L'EuROPE
ENTRE UTOPIE
ET REALPOLITIK
Questions Contemporaines Collection dirigée par JP. Chagnollaud, B. Péquignot et D. Rolland Chômage, exclusion, globalisation... Jamais les « questions contemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes à appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines» est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs, militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective.
Dernières parutions Claude FOUQUET, Modernité, source et destin, 2009. Héliane de VALlCOURT de SERANVILLERS, La preuve par l'ADN et l'erreur judiciaire, 2009. Ivan FRIAS et Jean-Luc POULlQUEN, Soigner et penser au Brésil. Ces chemins de la culture qui passent par la France, 2009. Aliaa SARA YA, Des engagés pour la cause des droits de l'homme en Egypte, 2009. N. ANDERSSON et D. LA GO T, La Justice internationale aujourd'hui, 2009. Nicolas PRESSICAUD, Le vélo à la reconquête des villes. Bréviaire de vélorution tranquille, 2009. Jean TOURNON (dir.), La République antiparticipative, 2009. Laurent VERCOUSTRE, Faut-il supprimer les hôpitaux? L'hôpital aufeu de Michel Foucault, 2009. Anne-Marie GANS-GUINOUNE, Et si c'était à refaire... ? Des françaises immigrées aux Pays-Bas racontent, 2009. Florence SAMSON, Tabous et interdits, gangrènes de notre société,2009. Jean-Philippe TESTEFORT,
[email protected]. Envisager une transmission durable, 2009. Madonna DESBAZEILLE, Ouverture pour le XXle siècle, 2009. Jean-Pierre COMBE, Lellres sur le communisme. Un intellectuel communiste témoigne et réagit, 2009.
Irnerio SEMINATORE
L'EuROPE
ENTRE
UTOPIE
ET REALPOLITIK
Préface de Graham Watson
L'HARMATTAN
@
L'HARMATTAN,
2009
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com diffusion.harma
[email protected] [email protected] ISBN:
978-2-296-06928-2
EAN : 9782296069282
PRÉFACE L'Europe entre Utopie et Realpolitik invite ses lecteurs à voyager à travers les débats et les problèmes majeurs qui ont conduit au processus d'unification et d'intégration européenne, qui les ont façonnées et parfois contrastées. L'Union européenne est une expérience unique en terme de gouvernance supranationale. Aucun autre moment dans l'histoire n'a vu autant d'Étatsnations aller si loin en mettant en commun leur souveraineté. Contre les vœux de certains et les prédictions de beaucoup, l'UE a évolué en un corps législatif, doué d'un système judiciaire indépendant et d'une monnaie unique. Dans ce processus, elle a réintégré avec succès les anciens pays communistes, en les ramenant au sein de la famille européenne. En dépit de difficultés tout au long du parcours, le chemin menant à l'intégration européenne est toujours un chantier ouvert, avec des développements en cours dans la politique énergétique, de prévention des changements climatiques et des initiatives communes en matière de sécurité et de défense. Il y a peu de doutes que l'intégration européenne va continuer. Cependant, pour comprendre ce qui fait avancer l'Europe, nous avons besoin d'une appréciation correcte de son histoire, de ses peuples et de sa place dans le monde. Nous avons également besoin d'évaluer cela à travers le double prisme, des luttes occasionnelles entre moralité et sens pratique, utopie et realpolitik. Ce texte est instructif, pénétrant et accessible. C'est une pierre angulaire pour l'apprentissage et le débat, et une contribution, qui est la bienvenue, dans la littérature sur les politiques et l'histoire européennes.
Graham Watson Président de la Commission
« Alliance des Démocrates
et des Libéraux»
(ALDE) du Parlement
Bruxelles,
5
européen
le 5 mars 2009
LES POSTULATS DU RÉALISME ET LEUR ABANDON La tradition de pensée du réalisme comme doctrine de la raison de l'État, conception de la puissance internationale et interprétation calculée et rationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l'histoire de l'Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté, comme soumission absolue à une autorité indivisible, inconditionnelle et umque. L'abandon des postulats du réalisme, de la part du monde académique continental depuis 1945, l'anarchie du système et la permanence des conflits, ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deux conflits mondiaux inexpiables. Cet oubli marque l'émergence d'une conjoncture d'idéalisation des relations internationales qui représente la remise en question de la souveraineté comme fondement originaire de l'ordre international et de la société étatique, et de ce fait, l'antihistoire de l'Europe, la négation de la realpolitik. C'est dans les profondeurs de l'abîme européen et au cœur de son drame que furent ensevelies les intuitions de Machiavel, les réflexions de Richelieu et les fictions mythologiques de Hobbes. Périrent avec elles les subtiles distinctions de l'âge politique contemporain et les conceptualisations élevées des cultures, italienne du XVIe, française et allemande des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes, historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de la société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt.
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1. INTRODUCTION 1.1
LES POSTULATS DU RÉALISME
Canlmal de Richeheu
1.1.1Les postulats du réalisme et leur abandon La tradition de pensée du réalisme, comme doctrine de la raison de l'État, conception de la puissance internationale et interprétation calculée et rationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l'histoire de l'Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté, comme soumission absolue à une autOlité indivisible, inconditionnelle et
unique. L'abandon des postulats du réalisme. l'anarchie du système et la permanence des conflits de la part du monde académique continental depuis 1945 ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deux cont1its mondiaux inexpiables. Cet oubli marque l'émergence d'une conjoncture d'idéalisation des relations internationales qlÙ représente la remise en question de la souveraineté comme fondement originaire de l'ordre international et de la société étatique, et de ce fait, l'antihistoire de l'Europe, la négation realpolitik. C'est dans les profondeurs de l'abîme européen et au cœur de son drame que furent ensevelies les intuitions de Machiavel, les réflexions de Richelieu et les fictions mythologiques de Hobbes. Pélirent avec eUes les subtiles distinctions de r âge politique contemporain et les conceptualisations élevées des cultures italienne du xvr, ti-ançaise et allemande des XVIII", 7
XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes, historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de la société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt. Nous ajouterons dans le même sillage les noms de Carr et d'Aron et, au-delà de l' Atlantique, ceux de Niebuhr, Morgenthau, Kennan, Kissinger, Kaplan, Waltz et bien d'autres. À l'opposé du réalisme politique, la tradition idéaliste, tirant ses racines et ses sources de l'impératif éthique, parcourt le fil souterrain qui va de Kant à Habermas et de Hamilton à Haas et à Deutsch, puis à Robbins, Spinelli, Monnet, jusqu'aux penseurs constructivistes et déshistoricisants de la postmodernité. Ainsi, si l'histoire de l'Europe s'identifie étroitement à l'histoire du concept de souveraineté, de système légal national, de realpolitik et de doctrine d'État-puissance (Staatsmachtgedanke), la conception de l'Europe comme soft power, apparaîtra, en son pur concept, comme une antihistoire de l'Europe séculaire, sans épopée et sans mythes, sans téléologie ni transcendance, une histoire dédramatisée, dépolitisée, éthique ment indifférente et techniquement bureaucratique, au visage moral d'une « démocratie désarmée ». L'histoire de l'Europe moderne naît, dès les premiers siècles de l'âge moderne, à travers la compétition violente, la concentration progressive du pouvoir et de la force, soustraits aux privilèges des autorités féodales et des corps intermédiaires, noblesse, seigneuries et villes libres. Elle se réalise dans les formes de la monarchie absolue sur le continent ou de l'équilibre de pouvoir entre roi et parlement en Grande-Bretagne. Cette histoire de la monopolisation du pouvoir et de la violence physique constitue l'attribut et la substance mêmes de la souveraineté, comme qualification de l'autorité suprême et légitime, ayant permis à l'État d'imposer les règles indispensables d'une cohabitation pacifiée aux citoyens et la soumission à la loi des controverses privées à l'intérieur d'une société apaisée. Grâce au processus de monopolisation de la force de la part de l'État et à l'exercice d'un pouvoir de coercition irrésistible de la part de son autorité suprême, il fut possible de créer, puis d'imposer, un ordonnancement juridique et un système efficace de normes universellement valables. Ce fut par le monopole de la force qu'il fut consenti une élévation civile par l'éducation et une progression économique par la certitude du droit. Par ailleurs, la création d'une autorité centrale forte identifia dans le monopole légal de la force le fondement essentiel de la justification oligopoliste de la violence. Cette conception, mise en sommeil en temps normal dans une démocratie moderne, ne doit pas faire oublier qu'en cas de crise «il doit y avoir un homme ou un groupe d'hommes », comme le rappelle H. J. Morgenthau, «qui assume la responsabilité ultime pour l'exercice de l'autorité politique », ou à la manière de Schmitt, « qui décide de l'état d'exception », un état dans lequel, même dans la démocratie la plus 8
parfaite, la décision n'est guère de la loi, mais d'un homme, dans lequel se confondent le pouvoir de fait et le pouvoir de droit. Peut-on, de nos jours, partager la souveraineté, le système de décision, l'ordonnancement juridique, la sécurité intérieure et extérieure, sans unifier la force, l'appareil de violence, le système de coercition et de survie en un système de décision unique? Depuis toujours, le réalisme politique et la théorie réaliste ont établi une liaison, réciproquement contraignante, entre l'existence de l'État et l'anarchie internationale, au sein de laquelle règnent des facteurs de rivalité et d'antagonisme plutôt que des principes de solidarité. Que cette liaison repose sur la morphologie du système, unipolaire, bipolaire ou multipolaire, ou sur la distribution mondiale du pouvoir et donc sur une «balance », planétaire, le réalisme met en exergue la séparation nette entre sécurité interne et sécurité extérieure. En effet, le caractère objectif et critique de la menace ainsi que le poids et l'influence de la politique extérieure sur la politique interne justifient ce primat praxéologique et conceptuel, qui ne peut être démenti ni infirmé, mais seulement atténué, par la théorie de l'interdépendance entre les économies, les sociétés et les États. C'est de l'anarchie internationale et de sa permanence structurelle, c'est de l'imperfection essentielle du système que l'on ne peut exclure l'emploi unilatéral de la force. C'est l'absence d'une instance centrale de régulation et d'un ordonnancement juridique, en mesure d'imposer son arbitrage par des compromis sanctionnés et efficaces, que découle la difficulté d'une gouvernabilité globale du système international. L'imperfection des institutions universelles de sécurité est due à la permanence d'une pluralité des souverainetés militaires et à la dispersion des formes autonomes du monopole de la force. Ainsi, les problèmes de sécurité constituent, au sein de la structure anarchique du système international, le fondement même de la realpolitik et de l'exigence d'une politique qui garantit, par la logique de la puissance et la morale du combat, la survie des unités politiques en situation de crise extrême. La garantie de sécurité extérieure est donc la préoccupation fondamentale des hommes d'État et des élites politiques, car les États n'ont jamais consenti à se soumettre à l'arbitrage d'une idée, d'une morale, d'un système de valeurs ou d'une norme, lorsque des questions d'intérêt vital étaient en cause. L'histoire européenne et mondiale nous rappelle cruellement que les principes juridiques, éthiques et politiques (au sens des priorités et des principes partisans) ont été toujours sacrifiés face à la préoccupation dominante de l'État ou de ses régisseurs d'assurer la survie des nations. Ainsi, dans un contexte international, caractérisé par la subordination de toute autre valeur à l'impératif de la sécurité extérieure, tirent leur raison d'être la politique de puissance ou la stratégie, comme conduite aventureuse, liées organiquement à l'anarchie internationale. Le primat de la politique extérieure sur la 9
politique interne, à travers l'idée de raison et le calcul instrumental, s'est appliqué à l'art du gouvernement, comportant une planification rigoureuse des moyens de défense, en fonction de l'ambition politique et du «sens» assignés à la place de l'État et de la nation, dans la hiérarchie de puissance et dans le cadre plus général de la vie historique. On comprendra plus aisément pourquoi le réalisme reflète sans équivoque l'expérience du système européen des États et celle de la scène planétaire, où les considérations géopolitiques prévalent sur les affinités idéologiques des hommes de gouvernement d'autres États. Le constat de cette liaison entre les problèmes de sécurité et la structure hobbesienne du monde influe également sur le rapport entre la realpolitik et la science politique. En effet, les indications méthodologiques de Max Weber sur les « types idéaux» ne doivent pas être retenues comme un simple reflet de la réalité, mais comme des «modèles» pour comprendre les aspects fondamentaux et récurrents de comportements périlleux, en isolant en leur sein un« noyau rationnel constant », qui dépend de l'existence d'une société «sui generis », mi-sociale et mi-asociale. La société de nature, où la conciliation des intérêts antagoniques et conflictuels est l' œuvre des États, a inspiré des interprétations différentes de la realpolitik. Un de ces exemples est la politique de réconciliation franco-allemande, un épisode de la realpolitik européenne, disjointe de la politique d'intégration, mais qui a agi comme le moteur de celle-ci. Cette politique de réconciliation, inspirée par la conception gaullienne de 1'« Europe des patries », a été dictée par l'idée de bâtir un pôle de puissance européen indépendant dans le cadre de l'affrontement Est-Ouest et de la politique mondiale de la bipolarité et peut être résumée avec les mots de Bismarck à Guillaume I après Sadowa. «Nous ne devons pas choisir un tribunal (n.d. r. de l'histoire), mais bâtir une politique allemande (n.d. r. européenne) ». Une politique européenne qui a eu clairement une signification extérieure, car elle visait la conception ambitieuse d'un acteur global au sein de la pluralité des souverainetés militaires existantes.
10
1.2
NÉOKANTISME ET INTÉGRAnONNISME
La catastrophe européelme de 1945 a jeté les bases de la tentative de surmonter les dérives de la realpolitik, accusée d'avoir été à]' origine de la tragédie de l'Europe. Le point de départ de ce défi immense a été identifié dans la conception politique de Kant, selon lequel l'anarchie internationale reste le fondement de toute recherche de la paix de toute constmction intellectuelle. Cependant, celle-ci considérée dans son caractère relatif et historiquement contingent. En la construction d'une autorité supétieure aux États, une «fédération universelle », imposerait une limitation au caractère absolu de la souveraineté, dont la définition fut donnée par Jean Bodin aux États généraux de Blois en 1576, celle d'Auctoritas Superiorem non recoglloscens. La loi de la force et le rapport de forces pures ne seraient plus les régulateurs suprêmes des controverses internationales, supplantées désonnais par la domination universelle du droit. À la dure réalité de la puissance se substituerait ainsi l'utopie légaliste d'un ordonnancement jmidique, qui, partant d'une base théorique prescriptive, se développerait sur le modèle des enseignements des pères de la Constitution tëdéraliste amélicaine et de Hamilton en particulier. Le dépassement de la realpolitik a été la résultante d'une réorientation des valeurs européennes depuis 1945, allant dans le sens d'un rejet de la philosophie de l'histoire à forte empreinte romantique, élaborée au XIX< et XX" siècle par les théoriciens allemands de l'État-puissance. Cet État perdrait connotations de moyen d'expression d'un peuple d'histoire universelle et par là d'instrument de conquête et de progrès civil et culturel au service de l'humanité. L'abandon d'tlle pareille conception, hélitée des courants nationalistes du XIXe siècle, était lié à la conviction que l'Étatnation correspondait à un modèle supérieur d'organisation politique. Ainsi, les indications théoriques du philosophe de KÜnigsberg avaient pour but de poser «autrement» le problème de la souveraineté nationale absolue, surmontant, au moins en théOlie, l'obstacle conceptuel de l'anarchie II
internationale. La sous-estimation de l'emacinement mental de l'idée-force de la nation au profit d'un cosmopolitisme abstrait et de l'idéal de l'unification progressive de l'humanité a représenté les points faibles de la pensée fédéraliste, qui s'est appuyée sur l'autonomie de la raison et sur la poussée impérieuse de la loi morale. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de la balance of power, de la logique contradictoire des intérêts nationaux concurrents, de l'utilisation de la violence, de la peur et de l'animosité réciproques. Il fallait s'engager sur la voie inédite de la conciliation des intérêts, au lieu et à la place de leur dissymétrie, des jeux d'influences compensatoires, et donc d'une sorte d'interdépendance complexe et imprévisible. Le processus d'intégration européenne a voulu substituer ainsi aux déterminismes traditionnels de l'intérêt national et de la sécurité, ceux de la paix et du bien-être, et l'intégration poursuivie s'est dessinée comme une première étape vers une vision des relations internationales remodelées par l'harmonie. Cette intégration a cru obéir, d'autre part, au critère de la nécessité et de l'irréversibilité plus qu'à celui d'une vision volontariste de l'histoire. Il en est découlé l'égarement de la finalité, fondée à l'origine sur la centralité des oppositions et sur les aléas du politique. Par ailleurs, cette centralité originelle de la politique reposait sur une lecture de la vie internationale qui affichait la volonté d'en transformer les objectifs, en permettant aux nations et d'abord aux sociétés européennes de poursuivre des buts de coopération dans des secteurs qui étaient aussitôt exclus du domaine de la politique et confiés à des autorités administratives ou techniques. À la conception réversible de la politique et donc aux contrastes entre structures d'intérêts aux finalités divergentes, qui sont le propre de toute œuvre humaine, l'intégration remplaça l'idée d'un processus irréversible qui permettrait de passer graduellement à l'intégration politique. Cette conception idéaliste de l'harmonisation des sociétés européennes a non seulement exclu du processus d'intégration la volonté mais la politique comme telle (sécurité - diplomatie - défense), restée du ressort des États. En effet, la dissociation des aspects coopératifs, à base socioéconomique, et des aspects conflictuels, à fondement politico-diplomatico-stratégique, autorisait à confier la gestion des politiques intégrées ou communautarisées à des « élites administratives de pouvoir », l'eurocratie. Or, puisque la progression de l'intégration est pragmatique et graduelle, les intérêts et les objectifs ne peuvent être pensés d'avance (incrementalism). Ceux-ci ne sont que des effets indirects. Dans ces conditions, l'exclusion de l'anticipation et celle de la politique interdisent de faire jaillir un débat et de donner une signification à la participation des citoyens qui reste perpétuellement éloignée et intellectuellement distante, même si dans les démocraties, comme oligarchies modernes, l'évocation de la souveraineté populaire est la fiction par laquelle l'origine du pouvoir et l'autorité des lois dérivent des citoyens. 12
1.3
PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE
Mais ce fut le souci de la paix qui demeura le fondement de l'idéalisme intégrationniste et des premières formes du pouvoir fédératif, justitiant la quête permanente de nouveaux horizons de sécurité. Ce fut par l'idéalisation militante du combat pour la « non-guelTe », que se constituèrent deux grands courants de pensée, se réclamant de la négation de la realpolitik, le pacitisme et l'utopisme légaliste. Le premier résulta d'une sorte d'évidence, le sentiment et souvent la volonté obstinée d'imposer une conversion historique all cours de l'aventure humaine et à la nature profonde des relations de puissance entre les États. En se battant pour cette conversion historique, les différentes formes de pacifisme, idéologique, juridique, religieux individuel, portèrent à la conscience du monde la disproportion entre les moyens de destruction apocalyptique et les enjeux des rivalités de puissance. Disproportion face à laquelle toute résignation ou impuissance apparaissaient moralement coupables. Le moralisme des convictions int1uença également l'autre forme de militantisme pour la paix, l'idéologie juridique ou l'utopisme du droit. TOlite doctrine de la paix qui vèlÜlle surmonter les raisons poussant les FJats à la en pratiquant une politique de puissance devrait s'attaquer à la racine profonde de la société hobbesienne, à son caractère naturel, mi-social, mi-asocial. Cette doctrine devrait aller au-delà de la logique des acteurs, de leurs intentions et de leurs enjeux, pour prendre en considération le point essentiel de la politique internationale, il savoir que les États se reconnaissent réciproquement le droit du recours il la force, car ce droit constitue le fondement même de leur souveraineté.
13
lA
SOUVERAINETÉ ET DROIT INTERNATiONAL
Sous l'aspect juridique, la conception de la «souveraineté >.' et la politique qui la traduit en action extérieure s'identifient à la doctline de ]'indépendance nationale et, par conséquent. à une conduite conforme à la tradition coutumière des États en compétition permanente, hostiles de ce fait à toute sorte de primauté d'un ordre juridique international à vocation uni verse lIe . Au sujet d'une quête de la paix entre les peuples et les nations, l'idéologie juridique et l'utopisme du droit ont-ils été plus effjcaces que le réalisme classique, en parvenant à l'éradication de la guerre par la négation de la realpolitik '? L'idée de la Société des nations et la fonction d'arbitrage des Nations unies, qui ont pris la place de la première après la Deuxième Guerre mondiale, ne semblent guère le prouver. En effet, le fonctionnement de ces deux institutions n'a fait qu'accroître la confusion et donc l'équivoque entre deux principes, le droit des États de recourir à la force et le respect de la loi internationale visant à garantir le statut tenitorial existant, au-delà et au-dessus de tout critère de justice. D'innombrables en transgression in ternationale >>. :
. .
échappatoires ont émaiHé la pratique offensive des États, de la légalité officielle et de la «communauté
la pratique des "incidents », permettant à un État de répondre par une agression à des tensions locales en disqualifiant la notion juridique de guerre ,>
"
le recours à la "non-belligérance tiers intéressé d'une position de " indirect et partisan;
14
» en cas de conflit ouvert, ou l'adoption ». pour masquer une attitude de soutien
.
la violation du «Pacte» ou de la «Charte », exigeant efficaces et comportant un vote ou des recommandations Conseil.
des sanctions unanimes du
Plus spécifiquement les «clauses d'évasion» des Nations unies, «relatives aux menaces à la paix, aux ruptures de la paix, et aux actes d'agression» relevant du Conseil, ont été pratiquées avec souplesse dans deux cas:
. .
celui, plus récurrent, de formes d'intervention «dans les affaires relèvent de la compétence nationale et interne à un État » ! ;
qui
celui de la constitution d'alliances régionales, en charge « du droit naturel de légitime défense individuelle et collective » (OTAN).
Dans le cas de l'OTAN, il est à préciser que la «légitime défense collective » est autre chose que la « sécurité collective » des Nations unies, car elle en représente le substitut dont l'automatisme de l'art. 5 est l'expression politico-stratégique en situation de crise. La tendance moderne et post-moderne à nier la force contraignante de l'hostilité naturelle entre les personnes nationales en occultant l'importance de son corrélat, la realpolitik, revient à nier la distinction entre droit interne et droit international. Ce dernier est en effet disqualifié comme droit authentique car dépourvu de tribunal pour dire le droit et de force irrésistible pour l'imposer. Suivant cette tendance, l'imperfection essentielle du droit international le condamne à n'être autre chose qu'un droit pur ou spontané, dépourvu d'une norme originaire (Grundnorm) ou d'une série de «faits normatifs contraignants ». Or, un ordre sans obligation normative, sans subordination prescriptive, sans instance centrale d'interprétation, sans une force irrésistible de sanction pour les actes illicites, peut-il être un ordre légal? Au sein de cet environnement, la guerre n'est pas un acte illicite relevant de l'ordre juridique et moral relavant du jus gentium, mais une nécessité de l'État de nature. L'État de nature impose de se faire justice soi-même, de réagir à un acte illicite, de se défendre contre une agression, d'agir en représailles, d'obtenir satisfaction ou réparation pour un tort subi injustement parce qu'il n'y a pas de souveraineté du droit, ni de volonté commune aux États souverains, ni d'instance centrale pour la qualification des faits et la définition des normes applicables. En effet, celles-ci peuvent comporter le sacrifice de la justice sur l'autel de la stabilité et de la sécurité, plus importantes au regard de l'ordre et de la sécurité globale. Cette considération revient à réhabiliter théoriquement la realpolitik, comme politique de prudence et d'équilibre et à infirmer les illusions et les espoirs du multilatéralisme, de l'idéologie légaliste et de l'utopie du droit international public. 15
Le retour à la realpolitik, si jamais on r avait abandonnée dans un monde tendanciellement multipolaire, une portée objective et a une signification précise, celle du réalignement de l'Europe dans le jeu politique global, allant dans le sens d'une politique de prévention et de définition d'un rôle géopolitique de partenaire crédible des États-Unis donnant vie à un noyau de stabilité politique mondiale. retour est r équivalent du concept culture mondiale, d'autodétermination de puissance et de limite du soft power et impose l'exigence d'une évaluation à large spectre des menaces, des dissymétries, des vulnérabilités et des proliférations concurrentes. Ce retour suscite un débat doctrinal sur les fonnes d'intégration à prévoir et sur des alliances et des coalitions, pour restreindre la plage des affrontements futurs dans le nouveau désordre des nations.
1.5
L'UNION
EUROPÉENNE
ENTRE TRANSFERTS DE COMPÉTENCES
ET PARTAGE DE SOUVERAINETÉ
Signahltf
du Tmiré de la CEC4
Le rejet de la politique de puissance par les États européens après l'effondrement moral et politique de 1946 a-t-il permis l'atrinllation du règne de la loi conformément à l'idée de raison? A-t-il justifié le rassemblement de l'humanité en une «fédération universelle ", limitant le pouvoir absolu de la souveraineté, selon les vœux d'Emmanuel Kant? A-t-il ouvert la voie à un empire universel et donc au 16
refus volontaire de l'antagonisme la monarchie universelle?
et de la rivalité de puissance,
imposée par
Le sentiment national, encore emaciné dans les esprits, a-t-il consenti des limitations et des transferts de souveraineté qu'aucun imperium n'a pu obtenir par la force sans un consentement profond, ou sans une conscience historique élevée? L'intégration européenne ne tenta guère d'amoindrir, ni d'enlever la gestion de l'identité et de la culture nationales aux États membres. À l'inverse, 1'« appétit naturel des hommes pour l'état civil» et pour l'idée de la paix, comme postulat légal du système, implique le principe de l'unité de celui-ci et la considération que l'idée de la guerre est une notion moralement indifférente. Le Traité de Rome, silencieux sur le concept de souveraineté, a été conçu comme une « union» de plus en plus étroite entre les États et les sociétés européennes et a laissé subsister «de facto et de jure », la souveraineté politique des États membres. La pluralité des souverainetés militaires, qui en constituent le fondement, en a été la sauvegarde intangible. L'oubli intentionnel du concept de souveraineté n'a pas interdit au débat académique et, plus rarement, politique d'évoquer les perspectives institutionnelles de l'unité politique du continent. Le concept de souveraineté, ayant justifié dans la plupart des cas le partage de l'ordonnancement politique intérieur, fut employé par les idéologues de la démocratie pour justifier une seule forme de régime, dissimuler l'influence excessive des élites au pouvoir, mettre l'accent sur une fiction, le gouvernement des hommes par la loi, limiter le cadre des relations légitimes aux seuls pays démocratiques et l'action extérieure aux pays de l'Europe centrale et orientale. Seuls les souverainistes ou les doctrinaires de l'Europe des patries se préoccupèrent de l'interprétation extérieure de la souveraineté et donc de l'indépendance politique de l'Europe sur la scène internationale.
17
1.6
FÉDÉRATION ET CONFÉDÉRATION
James Modis"/1
Les fédéralistes mettaient]' accent sur la distinction entTe deux différentes perspectives institutionnelles, celle de «fédération» ou celle de « confédération» (Staatenbund), rendant la ligne de partage entre les deux formes institutionnelles pmticulièrement nette, au moins en son principe. En effet la première efface les frontières de la souveraineté politicostratégique entre États membres et crée un acteur unique sur la scène intemationale prenant la place des acteurs fédérés comme cela se fit aux USA et dans l'Empire allemand. Dans la perspective de la confédération en revanche, le cadre institutiOlme1 laisse subsister la pluralité des centres décision et d'action politico-militaires des États membres. « fédération» exige tIDe conversion des volontés de puissance, postule un pacte solennel entre les citoyens et fonde une communauté de destins entre les peuples. La question
de la ,<souveraineté
» demeure
encore centrale
car les « transferts de compétences ou de souveraineté
»
aujourd'hui,
de la haute autorité
de la Communauté européenne du charbon et de l'acier ou de la Commission européenne ont concemé des mesures de gestion comparables à celles des ministères nationaux pour des matières et des compétences spécifiques. En revanche, l'autorité constitutionnelle, qui décide d'une en une conjoncture d'exception, est souveraine dans le sens plein du terme puisqu'elle décide du destin politique et de l'existence physique des personnes nationales et donc de l'unité collective. La «supranationalité» européenne pas encore autorité fonctionnelle ». Cette «supranationalité» institutionnelles dans les trois critères:
18
franchi trouve
le seuil ses limites
. . .
du maintien
du principe
de l'absence l'Union;
de relation
d'unanimité; directe entre autorité
administrative
et citoyens
de
de la nature des accords, délégués ou restreints entre les institutions européennes et les pays tiers.
Durant les vingt dernières années, les États membres ont consenti, par une série de traités, à aller vers des perspectives d'« union fédérale », notamment en matière monétaire, ou à des formes de rationalisation implicitement politiques, visant à renforcer l'autorité du pouvoir de l'UE comme ce fut le cas dans le projet de traité constitutionnel. Ils ont consenti à pallier aux limites et incohérences de cinquante années de législation communautaire. Or, cela n'a été possible que par un jeu d'influences et de pressions intergouvernementales classiques, ou par des impulsions politiques dont la forme référencée a été le « moteur franco-allemand ». Cependant, les jeux compensatoires entre ces acteurs relèvent de la logique des relations de puissance entre États souverains en posture de coopération et de complicité institutionnelle. Cette connivence s'est fait valoir dans le processus d'intégration de manière concertée et en dehors du cadre d'intégration. En conclusion et de manière générale, l'unification économique du continent et le libre échange généralisé ne contribuent par eux-mêmes à créer ni 1'« État» ni la «nation européenne ». Jusqu'ici, les formes de «fédéralisme, subreptices, substitutives ou clandestines» ne sont pas encore parvenues à créer un système d'obligations et de règles, permettant de prendre des décisions de sécurité par lesquelles un acteur unitaire se pose en s'opposant et tranche de manière unilatérale sur le recours à la force. Elles ne sont pas parvenues à définir une stratégie de violence extérieure considérée comme l'ultima ratio regum. La division d'orientations politiques entre États européens au sujet de la décision de l'Administration Bush d'envahir l'Irak au nom d'une déstabilisation créative des États autocratiques du Golfe, a été éclairante sur le point capital de l'unité de conception et d'action de l'Union, mettant en crise sa politique étrangère et de sécurité, ainsi que l'architecture unificatrice de l'Union, bâtie sur un principe premier, celui de la stabilisation régionale et mondiale.
19
1.7
SOFT EMPIRE, INTÉGRATION
ET « PACIFISME RATIONNEL»
Revenons aux postulats du réalisme et à leur abandon. L'issue de la «guelTe civile» européenne de 1945 pas donné lieu à la naissance d'un empire et donc à l'unification d'une zone de civilisation sous J'antOlité d'une puissance hégémonique, mettant un tenne aux cont1its de souverainetés rivales. Les États-UlÜs, sortis victorieux de ce conflit n'imposèrent nullement leur loi, mais uniquement leur modèle de vie et de culture, l'américain way of l{te. Moscou, en acteur idéologique qui s'est voulu l'héritier de la « troisième Rome », a étendu sa sphère de souveraineté à toute l'Europe de l'Est et s'est présenté comme le porteur d'une «cause tmiverselle» et l'incarnation de l'idée historique du XX" siècle, le communisme, syuthèse hégélienne de dialectique matérialiste et de socialisme scientifique. milieu de ces deux espaces de pouvoir, les États de Europe libre» ont consenti à des transferts de compétences plus que de souveraineté à des autOlités supranationales, tout en sachant que ces organismes n'allaient pas effacer les réalités vivantes, les États-nations, ni les réalités imagées, l'état de nature. Placés entre deux empires à vocation universelle, les États européens choisirent volontairement la solution <,théOlique >.> de la «fédération» l'unité politique du continent, d'abord pour en assurer la constitution, puis la défense dIe bienCe choix hésitant recelait une idée d'adaptation et d'interdépendance économique favorisant l'émergence des États continentaux, par analogie à ce qui s'était produit avec le processus d'affirmation des États nationaux à l'aube de la Renaissance. Si cela se fit au détIiment des pouvoirs régionaux et locaux, issus de la féodalité et du déclin du Saint-Empire romain germanique, ceci se ferait par l'effacement et l'érosion progressive des États-nations. Dans ces conditions l'idée de fédération ne pouvait ètre qu'une version civilisée, volontaire et « soft » d'un modèle de prépondérance hégémonique classique 20
qtÜ avait échoué par deux fois, sous la férule de Napoléon, puis sous celle Guillaume II et de Hitler. L'idée d'empiœ est celle d'un acteur prépondérant qui élimine progressivement ses rivaux et ses adversaires, créant llne zone pacifiée et sur le socle d'une civilisation commune. L'héritage de l'Empire est celui d'une législation unitaire, réconciliant les nations soumises par la culture et par le droit. Le ,( pacifisme rationne! » du processus d'intégration européenne préserve, en revanche, les nations tout en les dépolitisant. Cette intégration, en son aspect politique, demeure incomplète, car elle n'a pas su réaliser le passage de la pluralité à l'unité, ni de la «paix d'équilibre» à la «paix de satisfaction» dans le monde. sont pas nés ainsi l'unité morale, la foi inconditionnelle. la passion de combat ou l'esprit missionnaire nécessaires à la consolidation d'une cause commune et élevée, car ceux-ci ne peuvent jaillir que d'un antagonisme extérieur négateur, autrement dit du dallnÔI1 de la guerre et de ses drames, que nous réservent toujours dans l'histoire, les grandes surprises stratégiques.
1.8
LE RETOUR DE LA REALPOLITIK
Le monde est resté tel qu'il a toujours désordonné, fragmenté et visqueux, fait d'
citoyens prônant l'extension indéfinie des revendications et des droits, non équilibrée par les obligations et les devoirs. L'affection societatis l'a emporté sur l'affection civitatis ac autoritatis, dépolitisant encore davantage 1'« agora ». Le vrai déficit demeure aujourd'hui l'analyse de la place de l'Europe dans la hiérarchie et dans la distribution du pouvoir global, ce qui pousse à réorienter les préoccupations de l'Union vers la scène internationale et son évolution. Ainsi, le retour de la realpolitik est porteur d'une «nouvelle culture du système international» et d'une «révolution stratégique », qu'aucune lecture multilatérale ou juridique n'a pu apporter à la compréhension du monde par les normes, supranationales ou transnationales, ni au gouvernement des « sociétés civiles» par la loi. Le réalisme, revenu à la lumière du jour des archives d'une mémoire spoliée de son passé, devra partir du système et de sa morphologie, de sa hiérarchie et de sa «balance », de ses enjeux et rivalités, pour orienter l'Union vers des options correspondantes à ses choix d'avenir et aux palimpsestes de ses savoirs anciens. L'idéologisation par le droit ou par l'utopie et la stabilisation de l'environnement de l'Union par des cercles de pacification, constamment élargis au sein des relations de voisinage, conduit à la confusion de l'élargissement et de la politique étrangère. Il s'agit d'une option qui fragilise la cohésion de l'Union et affaiblit son individualité et son identité historiques.
22
1.9
UN IMPÉRATIF D'AVENIR: LA MACHTPOLITIK
Ce tour d'horizon nous a semblé nécessaire pour illustrer et mieux comprendre l'état actuel de l'Union et pour encourager l'évolution politique de celle-ci vers rôle qu'elle se doit d'incarner; celui d'un «joueur planétaire ». bilan n'exige pas till consensus, ni une adhésion de principe, ni même un partage des différents argumentaires ou doctrines. Il exprime une position et porte une conviction, celles d'une réflexion sur la « crise des fondements» et sur l'affirmation de « nouveaux paradigmes », de pensée et d'action phi losophiques, géopolitiques et intellectuels. Les chapitres qui suivent se sont penchés sur des points essentiels, révélateurs ou symptomatiques de l'histoire et de l'évolution récente de l'Union. L'avenir de l'Europe ne peut reposer que sur la ,
23
1.10
NOTA BENE
Le r
et IT chapitre, «L'EUROPE ET LA SECURITE MONDIALE AU XX' UNE VUE PROSPECTNE » et le deuxième, «UNIPOLARISME ELARGI OU MULTIPOLARITE? LE DEBAT SUR LE SYSTEME INTERNATIONAL DE DEMAIN», ont constitué l'objet de deux conférences: la première, au «Cercle Diplomatique de Bruxelles » le mois de novembre 2005, le deuxième, à l'association euro-atlantique de Belgique, section Bruxelles-Brabant, tenue au Château de Val Duchesse, Bruxelles, le mois de mars 2006.
SIECLE
Le VIle chapitre « L'EUROPE ET LE SYSTEME INTERNATIONAL DU XXIe SIECLE. POUR UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE» dans la revue de Défense Nationale du mois de novembre 2007.
A L'AUBE a été publié
Le VIlle chapitre, «L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS ET LES CHANGEMENTS DES PARADIGMES STRUCTURANTS », ainsi que le X' chapitre, «DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE À LA PUISSANCE GLOBALE. LES ATTRIBUTS DE LA PUISSANCE GLOBALE », ont été un approfondissement des conférences tenues à l'Academia Diplomatica Europaea (ADE)- Parlement européen de Bruxelles, les lundi 27 et mardi 28 novembre 2006. chapitre, « DE LA CONSTITUTION EUROPÉENNE À LA Le XI' MACHTPOLITIK » a été une mise au point de philosophie politique au sujet du « projet de traité constitutionnel » de la Convention européenne, paru en conclusion des travaux d'une table ronde sur le thème: «Constitution et sécurité européennes », P.E. Février 2004. Le XN' chapitre, « LA THEORIE REALISTE DE LA POLITIQUE ETRANGERE ET LA PESC/PESD. DEUX CONCEPTIONS ANTITHETIQUES? » et le cinquième, «LA PESC/PESD? LES CAPACITES MILITAIRES DE L'UE. FAIBLESSES POLITIQUES? STRATEGIQUES ET SOCIETALES », ont été de contributions présentées dans le cadre du séminaire belgo-roumain, organisé à Bruxelles par l'Ambassade de Roumanie auprès du Royaume de Belgique, le 19 avri12005. Le XVI' chapitre, « SYSTEME INTERNATIONAL ET CONFLITS METAPOLITIQUES », a constitué un essai, présenté au séminaire de réflexion, organisé par l'IERI au Parlement européen de Bruxelles sur le thème «Terrorisme et Antiterrorisme. Le conflit USA/Iraq et la doctrine de l'action préemptive », le 28 octobre 2004. Le XVII' chapitre, «LEGITIMITE ET SYSTEMES INTERNATIONAUX », représente une étude, réalisée en vue de la séance inaugurale de la quatrième année de rADE, tenue au Parlement européen de Bruxelles le 7 novembre 2006. Le XIX' chapitre, «LES LIMITES DE L'EUROPE », a constitué un rapport d'introduction à la deuxième journée du forum: «L'Europe au XXI' siècle» promu à Bilbao, au musée Guggenheim, par le gouvernement basque dans le cadre de la contribution du Pays basque pour le plan « D » (démocratie, dialogue et débat) les Il et 12 avril 2006. ET LA GRANDE STRATÉGIE: VERS UN Le XXI' chapitre, «L'EUROPE MULTIPOLARISME COOPÉRATIF », a été l'objet de deux auditions publiques, la première à la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, le 22 février 2006 et la deuxième à la Commission des questions politiques de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe au Sénat belge le 12 mai 2006 à Bruxelles. 24
II.L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIE SIÈCLE. UNE VUE PROSPECTIVE
II,1
LA SCÈNE INTERNATIONALE DE DEMAIN
Une contradiction apparente marquera l'ordre mondial du XXI" siècle. D'une part s'étendra une mondialisation croissante. l'autre subsistera une fragmentation étatique diversjfiée. Entre ces deux plans, une série
rivalités diffuses attisera la dialectique de l'antagonisme mettant aux prises des acteurs locaux insatisfaits et belliqueux. Cette dialectique resserra les liens complexes qui amplifient les tensions interétatiques et les litiges transnationaux. Cependant, deux réalités nouvelles marqueront durablement ce début du millénaire: l'affirmation jusqu'ici inégalée d'une puissance internationale sans précédent, les États-Unis d'Amérique dont la capacité d'influence unipolaire semble toucher à sa fin et l'émergence d'une communauté mondiale informelle. La disparition du « duopole de puissance» de la guerre froide, avec ses codes et ses règles de conduite, a entraîné une perte de rationalité centrale, perturbée par l'apparition de nouveaux fléaux, le terrorisme, la prolifération d'armes de destruction massive et le crime organisé. Cette déstructuration de la rationalité bipolaire s'est appuyée sur une population d'acteurs anonymes ou « exotiques », qui obéissent à d'autres « sens» et à d'autres « logiques» dans l'utilisation indiscriminée de la violence armée. Pour l'essentiel, le système des États, tel qu'il est apparu aux XVIII" et XIXe siècles, demeurera le système de base des relations internationales. Ainsi, l'ordre mondial sera régi par la modalité précaire de l'équilibre, la balance ofpower, entre au moins cinq ou six puissances: les USA, l'Europe, la Chine, la Russie, le Japon et peut-être l'Inde. Au plan conflictuel, la caractéristique fondamentale de la période est dictée par une interaction forte entre trois zones de convulsion et de crise:
. . .
le Proche-Orient, à la tournure de tensions désespérées; forte intensité s'est déclenchée entre Israël, le Hezbollah l'Irak, où la guerre civile intercommunautaire visées sécessionnistes et l'ingérence meurtrière
où une escalade et le Hamas ;
de
et interreligieuse attise les de l'Iran et de la Turquie;
l'Afghanistan, où les défis à l'ordre régional et la déstabilisation du dispositif de sécurité otanien redonnent du poids aux Talibans, sans oublier la gravité d'autres tensions latentes en Asie de l'Est et du Sud-Est, la tension indopakistanaise à propos du Cachemire, la Corée du Nord avec ses capacités de nuisance, la méfiance persistante entre la Chine et le Japon et l'absence de règlement entre la Chine et Taiwan.
Cependant, dans la dynamique de la scène contemporaine, la guerre interétatique semble avoir cédé provisoirement la place à une violence informelle, venant d'une mondialisation aux incitations contradictoires. La marche de celle-ci dans la dimension économique, technologique et doctrinale signifie pour certains une nouvelle ère d'ouverture et de coopération, instaurant des règles du jeu communes pour l'exercice d'une concurrence aux avantages asymétriques.
26
Pour d'autres, elle suscite des contrecredo et des résistances acharnées, occupant désormais l'espace symbolique laissé vacant par l'effondrement du communisme. Cependant, au cœur de ces bouleversements des techniques et des pouvoirs, la rivalité fondamentale entre les joueurs s'exercera sur un échiquier planétaire, où le foyer principal de la puissance sera, comme toujours, l'Eurasie, point d'ancrage de la suprématie globale et axe géopolitique du monde. Ainsi, l'état mouvant de la conjoncture donnera lieu à une sécurité mondiale instable, à une violence régionale diffuse et à des conflits locaux intenses qui verront la coexistence d'une paix de surveillance stratégique entre les acteurs majeurs de la scène internationale et d'un désordre chaotique entre les unités politiques et les groupes d'actants d'ordre mineur. Dans cette situation qui tirera les ficelles du jeu? De quelles cartes disposera-t-il? Quels seront les points chauds de la planète demain? Questions non négligeables pour essentielles pour les faiseurs d'histoire.
Qui en sera le maître?
et les aires de conflits
les analystes
politiques;
de
questions
En ce qui concerne l'Europe, qui a inventé tous les concepts-clés de la vie internationale, la souveraineté, l'État-nation, l'équilibre des forces, l'empire universel et lajealous emulation; elle demeurera le seul ensemble du monde moderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée. Cela sera l'affaire européenne majeure de notre siècle et son issue influencera en profondeur l'état du monde, la distribution de la puissance et le destin de l'Occident. Sur les sables mouvants de l'histoire et selon une perspective plus régionale que mondiale, mais susceptible d'induire des effets combinés à l'échelle planétaire, un nouveau « grand jeu» s'est instauré en Asie centrale, entre le Caucase et le grand Moyen-Orient, une zone productrice et exportatrice d'énergie, ayant une influence indirecte sur la bordure méridionale de l'Eurasie, la région des « Balkans mondiaux» où la situation politique est la plus explosive. Dans cette zone centrale, un vide de pouvoir s'est créé suite à l'effondrement de l'Empire soviétique et une confusion redoutable s'est installée entre Islam et luttes de clans. C'est là que prospèrent les combats asymétriques entre les forts et les faibles, dont l'expression plus inquiétante est le terrorisme. Il s'agit d'un défi pour l'Occident, dont la lutte ne peut épuiser la stratégie des démocraties ni être une fin en soi pour l'Europe ou pour les États-Unis. C'est une aire caractérisée par une profonde stagnation sociale, qui embrasse le Levant et le golfe Persique, la Turquie, le Caucase et l'Asie 27
centrale, le Pakistan l'Indonésie, et où vivent quelque 820 millions des musulmans. Il est clair politiquement que ces populations ne veulent et ne peuvent être laissées à l'écart du développenknl et de la modernÜé. Dans cet arc de crise permanente, la maison de l'islam (dar al Islam) montre toute sa complexité et toute sa virulence. Ici, une fonne mélangée d'hostilité et de ressentiment de l'Occident nOlm'it risolement intellectuel et culturel d'un monde jadis fleurissant, cependant que des bureaucraties d'État. omniprésentes et inefficaces, inhibent toute réforme et entretiennent la pauvreté et la fi"ustration.
II.2
L'EUROPE
ET LES ÉTATS-UNIS.
DES PARTENAIRES
ÉGAUX OU
ÉQUIVALENTS?
Le Cllnte de Lut"yme
Ge
En raison de la faiblesse relative due au caractère incomplet de son intégration, l'Europe ne parviendra pas immédiatement à se doter d'une stratégie globale intégrée ni d'une vision anticipatrice de ses intérêts géopolitiques communs et permanents, susceptibles d'ordonner un comportement politique unifié sur la scène mondiale. Ce concept directeur appartient dans l'histoire à la puissance hégémonique et au statut privilégié qui accompagne sa prééminence internationale. Il appartient aujourd'hui aux États-Unis d'Amérique, puissance économique, technologique, culturelle et militaire. Seuls les États-Unis possèdent la panoplie ptÜssance et le sens de la mission historique. 28
complète
des moyens
de la
Depuis l'effondrement de l'Union soviétique, ils ont accédé au rang d'arbitres des États d'Eurasie, mais également au statut de puissance globale dominante. En raison de leur rôle, ils s'opposeront à ce qu'un État ou un groupe d'États puisse devenir hégémonique sur la masse eurasienne, exactement comme ça a été fait par l'Angleterre vis-à-vis de l'Europe lors de sa grandeur impériale. Pour des raisons qui tiennent à la fois de son épuisement historique, de l'exercice résolu de la fonction de leadership de la part des États-Unis dans les affaires au monde, ainsi que pour l'effet stabilisateur de sa puissance, découlant d'un engagement de longue date dans la défense des convictions morales historiques de l'Occident, l'Europe doit se faire avec l'Amérique et dans les institutions existantes, mais réformées et renforcées. L'unité de l'Europe ne se fera pas sur une opposition ou sur une défaite de l'Amérique. L'Europe ne pourra pas se rassembler dans la solitude face aux périls grandissants sans assurances ultimes ni sur une rupture de la confiance en elle-même et sur celle des alliés de l'Amérique, mais seulement dans le cadre d'une alliance euroatlantique sûre, large et redéfinie. Or, cette unité est décisive, pour elle-même et pour le reste du monde corrompu par la violence, et une sorte de « loi fondamentale» devra en forger la personnalité, la visibilité et la capacité de rayonnement. Unie, l'Europe saura faire face aux défis civilisationnels et sociétaux du XXIe siècle et redeviendra un acteur géostratégique, rééquilibrateur et éclairant à l'échelle mondiale. Paralysée par ses divisions internes, elle régressera à la simple expression de la géographie, au théâtre où se dérouleront les conflits futurs pour l'acquisition de la puissance globale. La fin éventuelle de l'hégémonie américaine et l'épuisement du «moment unipolaire» du système international postbipolaire conduiront plus facilement à la généralisation du désordre qu'à l'émergence d'une prépondérance de même nature, au plan économique, technologique, politique, culturel et militaire. L'Europe ne pourra pas arbitrer à elle seule les problèmes de sécurité dans un espace continental élargi et encore moins dans un contexte mondialisé. Les États-Unis ne pourront affronter tout seuls les nouvelles menaces et résoudre individuellement ou avec des «coalitions de circonstance» les conflits futurs en Eurasie, sans un partage des responsabilités communes avec l'Europe, sans un partenariat équivalent avec elle. L'espace des rivalités est sans précédent, celui des antagonismes commune mesure avec les ressources d'un seul acteur surclassant autres.
29
est sans tous les
IL3 INSTRUMENTS DE POUVOIR ET INTÉRÊTS GÉOPOLITIQUES
La maluise des nouveaux instruments de pouvoirs technologies, la communication et l'information) n'est pas suffisante pour assurer l'exercice de la prééminence mondiale. La recherche d'un équilibre durable des intérêts géopolitiques dans le monde demeure la condition sine qua non de la gestion du svstème international de demain. Or. cet équilibre a besoin de consensus s'instaurer et perdurer, plus que de domination force pure.
et d'intérêts ou d'exercice
partagés unilatéral
pour de la
ailleurs, l'impératif territorial a été, par le passé, l'impulsion incoercible des comportements agressifs des États. le contrÔle des territoires n'a pas perdu de son importance. Les litiges territoriaux dominent encore les relations internationales sous forme de conflits ethniques, identitaires. ou religieux, liés souvent à la géopolitique des ressources et aux besoins démographiques croissants. Cependant, d'autres défis apparaissent, liés à la prolifération balistique et nucléaire, surtout dans une Asie en pleine transformation et en situation d'éveil nationaliste. La dégradation rapide de l'écosystème, les changements climatiques. l'augmentation de la population dans les zones les plus pauvres de la planète, la restriction des terres arables et la diminution des ressources énergétiques rajoutent des couleurs sombres au tableau déjà obscur du devenir du monde. Ce vécu prévisible de l'humanité prendra la forme d'une remise en marche de l'espèce par des migrations à grande échelle, par des déplacements forcés des populations comportera l'adoption de schèmes mentaux le plus souvent irrationnels, à l'intérieur de "sens» ancestTaux, utopiques ou religieux. 30
lIA ENVIRONNEMENT
INTERNATIONAL
UNIPOLARISME
COOPTATIF OU MULTIPOLARITÉ ?
Aucun acteur politique n'a, dans la conjoncture actuelle, la capacité de modeler l'ordre international de demain selon sa volonté ou ses ambitions et cela en raison du phénomène dit ,
.. ..
.
un tem)fisme en retrait et une importance accrue des nouveaux dangers et des États faibles: le risque d'un déséquilibre climatique irréversible du 23 novembre 2008). 31
En perspective, le système international qui se dessine et qui prendra sa forme définitive au cours du siècle, est un ordre où n'apparaît pas immédiatement une menace idéologique ou stratégique dominante, à l'exception de la Chine. Dans ces conditions, les nations qui composent la constellation diplomatique sont libres de manœuvrer et de se déterminer en fonction de leurs intérêts nationaux. Malgré la prééminence actuelle des États-Unis, ayant joué un rôle pivot au cours des soixante dernières années, par la combinaison et l'équilibrage de deux stratégies indispensables en Eurasie, la stratégie transatlantique en Europe, grâce à l'OTAN, et transpacifique, grâce à des relations de sécurité triangulaires et informelles avec la Chine et le Japon, aucune autre puissance sera capable d'affermir sa prépondérance exclusive et de l'exercer de manière permanente. Ainsi, les grandes nations continentales devront cohabiter avec les petites et rechercher des formes d'équilibre tacite, en veillant à ce qu'aucune d'entre elles ne soit tentée de le remettre en cause. Tant que cet équilibre sera sauvegardé, la communauté internationale se chargera des opérations de «maintien de la paix », surtout en cas de transgressions mineures. Dans de tels cas, le principe de la «sécurité collective» et celui des « alliances de circonstance» prendront le dessus sur la logique des « alliances permanentes », qui interviendraient essentiellement en cas d'atteinte à l'équilibre général, dans les crises existentielles ou vitales les plus déstabilisantes pour la distribution du pouvoir mondial. Dans cet environnement, la politique de la balance of power, destinée à faire contrepoids à l'émergence d'États perturbateurs, n'aura rien perdu de son utilité et cette balance sera constamment influencée par un dosage savant de données stratégiques et de considérations morales, d'idéalisme et de realpolitik. Le double équilibre entre la défense des valeurs et les impératifs de la géopolitique d'une part, et les rapports de forces pures de l'autre, présidera à la définition des intérêts vitaux. Ainsi, au niveau du système international et de la logique des contrepoids, la rivalité entre les joueurs s'exercera sur un échiquier planétaire. Le XXI" siècle verra l'entrée d'acteurs importants dans la danse nouveau millénaire et la montée en puissance de nouveaux centres pouvoir au Japon, en Chine, en Inde et en Extrême-Orient.
du de
Ces pôles de pouvoir refléteront les nouvelles réalités de l'antagonisme à l'ère de la balistique, de la frappe de précision et des charges nucléaires ou chimiques.
32
Simultanément, nous assisterons à la poursuite des phénomènes désagrégation et de ainsi qu'à l'émergence d'un nouveau type de conflit, les conflits métapolitiques, comme forme particulière et englobante des conflits asymétriques. Dans ce contexte, un mélange d'ajustements inévitables relativisera le poids des puissances traditionnelles et, en premier lieu, celui de J'Amérique, mais aussi et encore davantage celtÜ de l'Europe.
II.5 L'EuROPE ET LA «RÉVOLUTION
DANS
LES
AFFAIRES
POLITICO-STRATÉGIQUES »
Ainsi, l'Europe, face à la nouvelle géopolitique planétaire, devra opérer un revirement radical, lme révolution copernicienne dans les affaires poli tico-straté giques. Cette révolution suppose en amont une rupture conceptuelle, consistant à penser le monde et les équilibres géopolitiques globaux comme les véritables enjeux de conflit, de sens, de sécurité et de puissance. Nous retrouvons là la logique elllistique et son sens.
du système
international,
sa valeur
changement d'échelle, de problèmes et de complexité fait clairement apparaître la nécessité d'une diplomatie des sphères d'intérêts et de choix de coalitions pour les situations de clise, ainsi qu'une hiérarchisation différente des objectifs historiques et des valeurs stratégiques et cela dans lm monde où la sécurité et la stabilité sont désormais globales.
33
En elle-même, la conscience de ce changement est déjà une révolution elle est d'autant plus radicale qu'elle est conceptuelle et de vision.
et
Elle replace les problèmes de légitimation de l'action internationale des États ailleurs et autrement que dans la seule autonomie des compétences et des sphères d'influence de l'ONU et de l'OTAN. Elle les situe au seul niveau pertinent, système international dans son ensemble.
celui de la « gouvernabilité
» du
Cela se traduit d'abord par un rééquilibrage des responsabilités politiques et militaires vis-à-vis de l'Amérique, car sans l'Amérique, l'Europe sera marginalisée en Eurasie, et sans l'Europe, l'Amérique serait réduite à une île lointaine au large de l'Asie. Dans l'absence d'un principe organisateur unique et de l'importance croissante des conditions non militaires de la sécurité, ainsi que des facteurs culturels, comme facteurs organisateurs et créateurs de puissance, l'accent est mis aujourd'hui sur la recherche d'un sens à donner à l'exercice de la pUIssance. Or, à chaque fois qu'un équilibre s'instaure entre la puissance d'une part et le monde des valeurs de l'autre, la diplomatie a le devoir de définir ce que constitue pour un acteur son intérêt vital et, dans le cas de l'Europe, son intérêt commun. Il s'agit là de l'aspect fondamental de la construction européenne ainsi que d'un ordre géopolitique global nouveau et stable, en Europe et dans le monde. Il faut pour cela que les Européens revendiquent fermement que les conditions de leur sécurité ne soient pas décidées en dehors d'eux, par d'autres acteurs quels qu'ils soient. L'Amérique et l'Europe peuvent jouer ensemble à un rééquilibrage stratégique et à une stabilisation progressive de la planète, face au double phénomène de l'autonomisation des conflits locaux et de la montée des dangers venant de l'arc de crise qui va du Pakistan au Maroc, du Caucase au golfe Persique et de l'Asie Centrale à l'Asie du Sud-Est, bref à la zone des « Balkans mondiaux ». En dehors de cette perspective globale commune et de cette responsabilité d'ordre planétaire, toute politique de l'équilibre, de puissance et de force, dans le système multicivilisationnel du XXI" siècle, deviendrait hasardeuse pour l'Amérique, incertaine pour l'Europe et critique pour l'ensemble de l'hémisphère nord (Russie inclue).
34
11.6 L'ORDRE INTERNATIONAL DE DEMAIN
L'ordre qui se dessine pour demain est donc voué à tenir compte leçons de l'expérience, qui lient la stabilité des systèmes internationaux à perspectives géopolitiques différentes, de telle sorte que toute Weltpolitik peut s'instaurer sans une logique de la balance, et l'Europe ne pourra soustraire, si elle veut affermir ses raisons historiques et contrecaner coalitions hostiles.
des des ne des
Tout système international est voué à la symétrie, en dépit de laquelle l'alternative à l'hégémonie d'une seule puissance est le désordre et le déséquilibre. système international de demain, plus interdépendant et en même temps plus hétérogène que tous les systèmes du passé, aura besoin d'un pluralisme d'idées, d'interprétations et de forces, auxquelles l'Europe doit appOlier sa contribution. Celle-ci apparaît décisive, car les heins à l'action internationale d'un État peliurbateur reposent sur le seul unilatéralisme de l'acteur hégémonique, ou sur les compromis institutionnels obtenus dans une
enceinte d'arbitrage
-
les Nations unies -, la libelté de choix des puissances
prépondérantes ne pourra trouver satisfaction dans un système de règles établies par simple consensus, en dehors des réalités de la puissance. Ainsi, le principe de l'équilibre et le multilatéralisme qui s'y accompagne exigent tlle distribution approximative du pouvoir mondial. Dans cette perspective, l'Europe porter la responsabilité et la charge.
doit assumer son rôle de puissance
et en
Elle ne pourra plus refuser d'entrer dans les querelles qui secouent le monde, ni refuser de s'impliquer dans les contlits qui interviennent dans sa zone d'intérêt vital, ses marches ou sa périphérie, J'Est, le Sud-Est et le Nord européens, la Méditerranée et, plus loin, l'océan Indien et l'Asie pacifique,
35
L'Amérique aura besoin de l'Europe pour préserver J'équilibre dans plusieurs régions du monde et l'Europe aura besoin d'une Weftpofitik pour défïnir ses intérêts communs et mettre en œuvre une poliÜque étrangère qui lui soit propre. Le retour de la grande politique revêt pour l'Europe une signification essentielle et repose sur le constat que la sécurité européenne a d'être, pour l' heure, une affaire ,< paix et de guene » pour le monde, ce qui a été le cas aux XIX" et XX. siècles. C'est désormais r Asie, le Moyen-Orient, le grand Moyen-Orient et les «Balkans mondiaux» qui s'imposeront comme les régions les plus dangereuses de la planète. L'Asie regroupe la moitié de l'humanité, rassemble les acteurs mondiaux les plus importants, ablite des foyers de crise pamanents, sans issues prévisibles à moyen tenne. C'est en Asie que se situent les querelles de souveraineté les plus aiguës et c'est au golfe Persique et au grand MoyenOrient que se fera le test de la puissance et de l'hégémonie amàicaines. C'est pourquoi la sécurité européelme dépendra de plus en plus de la pmticipation de l'Europe à l'équilibre des forces dmls le monde et de sa capacité à créer les conditions politiques plus favorables à ses à partir de l'idée qu'eUe se fait d'elle-même, du rôle futnr du continent et du sens qu'elle accorde à sa mission historique.
II.7
LE CHOIX DE L'EuROPE
L'histoire nous rappelle que rien ne dure indéfiniment et que le rôle stabilisateur de la puissance américaine pourrait décliner, affectant à terme la sécurité de l'Europe. En perspective, l'Europe doit prendre conscience que sa sécurité est indissociable de celle de son environnement proche, moyen36
oriental et eurasien, et que son rôle « autonome» intérêts ni à assurer sa défense.
ne suffit pas à préserver
ses
Par contre, l'Europe peut accéder au rôle de partenaire d'une communauté de valeurs, de convictions et d'intérêts partagés avec les USA. Dans ce cas, elle doit opter pour une grande stratégie aux implications multiples. Ce choix nécessite une adhésion des élites et une mobilisation des opinions autour d'un objectif stratégique central, celui de devenir à terme une puissance planétaire «éclairante» et crédible dont il conviendra de définir la nature et la portée. Ce rôle s'exerce d'abord par la recherche d'une sécurité internationale minimale et d'un pouvoir fédérateur des plus larges. Cela exige la définition d'une vision géopolitique globale et d'objectifs stratégiques cohérents avec l'existence d'un duopole de puissance de la part des deux piliers de l'Occident. Dans ce cadre, l'Union européenne, au sein d'une alliance atlantique rééquilibrée, devrait exercer un rôle actif fondé sur une orientation politique commune concernant la politique mondiale en Eurasie et les différentes politiques régionales dans les « aires de crise» et autres zones turbulentes de la planète. L'étroite imbrication de deux fonctions de «gouvernabilité» et de « gouvernance » internationales, pour les situations de tension d'une part et pour les arrangements dans la gestion ordinaire et coopérative du système planétaire de l'autre, devraient favoriser la recherche des issues aptes à créer ou à restaurer la confiance et la stabilité mondiales. L'Union européenne et les USA, jouant chacun à sa prééminence, de force ou d'expérience, devraient faciliter la recherche de solutions appropriées aux problèmes majeurs du siècle et apaiser les inquiétudes des zones les moins nanties de la planète et surtout de celles les plus explosives.
