que le projet induirait aussi des effets externes positifs sur tout ou partie des communautés réceptrices (impôts locaux, emplois, réduction future de gaz à effet de serre). Il s'agit donc d'externalités de pollution à la fois technique et politique
21. En raison peut-être de la nouvelle fonction exercée par le maire de cette ville à partir de 2004 à la vice-présidence du conseil régional des Pays de la Loire. 22. Site de l'IFEN: http://www.ifenfr/zoneshumides/pages/medd_zh_Manche.htm
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(Jeanneaux 2006) : les opposants vont tenter de faire pression sur les détenteurs de la puissance publique pour qu'ils n'autorisent pas le Port à s'étendre. Les intérêts des parties en présence dans le conflit de Donges Est forment un écheveau contradictoire et complexe. Toutes les divergences d'intérêt n'ont pas été activées dans ce conflit (par exemple, le Parc Naturel Régional de Brière n'a pas pris partie). Toutes les convergences d'intérêt n'ont pas non plus été exploitées (par exemple le PANSN et les associations écologistes pour la limitation du recours au transport routier). L'analyse textuelle des discours émis en faveur de telle ou telle position permet d'en apprendre un peu plus sur la dynamique du conflit. Les différentes méthodes d'analyse lexicale mobilisées dans cette présentation se complètent pour caractériser les positions et oppositions des acteurs dans ce conflit d'extension portuaire tel qu'il est rapporté dans la presse quotidienne régionale de 2000 à 2006. Au-delà de la rivalité attendue entre arguments utilisés par les partisans et les détracteurs, c'est bien le sentiment d'un infléchissement des discours provoqué par l'enquête publique de mars 2002 qui ressort de cette analyse. Les prises de parole des élus locaux (verts exclus) ont perdu en netteté devant la complexité du débat mise à jour. Quant aux partisans et aux détracteurs du projet, des incursions dans le registre sémantique des rivaux (atteinte à l'environnement, impact économique du projet) sont constatées. Elles illustrent de la sorte le processus d'appropriation du calcul économique comme élément de coordination de la décision publique (Godard 2003). Des éléments implicites de ce calcul, élargissant la sphère de la négociation vers des enjeux économiques et écologiques plus larges, peuvent être relevés dans les données textuelles analysées (incidences économiques pour l'activité halieutique du golfe de Gascogne; bienfaits du transport maritime sur le changement climatique global qui viennent s'ajouter au bénéfice d'une compétitivité retrouvée au sein de l'Europe portuaire). Les éléments du calcul apparaissent néanmoins de façon incomplète. Les effets d'entraînement supposés de cette infrastructure, en particulier en matière d'industrialisation, sont rarement démontrés, de même qu'aucune étude n'a tenté de tenir compte d'une valorisation réaliste du capital naturel afin d'accompagner l'élaboration de compromis. L'utilité des enquêtes publiques et plus généralement des nouvelles formes de concertation publique n'est pas essentiellement celle qui est prévue par les textes. Il est extrêmement rare en effet que le commissaire enquêteur tienne compte des avis défavorables et conclue à la nécessité de rejeter un projet, surtout en matière d'infrastructure de transport. Néanmoins, au cours des années nécessaires à un aménagement de l'envergure du projet d'extension portuaire à Donges Est et pour mener à bien les différentes procédures, le projet lui-même évolue, les positions des acteurs aussi et on assiste à un processus lent mais utile de révélation et de coconstruction des préférences collectives indispensable au fonctionnement de la démocratie. Il est dès lors inquiétant que le Gouvernement soit au contraire tenté de réformer l'enquête publique en supprimant tout impact de la concertation sur la prise de décision (Breton 2006). L'influence d'un tel outil de production et d'échange d'information ressort clairement de l'étude
322
lexicale. Le nombre d'articles relatant le conflit n'a jamais été aussi important sur la période étudiée que pendant les mois entourant l'enquête publique (janvier à juin 2002, fig. 6). On remarque également la fréquence plus grande des opinions contraires au projet pendant cette période, à l'exception notable du mois de mars qui correspond au mois de l'enquête publique et qui comptabilise un record de 28 articles, dont IS expriment une opinion favorable au projet, 8 défavorables et 5 une opinion équilibrée ou neutre. L'hypothèse d'un changement structurel dans la perception du conflit par les différents groupes d'acteurs consécutif à l'enquête publique semble donc validée. Au-delà de ce constat d'appropriation du calcul économique par les acteurs et de son rôle dans le processus de coordination, c'est également le rôle nouveau joué par l'État qui apparaît dans ce conflit d'aménagement. L'utilisation directe des instruments politiques de protection environnementale élaborés à Bruxelles réduit dans le processus de démocratie participative le poids de l'État en tant que représentant de l'intérêt général. Partagé entre son rôle de gestionnaire des infrastructures portuaires, son accompagnement du développement économique national, sa politique d'aménagement du territoire et ses obligations en matière environnementale, l'État tend à laisser les acteurs locaux et le temps arbitrer pour lui les conflits d'intérêt entre des acteurs qui sollicitent sa décision. Utilise-t-il à dessein les exigences de l'Union européenne pour atténuer son poids dans les grandes orientations d'aménagement territorial? N'aurait-il pas plus intérêt à substituer à son rôle de décideur et de gestionnaire un rôle de médiation et de catalyseur du débat public, disposant d'ores et déjà d'un arsenal d'outils juridiques lui donnant toute latitude pour remplir une telle mission? Bibliographie BRETON1., « Même pas une souris... », L'Enquête Publique, Bulletin de la Compagnie Nationale des Commissaires Enquêteurs, n° 57, mai 2006 CHOBLETC., DESPRÉSL. et GUILLOTREAUP., «Donges Est: les mots du conflit », Place Publique, n° 3, 2007, 35-40. DAMBRE J.-L. et SEVENJ., Mission d'évaluation de l'aménagement de l'estuaire de la Loire, rapport d'étape, Mission d'Inspection Spécialisée de l'environnement, novembre 1993,16 p. DRE PDLL-TETRA, Programme concerté d'aménagement, de développement et de protection de l'estuaire de la Loire; étude première phase, rapport de synthèse provisoire n° 2, 23 janvier 1996, 75 p. DUBUlSSON-QUELLIERS., «Construction et mobilisation des savoirs dans l'action collective: le cas d'une entreprise multi-sites », in Technologies, Idéologies, Pratiques, 2000, vol. XIV-I. DUMEZ H. et JEUNEMAÎTREA., 2005, «La démarche narrative en économie », Revue Économique, vol 56, n° 4, juillet 2005, 983-1006. GODARDO., « Autour des conflits à dimension environnementale. Évaluation économique et coordination dans un monde complexe », Cahiers d'Économie Politique, 47, 2003, 127-53. 323
GUILLOTREAUP., CHOBLET C. et DESPRÉSL., Une approche des conflits littoraux par l'analyse économique, séminaire ORECOLM, Pôle MerLittoral, université de Nantes, 15 juin 2006. JEANNEAUXPh., Économie de la décision publique et conflits d'usages dans les espaces ruraux et périurbains, 4e Journées de la Proximité, Marseille, 17-18 juin 2004,26 p. JEANNEAUXPh., « Économie de la décision publique et conflits d'usages pour un cadre de vie dans les espaces ruraux et périurbains », Développement Durable et Territoires, 2006, 20 p. (disponible sur http://developpementdurable. revues. org/document2 586. html) KIRAT T. et LEVRATTON., Les conflits d'aménagement, de l'utilité sociale à l'équité locale? Le calcul économique et les dispositifs juridiques au défi de l'équité dans les nuisances des infrastructures, Journées d'étude INRACNRS « Conflits d'usage et de voisinage », Paris, Il au Il octobre 2004, version remaniée datée du 13 septembre 2005, 32 p. PANSN images, Simoneau imprimeur, Nantes, 1980, 22 p. SCE, Étude d'impact du projet Donges Est, 2001, +900 p. UICN, Rapport mondial sur la mise en valeur des ressources en eau (WWDR), VlCN (Union internationale pour la conservation de la nature et des ressources naturelles), 2000. SIMONH., Models of bounded rationality:behavioural economics and business organization, MIT press, Cambridge, 1982. VERGERF., 2005. Marais et estuaires du littoral français, Paris, Éditions Belin, 335 p.
324
Figure 1 Localisation du projet Donges Est
Figure 2 Milieux naturels et projets d'extension portuaires
325
Figure 3 Site du projet Donges Est: vasières, roselières et remblais sableux
mu.:" sr"n;~"
"Oft1 Qt'Jf'
Ell
1M!
,'q.i;'!i"MI;i;
*
326
"iiKE", ;!('t<~i, au éEL" '~',m';"
j;
E;) 8~'i"
Figure 4 Classification en 4 classes des mots-enveloppe (P. Guillotreau, 2006)
'''"''-~"'."'''';.".,,.''''
O'SEA' w" OE.'" """"H O,,,,"".H
-~---{1
'M''''' ""'0,"' ',""O"'OH CO,"" <sr",",
Classe 4 les écologistes Opinion défavorable = 56% Asso. écologistes = 30% Elus verts = 13%
""0"'" co"'"c '''''' ""'"'~"" "'lU ",."c '","""'lU """., ''''''., "'"0" CH""", CEVEC""" ,eso. COHsm"""
ClasSé
3 Les déVéloppeurs
Opinion favorable Port-CCI = 22% Syndicats = 8%
= 55%
'GU''''"'''' ""''''ME'''' ""0'"' H. ,""''" CO_"'''OH
-."
'M'D'''' "'UTIO'" "'UVO'" ""'0,,""''' "0"-"" "0'" """'" """0"' '"''''"' ""0',",, ""-,, ~.,
-~
Classe 2 les élus de Donges Saint Nazaire Avant enquête publ. = 47% Elus locaux = 42%
""""",-,
g;: ~
"",ON ZO",
Classe
1 l'Etat
aménageur
DO""," '''''.N'''''''' cmo"'""'''''''''"' '''''N''ON
~"" CO""''''" 'WC< '"0'"'" .'''''N ''"0'"''
327
Opinion neutre Etat = 16%
= 31 %
Figure 5 Classification des articles en 9 classes homogènes (P. Guillotreau, 2006)
O__,,"'_~
9 (4)
Oiseau
Asso. Écolo. Opinion défavorable 2001
Nature, estuaire, poisson, Loire
Opinion défavorable Info locale
(3%)
8 (12) (9%)
Enq~tt:!,
2992,
(23%)
cômpensation, aUtoriser, Donges, débat
él\#! locaux, avaht enq. publiq ue
6 (3)
Collectif, dégâts, opposition, Loire
Asso. écolo., avis défavorable, info St Nazaire, 2002
7(31)
(2%)
5
(23)
(17%)
Urbain, zone,
Neutre,
aéroport
Aprés
op. faV(jrable,
élus locaux, enq. Pub.
Info rég.,
4 (5) (4%)
3 (14) (10%)
2 (24) (17%)
1 (20) (15%)
TOTAL
Etat
Aéroport, région, débat
Après enquête pub. 2005
Vert, élections, politique
Elus verts Opinion défavorable
Juge, environnement, politique, travail
Info régionale
Port, transport, bateau, Nantes, Europe, marins
Port-CCl-entr. Opinion favorable
= 136 articles
328
Elus locaux
Syndicats
Figure 6 Fréquence
des articles
et opinions dominantes
émises (P. Guillotreau,
~«-, "u""".
u,.", "'''''''
2006)
" "
"
"" ...
,"'". "P"'~' -
..,
,.., """''''
Légende: une note mensuelle exprimant les opinions émises a été agrégée en sommant les notes obtenues par tous les articles du mois selon les modalités de calcul suivantes: favorable = + l, neutre = 0 ; défavorable = -1. Tableau 1 Relation entre statut de l'émetteur et opinion émise (P. Guillotreau 2006)
Effectifs Élus locaux Asso écolo Port-CCIentrepr. Elus locaux verts État Syndicat Aucun statut
Ensemble
Défavorable
Favorable
Ensemble
Neutre
7 23
30 1
11 0
48 24
0
18
0
18
17
0
0
17
3 0 1 51
2 10 0 61
7 1 6 25
12 11 7 137
329
Tableau 2 Vocabulaire spécifique aux opposants au projet Donges Est (P. Guillotreau, 2006)
Mots ou segments caractéristiques
Fréquence interne
Fréquence globale
0/0
Valeur- Test
Collectif
41
43
95%
8,3
Vert
86
120
72%
8,1
Loire
82
146
56%
5,2
IfTemer
13
14
93%
4,2
Oiseau
27
40
68%
4,0
Destruction
13
15
87%
3,8
Pêche
12
14
86%
3,6
Protection
35
63
56%
3,2
Vasières
22
35
63%
3,2
Vivre
26
45
58%
2,9
Sécurité
4
38
lI%
-3,2
Autoroute
3
35
9%
-3,3
Agroalimentaire
1
25
4%
-3,4
Service
2
31
6%
-3,4
Transport
9
63
14%
-3,5
Marins
20
lIa
18%
-3,7
Port Nantes Nazaire
162
597
27%
-4,0
13
89
15%
-4,1
- Saint-
330
Tableau 3 Vocabulaire spécifique aux partisans du projet Donges Est (P. Guillotreau, 2006) segments Mots ou caractéristiques Port
Fréquence interne 346
Fréquence I!lobale 597
0/0
Valeur-Test
58%
7,7
Nantes- Saint-Nazaire
56
89
63%
3,8
Trafic
38
58
66%
3,4
38
68%
3,0
Sécurité
26
Finances
16
21
76%
2,9
Développer
101
191
53 %
2,8
Concurrence
11
13
85%
2,8
Oiseau
7
40
18%
-3,1
Protection
14
63
22%
-3,1
Rapprochement
3
27
11%
-3,2
Ifremer
0
14
0%
-3,3
Métropole
1
19
5%
-3,3
5
35
14%
-3,3
Vasières Combler
0
15
0%
-3,4
Loire
33
146
23 %
-4,9
331
QUELLE LECTURE ET QUELLE RÉSOLUTION DES CONFLITS POUR UN DÉVELOPPEMENT DURABLE?
La science politique et la démocratie participative, enjeux et débats. Un point de vue d'un «politiste» Goulven BOUDIC'
Nous devons au lecteur une première précision et une première série d'excuses, concernant le sous-titre de cette communication, qui ne brille guère par son élégance. Cette question n'est pas anecdotique et appelle quelques brefs commentaires. Nous ne nous sommes pas contentés dans les propos qui vont suivre d'interroger la relation entre démocratie participative et science politique, au sens strict du terme, mais, reprenant un travers propre, avons sollicité des matériaux appartenant à des disciplines académiques diverses, comme la sociologie, la philosophie ou l'histoire. Par exemple en tentant, rapidement et parfois schématiquement, de revenir et de mentionner la conception des Athéniens sur cette question de la participation dans un cadre démocratique. On pourra certes arguer ici que la science politique est une discipline elle-même hybride, qui accorde en son sein une légitimité, tant à l'histoire des idées qu'à la théorie politique, sans même parler des efforts récents de certains auteurs pour fonder la légitimité d'une approche « socio-historique ». Mais, n'ayant aucune prétention à «incarner» la science politique, nous avons finalement préféré assumer la singularité du point de vue développé, au risque d'une inélégance dans la formule: «un point de vue d'un politiste ». Ce qui signifie aussi que l'approche se veut modeste, et qu'elle est plus un éclaircissement à destination personnelle, lié au besoin de « faire le point» sur ces questions disputées, qu'une leçon magistrale prétendant clore la discussion. Sur cette question, l'expérience commune suggère que la familiarité apparente avec les mots masque mal les confusions, les contresens ou les désaccords potentiels, liés à leur situation polysémique volontairement ou non entretenue par leur utilisation courante, sinon quotidienne. Chacun a son mot à dire sur la ,
DCS-CERP3E
démocratie et sur la participation, et la vigueur de certains débats récents révèle la permanence et la profondeur de réflexes de type pavlovien débouchant prioritairement sur la formulation de jugements de valeurs à forte connotation normative. Les réactions suscitées par la proposition récente d'une candidate à l'élection présidentielle, directement inspirée en l'occurrence par les travaux de quelques politistes, d'instaurer en France des «jurys citoyens» afin d'évaluer les politiques publiques en constituent une exemplaire illustration. Que n'a-t-on pas entendu: « Innovation radicale sans précédent et sans relation avec nos mœurs et notre culture juridique»! «Révolution»! Et qui dit révolution dit immédiatement «violence », «totalitarisme », « Chine maoïste» et « Cambodge» réunis, sans parler du «retour de la Terreur et son cortège d'horreurs» ! Et ce jugement entendant opposer les « dangers de la démocratie directe» et « la sagesse de la démocratie représentative », qui vient d'ailleurs dans l'ignorance crasse de ses auteurs reprendre presque mot pour mot les préventions des jacobins pour la démocratie directe, qui, « dans un grand pays n'est autre chose que l'anarchie »1 ! Autant de catégories toutes faites, et souvent erronées. Qu'on songe justement à la Terreur, qui est le type même de déviation induite par une certaine conception de la représentation et non la résultante d'une introuvable « démocratie directe» dont les révolutionnaires, jusques et y compris les « plus jacobins », se défiaient plus que toue. Un premier travail indispensable consiste donc à ré interroger ces mots, en apparence si familiers. Dans « démocratie participative », il y a bien entendu réunion de deux concepts, celui de « démocratie» et celui de « participation ». On a fait le choix ici de repartir du second plutôt que du premier. Le terme de démocratie nous semble en effet plus « pollué» encore que celui de participation par ses usages courants et le nombre d'ouvrages consacrés à cette notion atteste le caractère inépuisable de l'exercice, comme ces thèses de science politique débutant souvent vainement par la tentative de définition du terme et du concept. Partir de la participation offre selon nous l'avantage d'un éclairage plus satisfaisant. Donc, participation et démocratie, plutôt que l'inverse.
I. Quatre étapes de la participation Plusieurs étapes historiques, d'importance bien inégales, peuvent être ici distinguées, qui renvoient à différentes définitions de la relation entre
1. Formule rappelée par P. ROSANVALLONdans Le Sacre du Citoyen, Gallimard, 1992. Voir sur ce point les réactions recueillies dans Libération, « Des élus vent debout contre une mesure perçue comme une menace », 25 octobre 2006 : « Nombre de députés de tous bords ont aussi accentué le feu sur la députée des Deux-Sèvres. De Bernard Accoyer, président du groupe UMP, qui a fustigé les "penchants robespierristes du PS", à Patrick Devedjian (UMP), qui l'accuse de vouloir atteindre le "mandat impératif, c'est-à-dire celui des démocraties populaires" »... 2. Voir sur ce point les analyses classiques de F. FURET, Penser la Révolution française, Gallimard, 1977.
334
participation et démocratie, en même temps qu'à différentes définitions de la notion même de participation.
A. Athènes et la participation comme devoir La première est, en apparence tout du moins, la plus « classique» et peut-être la plus connue. Elle renvoie à l'expérience fondatrice en même temps que largement inédite et non reproduite de la démocratie athénienne. Selon l'analyse, là encore classique, la participation des citoyens athéniens à la discussion, à la délibération et à la décision des affaires de la Cité constitue l'une des conditions essentielles du bon fonctionnement de la démocratie et de la Cité. Participer constitue un devoir, et cette conception n'est pas pour rien dans tout un ensemble de nos réflexes actuels. Le bon citoyen, celui qui, pour reprendre les formules d'Aristote, atteint la perfection en accomplissant sa nature, sa vocation de citoyen est le citoyen qui participe. On se rappellera seulement sur ce point que, dans sa typologie, Aristote classe la démocratie parmi les régimes corrompus, essentiellement parce que l'instauration du misthos, une indemnité censée faire revenir sur l'agora les citoyens qui s'en étaient détournés, viendrait symboliser la victoire des pauvres sur les meilleurs, au détriment du « bien commun ». Pour Aristote, le citoyen doit participer, parce que cela est dans la nature du bon citoyen, dans sa vocation, et non parce qu'il y trouve un intérêt financier. On y reviendra tout à l'heure, mais deux points méritent d'être soulignés d'ores et déjà à propos de cette conception. Elle est pour Aristote, on l'a dit un idéal plus qu'une réalité. Mais la distinction s'est largement effacée et l'on a pris longtemps et jusqu'à une époque récente « le discours sur» pour « la description de ». Et, deuxième précision, ce discours a débouché, pour des raisons diverses, sur une qualification de la démocratie athénienne comme «démocratie directe », dans le cadre plus général d'une opposition entre « démocratie directe» et « démocratie représentative ». Il faudra un jour songer à interroger d'ailleurs sur ce point l'emprise très forte de l'enseignement du droit constitutionnel en France, qui continue à conforter très largement cette analyse et cette opposition.
B. Le gouvernement représentatif moderne: la non-participation comme droit La deuxième étape est directement contemporaine des révolutions démocratiques qui ouvrent notre modernité politique, à la fin du XVIIIesiècle. On sait bien que, pour les acteurs de cette époque, Athènes et Rome figurent comme des expériences centrales qui viennent structurer l'espace des possibles, sur le mode du modèle ou, surtout, du contre-modèle3. Mais on sait aussi que cet imaginaire disponible a dû être largement remanié pour passer le cap du 3. Sur ce point, voir P. VIDAL-NAQUET,« La Place de la Grèce dans l'imaginaire des hommes de la Révolution », in La Démocratie grecque vue d'ailleurs, Flammarion, 1990, p.211-236 et CI. NICOLET, L'idée
républicaine
en France,
Gallimard,
335
rééd. 1994.
gouvernement représentatif. Constant en a fourni l'une des légitimations les plus abouties, en opposant précisément la Liberté des Anciens et celle des Modernes. La liberté des Anciens se réalise dans la participation, la liberté des Modernes, dans la liberté de ne pas participer, de consacrer son temps à autre chose, sans pour autant perdre, au contraire, le bénéfice de certaines protections individuelles4. On voit bien la cohérence de l'ensemble: le gouvernement représentatif n'est pas pour rien contemporain de la découverte théorique des mécanismes de l'économie de marché et de l'autonomisation de l'économie en tant que discipline propre5. Et sur ce point, le contradicteur de Constant, c'est bien entendu Rousseau qui, avec sa célèbre évocation de la liberté des Anglais, en s'en prenant à l'anglophilie de Montesquieu, vient en fait répondre préventivement à Constant6. Pour autant, on ne saurait perdre de vue que l'analyse de Constant débouche sur une potentialité élitiste qui sera évidente chez nombre de théoriciens du libéralisme politique français dans la première moitié du XIXe siècle7. Et que la thématique de la République vient permettre l'aménagement, l'encadrement aussi de cette « dérive» élitiste possible du gouvernement représentatifS. En favorisant le régime d'Assemblée, le républicanisme participe de cette légitimation du régime représentatif; en instaurant le suffrage universel considéré comme une évidence, il entend renouer avec l'inspiration athénienne, qu'il dépasse même en universalisation potentielle de la citoyenneté; en limitant la participation à l'acte de vote et en imposant un civisme fondé sur l'autorité de la loi républicaine, il interdit la dérive populaire anarchique redoutée par les libéraux (<
4. B. CONSTANT,De la Liberté chez les modernes, rééd. Pluriel-Hachette, 1980. « Dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. De là vient, Messieurs, la nécessité du système représentatif. Le système représentatif n'est autre chose qu'une organisation à l'aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu'elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même », cité par D. BOURG, « Démocratie représentative et démocratie participative », in I.-P. MARÉCHALet B. QUENAULT(dir.), Le développement durable, PUR, 2005. 5. Cette conjonction est par exemple soulignée par CI. NICOLET,qui note d'ailleurs la marginalité relative de CONSTANTsur ce point: « La France est peut-être le seul pays d'Europe qui n'ait jamais vraiment admis la grande coupure, le grand renversement intellectuel, scientifique et politique effectué dans l'Écosse des Lumières, vers la fin du XVIIIesiècle, qui s'est voulu - et qui a été réellement - l'acte de naissance de la modernité. Là, au contact du Nouveau Monde, au cœur du capitalisme naissant apparaissent à la fois la science économique, la philosophie utilitaire et la théorie politique du libéralisme », CI. NICOLET,op. cit., p. 479 et suivantes. 6. « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement: sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde », J.-J. ROUSSEAU,Du Contrat social, rééd. Pluriel Hachette, p. 303. 7. Sur ce point, voir P. ROSANVALLON,Le Moment Guizot, Gallimard, 1985, notamment le chapitre 3, « La nouvelle citoyenneté» (sur la notion de capacité). 8. Voir sur ce point CI. NICOLET, op. cit. et Q. SKINNER,La Liberté avant le libéralisme, Liber Éditions, 2000.
336
De ce moment républicain, qui ne se confond pas avec le libéralisme politique classique, nous sommes encore largement redevables. Nous avons en effet pour habitude et peut-être pour travers, de considérer l'acte électoral comme le seul véritable acte de participation politique, ou, en tout cas, comme l'acte autour duquel s'organise et se décline la notion même de participation. Que l'on songe par exemple à la traditionnelle analyse de la « participation », ici entendue dans son opposition à l'abstention, les soirs de scrutins. Certes, progressivement, la participation pourra prendre en science politique par exemple une signification plus large, allant de la simple discussion politique au militantisme le plus avancé. Mais, l'analyse politique révèle une tendance à rapporter l'acte de participation à l'acte de vote, comme le suggère implicitement la distinction académique qui oppose participation conventionnelle et participation non conventionnelle (où la réintégration de formes marginalisées ou méprisées de l'action politique sous le chapitre de la participation se trouve immédiatement relativisée par cette idée d'une normalité de la participation)9.
C. La participation
modernisatrice,
antidote de la technocratie
Une troisième étape peut être, me semble-t-il, utilement identifiée au cours des années 1960, où l'on assiste à une véritable profusion des références à la participation, dont l'une des versions les plus connues est bien entendu la version gaulliste (celle-là même qui est réactivée au cours des événements de Mai 68, comme à chaque fois d'ailleurs que le gaullisme au gouvernement rencontre un problème avec la rue...) Mais la version gaulliste n'est pas, loin de là, la seule disponible. Il existe alors une version « de gauche» de la participation, qui, avant de prendre au cours des années 1970 le nom d'autogestion, naît probablement de l'accumulation de déceptions d'intellectuels partageant peu ou prou certaines convictions « progressistes ». Le contexte de la décolonisation n'est pas étranger à ce moment et à la formulation de cette version. En effet, la guerre d'Algérie qui va constituer l'un de ces événements structurants de la scène intellectuelle est aussi à l'origine d'une série de désillusions face à la difficile mobilisation populaire contre la guerre d'Algérie. À tort ou à raison, peu importe ici, nombreux sont les militants intellectuels qui constatent la faiblesse de l'engagement anticolonial et la difficulté à mobiliser contre la guerre. Or, ils avaient espéré une sorte de levée en masse du peuple. D'où une cruelle désillusion dont certains, que l'on songe ici à un Castoriadis, ne sortiront au final qu'au prix d'un surcroît de critique à l'égard d'un type de fonctionnement économique et d'un type de société aboutissant au décervelage, via la consommation et la culture de masse. Entre la critique redoublée d'un Castoriadis, dont le modèle revendiqué n'est pas pour rien la démocratie
9. Pour un aperçu rapide de ces questions et de la découverte récente en France de la participation protestataire conduisant à une redéfinition élargie de la participation, voir F. MATONTI, Le Comportement politique des Français, Almand Colin, 1998, p. 60-63
337
athénienne et le cynisme élitiste qui porte à considérer le peuple comme « débile et immature », la distance n'est pas grande, que d'autres franchiront parfoislO. L'accord se forme toutefois, au-delà de ces considérations, sur le constat de la dépolitisation. L'absence de « mémoire politique de long terme» rend difficile aujourd'hui à imaginer que nos débats sur la crise du politique ne sont pas franchement une nouveauté... Ils sont au cœur des réflexions et des analyses politiques tout au long des années 1960, déjà, et l'on voit se multiplier les colloques et publications savantes] 1. L'une des pistes explorées par ces réflexions est alors bien celle de la participation, remède à la dépolitisation. Il s'agit bien de réveiller le citoyen, afin de ne pas laisser au technocrate le soin de régler le sort de la Cité et de ses membres. C'est l'étape « sociologique », si l'on peut dire, dans la mesure où la formulation de cette version est liée à la deuxième institutionnalisation de la sociologie française et à quelques-unes de ses figures les plus connues (notamment Michel Crozier). Pour ses porte-parole les plus avancés, une double contrainte apparaît toutefois, que révèlent à la fois l'existence mais aussi la diversité des lieux d'où s'expriment ces mises en forme du nouvel impératif participatif. En effet, ces acteurs de la sociologie ont besoin de la légitimation de l'État, et au sein de ce dernier, de ceux qui entendent et revendiquent de porter sa modernisation. Nos sociologues sont donc délibérément modernisateurs, et cela les rapproche des technocrates planificateurs, et justifie leur présence dans tout
un ensemble de lieux et commissions stratégiques 12. Mais, ils se doivent aussi de
préserver leur autonomie, de prouver qu'ils existent en tant que tels, de se poser face aux technocrates dont on sait bien la tentation qu'ils pourraient éventuellement avoir de se passer de la sociologie, ou en tout cas des sociologues. D'où l'enrôlement de la figure abstraite du citoyen par le sociologue (coup de force effectué avec le même talent que l'enrôlement de «l'opinion
10. Voir sur ce point entre autres
exemples,
C. CASTORIADIS, « L'Idée
de révolution»,
Le Monde
morcelé, Seuil, 1990, p. 164-171 : « Qu'est-ce qu'une société libre, ou autonome? C'est une société qui se donne à elle-même, effectivement et réflexivement, ses propres lois, sachant qu'elle le fait. Qu'est-ce qu'un individu libre, ou autonome, du moment où il n'est concevable que dans une société où il y a des lois et du pouvoir? C'est un individu qui reconnaît dans ces lois et ce pouvoir ses propres lois et son propre pouvoir - ce qui ne peut se faire sans mystification que dans la mesure où il a la pleine possibilité effective de participer à la formation des lois et à l'exercice du pouvoir. Nous en sommes très loin - et qui imaginerait un instant que la préoccupation brûlante des oligarchies dominantes serait de nous y faire parvenir?»; « Nos sociétés s'enfoncent progressivement dans ('apathie, la dépolitisation, la domination par les médias et les politiciens en pellicule. ». 11. Entre autres exemples, on notera que l'un des premiers ouvrages ftançais sur l'abstention électorale date de 1968: A. LANCELOT,L'Abstentionnisme électoral en France, Armand Colin, 1968. 12. Voir notamment le Club Jean-Moulin et deux de ses publications: L'État et le citoyen (sous la direction anonyme de M. CROZIER),et La démocratie, une idée neuve? (rédigé par J. Rov AN). Voir aussi D. DULONG,Moderniser la politique, L'Harmattan, 1997 et nos propres développements sur la mise en forme intellectuelle de cette configuration modernisatrice dans Les métamorphoses d'une revue, Esprit, 1944-1982, Éditions de l'IMEC, 2005, Chapitre IV, « Modernisateurs et militants» .