37
ILS
PROSPECTIVE ET RÉTROSPECTIVE
Les temps de trouble et de désordre publics, et celL'<:qui impliquent transition d'tm système à l'autre des relations entre les nations, incitent à rétlexion sur les schèmes du devenir, sur la naissance, l'affirmation et déclin des républiques et des empires et sur Je caractère aventureux incertain des grandes stratégies.
la la le et
Cette méditation a pris tantôt la forme d'tme spéculation sur l'utilité des raUiements et des aUiances militaires dans l'imminence d'une guelTe ou sous la menace d'un danger grave, tantôt la tournure d'une interrogation sur Je sens ultime du combat pour ne pas être à la merci des autres et, en conséquence, sur le refus de la servitude face à des ultimatums existentiels. Depuis l'antiquité grecque jusqu'à l'âge modeme, portent témoignages de ces réflexions; «Les guerres du PélopOlmèse» de Thucydide, la ,) de Platon et la « Politique» d'Aristote, le «Léviathan ,> de « République Hobbes ou Je «Prince ,> de Maclnavel et, suite aux guerres de religion, le « Traité théologico-politique » de Spinoza. Réfléchissant à l'époque napoléOlÜenne, Clausewitz nous a éclairés sur l'étrange trinité qui est à r œuvre dans l'aventure guerrière, ]'« entendement politique, la libre activÜé de l'âme et la passion hostile ». Plus proches de nos préoccupations, les ouvrages de Montesquieu, Rousseau et de Tocqueville ont proposé des théories sur l'équilibre pouvoirs et sur les formes des régimes politiques.
de des
C'est une constante qui se renouvelle à chaque fois dans l'histoire lorsque la quête de ]' avenir liant intimement les ambitions civiles et les stratégies militaires prévaut sur logique du présent et que la volonté d'écrire les pages
38
du futur s'impose sur les contraintes mêmes relatifs et vite obsolètes.
et sur les héritages
du passé,
eux-
Dit avec des concepts modernes, les buts de ces méditations ont été non seulement de décrire les conduites et les dilemmes des acteurs de jadis, mais de dégager la logique implicite de leurs choix afin d'en saisir la leçon et le « sens» permanents. Or, ces buts demeurent incompréhensibles si on ne les replace pas dans le contexte d'une conjoncture particulière et dans l'horizon des relations d'un système, qui circonscrit le cadre général de la poïétique historique. Nous appelons ce cadre, au sein duquel le champ d'action et le centre d'intérêt des acteurs politiques s'expriment par des conduites spécifiques, un système international. Une constellation diplomatique peut être appelée un système, lorsqu'un événement politique, historique ou stratégique peut être étendu à l'ensemble. Au sein d'un système, le verbe diplomatique et l'action militaire se composent en unité et forgent les lignes directrices de la politique étrangère d'un État qui est, en tant que telle, une politique de puissance. La cohésion stratégique d'une société et sa fascination culturelle de masse constituent, à l'heure des «chocs de civilisation» et des nouvelles guerres de religion, des forces d'impact et des facteurs d'influence au sein d'un univers clos, la scène planétaire, travaillée en profondeur pas une hétérogénéité philosophique et morale virtuellement conflictuelle. Par ailleurs, l'éveil culturel et la résurgence de revendications ethniques, claniques et tribales au tropisme nationaliste peuvent devenir une force de désespoir et de révolte et engager les grandes nations et l'ordre établi dans des luttes de pacification et de stabilisation longues et difficiles, soient-elles impériales ou locales. En reprenant la caractérisation des rapports internationaux, le trait original qui distingue ce type de relations de toutes les autres relations sociales est qu'elles se déroulent à l'ombre de la guerre, sous la menace d'un conflit armé et sanglant, dans les tensions des crises ou sous l'influence d'une déchirure de l'ordre social, devenu désormais transnational. Cette spécificité nous rappelle que les États et les nations, hostiles par position, par ambitions ou par principe, vivent l'une vis-à-vis de l'autre dans un état de nature, un état dans lequel s'organise le geme humain et dans lequel chaque peuple jouit de la liberté naturelle qui parlait autrefois aux individus au nom d'une raison supérieure, la raison d'État et qui s'exprime aujourd'hui au nom d'une conception de la sécurité qui est interdépendante et commune. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, savants et philosophes, auxquels se sont joints des économistes, ont poursuivi cet effort de connaissance ayant pour objet la conjoncture mondiale. 39
Leur préoccupation était double. Elle visait d'une part à réfléchir sur r expérience des collectivités humaines au sujet la réorganisation de l'ordre social effondré par un conflit grandes dÜnensions et, d'autre part, à identifier la portée de la rupture politique, engendrée par r atome et par la révolution balistico-nucléaire à l'âge planétaire. Celle-ci introduisit une hétérogénéité fondamentale et bouleversante, non seulement d'ordre teclmique vis-à-vis du système antérieur, mais sur le cours tout entier des relations humaiues ouvrant sur une ère nouvelle, nucléaire.
II.9
L' AMÉRIQUE ET LA POLITIQUE DE PRIMAUTÉ
Avec l'effondrement du mur de Berlin et ce!tÜ du dernier empire militaire du monde, l'ancienne Union soviétique, les spécialistes et les historiens, pour la plupmi des cas américains, à r exception notable de R. Aron, se sont
penchés sur la nature du système international qtÜ allait succéder à r ordre bipolaire. À leurs yeux, celui-ci devait comporter le maintien de r influence prédominante de la seule puissance authentiquement planétaire du monde, les USA. Ils dégagèrent ainsi une réflexion à plusieurs voix, qui a été pour Brzezinski géopolitique et stratégique, pour S. Huntington, civilisationnelle et prospective; dans le cas de F. Fukuyama idéologico-phîlosophique, ou encore diplomatique et histolique, en ce qui concerne H. Kissinger. 40
Plus proche de nous, R. Kagan s'est employé à établir une comparaison entre les acteurs majeurs de la scène planétaire, les USA et l'Europe, à partir d'une vision antinomique de la force et de la faiblesse des nations, influant sur leur philosophie, leur comportement et leur psychologie dans le jeu politique du monde. D'autres auteurs nous ont rappelé que la république impériale, plus favorable aux libertés des individus passait pour une menace aux libertés des États et implicitement des nations et que dans plusieurs situations, l'hégémonie, se dissimulant sous les principes de la démocratie, pouvait se rapprocher de la tyrannie. Cependant, l'objet profond de ces réflexions demeurait la dialectique de l'antagonisme et la politique de primauté au sein du système international d'aujourd'hui et de demain, plus interconnecté et plus complexe que tous les autres systèmes du passé. Dans le décryptage de cette donne inédite, Z. Brzezinski lecture du système international où le choix d'un engagement l'Amérique vise la préservation et l'exercice d'un leadership d'une hégémonie démocratique.
dégage une cohérent de cooptatif et
L'intimité de ces deux notions est liée à la gestion des alliances légitimité internationale de l'action des États-Unis.
et à la
C'est donc à partir d'une analyse globale de la scène planétaire que l'auteur parvient à historiciser et à relativiser la priorité absolue accordée par l'Administration Bush à la « guerre contre le terrorisme ». Celle-ci ne peut représenter à ses yeux qu'un but stratégique à court terme, dénoué de pouvoir fédérateur. En effet, s'interrogeant sur l'hégémonie américaine et, en perspective, sur son déclin historique à long terme, il replace la complexité du paysage mondial et ses turbulences dans le cadre d'une stratégie d'alliance permanente avec l'Europe. Seule cette alliance, interdépendante, mais toutefois asymétrique, est en mesure d'assurer une communauté d'intérêts partagés entre l'Europe et les USA. Cette alliance seulement peut garantir à ses yeux l'évolution de la prééminence des USA sous la forme qui correspond le plus à une démocratie impériale: l'hégémonie de cooptation. Aucune alliance de circonstance ne peut élargir les bases d'une direction éclairée, fondée sur le consensus plutôt que sur la domination pure. Aucun autre acteur ou ensemble d'unités politiques - à l'exception de l'Europe - ne peut permettre l'exercice d'un leadership mondial, sous la forme d'un pouvoir fédérateur et rassembleur vis-à-vis de ses alliés. Moraliser la mondialisation et rechercher les bases d'une interdépendance équitable, ce sont là les deux impératifs-clés, capables de donner une réponse intégratrice aux menaces et turbulences mondiales de demain.
41
Nous y retrouvons là également les présupposées d'une direction éclairée dans les grandes affaires du monde. C'est donc dans une politique rationnelle et pondérée que peuvent être redéfinis, selon ses vues, les fondements d'un partenariat acceptable avec l'Europe pour l'exercice de responsabilités complexes liées à l'interdépendance mondiale. C'est donc dans le cadre d'initiatives originales, en vue d'échapper chaos et au désordre qui guette le monde, que Brzezinski resitue dilemmes de la politique de sécurité des États-Unis.
au les
Celle-ci doit être combinée, d'après ces analyses, avec l'inconnue de la politique de sécurité de l'Europe comme composante indissociable de l'équation de sécurité mondiale. Or, y a-t-il, au cœur de ce grand dessein hégémonique un espace de manœuvre praticable pour une stratégie réaliste de l'Europe, permettant à celle-ci d'échapper aux sirènes d'un nationalisme régionaliste habillé d'antiaméricanisme ? Oui, cet espace existe - peut-on ajouter - et doit combiner une vision géopolitique planétaire, une stratégie militaire globale par le biais de l'OTAN et une attitude vis-à-vis du terrorisme et de l'Islam, plus souple, plus différencié et plus crédible, mettant l'accent sur l'unité politique du camp des démocraties et, plus en général, de l'Occident.
42
III.
L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIESIÈCLE: UNI POLARIS ME ÉLARGI OU MULTIPOLARITÉ ? LE DÉBAT SUR LE SYSTÈME INTERNATIONAL DE DEMAIN
La guerre entre les USA et l'Irak a d'abord consacré la prédominance militaire des États-Unis, en exaltant la notion d'unipolarisme, puis en moius de quatTe ans a précipité la fin d'un monde que l'on estimait définitivement unipolaire. La notion d'unipolarisme résulte de la distribution mondiale de la puissance et du regroupement politique des États. Ainsi, la manière par laqueHe les États, grands ou petits, forgent ou s'adaptent à conjoncture internationale contrihue à la modeler, à lui donner une configuration particulière et donc une morphologique qui n'est ni la résultante ni J'effet mécanique du rapport des forces pures. Cette corrfiguration résulte également de la perception des intérêts de chaque membre des alliances et des regroupements politiques visés, de la nature de leurs revendications, du souci d'équilibre pour tïnir, de la préférence sentimentale, dictée par la sympathie ou l'antipathie naturelles des populations, des parentés ethniques ou de la proximité culturelle. Au regard du tableau diplomatique et de son évolution, une interrogation se pose avec insistance sur le type de système international vers lequel nous tendons. Allons-nous vers un système unipolaire dargi, euro-occidental, hégémonisé par les États-Unis et implicitement asymétrique, ou bien vers un système multipolaire souple, amélkano-eurasien, sauvegardant l'équilibre
entre plusieurs pôles de puissance, déliés entre eux de toute référence valeurs communes et à une structure normative contraignante? Tel est le dilemme des Européens terme.
confrontés
aux défis de l'avenir
à des à long
Partenariat rééquilibré et stratégique avec les USA, qui ont été à l'origine le prolongement du champ diplomatique européen, ou pôle de rivalités croissantes avec eux? Ce dilemme a été fortement personnalisé au cours du débat sur le conflit avec l'Irak et nous y découvrons d'un côté le portrait euroatlantiste de Tony Blair et de l'autre celui, néo-gaulliste, de Jacques Chirac. L'heure est au choix et ce choix est décisif pour l'avenir pour son union politique et pour sa place dans le monde.
du continent,
La politique de partenariat avec l'Amérique est justifiée aux yeux de Tony Blair au nom des défis et des dangers communs à l'Occident, au nom d'une même civilisation, d'une communauté de traditions et des mêmes convictions morales historiques. Par ailleurs, dans le souvenir inconscient, l'hégémonie américaine semble garder encore aux yeux des classes dirigeantes anglaises quelque chose de l'hégémonie britannique et la transition de la «Pax Britannica» à la «Pax Americana» ne comporte pas un changement de l'univers mental et culturel. Dans la décision sur la guerre en Irak, l'amour propre et le sens de la fierté d'antan auraient été blessés à mort par une neutralité humiliante qui aurait été associée au calcul de l'abstention franco-allemande. En revanche, la politique de l'équilibre apôtres et, en particulier, par la France, universelle de l'Amérique, ostensiblement par défaut, limitant ses capacités d'action indépendants d'Eurasie.
multipolaire est défendue par ses par la crainte d'une hégémonie unilatéraliste et multilatéraliste et celles de la plupart des États
Au niveau le plus abstrait, la politique de l'équilibre est celle qui, de David Hume à Morton Kaplan, se résume à la liberté de manœuvre, visant à interdire à un acteur prépondérant d'accumuler des forces supérieures à l'ensemble des autres puissances coalisées et à fédérer ses opposants pour lui faire contrepoids. Au plan historique, la multipolarité apparaît comme une vue de l'esprit dans le domaine politico-militaire lorsqu'un acteur essentiel dispose d'une prépondérance absolue dans la distribution mondiale du pouvoir. Cependant, l'Amérique, qui est la mégalopole du monde globalisé, conserve une suprématie militaire absolue, mais lui fait défaut le pouvoir géostratégique de la traduire en influence politique. Si la politique étrangère «as aIl politics, is power politics» Niebuhr), l'Europe peut-elle établir un partenariat rééquilibré planétaire avec les États-Unis d'Amérique? 44
(Reinhold au niveau
Peut-elle aller plus loin qu'un jeu d'influence sur la gestion de l'hégémonie américaine, qui est assurée pm' main d'un maitre plutôt que par celle d'un partenaire? Cette interrogation constitue, pour l'heure, l'essentiel des questionnements, sans réponses et sans solutions immédiates, de la scène mondiale. Les objectifs par l'équilibre des forces dont disposent les USA, sont-ils de même nature que ceux que l'on peut atteindre par l'utilisation la puissance dont dispose l'Europe? Rappelons brièvement que la force (strength, Kraft) fait appel aux capacités contrainte et de nuisance, la puissance (pmver, Macht) aux capacités d'action coHective fondées sur la coopération et les moyens d'influence. La divergence entre Européens et Américains ne repose pas uniquement sur la croyance que l'on peut triompher de l'lùstoire, mais sur les intérêts stratégiques, les objectifs de sécurité et la vision du système international de demain, bref sur l'ordre du devenir. Elle s'en écarte sur le sens de la puissance et sur l'exercice de celle-ci, en réponse au mal fondamental de toute époque, le totalitarisme, le despotisme, les a.xes du mal ou les postes avancés de la tyrannie ainsi que sur la réplique à donner il l'islamisme et au fondamentalisme terroristes.
111.1 SUR
LA
«LOGIQUE
UNIPOLAIRE»
OU
LOGIQUE
DE
PRIMAUTÉ
Le clivage entre les deux visions, européenne américaine, du système international s'inscrit non seulement sur la nécessaire distinction entre et puissance, mais sur la stratégie à adopter dans remploi de la capacité 45
globale d'un État d'influer sur les autres dans des cadres politiques extrêmement complexes. Cette stratégie s'insère dans une lecture de ce qui est l'essentiel d'un système, son homogénéité ou son hétérogénéité et la configuration du rapport de forces. La localisation géopolitique des menaces, les facteurs d'instabilité, les aires de conflictualité, celles de l'inimitié et de l'hostilité déclarées ne peuvent négliger les visées et ambitions de la rivalité traditionnelle. Ainsi, diverses combinaisons de l'équilibre sont possibles, de telle sorte que la configuration des alliances qui en résulte comporte toujours une hiérarchie, officielle ou implicite. Cependant et sur le fond, le clivage entre les deux visions, européenne et américaine du système international, a pour origine la politique de primauté et donc la volonté des USA de faire accepter leur leadership. Celui-ci, selon Z. Brzezinski, aurait pour but la création d'une communauté mondiale d'intérêts partagés. Le réalignement stratégique qu'elle postule exige de considérer toute région comme le théâtre d'une influence spécifique et à évaluer la possibilité d'élaboration de stratégies transpacifiques et transatlantiques capables de gérer de nouvelles alliances. La « stratégie américaine de homeland defense» codifie le principe de l'engagement et celui de la projection des forces, dictée par la discontinuité géopolitique du continent américain. Une démarche missionnaire et morale y exalte, dans le sillage d'une tradition fortement empreinte d'idéalisme et d'esprit de croisade, une rupture significative entre solutions politiques et solutions militaires. Pour être légitime, toute politique de prééminence doit être porteuse d'intérêts globaux à long terme et, pour être efficace, elle doit comporter la gestion de nouvelles alliances, impliquant la participation de partenaires partageant les mêmes buts, objectifs et valeurs. Au plan des considérations historiques, toute volonté de leadership de la part des puissances prédominantes suggère aux autres États, grands ou petits, stables ou instables, la crainte d'un glissement progressif vers une « logique d'empire» et définit cette démarche comme une tendance à l'unipolarisme, qui pourrait faire peser une menace sur la sécurité d'autres acteurs puisqu'elle est la clé de voûte du système international et de la stabilité collective. En effet, dans toute conjoncture de conflit, la guerre modifie le rapport entre sécurité et force. La première est approximative, la seconde est par sa nature mesurable; variable aléatoire dans un cas, simple expression d'options capacitaires dans l'autre. De tous les temps transfert de certaines hostilité et inquiétude.
et au sein des systèmes internationaux connus, le ressources en force militaire a engendré crainte,
46
Te! a été le cas hier de l'Allemagne nazie ou de l'Empire soviétique. Tel est le cas aujourd'hui des États-Unis d'Amérique, bien que pour des finalités politiques opposées. Lorsqu'un acteur essentiel de la scène mondiale accumule des forces qtÜ dépassent un « optimum de capacités» requis pour sa défense et montre visiblement de vouloir en user, cet accroissement entraîne un affaiblissement des autres, une opposition des alliés et un glissement des neutres vers camp des puissances hostiles aux engagements be!liqueux. Il modifie en somme les conditions régionales ou mondiales de la sécurité. Il est ainsi inconcevable que l'Europe et l'Amérique puissent à l'avenir avec des divergences essentielles sur la définition d'un système international stable, sans réexaminer l'ensemble de leurs politiques, tout en s'entendant sur des points fondamentaux et en particulier sur la lutte au terrorisme.
IIL2 DROIT
ET FORCE
Face aux historiens européens qui, lors de la campagne irakienne ont tissé l'éloge de l'impétialisme et de la colonisation du XIX" si~cle, et face à ceux, libéral et non blairistes ou clintoniens, qui ont exalté l' ,
tenitorial
>.
Américains lapidaires:
. .
"
ainsi que la notion européenne de «puissance postmoderne >',les ont rétorqué
par des questions
Peut-on être puissants
sans puissance
qui ont la valeur de réponses
militaire'?
»
« Le droit international peut-il se substituer à la foree militaire?
47
"
. .
. . . . .
«Les Européens se perçoivent-ils comme des agents de changement et comme des acteurs du monde de demain?
»
Quel est le mode d'emploi aujourd'hui de la méthode utilisée par les États westphaliens classiques, celle des temps anciens, caractérisée par l'attaque préventive, l'unilatéralisme de la menace, la défense de l'intérêt national, l'égoïsme sacré, ou l'anarchie du chacun pour soi? Ces historiens ont-ils oublié que s'engager sur la voie de la prééminence militaire signifie se condamner à la brutalité et à la servitude de la force pure, une servitude que les moralistes condamnent comme une forme de corruption de la cité politique? Les Européens peuvent-ils faire coexister deux méthodes, deux philosophies et deux morales dans une action extérieure? Celle, d'une part, de la sécurité coopérative et du rule of law entre États civilisés et celle, d'autre part, implacable, de la loi de la jungle contre des États traditionnels et prémodernes, sans que la première méthode ne corrompe la deuxième, par épuisement historique, par mauvais calcul ou par simple volonté d'apaisement? L'Europe est-elle économique?
une puissance
ou une super-puissance
Vit-elle dans l'histoire, ou, en revanche, tout est consensus et coopération?
dans une conjoncture
exclusivement
illusoire
où
A-t-elle épuisé son cycle historique et trouve-t-elle plus confortable de se laisser aller sans autre souci de gloire, dans un monde antihéroïque et postmoderne ?
Il est improbable, au niveau des conjectures, que l'Europe puisse échapper aux rivalités séculaires qui bouleversent tout système international, à la spiralisation des crises et des conflits, à la balkanisation du monde, à la poussée démographique d'un univers désoccidentalisé et sans ressources, à la révolte d'une population d'insoumis et d'intrus, qui se situent en dehors de tout ordre normatif dans lequel seulement peut prospérer la liberté des personnes et la sécurité internationale. Ce qui est primordial dans ce débat qui touche à l'avenir du système international et aux choix décisifs de l'Occident, c'est la mise en perspective des visions du monde respectives, des Européens et des Américains. Cela implique un renouveau des paradigmes intellectuels qui conduisent à des lectures différentes de la scène internationale, des buts de la politique étrangère et de l'indétermination de la conduite diplomatico-stratégique. Cela nous amènera peut-être à définir le sens de l'histoire humaine et la quête d'un avenir où la recherche de la sécurité repose pour les Américains sur les lois d'un état très proche de la société de nature et, pour les Européens, dans un avenir éloigné de l'état de guerre permanent et de toute politique de puissance. 48
111.3 TONY BLAIR ET LE CHOIX DE L'UNIPOLARISME
ÉLARGI
Dans le cadre de ce débat, le choix de l'unipolarisme élargi est justifié par Tony Blair au nom du plus important des dangers, la division et la paralyse de l'Occident, qui, dans la crise irakienne est appm'u coupé en deux. Pour la Grande-Bretagne, il s'agit d'éviter le retour à des «situations qui mettraient en cause l'intérêt stratégique sOÎt de l'Europe sOÎt des États-Unis» et qui prolongeraient en retour la tl-agmentation politique de l'Union européenne. Pour ceux qui craignent l'Ulùlatéralisme de \' Amérique, le meîlleur moyen de le provoquer serait de vouloir constituer un pôle de puissance rival ou des alliances circonstancielles et contreproductives de l'Europe avec la Russie ou avec la Chine. ,<Si c'était le cas >', a commenté Michael Ignatieff de la Harvard University, ,
Dans ce débat entre Européens et Américains, ce qui est primordial est la tentative d'équilibrer leurs buts stratégiques, et d'harmoniser leurs objectifs moraux et leurs intérêts géopohtiques. Or, si r objectif fondamental est de maintenir l'influence de la même communauté de culture, pourquoi les Européens et les Américains ne choisiraient-ils pas de régner ensemble ? Dans ce cas, la loi la plus générale de l'équilibre s'appliquerait naturellement, mais étendue à la notion de pm'enté de civilisation et cette balance assurerait ainsi la stabilité globale. 49
De surcroît, l'homogénéité du système favorise la prévisibilité limitation de la violence internationale.
et donc la
À l'inverse, la dialectique de la rivalité entre l'Europe et l'Amérique ne se limiterait pas à la sphère politique, mais s'emacinerait dans des conceptions opposées de la vie, de la société et de l'homme, créant ellemême l'inimitié et favorisant l'hétérogénéité du système international, le désordre généralisé et l'esprit d'aventure. C'est autour de ces deux conceptions que se sont cristallisées querelles ayant pour objet la révision de la « notion d'Occident ».
les
Pour Léon Wieseltier, qui a bien résumé le différend euroaméricain dans The New Republic, à l'époque du débat au Conseil de sécurité des Nations unies, concernant la crise iraquienne: «ce qu'on appelle Occident n'existe plus. Il y a un Occident américain et un Occident européen. La divergence fondamentale repose d'un côté et de l'autre de l'Atlantique sur des légitimités différentes quant à l'usage de la force. » Par ailleurs, il s'appuie sur l'idée, très répandue, que ce que l'Europe voudrait, c'est la banalisation du « bien» en politique étrangère. Pour focaliser et pour opposer les philosophies et les principes qui président aux engagements internationaux, ceux-ci doivent se comprendre, selon les Américains, à partir de causes politiques et pas d'exégèses juridiques ou morales.
Ce sont des intérêts stratégiques et géopolitiques - disent-ils - qui, en règle ordinaire, modèlent les décisions fondamentales des auteurs principaux de la scène mondiale et guère des majorités formelles et des logiques consensuelles, exprimées dans des enceintes supra- nationales dépourvues de pouvOIr. Ainsi, l'idée de légitimité sur l'usage de la force se réclame de la subordination des intérêts communs à l'exigence du conflit contre des ennemis qui sont dans le même temps étatiques et idéologiques. Les grandes guerres du passé, guerres de religion au XVIII", guerres de la Révolution ou dynastiques, guerres impériales au XIXe, guerres idéologiques ou anticoloniales du XXe siècle ont coïncidé ou accompagné la remise en cause du principe de légitimité, justifiant l'organisation des États et des régimes politiques et, présidant à la distinction fondamentale entre ennemies idéologiques ou étatiques.
50
111.4 SYSTÈME MULTIPOLAIRE ET« SECURITY COMPLEX »2
Puisque l'histoire n'instruit que le système actuel n'est défaut.
que par analogie, il est convenu de considérer pas multipolaire et demeure unipolaire par
La première caractéristique d'un système unipolaire réside dans sa capacité de modeler à son image le reste du monde. Or, r organisation générale des relations de sécmité ne peut être assurée par une seule puissance et comporte, a fortiori, une conception élargie de la sécurité. Cette dernière, par sa complexÜé, postule des partenaires globaux, des «instruments polyvalents» et des «coalitions ad hoc », capables de coopérer à la création d'un environnement stTatégique plus sûr, apte à gérer les changements à long terme dans l'ensemble de la région euro-atlantique et au -delà. Les moyens de cette architecture internationale de sécurité sont constitués par des «institutions interdépendantes» (ONU, OTAN, DE). À celles-ci de prendre en charge la mixité fondamentale de ces systèmes.
Voir sur security J. Roche. En présentant la deuxième édition de People, Statt's and Fear de Ban-y Buzan, Jean Jacques Roche dans son texte, « ll1éories des Relations Internationales », souligne que la notion de security complex constitue une méthode nouyel1e pour appréhender la sécurité élargie des États. une sOlie de sécurité sociétale. définie comme la "capacité d'une société à conserver son caractère spécifique, malgré des conceptions changeantes et des menaces réeHes ou virtuel1es. Plus précisément, el1e concerne la permanence de schèmes traditionnels, de langage. de culture, d'association, d'identité et de pratiques nationales ou religieuses ». Cette com!,lex, en considération non seulement en ses implications militaires. mais ég,ùement en ses composantes économiques, sociales et environnementales, se rapproche de la communauté de sécurité élaborée par un des premiers des théories de J'intégration politique, Karl Deutsch, il la fin des années cinquante. 51
Après la disparition de la menace globale que la bipolarité faisait peser sur l'ensemble des relations Est-Ouest, l'interdépendance enjeux conflictuels a conduit à une conception multilatérale de la sécurité. Cependant, celle-ci y introduit une série d'inconnues qui compliquent les calculs stratégiques et les choix rationnels, tels la diffusion du terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, l'enlisement de la violence, etc. Telle est la situation au Proche-Orient, au Maghreb, en Mghanistan, en Tchétchénie, au Soudan et au Golfe. Elle recouvre le retour de la guerre en Europe, en Bosnie et au Kosovo; la prolifération des conflits civils dans plusieurs pays d'Afrique; la possibilité de confrontations nucléaires en Asie, entre l'Inde et le Pakistan et dans la péninsule coréenne. Or, les défis de l'Europe au xxI" siècle, et donc la sélie d'équations qu'elle est appelée à résoudre, présupposent un principe directeur et une stratégie unitaire, eu regard au grand élargissement et aux relations eurorusses, aux rapports euro-atlantiques, à Méditerranée, à l'imprévisible Proche-Orient, au Golfe, et de manière autrement complexe, à raire ,u'abopersique, ainsi qu'à l'Asie centrale et du Sud-Est.
111.5 MULTlPOLARITÉ
ET INSTABILITÉ INTERNATIONALE
Plus que jamais des pays autres que l'Europe et les États-Unis essaieront d'acquérir le statut de ,
Quant au système multipolaire, l'instabilité d'un tel système réside sur le fait que les alliances tendraient à devenir conjoncturelles, vouées à durer le temps, forcément très court, d'une opportunité, par sa nature fuyante. Cet ensemble multipolaire, fondé sur le principe de la « main invisible» d'Adam Smith, celui des « freins et contrepoids» du grand Montesquieu, est un système à très forte hétérogénéité, habité par des tensions virtuellement innombrables, où toute combinaison est possible, car dictée par le seul intérêt individuel, délié de toute référence aux valeurs et aux normes d'une communauté culturelle d'appartenance. Ce système augmenterait États hors la loi.
inévitablement
Les crises y seraient endémiques
les inconnues
et profiterait
aux
et sans solutions définitives.
Les contrastes entre des États essentiels, censés faire régner l'ordre ou appliquer la loi internationale, exigeraient leur connivence d'intérêts, habituellement justifiés en termes d'alliances, plutôt que de sécurité collective. Or, compte tenu de l'impossibilité pour les Nations unies, organe d'arbitrage universel et dans un état elles-mêmes critiques, de porter un secours quelconque, autre qu'humanitaire, aux sociétés et aux pays affectés par des crises, cette impuissance sera destinée à durer tant que se poursuivra la lenteur du processus consensuel et que la position du Conseil de sécurité ne sera pas en une relation quelconque avec la distribution réelle du pouvoir mondial. Cette impuissance s'aggravera si la position du Conseil sera en dissonance par rapport à la volonté de la puissance dominante de mener des actions unilatérales, de prévenir des conflits et de récompenser ou de punir des acteurs déviants. Quel pourrait être dans un système celui des États Unis?
multipolaire
le rôle de l'Europe
et
Les probabilités de crises ouvertes, générales ou locales, seraient-elles moindres ou en revanche plus grandes? La structure de la paix et de la stabilité découleront-elles de compromis entre principes, ou de compromis entre intérêts en conflits? Quelle sera enfin la stratégie plus adaptée pour stopper le terrorisme quel acteur politique aura la tâche de définir cette stratégie?
53
et
111.6 LE SYSTÈME MULTIPOLAIRE ET lTOPTION FRANÇAISE
En ce qui concerne la préférence française pour ce type de système, opter pour l'équilibre multipolaire signifie prendre le parti du refus de l'hégémonie universeUe et considérer comme rival l'État qui lisque de dominer les autres. Cela implique de tenÜ-les amitiés ou les inimitiés pour temporaires, car l'ennemi d'aujOlu-d'hui est le partenaire de demain. Quant à la France, en rupture avec Richelieu, déclarant au Conseil sécUlité à l'occasion de la guerre contre l'Irak se battre pour des principes plutôt que pour des intérêts, eUe a donné la démonstration de ne rien tolérer qui puisse impliquer la subordination du «vieux pays» à l'Amérique, si puissante soit-elle. l'époque de la bipolarité, l'Union soviétique était l'ennemi désigné et le perturbateur du système. La Fédération de Russie dans le monde d'aujourd'hui est devenue le partenaire de rUE et un allié majeUl- du jeu planétaire des USA. En règle générale et par calcul égoïste, taxé souvent de cynique, les États n'ont pas de loyauté ni de sentiments de reconnaissance pour les amis ou pour les combats d'hier, mais fondent leurs relations d'alliance sur les rapports des forces qui se dégagent au présent. Ils peuvent susciter l'amertume, le ressentiment, voire le mépris de leurs alliés d'antan et considèrent les alliances de revers collllne un calcul et une nécessité ingrate de la politique de puissance, au sein de laquelle le bien et le mal changent constamment de régime et de visage.
54
Ainsi, les États ne peuvent se soumettre aux jugements d'une diplomatie moralisante ou idéologique mais doivent se plkr à lui rendre fonnellement hommage. Dans le cadre des systèmes de l'équilibre du passé, seulement la GrandeBretagne a agi confonnément au but de la défense de l'équilibre et n'a eu comme objectif la sauvegarde du système, comme tel, que parce que sauvegardait sa propre prééminence et sa propre survie. En tant qu'État insulaire et puissance de la mer, dont la maîtrise assurait la sécurité ainsi que l'expansion et la prospérité de son empire colonial, elle s'est employée sans états d'âme dans la politique des alliances de revers et de ce fait dans l'affaiblissement de État continental qui aspirait à J'hégémonie, la France d'abord, l'Allemagne ensuite. Cette politique a pu paraître à plusieurs comme raisonnable et. en effet, eIJe se présentait comme telle, puisqu'elle était à la fois honorable et cynique. Honorable, car elle tenait ses engagements dans les hostilités, calculatrice et donc cynique, car ses engagements et ses alliés n' étaient jamais sûrs, ni permanents. Il en a été ainsi dans un contexte où le système était homogène et intégré, notamment entre les guen-es de religion et les guerres de la Révolution, puis encore, entre la guerre franco-prussienne et le premier conflit mondial. Les États européens bataillaient pour des conceptions et des valeurs que nous tenons aujourd'hui pour communes et qui, à l'époque, étaient perçues pour transnationales et privées, notamment en matière idéologique et religieuse.
111.7 HÉTÉROGÉNÉITÉ
ET POLITIQUE GLOBALE
Radicalement différente est la situation d'aujourd'hui, où le système international, multipolaire en puissance et unipolaire par défaut, est fortement hétérogène et la politique globale est à la fois «multipolaire et
55
multicivilisationnelle» facteurs culturels.
(Samuel
Huntington)
et dépend
de plus en plus de
En effet, la balkanisation des deux hémisphères est influencée par des regroupements politiques et identitaires qui déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflit dans le monde émergeant. La survie de l'Occident, face à l'hétérogénéité croissante d'un univers extérieur hostile, dépend ainsi de plus en plus de la cohésion et de la parenté des deux ensembles semi-universels, l'Europe et l'Amérique. Leur schisme ou leur «clash d'intérêts» commune, à une défaite civilisationnelle.
les conduiraient
à une ruine
Dans un système multipolaire, enfin, la sauvegarde de ses propres exigences de sécurité constitue le but de l'action diplomatique des acteurs essentiels, tandis que la configuration des forces, celles des alliances militaires, ou la morphologie du système n'en sont que les moyens. En effet, depuis Richelieu, la conception moderne des relations internationales a été orientée à la recherche de l'intérêt national comme but ultime de la raison d'État Ceci peut expliquer à la fois l'attitude américaine et le comportement de la France lors de la guerre d'Irak. Les analystes s'interrogent si l'objectif poursuivi par les deux pays a été d'ordre conjoncturel ou de nature globale et permanente. Il faudra du temps pour que les deux positions soient soumises l'harmonisation réaliste des buts stratégiques et des options diplomatiques.
à
Au cours de la crise irakienne, les États-Unis ont revendiqué explicitement une autonomie d'action par rapport à leurs alliés et ont déclaré d'être décidés à agir en défiant les risques d'un conflit « seuls s'il le faut ». La possibilité d'une action unilatérale a été renforcée par le fait que les États-Unis, dans un monde qui est à la fois prédateur et terroriste, hobbésien et chaotique, constituent un pôle global de puissance soumis à des vulnérabilités politiques et stratégiques, multiformes et uniques. Avec l'effondrement de la bipolarité, les Européens se sont convaincus, par une sorte d'euphorie intellectuelle, que l'Europe finissait pour restaurer la « multipolarité » et arriverait à « multilatéraliser » l'Amérique. Par ailleurs, dans le sillage de profondes transformations d'ordre géopolitique et technique, les États-Unis, en tant que puissance insulaire, ainsi que puissance de la mer et de l'espace, se sont persuadés qu'une révolution historique est en cours dans les affaires militaires et qu'un désengagement de celle-ci verrait décliner leur pouvoir et leurs capacités dissuasives contre les menaces asymétriques, conventionnelles ou exotiques.
56
La France et avec elle l'Allemagne ont recherché une autre méthode et un cadre de légalité multilatéral; implicitement et, en perspective, un ordre mondial multipolaire jugé souhaitable. Or, ce dernier, multipliant la dispersion des intérêts de sécurité, réduit l'hostilité déclarée et diminue le risque que l'antagonisme pousse à la confrontation entre couples États La France pense de surcroît que la multipolarité offre les bases d'un ordre social plus stable et plus sûr, pivotant autour d'un système de sécurité collective, qu'elle estime central et qu'elle voudrait rétablir. Dans ce cadre, elle considère également qu'elle va bénéficier d'une liberté de manœuvre plus articulée et plus large. Pas seulement la France, mais bon nombre de pays d'Europe se sont convertis, depuis la chute du mur de Berlin, aux doctrines de la prévention des conflits et considèrent que ceux-ci peuvent constituer des enjeux, tant diplomatiques que juridiques. Par ailleurs, après tant de siècles d'utilisation impitoyable de la force, les Européens prétendent aujourd'hui qu'ils ne s'opposent pas au changement du statu quo lorsqu'il s'agit de terrorisme et de régimes autocratiques, mais seulement à la méthode susceptible de le produire, et, en espèce, à l'emploi de la force. Ainsi, séduits davantage par la forme que par le fond, les Européens déclarent de ne pas résister à la vertu mais seulement au vice qui interdit à la vertu de s'épanouir, car, dans la symbiose inextricable du bien et du mal, c'est au triomphe du bien qu'est assignée la victoire dans l'ordre juridique et moral de la sécurité collective. Bien que la France ait compris le message du terrorisme islamique, consistant à déplacer l'affrontement vers une logique où la force militaire ne demeure pas le facteur décisif, elle n'en a pas encore tiré des conséquences pertinentes, au plan politique, stratégique et tactique. Elle n'en a pas conclu, comme les Américains, qu'une stratégie peut l'emporter contre le terrorisme, si l'ensemble des puissances occidentales sont déterminées et si elles sont animées par la volonté de gagner. Elle s'est opposée en revanche au sens d'une réponse qui a tiré racines non pas seulement de la volonté inspirée d'un président, mais l'exceptionnalisme américain, de la religion civile du motivational myth, la géopolitique de l'insularité et de l'obsession traditionnelle l' in vulnérabili té.
57
ses de de de
111.8 PARTENAIRES
OU RIVAUX? ÉTAT DE NATURE OU RÈGNE DE LA
LOI?
Selon Raymond Aron et d'un point de vue théorique le système pluripolaire oscille perpétuellement entre le règne de la loi et l'état de nature. Le règne de la loi, lorsque l'homogénéité des conceptions, la communauté de culture ou l'unité de civilisation tendent à prévaloir, et l'état de nature, lorsque l'hétérogénéÜé du système, le sens rivalité, l'inimitié séculaire ou la haine belliqueuse effacent l'influence ou le souvenir d'une diplomatie policée; lorsque dominent ou prévalent la force effrénée, la barbarie ou l'esprit de lucre. Cette oscillation
est historique.
Tantôt le système multipolaire s'approche du système unipolaire et donc du règne de la loi, celui de l'empire d'une lmité politique sur les autres, tendant vers la suprématie d'un pôle ou d'un ensemble coalisé de forces, tantôt le système se fragmente et se désagrège, tendant vers un état chaotique et un désordre ingérable.
La
«
candidature à l'empire» peut se montrer oscillante. Elle peut risquer
de subir des revers qui se révéleraient graves au plan historique, soit par mauvais calcul soit pour avoir emprunté des choix diplomatiques et des alliances militaires périlleuses.
Pourquoi dans ces cas - se demande Tony Blair - la puissance impéliale et ses alliés ne régneraient pas ensemble, au lieu de se diviser? Privés de leurs liens transatlantiques, l'Europe et r Amérique seraient confrontées à lm univers de nations avec lesquelles elles ont peu de liens moraux et d'objectifs historiques communs.
58
L'Europe doit donc se décider clairement si elle est un partenaire ou lm rival des États-Unis, et en quoi le monde serait mieux gouverné par une alliance étroite des démocraties, unies entre elles. En quoi le choix de l'Europe servirait ses intérêts géopolitiques et lui assurerait une plus grande autonomie d'action au sein des institutions multilatérales de consultation, de gouvemance et de sécurité collective '? Une Europe politique, ayant perdu ses réticences et sa peur pour des responsabilités intemationales, inévitables et lourdes, sera-t-elle de retour dans le monde qu'elle aura aidé à refonner, prenant conscience qu'il est vain de revendiquer des principes sans la force et que, partout dans le monde, il ne peut y avoir de paix sans liberté ni de stabilité sans développement?
III.9 TENSIONS INTERNATIONALES, DISCONTINUITÉS POLITIQUES ET SOUS-SYSTÈMES RÉGIONAUX
Dans monde de l'après-guerre froide, les composantes de la puissance se sont ditlërenciées et de nouvelles régionales sont apparues.
traditionnelles conftgurations
Les diverses composantes de la puissance, économique, politique, culturelle, et les différentes perceptions de la menace, associées à la disparition d'un ennemi déclaré, ont incité à affecter autrement les ressources de défense en Europe et aux États-Unis. Celles-ci ont été rabaissées sensiblement augmentées considérablement outTe-atlantique.
dans les pays européens
et
Puisque la Russie a cessé (l'être l'incarnation d'une « idée histOlique » ou une « cause idéologique» en quête d'opportunités, elle cherche aujourd'hui 59
à redéfinir son identité et à faire oublier son vieux rôle de perturbateur, d'interprète séculaire et messianique de la « troisième Rome ». Le flambeau de la critique de la modernité a été assumé désormais intégristes et les fondamentalistes de l'islam militant.
celui par les
Or, l'intensité et la dangerosité diffuse de la menace sont aggravées par l'hétérogénéité du système international et par l'extrême complexité de ses éléments constitutifs. «Jamais le monde », rappelle Kissinger dans Diplomacy, «n'a dû être perçu par des perspectives si différentes, ni un ordre mondial conçu ou instauré à une telle échelle et à partir de rapports de forces si disparates et de volontés politiques si antinomiques », dépourvues de vocations disciplinaires ou missionnaires. Quel ordre peut-il résulter en conséquence de cultures, de doctrine et d'utopies si éloignées? L'existence de sous-systèmes régionaux relativement autonomes et doués de spécificités propres doit être attentivement évaluée dans le cadre d'une évaluation de la politique mondiale qui ne se limite pas uniquement à traiter de la configuration, unipolaire ou multipolaire, du système international, ou de la pluralité des souverainetés militaires. Cette évaluation doit intégrer dans ses calculs que le pouvoir global se traduit historiquement en pouvoir régional. Du point de vue de la stabilité internationale, si la multipolarité arrive à limiter la compétition et simultanément la prolifération dans le domaine des armements conventionnels et nucléaires, il est possible d'imaginer des situations dans lesquelles les antagonismes et les liaisons les plus divers pourraient être résolus dans un cadre coopératif et donc régional. Les systèmes bipolaires consentent effectivement un seul antagonisme et comportent le risque d'une guerre générale, tandis que la multipolarité englobe des tensions virtuellement innombrables et comporte, par conséquent, une mixité diffuse de coopération et de conflit. Or, le modèle de la discontinuité politique et l'influence des axes de la politique globale sur les divers cadres régionaux demeurent essentiels pour saisir les spécificités entre les deux types d'ordre, régionaux et mondiaux. Ils sont par ailleurs utiles, au plan analytique pour apprécier la nature de leurs interactions. En effet, les acteurs, les modèles de conflits et les équilibres de pouvoir diffèrent de manière significative d'une région à l'autre et présentent des caractéristiques à chaque fois uniques. Toute région et tout sous-système ont une combinaison particulière et comportent un amalgame divers du global et du local qui change d'un sous-système à l'autre.
60
111.10
ACTEURS
GLOBAUX
«ADVERSAIRE
LIMITÉ»
ET SOUS-SYSTÈMES.
LA FRANCE,
UN
?
Le modèle de la discontimÜté du système international s'occupe du soussystème plutôt que des acteurs globaux, car ces derniers constituent agents de liaison et de cohérence entre la scène géopolitique mondiale différentes zones locales de conflit Une exemplification simplifiée doit être mentionnée pour traiter des interdépendances horizontales entre les différents sous-systèmes et pour saisir, en leur complexité, Je niveau d'interférences multiples, politiques, sociologiques et culturelles qui constituent des facteurs de transformation significatifs aux différentes échelles régionales. Du point de vue théorique et compte tenu de l'envergure des transfonnations, les changements significatifs des systèmes internationaux stables sont obtenus normalement au moyen d'enjeux et de conf1its limités, dans les systèmes instables au moyen de conf1its d'envergure, dus à des objectifs incompatibles. Or, toutes les modifications susceptibles d'affecter les équilibres établis (la distribution du pouvoir) ou les processus (le niveau d'interaction entre les différentes variables du sous-système) signalent une tendance du système international à se déstabiliser. Elles définissent un état général de changement en direction d'un plus grand conflit ou d'une plus grande coopération. Ainsi, les relations entre le système global et les sous-systèmes régionaux en sont affectées. 61
L'aire euro-méditerranéenne, moyenne-orientale, arabo-persique, indienne, asiatique, sinique, japonaise, nord et sud américaine, nord africaine, centro-africaine et sud-africaine sont devenues des compléments géopolitiques indispensables à l'analyse du système international global, car elles demeurent les théâtres effectifs où se déroule l'action. Le recours à l'histoire permettra de définir relations ont été de subordination ou d'autonomie le restent.
rétrospectivement si ces et en quelle mesure elles
En considérant les problèmes de sécurité, l'interdépendance des menaces conduit à une interaction accrue entre les acteurs essentiels du système international et les différents acteurs locaux, désirant améliorer leur sécurité. Les puissances ou les sujets historiques qui ont des intérêts globaux disposent d'un nombre considérable de combinaisons ou de linkages entre acteurs locaux et problèmes, problèmes et solutions. Cette différence d'options possibles dans des sous-systèmes éloignés permet d'influencer de manière sélective les issues de «conflits locaux », ou ceux dans lesquels sont impliqués des « rivaux» et des « adversaires ». Cela se fait par des méthodes mixtes d'hostilité
et de coopération.
À la lumière des tensions liées au conflit USA/Irak, la France a été perçue et traitée incidemment par les États-Unis, puissance globale de système, en rival ou en « ennemi limité », selon les différents sous-systèmes d'influence et d'intérêts, ou encore en « dissidente ». L'idée que les relations économiques et commerciales puissent servir de « contrepoids» aux divergences politiques risque de se convertir en son contraire. Au cours du débat aux Nations unies, la menace de représailles a été dans tous les esprits de l'Administration américaine, à propos du refus de la France de faire preuve de solidarité au sujet du partenariat transatlantique, et le champ d'application de la réaction américaine a pu être sélectivement et simultanément conçu, en termes de diplomatie de l'isolement, de rabaissement des ambitions françaises, de division de l'Europe ou de commerce international. Les expressions d'un extrémisme temporaire, proférées par Mme Condoleezza Rice, conseillère du président Bush de «punir la France, ignorer l'Allemagne et pardonner à la Russie» sont à porter en compte de la vision d'un pays, qui, par la bouche de Bill Clinton au début de son mandat, avait affirmé que l'avenir de l'Amérique était en Asie plutôt qu'en Europe. Ces mêmes expressions reprennent, en langage moderne, la règle suprême des alliances énoncée par Thucydide dans La guerre de Péloponnèse, selon laquelle tout État-chef d'alliance, ou État-hégémon, « doit châtier seul ses propres alliés ».
62
IV. CHINE - USA, VERS UN NOUVEAU BIPOLARISME EN EXTRÊME-ORIENT?
IV.1
ACTEUR
OU SYSTÈME?
L'APPROCHE
SYSTÉMIQUE
ET LES
PROCESSUS DE MUTATION DES RELATIONS INTERNATIONALES
la question forme]]e de la science politique visant à identifier l'unité analytique fondamentale des relations internationales. à savoir si cette unité est l'acteur étatique ou le système des États, récole américaine des années cinquante a repéré dans le système et dans la théorie des systèmes le cadre d'intelligibilité premier et capital. Pour cette école. le «système» est susceptible d'expliquer et de comprendre non seulement les contributions venant de disciplines diverses,
mais également le cadre d'action, la hiérarchie d'importance et le niveau de complexité de ces relations. Pour Kaplan et Rosencrance, l'approche systémique offre un schéma d'interprétation utile à l'organisation de recherches empiriques et à l'étude d'une période particulière de l'histoire, autorisant un certain degré de prévisibilité et d'anticipation. L'étude des règles de fonctionnement de six modèles de systèmes internationaux et principalement du « bipolaire» et du « multipolaire» a été l'objet de contributions importantes de Morton Kaplan et de Richard Rosencrance. Ces auteurs s'accordent pour reconnaître que les systèmes internationaux sont caractérisés davantage par des «processus de mutation» que par des qualités de leurs structures (morphologie, hiérarchie, distribution du pouvoir et des ressources). Ainsi, ils ont étudié l'incidence du facteur de perturbation la guerre, dans le passage d'un modèle à l'autre.
le plus radical,
D'autres auteurs tels que Karl Deutsch, David Singer, Kenneth Waltz, Georges Modelsky ont approfondi les uns le processus d'intégration internationale et les autres les implications de la «bipolarité» ou de la « multipolarité », sur les indices d'occurrence des guerres et sur les marges de manœuvre permises aux membres des alliances en posture de rivalité ou d'hostilité. Des ensembles diplomatiques peuvent lorsqu'un événement qui se produit dans répercussions qui s'étendent à l'ensemble.
être appelés «systèmes », un espace considéré a des
À titre d'exemple, le modèle de la bipolarité de la guerre froide a été présenté comme un modèle stylisé de deux puissances, l'une terrestre, l'autre thalassocratique, la première ouverte, la deuxième fermée à l'étranger et à ses idées, l'une fondamentalement conservatrice, l'autre innovatrice, la première rapide, la deuxième lente de réflexes et de projets. Ce modèle a suscité des comparaisons multiples entre différents types de sociétés, de régimes politiques, de styles de vie et de grandes conceptions du monde. Ces comparaisons se sont révélés indispensables à la compréhension sociologique ou historique du système international de l'après-guerre et, en particulier, de la bipolarité. Toutefois, ajoute R. Aron, «le système dépend de ce que sont, concrètement, les deux pôles aux plan du régime politique et des idées et pas seulement du fait qu'ils sont deux », synthétisant ainsi son analyse: «Deux éléments commandent les systèmes: la configuration du rapport des forces, l'homogénéité ou l'hétérogénéité du système. » « La configuration du rapport des forces conduit, par l'intermédiaire du coefficient de mobilisation, au régime intérieur, l'homogénéité ou l'hétérogénéité des systèmes conduit, par l'intermédiaire des techniques d'action, au rapport des forces. » 64
Les deux termes - «rapport des forces» «homogénéité ou hétérogénéité du système» ne sont pas deux variables rigoureusement circonscrites, mais deux aspects complémentaires de toute constelJation historique.
IV.2 CHINE
- USA.
UN BlPOlARISME ÉMERGEANT?
La fin du système bipolaire de l'après-guerre froide a donné lieu à une profonde réorganisation du monde et à l'émergence de la Chine. dont la montée en puissance préfigure, selon certains, la naissance d'une nouvelle bipolarité. Son caractère compétitif placerait ce «bipolarisme émergeant» au centre des relations internationales de demain et dessinerait un face à face géopolitique et stratégique entre Washington et Beijing. Les États-Unis ont pris conscience récemment et brutalement de la menace représentée par la Chine. L'opposition entre ces deux géants est bien plus profonde que la simple concurrence économique, car elle traduit: I. une opposition « historique », s'exprimant dans un ,,]angage idéologique convenu de ]a guerre froide: 2. deux visions du monde incompatibles, l'une dictée par une philosophie manichéenne, d'opposition du bien et du mal, l'autre par une imprégnation de confucianisme et de taoïsme. L'équilibre entre ces deux philosophies est symbolisée par l'éternelle variable de hiérarchie entre deux principes complémentaires, le yin (principe nature! féminin, obscur et mystérieux) et ]e yang (principe organisateur structurant de l'énergie composantes essentielles de la vie du monde. La dualité de cette philosophie, sans transcendance ultime, n'est cependant pas conflictuelle ni conceptuellement radicale, contrairement à l'opposition chrétienne de Dieu et de Satan;
65
3. de plus, l'antagonisme entre ces deux géants se noulTit d'une troisième composante: les rapports de forces et la géopolitique des ressources et de la puissance, au cœur de J'Asie. dans la mer de Chine méridionale et en Afrique centrale. Il convient ajouter maIitimes Üsques de termes de conflits territoÜaux
la
longue ligne des fronÜères, immédiates et fortes, qu'elles et navals.
terrestres entraînent
et en
Cet ensemble de facteurs, auxquds il faut ajouter la démographie et une croissance économique à deux chiffres, rajoutent des éléments de poids, à l'hypothèse d'évolution des rôles majeurs dans la réorgaI1Îsation du monde au XXI" siècle. Les points de foree et de faiblesse d'une Chine en mutation ne doivent nous faire oublier les contraintes politiques et les intelTogations sur son régÜne politique ou celles qui concernent son système de libertés publiques.
IV.3
THÉORIE DES SYSTÈMES ET « RÉVOLUTIONS
SYSTÉMIQUES
}>
CependaI1t, et pour reprendre des considérations d'ordre théorique et de portée générale, l'étude du système n'a de sens que si elle dégage une théOlie normative (praxéologie) ou si, partant de sa structure analytique, elle déduit des prescriptions pour les applicables aux comportements internationaux des États. De maI1ière générale, les règles de fonctionnement du système international constituent des variables dépendantes d'une série de notionsLa principale paI'mi celles-ci est la notion de « pouvoir }}, qui demeure 66
éclairante pour toute investigation sur l'ensemble. L'analyse des relations entre pouvoir et valeurs, ou entre pouvoir et transformation du système international, est au cœur des préoccupations de Robert Strausz-Hupe, dont l'originalité en a fait un classique de référence dans l'étude des causes et de la typologie des conflits, ainsi que de l'évaluation comparative des objectifs de politique étrangère des États. Le concept plus prégnant, chez Strausz-Hupe, est celui de «révolution systémique.» L'histoire du monde civilisé serait scandée par quatre grandes conjonctures révolutionnaires, embrassant l'univers des relations sociopolitiques du monde occidental. Il s'agirait de « révolutions systémiques» concernant civilisations connues, ayant eu lieu par vagues ou par lorsque la structure des rapports d'une unité systémique, d'organisation, n'aurait plus été en mesure de fournir des aux besoins et aux défis émergents.
les grandes aires de conflits en chaîne, prise comme type réponses adéquates
L'humanité aurait connu, en somme, quatre grands modèles de mutation: 1. L'antique ou impérial, commencé avec la gueITe du Péloponnèse et achevé, après quatre siècles, avec un seul empire universel. Toute une aire de civilisation, la MéditeITanée, qui constituait l'univers entier des anciens, en fut secouée jusqu'à ses fondements. Le système des États n'était plus le même à la fin de l'époque considérée, car on passa du système fragmenté des cités grecques à l'Empire unifié de Rome. 2. Le féodal, issu de la désagrégation et de l'effondrement de l'ancienne unité, à partir du Ve siècle de l'ère vulgaire et comportant une multiplicité pulvérisée de formes politiques, sous le couvert fictif de la double unité de l'Église et du Saint Empire romain germanique. 3. Le moderne, depuis l'aube de la Renaissance, le système féodal cède à la nouvelle configuration de pouvoir, le système des États-nations, s'affirmant définitivement en 1648 avec la « Paix de Westphalie ». 4. La« révolution systémique de l'âge planétaire », débutée au XXe siècle, accélérée après la Deuxième GueITe mondiale, avec le processus de décolonisation aujourd'hui achevé et poursuivi avec l'implosion de la bipolarité et les ajustements en cours pour la définition d'un système plus stable.
allait subir, depuis la Le rapport « espace - ressources - démographie» fin de l'ordre bipolaire, une modification radicale, suivi par des « ruptures» dans la hiérarchie et l'importance des mutations technologiques, scientifiques et spatiales. De nouvelles unités politiques deviennent ainsi nécessaires, plus vastes et de taille désormais continentale. Ainsi, des divergences nouvelles, des dissymétries anciennes et des antagonismes stratégiques et politiques se manifestent entre les grandes aires du globe. D'énormes zones politiques et d'énormes migrations démographiques poussent à des transformations radicales, d'autres à des affrontements armés. 67
Des éléments constants apparaissent dans le comportement international tout au fil de ces mutations. Le conflit y est prolongé, l'objectif total, méthodes et les techniques de combat deviennent sophistiqués et tllultiples. Dans le cadre de stratégies globales « hors limites », l'aboutissement final de ces multiples atlrontements produirait, après une longue période de convulsion, une pacification de type tmiversel, une sorte de paix d'empire.
IVA MORTON KAPLAN. DE BIPOLAIRE « SOUPLE»
BAL1NCE
OF POWER
AU SYSTÈME
Passons maintenant à la descliption fournie par M. Kaplan sur Je passage du système de la balance of power au «système bipolaire souple» du deuxième après-guerre. « L'ascension de puissants acteurs déviants, l'inadéquation de contremesures prises par des acteurs non déviants (la France et r Angleterre, n.d.r.), de nouvelles idéologies universalistes et le développement d'organismes supranationaux comme le bloc communiste avec son organisation internationale de partis communistes, firent sonner la dernière heure du système international de 1'« équilibre ». Après une période d'insÎ<'lbilité profonde, Je « système bipolaire souple ». système comprenait
quatre catégories
I. les acteurs principaux 2. les acteurs seconJaÎres ; 3. les acteurs neutres; 4. et les acteurs universe Is. 68
européenne d'acteurs
et mondiale
apparut
Les acteurs principaux ou puissances globales; puissance continentale ou terrestre d'un côté, dominant la masse euro-asiatique (le heartland de MacKinder) et puissance thalassocratique de l'autre, la Grande Île de r Athmtique, dont les capacités, actuelles et potentielles (ressources, moyens, force technique), surclassent celles des autres. Les États intermédiaires ou « puissances régionales» qui, par vocation all par sont obligés de se plier à la servitude de la puissance globale. Il s'agit d'unités politiques qui, pour des raisons de contiguïté telTitoriale, de parenté culturelle, de «choix de civilisation », ou à cause de la menace prépondérante de l'un des deux Grands, se sont alignés sur l'lm des deux, s'associant à la coalition dirigée par le plus proche ou par le moins dangereux. Le fonctionnement du système bipolaire» reflète l'organisation interne " des deux coalitions. Les ditl'icultés d'une diplomatie et d'une stratégie de coalition, cimentées par des régimes, par des structures, des rapports politiques et des idéologies très diversifiées, sont filtrées par des histoires et des traditions, ainsi que par des positions géopolitiques différentes et souvent éloignées. Leurs divergences de lecture quant aLlXdéfis et aux menaces qui pèsent sur r ordre international, y sont décisives.
.(Dans le système de J'équilibre, le rôle de
J' <. équilibrateur » représentait
une « fonction d'intégration », visant essentiellement la prédominance d'une alliance, tandis que dans le système bipolaire souple », le rôle d'intégration " est au contraire un rôle de médiation» (M. Kaplan).
IV.S LE SYSTÈMEBIPOLAIRE ET SES RÈGLES
Kaplan concernent universels.
dégage douze règles du "système bipolaire souple », dont les comportements des blocs et les deux dernières les acteurs
69
À la différence du système de la balance, le «système bipolaire» comporte une plus forte différenciation des rôles, ce qui induit, comme conséquence, que les alliances aient tendance à porter sur le long terme, à cause de l'intégration des intérêts de chaque membre, que les guerres aient tendance à devenir illimitées, tout en demeurant contrôlées, et que l'organisation universelle soit utilisée pour des fonctions de médiation, d'arbitrage et de dissuasion. Examinons
les sept premières
règles du modèle:
1. Les blocs, fondés sur les principes d'intégration hiérarchique hiérarchie mixte, cherchent à éliminer le bloc rival.
ou à
2. Les blocs, fondés sur les principes d'organisation hiérarchique ou à hiérarchie mixte, préfèrent négocier plutôt que de combattre et de combattre des guerres mineures plutôt que de grandes guerres. 3. Tous les acteurs de blocs cherchent vis-à-vis de celles du bloc adverse.
à accroître
leurs ressources,
4. Les acteurs des blocs qui ne se fondent pas sur des principes hiérarchiques négocient plutôt que de combattre pour augmenter leurs ressources. 5. Les acteurs des blocs entrent tous dans des grandes guerres plutôt que de permettre au bloc rival d'atteindre une situation de prépondérance. 6. Tous les membres d'un bloc subordonnent universel à ceux de son bloc. 7. Les acteurs universels les blocs.
cherchent
70
à réduire
les objectifs
de l'acteur
l'incompatibilité
entre
IV.6 UN BIPOLARISME SANS ALTERNATIVEDE BLOC?
Quels éléments retenir pour prédire l'évolution du système international vers UIl « bipolarisme émergeant» plutôt que vers UIlsystème multipolaire ?
. .
Essentiellement
deux
l'absence du ,
.,
l'importance très faible de la fonction d'intégration politique» de la part de l'acteur universel, car celui-el. en situation de forte instabilité, n'atTive pas à interdire les mutations compensatoires d'alignement ou de coalition.
La difficulté d'exercice d'une fonction intégratTice pour une « alternative de bloc» est suggérée, voire imposée, par la des ressources et par l'hétérogénéité de clùture et de civilisation. Celle-ci préside à la nature des adhésions, aux deux blocs hiérarchiques ou non hiérarchiques, et détermine un contrôle plus souple des membres de la part du leader de coalition, en matière coopération et compensations politiques.
IV.7
MORPHOLOGIE CONFIGURATION
DU
SYSTÈME
BI-MULTIPOLAIRE
ET
DES RAPPORTS DE FORCES
Dans ces conditions, si l'aspect essentiel d'un système est la contïguration du rapp0l1 de force et si la configuration simplifiée de celui-ci repose sur la distinction entre systèmes bipolaires et systèmes multipolaires, les regroupements des États détennÜ1ent la répartition des forces qui influe à son toLU' sur le modelage de la conjoncture et sur la nature des équilibres intérieurs et extérieurs qui s'en dégagent. La position géographique des États est l'une des causes qui suscitent l'opposition et la rivalité entre leurs intérêts mutuels. Les alliances, en revanche, sont la résultante d'évaluations multiples
71
où le souci de l'équilibre joue un rôle capital mais non exclusif. En effet, lm enjeu tenu pour essentiel peut déterminer l'établissement ou les revirements d'une alliance, ou nourrir l'intensité des hostilités au cours d'un conflit. Cependant, c'est seulement l'univers culturel qui resserre une alliance entre proches, ou rend inacceptable un ajustement et un simple compromis entre puissances aux aspirations contradictoires.
IV.S
HOMOGÉNÉITÉ
OU HÉTÉROGÉNÉITÉ
L'homogénéité ou l'hétérogénéité de culture sont à la base de la distinction entre blocs et influencent profondément les alignements politiques et militaÜ-es. L'univers culturel se confond avec l'univers historique s'identifiant à ce dernier. Il départage les unités politiques qui ont la même conception de l'État, de la légitimité et du pouvoir. Dans ce cadre, J'élément de différenciation le plus important est celui de la légitimité, car les deux invariantes, de l'État et du pouvoir. comportent partout des fortes ressemblances stmcturelles. En effet, tout État ne peut exercer son autmité sans une bureaucratie et tout pouvoir ne peut éliminer la hiérarchie, sociologique et naturelle, entre dirigeants et dirigés. Le principe légitimité, comme principe d'adhésion volontaire à l'autorité, est ce qui différencie une forme de pouvoir ou une forme de régime des autres. Si, en matière de rapports de force ou de puissance, maximiser les ressources ou les forces, c'est accroître la capacité d'agir sur l'environnement, l'amitié ou l'inimitié, qui se dégagent de parentes cultmelles ou d'oppositions métaphysiques, ne résultent pas mécaniquement des rapports de pouvoir OLl de puissance. La conduite extérieure des États est int1uencée par des sentiments et des représentations où l'affinité devient un facteur influent décisions des acteurs. Les alliances sont la résultante d'une distinction entre 71
l'adversaire l'ennemi. Si l'ennemi est un rival étatique, un l'adversaire est celui qui professe des idées et principes diflérents et opposés. L'ennemi étatique ne se confond pas avec l'adversaire politique, porteur d'une autre conception de l'homme, de la société et de l'histoire et partisan d'un autre plincipe de légitimité.
IV.9 HÉTÉROGÉNÉITÉ ET LÉGITIMITÉ
parenté culturelle ou civHisationnelle prend forme dans deux modes d'acceptation de l'autorité, obéissance et soumission, ou encore, dans la revendication d' Llnespace de liberté et de droit. Une rupture de la société tl'ansnationale, réglementée par des conventions et des échanges intensifiés, par la création d'un espace mondial de transactions et de commerce et donc par le principe des utilités mutuelles, ne peut se produire que pour des raisons tradition et de croyances, que l'histoire a modelé en systèmes éthiques et religieux. L'hétérogénéité politique, philosophique et historique fait peser une lourde hypothèque sur la fragilité de l'ordre juridique et divise, de manière souvent radicale, la société transnationale. De plus, il apparaît évident que la formation d'alliances ou de blocs antagonistes est dictée non pas seulement par la géographie mais par la différente manière de se détenniner l'avenir, OLlpour le dire avec Ortega y Gasset, par rapport au pa&sé. En effet, un avenir vu avec les yeux de la mémoire, de la tTadition et des mythes par deux mondes antithétiques, comme l'Orient et l'Occident, est-il conciliable? L'extension de la sphère du droit international marque l'élargissement des intérêts défendus et connote un élément de doctrine ou d'idéologie, int1uencé par l'idée que l'on se fait du rôle de la loi, dans le modelage de la société.
Ainsi, si la répartition des forces dans une constellation l'une des causes du regroupement des États, l'hétérogénéité des doctrines, et des cultures est l'une des raisons qui juridique, aggravant l'hostilité et la violence entre les groupes.
diplomatique est des conceptions, lézardent l'ordre individus et les
Cependant et sur le plan historique, l'hétérogénéité est culturelle ou civilisationelle car elle est diachronique et génétique. En effet, les devenirs des civilisations sont asynchroniques et singulières, en raison de l'autonomie de développement de différentes civilisations. Celles-ci ne connaissent que des synthèses provisoires quant à leurs formes de vie. Des brèves conjonctures de conciliation entre pratiques matérielles éloignées marquent en réalité la fin d'une civilisation et l'émergence d'une autre. Existe-t-il une ligne d'évolution convergente aujourd'hui, au cœur d'un processus d'uniformisation dicté par la mondialisation, entre les deux pôles de puissance, représentés par les États-Unis et la Chine? Entre deux âges de l'histoire de l'humanité, où l'ascension des États-Unis au rang de puissance dominante, conquérante et innovante s'est faite par la démocratie et en trois siècles, et la permanence de l'empire du Milieu, le plus ancien et le plus durable de l'histoire de l'humanité, qui s'est faite en soixante-dix siècles par l'autocratie céleste de l'empereur, la hiérarchie d'une bureaucratie de lettrés, le prestige d'une culture raffinée et le rétablissement de l'autorité du pouvoir central par un régime communiste modernisateur et populaire.
74
V. NOUVELLES MENACES, NOUVELLES VULNÉRABILITÉS. LES MENACES BALISTIQUES ET CYBERNÉTIQUES. LE BOUCLIER ANTIMISSILES (BAM) ET LE CONTEXTE GLOBAL DE SÉCURITÉ
V.l
LE CONTEXTE DE SÉCURITÉ
Dans un environnement international caractérisé par la prolifération des :l1ïlleS de destruction massive et des technologies relatives à leurs vecteurs, deux séries de menaces, aux conséquences déséquilibrantes, sont à prendre en considération
75
. .
]a première est ]a menace balistique, relançant ]a mise au point de systèmes antirnissiles et. en un abaissement du seuil de la dissuasion par une reprise de la course aux armements;
la deuxième est ]a menace informatique, préfigurant les cyber-conflits de demain, menace dont les aspects saillants sont d'attaquer les systèmes d'information de l'adversaire dans le but de: provoquer une intrusion dans leurs infrastructures, - confidentiel ou classifié, afin de les pirater;
- détruire les serveurs ennemis, de manière
à caractère ou en
représailles,
V.2
LA MENACE BALISTIQUE ET NUCLÉAIRE
Quant à la menace balistique et nucléaire, r Assemblée de ]'UEO estime que le couplage des capacités nucléaires et des technologies relatives aux vecteurs balistiques, aux essais et performances perfectionnés en pennanence, représente une des menaces les plus graves pour les équilibres stratégiques mondiaux et, en particulier, pour un nombre croissant de européens du flanc sud, menaces venant d'acteurs perturbateurs, dont méthodes et les objectifs politico-stratégiques ne sont pas totùours pré vi sib les, À cet égard, ]es États-Unis mènent, deptùs 1'Initiative de Défense Stratégique (IDS) du président Reagan, des recherches et des essais visant à protéger le territoire des USA contre une attaque limitée de missiles adverses, Ce programme a été poursuivi par r Administration Clinton et est passé par des phases diverses, la National Missile Defense (NMD) ptÙS la Missile Defense (MD) et, aujourd'hui, la proposition d'un Bouclier AntiMissiles (BAM, le troisième), avec un centre radar en Tchéquie et un centre d'interception et d'alerte avancée en Pologne, 76
La défense antimissile s'applique à l'interception et à la destruction de vecteurs de très longue portée et doués d'une vitesse supérieure à l'ensemble des autres armes aériennes, appartenant à des générations de conception ancienne et rustique ou à des engins récents et sophistiqués. Contre ce type d'arme, aux capacités de pénétration sans équivalent, l'efficacité de la défense exige des moyens, des principes et des architectures de protection qui suscitent débat, affirmations et perceptions contradictoires, voire affrontements interétatiques et géopolitiques. La défense antimissile est, par ailleurs, susceptible d'induire des altérations dans les grands équilibres stratégiques du continent européen et de bouleverser les démarches entreprises au sein de l'OTAN, au sommet de Riga de décembre 2006, concernant les implications politico-militaires de cette éventuelle défense antimissile avancée. L'évolution récente de ces systèmes de défense, par l'abaissement du seuil de parité entre attaquant et défenseur et la prime assurée à l'attaquant, risque de rendre obsolète la dimension codifiée par le MAD (destruction mutuelle assurée). Dans ce contexte, elle lèse un principe discriminant et intangible: la non-identité des intérêts de défense entre l'Europe et les États-Unis. En effet, tout le flanc sud de l'alliance est à la portée des missiles de théâtre en provenance de l'Iran. Le BAM pose de multiples dilemmes, dont celui, technique, des systèmes de défense intégrés, qui fragilisent les forces nucléaires européennes autonomes (françaises et britanniques) et remettent en cause la défense européenne. De plus, il risque de provoquer une division politique au sein de l'alliance et, en son fond, remet en cause tous les traités de sécurité euro-atlantiques existants. La nouveauté est représentée par le fait que les États-Unis refusent le vieux concept de MAD et donc la possibilité d'une première frappe imparable. Le BAM tient compte de l'évolution des réalités de la puissance et donc de la possibilité de porter le danger et la menace chez les autres. Il pose en son fond la résurgence des fondamentaux de la puissance. La définition d'une politique de défense anti-missiles et d'options originales, en cas de négociations globales ou de marchandages multithéâtres avec Moscou (Kosovo, Abkhazie, Transnistrie, Tchétchénie, etc.). Le bouclier anti-missiles permet-il de lier la « guerre longue au terrorisme » à la lutte contre la prolifération? L'élargissement de l'OTAN abaisse-t-ille niveau de confiance mutuelle entre la Russie et l'Alliance ? À première vue, le bouclier du heartland russe.
antimissile
semble représenter
un grignotage
Pour Moscou, la logique du double élargissement, celle de l'OTAN (Pays baltes, soutien aux révolutions de couleur à l'instar de l'Ukraine et la Géorgie) et celle de l'Union européenne, remet en cause le leadership déjà périclitant de la Russie sur la Communauté des États Indépendants (CEI) et sur l'étranger proche. D'où l'option de « décisions non négociées », retrait 77
du « Traité sur les forces l'intermédiaire « (TF1) et du ,
formulée ainsi: « La Russie est-elle un rival ou un partenaire stratégique?
V.3
»
LE BOUCLIER ANTI-MISSILES (BAM)
La deuxième source de menaces et donc de vulnérabilités est la guerre électronique. Le leader incontesté dans ce type d'exercice est la Chine. Cent soixante millions d'utihsateurs, strictement contrôlés par l'État utilisent Internet, dont le régime se sert connne outil propagande, d'information et de désinformation. Depuis 2000, la Hackers Union of China échange des tirs groupés contre d'autres groupes ou cibles étrangers. Dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres, il n'y a pas de pratique sans théorie, ni de théorie sans doctrine. En effet, . l'analvse . des nouvelles formes d'actions otfensives dans ]e domaine des guenes de demain est la résultante d'une intéressante étude chinoise: «la guerre hors limite ». Dès lors, on peut imaginer des scénarios de conflits à plusieurs dimensions.
ni
VA CYBERGUERRE ET MENACE
INFORMATIQUE.
GUERRES
HYPOTHÉTIQUES ET HYPERBOLIQUES
Au seuil de la prochaine guerre mondiale, trois types de menaces se transformeront en attaques immédiates, simultanées et préventives:
. . .
les menaces cybernétiques; balistico-sate1litaires
et terroristes:
Jes attaques climatiques, volcaniques et sous-marines, bombes atomiques d'activation sismique,
La coupure communications
par
la pose
des câbles optiques subocéaniques intenompra et déconnectera les grands plateaux continentaux.
de
les
La guerre pOUlTa alors commencer. Ainsi, le contexte mondial dans lequel s'inscrira toute attaque de grande ampleur conjuguera les antagonismes rationnels des États, les rivalités hégémoniques des acteurs majeurs de la globalisation, les actions représailles et les stratégies géopolitiques mises en œuvre par les services électroniques et d'espiOlmage, lme compétition économique acharnée, et de t'ormes renouvelées de mésententes idéologiques, mêlées à des actes de piraterie patriotiq lieS. Des <,chocs des civilisations », traditionnels nouveaux conflits urbains, intracommunautaires ces scénarios hyperboliques.
ou extrémistes, doublés de et ethniques, s'ajouteront à
À la lumière de ces hypothèses, les menaces apparaitront pour ce qu'elles sont: des conflits non déclarés et des dangers imminents, à potentiel de létalité élevée. La « menace informatique» y jouera un rôle et impalpable, conllue aveu implicite d'une paralysie toujours possible, des rythmes effrénés des appareils économiques et sodétaux, lancés dans les dynamiques des interdépendances. L'usage offensif des réseaux int'ormatiques mondiaux codifié par un rapport, « La guerre off-limits» des colonels chinois Quao Liang et Wang Xiangsui en 1999, L'énoncé
70
essentiel de ce rapport se résume au concept de « guerre sans restrictions» ou encore « sans normes ». La menace informatique revêt deux formes distinctes. La première, identifiée, a la capacité de mener une attaque de masse aux infrastructures adverses, par saturation des ordinateurs visés. La deuxième, ciblée, par cheval de Troie. Celle-ci est caractérisée par l'intrusion des flux d'informations sortants, plus ou moins discrets. Il s'agit, dans ce cas, d'attaques détectables qui permettent d'observer les méthodes et techniques de défense et de réaction de l'attaque. La guerre capacités:
. . . . . .
de l'information
électronique
exige
l'identification préalable des secteurs-clés, l'adversaire, à forte valeur incapacitante; la maîtrise critiques;
des techniques
un professionnalisme
d'intrusion
une civils
série et
des infrastructures
élevée
de
militaires
de
informatiques
élevé;
une planification
et coordination
de l'attaque,
le contournement
des dispositifs
de surveillance
massive et périodique; et de cryptage
;
l'utilisation éventuelle de «réseaux dormants », au sein des «sites », d'industrie de technologies avancées et de secteurs de production d'ordinateurs.
Le principe capital de la menace, puis de l'attaque informatique, repose sur sa forme résolument offensive, coordonnée et directe. La première règle de la «guerre off-limits» est l'absence de règles, le rejet des normes, la permissivité totale des formes d'intrusion, la convertibilité de tout outil à des fins de combat et de conflit, la pratique étendue et l'utilisation stratégique de l' « intelligence » et de l'espionnage, civil et militaire, l'orchestration et la mobilisation collectives de toutes les ressources humaines disponibles, le culte de l'héroïsme et des valeurs martiales à des buts individuels de recrutement et d'emploi offensif et à des fins collectifs de dominance cybernétique. Du côté des adversaires (Occident), l'absence de réflexes d'autodéfense et les faux calculs économiques et diplomatiques, la dégradation rapide des conditions de l'autodéfense informatique, européenne et occidentale, face à la sophistication des méthodes employées et à la création au sein de certaines armées (APL par exemple), des secteurs importants, ayant pour objectif la pénétration, l'espionnage, la destruction ou la mise hors d'usage de pans entiers d'activités privées ou publiques, et des puissances adverses résulte d'un constat patent et d'une série d'actes offensifs, ayant touchés plusieurs pays occidentaux (Estonie, Allemagne, France, États-Unis, Japon, Nouvelle-Zélande, etc.). Ces avertissements et formes d'attaques diverses ont testé et démontré des formes de vulnérabilité 80
nouvelles des infrastructures et des réseaux informatiques occidentaux. En effet, une nouvelle forme de conflit vient de naître, depuis une dizaine d'années, la guerre d'information électronique ou «cyberguerre », théorisée et codifiée, travaillant à l'interruption et à la neutralisation de l'ensemble des transmissions, câblées ou satellites, basées sur la méthode « dianxe », selon laquelle l'atteinte d'un point vital de l'adversaire, pratiqué dans les arts martiaux, permet de frapper et d'incapaciter totalement l'adversaire.
81
VI. LA GÉOPOLITIQUE EURASIENNE. GUERRE ET GÉOPOLITIQUE. SUN TZU ET CLAUSEWITZ
Sun Tzu est une figure à la fois historique et légendaire, qui appartient à la Chine des royaumes combattants, celle du IVe siècle avant Jésus-Christ. Son identité est ince11aine, sa biographie vide et la véracité de son œuvre contestée. Qui est donc Sun Tzu et pourquoi son actualité? Mérite+il de figurer sur les frontons de gloires militaires et par là de nos maîtres à penser? L'identité de Sun Tzu, quoiqu'incertaine, tire sa raison d'être de l'enseignement d'un grand texte, L'Art de la Guerre, qui est l'expression
d'une philosophie de l'existence et la référence obligée d'une résumant les concepts essentiels d'une Chine septante fois séculaire.
pensée,
Son actualité tient à la géopolitique mondiale et à l'importance croissante du pays de Chung Kuà sur le plan économique et stratégique, mais aussi à l'exotisme de formulations littéraires du texte, inspirant une tradition de savoir dont l'ambiguïté, comme celle des écrits de Lao Tse, est susceptible d'interprétations multiples. Par ailleurs, l'actualité de L'Art de la Guerre découle de la somme des dilemmes et des interrogations que les hommes de pensée et d'action doivent résoudre dans les drames individuels de leur vie, ou dans les engagements collectifs de leurs peuples ou encore dans les questionnements imposés par des situations graves, de danger existentiel et de menace imminente. Étudié dans les écoles militaires occidentales, en particulier anglosaxonnes, depuis les guerres révolutionnaires de la Chine, de l'Indochine et du Vietnam, comme source de réflexion stratégique, les options de Sun Tzu, leur niveau d'abstraction et leur rapport au réel sont davantage tributaires de la situation historique qui les a inspirés que d'une tradition militaire codifiée et spécifique. En effet, leurs leçons fondamentales sont d'ordre métapolitique et philosophique. Elles tiennent à l'idée que la guerre est une affaire aventureuse et aléatoire dans laquelle se joue la survie ou la mort des nations et que la réflexion qui la concerne doit être traitée avec élévation d'esprit et profondeur de jugement. L'Art de la Guerre s'inscrit parfaitement dans la phraséologie combattante de notre époque, où la guerre classique, tout en se retirant du vécu quotidien, envahit les formes de communication les plus diverses, perçant dans les domaines de la vie civile, d'où elle avait été exclue sous l'apparence trompeuse d'un devenir pacifié de la scène mondiale. L'actualité de Sun Tzu s'inscrit parfaitement dans la logique des sciences économiques contemporaines, pensées en termes de compétition « hors limite ». En effet, l'idéologie du discours économique contemporain est pénétrée d'une terminologie guerrière, due pour une part à la dépolitisation du politique et pour l'autre à une guerre totale impraticable, mais omniprésente, celle d'une rivalité poussée à des formes de compétition sans règles. Cette actualité tient également à la fausse opinion que la guerre réelle s'identifie à la guerre économique. La guerre proprement dite, dans la pensée occidentale, est l'expression d'une lutte d'anéantissement, d'une antinomie éthique et de ce fait d'un «commerce sanglant », qui ne peuvent être réduits à une compétition marchande. La guerre économique, en revanche, tient à une opposition d'intérêts entre acteurs, zones et secteurs d'activités, dont le niveau d'innovation et de maturité relève de périodisations de développement différentes. Dans le sillage de cette deuxième interprétation, L'Art de la guerre devient un manuel pour des chefs d'entreprise et une référence, de lecture et de méthode, pour une stratégie de conquête des 84
marchés. Ainsi, la Chine est vue comme le miroir inversé de l'Occident et L'Art de la guerre comme le modèle abstrait d'une militarisation de la société internationale et d'une dévalorisation parallèle des conflits sanglants. Au plan historique et dans l'empire du Milieu, à partir du YIe et ye siècle avant Jésus-Christ, la guerre change complètement de nature, de méthode et de forme. Change en particulier la structure de l'organisation militaire, le sens du combat et le rôle du guerrier. C'est à cette époque que se modifie le rapport entre guerre et politique et entre politique et société. L'art chinois de la guerre est un art de l'oblique, qui prétend vaincre « sans ensanglanter la lame» en investissant le champ tout entier du politique et en dominant totalement l'adversaire, avant même le déclenchement du combat. En Chine, la réflexion sur l'art militaire et du rapport de forces sphère de l'affrontement violent formulation d'une théorie globale à l'ensemble du corps social.
de la guerre, en se hissant du savoir-faire pur entre belligérants, tend à dépasser la et du conflit sanglant pour parvenir à la du conflit qui s'étend à l'univers céleste et
Ainsi, la transformation de l'art de la guerre autour du Ye siècle, découle de trois mutations majeures:
. . .
la monopolisation
et hiérarchisation
de la violence,
autrefois
la militarisation de la société chinoise de l'époque parallèle du guerrier, jadis noble et désormais piétaille;
sacrificielle;
et la dévalorisation
la transformation de la structure de l'armée, dans les mains de guerriers, investis, à l'époque archaïque d'une fonction aristocratique, mystique et de prestige, et au Ve siècle avant Jésus-Christ d'un rôle subalterne, au sein d'une armée de fantassins, encadrée sévèrement et tenu par un seul maître, commandant en chef ou souverain.
Au YIe siècle avant Jésus-Christ, la dévaluation des qualités guerrières, soustraites au privilège d'un exercice par définition mâle, s'accompagne d'une mutation des formes de combat, qui de rituelles deviennent réelles et de « viriles» (créditées du symbole du yang et porteuses de châtiments et de morts) deviennent« féminines» (cernées par le sceau du yin, emblème de la féminité) et marquées par la faiblesse, la souplesse et l'esquive. C'est ainsi que la victoire change de sexe et l'univers des combats devient un monde de stratagèmes, inspirés par le souci d'éviter l'affrontement et l'effusion de sang. L'art du général s'inspire désormais de l'attitude du yin dans le cadre d'un conflit où l'issue de l'épreuve est d'induire un doute sur le statut du « fort» ou sur celui de la « force », eu égard au résultat du conflit. L'habilité suprême, selon les théoriciens de l'époque des royaumes combattants consistait à dominer un conflit par l'art de l'obliquité, en remportant la victoire par le détour de la violence ou par des affrontements peu meurtriers. Ce détour est tout autant diplomatie et stratégie, art de la subtilité et cruauté 85
sélective. Il ne suprématie du vaillance, de la la gesticulation
pourrait réussir, s'il n'était pas dominé par un postulat, la pouvoir civil sur le pouvoir militaire, de la ruse sur la manipulation et de l'intrigue sur la manœuvre, ou encore de guerrière sur l'attrition des forces.
À l'époque où Sun Tzu rédige son traité, les combats constituent des immenses boucheries et les morts se comptent par centaines de milliers auxquelles se rajoutent des centaines de milliers de vaincus, qui sont égorgés ou passés par les armées. La Chine de l'époque baigne dans le sang, mais aussi dans l'intrigue et dans un univers de suspicion. Le jeu diplomatique est stimulé par des tractations secrètes, des démarches biaisées, des pièges et des ruses retorses. Sur le front, les massacres demeurent la règle et la ruine des pays un facteur d'hésitation dans l'engagement belliqueux face aux calamités et aux tragédies collectives. Les sept royaumes combattants, qui restent de la centaine des principautés de l'époque Tchéou, nouent des manœuvres et des alliances éphémères pour isoler leurs rivaux, les vaincre et s'en partager les dépouilles. Malheurs et souffrances sont partout. Si l'expérience nous enseigne qu'un pays affaibli devient une proie pour des rivaux prédateurs, l'alliance devient alors un moyen de politique qui permet de préserver sa survie. Ainsi, la ruse diplomatique, visant à renverser une alliance, est un but indispensable du jeu de puissance. Chacun doit redouter la trahison et à tout moment. La faiblesse et la suspicion encouragent l'intoxication et l'espionnage. L'influence au sein d'une cour étrangère permettra l'achat des conseillers du roi et l'orientation d'une coterie, dont dépendra la décision du prince et la conduite militaire de ses armées. Le personnel diplomatique de la Chine ancienne est constitué de véritables professionnels de la politique qui se vendent à l'ennemi et passent de prince en prince, au service d'autres souverains et d'autres entreprises. On ne peut s'attendre à aucune fidélité, car celui qui a déjà trahi peut encore trahir, en servant un autre prince ou en restant attaché secrètement à l'ancien. Deux comportements insidieux règnent aux cours des souverains de l'époque: la manipulation et l'intrigue. L'intelligence politique est une intelligence rusée. Elle se définit par la capacité de prévoir à long terme, d'épouser les mutations, de renverser des positions, de permuter les rôles qui transforment le yin (féminin) en yang (masculin) et le yang en yin, dans une dialectique permanente et cyclique. L'intelligence politique se doit donc d'être divinatoire. Cette mutation est perceptible par l'instauration d'une « mentalité indicielle », car, dans la lecture du futur tout est signe, indice et symbole. Elle doit viser les implications d'un acte, d'une trace, d'un détail. Le chef de guerre ou le souverain sont tels, s'ils sont capables d'interpréter le temps, de saisir l'occasion, d'exploiter la circonstance, de mettre la ruse au profit de l'imprévu. L'anticipation, visible dans un détail éphémère, y joue une fonction essentielle, car le combat qu'on livre dans l'immédiat, doit être lu dans l'intention de l'ennemi, par une sorte de la prescience. La faculté d'anticiper, de décider et d'agir avant l'éclatement du conflit doit étouffer 86
dans l'œuf toute velléité de l'adversaire d'attaquer en premier. La pensée conjecturale est à la racine de J'attaque préemptive et celle-ci fonde une stratégie d'équilibre entre adversaires décJarés, si elle est partagée et à condition qu'elle le soit. n s'en dégage ainsi une doctrine de la parade ou de la non-guerre, autrement dit une dissuasion réciproque, fondée, comme aujourd'hui, sur la prééminence stabilisatrice d'une politique sans combat, d'une stratégie de frappe en premier, qui exorcise l'affrontement permanent. Le principe de subjuguer sans frapper fonde celui de vaincre sans recourir aux armes. Dans une situation caractélisée par la guene permanente et par un univers de traîtrise omniprésente se forge peu à peu une doctrine qui prétend conjurer les convulsions de la guelTe, la désolation ou le chaos.
VI.l
LE «LIVRE
DES MUTATIONS }}. FRAPPER
LA TRANQUILLITÉ
PAR L'IMPRÉVU ET L'ÊTRE PAR LE CHAOS
La subtilité du coup d'œil et la rapidité d'exécution décident de la réussite immédiate et à long terme. Elles fondent dans l'instant, l'esprit et l'âme de l'action du stratège. Voir, agir et vaincre le futur se dévoilent totalement dans l'instant, dans l'occasion fugace, dans la saisie d'un acte, dans un détail divinatoire. Voir, interpréter et agir exigent de passer par des manifestations infimes, par un coup de regard et une étincelle des yelLX ! Il faut saisir toutes les implications d'lll acte par une décision foudroyante! Agir sur le futur, c'est acter dans les amonts du temps, c'est penser la durée dans l'instant, c'est troubler l'ordre absolu par l'irruption du chaos, c'est former par l'informe, dans toute la profondeur des temps. La victoire, dans l'ordre absolu, est le fruit de l'ordre intérieur, brisant la législation du prévisible. C'est frapper par]' imparable, portant atteinte aux vertus du paisible. C'est là que la lame scinde la lumière de ses origines et coupe le regard de l'homme pour le faire rentrer dans les ténèbres de la nuit et dans
87
celles du vide. Dans la domestication de la guerre et des conflits permanents, quatre écoles mènent le jeu et orientent les solutions dans la Chine ancienne:
. . . .
l'école des diplomates, pour qui le combat doit être mené dans l'esprit même de l'adversaire et au cœur de son mental. L'arme-clé y est celle de la parole, de l'engagement, de la conviction, du sophisme; l'école des confucéens, de subjuguer la guerre;
qui prônent
la rectitude
et la vertu, seules capables
l'école des légistes, porteurs d'un ordre despotique, en mesure de remporter des victoires à la faveur d'une discipline sans pitié, inspirée par la soumission des sujets à une législation sans concessions; l'école des stratèges, à laquelle appartient Sun Tzu, qui élabore une synthèse des trois écoles, limitant l'affrontement aux issues consécutives à l'échec des trois méthodes.
VI.2 GUERRE ET GÉOPOLITIQUE. SUN Tzu ET CLAUSEWITZ Si les opérations militaires sont au cœur de la réflexion stratégique, la manière de les concevoir et de les conduire change radicalement en Occident et en Extrême-Orient. Change par ailleurs la distinction entre stratégie et tactique et la conception, directe ou indirecte de la manœuvre et de l'affrontement. En Occident, Clausewitz choisit d'allier la connaissance et l'épée et donne une définition kantienne de la guerre, comme action guerrière fondée sur une idée-maîtresse, le principe d'anéantissement. L'ambition de la pensée occidentale en général, et celle de Clausewitz en particulier, est de saisir la guerre par le raisonnement logique, par des démonstrations géométriques et par des certitudes rationnelles. Or, si une manœuvre peut se concevoir dans l'abstrait, la guerre comme action se développe dans le réel et ce réel montre à chaque fois et dans toute situation des résistances imprévisibles. Soumettre la guerre à la catégorie de l'entendement et du libre jeu de l'esprit a pour finalité de mieux saisir le réel, afin de mieux le soumettre à la volonté et ce réel, pour Clausewitz, est politique. La guerre est donc conçue comme une activité dont la finalité est de porter préjudice à l'ennemi et pas seulement de le tromper, car tout dans une guerre repose sur le combat, sur le principe d'anéantissement de l'ennemi et sur la suprématie de l'intelligence politique sur les moyens militaires. Ainsi, il doit y avoir une connexion logique entre stratégie et tactique, une connexion qui s'atténue dans la conception de Sun Tzu. En effet, chez Clausewitz, la «tactique» est l' «enseignement qui a pour objet l'emploi des forces armées dans le combat» et la « stratégie », 1'« enseignement de l'emploi des combats dans l'intérêt du but de guerre ». En ce sens, « le combat est à la stratégie ce que le paiement en espèces est au commerce par traites ». Dans l'empire du 88
Milieu, les théories de la guerre font de l'occultation de l'affrontement, et donc de l'évitement du combat, le fondement même des discours de la guerre. La réflexion chinoise sur la guerre présente des caractéristiques incantatoires. Elle est axée sur le rejet du face à face avec l'ennemi et la valorisation des procédés indirects, les ruses stratégiques, les subterfuges, l'action oblique qui n'impliquent pas la manœuvre ou l'ampleur du mouvement stratégique et de ce fait la concentration des forces en vue de l'engagement. Or, si la stratégie à l'occidentale suppose l'organisation des combats en fonction du but de guerre (Zweck) et l'investissement des forces dans l'espace en fonction des combats, la stratégie chinoise conçoit le fondement de la stratégie dans l'action indirecte, comme pratique intelligente de la ruse. L'intelligence rusée du chef de guerre construit sa victoire sur le mouvement de l'adversaire, dans l'esprit même de l'ennemi. Or, si tel est un objectif important de la conduite des opérations militaires, de quelle manière peut-on assimiler une opération militaire, en particulier celle du stratège à un art, à une activité de l'âme. Comment par ailleurs, peut-on construire une philosophie ou une théorie de cet art? Or, puisque toutes les guerres réunissent trois caractères essentiels, la violence originelle, la libre activité de l'âme et l'entendement politique, comment concilier violence et politique et dans quelles conditions justifier, au nom de l'entendement politique, l'abandon du principe d'anéantissement ou de victoire, sur l'ennemi? Et encore, là où la décision est inséparablement politique et militaire, comment justifier un abandon du combat, qui est le seul conforme à l'essence de la guerre et à son concept pur ? Si la guerre n'est pas une réalité autonome du politique (d'après Carl Clausewitz, «la guerre a bien sa grammaire, mais non sa logique propre »), quel est le sens d'une action guerrière qui s'oriente délibérément vers la manœuvre et vers l'action indirecte, tournant le dos à la bataille et au combat? Et pour terminer, la série des questionnements inhérents au débat stratégique, comment réconcilier le caractère historique, conditionné et déterminé d'une guerre, liée à des circonstances conjoncturelles et aux intentions politiques des belligérants, aux modèles abstraits, philosophiques et anhistoriques des guerres absolues, seuls conformes au concept pur de guerre? En son temps, Sun Tzu suggère de «construire sa victoire sur les mouvements de l'ennemi» et cette recommandation opère par le renouvellement constant de deux modalités du combat: de « front» ou de « biais ». Or, la « puissance de l'action de biais» repose sur des ruses, des surprises et des procédées indirectes qui relèvent de l'action tactique, qui ne font appel ni à l'organisation des armés sur le terrain ni à leur réunion en vue de l'engagement. Elles appartiennent aux procédés des manœuvres hétérodoxes et à la tactique plus qu'à la stratégie.
89
VI.3
DISCOURS
OCCIDENTAUX
ET DISCOURS
CHINOIS
SUR LA
POLITIQUE ET LA GUERRE
Les traités chinois sur la guerre et les livres militaires de Sun Tzu s'adressaient aux princes et aux gouvernants, et non pas aux officiers et aux généraux. La guelTe était un prétexte pour la théorisation de la «bonne gouvernance ». Au cœur de la rét1exion de ces théoriciens ne se situait pas la manœuvre militaire ou le combat, mais la toute-puissance du plince et sa maîtrise de l'univers. Politique et métaphysique étaient donc les objectifs des analystes, au lieu et à la place du stratégique et du politique. En Chine, la sphère la plus élevée de l'abstraction cesse d'être un discours sur la guerre, pour devenir une spéculation sur le devenir entre les deux entités, de l'être et du néant. Les traités sur la guerre de cet empire occultent le cœur des préoccupations occidentales, l'affrontement, le combat, la lutte (Kampf), ]' anéantissement,
la percée et la bataille de front. Puisque dans la conscience 90
et dans la philosophie chinoises ce qui n'a pas de forme domine le monde des formes, la force suprême d'une armée est sa ductilité polymorphe qui, à la manière de l'eau, enveloppe et évolue, sans épuiser le modelage infini des formes. La force tient au fluide, à la souplesse, à la capacité de transformation, à l'habilité manœuvrière de la troupe et du chef de guerre, au perpétuel mouvement du devenir, la véritable anima mundi. L'art de la transformation et du camouflage d'une armée, tiennent à sa « forme informe» à l'insaisissable et au fuyant, à la dialectique inexorable et incessante du yin (féminin) et du yang (masculin), aux infinies combinaisons des deux forces, régulières et extraordinaires, en quoi se résume le dispositif stratégique d'une armée. L'indescriptible chaos de l'univers se rend sensible par les capacités de démiurge du grand chef de guerre, à même de déployer une armée dans une virtualité pure. L'engagement d'une armée est ainsi un accouchement du chaos, un enfantement cosmique. Dans cette projection métaphysique de la guerre se réalise une identité fusionnelle entre les figures du chef de guerre et du créateur de l'univers. Ainsi, les niveaux de l'action sont triples, politique, militaire et cosmique. La totale assimilation du général et du Tao, dilue le «sujet» de l'action en une force universelle, totalement désincarnée, où la bataille n'est plus un combat ou un moyen d'anéantissement, et l'État ou le souverain, ne sont plus des forces de violence primordiales et originelles, mais des forces cosmiques, au sein desquelles le général est doté des attributs du souverain, qui a pour le modèle le ciel. Selon cette pensée la réalité se produit à partir de l'imaginaire et de la supériorité du néant sur l'être, car si « Toutes les choses sous le ciel naissent de l'être, l'être est issu du néant ».
91
VI.4 GÉOPOLITIQUE ET GUERRE
Sun Tzu serait philosophe et uniquement philosophe, s'il ne s'occupait pas de la morphologie des théâtres de guene où des hommes s'affrontent en fonction des difficultés du tenain. De nombreux éléments définissent J'influence du milieu sur J'homme, dans des conditions normales et encore davantage s'il est dans l'obligation de combattre. Après la « vertu ", qui influe sur la cohésion entTe le peuple et ses élites et le «ciel », caractérisé
par r alternance des saisons et de cycles, lunaires et solaires, le «mi lieu » exerce tIDe int1uence détenninante,
par deux autres éléments,
l'inconstance
du «climat >, avec la chaleur et le froid, et les difficultés du «terrain
»,
ouvert ou resserré. Toutes ces variables, qui doivent être connues à J'avance par Je chef de guerre, afin de dégager une bonne tactique, permettront aux combattants de bénéficier des meiUeures dispositions du milieu physique et d'en tirer parti. De ce constat découle toute une série d'enseignements et de préceptes, établissant un rapport entre les données instables de la nature et la psychologie craintive des combattants. Sun Tzu discerne lui-même de terrain dont général doit s'occuper. Sa classification fait également place aux espaces de manœuvre et à ceux qui sont favorables aux grandes batailles, de même qu'aux territoires praticables ou impraticables. D'autres auteurs, bien successifs à Sun Tzu, ont repris, en le paraphrasant, les conceptions relatives à la stratégie et à l'espace, ainsi que les caractéristiques permanentes de la stratégie et de la tactique militaire, que Sun Tzu sut présenter résumer subtilement dans son court traité sur «l'Art de la Guerre» .
92
VI.5 LE «DÉSARMEMENT
DE L'ENNEMI»
DANS
LA
PENSÉE
CHINOISE
Dans la conception occidentale de la guerre est exclu tout principe de « limite» qlÜ, dans la stratégie chinoise, trouve sa forme elliptique dans le désengagement et la «fuite ». L'expression plus fidèle de la philosophie chinoise est celle du «Livre des mutations» dont les figures divinatoires offrent une représentation symbolique de l'univers et une référence aux forces qui y sont à l' œuvre. Ces représentations de la «science des mutations je>, sont liées, deplÜs les oligines, aux atis martiaux, à la dialectique du Yin et du Yang, au sein laquelle il n'y a pas de négation, mais de simple dépassement. Grâce à l'ati divinatoire, il est possible de déchitIrer et de prévoir ce qui est encore en germe, par l'identification des traces ou des signes aVat1t-coureurs, des mutations ou des évènements qlÜ se dessinent. L'énoncé philosophique selon lequel «l'occulte est au cœur du manifeste et non dans son contraire »est au cœur du système d'interprétation de la réalité contenu dans le « Livre des mutations ». Le réel se définit par son instabilité et ses configurations transitoires. TI faudra en déchiffrer les formes et en appréhender le sens afin d' en tirer parti. «La dureté se cache sous la douceur ». On gagne la confiance tranquillisant l'ennemi et on complote contre lui en préparant l'offensive. « Créer de l'être à partir du non-être issus de l'Être, l'Être est issu du non-être.
>to Tous
en
les êtres de r uni vers sont
Ainsi, dans une pensée où la ruse est essentielle, l'art du divin comme l'art du stratège constituent la science ce qu'il advient. Scruter les signes est capital, car dans la maîtrise du futur oÙ tout est signe et indice, ceux-ci 93
dévoilent les secrets du temps, lisibles dans les hautes combinaisons stratégiques, qui exigent à chaque fois déchiffrement et interprétation. Or, dans la pensée chinoise qui est mélange de religion et de sagesse, l'importance des temps fonde l'inaction taôiste, comme observation de l'immuable, et celle-ci se révèle dans la supériorité de la transcendance sur l'immanence et de la« ruse du temps» sur la «ruse de l'homme ». Dans cette science des mutations, qui fut la matière première des lettrés, la ,
suprême de cette stratagèmes
«
ruse» est la ,
en cas de revers militaire.
Face à cette malice, le gagnant doit ,
le capturer
»,
pOlU.mieux
ou donner du mou à la laisse. C'est miner son potentiel
offensif, émousser sa volonté de combattre et affaiblir son ardeur de réagir. vaincre sans combattre, gagner sans «ensanglanter la lame », conformément à l'un des enseignements capitaux de l' « Art de la guerre ».
VI.6
LE
DÉSARMEMENT
DE
L'ADVERSAIRE
DANS
LA
PENSÉE
OCCIDENTALE
La philosophie de l'Occident, élaborée à partir de la Renaissance, partait d'un postulat capital: la certitude que delTière les formes et les phénomènes les plus divers de la vie, existent des lois qui gouvernent ces évènements. Ces lois sont à découvrir pour réduire les incertitudes et gouverner le devenir. Machiavel, en homme de la Renaissance, partageait r idée selon laquelle l'homme pouvait dominer la « Fortuna », le hasard de la et de la
94
guerre, et que, par la raison, profond inconnu.
on pouvait
constater
et dominer
l'empire
du
La vie et encore davantage la guerre, lui apparaissait comme un combat entre la raison, empreinte d'une discipline sévère, et la Fortuna, soumises aux variables caprices d'une déesse féminine. Les hommes de la Renaissance ne doutaient guère que la raison finisse par l'emporter et cette croyance dans la suprématie de la raison était la clé de leur admiration pour Rome et les institutions militaires romaines. L'invincibilité des armées de Rome était la preuve que cette ville s'était donné la meilleure organisation que la «raison» pouvait concevoir. Ses institutions militaires étaient l'expression du principe universel qui gouvernera pendant longtemps toutes les institutions militaires du monde. À sa base, nous retrouvons le postulat selon lequel le succès d'une guerre et d'une opération militaire, dépend de la résolution d'un problème intellectuel, d'ordre rationnel. Le terme de la stratégie ne faisant pas partie du vocabulaire de la pensée militaire de l'époque, mais la pensée stratégique venait de naître. Si la bataille demeure le facteur décisif d'une guerre, l'ordre de bataille constitue le point culminant de celle-ci. Ainsi, l'étude rationnelle du plan de bataille et de l'ensemble de la campagne, fonde les moments de préparation théorique, sur lesquels se greffent l'organisation du commandement et la formation intellectuelle du chef de guerre. On s'aperçoit, depuis cet âge d'optimisme et de rationalité, que la guerre n'est pas une science, mais un art, qui réserve une place décisive aux impondérables et à l'esprit d'initiative et d'aventure. Or, l'importance accordée à la particularité de la guerre et de la bataille, le caractère personnel et unique de l'intuition et du commandement, associent Machiavel et Clausewitz, dont le trait commun est la conviction que la validité et la pertinence de toute analyse des problèmes stratégiques ou militaires, dépend d'une perception générale, une idée «juste» sur la nature de la guerre. Clausewitz rejetait l'esprit scientifique de l'époque de l'Ancien Régime qui ennoblissait le combat et refusait l'idée de la guerre comme acte de violence extrême, en attachant de l'importance à des manœuvres, dans le but d'éviter tout affrontement. Il affirmait clairement que le côté scientifique du combat est d'importance secondaire. Clausewitz, insistant sur la prééminence des facteurs immatériels et moraux, confirmait que, ce qui fait le génie est, dans la figure de l'homme d'action, une étroite symbiose de philosophie et d'expérience. À l'instar de cette traduction «continentale de l'Occident », prônant le concept de guerre absolue comme «acte de violence, poussée à ses limites extrêmes et destinée à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté », les penseurs «insulaires» (anglais) mettent l'accent sur le rétrécissement d'une stratégie «à sens unique» et, avec l'autorité d'un Liddel Hart, déclarent que « la stratégie doit réduire le 95
combat aux proportions les plus minces possible ». L'accent mis sur le talent et la subtilité, rapprochent-ils ces théodciens occidentaux et chinois, sur la prétërence accordée à l'action indirecte, plutôt que directe?
VI.7 SUN
Tzu
« L'ART
DE
GUERRE ».
LA
«
MODERNE » ENTRE CLAUSEWITZ ET LmDEL HART
Deux principes régissems inspirent 1'« Ali de la Guerre », selon deux maîtres de la stratégie, Sun Tzu (au VIe siècle avant J'ère vulgaire) et
Napoléon, « Dieu de la guerre» selon Clausewitz et maître de la
«
brutalité
extrême» et des « haines primaires» (à cheval entre le XVIIIe et le XIX" siècle en Europe) Contraindre l'adversaire à abandonner la lutte et épargner l'ennemi en fuite pom le premier, en s' insérant dans le ,
l'adversaire, et d'une affaire révolutionnaire, là où la nation se réveille dans un engagement total, renversant les bornes naturelles des armées de métier et poussant à l'écrasement total des armées adverses. Utiliser la ruse et pousser l'adversaire à abandonner la lutte, laisser qu'il prenne la fuite, cela s'apparente à la « stratégie indirecte ». C'est autre chose que le détruire ou anéantir ses forces, par une stratégie de « percées centrales ». Une stratégie, qui selon le Mémorandum de 1905 de Schlieffen et ses réflexions antérieures, est conçue comme une bataille d'enveloppement contre les deux ailes de l'ennemi, afin de détruire sa liberté d'action. Dans le mode de combat de Sun Tzu., les sujets de l'ennemi sont intégrés à notre volonté et à notre autorité. Ils deviendront sujets de la cité et du pouvoir une fois la victoire assurée. Dans la stratégie occidentale, ils demeurent hostiles, car soumis à la loi nationale d'appartenance. Dans le cas de Sun Tzu il faut également s'interroger si le rapport de la guerre et de la politique est celui théorisé par Clausewitz, selon lequel les deux ont la même logique, quoiqu'elles n'utilisent pas la même grammaire, ni, forcément, la même philosophie d'action. Un autre aspect de la comparaison est de savoir si le rapport entre l'action militaire ou d'exécution, et l'action politique de décision et de direction, garde un contact étroit avec les opinions et les forces sociales, pour garantir l'unité des forces morales et le maximum d'efficacité, dans un état d'urgence, de mobilisation et de crise spirituelle. Trois autres éléments, sociologiques, philosophiques et historiques, influencent le caractère arbitraire de la comparaison entre stratégie chinoise et stratégie occidentale:
. . .
le premier est représenté d'incertitude;
par la notion
le deuxième au rapport entre offensive des percées centrales;
d'ennemi,
et défensive,
le troisième, qui détermine avec la stratégie le militaires, est de tout temps la manœuvre tactique victoire de la bataille est le produit de la mobilité; Sun Tzu, est assurée par la tactique de la ruse et par
elle-même
influant
liée à celle
sur la stratégie
succès des opérations et il en découle que la celle-ci, dans le cas de l'esquive.
La guerre commence, s'affirme et se termine par la destruction de tout système dogmatique de pensée. Elle résulte à chaque fois d'une percée d'abord intellectuelle. Or, le système dogmatique de nous jours, en Europe, consiste à émousser par le droit, l'économie, le scientisme et l'humanitaire, l'effet brutal de l'épée, du sang, de la destruction et de la mort. En effet c'est l'élément culturel qui constitue le concept d'ennemi et avec lui tout concept de guerre. Sun Tzu et Napoléon vivent et agissent en deux périodes historiques dissemblables, mais qui ont un caractère commun, celui de troubles et de désordres publics. Pour Sun Tzu il s'agit d'une période (475-221 avant l'ère vulgaire) de violence et de chaos, engendrés par la lutte impitoyable et 97
sanglante entre sept états qui aboutira en 221 après la défaite de l'État Chu par Chin en 223, à la première unification telTitoriale et politique de Chun!! Kuo. Les campagnes militaires par les États batailleurs pendant la période (770-446 avant Jésus-Christ) étaient natures féodale et conquérante. Ceci n'atténuait guère leur caractère politique. En ce sens s'applique à cette ambition, l'idée que ces luttes visaient l'hégémonie continentale et la prééminence d'un État sur l'autre, justifiant l'énoncé que la guerre est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, un acte de violence poussé à ses limites extrêmes et destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté.
VI.8 LES ENSEIGNEMENTS DE SUN Tzu
ET DE CLAUSEWITZ
PEUVENT-ILS ÊTRE DES RÉFÉRENCES DANS
LE MONDE
D'AUJOURD'HUI ?
Comment traduire aujourd'hui l'enseignement si éloigné, des pensées stratégiques chinoises et occidentales, emblématisées par Sun Tzu et Clausewitz dans des lectures de la scène internationale actuelle et donc dans des conceptions et des doctrines ayant un sens politique et une application opérationnelles dignes de ces noms. Quel est par ailleurs r aperçu de ce monde actuel? D'après une communication sur les « Grandes Puissances au XXI" siècle, «présentée à la conférence du «Forum des Relations internationales « de Séoul du 27 février 2007 » Karl Kaiser, r auteur de cette communication, faisant état de l'environnement mondial, souligne l'ascension de r Asie, en particulier de la Chine et de l'Inde.
9~
Il met au premier plan l'importance croissante: des ruptures démographiques, affectant différemment les grands ensembles politiques puis l'immigration, comme phénomène central du XXI" siècle. Quant aux aspects politiques, « nouvelle nature» de la violence.
il souligne:
les caractéristiques
de la
Ensuite l'érosion du système de non-prolifération des armes nucléaires le risque d'une acquisition élargie de ces capacités, par des États menaçant stabilité mondiale. Puis l'expansion de l'Islam plupart des grandes puissances.
radical et la menace du djihadisme,
et la
pour la
En termes de répercussions, il attire l'attention sur la pénurie des ressources, induite ou aggravée par le réchauffement climatique, engendrant l'émergence de politiques réactives à l'échelle internationale. Quant à la logique des grandes puissances qui ont dominé jusqu'ici l'ordre international, cette étude précise que la tendance vers un monde multipolaire, est marquée par une forte influence des USA, mais que leur suprématie n'est plus si nette ou évidente. Ce monde multipolaire émergent est soumis à une sorte de «soft balancing» de la part des puissances régionales montantes, réagissant, en contre-tendance, à toute politique de primauté. Cette évolution est déjà visible, mais elle n'infirme pas la considération de fond que la solution des problèmes majeurs exigera toujours une intervention ou un soutien américains. L'avenir du multilatéralisme, dicté par la dépendance mutuelle des grandes puissances sera un multilatéralisme de groupe, qui pourra jouer un rôle croissant, à la condition qui y soient inclus les grands acteurs du système mondial. Ainsi, les trois questions de la manière suivante:
.
.
.
Comment le collective, la ou «défense elles s'adapter
qui se posent à ce sujet peuvent être formulées
multilatéralisme et ses deux formes de gestion forme civile ou « gouvernance », et la forme militaire collective» - forme régionale de l'OTAN - peuventà un monde de conflits et de désastres humanitaires?
Comment une idée, celle d'une institution mondiale réunissant toutes les démocraties, peut-elle nuire à la réforme des Nations unies, paralysées dans leurs responsabilités politiques et dans leur action pacificatrice ou d'équilibre. Comment, enfin, l'Europe peut-elle trouver sa voie dans son but de s'affranchir ou de ne pas décliner en pesant sur les décisions stratégiques des USA et sur les grandes affaires mondiales?
Hier comme aujourd'hui, la réflexion sur la guerre est à la base de toute philosophie de la paix, car elle est à la source de tout questionnement sur le destin de l'homme et sur sa capacité à maîtriser sa force et son pouvoir
99
illimités et ultimes depuis que l'homme, comme le rappelèrent Sartre, a été mis avec l'atome en possession de sa propre mort.
100
Jaspers
et
VII. L'EUROPE ET LE SYSTÈME INTERNATIONAL À L'AUBE DU XXIESIÈCLE. POUR UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE
Entre 1989 et 1991 ont été tournées trois grandes pages de l' histoke contemporaine, géopolitique, stratégique et systémique. Le système international passe de ]a bipolarité il un état hybride d'llnipolarisme imparfait
et de multipolarisme tendanciel. Aux conflits indirects et gelés succèdent turbulences et tensions permanentes et diffuses.
des
En ce qui concerne la « gouvernabilité » du système, celle-ci évolue de la logique de la négociation à celle de la coercition dans le règlement de litiges, conjoncturels ou séculaires, entre acteurs en compétition. L'histoire s'est remise en mouvement. Après l'implosion de l'Empire soviétique s'ouvre une longue phase d'ajustements à caractère intereurasiens. L'effondrement du « pivot des terres» comme « pivot géographique de l'histoire» ou crush zone, a valorisé depuis le système maritime mondial et l'unité des océans. C'est dans la zone du littoral eurasien que la dynamique des changements, démographiques, économiques et politiques, est la plus forte. C'est là que la dispute pour les voies d'eau, les isthmes et les détroits, par lesquels se déploie la sécurité énergétique, marque la réhabilitation du Rimland planétaire, l'anneau des terres qui va de la péninsule de Kamtchatka au golfe Persique. En ce qui concerne les États européens « paradigme géopolitique» centrale des continents.
dominant
de la bordure atlantique, redevient
1'« Eurasie
le », la masse
Ainsi, la politique d'élargissement de l'UE vers l'Est comme politique de stabilisation, à la marge de la péninsule européenne, montre sa précarité et perd de son sens originel, fondé sur une perspective plus ou moins souple d'intégration. L'extension de la perspective européenne un noyau restreint et de l'élargissement continu au coalitions. Comme conséquence système européen se dilue.
géopolitique à l'Eurasie impose à l' Union central de direction politique et l'abandon profit d'une politique d'alliances et de de l'extension territoriale et sociétale, le
Cette réalité ne peut être sous-estimée par les Européens, car elle met en évidence la fragilité institutionnelle et politique de la construction européenne. En effet, les constantes géographiques et les legs de l'histoire imposent aux fédérations en gestation l'impératif de se doter d'un pouvoir central fort, sous peine de se dissoudre et de sortir de l'histoire. La finalité de cette immense tâche est d'éviter les dilutions excessives de l'UE aux marges extérieures et de contrer une disfonctionnalité politique croissante à l'intérieur. Pour cela, il faudra reconceptualiser la politique d'élargissement et de voisinage, valoriser l'approche maritime de l'Europe dans les trois océans: Atlantique, Pacifique et Indien, insérer le projet d'« Union» entre États riverains de la mer Méditerranée dans une double perspective géopolitique, 102
intercontinentale (vers la mer Noire, le Caucase du Sud et l'Asie centrale), interocéanique (en établissant un réseau de bases, d'escales, et de points-clés maritimes dans le cadre des accords avec les pays ACP). L'Europe doit se penser comme isthme occidental de l'Asie, ou Rimland eurasien, car elle fait partie intégrante du Rimland mondial, dominé par la communication, les débouchés maritimes, le régime des eaux et les échanges par les voies des océans. La bataille pour l'hégémonie et le leadership du monde se fera encore une fois sur le front marginal des continents (façades subcontinentales et péninsulaires) et de ce fait sur les rivages, les littorales et les routes maritimes interocéaniques du Rimland mondial. La définition d'une stratégie unitaire de l'Europe l'identification du pivot géopolitique de la planète.
dans le monde implique
Ce pivot est représenté par l'océan Indien, la région maritime centrale du XXIe siècle. Celle-ci s'étend à l'intérieur de la zone océanique, qui établit un espace de continuité vitale entre le Rimland mondial et la masse afroeuraSIenne. À l'ouest du continent, la période messianique de l'Union s'achève. L'Europe entre dans une période où le retour de la realpolitik et de la géopolitique mondiale imposent une nouvelle lecture de l'avenir.
. . . .
Celle-ci aura pour base de nouveaux l'Eurasie l'anarchie
paradigmes:
à la place de l'Europe; internationale
la définition des intérêts défense à la place d'une Droits de l'homme) ;
au lieu de l'intégration; vitaux et donc une politique de sécurité idéologisation des valeurs (la démocratie
le passage d'une « logique de négociation permanente européens à une phase d'équilibres de compétition
» entre
et de et les
États
Le premier paradigme engendre une stratégie d'ordre identitaire, car le passage du paradigme d'Europe à celui d'Eurasie pousse à la distinction entre deux Occidents, un Occident européen et un Occident américain.
103
VII.l
VERS UNE OSTPOLITIK
MONDIALE DE L'DE
À la lumière de ces considérations, une Ostpolitik mondiale de rUE en direction de l'Asie centrale se révèle évidente et indispensable pour l'Europe. Cette région est devenue une partie intégrante de l'équation stratégique qlli va de l'axe baltique à la mer Noire, du golfe Persique au Caucase du Sud et de la mer Caspienne orientale. La maltrise de cet espace immense implique une nouvelle redéfinition des objectifs de l'Union et une identification des menaces et des sources mondiales d'instabilité. Il s'agit d'un espace de pouvoir disputé, soumis au terrorisme islamique, à influences et des pressions multiformes venant du sud, du nord et de l'ouest, et qui demeure soumis aux pOllssées des acteurs majeurs du système intemationaL Dans son ensemble, cet dessine une zone d'intérêt vital pour la sécurité de l'UE influant (tjrectement sur sa capacité à devenir LIn acteur global snI' la scène mondiale. Projeter la sécurité et la stabilité dans la région de l'Asie centrale, après la réalisation du grand élargissement à l'Est, devient la prochaine étape d'un processus dont les objectifs sont multiples:
.
redéployer la stratégie générale de l'Europe vers l'Asie, Orient et le golfe Persique à partir de la Méditemmée ;
. .
différencier
le Moyen-
les sources énergétiques
définir un Agenda de réfonnes
et de résolution
des conflits avec les
pays de la région;
.
arrimer ces pays à l'Ouest et sauver r Alliance atlantique et relations euro-américaines, en renforçant r engagement occidental en Afghanistan. ]()4
C'est un nouveau grand défi qui se dessine pour la décade qui commence. Or, ce défi implique une coopération bilatérale et multilatérale, élargie à d'autres partenaires ou groupe de partenaires. La double présence des USA en Iraq et de l'OTAN en Afghanistan laisse les mains libres à la Russie, dans le but de poursuivre son retour dans la région, en essayant d'y occuper la place centrale qui était la sienne dans les deux derniers siècles. Le paradigme
géopolitique
dominant du XXIe siècle sera l'Eurasie.
C'est un postulat essentiel. Ce nouveau paradigme détermine déjà la politique étrangère, de sécurité et de défense des puissances majeures de la planète, les États-Unis, la Russie et la Chine et dicte également la conduite des puissances régionales moyennes comme la Turquie et l'Iran. La sécurité régionale est une composante capitale de l'équation de sécurité globale. Dans cette région immense, le défi stratégique majeur pour l'UE est de devenir le garant de l'indépendance et de la souveraineté de ces pays, d'affirmer le pluralisme géopolitique et pas seulement démocratique et de faire en sorte qu'aucune puissance ne puisse contrôler, ni dominer de manière exclusive, le pivot géographique de l'histoire. Pour l'UE, renouer avec l'Asie, c'est renouer autrement avec la Russie, la Chine, l'Inde et l'Iran. C'est imaginer l'avenir géopolitique du continent sur les arrières du Proche-Orient et de l'Asie mineure. C'est replacer le plateau turc dans sa jonction de plaque tournante intercontinentale, qui est historiquement la sienne, marquant sa contigüité géopolitique d'un caractère de discontinuité stratégique vis-à-vis de l'Europe. Dans ce contexte, 1'« Union pour la Méditerranéenne» s'insère comme le segment méridional d'une ceinture afro-eurasienne du continent, inscrit sur la bande longitudinale du grand croissant est -ouest. Penser à nouveau par l'espace signifie, pour l'Europe, de se refuser à être définie comme un pôle subalterne de l'Occident, en revendiquant un rôle fondamental de «balancier mondial» et de « fenêtre ouverte» sur l'Orient. Cette nouvelle « conscience de soi» géopolitique est fondamentale, car, par cette configuration, élargie à l'Asie centrale, l'Europe refuse de devenir prisonnière d'un rapport institutionnel à sens unique avec l'Afrique ou d'être figée aux instabilités du Proche-Orient tumultueux. Le centre des préoccupations eurasiennes et la clé des nouveaux paradigmes géopolitiques de l'Union européenne reposent sur le pari de replacer l'Europe au cœur de l'histoire et de faire de la stratégie eurasienne le laboratoire d'une volonté géopolitique commune, équivalente à celle des États-Unis. Trois enjeux apparaissent la realpolitik européenne:
. . .
la géopolitique l'affirmation l'extension
immédiatement
de cette nouvelle orientation
des ressources; de l'Asie;
de la zone d'influence 105
potentielle
de la Chine.
de
Si la bipolarité avait enfermé l'Europe dans la partie occidentale du continent, la nouvelle phase de l'histoire restitue à l'Europe son passé et sa diversité lointains. L'élargissement de l'DE et ses perspectives lui permettent de prendre à revers les puissances terrestres euroasiatiques par l'étendue de la projection des forces que justifie sa puissance navale et péninsulaire. Cette projection est rendue possible par l'accès aux zones côtières de la Méditerranée, de la mer Noire et de la Caspienne, et à celle du Golfe, à l'océan Indien et à l'Asie du Sud. C'est une donnée que sous-tendent la théorie et la stratégie navales contemporaines, appuyées sur l'anneau des bases périphériques et insulaires allant du Japon à Taïwan, puis à l'Indonésie. Cela demeure la condition géographique de l'unification tendancielle des terres par la maîtrise des mers. Par ailleurs s'oppose à cette inversion des rapports traditionnels entre l'Europe et l'Asie, qui vont désormais de l'Ouest vers l'Est, la manœuvre de contournement stratégique de la Chine. Cette manœuvre est double, elle est orientée en direction de l'Afrique au Sud, sous la poussée énergétique et commerciale et vers la Sibérie orientale au Nord, sous sa puissante vague modernisatrice, démographique et culturelle. C'est ainsi que la Chine tend à occuper en Asie, peu à peu, la place centrale qui était celle jadis de la Russie, en poussant plus loin les bornes de sa puissance. Par ailleurs, du point de vue du déplacement de l'axe de gravité géopolitique et économique du monde, le véritable clivage entre Orient et Occident se situe désormais au niveau de l'océan Indien. Compte tenu de ces considérations, une Ostpolitik mondiale de l'Union a pour fonction majeure d'interdire à une « coalition des pivots des terres» de souder les puissances continentales en fonction antioccidentale, en les détournant d'une «politique du pivot ». Elle a également pour fonction d'interdire à l'Empire du Milieu de remplacer la Russie en Sibérie orientale, par une pression démographique irrésistible, car le pays du Chung Kuô pourrait ajouter une façade océanique au potentiel de ressources de l'intérieur du continent, en menaçant ainsi la liberté du monde. Par ailleurs et du point de vue énergétique, l'Ostpolitik mondiale de l'UE a pour but d'amorcer l'indépendance des sources d'approvisionnement de l'Union.