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publique» par les journalistes contemporains)l3. D'où encore l'engouement pour ce que l'on n'appelle pas encore la« société civile », mais que l'on désigne alors comme les « forces vives» ou les « couches nouvelles », porteuses de cet idéal d'une modernisation appuyée sur la participation de citoyens actifs et informés. D'où encore cette méfiance (commune aux sociologues et aux technocrates) à l'égard des tenants du système politique notabiliaire classique que sont les
députés-maires ou les sénateurs-maires 14. Le rapprochement, sinon l'alliance entre les technocrates et les sociologues, n'est toutefois pas une fusion. Les logiques des uns et des autres demeurent différentes, et si on constate cette incontestable rencontre, chacun peut à tout moment reprendre son autonomie. Il semble bien d'ailleurs que la dissolution de cette configuration modernisatrice soit largement le fait d'une modernisation plus technocratique que démocratique, et que l'État soit finalement, mais à son corps défendant, le meilleur accoucheur de la «société civile» dont rêvait le sociologue. Les années 1960 voient en effet s'affirmer la réalité de l'associationnisme, en réaction aux décisions souvent autoritaires des aménageurs. Le citoyen n'est plus seulement une figure abstraite, celle-là même qui vient se substituer à la figure du prolétaire des discours progressistes, il devient une réalité. Mai 68 est de fait le moment de division, le moment de vérité de cette configuration, et débouche à la fois sur le divorce des technocrates et des sociologues. Il faudrait pouvoir ici faire toute sa place à une approche plus nuancée. Car pour un Michel Crozier, le mouvement de Mai 68 est l'occasion d'un repositionnement qui le voit adopter une posture originale permettant de cumuler la position de conseiller des princes avec celle de la dénonciation à grands tirages des blocages de la société.
D. Participation et non-participation:
le sentiment de compétence
La quatrième étape vient« répondre» en quelque sorte au climat institué par la précédente. Elle est aussi l'œuvre d'un sociologue du politique, Daniel Gaxie, qui publie en 1978 un ouvrage amené à devenir un classique de la discipline, Le Cens caché. Mais elle constitue pour le coup un apport critique de grande ampleur, puisque Daniel Gaxie nous invite à prendre au mot une certaine version du discours démocratique, qui, en contradiction volontaire ou non, consciente ou non, avec les limitations républicaines, pose, à la manière de Lincoln, dans sa célèbre formule, que la «démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », formulation reprise, comme chacun sait, dans la
13. Voir sur ce point L'État et le citoyen, op. cit., illustration panni d'autres d'un processus de décontextualisation de la notion de citoyen. 14. Voir sur ce point les analyses classiques d'administration, dans Le Pouvoir périphérique, et progressisme, Éditions Esprit, 2005.
de P. GRÉMION sur la crise du modèle républicain Seuil, 1976, ainsi que P. GRÉMION, Modernisation
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Constitution de 195815. Ce que souligne Gaxie et qui fait la force critique de son travail, c'est que l'idée d'une compétence universellement partagée est une idée fausse. Mettant en avant la notion de « sentiment de compétence », il nous invite à constater que le sentiment de compétence est très inégalement partagé, et que rien n'est plus uagile dans les faits que l'universelle compétence sur laquelle est fondé le suffrage universel. Dès lors que le sentiment de compétence se révèle socialement situé, Gaxie note que la participation qui en découle est elle aussi socialement partagée16. Pire, si l'on peut dire, tout un ensemble de stratégies est déployé par les dominants pour convaincre les dominés de leur incompétence, de leur illégitimité, de leur incapacité. Et cela marche, puisque qu'on observe une tendance des dominés au respect intériorisé de la domination, ou, à la limite, une contestation qui passe essentiellement par une remise de soi à plus compétent. Les exclus participent et renforcent par leur méconnaissance des mécanismes de la politique démocratique leur propre exclusion, dans la mesure où ils n'ont rien à attendre concrètement en retour de politiques publiques qui ignorent leurs intérêts. Il y a en fait une communauté plus grande qu'on ne le pense entre ces deux dernières étapes, dont les acteurs et les porte-parole se sont pourtant beaucoup opposés et se sont posés comme adversaires résolus dans l'analyse de la politique démocratique. En effet, ces deux lectures reposent sur une méfiance voire sur une défiance commune à l'égard de la représentation classique. Car pour les sociologues de la modernisation, rappelons-le, les représentants, pour ne pas dire les notables, sont un obstacle à la modernisation du pays, qui doit donc être portée par de nouveaux acteurs et dans de nouveaux lieux. Simplement, la critique de Gaxie ne se limite pas potentiellement à la remise en cause de la démocratie représentative comme trahissant le discours démocratique et la revendication d'une universelle égalité devant la participation: elle vise aussi l'associationnisme et les projets modernisateurs. Pour Gaxie, et surtout pour ceux qui vont s'approprier ces analyses, la référence à la société civile, aux nouvelles couches, aux forces vives, ne constitue rien d'autre qu'une substitution de domination.
IL Participation et gouvernement représentatif : entre remise en cause radicale et complémentarité Avec ces deux dernières étapes se trouvent par ailleurs préfigurées certaines des caractéristiques des débats plus contemporains sur la démocratie participative, et notamment cette structuration trop souvent binaire entre « celui qui y croit» et « celui qui n'y croit pas ». En effet, à lire l'abondante littérature sur la question comme à écouter certains des acteurs de ces pratiques, la démocratie participative apparaît comme tiraillée entre deux registres tout aussi 15. Dans son article 2 : « Son principe est: etc. » 16. Optique contestée par P. PERRINEAUet N. MAYER, qui soulignent les paradoxes d'une participation politique non réductible à une explication par le seul « sentiment de compétence », Les Comportements politiques, Annand Colin, 1992.
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normatifs l'un que l'autre. Le premier, militant, tente de nous convaincre, voire de se convaincre lui-même que la participation est le remède le plus approprié à la crise de la politique démocratique. Le second, plus détaché, mais non moins normatif, juge que ces expériences et ces procédures ne sont qu'une manière de faire autrement la même chose: assurer la domination des représentants, c'est-àdire des dominants. Dès lors, rien de neuf ne se jouerait dans la démocratie participative. Et sur ce point, il est toujours facile de citer rapidement tel ou tel exemple de maire autocratique ou de dévoiement évident de procédures participatives pour se limiter paresseusement à un exercice de dénonciation ou de déploration de l'exception française. Car les sciences sociales sont aussi largement pourvoyeuses d'analyses culturalistes, impressionnantes certes, mais rapides, qui insistent sur des données historiques, pour ne pas dire éternelles, conduisant à la reproduction à l'identique des tendances centralisatrices, jacobines, sinon autoritaires...17 Toutefois, il me semble qu'avant de revenir sur ces questions, un petit point s'impose sur les voies contemporaines du retour de la participation. On aurait pu penser un temps que la critique formulée par Daniel Gaxie aurait eu raison de l'idéal participatif. Or il n'en a rien été et l'on a donc vu resurgir la participation comme un remède. L'efficacité de ce discours militant a été tel, sa force de conviction, son intériorisation par certains acteurs, mais aussi peut-être son utilité, sociale et professionnelle ont été telles que, même imparfaits, même susceptibles d'instrumentalisation et de dévoiement, plusieurs dispositifs ont été créés ou confortés: conseils de quartier, conseil de développement, procédure référendaire, dispositifs participatifs locaux divers, budget participatif. Il convient d'y insister à nouveau ici: il existe une proximité et une compatibilité fortes entre le discours critique sur la participation démocratique et la revendication de la démocratie participative, liées à leur commune défiance à l'égard de la démocratie représentative. C'est ce point qui permet de comprendre, nous semble-t-il, que les deux discours ne se soient pas annulés mais semblent au contraire s'être renforcés l'un l'autre, au risque, comme on le suggérera, de quelques contradictions, voire de quelques impasses.
A. Éloge de la participation et remise en cause de la représentation C'est en effet l'une des particularités fortes de la plupart des discours tenus sur la démocratie participative dans l'espace intellectuel et plus particulièrement dans le champ de la science politique, de la philosophie politique ou de la sociologie politique que cette volonté de poser la démocratie participative 17. Le débat récent soulevé par la proposition de Ségolène Royal dit bien la difficulté à aborder ces questions sous l'angle des seules pesanteurs historiques ou culturelles. Ainsi, on a pu directement observer qu'en réponse aux inquiétudes et aux attaques de Laurent Fabius qui entendait ainsi s'attirer les bonnes grâces d'élus, dans un parti qui en compte beaucoup, l'argumentaire des partisans de Ségolène Royal ne manquait pas de faire perfidement allusion à la pratique du tirage au sort... dans le XX' arrondissement de Paris, dirigé par le très fabiusien Michel Charzat. De l'impératif de contextualisation...
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comme un dépassement de la démocratie représentative, comme une forme alternative, quitte à considérer, devant l'application concrète de certains mécanismes et de certains dispositifs, qu'ils sont toujours détournés, toujours mal appliqués, toujours instrumentalisés par les représentants soucieux avant tout de ne rien lâcher, de ne rien céder. La critique plus ou moins radicale du modèle représentatif fournit en effet l'un des leitmotivs des travaux (livres et articles) d'où ressort un éloge de la démocratie participative. Trois exemples ici parmi d'autres, qui permettront au passage d'évoquer la diversité des motivations et la diversité des définitions. Pour Dominique Bourg, par exemple, la participation est le seul remède qui permette la prise en compte des impératifs écologiques, ici considérés dans une optique « catastrophiste ». Seule la participation permettrait en définitive l'intégration de ces impératifs dans les démarches individuelles. Toutefois, et sans vouloir tomber inutilement dans la polémique, si l'on veut bien comprendre les impératifs d'une publication collective qui amène parfois à réduire au minimum les complexités, nuances et longueurs d'une argumentation, on peine quand même à comprendre par quel type de magie et par quelle extension des dispositifs envisagés (en l'occurrence essentiellement les conférences de citoyens tirés au sort), la démocratie participative telle que proposée par Dominique Bourg pourrait faire abandonner son 4x4 au pollueur des villes soudainement convaincu des méfaits de l'exercice de sa liberté personnelle à la dégradation de l'environnement. On voit mal ce qui justifie Dominique Bourg, sinon une bien trop grande déférence à l'égard du texte de Constant, lorsqu'il affirme « l'absence de légitimité des élus à ruiner la liberté individuelle ». Comme si les décisions récentes de la municipalité londonienne en la matière, à savoir la surtaxation des 4x4 en vue de leur éviction de la capitale, ne lui étaient pas concevables, sauf à tomber dans le registre de la politique totalitaire. Comme si nos « gouvernements représentatifs» et nos représentants élus ne passaient pas aujourd'hui une grande partie de leur temps à limiter nos libertés individuelles, au nom de la protection de nos vies, et plus seulement du bien commun. Un autre point souligne la faiblesse de l'argumentation: sans se rendre compte de l'implication de cette interprétation, par ailleurs contestable, d'Hans Jonas, Dominique Bourg écrit que « c'est sur la base d'un tel constat [des limites supposées de la représentation à limiter légitimement les droits individuels] que Hans Jonas appelait de ses vœux l'instauration d'une "tyrannie bienveillante et bien informée", seule voie politique à ses yeux pour sortir de la crise
politique»
18.
Sans rire, on ne voit pas dès lors ce qui justifie la démocratie
participative plutôt que la tyrannie, qui semble un moyen plus efficace de contrainte sur les individus en vue de leur faire abandonner tout comportement individuel contraire aux intérêts de la planète et des générations futures. Ce qui
18. Dans la traduction dont nous disposons, et qui n'est pas le texte original, que cite pour sa part D. BOURG, il nous semble que justement la tyrannie n'est présentée par JONAS que comme une fausse bonne solution, et que toute l'argumentation déployée après cette affirmation destinée, nous semble-t-il, à choquer le lecteur est justement déployée pour l'en dissuader... 342
doit quand même nous inquiéter un peu si nous pensons que Dominique Bourg est l'un des intellectuels organiques du mouvement de Nicolas Hulot... Second exemple très important dans la mesure où le lieu est devenu à la fois l'une des références essentielles de la démocratie participative en même temps que l'une des références importantes de la contestation altermondialiste : Porto Alegre. Ici, la problématique, même proche de la première, entend désigner non plus seulement les conséquences (les menaces écologiques) mais plus globalement les responsabilités, attribuées au système et à l'idéologie néolibérale. On doit en France l'introduction de ce modèle porto-alegrien à deux spécialistes de science politique, Marion Gret et Yves Sintomer, auteurs de l'un
des rares ouvrages documentés sur la question 19. Le sous-titre du livre précise
d'emblée le programme: L'Espoir d'une autre démocratie. La conviction des auteurs est très clairement affirmée à plusieurs reprises que la démocratie représentative doit être dépassée. Mais, est-ce parce qu'il a été écrit à deux mains, ou bien parce qu'il témoigne d'une difficulté non résolue, le livre peut, nous semble-t-il, aussi bien se lire sur un mode militant comme un éloge du système, que sur un mode critique comme l'énonciation aussi des limites de ce système. Les auteurs insistent tout d'abord sur les singularités de l'expérience brésilienne (présidentialisation du système institutionnel local, ampleur de la corruption, faiblesse de l'État providence et poids de la pauvreté), fragilisant ainsi potentiellement son caractère généralisable, exportable. D'autre part, s'ils insistent sur de nombreux points propres à l'expérience de Porto Alegre et sur certains de ses aspects parmi les plus originaux, en soulignant par exemple le rôle de la participation dans le traitement des inégalités sociales et de la pauvreté, ils fragilisent encore plus nettement leur appel au dépassement de la représentation en mentionnant la modestie des résultats acquis en ce qui concerne la participation: le taux réel de participation (ce qui est un handicap pour la démocratie représentative ne l'est plus dans le cadre de la démocratie participative...) Sans parler de la complexité du dispositif lui-même, propre à décourager parfois autant le lecteur que l'éventuel futur réformateur d'inspiration porto-alegrienne. Cet ouvrage est d'autant plus intéressant que, conjugué à d'autres travaux, il fait apparaître au final la volonté de distinguer une « vraie participation» d'une définition trop lâche, trop souple, qui engloberait des dispositifs a contrario faussement participatifs. Dans un tel cadre, on voit bien l'intérêt de Porto Alegre, dont l'innovation radicale est la mise en place d'une procédure très ouverte d'élaboration de « budgets participatifs ». Rapidement, on note que cette formule du «budget participatif» devient une sorte de trait distinctif de la vraie participation, comme un label, comme un test d'évaluation, au risque d'ailleurs que la confusion ne soit pas toujours levée entre ces deux registres de l'authentique et du sens commun, comme le suggère la conclusion d'un ouvrage
19. M. GRET et Y. SINTOMER,Porto Alegre, l'espoir d'une autre démocratie, La Découverte, 2002, rééd. 2005. La réédition signale le succès de l'ouvrage et sa réception par un « large» public (au vu des tirages habituels de ce genre d'ouvrages).
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à la direction duquel Yves Sintomer apporte encore sa contribution 20. On y lit un sérieux effort de labellisation, à travers le classement de cinq modèles, dont seul le dernier mérite apparemment d'être qualifié de «modèle de la démocratie participative », «Nous proposons de réserver le terme de démocratie participative au dernier modèle. » Et pourtant: on continue la page d'après de parler de « dispositifs participatifs» ... en général. Troisième exemple: celui de Jacques Donzelot. Il faut rappeler ici brièvement la position et le parcours de ce sociologue, mais aussi le cadre et l'intérêt de sa contribution à la problématique de la participation. En 1994, il publie aux Éditions Esprit L'État animateur, sous-titré Essai sur la politique de la ville, en collaboration avec Philippe Estèbe. Ce livre est un véritable manifeste pour la politique de la ville, en ce sens qu'il conceptualise souvent mieux que les acteurs eux-mêmes les données du problème, qu'il entend donner à cette politique sa légitimité, son fondement historique, sa mission centrale: la rénovation de la société par l'État et la rénovation de l'État par la société. Jacques Donzelot peut alors être vu comme l'un des intellectuels organiques les plus brillants et les plus convaincus de la politique de la ville. Il est par ailleurs dans cet ouvrage l'un des premiers à s'interroger sur ces notions qui nous occupent, amenées à connaître une fortune singulière: celle de participation et de « démocratie participative ». En effet, dans le prolongement de son travail précédent sur L'Invention du socia[21, c'est à travers cette notion de la participation qu'il revisite l'histoire récente du réformisme social français en matière urbaine, afin de lui donner un sens et des perspectives nouvelles, qui devront donc figurer au cœur de la nouvelle politique de la ville en train de se dessiner. Le constat dont part Donzelot est assez simple (c'est notamment le chapitre III de cet ouvrage qui en condense les lignes de force) : la participation était déjà un concept clé des réformistes des années 1960 (autour des clubs et de l'idéologie de la modernisation planifiée), avant de revenir en force sur le devant de la scène politique dans les années 1980. Toutefois, la permanence ou la résurrection du concept ne doit pas tromper. Le sens que l'on doit donner à ce terme n'est pas et ne peut plus être le même. L'étude que propose Donzelot s'inscrit alors dans le cadre plus large d'une relecture des évolutions sociales, culturelles et politiques :&ançaises depuis les années 1960. Pour le résumer en quelques mots trop rapides, on est passé d'une participation-intégration à une participation-insertion. La comparaison qu'il opère entre les années 1960 et les années 1980 fait apparaître une différence sensible entre les configurations: dans les années 1960, la participation se présente en quelque sorte comme l'étendard de groupes sociaux déjà constitués, conscients d'eux-mêmes. La configuration se construit sur la base notamment de l'opposition entre des pouvoirs politiques urbains aux mains des notables et des groupes fortement mobilisés sur une base 20. M.-H. BACQUÉ, H. REy et Y. SINTOMER (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative, La Découverte, 2005. 21. J. DONzELoT, L'Invention du social, Fayard, 1984, notamment la dernière partie de l'ouvrage consacrée au déclin des passions politiques. 344
associative, et réclamant un partage du pouvoir, ou mieux, une rupture dans le mode d'organisation et de distribution de ces pouvoirs. Le modèle associatif constitue bien l'horizon de l'action de ces groupes, dont la traduction la plus exemplaire, la plus aboutie, est eelle offerte par les GAM grenoblois (Grenoble faisant alors figure de ville-modèle). C'est l'époque des « forees vives », dont on a déjà parlé. Cette première montée en puissance de la participation (entendue au sens d'intégration de quelque chose qui existe préalablement, qui est déjà constitué, qui est déjà conscient de son existence) s'inscrit en outre dans un moment de contestation des grilles de lecture traditionnelle de la gauche en ce sens qu'on assiste à un élargissement significatif des lieux de contestation qui deviennent dès lors aussi des lieux d'identification. Pour le dire vite, l'identité était essentiellement assignée par le travail, et le lieu central était l'entreprise. Désormais, le cadre de vie devient une notion centrale, ce qui compte c'est le quartier, la commune, la région, etc. L'évocation de la figure plus complète et plus complexe du « citoyen» succède à celle du «travailleur» ou du « prolétaire », ce qui aboutit évidemment sur une remise en cause du marxisme commun et une demande de sens à laquelle la «nouvelle sociologie» des Touraine, Morin et autres n'a pas été insensible. Pour conclure sur cette première étape, on peut dire que, selon Donzelot, le moment clé de cette phase en est aussi la conclusion dramatique, dans la mesure où ee discours trouve son achèvement dans le passage au politique, et plus clairement dans l'accession aux responsabilités, notamment municipales (lors des élections de 1977) et gouvernementales (après l'élection présidentielle de 1981), au moment même où semblent s'épuiser les ressources de ee mouvement social. Ce n'est pas dire que rien n'en subsiste: au contraire, et les lois de décentralisation en sont une trace. Mais ce qui se révèle rapidement, c'est l'incapacité de ce discours comme de ces réformes à prévenir et même à comprendre les nouveaux phénomènes urbains observables à partir des émeutes des Minguettes. C'est toute la boîte à outils de l'analyse qu'il convient de faire évoluer, comme n'ont guère pu le comprendre la plupart des acteurs de la genèse des politiques de la ville, trop liés qu'ils étaient aux conceptions antérieures. Or, pour Donzelot, le changement central réside en ceci que les émeutes urbaines ne révèlent plus une société civile constituée, consciente, identifiable, représentable, qui demanderait simplement à être associée ou consultée, mais bien un état de la société très différent, marqué désormais par l'exclusion, l'individualisation, la relégation, l'isolement, l'anomie, la perte du sens, l'absence de revendications préalablement élaborées, etc. En bref, la participation des années 1960 était portée par des « forees vives », la « nouvelle participation» doit faire face à des « non-forces» : Les émeutiers ne revendiquent aucun pouvoir, aucune responsabilité. Ils ne représentent aucune force sociale. Ils ne sont pas inscrits dans les rapports de production et démontrent combien ils doutent de le devenir un jour. Ils sont trop
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inorganisés, trop étrangers à la cité pour peser par leurs bulletins de vote. Ce sont des non-forces sociales.
Pourtant, Donzelot ne sombre pas complètement dans la description d'un état social nihiliste et définitivement anomique. C'est précisément sur ce point que se situe alors son apport tant théorique que politique, dans l'élaboration d'un nouveau sens à donner à la politique de la ville et plus largement à l'ensemble des politiques sociales que la politique de la ville a vocation à regrouper sous son égide. Leur objectif doit désormais être l'institution ou plutôt la ré-institution du social, qui passe par la ré-institution préalable des individus. Car il ne s'agit plus tant d'un problème de pouvoir à partager que d'une capacité d'action à redonner. Or, cela est évidemment moins simple à envisager, car cela passe par une « intervention de la société destinée à augmenter les capacités d'autonomie des individus afin que ceux-ci entraînent leurs groupes d'appartenance à sortir du registre de la dépendance. » La nouvelle politique de la ville et, plus largement, les nouvelles politiques sociales doivent donc prendre en compte les mutations sociales, notamment l'individualisation croissante dont les effets ne sont pas seulement ceux soulignés par les sociologues de la « libération individuelle ». Aux analyses quelque peu euphoriques du début des années 1980 (Lipovetsky, Yonnet, etc.), Donzelot avec d'autres (Gauchet, Rosanvallon, Ehrenberg) oppose une lecture inquiète, mais non désespérée, des effets d'un phénomène décrit comme mutation tout à la fois anthropologique, culturelle, sociale et politique (la disparition des cadres sociaux anciens liés à la société traditionnelle du travail). La ré-institution des individus, préalable de la ré-institution du social, passe par une action très différente de l'État, dont la réforme instaurant le RMI fournit une forme archétypale: contractualisation, individualisation, ré-instauration d'une capacité d'action et d'autonomie, etc. Dans le cadre de la politique de la ville dont Donzelot appelle la redéfinition, c'est la régie de quartier qui figure comme l'action-type, l'action modèle (la rénovation de l'espace par l'association et l'action autonome et ré-instituante des habitants eux-mêmes). D'où cet appel de Jacques Donzelot, sous la forme d'un impératif: la rénovation de la société passe par un État capable de se rénover lui-même dans l'établissement de nouvelles relations avec la société (c'est-à-dire notamment par un État susceptible de renouer avec la proximité aux individus, comme le suggérait une formule de Michel Rocard: « offrir un visage de l'État à chaque situation de misère sociale. ») L'optimisme qui marque l'ouvrage de 1994 est toutefois bien volontariste. Il se révèle en tout cas fragile à la lecture des deux ouvrages plus récents publiés en 2003 et 2006, qui apparaissent bien comme un retour critique sur le bilan de la politique de la ville, à travers notamment la comparaison américaine et la prise en compte des nouvelles configurations urbaines22. Comme si là encore,
22. J. DONZELOT, A. WYVEKENS et C. MÉVEL, Faire société, Le Seuil, 2003 et 1. DONZELOT, Quand la ville se défait, Le Seuil, 2006. Voir aussi ses contributions dans Esprit, notamment La « Ville à trois vitesses », Esprit, mars-avril 2004.
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l'exigence idéale de participation ne pouvait déboucher que sur une alternance de désillusions et de réenchantement. Car le constat d'échec de la politique de la ville à la française s'organise une nouvelle fois autour d'un retour sur l'idée de la participation. Mais entre-temps, la grille de lecture s'est enrichie de la distinction que permet la comparaison avec les politiques urbaines menées aux États-Unis depuis les années 1960. En gros, ce que Jacques Donzelot reproche au modèle français est de s'être prioritairement ou quasi exclusivement intéressé aux lieux plutôt qu'aux personnes (people versus place). On a rénové les quartiers, sans prendre véritablement en compte la ré-institution des individus qui y habitent. L'échec de ce modèle, attesté en pratique après la parution de l'ouvrage par les nouvelles séries d'émeutes urbaines (et notamment celles de novembre 2005), s'éclaire en outre par l'aggravation objective de la situation des quartiers difficiles, qui sont devenus de véritables zones de relégation, abandonnés par les habitants des classes moyennes qui ont pu s'en sortir (c'est l'objet de l'ouvrage le plus récent, qui décrit ces processus et formule le constat que la ville n'est plus la cité, qu'il n'y a plus de vivre-ensemble, mais bien des logiques de séparation à l'œuvre, d'apartheid social, comme l'ont suggéré par ailleurs les travaux d'Éric Maurin, par exemple, ainsi que les résultats électoraux récents, de la présidentielle de 2002 aux résultats du référendum sur la constitution européenne )23. Le choix des lieux, plutôt que des personnes, s'explique par une sorte de facilité (on sait mieux faire...) mais surtout par les résistances opposées à une remise en cause des institutions, des pouvoirs et des habitudes. C'est tout l'intérêt, du point de vue de Donzelot, de la comparaison avec les États-Unis que de suggérer une différence de culture politique. Démocratie participative authentique outre-atlantique, démocratie de l'animation sans remise en cause des pouvoirs ici. La comparaison permet à Donzelot de diagnostiquer la difficulté conceptuelle centrale dans la mise en œuvre de la participation en France: l'absence d'une culture de la démocratie participative, certes, mais plus largement la difficulté des autorités traditionnelles (élus, fonctionnaires) à accepter de laisser les pouvoirs se construire de manière autonome. Les citoyens sont invités à participer à des processus où la décision leur échappe finalement, ils doivent se conformer à des rôles et des situations déjà écrites et formalisées, et en outre, ils doivent le faire, car la participation est conçue, sur le mode antique, comme un devoir et non comme le cadre de construction de pouvoirs - leur défection n'étant pas dès lors liée du point de vue des autorités à la faiblesse des marges de manœuvre qui leur sont offertes, mais aux propres carences de populations décrites comme peu civiques... Comment aujourd'hui« faire société », au moment même où semble se déliter le sentiment commun de l'être-ensemble, où semble disparaître l'évidence même du fait collectif? La participation, la «démocratie participative» restent pour 23. Pour une illustration nantaise, voir aussi sur ce point l'histoire, architecturale et militante, du Sillon de Bretagne, telle que retracée, par exemple, par A. BESSONdans sa biographie de Jean-Marc Ayrault, Éditions Coiffard, 2005. É. MAURIN et D. Goux, « L'anatomie sociale d'un vote », Le Monde, 14 avri12004.