106
VII.2
OSTPOUTIKEURASIENNE
À la lumière de ces observations, une Ostpolitik mondiale de rUE en direction de l'Asie centrale se révèle indispensable pour l'Europe. Le retour à l'eurasisme se caractérise philosophiquement par le refus du criticisme néokantien et par la pertinence absolue de r organicisme et de la puissance. L'eurasisme est aux antipodes de r idéalisation du droit, des libertés formelles et de la démocratie. en raison éminemment du réductionnisme historique, sociologique et culturel de celles-ci, bref de leur idéologisation. Les alTangements territoriaux et tout ce qu'ils comportent sont bannis par la « raison pure» européenne à cause du refus de parler de frontières. Lorsque l'on parle de frontières au sens géopolitique, il s'agit moins d'espaces de partage et, par conséquent, de conflits politiques possibles que d'« espaces frontières » entre le costland et le heartland, entTe les peuples qui ont connu les ,
J07
VII.3
LTOCÉANINDIEN. PIVOT GÉOGRAPHIQUE DU XXIE SIÈCLE
La région maritime centrale du XXI" siècle sera l'aire pivot de Indien. Celle-ci s'étend à l'intérieur de la zone océanique qui établit un espace de continuité vitale entre le ,
. .
Qui domine le
des mers»
de MacKinder
vers
du XXI" siècle
domine la « masse des terres » ?
Qui domine le Rimland mondial » domine le he(lI1/and mondial; tout à la " fois, rest et J'ouest, la masse des terres et rîle mondiale, bref le nord et le sud, les deux hémisphères et la planète-monde?
J08
VII.4 SYNTHÈSE
UNE
PROVISOIRE.
AUTRE
STRATÉGIE
stratégie
et à l'aide
POUR
L'EuROPE L'Europe se fera à partir révolution conceptuelle ».
d'une
autre
Cela comportera l'adoption de nouveaux géopolitiques, stratégiques et institutionnels.
paradigmes
d'une
«
historiques,
Une période de l'histoire européenne est close et une autre s'annonce. L'Europe politique se fera, comme tout rassemblement humain, par la nécessité et non par le consensus; dans la guerre et par la guerre, car des temps de conflits se dessinent et s'approchent et il faudra y être prêt. La période de la grande stabilité est derrière nous et il n'y aura pas d'idéologie, y compris fédéraliste, pour la conjurer. L'unité de l'Europe
sera vraisemblablement
bismarckienne
!
Elle retiendra un rapport de forces stabilisateur et il faudra y en adapter les concepts, les moyens et les forces. La nouvelle idée de l'Europe nécessitera un noyau de direction et d'impulsion, continental et guère insulaire, historique et guère conjoncturel, polarisant vers le centre et s'opposant à la périphérie. Or, la portée historique de cette logique est loin d'être admise. Le cadre d'action de demain sera l'Eurasie, et l'Europe aura besoin d'y manœuvrer. Cette manœuvre sera simultanément interétatique et classique et donc mondiale, mais aussi régionale et locale. Un équilibre doit sauvegarder la prééminence de la première sur la deuxième. La politique internationale dictera sa loi aux institutions et cela impliquera la création de liens institutionnels forts pour les moments difficiles, car la rapidité et la décision devront l'emporter dans l'action immédiate et dans l'urgence. Si les moyens de la décision seront institutionnels, la philosophie sera réaliste, la vision volontariste et la perspective idéaliste. C'est une « alliance de volontaires» qui fera l'Europe et les moyens y seront comptés. Comme toutes les décisions de grande envergure, cette alliance se fera par une opposition de grands intérêts et donc dans le combat et dans le sang. C'est une loi d'évidence et d'histoire. Les peuples seront les inspirateurs et les protagonistes de ces grandes affaires, mais jamais les interprètes. Les citoyens et la citoyenneté tisseront les réseaux de la coopération et de la paix, mais les diplomates et les soldats ouvriront seuls les pourparlers d'avenir. Si les conflits et les guerres ont été le fer de forge des bouleversements et de transformations de l'histoire, la notion de paix ou l'image du système international de demain devra inspirer le choix des alliances et celui des alliés d'aujourd'hui. Cela nous fera découvrir que le monde est peuplé d'ennemis ou de faux amis. La 109
philosophie, la civilisation combinaisons de l'acceptable en perspective.
et la culture interviendront pour définir et de l'inacceptable dans la vie quotidienne
les ou
Ce seront politiquement les proches ou les plus proches qui scelleront les jeux de l'avenir et l'histoire de l'Europe de demain. Elle sera dictée par nos choix et de ces choix résultera la place de l'Europe dans le monde et celle du jus gentium du XXIe siècle.
110
VIII. UNILATÉRALISME ET MULTILATÉRALISME. LA SÉCURITÉ ET LA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DE LA MENACE
Le multilatéralisme comme application du principe d'égalité aux relations internationales définit l'un des modes d'organisation des rapports interétatiques. TIse traduit par l'acceptation de règles communes et mutuelles et concerne des formes institutionnalisées de relations, dont le concept découle en partie de l'idéab sme, en sa forme wilsonienne, inspiré l'intemationalisme libéral, et en partie du réalisme, comme rationalisation de l'état nature. En ses ambitions universelles, le multilatéralisme postule la
reconnaissance par les États de leurs intérêts communs, sous la forme d'une coopération entre acteurs favorables au développement de relations pacifiques. L'essor du multilatéralisme date du XXe siècle, bien que ces origines historiques soient celles des grands traités internationaux, où la recherche de la paix et de ses équilibres comporta la réunion de plusieurs États et gouvernements, la Paix de Westphalie (1648) ou le Congrès de Vienne (1814). C'est après la Deuxième Guerre mondiale et à la suite de la mise en place des institutions des Nations unies et de celles de Breton Woods (GATT) qu'a été forgé le terme de «multilatéralisme », comme cadre d'une action, favorisant la coopération internationale tant au plan politique qu'au plan économique. Cette coopération a pour but la recherche de solutions viables, en ce qui concerne la prospérité des peuples. Au plan politique, le multilatéralisme entend diffuser les valeurs démocratiques et libérales considérées comme universelles, au plan économique, favoriser la multiplication des occasions d'échange et le développement du commerce sur des bases égalitaires. En son postulat réaliste, le terme de multilatéralisme appartient comme concept, aux middle range theories.
a plusieurs
sens, et il
Celles-ci prétendent surmonter l'anarchie du système international dépourvu d'une autorité centrale supérieure aux États, en faisant émerger la coopération et la convergence des intérêts égoïstes des États, qui évoluent au sein d'un système sans règles. Cette convergence a pour fonctions de sauvegarder les intérêts et le statut de la puissance dominante sans la remettre en cause. Ainsi, la pratique du multilatéralisme légitime sa prépondérance effective au sein des institutions multilatérales. En son postulat idéaliste, le multilatéralisme est pensé par les philosophes qui réfléchissent aux fondements des relations sociales comme pactum societatis, permettant de civiliser les liens entre les hommes, mais aussi entre les États. Le multilatéralisme, dont le cœur planétaire est au Palais de verre des Nations unies, ne se confond pas avec la «gouvernance », régionale ou globale, qui est pourvue de règles contraignantes. En effet, ces règles ne sont pas reconnues par l'acteur dominant, car ce dernier n'est porté à reconnaître que des actions bilatérales concertées. Le multilatéralisme ne se confond pas non plus avec des institutions idéologiques ou humanitaires, ni s'identifie à l'expression d'une orthodoxie de principes, en vue de l'affirmation d'une orientation particulière de la politique étrangère. C'est pourquoi font partie de plusieurs institutions multilatérales de coopération des États non démocratiques. 112
La pratique du multilatéralisme, contribuant à la stabilité internationale, appartient aux courants intellectuels que la théorie range parmi les « régimes internationaux », situés à l'intersection de la société internationale (ou anarchique) et de la société interétatique (ou policée). Il s'agit d'un mécanisme imparfait qui est investi de vertus positives et principalement de celle de favoriser la conduite des affaires internationales en vue de solutions et de compromis partagés et élargis. Comme projet politique ou pactum societatis, il se donne pour but de construire un nouvel ordre international, fondé sur le droit et conforme à une morale démocratique. Le postulat de base est que l'on ne peut vivre en sécurité que dans une société partageant les mêmes principes. Si le passage de l'état de nature à la constitution civile est caractérisé par la création d'un espace de conventions et de règles communes, celles-ci ne suffisent cependant pas. En effet, les droits et les obligations qui naissent du multilatéralisme peuvent comporter des litiges et des violations. Les perturbateurs resteront à l'écart de ces règles et ne se considéreront pas tenus à les observer, car, dans la plupart des cas, les acteurs déviants ne s'estiment pas intégrés à un ordre de valeurs édictées par des puissances, par leur nature intégratrices. Ils acceptent cependant que les modes de règlement des différends soient l'OMC et l'ONU, car ces tribunes leur assurent un espace d'influence, de critique et de contestation. La société internationale, ne pouvant compter uniquement sur la confiance et sur l'honnête observation des règles convenues, a élaboré au fil des ans et de l'expérience, une panoplie d'instruments, permettant aux parties de parvenir à des solutions équitables, négociations directes, médiations diverses, arbitrages formels ou informels, diplomatiques ou politicostratégiques. En cas d'impossibilité de compromis équitables, les «résolutions» du Conseil de sécurité des Nations unies peuvent aller jusqu'à l'établissement de mesures de sanction dans le cadre des principes de la « sécurité collective». En clair, il ne peut y avoir de multilatéralisme parfait, satisfaisant et totalement égalitariste, car la dimension inégalitaire de l'ordre international est due au poids inégal des États, ce qui fait dire au courant réaliste des relations internationales que la société internationale est mi-sociale et miasociale, mi-civilisée et mi-contractuelle, mi-violente et mi-naturelle. L'ordre international qui en résulte est le produit d'une régulation interétatique et contractuelle.
113
VIII.l UNILATÉRALISME - MULTILATÉRALISME
Ainsi et suivant une schématisation simplifiée, les formes que prend r action internationale des États obéissent à trois figures de relations: unilatérales, bilatérales ou llmltilatéraks. Ces formes se différencient les unes des autres en fonction de J'objectif, de la modalité d'action choisie, des conventions étabbes, du concept de légitimité, de la logique des régimes politiques, du pouvoir en place. Est unilatérale l'action entreprise par un pays, en dehors d'une convention établie, découlant du jus gentium et de la communauté internationale. Sont bilatéraux la convention ou le traité, établis et ratifiés entre deux parties et constituant une base de reconnaissance mutuelle ou un référent normatif pour le droit public. Dans ce cas, chaque partie contractante est juge et partie de l'observation de la convention, ainsi que de la nature et de la portée des sancÜons réservées à sa transgression. multilatérale enfin, la stipulation ou la définition de résolutions ou d'accord, au sein d'organisations intergouvernementales ou supranationales, à vocation régionale ou universelle.
]]4
Les conventions lient alors les pays signataires sur des sujets constituant la matière de ces accords et la transgression de ces accords comporte des sanctions collectives. À titre d'exemplification, distinctes de multilatéralisme
. .
. . .
nous pouvons :
distinguer
au moins cinq formes
un multilatéralisme paritaire, au sein d'organismes caractère économique comme l'OMC, où joue toutefois nation la plus favorisée » ;
internationaux à la «clause de la
un multilatéralisme directeur, au sein d'organisation de sécurité collective, comme l'OTAN, où vaut la règle du primus inter pares et celle de l'unanimisme institutionnel; un multilatéralisme de prévention des crises, comme dans le cas des pourparlers avec la Corée du Nord ou l'Iran, où interviennent des puissances régionales et des puissances globales extérieures, selon la nature et la capacité de nuisance de l'acteur visé; un multilatéralisme de croisade et de coalition, comme en Irak et au Golfe, pour intervenir militairement dans un premier moment et pour sortir de crise ensuite; un multipolarisme de contestation où les systèmes de marchandage, forts, car formulés librement.
ou de critique, de résistance
au sein des Nations unies et de paralysie sont plus
Aucun pays n'est complètement unilatéraliste nI totalement multilatéraliste dans la scène internationale, car, dans un cas, il se condamnerait à l'épuisement des forces et, dans le deuxième, à l'impuissance politique et militaire, doublée d'une logique de démission et d'abandon, qui conduisent à la défaite. L'ensemble de ces formes de l'action internationale s'inscrit dans un ordre de relations, caractérisées par la nature imparfaite de la société internationale. Cette société est régie en son aspect policé par le droit public international en son aspect naturel ou hobbesien par la loi de la force.
et
Inutile de rappeler que la société internationale est caractérisée par l'absence d'une instance centrale de production et d'interprétation de la norme et par l'inexistence d'une force irrésistible de sanctions (tribunaux et police). Ainsi, dans l'ordre international chaque acteur demeure maître de l'utilisation légale et légitime de la force pour faire valoir ses droits, ses intérêts ou ses valeurs. L'état chaotique de l'ordre international et l'état variable des équilibres de force entre les détenteurs du pouvoir de contrainte font de chaque acteur un joueur de la scène internationale, mais aussi un interprète de ce jeu, à chaque fois aventureux et risqué dans le commerce 115
entre les nations. Chaque unité politique est arbitre insyndicable de la guerre, entre les unités du système. Les acteurs de la vie internationale se déterminent en fonction de déterminismes multiples. Nous pouvons les énumérer schématiquement, des logiques et des horizons éloignés tels:
. . . . . . . . . .
l'ambition l'intérêt
de la paix et
par rapport à cet enjeu
en repérant leurs sens dans
ou la gloire; national ou vital;
le principe égoïste du calcul et du gain; la préservation
du rang dans la hiérarchie
des puissances;
les doctrines et les principes de défense du statu quo, plutôt que celles qui prônent une volonté de changement et l'affirmation de la loi du mouvement de l'histoire ; le maintien
ou l'amélioration
la définition d'hostilité;
d'une
l'idée de légitimité certaines valeurs; l'identification subversifs;
des équilibres
stratégie,
historique
d'États
offensive
ou l'esprit
perturbateurs
des forces; ou défensive,
missionnaire,
ou «hors
les formes dominantes de pensée et les utopies, mobilisent les opinions et les masses.
prévue
en cas
pour l'affirmation
de
la loi », en leurs mobiles ou encore les slogans,
qui
Si le concept de sécurité est le concept organisateur central de l'ordre international et donc le concept structurant par définition, la manière de préserver la sécurité est la résultante d'une multiplicité de politiques et d'une pluralité de modes de relations extérieures. En conséquence, la politique de sécurité d'un pays peut se distinguer selon deux axes, dont le premier est inspiré par la sauvegarde intangible d'une liberté de conception et d'action indépendante (unilatéralisme) et le deuxième par la recherche d'une sécurité collective, obtenue au moyen d'alliances permanentes ou de coalitions de circonstance. Les alliances permanentes sont, dans la plupart des cas, à caractère régional et les coalitions de circonstances sont liées à la logique des participants et varient en fonction des objectifs et des enjeux de l'action. La légitimité de l'action internationale est inhérente à l'action collective et à la catégorie des formes multilatérales de la politique extérieure. De manière générale le choix entre l'unilatéralisme n'est jamais pur, ni jamais abstrait.
116
ou le multilatéralisme
Il dépend de la puissance de l'acteur, surtout de la perception des menaces.
de la conjoncture
Le choix des alliances sera différent si les menaces étatique ou de nature transnationale, ou les deux à la fois.
internationale
et
sont de nature
L'action internationale choisie par les États, unilatérale, bilatérale ou multilatérale, dépend toujours d'une incertitude majeure, celle qui s'inscrit entre la menace et la perception de la menace (bref entre la réalité et sa lecture subjective). L'idée que pour comprendre les relations internationales, il faut partir de la menace et surtout des incertitudes dictées par l'évaluation de celle-ci, nous amène à rappeler que deux grandes écoles de pensée s'opposent aux ÉtatsUnis pour s'interroger si l'horizon stratégique des trente prochaines années sera façonné davantage par le terrorisme et conjointement par l'islamisme ou, en revanche, par la logique des États, par la géopolitique eurasienne et par les rivalités nationales en Extrême-Orient. Le dilemme de stratégie générale des USA déterminera en large partie l'unilatéralisme et le multilatéralisme de sa politique extérieure et influera sur les modalités des politiques étrangères des autres États. En théorie et sauf d'autres attentats majeurs contre la puissance des USA, la question chinoise et les quatre foyers de crises du golfe Persique et de l'Iran, de l'Afghanistan et du Pakistan, et enfin de Taïwan, de la Chine continentale et de la Corée du Nord, supplanteront les questions terroristes en termes de priorités, sans toutefois les éliminer. La réponse que la politique et la diplomatie américaines accorderont à ce dilemme, déterminera le mélange des formes d'action, unilatérales ou multilatérales (bref des réponses individuelles ou des réponses collectives). L'idée d'un saut qualitatif du terrorisme international, utilisant des armes chimiques, biologiques ou nucléaires et proposant une fusion opérationnelle du fanatisme et de la technologie, amène à des développements géopolitiques et géostratégiques majeurs.
117
VIII.2
LA NOUVEllE GÉOPOLITIQUE DES MENACES
Cette hypothèse peut conduire tout aussi bien à réponses collectives coordonnées et donc il des fonnes de sécurité collective et de ce fait il des règlements multilatéraux renforcés qu'à des réponses individuelles désordoill1ées (dictées par une lecture stratégique divergente de la « nouvelle géopolitique des menaces », fondées sur des atavismes culturels et des enjeux symboliques). Les «atavismes et les enjeux symboliques» sont le produit et la confusion inextricables, au plan sociologique, d'héritages, de cultures, de religions, de mœurs anciens, d'idéalités, de frustrations, de passions ancestrales et dépendent de l'homogénéité ou de l'hétérogénéité des différents sous-systèmes régionaux, mais aussi de la cohésion stratégique de chaque unité politique. Puisque le terrorisme amène à un renforcement du rôle de l'État et des pouvoirs publics, au détriment de la logique des droits civiques et des garanties démocratiques, la prise en charge de la sécurité débouche sur de nouvelles alliances et sur un pouvoir d'action international de type multilatéral. Par ai Heurs, les images d'affrontements transversaux et de clash civilisationnels produisent un croisement de défis sociétaux, de défis politiques et de détïs géopolitiques, el ces derniers exigent des réponses sélectives et différenciées, comportant des mélanges divers d'unilatéralisme et de multilatéralisme soft, d'actions préemptives et de politiques à long terme. ]]8
Un mélange stratégique de déstabilisation du statu quo, d'action, de soutien régimes en place et d'actions de prévention et de gestion crises est indissociable de realpolitik et d'une attention aiguë à distribution de la puissance la balance mondiale du pouvoir. La complexité du système international engendre une ambiguïté en Occident sur les priorités entre la défense des grands principes universels (État de droit, démocratie et Droits de l'homme) et l'affinllation d'un réalisme politique déclaré. En effet, aucun système de pouvoir n'échappe à ces dilemmes (dictés par l'hétérogénéité cultures et comportements) qui inspirent et justifient des réponses différenciées pour chaque cas et pour chaque situation. Les défis de demain seront irréductibles à un dénominateur commun et à une seule réponse, celle, par exemple de la force militaire, ou à la réponse d'une seule ptùssance surclassant toutes les autres et agissant de manière unilatérale. Conscients de ces difficuJtés, les États-Unis pratiquent désormais un unilatéralisme mélangé de multilatéralisme qui permet, à l'échelle globale, une planification stratégique inégalée.
VIII.3
GÉOPOUTlQUEET
MULTILATÉRALISME
CULTUREL
La logique sécuritaire que les Européens croyaient supplimée après la chute du mur de Berlin ne justifie guère le choix du multi1atéralisme pour régir et brider le comportement des nations. ]]9
Les Européens demeurent plus attachés aux fictions d'un ordre juridique, dans lequel les idéaux et les intérêts convergeraient (et cela au sein d'un monde gouverné selon les principes du multilatéralisme). Ils sont portés à croire aux principes qui assignent le même poids aux États démocratiques comme aux États despotiques et voyous. Or, il n'y a aucun multilatéralisme qui puisse exister sans une bonne dose d'unilatéralisme. Les Européens, suivant leurs préférences, font des Nations unies et du Conseil de sécurité l'expression accomplie d'un véritable ordre multilatéral, sans se rendre compte que même au Conseil de sécurité le déséquilibre de puissance est énorme. Or, la force ou la puissance s'équilibraient de manière approximative à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, bien qu'il n'y ait aujourd'hui qu'un seul super power, jugé par certains observateurs sur le déclin. Ainsi, le siège du Conseil de sécurité est, pour les nations européennes, un substitut de la puissance qui leur fait défaut. Elles sont d'autant plus attachées à cette fiction que leur personnel politique est inspiré par une culture de la légalité et de la conciliation avec les adversaires du droit international et les ennemis de la démocratie. La cause en est que les Européens ont abjuré à l'atavisme de leur politique de puissance et qu'ils confient leur avenir à une sécurité qui leur vient « gratuitement» de l'extérieur, pour la plupart des menaces probables. En ce qui concerne en particulier la puissance, les Européens ont oublié que tout ordre international est établi par la guerre et que le recours à la force fixe l'étendue et la profondeur de l'égalité et de la fraternité entre les peuples.
120
VIllA
PERCEPTION
DE LA MENACE
Dans tous les systèmes intemationaux, la notion de menace détermine celle de défense et de sécurité, autrement dit, pour ce qui est la défense, la double logique de l'offensive, (l'épée), et de la défensive (le bouclier), et pour ce qui est de la sécurité, le choix des alliances ou des coalitions, qui président à la prévention ou à la résolution des crises. L'évaluation de la menace et le calcul des capacités de l'adversaire se distinguent dans chaque sit1.1ationdu facteur psycho-politique décisif, la perception du danger, qui est inhérente à la nature de l'idéologie ou à celle du régime politique de l'ennemi. Dans toute situation de crise nous avons donc à faire, d'une part, à la menace réelle, qui tient à la logique des armes et, d'autre part, au système de perceptions qui commande à la dialectique des intentions et des volontés.
VIII.5
L'EUROPE
ET LES ÉTATS.UNIS
FACE À LA PERCEPTION DE LA
MENACE
En ce qui conceme la menace et la réponse à la menace, l'Europe met l'accent en ligne générale sur la diplomatie et les jeux d'irrfluence. La préférence est accordée au droit au lieu de remploi de la force, à la séduction au lieu de la coercition physique. Cette orientation conduit tout 121
droit à la réprobation de l'unilatéralisme, car les Européens apôtres d'une gouvernance mondiale pacifiée.
sont devenus des
L'unilatéralisme américain réagit à la menace par l'élaboration d'une doctrine, la doctrine de l'action préemptive. Celle-ci conduit à une limitation de la souveraineté des États, considérés redevables d'obligations internationales, tant vis-à-vis de leurs sujets que des autres acteurs de la scène mondiale. Cette doctrine pose un difficile problème de principe, celui de la qualification juridique des actions menées par les États, en dérogation d'un mandat des Nations unies. Quel est le type de contrat qui relie l'État au système international? En matière d'intervention unilatérale face à des menaces imminentes, les États-Unis considèrent qu'il n'y a pas de légitimité au-dessus des États démocratiques et que cette légitimité, conférée aux institutions supranationales par un processus négocié, peut être retirée à tout moment. Non seulement elle n'est pas permanente, mais elle n'appartient en propre qu'aux détenteurs effectifs de la souveraineté, les États. À ce sujet, les Européens font semblant de croire qu'il existe une volonté autonome de la communauté internationale et qu'elle résulte non pas d'un vote, mais d'une délégation permanente de pouvoir. Ils préfèrent sous-estimer, voire occulter, qu'il ne s'agit là que d'un consensus provisoire, souvent marchandé et résultant d'un climat politique totalement conjoncturel. Ils n'oublient guère que c'est l'action coercitive qui relève de la volonté des États et de leurs capacités d'action. Même dans ce cas, les Européens sont portés à croire que la volonté de la communauté internationale est l'incarnation partielle d'un principe de raison. L'emploi de la violence, qui a marqué l'histoire européenne du XXe siècle, a été considéré comme un exercice effréné de la souveraineté et de son unilatéralisme aveugle. Ainsi, la maison européenne, en tant que produit des Lumières, est vue comme une architecture novatrice, dont une partie des Européens s'attendent qu'elle dépasse la politique de puissance, le versant démoniaque de la poétique historique. C'est tout le sens de la notion d' « Europe postmoderne ».
122
IX.
L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS ET LES CHANGEMENTS DES PARADIGMES STRUCTURANTS
Avec l'effondrement de la bipolarité et, en particulier, après le Il septembre jaillit une nouvelle manière de penser les enjeux géopolitiques dans le monde. Changent en effet les grands paradigmes structurants et s'inverse le choc de la «surplise stratégique» qui, de tecImico-mj]itaire devient cognitive, culturelle et poli tico-stratégique. Le paradigme demeure la matrice du raisonnement logique, l'encrage, par le biais de l'abstraction, du monde sensible et, dans notre cas, de l'univers historique. Il constitue un des fondements de la pensée et des croyances acquises. Ce fondement est philosophiquement k « référent premier» des démonstrations à atteindre. Il contient la justitlcation rationnelle et les
principes essentiels de la science, ceux qui définissent les concepts, la recherche de la rigueur et la sauvegarde de la clarté, face aux raisonnements arbitraires, infondés ou faux. Dans notre cas, il désigne l'adéquation à un objet qui a changé de contenu ou de forme et dont la capacité explicative faible. Le «fondement» est donc le lien de cohérence essentiel entre réalités observables et assertions démonstratives. En ce qui concerne le domaine des relations internationales, seront pris en considération, à tÎtTe indicatif, descriptif et non problématique, les paradigmes qui portent sm l'espace européen: de l'Europe à l'Enrasie.
IX.1
LES
CHANGEMENTS
L'ESPACE EUROPÉEN;
DES
PARADIGMES
STRUCTURANTS.
DE L'EUROPE À L'EURASIE
En effet, la construction emopéenne, qui s'est pensée dans un espace continental fermé, comme réconciliation politique et élargissement stabilisant à l'Est, doit se concevoir désormais dans un espace intercontinental ouvert, celui de l'Eurasie et dans un cadre global, à forte asyméuie, celui des réseaux mondiaux, interactifs et interconnectés. niveau de l'espace eurasien que se redessinent ses fronti~res géopolitiques et culturelles. La position médiane des pays de l'Est induit un changement dans l'axe de gravité politique du continent vers le pivot des terres, le heartland de Halford MacKinder, dans une dimension qui replace aux fi'ontières des mondes, J'ordre des préoccupations fondamentales de la vie des nations, l'équation démographique, culturelle, énergétique et stratégique. C'est un rapprochement de l'Europe vers de crise» qui va l'Irak à 124
l'Afghanistan, en passant par le Proche-Olient !'Iran. arc relie la tl'ontière orientale du continent aux tensions les plus dangeœuses de la planète, aux plus déstabilisantes de la conjoncture actuelle. Depuis la fin de la bipolarité, le monde a changé de centrahté et donc d'horizon historique. Le XX" siècle a eu l'Europe comme paradigme géopolitique central. Au XXIe siècle, la matrice fondamentale des raisonnements géopolitiques et conceptuels est devenue l'Eurasie. impliq ue un changement radical de perspecti ves, d'aIIjances et de parentés civilisationnelles.
IX.2
LE« COMBAT CONTRE LE TERRORISME INTERNATIONAL
»3
Le «combat contre le tenorisme international» est Je signe que l'on est entré dans l'ère de l'asymétrie permanente le terrorisme qui apparaît dépourvu désormais toute justification morale, éveille les esprits à une guerre intercivilisationnelle de longue durée. paradigme de combat, perçu comme anti-islamique dans les pays musulmans, change la cartographie culturelle et humaine de la planète et reconfigure le système des perceptions de r ennemi, Il apparaît effectivement comme structurant et comme discriminant et prend la forme sinueuse d'une sécante entre les deux hémisphères, autrement dit, d'une frontière floue entre l'homogène et
L'ère de l'asymétrie oblige à ne plus faire uniquement de la prévention face aux dangers, mais aussi de la préemption, L'appm'ition d'une asymétrie permanente n'est pas sans relation avec les risques politiques. Il s'agit de prendre les devants pour la sauvegm'de de la démocratie. d'Ol1 l'opposition conceptuelle entre «démocratie armée » et «
démonatie
désarmée
", ou à l'esprit
capituhu'd.
125
l'hétérogène, tant au plan religieux qu'identitaire. paradigme influe profondément sur engagements pour la paix et sur la géopolitique allianœs. La cartographie des allégeanœs communautaires et des régimes politiques en est influencée. méthodes et les doctrines d'action sont reconfigurées à partir de ces allégeances qui s'enracinent dans des « principes de légitimité» divers et opposés. L'ère des idéologies du passé a représenté la liaison inextricable entre mouvements intellectuels, partis de contestation et de prise de pouvoir, régimes politiques et formes d'État. Les nouveaux paradigmes annoncent une résurgence des croyances et apparaissent aujourd'hui comme métapolitiques et radicaux, car ils transcendent ]a sphère de r autOlité et tirent leurs sources, des buts premiers et ultimes de l'action humaine. Les conflits ainsi suscités sont puissants et durables, profondément enracinés dans traditions et se ressourcent anœstrales qui sont à la fois globales et locales.
car ils sont aux passions
IX.3 LA GLOBALISATION MÉDIATIQUE
La globalisation médiatique est donc la conjugaison orientée d'images, de représentations mentales et de schémas cognitifs, qui opère la fusion de trois pouvoirs: d'information, de désinformation, et d'intoxication, dont on a traité à propos la notion de puissanœ. À l'intérieur de cette dimension, qui suscite des émotions et des passions violentes, se déploie tIDe « guerre hors limite» et cette guerre se signale par ;
126
. . . . . . . . . . . .
le déplacement des enjeux du conflit « sens » et de l'éthique du conflit;
du terrain
de combat
à celui
le passage de la puissance mondiale classique à la puissance autrement dit, de la puissance matérielle à la puissance immatérielle puissance spécialisée à la puissance en réseau;
du
globale, et de la
le primat conceptuel de la géopolitique sur la logique de l'espace économique. En effet, le terrain d'exercice de la politique mondiale est de nature géopolitique et guère économique, et porte pour l'essentiel sur la rivalité de puissance et non sur la régulation des cycles, sur la gouvernabilité internationale et non sur la gouvernance ; l'émergence du facteur culturel et identitaire, clivages à base civilisationnelle ;
et l'apparition
de nouveaux
la politique et le système de valeurs. Cet aspect a pour objet la justification de la réalité, désormais planétaire, et vise son hétérogénéité profonde et sa complexité, son polythéisme conceptuel et religieux; la politique et la décision. La compression du temps radicalise désormais la décision pouvant échapper à tout contrôle rationnel. Ses structures d'action, à fonction dissuasive, se traduisent en options aux risques inacceptables et sans parades; la politique et la rationalité. Le dépassement du «seuil» de rationalité maîtrisable concerne essentiellement la violence balistico-nucléaire et justifie l'exigence de règles d'emploi acceptées et respectées et la codification de traités et d'accords dits de non-prolifération; la politique et le conflit. Le déplacement de l'axe de gravité du monde redessine l'arc des crises et des conflits, et assigne aux acteurs majeurs de la scène internationale les plus exposés à la multiplicité des dangers régionaux, des valeurs signifiantes diverses; la politique et l'information. Le renseignement et l'information deviennent le premier attribut de la puissance globale. Ces attributs comportent une modification des moyens, des ambitions et de la nature même de la puissance. la notion de « frappe destructrice » induit une interaction dans les jeux des facteurs d'annihilation.
incommensurable
la conception du «facteur décisif », de la menace et des tensions. L'embargo des approvisionnements énergétiques et les facteurs de déstabilisation politique, paralysent désormais l'ensemble des activités sociétales et valorisent la soft war; la politique et l'anticipation. L'autonomisation croissante de la fonction stratégique et celle de l'anticipation (préemption) érigent en maîtrise du monde la stratégie globale et intégrale et la politique pensée, calculée et conduite en milieu conflictuel;
127
. .
la politique ordinaire et les conflits métapolitiques. L'émergence du facteur religieux ou de motivations ultramondaines engendre des conflits inédits, les conflits métapolitiques prenant racine dans l'hétérogénéité structurelle du monde. Il en découle différentes politiques de l'identité et d'autres modalités d'exercice de l'hégémonie; la politique et la légitimité. Nous touchons à une mutation-clé dans l'anthropologie du politique, bref, à une autre perception de la notion de l'ennemi. L'adéquation de la décision aux diverses temporalités de l'action historique et aux différentes scansions du psychisme (monde moderne/monde traditionnel) engendre un écart de substance culturelle dans les conceptions du pouvoir et dans celle de la légitimité. Cela impose une politique de la différence et donc de l'hostilité, bref, une anthropologie adaptée du politique et de la politique. Il s'agit d'une différenciation de la structure éthique conduisant à une discontinuité des seuils de «tenue » et de «rupture », humainement tolérables dans la paix et dans la guerre. En effet, les êtres humains vivent de plus en plus des «attentes» et des «besoins spirituels» venant de temporalités décalées. Cette relation marque l'émergence d'une articulation, autrefois impensable, entre éthique, droit et force, qui est à la racine de la mésentente et des identités en conflit.
128
X.DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE À LA PUISSANCE GLOBALE. LES ATTRIBUTS DE LA PUISSANCE GLOBALE
X.I
LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE
Dans Paix et guerre elllre les nations, au chapÜre II, Raymond Aron place la notion de puissance panni les moyens de la politique extérieure et au chapÜre III, associe cette même notion à la gloire et à l'idée, la classant parmi buts de la politique étrangère. Dans la quatri~me partie de son
ouvrage, il reprend l'examen de la notion de puissance au cours des deux chapitres finaux, le XXIIIe et XX IVe, pour traiter de la perspective qui se dégage historiquement au-delà de la politique de puissance. Il s'agit d'une bifurcation conceptuelle. La première porte sur le pacifisme, la Société des nations, les Nations unies, l'imperfection du droit international et la sécurité collective. C'est le chapitre XXIIIe dont l'intitulé est net: «Au-delà de la politique de puissance: la paix par le droit. » La deuxième au XX IVe indique clairement l'autre voie de la politique de puissance: la paix par l'empire. Y sont développés des thèmes de grande actualité sur les équivoques de la souveraineté et sur les formes d'État, qui se déclinent sous les deux aspects de l'État-nation et de la fédération, puis de la fédération et de l'empire. En revenant à la présentation de la première partie et donc aux premiers chapitres de l'ouvrage, la partie qui porte le nom de « Théorie» et en soustitre «Concepts et système », R. Aron tient à distinguer la notion de puissance de celle de force, puis de celle du pouvoir, avant d'en venir aux éléments de la puissance et aux incertitudes de sa mesure. Là encore, le descriptif aboutit à l'historique et à l'indétermination de la conduite diplomatico-stratégique dans l'utilisation de la puissance, offensive ou défensive, en temps de paix ou en temps de guerre. Commençons par la définition de la notion de puissance. La puissance (power ou Macht) se distingue de la force (strenght ou Kraft). La puissance est désignée comme la capacité de faire, de produire ou de détruire, et cette définition porte à la distinction entre « puissance défensive» et « puissance offensive », autrement dit, dans un cas, à la capacité d'un individu ou d'une collectivité de ne pas se laisser imposer une volonté, ou alors de l'imposer aux autres. Deuxième cas de figure, la définition de la force appelle à la logique des ressources matérielles, cependant que la puissance désigne leur mise en œuvre à partir d'un but. Dans le domaine des relations internationales, la force actuelle, immédiatement disponible en cas de conflit, se rapproche de la notion de force militaire utilisable sans alerte préalable. La puissance, par contre, est un ensemble de ressources qui correspondent à un potentiel de mobilisation. En ce qui concerne la notion de pouvoir, Aron lui assigne la définition d' « autorité» de décision, de délibération et de volonté, légalement définies et orientées vers un but politique. Il revient sur la précision que la puissance est une capacité d'action collective sur des ressources disponibles, mobilisées à l'échelle internationale par la compétition, la rivalité, l'hostilité ou le choc des volontés.
130
X.2
LES ÉLÉMENTS DE LA PUISSANCE
Les éléments de la puissance visent directement ou indirectement la force militaire et donc la capacité globale d'action d'une unité politique. Plusieurs auteurs, Spykman, Morgenthau, Steinmer, Eischer et autres, se sont penchés sur l'énumération des composantes de la puissance classique au XXe siècle: territoire, frontières, matières premières, population, moyens, homogénéité ethnique, développement, finance, intégration sociale, capacité d'action, stabilité politique et esprit national. Les éléments homogènes de ces classifications ne doivent pas faire oublier les éléments immatériels de la puissance et donc le caractère approximatif de celle-ci. Trois catégories fondamentales permettent le regroupement des facteurs de puissance, le milieu, les moyens, les capacités d'action collective. Pour revenir à Spykman, parmi les dix facteurs qu'il repère dans la définition de puissance, il y en a trois qui tiennent au milieu, au territoire, aux frontières et aux matières premières; quatre aux moyens, à la population, à l'homogénéité ethnique, au développement et à la finance ; deux aux capacités d'action, et donc à l'intégration morale et à la stabilité politique d'une part, à l'esprit national de l'autre. R. Steiner en identifie huit et G. Fischer, autour de la Deuxième mondiale, en classe les éléments en trois catégories:
. . .
politiques: voisinage;
géographie, population, organisation et culture, frontières et
psychologiques: économiques: technologique,
Guerre
flexibilité,
fiabilité, persévérance
sol et richesses minérales, commerce et finance.
et adaptation;
organisation
industrielle
et niveau
La ressemblance de ces éléments ne parvient pas à définir une homogénéité pertinente permettant de mesurer la puissance qui est par essence approximative. Cependant, du point de vue méthodologique dans l'étude des éléments de la force globale des unités politiques, il est important d'établir quels sont les éléments qui sont déterminants de la force militaire. Toujours sur le plan de la méthode, quel est militaire et la société, ou la collectivité elle-même? de conceptions de la violence, la force et les appartenu au XIXe siècle, la pratique de la violence XXe siècle.
131
le rapport entre la force En termes de violence et théories de la force ont ouverte et clandestine au
X.3
LA NOTION DE PUISSANCE ET SA TRANSFORMATION
La transition de la puisstUlce mondiale classique à la puissance globale date de la course aux armements relancée par \' Administration Reagan. post, on peut la définir comme le passage graduel de la puissance matérielle à la puissance immatérielle, de la puissance spécialisée à la puissance en réseau. La première est dans la plupart des cas une pUJssance géopolitique régionale, géographiquement localisée, capable de faire face seule et simultanément à de grands conOits sur plusielŒs fronts, la deuxième une puissance déspatialisée, présente en permanence et globalement sur tous les théâtres et sur tous réseaux, économiques, technologiques, financiers, culturels et médiatiques. Cette présence pennet, en situation de crise et de tension, le blocus, l'isolement et la quarantaine de la puissance perturbatrice ou hors la loi, cependant que l'absence de présence sur un ou plusieurs théâtres ou réseaux indique une carence structmelle et une faiblesse opérationnelle qui affectent sensiblement la capacité de manœuvre stratégique des acteurs en compétition. gamme d'attributs de la puissance globale recouvre toutes les caractéristiques classiques de la puissance mondiale d'autre fois au plan des ressources, des capacités matérielles ou de frappe, mais aussi d'influence politique, économique, financière et de nation building (émergence et recomposition d'un État de droit). Elle additiOlme les premières aux deuxièmes, qui sont celles de la puissance postmodeme, relationnelle, institutionnelle, diplomatique et médiatique. Au sens marxiste de l'analogie, la puissance mondiale classique est celle de l'infrastructme et de la société industrielle, tandis que la puissance globale reflète le développement exceptionnel de la superstructme et de la communication, de l'information et de 1'« intelligence ». 132
XA
L'INTELLIGENCE, RAMIFICATION
LA
SURVEILLANCE
STRATÉGIQUE
ET LA
SPATIALE DU POUVOIR D'ÉTAT
La particularité de l'intelligence du XXe siècle est celle d'opérer, en support décisif de la décision, comme couverture de surveillance stratégique à caractère permanent. Celle-ci est actée dans les deux fonctions de la « défensive» et de 1'« attaque préemptive ». La puissance globale est en même temps tridimensimmeHe et «hors limite». Elle est terrestre, maritime et spatiale. Le réseau satellitaire est essentiel dans la collecte des informations géopolitiques et stratégiques vitales. Ce réseau est destiné à observer la morphologie du monde et ses transformations. Il capte et surveille le plasma immatériel de la communication humaine. Ce réseau constitue la ramification spatiale et, dans le même temps, l'épine dorsale du pouvoir centralisé de l'État. Il est l'ouüI essentiel de planification et de décision politique, géopolitique et stratégique. Au plan diplomatique, la méthode de gestion du monde comme outil de la puissance globale et, en même temps, comme technique de représentation se fait valoir par Ie linkage horizontal ou vertical.
133
X.5
LA PUISSANCE
GLOBALE ET SES ATTRIBUTS:
DIPLOMATIE
TOTALE,
GLOBALISATION
L'« ALLIANCE
LE LINKAGE, LA GLOBALE
LA
MÉDIATIQUE ET LA « GUERRE HORS LIMITE»
L'attribut le plus important de la puissance globale est le Jinkage, luimême lié à la diplomatie totale, Le Jinkage désigne une démarche générale qui a marqué profondément la politique étrangère des États-Unis, surtout dans Jes grandes négociations stratégiques SALI et SAL2 des almées 70. Il s'agit d'une interrelation verticale et horizontale entre Jes problèmes majeurs de la scène in ternationaJe. Les ptÜssances qui ont des intérêts globaux disposent d'un nombre considérable de combinaisons ou de ]jnkages entre acteurs et problèmes, entre problèmes et solutions. Ces problèmes vont des questions stratégiques et de non-prolifération, aux questions financières, teclmologiques et monétaires et aux tentatives d'amorcer un dialogue régulateur entre acteurs essentiels et acteurs non essentiels, voire perturbatem's, du système international. Cela prend forme autour de situations de tension et de crise, oscillant entre confrontation et négociation.
134
X.6 LES PRINCIPES DU LINKAGE
Les principes qui l'explicitent se retrouvent dans le premier rapport annuel du président R. Nixon au Congrès États-Unis sur la politique étrangère de 1972 et dans les Mémoires de son Secrétaire d'État, Ml' H. Kissinger.
X.6.1 L'aspect stratégique
Ce dernier est succinctement exposé dans le rapport Nixon: «Mon gouvernement reconnaît que évènements internationaux s'insèrent dans un réseau de relations complexes: les questions politiques 135
sont liées aux questions stratégiques, les évènements politiques dans une partie du monde peuvent avoir des conséquences de grande portée sur l'évolution politique dans d'autres pmiies du globe. » Dans ses Mémoires, Kissinger présente le linkage comme l'un des principes directeurs qui auraient dû orienter la politique américaine. Ce principe fixait une liaison entre le linkage stratégique, comme interdépendance de politiques et de problèmes particuliers et le linkage tactique, comme technique de négociation, centrée sur l'obtention de concessions de la part des adversaires partenaires.
X,6.2 Un choix entre « confrontation
et négociation
)}
Au cœur de toute méthode à suivre pour articuler conduire les affaires internationales et pour mener tIDe politique à long terme de portée planétaire ou globale, le linkage apparaît comme une matrice unitaire à caractère indispensable. Il comporte une large gamme de problèmes et une pluralité d'acteurs, étatiques ou exotiques, distribués sur des aires géopolitiques différentes. Dans son aspect stratégique, il vise à traiter les nouveaux réseaux de pouvoir dans monde. En tant que synonyme de grande orientation stratégique, il sous-tend tout aussi bien une conception bilatéraliste que multilatéraUste des relations internationales.
136
X.6.3 L'aspect tactique Dans son aspect tactique, le linkage est apte à faire converger les efforts des deux partenaires vers un dialogue régulateur, basé sur la reconnaissance d'un même code de conduite. Une même conception de la légitimité internationale doit imposer des limites dans les comportements admis, car toutes les parties s'imposent d'accepter le respect d'une sorte d'intérêt supérieur et la sauvegarde, bien comprise, de la sécurité internationale. Dans l'aspect tactique du linkage trouve une application pleine la notion d'interdépendance, comme réciprocité de traitement entre les effets positifs et les effets négatifs d'une même relation, bref, l'idée d'une liaison entre dépendances mutuelles du signe contraire. Au niveau de la négociation, le linkage introduit des éléments de souplesse qui s'inspirent des techniques classiques de la compensation. Il suppose un synergisme de visées réciproques, entremêlées de volontarisme et d'action pédagogique. Les progrès réalisés dans un domaine doivent entraîner des progrès dans d'autres domaines de la négociation. Le présupposé est qu'il existe une interdépendance objective, enracinée dans la logique des intérêts et une interdépendance subjective, dictée par les perceptions réciproques de la part des deux partenaires. L'idée de sanctionner par des coûts politiques des transactions d'ordre économique, d'un intérêt évident pour l'adversaire, imposant des restrictions aux échanges, ou refusant certains avantages, a été la raison de fond de l'utilisation tactique du linkage. Le but en a été d'inciter à des concessions et à des assouplissements de conduite sur des thèmes déterminés. Il s'est agi de contre-mesures sélectives ou de rétorsions non militaires, jouant sur la méthode d'association entre coûts (politiques) et avantages (économiques), afin de rendre les responsables plus conscients du «prix» de leurs actes. L'utilisation tactique du linkage, pour faire face à des impasses diplomatiques, pour maîtriser des situations de crise, ou pour influencer le comportement de l'adversaire dans des situations très particulières, a été pensée aussi, de la part des responsables politiques, comme une réponse à leurs opinions publiques. Il fait éviter de donner l'impression d'assister, en spectateurs impuissants, aux manœuvres de 1'« autre », s'interdisant des avantages ou des gains escomptés. L'indivisibilité de la sécurité n'est que le revers d'un défi d'ordre planétaire et vise, en conséquence, à répondre à la multiplicité des périls, à tous les niveaux de l'échelle.
137
X.7
LE LINKAGE NORD-SUD
Le principe inspirateur du linkage horizontal demeure le couplage politico-militaire entre théâtre et situations éloignées. Couplage combinant les trois volets essentiels de toute politique de sécUlité : pohtique étrangère, de défense et économique. La première est chargée d'ordonner les objectifs souhaités dans le cadre d'un dessein politique constamment actualisé; la deuxième adapte les moyens à l'évolution des capacités rnilÜaires, aux possibilités structurelles de l'économie et canalise l'effort national en politiques recherche. technologiques, énergétiques, ou industrielles, convergentes et finalisées. En troisième lieu, la politique économique. intégrée désormais dans la stratégie politico-uulitaire permet d'ouvrir l'éventail des options disponibles qui s'étendent de la rivalité économique à la rivalité politique, et de la paix forcée à la grande ou petite guerre programmée. Au plan général, les approches, qui se préciseront de plus en plus dans un contexte stratégique caractérisé par asymétrie, et les conflits asymétriques devront combiner le linkage nord-sud, et donc la bipolarisation conflictuelle, culturelle et sociétale entre les deux hémisphères au linkage horizontal estouest» à la logique de r interdépendance et la mondialité.
138
X.8 LA DIPLOMATIE TOTALE OU LE LINKAGE ACCOMPLI
L'émergence d'une «diplomatie totale» dans un système international hétérogène a pour but de gérer des situations et dissemblables. Elle n'est possible que pour des pays présents sur toute la hiérarchie des réseaux et sur tous les théâtres géopolitiques. Sa fonction est unifiante et stratégique. Elle est totale sur Le plan doctrinal et sur celui de la mobilisation des ressources et elle est globale dans Jïnteraction des espaces et des pouvoirs, conh'ontés à des logiques de coûts et de gains systémiques, tant politiques qu'économiques ou militaires. Un attribut central de la puissance de relations internationales.
X.9
globale est la globalisation
médiatique
L'ALLIANCE GLOBALE
Il ne peut y avoir de puissance globale sans un instmment d'action politique et militaire à rayon planétaire. 139
Depuis le sommet de Riga des 27 et 28 novembre 2006, le seul instrument de ce type est l'Alliance atlantique. Pour les États-Unis, seule puissance globale effective, cet instrument est l'OTAN. L'ambassadeur des USA en France, M. Craig R. Stapleton, le qualifie désormais, dans le Monde du 29 novembre 2006, comme le « centre de la consultation stratégique au sein de la Communauté transatlantique », le « lien» du dialogue stratégique entre alliés permanents. Tout comme l'UE, l'OTAN a opéré comme soutien et comme force d'attraction pour le changement politique, puis pour la stabilisation des reformes démocratiques à travers l'espace transatlantique et désormais, transeurasien. Le but de s'adapter aux mutations géopolitiques du XX le siècle en a fait le principal politico-militaire
outil de politique globale au monde, apte à jouer un rôle planétaire pour affermir la sécurité au XXIe siècle.
L'ambiguïté de la notion d'alliance globale repose sur l'intime connexion de l'évolution constatée des conflits asymétriques et de la nécessaire fonction de nation building, car la phase militaire des conflits de haute intensité s'est raccourcie, tandis que la fonction civile de pacification, de stabilisation et de reconstruction s'est étendue dans le temps. Or, au plan des considérations d'ordre général, les attributs d'une puissance globale doivent intégrer de plus en plus des éléments politiques et d'ouverture multilatérale. Ces nouveaux instruments globaux doivent refléter la perspective internationale en toutes ses composantes. Ils doivent tenir compte, même partiellement, des sociétés auxquelles ils s'appliquent et comporter l'indication d'un horizon politique, qui se concrétise dans le projet défendu par la communauté internationale. Ce projet est celui d'une «communauté de démocraties », transcendant à la fois l'hégémonisme inévitable de la puissance dominante, et la logique de la force pure, qui interdit tout dialogue. Le « nouveau consensus» de « l'outil de force global» doit refléter une idée de coopération et de dialogue ouvert, plutôt que l'idée d'une alliance hégémonique à légitimité restreinte. En ce sens, l'alliance hégémonique, construite en « parapluie défensif et de sécurité» comme un bastion et fondée sur l'hypothèse d'une menace de très forte intensité, immédiate, directe et massive, appartient au XXe siècle et elle est, comme telle, révolue.
140
X.tO LA GLOBALISATION MÉDIATIQUE
La globalisation médiatique désigne la conjugaison orientée des images, des représentations mentales et de schémas cognitifs. Elle opère la fusion de trois pouvoirs: d'infonnation, de désinfonnation et d'intoxication. Une double source de tension provoque ainsi, d'une part, une relance de la violence, du chantage et de l'intimidation, et, d'autre part, tIDe stratégie de combat indirect fondée sur l'intention politique, la réaction émotiOlmelle et les passions. Les alliances de l'Occident et la cohésion des sociétés en guerre en sont fragilisées. Ce nouveau paradigme perceptuel structure en même temps la primauté culturelle et teclmique de l'Occident et un aItermondialisme transversal, réactif et violent. D'une part, il propose un modèle culturel et sociétal, de l'autre il favorise, à l'échelle étatique et politique, l'émergence d'un directoire informel antioceidental. Il oppose tm cartel dominant à un front tiers-mondiste qui prétend représenter les pays émergeants, en donnant forme embryon de multipolatisme subalterne. C'est le terrain privilégié de toute sorte de confrontation et d'antagonisme. Cependant, si le monde multipolaire représente une tendance en acte et ne définit aucune stabilisation lisible entre les pôles, smiout dans l'immense théâtre asiatique, le caractère volatil de la communication introduit un élément d'incertitude supplémentaire dans l'équation géostratégique mondiale. De fait. elle interdit la création d'alliances durables. Pour simplifier, l'avènement d'un monde global instable engendre rétablissement d'alliances régionales précaires. Le paradigme médiatique la puissance globale instaure la coexistence de deux temps stratégiques, celui du réel et celui du perceptuel. Si le pouvoir médiatique exalte davantage la globalisation de l'échange et l'irrévocable métamorphose du monde, ce même pouvoir parvient à créer une interopérabilité des médias, du cyberespace et de la blogosphère. Il s'agit d'un pouvoir qui recouvre une réalité économique et politique car iei se mesurent et s'opposent les images et leurs « sens », se consolident des choix et des partenariats entre les sociétés civiles et les stratégies militaires. C'est un espace où le « potentiel» int1ue sur la force ou sur le «pouvoir en 141
acte ». Puisque cet espace ne peut être le théâtre d'une confrontation des capacités de destruction physique, l'utilisation tactique de cet espace met en face valeurs fondamentales des sociétés en lutte.
X.ll
LA GUERRE {{HORS LIMITE)}
l'intérieur de cette dimension, qui suscite des émotions et des passions violentes, se déploie une «guerre hors linÜte». La tactique de celle-ci consiste à affaiblir les capacités de résistance et d'élan d'un pays, à diviser les opinions des acteurs aux prises et celles des acteurs non engagés. Ce résultat est obtenu par le déplacement des enjeux du cont1it du terrain de
combat à celui du «sens », et donc de l'éthique du contlit. La
<{
guelTe hors
limite» guerre menée par le faible contre le fort, hors du conflit direct, pour l'acquisition de l'opinion, du « moral» des forces et de la cohésion des belligérants. Cette guerre, en son aspect tactique, intègre aussi les membres et les puissances non engagées puisque ]a réalité et la conscience de la réalité sont toujours la résultante d'une perception, d'une conviction, d'une subjectivité. Ainsi, l'enjeu des contlits se déplace vers la conquête des opinions et l'épreuve des volontés. Puisque le tenain du symbohque structure J'imaginaire des sociétés de J'infonnation, la désinformation et l'intoxication collective se canalisent sur les médias et sur ]e web, mettant en avant le « sens» des cont1its et leurs enjeux. Le conflit a toujours till « sens », qu'il puisse être désigné comme Zweck ou comme Ziel dans la guerre ou en stratégie. Dans la guelTe médiatique en tant que guerre de « sens », les armes ce sont les «mots» et les «images ». L'effet de choc qu'elles produisent est profond et durable. Il affecte les convictions et les axes du cœur.
142
X.12 L'INVERSION DE LA SYMÉTRIE. AXE NUMÉRIQUE - AXE DES COMBATS
Ainsi, l'~preuve de volonté est soumise à l'intime endurance du « mal », le mal de la conscience. L'essaÜnage des images (swarming ou attaque venant de plusieurs directions) est susceptible de produire tme « inversion de r asymétrie », de telle sorte que l'acteur qui est sur la défensive sur le terrain, se montre à l'offensive sur les écrans et cela prouve l'existence de deux champs stratégiques (celui du réel et celui du perceptuel). Dans l'autonomisation progressive du champ d'action médiatique, le perceptuel est global et le réel est local. L'axe numérique est celui des opinions-mondes, tandis que l'axe des combats est celui des engagées. La guelTe psychologique mobilisant des cyberactivistes et des fanatiques, intellectuellement engagés, mais hors du terrain, déséquilibrera le rapport des forces morales à l'avantage d'un camp. En conclusion, l'information et la communication, par leur nature globales, deviennent des enjeux: stratégiques primordiaux: et sont int1uencées de plus en plus par la concurrence entre les médias, par la politique de prise de contrôle politique, organisationnelle et budgétaire des médias des principales puissances. L'écran transforme le drame des forces en horreur morale des opinions face à la planète chagrinée. Nous assistons ici à un dédoublement de 1'« espace» et du « temps stratégique avec des eifels non négligeables sur l' ,<épreuve de force» et sur 1'« épreuve de volonté ». En effet, la confrontation violente et la bataille ont évolué de manière interactive depuis la première guerre de Golfe modifiant l'écart originel entre deux et transformant les stratégies d'int1uence sur les opinions et sur les systèmes de décisions politiques.
143
X.13
LE LINKAGE VERTICAL OU LE RÉSEAU DES CRYPTOCAPACITÉS SATEL LITAIRE S
Aucun système de décision de pohÜque globale ne peut exister sans lill réseau d'ÜÜonnations et d'intelligence à rayon planétaire. Pour que le système de décision recouvre mondial, ses moyens d'action doivent être globaux. Ainsi, à la capacité de détection, d'information et de décryptage en réseau (linkage informationne! horizontal) doit conespondre à un système de filtrage et d'interprétation axé sur la «verticille du pouvoir» (linkage décisionnel vertical). Le programme de contrôle satellitaire «Echelon» mis en œuvre par les USA en coopération avec le Canada, le Royaume-Uni, l'Australie et la Nouvelle-Zélande et créé par la NSA (National Security Agency) pennettait un direct, illimité et sans contrôle judjciaire, au cœur réseaux de télécommmÜcation, par des portes cachées dans les systèmes commutation. Le contrôle des alliés européens des était régulièrement pratiqué. n est absolument logique et banalement conséquent que le croisement des axes du linkage horizontal et veliical fonctionne au plus haut niveau de technicité et de pouvoir. Il va également de soi, à l'âge de la traque à la teneur, que des accès directs aux réseaux informationnels existants soient établis et que des moyens sateUitaires de collecte et d'écoute soient installés pour décourager le terrorisme et le crime politique. C'est rétablissement de la « frontière du secret,> qui fait problème dans la vie publique, de telle sOlie qu'acquiert toute sa pertinence la question de savoir où s'arrête le contrôle du pouvoir sur lÏndividu et sur le citoyen. 144
En effet, comment peut-il être défendu le droit à opinion. sans l'irruption du totalitarisme involontaire du parant des habits de protecteur universel de la peur ?
X.14
LA PUISSANCE LES
GLOBALE,
NOUVELLES
ANTIMISSILES.
DOMINANCE
FRONTIÈRES
RECONNAISSANCE
DE
STRATÉGIQUE
L'ESPACE. OPTIQUE,
à la libre se
MISSILES
ET
TÉLÉDÉTECTION
ET ALERTE PRÉCOCE
L'arsenalisation de l'espace se poursuit entre puissances globales, en vue des futures guerres stratosphériques. Le développement qualitatif des forces balistiques et nucléaires chez les adversaires virtuels d'un échange atomique est constant. D'une part, il s'agit d'adapter les systèmes de lancement et de frappe aux sophistications de la tecluùque. d'autre part, d'être instantanément prêts à désarmer l'autre ou les autres. Un accroissement des écarts qualitatifs et quantitatifs des forces entre adversaires potentiels est une probabilité qui dépend de plusieurs facteurs pouvant s'additionner
. . . . . . . .
volonté politique; rivalité; contexte
international;
état de l'économie; effort budgét<ùre ;
innovations technologiques: études conjointes de vulnérabilité; autres. 145
La constitution d'un réseau d'armes en orbite, dissimulées et donc secrètes, activables en cas de crise, est bel et bien un projet d'étude au sein de certains états-majors et guère une hypothèse de technologie militaire ou de débat stratégique. L'utilisation de l'énergie cinétique pour des interceptions à grande vitesse et des tirs au sol contre des cibles spatiales en direct ascent ou à «mi-course» d'un missile balistique adverse est la méthode adoptée dans la technique du hit to kill. Elle ne résulte pas d'un rendez-vous spatial entre un « satellite tueur» et un « satellite cible », mais d'une évolution balistique importante. Par ailleurs, l'envoi dans l'espace de satellites munis de charges nucléaires appartient à la sémiotique militaire et acquiert la signification d'avertissement stratégique. Les puissances balistiques se «parlent» constamment par le dialogue de la menace. Les satellites espions, qui observent au sol des préparatifs militaires d'attaque en orbite basse, sont visés par des contre-mesures ou parades, aptes à préserver le secret et l'effet de surprise. Tout système intégré de protection antimissile vise les différentes trajectoires des missiles adverses et comprend plusieurs catégories d'intercepteurs, de senseurs et de radars basés à terre et en mer. La couverture des forces à l'avant ou celle des alliés n'est que la traduction stratégique d'une ambition, la politique de primauté. Elle se fait valoir surtout là où manque une capacité de défense contre la prolifération d'Armes de Destruction Massive (ADM) par des puissances perturbatrices ou par des États voyous. Le prix à payer pour la protection et la défense a été depuis toujours politique et le restera. Il s'agit d'accepter, même à contrecœur, une fonction de leadership. La vulnérabilité spatiale potentielle est un élément capital de la vulnérabilité globale d'un pays, car elle peut affecter la dissuasion et donc le concept de base de la non-guerre, mais aussi l'utilisation offensive de moyens d'attaque ou des systèmes d'armes guidées, programmées dans des campagnes et contre des adversaires conventionnels. La dominance stratégique dépendra largement de l'accroissement du rôle des satellites dans les conflits futurs. La préservation de la capacité d'action d'une puissance globale en dépend. Ainsi, toute diplomatie visant à éviter ou à limiter par des traités l'arsenalisation de l'espace peut décourager une tendance au contrôle en acte, qui est un moyen pour les puissances moyennes de ne pas accroître leurs gaps capacitaire et technologique et conserver des marges de manœuvre en situation de crise. La course aux armements fait partie intégrante d'une politique de primauté et ne peut refuser la pertinence de ces efforts si un membre quelconque de la communauté internationale se dote de capacités de parade et de représailles inacceptables. Toute nouvelle avancée en matière de missiles antimissiles ou de systèmes de détection et d'alerte avancée a pour effet d'affaiblir la dissuasion puisqu'elle donne une prime à l'attaquant. La préservation de l'arsenal militaire des puissances globales, assurée par la 146
survie des possibilités d'une «deuxième frappe» imparable, passe par la limitation de boucliers anti-missiles autour de certains sites « vitaux », pour assurer la crédibilité de 1'« équilibre de la terreur ». Par ailleurs, la crédibilité de celle-ci dépend, de manière parfaitement contradictoire, des réseaux satellitaires de surveillance, d'alerte et de détection avancées. Le «pouvoir de saturation» des puissances globales peut mettre en échec toute sorte d'échange intercontinental majeur, à cause de la quantité et de la variété des fusées disponibles. En termes stratégiques, l'Europe figure comme un théâtre cible, pour des tirs adressés à des puissances continentales ou extraeuropéennes. Politiquement et en vue des allégeances et des alignements politiques des pays de la planète, les nouveaux systèmes de détection et les formes de coordination centralisées et intégrées des systèmes de commandement justifient l'observation selon laquelle un « système de défense» et de protection avancée est un « système d'intégration politique» et de «coordination stratégique », créateur de subordination et de dépendances auprès des alliés de la puissance dominante, en même temps qu'il se configure comme un système d'« insularisation », d' « encerclement », et donc de containment pour les adversaires ou les rivaux. Sont directement concernés par ces percées les programmes d'armement, les alliances militaires et les doctrines de défense. En effet, toute avancée dans le domaine de l'espace et tout bouclier antimissile conduit :
. . .