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Donzelot des pistes essentielles, à condition que la participation ne soit pas qu'une stratégie rhétorique de pouvoirs décidés à ne rien abandonner en pratique de leurs capacités de décision. On retrouve ce souci qui consiste à prendre au sérieux une notion exigeante de la démocratie participative dans un article récent de Jacques Donzelot publié par la revue Esprit Quin 2006), où il propose à son tour de rompre avec le flou qui entoure la notion de « démocratie participative », en recourant à des grilles d'évaluation, dont celle classique et inspirée de travaux américains, qui distingue plusieurs niveaux (information, consultation, concertation et participation) et suggère de réserver le terme de participation aux seules procédures autorisant le citoyen ordinaire à s'approprier le pouvoir de décider. Au cœur de celles-ci figure, bien entendu, la capacité des institutions à accepter la confrontation avec des nouveaux pouvoirs dont la démarche authentiquement participative permet précisément l'émergence. Deux traits communs relient ces travaux: la remise en cause de l'absolu représentatif, à travers une définition à la fois radicale et réduite de la « vraie participation », l'attention plus ou moins explicitée à la problématique du « populaire» en politique. Sur ce deuxième aspect que nous n'avons guère souligné jusqu'à présent, on doit dire qu'il est bien au cœur des démarches évoquées24. Dans le cas de Porto Alegre vu par Sintomer et Gret, comme dans le cas des cités de relégation évoquées par Donzelot, c'est bien la question des liens entre exclusion sociale et exclusion politique qui est posée. Disons tout net que cette orientation laisse quand même un peu perplexe, dans la mesure où elle expose à la répétition sempiternelle d'un cycle d'enchantement et de désillusion, comme on l'a déjà mentionné. En effet, que le processus participatif soit ou non largement ouvert, la plupart de nos auteurs notent que la participation effective ne semble pas au rendez-vous, et que les rendez-vous fixés apparaissent comme voués à la réitération du malentendu. Pire, au vu des objectifs fixés d'une réconciliation ou d'une réappropriation du pouvoir par ceux qui en sont exclus, on notera que dans de nombreux cas, l'ouverture de dispositifs participatifs, y compris au sens le plus strict du terme (Budget participatif), ne débouche que sur la reconduction des constats posés par Daniel Gaxie d'un surinvestissement réel d'acteurs issus des classes moyennes et supérieures, fortement dotées en capital scolaire et culture[25. On peut certes s'attacher, à chaque désillusion, à trouver une nouvelle série d'explications, et ce jusqu'à l'éventuelle désillusion finale. Il n'empêche qu'une autre approche, plus apaisée et reposant moins sur la croyance, de cette 24. Ce qui fragilise à notre sens les affinnations d'A. COLLOVALD dans « Populisme, la cause perdue du peuple», in F. MATONTI(dir.), La Démobilisation politique, La Dispute, 2004: « Les différends se focalisent surtout autour d'autres définitions de la démocratie: « démocratie délibérative», « démocratie des compétences», « démocratie moyenne» ou « démocratie de proximité» contre « démocratie représentative», moins, ainsi, dans la critique immédiate de la professionnalisation politique ou de la représentativité sociale que, à travers la question « neutre» des compétences techniques à mobiliser pour être habilité à intervenir dans le jeu politique, dans celle de sa réorganisation et refondation », p. 207-208. 25. Voir aussi sur ce point le très précieux article de M.-Ch. JAILLET,« L'espace péri-urbain: un univers pour les classes moyennes», Esprit, mars-avriI2004.
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problématique de la participation semble possible, à travers notamment la notion de délibération. L'évocation de cette approche nous permettra de fixer quelquesuns des enjeux actuels de la participation26.
B. Vers une version élargie de la participation: délibérative
l'optique
Dans un article récent de 2004, Loïc Blondiaux propose à sa façon de nuancer la distinction et l'opposition commune entre participation au sens large et participation au sens restreint, en suggérant notamment de placer les évolutions en cours et dont on rappellera ici brièvement qu'elles connaissent tout de même des traductions juridiques, même imparfaites, même inachevées et à ce titre critiquables, sous la dénomination générale de « démocratie délibérative »27. C'est l'optique que nous entendons privilégier ici également, en revenant d'une manière toutefois un peu différente sur cette notion de délibération, non pas tant pour évoquer de manière exhaustive les problèmes ou les questions qu'elle soulève sur un plan théorique, que sur la base d'une analyse découlant de cet« impératif délibératif». Ce choix renvoie essentiellement à deux temps de la réflexion de Bernard Manin qui, soulignant d'une part le rôle et la place nouvelle de la délibération dans les formes modernes de la politique démocratique, en arrive à formuler d'autre part une lecture des évolutions de la forme du gouvernement représentatif. C'est ce deuxième aspect qui nous retiendra dans les développements qui suivent. Au départ était donc Bernard Manin. Nous citons ici son nom, non parce qu'il est un auteur français, mais parce que sa position dans le débat français est, nous semble-t-il, plus évidente que, par exemple, celle d'Habermas, que l'on cite souvent ici ou que celle de Rawls. N'oublions pas en effet qu'il a longtemps existé, en France notamment, un usage critique d'Habermas. Jusqu'à une époque récente, une forme de réception particulière a longtemps érigé Habermas en un critique de l'espace public, dans la mesure où, affublé de l'adjectif « bourgeois », qui constituait une qualification stigmatisante, cet espace public apparaissait peu digne de considération. Habermas a été considéré, peut-être d'ailleurs à juste titre en raison des évolutions de sa propre position, comme l'héritier de la critique sociale des pères fondateurs de l'école de Francfort dont il a pris la suite. Certes, il n'est pas ou plus seulement cela, mais nombreux sont 26. En considérant comme plus pertinent ce modèle délibératif, nous inversons au passage la logique proposée par L. BLONDIAUX et Y. SINTOMER dans « L'impératif délibératif», Politix, n° 57, 2002, qui partait du paradigme de la délibération pour lui substituer progressivement, en l'y opposant, celui de la participation. 27. Voir la note 4 de son article « Démocratie délibérative et démocratie participative: une lecture formes démocratiques critique », Revue suisse de science politique, 2005 : {( [...] les nouvelles étudiées [...] ont pour caractéristique principale de croiser ces deux dimensions, de relever tout à la {( {( participative» et de la démocratie délibérative », au point de rendre assez fois de la démocratie
artificielle l'opposition entre ces deux concepts aujourd'hui ». Ce qui traduit évidemment une évolution nette de la position de L. BLONDI AUX par rapport collaboration avec Y. SINTOMER.
349
à l'article
précédemment
cité, écrit en
ceux qui se sont arrêtés à cette position critique, et n'ont guère suivi Habermas dans ses évolutions ultérieures28. Quant à Rawls, sa réception française élargie doit attendre la fin des années 1980. Or, c'est en 1985 que Bernard Manin publie dans la revue Le Débat un article clé dans cette généalogie récente de la participation29. Manin vient de la gauche républicaine, mais il s'est rapproché des thèses de la gauche autogestionnaire puis sociale-démocrate, à travers ses travaux communs avec Alain Bergounioux. Prolongeant ces travaux qui venaient déjà procéder à quelques remises en cause du vieux fonds intellectuel socialiste français, Manin propose de rompre avec l'obsession rousseauiste de la volonté générale, en même temps qu'avec l'héritage légicentriste français. Une décision démocratique légitime est une décision délibérée. L'accent se déplace donc, de la prétention à transformer une décision majoritaire en volonté générale, vers la délibération et vers les conditions de déroulement du débat démocratique, bref, vers les formes. Le rôle du politique est de s'inscrire dans ce cadre d'une bonne délibération, plus que de prétendre, parce qu'élu et une fois élu, incarner une volonté générale souveraine30. Cet article s'inscrit dans une revendication de rupture avec l'héritage rousseauiste, il s'inscrit aussi plus largement dans une interpellation de la culture politique française qui se généralise tout au long des années 1980, autour de notions comme celle de « démocratie d'opinion» ou de « démocratie continue» (Dominique Rousseau). Ces débats suggèrent également une rupture peut-être plus fondamentale, en tout cas fondatrice: celle qui consiste à ne plus voir dans l'accès au pouvoir la condition suffisante d'une résolution définitive de tous les problèmes. Ce qui change ici, c'est le rapport au temps politique, qui impose une rupture avec l'empreinte profonde du mythe révolutionnaire. Ce n'est donc pas pour rien que ces débats sont contemporains de l'accès de la gauche au pouvoir, contemporains de cette certitude désormais révélée, qui peut tout aussi bien nourrir la désillusion que la revendication assumée d'une noblesse de la modestie démocratique: la société parfaite n'est pas pour demain, elle n'est pas d'ailleurs pour après-demain non plus...
28. Évolution en revanche bien notée, mais dans l'optique dénonciatrice d'une « trahison» suggérée, par CASTORIADlSdans « L'époque du conformisme généralisé », in Le Monde morcelé, op. cÎt., p. 23. 29. « Volonté générale ou délibération? Esquisse d'une théorie de la délibération politique» , Le Débat, n° 33, 1985. Le rôle majeur de cet article et de l'ouvrage de B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, rééd. Champs-Flammarion, 1996, est confirmé par l'attention que lui accorde la revue Politix, pourtant habituellement peu avare de critiques sur son travail. Voir notamment l'entretien de Bernard MANIN avec L. BLONDlAUX,Politix, n° 57, 2002. « Témoignage de Bernard MANIN à l'auteur »,janvier 2004. 30. Comme le suggèrent L. BLONDIAUX et Y. SINTOMER,en classant toutefois à tort Bernard MANIN comme représentant des thèses libérales sur l'intérêt général comme simple addition des intérêts particuliers: « La décision légitime n'est pas la volonté de tous, mais celle qui résulte de la délibération de tous: c'est le processus de formation qui confère sa légitimité aux résultats, non les volontés déjà formées. » « L'impératif délibératif», Politix, n° 57, 2002. Nous devons beaucoup à la lecture de cet article, comme plus largement, aux travaux de L. BLONDlAUXen la matière. 350
Au-delà, on voit bien tout ce qui oppose cette école de la délibération et le courant critique. Il n'est que de lire l'ouvrage aujourd'hui classique de Bernard Manin, consacré aux Principes du gouvernement représentatif, pour noter la multiplication des points de désaccord avec la critique sociologique inspirée des travaux de Pierre Bourdieu. Critique de la critique qui tranche d'ailleurs avec nombre d'autres, par son aspect décontracté, détaché. Manin, explorant les voies de la démocratie du public, où cette question de la délibération devient centrale en appelle à la considération de tous les moyens disponibles pour saisir l'opinion. Or, pour ne prendre que cet exemple, il considère alors les sondages et les enquêtes d'opinion comme l'un des moyens légitimes de cette quête, là où Bourdieu préférait clamer que « l'opinion publique n'existe pas »31. On sait par ailleurs que cette lecture plutôt optimiste a eu des retombées, des débouchés politiques, notamment du fait des liens entre Bernard Manin et l'un de ceux qui revendiquera de procéder à l'aggiornamento de la culture politique de la gauche, Michel Rocard. Manin n'est pas pour rien dans cette phrase passée à la postérité selon laquelle «on ne gouverne pas contre l'opinion» - une opinion ici construite, notamment, grâce aux sondages et enquêtes d'opinion. La mise en forme proposée par ce dernier a pour elle la force de la cohérence. Une fois posé en effet le gouvernement représentatif comme une forme mixte, Manin insiste, nous semble-toil, sur quatre points. Il nuance tout d'abord le versant aristocratique du modèle, en retraçant les étapes du gouvernement représentatif et en insistant sur la diversité historique du mode de composition des élites32. En second lieu, il met l'accent, en réponse aux critiques, sur l'impact indiscutable à ses yeux de la donnée démocratique, en soulignant que la liberté du représentant, sa marge de manœuvre est indissociable de la limite qu'apportent le souci du maintien au gouvernement et surtout le souci de la réélection33. En troisième lieu, Manin nous invite à revisiter et à reconsidérer certaines des catégories trop évidentes que nous avons évoquées à propos du modèle athénien, notamment l'opposition classique de la «démocratie directe» et de la «démocratie représentative». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si son livre 31. P. BOURDIEU,« L'opinion publique n'existe pas », repris dans Questions de sociologie, Minuit, 1983 et B. MANIN, op. CÎt., p. 220-221 : « Le débat entre partisans et adversaires des sondages a même parfois pris un tour véhément, en France en particulier. Les sondages d'opinion, est-on tenté de dire, ne méritent ni tant d'honneur, ni tant d'indignité. [...] Une fois dissipée la croyance illusoire que les sondages livrent l'opinion spontanée du peuple, une enquête d'opinion ne constitue pas plus une manipulation qu'un appel à manifester ou à signer une pétition. » 32. « L'élection sélectionne nécessairement des élites, mais il appartient aux citoyens ordinaires de défmir ce qui constitue une élite et qui y appartient », B. MANIN, op. cit., p. 308. Voir aussi sur ce point sa réflexion sur l'accroissement de l'écart entre représentants et représentés, Ibid., p.300301 : « Les évolutions présentes apportent un démenti à la croyance que le lien représentatif était destiné à avancer toujours vers plus d'identité ou d'identification entre gouvernés et gouvernants. » Sur cette question, voir aussi le travail de P. ROSANVALLON,et nos remarques irifra. 33. « Dans le système représentatif, la volonté prospective des électeurs n'est qu'un vœu, mais quand ceux-ci ne sont pas satisfaits de la politique menée par les gouvernants, leur jugement rétrospectif a la valeur d'un ordre », Ibid., p. 307.
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s'ouvre sur un long premier chapitre consacré à la démocratie athénienne. La conclusion et la thèse qui structurent cette ouverture peuvent, nous semble-t-il, être ainsi résumées: Athènes n'est pas une démocratie directe, au sens où nous l'entendons, mais bien une démocratie où existent des formes directes et des
formes représentatives. Ce n'est donc pas son caractère - faussement - direct qui est pertinent pour la distinction entre Athènes et nos régimes modernes, mais bien les formes de la représentation, qui diffèrent dans leur essence. Car Athènes, dans le choix de ses représentants utilise largement le tirage au sort (et encore faut-il être préalablement volontaire pour être tiré au sort), là où nous utilisons exclusivement en matière politique l'élection. C'est donc le tirage au sort qui est distinctif, discriminant et non l'opposition « démocratie directe/démocratie représentative ». Quoique Bernard Manin n'en ait pas explicitement tiré pour luimême de telles conclusions, cette contribution nous semble au moins indirectement décisive, si l'on en juge par la multiplication des réflexions34, mais aussi des pratiques liées au tirage au sort, à travers les conférences citoyennes, les jurys citoyens, voire à travers le fonctionnement de certains dispositifs participatifs (conseils de quartier, conseils régionaux des jeunes comme en Pays de la Loire, etc.)35 Si la démocratie athénienne fait retour parmi nous, ce n'est donc pas essentiellement par le biais de la fausse opposition du direct et du représentatif que sur la base d'un retour, après une longue éclipse, d'un tirage au sort qui vient potentiellement limiter les effets de la professionnalisation politique. Elle atteste en effet l'une des évolutions majeures supposées par la «démocratie participative»: la dépossession, au moins symbolique, de l'exclusivité du représentant en matière de production d'une opinion légitime. Il convient de noter ici à quel point il semble d'ailleurs difficile de sortir des fausses oppositions visées par Manin. Après avoir pourtant souligné à quel point l'Athènes réelle est éloignée des stéréotypes et des mythes forgés «( l' AthènesIlle République à laquelle nous ont habitué nos manuels»), après avoir pourtant fixé les limites de toute transposition du modèle athénien, après avoir pourtant rappelé qu'à Athènes et selon Moses I. Finley lui-même, esclavage et démocratie étaient indissolublement liés (car l'esclavage permet au citoyen de libérer une partie de son temps pour le consacrer au service de la Cité), après avoir pourtant rappelé le rôle de la représentation dans le modèle athénien, Claude Mossé, spécialiste reconnue de la Grèce ancienne, pouvait ainsi écrire en 1979, en conclusion d'un article de vulgarisation sur Athènes: Sur le plan strictement politique, ceux qui aujourd'hui parlent de décentralisation et d'autogestion y trouveront peut-être matière à réflexion [...]. Athènes fournit [.. .] un exemple valable de coexistence réussie entre direction politique et
34. Notons au passage comme révélateur le rôle du CEVIPOF en la matière, qui a mis à son ordre du jour depuis la fm des années 1990 la question des conférences citoyennes, comme la question, sous un angle plus théorique du tirage au sort, à travers la mise en place d'un groupe de travail. 35. Sur le tirage au sort dans un dispositif participatif de quartier, voir L. BLONDIAUX, «Représenter, délibérer ou gouverner? Les assises politiques fragiles de la démocratie participative de quartier », in CURRAP-CRAPS, La démocratie locale, représentation, participation et espace public, PUF 1999.
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participation populaire, durant une longue période de temps, sans cette apathie et cette ignorance dont parlent les experts en opinion publique, ni non plus ce spectre de l'extrémisme qui hante les théoriciens élitistes. «Société politique authentique », la démocratie athénienne, certes exercée par un groupe minoritaire (encore une restriction...)au sein de la population de l'Attique, mais qui était un «vrai peuple» et où les luttes de classe [...] étaient de vraies luttes a encore beaucoup à nous apprendre. Dans le monde d'aujourd'hui où d'aucuns rêvent d'abandonner à une élite de technocrates les décisions fondamentales, il n'est pas inutile de réfléchir sur l'expérience athénienne36. Le fait que toutes les restrictions apparaissent si contradictoires avec le point de vue énoncé nous enseigne au moins une chose: de la « démocratie directe» comme « authentique démocratie », à la participation comme « authentique participation », il semble bien que l'on soit en présence de discours qui, de l'extérieur du métier politique et de l'exercice de la responsabilité politique, entendent bien peser sur le politique. Position propre et tendance difficilement répressible des intellectuels. Enfin, en quatrième et dernier lieu, il nous semble que Bernard Manin, à travers la dernière partie de son ouvrage, consacrée aux différentes figures historiques du gouvernement représentatif, nous offre la possibilité de penser le mouvement contemporain de multiplication de références et de création de dispositifs de démocratie participative (ici donc au sens large), et notamment, sans revenir sur le détail de la description, à travers le dernier idéal-type de la
« démocratie du public»
-
succédant pour mémoire à la « démocratie du
Parlement» puis à la « démocratie des partis ». La métaphore de la scène et du public, que propose Bernard Manin pour signifier la relation nouvelle entre la société et les postulants au gouvernement représentatif, dans un contexte d'incertitude sur ce qu'il y a à représenter et sur les clivages pertinents, lui fait encore suggérer que, « dans une telle situation, l'initiative des termes offerts au choix appartient aux hommes politiques, non pas à l'électorat ». Or, il nous semble que cette métaphore renvoie plus largement à la problématique très classique de la relation de l'État et de la société civile, dans sa formulation hégelienne plus que marxiste. Alors que pour les tenants d'une définition restreinte, il semble bien que, au fond, l'État et les représentants soient les parasites de l'expression d'une société civile qui aspirerait à des formes authentiques de participation, la société civile apparaît dans cette seconde optique comme mise en forme et mise en scène par les représentants, dont l'initiative précède. Sans renier qu'elle puisse être simplement aussi un moyen de communication ou de propagande à usage exclusif d'élus peu sincères, la « démocratie participative» se révélerait finalement aussi comme l'un des 36. Quelques années plus tard, en 1995, CI. MossÉ proposera un point de vue plus nuancé, en évoquant notamment les travaux de Mogen HANSEN, qui suggère une lecture d'Athènes très en deçà des mythes, en y voyant une {(démocratie modérée». Nul hasard si Mogen HANSENest aussi la source la plus fréquemment utilisée par Bernard MANIN (dans le premier chapitre de son livre), dont il parle ainsi: {(magistrale étude de la démocratie athénienne, remarquable pour son ampleur et sa précision.» Voir M. HANSEN, La Démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Les Belles Lettres, 1993.
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moyens de cette quête par le représentant de ce qu'il doit représenter, comme l'un des moyens de connaître la réalité des représentés et de tenter d'appréhender ceux des clivages dont il pense que la pertinence permettra leur exploitation. Conséquence de cet évanouissement des visions claires des identités sociales passées, qui implique pour le représentant de ne plus pouvoir se contenter d'être un porte-parole, mais l'oblige à chercher en quelque sorte ses représentés, à construire lui-même le socle de sa représentation, la démocratie participative l'est à un autre titre dans la gestion des politiques publiques, notamment locales. Aux côtés des instances traditionnelles qui, pour être parfois, elles aussi, ébranlées par ces données inédites de la représentation, comme les associations ou les CESR, n'ont pas pour autant perdu tout rôle, les nouveaux dispositifs permettent également de faire émerger des acteurs qui se révèlent comme des partenaires potentiels d'une action politique dont la définition n'est plus évidente. Sur ce point, Donzelot rejoint d'une certaine manière l'analyse ouverte par les suggestions de Manin, lorsqu'il écrit, à propos de cette génération d'élus portés en 1977 sur la vague de l'associationnisme: « Avoir ou ne pas avoir le pouvoir était une chose. Produire une action en était une autre. Beaucoup de nouveaux élus se disaient que le pouvoir, le vrai, était affaire de capacité d'action, d'organisation d'une production collective, bien plus que de décision souveraine. » On pourrait ici suggérer en signe de confirmation de cette hypothèse que l'engouement récent et convergent des régions pour des processus ou des dispositifs de démocratie participative n'est pas sans lien avec la faiblesse institutionnelle de la région, ce qui renvoie à une logique nécessaire de communication, mais aussi et surtout à la faiblesse de l'espace public régional (le département bénéficiant en l'occurrence de son ancrage historique). La participation, sous divers modes, apparaît bien ici comme une ressource importante du point de vue des élus régionaux pour faire exister un espace public régional quasi inexistant et une société civile régionale embryonnaire, pour les susciter, pour les mettre en forme, et ainsi, pour mieux identifier les partenaires éventuels de politiques publiques innovantes. La démocratie participative s'offre ainsi comme l'un des révélateurs des nouvelles formes de la «gouvemance locale »37, terme par lequel Patrick Le Galès entend souligner la nécessité pour les acteurs politiques urbains ou locaux de mobiliser l'ensemble des autres acteurs locaux, en vue de faire apparaître précisément la Ville, ou la région, comme acteur, de la construire par la projection dans le projet de ville ou dans une vision partagée du projet régional, comme un acteur engagé dans une compétition avec d'autres acteurs. Elle répond aussi, toujours dans ce cadre général d'une remise en cause des identités établies sur lesquelles pouvait se fonder le rôle de représentant, à une crise de la forme partisane, comme le suggèrent Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre: « La multiplication des structures de concertation et le développement de la démocratie participative peuvent de la même manière être analysés comme
37. P. LE GALÈS,Le Retour des villes européennes, Presses de Science po, 2004.
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une réponse au déclin traditionnel du parti fondée sur l'interconnaissance et la communauté de vie »38, analyse qui peut s'inscrire dans le cadre proposé par Bernard Manin du passage d'une « démocratie des partis» à une « démocratie du public ». Une telle lecture de la participation renvoie plus largement encore aux formes contemporaines prises par des débats, parfois plus anciens, sur la nature même de la représentation démocratique, et cela sur fond de diagnostic d'une crise de la représentation. Elle peut dès lors être placée parmi les instruments utilisés dans cette quête d'une «juste représentation» dont les autres formes s'appellent: parité, représentation des minorités visibles, représentation des jeunes, accès des étrangers à certaines formes de citoyenneté, etc.39
III. Parce qu'il/aut bien conclure Pour la conclusion, cédons la parole à Pierre Rosanvallon : Le problème essentiel, dorénavant, n'est plus celui d'une «exception française », absolue et relative, qu'il faudrait résorber. Il est, partout, celui d'une crise de la politique et d'une interrogation sur la démocratie. C'est la définition même de la généralité qui est en question sous toutes les latitudes. L'État et la société civile sont l'un et l'autre remis en cause dans ce contexte marqué par l'avènement de nouvelles perplexités sur les formes et le sens de l'intérêt général. À l'heure de la « gouvernance », les visions enchantées du monde associatif et de la décentralisation ne sont plus de mise; pas plus que les vieilles certitudes institutionnelles et procédurales sur la formation du lien social. Le besoin de repenser une nouvelle architecture démocratique d'ensemble s'impose; la redéfinition des voies de la souveraineté, des modes de légitimité, des procédures de la représentation et des conditions d'expression du commun dans la société se
font partout sentir. C'est la question même du politique qui est en jeu 40. Ou comment suggérer que, si elle est aujourd'hui l'une des formes de la « démocratie du public », rien n'empêche de considérer la démocratie partici38. F. SAWICKI et R. LEFEBVRE, « Le peuple vu par les socialistes », in F. MATONTI, La Démobilisation politique, op. cit., p. 69-96. Voir aussi ici l'exemple de Rennes en 1995 analysé par Antoine VION, qui suggère que le refus d'une consultation participative s'accompagne justement d'un retour sur les réseaux traditionnels, dans le cadre d'une campagne municipale marquée par une forte contestation d'un projet de métro, « Retour sur le terrain », Sociétés contemporaines, n° 24,1995, p. 95-122 39. L'intérêt pour la démocratie participative ou délibérative peut être aussi fondé sur un intérêt pour la question de la participation politique des classes populaires ou des exclus ou des « invisibles ». Mais, parce qu'on se refuse ici à en faire le remède magique et exclusif à la « crise de la politique démocratique », rien n'interdit, contrairement à ce que suggère Annie COLLOVALD,de porter attention à d'autres thèmes, à d'autres problématiques: des politiques de lutte contre les exclusions, de la prise en compte de la parole des exclus et des invisibles, de l'accès par exemple, encore, des étrangers au vote, ou, plus technique mais non moins essentiel, de la démocratisation des structures intercommunales, aujourd'hui scandaleusement opaques et incontrôlées par le citoyen au vu en tout cas de leurs pouvoirs croissants. Après tout, nul n'est voué à la monomanie. 40. P. ROSANVALLON,Le modèle politique français, La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Seuil, 2004, p. 434.
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pative comme amenée à jouer un rôle plus essentiel dans une nouvelle figure à venir de la démocratie4I. Ni idéalisme héroïque, ni critique systématique: il s'agit donc bien de « prendre au sérieux l'idéal délibératif»42 qui est au fondement de la « démocratie participative. »
41. D'autant qu'il peut, dans ces dispositifs, se jouer de l'inédit, au détriment même de ceux qui pensent en avoir la maîtrise, comme le suggère le rappel de Bernard MANIN à propos des motivations initiales qui avaient conduit les souverains anglais à encourager le parlementarisme, « Entretien avec Bernard MANIN », Politix, 42. L. BLONDI AUX, art. cit.
n° 57, 2002.
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Partie IV Le développement urbain durable, contribution à une théorie de l'identité
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET IDENTITÉS CULTURELLES: LA VILLE ET SON PATRIMOINE BÂTI ET VÉGÉTAL - L'histoire parallèle des règles d'urbanisme et de protection du patrimoine historique depuis 1921 Patlick LE LOUAIW - Mémoire de ville et patrimoine PierreLEGAL
végétal urbain
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LES IDENTITÉS TERRITORIALES - La participation des acteurs locaux dans la zone Natura 2000 Luc BODIGUEL
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET IDENTITÉS CULTURELLES: LA VILLE ET SON PATRIMOINE BÂTI ET VÉGÉTAL
L'histoire parallèle des règles d'urbanisme et de protection du patrimoine historique depuis 1921 Patrick
LE LOUARN*
Le concept d'abords est un exemple topique de l'imagination administrative et de la création du droit par l'expérimentation de solutions pragmatiques!. En privant les bureaux de l'omnipotence d'un état centralisé, le législateur de 1982 semble avoir rompu avec un mécanisme de création administrative que l'on pourrait qualifier de: « style Napoléon III »2. Désormais l'État, autant qu'il protège les écrins du patrimoine national, protège les abords comme un service rendu à la collectivité locale qui maîtrise son plan d'urbanisme. De plus en plus nombreuses et négociées, les formules de protection des abords tendent à devenir une contribution de l'État à l'environnement urbain. Pour autant la protection des abords est-elle mieux acceptée? Un conflit séculaire3 serait-il terminé? Ou bien s'est-il seulement déplacé? En dépit du parfum de nostalgie brocanteuse qui peut s'attacher à ce vieil objet juridique, le concept d'abords des monuments historiques recouvre donc les enjeux les plus modernes du développement durable urbain. Dans sa dimension épistémologique, la notion d'abords illustre les conditions historiques de la production du droit urbain. Elle passe en effet du débat intellectuel et de quelques actions ponctuelles à une normalisation qui finit par heurter les droits réels des citoyens et par poser un problème national que l'on prétend résoudre aujourd'hui par une élaboration plus participative de la norme. *
DCS-CERP3E
1. Cette recherche sur les abords s'inscrit dans un projet global de recherche sur l'histoire du droit de l'urbanisme. 2. Cet expert de la gouvemance n'aurait-il pas dit que si « l'on gouverne de loin, on n'administre bien que de près» ? C'est en effet sous l'Empire que l'administration a intégré les doctrines de la jeune école d'histoire de l'art française et qu'elle a développé la politique de dégagement des monuments qui est à l'origine de cette réglementation des abords. 3. Si la première législation sur les abords date de 1943, le débat sur la protection des perspectives a introduit leur problématique dans le développement urbain dès 1908.
Il convient aussi de clarifier un objet juridique mal identifié car le terme « abords» n'existe dans aucune loi sinon dans quelques décrets d'organisation administrative. C'est une circulaire de 1841 qui introduisit ce terme4. Car l'article L 621-30-1 du Code du patrimoine présente cinq techniques de protection de l'environnement des monuments qui relèvent de la compétence administrative: les périmètres de 500 m, les périmètres de protection adaptés, les périmètres de protection modifiés, les ZPPAUP et les secteurs sauvegardés. De plus, le concept illustre parfaitement une problématique moderne du droit de l'urbanisme entre conservation du tissu urbain et droit de la construction de la ville. Dans le contexte de reconstruction de la ville sur elle-même, qui est à la base de la loi SRU, l'opposition devient frontale car on ne peut plus traiter le centre historique des villes comme un «espace-musée» inviolable. Pour accueillir habitat, bureaux et commerces dans un contexte de forte pression foncière il faut faire évoluer les normes de protection des centres urbains qui constituent la plupart des abords des monuments. Mais cette évolution n'est-elle pas mortifère pour les objectifs de conservation et de mise en valeur du patrimoine urbain? Il s'agit de cerner le rôle des servitudes dans le débat entre patrimoine et identité urbaine, d'une part, et architecture contemporaine et exploitation économique des centres anciens, d'autre part. Les abords sont encore révélateurs des problèmes d'interface entre pouvoirs décentralisés et représentants de l'État en charge des servitudes patrimoniales. Car ils exacerbent les contradictions entre l'État, chargé de garantir la conservation du patrimoine et la libre administration des collectivités locales. L'opposition est toujours vive entre la connaissance scientifique de l'homme de l'art qui exerce un pouvoir de refus sur les projets, et la démocratie participative ou l'expression des intérêts économiques locaux qui acceptent mal ce pouvoir. C'est donc le concept d'abords des monuments historiques qui pose problème dans la mesure où il motive de nombreuses décisions alors que sa délimitation et son contenu sont hétérogènes et imprécis. Ensemble d'objets dont les frontières et superpositions sont obscures, le concept est fondé sur une doctrine discutable, construite par accumulation sur un très long temps historique entre droit réel imposé aux immeubles et idéologie du patrimoine. L'enquête historique est indispensable pour dégager ces fondements et pour comprendre le rapport dialectique entre la norme et le corps social. La question des abords est consubstantielle des monuments historiques depuis la Révolution. Elle accompagne la conception dominante que l'on se fait du monument et qui a produit le formalisme de notre première école d'histoire de l'art au xxe siècle à l'origine de la mode du dégagement des cathédrales. Inscrite de façon embryonnaire dans les premières lois sur les monuments historiques, la protection de l'environnement des monuments est formalisée en 1943 par l'autorisation de travaux aux abords et la création de la deuxième 4. Les textes les plus récents ignorent totalement ce terme trop imprécis et traitent des périmètres de protection et des ZPPAUP qui sont un des avatars des abords. Voir notamment le décret relatif aux monuments historiques et aux ZPPAUP qui modifie le décret de 1924: décret n° 2007-487 du 30 mars 2007 NOR: MCCB0700262D.
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section, dite des abords, de la CSMHS5. Cette formalisation mettait un terme brutal aux débats de l'élite intellectuelle et politique commencés en 1906-1908, avec la première loi sur les sites et les discussions sur la réutilisation des fortifications de Paris. En 1945 la preuve de la neutralité idéologique de la protection des abords est faite puisque, simplement transposée dans les ordonnances de 1945 elle va servir un nouveau mouvement de dégagement des monuments. Le problème s'est alors déplacé de la querelle entre partisans ou adversaires du dégagement des cathédrales, vers le terrain des conflits entre l'administration et la multitude des propriétaires concernés par quelque 40 000 périmètres de protection. La décentralisation n'a fait qu'aggraver ces conflits lorsque le pouvoir de l'architecte des bâtiments de France est apparu comme le dernier pouvoir arbitraire de l'État face à la propriété privée et aux nouvelles compétences d'urbanisme des communes. Les évolutions conceptuelles engagées par l'inscription de la Commission des abords sous la double tutelle de l'Équipement et de la Culture, ainsi que les leçons du terrain et de la décentralisation vont alors induire de nombreuses et profondes évolutions législatives et réglementaires. Évolutions qui traduisent des changements importants dans la conception que l'on se fait des abords et surtout de leur gestion. Même si l'évolution des idées sur les abords n'a pas cessé depuis 1906, la législation de 1943-1945 a marqué une rupture importante en inscrivant la protection des abords dans les contraintes imposées à la propriété. C'est donc autour de cette date charnière que l'on peut distinguer deux étapes du développement du concept d'abords des monuments historiques. - I : L'invention des abords jusqu'à leur normalisation: de la Révolution à l'acte législatif de 1943. - II: Les effets en retour de la législation des abords sur leur gestion et l'évolution du concept: 1945-2006.
1. L'invention des abords jusqu'à leur normalisation: de la Révolution à l'acte législatif de 1943 A. L'émergence de la notion d'abords des monuments. Le particularisme de la notion française de monument historique finit par s'étendre à la conception des abords. L'urbanisme des avenues et des perspectives inauguré par le lec Empire renforce l'idée d'une mise en scène du patrimoine.
5. C. POULAIN,L'action de Louis Hautecœur au secrétariat général des Beaux-arts (1940-1944) : La permanence des beaux-arts dans lafracture de Vichy, Thèse, École des Chartes, 2001. Commission supérieure des monuments historiques et des sites, désormais intitulée Commission er de 2005). nationale des monuments historiques et des sites (article I de l'Ordonnance
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1. Vandalisme
contre mémoire nationale
À partir du IIIe siècle l'idée de la Nation derrière le Roi s'impose dans l'élite intellectuelle. On discute la démolition des églises et châteaux, la construction d'inspiration gréco-romaine et la conservation du gothique qui ne serait plus l'art barbare mais l'art national. Par exemple, les 25 000 dessins d'inventaire des « monuments» de la collection Roger de Gaignères seront légués au roi Louis XV pour le convaincre de ne plus ordonner de démolitions. Louis XVI, quant à lui, donnera les Champs-Elysées à la Ville de Paris en 1777 sous la condition expresse d'en conserver le caractère de promenade publique, première illustration d'une politique des abords dans le tissu urbain. La Révolution fait émerger la question du patrimoine national dans les débats législatifs. En 1790, Aubin-Louis Millin, archéologue, comme Quatremère de Quincy, dépose un rapport sur les monuments historiques sur le bureau de la Constituante. Le terme est né. L'Assemblée crée la Commission des monuments pour inventorier et gérer les biens confisqués de l'Église, de la Couronne et des émigrés. Le 31 août 1794, L'Abbé Grégoire fait un rapport à la Convention, contre le vandalisme6. Le ton est donné, le monument historique sera le monumentum de la Nation sans esprit de retour à l'Ancien Régime. Napoléon avait voulu créer des places et des avenues ouvrant des perspectives dans le tissu urbain, ce que l'Ancien Régime n'était pas parvenu à réaliser. C'est là une mise en scène du pouvoir, une affirmation esthétique de la grandeur nationale en même temps qu'une mesure d'hygiène et d'organisation de la production que son ministre Chaptal mettra en œuvre. À la conception des abords comme écrin des monuments, s'ajoute celle des abords comme produit de l'urbanisme moderne. La loi du 16 septembre 1807 prescrivait, en effet, l'établissement d'un plan général d'alignement dans les moindres villes. La cathédrale devient le centre de cette nouvelle voirie. Désignée comme le symbole de la ville elle est isolée par les destructions et les alignements 7. 6. « Comme nous, les arts sont enfants de la liberté; comme nous, ils ont une patrie et nous transmettrons ce double héritage à la postérité. Que le respect public entoure particulièrement les objets nationaux qui, n'étant à personne, sont la propriété de tous. Ces monuments contribuent à la splendeur d'une nation et ajoutent à sa prépondérance politique. C'est là ce que les étrangers viennent admirer. Inscrivons donc s'il est possible sur tous les monuments et gravons dans tous les cœurs cette sentence: les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts, les hommes libres les aiment et les conservent. » 7. S. SCHOONBAERDT,Une place pour la Cathédrale de Bordeaux, l'isolement de St André (1807-
1888), IUP - Paris XII-Val de Marne, LOUEST - UMR 7145. Ainsi à Bordeaux, un rapport du préfet au conseil général en 1822 (réf. préc.), indique que « Le plan d'alignement de la ville a été terminé par la Commission municipale. Il ne reste plus qu'à le soumettre à ce Corps et à l'administration supérieure. Elle ne doit pas perdre de vue, [...] que, dans la partie vieille de Bordeaux, toute modification serait destructive de propriétés déjà fort avilies; qu'il suffit, au lieu de se livrer à d'immenses détails d'élargissement de rues peu importantes, d'ouvrir quelques grandes lignes à travers cet amas confus de constructions. » Selon SCHOONBAERT,« le préfet et le maire confièrent alors cette tâche à l'ingénieur vérificateur du
cadastre, Pierrugues. Il n'envisagea pas de dégager la cathédrale comme il avait pu le préconiser par exemple pour la basilique Saint-Michel. Plusieurs raisons expliquent ce choix. Il avait d'abord 362
En 1810, Le ministre de l'Intérieur Montalivet envoie une instruction aux préfets prescrivant un inventaire par département «des châteaux, églises et abbayes dignes d'attention ». C'est l'idée de la liste des monuments historiques que Mérimée établira pour la première fois en 1840. À partir de 1820, des sociétés savantes sont créées un peu partout et la mode est lancée par le baron Taylor et Charles Nodier des «voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France »8. L'emploi de la lithographie, puis très rapidement de la photographie et de ses dérivés comme le chromo, vulgarisera l'image des monuments historiques présentés dans leur ensemble, avec du recul pour magnifier le génie national auprès des lecteurs de journaux comme des enfants des écoles.
2. La réconciliation nationale par le patrimoine Après 1830, Guizot, membre éminent du groupe des Doctrinaires et ministre de l'Intérieur, organise la réconciliation nationale par une politique publique du patrimoine et un embryon d'administration qui sera flanquée d'une commission. Un ancien directeur du Patrimoine, Maryvonne de St Pulgent, résume ainsi cette «invention des MH »9, dans un discours qui marque la permanence idéologique de la conception que l'on se fait du patrimoine monumental en France: En confiant en 1830 la cause des monuments historiques à une administration ad hoc, en sus du programme républicain défini par Grégoire dans son discours sur le vandalisme et repris à son compte par la monarchie de Louis-Philippe, Guizot lui avait donc confié une ambitieuse mission, celle de réconcilier la Nation autour de ses souvenirs de gloire et de réparer la fracture révolutionnaire en faisant redécouvrir aux Français le sens et l'unité de leur histoire. Ce programme
désigné la place du Hâ, proche de l'archevêché, pour les exercices militaires. Il ne souhaitait pas augmenter le nombre d'espaces publics dont la ville était déjà bien pourvue, ni confondre les places d'arme ou de marché dans la vieille ville. La difficulté de réaliser des espaces réguliers et monumentaux ne lui échappait pas non plus. Les places devaient fonctionner comme des réservoirs d'air dans le réseau des rues. Il fallait les multiplier au centre de la ville mais s'astreindre à ne pas en exagérer les dimensions ou la géométrie pour éviter de les transformer en carrefours, comme ce fut le cas plus tard. Pierrugues dessina donc, à défaut d'une place régulière, de nouvelles rues pour améliorer la circulation et l'aération de ce quartier. Parmi ses projets, dès 1812, une voie monumentale de quinze mètres de large partant du portail du palais impérial, se dirigeait en ligne droite vers le port et prévoyait la destruction du côté nord de la future place. Un témoin rapporte en effet qu'en visite à Bordeaux, Napoléon lef s'étonna de ne pas voir, à la sortie du palais, la Garonne qui faisait la richesse de la ville. L'ingénieur avait peut-être répondu à ce désir. Dans l'axe de ce tracé, un fort dénivelé au niveau de la rue du Pas-Saint-Georges l'avait toutefois contraint à arrêter cette percée à quelques pas de la place Saint-Projet. » 8. Flaubert fera ainsi le voyage pittoresque en Bretagne et décrira, non sans ironie, comme après lui, Victor Hugo, les Menhirs de Carnac dont le sauvetage sera le prétexte de la loi de 1887. 9. M. de ST-PuLGENT, Prosper Mérimée, ou l'inventeur du monument historique, Hommage de l'Institut à Prosper Mérimée, Comptes-rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, Fasc. IV, nov.dec. 2003.
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supposait, pour être mené à bien, une action au niveau central et l'unification des critères de description et de choix des monuments prioritaires.
3. La conception française du monument Elle se dégage des débats qui ont agité les milieux de l'histoire de l'art entre 1830 et la loi de 1887. C'est une conception formaliste, de « conservation stylistique» qui domine. Quelques archéologues de l'époque s'élèvent contre cela en prônant une restauration plus respectueuse de la substance du monument. L'architecte Alavoine, (1778-1834) par exemple, n'a pas été particulièrement favorable aux doctrines esthétiques de Quatremère de Quincy, notamment sur le dégagement. Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) élève de Labrouste, s'opposa à l'emprise de l'Académie et se consacra à une carrière d'archéologue-restaurateur. Situé aux origines du mouvement néogothique dont il constitue le courant archéologique et chrétien, diamétralement opposé à Quatremère de Quincy, il développa une réflexion théorique qui était axée autour des principes suivants: -
le premier âge gothique a produit une architecture rationnelle et fonctionnelle qui constitue l'apogée de l'architecture nationale. Le gothique ultérieur a dégénéré et la Renaissance a introduit des influences étrangères et païennes;
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la restauration des édifices gothiques doit respecter l'authenticité formelle
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le XIX. siècle doit mettre en application des préceptes du premier âge
et structurelle des œuvres; gothique pour découvrir les voies d'une architecture nouvelle. Dans l'histoire de la déontologie de la restauration, Lassus occupe une place éminente. Il se distingue de ses prédécesseurs Alavoine, Debret et Godde par son refus des techniques nouvelles (fonte, mortiers de ragréage, etc.) inadaptées, selon lui, aux bâtiments anciens et par sa volonté de restituer scrupuleusement un parti archéologiquement fondé. Viollet-le-Duc, quant à lui homme pragmatique, était, selon les édifices qu'il avait à connaître, tantôt le chantre de la restauration stylistique, tantôt le défenseur des méthodes scrupuleusement réparatrices. Le courant formaliste dominerait encore le discours officiel, selon P. Ponsot, architecte en chef des monuments historiques qui analyse cette notion ambiguë de monument historique à la française: Pour les inventeurs, Mérimée et Viollet-le-duc, les monuments sont des paradigmes. Les restaurer, c'est leur rendre à la fois intégrité et valeur d'exemple. Ils deviennent des types référentiels (on pourrait presque dire des concepts). L'espoir est qu'il est possible d'inverser le cours de l'Histoire, de revenir à l'origine, au besoin en «refaisant comme c'était ». [...] Cette conception, appelée
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"restauration stylistique" chez certains de nos voisins, a pour nous une figure tutélaire, celle de Viollet-le-DuclO. Cette critique est dans la lignée de l'opposition intellectuelle du xxe à la restauration reconstitutive des monuments: Chateaubriand, John Ruskin (18191900), Proust, Rodin Il. Pour Ruskin, le monument est un mémorial intégré dans la quotidienneté; d'où les premières idées de sauvegarde de quartiers entiers. Le concept d'abords est donc né du croisement entre la vision stylistique des « savants antiquaires» et la vision théâtrale du pouvoir politique.
B. Les abords, ou le vide respectueux. 1. La conception visuelle, mémorielle et formaliste du Monument au xxe siècle impose la mode du dégagement Congruences idéologiques On peut parler de congruences idéologiques tant de multiples courants se rejoignent pour étouffer toute opposition au modèle de Mérimée. Le « syndrome de la maquette» inspire une mise en valeur du monument par isolement. La lithographie, puis la photographie, exigeant du recul, diffusent dans le public l'idée qu'un monument doit se voir dans son entier, quitte à achever ou refaire les parties qui avaient été négligées par ses constructeurs du fait de leur inaccessibilité visuelle. Cette conception autorise un discours global et cohérent sur la place du monument dans l'histoire de l'art et dans l'histoire nationale. Le formalisme de l'école française d'histoire de l'art rejoint le souci d'exposer le paradigme du patrimoine national. Mérimée n'aura de cesse que de «dégager les monuments de leur gangue» notamment à propos du théâtre d'Orange. Le débat sur le gothique continue durant ce siècle lorsque l'on se demande, sous le Second Empire, s'il est allemand ou français. Le nationalisme s'empare des monuments et la mise à l'écart du médiévisme par la Troisième République n'empêchera pas, bien au contraire, de mettre les monuments au service de l'idéologie patriotique. Ce sont désormais toutes les époques qui porteront la grandeur nationale. La cathédrale gothique reste cependant un apex de cette idéologie car elle génère un lieu de prestige pour les institutions publiques et rejoint assez le goût des perspectives urbaines pour que son dégagement soit à 10. P. PONSOT, «L'impossible réforme: faut-il supprimer les monuments historiques? », Site ministère Culture, 20 décembre 2004. Patrick PONSOT est Architecte en chef des monuments historiques; dirige depuis 1994 les travaux de restauration et de conservation préventive aux châteaux de Blois et Chambord. 11. «Personne ne défend nos cathédrales. Le poids de la vieillesse les accable, et, sous prétextes de les guérir, de «restaurer », ce qu'il ne devrait que soutenir, l'architecte leur change la face. [...] Nous ne pouvons plus prier devant l'abjection de ces pierres remplacées. On a substitué aux pierres vivantes - qui sont au bric-à-brac - des choses mortes ». RODIN,Les cathédrales de France, Paris, 1914, p. 8 et 9.
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l'ordre du jour. L'inscription des cathédrales sur la liste des monuments historiques après 1840 incitera donc les municipalités à démolir tous les bâtiments alentour sans considération de leur valeur historique. Les propriétaires en espèrent une spéculation à la Haussmann sur les nouvelles façades du quartier qui devient central. L'opposition au dégagement est donc étouffée. En effet, les résistances, venues des intérêts locaux de propriétaires et des jurys d'expropriation faisant traîner les procédures, sont brisées par la recomposition de ces jurys comprenant experts et magistrats désignés. Même si quelques personnages célèbres ont pu s'opposer à ce mouvement - par exemple Victor Hugo recommandant aux Bordelais de ne pas se laisser tenter par les percées urbaines1z -l'opposition est restée le fait d'obscures personnalités 10cales13alors que l'Église, peu désireuse d'entretenir des bâtiments devenus inutiles et le pouvoir municipal souhaitant installer toutes les institutions prestigieuses sur les places centrales, furent largement complices des destructions autour des cathédrales
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Les lois républicaines ne tranchèrent pas entre les deux courants d'opinions. La notion d'abords émergea donc très lentement comme une réponse réactionnaire au dégagement systématique des cathédrales.
2. La traduction et des perspectives
législative
du dégagement
des monuments
Ce sont les lois de 1887 et 1913 sur les Monuments historiques, l'amendement à la loi de Finance de 1911 sur les perspectives, ainsi qu'un texte des années 1930 sur le caractère des lieux avoisinants, qui constituent ce corpus républicain. Mais c'est la discussion de ces textes par les urbanistes qui permet d'en apprécier le sens ambigu jusqu'à la création d'une administration des abords par le régime de Vichy. Les textes n'envisageaient initialement que le dégagement et leur interprétation restera dans cette voie bien après l'institution des périmètres de protection.
12. MONTALEMBERT,« Du Vandalisme en France. Lettre à M. Victor Hugo », Œuvres de M. le comte de Montalembert, Art et Littérature, 1. 6,1861, p. 7-77. 13. « Les défenseurs des travaux présentaient l'achèvement des cathédrales comme une œuvre sociale, fortifiant la pratique des devoirs religieux, les liens de la famille et de la société. En revanche, pour quelques écrivains, abbés, artistes ou obscurs savants, une cathédrale dépourvue des dépendances qui faisaient le sens de sa situation dans la ville pouvait rapidement devenir un symbole sans âme s'il était trop isolé» (voir SCHOONBAERT). 14. On retrouve très tardivement ce débat dans des publications contradictoires telles que: P. LÉON,La Vie des monuments français Destruction Restauration, Paris, Picard, 1955 ou L. RÉAU, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l'art français, Paris, R. Laffont, 1994, [1re éd. 1958] où l'auteur insiste sur la défiguration du portail de Sainte-Croix au second Empire, p. 765, et sur les mutilations de Saint-André, dès l'Ancien Régime, p. 155,466,590.
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La loi Beauquier15 du 21 avril 1906 relative à la protection des monuments et des sites naturels d'intérêt artistique Le député Beauquier sera souvent présent aux réunions de la SHUR 16 du Musée Social à partir de 1908 et s'intéressera autant aux perspectives urbaines qu'aux sites naturels. En outre, sa loi fait écho à la loi sur les monuments historiques de 1887. L'idée de Monuments naturels a été défendue par le Touring Club de France, le CAF et même le département des Côtes-du-Nord qui a obtenu le classement de l'Île de Bréhat en 1907 et a institué la première commission départementale des sitesl7. Comme dans la loi de 1887, le classement a un caractère contractuel et l'expropriation reste à la charge des communes. On classe donc de préférence des terrains communaux ou des communs d'estives et pour le reste, un tiers des sites classés sont des arbres ou des rochers isolés, donc des monuments naturels. L'époque ne faisait pas une grande différence entre les sites et les alentours des monuments historiques, la mise en valeur touristique étant l'objectif le plus important pour les autorités locales. On cite l'exemple du maire de Neufchâtel qui émet le vœu « que l'on interdise les estaminets au voisinage des endroits dits historiques» (Cros-Mayrevieille, 1907). Et le géographe Elisée Reclus de noter qu'au Japon, il est interdit de déshonorer la nature par des auberges mal placées. Loi de 1881 sur la liberté de la presse et l'affichage comme l'instruction du Trésor de 1890, qui institue un droit de timbre sur les publicités, suffisent à contrôler l'esthétique des abords. Finalement l'affichage dans les sites protégés ne sera réglementé qu'en 197918. Cros-Mayrevieillel9 fait une contribution originale au débat qui continue sur l'isolement des monuments. Il estime notamment que le décret de 1889 en application de la loi de 1887 ne permet la destruction de bâtiments pour isoler le monument classé que sous réserve de l'autorisation du ministre. Ce qu'il interprète comme l'interdiction générale de démolir sauf exception. Ernest Parisot2° soutient au contraire que l'immeuble classé ne subit pas de modifications en lui-même lorsqu'il s'agit de l'isoler et donc que ce règlement de 1889 outrepasse la loi qui soumet les seuls travaux sur le monument protégé à l'appréciation du ministre. On voit ici pointer le refus d'une servitude
15. Charles Beauquier, 1833-1916 juriste, homme de lettres et député du Doubs de 1880 à 1914, fut l'un des fondateurs de la Société pour la Protection des Paysages et de l'Esthétique de la France, dont il devint le deuxième président (1901 à 1916), succédant à Sully Prud'homme. 16. Section d'Hygiène Urbaine et Rurale. 17. Actuellement 2 700 sites classés, 1,4 % du territoire, près de 900000 ha. Voir. M. TURLIN, « L'évolution des politiques de sauvegarde », AJDA 3 1006 p 1993 18. L 581-1 à L 581-45 du Code de l'environnement. 19. Membre du Musée social, il publie en 1907 : « De la protection des monuments artistiques, des sites ou des paysages ». 20. Les monuments historiques, Rousseau éditions Paris 1891.
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supplémentaire alors que la protection des monuments historiques est déjà intolérable à la propriété privée2! . Mais Cros-Mayrevieille y ajoute des considérations esthétiques qui préfigurent notre conception moderne des abords: Après une première fièvre archéologique, engouement passager pour les monuments se dressant seuls au milieu d'un désert, on n'a point tardé à voir ce qu'un tel système avait à la fois de peu conforme au goût artistique et de bien souvent contraire à la vérité archéologique ou historique22... Aussitôt suivies de considérations techniques car il craint pour la solidité du monument ainsi dégagé et il déplore la destruction de ce qui, dans son espace proche, est à la fois pittoresque et caractéristique du monument. Il dénonce, comme de même nature, une mode qui a avili l'authenticité du monument luimême par l'application de la restauration interprétative et reconstitutive et par la destruction de son environnement immédiat qui participait de son archéologie urbaine et sociale. Visionnaire, il en arrive à formuler, dès 1907, ce que devrait être une politique des abords selon nos textes les plus récents23. La troisième partie de son ouvrage est consacrée, en effet, à « la protection des alentours des monuments, sites et paysages» et fait œuvre de droit comparé en exposant les exemples italiens, suisses, japonais et prussiens. Législations qui limitent la hauteur des constructions, interdisent les constructions provisoires et réglementent l'affichage et dont il tire argument pour réclamer une législation qui attendra près de quarante ans avant d'être promulguée par un gouvernement non républicain. Quant aux moyens, il se contente de lister les techniques des autres pays sans se prononcer sur celles qui seraient importables: classement de sites, information préalable de l'État sur les ventes, déclaration d'utilité publique de la préservation des sites, acquisitions publiques, création de servitudes «dans un but de protection des sites et des points de vue et dans l'intérêt d'une libre vue et circulation. » À partir de 1908, le débat sur les perspectives urbaines, né du projet de cession des fortifications militaires à la ville de Paris est discuté jusqu'en 1914
21. Ainsi le comte de Ségur se lance dans une philippique, lors du débat sur la loi de 1887 en disant qu'à Carnac il s'agit d'un phénomène naturel et donc pas d'un monument, ce qui par conséquent ne peut constituer un intérêt national justifiant l'expropriation. 22. Et de citer F. BAC: « Les architectes ignorent sans doute la cohésion intime qui lie ces monuments à leur ville. Ils ignorent pourquoi ces maisons étaient aussi étroitement serrées autour des cathédrales. C'est beau, disent-ils, dégageons-les! Ils rasent des quartiers entiers pour l'isoler dans un désert. Vous leur diriez que la création de ces déserts autour des cathédrales est un acte sot et criminel, vous les étonneriez beaucoup. Ils pensent avoir fait pleinement leur devoir de courtoisie )} vis-à-vis du passé. 23. Son argumentation en faveur des « alentours)} est d'une grande modernité: « Il ne suffit pas de protéger le monument [...] Mais il convient encore de le préserver de tout fait qui l'atteindrait indirectement,' il s'agit des modifications aux alentours des monuments sites et paysages. C'est que cet entourage concourt très souvent à la mise en valeur du monument, c'est l'écrin qui met le bijou en évidence ».
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dans les cercles de penseurs24 et à la Chambre. Avec Jules Siegfried, le sénateur Guillaume Chastenet reprend l'idée d'ajouter aux règles d'hygiène pour protéger les plus belles perspectives sur la Seine et sur la ville que l'on peut avoir depuis les terre-pleins militaires. C'est l'origine de la protection des perspectives parisiennes par la Loi de finances du 13 juillet 1911 article 118 modifiant l'article 4 du décret de 1852 relatif aux Rues de Paris (étendu aux grandes villes notamment pour l'obligation de ravalement), «Obligation est faite à tout constructeur de maison de se soumettre aux prescriptions qui lui seront faites dans l'intérêt de la sûreté et de la salubrité publique ainsi que de la conservation des perspectives monumentales et des sites. » La loi de 1913 sur les monuments historiques La loi reprend les dispositions de la loi Bardoux et ne se préoccupe que des édifices enserrant immédiatement le monument. Lorsque le texte dispose que: « Peuvent être classés ou expropriés les immeubles dont le classement ou l'expropriation est nécessaire pour isoler, dégager ou assainir un immeuble classé ou en instance de classement» (articles 1-20 et 6 ~ 2) il reste très éloigné de la conception que nous pouvons nous faire des abords. Le législateur de 1913 se tient à l'idée initiale du dégagement que préconisait une circulaire aux préfets de 1841 : « débarrasser les édifices remarquables des constructions modernes qui en obstruent les abords. » La loi Cornudet de 1919, première loi française d'urbanisme, instaure les premiers plans d'urbanisme. Dans les années 1920 et 1930, l'examen, par le Musée social, des PAEE concernant les centres anciens, constitue la première affirmation de l'intérêt des ensembles urbains et d'une idée de protection fondée sur un inventaire exhaustif des bâtiments. La question du passage des ponts et des grandes voies dans ces centres préoccupe particulièrement les membres de la SHUR ainsi que la conciliation entre les opérations de salubrité nécessaires et la conservation d'un patrimoine bâti remarquable (Orléans, Tours, Menton...) À cette occasion, le Musée social émet des idées de périmètres, de zones de protection et décrit les expériences étrangères. En 1930, la réforme de la loi de 1906 sur les sites introduit une servitude d'information de l'État sur les projets, préavis de travaux, qui va inspirer les textes ultérieurs. Aux règles de sûreté, d'hygiène et de perspective, le champ du contrôle par le permis de construire s'étend « au caractère des lieux avoisinants» (1935) et finalement en 1958 (décret 58- 1467 relatif au permis de construire du 31 déco 1958 art. 1er) « aux paysages naturels et urbains ». C'est l'origine des dispositions dites permissives du RNU article R 111-21. Lavedant en 1952 dans le volume III de son histoire de l'urbanisme, fera la première synthèse du sujet dans un exposé critique qui annoncera les secteurs sauvegardés. 24. Bulletins de la section d'hygiène urbaine et rurale du Musée social (Bibliothèque du Musée social, Paris). M. CHARVET, « Raoul de Clermont ou l'urbanisme des "gens du monde" », Histoire et Société n° 12, 4" trimestre, 2004. 369
L'accession des abords à la valeur législative par l'Acte valant loi de l'État en date du 25 février 194325 Le débat sur ce que l'on doit faire de l'écrin de nos bijoux nationaux domine largement jusqu'en 1943. Les tenants du vide sacré ou du respect religieux de l'accumulation séculaire reproduisent l'opposition entre les partisans de la restauration reconstitutive des monuments paradigmatiques et ceux de leur simple entretien comme témoins du passé. Ce sont les seconds qui inspireront finalement la loi de 1943 qui institue la servitude espérée depuis longtemps par les plus progressistes de nos urbanistes. Louis Hautecœur, devenu secrétaire général à l'Éducation nationale26 en 1941 préface un article de J.-CI. Moreux en 194227 dans laquelle il indique que le périmètre de protection doit « inciter les bâtisseurs à la prudence aux abords des églises romanes ou gothiques », sans céder au pastiche mais « en respectant la proportion relative des masses ». En 1974, Pierre Dussaule est encore largement partisan de la conception la plus étroite des abords28. Il rappelle en note que les trois objectifs: protection, conservation, mise en valeur des monuments sont très étroitement liés: « Pourquoi protéger un monument par des interdits et le conserver à grands frais par des travaux si l'on n'intervient pas dans son voisinage pour qu'il conserve ou acquiert toute sa valeur esthétique et sa signification?» Pour lui, les textes de 1913, trop rigides, n'autorisent l'intervention que sur les immeubles parasites et non pas sur de grands ensembles que l'on pourra conserver. Il y manque en quelque sorte la moitié de la conception des abords, soit la conservation de l'environnement bâti face à l'environnement qu'il faut dégager. Le texte de 1943 est une sorte de divine surprise pour Dussaule car il « libère l'administration» de l'obligation de prendre un acte de classement ou d'exproprier au coup par coup dans un environnement du monument dont les limites sont plus qu'incertaines. Désormais le droit de regard sur tous les projets placés en covisibilité du monument est une prérogative a priori de l'administration. Selon Dussaule, « c'est une sorte de veto» qui s'ajoute aux moyens déjà donnés par la loi de 191329. 25. Pour un exposé historique des suites de ce texte après 1945 voir 1. HOULET,« La protection des abords des monuments historiques et les secteurs sauvegardés» in Y. JÉGOUZO(dir), Droit du patrimoine culturel immobilier, Economica, novembre 1984. 26. C. POULAIN,« L'action de Louis Hautecœur au secrétariat général des Beaux-Arts (1940-1944) - La permanence des Beaux-Arts dans la fi'acture de Vichy», École des Chartes, Thèse soutenue en 2001. 27. J.-Cl. MOREUX,« Les places de Cathédrales et leurs abords », Architecturefrançaise, n° 21-22, juillet-août 1942. 28. Notes et études documentaires du CE, 24 sept. 1974 n° 4112 à 4114, La loi et le service des monuments historiques, La Documentation fi'ançaise. p. 86 29. Loi de 1913 modifiée par les lois de 1943-1945,1962, 1966. Article premier - Sont compris parmi les immeubles susceptibles d'être classés [...] 3) d'une façon générale les immeubles nus ou bâtis, situés dans le champ de visibilité d'un immeuble classé ou proposé pour le classement. Est considéré comme étant situé dans le champ de visibilité d'un immeuble classé ou proposé pour le classement tout autre immeuble nu ou bâti, visible du premier ou visible en même temps que lui et situé dans un périmètre n'excédant pas 500 m (Loi n° 62824
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Il ne voit donc, dans l'acte du 25 février 1943, repris tel quel par ordonnance en 1945, que l'arme juridique supplémentaire dont il fallait que le service des Monuments historiques disposât. Pierre Dussaule (qui ne cite même pas l'ordonnance de 1945) se focalise en effet sur les insuffisances de la rédaction de 1913 pour la protection large du monument. Il faudra attendre la réforme administrative de 1978 pour sortir de la stricte conception « monumentalocentrée» qui avait été imposée par Louis Hautecœur. On peut avancer l'idée que de 1943 à 1978 on ne sortira pas du cadre conceptuel de 1943 et que le point de vue de Dussaule exprime la Doctrine invariable du service des Monuments historiques et de la direction des Espaces Protégés dans son ministère. La notion d'abords des MH s'est dégagée assez tôt dans l'histoire puisque le terme apparaît en 1841 mais reste centrée sur le dégagement du monument jusqu'à la veille de la décentralisation. La science de l'urbanisme fera évoluer le concept en y intégrant l'aménagement, la conservation et la mise en valeur des abords pour eux-mêmes. Car, dès le début du xx" siècle nous voyons apparaître une conception urbanistique des abords conciliant conservation historique et mesures d'hygiène physiques et sociales. Si ce courant ne fut pas l'inspirateur direct du gouvernement de Vichy, qui rejetait tout du mouvement moderne et son approche progressiste des villes, il ne semble pas plus avoir inspiré le législateur de 1945 qui s'est limité à la même approche centrée sur le monument pour reprendre les dégagements. De ce balancement des objectifs sans remise en cause des méthodes et des outils on peut induire que la vision conservatrice prend ses racines au plus profond de nos habitudes administratives et de la conception de l'histoire la plus répandue dans l'administration centrale. Il faut attendre l'invention du secteur sauvegardé en 1962, puis la décentralisation pour amorcer l'évolution de l'administration et de ses experts vers une conception plus urbanistique des abords. Et la querelle n'est pas terminée entre la conception des abords au service du monument et des abords traités pour eux-mêmes comme en témoignent encore les discussions sur les parvis des cathédrales de Reims, Amiens et Rouen. Cependant, depuis 1945 une du 21 juillet 1962). À titre exceptionnelle périmètre peut être étendu à plus de 500 m. Un décret en Conseil d'État pris après avis de la CSMH déterminera les monuments auxquels s'applique cette extension et délimitera le périmètre de protection propre à chacun d'eaux. Article 2 ~ 3 - Peut être inscrit sur l'inventaire supplémentaire des monuments historiques tout immeuble nu oui bâti situé dans le champ de visibilité d'un immeuble déjà classé ou inscrit. Article 13 bis - (loi 66 1042 du 13 décembre 66, art. 4). Lorsqu'un immeuble est situé dans le champ de visibilité d'un immeuble classé ou inscrit, il ne peut faire l'objet, tant de la part des propriétaires privés que des collectivités et établissements, d'aucune construction nouvelle, d'aucune démolition, d'aucun déboisement, d'aucune transformation ou modification de nature à en affecter l'aspect sans une autorisation préalable. Le permis de construire délivré en vertu des lois et règlements sur l'alignement et sur les plans communaux et régionaux d'aménagement et d'urbanisme tient lieu de l'autorisation prévue à l'alinéa précédent s'il est revêtu du visa de l'architecte départemental des monuments historiques (article 4 de la loi 92 du 25 février 1943). L'article 13 ter concerne le régime de l'autorisation de travaux lorsqu'il n'y a pas de permis de construire exigible.