à une rupture des équilibres
stratégiques
généraux
entre grandes puissances
à d'ambitieux programmes de modernisation des armements dits «cinquième génération» dans le domaine de la défense antiaérienne spatiale;
de et
à des «positionnements de zone » de ces systèmes, modifiant les rapports politiques et d'influence régionaux dans les décisions concernant leur utilisation à des fins militaires.
La modification de la configuration des armées et le renforcement des alliances militaires constituent le troisième volet de ces retombées diplomatiques, politiques et stratégiques. Face à la prolifération et à la dissémination d'armes de destruction massive consécutives à l'effondrement de l'URSS, un «rééquilibrage géopolitique global» a succédé à l' «équilibre dissuasif bipolaire ». L'apparition d'États proliférants, aux régimes douteux ou menaçants, rogues states ou «États voyous », a impliqué la multiplication des systèmes de protection en deux types de défense antimissiles, «de zone» et «de théâtre », selon que l'on veut protéger des villes ou des troupes déployées en opération, et que l'on dispose de défense intégrée (comme dans le premier cas) ou pas. La puissance globale est celle qui est dotée en conclusion d'un déploiement centralisé et intégré des missiles antimissiles « de zone » et « de 147
théâtre ». Dans la situation de rivalité stratégique ouverte par la recherche de capacités de parade et de protection, une phénomènes majeurs s' affirmen t :
.
. . . . .
le rééquilibrage géopolitique global multidimensionnel nouveaux outils d'intimidation et de chantage/gaz multithéâtre :
(apparition ou pétrole)
de et
le retour mondial de la politique de puissance (Russie/Chineflran) l'extension de zones d'influence, développement la transformation des partenariats traditionnels (USA/Russie)
exercée
par des 1110dëles autoritaires
de
systèmes d'alUances militaires (OTAN), et de en systèmes politiques et/ou en alliances tactiques
l'adaptation de la géopolitique de l'insularisation, du contaiwnent et de l"encerclement (USAIURSS, USA/Chine, USA + Israël/Iran). en dehors du territoire des acteurs concernés comme extension de la zone de " fois-el sécurité fondamentale» et. de ce d'une reformulation, cette planétaire, de la définition globale des intérêts rivaux» :
"
la capacité de reformulation de r,< esprit de rivalité» en justification globale soft et de 1'« unilatéralisme en « logiqLle multilatéraliste ». Cette " série d'avancées, constitue la traduction opérationnelle de la vocation permanente à la dominance stratégique et à la gestion des nouvelles frontières de l'hégémonie globale.
X.IS SUR LA SURPRISE STRATÉGIQUE - LE CONCEPT
La «surprise stratégique» équivaut à une révélation de l'histoire, à une inconnue, et à un concours de circonstances sans parades.
148
La «surprise militaire» découle le plus souvent de l'avancée d'une technique ou d'une arme, d'un système d'emploi, d'une doctrine militaire ou de la percée de plusieurs facteurs conjoints. Dans un système planétaire à forte complexité, régionale et globale, la «surprise» est plus marquée politiquement et repose essentiellement sur le jeu de facteurs géopolitiques, sur une inversion des alliances établies, sur une liaison réussie de forces militaires adverses ou, encore, sur l'activation d'actants irréguliers et transnationaux faisant recours à des formes de violence inédites. Des insurrections internes aux acteurs aux prises, suscitées par le pluralisme culturel, et l'hétérogénéité sociale y contribuent également, bien que la surprise, au sens propre, tire ses raisons d'être de la combinaison de plusieurs facteurs réunis. Dans un système planétaire, l'interaction multi-théâtre (linkage horizontal) sera l'élément-clé de la menace globale pour tous les acteurs du système, en raison:
. . . .
de l'activation conflictuelle;
soudaine
de la dérivation subétatique ;
symétrique
de la distribution mondiale des forces au combat; du type d'intensité l'enjeu, au nombre forces employées.
de plusieurs et
zones
de crise et de leur fonction
conjointement
asymétrique
des acteurs en conflit et de l'énorme
inter-
et
dispersion
des engagements militaires, dus à l'importance de des acteurs aux prises et au volume et à la qualité des
C'est donc au cours de l'extension du cadre géopolitique et en fonction du poids des acteurs engagés que se déterminera l'axe de gravité des conflits, le type d'intensité de la guerre et son issue probable.
149
XI.
LE « NOYAU DUR ». RÉTROSPECTIVE D'UN CONCEPT POLITIQUE DANS LE DÉBAT FRANCO-ALLEMAND SUR L'AVENIR DE L'EUROPE
XLi
LE «NON»
IRLANDAIS. DROIT
DE VETO, VOTE À LA
MAJORITÉ ET « NOYAU DUR »
À l'heure où l'utilisation du droit de blocage par le «veto» irlandais plonge l'Europe dans une aux aléatoires, les attentes de la présidence française donnent une puissance accrue à un triple défi, institutionnel, stratégique et de leadership. En effet, si la règle de l'unanimité a conduÜ à « un droit de blocage» face aux hésitations de progresser sur la voie de l'intégration politique, le principe m<\Îoritaire et Ü1tergouvernemental otIre des possibilités de manœuvre et de leadership insoupçonnées. Il s'agit de la capacité, par celui qui l'exerce, de fédérer autour de lui une majOlité de volontés d'actions, en vue d'un projet, d'un objectif ou d'une politique. Cette capacité, de vision et de manœuvre, interne et internationale, est d'autant plus fOlte si elle est partagée au plan stratégique par l'alliance étroite d'lm ou de plusieurs acteurs, en mesure de dissoudre à l'avance des coalitions hostiles et de constituer une référence et un «moteur» pour les acteurs hésitants, récalcitrants ou conservateurs.
Une référence de progrès dans la stabilité, une responsabilité politique particulière dans la désunion, une garantie de leadership dans la distinction, permanente, entre l'essentiel et le contingent, et, pour finir, un impératif existentiel face au risque de désarticulation du système institutionnel. L'histoire de cette exigence capitale de l'action pouvoir compter de manière stable sur un partenaire de décider à la majorité, avec lui, mais conforté par ouvert d'autres membres, est ce que l'on a voulu comme le « noyau dur » ou le « couple franco-allemand
politique, consistant à fiable et préférentiel et le soutien d'un nombre présenter par le passé ».
Un noyau fédérateur essentiel, sans lequel il ne peut y avoir d'« exécutif» réel, ni d'apparence de responsabilités et de légitimité. L'émergence de ce concept et de ce principe d'action se fit sentir dès 1994, après l'effondrement du bloc soviétique, la réunification allemande et la signature du Traité de Maastricht (1992), qui consacra l'Union économique et monétaire, mais refusa l'Union politique. En sa signification profonde, il remonte à l'entente de 1958 entre De Gaulle et Adenauer, consistant à éviter que la personnalité des deux peuples disparaisse à l'intérieur d'une structure égalitariste et dépolitisée. Ce concept, si souvent évoqué, a-t-il encore un avenir dans une Europe à vingt-sept? L'histoire de ce concept, qui n'est pas seulement technicoinstitutionnel, mais géopolitique et stratégique, est-elle là pour illustrer le passé ou, au contraire, pour éclairer encore le futur et pour réaliser, en Europe et pour l'Europe, quelque chose de durable? En effet, l'unité du continent n'est guère une promesse religieuse mais un chemin parsemé de difficultés. Or, quelle est aujourd'hui la réalité de l'Europe s'incarner la cruelle dignité de cette idée?
fidéiste
dans laquelle
ou
devrait
Une longue période de «paix belliqueuse» a dominé le comportement des États européens depuis 1945 et un équilibre de compétition, toujours précaire, a été caché derrière le mot fétiche de réconciliation, qui a fondé une coopération effective entre des peuples autrefois hostiles sans confondre cependant les politiques respectives de chacun d'entre eux. Ce rapprochement a fait suite à la défaite collective de la Deuxième Guerre mondiale, inégalement subie et inégalement maîtrisée, mais sans pouvoir s'appliquer à tous les domaines, en particulier nucléaire. Cette inégalité de dangers et de risques oriente-t-elle encore les stratégies passives et subalternes de certains États européens périphériques, regardant pour leur salut et leur protection en dehors de l'Europe et parfois à l'opposé de ses intérêts?
152
Ce questionnement repose le vieux européenne» et l' « Europe atlantique ».
dilemme
entre
l' « Europe
Il est clair désormais pour tout le monde que le mécanisme électoral et la structure du système de décision peuvent influer sérieusement sur la marche de l'Union, à l'intérieur et dans le monde, et encourager l'asservissement à des acteurs hégémoniques, ou à des interprétations erronées du système de régulation du monde par le marché, suscitant une logique de chantage, de renoncement ou de soumission aux lois occultes des plus forts, ressenties comme objectives. Avec les «non» successifs de l'Irlande, de la France et des Pays-Bas, et puis encore de l'Irlande, nous sommes entrés dans une conjoncture européenne et mondiale, aléatoire et critique, profondément marquée par l'absence de la personnalité du peuple dans la vie des institutions, par l'absence d'une idée d'Europe dans les perspectives de réforme institutionnelle, par une carence de leadership dans le système de décision et de pouvoir européen, et, enfin, par l'émergence hésitante d'une véritable politique de sécurité et de défense, obéissant à une vision mondiale des équilibres de puissance, dans les structures européennes, encore fragiles, de politique étrangère. Le pouvoir, que «la demande de l'Europe» appelle avec force, est un pouvoir qui sache réconcilier, au-delà des apparences juridiques et autour d'une légitimité retrouvée, une vision réaliste du monde, une dimension politique du projet européen et une idée large et entraînante de la solidarité collective des peuples, « souverains », insubordonnés ou localistes. Un pouvoir qui sache façonner, au cours du XXIe siècle, le rôle primordial de l'Europe, l'image prométhéenne du monde et de l'espoir souvent chimérique de l'humanité.
XI.2
LES PREMIÈRES RÉFLEXIONS SUR L'AVENIR DE L'EuROPE
À la lumière de la crise actuelle nous estimons qu'une rétrospective concernant la genèse du « noyau dur » puisse apporter un éclairage instructif sur le débat en cours et sur les issues appropriées et efficaces de la crise irlandaise. En effet, dès 1994 prirent forme les premières l'Union européenne.
réflexions
sur l'avenir de
Les deux coups d'envoi initiaux furent donnés quasi simultanément à Paris et à Bonn et ouvrirent ainsi officiellement le débat préparatoire de la conférence intergouvernementale prévue pour la révision du traité de Maastricht en 1996.
153
Le futur de l'Union et les politiques étrangères respectives de la France et de J'Allemagne s'imposeront comme des thèmes majeurs, sur lesquels allait se développer un débat approfondi en Allemagne pour le renouvellement du Bundestag et en FnU1ce pour l'élection présidentieUe de l'année suivante. Dans sa signitïcation plus générale, un tel débat se voulait une réponse au défi qui résultait, déjà à l'époque, des difficultés de concilier l'élargissement de l'Union européenne à de nouveaux pays (Autriche, Finlande, Suède et Norvège, plus tard les pays d'Europe centrale), le maintien de sa cohésion et de ses objectifs d'intégration et d'approfondissement, et la sauvegarde du rôle de la Comnlission, au sein des déljcats équilibres des pouvoirs entre les institutions de l'Union (en d'autres termes, le Parlement et le Conseil européens). Le texte sur la genèse et les perspectives du « noyau dur », conçu en 1994 et publié ci-après, est demeuré tel quel, en son intégralité, sauf des adaptations chronologiques mineures.
XI.3
L'INTERVIEW
DU PREMIER MINISTRE FRANÇAIS.
« L'UNION
À
TROIS CERCLES»
Le ton fut donné paT l'interview accordée au journal Le Figaro du 30 août 1994. Le Premier ministre français, Edouard BaUadur, y évoqua ses convictions diplomatiques, y définit sa politique européenne et imagina, au moins théoriquement, une Union européenne, organisée autour de «trois cercles concentriques ».
En synthèse
-
affirmait Balladur -
«1'élaTgissement entraînera
nécessairement une diversification, au moins temporaire, de la structure l'Europe [...]. Celle-ci maintiendra un noyau central etficace, mais adaptera la configuration du continent à l'extrême diversité des situations ». 154
Cette vision impose de concevoir d'organisations différenciées.
distinctes,
-
comportant
poursuivait Balladur des règles
-
trois types
et des responsabilités
Pour de longues années, la structure de l'Europe aurait ainsi un corps central homogène, constitué essentiellement par la France et par l'Allemagne, et celui-ci serait soumis à des normes communes dans tous les secteurs de l'intégration, de la solidarité et de la coopération. Autour de ce corps central, une série de pays, à statuts différents, tisseront des formes particulières de rapports d'intégration, variables selon les matières et les questions, monétaires, militaires, commerciales, financières ou diplomatiques. De telles relations auront des rythmes et des vitesses différentes, respect du Traité de Maastricht signé en 1992. Élargissement, diversification et approfondissement correspondre simultanément, pour le Premier ministre français, de construction européenne, comme projet, comme réalité processus.
dans le
devraient au concept et comme
« L'Europe à trois cercles », Union monétaire et politique étrangère et de sécurité communes (PESC), grand marché et système continental élargi, lié à l'Union par les « accords européens» et par le «pacte de stabilité », centré sur une C.S.C.E. renforcée, constitueront les trois noyaux d'organisation, théoriquement concevables, pour l'Europe de demain.
Ce cadre institutionnel représente - pensait-il - un moment de gestation permanente, dont le Traité de Maastricht constitue une étape significative, mais non définitive. L'organisation de base ou de droit commun comprendrait l'ensemble des pays membres et recouvrirait le marché unique et les politiques communes, surtout dans le secteur industriel. Dans ce contexte pourront prendre forme variables », qui cependant existent déjà: l'Europe monnaie unique, l'Europe de la sécurité, etc.
des «sous-ensembles sociale, l'Europe de la
En son sein, un «noyau restreint» et mieux structuré, sur le plan monétaire et militaire, le fameux « premier cercle », aurait la tâche d'inclure des pays sans une identification géographique précise qui acceptent d'aller plus loin dans la répartition des compétences et qui auraient la responsabilité de redéfinir et de réadapter les critères de répartition et de compensation entre les États, essentiellement les politiques des fonds structurels, de façon à ne pas les rendre insupportables pour les disponibilités et les ressources des pays, qui étaient alors les contribuables nets les plus importants de l'Union. Il est facile d'en déduire qu'une pareille réorganisation ne sera pas sans retombées pour la Politique Agricole Commune (PAC), et pour le budget de l'Union européenne. 155
Le plus large des cercles devait permettre aux pays les moins avancés écononùquement de participer au marché unique, à l'union douanière et à la coopération politique. Le destin de l'Europe, qui a pour but la promotion et la consolidation de la démocratie et l'évolution vers une plus grande transparence sur le fonctionnement des institutions aux des citoyens, allait se jouer, dans un premier moment, dans l'élargissement et, successivement, après une période de diversification transitoire, dans une recomposition qui tendrait à l'unificaÜon, pragmatique et progressive, de l'Union.
Comme résultat ultime, à moyen ou à long terme, on pourra aboutir estimait Balladur - à deux cercles au lieu de trois. L'élément de nouveauté, aussi bien dans l'interview de Balladur que dans le document de la CDU/CSU allemande, élaboré par Karl Lamers, porte-
parole du groupe de politique étrangère et présenté le I er septembre 2004 par le président du groupe parlementaire de la CDU, Wolfgang SclÜiuble, est l'abandon ofticiel du « dogme» de Maastricht. Un double abandon, d'abord, de l'impératif de souscrire à tout l'acquis communautaire et donc à tout le droit dérivé de la part des nouveaux pays candidats à l'adhésion et, deuxièmement, l'abandon de J'obligation faite aux Douze et demain aux de partager tous les objectifs du traité, sauf les dispositions dérogatoires, considérées comme transitoires.
XI.4 LE TEXTE DE LA CDU/CSU
ALLEMANDE. GÉOPOUTIQUE ET
STRATÉGIE INSTITUTIONNELLE
La réflexion allemande prétendait dissiper les malentendus et les ambiguïtés découlant de J'élargissement de l'Union européenne aux pays de J'Europe centrale et orientale et leva un tabou persistant sur la volonté 156
affirmée de l'approfondissement, en soutenant d'une Europe forte, intégrée et capable d'agir.
de manière
ferme l'objectif
Le document de la CDU/CSU considérait l'Union monétaire comme le « noyau dur » de l'Union politique, au contraire de ce qu'était communément acquis en Allemagne, où elle était présentée comme un élément subordonné de l'intégration politique. Puisque l'Union monétaire ne pourra pas devenir opérationnelle dans les termes prévus que dans le cadre d'un cercle plus restreint, mais ouvert de pays, où l'Italie, l'Espagne et la Grande-Bretagne seraient momentanément exclues, il découle d'un tel présupposé la thèse selon laquelle seulement un noyau de cinq pays nominativement indiqués, Allemagne, France, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg, peuvent préparer l'Union, «de la façon la plus systématique et décidée ». Une Europe plus intégrée et à «géométrie variable », doit donner toutefois la démonstration de faire avancer « politiquement et institutionnellement l'Union, avant tout élargissement ». Les objectifs du document En considération présenter le problème des institutions.
allemand étaient multiples.
du contexte électoral, le premier objectif fut de de l'élargissement comme strictement lié à la réforme
De ce point de vue, le constitutionnelle» de l'Union véritable capacité d'initiative ainsi que des retards de pays
préalable absolu d'une réorganisation «quasi européenne devait permettre de retrouver une et de se libérer des obstructions britanniques, chronique ment déséquilibrés ou mal gérés.
Au centre des préoccupations des rédacteurs du document était l'intention déclarée de renforcer rapidement la cohésion de l'ensemble, «avec le but d'éviter le danger d'une dilution de l'Europe en une zone de libre-échange améliorée ». Une telle évolution ferait de l'Europe une aire dominée par l'Allemagne par sa zone d'influence reconstituée, orientale, danubienne et balkanique.
et
Il en résulterait une sorte de prépondérance hégémonique, qui pourrait l'amener, tôt ou tard, vers la tentation de nouvelles et solitaires aventures. La résultante d'une pareille approche du débat et de la vision qui l'inspirait reposait donc sur l'approfondissement des fondements démocratiques de l'Union européenne, autour d'un noyau limité de pays, renforcé par des institutions à caractère fédéral, au sein desquelles le Parlement Européen était appelé à devenir «un organe législatif, doué de pleine parité de droit, vis-à-vis du Conseil ». Ce dernier devrait s'inspirer à son tour, dans la pondération des voix, à un plus grand respect du nombre des habitants des pays membres.
157
Quant à la Commission, gouvernement européen ».
elle
se verrait
Dans la rédaction d'un tel document, principes de portée générale:
. . .
sur le plan interne, de la subsidiarité,
puis une déclaration narco trafic;
de guerre
sur le plan international, sécurité et de défense.
stabilisation
on exposait
la lutte contre la bureaucratie contre
une vision
Les priorités de la politique étrangère comme suit :
. . . .
reconnue
et le centralisme,
plus européenne
des relations
trois au nom
organisée
et le
des problèmes
de
(PESC) étaient énoncées
avec la Russie,
partnership stratégique avec la Turquie, comme barrage face à l'irruption du fondamentalisme islamique; globale
de
et en Europe centrale et orientale;
accroissement et renforcement des relations d'établir avec elle un large partenariat;
réorientation équilibré.
attributs
en conclusion
la criminalité
commune
dans l'aire méditerranéenne
«les
transatlantiques
dans le but
laïque et modéré,
dans
un sens
plus
Le document CD.U./C.S.U. défend en somme une stratégie d'intégration plus renforcée en matière de politique étrangère et de défense et un soutien des options « moins atlantistes » de celle du ministre des Affaires étrangères, Klaus Kinkel, président du parti libéral (ED.P.), qui sans décliner explicitement l'offre de Bush de partner in leadership, avait insisté sur le rôle privilégié de l'Allemagne dans le cadre des relations euro-américaines. Le document des chrétiens-démocrates allemands ne reprenait ni mentionnait, dans aucune de ses parties, même allusivement, le rôle dominant de l'Allemagne réunifiée au sein de l'Union européenne et précisait, de façon digne de mentions, que les «États-Unis ne peuvent assumer leur rôle traditionnel, maintenant que le conflit Est-Ouest est dépassé ». Dans la liste des priorités prévues pour la réforme des institutions, la réflexion allemande préconisait la rédaction d'un document préparatoire, délimitant clairement les compétences de l'Union, celle de ses États membres et, en dernier, les prérogatives des régions. Sur la scène internationale était explicitement demandé «qu'aucune action significative, dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, ne puisse être entreprise sans une concertation préventive francoallemande ».
158
Or, le renforcement de la coopération franco-allemande différente de l'élargissement de l'Union européenne n'étaient pour la France.
et la vision pas sans prix
Dans le texte CDU/CSU, on faisait appel à cette dernière de présenter position « clairement et sans équivoques ».
sa
On souhaitait, en réalité, qu'elle puisse sortir « des indécisions, lorsqu'il s'agit d'assumer des mesures concrètes », et que soit remise en cause l'idée « selon laquelle il est impossible de renoncer à la souveraineté de l'Étatnation, lorsque celle-ci ne constitue plus, depuis longtemps, qu'une enveloppe vide ». Il a été observé par nombre de commentateurs que le «document de réflexion sur la politique européenne », est caractérisé non seulement par la préoccupation de concilier le renforcement des institutions et l'élargissement de l'Union, comportant une réorganisation financière moins onéreuse (en termes de fonds structurels et agricoles), mais surtout de barrer la route, en Europe centrale, à une instabilité, qui «mettrait l'Allemagne dans une position particulièrement inconfortable entre l'Est et l'Ouest ». Le débat sur le «noyau dur », articulé au concept de «géométrie variable », avait en somme pour but d'assurer une progression de l'Union, audelà des difficultés des pays, qui ne « voulaient pas» (Grande-Bretagne) et de ceux qui, dans les circonstances d'alors, ne «pouvaient pas» (Italie et Espagne). Malgré les démentis du ministre des 12 septembre dernier à Usedom, à propos allemande sur l'Europe », il fut difficile deux positions, quasi parallèles, française
Affaires étrangères, Alain Juppé, le d'une «initiative commune francode ne pas établir un lien entre les et allemande.
Tout en accordant une signification de « test» politique, sur la portée des réactions des États membres exclus, l'Angleterre et l'Espagne, et en particulier l'Italie, il était clair que ce test provoqua une forte alarme au sein des gouvernements des pays intéressés. Les milieux économiques, politiques et financiers concernés travaux préparatoires du « chantier Europe» furent pris de surprise.
par les
Le gouvernement italien réagit immédiatement, après la publication de l'hypothèse d'une exclusion temporaire de l'Italie, pays fondateur de l'Union, du « noyau restreint ». Il fut affirmé avec force et à plusieurs reprises par le ministre des Affaires étrangères, A. Martino, et par le Premier ministre, S. Berlusconi, que, dans de telles positions, se dessinait une menace de fracture de l'Europe et de l'Union européenne.
159
XI.5
L'OPTION
FRANÇAISE ET LE NOUVEAU RÔLE DE L'ITALIE
Les mêmes personnalités revendiquèrent un changement du rôle de J'Italie et un accroissement du poids international et européen pour leur pays. Suite au déclassement de l'Italie au sein de l'Union européenne, la grande presse, nationale et internationale, exprima des préoccupations et fornmla des recommandations sur une repli se en main de la situation politique, écononùque et institutionnelle. On déplora l'absence d'un dessein et d'une dimension internationale de l'Italie, en termes politiques, stratégiques et culturelles, identifiant dans cette carence la singularité plus grave du syndrome italien (A. Levi dans le Corriere della Sera du 3 septembre (994). Cette anomalie apparut stupéfiante, si comparée à la naissance de la première République, qui, depuis sa phase constituante, opéra des choix de camp radicaux, emphatisés par certains, comme des «choix de civilisation >'. S'afti'ontaient alors des philosophies et des modèles de contrastants, inspirés des conceptions sociopolitiques antagoniques. Le problème du positionnement international de l'Ital ie fut en 1945 un choix de système et de ce choix découlèrent, pendant longtemps, conséquences de stagnations internes, doublées de passivités extérieures, qui renfermèrent l'Italie dans son particulare, rendant archaïques ses débats, son style et sa classe de gouvernement. C'était l'époque de l'Amérique fill! de l'Amérique comme unité de mesure du système intemational dans son entier; d'tme utilisation de l'Amérique «tous azimuts ». II fallait à tout prix que les intérêts italiens coïncident ou s'alignent sur les intérêts américains. Dans ce cadre, l'espace opérationnel réel était proche de zéro, puisque toute politique étrangère était encadrée par trois cercles, atlantique, européen et méditerranéen. Le premier assurait la sécurité, le deuxième le développement, le troisième une certaine liberté de manœuvre.
160
Le reflet intérieur de ces contraintes internationales culturelle ment par un occidentalisme verbal, un européanisme un tiers-mondisme aveugle.
se traduisait de manière et
En termes de capacités diplomatiques, cela signifiait passivité atlantique, faible créativité institutionnelle au sein de la Communauté européenne et panafricanisme à l'aspirine. Dans les formules politiques de centre-gauche un compromis statique sur la politique étrangère faisait disparaître les clivages gouvernementopposition et comportait un coût international minimal en termes d'engagements extérieurs. Un cycle plus créatif s'ouvrait donc en 1994 pour la diplomatie italienne et un rôle plus actif se dessinait pour l'Italie sur la scène internationale. y contribuèrent la mutation du contexte général et celle du système politique interne, bipartisan.
qui évoluait,
au moins
théoriquement,
vers un modèle
À l'échelle du heartland, l'implosion de l'Union soviétique remit en mouvement l'espace tectonique allant de Kiev à Varsovie et de Budapest à Istanbul. Ainsi, au point de vue du cadre stratégique mondial, la mer Noire, la Méditerranée et le Moyen-Orient, mais également l'aire adjacente du golfe Persique, acquirent une importance globale. Ce qui se métamorphosa fut, en effet, la relation générale entre la scène atlantique et la scène méditerranéenne cumulant les changements intervenus dans la jonction entre les trois continents: l'Europe, l'Asie et l'Afrique. En Méditerranée, le rapport entre l'Europe et le Maghreb plus en plus à celui du Mexique et des États-Unis.
ressemblait
de
Du point de vue des flux humains, la ligne qui va des Dardanelles à Gibraltar, en passant par le canal de Sicile, allait tenir la place du Rio Grande de l'Europe. Dans ce contexte de mouvement, l'Italie redevint une puissance européenne du centre ayant un prolongement vers la Mitteleurope au nord, vers l'espace des Balkans au sud. Elle présentait ainsi une double caractéristique, d'être, par sa position, une puissance régionale, et donc une plaque tournante entre l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud et, par le réseau de ses influences extrarégionales, une puissance globale. L'Italie se proclama une puissance globale au sens braudelien du terme, celui de l'économie-monde, par analogie au rôle joué par les deux républiques maritimes de Venise et de Gènes, aux XVe et XVIIe siècles, qui hantaient la terre-ferme et les conquêtes territoriales.
161
Le terme de puissance globale ne doit pas être confondu avec celui de puissance planétaire, avec son corrélât de capacités océaniques et aériennes de projection de puissance et de vision stratégique mondiale (GreatStrategy). Pour une série de raisons qui la poussaient commercialement et parfois culturelle ment à être présente en Pologne ou en Roumanie, en Algérie et au Maroc, mais également en Chine et en Amérique latine, l'Italie continue d'exercer, au plan diplomatique, un globalisme sélectif. Elle inspire son comportement à l'ouverture, à l'internationalisation des échanges, à des réglementations souples, au libre accès aux matières premières et aux sources énergétiques, bref au développement équilibré du multilatéralisme et à une définition plus équitable des modalités des échanges au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le statut de puissance globale lui fut reconnu par son appartenance et plus tard, avec la Russie, au G8.
au G7
Club fermé de grandes puissances industrielles, le G7 était alors un directoire économique qui évoluait, croyait-on, vers un centre de décision politique. Du point de vue du rang, cette appartenance compensait, pour l'Italie, sa candidature à un siège permanent au sein du Conseil de sécurité élargi de l'ONU. À cause de sa position géopolitique politique, l'Italie disposait à l'époque précédent. Cela imposait l'Allemagne.
à la diplomatie
et du changement de son système d'une liberté de manœuvre sans
italienne
un rapport
prioritaire
Dans ce rapport, problématique et direct, avec le Land der Mitte, devait faire le choix de l'option française.
avec elle
Au plan institutionnel, il n'y avait que deux approches, non permutables, de l'Union européenne, la voie anglaise et la voie française. La voie anglaise, dans son caractérisée par deux constantes:
. .
rapport
à l'Europe
et au monde,
est
quant à l'Europe, par un ralliement ambigu, qui comporta une renégociation acharnée de ses conditions d'entrée et de ses charges budgétaires, et s'est conclue à Fontainebleau en 1984. au plan de la conception et du fonctionnement des institutions, par une vision de «la coopération libre et active entre États souverains indépendants» (Mme M. Thatcher, 20 septembre 1988), ce qui explique son rejet permanent de toute politique intégrationniste et son obstruction à tout approfondissement, en matière de politique économique et sociale.
162
L'élargissement vers l'espace nordique, prôné avec vigueur par la GrandeBretagne, comporta cependant une crise, qui se solda par le compromis de Joannina, bref, par le retour possible à des coalitions de blocage et une énième tentative de dilution de l'Union en un espace marchand, libreéchangiste et neutraliste. Dans son rapport au monde, l'Angleterre est devenue à la fois avec les années un investisseur international et une terre d'accueil des investissements étrangers. De ce fait, elle est un tremplin obligé vers le continent. Ce tremplin est devenu le vecteur d'une vision britannique de l'Europe comme marché ouvert, débarrassé d'entraves tarifaires ou réglementaires: une Europe offerte. Quant à la sécurité, le maintien, déclinant, de ses « liens spéciaux» avec les États-Unis s'exprimait institutionnellement par son rôle intermédiaire entre Washington et l'Europe, prônant une adaptation politique améliorée de l'OTAN. Sa philosophie de The European Europe qu'une vision eurosceptique de l'avenir? La voie anglaise unique et inimitable.
au sein de l'Europe
Pour l'Italie, l'option française des correctifs et des variantes.
pourrait-elle
être autre chose
était et demeure
en conclusion
était la seule praticable,
avec, cependant,
Non seulement pour des raisons d'orthodoxie européenne, taxée souvent de façade, mais parce qu'elle correspondait à la voie du réalisme stratégique qu'elle a pratiquée jadis, sous le règne des Savoie. Au moment où le jeu entre les États européens redevenait compétitif, la voie française du dialogue et de l'entente directe avec l'Allemagne s'imposa comme une priorité pour l'Italie. La voie du réalisme stratégique, consistant à définir, parfois abstraitement, une doctrine des intérêts nationaux et à pratiquer la politique de l'aiguillon, de manière à exercer un poids déterminant sur la balance audelà de ses propres capacités intrinsèques, redevint nécessaire et souhaitable. Sa première application s'affirma dans le choix de l'approfondissement, tout au long des travaux préparatoires pour la révision du Traité de Maastricht. Le corrélât naturel de cette position reposait conception, toute politique du «noyau restreint» appartenir.
pour l'Italie sur une auquel elle s'estimait
La surdétermination de ce noyau par l'économique jouait pour l'Italie comme un épouvantail interne, légitimant et accélérant l'instauration de politiques d'assainissement et de rigueur budgétaires. 163
La fin du bipolarisme de la guerre froide a constitué un gain net pour l'Italie et pour l'Allemagne, car eUe a augmenté objectivement leur de manœuvre à l'échelle régionale, globale et mondiale. Dans la construction européenne, il était donc souhaitable que l'Italie opte pour la solution française et joue à la politique du avec la France. Il restait cependant à définir l'inconnue à long terme de la vision thnçaise, l'éveutueUe réalisation d'un « espace russo-européen ,> sous un directoire tripartite Paris-Berlin-Moscou, subordonné à l'axe franco-allemand et en concurrence avec 1'«espace pacitique », sous direction amélicaine.
XI.6
CONJONCTURE ÉTATS~UNIS,
DIPLOMATIQUE LA FRANCE
ET STATUTS POLITIQUES:
ET L'ANGLETERRE
LES
FACE À LEUR
RANG
La réouverture du « dossier Europe », devait examiner quelles seront, en son sein, la place et l'iufluence de l'Allemagne réunifiée. examen imposa de repartir d\me lecture du système international et d'une adaptation au deuxième « âge nucléaire », des rôles et des statuts politiques,
hérités de la guerre froide.
France, Allemagne, Angleterre et États-Unis s'interrogèrent alors sur leurs traditions diplomatiques et firent découler des constantes géopolitiques et culturelles, les attitudes et les codes de conduite qtÜ influaient sur les options et les objectifs de politique étrangère. Partout dans l'analyse de la dimension internationale, si contTaignante pour les équilibres intemes, refit surface la doctrine de l'intérêt national. C'est sous cet angle que des analystes influents soumirent à critique les fondements de pensée des perspectives stratégiques des décennies à venir. Aux États-Unis, les leçons de la realpolitik européenne. érigée sur les présupposés d'un monde dans lequel les États. mus par des «intérêts
164
propres », constituent les acteurs primordiaux de la scène internationale, ont fourni à H. Kissinger les instruments analytiques essentiels pour redéfinir le rôle de l'Amérique et celui de la tradition diplomatique américaine. Au sein du nouveau « concert des nations », cinq ou six puissances (les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, l'Europe et peut-être l'Inde) devraient maintenir entre elles un équilibre subtil, fait non plus de règles rigides, comme au temps de la bipolarité, mais d'« intérêts nationaux» redécouverts, à assurer en termes de sécurité, à préserver en matière d'influence, indépendamment des régimes internes et des idéologies dominantes. Kissinger affirma que la démocratie ou les droits de l'homme, le moralisme ou les doctrines économiques et sociales, le libéralisme ou le socialisme, ne peuvent risquer l'enracinement permanent de la raison d'État. Au sein d'une constellation diplomatique, dans laquelle ils nécessitent de nouveaux idéaux, toute forme d'activisme international, non soutenue par des convictions profondes et par la force d'une morale élevée, peut devenir dangereuse. Henry Kissinger préconisa Amérique idéaliste ».
à l'époque
En France, le débat sur la politique de l'Europe.
un
étrangère
«rôle
réaliste
pour
une
se mêla à celui sur l'avenir
Dans le « cher et vieux pays », dans lequel « le passé refuse de passer », où la mémoire souterraine se superpose à la mémoire officielle, pour donner corps à la mémoire historique, la demande fondamentale était à l'époque celle-ci: « Quelle est la place de la France dans le monde? « Quelle réponse l'Europe peut-elle
rang, en d'autres termes
-
»
apporter au rôle de la France et à son
comme le dit Alain Juppé
-
à l'imagination, au
sens du mouvement, à la détermination dans l'exécution, à la tradition d'indépendance, qui créent des responsabilités particulières? » « De quelle Europe parle-t-on
et quelle Europe veut-on construire?
»
L'idée de l'Europe, qui avait divisée jusque-là, la droite française, pouvait-elle encore autoriser la pratique d'une coûteuse «stratégie de la différence », faite d'initiative, d'audace et de capacité de décision et d'action autonomes? L'Europe pourra-t-elle être le prolongement France, ou plutôt un instrument de son déclin?
et le soutien du rang de la
Le Premier ministre Balladur réaffirma encore, le 2 septembre 1994, à la réunion des ambassadeurs de France à Paris que « la France doit parler d'une seule voix », et, a-t-il ajouté, «il n'y a pas aujourd'hui d'alternatives à la construction européenne ». 165
Toutefois, la France avait besoin de réinventer une présence dans le monde et une politique étrangère qui ne se complaise pas dans la répétition de vieux schèmes. Une telle présence ne pouvait venir, conscience de sa propre identité de nation.
comme
toujours,
que
de la
Furent mis sous accusation, comme dérisoires, les succès solitaires de la France en Afrique, parce qu'ils ne serviraient à rien d'autre qu'à masquer le déclin de puissance et les difficultés de se doter de nouvelles alliances. L'idée d'anticiper sur l'avenir et de projeter le pays dans un horizon international plus interdépendant qu'hier, puisque moins soumis à la division simplificatrice des blocs, poussa à proposer comme seule voie réaliste, celle d'une européanisation de sa politique étrangère. L'affirmation d'une sorte d'universalisme renouvelé semble ne pas pouvoir se réaliser pleinement que dans le cadre de la construction européenne et grâce à celle-ci. Pour certains il s'agissait de l'espoir d'une Europe qui, loin de se limiter à une réglementation du libre échange, restaure l'expérience démocratique et sociale, répond à la globalisation des économies et de l'information, et reformule le tissu du dialogue euro-arabo méditerranéen. Dans la perspective de la présidence de l'Union européenne, France assuma le 1er semestre 1995, figuraient déjà 4 priorités:
. . . .
la croissance
et l'emploi;
la sécurité de l'Europe puissance mondiale; l'affirmation la préparation
que la
et l'affirmation
de sa dimension
de l'Union
européenne
comme
culturelle;
de la réforme institutionnelle.
La France en somme n'entendit ne pas être marginalisée par un Drang nach Osten sans contreparties, parce que ceci lui ferait perdre son rôle traditionnel d'articulation entre le Nord et le Sud. Face à une Union européenne qui risquait de se borner à être l'une des modalités du libre échange mondial, simple élaboratrice d'un corps législatif et réglementaire au nom d'une idéologie de la concurrence et du marché, la France recherchait la garantie d'une vraie stabilité, à travers une grande entente continentale avec l'Allemagne. En libérant cette dernière de sa contradiction géopolitique permanente, qui consiste, le moment où elle aborde le problème de l'élargissement à l'Est, à ne pas avoir de difficultés majeures à l'Ouest, la pleine réalisation du grand marché, à la dimension des espaces économiques concurrents d'Asie et d'Amérique, peut constituer un contrepoids à l'hégémonie mondiale anglosaxonne, conduite par les États-Unis. 166
La sauvegarde du rang de la France, qui fut l'obsession de De Gaulle et la préoccupation constante de tous ses successeurs, s'inscrivit dans la mémoire de la défaite militaire, politique et morale de 1940 et dans une vision de l'État-nation, confortée par un rôle indépendant retrouvé. Quelle réponse l'Europe peut-elle apporter à cette recherche d'une nouvelle identité, au sein de laquelle la pensée stratégique est provisoirement sans objet, tout en demeurant essentielle, pour des acteurs historiques qui veulent demeurer fidèles à eux-mêmes? Cela serait une perte grave pour l'Europe, si la France se privait de sa capacité d'invention, de proposition et d'initiative, si nécessaire, dans le nouveau « concert des nations ». Dans ce cadre, l'Angleterre, maîtresse dans l'art d'exercer la garde continentale de la balance of power, mérite-t-elle encore la condamnation du secrétaire d'État, Dean Acheson, « d'avoir perdu son empire, mais de n'avoir pas su retrouver son rôle », sinon celui, suggéré par les États-Unis, d'adhérer à l'Europe et de l'orienter vers une conception « ouverte» économiquement et « néo-atlantiste » politiquement? Ne vivait-elle pas une crise sous-jacente de l'identité nationale, qui l'obligea à se résigner d'appartenir inéluctablement à l'Europe, malgré la mondialisation de sa langue, lorsqu'elle connut le destin aussi exceptionnel de l'Empire? Qu'en sera-t-il de la singularité britannique et de sa synthèse entre modernité et tradition, le moment où elle se verra menacée dans la continuité de ses institutions et dans le choix de sa philosophie du libre échange, qui est le pilier de sa politique d'ouverture et de modernisation? Après avoir perdu les moyens de faire l'histoire et de réfléchir au monde comme à une totalité, la Grande-Bretagne, pourra-t-elle penser d'être encore, par son esprit et par sa tolérance, l'ultime rempart de la civilisation? Sa méfiance à l'égard des exigences institutionnelles de la construction européenne s'est manifestée à nouveau, en mars 1994, à l'occasion des négociations sur l'élargissement de l'Union européenne à l'Autriche, la Suède, la Finlande et la Norvège. Ces élargissements mettent sur le tapis le problème de la minorité de blocage, au sein du Conseil des ministres de l'Union, lorsqu'une décision est prise à la majorité qualifiée. L'opiniâtreté de la Grande-Bretagne dans sa volonté de défendre toutes les possibilités de manœuvre, jusqu'à suspecter des coalitions de blocage, dans le but de retarder ou de freiner les mesures d'intégration, conduisit finalement au compromis de J oannina. La Grande-Bretagne s'est toujours opposée aux renforcements institutionnels de l'Union étendant les pouvoirs « centralistes » de Bruxelles. 167
C'est ainsi que le Traité de Maastricht avait prévu deux dérogations majeures en faveur du Royaume-Uni, une sur la question monétaire, l'autre sur la question sociale. Ces approches à la construction européenne révélèrent que la GrandeBretagne avait accepté l'Europe comme un avenir nécessaire mais sans enthousiasme, et que ce ralliement était la preuve, encore une fois, de la difficulté pour le Royaume-Uni d'épouser d'autres idées que celles d'une coopération intergouvernementale pragmatique et progressive.
XI.7
LE« NOYAU DUR» ET L'ARGUMENT
Les so1ücitations politiques l'argument économique.
ou culturelles
ÉCONOMIQUE
ne doivent
faire
oublier
Le 20 septembre 1994, le président de la Banque d'affaires internationales «Morgan Stanley», Patrick de Saint-Aignan, recommandait d'investir en France. L'intérêt de la proposition était constitué par la confirmation l'appartenance de la France au « noyau dur » de l'Union européenne.
de
Après avoir passé en revue les différents paramètres de l'analyse écononùque (produit intérieur brut, demande, emploi, investissements, tensions int1ationnistes, taux d'intérêt à long terme, politique budgétaire et marchés financiers), Morgan Stanley, contrairement à bon nombre d'analyses anglo-saxonnes, prenait fermement position pour une stratégie européen et pour l'011hodoxie économique, adoptée jusqu'ici avec fermeté par le Gouvernement français. 168
Une telle ligne fut considérée comme apte à favoriser le raffermissement de la reprise cyclique de l'économie, dont les taux de croissance furent de l'ordre de 2% pour 1994 et de 3,5% pour 1995. La justification du conseil, adressée aux marchés internationaux, d'acquérir des actions en France était double.
.
financiers
Elle fut dictée:
.
par le renforcement l'D nion européenne, investisseurs;
des liens entres les pays du «noyau restreint» qui constituent un attrait important pour
de les
par la simultanéité de la reprise, dans la zone économique large du SME, caractérisée par des changes stables ou quasi fixes, ce qui contribuait à la croissance des autres pays et faisait bénéficier à toute la zone d'une forte demande étrangère.
À confirmation de ce qui a été l'Économie et des Finances des Douze, (Bavière), après avoir salué la fin de considérèrent avec optimisme l'avenir de l'UEM, celle de la monnaie unique.
exposé ci-dessus, les réunis le 10 septembre la récession et le début de l'Union et le passage
ministres de 1994 à Lindau de la reprise, à la 3e phase
Malgré les tensions sur les taux d'intérêt à long terme et la baisse du dollar, les prévisions de croissance moyenne pour l'Union européenne étaient de 2% pour 1994 et de 2,5% pour 1995. Le conseil de l'ECOFIM estima, en outre, que les modalités pour parvenir à la réduction des taux d'intérêt à long terme étaient de profiter de la reprise et des entrées supplémentaires que celle-ci engendre, pour réduire les déficits budgétaires et contenir simultanément revenus et salaires. Le bon comportement de la monnaie du Système Monétaire Européen (SME) et la stabilité des relations de changes qui caractérisent les rapports entre elles, après la crise d'août 1992, ainsi que le passage à des marges autorisées de fluctuations élargies (de 2,5% à 15%) évitèrent des dévaluations compétitives et facilitèrent la convergence des économies. La confirmation de la reprise donna une plausibilité supplémentaire au passage à la 3e phase de l'U.E.M., prévue au plus tôt pour 1997 et au plus tard pour 1999. Il fallait reconfirmer que, pour un tel passage, le Traité de Maastricht imposa un déficit du budget public inférieur à 3%, et un cumul de la dette publique qui n'excède pas 60% du produit intérieur brut (PIE). Le problème plus controversé dans l'évaluation des cinq critères définis par le Traité était celui de savoir s'ils seront interprétés de manière rigide (par exemple sur le déficit public), ou en «tendance », c'est-à-dire en tenant compte des progrès accomplis vers le respect des valeurs de référence.
169
La controverse sur la crédibilité vigueur, demande efforts résolus, d'assainissement.
sur le respect de tels crÜères resta ouverte, tandis que celle polÜique concermmt volonté de les poursuivre avec aux gouvernements des États membres d'accomplir des en vue d'une appréciation positive des politiques
XI.8
ET LE SYSTÈME INTERNATIONAL
L'EuROPE
Le système international, éruption.
issu du troisième
après-guelTe
du siècle, était en
Quels seraient, en son sein, les déterminismes fondamentaux de demain, ceux des intérêts des acteurs étatiques, au sein du nouveau «concert des nations », avec leurs ajustements de puissance, ou bien logique facteurs, dictée par une géopolitique redécouverte, une géotïnance conquérante et une géoéconomie agressive? En d'autres termes, qu'est-ce qu'influera davantage l'avenir du monde, la vie l'événement circonstanciel ou long tenne, l'échelle du temps humaine ou l'enracinement des traditions dans les siècles? Une double mondiahsation :
. .
tendance
façonna
et
en
même
l'ouverture des tllLX culturels, technologiques, humains, par leur nature, horizontaux;
temps
commerciaux,
encadra
la
financiers
et
des formes d'intégration politique partielles, it caractère régional.
L'Europe tendances.
était
à cheval
de ce double
170
mouvement
et de ces deux
Union institutionnelle atypique et configuration géopolitique classique, sans équilibres définis, elle pouvait devenir le premier pôle continental du libre échange mondial. Elle se devait donc d'être suffisamment ouverte, pour vivre en symbiose avec les autres regroupements régionaux, et, dans le même temps, assez sûre d'elle-même pour parvenir à un degré suffisant d'intégration politique et décider de son avenir et de son rôle en pleine indépendance. Son impératif fut d'établir des degrés d'ouverture compatibles avec la notion de réciprocité, car un protectionnisme généralisé la conduirait inévitablement au déclin. Elle devait, parallèlement, contribuer à la définition des modalités de l'échange, au sein de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Dans ce cadre, l'Union européenne pourrait préciser sa stratégie commune, en matière de politique commerciale extérieure, conformément à ses intérêts à long terme. En revanche, l'Europe serait-elle aspects coopératifs dans le monde, tendances conflictuelles, d'où qu'elles ?
prête à maintenir et développer les et limiter, contrôler et prévenir les viennent et où qu'elles se manifestent
L'univers historique ne peut se soustraire aux phénomènes guerre, de prospérité et de misère, d'exclusion et de crise. Pour pouvoir accomplir à cette ambivalence européenne devrait être économiquement avancée, diplomatiquement en mesure d'agir. Dans un monde plus l'horizon et la prospective plus nécessaire. Sous l'aspect conceptuel, problèmes:
. .
de paix et de
de missions, politiquement
l'Union forte et
ouvert, la demande politique est plus grande, stratégiques plus présents, l'intuition historique la chute de l'ordre bipolaire posa deux types de
le rapport de l'économie à la politique internationale, et donc aux fondements du cadre de coopération multilatérale, mis en place à l'issue du deuxième conflit mondial;
la relation de l'économie à la démocratie, et donc à la transition de certains pays à l'économie de marché et à la stabilité politique.
Quant au premier point et suite aux accords du GATT, l'Europe et les USA pourront-ils résister à la concurrence inégale, voire même déloyale de certains pays d'Asie? Quant au deuxième démocratie, l'expérience
point, et donc au rapport entre l'économie et la du siècle démontra que la croissance économique a
171
appelé le développement vers la démocratie, mais l'appel à la démocratie jamais favorisé l'évolution spontanée vers une économie développée. La démocratie, enfin, restait extrêmement sous-développées ou en voie de développement. Un tour d'horizon fondée sur une vision offensif combinent, pays à bas salaires et
fragile
n'a
dans des économies
rapide confirme, en outre, que la croissance est partout libérale de l'économie et que des formes de libéralisme comme dans l'Asie du Sud-Est, une concurrence des une planification des vieux systèmes dirigistes.
Dernier constat, la libéralisation marchés imposèrent la concurrence
de l'échange et l'internationalisation des structures.
des
Face à un système-monde aux régimes aussi divers et à une très grande variété de rapports État-marché, l'Europe et, avec elle, les États-Unis, n'élaborèrent guère une stratégie cohérente, inscrite dans la durée. L'Asie était en plein développement et la Chine, Empire, subcontinent, était en phase de croissance accélérée.
État-nation
et
Son guide affiché y était la realpolitik, sa base de puissance une économie montante, son assise de pouvoir, le parti unique, sa force idéologique l'ignorance de la communauté internationale et, pour terminer, l'assurance qu'une démocratisation venant de l'intérieur est prématurée et celle, en provenance de l'extérieur, est vouée à l'échec. Dans ce contexte, la clé de voûte du système de sécurité régional était fondée sur l'autolimitation des acteurs les plus importants, assortie d'une garantie des États-Unis et du consentement implicite de l'ensemble des États de la région. L Europe ne pourrait jouer un rôle significatif en Asie, quant aux équilibres de sécurité, qu'en accord avec les États-Unis, et comme partenaire de ces derniers. En Europe, l'Union européenne devrait définir ses «responsabilités spéciales» et déclarer quelle est sa zone d'influence exclusive, affirmant que cette zone est une pièce de son système de sécurité collective et qu'elle doit y agir seule si nécessaire, avec l'OTAN si cela est conforme à ses intérêts. Cette stratégie déclaratoire, pensait-on, d'une stratégie globale d'action et comporter,
. . .
des responsabilités
devrait faire partie dès son énonciation:
particulières;
un sens de la retenue; une capacité de décision
et d'intervention
172
autonomes.
intégrante
XI.9
INTÉRÊTS
NATIONAUX
« NORMALISATION»
ET INTÉRÊTS EUROPÉENS. DE
LA
POLITIQUE
VERS UNE ÉTRANGÈRE
ALLEMANDE
Comment peut-on survivre à la désintégration d'un empire, qui fut une superplÜssance et laissa un héritage, géopolitique et militaire, incontrôlé? Comment l'Ouest peut-il intégrer des États d'Europe Je fardeau de l'ordre et de la sécurité dans le monde? À quelles conditions l'équilibre intemational en son sein, les intérêts globaux de l'Europe? Un des mérites, d'avoir affronté les leur fin - l'ordre et étrangère comme l'équilibre connue USA.
centrale et assumer
est-il possible
et quels sont,
et peut-être le principal du document de la CDU a été problèmes institutionnels par lem- bout, autrement dit par la stabilité du continent - et d'avoir proposé une po\iÜque géopolitique et la diversification du paradigme de partenariats distincts avec la Russie, la TurqtÜe et les
Pour terminer, d'avoir tenté d'esquisser les relations Est-Ouest méditerranéennes dans cadre de la globalité, de l'interdépendance coopération. La méthode proposée modèle étatique >t.
pour y parvenir:
«une modification
et euwet de la
profonde
Le danger « énoncé» : le retour au système instable d'avant-guerre. Les risques:
. .
le revival des politiques
et des solidarités
la renationalisation du jeu de puissance 173
de rechange;
du
. . . .
la tentation
d'aventures
la recherche
anxieuse
solitaires; d'alliances,
par leur nature contingentes.
Le remède indiqué: politiquement, la démocratisation équilibres entre les institutions.
de l'D nion et l'établissement
d'autres
économiquement, le souci d'empêcher un « développement divergent entre un groupe Sud-Ouest, plus enclin au protectionnisme et dirigé en quelque sorte par la France et un groupe Nord-Est, favorable au libre-échange mondial et dirigé en quelques sortes par l'Allemagne ».
Les analyses ne sont peut-être pas les mêmes en deçà et au-delà du Rhin, ou encore moins de la Manche, mais le document allemand a le mérite d'avoir posé le problème. Il aurait fallu y répondre, et chacun à sa manière, selon ses intérêts et ses visions de l'avenir, à partir de son identité et de son caractère, de son expérience de l'histoire et de sa mémoire du passé. Au moment où s'est développé en Allemagne un débat serré sur la « normalisation de la politique étrangère », portant sur la levée progressive des restrictions qui ont pesé sur le rôle international du pays, s'est fait jour l'hypothèse, associée à une évidente préoccupation, d'un échec de la ligne multilatéraliste suivie jusqu'ici. Une ligne, fondée sur la conciliation du processus d'intégration occidentale et de l'ouverture vers les nouvelles démocraties de l'Europe de l'Est. Si l'espoir d'une intégration des « voisins » dans le système d'après-guerre (ouest) européen ne devait pas évoluer dans le sens souhaité, rappelle le document: 1'« Allemagne pourrait, sous l'effet des impératifs de sécurité, être amenée à établir seule et par les moyens traditionnels, la stabilité en Europe de l'Est, ce qui dépasserait largement ses forces et entraînerait une érosion de la cohésion au sein de l'Union européenne ». Vivre en paix avec ses voisins est un souci légitime, parfaitement conciliable d'ailleurs avec l'accroissement du rôle et des responsabilités internationales de l'Allemagne. Celle-ci sera mieux à même d'affirmer et de garantir ses «intérêts nationaux particuliers » et, par conséquent, sa propre stabilité démocratique, si la formulation et l'expression d'« intérêts nationaux propres» n'apparaissaient dissociables, à terme, de sa contribution à la définition d'une politique étrangère et de sécurité commune. Les « intérêts nationaux » de l'Allemagne et les politiques pour les défendre ont été transformés par la disparition soviétique.
174
qu'elle mènera de la menace
Comme le montre le document de la CDU/CSU, les voies d'une politique étrangère et européenne plus « normale» pour l'Allemagne, passent par une responsabilité et un rôle plus actifs de celle-ci. L'esquisse catastrophe.
d'une
politique
de rechange
appartiendrait
à un scénario-
C'est pourquoi le débat sur la politique étrangère, l'avenir de IEurope et la réforme de ses institutions était et demeure si crucial pour l'ensemble des pays européens. Les dirigeants allemands veulent aller plus loin dans l'intégration européenne, vers une Union politique de l'Europe plus affirmée, avec le but, comme l'a affirmé Helmut Kohl: « de sauver l'Allemagne d'elle-même ». L'histoire allemande continue de peser sur le continent, sur les choix de la constellation diplomatique continentale et sur le futur de la construction mise en oeuvre jusqu'ici. Pendant de longues années, la «politique de responsabilité », élaborée par Hans-Dietrich Genscher, exprima par un mélange de puissance civile (Machtvergessenheit) et de politique introvertie, privilégiant l'approche multilatérale et le contexte institutionnel européen. Le souci de ne pas faire cavalier seul, de donner preuve de retenue et de poser l'accent sur la dimension morale de la politique étrangère, est allé jusqu'à élaborer l'esquisse d'une nouvelle Weltinnenpolitik idéaliste (une sorte de politique intérieure mondiale, défendant partout les Droits de l'homme et la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes). Les partisans d'une « normalisation» de la politique étrangère allemande se trouvèrent principalement dans la coalition d'Union Chrétienne Démocrate (CDU), de l'Union Chrétienne Sociale (CSU) et dans certains secteurs du Parti Libéral (FDP) et prônèrent pour un accroissement du rôle de l'Allemagne dans le monde. Les représentants les plus éminents de ce courant ont été les deux jeunes ministres des Affaires étrangères, Klaus Kinkel (FDP) et Volker Rühe (CDU). Ce ne fut donc pas un hasard, si le document CDU/CSU dut tenir compte de leur influence dans la réflexion sur la politique européenne et sur la réforme des institutions. La position des conservateurs Europe plus intégrée.
allemands
était hostile
au projet
d'une
Ceux-ci exprimèrent des critiques sévères vis-à-vis de leurs classes dirigeantes, dont ils condamnèrent l'incapacité à formuler et dénoncer clairement, comme n'importe quel autre pays, les réalités des «intérêts nationaux », celles de la géopolitique et le poids de la puissance retrouvée dans les relations internationales. 175
Ces groupes demandèrent till ralentissement du processus d'intégration, arguant que l'ensemble des États membres de l'Union européenne avait trop longtemps protité du multilatéralisme allemand. Il a existé bel et bien un lien intellectuel implicite en Europe, entre les pmtisans de la souveraineté nationale en Frmlce (J.P. Chevènement, Ph. De Villiers, J.M. Le Pen et le courant conservateur de qui prôna depuis 1985 une Machtpolitik responsable, courant des Tories britanniques, qui allait de l'ancien chancelier de l'Échiquier, Norman Lamont, en passant par l'mlcien président du parti, Lord Tebitt, jusqu'à Jimmy Goldsmith et au député Bill Cash. Leur point commun était la critique de l'Europe, Je rejet du destin européen leur pays, au nom d'une différence et d'tme vocation solitaire dans le monde.
XI.I0
INTÉRÊTS
COMMUNS
ET DIPLOMATIE
« RAISON D'ÉTAT EUROPÉENNE
PRÉVENTIVE.
SUR LA
~~
La rétlexion sur l'Europe de la CDU/CSU a été l'expression de la volonté d'ancrer solidement l'Allemagne unifiée à une Europe intégrée, avec le but de convertir la puissance nationale de l'Allemagne, en puissance politique de l'Union européenne. Celle-ci ne sera cependant solide et digne de ce nom, que si une vision géopolitique commune, et un rapport plus étroit entre la diplomatie et la stTatégie ne sont clairement établi. Pour que l'équilibre des pouvoirs et la stabilité du continent deviennent les principes conducteurs de l'Union européenne, à valoir en toute circonstance et dans un contexte global, il est nécessaire:
176
. . . .
qne les intérêts communs de l'Union européenne intègrent it l'élaboration d'une diplomatie préventive comme élément constitutif essentiel de celle-ci, une série d'options militaires adéquates, autrement dit, une association permanente de la force militaire, que les options militaires soient soumises dét1nition est d'ordre politique;
au concept
de leur limite, dont la
que toute spiralisation de la violence soit tranchée par un calcul stratégique au sens dn hut de guerre clausewitzien et comporte une distinction rigourense entre une action déçisive et nne action qne «l'intelligence personnit1ée lill contexte géopolitique global, en intégrant dans le calcul composantes permanentes de la
» de ces intérêts connivents évalue, dans toute « force » et sa propre force, les forces culturelles profondes, comme politique mondiale.
En effet, il ne peut y avoir de diplomatie sans capacités militaires, ni de gestion de crises par la seule rhétorique des négociations. Or, le dialogue de la diplomatie et de la force doit devenir penuanent, puisqu'il n'existera jamais de politique policée, pas plus qu'une société civile globale, Toute dissociation des capacités militaires et de la volonté politique annihile la notion même de diplomatie. La présence des premières doit être constante, l'existence de la seconde primordiale.
XI.ll
UNE BALANCE OF POWER AU SEIN DE L'UNION?
Par quelle «main invisible» la logique des intérêts nationaux s'harmoniserait-elle, sans toutefois disparaître au sem de ru nion européenne? 177
Les moteurs de toute politique de l'équilibre ont été, par le passé, le réalisme et l'État-nation, et l'Angleterre a réussi, plus encore que la France, à appliquer et à théoriser la balance of power. L'équilibre de puissance n'exigeait guère, à l'âge de Richelieu, l'unité idéologique du Congrès de Vienne ou la soumission de la politique étrangère des États à des principes moraux supérieurs. L'équilibre nucléaire a simplifié et stabilisé à l'extrême, à l'époque de la bipolarité, l'équilibre des puissances et la diplomatie multipolaire, qui a été à la charnière entre le système de l'après-guerre et le nôtre. Il a fait ses véritables preuves au service de la recherche d'une sécurité collective en Europe et en Asie. Or, la garantie de tous, donnée à chacun, contre toute agression, caractérise, pour l'essentiel, la sécurité collective.
est ce qui
C'est ce que demandaient les pays de l'Est, qui ne croient guère à l'unité idéologique d'un consensus universel pour la préservation de la stabilité ou de la paix en Europe centrale. Un pacte de stabilité, dont les mécanismes diplomatiques ne soient pas en accord avec la posture et les capacités militaires des pays qui en seraient les garants, ne peut être uni par la seule cohérence des intentions ou par des généralités brillantes. Puisque la sécurité ainsi que la stabilité sont rarement indivisibles, le besoin d'être garanti se fait sentir à l'intérieur des institutions d'appartenance. Ainsi, les articulations du système institutionnel traduisent à leur manière, par des jeux de compromis croisés, la recherche d'harmonie des intérêts nationaux et leur composition. L'équilibre,
au sein de l'Union, est une démarche
partagée et acceptée.
Le « noyau restreint» y devrait jouer le rôle d'unité et de synthèse, communauté d'action et communauté de valeurs. On a voulu voir, dans ce noyau, une surdétermination
entre
par l'économique.