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jurisprudence pléthorique sur les projets aux abords des monuments protégés comme l'invention de nouveaux outils par le législateur et la pratique administrative depuis cinquante ans, nous suggèrent une nouvelle délimitation et un contenu plus substantiel du concept.
II. Les effets en retour de la législation des abords sur leur gestion et l'évolution du concept: 1943-2006 Le travail d'Isabelle Backhouche30 sur l'évolution de la Commission dite des abords, deuxième section de la CSMHS, nous semble très éclairant sur l'évolution des idées entre 1943 et 1983. Mais comme le note son auteur, c'est au plan local que l'essentiel a lieu, alors qu'une enquête historique exhaustive sur les archives des architectes départementaux reste très compliquée. L'abondante jurisprudence sur les décisions préfectorales reste donc le seul indicateur de la manière dont l'administration locale a géré les abords en fonction d'une conception très particulière de son pouvoir de contrôle. Après 1995, la décentralisation a provoqué une véritable révolution dans cette gestion. Pour sauver l'avis conforme des ABF, l'État a dû céder énormément sur la définition des périmètres et sur les procédures de préparation des décisions, ce qui n'est pas sans effet sur la conception que l'on peut se faire des abords aujourd'hui.
A. Le désordre normatif créé par l'absence de doctrine et de méthode pour la gestion des abords. 1. L'hésitation de l'administration et des experts entre l'instrumentalisation de la servitude par d'autres intérêts et une approche des périmètres protégés par leurs qualités intrinsèques Les errements de l'administration centrale interdisent de trancher sur la nature et les objectifs de la protection des abords En conclusion de son étude des archives, malheureusement lacunaires, et des personnalités liées à la Section des abords, Isabelle Backhouche propose de « considérer le monument et ses abords comme des objets d'usage et non comme des objets de contemplation». Autant dire que la conception urbanistique des abords l'emporte finalement sur la conception patrimoniale trop contemplative de l'écrin du bijou historique. Cette évolution passe par au moins deux phases qui sont marquées aussi bien par des changements dans la composition de la Commission, par l'organigramme des directions qui lui demandent avis et qui tirent vers le ministère de 30. I. BACKHOUCHE,« La commission des abords depuis la seconde guerre mondiale », École des Hautes Études en Sciences Sociales, juin 2006. Documentation ministère de la Culture IGAPA, aimablement communiquée par Alain Marinos.
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l'Urbanisme, et par le traitement de cas exceptionnels dont la Commission doit connaître après l'évocation des dossiers par le Ministre. Si la Commission s'est autonomisée en 1964, la direction des Espaces Protégés du ministère de la Culture s'est séparée, en 1967, de la direction des Monuments historiques. Ce qui semble préparer le transfert des abords au ministère de l'Équipement et de l'Environnement en 1978 dont la direction de l'Urbanisme puis la direction de l'Architecture imprimeront au traitement des abords un caractère plus urbanistique que patrimonial. Il faudra cependant attendre 1995 pour le retour de la direction de l'Architecture au ministère de la Culture et son association en 1997 avec le service des Monuments historiques. Ce retour ne pourra jamais signifier la restauration des anciennes conceptions car la direction de l'Architecture, au sein de la DAPA, reste marquée par sa mission de promotion de la qualité architecturale dans les lieux exemplaires que sont les abords. Il semble en revanche que la direction du Patrimoine et son Inspection générale notamment, cultivent parfois les conceptions de Mérimée sur les monuments, ce qui ne facilite guère l'harmonisation des points de vue entre gestion des abords et protection des monuments. La décennie de 1964 à 1974 voit se développer la première crise du système créé en 1943. C'est à ce moment qu'intervient Pierre Dussaule pour nous proposer une analyse des abords, (voir supra), qui ne s'engage pas et qui conserve le débat en l'état alors que tout va changer. Il note que le service des Monuments historiques n'ayant plus les moyens d'intervention qu'il avait en 1926 se contente de subventionner les projets les plus exemplaires mais évolue toujours entre l'architecture traditionnelle, fût-elle médiocre, et le mariage du monument avec l'architecture contemporaine. Les deux sections des Abords et des Monuments historiques restent séparées et si la confrontation de leurs avis était permise, elle éviterait sans doute des erreurs graves mais aurait l'inconvénient de déclencher des conflits susceptibles de bloquer longtemps les projets. Il ne voit donc le salut que dans la présidence des deux sections par le même directeur de l'Architecture qui porte alors la responsabilité de l'avis unique et synthétique à donner au Ministre pour trancher entre les « futuristes» et les « passéistes ». Pour lui c'est obligatoirement du cas par cas « car il ne saurait être question d'adopter dans ce domaine une doctrine générale et intangible. En certaines occurrences la solution futuriste sera préférable à la solution passéiste, en d'autres ce sera le contraire ». La réforme de 1978 a constitué un véritable bouleversement en séparant la gestion des Monuments historiques de leurs abords. Il n'est plus question qu'un seul directeur synthétise les avis contradictoires des deux sections. On abandonne alors la vision globale du monument, prônée jusque-là par la direction du Patrimoine. Le pragmatisme est partout, y compris dans les travaux de la section des abords qui n'ont pas de doctrine précise. En 1964, elle n'est déjà plus la « Commission des Abords des immeubles classés et inscrits» mais la « Commission des Travaux aux Abords des édifices classés et inscrits », ce qui l'entraîne vers l'examen de ce qui bouge dans l'espace protégé et beaucoup moins du monument lui-même. 373
À la recherche d'une méthode la commission avait ensuite évolué vers la considération du monument comme prétexte à juger des projets urbains dans le contexte de croissance urbaine que l'on sait. De 1980 à 1998 la politique des abords est donc une politique urbaine dominée par le ministère de l'Équipement puis de l'Environnement. Sous la tutelle de la direction de l'Urbanisme et des Paysages de 1981 à 1985, les abords ne sont plus articulés avec l'architecture. On notera surtout que, la décentralisation aidant, la commission se plaindra constamment d'être consultée trop en aval des projets et de devoir les accepter pour des raisons économiques et sociales évidentes. Même si parfois son avis propose et obtient des amendements de détail. Cependant on doit garder à l'esprit que l'essentiel des décisions administratives sur les projets aux abords relève de l'avis conforme de l'ABF sans que le dossier remonte à Paris et à la commission. L'enjeu local n'est plus idéologique, car la qualité «d'homme de l'art» de l'ABF interdit de contester sa conception de la protection des monuments ou de la qualité des projets dans les périmètres protégés. Les acteurs locaux, auteurs des projets, élus ou préfet, ont conscience de leur incompétence en matière d'histoire de l'art. Mais c'est sur le plan économique et social que les conflits avec l'ABF se développent car, sans même parler du blocage d'un projet, les exigences architecturales de l'ABF font augmenter les prix de la construction ou interdisent des équipements tels que les enseignes des franchises commerciales. Enfin, l'évolution des compétences administratives de l'ABF et son intégration dans un service départemental de l'architecture ont changé la donne. Ce fonctionnaire croule sous un nombre impressionnant de missions parfois contradictoires dont la liste s'allonge à chaque décret d'organisation du service. Il est en quelque sorte écartelé entre les objectifs de la direction de l'Urbanisme et ceux du ministère de la Culture. Les ABF ne se privent pas alors de l'arsenal offert par la loi, soit le contrôle des constructions et travaux dans les 500 m et les secteurs sauvegardés qui leur donne un pouvoir d'avis conforme. Ils se taillent ainsi un territoire de pouvoir incontestable que certains gèrent de façon autoritaire et d'autres de façon plus conciliatrice. Comme si la conservation du pouvoir était plus importante que celle des monuments ou de la qualité architecturale. C'est donc principalement par la pédagogie et le pouvoir d'influence des commissions locales et des pouvoirs municipaux que les ABF peuvent espérer faire passer leurs avis, parfois en intégrant leurs critères et leurs contraintes dans les plans d'urbanisme locaux. Laxisme, autoritarisme ou habile transfert des objectifs aux autorités locales, tout se voit dans une pratique locale qui instrumente la notion de covisibilité pour pouvoir connaître de tous les projets. Démarche louvoyante, forcément très mal ressentie par les pétitionnaires d'autorisation. À quoi il faut ajouter le conflit poussé jusqu'à l'absurde, par exemple dans des périmètres de monuments ayant physiquement disparu, qui va provoquer l'initiative des services déconcentrés du patrimoine pour inventer une solution que la décentralisation fera plébisciter. Car l' ABF doit souvent, dans son territoire, donner ses avis sur deux fondements totalement opposés, la servitude qui crée le conflit avec les propriétaires et les élus et le secteur sauvegardé, plan d'urbanisme qui permet de
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poser très précisément les règles du jeu en amont des demandes individuelles. Il s'agit ici de considérer un quartier ancien, non plus comme un accessoire du monument mais comme un objet patrimonial propre dont il faut décider de la conservation, de la démolition des verrues urbaines et des cœurs d'îlots, de la destination des terrains nus. La tentation est alors grande d'utiliser simultanément la compétence au titre des abords, que ne manquent pas de générer un ou plusieurs monuments, au sein du secteur sauvegardé et la compétence propre d'avis sur l'application du plan d'urbanisme. C'est seulement en 2003 que le législateur interdira cette confusion. Il est donc compréhensible, qu'à la veille de la décentralisation, l'ABF apparaisse comme le pivot de toutes les décisions à prendre sur le fondement esthétique, la covisibilité, comme sur le fondement historique et urbanistique dans les secteurs sauvegardés. Un tel pouvoir sera forcément contesté par les élus locaux dotés en 1983, de compétences nouvelles. Les conflits vont alors se déplacer des pétitionnaires d'autorisation vers les élus. Il est tout aussi compréhensible que l'administration ait expérimenté des méthodes de gestion des servitudes moins conflictuelles car inspirées des documents d'urbanisme.
2. Un désordre normatif mal corrigé par la jurisprudence La superposition des normes et leur rigidité réduisent l'initiative réformatrice du juge Les servitudes créées au titre de l'article R. 111-21 (les perspectives de Paris), les secteurs où le permis de démolir est obligatoire, s'appliquent sans préjudice des règles du PLU ou des périmètres de covisibilité des monuments protégés3l. Les motifs sont clairement distingués par le juge qui rattache distinctement l'avis conforme aux différentes approches des abords par les législations protectrices. Le principe de séparation des législations est ici rigoureusement appliqué. On assiste alors à une multiplication des motifs de refus d'autorisation ou d'exigences matérielles et procédurales de l'administration. Ce qui fragilise les décisions administratives et obscurcit passablement la notion d'abords. La loi du 2 juillet 2003 a heureusement commencé à y mettre de l'ordre en écartant les diverses servitudes patrimoniales au profit des plans permanents de sauvegarde là où ils sont approuvés. Les servitudes annexées aux documents d'urbanisme ont un caractère relativement rigide et cloisonné qui ne permet pas l'innovation. Qu'il s'agisse de l'adaptation mineure autorisée par le Code de l'urbanisme pour l'application de la servitude de 1911 et 1935 ou qu'il s'agisse de la stricte observance des fondements de la covisibilité. Cette rigidité paraît indépassable sauf par d'autres procédures de gestion des ensembles architecturaux et des abords. Philippe
31. Ph. GODFRIN, « Commentaire de l'ordonnance du 9 septembre 2005 ou comment en finir avec le " rond bête et méchant" des 500 m de rayon », Construction-urbanisme 2005 cornrn. 219
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Préchez32 relève finement que le droit des sols gère mal les rapports entre l'exception et la règle sauf à faire de la première une véritable norme. Il en tire un tableau complet des normes depuis la simple donnée scientifique jusqu'aux règles opposables en passant par les orientations d'urbanisme, les prescriptions esthétiques individuelles, les recommandations, les conseils. Et c'est bien le juge qui a contribué à de telles distinctions. Ainsi le Conseil d'État a-t-il dû préciser le champ de compétence de l'ABF car la loi définit mal les critères de son intervention dans la servitude des
500 m 33. L'autorisation de tous travaux revêtus du visa de l'ABF (CU, art.
L. 421-6) est obligatoire pour l'immeuble situé dans le champ de visibilité du monument classé ou inscrit. Comment doit-on interpréter cette notion de « champ de visibilité» ? Comme une covisibilité réciproque ou plus largement comme la présence des deux immeubles dans le même champ visuel y compris depuis l'extérieur du périmètre? On le voit, la loi est trop imprécise. Le Conseil d'État a donc tranché dans cet arrêt Pujol en retenant le double critère de présence de l'immeuble dans le périmètre de protection et dans le champ de visibilité. Ce que l'ordonnance du 8 septembre 2005 a introduit dans l'article L. 621-30-1 du Code du patrimoine. La protection de la propriété privée impose en effet le premier critère car on ne peut appliquer une servitude hors de ses limites et le cumul des deux critères signifie qu'un immeuble présent dans le périmètre mais qui ne serait pas visible en même temps que le monument devrait échapper à l'avis de l'ABF. Nous avons là une des motivations de la réforme récente de la définition des périmètres qui introduit le critère de l'environnement du monument. Une vacuité des normes qui contraint le juge à un discours sur la méthode et à une évaluation pragmatique des critères de protection des abords Le juge, dans un arrêt Pillot de 19143\ délimite le pouvoir de contrôle des projets par le préfet en définissant la perspective monumentale constituée par « le maintien du caractère général des maisons en bordure de la place ». Et s'il ne peut se mêler de juger de l'esthétique de la façade au-delà de cette exigence d'harmonie, le préfet peut exiger la production des dessins des ouvrages en saillie car il s'agit ici d'une autorisation administrative particulière issue du décret de 1852. Aujourd'hui, en application de l'article 13 bis, le Conseil d'État accrédite la tendance au dégagement en ne trouvant pas qu'une démolition porte atteinte à un monument classé (CE, 22janvier 1993, n° 135939) la compétence de l'ABF n'étant pas liée par la conservation de bâtiments intéressants qui auraient un rapport historique avec un monument voisin (CE, 13 octobre 1993, n° 131931). En outre l'avis conforme de l' ABF est rigoureusement délimité par la rédaction
32. IGAPA, Conférence du 12 septembre 2006 à la Commission du Vieux Paris 33. CE 28 12 2005, Pujol, na 283061 Note GODFRIN,Construction-urbanisme, juin 2006 p. 24
34. CE 10 août 1917, Pillot, Rec. p. 647: la place de la Madeleine constitue une perspective monumentale. 376
de l'article 13 bis. Fonder un refus de démolir sur le seul caractère intéressant de l'immeuble ne suffit pas car c'est la relation de covisibilité avec le monument qui doit motiver la décision (CAA Paris, 3 octobre 1996, n° 95PAOI285). D'ailleurs dans un arrêt d'appel (CAA de Paris, 18 novembre 2003, n° 02PA02609), le juge souligne que l'avis donné par l' ABF doit être cohérent pour l'ensemble des législations concernées par le cas d'espèce; il juge ainsi simultanément de l'erreur d'appréciation relative au site classé, de l'article UCa du P~S et de l'erreur de droit en matière de covisibilité. La cour administrative d'appel de Lille a apprécié souverainement l'application de L. 621-31 du Code du patrimoine (ancien article 13bis) en retenant les critères de la taille du projet et de sa pérennité pour juger de l'atteinte aux immeubles protégés. Précisant la méthode, le Conseil d'État, juge de cassation35, ne se mêle pas d'apprécier ces critères et les laisse à l'appréciation souveraine du juge du fond tout en confirmant qu'ils ne sont pas contraires au droit des abords. Ce qui est un début de contenu donné à L 621-31. On peut en déduire, d'une part, que le juge du fond est autorisé à multiplier et préciser les critères d'appréciation et, d'autre part, que la Cour a retenu deux critères qui mettent la nature des projets en relation étroite avec la substance du monument protégé puisque l'importance en hauteur, dimension et forme du nouveau stade Grimonprez-Jooris risque d'écraser l'échelle de la Citadelle dont on ne comprendrait plus le caractère d'ouvrage militaire de Vauban qui tient autant à la logique de son plan lisible dans le paysage qu'au caractère formidable de ses circonvallations et remparts. L'idée de conserver le monument dans son intégrité historique serait ainsi complétée par l'idée d'une conservation du sens et de la signification du monument par la conservation de son environnement initial ou rappelant suffisamment celui-ci. C'est une hypothèse que conforte la rédaction de la loi SRU sur les périmètres de protection modifiés dont le critère est celui de l'environnement du monument et non plus de la seule covisibilité. La question de la nature des abords reste en suspens Cette incertitude sur la nature des abords date des origines de la jurisprudence puisque, entre 1914 et 1917, le Conseil d'État semble faire une appréciation très arbitraire de l'esthétique des quartiers parisiens. Par sa décision du 4 avril 1914: la place Beauvau n'est pas une perspective monumentale alors que la place de l'Étoile et la place de la Madeleine le sont d'évidence36. 35. CE 28 122005
Ville de Lille, Jurisdata 2005-069453, Construction-Urbanisme
juin 2006, note
Ph. GODFRIN.
36. Application abondante de l'article 118 de la loi du 11juillet 1911 par le CE: Gomel (place Beauvau, 4 avril 1914 / Wiriot 1er août 1914), voir Philippe PRÉCHEZ, « La réglementation du patrimoine », Communication à la Commission du Vieux Paris, 12 sept. 2002. Voir aussi H. CHARLES, « L'esthétique contrôlée », Le juge administratif et l'esthétique à travers la jurisprudence: de l'arrêt Gomel à nos jours, Colloque Aix en Provence, 9 novembre 1991, Droit et Ville n° 33, 1992, p. 101.
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En revanche et hors du périmètre des 500 m, le juge considère plus facilement le caractère de site historique d'un quartier auquel manquerait un immeuble prévu à démolir, « partie intégrante d'un quartier et d'un site dont le caractère doit être protégé» (CE 120ctobre 1994, n° 103112). De même, dans le cas d'un immeuble, rue de Rennes, à Paris, le juge rappelle que la compétence du maire de Paris pour délivrer le permis de construire n'étant pas liée par l'avis de l'ABF, le maire aurait dû considérer l'erreur manifeste d'appréciation de l'ABF délivrant un avis positif sur un projet qui injurie à la fois le caractère des lieux avoisinants, la covisibilité avec un monument et le site inscrit (TA Paris, 4 mars 1993 n° 9214866/7 à 9214873/7/SE; ou encore CAA Paris, 6 février 1996 N° 94PA00955). Mais l'arrêt Rolande de la CA de Lyon37 nous paraît plus inquiétant quant à la conception que le juge se fait des abords. Il ressort de cette décision, que l'on espère isolée car à l'inverse de la précédente, que le niveau des exigences de protection d'un monument dépend désormais de l'état des lieux et non de la substance du monument visé par la servitude. En effet, pour infirmer la décision du TA de Grenoble de refuser un projet de terrasse couverte d'un bardage aux abords du théâtre antique de Vienne, la Cour invoque successivement les atteintes faites au monument lui-même par son équipement pour le festival de jazz, le caractère hétérogène des constructions comprises dans le périmètre et le laxisme de l'administration ayant autorisé des antennes relais sur les immeubles alentours, dont une église. Nous serons d'accord avec le commentateur de l'arrêt qui se demande si l'administration doit admettre la dégradation générale des abords comme une fatalité et s'il faut justifier les atteintes supplémentaires par les atteintes passées? Plus gravement, la Cour semble organiser la défense du propriétaire riverain du monument contre les effets d'une servitude qui serait en quelque sorte rendue obsolète par les mauvaises décisions antérieures. L'État serait donc contraint à un entretien exemplaire et même à une restauration et un usage parfait des monuments protégés pour pouvoir imposer la servitude. C'est évidemment une lecture erronée de la loi mais qui prend sa source dans deux de ses défauts car elle est, premièrement, dépourvue de contenu et de critères précis, notamment sur le rapport des abords avec la substance historique et esthétique des monuments, et, deuxièmement, n'est plus en phase avec les mentalités actuelles qui exigent une norme constamment justifiée par les faits et instaurant un équilibre entre intérêt individuel et intérêt général, une hypemorme en quelque sorte. Enfin il faut bien avoir à l'esprit que si les conflits sont nombreux entre les ABF et les pétitionnaires d'autorisations diverses dans les espaces protégés, ils se résolvent majoritairement sans procès grâce à la résignation de la plupart des candidats à la construction qui préfèrent céder aux exigences de l'administration que de se voir interdire leur projet. C'est notamment en Bretagne, sur des situations conflictuelles très dures, dans le Finistère, qu'à la veille de la décentralisation on a expérimenté une procédure de
37. CAA Lyon, 29 12 2005, Rolandez, n° 02L Y01355, Construction-Urbanisme, GODFRIN.
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juin 2006, note
« négociation de la règle applicable» qui a fini par donner naissance aux Zones de protection du patrimoine architectural urbain (ZPPAU) qui sont, à notre sens, une sorte de révolution dans la conception des abords.
3. La décentralisation redistribue les cartes de la délimitation et de la définition des abords. Les conflits avec les pétitionnaires sont relayés par des conflits de pouvoir entre élus et ABF. Ces conflits seraient-ils porteurs d'une meilleure définition du contenu des abords? La décentralisation de 1983 donne aux élus locaux la compétence d'élaboration des documents d'urbanisme et aux maires l'instruction et la décision sur les autorisations de construire. Ces derniers se trouvent donc obligés d'appliquer les avis des ABF en refusant des permis qui les mettent en première ligne de la contestation par leurs concitoyens. Bien entendu, la décision du Conseil d'État indiquant que le maire n'est pas lié par un avis manifestement erroné (voir supra: affaire de la rue de Rennes) ne serait pas comprise si elle était connue de la plupart des élus qui considèrent ce pouvoir de l'ABF comme un pouvoir concurrent sur l'espace du centre-ville, le plus prestigieux. La rigidité de certains architectes, face à des élus tout aussi rigides, dans certains départements, a fait le reste pour provoquer une attaque en règle du législateur contre un pouvoir jugé exorbitant. Cependant, nous assistons, depuis 1983, à deux développements parallèles porteurs de réformes importantes. D'une part, l'expérience bretonne de résolution du conflit et l'approche urbanistique des abords menée au tout début des années 198038, ont produit les ZPPAU puis les ZPPAUP qui apparaissent désormais comme un outil souple et efficace d'application des objectifs de qualité architecturale et de conservation des ensembles et sites urbains, y compris le paysage et ses éléments naturels. Cet outil consensuel serait de nature à résoudre les problèmes d'interface entre servitude étatique et règles locales, que ni les périmètres protégés, ni les sites, ni les secteurs sauvegardés n'ont correctement résolus jusqu'ici. La ZPP AUP semble donc être une fille de la décentralisation. D'autre part, à partir de 1995, l'affrontement entre l'État et les associations d'élus relayées par les parlementaires, à propos des pouvoirs de l'ABF, a bien failli faire disparaître l'avis conforme. Pour éviter ce qui nous aurait ramenés au niveau des autres pays européens qui ne gèrent pas les abords des monuments, on a dû abandonner le pouvoir de l'ABF à condition de conserver les servitudes. Ce qui a provoqué une évolution des espaces protégés qui finit par atteindre le concept de protection lui-même, davantage confié aux autorités locales qu'à des commissions nationales dont on peut prédire la marginalisation prochaine.
38. Première expérimentation à Commana, par l' ABF du Finistère et la conselVation régionale des Bâtiments de France, d'une formule de négociation, avec la mairie, des critères d'avis aux abords de multiples monuments et qui débouchera sur le texte de loi créant les ZPPAU.
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B. La résolution des conflits par la réduction formelle de la portée de l'avis de l'ABF, la plus grande souplesse des périmètres et l'ouverture des procédures de leur établissement. 1. La redéfinition
de l'intervention
des ABF
La réduction du pouvoir de l 'ABF peut l'obliger à proposer un argumentaire très concret et pédagogique à l'appui de son avis. Le décret de 1997 puis la loi du 27 février 2002 et le décret du 12 février 200439 instituent une procédure de recours à l'encontre des avis défavorables émis par l'Architecte des Bâtiments de France. Ce recours est ouvert aux maires, ou à l'autorité compétente, ainsi qu'aux particuliers. Le préfet de région, saisi de ce recours le soumet à l'avis de la commission régionale du Patrimoine et des Sites avant de substituer son avis à celui de l'ABF. Il semblerait que les recours soient désormais chose courante et qu'on puisse déjà distinguer entre le particulier mécontent d'un rejet de son projet et l'investisseur professionnel qui vient, avec son avocat, défendre un gros enjeu économique devant la CRPS. Désormais, l'ABF, dissuadé de l'exercice solitaire du pouvoir, devrait se muer en véritable médiateur entre le pétitionnaire et l'administration, un peu à l'image du rôle des inspecteurs des Installations classées pour l'environnement auprès des entreprises. Vers une meilleure définition du concept d'abords par la négociation sur les périmètres et leur contenu L'actuel Code du patrimoine4o fonde toujours les périmètres sur le critère de covisibilité qui laisse à l'administration un champ d'interprétation esthétique « arbitraire» de la compatibilité entre les projets et le monument41 . Cependant la réforme initiée en 2000 par la loi SRU aboutit aujourd'hui à la
définition de deux périmètres, dits «adaptés» et «modifiés» 42, dont le mode de 39. (Loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 par Ordonnance
n° 2005-1128
du 8 septembre
art. 78 XIV a 14° JO du 10 décembre 2004) (Abrogé 2005 art. 4 I JO du 9 septembre
2005 en vigueur
au
plus tard le I er janvier 2007) Article L 621-31 du Code du patrimoine (inséré par Ordonnance n°
2005-1128 du 8 septembre 2005 art. 4 JO du 9 septembre 2005 en vigueur au plus tard le 1erjanvier 2007)
40. L 621-2: Est considéré, pour l'application du présent titre, comme étant situé dans le champ de visibilité d'un immeuble classé ou inscrit tout autre immeuble, nu ou bâti, visible du premier ou visible en même temps que lui et situé dans un périmètre de 500 mètres 41 François Léotard (ancien ministre de la Culture et de la Communication), Colloque Aix en Provence, 1991, Droit et Ville, opus cil. 42. L 621-2 al 2 et suivants: Lorsqu'un immeuble non protégé au titre des monuments historiques fait l'objet d'une procédure d'inscription ou de classement ou d'une instance de classement, l'architecte des Bâtiments de France peut proposer, en fonction de la nature de l'immeuble et de son environnement, un périmètre de protection adapté. La distance de 500 mètres peut être dépassée avec l'accord de la commune ou des communes intéressées. Ce périmètre est créé par l'autorité administrative après enquête publique. Le périmètre prévu au premier alinéa peut être
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détermination comme la gestion qui en est faite finit par donner un contenu très complet à la notion d'abords. La définition des périmètres est simultanée de la protection du monument mais elle n'est plus automatique puisque, sur la base d'une étude précise du terrain par l'ABF celui-ci peut proposer un périmètre dépassant le rayon de 500 m sur tout ou partie du cercle ainsi généré. Bien entendu la commune peut faire valoir ses arguments en cas de désaccord et le périmètre sera finalement déterminé par décret en Conseil d'État. Le voisinage du Périmètre de Protection modifié et du Périmètre de Protection adapté s'explique par la distinction qu'il convient de faire entre une servitude existante que l'on peut réduire et une servitude nouvelle que l'on peut établir plus largement que le rayon de 500 m à condition de respecter la propriété privée au travers d'une procédure d'enquête publique. Mais le cas le plus intéressant est celui des périmètres actuels qui peuvent être modifiés à l'occasion d'une révision du document d'urbanisme. L'intention de l'administration, en 2000, était bien de réaliser des mini-ZPPAUP à la place des périmètres de 500 m. Le couplage de l'opération avec la procédure d'élaboration ou de révision du PLU et sa validation par l'enquête publique, doit provoquer un accord sur le fond entre la commune et l' ABF non seulement pour déterminer les abords sensibles mais aussi pour inscrire dans le PLU les règles de droit des sols les plus à même de protéger l'environnement du monument. L'étude de l' ABF rencontre alors l'avis du public exprimé dans l'enquête et les propositions de la commune sur le règlement applicable dans les zones du PLU recouvertes par ce périmètre. Un contenu très détaillé de servitudes esthétiques et archéologiques peut alors être inscrit dans le PLU et donc soutenu par une justification scientifique préalable et une concertation entre administrations. Ainsi, le critère de « l'environnement du monument» inscrit par la loi SRU va-toil recevoir une définition précise au cas par cas. Le nouveau périmètre varie non plus sur un critère géométrique mais fonctionnel. Le projet de décret concernant ces périmètres tels qu'il est présenté par l'actuel directeur du Patrimoine pour janvier 2007, confirme le caractère
modifié par l'autorité administrative, sur proposition de l'architecte des Bâtiments de France après accord de la commune ou des communes intéressées et enquête publique, de façon à désigner des ensembles d'immeubles bâtis ou non qui participent de l'environnement du monument pour en préserver le caractère ou contribuer à en améliorer la qualité. En cas de désaccord de la commune ou des communes intéressées, la décision est prise par décret en Conseil d'État après avis de la Commission nationale des monuments historiques. Lorsque la modification du périmètre est réalisée à l'occasion de l'élaboration, de la modification ou de la révision d'un plan local d'urbanisme ou d'une carte communale, elle est soumise à enquête publique par le maire ou le président de l'établissement public de coopération intercommunale compétent, en même temps que le plan local d'urbanisme ou la carte communale. L'approbation du plan ou de la carte emporte modification du périmètre. Le tracé du périmètre prévu par le présent article est annexé au plan local d'urbanisme dans les conditions prévues à l'article L. 126-1 du Code de l'urbanisme. Les enquêtes publiques conduites pour l'application du présent article sont menées dans les conditions prévues par les articles L. 123-1 et suivants du Code de l'environnement.
381
déconcentré et souple des procédures d'élaboration et d'établissement et PPA.
2. L'introduction des abords dans les plans leur donnerait-elle une portée d'intérêt local?
des PPM
d'urbanisme
La réponse à une question écrite de 2004 montre que le Ministère était déjà dans la voie d'une conception urbanistique locale des abords43. Il semble bien que dans l'esprit de la Direction du Patrimoine, les PPM et PPA sont une réponse adaptée au blocage des projets sur le territoire par des milliers de périmètres de 80 ha autour de monuments mineurs et dont les communes n'ont pas les moyens de mettre une ZPPAUP à l'étude et encore moins un secteur sauvegardé; et que, dans ce cas, il faut considérer que l'on va vers un remplacement progressif des périmètres de 500 m par ces nouvelles formules qui ressemblent furieusement à des zonages de droit des sols au contenu négocié avec les élus, à l'instar des secteurs sauvegardés. Ainsi les abords, qui avaient le sens d'un pouvoir de surveillance et de décision arbitraire sans contenu préétabli, pouvoir de « l'homme de l'art », luimême écartelé entre une vision de la qualité des abords pour eux-mêmes et l'obligation de les considérer seulement comme l'écrin esthétique du monument, prennent le sens d'un espace urbain ou rural faisant corps avec le monument protégé et répondant à des normes d'urbanisme élaborées pour tenir compte de l'environnement de ce monument et non plus seulement de son esthétique visible. Mais d'une part, c'est l'accumulation des expériences locales qui permettra de confirmer cette orientation et, d'autre part, la Commission des abords comme la DAP A vont devoir réviser leur conception passéiste des abords. 43. Question publiée au JO le 20 juillet 2004 page: 5426. Réponse publiée au JO le 19 octobre 2004 page: 8113, M. Terrasse Pascal (Socialiste-Ardèche) : M. Pascal Terrasse attire l'attention de M. le ministre de la Culture et de la Communication sur les difficultés que pose en matière d'urbanisme la réglementation applicable à la protection des monuments historiques. [.. .]. Alors que le législateur a encouragé, par les lois successives de 2001 (SRU) et 2003 (DDUHC) sur le droit de la construction et le développement urbain, la densification de l'habitat et la rénovation du bâti urbain, l'application stricte et indistincte de la réglementation en matière de périmètres de protection conduit souvent à des décisions incompréhensibles et suscite un nombre croissant de procédures contentieuses. [...] Réponse: [...]. L'article 40 de la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains a introduit une plus grande souplesse dans le dispositif de protection des abords de monuments historiques en prévoyant la possibilité d'instituer des périmètres de protection modifiés autour desdits monuments. [...] Le projet de modification du périmètre doit être soumis à enquête publique conjointement avec le plan local d'urbanisme et est ensuite annexé à ce dernier dans les conditions prévues à l'article L. 126-1 du Code de l'urbanisme. [...] La réglementation relative à la protection des abords de monuments historiques a donc fait l'objet d'un assouplissement récent en vue d'assurer une meilleure prise en compte de la nature des édifices protégés ainsi que des abords de ces édifices, ce qui permet notamment de réserver l'intervention de l'architecte des Bâtiments de France aux zones présentant un intérêt architectural et paysager. [...] Il est également envisagé de permettre l'établissement d'un périmètre de protection modifié au moment même de la décision de protection d'un édifice (PPA). 382
La question du rapprochement matériel des instruments est primordiale car elle sous-tend la thèse d'une association étroite de l'État et des communes dont les objectifs sont désormais solidaires. Si la ZPP AUP est désormais indépendante de la protection des Monuments historiques, PPM et PPA prennent le double caractère de servitude formelle de protection des abords et d'un ensemble de prescriptions d'urbanisme. Les fondements de ces instruments sont proches de ceux du secteur sauvegardé qui est un document d'urbanisme. On s'intéresse en effet à un ensemble urbain pour lui-même et la servitude, demandée et étudiée par la commune, devient un instrument municipal soutenu par l'État. L'assimilation entre le PLU et le PPM est rejetée par la direction du Patrimoine. Mais il est probable qu'ici et là l'expérience et la bonne coopération des ABF et des élus feront du PPM l'équivalent de ces règles particulières appliquées à des îlots par le plan d'aménagement et de développement durable du PLU. Le maintien virtuel du périmètre des 500 m et sa réactivation possible marquent l'intérêt national de la protection. Car on peut craindre une certaine dérive locale si la définition des abords n'est pas mieux encadrée par une doctrine nationale qui serait proposée aux CRPS. En effet, l'appréciation de l'environnement du monument étant très subjective, l'argument esthétique et l'argument économique risquent de prendre le pas sur le rapport d'environnement entre le projet et le monument tel qu'il est compris désormais par la loi. Le paradoxe n'est pas loin car on entendra bientôt un maire plaider pour un projet de nature à dynamiser sa ville et qui aura l'écoute des trois élus membres de la section de recours de la CRPS, pendant que le pétitionnaire mettra l'accent sur l'absence de rapport réel entre son projet et le monument et sera tenté pour cela de valoriser les arguments de covisibilité en minimisant le rapport d'environnement face à un ABF soutenant le contraire. Les quatre experts de la section de recours désignés par le préfet de région auront alors un poids important dans l'avis final. Privilégieront-ils l'esthétique, la culture ou l'histoire dans leur appréciation de l'environnement du monument? Ne faudrait-il pas une proposition doctrinale nationale avant que les CRPS bricolent des doctrines locales de façon encore plus empirique que ne l'a fait la Commission des abords depuis 1943 ? Pour le moment la seule réponse de l'administration centrale est dans un projet de circulaire et de décret qui constituera la partie réglementaire du Code du patrimoine et qui institue des garanties procédurales censées éviter de telles dérives. Le projet décentralise davantage les procédures d'élaboration des ZPPAUP et des périmètres. La création des ZPPAUP est confiée au maire qui se trouve assisté de l'ABF particulièrement dans la phase d'étude. Bien entendu le préfet de département doit y donner son accord après enquête publique et transmission du dossier au préfet de région pour obtenir l'accord de la CRPS. La décision du maire de créer la zone devra viser l'accord du Ministre si celui-ci a évoqué le dossier. Un système de même nature existera pour la création des périmètres de protection adaptés comme pour les périmètres modifiés. D'un côté on assouplit le système en permettant la modification au niveau départemental, ce qui rapproche
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la décision des élus, ou en intégrant le PPA dans la procédure d'approbation du PLU si l'occurrence se présente. Mais de l'autre on verrouille les cas de refus par les communes en faisant remonter la décision au niveau régional puis national. C'est une technique décalquée de celle qui a été utilisée pour l'assouplissement de l'élaboration des secteurs sauvegardés. En un mot l'accord des autorités locales entraîne une décision locale de l'État et une intégration maximale du projet dans l'aménagement urbain alors que le refus des collectivités locales implique une décision d'intérêt national imposée par décret en CE. Que devient, dans ce contexte de réforme, le concept d'abords dans le droit positif national et international? La déconcentration des procédures d'établissement des périmètres et l'association des élus locaux à leur élaboration privent de facto l'échelon central de son pouvoir de définition des abords. Même si le recours au ministre est toujours possible, il ne pourra s'agir que de cas marginaux, d'intérêt national mais déconnectés de la réalité massive du local. C'est localement que l'on va définir la doctrine en matière d'abords. La distinction entre les servitudes des abords et les documents d'urbanisme tels que le secteur sauvegardé, va forcément s'estomper et c'est probablement la ZPPAUP qui sera l'interface entre les deux: secteur sauvegardé faute de mieux, première étape d'un PPSMV, patrimonialisation du PLU, définition a priori de la qualité architecturale souhaitée sur la commune... La définition locale des périmètres suit des procédures si proches de celle des ZPPAUP que l'on peut s'attendre à une contamination. Si la dérogation n'est toujours pas possible, l'ampleur du choix des normes applicables, de leur champ territorial comme de leur contenu patrimonial, devrait permettre des solutions très adaptées aux circonstances locales. La définition globale des abords pourrait en souffrir, mais la prise en compte simultanée du monument et de son environnement devrait devenir le principe dans tous les cas au prix d'une plus grande labilité de la norme protectrice lorsque le pouvoir local demandera à l'ABF de lancer une procédure de révision du périmètre ou du contenu des règles applicables, et peut-être en dépit des verrous procéduraux du prochain décret. En revanche on peut se demander si cette décentralisation, curieuse à plus d'un titre, de normes qui devraient rester régaliennes, ne va pas mettre la France beaucoup plus en accord avec les principes de conservation de la substance des monuments et des ensembles urbains qu'elle a elle-même fait inscrire dans les conventions internationales sur le patrimoine. En effet, depuis la Charte d'Athènes de 1931 pour la restauration des monuments historiques jusqu'à la Charte de Vienne de 2001, toutes les conventions internationales sur le sujet comprennent un ou plusieurs articles sur l'environnement des monuments historiques ou sur les ensembles urbains et ruraux. Ces textes se font plus précis avec le temps. Ainsi le texte du ClAM en 1933 bannit-il le pastiche. Puis la Charte de Venise de 1964 intègre les sites urbains et ruraux dans la notion de monuments historiques tout en rappelant que la conservation d'un monument exige la conservation d'un cadre à son échelle. On relèvera particulièrement la
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Convention européenne du Patrimoine Architectural du Conseil de l'Europe qui introduit le principe de conservation intégrée des monuments, y compris les ensembles urbains et de villages aux plans d'urbanisme. Il serait assez paradoxal que la décentralisation conduise à la rigueur qui a manqué à Lille lorsque le ministre avait cédé aux pressions pour passer outre l'avis négatif donné par l'ABF en 1994 ! Rigueur heureusement rétablie par le juge à la fin d'un combat acharné des associations de citoyens. Au terme d'une longue évolution marquée par l'ambiguïté des concepts, la notion d'abords perd de son évanescence et se dilue dans les circonstances locales. Souhaitons qu'elle ne perde pas en esprit ce qu'elle gagnera en corps.
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DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET IDENTITÉS CULTURELLES: LA VILLE ET SON PATRIMOINE BÂTI ET VÉGÉTAL
Mémoire de ville et patrimoine végétal urbain Pierre LEGAL'
La nature, revêtue de son manteau végétal, a souvent été chantée, célébrée, décrite avec minutie, mise en musique... Poètes, littérateurs, musiciens, sans oublier les historiens et géographes, lui ont réservé leurs meilleures pages pour tenter d'en saisir les attraits et les particularités. Dans cette production foisonnante, l'arbre, seul, fiché dans le sol de manière hiératique, ou groupé en des formes et des aires d'une infinie variété, occupe une place de choix. Mais c'est la forêt, qui au Panthéon de la nature, a, de tout temps, fasciné l'homme. Les réactions jouent sur des registres différents: la peur des bois profonds, touffus et fermés comme en témoignent les contes de fées, la quête nourricière dans ces lieux qui contiennent le nécessaire pour se chauffer et manger, la sécurité un temps retrouvée en un refuge précaire en des périodes troublées 1. Si les littérateurs, les historiens, les scientifiques ont ausculté la forêt en ses formes les plus diverses et ce à toutes époques2, cette dernière a attiré l'attention du législateur qui n'a point manqué d'intervenir. Le volume de la confection des normes de toute nature est, depuis le XVIesiècle, proprement impressionnant, du moins en droit français, tant la normalisation de la production de produits ligneux et la constitution de réserves est devenue une affaire d' Étae . Par opposition, l'arbre implanté en ville, seul, en alignement, ou regroupé dans des parcs ou des jardins, semble avoir bénéficié d'une moindre faveur que son homologue des campagnes. Cette idée n'est pas entièrement juste. Elle est
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DCS I. R. HARRISON,Forêts, Essai sur l'imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1992,398 p. 2. A. CORVOL,L 'homme et l'arbre sous l'Ancien Régime, Paris, Economica, 1984,757 p. 3. M. DEVÈZE, Histoire des forêts, Paris, PUF, 1973, 128 p., Histoire de l'administration forestière, Les Eaux et Forêts du 1J! au 20e siècle, Paris, CNRS, 1990, 767 p., P. LEGAL,Bois et forêts en Bas-Poitou au XVIIf siècle, Contribution à l 'histoire administrative et sociale, Thèse de Doctorat en Droit, Nantes, 1994, multigraphié, 708 p.
sans doute fondée sur un jeu d'impressions. Les mentions qui font référence à l'arbre dans les sources les plus diverses, témoignent des nombreuses attentions dont il a été l'objet. Parmi ces sources, les relations littéraires ne comptent pas pour peu. Elles attestent de la place toute particulière que tient l'arbre dans la mémoire et l'imaginaire des habitants des villes. Ces évocations peuvent sembler d'une origine récente. Sur ce point, la perspective est sans doute faussée. Certes depuis une trentaine d'années, en lien avec la croissance des espaces urbanisés, toujours plus vastes et éloignés de la campagne, en raison également de l'évolution des sensibilités, l'attention du public se porte volontiers sur des arbres que l'on apprécie, que l'on recherche, et auxquels on s'attache. L'arbre urbain est alors célébré, chanté, protégé, admiré au point même d'oublier sa nature évolutive et sa durée de vie. Un rapport quasi affectif est susceptible de naître à son égard. Une telle attitude ne favorise pas toujours une gestion rationnelle qui prend en compte tous les paramètres et les impératifs. À l'inverse, il peut être considéré comme dérangeant, méritant le sort de la tronçonneuse. Il est alors le sujet à abattre, sans que soient toujours prises en compte d'autres solutions qui demandent aux services compétents un surcroît d'imagination. Il devient alors un enjeu entre les diverses factions. C'est autour de telles situations, parfois fortement médiatisées, que s'est forgée la conscience des tenants de la protection de l'environnement. C'est la raison pour laquelle nous proposerons dans un premier temps de fixer quelques étapes de cette construction de la mémoire et de la sensibilité, pour procéder ensuite à un survol de l'arsenal normatif qui aujourd'hui, à la manière d'une médication, entoure l'arbre ayant l'heur de s'épanouir en ville. À la différence de son homologue des champs, fort bien servi, l'arbre de ville attend son historien4. Aussi le présent article n'a d'autre prétention que de souligner l'intérêt d'une recherche qui mérite d'être étendue et approfondie.
1. L'arbre de ville et en ville ou une vision mythifiée de la nature L'idée même de nature, associée à l'image urbaine, est nécessairement apte à susciter des réactions... Les villes du xx. siècle ont connu de très importantes opérations de densification ces trente dernières années, coût du foncier oblige, et ce phénomène s'accentue pour limiter l'étalement urbain. Leur caractère minéral s'est le plus souvent accentué au point de devenir oppressant. En outre, leur extension spatiale a éloigné ses habitants de la campagne qui, dans de nombreux lieux, se situaient à deux pas (au sens propre) du centre urbain. La verdure un rien désorganisée, associée à l'idée de nature ou de campagne, s'est retirée de la vue au fur et à mesure de l'accentuation de l'étalement de la zone urbaine. Le sentiment d'un mal-être certain s'est alors installé progressivement dans bien des esprits de manière quasi insidieuse.
4. R. ROMI, Droit et administration
de l'environnement,
388
Se éd., Paris, Montchrestien,
2004, p. 1-12.
Une telle situation, perçue de manière diffuse, finit toujours par exploser. Les années 1970, celles qui virent la naissance véritable d'un droit de l'environnement furent le théâtre de cette explosion. Deux affaires firent rapidement le tour de la planète. Nous sommes en 1972. Le conseil municipal de Los Angeles décide d'implanter neuf cents arbres en plastique le long des principaux boulevards de la ville. Comme toujours les meilleurs arguments sont réunis pour justifier d'une telle mesure: les arbres ne perdront plus leurs feuilles, difficiles à ramasser, opération coûteuse pour la collectivité, feuilles dangereuses pour les automobilistes et les passants. On retrouve l'argutie, somme toute classique, du quidam qui souhaite se défaire de son chien prétextant qu'il est atteint de la rage. En outre, ces arbres d'un nouveau type résisteront bien mieux à la pollution et ne troubleront pas le fonctionnement des réseaux enterrés. La même année, toujours aux États-Unis, une association est créée pour empêcher la société Walt Disney de faire disparaître des séquoias géants et centenaires dans le dessein d'implanter une station de sports d'hiver. Ces deux faits que rapporte François Ost dans son ouvrage5 devenu un classique sont vécus comme une naissance, une prise de conscience non seulement locale, mais également mondiale en raison du retentissement de ces faits relatés par la presse internationale. Ils ont, en tout état de cause, une audience remarquée en Europe. D'aucuns glosent sur la folie américaine, en soulignant toutefois que ces pratiques finiront par atteindre le vieux continent européen, le temps du décalage habituel. . . Au même moment, en France, dans un esprit soixante-huitard, un rien bohème et contestataire, l'attention est portée sur l'arbre urbain à travers une chanson qui est sur toutes les lèvres et qui constitue l'un des grands succès du moment: Comme un arbre dans la ville de Maxime Le Forestier. La complainte d'un pauvre arbre urbain confiné entre béton et bitume entre dans tous les esprits et marque de manière indélébile les sensibilités en une période où d'autres chanteurs à grand succès vantent la campagne, la montagne, la forêt, les produits naturels aux lieux et places de cette ville mirage avec ses lumières, son bruit, ses distractions artificielles. Les merveilleux textes de Louis Aragon chantés par Jean Ferrat participent de cette sensibilisation générale6. Alors, on se rappelle des vertus de l'arbre en ville. On le regarde. On tient à le protéger contre tous les prédateurs, à commencer par les promoteurs immobiliers ou les services municipaux qui, sous d'excellents prétextes techniques, font disparaître le ou les sujets que naguère on admirait et appréciait. L'arbre a retrouvé ses vertus d'antan et redevient un être indispensable à l'homme du quartier, de la rue. La mythification de l'arbre et de la végétation urbaine prend corps. Qui est-il au fond? Que représente-t-il? Le sujet isolé ornant un jardin, apportant son ombre à la belle saison mais, également par sa hauteur et son port, 5. F. DST, La nature hors la loi, L'écologie à l'épreuve du droit, Paris, La Découverte, 1995, 346 p. 6. La Montagne, chanson contenue dans un album qui constitua l'un des grands succès populaires des années soixante-dix du siècle dernier: « Jean Ferrat chante Aragon ». 389
il constitue un élément d'un décor familier, et pour le moins chaleureux, visible de la rue. Les branches de cet arbre peuvent dépasser la sphère privée, « faire le mur» en quelque sorte, et devenir la composante essentielle et originale d'une rue ou d'un quartier. Il devient le témoin des saisons, le repère des oiseaux... Bref, il est devenu un véritable habitant du quartier. Balzac a su merveilleusement décrire ces décors discrets, faits de ce trois-fois-rien, qui pourtant enchantent l'œil du passant attentif'. Julien Gracq vaquant dans les rues de Nantes a finement croqué ces ambiances nées de si peu de choses à la manière d'une aquarelle8. Notre arbre peut également croître en compagnie de quelques comparses sur une placette ou un terre-plein. L'espace ombragé a pu recevoir quelques bancs. Les anciens s'y retrouvent aux beaux jours pour converser. Les quelques arbres, fussent-ils d'essence commune, contribuent à créer ce lieu de convivialité comme il en existait tant avant les années 1970, régulièrement fréquenté d'un public d' habitués 9. On peut toujours en voir dans les pays méridionaux où, climat oblige, cette tradition s'est perpétuée non loin d'un terrain aménagé en jeu de boules. Lorsque le soir tombe, les aînés laissent la place aux amoureux, l'écorce de nos bons arbres en témoigne. Certains n'ont-ils pas reçu le sobriquet de «l'arbre aux amoureux ». Le nom de certaines ruelles qui y conduisent ne trompe guère. La toponymie relate avec un brin de malice les parcours de la jeunesse. Laissons les placettes pour aborder les lieux plus architecturés. Nos arbres se trouvent alors rangés, alignés pour former une promenade, lieu de sociabilité de toute ville. On y fait un tour pour être vu, pour rencontrer quelques relations. Les allées du bois de Boulogne joueront longtemps ce rôle comme Marcel Proust le rappelle dans la RecherchelO. On s'y donne rendez-vous pour parler des choses de la cité, tout en prenant l'air. On s'échange les potins, on ourdit des complots... La promenade ombragée est celle que met en scène Anatole France dans L'Orme du mail, merveilleuse composition croquant la société provinciale de la dernière décennie du XIXesiècle. L'arbre en ville, c'est aussi le parc, le jardin public. Poumon vert de la ville, souvent architecturé et soigné comme peuvent l'être les Buttes-Chaumont à Paris au relief mouvementé, ou organisé à la Le Nôtre à l'instar du Jardin des Tuileries, voire recréant un espace complexe à l'imitation de la nature dans un traitement à l'Anglaise comme au Jardin du Luxembourg. Ce parc-jardin est le terrain de jeux, le lieu de liberté (sous réserve d'un règlement énoncé à chaque entrée) où l'on se dégourdit les jambes avant de retourner dans l'espace clos de 7. On songe notamment à I évocation des rues du vieux Saumur par Honoré de BALZACdans Eugénie Grandet. 8. J. GRACQ,La/orme d'une ville, Paris, José Corti, 1985. 9. Nombre d'entre eux ont été sacrifiés à l'usage de parkings autorisés ou plus ou moins sauvages. Beaucoup n'ont plus été entretenus comme autrefois. ID. Dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs deuxième temps de la Recherche, le jardin public est présenté comme un lieu de jeux pour les petits et de détente pour les plus grands mais aussi un espace de rencontre amoureuse. Les allées du bois de Boulogne jouent au XIX. siècle un rôle de sociabilité souligné par de très nombreux auteurs, historiens, observateurs ou romanciers.
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l'appartement. Ce jardin enchanteur, témoin des jeux d'enfants, des émois, de la détente en famille devient le lieu d'un certain relâchement de la discipline domestique comme Pierre Perret l'a mis en scène dans une merveilleuse chansonll. Il peut nuitamment se muer en espace féerique sous la plume poétique de Charles Trenet qui le transforme en « Jardin extraordinaire ». Reste que cette nature mise en scène est domestiquée et que ses usages demeurent policés. Il est également l'arbre d'alignement qui meuble agréablement certaines rues et plus assurément les avenues et les grands boulevards. Il apporte par ses ramures un cachet certain à un quartier, un standing. Leur implantation sous le Second Empire a été favorisée par le préfet Haussmann qui a usé de toute son autorité pour imposer cet aménagement, ce qu'il n'oublie pas de relater dans ses
mémoires, comme un véritable bienfait pour les populations de la ville de Paris 12. L'arbre a pu, dans quelques cas, accompagner la construction de lotissements d'un nouveau type que sont les cités-jardins, projets d'immeubles-villas entourés d'essences soigneusement choisies. Le Corbusier sera l'un des promoteurs de ce concept et les mettra en œuvre en 1922 avant d'évoluer vers le concept d'Unité
d'Habitation 13. On pourrait construire ainsi, par jeu de stratification, d'effets de mémoire, une histoire de la sensibilité à l'arbre dans la ville. L'arbre est devenu un familier. Chacun regarde son port, sa couleur, la beauté de ses feuilles, de son écorce; les plus avisés s'inquiètent de son essence, de son âge... Notre arbre est devenu un objet. Objet sacralisé, objet de sensibilité, objet détesté parfois. Objet de fait qui se mue, par des textes voulus protecteurs, en objet de droit. Mais l'arbre possède également ses détracteurs. L'arbre d'alignement est le premier visé. Ses branches hautes obscurcissent les appartements des premiers niveaux lorsqu'il prend quelque envergure. Il peut donner une impression d'étouffement à ceux qui sont obligés de le supporter tous les jours. Les troncs peuvent encombrer les trottoirs et gêner la circulation des piétons. Ses racines pénètrent les canalisations, rendent délicats les travaux de voirie. Il peut même rendre difficile la circulation des véhicules à hauts gabarits, notamment les bus, de plus en plus longs et volumineux. Ses feuilles encombrent les trottoirs en automne et les rendent glissants. Certaines essences produisent, il est vrai, des feuilles qui se maintiennent au sol et qu'il faut impérativement enlever à l'instar du platane ou du magnolia. Quant à l'arbre vieillissant, il est accusé de laisser tomber des branches sur les passants ou sur les automobiles. Les rapports de voisinage s'enveniment parfois à propos d'un arbre. Les branches dépassent, les feuilles encombrent les gouttières. La lumière est raréfiée... Les tribunaux d'instance, les juridictions de paix autrefois, sont habitués à entendre les discussions souvent passionnées des voisins en colère. Aujourd'hui, les juges de proximité ont été instaurés pour vider ce type de querelles.