On fait semblant de croire, restrictivement, que l'appartenance au « noyau dur » se fasse sur des bases et avec des critères de référence économiques. Le « noyau dur » a été et demeure un concept politique et pas le substitut de ce concept. À l'égard des politiques de stabilité en Europe, l'harmonisation des intérêts nationaux se fait au sein de l'Union européenne par les deux obligations, de convergence (économique) et de cohérence (politique). La réapparition d'un conflit Est-Ouest n'étant pas, dans l'immédiat, l'ordre du jour, les problèmes de sécurité se posent en termes collectifs. L'OTAN demeure la seule alliance militaire multilatérale sein qu'a pris forme, dans un premier moment, une identité 178
à
et c'est en son européenne de
défense, et donc l'avenir de l'Europe et celui de l'UEO, comme l'Union européenne. Ainsi, l'institutionnalisation de la PESC et la persistance étatiques, en matières de relations extérieures, peuvent favoriser une phase, où l'obligation de cohérence permet de passer communs à des actions communes.
bras armé de de politiques le passage à des intérêts
Au niveau de la politique étrangère, le message géopolitique de la CDU/CSU a été interprété comme une mise en garde, face au risque de désarticulation du système institutionnel acquis jusqu'ici; risque qui s'aggraverait, le cas où l'élargissement non accompagné par un renforcement adéquat des institutions ne parvenait pas à assurer la stabilité en Europe centrale. À l'égard de lEst, la condition de tout partenariat efficace entre une Union européenne renforcée et une Russie rassurée devrait prendre la forme d'une démarcation claire des limites tolérables dans les revendications d'influence de celle-ci. Afin d'éviter que le partenariat proposé à la Russie ne comporte pas d'unilatéralisme exorbitant, qui consisterait à lui reconnaître un droit de regard et d'influence sur 1'« étranger proche », une délimitation des « intérêts vitaux européens» dans l'Europe de l'Est apparaît comme la condition de réciprocité que l'Occident (Union européenne et États-Unis) exige, pour l'aide à consentir à la Russie. Le canal institutionnel de cette aide aurait pu être l'OCDE, d'adhésion à celle-ci de la part de la Fédération de Russie.
en cas
Si un cessez-le-feu définitif entre les démocraties est une hypothèse plausible, le dilemme le plus inquiétant, dans une optique prospective, était et demeure de s'interroger sur la stabilisation de la démocratie en Russie et dans l'Est européen, là où les États étaient organisés en vue de rivalités belliqueuses. Dans quelle mesure, s'adaptera aux exigences modernité?
d'autre part, au sud de la Méditerranée, l'islam de la sécularisation, du développement et de la
Revenant en arrière, à l'équilibre institutionnalisé des pouvoirs au sein de l'Union européenne, cet équilibre tient conceptuellement d'une alliance étroite, que l'on peut appeler de noms différents, l'axe ou le couple, et d'une démarche, la géométrie variable. Cette démarche se caractérisait par une politique de compromis et donc par des compensations et des négoces. Stabilisée par la bipolarité, pensable avant 1989.
aucune
179
remise
en cause
constants,
majeure
n'était
C'était l'ère de la balance et de la stabilité globales, assurées par l'existence de l'équilibre nucléaire des deux « super grands ». Cet équilibre s'effondra avec la ruine intérieure d'un des acteurs majeurs du système et l'effondrement d'un acteur principal entraîna dans sa chute le système tout entier. Disparue la dialectique de la guerre froide et avec elle le jeu de containment et rollback, tombée l'idéologie de la sécurité collective, comme ciment de la sécurité atlantique; la réunification de l'Allemagne a conduit tout droit au volet politique de Maastricht. La rupture de l'équilibre extérieur eut un effet de domino équilibres intérieurs de la Communauté, puis de l'Union européenne. Malgré l'effort américain de toute la guerre froide et d'établir central et les interdépendances paradigme de l'équilibre global,
globaliser l'équilibre de puissance pendant des passerelles et des liens entre le système régionales par la politique du linkage, le surdéterminé par la rivalité nucléaire et par
un système d'alliances rigides (CEE
-
COMECOM/OTAN - Pacte de
Varsovie), fit reprendre lentement ses droits architecture institutionnelle multipolaires. Cette architecture
sur les
à une
diplomatie
et une
devait être à la fois plus souple et plus différenciée.
Le nucléaire, de facteur surdéterminant des relations d'alliance et d'équilibre, céda la place à des schèmes internationaux d'organisation économique, politique et de sécurité, de type polycentrique et à un cortège d'illusions et de concepts, sans cohésion politique et sans capacités militaires. Un nouveau « concert des nations» était né, d'où une nouvelle démarche de l'équilibre, redevenu tendanciellement multipolaire, qui perdait de sa rationalité globale, pour devenir la résultante de situations plus fluides et plus aléatoires. Ainsi, le seul équilibre viable, au sein d'une réorganisation multipolaire du monde, ne pouvait être désormais qu'une nouvelle triangulation et donc un nouveau linkage entre un système d'influence économique permanent (relayé par des institutions internationales), une projection de puissance in being (les différentes forces nationales d'action rapide) et des coalitions régionales contingentes et variables. L'Union européenne fut prise par surprise dans cette tempête de l'histoire. Elle devait s'y adapter et y faire face. Le moment de la réflexion est venu et ce moment a marqué pour l'Union un retour à la realpolitik et à la saisie des relations internationales comme un tout, dans leurs dynamiques et dans leur globalité.
180
XI.12
HISTOIRE
ET CONJONCTURE
La carte de l'Europe et de son environnement au XXf siècle se précisa lentement. À un moment oÙ prit forme une nouvelle distribution des jeux et des statuts politiques à l'échelle de la planète, dans un monde en pleine ouvelture, l'Europe ne put s'isoler ni à l'Est ni au Sud. Elle se devait au contraire renforcer son identité, sa compétitivité et son esprit du grand large. La montée de l'Asie, conjuguée à la renaissance de l'Amérique et à l'émergence des pays à bas salaire, poussa simultanément à l'internationalisation des marchés et aux disparités des structures. mondialisation eut moins l'effet des idées et des courants de pensées qu'une conséquence irréversible des techniques, dans les trois domaines croisés, de la communication, de l'information et des transports. Dans ce contexte, la tâche primordiale de l'Europe, sur le plan de sa politique commerciale, fut de contribuer à une réglementation des échanges mondiaux, ce qui était la mission du GATT, et de faire en sorte que cette tâche demeure demain celle de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). 11fallait éviter à tout prix qu'au désordre des nations s'ajoute le chaos d'une généralisation incontrôlée de négoces illicites. L'Union européenne eut une place primordiale, dans la recherche d'un cadre d'accords respectés, pour gérer collectivement cette ouverture 181
grandissante, y inscrire stratégie de «réciprocités globaux à long terme.
sa politique commerciale, conformément à une de concession» et à une vision de ses intérêts
Sur le plan d'une réflexion plus générale, l'Europe, qui s'est faite par le passé au gré des circonstances et par le poids de l'histoire, répond-elle aujourd'hui à un projet, ou à un destin propre? Entre les trois Europes, qui se découpent, an plan culturel, civilisationnel et identitaire, sur une géopolitique redécouverte, l'Europe anglo-saxonne, l'Europe germano-latine et l'Europe slave, y avait-il un lien qui sert de référence et d'unité au «pouvoir constituant» européen, prêt à dessiner les contours géographiques et les équilibres des intérêts et des pouvoirs, dans la préparation du débat sur la rédaction du nouveau traité de l'Union? Le retour du politique, dont on clamait la nécessité, se fera-t-il à l'avenir par une relance du processus d'intégration ou par voie intergouvernementale ? Et quels scénarios ou alternatives
en cas d'échec?
Quels autres choix pour la France, pour le Land der M itte et pour les autres pays qui appartiennent à la zone de turbulence de l'Est européen? Les repères dont on dispose étaient tous incertains.
pour juger
de la conjoncture
européenne
Élections politiques en Allemagne (octobre 1994), élections présidentielles en France, crises et instabilités politiques à l'Est (Pologne, Russie) comme à l'Ouest (Italie, Grande-Bretagne et Espagne). À ses marches, la Fédération russe entama la fondation logique néoimpériale et grande russe. Deux modèles d'intégration coexistaient entre-temps l'Ouest, inspirés par deux visions, non substituables, continentale, au milieu d'un environnement international, constitution de zones d'intégration concurrentes.
de la CEI sur une en Europe de britannique et signalé par la
La révision du traité a-t-elle sonné l'éveil d'une prise de conscience enjeux de demain, devenus désormais mondiaux?
182
des
XI.13 LA CONSCIENCE
DES ENJEUX ET LE RETOUR DU POLITIQUE
Faire prévaloÜ la plimauté européenne:
. . . .
la relance des chemins l'élandssement publiques l'affirmation J'Union d'un
de
du politique, de l'intégration
la légitimité
des
cela a-t-elk
signifié pour l'Union
~ institutions
de l'importance de la voie constituant ,>
auprès
des
intergouvernementale.
la conception de la politique comme force. de J'équilibre du champ d'action comme stratégie?
opinions
dotant
comme balance et
Ceci n'allait pas parallèlement sans « politiser la méthode communautaire» et donc sans le fonctionnement des institutions, en faisant ainsi le contrepoids à la perte de liberté des autorités nationales dans l'élaboration des choix publics. Il fallait ajouter à ces aspects de politique intérieure un impératif concernant le rôle que J'Union devait jouer dans J'identification des intérêts européens, en matière de politique extérieure et de sécLU-ité. Cet impératif imposa l'exigence géoéconomique de la scène mondiale, prospective et de la stratégie.
d'une vision géopolitique demandant un nouvel essor
L'Union européenne, née d'une idée et d'un objectif développa dans le cadre d'une stratégie dite de substitution. 183
politiques,
et de se
Elle doit revenir à sa dimension
originelle.
Après un long repli sur l'économique, au sens de la pleine réalisation du marché intérieur, elle devait faire prévaloir à nouveau son projet initial par un « nouveau contrat fondateur» (Alain Lamassoure). L'Union intemational
européenne ?
est-elle
un acteur
autonome
et distinct
du jeu
Douée de la pleine personnalité juridique, disposa-t-elle de toutes prérogatives et les potentiabtés des vieilles personnes nationales, ou ne demeura-t-elle pas, tout simplement, l'héritière d'une « int1uence collective diffuse» (Stanley Hoffman) ? Au sens propre, les capacités de décision et d'action, qui font d'une entité institutionnelle un acteur politique souverain sur la scène internationale, découlaient et découlent encore, pour l'Europe, des seules capacités de coopération intergouvemementales.
XI.14 ÉLARGISSEMENTS
ET MONDIALISME
Le réseau d'accords stipulés par l'Union européenne dans le monde est le résultat d'un processus d'intégration qui a été parcouru en commun vers la mondiabsation de la politique commerciale, grâce aux deux vagues d'élargissement de 1973 et de 1986. Celles-ci ont permis de développer des accords de coopération vers l'aire francophone dans un premier temps, puis d'y associer ceux de la zone anglophone d'Afrique, lors de l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté ensuite l'espace hispano-Iusophonc de l'Amérique latine, avec l'élargissement à l'Espagne et au Portugal.
184
La dualité de politique commerciale et de coopération politique, qui a constitué le socle de toute politique étrangère, a été complétée dans le Traité de Maastricht, par l'inclusion de la dimension sécurité-défense, assurée par la PESe. En d'autres termes, le rôle des élargissements successifs a été décisif dans l'orientation mondialiste des relations extérieurs de la Communauté, la seule appropriée à un ensemble de nations marchandes. L'interprétation extensive de l'art. 255 du Traité de Rome, qui a servi fondement à la genèse, puis au développement des différents accords commerce et de coopération, a permis de jouer à l'analogie de traitement donc au parallélisme juridique, entre actes et compétences internes et actes compétences extérieures de la Communauté.
de de et et
La constitution d'un immense réseau de relations d'association et de coopération dans le monde a été rendu possible grâce à l'extension politique de la famille européenne, qui a étendu, à son tour, la portée extracommunautaire de la dynamique d'intégration. Ainsi, des relations de proximité, d'interdépendance et de solidarité avec l'Afrique ont pris une ampleur inégalée dans l'histoire et constituent le modèle de référence pour l'ensemble des relations Nord-Sud. Le but de se faire entendre et de peser sur les grandes affaires du monde a donné parallèlement naissance en 1970 à la Coopération Politique Européenne (CPE). Née en dehors du cadre communautaire et sur la base d'une logique intergouvernementale et non intégrationniste, cette ébauche d'une diplomatie « sui generis », a fonctionné comme un multiplicateur d'influence, dont la Communauté avait besoin. Elle a été le relais d'ambitions nationales pour certains États, dépourvus de la taille suffisante leur permettant de jouer à la Weltmachtpolitik, par l'extension de la scène planétaire.
185
XI.15
LES ÉLARGISSEMENTS DE DÉFENSE. DE LA ePE
ET LEURS RÉPERCUSSIONS
EN MATIÈRE
À LA PEse
La séparation du high politics et du low poliTics ne pouvait durer indéfini ment. Cette dualité, de coopération politique et de relations économiques extérieures, fut mise à l'épreuve en matière de sanctions et dans l'utilisation de l'anne commerciale en situation de conflit (Malouines et Mrique du Sud). Secondant l'évolution en cours, le Conseil européen de Milan, lors de la rédaction de l'Acte unique, codifia en matière de politique étrangère :
. .
l'engagement de cohérence et l'obligation de la part des Douze, d'éviter toute prise de position nuisjble à cet engagement; l'inclusion cle la dimension «sécurité ,>clans le champ de la CPE. IimJtée dans un premier temps aux «aspects poLitiques et économiques ».
Cette nouvelle dimension ne pouvait se borner à l'affirmation d'une stratégie déclaratoire, si souvent critiquée. C'est en réponse à l'unification allemande et à l'etTondrement du bloc l'Est que l'impératif d'un positionnement de l'Union européenne sur la scène internationale rendit possible une percée dans le domaine tabou de la dimension « défense ». Cependant, le nouveau « pilier sécurité et défense », au lieu d'être intégré dans lme structure lmique, capable de conduire à une politique extérieure 186
communautarisée, rassemblant relations économiques extérieures politique étrangère de sécurité et de défense, resta bridé aux procédures coopérations intergouvernementales et soumis à la règle décisionnelle l'unanimité au sein du Conseil.
et de de
Le repli sur l'économique, n'étant plus justifié, dans cette nouvelle phase de réouverture du jeu paneuropéen, l'éclatement de la politique étrangère entre les trois piliers, a conduit au renforcement de la seule institution en mesure d'assurer la cohérence et la continuité des actions entreprises, le Conseil européen, véritable clé de voûte du traité. Le Parlement, relégué, en la matière, a un rôle consultatif; la Commission s'est vu confier un droit d'initiative, qui lui assure une fonction de jonction dans le dualisme persistant, entre la politique commerciale extérieure et la politique de sécurité et de défense commune (PESC). Mais la mise en oeuvre d'« actions communes », dans les domaines où les États membres ont des intérêts essentiels communs, exige, en effet, comme par le passé, une décision à l'unanimité. Du point de vue institutionnel, la subordination de l'UEO (Union de l'Europe occidentale, issue de la transformation du Traité de Bruxelles de 1948) à l'Union européenne, et sa reconnaissance comme « bras armé» de l'Union, a été assortie, dans l'annexe au traité, d'un lien particulier avec l'OTAN. L'Alliance atlantique, au sommet de janvier 1994, a apporté son plein appui au développement d'une identité européenne de sécurité et de défense (déclaration du Il janvier 1994). Dans le cadre des élargissements aux pays AELE, cette évidente avancée de l'Union apportera une différenciation ultérieure à la «géométrie variable », malgré l'engagement de certains pays neutres (Autriche, Suède et Finlande) à respecter la totalité des obligations qui découlent du traité. Il s'agissait d'engagements qui restaient pour le moment théoriques, car si l'UEO, comme «pilier» européen de l'Alliance atlantique, était devenu effectivement le «bras armé» dont on parlait, tous les États membres de l'Union européenne auraient eu vocation à être membres de l'UEO. C'est ce qui avait été promis aux pays d'Europe centrale devenus entre temps «partenaires associés» de l'UEO.
et orientale,
Ce partenariat devait leur permettre de bénéficier, le moment adhésion, du même degré de sécurité que les autres pays membres.
de leur
Cette garantie de sécurité étant elle-même liée à la réassurance l'OTAN, l'adhésion à l'UEO ne pourrait pas être durablement dissociée celle de l'OTAN. Ainsi, une cascade d'engagements en chaîne suscita des réticences États-Unis qui demeuraient les garants de la stabilité du continent. 187
de de aux
il semble ditfidle en fait qu'ils n'aient pas eu leur mot à dire, même indirectement, sur élargissements. susceptibles de rompre aVè:C traditions établies et légitimer ainsi leur droit de regard d, a veto. sur l'élargissement de l'Union européenne. L'Union ne put leur consentir ce droit et fut confrontée, par la logique de sa mutation permanente, à des tensions ou à des malentendus avec les ÉtatsUnis d'Amérique.
XI.16VERS
UN NOUVEAU TRAITÉ?
L'idée d'un nouveau traité fut lancée par GÜnter Rinsche (CDU), corédacteur des Réflexions Sllr la politique européenne de son parti, en plein débat sur 1'« Europe à plusieurs vitesses ». au sein du Parlement européen.
Le scénario d'un acte de refondation qui «crée un traité à côté du traité, qtùtte à faire de la stmcture existante une coqui1le vide...
,je
s'est déjà produit,
au début des années 50, lorsque les Britanniques, qui n'avaient pas accepté de faire le Conseil de l'Europe vers une union plus étroite, poussèrent les à d'abord la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier), puis la Communauté Économique Européenne (CEE). L'évocation constitutionnel, étape politique.
de cette hypothèse eu le mérite d'ouvrir un débat où il fut question pour l'Europe d'entrer dans une nouvelle
Après la contribution allemande de la CDU/CSU, il devint patent que l'Europe prend conscience de ne plus être line entreprise définie par son propre processus d'élaboration intérieur, par l'économique ou par le droit, mais qu'elle doit s'inscrire dans une finalité clairement formulée et dans des perspectives institutionnelles portant sur son identité, sur sa dimension et sur sa stmcture politiques. 188
Les vieux problèmes, longtemps éludés, de la différence interne et l'altérité devaient être finalement aflrontés et il fallait apporter, à chacun d'eux, une solution appropriée. Dans ce débat, certaines idées revenaient de loin, tels l'avenir et le contenu de la souveraineté, ou l'impossible rationalisation ou européanisation des nations, d'autres apparurent avec les intérêts européens communs exigeant qu'un nouveau linkage soumette ,
XI.17LES
INCIDENCES
DES
ÉLARGISSEMENTS
LE
DÉDOUBLEMENT DE LA DIFFÉRENCIATION. «COMMUNAUTÉ D'ACTION» ET« COMMUNAUTÉ DE VALEURS»
Le Traité de Maastricht constitutionnalisa sysŒme dual de la construction européenne, qui consiste à associer la méthode de l'intégration à celle de la coopération intergouvemementale, amplifiant cependant cette demière. 189
Le cadre institutionnel unique du traité signifia que les institutions de l'Union européenne sont communes aux trois piliers et que la clé de voûte y demeure le Conseil européen. Les élargissements antérieurs ont conduit la Communauté orientation mondialiste.
à se doter d'une
Il s'agissait à l'époque d'articuler le cadre européen des adhésions l'horizon géopolitique de la solidarité et de l'aide au développement.
à
L'ensemble des nations de la Communauté avaient des traditions marchandes, linguistiques et culturelles tournées vers l'extérieur (Afrique ou Amérique latine). Elles ont toujours prétendu les conserver conséquentes.
et en assumer les responsabilités
L'élargissement vers les pays du Nord (AELE) s'armonça comme une opération périlleuse pour la cohésion de l'Union, non seulement à cause du passé de neutralité de ces pays, aujourd'hui périmé, et qui, à lui seul, devrait accentuer une « différenciation» dans la cohésion politique de l'Union, mais en raison de leur philosophie, moins intégrationniste et plus libre-échangiste du continent. La double vocation de la construction européenne, à l'élargissement et à l'approfondissement, qui était dans la meilleure tradition communautaire, fut-elle définitivement rompue, dès lors que son unité était assurée de l'extérieur par l'existence d'un ennemi commun? L'Union européenne, qui prétend devenir un acteur unitaire de la scène internationale, devait se doter d'une stratégie anticipatrice et globale, fondée sur une communauté d'action, que seul l'approfondissement devrait lui permettre. Communauté d'action et communauté de valeurs apparaissaient les deux vecteurs conceptuels et les deux clivages de la querelle, qui a identifié les deux modèles d'intégration: l'approfondissement et l'élargissement. Qu'en est-il de cette unité, qui s'était mutuellement
renforcée jusque-là?
La communauté d'action visait explicitement l'organisation d'un leadership européen et elle était fondée, pour l'essentiel, sur l'exercice des « souverainetés partagées ». Elle s'appuyait sur les pays qui avaient acceptés d'en payer le prix dans un ensemble de domaines, qui relevaient des prérogatives exclusives des États, et cela soit de façon systématique, soit de manière plus pragmatique. Le principe de sub sidi arité4 (qui dans son interprétation la plus conséquente, n'est rien d'autre, que l'autre nom du mot fédéralisme) ne Voir sur ce point 1. Charpentier, «Quelle subsidiarité », dans L'Europe, de la Communauté à l'Union, p. 55. La subsidiarité est en effet ce qui assure l'équilibre entre les solidarités qui unissent et les particularismes qui distinguent. 190
s'appliquerait, dans ce dernier cas de figure, que lorsque certains pays «veulent, mais ne peuvent pas» atteindre tout seuls, par leur propres politiques, les objectifs susvisés. La communauté de valeurs peut s'accommoder d'un socle de relations fondées sur le jeu des interdépendances économiques, modérant ainsi les intérêts nationaux. Un ensemble de valeurs de paix et de libertés couronner cette communauté de valeurs.
politiques
viendrait
Cependant, cet ensemble n'exigerait point le partage de deux objectifs essentiels, celui d'un ideal type européen de société, et celui d'une présence de l'Europe dans le monde. Ces deux modèles n'étaient pas interchangeables en œuvre des formes d'intégration dissemblables.
et, en effet, ils mettaient
S'ils avaient coexisté jusque-là, c'est à cause de la division du monde et en raison d'une pression extérieure, forçant l'identité de l'Europe à se définir, moins par elle-même et par la force de ses institutions politiques que par les termes imbriqués d'Occident et de marché, le premier faisant référence à un camp qui incluait nécessairement l'Amérique, le deuxième renvoyant à un espace transnational, ouvert sur le grand large, mais sans identité définie. La coexistence de cette dichotomie et de ces deux communautés vécut et la construction européenne dut faire aujourd'hui la différence et le choix entre les deux. Le dédoublement fonctionnel par conséquent, institutionnel.
est avant tout un dédoublement
En effet, la communauté d'action communauté de valeurs à s'élargir fonctionnelle ment. La communauté la guerre froide.
avait vocation à se rétrécir et la géographiquement et à s'étendre
de valeurs apparaissait
Elle était le reflet d'une opposition et de grandes conceptions du monde.
politique et,
comme essentielle
de philosophies,
à l'époque
de
de modèles de société
Ainsi, la communauté de valeurs pouvait se suffire à elle-même et constituer le critère d'inspiration pour une famille de nations, que les guerres civiles européennes avaient déchirées dans le passé et que l'appel aux sources originelles pouvait réconcilier à l'avenir. Concrètement, ce fut par l'action et donc par un effort d'intégration réalisé dans des domaines d'intérêts essentiels (le charbon et l'acier d'abord), que la Communauté définit à l'époque son modèle d'identité. Rien de tel plus tard quand la communauté de valeurs triompha bien audelà des frontières de l'après-guerre et où le modèle d'intégration, par la voie
191
des élargissements successifs, est devenu un impératif incontournable, l'Est qu'au Sud. Avec la fin de la guerre frcÜde, l'unité de communauté d'action communauté de valeurs, qui avaient permis la complémentarité l'approfondissement et de l'élargissement, ne suffit plus il générer même ni un modèle d'identité ni un modèle décisionnel, indispensables institutions unitaires.
tant à et de de d'elleil des
Rien de surprenant qu'un « nouveau contrat fondateur» fut mis à l'ordre du jour des travaux, visant à identifier «qui », dans un contexte de changement du décor intemational « veut et peut» organiser le capable d'orienter le cadre institutionnel unique, et «qui peut et veut» favoriser l'essor du «pouvoir constituant" du Parlement, et assurer à la Commission la place d'exécution dans le délicat éqtùlibre des pouvoirs au sein des institutions.
n appartient aux présidences, allemande et française, puis espagnole et italienne, de trancher dans le vif ces débats et d'opérer ce dédoublement d'objectifs, les traduisant dans les travaux préparatoires de la conférence intergouvernementale pour la révision du Traité, prévue pour 1996. Le problème essentiel de l'Union européenne était et reste la coexistence en son sein, de ces deux modalités d'intégration, reconnues par Traité de Maastricht, mais dont la dialectique unÜaire est devenue aujow'd'hui inféconde. Passant Douze à Seize, puis de à Vingt-Quatre, la nature de l'Union peut-elle demeurer la même?
XI.18DIFFÉRENCIATION ET« GÉOMÉTRIE VARIABLE»
En réalité, plus l'Union s'élargit il de nouveaux membres, plus la possibilité que l'ensemble des États partage la totalité des objectifs ou suive
192
simultanément toutes les politiques marché intérieur) relève de l'utopie.
(monnaie,
défense, politique
extérieure,
La « géométrie variable» s'impose eo ipso, comme seule résultante de raison, justifiant ainsi l'utilisation d'une expression abusée, celle d'« Europe à la carte». La « différenciation» dans les domaines du choix ou dans les délais de la participation ferait en conséquence la distinction entre « ceux qui veulent» et ceux qui «ne peuvent pas» dans l'immédiat, à cause d'une série de contraintes politiques ou techniques. Ce degré variable de participation ne peut constituer enfin un argument, pour faire du plus petit dénominateur le critère de marche de l'ensemble. Sur le terrain de la volonté politique, la «théorie de la géométrie variable» est destinée à respecter tout à la fois, les exigences des États techniquement inaptes ou politiquement récalcitrants, qui ne pourraient adhérer à la règle de l'unanimité, et la volonté des États, désireux de prendre les devants dans une série de domaines décisifs (politiques, militaires et monétaires), permettant ainsi à l'ensemble de réaliser pleinement les potentialités globales de l'Union. En ce sens, la communauté d'action, rétrécie et ouverte à tous les pays qui veulent la rejoindre, pourrait organiser le leadership nécessaire au renforcement des institutions, au sein d'une vaste communauté de valeurs, s'identifiant à son groupe de tête. Ce dernier, jouerait un rôle politique moteur au plan institutionnel. Dans la politique extérieure il pourrait fonctionner comme stabilisateur en matière d'apaisement de conflits et de gestion de crise. La stratégie d'élargissement passa par un aménagement institutionnel périlleux pour la cohésion de l'Union et comporta, de ce fait, un « dialogue structuré» avec les six pays liés à l'Union par des accords d'association, à savoir la Pologne et la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie. Ce dialogue implique un rapprochement des législations sur les grands piliers du marché intérieur et une inclusion des dossiers transeuropéens d'avenir, tels l'énergie, l'environnement, les transports et la recherche. À l'époque, la profession de foi intégrationniste et le caractère positif du document allemand CDU/CSU eurent le mérite de rappeler que le ralliement de l'Allemagne à une grande Europe à l'anglaise n'est fait ni dans l'intérêt ni dans les objectifs de ce pays et que la France pourrait trouver son compte dans une sorte d'intégrationnisme politique, reposant sur une répartition plus claire des compétences, communautaires, nationales et régionales.
193
XI.19NOUVELLES L'OCCIDENT
IDENTIFICATIONS
ET CHOC DES CIVILISATIONS.
CONTRE LE RESTE DU MONDE
Alors que le vieux cadre des relations internationales apparut comme dissous, le monde et l'Europe traversaient en 1994 un temps d'identification. Le statut politico-militaire de l'Union européenne restait à imaginer et à construire et celle-ci devait passer d'une politique réactive à une politique prospective. La question qui se posa, le moment oÙ on donnerait suite aux formes d'intégration des pays d'Europe centrale, était de savoir comment traiter de la Russie et avec la Russie. Celle-ci, après tille péliode d'affaiblissement transitoire, retrouva till rôle dominant en Eurasie. Que restera-t-il alors de la décolonisation brutale de l'Empire soviétique? Le retour du politique, dans la révision du Traité de l'Union, plus qu'un processus de révision constitutionnelle. Ce retour était dictée par l'impératif géopolitiques globaux.
était bien
de penser le monde et les équilibres
C'était en même temps une aide otlerte à la Russie, pour un réexamen son rôle et des limites son action dans et avec l'Europe. C'était une aide offerte à la communauté mondiale, compte de l'émergence d'un acteur politique central stratégiques à long terme. C'était un apport à l'importance de la coopération Japon, les États-Unis, la Chine et l'Inde.
de
afin qu'elle tienne et de ses intérêts
internationale
avec le
En effet, trois grandes réalités se superposaient sur la scène mondiale : l'interaction croissante des stratégies diplomatiques militaires, l'interdépendance des intérêts et des forces économiques, et les intertërences
194
de société à société, au sein desquelles prévalent la communication et l'échange culturel. Le dialogue entre universalité et traditions, identités et mondialisme s'en est trouvé évoqué comme le fondement de la complexité de notre conjoncture. Dans le fil de ces préoccupations, pouvait-on passer sous silence le débat intellectuel qui a connu un grand retentissement aux États-Unis, suite à l'article du politologue de Harvard, Samuel P. Huntington, publié sur la revue Foreign Affairs, n04 (été 1993) ? Suivant un courant de pensée qui va de Spengler à Toynbee et de Quincy Wright à Ortega y Gasset, Samuel P. Huntington propose un nouveau « paradigme », pour expliquer « la révolte contre la modernité », l'avenir des relations internationales et les types de conflit auxquels l'Occident devra se préparer. Il s'agit du « choc des civilisations
».
Son hypothèse est que: «Dans le monde nouveau, les conflits n'auront pas pour origine l'idéologie ou l'économie. Les grandes causes de division de l'humanité et les principales sources de conflit seront - ajoute-t-il - culturelles. Les Étatsnations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales, mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes, appartenant à des civilisations différentes. Les chocs des civilisations seront les lignes de front de l'avenir ». Après avoir rappelé que « la communauté de culture est une précondition de l'intégration économique », il poursuit que « l'axe central de la politique mondiale sera probablement, dans l'avenir, le conflit entre l'Occident et le reste du monde ». Qu'est-ce-que cela implique pour l'Occident (Europe et États-Unis) ? «Tout d'abord, que les identités forgées par l'appartenance à une civilisation remplaceront toutes les autres appartenances, que les Étatsnations disparaîtront, que chaque civilisation deviendra une identité politique autonome ». Ainsi, préconise S.P.Huntington : «à court terme, l'Occident a intérêt à développer la coopération et l'unité à l'intérieur de la civilisation qu'il représente, plus particulièrement entre ses composantes européennes et nordaméricaine; à incorporer à l'Occident les sociétés de l'Europe de l'Est et de l'Amérique Latine, dont les cultures sont proches, à étendre des relations de coopération avec la Russie et le Japon, à empêcher que des conflits locaux entre pays appartenant à des civilisations différentes ne dégénèrent pas en guerres majeures pour l'avenir du système ... ».
195
Il a été observé, au sein du débat suscité en Europe par l'article de Samuel p. Huntington, que la tendance du monde contemporain vers la globalisation n'a guère pour base un substrat civilisationnel. La fragmentation du monde qui en résulte se conjugue avec la réalité d'une indépendance multiforme, peu propice au maintien de la stabilité et qui n'a pas de ressemblance avec la constitution de blocs homogènes décrite par S. Huntington. Le processus de régionalisation en cours diversification des intérêts plutôt que sur l'affirmation
met l'accent des identités.
sur
la
En effet, la création de blocs régionaux ressemble à des conglomérats, composés de sociétés différenciées et guère à des ensembles, constitués à partir de bases culturelles homogènes. En Europe, comme dans le continent nord-américain, ce processus a sa raison d'être dans la dynamique des interdépendances et dans la logique des avantages comparés. Ainsi, la complémentarité des intérêts joue un rôle essentiel dans les deux sens, de l'ouverture et de l'intégration, et ces deux mouvements sont beaucoup plus favorables au compromis qu'à l'affrontement. Les facteurs de diversification introduits par cette double tendance soldent pas nécessairement par le rejet de l'autre et la reconstitution logique de l'ennemi.
ne se de la
La régionalisation du système mondial ne rassemble guère à des formes de morcellement politiques, dont les lignes de fracture seraient définies et aggravées par les religions et par des conflits civilisationnels. En effet, tout système d'intégration où les critères de diversification se réaliseraient par des chocs identitaires et où les conflits locaux seraient susceptibles de dégénérer en guerres majeures aurait failli à sa tâche. L'Union européenne a tenu jusque-là zone de paix, de prospérité et de liberté.
sa promesse,
Cette zone s'identifie à une aire de civilisation des « guerres civiles» fratricides.
celle de réaliser une
qui a connu par le passé
Une pareille entreprise dans l'espace ouvert par l'implosion soviétique est encore à l'heure d'ajustements incertains.
du système
L'Union européenne pensée par les Européens comme un modèle institutionnel achevé, par leur besoin irrépressible à problématiser le devenir (E. Morin), n'en finit pas de naître comme acteur international sur la scène du monde. Dans le nouveau jeu des nations, débridé par la disparition de la stabilité nucléaire, la sécurité collective demeurera encore longtemps le grand défi de cette fin de siècle et dans la recherche de celle-ci, l'Union européenne pourra y jouer le rôle de pôle de stabilité, de démocratie et de droit, à condition qu'elle acquière une dimension politique et une capacité militaire efficace. 196
XII. POUR UNE
EUROPE RESTAURÉE ». DE LA CONSTITUTION EUROPÉENNE À LAMACHTPOLITIK. UNE RELECTURE DE CARL SCHMITT
XII.l CONSTITUTION CIVILE»
«
ET CONCEPT D'ÉTAT. ÉTAT ET «SOCIÉTÉ
Pouvons-nous adopter vis-à-vis de la Constitution européenne la critique qui fut portée par Walter Rathenau il la nouvelle Constitution du Reich issue ,( La nouveUe de J'effondrement de J'État impérial allemand? Constitution,>, disait-il, «renonce en général à toute problématique qui touche il l'essence inteme du concept d'État (n.d.T. de l'État politique ou d'une fédération d'États) [...]. Qui a vu le déchirement entre la direction du Reich et les États fédéraux, les États fédéraux et la Prusse, les compétences prussiennes entre elles et les compétences du Reich et du chancelier (aujourd'hui, président du Conseil de l'Union européenne, figure hypostasiée de la souveraineté, n.d.r.), qui a vu cela devrait savoir qu'ici on peut travailler seulement au jour pour jour et que toute grande tâche est pulvérisée. »
C'est le triomphe de la vie immédiate, celle de la « société civile» contre le temps et le sens de l'histoire, contre la volonté de jouer un rôle de puissance dans la vie internationale, par sa nature anticipatrice et disciplinaire. La raison de cette pulvérisation des tâches et de cette dispersion du pouvoir est l'absence d'un projet politique de la société européenne, et la carence de centralité d'un leaderships unitaire6, institutionnel et personnalisé. L'impossibilité de réunir harmoniquement dans la nouvelle Verfassung européenne, Goethe et Dante, Shakespeare et Corneille, en les reliant aux figures visionnaires de Churchill et De Gaulle, d'Adenauer et de Gasperi, témoigne de la difficulté d'établir une liaison organique entre finalités et moyens, culture et Machtpolitik, idéalités et sécurité internationale sous le rôle monocratique d'un décideur, le chef décisif de Jean Bodin, celui qui délibère du « salut public ». La crise latente de la Constitution européenne est de poser les valeurs « hors» de la politique, hors de la logique radicale de l'ami et de l'ennemi, dans un espace pacifié, au sein duquel règne un concept dépolitisé de gouvernement, celui de «gouvernance» ou encore dans un espace de fictions, l'égalité des États et l'existence d'une polyarchie administrative neutralisée et aléatoire. Ainsi, la logique des valeurs, au lieu de devenir l'élément constitutif et unificateur d'une nouvelle Gesellschaft douée d'une mission intégratrice et civilisatrice, se transforme en idéologie de la « démocratie humanitaire» et fait l'objet d'une irruption du politique dans des aires extérieures déstabilisées, nécessitant une légitimation internationale (ONU) ou un bras armé au commandement extérieur (OTAN). La première conséquence est une difficulté d'opérer des synthèses de la part du Parlement européen qui n'est pas encore l'expression d'une force sociale et politique homogène et montante, la bourgeoisie du XIXe, d'où la faiblesse permanente de la représentation où les intérêts particuliers, non disciplinés par une «volonté générale» à forte résonance culturelle et éclatée en opinions nationales dissonantes, tendent à prévaloir, en faussant le rapport entre dirigeants et dirigés, forces nationales et direction de l'Union.
Leadership et monocratie demeurent complémentaires. En effet, la monocratie institue une magistrature de pouvoirs douée de capacités d'actions institutionnelles adéquates, cependant que le leadership définit l'investissement plébiscitaire et personnel finalisant ces pouvoirs à des objectifs de succès politique, en particulier en situations d'exception. C'est la foi dans sa mission qui permet au leader charismatique d'assurer le salut public comme « bien de tous» et d'apparaître aux opinions comme 1'« homme de confiance (de la) des nation(s) ». Voué à une seule fidélité, celle du bien public, il est perçu comme l'interprète des réalités de son temps et le décideur providentiel de l'émergence. Ou « gouvernement faible » aux articulations dissemblables, two-level governance ou multi-level governance. 198
Ainsi, à défaut d'une « volonté générale », le risque d'identifier « société civile» et représentation politique rend le Parlement plus perméable aux attentes sociales, renonçant ainsi à la fonction d'ordonnancement et de subordination qu'était celle au XIXe de 1'« État de droit» classique, point d'équilibre entre l'État gouverneur et l'État législatif. Cette identification progressive entre État et société tendance profonde du monde occidental.
correspond
à une
De l'État absolu du XVIIe et XVIIIe siècle, on passe à l'État libéral et neutre du XIXe, puis à « l'État total» et autoritaire de la première moitié du XXe siècle et enfin à l'État social de la deuxième moitié du XXe. Dans cette perspective, la «société» devenue État est un «État de l'économie, de la culture, de l'assistance, de la bienfaisance, de la prévoyance [...]. L'État [...] embrasse ainsi tout le social [...]. Les partis, dans lesquels s'organisent les tendances et les divers intérêts sociaux, constituent la société même, devenue l'État des partis (Carl Schmitt). » Le transfert du régime des partis et du régime des représentants vers le Parlement européen, qui ne devient pas pour autant le lieu de la sélection et de la formation des élites européennes, relègue la « Commission» à être une institution d'initiative et d'exécution, surchargée de tâches de direction socioéconomiques. La revendication de celle-ci de supplanter, par la représentation nationale des « commissaires », la fonction de « synthèse des intérêts» du Parlement, fait de la recherche de l' « intérêt commun» la ratio essendi de son existence. Ses pratiques législatives et réglementaires, qualitativement différentes des « actes de gouvernement» de la tradition du droit administratif français ne lui ont pas permis de devenir jusqu'ici le gouvernement de l'Union, par son incapacité à produire une légalité et une légitimité propres. En effet, l'exigence d'un appareil administratif, déconnecté de tout risque politique et donc de toute sanction, c'est d'être, au moins virtuellement, au service d'intérêts politiques divers et souvent opposés. Or, 1'« occasionalisme » politique, la persistante dualité des deux sphères, du privé et du publique, l'omniprésence du système des interdépendances et l'acquis institutionnel consistant à considérer la fonction politique comme régulation7, poussent à structurer le monopole de la décision politique, encore partagée entre la centralité faible de l'Union (le Conseil de l'Union européenne) et l'écartèlement des pouvoirs nationaux résiduels, hors de la Constitution, dans les « crises» du système international. La gouvernabilité et la souveraineté effectives exigent une direction unitaire, bref, la capacité de « décider d'une crise en situation d'exception» et donc, de disposer d'une Constitution avec leadership et des formes de Régulation mixte, exécutive et législative, réduite à une politique de concessions, bref, une politique dépolitisée et non radicale.
199
de compromis
et
gouvernement monocratiques et fortes. En débattre de manière c'est débattre de Ptolémée à l'âge de la révolution copernicienne.
introvertie,
Inutile d'ajouter que la «situation d'exception» est une donnée permanente de la scène mondiale surtout lorsque la logique de la puissance est de nature globale et que le théâtre de l'histoire offre un spectacle désarmant de violence et de sang, tirant sa raison d'être de la lutte pour la vie entre les forts et les faibles et de la lutte pour le pouvoir, intimement liée à la première, entre les hommes, les sociétés et les États. Schmitt affirmait déjà dans les années 30, «on ne peut déterminer aujourd'hui la politique en partant de l'État (n.d.r., ou de la Constitution, puisque l'État est sa Constitution) mais il faut que l'État (et donc, n.d.r., sa Constitution) soit déterminé en partant de la politique» et, ajoutons-nous, de la Weltmachtpolitik. Il s'agit d'une décision éminemment politique, car elle préside au regroupement en amis et ennemis et elle en résulte, en vertu d'une détermination existentielle des stratégies d'avenir et de toutes configurations de ses forces (choix des alliances et morphologie du système international). L'absence de leadership et de «monopole politique» de la part de la Constitution et la rémission à ses institutions constitutives d'un «nouveau mode de gouverner» exalte la dispersion des pouvoirs et la « neutralité» de l'action de bureau, autrement dit « leur dépolitisation ». Elle fait de l'Europe institutionnelle de l'Europe
une «puissance civile» et de l'organisation un État administratif, un État social en grand.
La partie se joue ailleurs, autour de la possession d'autorité et la politique est hors de cet enjeu.
de ces instruments
La politique est hors de la Constitution, dans la décision du défi ultime qui tient à la sécurité et au droit de l'épée, car la Machtpolitik demeure encore dans les mains des États et repose dans les règlements des situations de crise et dans l'ouverture par anticipation de celles-ci.
Un État administratif est un État qui administre, mais ne gouverne pas, où le droit et la réglementation sont le fait d'une bureaucratie et de la « force normative » du factuel.
200
XII.2 LA CONSTITUTION SELON CARL SCHMITT
G hédtier de la sdence juridique allemande de la seconde moitié du XIX" siècle, cene qui avait donné au jus publicum europaeum de Gerber à Jellinek, en passant par Giet'ke, Hanel et Gneist, les traits d'une civilisation du droit spécifique et exclusive de l'Occident, Carl Schmitt, fit reposer sa conception de la constitution sur trois significations distinctes: absolue, relative et Cette conception se raccorde à celle de la subjectivité de la décision et à la priorité du concept de« politique », la dialectique de l'ami et de l'ennemi. La première de ces trois variantes met en exergue, à l'intérieur l'aspect singulier, essentiel, concret, d'un acteur historiquement vivant, comme « unité et ordre public d'un État déterminé », structuré hiérarchiquement. L'État est sa constitution
(Der politische
Cependant, entre Verfasszmg et KonstitutioN intervient la distinction du concept absolu, de constitution connne « tout unitaire » et du concept relatif de constitution comme « multiplicité de lois singulières ». L'ordre du devenir appartient au «, tout unitaire », à la Verfassung et se réalise par l'Ulùté d'une volonté, celle du décideur, détenteur du pouvoir, une unité qui s'atlirme sur la constante précarité des désordres intérieurs ou extérieurs. ,
(Schmitt) donc! Au-delà des transactions et des pal1iculiers en conflit; et point dimension transcendallte et extérieure inspirée pal' un «devoir être » métahistorique, celui, par exemple, du normativisme, dont la Constitution représenterait l'instrument nonnateur. 20I
«
Le noyau autour duquel se constitue la «volonté» étatique, comme volonté générale », est le système de la représentation, l'ordonnancement
juridique
qui se distingue de la constitution.
La constitution est une adaptation permanente de la lutte pOtU' la vie, cene de l'unité politique qui, à l'échelle mondiale, intègre les affrontements incessants des intérêts, opinions et forces déchaînés dans les oppositions et les confIjts, L'épaisseur dans la tension d'exception, et lequel les cas
d'une constitution et sa «qualité historique» s'établissent entre la politique comme confIjt radical, issu de situations le système nonnativisé de la vie étatique intélieure, par extrêmes chargent la constitution et de force existentielles, et à travers laquelle la « volonté >,étatique se commue, dans la cité politique en loyauté et obéissance des citoyens et sur la scène mondiale en stratégie visionnaire et volonté d'affirmation histOliques.
XII.3 CONSTITUTION
ET DÉCISiON
La «dédsion» s'insère dans cette tension entre la politique et la constitution, comme passionaJité de l'action ou référence inconditionnée, conllne impératif historique el choix constitutionnel. Si le concept de politique s'enracine dans l'opposition entre l'existentiel et le normatif, la prolifération de représentations fonctionnelles est susceptible d'induire une c'l'ise de légitimité atteignant toute la structure de l'Union, et cela en raison de la faiblesse de la personnalisation et de visibilité du pouvoir, 20}
Au sein de la convention, la tendance de certains États, zélotes d'hégémonies extérieures et sans domicile constitutionnel fixe, a été celle de résoudre le problème de la souveraineté et de la direction politiques en les niant; en niant les situations d'exception (Machtpolitik), et en même temps, l'exigence historique d'un pouvoir de décision, en essayant d'émanciper la constitution de toute Zentralgebiete. En ce faisant, les États tournés vers les compromis intérieurs ont exalté la métaphysique du « démocratisme pur » ou du « Dieu impuissant ». La théorie de la décision de Schmitt et l'exigence de choix d'action de l'Europe dans le monde se sont posées et se posent aux antipodes des stratégies fonctionnelles, et des fictions juridiques, bien au-delà des scepticismes publics ou des pondérations de pouvoir. Une «constitution neutralisée» est une constitution dans laquelle la souveraineté, partagée et sans leader, est incapable d'établir une ligne de démarcation entre l'ami et l'ennemi surtout à l'extérieur et dans un monde de menaces combinées, une constitution inapte à redessiner dans une conjoncture déterminée le profil de l'antithèse politique radicale, au-delà de l'apparente normalité des équilibres constitutionnels. La tension agonale de la vue internationale est ainsi étouffée dans le cadre d'une situation régulière et homogène, susceptible de permettre l'application de la règle démocratique et celle de la norme constitutionnelle. Or, l'influence de la démocratie et celle de l'ordonnancement juridique, voire même de la constitution ne reposent guère sur la « normalité» ou sur les équilibres régulés et gouvernables mais sur l'exception, sur les situations extrêmes, fondatrices et originelles. Dans le premier cas, l'essence de la norme s'appuie sur une logique rationaliste et formelle, dans le deuxième, sur l'expérience de la vie historique, existentielle et radicale. Philosophiquement, la norme ne prouve rien et l'exception y est tout, car la règle vit de l'exception et celle-ci seulement intègre l'anarchie des sens et des forces de la vie du monde. Dans un cas, la norme apparaît figée et statique, dans l'autre, l'exception se dévoile, en son essence, passionnelle et tragique, car elle appréhende la généralité avec la passionnalité la plus énergique. Une constitution qui vit de l'équilibre de ses normes et qui en est la garante s'anéantit en elle-même. Elle se supprime et s'amenuise, elle se dépolitise et se neutralise d'abord dans les ajustements du système en tant que tel, ensuite parce que cette constitution aura perdu le sens profond du politique, la lutte pour le pouvoir et le règlement des conflits de son temps. Le « sujet» de la souveraineté européenne destiné à assurer la stabilité institutionnelle (président-ministre des Affaires étrangères) est à peine esquissé et ne peut être déduit que des impératifs de la M achtpolitik. 203
Or, l'existenÜel et la dynarnique réelle des rapports mondiaux de forces ne sont guère le produit d'une loi, d'une délégaÜon ou d'une Bildung raÜonaliste car la « décision >t et la «souveraineté T> ne sont point immanentes à la Verfassung sens propre.
mais bel et bien normtranszendent,
absolus au
Ainsi, et encore une fois, les concepts fondamentaux de la théorie moderne de la consÜtution et de l'État demeurent des concepts théologiques sécularisés.
En effet, si la « vérÜé» existentielle du pohÜque est dans l' « état d'excepÜon », au plan cognitif l'état d'exception dévoile le radicalisme de la vie naturelle des États et le « dogme ,>qui la secoue et l'inspire, la crise, de la même manière que le «miracle »,dévoile dans la théologie l'existence éclairante et tenible du Dieu créateur.
XIIA L'EXISTEI\iTIEL ET L'OCCASIONNEL
Dans la dimension totale du poliÜque,
\< souverain »
est donc celui qui
décide, selon Schmitt, sur l'état d'exception, celui qui est le maitre intégral des affaires intérieures et extérieures. Or, toute circonstance, tout moment poliÜque est virtuellement un moment d'exception (voir Je 11 septembre aux USA). C'est Je souverain qui décide de son actualisation sur la guerre au teITorisme international).
(déclaraÜon
de Bush
guère Le décisiOlmisme, introduit par l' « existentiel » n'est r« occasionnel" mais r« ontologique ». L'existenÜel est l'antinormatif par excellence, c'est-à-dire la « politique en devenir ».
204
La politique comme décision tempestive comme dieu mortel, et comme calcul (Hobbes).
(Machiavel) s'oppose à l'État rationnel, comme
Par ailleurs, la Constitution et l'État, comme l'existentiel et le temps, doivent pouvoir saisir l'occasion et la prendre par les cheveux, ainsi que nous l'admirons dans la symbolique tapis de la Renaissance italienne célébrant les Médicis. Quel système de décision, quel ensemble de nonnes, quel critère de vote, quel type de majorité permettront à l'Union d'être le temps de l'Europe qui prend l'occasion par les cheveux, l'oriente dans le sens du destin et tlnalement la domine?
XII.S THÉOLOGIE ET POLITIQUE
Puisque la vie spirituelle de toute époque est polycentrique et la philosophie de l'histoire représente l'orientation imprimée à un sujet politique par ses élites-guides, le processus de sécularisation de l'Europe, que nous vivons depuis un siècle, affaiblit cene-ci par rapport à l'offensive théologique, téléologique et métaphysique d'autres peuples, en lutte pour la vie, la survie ou l'hégémonie, offensive conduite aujourd'hui au nom de la « revanche de Dieu ». Dans ce cadre, la décision politique ne dépend d'auclme structure jmidique, d'aucune technique séculaire, d'aucun cadre constitutionnel et institutionnel mais de l'enjeu existentiel le plus radical et radicalement
205
négateur, l'opposition entre l'ami et l'ennemi, le conjoncturel et le circonstanciel.
mise à nu par l'occasionnel,
L'ennemi public n'est pas l'ennemi personnel et privé l'inimicus mais l' hostis, celui qui s'oppose à notre conception collective et occidentale de la vie et demeure le porteur d'une conception irréductible et incommensurable de l'existence et de la culture. Le normativisme juridique, l'État de droit et la légitimité internationale prêchant la « commensurabilité» et l'équivalence des intérêts neutralisent l'antithèse radicale de l'ami et de l'ennemi et la vident de sa substance éthique, négatrice et créatrice; la vident de toute puissance de changement et d'avenir. Ils la réduisent à un équilibre exsangue, à un calcul optimalisé, « commensurabilité» de valeurs incompatibles, en paix apparente artifice absolu.
à une et en
Le souverain qui décide de l'État d'exception ne peut être le chairman du Conseil de l'UE9, qui fixe les règles du jeu et qui est un produit de la normalité institutionnelle. Pour l'heure, ce président ne peut être le décideur et donc le «souverain », car il ne peut être le porteur d'une symbiose irrépressible de théologie, de philosophie et de droit-force, le droit-personne du cas extrême, en mesure d'aller au-delà des horizons constitutionnels actuels, postmodernes et posttragiques.
Le président permanent du conseil, simple président de séance dépourvu d'autorité est ici un joueur parmi d'autres et dispose d'un pouvoir limité et dérivé, non originel, non indépendant, non suprême. Selon A. Lamassoure, «[l]'évaporation de la fonction de la souveraineté ferait en sorte que, dans la nouvelle constitution, le rôle du « maître d'ouvrage » sera partagé entre le Conseil de l'UE, le président permanent dudit conseil et le président de la commission ». Cette évaporation tricéphale de la souveraineté est ainsi présentée: «ladite fonction n'a pas besoin d'être exercée par une seule personne ni une seule autorité, compte tenu de la nature collective du projet.
206
XII.6
ÉTHIQUE ET POLITIQUE. AU-DELÀ DE LA CONSTITUTION
Le concept de politique résultant de la double tension de la politique et de l'État, a dans la dialectique de l'ami et de l' ennemi un renouvellement perpétuel. Cette dialectique condui t, dans chaque conjoncture, à des a]]jances occasionnelles et temporaires. En travaillant sur System der Sittlichkeit de Hegel. Schmitt découvre que « l' ennemi ,> se constitue comme tel par une différence éthique et cette différence est elle-même 1'« ennemi» un étranger à nier dans sa totalité existentielle. En 1962, présentant à Pamplona sa Théorie des Partisanen, Schmitt rendra un hommage appuyé à Lénine dont la supéliorité sm- tous les autres marxistes de son temps consista à avoir approfondi et radicalisé la notion d'inimitié totale et d'en avoir fait r axe de gravité de la guene sociale. L'essentiel pour Lénine fut de savoir d'abord qui était son ennemi. Cet ennemi absolu fut identifié dans l'adversaire de classe. Par cette opération, Lénine tït de r ennemi réel un ennemi absolu. Or, « celui qui est en lutte avec un ennemi absolu voit un avertissement dans sa capadté immédiate de lutte, voit son affaiblissement dans l' amlétisation, la relativisation et la neutralisation de l'ennemi. D'où l'inévitable manque d'objectivité de tOLItedécision politique. Ainsi, dans la lutte, la distinction entre «légalité et illégalité» - dira Lukacs - « est pour les marxistes un problème éminemment tactique », le marxisme se situant d'emblée au-delà du droit existant et en rupture avec celui-ci, Dans cette relativisation de l'État et du droit, hérités de la tradition dujus publicum ellropaeum et de la civilisation juridique du XIX" siècle, nous percevons la mise en valeur des concepts d' « ennemi» et de « puissance 't,
207
Le droit perd de sa substance éthique et égare sa liaison conceptuelle avec les présupposés de la pensée théologique et les dogmes « pessimistes du pêché ». Le dogme théologique fondamental sur la démonisation du monde conduit à une division des hommes en « bons» et « mauvais », de la même manière que la distinction en amis et ennemis. En revanche, l'optimisme indifférencié, typique du concept universel d'homme aboutit à une conception du monde « bon », parmi lequel règnent naturellement la paix, la sécurité et l'harmonie. Le concept d'humanité n'a pas d'ennemis et comporte une obligation morale de fraternité et de solidarité. Ce même optimisme représente, par ailleurs, la dissolution de l'histoire de l'Occident comme histoire de conflits et de luttes pour l'hégémonie, imposées politiquement par la « loi du mouvement », l'anima mundi. Cela aboutit à la conception dominante dans l'Europe d'aujourd'hui, où le conflit séculaire entre le droit et la puissance est résolu par une morale publique entièrement sécularisée et devenue totalement autonome par rapport à la métaphysique et à la religion. Ainsi, dans le cadre d'une conception moralisante et légalitaire de la vie internationale, le caractère radical de la distinction de l'ami et de l'ennemi est éclipsé par la confusion du politique et des valeurs et par la soumission de ces dernières aux normes instituées, celles de l'économique et du droit. Suivant cette confusion, le concept politique de mouvement et de lutte devient, par l'influence de la pensée libérale, au plan économique, « concurrence» et, au plan spirituel, « discussion ». Ainsi, les différends dans les relations internationales tendent à remplacer la clarté de la distinction entre «paix» et «guerre» par des approches d'indécision, des options mixtes de légalité (manifestation du nomos, de la voluntas, de 1'« éthos » étatiques comme coercition et force contraignante) et légitimité (fidélité formelle à une autorité ou à un consensus occasionnel dépourvus de sanction, démocratique ou juridique) ou encore de négociation et de refus d'engagement. Cette conception est un «amas hétéroclite d'économie, de liberté, technique, de laïcisation éthique et de parlementarisme» (C. Schmitt).lO
10
de
Il aboutit, selon Marc Ferry, à un concept d'État où « sa vérité » se situerait dans le
choix d'une « alternative entre espace multiculturel des mondes fermés », autrement dit entre la société classique des États, comme «état de nature et guerre permanente » et l'« ordre cosmopolitique de sociétés ouvertes ». Cependant, il s'agit d'une alternative de réalités purement spéculatives, fondées sur un ordre défini dans la seule dimension du ius gentium et hominum, en vue de l'entente et de la coopération universelles.
208
XII.7
LE RÉALISME RADICAL
Thomas Hobbes
Nit'olo' Machial'elli
Les théoriciens de la conception «pessinÜste t, du monde - les réalistes radicaux, les réalistes classiques et, en particulier, Hobbes et Machiavel fondent la distinction entre amis et ennemis sur la conviction, ancrée dans les parties antagonistes d'être dans Je », dans le ,<juste» et dans « bon », ce qui provoque le conflit de tous contre tous. Dans les conceptions du temps présents deux univers culturels maintiennent cette foi et cette liaison existentielles avec la pensée politique et la radicalisent; les fondamentalistes américains et islamiques, et ils se déclarent prêts à mourir au nom de leurs conceptions et pour leur triomphe. Les hommes paisibles cultivent r illusion d'une « pessimistes »,
en général, et les Européens en particulier, paix sans menaces et ne tolèrent guère les
Machiavel, Hegel et Fichte écrivaient dans une situation de « défensive idéologique» et il fallait, dès lors, se prémunir de l'ennemi qui règne à l'intérieur par la démission spirituelle et les concepts démilitmisés (perçus par J'Islam comme logés dm1s demeure la provisoire, Dar KOl({i - l'Europe)
et, à l'extérieur,
pm' une pensée inspirée à la violence et à
la vision antagonique du monde, Hors, pour terminer, de toute notion de juste ou d'injuste, car il n'y a pas de nonnes universellement partagées à pm1:irdesquelles pOlm'ait se dégager un concept commun de justice. Cette vision repose dans la conjoncture actuelle sur la distinction du « Peuple du Livre » en Dar at Hw-hi (la demeure de la guerre, J'Occident) et en « Dar al Islam»
(la demeure de la paix et de la vraie religion,) 209
En conséquence, l'Occident comme consteJlation démocratisée pacifiée d'États de droits, lorsqu'il est attaqué, doit porter la lutte hors du système du jus car la lutte est toujours décidée hors du champ la Constitution et du droit, hors des institutions intergouvernementales et supranationales, hors de l'interdépendance économique, de la diplomatie et de la gouvemance.
XII,S
LE CONCEPT DE POLITIQUE ET SA MÉTAPHYSIQUE
Suivant Carl Schmitt, la Constitution, l'ordonnancement juridique, r ensemble des dispositions de droit, les procédures kgislatives ou réglementaires tirent leur signification profonde 1'« essence» du politique. Le pohtique a ses critères propres et indépendants au sein de la pensée et de l'action humaine. En effet la distinction spécitïque à laquelle il est possible de rapporter les actions et les mobiles polüiques est la dialectique de l'ami (FrelU1d) et de r ennemi (Feind). Cette distinction pas déductible d'autres critères et n'est guère fondée sur d'autres antithèses. La signification de cette distinction originelle et non dérivée, consiste à indiquer le degré d'intensité extrême d'une union ou d'une dissociation. », le est r ennemi public, 1'« hostis» non » non «ekthros ». Dans le concept de politique rentre l'éventualité d'une lutte. Or, la lutte et la guen'e conU11e possibilités réelles sont aujourd'hui émiettées et pulvérisées sous forme de «guerre civile mondiale >>.Cette pulvérisation concerne tout autant la grammaire (les moyens, les techniques et les doctrines de combat) que la logique propre de la guerre (l'entendement et les visées politiques, le type de paix recherché, les choix et les regroupements entre amis et ennemis). L'ennemi
210
Dans l'État constitutionnel, social, l'existence même de la attaquée, la lutte est décidée en seule force des armes» (Lorenz
«la Constitution est l'expression de l'ordre société des citoyens ». Ainsi, lorsqu'elle est dehors de la Constitution et du droit « par la von Stein).
Or, si un peuple craint les fatigues et le risque de l'existence politique, on trouvera un autre peuple disposé à assumer de telles fatigues, garantissant le premier des ennemis extérieurs et gérant ainsi la domination politique. «Ce sera alors le protecteur à déterminer l'ennemi, en raison de la relation éternelle qui existe entre protection et obéissance» (c. Schmitt). La relation hypothèse?
entre l'Europe
et les USA se rapporte-t-elle
à une pareille
Déjà Hobbes avait indiqué que le but principal du Leviathan était de proposer aux yeux des hommes la « mutual relation between Protection and Obedience ». Dans la parfaite sécurité du bien-être, le bourgeois - rajoutait polémiquement Hegel - trouve la compensation de sa nullité politique dans les fruits de la paix (comme l'Europe d'aujourd'hui) et demande à être dispensé du courage et soustrait au danger de la mort violente. Mais «l'ennemi est la différence elle-même et cette différence est éthique ». Elle ne peut être réglée par des discussions, par des votes, par un système de transactions, par une diplomatie de pures concessions. Elle ne peut reposer sur des irrésolutions ni sur des attentes dans l'espoir que la confrontation de nature métaphysique entre vérités opposées puisse être repoussée et résolue par une négociation sans fin. Tout système de vérités ne peut admettre l'affirmation et la diffusion de son contraire et doit le combattre, comme Dieu a combattu Satan, en le chassant du paradis terrestre. Or, le «satanisme» est un concept intellectuel qui s'oppose à la séduction du paradis, dans lequel plongent les Européens, les héritiers d'Abel « qui chauffent leur ventre au feu patriarcal» du bourgeois. Or, le « Satan» d'aujourd'hui est l'expression littéraire de l'élévation au Trône du «père adoptif» de tous ceux que, dans sa noire colère, Dieu a chassé du paradis, et que le rachat du règne de Caïn le fratricide, par d'autres « vérités », veut élever au rang de Dieu, unique, vindicatif et tout-puissant. Où sont-elles, dans le monde d'aujourd'hui, et stratégiques de ces doctrines théologiques?
les réincarnations
politiques
Nous retrouvons aujourd'hui dans la lutte contre la politique, non seulement les ennemis extérieurs qui combattent au nom de leurs « vérités» métaphysiques mais ceux qui, financiers, économistes, technocrates, s'unissent à l'intérieur pour demander que soit mis un terme à la passionnalité de la politique par l'objectivité et l'interdépendance de la vie
211
économique, par l'objectivisme des tâches admÎlùstratives, institutionnelles et managériaJes, ou par des techniques de régulation internationales. Ces épigones postmodernes de la neutralisation du politique montrent leur absence de foi dans l'histoire, car, dans leur passivité et indifférence morales, ils ont perdu de vue l'essence métaphysique de toute politique, une métaphysique qui ne connaît pas de synthèse, ni de troisième voie.