11. Donnez-nous, donnez-nous des jardins, des jardins pour y faire des bêtises... 12. Baron HAUSSMANN,Mémoires, Paris, Seuil, 2000, p. 942-945. 13. V. VERCELLONI,La cité idéale en Occident, Paris, Éditions du Félin, 1994, p.I6I. 391
Parmi les accusations d'un nouveau type, l'arbre urbain est pointé comme générateur d'allergies à certaines périodes de l'année. Des demandes sont formées pour qu'il disparaisse sous la scie des agents municipaux. La chose se produit parfois et, grâce à des tours de passe-passe génétiques, des arbres stériles sont plantés. Ainsi les marronniers ne fleurissent plus, ils ne donnent plus de marrons qui, de surcroît, n'auront plus la malice de tomber sur la tête des passants ou sur les tôles des automobilesl4. L'arbre de ville est devenu un sujet sensible dans le paysage, et ce à tous les points de vue y compris politiques, sujet qui exacerbe les tensions et invite les édiles à la prudence. Cette attention peut aboutir à un attachement quasi affectif visant à considérer un arbre comme un élément d'un décor qui se mue en élément patrimonial. Toute intervention d'élagage voire de coupe suscite des réactions vives que la presse relate à l'envi. Les textes protestataires sous forme de pétitions s'engagent rapidement, diffusion aidée par les sites et les forums qu'offrent les supports informatiques à utilisations simples et banalisées. Cet arbre peut même être la figure emblématique de la ville et prendre place dans les documents à caractère publicitaire ou plus largement de communication. Il est alors ancien, d'essence rare ou caractéristique, de forme originale, avoir été rapporté par un personnage illustre ou avoir été le témoin de hauts faits. C'est le chêne sous lequel Saint-Louis rendait la justice à Vincennes, l'arbre de la Liberté planté autour de la Révolution, celui qui a connu des événements locaux heureux ou plus tragiques. Il devient alors historique. Son maintien, en dépit d'un vieillissement naturel, pose maintes difficultés et sa disparition est vécue comme la perte d'un être cher. Reste qu'au-delà de cas exceptionnels, de nombreux arbres ne sont pas d'essences rares et peuvent ou doivent être régulièrement remplacés par de jeunes sujets. Bien des habitants des villes oublient voire méconnaissent les effets du vieillissement de la matière ligneuse qui aboutissent à la survenance d'un mûrissement dont le temps est connu des spécialistes. À ce stade, l'issue est la coupe du sujet. Reste que cette opération est devenue un véritable casse-tête pour les élus et les responsables des services techniques des villes. Aussitôt la nouvelle connue, les boucliers se lèvent. Les services municipaux sont assaillis de coups de téléphone. On écrit des lettres vengeresses. Les forums vibrionnent. La presse se déplace. L'affaire peut prendre un tour national si d'aventure un journal du soir s'en fait l'écho. Le tailler de manière drastique revient au même. Il faut avant tout s'expliquer, communiquer. Un recours devant le tribunal administratif est redouté. Beaucoup de ces gesticulations relèvent de l'affect. Elles sont oublieuses de la nature même de tout arbre, qui plus est urbain, dont la durée de vie est des plus limitée en raison des conditions qui l'entourent. Chacun sait ou devrait savoir qu'il devient rapidement malade et perd rapidement de ses forces au point d'être une source de dangers.
14. La plantation des alignements du cours Saint-André à Nantes obéit à ce nouveau degré d'exigence, ce que n'a pas manqué de relater le Bulletin d'information municipal dans un dessein « d'œcuménisme écologique ». 392
Cette sensibilité, ces nombreuses interventions à visée protectrice contre de nombreuses attaques de toutes natures ont conduit à toute une mécanique protectionniste qui s'est traduite dans les textes, toujours de plus en plus nombreux, complexes, pointillistes, complétant les dispositions générales de droit privé comme de droit public.
II. La traduction de la protection en droit interne En premier lieu, il importe de s'entendre sur la nature juridique de l'arbre. Sans barguigner, toute personne un rien frottée de droit répondra qu'il s'agit d'un bien immeuble tant qu'il est immobilisé, c'est-à-dire fiché dans le sol. Le Code
civil est, on ne saurait être plus clair, sur cette question 15. Mais elle n'a guère été agitée au cours de ces trente dernières années tant l'objet du droit s'est déplacé de la notion de propriété vers celle de protection, avatar ou hybride de celle de propriété/possession. Il s'agit plutôt de savoir comment organiser efficacement la protection de sujets ligneux que l'on tient tant à préserver. Dans ce cadre, l'arbre peut devenir un sujet et pourquoi pas un sujet de droit. Dans l'argumentaire présenté devant la Cour dans l'affaire Walt Disney, l'idée a été agitée que l'arbre possédait une personnalité juridique et que l'on pouvait agir en justice pour le protéger sur ce fondement. Certes, ce discours hasardeux n'a pas été retenu par la Cour mais a permis de lancer un débat, et a toutefois réussi à convaincre certains membres de la doctrine et de la magistrature américaine. Plus raisonnablement sans doute, il est, à l'instar de l'animal, un intermédiaire entre un sujet et un objet de droit. Un régime de protection peut lui être appliqué, auquel doit se conformer son propriétaire, qu'il soit une personne privée ou publique. Le droit privé contient les règles les plus anciennes fondées sur les obligations du propriétaire sur fond de responsabilité. L'article 1383 vise les cas de fautes commises sans intention dommageable par imprudence ou négligence. Quant à l'article 1384, il organise le régime de la responsabilité du fait des choses que l'on a sous sa garde. Le Code civil qui est avant tout un code de propriétaires, règle les questions de distance des plantations des arbres par rapport aux propriétés voisines (art. 671). Il prévient des conflits de voisinage pour les arbres dépassant deux mètres de hauteur. Il règle le sort des branches qui dépassent, des racines qui filent et des fruits qui tombent. Tout un arsenal est prévu pour régler le sort des mitoyennetés, des charges d'entretien, des décisions d'abattage... Le droit privé considère l'arbre sous l'angle de la propriété, du respect des limites, des conséquences de cas fortuits comme la chute de branches sur un passant ou des cas de négligence des propriétaires. Franchissant la ligne de la summa divisio, l'arsenal que rassemble le droit public est à proprement parler impressionnant. Une pharmacopée en quelque sorte. On a peine à imaginer la somme de textes produite pour sauvegarder des
15. Article 521 du Code civil.
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sujets urbains. Nous sommes dans un pointillisme juridique qui n'est pas sans étonner, ni faire douter d'une certaine efficacité. Trop de textes tuent l'effectivité des normes. Essayons toutefois d'en dresser un inventaire en forme de survol. Le Plan Local d'Urbanisme (PLU) créé par la loi du 13 décembre 2000, dite loi SRU, oblige à dresser un rapport de présentation: notre arbre à préserver doit figurer dans l'étude d'environnement au titre du patrimoine arboré. Les objectifs de protection doivent être définis. La plus importante conduira à la mise en œuvre du régime de l'Espace Boisé Classé. Le Projet d'Aménagement et de Développement Durable (PADD) comporte une partie obligatoire devant définir les orientations d'urbanisme et d'aménagement retenues par la commune en vue de préserver la catégorie architecturale et de l'environnement. L'arbre trouve toute sa place dans ce dispositif qui peut être complété par des mesures facultatives auxquelles les rédacteurs sont conviés « pour assurer la protection des paysages ». Le règlement du PLU permet de mettre en œuvre les mesures de protection dont l'arbre est l'objet. Un jeu de zonage et de prescriptions y attachées vise les arbres dans toutes les zones (les zones «N» naturelles et forestières mais également dans les autres). Des prescriptions spécifiques en faveur de paysages identifiés peuvent figurer sur des documents graphiques. Ces éléments de paysages peuvent être des arbres. Des limitations ou des interdictions d'abattage, des obligations de replanter sont alors parfaitement concevables à condition d'être clairement formulées. Le PLU peut classer comme espaces boisés des bois, forêts, parcs, à conserver qu'ils soient ou non soumis au régime forestier, enclos ou non, attenants ou non à des habitations. Ce classement peut s'appliquer également à des arbres isolés, des haies ou réseaux de haies, des plantations d'alignement16. Ces dispositions étaient contenues dans la loi «paysage» du 8janvier 1993. Elles trouvent aujourd'hui une traduction nouvelle dans les documents d'urbanisme découlant du PLU. L'arbre ainsi classé est protégé et s'il disparaît doit être remplacé. Tout changement d'affectation ou tout mode d'affectation de nature à compromettre sa conservation ou sa protection est prohibé. Les coupes et les abattages sont soumis à autorisation préalable. Il s'agit d'une autorisation d'urbanisme renvoyant à une disposition spécifique du règlement. Les propriétaires sont tenus de s'y conformer. Les autorisations d'occupation et d'utilisation des sols ne sauraient être oublieuses des arbres. Le dossier de demande de permis de construire doit être accompagné d'un projet architectural qui précise, par des documents graphiques ou photographiques, l'insertion dans l'environnement, l'impact visuel des bâtiments ainsi que le traitement de leurs accès et de leurs abords. Ce volet paysager comporte des édictions précises pour la plantation des arbres de haute tige (situation à l'achèvement). Dans un ordre d'idée approchant, l'autorisation de détruire un élément de paysage identifié par un PLU doit faire l'objet d'une
16. L 130-1 du Code de J'urbanisme.
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autorisation préalable!? Le permis de démolir dans certaines villes, dans les champs de visibilité de monuments historiques, dans les zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager (ZPP AUP) prend bien entendu en compte la protection des arbres. Des mesures sont encore plus précises dans les Espaces naturels sensibles et dans les communes visées par la Loi littoral. Les prescriptions de nature protectrice trouvent une traduction dans toute une série de textes que nous citerons seulement pour mémoire. Les divers régimes regroupés sous le chapeau de droit du patrimoine «remarquable» regroupent la loi du 31 décembre 1913 sur les Monuments historiques, la loi du 2 mai 1930 sur les Sites et Monuments Naturels, les Zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager instaurées par la loi du 7 janvier 1983, étendues par celle du 8 janvier 1993 (paysage), et les secteurs sauvegardés de la loi Malraux (I962). Cet ensemble de normes de plusieurs natures, législative, réglementaire, ou formées de recommandations à caractère administratif, vise deux objectifs distincts. Le premier a pour objet la préservation de l'arbre qui est protégé à la manière d'un être faible, d'un majeur en curatelle. Les textes cherchent à éviter toute coupe, toute mutilation... Cet ensemble normatif s'inscrit dans une sphère conservatrice. Le second se veut plus ambitieux et s'inscrit dans une dynamique interventionniste voire volontariste. Il s'agit, par exemple, d'imposer le remplacement d'un arbre ancien qu'il a fallu abattre. Cette politique est laissée à la diligence des élus qui disposent des moyens réglementaires pour inciter, voire imposer la plantation ou le repeuplement des arbres en secteur urbain. En guise de conclusion provisoire, dressons un constat simple. L'arbre en ville se vend bien au marché de la politique locale. Une ville verte, une ville arborée, est une ville qui peut communiquer, une ville susceptible d'être prisée et appréciée d'une clientèle qui souhaite s'y établir. Les municipalités ont bien compris ce type d'attentes qui perdure. Les efforts financiers suivent, les incitations et dispositifs de protection sont fortement utilisés. La sensibilisation à une politique environnementaliste est bien portée. Les initiatives ne manquent pas comme celle qui consiste à planter une série d'arbres dits remarquables dans une ville, définissant ainsi dès le lancement de l'opération un qualificatif reconnu d'ordinaire dans la longue duréeI8. L'utilisation de pignons d'immeubles aveugles pour figurer un grand arbre ou les recouvrir de verdure invite les architectes à quelques prouesses d'imagination. L'arbre urbain, choyé, parfois à grands frais, peut, comme dans les fables d'Esope ou de La Fontaine, regarder de haut son compère des champs, bien plus fragilisé par des politiques agricoles productivistes ou par une moindre attention quotidienne. Aux yeux de l'Historien, les vents ont, de ce point de vue, tourné.
17. Article L 123-1 du Code de l'urbanisme, septième alinéa. 18. Exemple conduit dans la Ville de Nantes avec le concours d'élèves de classes primaires.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LES IDENTITÉS TERRITORIALES
La participation des acteurs locaux dans la zone Natura 2000 Luc BODIGUEL
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Déjà perceptible lors de la conférence des Nations unies à Stockholm en 1972 avec « l' écodéveloppement» 1, le concept de développement durable émerge véritablement à partir de 1980 sous l'appellation « sustainable development» et ne sera officiellement reconnu qu'en 1987 par la Commission Mondiale sur l'Environnement et le Développement suite au rapport de Gro Harlem Brundland. Sur la base de ce concept, est proposé un mode de développemene « qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs» et une méthodologie fondée notamment sur deux piliers: d'une part, la recherche d'une conciliation entre les considérations économiques, sociales et environnementales; d'autre part, une approche participative qui favorise l'intervention des acteurs privés et publics dans la décision publique. Le réseau écologique « Natura 2000» constitue l'un des lieux d'expérimentation du concept de développement durable. Il s'agit non seulement de concilier des intérêts environnementaux - la conservation des oiseaux sauvages et la protection d'habitats naturels3 - avec les activités économiques et
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DCS-CERP3E
1. Déclaration de la Conférence des Nations unies sur l'Environnement, Stockholm, 16 juin 1972. 2. Le lien entre « durabilité » et « développement» est contesté par les partisans de la décroissance ou de « l'anti-développementisme» puisqu'elle suppose qu'il est possible de transmettre un potentiel économique, social et environnemental tout en continuant d'appliquer l'idéologie du « progrès» et de la « croissance» alors que les ressources naturelles diminuent dangereusement et que la population mondiale augmente (MEADOWS, 1972; LATOUCHES,2003, 2004). Toutefois, certains commentateurs nuancent cette perception en arguant que, du point de vue théorique et pratique, l'idée de développement n'est pas systématiquement synonyme de croissance et d'augmentation de la richesse et peut donc être compatible avec l'idée de « durabilité ». (C. LEVEQUE,
Y. SCIAMA).
3. Le réseau écologique européen « Natura 2000» est constitué de « zones spéciales de conservation» [ZSC], ainsi que de zones de protection spéciale [ZPS]. Voir directive n° 92143/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et
sociales locales mais aussi d'accorder aux acteurs locaux la possibilité de négocier les règles collectives et individuelles sur un territoire déterminé. Ce mode participatif de gestion des milieux naturels mérite d'être analysé afin de comprendre comment le principe de participation s'exprime dans les textes et de déterminer s'il est possible de conclure à une véritable « gouvernance locale des sites Natura 2000 ». À cette fin, il faudra se demander dans quelle mesure l'instauration des « comités de pilotage Natura 2000» favorise la participation de tous les acteurs locaux privés et publics concernés (I) et en quoi les règles de droit les autorisent à créer un « droit local» (11)4.
1. Une gouvernance locale Natura 2000 Comme pour la gestion locale de l'eau5, les textes français relatifs au réseau Natura 2000 organisent la rencontre de tous les acteurs concernés par chaque site Natura 2000 : administration centrale via ses organes déconcentrés, collectivités locales, entreprises et chambres consulaires, syndicats et professionnels, associations et regroupement citoyens. Toutefois, ce système ne profite pas toujours à tous. S'il se fait l'écho du principe de participation, il donne nettement l'avantage aux collectivités territoriales depuis la loi relative au développement des territoires ruraux, l'administration préfectorale jouant le rôle d'expert ou d'homologation.
A. Vers une « gouvernance locale» Natura 2000 Avant la loi relative au développement des territoires ruraux, il subsistait un doute sur le souhait du «législateur». Le maintien d'un pouvoir aux mains des administrations déconcentrées et du préfet, pouvait être interprété comme une réticence à l'épanouissement d'un système participatif localisé, décentralisé. Désormais, la ligne semble plus claire puisque la maîtrise d'œuvre a été confiée aux collectivités locales. Les comités de pilotage Natura 2000 constituent l'expression la plus évidente de cette exigence participative de principe. En effet, ils sont chargés de la préparation des documents de planification (DOCOB) et des contrats Natura 2000, du suivi et de l'évaluation du DOCOB, des mesures et actions et
de la flore sauvages, JOCE L. 206 du 22 juillet 1992, p. 7-50 ; Directive n° 79/409/CE du Conseil du 2 avril 1979 concernant la conservation des oiseaux sauvages, JOCE L 103 du 25 avril 1979, p. 1-18. Textes de transcription français: ordonnance n° 2001-321 du 11 avril 2001 et décrets n° 2001-1031 et n° 2001-1216. : voir art. L. 414-1 à 414-17 C. env. et R. 414-1 et s. C. env. 4. Une étude plus exhaustive comportant une analyse des documents d'objectif propres aux sites Natura 2000, « Grande Brière, marais de Donges et du Brivet» et « Lac de Grand-Lieu », est en cours de publication aux Presses Universitaires de Rennes (PUR) : voir L. BODIGUEL,« Construire la règle ensemble: les DOCOB Natura 2000 Brière et Grand Lieu» in N. Hervé FOURNEREAU(dir) Les approches volontaires et le droit de l'environnement, Presses Universitaires de Rennes, 2008. Le présent article en constitue une version plus limitée et ne concerne que les aspects théoriques. 5. Voir Gouvernance et partage de l'eau. Bassin-versant de Grand-Lieu », M. BODIGUEL(dir), Presses Universitaires de Rennes, 2007, 204 p.
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des modifications qui peuvent en résulter6. Ils forment ainsi non seulement une sorte d'assemblée constitutive du site Natura 2000, mais ils détiennent aussi un « pouvoir réglementaire» 7. Le rôle des CP est donc déterminant; leur composition aussi puisqu'elle démontre à elle seule la volonté du législateur d'instaurer une véritable gouvernance locale8. Si le préfet territorialement compétent au regard de la localisation du site Natura 20009 arrête la composition du comité de pilotage, il est largement contraint par la loi et ne peut donc pas faire obstacle à une gestion décentralisée des sites Natura 2000 et à une participation d'une partie des acteurs privés concernés: d'une part, le comité de pilotage « comprend les collectivités territoriales intéressées et leurs groupements concernés ainsi que, notamment, des représentants de propriétaires exploitants et utilisateurs des terrains et espaces inclus dans le site Natura 2000» ; d'autre part, les représentants de l'État ne siègent plus qu'à titre consultatif depuis la loi sur le développement des territoires ruraux. En revanche, le préfet reste maître de l'étendue de la participation du public puisque le texte de l'article L. 414-2 C. env. ne fait que lui soumettre d'autres acteurs: « Le comité peut être complété notamment par des représentants des concessionnaires d'ouvrages publics, des gestionnaires d'infrastructures, des organismes consulaires, des organisations professionnelles agricoles et sylvicoles, des organismes exerçant leurs activités dans les domaines de la chasse, de la pêche, du sport et du tourisme et des associations de protection de la nature.» Cependant, le caractère optionnel de cette disposition est largement contesté par la formulation de l'article R. 414-8 C. env. selon lequel « Outre les membres mentionnés à l'article L. 414-2, le comité de pilotage Natura 2000 comprend notamment, en fonction des particularités locales, des représentants [...] de concessionnaires d'ouvrages publics; de gestionnaires d'infrastructures; des organismes consulaires; des organisations professionnelles et d'organismes exerçant leurs activités dans les domaines agricole, sylvicole, des cultures marines, de la pêche, de la chasse, du sport et du tourisme; d'organismes exerçant leurs activités dans le domaine de la préservation du patrimoine naturel; d'associations agréées de protection de l'environnement ». Certes, le texte n'est pas du même niveau dans la hiérarchie des normes mais l'utilisation de l'expression « le comité de pilotage... comprend» et non « peut comprendre» ainsi que le renvoi à l'article L. 414-2 C. env. dont la liste n'est pas limitative (emploi de « notamment») suggère une interprétation extensive de la composition des comités de pilotage et limitative du pouvoir du préfetlO. Le choix du législateur français en faveur d'un système participatif apparaît donc
6. Voir notamment Cire. 2004-3, fiche 5, point 5.3.1. 7. Voir Ùfra partie II. 8. Notons qu'en principe, il existe deux CP distincts ZPS et ZCS mais qu'il est possible de constituer un CP Natura 2000 commun à plusieurs sites (art. L. 414-2 C. env.).
9. Si le site s'étend sur plusieurs départements, la composition du CP est fixée par un préfet coordonnateur désigné par arrêté du Premier ministre. 10. Voir circulaire 2004-3, Fiche 2.
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assez clairement. Le préfet est l'autorité qui arrête la composition du comité de pilotage mais il est tenu d'y inscrire l'ensemble des acteurs publics et privés concernés. Ce choix n'apparaît d'ailleurs pas seulement au stade de la composition des comités de pilotage; il est explicitement affiché lorsqu'il est question de l'élaboration des mesures intégrées aux DOCOB Natura 2000 : elles doivent être « définies en concertation notamment avec les collectivités territoriales intéressées et leurs groupements concernés ainsi qu'avec des représentants de
propriétaires et exploitants des terrains inclus dans le site. II » La gouvernance s'applique donc non seulement à la détermination des objectifs généraux de chaque site Natura, mais aussi à celle des mesures plus opérationnelles. L'ensemble de ces éléments permet de conclure à l'instauration d'une « gouvernance locale », dans son acception la plus extensive - une large participation des acteurs privés et publics à la décision - fonctionnant suivant une logique de consensus. Toutefois, l'équilibre des pouvoirs n'est pas pour autant assuré.. .
B. Montée en puissance des collectivités locales Lors de la première phase de la procédure Natura 2000 - la désignation des sites -, le choix en faveur d'une gestion participative n'apparaît pas dans son ensemble puisque seuls les conseils municipaux et les établissements publics de coopération intercommunale sont consultés par le préfet « avant la notification à la Commission européenne de la proposition d'inscription d'un périmètre modifié d'une ZSC ou avant la décision de modifier le périmètre d'une ZPS, le projet de périmètre modifié de la zone »12.Cette consultation n'est pas seulement formelle puisque « L'autorité administrative ne peut s'écarter des avis motivés rendus à l'issue de cette consultation que par une décision motivée ». Si à ce stade, la participation n'est pas encore effective, la loi organise une information des collectivités locales et du public en exigeant notamment pour les ZPS13 que « l'arrêté de désignation du site Natura et ses annexes comportant notamment la carte du site, sa dénomination, sa délimitation, ainsi que l'identification des habitats naturels et des espèces qui justifient la désignation du site» soient transmis aux maires des communes intéressées et « tenus à la disposition du public dans les services du ministère chargé de l'environnement, à la préfecture et dans les mairies des communes situées dans le périmètre du site. » Ce droit à l'information et à la consultation des collectivités territoriales est commué en un véritable pouvoir de décision lors de la phase d'élaboration des DOCOB et de leur suivi, avec la désignation du président du comité de pilotage et de l'opérateur, puis de l'animateur. Dans ce domaine, le recul du pouvoir
11. Voir art. L. 414-1 C. env. 12. Voir art. L. 414-1 III; R. 414-3-7 C. env. 13. Art. R. 414-7 C. env.
400
central ne bénéficie pas à tous les acteurs de la gouvernance locale précédemment évoquée mais uniquement aux institutions décentralisées. En effet, le président du comité de pilotage est désormais choisi parmi les représentants des collectivités territoriales et de leurs groupements, alors qu'avant la loi n° 2005-157 sur le développement des territoires ruraux, les comités de pilotage étaient présidés par le préfet ou son représentant ou par le
préfet coordonnateur ou par le commandant de la région terre 14. Ce n'est que par défaut que le préfet peut reprendre les rênes de la présidence. Par conséquent, en pratique, dans les comités de pilotage constitués avant la réforme, la présidence doit être «transférée à un représentant d'une collectivité territoriale ou d'un groupement membre du comité de pilotage [...] »15. Suivant la même logique, les représentants des collectivités territoriales et de leurs groupements désignent la collectivité territoriale ou le groupement chargé de l'élaboration du document d'objectifs et du suivi de sa mise en œuvre, désigné dans un premier temps comme l'opérateur (phase d'élaboration du DOCOB), puis comme l'animateur (phase de mise en œuvre). Là aussi, l'État ne reprend la main que par défaut16. La gouvernance locale instaurée par le dispositif Natura 2000 telle qu'il a été transcrit en droit français apparaît donc comme une fusée à trois étages: en bas, les citoyens peuvent intervenir et faire entendre leurs voix au sein des comités de pilotage, mais leur place n'est pas toujours impérative sauf pour les « propriétaires exploitants et utilisateurs des terrains et espaces» ; en haut, les collectivités territoriales sont assurées de maîtriser le processus à condition d'une part qu'elles en aient la volonté et qu'elles s'accordent avec l'étage central, la préfecture, qui a un rôle d'impulsion, d'expertise et de validation des mesures et actions élaborées dans les comités de pilotage. La participation n'est donc pas égalitaire mais elle est organisée par les textes. Les comités de pilotage Natura 2000 constituent donc bien un nouveau lieu pour expérimenter l'intervention des acteurs privés et publics locaux dans la décision publique. Il reste à comprendre quelle est l'étendue des pouvoirs de ce gouvernement local. . .
II. Une liberté de «faire le droit» selon Natura 2000 A. Une liberté encadrée mais consacrée La directive n° 92-43 ne fait qu'imposer pour les ZSC, l'établissement de « mesures de conservation nécessaires impliquant, le cas échéant, des plans de
14 Voir art. R. 414-8-1 C. env. 15 Voir art. 145, loi 2005-157 et R. 414-8-1. Si ten'ain militaire, voir art. L. 414-2 VI et R 414-8 C. env. 16. Voir art. L. 414-2 et R. 414-8-1.
401
gestion appropriés [...] et les mesures réglementaires
[...] qui répondent aux
exigences écologiques des types d'habitats naturels [00 .].17 » La directive 79-409 est plus précise encore puisqu'elle exige des mesures visant à «instaurer un régime général de protection de toutes les espèces
d'oiseaux capturer,
[00'] [00']
comportant notamment l'interdiction de les tuer ou de les de détruire ou d'endommager intentionnellement leurs nids et leurs ['00]
œufs [. 00]» et de les vendreIs. Qu'elles traduisent la directive habitat ou oiseaux, ces règles concernant le régime juridique des travaux et ouvrages ou des modalités de protection sur les sites Natura 2000 sont d'application générale; elles valent pour tous les sites Natura 2000 et ne peuvent pas faire l'objet d'adaptations locales. Toutefois, le droit français ne propose pas seulement des règles générales. En instituant des comités de pilotage en charge des DOCOB des sites Natura 2000, il leur offre une part de liberté de « faire le droit local ». Il faut alors se demander quelle est la portée de cette liberté. Suivant l'article R. 414-9 C. env., sur la base des trois inventaires réalisésI9 et de leur analyse, le DOCOB comprend « les objectifs de développement durable du site destinés à assurer la conservation et, s'il y a lieu, la restauration des habitats naturels et des espèces ainsi que la sauvegarde des activités économiques, sociales et culturelles qui s'exercent sur le site; Des propositions de mesures de toute nature permettant d'atteindre ces objectifs; Un ou plusieurs cahiers des charges types applicables aux contrats Natura 2000 [. 00] précisant notamment les bonnes pratiques à respecter et les engagements donnant lieu à contrepartie financière; L'indication des dispositifs en particulier financiers destinés à faciliter la réalisation des objectifs; Les procédures de suivi et d'évaluation [...]. » En d'autres termes, conformément à l'article L. 414-2 C. env., les compétences des comités de pilotage sont les suivantes: inventorier l'existant écologique, juridique et socio-économique; fixer les objectifs de gestion du site; déterminer les priorités d'action; élaborer les cahiers des charges et les chartes sur la base desquels des personnes privées ou publiques vont s'engager à réaliser des actions spécifiques propres à protéger, conserver et/ou restaurer des habitats ou des espèces végétales ou animales, en contrepartie d'une «rémunération». Ces compétences montrent l'étendue de la liberté offerte aux acteurs publics et privés, constituant les comités de pilotage. Ces derniers définissent les règles de gestion locale, applicables à un territoire donné - une ZPS ou une ZSC - dans la limite du contenu impératif des DOCOB et des objectifs fixés dans les deux directives cadre, repris dans les règles nationales. Même si le préfet arrête le DOCOB en dernier lieu, il ne peut le faire que sur la base du document « soumis 17. Voir art. 6.1, 6.3, 6.4 et 7 directive 92-43. Directive 92-43 transcrite en France par les art. L. 414-4 et 5 et R. 414-19 à 24 C. env. 18. Voir art. 5, 6 et 7, directive 79-409. 19. Inventaires: état initial de conservation et localisation des habitats naturels et des espèces qui ont justifié la désignation du site; mesures réglementaires de protection qui y sont applicables; activités humaines exercées sur le site, notamment les pratiques agricoles et forestières.
402
à son approbation dans les deux ans qui suivent la création du comité de pilotage Natura 2000 »20.Il est donc tenu par l'action des comités de pilotage. Le système français propose donc beaucoup plus que des règles générales. Il donne aux comités de pilotage Natura 2000 une parcelle d'imperium, une possibilité de créer un « droit local» ou d'adapter la mise en œuvre de mesures nationales aux spécificités locales. Ce pouvoir est indirect et imparfait dans la forme puisque le préfet reste seul détenteur de la capacité de signer les actes administratifs applicables sur le site, seul habilité à arrêter les DOCOB et que les comités de pilotage ne peuvent s'affranchir des dispositions d'ordre public. Cependant, sur le fond, l'étude des textes permet de conclure au caractère « réglementaire» indirect de l'action des comités de pilotage. Toutefois, cette conclusion doit être nuancée. S'ils peuvent décider d'utiliser les dispositifs généraux applicables sur leur zone géographique, les comités de pilotage ne peuvent pas décider d'en modifier les conditions d'application prenant leur source dans des dispositions impératives, sauf à passer par la voie administrative ou législative normale. Cette conclusion paraît évidente pour le juriste en raison de la hiérarchie des normes, du caractère d'ordre public de certaines dispositions ou des compétences générales ou spéciales des différents « régulateurs », mais le flou porté par le dispositif Natura 2000 implique de rappeler les principes juridiques de base.