XII,9
LA CONSTITUTION
ET LA « GUERRE CIVILE MONDIALE
L'expérience politico-constitutionneJJe de l'Occident moderne autour du rapport entre souveraineté, constitution et décision, relation autour du culemme du choix et du défi de l'action.
»
a tourné et cette
Toutes les formes d'État, démocratiques, monarchiques et aristocratiques, ont de résoudre le problème de la décision dans le cadre d'un choix juridique et constitutionnel. Le grand chantier du désenchantement du «politique» ouvert par Weber, pOllfsuivi et approfondi par Carl Schmitt, a été laissé de côté depuis l'émergence d'une pensée d'inspiration kantienne constituée d'un amas inanimé de fonctiOlmalisme, de sociologisme et de constructivisme. De cette pensée sans histoire est née Jïllusion qtÙ peine à retrouver l'instinct du politique.
d'une union sans ennemis
À l'instar du cosmopolitisme kantien et du de la république universelle ainsi que de Jïdéologie postmoderne, selon laquelle l'humanité, au moins ew'opéenne, s'est commuée en une société pacifiée et en un monde hannonieux, où il 11'y aurait plus d'hostilité ni de sujets belliqueux et hostiles, ces demiers sont dégradés par les doctrinaires de la dépolitisation en partenaires cont1ictuels. 212
Le vieux réflexe du politique comme lutte, guerre et conflit a été ainsi égaré. En effet, lorsque l'on redécouvre l'ennemi, on le fait de manière primitive et ancestrale dans la dimension pré moderne et dans les zones grises de la planète, autrement dit, dans un sens prépolitique. La solution militaire d'un conflit politique s'inscrit désormais dans le cadre d'une «guerre civile mondiale» - la Weltbürgerkrieg, aux actants multiples et aux métamorphoses incessantes. Or, la dépolitisation européenne est d'autant plus frappante que les nouveaux sujets de la politique s'expriment avec les vieux concepts de la lutte à mort, les concepts radicaux d'ami et d'ennemi, et l'Occident y fait figure d'adversaire, sans détour et sans nuances. Si la fin du marxisme a mis en crise les catégories de la théorie du progrès, la fin de la bipolarité a mis un terme à l'hégémonie de la rationalité occidentale. Le XVIIIe éclairé avait adopté allait du fanatisme à la liberté, du l'illumination des esprits. « désoccidentalisé » et hostile, ce l'illumination à la superstition, de fanatisme.
une conception orientée du progrès qui dogme à la critique, de la superstition à Avec l'émergence d'un monde cheminement s'est inversé. On passe de la critique au dogme et de la liberté au
Cette inversion a une cible fixe et incontournable: l'Occident, objet a priori d'une haine absolue. Le conflit larvé entre, d'une part, ce qui est Occident et, d'autre part, ce qui ne l'est pas, est volontairement ignoré par les Européens car cela les dispense de s'armer spirituellement et de s'investir dans la création d'un outil de cohésion et d'action, une constitution politique, une politique étrangère et de défense commune, qui sont les conditions préalables pour l'émergence d'une volonté forte et d'une stratégie unitaire. La pensée officielle veut ignorer la notion même d'opposition car les vieilles oppositions ont eu pour enjeux des conflits. Ceci est dû au fait que nous vivons paisiblement une époque servile et docile, celle de l'âme désenchantée, prophétiquement annoncée par Ortega y Gasset. La notion d'opposition, que la dialectique hégélienne a commuée en contradiction, a été trahie par la conversion marxiste et néolibérale de la politique dans l'économie.
213
XII.IO
UNE
CONSTITUTION
POLITIQUE
POUR
UNE
EUROPE
RESTAURÉE
La prise de conscience du contlit, qui s'effectue au niveau des idées, des grandes conceptions du monde et des cultures, n'élimine pas, mais se superpose à la Machtpofitik, aux logiques stratégiques et géopolitiques des acteurs majeurs de la scène mondiale. des classes dirigeantes européennes, la contestation opinions au sujet d'tme polarisation des débats entre l'éthique et r économique n'a réussi ni à extirper la politique et l'État ni à dépolitiser le monde, ni encore à étouffer la recherche du sentiment universel de liberté. La Constitution doit aider à la renaissance, désormais mûre, d'une conscience géopolitique et d'un imaginaire européens, un retour aux in tentions politiques originelles des pays fondateurs et à l'émergence d'une nouvelle ère, celle d'une Europe restaurée et donc refondée à r échelle planétaire; une Europe qui dispose d'une force propre, car la force est indispensable pour les ensembles politiques qui veulent vivre sur la scène du monde. La force demeure la ressource principale de l'agir stratégique. Seuls les acquis de la puissance interdisent de confier son destin aux rêves de la paix, érigée en valeur absolue et instituée en régulatrice de la compétition internationale. choix entre idées-valeurs est un choix de destin et de ce fait un choix politique radical qui appartient au primat de la délibération politique et donc du pouvoir souverain. ce type de choix que découlent les grandes orientations de la vie collective, qui on1:à leurs deux l'exception et la norme, la paix guelTe, le passé et r avenir. 214
Ainsi, la condition de survie d'un ensemble de peuples, liés par une constitution est de prévoir les cas d'exception et les figures de la souveraineté qui délibèrent des cas extrêmes dans les situations extrêmes. En réalité, si la politique est destin, le destin de l'Europe passe d'abord par la politisation de sa constitution et par la militarisation de sa puissance, aujourd'hui « civile ». Une constitution dans laquelle existe laquelle se forge une décision; une décision se fasse valoir par une force, une finalité et les plus importantes, ce qui importe est ce on décide.
une autorité; une autorité par qui s'impose par une volonté et un espoir, car, dans les décisions que l'on décide et pas comment
En effet, la décision a son propre caractère et sa propre légitimité, et celle-ci est dictée par l'intensité qui l'anime, par la grandeur qui la soutient, par la vérité transcendante qui en est la nécessité, le symbole et le mythe, l'idée du « bien », du «juste» et du « vrai» 11. Si le texte de la convention a pour but de fixer des limites à la concentration du pouvoir, il ne doit pas constituer une entrave à l'exercice du leadership, conformément à une démocratie monocratique et moderne. Il a également pour mission de donner une réponse à la défiance des institutions, au doute et à la résignation des élites, au ressourcement des forces du changement et des réformes, aux évolutions de la scène mondiale, loin des immobilismes politiques et des syndromes culturels d'abandon. Son objectif principal est de combler l'écart entre la Constitution et la pluralité des États, entre l'État central, détenteur exclusif de la souveraineté et les États constituants sans souveraineté12, entre le politique et la « société civile» qui a été par le passé une cause permanente de crise dans le monde européen et qui est une cause de contestation permanente dans l'univers planétaire d'aujourd'hui. En termes théologiques, cet écart est marqué par la résurgence dans les relations extérieures d'un dualisme métaphysique à peine oublié, celui de Dieu et du monde, de la toute-puissance et de la force démoniaque.
11 Nous sommes aux antipodes de l'idéalisme vénusien de Mario Télà, spécifiant que le «risque inhérent à certaines transactions de l'Europe-puissance est d'envisager un mouvement vers l'Union politique de type néo-hégémonique, néo-mercantiliste, ou basé sur une « identité contre », liée à un modèle des relations internationales qui rappelle celui de la balance ofpower, aggravé parles tensions entre civilisations [...]. L'identité constitutionnelle démocratique de l'Europe est exactement le contraire de la construction d'une puissance repliée sur elle-même et orientée vers un rôle politico-militaire hégémonique [...]. La perspective kantienne est celle de la constitution d'un « pouvoir civil », aux frontières établies mais ouvertes, composante et moteur d'une démocratie continentale et mondiale. » 12 C'était le cas de la Fédération impériale du Reich allemand dont le simple rappel
est susceptible d'induire plusieurs pathologies de rejet. 215
Ce dualisme réapparaît de manière éclatante par l'appel ultime à Dieu dans la « décision» de donner et se donner la mort lors d'attaques suicides et, d'autre part, par le recours à l'éthique de la force dans le cadre de 1'« action préventive» et de la riposte proportionnée à la menace existentielle de l'ennemi. C'est ce dualisme qui impose à chaque fois et dans chaque conjoncture un choix existentiel entre l'ami et l'ennemi. Ainsi, la force du « désenchantement» des « catégories du politique» de Schmitt apparaît avec la plus grande pertinence mais aussi dans ses limites car, d'une part, l'État a perdu le monopole du politique suite à la naissance de pôles de pouvoir et de nouveaux sujets de la conflictualité à l'échelle internationale (terrorisme, êtres politiques quelconques, mouvements idéologiques ou identitaires, etc.), ce qui assigne à la politique mondiale une fonction de «gouvernabilité » et non d'intégration et, d'autre part, car la naissance de théories sur le «pouvoir diffus» relativise la fonction existentielle du « politique pur » en dépolitisant ses « options ». Le grand dilemme, élémentaire et immédiat, qui se pose à l'Europe consiste à savoir si on peut faire coexister l'utopie du droit public et d'une constitution dépourvue de la majestas d'antan avec la réalité de la politique mondiale de puissance et de force, et si 1'« essence» du politique peut être inscrite à l'extérieur dans la dialectique de l'un et du multiple et à l'intérieur dans un réseau de relations fonctionnelles, engendrant une version purement administrative de la théorie de la décision et une image tranquillisante de la paix, la pax apparens de Thomas d'Aquin. Vivons-nous le dernier crépuscule de cette paix illusoire qui, en épais brouillard de l'esprit, nous interdit la représentation classique de la souveraineté et des chefs fondateurs des républiques, celle insolente et insoutenable du roi Soleil qui, comme la mort ne pouvait être regardé dans les yeux?
216
XIII. LE SERVICE EUROPÉEN D'ACTION EXTÉRIEURE. DU « PROJET DU TRAITÉ CONSTITUTIONNEL» AU « TRAITÉ DE LISBONNE» XIII.l
LA GENÈSE INSTITUTIONNELLE
Le Service européen d'action extérieure dont la nouveauté était inscrite dans le projet de traité constitutionnel de la Convention européenne résulte de trois innovations majeures:
.
. .
la première était celle de la création d'un ministre européen des Affaires étrangères, conduisant la PESC et s'appuyant sur ce service; la deuxième. l'élection d'un président permanent du Conseil européen, élu pour deux ans et demi, renouvelable une assurant la représentation extérieure de rUnion ; la troisième, la reconnaissance et exp1icite de la personnalité juridique de l'Union. permett,mt à celle-ci d'agir sur la scène internationale.
Depuis le mandat accordé à la Convention de répondre à différentes questions sur l'avenir de l'Europe et après un an et demi de travaux, la Convention était parvenue au consensus européen de Thessalonique du 20 juin 2003, et donc à un projet de constitution qui disciplinait une série de matières et particulièrement l'action extérieure de l'Union. Celle-ci était
présentée, dans le projet de traité constitutionnel de l'Union, sous un titre unique, alors que, dans précédents, elle figurait dans des textes différents, Ce regroupement était justifié sur le plan de la logique et sur celui de la cohérence, puisque toutes les actions menées par l'UE sur la scène internationale, soient-elles économiques, humanitaires ou politiques, d'aide au développement ou de solidarité interne, dans le cas de la lutte antiterroriste, doivent avoir des objectifs communs. En parcourant rapidement le texte en matière de politique étrangère, nous devons prendre acte d'un élément de continuité et d'un facteur de discontinuité.
. .
XIII.2
L'élément de continuité était représenté par le vote à l'unanimité dans la prise de décision au sein du Conseil. L'unanimité comporte ex COf/verso le «droit de veto de chaque État sur des dossiers portant atteinte il ses intérêts, à ses orientations ou à ses principes. Le facteur de discontinuité et donc d'innovation était constitué par la création de la fonction du futur ministre des Affaires étrangères qui devait cumuler la charge du vice-président de la Commission européenne; double charge qui s'explique par le but de disposer d'un budget et d'un pouvoir de coordination afin de mener à bien les actions décidées par le Conseil.
SUR LA FIGURE DU « HAUT REPRÉSENTANT
~~
Au sein de la Commission, le ministre (aujourd'hui haut représentant), sera en prise directe, par le biais du collège des commissaires, avec les États membres sur toutes les questions qui touchent à la stratégie des moyens et à leur mise en œuvre, ainsi qu'aux orientations de politique générale.
218
Le ministre des Affaires étrangères, M. Solana, qui avait été désigné dans la figure du haut représentant/secrétaire général actuel, devait faire en sorte que l'action de soit plus efficace et mieux écoutée dans le monde. Il devait avoir pour tâche de présenter l'Union d'une «seule voix », d'assurer la coordination entre les institutions et autres acteurs de la politique extérieure, sans qu'aucune d'entre elles ne soit prépondérante, et de faire entendre cette «position concertée» à r Assemblée et au Conseil de sécurité des Nations unies. Ce nouvel outil diplomatique, sur lequel doit s'appuyer son action et dont la constitution doit être prévue, sera donc placé sous son autorité et prendra la forme d'un « Service européen d'action extérieure ». Par le biais des délégations de la Commission dans près de pays, il pourra disposer d'une structure int1uente et représentative dans les grandes régions du monde.
XIII.3 LE STATUTDU SERVICE. UN ENJEU DE POUVOIR
La question la plus importante, qui a été et demeure l'objet d'une lutte d'int1uence entre la Commission et le Conseil, est celle du statut de ce Sera-t-il autonome ou sera-t-il rattaché en pmiie au Conseil ? D'intenses débats ont eu lieu. lors de la présentation d'un «projet de service» par le président de la Commission M. Barroso et Je haut représentant/secrétaire général M. Solana au Conseil, le 10 mm's 2005, entre les institutions de l'UE et les gouvernements des États membres. Ces divergences ont porté sur la configuration du service et les liens entre les compétences et les fonctions respectives du Conseil, de la Commission et des États membres, sous le contrôle du Parlement européen. 219
Ce qui apparaissait certain, à l'époque, c'était que les directions générales de la Commission, qui ont en charge k commerce extérieur, le développement, l'aide humanitaire, ainsi que la gestion des programmes d'assistance financière extérieure, ou encore les négociations d'élargissement, restaient sous la responsabilité des commissaires désignés. En revanche seraient placés directement sous l'autorité du chef de la diplomatie européenne, l'état-major de l'UE ainsi que fonctionnaires dont les compétences recouvrent les grandes aires économiques et politiques. L'importance et le volume des effectifs devraient dépendre des options retenues, mais auraient dû être de quelques centaines de fonctimmaires. Un rapport fut présenté au Conseil européen les 16 et 17 juillet 2005, tranchant sur ces différents points.
XIII.4 LA NATURE DU SERVICE, SON AUTORITÉ, SES COMPÉTENCES ET SES LIMITES
Labvrinthe .
de MVI10s .
Considéré sous l'angle de ses compétences, le Service européen d'action extérieure aura pour mission de concevoir et de mettre en œuvre Wl équilibre délicat entre le respect des politiques étrangères, de sécurité et de défense des États membres de l'Union et le développement d'un processus décisionnel, central et efficace, de capacités crédibles d'action militaire. Dans le cadre du Traité Lisbonne, la maîtrise des traités reste dans les mains des États et ceux-ci gardent la «compétence des compétences '>, autrement dit, la souveraineté pleine en matière d'action extérieure. De ce fait, la capacité ultime de répondre de manière autonome aux défis sécuritaires, militaires et civils de l'Union européenne ou il une 220
crise existentielle et identitaire brutale, demeure dans les mains des États. Le service est le moyen constitutionnel d'un progrès politique vers des formes d'intégration sécuritaires plus poussées. Son objectif est d'aider les États membres à se doter d'influence, de puissance et de capacités de coercition par la voie de la coordination et sur une base volontaire et pas de les remplacer ou de se substituer à leurs pouvoirs. En son sein, les personnes étatiques les plus ambitieuses réaliseront des « coopérations renforcées» par la méthode européenne d'une éventuelle coalition de volontaires. Le service demeurera ainsi l'outil politique intégré d'une influence de l'Union qui n'est pas encore centralisée et fédérale, mais qui a besoin dans ce domaine d' « un plus d'Europe» et donc d'un plus de coordination. Il est 1'« outil de conception» des options, de mise en œuvre institutionnelle et des résultats politico-militaires, attendus dans le domaine de la stabilité et de la pacification partout là où des situations de crise exigent une présence de l'Europe sous la contrainte d'états de nécessité et d'urgence ou pour leur prévention. Aux termes du Traité de Lisbonne, les États membres ont souscrit à l'obligation de se consulter, de se coordonner et de se soumettre aux décisions du Conseil en matière de PESC/PESD sans disposer cependant d'un pouvoir de contrainte ni de la possibilité d'un recours à la Cour de justice, en cas de non-participation ou de non-exécution. En effet, les États membres restent pleinement souverains dans cette matière, car l'organe doté d'un pouvoir d'autonomie et de responsabilité vis-à-vis des gouvernements est le haut représentant de l'Union, lié au Conseil de l'UE. Ce dernier demeure l'institution politique de représentation des États, qui gardent la maîtrise des affaires étrangères et donc une compétence exclusive ne les obligeant d'aucune manière à une position commune. Le silence du haut représentant en cas d'absence de position commune est l'expression de cette règle, qui résulte simultanément d'un état de fait et d'un état de droit. En effet, la PESC/PESD repose totalement sur les moyens politiques et militaires des États membres, et ceux -ci demeurent les détenteurs exclusifs de toute autorité et de toute subjectivité en matière de droit international public. Une évolution est certes possible car la forme du traité elle-même n'est guère figée. En effet, elle est fondée, d'une part, sur l'évolution de la situation internationale et, de l'autre, sur la capacité d'y répondre et de s'y adapter, par la progression d'une intégration plus approfondie dans les domaines essentiels de la sécurité intérieure et extérieure. Le monde, tel qu'il est, est le vrai demandeur de «plus d'Europe », et il reste l'accélérateur le plus vraisemblable de sa constitution politique, la force dynamisante la plus probable de sa « volonté» unitaire. Cependant, le poids du « hasard» ou de la machiavélienne Fortuna ne pourront rien sans un projet politique qui demeure le seul interprète du projet constitutionnel.
221
XIII.5
LE TRAITÉ DE LISBONNE
À L'HEURE DE SA MISE EN PLACE.
LA DUALITÉ DES POLITIQUES EXTÉRIEURES
Après le rejet du projet de traité constitutionnel,
sa réféœnce à la
«
loi fondamentale »,
qui devait consacrer
par
d'une Europe politique, un
traité modificatif simplitié fut à Lisbonne le 13 décembre 2007 par les vingt-sept chefs d'État et de gouvernement et il est aujourd'hui à l'heure de sa mise en place. Le tnùté, que les plus audacieux de ses opposants (N. Dupont-Aignan), présentèrent à l'Assemblée nationale française comme <,un véritable coup d'état simplifié» et d'autres encore comme un «déni de démocratie» par la voie de ratitication choisie, consistant à refuser de le soumettre une deuxième fois au référendum populaire, ce traité entrera en vigueur le premier janvier 2009, après le processus de ratification des parlements nationaux des vingt-sept pays membres (sauf l'Irlande où referendum demeure une obligation constitutionnelle). Dans sa partie consacrée à l'Europe comme acteur de la scène mondiale, les instruments pobtique extérieure seront regroupés par le traité, afin de permettre à l'Europe de «mettre» sa puissance économique, politique, diplomatique et humanitaire au service de ses intérêts et de ses valeurs dans le monde, tout «en respectant », je cite, « les intérêts pmticuliers des États membres, en matière de politique extérieure ». Or, en tëvrier 2008, les premières tractations entre les Vingt-sept pour la mise en place des nouvelles institutions ont fait l'objet de débats sur grandes lignes du traité et tout pmticulièrement sur : la présidence stable du Conseil de l'UE dans ses relations avec des présidences tournantes. qui seront maintenues et effectueront la plupart du travail prévu
.
222
. .
]a du « haut représentant politique de sécurité»
de l'Union
le «Service européen pour l'action extérieure l'mltorité
et]a fonction
affaires étrangères
»,
sur lequel
et la
s'appuieront
du haut représentant,
Les rapports d'autorHé entre le haut représentant et le Service européen d'action extérieure seront de types hiérarchique et fonctionnel, particulièrement politisés surtout en ce qui concerne les zones d'ombre du traité, Ils se feront valoir sur un corps de fonctionnaires d'environ 5200 unités (mille deux cents, auxquels s'ajoutent deux mille agents contractuels et deux mille agents locaux), Leur engagement, sous r autorité du haut représentant verra la réunification des deux directions générales des relations extérieures, de la Commission et du ConseiL La composition de ces services, les affaires politico-militaires du Conseil, l'unité politique du haut représentanUsecrétaire général, l'Eurogroupe et les personnels détachés des diplomaties nationales exprimeront l'inévitable dialectique des rapports entre l'Union et les États membres et une permanente antithèse entre le communautaire et l'intergouvernemental.
XIII.6
LA PRÉSIDENCE TOURNANTES.
DU CONSEIL
DIALECTIQUE,
DE L'VE ET LES PRÉSIDENCES VISIBILITÉ ET ENJEUX
La présidence du Conseil de l'UE ne sera que partiellement unitïée, car la présidence tournante continuera d'exister, y exerçant une fonction d'exécution et réservant les aspects plus politiques de son action au Conseil européen (composé des chefs d'État et de gouvernement), au Conseil des 223
ministres des Affaires étrangères et à l'Eurogroupe (Conseil Ecofin et BCE). Une partie des services nécessaires à la gestion de la présidence du Conseil de l'UE sera mise à la disposition de celle-ci par la présidence tournante à travers le secrétariat général du Conseil. Le terme de complexité est le plus adéquat pour exprimer le fonctionnement de cette architecture institutionnelle. En effet, pour jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale et faire face à des enjeux mondiaux tels que la sécurité de l'approvisionnement énergétique, le changement climatique, le développement durable, la compétitivité économique, l'innovation sociale et le terrorisme, l'Europe peut se prévaloir de trois nouvelles dispositions:
. . .
la reconnaissance d'une pouvoir de négociation internationale;
personnalité juridique unique, renforçant son et de conclusion de traités dans l'arène
le renforcement de la cohérence et de la visibilité, dicté par l'exigence «parler et d'agir comme une seule et même entité » ;
de
et, enfin, l'insertion d'une «clause de solidarité » appelant l'Union et les États membres à agir conjointement en cas d'attaque terroriste.
Parler de visibilité à propos du premier président de l'Europe, dont le rôle est encore relativement peu défini, signifie faire appel à l'analogie historique et à une carence de représentativité et d'identité de l'Union. Quant à l'analogie ce sont de grandes figures fondatrices qui sont évoquées, tel un «George Washington» de l'Union, selon la plaidoirie de Valéry Giscard d'Estaing à Hambourg le 20 février 2008. Pour ce qui est du symbolique et de l'identitaire, l'association des opinions s'obtiendrait plus facilement dans le cas du choix d'une personnalité fortement représentative et pas à l'inverse, comme dans le cas d'une figure effacée et à la visibilité faible. Telle est l'incarnation des deux rôles possibles du futur président. Cette opposition a été une cause d'affrontement à la Convention pour l'Europe en 2003. On y avait opposé à la figure d'un président chairman, simple coordonnateur des travaux du Conseil, réunissant les chefs d'État et de gouvernement, le rôle énergique et pionnier d'un président leader, charismatique et prestigieux, à fort impact populaire et à grande emprise sur les opinions. L'Union s'est dotée, depuis, d'une série de moyens qui lui permettent de faire face à des enjeux mondiaux dans la défense des intérêts et des valeurs de l'Europe.
224
XIII.7 LE SERVICE D'ACTION EXTÉRIEURE
Dans le « projet d'avis » <.kla commission Affaires étrangères du PE à l'intention de la commission des Affaires constitutionnelles sur Je Traité LisbOlme du 5 décembre 2007, le rapporteur (Andrew Duff) prend note des modifications structurelles m<\jeures du Traité de Lisbonne par rapport au projet de traité de constitution. modifications séparent les dispositions relatives à la PESC/PESD (chapitre V du traité sur l'Union) des dispositions générales du traité sur fonctiOlmement de rUE, relatives à l'action extérieure (commerciale, humanitaire et civile). Le rapport mentionne l'amélioration du dispositif existant par rapport au passé, amélioration qui concerne:
. . . . .
. .
la visibilité de l'Union et sa capacité d'agir avec efficacité la personnalité juridique unique le vote à la majorité qualifiée les coopérations la PESe;
renforcées
(entre au moins neufs États) dans le domaine de
l'élaboration des politiques et la cohérence de l'action extérieure grâce à la création d'un "poste puissant" de haut représentant et d'un Service Européen d'Action Extérieure (SEAE) chargé de le seconder
Je renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen sur l'ensemble des dépenses de l'UE y compris le Service européen d'action extérieure; la mise en place d'tme PESD.
structurée
225
permanente
» en matière de
Cette demière concerne les capacités militaires, par l'élargissement du rôle de l'Agence européenne des armements et se distingue « coopérations renforcées» de la PESe. Le rapport soubgne que les dispositions PESC ne portent atteinte ni aux responsabilités des États membres pour l'élaboration et la conduite de leur politique étrangère, ni à la représentation de celles-ci au Conseil sécurité des Nations unies. S'agissant du Service européen d'action extérieure, le rapporteur, insistant pour qu'il soit lié organiquement aux délégations extérieures de la Commission, « souligne que ce service doit devenir un service diplomatique professionnel et permanent, à même de contribuer efficacement à la réalisation des objectifs de l'action extérieure et de soutenir le travail du haut représentant ». La conception du professionnalisme projeté dans une dynamique perspective décrit bien le trait fondamental du sa formation et son homogénéisation ainsi que l'acquisition commune des ,<savoirs» et de « savoir-faire» indispensables.
XIII.S
PROFESSIONNALISME
ET FORMATION
L'ACADÉMIE DIPLOMATIQUE
DU
SERVICE.
SUR
EUROPÉENNE
C'est sur ce même sujet que le rapport final du groupe de travail VII sur l'action extérieure de l'UE du 16 décembre 2002 a souligné l'importance et la 226
«nécessité d'une académie diplomatique et mentionnée comme telle.
européenne
», jugée indispensable
En effet, à l'alinéa 69 du rapport, le groupe des parlementaires du WG (working group) XII-17 a préconisé en toutes lettres « la création d'une école de diplomatie ,> de l'OE, assurant la formation des jeunes diplomates offrant formations à mi-canière, ainsi qu'un service diplomatique de « à côté» de ceux qui existent dans les États membres, de même que ]e développement d'une «coopération plus étroite» entre les services extérieures de l'Union et ceux des États membres. Ici, comme plus haut, une distinction structurelle s'impose entre la PESC/PESD, car le «service diplomatique », tout en inc1uant les deux volets de la politique étrangère de J'Union, concerne la PESe et donc les aspects politiques et sécuritaires, de ]a même manière que les «coopérations renforcées» (PESC), se distinguant des « coopérations structurées permanentes », concernent ]a PESD.
XIII.9
CORPS
DIPLOMATIQUE
EUROPÉENS.
ET
«ÉCOLE
LA LECTURE DE GERARDO
DIPLOMATIQUE» GALEOTE
QUÉCEDO
RÉADAPTÉE
« Afin de contribuer efficacement à ]a réalisation des objectifs de l'action extérieure et de soutenir le travail du haut représentant» selon les expressions utilisées par Andrew Duff ]e 5 décembre 2007, il était apparu indispensable, déjà en 2000, au rapporteur du Parlement européen, M. Gerardo Galeote Quecedo, dans ]e «document de travai]» sur la 227
diplomatie des Droits défense », vue de la relations européenne
européenne, présenté à la « commission des Affaires étrangères, de l'homme, de la sécurité commune et de la politique de de proposer la création d'un corps diplomatique européen, et, en mise en place d'une formation spécifique dans le domaine des extérieures, la constitution d'une « école diplomatique ».
Cette proposition visait à assurer aux fonctionnaires du Service européen d'action extérieure non seulement une préparation technique aux politiques communautaires, mais aussi « une formation proprement diplomatique ». Afin de mieux préciser ce qui sera l'objet des débats successifs intenses (à partir surtout des travaux de la Convention européenne 2003), l'affectation de ce corps diplomatique sera ventilée, selon le rapporteur Gerardo Galeote Quecedo, «non seulement dans les délégations, mais aussi dans toutes les unités de la Commission et du Conseil, impliquées dans l'activité extérieure de l'Union ». Ce rapport, retraçant le parcours de l'évolution de l'Union européenne, justifiait ses propositions par une série de constats, que nous adaptons à la situation d'aujourd'hui et à notre grille de lecture.
. . . . .
Compte du fait tenu que:
. .
l'action extérieure cessé de croître ; le caractère dépassé;
de la Communauté
économique
européenne,
de l'activité extérieure
l'aspect extérieur de l'Union aujourd'hui majeur ;
comporte
depuis
son origine,
n'a
était déjà en 2000 nettement
un aspect
politique
croissant
et
les compétences extérieures de l'Union s'exercent de plus en plus dans des domaines d'activités exigeant une anticipation, une interconnexion, et une interdépendance accrues; en vue d'entretenir des relations permanentes avec des États tiers et des organisations internationales, la Communauté européenne a été dans l'obligation de créer des «délégations» ayant fait fonction, par le biais d'organes à caractère diplomatique, de la représentation extérieure de la Commission; la coordination entre l'activité extérieure à caractère commercial et, aujourd'hui, à caractère énergétique et la politique étrangère, de défense et de sécurité s'impose de manière évidente, au plan de la conception et de la mise en oeuvre, stratégique et prospective, des politiques; un lien entre les diplomaties des États membres et celle commune du Service européen d'action extérieure, au service de l'action du haut représentant de l'Union, constitue aujourd'hui une nécessité politique, géopolitique et stratégique;
228
. . . . . . .
l'Union européenne joue désonnais au sein du système international;
un rôle d'acteur civilisationnel
et global
dans ses relations avec les acteurs de taille moyenne de la scène mondiale, ainsi qu'avec les acteurs tiers et les organisations internationales, l'Union exerce un rôle éminent et une action soutenue, aux yeux et dans l'intérêt même des acteurs régionaux et locaux, en quête de solidarité et d'appuis extérieurs; les institutions de l'Union et les fonctionnaires qui les servent interviennent désormais dans les domaines sensibles de la sécurité et de la gestion des crises et, de façon générale, dans des domaines autrefois «réservés » à la diplomatie et à la politique étrangère, propres aux relations internationales classiques; ces personnels grandissants et spécialisés participent fonctions régaliennes de la politique internationale;
désormais
aux
le haut représentant est doté de prérogatives étroitement liées aux diplomaties des États membres et a en charge la responsabilité des unités de planification des politiques et d'alerte rapide; le Conseil, auquel le haut représentant est associé, définit les principes et les orientations générales de la PESC, en adoptant des stratégies communes; la Commission, à travers la double fonction du haut représentant, sera de plus en plus associée aux travaux du Conseil en ce qui concerne la PESC, ainsi qu'à l'exécution de la politique étrangère commune.
Nous concluons que les fonctionnaires du Conseil, de la Commission et des États membres doivent disposer d'une vision appropriée du système international et des concepts, des principes et des grilles de lectures communes, ainsi que des connaissances et pratiques propres à la politique à mettre en œuvre pour l'Union. Ces personnels doivent disposer, en conséquence et à cette fin, des capacités d'analyse, de prévision, d'anticipation et d'action, nourrissant les « savoirs » et les « savoir-faire » de la diplomatie naissante de l'Union. Il en découle ainsi que la mise à niveau de ces connaissances tout comme la conception et la mise en œuvre efficace des politiques décidées par le Conseil exigent des programmes de formation continus, permanents, en alternance et en rotation, en mesure de remplir efficacement les rôles assignés et d'agir efficacement dans l'intérêt de l'Union ainsi que dans le respect de ses principes et de ses valeurs. C'est la raison pour laquelle sont à prévoir et à réaliser des formations spécialisées, impliquant tous les fonctionnaires des institutions de l'Union, dans l'apprentissage et dans l'homogénéisation des connaissances de base et des procédures spécialisées relatives aux relations extérieures de l'Union et cela par une « véritable école diplomatique ». 229
Ainsi, l'institution d'un corps diplomatique européen ne pouna se passer de la constitution d'un serviœ diplomatique professionnel, permanent et adapté à toute circonstanœ et, avec celui-ci, d'une « académie diplomatique européenne» en mesure de remplir ce rôle important, en assurant une préparation d'excellence et une fonnation spécialisée et de haut niveau.
XIII.10
ENCORE
«ÉCOLE
DE
SUR L'AcADÉMIQUE
PENSÉE»
CARACTÈRE
STRATÉGIQUE. CARACTÉRISTIQUES
La première commune est:
. . . .
caractélistique
DIPLOMATIQUE.
d'une
GÉOPOLITIQUE
UNE ET
ESSENTIELLES
académie
diplomatique
européenne
d'appréhender conceptuelJement l'unification stratégique capitale des aspects politiques. géopolitiq ues, sécuritaires. économiques. technologiques, et diplomatiques des actions extérieures de la PESC/PESD. l'action humanitaire et l'aide au développement; de saisir la logique du système international (morphologie. polarisation, alliances...) ainsi que les politiques étrangè.res et de défense des acteurs mègeurs de la scè.ne mondiale. en les abordant du point de vue des intérêts et des valeurs de l'Union de valoriser
l'approche
historique,
de former institutions
il la genèse historique européennes, de manière
230
culturelle
et anthropologique;
et au fonctionnement actuel des il pouvoir les réformer et les adapter
constamment aux situations imprévues, en agissant toujours d'une transformation plus politique des structures existantes.
dans le sens
La centralité institutionnelle de l'outil de formation, lié à un réseau d'institutions de même nature, doit demeurer la caractéristique capitale de l'académie, car elle est fondée sur la proximité immédiate du Conseil, de la Commission et du PE, valorisant l'interaction des contacts, des informations et des débats. En termes prospectifs, l'académie diplomatique européenne doit devenir le creuset d'une « école de pensée» spécifiquement européenne, produisant en permanence des synthèses indépendantes par rapport aux tropismes analytiques nationaux. Cependant, une institution dont homogènes les savoirs des diplomates pivot.
la fonction capitale est de rendre doit axer ses formations sur son rôle
En effet, le caractère intergouvernemental de la PESC fait graviter le poids du système sur le Conseil et déplace la prise de décisions des capitales vers Bruxelles. Créer l'environnement perceptuel, civique et commun, adapté aux valeurs et aux intérêts de l'Europe, devient ainsi l'une des missions prioritaires de l'académie. Cela exige un flux constant de réflexions, en osmose institutionnelle quotidienne. C'est là le premier jalon d'une indépendance d'approches, en matière d'intelligibilité de la scène mondiale. Cette intelligibilité repose sur l'émergence d'une culture internationale commune, aujourd'hui inexistante et sur une grille de lecture, homogène et partagée du monde contemporain. La formation intellectuelle des jeunes diplomates européens ne peut que baigner professionnellement au sein des institutions de l'Union, qui participent à des titres divers à la conception et à l'exécution de la politique étrangère.
XIII.ll
LA
FORMATION
DIPLOMATIQUE.
CENTRALITÉ
ET
RÉSEAU. NOTES ET OBSERVATIONS En quoi consiste-t-elle, une formation proprement est question dans le document de travail du Parlement 2000 (rapporteur Gerardo Galeote Quecedo) ? Cette expression mérite anticipation cognitive:
réflexion,
231
diplomatique, dont il européen du 7 février
approfondissement,
comparaison
et
.
réflexion d'abord, quant à l'impératif de fournir les outils conceptuels adéquats à l'exercice de la fonction diplomatique proprement dite (rédaction de notes ou de rapports, théorie et pratique de la négociation, importance et limites du droit international, ...), les connaissances historiques, géopolitiques, stratégiques, économiques, scientifiques, techniques, en sciences humaines, permettant l'émergence d'un «corps de fonctionnaires d'excellence ».
.
approfondissement, par l'exigence de faire recours à l'analyse des situations et des cas et d'aboutir à des conseils et à des propositions d'action.
.
comparaison, par l'aptitude à intégrer, dans l'ordre de la conception et de l'action, la connaissance des cultures, des mentalités et des philosophies des acteurs mondiaux majeurs, en posture de rivalité ou de compétition entre eux ou avec l'Union.
.
anticipation, par la proposition de « scénarios» dans le domaine des relations internationales, visant à favoriser le choix des options d'avenir, en situations de brouillard intellectuel, d'hypercomplexité dynamique, de rareté de ressources, de danger existentiel et de risque extrême.
C'est au sein d'un réseau pivotant sur Bruxelles que doit se forger le style d'une «diplomatie de sécurité» européenne disposant d'un tropisme essentiel, l'acuité du regard sur le monde et l'entraînement à espacer politiquement sur un système international, planétaire et global. L'aboutissement de cette formation indispensable est représenté par l'affectation de diplomates européens, issus d'une grande tradition de pensée et de cette grande école diplomatique émergeante, comme chefs de délégation ou comme personnel de haut niveau, dans les 125 représentations de la Commission éparses dans le monde. Un concours spécifique pour le recrutement devra être mis en place pour la fonction diplomatique et les relations extérieures de l'Union. Cela entraînera nécessairement une modification des statuts des fonctionnaires, car l'excellence et la « qualité» de la formation seront renforcées, d'une part, par un mode d'accès sélectif et, d'autre part, par la présence incomparable d'un réseau d'institutions internationales, académiques et universitaires situées dans l'environnement proche ou immédiat.
232
XIV. LA THÉORIE RÉALISTE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET LA PESC/PESD. CONCEPTIONS CONVERGENTES OU ANTITHÉTIQUES?
XIV.l
LA DOCTRINE RÉAUSTE : UN DÉTOUR THÉORIQUE
politique étrangère de sécurité et de défense commune PESC/PESD, est la partie la plus récente des politiques de l'Union. Elle il' a en etTet que dix ans (1999-2009). Dans la vision réaliste classique, la politique étrangère
est désignée comme Machtpolitik ou «politique de puissance ». Avec la terminologie anglo-saxonne, dépourvue de la métaphysique héritée de la pensée allemande du XIXe siècle, elle devient power politics. Reinhold politics ».
Niebuhr
dira:
«international
politics,
as all politics
is power
H. J. Morgenthau identifiera le critère principal du réalisme en politique internationale dans le « concept d'intérêt» défini en termes de puissance et définira le mécanisme régulateur du désordre international dans la balance of power, que traduit de manière imparfaite la notion d'équilibre. R. Aron mettra l'accent sur la conception de la puissance comme moyen de la politique étrangère par opposition à la vision transcendante de celle-ci et établira une liaison entre le soutien de l'intérêt national et l'exigence de préserver l'identité de la nation et sa survie. Il critiquera l'identification par H. J. Morgenthau de l'essence de la politique internationale avec l'essence de la politique domestique, car, expliquera-t-il « pourquoi dans ce cas la guerre ne pourrait être éliminée de la scène internationale comme elle l'a été de la scène politique interne? C'est sur ce point précis que la politique extérieure de l'UE se heurte au réalisme classique et à la conception de la politique comme hostilité et conflictualité structurelles et permanentes. En effet, la conception sous-jacente de la politique extérieure de l'UE est de considérer celle-ci comme un prolongement de la politique domestique, comme politique de voisinage et de proximité, ou encore comme politique de pacification et de stabilisation. Cette conception est à la base de la politique d'élargissement, pratiquée comme une politique d'adhésion.
entendue et
Or, une conception de cette nature fait semblant d'ignorer que des régimes politiques différents mènent des diplomaties différentes et que les traits communs à toutes les conduites diplomatico-stratégiques, par leur nature aventureuses, sont formels et se ramènent à l'égoïsme, au calcul des forces et à un mélange variable d'hypocrisie et de cynisme. Aucun chef d'État et de gouvernement des vingt-sept États membres de l'Union ne se reconnaîtra dans cette définition de la diplomatie et de la politique internationale et aucune page, aucun écrit ou aucune déclaration officielle des responsables de l'Union ne prendra le risque d'en adopter la formulation. Mais le contraste et l'antinomie demeurent, entre l'idéalisation de la politique étrangère de l'Union et la réalité brutale, cruelle et chaotique, de l'environnent dans lequel elle est appelée à s'exercer.
234
XIV.2 POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET DE SÉCURITÉ COMMUNE i POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE. TROIS QUESTIONS
Au plan institutionnel, il est indispensable de préciser qu'une PESC/PESD cohérente exige de répondre à deux questions préalables: Primo: L'Europe peut-elle devenir un acteur int1uent de scène mondiale au cours du XXI" siècle? Dans quel type de système intemational et avec quelle cohésion politique? : Pour sur la scène mondiale, l'Europe a-t-elle besoin seulement d'une identité juridique reconnue et d'une conception de la légitimité comme démocratie, ou, en revanche, ne doit-elle pas concevoir autrement ce qui est étranger à l'Union, la notion même d'extériorité?
235
XIV.3
LA NOTION D'EXTÉRIORITÉ
Les dispositions prévues pour la mise en œuvre d'un Service européen d'action extérieure tiendront-elles compte des grandes orientations de politique étrangère décidées par les Chefs d'États et de gouvernement, relayées par le haut représentant de l'Union, ou auront-elles pour tâche de les inspirer, les concevoir et, en aval, les appliquer et les conduire?
.
Examinons
.
point par point ces différents aspects:
Quant au premier point, trois études récentes, l'une du Transatlantic Watch au titre Gagnants et perdants en 2020. Quels changements de pouvoir dans le monde ?, la deuxième du Centraal Planbureau des Pays-Bas, intitulé Quatre Scénarios pour l'Europe et la troisième du National Intelligence Council lié à la CIA (Central Intelligence Agency) au titre Mapping the Global Future, examinent les projections économiques, démographiques et stratégiques globales, dans le but d'offrir une image du monde en 2020. Les risques d'un déclin relatif du continent, par rapport aux puissances majeures et montantes du XXI" siècle, les États-Unis, la Chine et l'Inde, y apparaissent sérieux. Quant au deuxième point, je tâcherai d'en retenir les éléments saillants, rappelant les points de force et de faiblesse de l'Union européenne.
Paradoxalement, comme un point européenne.
en
un point de faiblesse mais présenté traditionnellement de force, concerne le «statut même» de l'Union
L'Union européenne est une invention, un projet, un produit typique des Lumières, née d'un raisonnement, d'une stratégie substitutive, fonctionnelle et à caractère économique. Ses fondements reposent sur les principes de rationalité, de compromis et de conciliation. Or, la totalité des États existants sont nés de l'épée, de ruptures sanglantes, de bouleversements mondiaux et de guerres: bref par la force de l'irrationnel, de la violence, et de la négation. Face à la poussée d'intérêts contradictoires et à la prise de conscience de la réalité du système mondial, le vrai débat sur l'Europe politique est né avec la « Convention» et il a été à peine entamé avec le projet de constitution européenne ». Il s'agit d'un tournant important et celui-ci a coïncidé avec le deuxième conflit irakien, qui a provoqué la division politique de l'Europe. Le débat au sein de la «Convention» a révélé des arrières pensés nationales, qui interdisent à l'Europe la progression vers une fédération classique, bref, vers une identité internationale reconnue. Le constat que l'UE est beaucoup plus qu'une institution intergouvernementale mais qu'elle demeure une forme politique hybride, n'aide pas les analystes à la concevoir comme puissance internationale. 236
Celle-ci reste toujours une puissance civilisationnelle et identitaire. Compte tenu du fait que des deux principales l'onnes d'Ét:lt connues par l' histoire sont l'État-nation et l'empire, ce constat autorise-t-il les politologues à penser l'Europe comme un « empire volontaire» ou comme un soft empire, selon l'expression de Robert Cooper? Ce dernier a évoqué une hypothèse politique selon laquelle J'Europe, dépourvue d'identité et de leadership, est apte à s'insérer dans un contexte mondial à tendance unipolaire. Un cas de figure dans lequel nous retrouvons certaines caractéristiques de J'Union.
XIV.4
L'UNION
EUROPÉENNE EST-ELLE UN SOFT EMPIRE?
En effet, qu'est ce qu'un salt empire? . C'est (me organisation politique horizontale et multinationale; une organisation qui sacrifie la structure hiérarchique des pouvoirs au caractère attractif d'un « club ouvert », atlXprincipes acceptés et aux règles communes; les corrélats sont J'empire informatique ou l'impérialisme du libre échange, fondé sur l'int1uence diffuse et une intensité du contrôle direct, très faible, par rappOli aux impérialismes du XIX. et du XX. siècle. . C'est l'absence d'une forme de souveraineté absolue qui a caractérisé
les traits extrêmes (fÉtats-nations.
237
.
un type de pouvoir ayant tendance à l'élargissement indéfini, à l'extension de ses compétences et de sa législation, à l'établissement d'un rapport de contiguïté avec des zones d'instabilités hétérogènes, éloignées et frappées par une forte conflictualité.
Dans ce cadre. l'extériorité pobtique n'est conçue que comme projection de l'intériorité pacifiée et sous la forme d'lm prolongement des compétences internes. caractéristiques de l'Union peuvent-elles être assimilées à un empire, à Ulle forme politique « ouverte» et « sans leadership» ? Ainsi, cette « Europe-espace », s'incarnant rationnel, ne risque+elle pas de s'épuiser «
comme empire volontaire et historiquement à cause d'une
surextension territoriale» et, par suite, d'une excentration non maîtrisée de
l'autorité
et du pouvoir?
La seule justification à cette Europe, condamnée à rester ouverte, repose sur l'épuisement du projet initial, l'absence de volonté politique le processus de vieillissement des populations européennes. La chute de ses taux de fertilité et, au plan sociétal, l'augmentation taux de dépendance entre actifs (15-64 ans) et inactifs (+65 ans) ont ainsi des conséquences géopolitiques, économiques et stratégiques considérables.
XIV.5 ÉLARGISSEMENT,
DÉPOLITISATION
ET
SURCHARGES
ADMINISTRATIVES
Deuxième faiblesse, l'Europe soutlre alÜolŒd'hui d'une dépolitisation croissante, associée à une surcharge de problèmes administratifs. Elle vit sous l'effet de «stress de subsidiarité» et de ,<demandes civiles », sociales et culturelles, non compensées par un accroissement du consensus. Elle doit faire face à un « déticit de légitimation I>. Le point limite a été atteint par les deux referenda français et hollandais et par la candidature la Turquie. Dans le cas d'un rapprochement de l'UE à raire 238
d'instabilité allant de la Biélorussie à l'Ukraine, à la Moldavie et aux Balkans occidentaux, aux pays du Caucase, de l'Asie centrale et de l'Afrique du Nord, le processus d'élargissement dessinerait une fédération hétérogène, multiethnique et eurasiatique. En son sein, les rapports de contiguïté feraient de l' « étranger proche », provenant d'un empire défunt, « un proche étranger », ayant vocation à devenir membre de l'Union européenne. Dans un pareil cas, l'Union deviendrait totalement dépourvue de personnalité structurée. Ceci est dû, en particulier, au fait que l'Europe n'a pas une identité originelle, ou intrinsèque, puisqu'elle est née d'une absence de conscience identitaire qui appartient à l'État-nation, dont le caractère repose sur une assise naturelle, ethnique, culturelle ou religieuse. Aujourd'hui, l'identité européenne est soumise, d'une part, à l'usure de la dépolitisation, dictée par des institutions non totalement légitimées, à l'émergence d'une société mondiale cosmopolite, enfantée par une économie globale et, d'autre part aux déchirements de pouvoirs aspirants à l'hégémonie planétaire. Elle est, enfin, secouée par des courants de radicalisme à base ethnique et religieuse, dont l'islamisme est l'expression paradigmatique. Perméable au terrorisme et à l'immigration massive, son plus grand risque stratégique est constitué par sa dépendance absolue des approvisionnements énergétiques venant de pays qui disposent d'un pouvoir de chantage (Russie) ou qui sont virtuellement hostiles (Moyen-Orient). Par ailleurs lUE peut-elle poursuivre dans sa tentative de conciliation modérée entre États-nations dépolitisés et un empire lâche et démocratisé? Or, les deux problèmes des empires, celui de la cohésion et la légitimité démocratique, peuvent-ils être résolus par une constitution ou par un traité, conçus comme équivalents tacites de l'unionisme? Les ratifications en cours représentent-elles légitimité encore liée à l'État-nation?
la solution à la quête d'une
Les problèmes de la politique étrangère commencent là où le processus d'élargissement et les possibilités d'intégration ne sont plus possibles, là où l'on ne peut plus résoudre les dilemmes de la cohésion et de la démocratie par le consensus et sans recours à la force. C'est là que la théorie réaliste de la politique étrangère apparaît antinomique par rapport aux fondements conceptuels de la PESC/PESD.
239
XIV.6 L'EUROPE
À L'HORIZON
2020.
LES
PROJECTIONS
DU
TRANSATLANTIC WATCH
Combien changera-t-il le pouvoir et quelle sera l'image du monde à l'horizon? Le XXe siècle sera-t-il asiatique et ou verra-t-il une poursuite de la « Pax Americana» avec Je maintien de son dans le processus de globalisation et dans la domination des institutions multinationales, politiques et financières? QueUe sera la dimension militaire du pouvoir et son revers démographique? Quelle sera la distribution du produit mondial brut, pOlU' quelle croissance et avec quelles dynamiques? La taiJJe des acteurs relevants restera-t-elle la même et la globaJisation se poursuivra-t-elle? Et, pOLIr terminer, la Chine ou J'Inde deviendront-elles riches avant de devenir vieilles? Quelles que soient les projections des trends démographiques, économiques et militaires, ceJJes-ci ne sont en mesure d'offrir une image plausible du monde sans tenir compte de l'évolution possible des puissances globales de la planète, des hégémonies systémiques et régionales et des formes d'alliances entre grands pays. À cet effet, s'il faut tenir compte de l'importance et de J'influence des politiques menées par les grandes puissances du globe, il devient nécessaire de donner une définition plausible de la puissance.
240
XIV.7
LES COMPOSANTES
DE LA PUISSANCE
L'analyse de Transatlantic Watch a été menée en tenant compte des différents composants de la puissance, qui peut être distinguée selon les facteurs suivants:
. . . .
la puissance militaire, pour mesurer la capacité terme sur l'environnement international; la puissance terme;
économique.
la puissance terme;
démographique
technologique
de nuisance
et financière
immédiate
ou à
pour définir le moyen
pour définir la force ou le potentiel
sur le long
la puissance politique et diplomatico-stratégique pour unifier, mobiliser et lier les trois autres facteurs, et leur con/ërer en caractère unitaire et globaL de de conception et d'action sur le bref. et le long terme. Autrement dit, comme capacité d'opérer un linkage prospectif au profit d'une maximisation des opportunités historiques.
241
XIV.8 CONCLUSIONS GÉNÉRALES PROVISOIRES Ainsi, les choix de l'Europe ne dépendent pas uniquement de son poids politique ou militaire. démographique ou économique, financier ou technicoscientifique. Ils résultent et résulteront en large partie de l'organisation et de la culture perceptuelle commune, de la diplomatie et des capacités communes de lecture et d'évaluation du système international, dont sera capable une classe nouvelle de personnels. issus d'une diplomatie de haut niveau et d'une académie diplomatique européenne émergeantes. que lUE a pour mission de mettre en place. Cette école et ce personnel y appOlteront le sens de la mission et la vocation à faire exister l'Europe dans le monde comme un des acteurs civilisationnels et politiques globaux du XXI" siècle.
XIV.9 PROGRÈS DE LA PESC, CORPS DIPLOMATIQUE DE L'UNION ET REGROUPEMENT DES MISSIONS DIPLOMATIQUES
Dans le long cheminement de promotion de l'Union comme acteur politique global, la PESD a réalisé un objectif important, consistant à pouvoir agir de manière cohérente sur l'ensemble de l'envirOlmement international. Cohérente, car elle a mis en place un minimum de moyens et de capacités, insérés dans un « concept de sécurité» qui éclaire la philosophie générale de l'Union sur la scène mondiale. C'est ainsi que la PESD 242
représente un cadre opérationnel pour la PESC et les deux s'inSCl;vent ensemble dans la durée et dans la continuité de l'action extérieure. Crédible, car l'organisation des capacités de l'Union dans l'accomplissement de ses missions a dû choisir entre deux types de forces, également indispensables et pouvant constituer les deux phases d'une même intervention militaire (OLlcivilo-militaire) : des forces de maintien de la paix, lourdes et statiques, d'intervention rapide, légères et flexibles. Or, cette dichotomie montre bien le caractère instrumental de la stratégie génétique de rUE (ou stratégie des moyens), qui doit traduire militairement la finalité politique générale affichée par l'Europe. En effet, la PESD n'est pas une fin politique mais un moyen de celle-ci, dont le concept global demeure la stabilité et la sécurité. Elle vise simultanément la projection des forces à l'extérieur et la protection des citoyens à l'intérieur, et sa planification a pour objectif d'accroître les options des décideurs en cas de crise. Les deux politiques dans la complexité d'un échiquier international dont le degré d'imprévisibilité est élevé, où les connits binaires ont cessé d'exister, du moins en Europe, et les instabilités politiques et culturelles sont devenues systémiques. Ainsi, dans un monde globalisé, l'élaboration des solutions politiques pour les conflits en cours dans la recherche des capacités nécessaires exige un équilibre savant entre les nations et les institutions de rUE.
Di, lomti,," de Soim Malu
243
XIV.i0
PROGRÈS DE LA PEse
ET CONSENSUS POLITIQUE
C'est pourquoi la politique européenne de sécurité et de défense doit être fondée non seulement sur la crédibilité et le réalisme mais aussi sur un consensus politique à l'intérieur de l'Union, ajusté à la complexité croissante du système international. Ce consensus peut être amélioré par l'adoption des résolutions du PE sur les progrès de la PESC, et notamment par celle adoptée le 12 juin 1997 (rapport A4-0193/97), cité dans le rapport G. Galeote Quecedo, où est rappelée la «nécessité d'adapter les corps diplomatiques et les services de renseignement nationaux, aux aspirations de la PESC », ou encore celle du 18 juillet 1996 (rapport A4-0193/97), où est souligné le «rôle important que jouent les services diplomatiques nationaux dans la définition de la politique extérieure et le peu d'encouragement dont ils bénéficient pour s'adapter à la nouvelle approche intégratrice de l'Europe ». Le rapporteur en conclut que l'établissement d'un lien entre les diplomaties des États membres et le corps diplomatique européen doit aller au-delà de la coordination accrue entre les ambassades des États membres et les missions diplomatiques et consulaires nationales, les délégations de la Commission, pour que l'Union dispose d'un appareil diplomatique qui lui soit propre, mais qu'il soit urgent, outre que nécessaire de créer des « ambassades de l'Union» et un « collège », une « académie diplomatique », pour préparer la mise en place d'une telle diplomatie européenne commune, l'objectif n'étant pas d'instaurer une diplomatie unique qui se substituerait aux services extérieurs des États membres, mais d'adapter ces services à la nouvelle réalité de l'Europe dans le monde. Dans l'ordre de la perspective cependant à démontrer:
. .
deux grandes questions
restent
la première est de savoir si la politique qui a été à la base de rUE et qui a consisté à éradiquer le conflit et la violence entre les États membres est la meilleure formule pour assurer la stabilité et la sécurité à l'extérieur ; la deuxième est de s'interroger s'il est possible de promouvoir et de projeter cette politique de bonne gouvernance et de démocratie, fondée sur des valeurs de paix, de justice et de respect du droit, dans notre environnement immédiat, et plus loin, sur la scène politique globale.
Il n'est pas sans pertinence, posée sur la défense européenne:
. . .
historique,
certaines
concernent
par ailleurs,
qu'une
les aspects politiques;
d'autres
les aspects plus proprement
d'autres
encore tiennent aux contraintes
244
stratégiques; sociétales.
série de réserves
soit
Pour en dire plus sur chacun des trois points et en partant des aspects politiques, il semble difficile de concevoir une PESC/PESD dans une Union dépourvue de volonté politique et d'un modèle d'Europe à bâtir (pôle uniquement économique ou pôle politique renforcé) ? Que dire d'une Europe qui embrasse délibérément le multilatéralisme, qui demeure une puissance incomplète et de type généraliste et qui s'interdit de définir ses zones d'« intérêts vitaux» ? La définition de l'intérêt commun et/ou vital est indispensable au niveau de chaque pays et à celui de chaque nation, mais elle est davantage indispensable au niveau européen. Quant aux aspects stratégiques, une série de faiblesses affecte l'Union et principalement l'absence de stratégie commune, un déficit de capacités militaires, en particulier, dans le domaine du transport stratégique et celui des moyens de projection de puissance. Dans cette situation, il n'est pas étonnant que l'OTAN constitue le référent et le moteur de la modernisation des forces européennes, dans le but de combler le «gap capacitaire» par rapport aux forces des États-Unis d'Amérique. Quant au troisième aspect et donc aux contraintes sociétales, la professionnalisation des armées doit tenir compte, de plus en plus, de l'hibernation de la démographie européenne et d'une structure de population vieillissante, d'investissements militaires réduits, d'un retard technologique significatif et d'une industrie de l'armement en phase de restructuration. Il pèse sur l'ensemble, le conditionnement d'une société, antihéroïque et dépolitisée, qui a banni la guerre de son univers mental, une guerre qui, par ailleurs, est toujours d'actualité en ce début de millénaire. Quels espaces de manœuvres restent-ils à l'Union dans le domaine de l'autonomie et de l'indépendance politico-stratégique et donc à une Europe de la diplomatie, de la politique étrangère et de la défense face aux grandes menaces d'aujourd'hui et aux grands défis de demain? Parviendra-t-on européenne?
progressivement
à une véritable
politique
de défense
C'est la grande question de l'Europe en construction. Celle-ci échapperait ainsi à une bifurcation de l'avenir dont une avenue conduit à un rôle subalterne de l'Union et l'autre accompagne le déclin du continent et la sortie de l'Europe de la grande histoire, l'histoire perpétuellement tragique de son passé, mais aussi de l'avenir assurément turbulent du monde.
245
XIV.ll
LA DISSUASION FRANCAISE ET SES ADAPTATIONS DOCTRINALES AU MOIS DE MARS 2008
la marge de toute analyse de la PESD, il est instructif de réfléchir au discours sur la dissuasion française prononcé ]e jeudi 19 janvier 2006 à l'île Longue, base de la force océanique stratégique, par le président Chirac. Dans un environnement géostratégique en évolution, le droit de usage de ]a force de la part de la France est pris en considération sous l'ang]e des hypothèses suivantes:
.
. .
le cas où la relation entre les différents pôles de puissance, sombrant dans donnerait lieu il un retournement imprévu du système l' hostilité. international ou il une surprise stratégique
le cas où l'intégrité du telTitoire. la protection de la population, le libre exercice de la souveraineté, constituant le cœur des <,intérêts vitmlX de la nation. seraient affectés le cas Ol! seraient remises en cause la garantie des approvisionnements stratégiques et la défense des pays alliés.
C'est de la responsabilité du chef d'État - ajoute+il - d'apprécier ]a limite des ,
246
l'évolution de la doctrine militaire l'apparition de nouvelles menaces.
française
et les adaptations
de celle-ci à
La doctrine actuelle se précise comme menace de riposte vis-à-vis d'un État voyou, qui porterait atteinte aux intérêts vitaux de la France et ses alliés, en faisant recours au terrorisme. Riposte antiterroriste donc.
. . . .
Elle se différencie comme riposte du nucléaire au chimique, biologique dans le jeu des asymétries psychopolitiques.
mais aussi au
Elle se confirme comme riposte «en ultime avertissement» l'utilisation «envisagée » d'armes de destruction massive.
contre
L'ambiguïté entretenue à ce sujet assimile cette conception à la doctrine de la préemption (intention) et de la prévention (acte imminent) sans distinguer nettement entre les deux moments. Sur le fond, puisque le nucléaire n'est pas une « arme d'emploi» mais de « non-emploi» et donc de dissuasion, il ne saurait être situé dans une continuité d'outils militaires toujours plus puissants. Il ne pourrait servir d'arme tactique de bataille ou de théâtre à des fins militaires, mais seulement comme support ultime à des finalités politiques (ou stratégiques), inhérentes ou but de la non-guerre.
En conclusion, la révision de la doctrine nucléaire française constitue-telle un «aggiornamento majeur» de la pensée stratégique de l'Hexagone, apte à susciter une relance de la réflexion sur l'avenir de la dissuasion nationale? La première innovation de ce renouveau a été inscrite dans la prise en compte des changements du paysage stratégique international et de l'évaluation de leurs répercussions sur la doctrine française. La spécificité de la révision entamée repose sur une «inversion déductive» au sujet de laquelle 1'« autonomie stratégique» incarne, tout en se substituant à celle-ci, la notion d'« indépendance nationale ». Il s'agit de la préservation, au cœur du système de l'Alliance atlantique et de ses engagements, non pas d'une autonomie dynamique, engendrée «dans et par l'action », mais d'une autonomie principielle dictée par l'appréciation politique d'une menace portée aux intérêts vitaux du pays par des puissances régionales dotées d'armes de destruction massive. L'aggiornamento doctrinal apporté à l'exercice de la dissuasion, face à des puissances proliférantes, tient à la diversification des menaces et à la crédibilité de la « pédagogie dissuasive» à mettre en œuvre, et donc au dialogue et à la « sémantique» de l'échange mutuel en situation de crise majeure. Par ailleurs, l'élargissement de la doctrine des intérêts vitaux à l'Europe impose non seulement une flexibilité stratégique, liée à la géographie, dans le « choix du moment », démarquant le concept de menace à la survie, aux frontières du pays, de celui de la menace à la sécurité (aux frontières des voisins), mais aussi une flexibilité politique liée à l'appréciation des conditions proprement politiques d'emploi d'une arme incomparable à toute autre. 247
L'appréciation de ces conditions s'inscrirait donc dans la possibilité d'un rôle européen pour l'avenir de la dissuasion française, à établir par la France en concertation avec ses alliés. Ce rôle serait moins lié à la géopolitique qu'à celle de la sécurité commune, car il comporterait l'appréciation de la menace portée aux intérêts vitaux communs, rendant ainsi inséparable la distinction de l'atteinte portée aux équilibres socioéconomiques, de celle affectant les grands équilibres sociostratégiques, propres à l'ensemble des sociétés européennes. L'innovation plus clairement stratégique concerne in fine le « ciblage» de la dissuasion française, qui, sans renoncer aux «options antiforces », « antiéconomiques » ou « antidémographiques », serait exercée désormais directement à l'encontre des élites dirigeantes. Cet emploi, plus diversifié, rendrait plus crédible la flexibilité politico-stratégique globale. La continuité directe de la stratégie de dissuasion française comme stratégie de prévention constituerait aussi, selon l'énoncé même du président Chirac, expression ultime du fait nucléaire ». 1'« La nouvelle formulation de la prévention française se rapproche-t-elle de la pre-emptive strategy américaine, dans le contexte d'une réponse globale à des menaces plus diversifiées?