B. Une liberté locale où prévalent l'engagement volontaire et la contractua/isation Au processus participatif, s'ajoute le choix d'un système d'engagements volontaires. Déjà, au stade de l'élaboration et du suivi des DOCOB, l'organisation dans les groupes de travail et les comités de pilotage est généralement pensée sur la base du volontariat. En outre, lors de la phase opérationnelle, le caractère volontaire des engagements dans le dispositif Natura 2000 s'exprime par l'utilisation de deux instruments juridiques particuliers: les chartes ou les contrats21. La logique générale du législateur est claire: favoriser l'adhésion des acteurs par le biais contractuel, chaque engagement donnant lieu à une contrepartie financière, sous forme d'aide directe ou de mesure fiscale22. Sur le plan technique, le Code de l'environnement n'apporte que peu d'éléments sur les chartes et la circulaire applicable en la matière se fait attendre. Il s'agit d'un « ensemble d'engagements définis par le document d'objectifs et pour lesquels le document d'objectifs ne prévoit aucune disposition financière d'accompagnement », auxquels les « titulaires de droits réels et personnels
20. Voir art. L. 414-2 C. env. 21. Voir art. L. 414-3 et R. 414-13 à R. 414-18 C. env. 22. Voir art. 1395 E du CG!.
403
portant sur les terrains inclus dans le site» pourraient adhérer23. À ce jour, l'engagement apparaît donc essentiellement moral et volontaire. En revanche, la contractualisation proposée dans le cadre de Natura 2000 est beaucoup plus évidente à saisir puisqu'elle reprend des dispositifs déjà expérimentés, principalement dans le domaine agro-environnementap4. Il existe deux types de contrats sur les ZPS et SIC/ZSC : -
«pour l'application du document d'objectifs, les titulaires de droits réels et personnels portant sur les terrains inclus dans le site ainsi que les professionnels et utilisateurs des espaces marins situés dans le site peuvent conclure avec l'autorité administrative des contrats, dénommés "contrats Natura 2000" » ;
-
«Les contrats Natura 2000 conclus par les exploitants agricoles peuvent
prendre la forme de contrats portant sur des engagements agroenvironnementaux »25. Prolongeant la logique de participation, l'élaboration et la conclusion de ces contrats mêlent la négociation collective et l'engagement individuel volontaires. En premier lieu, la conclusion des contrats Natura 2000 comme des CAD reste volontaire. Il s'agit de contrats administratifs par détermination de la loi puisque les litiges relatifs à l'exécution de ces contrats sont du ressort de la juridiction administrative26. Certains auteurs ont pu discuter de la nature contractuelle de ce type de contrats et préférer la qualification d'actes condition27. Toutefois, ces actes ne sont pas imposés; le consentement reste libre, ce qui constitue l'essence même du contrat et, malgré le fait que le contenu soit imposé sur la base de contrats type et de cahiers des charges, il n'en reste pas moins que le cocontractant de l'administration peut choisir les mesures pour lesquelles il s'engage; en outre, fondamentalement, l'existence d'un contenu imposé n'est pas une condition exclusive du caractère contractuel de l'acte dès lors que le libre consentement est maintenu: Un contrat, qu'i! soit de droit privé ou de droit public, se caractérise avant tout par la présence d'un consentement et d'un engagement des parties. Que le contenu du contrat, sa forme, son régime soient plus ou moins empreints de liberté est secondaire. Le contrat n'est pas libre par nature. Par nature, le contrat est une technique de droit consenti et un mode d'engagement individuel. Ce qui, par nature, doit être libre, c'est le consentement, non le contenu ou le régime du
23. Art. L. 414-3 Il C. env. 24. Sur la contractualisation, voir E. TRUlLHE-MARENGOet al. « Le recours à l'outil contractuel », in Natura 2000. De l'injonction européenne aux négociations locales, Ed. J. Dubois, S. MaljeanDubois, La Documentation française, 2005, p. 265-350. 25. Art. L. 414-3 I C env. Sur les CAO, voir art. L. 313-1 C. rur., R. 341-7 à 20 et R. 311-1 et 2 C. rur. Ce dispositif est aujourd'hui suspendu en attente du PDRR. 26. Voir notamment L. 414-3 C. env. 27. C. HERNANDEZ-ZAKINE, « De l'affichage au Droit: l'analyse juridique des contrats agri-environnementaux », RD rur., mai 1998, n° 263, p.275-282. Pour une position contraire: I.-F. STRUlLLOU,« Nature juridique des mesures agri-environnementales : adhésion volontaire à un statut ou situation contractuelle? », RD rur., novo 1999, n° 277, p. 510-518.
404
contrat lui-même. Toute l'histoire civiliste du contrat d'adhésion, qui [...] est là pour en témoigner28. En second lieu, ces contrats relèvent d'une logique collective volontaire: ils s'appuient sur des cahiers des charges, des mesures ou contrats types visés les DOCOB, l'ensemble étant négocié par les personnes publiques et privées qui le souhaitent et sont concernées par le site Natura. Ainsi, hors agriculture, il existe un contrat spécifique dit « contrat Natura 2000» qui « comporte un ensemble d'engagements conformes aux orientations et aux mesures définies par le document d'objectifs, portant sur la conservation et, le cas échéant, le rétablissement des habitats naturels et des espèces qui ont justifié la création du site Natura 2000 »29.Concrètement, chaque cocontractant s'engage donc à une ou plusieurs actions correspondant à un ou plusieurs cahiers des charges30 définis collectivement dans les groupes de travail et les comités de pilotage en charge de l'élaboration des DOCOB. Le rattachement de l'engagement au cahier des charges est explicite puisque le contrat contient le « descriptif des opérations à effectuer pour mettre en œuvre les objectifs de conservation ou, s'il y a lieu, de restauration du site, avec l'indication des travaux et prestations d'entretien ou de restauration des habitats naturels et des espèces et la délimitation des espaces auxquels ils s'appliquent »31. Lorsqu'une activité agricole est concernée, le dispositif des contrats d'agriculture durable (CAD) avait vocation à s'appliquer. Désormais, il faut se référer aux nouvelles mesures agri-environnementales (MAE) prévues dans le dernier règlement « développement rural» et le récent plan de développement rural hexagonal (PDRH)32. Suivant le Dispositif I du PDRH, ces « mesures agroenvironnementales territorialisées» visent notamment à « mettre en œuvre les mesures de bonne gestion définies dans le document d'objectifs de chaque site NA TURA 2000» (I. I : enjeu NA TURA 2000), Une liste des engagements unitaires est établie dans chaque cahier des charges sur la base d'une liste générale inscrite dans le PDRH33. Ces MAE s'inscrivent dans la logique des 28. F. COLLART-DUTlLLEUL,« Les contrats territoriaux d'exploitation », RD rur., juin-juill. 1999, n° 274, p. 344-349 ; du même auteur, voir aussi: « la mise en œuvre des contrats territoriaux d'exploitation », Droit et Patrimoine, n° 80, mars 2000, p. 32-36. Pour une synthèse de ces débats, voir L. BOGIGUEL, L'entreprise rurale: entre activités économiques et territoire rural, l'Harmattan, ColI. « Droit et Espace Rural », 2002, 478 p., spéc. n° 354 et s. 29. Art. L. 414-3 C. env. ; voir circulaire 2004-3, fiche 11. 30. Voir circulaire 2004-3, annexe I et IV et annexe D4 du Manuel de procédure, oct. 2006. 31. Art. R. 414-14 C. env. 32. Règlement (CE) n° 1698/2005 du Conseil du 20 septembre 2005 concernant le soutien au développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural, lDCE L. 277 du 21octobre 2005, p. 1-40. Règlements d'application: Règlement (CE) n° 1974/2006 de la Commission du 15 déco 2006, lDCE, L. 368 du 23 déco 2006, p. 15-73; Règlement (CE) n° 1975/2006 de la Commission du 7 déco 2006, lDCE, L. 368 du 23 déco 2006, p. 74-784. Le PDRH et les cinq autres programmes &ançais ont été validés par la Commission européenne en juillet 2007. Voir L. BODIGUEL,« Le règlement communautaire relatif au développement rural et son application en France », RD rur., déco 2007. 33. PDRH, p. 237 et S.
405
« CTE territoire» puisqu'elles sont fondées sur des cahiers des charges locaux et que les engagements prennent la forme de contrats de cinq ans entre l'agriculteur et l'État. Le principe de participation porté par le concept de développement durable trouve donc une application dans l'organisation juridique des sites NATURA 2000. Les comités de pilotage peuvent devenir des « gouvernements locaux» dont la compétence est limitée d'une part par l'objet des dispositifs
NATURA 2000 - la protection des oiseaux et habitats
-
d'autre part par les
dispositions impératives légales ou réglementaires. Cette logique participative est renforcée par des outils contractuels contraignant les acteurs à négocier les règles et les engagements juridiques au détriment des mesures unilatérales plus traditionnelles. La gouvernance locale est ainsi organisée et l'un des piliers du développement durable se trouve consacré. Il reste à confronter cette analyse textuelle aux faits34.
34. Une première phase d'analyse factuelle a été réalisée: voir L. BODIGUEL,« Construire la règle ensemble: les DOCOB Natura 2000 Brière et Grand Lieu» in N.-H. FOURNEREAU(dir), Les approches volontaires et le droit de l'environnement, Presses Universitaires de Rennes 2008.
406
Liste des principales abréviations ACCORD SPS AE AP ARE NE CEE CIADT CH CIMER CNUED CSMHS CNUCED CPER CRPS CP DOB DRAC DTA GES GIZC NOEl OMT OVM MH PADD PANSN PCADP PDRH PDU PIG PPI SCOT SHUR
Accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires Autorisation d'engagement Autorisation de programme Agence régionale de l'environnement et des nouvelles énergies Certificats d'économies d'énergie Comité interministériel pour l'aménagement et le développement du territoire Cour internationale de justice Comité interministériel à la mer Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement Commission supérieure des monuments historiques et des sites (désormais intitulée Commission nationale des monuments historiques et des sites) Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement Contrat de projet Etat-région Commission régionale du patrimoine et des sites Crédit de paiement Débat d'orientation budgétaire Direction régionale de l'action culturelle Directive territoriale d'aménagement Gaz à effet de serre Gestion intégrée des zones côtières Nouvel Ordre Economique International Organisation mondiale du commerce Organismes vivants modifiés OVM Monument historique Projet de développement et d'aménagement durable Port autonome de Nantes
- Saint-Nazaire
Programme concerté d'aménagement, de développement et de protection de l'estuaire de la Loire Plan de développement rural hexagonal Plan de déplacement urbain Projet d'intérêt général Planification pluriannuelle des investissements Schéma de cohérence territoriale Section hygiène urbaine et rurale
SMVM ZICO ZPPAUP ZPS ZSC
Schémas de mise en valeur de la mer Zone d'intérêt pour la conservation des oiseaux Zones de protection du patrimoine architectural, urbain et des paysages Zone de protection spéciale Zone spéciale de conservation
408
Table des matières INTRODUCTION DE L'INTERNATIONAL AU LOCAL: QUELLE APPROPRIATION POSSIBLE DU CONCEPT DE DÉVELOPPEMENT DURABLE? 11 Jacques FlALAIRE I. De « l'international» au « local» : quels enseignements? 13 A. Des apprentissages assimilés hors du champ juridique 13 1. La dimension globale du développement durable 13 2. Le développement durable, intégré dans des stratégies de communication et une «ingénierie» locale 14 B. Des leçons restant à tirer dans l'espace juridico- institutionnel 15 1. La portée incomplète des normes protectrices supranationales: une place pour une «éthique» du développement durable? ..15 2. La nécessaire conciliation d'objectifs antagonistes liés à une notion plurale: un appel à l'essor du débat public? 16 II. Les apports du «local» à la dimension mondiale du concept 17 A. Les progrès de la «territorialisation» de l'action publique ...18 1. L'aménagement du territoire à l'heure du développement durable 18 2. Territoires locaux et culture 19 B. La pénétration des objectifs du développement durable, un renfort de légitimité apporté à la gestion publique locale? 20 1. Le bilan de la gestion publique locale à l'aune du développement durable 20 2. Une soft law ajustée aux territoires locaux? 21 III. Plan de l'ouvrage 21 PARTIE I LE DÉVELOPPEMENT DURABLE À L'ÉCHELLE DE L'EUROPE ET DE LA PLANÈTE: QUELS MODÈLES?
LE DROIT AU DÉVELOPPEMENT
DURABLE.
CONFRONTÉ AU DÉVELOPPEMENT
...
27
- Droit
au développement et développement durable en A friq ue francopho ne Marcel AMBOMO I. La justification du droit au développement en Afrique A. Le contexte historique et politique 1. L'accession à la souveraineté
27 28 28 28
2. La phase de réclamation et de reconnaissance du droit au développement ... 29 B. Le prolongement juridique international: le Droit international du développement (DID) 31 1. Les sources et la consécration du droit international du développement (DID) 32 2. Les caractères et les objectifs du DID 33 II. Le développement durable en Afrique 35 A. L'impératif du développement durable en Afrique 35 1. L'exercice du droit au développement: limites et dangers du modèle de développement actuel 35 2. La prise de conscience environnementale africaine 37 B. La réalité du développement durable en Afrique 40 1. L'accueil du concept de développement durable .4 2. La matérialisation du développement durable en Afrique .4
- Droit
international économique et droit international de l'env ironnement quelle conciliation? L'exemple de l'anticipation des risques biotechnologiques dans le cadre de l'OMC 47 Maria FRANCHETEAU I. Une anticipation des risques biotechnologiques possible dans le cadre de l'OMC 52 II. Une anticipation des risques biotechnologiques compromise dans le cadre de l'OMC 53 A. Le rejet de l'incertitude scientifique comme facteur déclenchant l'anticipation des risques biotechnologiques 53 B. La non-reconnaissance de l'autonomie du principe de précaution par rapport à l'Accord SPS 57
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET POLITIQUES COMPARÉES... ...65 - Développement urbain durable et politique de régénération urbaine au Royaume-Uni 65 Aude CHASSERIAU I. La régénération urbaine: éléments de contexte et réalités 68 II. Les projets de régénération urbaine à Nantes et à Sheffield 71 A. Le cas de Sheffield 71 B. Le cas nantais 72
-
Les politiques communautaires de soutien au « tourisme durable» Magali BOUDARD I. La promotion d'outils basés sur la responsabilisation des acteurs, le volontariat et le partenariat 410
79
86
:
A. Les initiatives des acteurs institutionnels 87 B. L'Agenda 21 pour le tourisme européen 87 II. Les actions spécifiques menées en faveur de la durabilité du tourisme européen, basées sur le partenariat et la création de réseaux 89 A. La préférence pour la soft law 89 B. Le recours aux systèmes de certification européens 90 III. L'utilisation optimale des instruments financiers disponibles, en faveur du tourisme durable 94 Conclusion. L'UE confrontée à de nouveaux défis d'importance : quel avenir pour le tourisme durable? 97
DÉVELOPPEMENT DURABLE ET GESTION COMPARÉE DES RÉSEAUX URBAINS
.99
-
Une politique des transports durables au sein de l'UE : la question de la tarification au coût social Souhir ABBES I. Le transport et le développement durable A. La place des transports dans l'économie B. La durabilité des transports 1. Les conséquences économiques 2. Les conséquences environnementales 3. Les conséquences sociales II. Les coûts des transports A. Les coûts internes B. Les coûts externes 1. Le coût de congestion 2. Les coûts environnementaux 3. Les accidents III. La tarification au coût marginal social dans le secteur des transports A. La tarification au coût marginal social dans la théorie B. L'outil tarifaire dans la politique européenne des transports C. Durabilité et tarification au CMS 1. L'efficacité économique 2. Durabilité environnementale 3. L'équité sociale 4. Un problème d'application et d'acceptabilité
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99 100 100 101 lOI l 02 102 102 103 104 104 104 l05 106 106 108 109 109 ll 0 ll0 111
- Gestion
des services d'eau et d'assainissement et développement Approche comparée entre la France, l'Italie et l'Espagne
durable: 115
Eva GUY ARD
I.
À la recherche d'une efficacité environnementale A. La question de la territorialisation de l'action publique: à la recherche d'un niveau d'intervention pertinent.. B. La question du mode de gestion: public contre privé 1. La délégation de service public, mode de gestion privilégié des services d'eau en France 2. Une gestion municipale majoritaire en Italie et en Espagne? Il. La tarification de l'eau: un outil économique au service de la préservation de la ressource A. Le principe de récupération du coût des services liés à l'utilisation de l'eau 1. Le cadre communautaire 2. L'application du principe dans les États membres de l'Union européenne: l'exemple de la France, de l'Italie et de l'Espagne B. La mise en œuvre de la solidarité 1. Les systèmes de péréquation et de solidarité: un trompe-l'œil? 2. La tarification sociale: le droit à l'eau
119 119 122 122 124 125 126 126 127 128 128 130
LA RECHERCHE D'UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE .133 - Le développement urbain durable en Europe du Nord 133 Charles-Henri HERVÉ I. De la réhabilitation à la reconversion ou« l'acceptation de 137 l'autre }) A. Les exemples de villes durables 138 B. Ville durable et quartier durable 140 II. De nouvelles politiques d'aménagement à l'heure du défi 141 A. La problématique du déplacement en milieu urbain 142 B. La gestion de l'eau 144 C. La planification énergétique 146 D. La gestion des déchets 147 III. La « mise sous tension}) de la durabilité urbaine par ses acteurs 150 A. Ville durable et participation 150 B. Participation et engagement citoyen 153
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PARTIE II DÉVELOPPEMENT DURABLE ET GRANDS ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA MAÎTRISE DES POLLUTIONS - Le système de droits échangeables : un instrument directeur de la lutte face au changement climatique Sandrine ROUSSEAUX 1. La réglementation des émissions de GES générées par les participants aux systèmes de droits échangeables A. La réglementation des émissions de GES par un système de permis B. La réglementation des émissions de GES par un système de crédits II. Le contrôle des émissions de GES générées par les participants aux systèmes de droits échangeables A. La surveillance des émissions de GES B. La déclaration des émissions de GES
- Pour
..159 159
163 164 166 168 168 169
la création d'un dispositif équitable de crédits limitatifs de pollution sur la consommation des ménages 173 Gérald ORANGE 1. Description et simulation du crédit limitatif de pollution applicable à la consommation des ménages 175 A. Calcul du crédit de carburant et simulation de la redistribution 177 B. Les biens énergétiques et l'eau 179 C. Les produits courants 181 D. La redistribution sociale 185 II. Les fondements théoriques en jeu dans le crédit limitatif de pollution sur la consommation finale 188 A. Droits reconnus et droit nouveau: de la Charte de l'environnement au droit à compensation pour la nonconsommation de biens sources de pollution 188 B. Mobilisation des théories de la science économique 190 C. Les outils de la science économique: du prix à la valeur d'option 193 D. Proposition pour une nouvelle politique publique environnementale 194 Annexe I: Données servant de base à une simulation de la redistribution sociale 199 Annexe 2 : Détermination du coût marginal de la solution alternative pour le calcul d'un crédit de pollution 200
413
1. Le carburant 2. L'électricité. 3. Le fuel 4. Le gaz 5. Le charbon et le bois de chauffe 6. L'eau.
20 1 202 202 203 203 204
LE DÉVELOPPEMENT DURABLE ET LA GESTION DES ESPACES MARITIMES 205 - La nouvelle politiqu e française du Iittoral 205 Olivier LOZACHMEUR I. Rappel des grandes étapes de la politique du littoral de 1960 à 2000 208 A. Du rapport Piquard au vote de la loi « littoral », la mise en place d'une politique du littoral en France 208 B. De la loi « littoral» à la loi SRU, une politique du littoral complétée par la jurisprudence et des dispositions qui ne concernent pas spécifiquement cet espace 211 Il. L'annonce de la décision de fonder la politique du littoral sur une nouvelle philosophie et les premières mesures arrêtées dans cette perspective 213 A. La réforme du régime juridique des SMVM 214 B. La réforme du Conservatoire du littoral 217 C. La réforme des dispositions applicables aux espaces protégés au titre de l'article L. 146-6 du Code de l'urbanisme. 218 D. Les autres décisions annoncées lors du CIADT du 9 juillet 2001 220 Ill. La définition d'un nouveau cadre pour la politique du littoral et le lancement d'un appel à projets sur la « gestion intégrée des zones côtières» 221 A. Une structure à trois niveaux pour un nouveau cadre de la politique du littoral 221 B. L'appel à projets pour un développement des territoires littoraux par une « gestion intégrée des zones côtières» 223 IV. La publication de décrets et de circulaires d'application de la loi« littoral» dix-huit ans après son adoption 226 A. Les décrets pris en application de la loi «littoral» en 2004 et 2006 228 B. Les circulaires d'application de la loi «littoral» publiées en 2006 231
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L'estuaire de la Loire, un territoire mal identifié, un patrimoine ins uffisa m m en t gé ré 23 5 André-Hubert MESNARD I. Questions et paradoxes 236 A. La définition du territoire estuarien 236 B. Deuxième source de difficultés et de paradoxes: la diversité et la multiplicité des fonctions et usages de l'estuaire 237 C. Le temps 238 D. Le patrimoine industriel 238 II. Aspects institutionnels d'une politique du patrimoine estuarien 240
L'INTÉGRATION DU VOLET ENVIRONNEMENTAL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES LOCALES 245 - L'intégration du développement durable dans les documents d'urbanisme 245 Caroline BARDOUL I. L'intégration du développement durable dans les documents: l'application de la législation 247 A. La prise en compte du développement durable en matière d'urbanisme: une nécessité 248 1. La présence du « développement durable» dans les plans d'occupation des sols 248 2. La volonté de corriger les erreurs liées à un développement non viable 249 B. L'intégration du développement durable au sein des documents d'urbanisme: une réalité 250 1. Le cas de Paris 251 2. Le cas de Montpellier 251 II. L'intégration du développement durable dans les politiques publiques au-delà des exigences législatives 252 A. Le projet d'aménagement et de développement durable: levier vers d'autres actions en faveur du développement durable 253 1. Les différences existant entre l'Agenda 21 et le PADD 253 2. Les complémentarités existant entre les deux démarches 254 B. La compétitivité: limite à l'intégration du développement durable dans les politiques publiques? 255 1. La recherche de la compétitivité pour attirer les capitaux et la population 256 2. Développement durable et compétitivité: duo ou duel? 256
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- Les politiques
de transport durable: le choix de l'instrument économique afin d'accéder à une mobilité durable Julie BULTEAU I. Présentation de la situation des transports A. Au niveau national B. Au niveau nantais Comparaison des outils économiques II. Efficacité en situation d'information imparfaite A. Problèmes du double dividende B. Incitation à l'innovation C. Problèmes de mise en œuvre D. La solution du système hybride E. Exemple de mise en place de péages 1. Le péage de Singapour 2. Le péage de Londres F. Exemples de mise en place des permis d'émissions négociables 1. Premières applications des PEN 2. Les écopoints autrichiens III. La substitution entre la voiture particulière et les transports collectifs
LE DÉVELOPPEMENT
PARTIE III DURABLE, MOTEUR PUBLIC
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DU DÉBAT
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET RÉNOVATION DE LA DÉMOCRATIE LOCALE REPRÉSENTATIVE
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- Développement urbain durable et démocratie locale en matière budgétaire et financière
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Antoinette
HASTINGS- MARCHADIER
I. Une formalisation budgétaire aléatoire des politiques de développement urbain durable A. Un cadre budgétaire légal peu adapté 1. Une présentation « par nature» à dominante économique 2. Une présentation « par fonction» politiquement neutre B. Des pratiques budgétaires supplétives 1. La planification pluriannuelle des projets d'investissement 2. L'affichage budgétaire du développement urbain durable II. Une confrontation des élus aux enjeux financiers du développement urbain durable A. Le financement immédiat des actions de DUO 1. Un préalable de « bonne gestion» : l'estimation des incidences financières 2. La gestion pluriannuelle des dépenses 416
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B. La pérennisation du financement du développement urbain 1. La préservation de la capacité financière de la collectivité 2. L'anticipation des dépenses renouvelables et futures 3. L'optimisation des recettes spécifiques
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La «parlementarisation» des assemblées locales conduit-elle à un renouveau de la délibération? 291 Arnauld LECLERC I. Parlementarisation et délibération au sein des assemblées locales: des diagnostics controversés 294 A. La parlementarisation créatrice de la délibération 294 1. Le formalisme de la lecturejuridique 294 2. Les limites de la lecturejuridique 296 B. La parlementarisation négatrice de la délibération 297 1. Le rigorisme de la lecture politiste 297 2. Les limites de la lecture politiste 300 II. Parlementarisation et délibération au sein des assemblées locales: une dynamique conditionnée 301 A. Les conditions institutionnelles du renouveau de la délibération 301 1. L'obstacle juridique: des règles insuffisantes 302 2. L'obstacle sociologique: des pratiques déviantes 303 B. Les conditions culturelles du renouveau de la délibération 304 1. L'obstacle politique: la faiblesse de la culture argumentative... 304 2. L'obstacle symbolique: sacralisation et appropriation du pouvoir 306
QUELLE LECTURE ET QUELLE RÉSOLUTION DES CONFLITS POUR UN DÉVELOPPEMENT DURABLE? 309 - Analyse lexicale d'un conflit d'aménagement: Le cas de l'extension industrialo-portuaire à Donges Est, dans l'estuaire de la Loire 309 Claire CHOBLET,Laure DESPRES,Patrice GUILLOTREAU Comment la réalité des conflits d'aménagement à dimension environnementale se dérobe à l'analyse économique 309 I. Donges Est: quelles justifications pour quels besoins? 311 A. Un estuaire fortement artificialisé 311 B. L'environnement: un mauvais sort jeté aux projets du PANSN... 312 C. Le projet Donges Est, une chronologie pleine de rebondissements 313 II. L'analyse lexicale du conflit de Donges Est... 316 A. La méthode 316 B. La base de données issue de la PQR 316
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C. Première analyse lexicale: vers une inflexion sensible des arguments mobilisés 317 D. Analyse des correspondances fondée sur une base restreinte de mots 318 E. Classification hiérarchique du vocabulaire utilisé 319 III. Conclusion 321 - La science politique et la démocratie participative, enjeux et débats. Un point de vue d'un «politiste» Goulven BOUDIC 1. Quatre étapes de la participation A. Athènes et la participation comme devoir B. Le gouvernement représentatif moderne : la non-participation comme droit.. C. La participation modernisatrice, antidote de la technocratie D. Participation et non-participation: le sentiment de compétence II. Participation et gouvernement représentatif: entre remise en cause radicale et complémentarité A. Éloge de la participation et remise en cause de la représentation B. Vers une version élargie de la participation: l'optique délibérative III. Parce qu'il faut bien conclure
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PARTIE IV LE DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE, CONTRIBUTION UNE THÉORIE DE L'IDENTITÉ
DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE ET IDENTITÉS CULTURELLES: LA VILLE ET SON PATRIMOINE BÂTI ET VÉGÉTAL 359 - L'histoire parallèle des règles d'urbanisme et de protection du patrim oine historique depuis 1921 359 Patrick LE LOUARN 1. L'invention des abords jusqu'à leur normalisation: de la Révolution à l'acte législatif de 1943 361 A. L'émergence de la notion d'abords des monuments. 361 1. Vandalisme contre mémoire nationale 362 2. La réconciliation nationale par le patrimoine 363 3. La conception française du monument 364 B. Les abords, ou le vide respectueux 365 1. La conception visuelle, mémorielle et formaliste du Monument au xx. siècle impose la mode du dégagement. 365 418
À
2. La traduction législative du dégagement des monuments et des perspectives 366 La loi Beauquier du 21 avril 1906 relative à la protection des monuments et des sites naturels d'intérêt artistique 367 II. Les effets en retour de la législation des abords sur leur gestion et l'évolution du concept: 1943-2006 372 A. Le désordre normatif créé par l'absence de doctrine et de méthode pour la gestion des abords 372 1. L'hésitation de l'administration et des experts entre l'instrumentalisation de la servitude par d'autres intérêts et une approche des périmètres protégés par leurs qualités intrinsèques 372 2. Un désordre normatif mal corrigé par la jurisprudence 375 La question de la nature des abords reste en suspens 377 3. La décentralisation redistribue les cartes de la délimitation et de la définition des abords. 379 B. La résolution des conflits par la réduction formelle de la portée de l'avis de l'ABF, la plus grande souplesse des périmètres et l'ouverture des procédures de leur établissement. 380 1. La redéfinition de l'intervention des ABF 380 La réduction du pouvoir de l 'ABFpeut l'obliger à proposer un argumentaire très concret etpédagogique à l'appui de son avis. 380 2. L'introduction des abords dans les plans d'urbanisme leur donnerait-elle une portée d'intérêt local? 382
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Mémoire
de ville et patrimoine
végétal
urbain
Pierre LEGAL I. L'arbre de ville et en ville ou une vision mythifiée de la nature II. La traduction de la protection en droit interne
LE DÉVELOPPEMENT TERRITORIALES
- La
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DURABLE ET LES IDENTITÉS 397
participation des acteurs locaux dans la zone Natura 2000 Luc BODIGUEL I. Une gouvernance locale Natura 2000 A. Vers une « gouvernance locale» Natura 2000 B. Montée en puissance des collectivités locales II. Une liberté de « faire le droit» selon Natura 2000 A. Une liberté encadrée mais consacrée B. Une liberté locale où prévalent l'engagement volontaire et la contractualisation
LISTE DES PRINCIPALES
ABRÉVIA TIONS
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397 398 398 400 40 I 401 403
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L.HARMATTAN.ITALIA Via Degli Artisti 15 ; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Konyvesbolt; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L'HARMATTAN BURKINA FASO Rue 15.167 Route du PÔ Patte d'oie 12 BP 226 Ouagadougou 12 (00226) 76 59 79 86 ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Administratives BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa L'HARMATTAN GUINEE Almamya Rue KA 028 En face du restaurant le cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08
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