XIV.12
LES L'AGGIORNAMENTO
PERSPECTIVES DOCTRINAL
OUVERTES DE
PAR
1996
Les perspectives ouvertes par cette révision reposent sur l'assurance ultime, appuyée sur la force de la certitude, que les intérêts vitaux de la nation seront garantis. Le chantage insupportable à l'encontre de ces intérêts, notamment en matière d'approvisionnements stratégiques des autres pays européens, peut-il conduire, en raison de l'interdépendance et de la mondialisation, à considérer qu'ils entrent dans les champs de ces intérêts? Par ailleurs, compte tenu du fait que la dissuasion ne peut s'exercer à l'encontre des terroristes fanatiques, l'hypothèse d'une réponse adaptée de type conventionnel, concertée avec les alliés, devient plausible. Or, puisque la consultation militaire s'effectue pour l'essentiel au sein de l'OTAN entre puissances nucléaires (USA, Grande-Bretagne, France) et autres puissances non nucléaires, cette coopération a pour base la combinaison des deux dimensions de la dissuasion nucléaire: la dissuasion proprement dite, exercée en toute autonomie par la puissance détentrice de l'atome et des ses vecteurs, et la réassurance de la puissance hégémonique, leader de camp et garant de la sécurité ultime de ses protégés. Dans ce cadre, et compte tenu du déplacement des foyers potentiels de crise et de confrontation, en Asie et au Moyen-Orient, la divergence entre alliés européens sur la gravité des menaces et la différente assurance psychopolitique sur la protection et la garantie ultime du leader de coalition réduisent considérablement le rôle autonome de la PESC/PESD en cas de crise militaire d'envergure. 248
L'éventualité de l'usage de la force, découlant d'une culture spécifique de la diplomatie et des classes dirigeantes relance l'exigence et l'urgence permanente d'une consultation politico-militaire entre alliés européens nucléaires et non nucJéaires. Ainsi, aux défis d'ordre politique et particulièrement de vision et d'ambitions, se rajoutent d'autres défis, prenant forme de dilemmes, qui sont d'ordre opérationnel, scientifique et budgétaire. Dans de telles conditions, il est difficile pour les pays européens confrontés à un chantage existentiel soudain, de sortir d'une contrainte paralysante entre « inaction» et «anéantissement ». L'aggiornamento doctrinal de la dissuasion française rend indispensables un effort interne et une coopération institutionnelle avec aUiés de la France dans le domaine nucléaire et conventionnel, pour optimiser les interventions militaires européennes « hors du théâtre» et pour marquer till début de rét1exion concrète entre Européens en matière de dissuasion.
XIV.12.1Sarkozy
et le recadrage
doctrinal
Le recadrage de la doctrine nucléaire française par le président Sarkozy, annoncée le 21 mars 2008 à Strasbourg, marque-t-il une pause de l'aggiornamento défini par son prédécesseur ou une int1exion de celui-ci, caractédsée par un retour aux fondements classiques de la «dissuasion nationale '> ? L'annonce du président semble marquée par deux objectifs:
.
revenir à la définition des
« intérêts vitaux» snsceptibles de provoqner nne riposte nucléaire sans en détailler les hypothèses d'utilisation. afin de garder l'ambiguïté et le doute dissuasif sur sa crédibilité en situation de crise. À ce sujet. trois énoncés ne sont plus repris en compte:
249
. .
Le premier est constitué par la défense des pays alliés.
.
Le troisième la riposte contre les dirigeants recours à des moyens terroristes.
Le deuxième par l'élargissement de la garantie aux approvisionnements stratégiques.
qui auraient
Dans ce dernier cas, il est à rappeler que la dissuasion est une donc une riposte d'État à État, un « usage de légitime défense », et peut être confondue avec une posture « antipersonnelle », qui en le seuil d'emploi. L'abandon de ces trois mesures qui avaient « contre-productives» s'accompagne de propositions indirectement à deux diverses catégories d'acteurs:
. .
nucléaire
relation et celle-ci ne abaisserait été jugées adressées
le lancement d'une initiative en faveur du désarmement et contre la prolifération, prenant la forme d'un traité d'interdiction complète des essais (TICK) (visant les USA, la Russie, la Chine, l'Iran, l'Inde, le Pakistan et Israël) ;
des dispositions concernant les missiles sol-sol à portée courte ou intermédiaire, allant de 500 à 5.500 km, et visant à ne pas abaisser le seuil nucléaire en riposte au projet de Bouclier américain Anti-Missiles (BAM).
La finalité générale de ces propositions, formulées dans la perspective de la conférence sur le réexamen du Traité de Non-Prolifération (TNP) prévu pour 2010, vise à inciter les puissances nucléaires à des gestes plus transparents et significatifs à ce sujet. Par ailleurs, en termes de choix stratégiques et budgétaires, ayant pour but d'assurer la crédibilité de la dissuasion nucléaire française, le président a confirmé l'impératif pour la France de conserver les deux composantes de la force de dissuasion, océanique avec les SNLE et aéroportée, avec les missiles air-sol ASMP, dont le maintien avait été posé dans le débat sur la rédaction du « Livre blanc» de la défense et la sécurité nationale, et dont le nombre est cependant réduit d'un tiers. Ces initiatives s'accompagnent et se complètent de l'intention de la France, annoncée à Londres les 26 et 27 mars par le président Sarkozy, en visite d'État, de reprendre « toute sa place» au sein des structures militaires de l'OTAN et d'augmenter l'engagement français en Afghanistan, décision dont la confirmation serait faite au sommet de l'OTAN de Bucarest du 2 au 4 avril 2008. Dans le sillage de ces initiatives, reste-t-il un avenir, pour la capacité non seulement de la France, mais aussi d'une Europe unie, selon les expressions du Premier ministre britarmique Gordon Brown, «de changer les choses dans le monde, en devenant un acteur global et en travaillant pour des enjeux mondiaux dans la société mondiale» ?
250
XV. L'IRAK ET LE PROCHE-ORIENT. L'IRAK EN L'ABSENCE DE L'EUROPE.
LA « LONGUE GUERRE» À LA TERREUR ET LES LEÇONS DES CAMPAGNES DE L'IRAK ET DU LIBAN
XV.1 ENJEUX ET LÉGITIMITÉ DES CONFLITS
Toute politique active à l'échelle internationale pose l'exigence de définir avec rigueur le but de la stratégie et celui de la guerre.
Or, comprendre et identifier types de problèmes:
. . . .
le but de guerre implique
celui des enjeux et de la nature de l'ennemi celui de son environnement celui de son influence, légitimité
politique,
trois
réel;
social et culturel;
ses valeurs et sa légitimité
de la campagne
de délimiter
et, en conséquence,
la
voulue et du combat choisi.
Par cette compréhension élargie de la nature de la confrontation, l'axe de gravité du conflit se déplace de l'aspect «hard» du dialogue violent à l'aspect «soft» du conflit civil. Cet élargissement conceptuel embrasse l'étendue capacitaire du pouvoir de nuisance et les résistances du système sociopolitique adverse et circonscrit l'aire de crise dans l'espace cognitif, qui va de la stratégie de destruction des forces à la légitimité morale du conflit. Il s'agit d'un déplacement génétique vers l'amont de la guerre, justifiant l'action militaire par la chute préalable du pouvoir antérieur et le désarmement actuel de l'adversaire. Dans certaines situations, l'Irak par exemple, l'émergence de formes de résistance qui ôtent la victoire aux forces d'occupation, gagnantes sur le terrain, montre l'incapacité du vainqueur de proposer une légalité nouvelle et de fonder ainsi une légitimité politiquement incontestée. Celle-ci prend ordinairement la forme d'une administration de la société fondée sur un régime politique représentatif. L'occupant n'aura pas gagné tant qu'il coexistera sur le terrain, un mélange d'ordre mal défini et de désordre étendu, de passé révolu et d'absence de perspectives. L'insurrection des forces vaincues se nourrit des faiblesses de l'occupant, dont l'impasse repose sur l'impossibilité de rétablir la sécurité et d'imprimer un cours normal à la vie civile, exprimant la légitimité et l'espoir des temps de changement. Il n'y a pas de stratégie pour combattre des insurgés sans aller à la source de l'inimitié et aux revendications affichées par l'adversaire. La contre-insurrection, qui se pratique en cas de résistance civile et militaire, implique un bilan de la campagne menée, une idée de la reconstruction en cours et un «projet» de la société à venir. Pour atteindre ces objectifs, l'occupant a besoin de la collaboration des forces internes, convaincues de leurs responsabilités nationales et donc d'un «ordre réformateur» et décidées à jouer la «ruse» sur les deux versants, celui de la légitimité interne, fondamentale pour maintenir le pouvoir à long terme et celui de la légitimité internationale, décisive immédiatement pour le conquérir. La stratégie militaire de l'occupant ne pourra s'affermir sur le seul terrain du combat et de la contre-insurrection, sans la recherche d'une stratégie politique visant l'émergence d'un acteur d'unité nationale dans lequel se reconnaissent toutes les composantes du pays.
252
Ainsi, la lutte pour la réconciliation et le processus de pacification ne peut être pratiquée que comme une étape ou un segment 'militaro-civil' d'une stratégie générale politique, affichant des objectifs partagés et suscitant r émergence d'une légalité nationale à parfaire.
XV.2
POUR
UNE
APPROCHE
FONDAMENTALISTE;
THÉORIQUE
CLANDESTINITÉ
DU
TERRORISME
ET ACTION INDIRECTE
Une importante question, non seulement théorique, sur les différentes situations d'attrition des forces, peut être ainsi formulée «Le terroriste islamique peut-il être considéré comme un résistant ou un insurgé, bref un partisan? ». Si l'on considère que son combat est mené contre la légalité formelle des régimes arabes et contre l'illégitimité étrangère au nom de Charia », cela revient à dire que la seule légitimité sur laqueUe il se fonde est, non pas la légalité (républicmne et laïque) États-nations modernes ou la forme démocratique de gestion du pouvoir, ni la lutte pour la libération et l'indépendance nationales, mms un système de valeurs partagées par la société tradiüonnelle musulmane. Dans ces conditions, toute doctrine de contre insurrection l'occupant est condamnée au Mcompte des cadavres et des attentats suicides et devient vide de perspective politique. En effet elle se réduit aux seuls aspects technico-milÜaires car la légitinÜté des insurgés s'identifie à Wle légalité trahie et mal interprétée. Ainsi, par le biais de l'insuITection terroriste s'affirme un combat asymétrique entre une légitimité sociale étendue et une légalité tonnelle, dont la torme pure et plus élevée est la « Charia » et guère une démocratie représentative. La '< Charia », par l'étroite association du spirituel et du temporel possède la force de décision de la loi positive et ]a capacité de transfol1ller le droit religieux en loi de ]a communauté. En l'absence d'un pouvoir légal stable,
253
c'est donc le droÜ traditionnel qui s'arroge la tâche d'identifier dans l'occupant, en affirmant ainsi sa propre légalité à
l'ennemi
La dernière étape ou le dernier stade de l'action terroriste est l'extension et la fixation quasi permanente du théâtre de guerre à la ville, dans l'habitat urbain, au cœur de la population civile considérée comme bouclier humain (lieux de culture et de culte inclus) ce qui permet llne occultation de J'jnsurgé et interdit la frappe ciblée par crainte des dégâts collatéraux. Si le « l'uniforme improvisée une forme
combat régulier» avait autrefois son expression distinctive dans du ,<soldat », combattant à visage découveli et dans la tenue du clandestin, à cette dichotomie périmée s'ajoute aujourd'hui supplémentaire de clandestinité, sociale et technique.
La sortie de la clandestinité, comme commwlÎcation, légitimÜé populaire se fait aujourd'hui par l'action
défi et appel à la indirecte, par les
émissions « légales» d'AI-Jazeera, Al Manar ou des médias occidentaux
-
avec la lecture publique sentences (tribunaux) ]' exécution en directe d'otages et l'appel insuITectionnel pennanent de terroristes notoires. terroriste, s'il ne veut pas être confondu avec le criminel de droit commun, a un besoin absolu de légitimation que la «légalité» démocratique lui accorde.
XV.3
CAUSES ET CADRES LOCAUX, CAUSES ET CADRE PLANÉTAIRE
Au Moyen-Orient, le mode offensif du combat terroriste se met au service d'une politique régionale et nationale, relayée par les asymétries des forces régulières de pays perturbateurs (Hezbollah et Hamas par rapport à la Syrie et à l'Iran). aiIJeurs, il devient l'expression d'une agressivité planétaire, celle déclarée par le fondamentalisme religieux à l'Occident. Son mode combat 254
repose sur la stratégie d'interdiction et sur la lutte à la « paix de compromis» entre pays hostiles, en contlit latent.
La
qu'un martyr.
C'est là toute la difficulté de mettTe en œuvre une dissuasion efficace visà-vis de ses agissements. La destruction en représaî11es des maisons, dissimulant des caches d'armes et des postures de tir ou abritant les familles d'origine du «martyr» par Israël, est une «dissuasion partielle» dont le revers est représenté par la réaction à tache d'huile de la haine des populations palestiniennes ou libanaises concernées.
L'ordre tactique de Napoléon, face à la «guerre du peuple » menée par les Espagnols entre 1803 et 1813« il faut opérer en partisans (n.d.r., de manière radicale, totale et par tous les moyens 1), partout où il y a des partisans! », est-il app1icable aujourd' hui par les forces armées d'occupation?
XV.4
HORIZONS
ET LIMITES DE LA «THÉORIE
DU PARTISAN
LOGIQUE POLITIQUE ET « CONFLITS MÉTAPOLITIQUES
»
La règle d'action du partisan peut se résumer en deux principes, rnimdisation et légitimation. 255
Selon le premier, le partisan dans l'eau (Mao Tse Tung).
doit se mêler au peuple comme le poisson
Selon le deuxième, le peuple est source de solidarité existentielle et de légitimité politique. La nouveauté théorique de la figure du terroriste par rapport au partisan est de deux types:
. .
Le partisan était un combattant irrégulier et son combat se situait «à la marge» de l'action régulière de l'État occupant et de son armée. Le partisan classique en somme s'insérait dans le cadre d'une guerre interétatique et en assumait les valeurs, essentiellement européennes. Dans le cas du double engagement, de la «guerre politique et de la guerre sociale » ou de la guerre de libération nationale révolutionnaire, la fidélité aux idéaux utopiques «du parti », à l'époque du marxisme, représentait une adhésion totale à ses buts et objectifs, constituant l'épine dorsale des mouvements de décolonisation.
Dans le cas du terrorisme islamique, il n'y a plus d'idéologie, mais le terreau du groupe ethnique et de la confession religieuse. Son ancrage est davantage dans le passé que dans l'avenir, et sa logique est d'ordre métapolitique et transcendantal et, de ce fait, radical et total.
Le combattant irrégulier classique d'expérience européenne, celle de la « guerre du peuple» menait une « petite guerre» (guérilla) par rapport à la «grande guerre », (conduite par les armées régulières) et la coopération entre forces régulières et irrégulières était étroite et constante. L'action partisane est fondée sur la mobilité, la rapidité, la surprise et la ruse tactique. Dans l'action terroriste en revanche, le coup porté à l'ennemi est à la fois une « fin en soi », une action démonstrative, une opération de résistance et un combat d'usure. L'objectif se consomme par l'exemple.
en sa valeur symbolique
et son sème prolifère
Le terroriste, qui s'appuie sur un réseau clandestin et sur des États « horsla-loi» ou «tiers intéressés », ne demande pas la reconnaissance de combattant et il n' y a guère de droit international public qui permette de le traiter comme «prisonnier de guerre ». Ainsi, il ne bénéficie pas de protection juridique (Guantanamo) et ne peut être retenu ni condamné sur la base du principe: nullum crimen, nulla poena sine lege, mais se prévaut, en retour, d'une adhésion politique et symbolique larges. La distinction fondamentale, de caractère conceptuel, entre « partisan» et « terroriste» est dans le but de l'action, qui est « politique» chez le premier, « politique» chez le commanditaire ou le «tiers intéressé» et « métapolitique» chez le martyr ou le résistant. Dans l'absence du relais institutionnel du parti révolutionnaire, «la branche armée» dicte les conditions de l'action et définit les programmes politiques immédiats, même si la finalité ultime reste utopique ou métapolitique. (Indépendance de l'Ulster ou du Pays basque dans le cas de l'IRA et de l'ET A, État 256
rigoureusement islamique, Califat, émirat islamique du Waziristan dans le cas des Talibans, d'AI-Qaïda ou du Hamas) et se no UlTit d'un combat nihiliste, radical et utopique, ce qui lui pennet d'accéder au pou voir lé gaI. Dans le monde islamique, le «terroriste» fait figure de «héros» des déshérités. Il en est le chef symbolique, le Zaïm, une sorte de porte-drapeau de la lutte qui rachète la dignité et l'honneur de la communauté et prive de légitimité J'acquiescence des classes dirigeantes impies aux puissances de l'Occident. A partir de ces prémisses, une question s'impose: En Irak, sommes-nous en présence d'un mouvement organisé de résistance ?
XV.5 CONTRE INSURRECTION ET « CONCEPT D'INIMITIÉ ». « ENNEMI »,« GUERRE» ET« TIERS INTÉRESSÉ»
Selon J'application du manuel américain de «contre insurrection j" comment peut être obtenu le but de la pacification et de la réconciliation nationales et donc l'intérêt de la puissance d'occupation à la tranquillité et à l'ordre publics sans l'accord de la population, qui est elle-même déchirée par le conflit, interreligieux et interethnique, une population qui demande un supplément de protection à l'occupant, ultime recours contre les déchirements de la guerre civile en acte, une population non couverte par le risque d'une violence généralisée et prise en tenaille entre représailles et contre représailles? Aux yeux du droit international, le terroriste islamique est-il un hasti" ou un sujet sans droits et sans loi? Le fait qu'il ait pour théâtre d'opérations le monde entier et qu 11 ne puisse être reconduit à la fi gure du défenseur « autochtone d'un sol national occupé» engendre une antinomie profonde entre « le concept d'inimitié ", comme hostilité principielle entre
257
normes morales et valeurs irréconciliables, exprimant une antithèse éthique, et le « concept de guerre» qui est, en son principe, politique et interétatique. Selon le premier cas, l'irrégulier est la figure centrale d'une guerre de religion non déclarée, d'un véritable choc de civilisations, un choc de principes premiers et ultimes, où l'occupation n'est plus le caractère dirimant du combat et où la volonté de frapper acquiert la caractéristique d'une révolte de croyances irréconciliables, dans le deuxième un combattant qui opère dans l'illégalité, dans le cadre d'un mouvement de résistance contre une armée d'occupation étrangère. L'ennemi est le porteur hostile d'autres certitudes, d'une autre morale et d'une éthique radicalement négatrice de ce qui relève de la « souveraineté» traditionnelle de la loi et de ses valeurs. Cette présence négatrice « guerre des Dieux»
de la figure de l'ennemi attise en profondeur
la
L'Occident, les citoyens de l'Ouest combattent en effet un double conflit, un conflit évident avec eux-mêmes sur la manière de défendre leurs systèmes de garanties et de droits, (la démocratie, la tradition, les Lumières, etc.) et un conflit équivoque et confus, sur la manière de conduire la guerre, insidieuse et ouverte, que mènent le radicalisme et le fondamentalisme islamiques, à l'intérieur et à l'extérieur des sociétés ouvertes et libres, contre le mode de vie et l'esprit de l'Occident; contre les puissances mondiales qui en sont l'expression morale, intellectuelle, scientifique et militaire, les États-Unis et l'Europe, et plus banalement les croisés et les juifs. L'ambiguïté de ce conflit repose sur une opposition évidente entre deux idéaux, de la liberté et de la sécurité:
. .
le premier porte d'atteinte
à l'individu;
le second aux intérêts fondamentaux
de la nation.
Il en découle que l'arsenal des mesures répressives, judiciaires et policières a été renforcé et le dilemme persiste entre écoles de pensée sur le caractère conciliable ou irréconciliable des mesures contre le terrorisme et de défense des droits de l'homme. Le conflit contre l'Occident tient à deux concepts, «d'ennemi» et de « guerre ». Étant donné l'incertitude qui règne au sein des classes dirigeantes occidentales sur la « nature» de « l'ennemi» et de la « guerre », le problème de fond est d'identifier «l'ennemi réel », au-delà des délimitations restreintes des conflits traditionnels. C. Schmitt parlant de Lénine rappelle que celui-ci opéra le transfert, sur le plan politique, de l'axe de gravité de la «guerre », transformant « l'ennemi réel» en « ennemi absolu ». C'est le même transfert qu'opère de l'Occident.
le fondamentalisme
258
islamique
vis-à-vis
Au cœur de la distinction entre ami et ennemi, l'inimitié confère contlit son sens et son caractère et cette inimitié repose sur intérêt Gumma» (communauté des croyants). C'est
le «degré
d' inimité»
qui est à l'origine
différents types de guerre. Si le « partisan» ou
«
de la distinction
au la
entre
l'insurgé» de la Deuxième
GuelTe mondiale, ou des guerres coloniales de libération nationale jésuites de la guene », selon l'expression de Che Guevara, les de la « foi» politique et de J'engagement militant absolu, le tenoriste le «martyr », celui dont la prédestination au salut est hors de la séculière et de r horizon humain.
étaient soldats en est portée
Il transcende l'intérêt politique et la «cause» révolutionnaire, pour affermir un but sacrificiel et métapolitique, mythifié par les prêches extrémistes. Ce qui est digne d'approfondissement est la nature « politique» de la liaison que ce terroriste entretient avec la figure du «tiers intéressé », commanditaire ou inspirateur de l'action, l'acteur politique de relais qui opère dans le contexte de la vie intemationale, à la marge de sa « légalité j>. C'est J'acteur perturbateur, «paria» ou «hors la loi », qui confère moyens et assure les marges et les espaces de manœuvre aux «fous Dieu ».
XV.6
UNE
GUERRE
SUR PLUSIEURS
FRONTS.
ENNEMI
les de
RÉEL ET
ENNEMI ABSOLU
PtÜsque pour le le caractère
politique
«
tenoriste
» l'ennemi
de son combat
réel est toujours un ennemi absolu,
est dicté
259
par son protecteur,
le « tiers
intéressé », qui détermine d'intensité de celle-ci.
et inspire
la direction
de l'action
et le degré
C'est lui qui définit non seulement le type de guerre et les moyens d'y faire face, mais aussi la stratégie politique à mener, à l'échelle régionale ou mondiale. Cette stratégie et cette tactique constituent la « vraie politique» du « terrorisme» et donc le caractère « limité» ou «illimité» du conflit, dans lequel il est engagé. Ainsi, le moment «critique », le «seuil », «les lignes rouges» par lesquelles l'inimitié devient absolue, ce moment est imprévisible et souvent imparable. Le point de transition est celui où s'installe la suspicion d'une attaque, vole en éclat la structure des régularités ordinaires des relations interétatiques et le conflit se 'spiralise' et monte aux extrêmes. C'est à ce point que l'espérance de gain politico stratégique perd de sa rationalité et se convertit en son contraire. Cette absolutisation de la figure de l'ennemi et ce brouillage des calculs, constitue l'inconnue toujours immanente de la réalité du nucléaire et l'extrême complexité de sa prolifération, l'arrière-fond et le « moment critique» du dérapage terroriste. Cette situation hypothétique est précisément celle qui est susceptible de se vérifier lorsque se brise la relation hobbesienne entre protection et obéissance et le protégé, en raison de la radicalisation et de l'absolutisation de la figure de l'ennemi, se considère délié du caractère inéluctable des obligations humaines et dans l'antagonisme irrépressible des croyances et des dieux, tient l'ennemi comme totalement dépourvu de valeur et décrète son anéantissement, son indignité à exister et à vivre. C'est là que la théorie de « l'irrégulier» trouve son accomplissement extrême et la doctrine du terrorisme débouche sur un nouveau nomos de la terre, absolument annihilateur, l'état « hors la loi» qui requiert au combattant une adhésion totale velayat-e-faqih à un Guide suprême (wali-e-faqih) dans 1'« intérêt de la oumma ». Cette adhésion totale n'est en effet que le prélude à la « guerre totale» comme accomplissement ultime de l' « inimitié radicale et absolue ». Pendant la Deuxième Guerre mondiale la résistance, comme mouvement de libération nationale, ne pouvait gagner seule ni militairement ni politiquement contre la « machine de guerre» allemande. Il fallait le soutien de la force principale menant le conflit, en actant majeur de ce dernier. La résistance n'était pas l'outil militaire d'un « tiers extérieur », mais d'une partie prenante au conflit. La résistance islamique en revanche est une force de déstabilisation politique, l'outil combattant d'un «tiers intéressé », mais non engagé dans le conflit. Ne disposant pas de l'appui d'un appareil militaire comparable à l'armée et au pouvoir soviétiques ni à l'armada d'invasion anglo-américaine et à l'influence des démocraties occidentales, le terrorisme islamique s'organise militairement en unités tactiques mobiles, douées d'armements sophistiqués et modernes et 260
peut agir sur plusieurs fronts à la fois, tout en menant un combat direct contre l'occupant. structure de commandement opère grâce à des œllules semi-autonomes, avec une différence politique et opérationnelle en Irak et au Liban. En Irak, le conflit central transformé en combats sanglants entre formes d'extrénÜsme intercorrfessionnel chiites et sunnites pour le contrôle de secteurs-clés de la vie économique et sociale du pays, tandis qu'au Liban la chaîne de direction et de commandement opérationnelle reste tmitaire. Par ailleurs, l'organisation combattante du Hezbollah dispose d'une représentation ministérielle. Dans ces conditions son armement est tout autant politique que militaire, car il fait partie des équilibres internes de certains pays (Liban, Irak. Autorité palestinienne) et s'appuie sur la légitimité de larges parties des opinions. En tant que forœ armée, il agit sur le front intérieur de l'adversaire et en tant que force politique sur les décisions et les stratégies des gouvernements de coalition dont il fait partie. Puisque le terrorisme islamique maîtrise la guerre 'réseau centrée' et peut prendre l'initiative simultanément sur plusieurs échiquiers, cette caractéristique l'immunise de toute action visant son éradication décisive.
XV.7
LE TERRORISME MODIFICATION
LA DISSUASION
CONVENTIONNELLE.
UNE
DANS LA NATURE DES CONFLITS MODERNES
Terrorisme et antiterrorisme jouent ainsi d'une double dissuasion: à terme, car ils visent l'inaction et la paralyse de l'unité politique et morale adverse, connne élément clé de leur propre dissuasion; à long tenne, car l'autre n'a d'alternative et de choix que de se mesurer à la même capacité de frappe, de résistance ou d'usure, d'oÙ la 'spiralisation' des actions et 261
caractère psychopolitique du duel militaire. Ce type de différend actualise les intuitions clausewitziennes sur la guerre, bouleversant la nature de celle-ci. En effet, apaisement et action violente ne sont plus assurés uniquement par l'outil militaire représenté par l'armée régulière et les forces étatiques. Les forces armées irrégulières et les mouvements radicaux deviennent des actants de campagnes redoutables, mélangeant le Zweck et le Ziel et introduisant une relation nouvelle et plus intime entre les deux. Cette intimité du but stratégique et de la fin politique modifie la théorie de la guerre moderne et reconfigure les notions d'inimitié et d'ennemi qui deviennent à la fois plus universelles et plus culturelles. Dans cette métamorphose, le rapport entre le politique et le social se fait plus profond et s'insère dans le dialogue entre le conventionnel et le nucléaire. En effet, l'interaction entre le politique et le social transforme l'influence réciproque des crises internes et des crises internationales et en affecte les issues. Les conceptions traditionnelles d'offensive et de défensive ainsi que celle d'attaque en profondeur sur le territoire de l'ennemi changent les contenus des notions utilisées, en particulier celle d'adversaire et d'inimitié, qui acquièrent une portée éthique, principielle et absolue. La ligne de frontière et de résistance entre forces de combat régulières et forces de résistances irrégulières - forces armées et populations civiles - s'en trouve ainsi estompée. Cette radicalisation des conflits favorise les mouvements fondamentalistes et les États qui les soutiennent et altère les règles de l'intimidation et de la menace jadis interétatiques. La logique de l'affrontement devient indirecte et diffuse, sans un front principal censé induire une concentration des forces. La bataille, l'attaque et le gain politicostratégique se mesurent davantage sur le front de la légitimité, interne et internationale et la capacité de contrainte se déplace vers l'action diplomatique, vers les fronts ou les coalitions juridiques, agrégés politiquement lors des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. À la capacité de coercition directe, individuellement maîtrisable, toute stratégie politique devra désormais intégrer un élément volatil, de persuasion et de compromis, immédiatement incontrôlable et influencé par les campagnes médiatiques et publiques, ou encore, par le développement d'une géopolitique du non-isolement et d'appui régional.
262
XV.S
LES FACES CACHÉES DE LA MENACE TERRORISTE
En ce qui concerne les faces cachées de la menace terrOliste du djihadisme international, nous sommes conti'ontés à une clandestinité épaisse, ceBes des communautés islamistes dans le monde, repliées sur e1lesmêmes. Europe ce sont des minisociétés non intégrées et, en conséquence, aliénées, qui constituent des réservoirs silencieux de kamikazes. Cette clandestinité a deux volets: un volet technologique par lequel ]' innovation des tedmiques balistiques et explosives est constante et puise sur internet. Et un volet opérationnel et logistique grâce auquel le terrorisme est cordonné en nébuleuses nationales et interconnecté en réseaux, ce qui favorise l'adaptation à des régimes de contrôle et de sécurité, changeants en fonction de révolution de la menace. La matrice de recrutement de ce djihadisme demeure, en Occident, l'existence de ces minisociétés parallèles, constituant des bases d'action pour «
imposer la menace»
de r intérieur, comme« défi permanent»
quotidien des populations européennes et dans le « quadlillage moral» des individus, tentés par la ,
rune
grandissante du
«
des faces
cachées
de Hezbollah
dans le
totalitaire et assimilation
et de ]' intluence
croissant chiite» (Iran, Syrie, Liban), s'inscrit dans la
mouvance d'une résistance à Israël que l'armée libanaise ne peut contraster ni combattre, et <-rune remise en question de l'État central et interconfessionnel que l'ancienne puissance mandataire avait laissé dans les mains de la minorité maronite. Cette résistance, profondément enracinée dans la société libanaise oblige à repenser les ditférentes manifestations du terrorisme dont les expressions politiques et sociales exigent des réponses diverses et appropriées pour chaque situation.
263
Pour
J'heure,
des
voix
s'élèvent
au Liban,
protestant
que
le
gouvernement se soit retrouvé à la merci des « Fous Dieu », quant à \ew' initiative unilatérale à l'origine des hostilités.
XV,9 LE LIBAN, LE HEZBOLLAH
L'IRAN
Le Liban, depuis les déclenchements de la guelTe civile (1975-1990) a été traversé par des influences, des soutiens et des pressions extérieurs venant des autres puissances régionales. Le Hezbollah en représente r élément paradigmatique, car il est né comme émanation indirecte de l'expérience et la méthode de la République Islamique d'Iran, Au regard des islamistes chiites, la République islamique et son GtÜde suprême (wali-e-faquih) ont été les inspiratems d'un mouvement national libanais qui a donné lieu en 1982 à une formation unique, le Hezbollah, autour de trois idées-forces: l'Islam comme méthode globale
. . .
la résistance
à l'occupation
israélienne
comme terrain d'expérience;
la direction politique, légitime et religieuse, du Guide suprême faqih) comme successeur de Prophète.
L'indépendance de ce mouvement de résistance à Israël, qui se réclame d'une légitimité charismatique et traditionnelle est assurée par la direction collective de la choum, vis-à-vis de la direction politique du Guide suprême, garant des intérêts de la Oll1mna (communautés des croyants). Cette indépendance se situe dans une relation que l'on peut qualifier de stTatégie à 264
tactique, ou de philosophie opérationnelle.
XV.lO
LÉGITIMITÉ, MÉDIATIQUE.
générale
CONFLITS
à adaptation
ASYMÉTRIQUES
conjoncturelle
ET
BATAILLE
LE TEMPS ET L'ESPACE EN STRATÉGIE
Les champs des engagements futurs dans le domaine r asymétrie et donc de la présence SlU'le terrain de forces irrégulières ne doivent faire sousestimer que la cohérence et l'unité des engagements d'un acteur régulier classique se situent désormais en dehors du seul conŒt armé et se repèrent dans la dimension indirecte et psychologique de celui-ci, de ce fait, dans la bataille médiatique. n s'agit là d'un combat pour la légitimation du contlit et pour l'exercice des jeux d'influences futurs. Le combat terrestre confirmera l'importance et le rôle central du champ de bataille pour l'élimination et le désarmement de l'adversaire en situation de confrontation directe, cependant que la dimension indirecte, celle des opinions et de l'unité morale du pays engagé, est signalée par une mutation stratégique importante, celle des jeux et des manœuvres d'intluence, de communication, de contre-information et d'intoxication, Si la prévention et J'interdiction de la guerre totale accordent la priorité aux forces classiques, par le recours à l'action militaire directe ou à la dissuasion, la nécessité d'agir sans liens directs avec la défense des intérêts vitaux ou, à l'inverse, l'impératif de promouvoir une « cause» (la « cause palestinienne », la « lutte contre l'occupation étTangère », le «combat contre l'Amérique» ou «contre J'Occident ») élargissent le champ de J'asymétrie à deux domaines, celui de 265
la guerre des ondes, tlle guerre médiatique et psychologique, et celui du « compromis diplomatique ». La dimension indirecte de la stratégie étend sans cesse son théâtre d'opérations au mental des populations et à une multitude de revendications occasionnelles et locales. XV.ll
TACTIQUE ET STRATÉGIE DANS L'ACTION DE REPRÉSAILLES
L'action de représailles et de «défense offensive» menée par Israël au Liban prouve que les actions de destruction aériennes ou aéronavales, sélectives, de précision ou « ciblées », ne peuvent emporter la décision à elles seules, et qu'elles doivent être coordonnées avec rythmes et les pelformances actions terrestres, avant le recours à l'action diplomatique multilatérale. En efIet toute intervention militaire semble devoir se soumettre à la nouvelle règle de combat, la bataille psychologique, celle de r espace de propagande, précédant l'action diplomatique et militaire. combat vise plusieurs fronts
.
. . .
la communauté
internationale
les opinions
des parties aux prises
l'armement
moral des troupes:
les forces irrégulières d'insurrection et la campagne de contre insurrection.
Il s'agit
de collectiviser
intemationale
et donc la
et de coordonner «
le processus
diplomatie intemationale 266
de légitimation
onusienne,)
et les
institutions de décision (ONU/PESC/PESD/UE«
intergouvernementales, Quartet », etc.).
universelles
ou régionales
La cohérence du champ stratégique général et « unilatéraliste » demeure l'apanage de 1'« intelligence personnifiée» de l'État et du gouvernement politique qui promeut l'action militaire offensive. Celui-ci a pour tâche d'assumer la maîtrise complète des systèmes d'armes, le contrôle de la campagne militaire sur le terrain, la conduite des champs d'affrontements collatéraux et la coordination globale, efficace et unitaire, de la diplomatie classique et de diplomatie publique. Il s'agit là d'une mutation stratégique majeure dans la mesure où le centre de gravité de conflit se déplace vers le soft power, qui est le reflet de la complexité du système international. Le renouveau conceptuel affecte la stratégie générale des États et les différends stratégiques d'action, élaborés dans le contexte historique des guerres totales du XXe siècle et des stratégies dissuasives de l'époque de la bipolarité. Ce renouveau laisse ouverte une série de questions:
. . .
.
«Comment
gagner une bataille sans la mener?
»
«Comment conceptuel
défaire un ennemi par l'extension et et opératoire du champ des asymétries? »
le
renversement
«Comment classiques,
emporter la décision avec un rôle limité confié aux forces et un rôle accu aux stratégies diplomatiques et médiatiques? »
« Comment convaincre un adversaire, le terroriste, qui n'a pas de stratégie générale propre, mais uniquement des tactiques, ou ses inspirateurs, les « tiers intéressés », expressions d'une «inimitié radicale », les convaincre que poursuivre le combat est inutile? »
La résistance du Hezbollah au Liban, mobile, dispersée et clandestine, montre encore une fois, les impasses des opérations «Stand off» ou l'inefficacité politique du privilège accordé aux stratégies des moyens, orientées vers l'acquisition de capacités de destruction à distance, sélectives, mais «limitées» au seul théâtre des opérations, sans avoir à occuper le terrain, et en évitant ou en retardant le combat physique au sol? Ce dernier seulement est en mesure d'assurer l'ascendant moral, qui, par l'affrontement terrestre, affaiblit la volonté adverse. « Comment persévérer dans l'illusion des nouvelles mythologies », celles de la «non-létalité des combats» (zéro morts) ou d'absence de «dégâts collatéraux? » « Comment tenir compte, dans le processus d'engagement des forces et de la montée aux extrêmes de la violence, du rôle stratégique «des tiers intéressés », commanditaires des actions de théâtre, en oubliant sur l'autel de la supériorité et du succès tactique, la prudence nécessaire dictée par la géopolitique régionale et donc par la dangerosité des «tiers intéressés », mais non engagés? » 267
Cette prudence induit une économie des forces dans l'éventuahté, non nulle, d'une duplication, plus dramatique, du duel des volontés, un duel dans leque1le coup décisif sera essentiel. En effet, si en Irak ou au Liban le concept d'opération militaire ou la doctTine de théâtre sont déterminants de « l'épreuve de force », « l'épreuve de volonté» dépasse largement l'acception géopolitique couverte par le terme de théâtre et recouvre celle, de plus grande complexité, «d'échiquier régional » Golfe », «Proche-Orient », « grand Moyen-Orient »), échiquier à plus forte épaisseur, sociologique, historique, pohtique, culturelle, et sociale. Cet édùquier s'élargit et bascule vers l'Iran. C'est vers la «Perse» que se déplace l'axe de gravité du conflit entre Orient et Occident, un conflit qtÙ s'est polarisé depuis soixante ans sur le différend israélo-pa1estinien et qtÜ inclut désormais le plateau turc.
XV.12
LE« TEMPS» DANS l'ÉPREUVE
EN STRATÉGIE, DANS L'ÉPREUVE DE FORCE ET DE VOLONTÉ
La différente conception de «l'épreuve de force» et de « l' épreuve de volonté» de la part des partisans, (irréguliers, ou résistants) ou de la part d'une année régulière, se mesure au «temps opératoire », et au «temps pohtique ». Le premier est signalé par l'élaboration d'une tactique et l'épuisement des forees au combat. Le deuxième se mesure à l'élaboration d'une stratégie ou à l'usure de l'unité morale et politique de la nation aux prises. Sur le long terme, dans la conscience collective que certaines épreuves appartiennent à la dimension de l' histoire. C eUe différente conception du temps peut eHe s'appliquer à la conduite des opérations menées par Israël ou par le Hezbollah enjuillet/août 2006 ?
268
XV.13 LE TEMPS ET L'ESPACE DANS LES STRATÉGIES D'IsRAËL ET DU HEZBOLLAH
Au cours de la campagne débutée le 12 juillet 2006, si Israd a opté pour la recherche de la décision, à obtenir dans un temps supposé rédtÜt:, misant sur le dés,u-t11ement et le recul de Hezbollah, ce dernier à adopté la stratégie celle de ,
269
XV.14
LES
STRATÉGIES
DOMINANTES
ET
LE
CADRE
INTERNATIONAL
Le temps de l'action militaire d'Israël s'inscrit dans la stratégie générale
de « mouvement» prônée par les USA. C'est le temps de la guerre mondiale au tenorisme au nom de la doctrine de l' ,<élargissement de la démocratie », le temps de la manœuvre par opposition au ,
Ainsi, la politique de 1'« élm'gissement de la démocratie
»
ou du « chaos
constructeur» axée sur équilibres régionaux et l'instauration d'un nouveau principe de légitinÜté, vise l'Asie centrale, le Golfe et le grand Moyen-Orient et valorise le renversement du statu quo, La manœuvre stratégique offensive d'Israël slnscrit dans une dimension régionale, où se jouent l'enjeu même de son et la légitimité de son droit de un enjeu chm'nière de la logique du système allant au-delà de la géopolitique régionale, En revanche, la nouvelle doctrine américaine de 1'« endiguement » comme celle qui l'a précédée du temps de la guerre froide, apparaît comme une stratégie planétaire et vise l'intégration de la Chine, peer competitor, dans un ordre mondial renouvelé. Elle est justifiée et sllr l'émergence ultime de stabilité.
par line vision du monde appuyée sllr la mondialisation de nouvelles grandes puissances dans une perspective
270
Or, H est clair que la prospérité induite par une conception redistributrice de la mondialisation, s'oppose au dynamisme politique de l'élargissement de la démocratie, comme principe de légitimité requis pour rexercice rationnel et modeme du pouvoir et dont la simple évocation app,u.aît comme déstabilisante et critique par les autorités en place dans les pays du Golfe et du grand Moyen-Orient, pays dans lesquels le principe de légitimité dominant est de type traditionnel et charismatique. La dynamique américaine y est dictée par la lutte au tenorisme international oÙ les succès militaires doivent cOlTespondre aux changements politiques souhaités. C'est dans cet envirOlmement d'ajustements volontaristes que s'est inscrite la stratégie israélienne de «défense offensive >'>.Le temps de l'offensive israélienne s'est greffé, en raccourci, dans le temps de longue haleine de la guerre au tenorisme international et au djihadisme fondamentaliste, qui menace également, de l'intérieur, l'Union européenne et la Fédération de Russie. 11 s'agit d'une guerre dans laquelle s'opposent deux sociétés et deux principes de légitimité et qui est à la fois idéologique et historique. Elle est idéologique en ce qui concerne le renouveau des régimes, des élites et des cultures politiques, elle est historique dans le sens où elle vise un changement dans la structure profonde de ces ensembles sociaux, un approfondissement de la réflexion entre foi et raison, religion violence, ainsi qu'une accélération du processus de modernisation. Dans les deux acceptions, elle s'appuie sur l'idée d'une ouvelture progressive et permanente de l'espace de liberté.
XV.IS
LES LIMITES DE LA STRATÉGIE D'IsRAËL
Or, la stratégie israélienne, décidément unilatéraliste n'a pas été en phase cependant, avec les réalités politiques et opérationnelles de la région. Fondée sur la supériorité de l'instrument militaire, r absence d'interlocuteurs
271
crédibles et l'idée d'un conflit de basse intensité, elle n'a pas su ni isoler ni désarmer militairement le Hezbollah par un accord de compromis avec la Syrie et a sous-estimé son degré d'armement et sa capacité de résistance. Conduisant une offensive aéronavale de forte intensité, les fondements de la doctrine militaire officielle et les prémisses stratégiques qui la supportaient ont dévalorisé la supériorité traditionnelle, de mobilité et de manœuvre, de Tsahal, la « nation en armes », vouée à la Blitzkrieg, mais tenue en attente et freinée dans le but d'occuper le terrain sans parvenir à contrôler la frontière syro-libanaise qui est l'artère vitale de l'aliment opérationnel du Hezbollah. Par sa pression politique et militaire sur l'autorité palestinienne et sur les populations civiles, elle a légitimé le terrorisme au lieu de l'isoler. Ainsi s'en est trouvée réduite « la doctrine du levier» prônée par une partie de l'étatmajor israélien, visant à tenir « sous pression» l'Autorité palestinienne pour la forcer à lutter contre le terrorisme, en lui faisant payer le prix de son soutien. Trois dimensions ont été sous-estimées par le pouvoir militaire israélien dans cet épisode du long conflit régional:
. .
.
politique
Le premier concerne « les limites de la dissuasion », à concevoir politiques et pas uniquement militaires ou des rapports opérationnels. Par ailleurs, le conflit pour combattre le terrorisme binaire et d'autres acteurs agissent comme «tiers intéressés, engagés ».
et
en termes de force n'est plus mais non
Le deuxième concerne « les limites de la force », la légitimité politique de son emploi et la prééminence de la pensée militaire. L'impossibilité de désarmer immédiatement le Hezbollah et le refus de traiter avec l'adversaire en recherchant un règlement politique global ont engendré le syndrome de l'échec. Cet échec « légitime» «le Parti de Dieu» et le constitue en interlocuteur politique outre que militaire pour tout règlement régional futur. Le troisième tient aux « limites de légalité » et du pouvoir ce qui induit une erreur sur «la nature de l'adversaire ».
légal au Liban,
En effet, c'est davantage la légitimité et guère la légalité qui est importante dans l'analyse concernant le potentiel de résistance. La première a été du côté des forces combattantes qui sont à la fois des partis politiques et de milices armées. Ces milices ont réussi à faire le front uni avec les populations civiles et celles-ci sont devenues un soutien moral des revendications nationalistes avec lesquelles il faudra compter à l'avenir. La deuxième s'est rétrécie d'autant et ne reflète désormais que partiellement les fondements interconfessionnels et sociologiques du pays.
272
XV.16 L'HEURE DES BiLANS
l' heure des bilans et des révisions conceptuels, des questions méritent d'être posées: «L'unilatéralisme israélien» au Liban et au Proche Orient montre-t-if les mêmes limites de l'engagement ,
273
Quant au thème la légalité et la légitimité de la guene, il est important d'en les contenus et d'en repères les racines anciennes dans le jus Et dans toutes les doctrines et stratégies philosophiques et juridiques qtÜ constituent le dégtÜsement et la justification de la lutte politique et de la violence année, comme «violence conquérante ». Les doctrines qui fondent en droit le statut belligérants constituent le telTain des compromis diplomatiques et permettent en même temps d'encadrer la prise de conscience du caractère éminemment politique du « juridisme » et du « moralisme» du droit international moderne.
XV.17
LOGIQUES
POLITIQUES
DROIT INTERNATIONAL
ET STRATÉGIES
JURIDIQUES;
PUBLIC ET LA LÉGITIMATION
LE
DE LA
GUERRE
Les théories universalistes du droit international par leurs enracinements « politiques» dans la défense des « statu quo >, s'opposent à la logique de mouvement de la période d'ajustements du système international successif à l'implo&Îon du système bipolaire.
274
Il s'agit d'une période révisionniste, signalée par la déstabilisation de l'ordre antérieur et par des revendications ethniques, confessionnelles, démocratiques et nationales, où les finalités conservatrices de droit public international révèlent leur nature illusoire. L'instrumentalisation politique du droit y prend la forme d'un système universaliste de justifications. Au nom du droit humanitaire ou de tendances et philosophies pacificatrices, ce système montre son caractère trompeur. Ce droit ne peut ni freiner les mouvements politiques d'ajustement, ni les entériner. L'émergence de nouvelles « nations» et les revendications indépendantistes et sécessionnistes de pays nouveaux, faisant appel à l'autodétermination n'ont d'autres moyens de s'affermir que des relations d'inimitié, d'hostilité et de combat, et ces relations sont irréductibles au statu quo, garantissant et constitutionnalisant du droit international. Celui-ci apparaît discriminatoire et déphasé, si l'on considère l'état anarchique de la société internationale et sa logique « horizontale », correspondant à la coexistence d'une pluralité de souverainetés militaires et d'unités politiques non hiérarchisées et formellement égales. Chacun de ces acteurs est détenteur individuel de la logique unilatéraliste du «droit force ». Selon cette approche, l'ordre international ne pourrait être que «commun» et donc «privé» et guère public; international et non supranational. Il n'obligerait que par sa seule légitimité, celle du consensus, et ne primerait pas sur les légalités positives des droits internes et les décisions souveraines de ces membres. Les droits internes n'en seraient pas infériorisés au nom d'une instance supérieure s'arrogeant des formes inédites de contrôle et d'intervention. Or, l'évolution universaliste de droit public international fait du «règne du droit» non seulement le garant de« statu quo », sous la forme d'une validation des traités en vigueur, mais également l'instance où les puissances dominantes exercent le monopole de «la désignation de l'ennemi» et font appel à ce droit, en l'interprétant et en l'appliquant sous forme de « résolutions », mais au nom de leurs intérêts. Cette légitimation «juridique» et morale du «statu quo» et, en conséquence, cette « interprétation multilatéraliste » de « l'action collective », déclassifiant la notion de « guerre» en « action de police» et la «sécurité collective» en gestion de crise, n'interdit nullement l'action unilatérale, mais la justifie au nom de «la légitimité de l'autodéfense» et d'une agression, actuelle ou virtuelle, réactive ou préemptive. Paradoxalement, la supériorité des forces du « statu quo» ne peut stopper «le mouvement» de l'histoire, ni la logique de contestation de l'ordre. C'est ainsi que les perturbateurs de toute nature, les puissances « hors la loi », les irréguliers et les actants anonymes, jusqu'aux garants suprêmes de l'ordre international, agissent au nom du « droit force» et décident dans le cadre de la légalité, mais non de la légitimité internationale.
275
L'expression juridique de la puissance, en matière de la sécurité et de conflit, consiste à établir une discrimination dans la définition de ce qui « multilatéral» et de ce qui « unilatéral» et, pour en venir au contenu de ces notions clés, à décider du régime des sanctions applicables et de l'intensité de la riposte adéquate à décourager la menace, dans le cadre onusien ou hors de celui-ci, et du niveau de criminalisation morale et politique de l'ennemi désigné, ainsi que sa mise « au ban » de la communauté internationale.
. .
Cette évolution de droit international
.
comporte trois tendances:
une tendance au «déni de justice », pour les puissances insatisfaites et révisionnistes, have not, au profit des États satisfaits, have, et, de ce fait, la pénalisation individuelle de toute initiative perturbatrice ou déstabilisante ; une dogmatisation doctrinale du droit qui, renforçant les institutions de « sécurité collective », accompagne la transformation du jus ad bellum (égalité formelle et reconnaissance mutuelle des belligérants, justifiée par le principe de jus belli ae paeis), vers une conception de jus in bello qui discrimine l'adversaire, perturbateur ou agresseur virtuel, le disqualifiant au nom d'une violation du statu quo, ce qui consacre l'inégalité des États et le primat de la loi naturelle de la force; l'affirmation d'une idéologie humanitaire, qui tache de faire coexister l'utopie abstraite du droit et les réalités rugueuses des réalités (Droits de l'homme et droit d'intervention humanitaire) légitimant une intrusion des souverainetés dominantes, extensible à la planète, et, par la globalisation du theatrum belli, à toute situation et à tout acteur du système. Cette extension disloque l'équilibre de la scène mondiale par l'application intéressée et discriminatoire de la violence, sous la forme de linkages horizontaux, en intensifiant et en internationalisant de plus en plus les conflits.
Or, la prolifération des situations de crise due à l'accroissent des revendications des acteurs insatisfaits, et à une exigence générale de stabilité et d'ordre étend l' « état de guerre civile »ou de « conflit virtuel » au cœur et à la périphérie du système international, dans les différents échiquiers régionaux (Extrême-Orient, Golfe, Proche-Orient, Balkans européens et eurasiens), sans que le droit ou la force puissent les contenir ou les emayer, ni proposer une idée de maîtrise, de gouvernance ou d'hégémonie. Pour cette grande ambition, l'entrée de l'DE sur la scène régionale et mondiale revêt la valeur d'un impératif politique, plus encore que d'un engagement moral.
276
XVI. SYSTÈME INTERNATIONAL ET CONFLITS MÉTA POLITIQUES XVI.1
SENS, VIOLENCE ET SYSTÈME
Un nouveau système international est né des événements du Il septembre, C'est un système sans contrepoids, à la géopolitique bouleversée et à l'écart grandissant entre les deux hémisphères, où l'élément central du jeu est représenté par les États-Unis d'Amérique, Ce système a été enfanté comme toujours pm' la violence. puissance de négation. qui demeure. avec le travail positif des sociétés, le fondement premier ultime de l'histoire humaine. l'ultima ratio gentium. De nouvelles règles du jeu émergent de cet ensemble turbulent, travaillé en profondeur par la crainte, l'insécurité et l'incertitude et éveillé par le retour des <,Léviathans », Des règles dictées par r exigencede la part des acteurs majeurs de la scène planétaire de répondre à la menace non seulement là où elle se manifeste, au cœur même de la cosmopole impériale, mais là où elle est abritée et tire ses raisons d'être. opérationnelles et doctlinales. dans les sanctuaires. Dans ce défi inédit et sans compromis, l'ennemi ne sera plus invité à négocier le retour à l'ordre, car le but de r affrontement est d'éliminer le perturbateur et d'anéantir toute forme de son soutien à l'alTière, Cependant, l'objectifpenl1anent des acteurs fondamentatLX du système reste la stabilité et la pacification des conflits.
la stabilité que s'attaque le terrorisme intemational et c'est la stabilité que l'apparition de menaces non conventionnelles. menaces viennent aujourd'hui de foyers de tension multiples, dont le principal, pour r escalade de la violence et la difficulté de relance de processus de paix, est représenté par le conflit israélo-palestinien. C'est en effet du Proche et du Moyen-Orient que peut venir une déstabilisation élargie de plusieurs régimes politiques à la légitimité chancelante. En ses répercussions innombrables, la violence terrOliste a engendré un tournant dans les relations internationales et a ouvert une nouvelle ère à la politique globale. Par sa fonction objective, le terrorisme apparaît comme le pouvoir égalisateur des faibles et par sa fonction subjective, comme une stratégie d'usure et d'activation politiques. Dans ses répercussions immédiates, il a atfecté les rapports de l'Amérique vis-à-vis de la Russie et de la Chine, devenues coopératives au nom de la multipolarité et de la lutte internationale contre l'islamisme radical. sous l'égide du «groupe de Shanghai 7>.Au plan général et malgré certaines réticences, les événements du Il septembre ont engendré le dépassement définitif de l'esprit de la guerre froide et l'apparition d'un nouveau type de conflits, les conf1its « métapolitiques », qui constituent désormais une des catégories des conflits asymétriques.
XVI.2 LES CONFLITS MÉTAPOLlTIQUES
Ce sont des conflits qui réunissent, sous un concept commun, trois types de guelTes et donc trois formes d'historicité qui coexistent dans le monde les guerres prémodemes, modemes, et postmodemes. Sont à considérer métapolitiques non seulement les conflits qui modèlent l'organisation des 278
armées et la nature des combats, ou ceux qui influent sur la variété des états de violence, mais ceux qui se distinguent pour les « sens» qu'ils assignent à la violence, et donc pour la diversité et la complexité de la réflexion sur les questions ultimes qu'animent les décideurs et les stratèges et qui inspirent une profonde diversité des buts, des rationalités et des pratiques stratégiques. Ces conflits, issus des crises périphériques et conduits sous forme de coalitions, comportent par nécessité un leadership unilatéraliste qu'assurent la prédominance et la légitimité de la hiérarchie du commandement, l'unité de l'effort de guerre et la vision stratégique et opérationnelle de l'entreprise commune. On peut noter incidemment que plus une coalition est hétéroclite, plus l'unilatéralisme s'impose comme la loi du mouvement et comme le principe-clé de l'action. Par ailleurs, le caractère hétéroclite des coalitions engendre l'unité des asymétries du champ de bataille sous le couvert d'un concept commun, la matrice métapolitique. Les conflits métapolitiques permettent de définir désormais la nouvelle doctrine des engagements des forces dans la perspective des événements du Il septembre et dans le cadre d'une initiative globale de défense antiterroriste. Celle-ci doit tenir compte également d'un corrélat important qui est celui de la «légitimité et de la « limite» de l'engagement militaire et donc de sa durée. Ces deux notions de « légitimité" et de « limite» ont une implication générale, car elles mettent en valeur la phase de préparation amont et le rôle intense de la diplomatie et de la négociation. Il s'agit d'un rôle déterminant, car il définit les options politiques, stratégiques, économiques et sociétales des issues finales des opérations de pacification, de stabilisation et de gouvernabilité internationales. Le rôle de la diplomatie des États, de la diplomatie des idées et de celle des Églises a une importance décisive non seulement dans la prévention, mais aussi dans le règlement des issues des conflits métapolitiques. En effet si, au sens le plus large, la notion de conflit désigne une confrontation armée, une confrontation d'intérêts, la spécificité des «conflits métapolitiques» repose sur l'opposition de principes, de perspectives et de valeurs, due à l'incidence de «sens », de philosophies et de systèmes éthico-culturels divergents, voire antagonistes. Ce sont ces systèmes politico-culturels qui définissent l'âpreté, l'irréductibilité et la radicalité des confrontations militaires non conventionnelles dans lesquels les systèmes des valeurs font simultanément partie du problème et de sa solution. Historiquement appartiennent à la catégorie des conflits métapolitiques les conflits qui baignent dans les champs des croyances: les croisades chrétiennes en terre d'Islam, les guerres européennes de religion, les persécutions menées contre les minorités dans l'histoire de l'Europe par le Royaume de France ou la Couronne d'Aragon, les pogroms antijuifs et plus proche de nous, la Shoah, le conflit israélo-palestinien, le Djihad, les guerres balkaniques, les affrontements bosniaques, les formes de terrorisme islamique, le conflit 279
afghan, etc. En effet, tous les conflits au cœur desquels les dimensions culturelles, civilisationnelles et identitaires constituent les aspects fondateurs, voire essentiels de l'engagement sacrificiel et de l'esprit de combat, portent en soi un fil profond de préjugés et de ressentiments historiques, une continuité des haines qui nourrissent la mémoire des violences du passé en les liant à celle du présent. Oppositions sourdes et violences irrationnelles, politiquement suscitées ou spontanées, le sens de ces déchaînements constitue le fondement de stratégies délibérées ou inconscientes et alimente le commerce violent entre communautés hostiles constituant le mobile, latent et quotidien, d'une cartographie des conflits aux ramifications multiples. Est conflit métapolitique en somme celui qui transcende à la fois la sphère du pouvoir et celles du présent et qui s'étend bien au-delà des limites d'une frontière. Ce type de conflit appartient à la catégorie des défis non conventionnels. Opposant des morales différentes et des formes de spiritualités exacerbées, le sens de ces conflits, et celui de la violence qui s' y inspire, est de nature théologique, car il nourrit l'histoire des communautés aux prises. Il s'agit du « sens» assigné par les forces en lutte au prix du sang et à la valeur salvatrice d'un message et du «destin », transmis dans la mémoire des peuples, sous forme d'interprétations ritualisées ou vécues. Ce sont des conflits qui se distinguent des conflits de pouvoir ou de puissance «purs », les conflits géopolitiques classiques ou interétatiques, mais qui peuvent s'en mêler ou interagir avec eux. Dans cette mixité des formes d'historicité se conjugue un très grand nombre de dimensions: politique, diplomatique, économique, militaire, idéologique, ethnique, identitaire et religieuse, au sein desquelles interfèrent les mobiles activateurs les plus divers, ceux des atavismes, de la psychologie, et de la tradition. En termes de compréhension et d'approfondissements ultérieurs, si la distinction des conflits métapolitiques par rapport aux conflits conventionnels réside en large partie ou essentiellement dans les fins et dans les objectifs poursuivis, leurs buts transcendent la notion et la sphère proprement occidentales de l'autorité, du pouvoir et de la légitimité et embrassent des systèmes de croyances, des conceptions du monde et des systèmes de forces, issues de configurations civilisationnelles éloignées voire hétérogènes. Au plan proprement épistémologique, puisque la politique s'emacine dans la culture et puisque les conflits métapolitiques sont partiellement sinon essentiellement des conflits de valeurs, le degré d'intensité de la violence et le ciblage des victimes de la coercition sont toujours liés pour une part à la régulation internationale de l'ordre et pour l'autre à la lutte irréconciliable entre systèmes et conflits. Quelle est l'autorité légitime et légale qui a le pouvoir d'employer la force pour régler ce type de conflit, est une question essentielle pour définir la pertinence du droit à trancher sur l'issue de la lutte. Quelle est la nature, abstraite ou objective, de la morale naturelle ayant 280
pouvoir de trancher sur la justice de r emploi de la force est une question liberté et de choix entre cultures èt systèmes culturels en conflit.
XVI.3
SÉMIOTIQUE
ET CONFLITS MÉTAPOLITIQUES
Dans son expression terroriste, le conflit métapolitique déploie lme fon11e de violence nouvelle aux buts stratégiques imprécis, liant messianisme planétaire et intelligence sophistiquée. Dans les attentats du Il septembre, cette violence a ainsi produit trois types d'effets; un effet symbolique, un choc médiatique, une atteinte irréversible à toute conception d'invulnérabilité des USA. Les objectifs visés résumaient bien la magnitude du projet et la remise en cause du système, ce qui révélait son haut niveau de sophistication. Il s'agissait de frapper simultanément trois symboles du pouvoir américain: politique (la Maison Blanche), économique (Je World Trade Center), militaire (le Pentagone) et d'occuper la scène médiatique mondiale. Puisque cette violence s'identitle à la diffusion et à J'amplification de signaux signitiants. elle acquiert la valeur d'une véritable sémiotique. Dans le conflit israélo-palestinien et le conflit de J'Irak. la violence réelle se traduit en violence symbolique, soHicitant une solidarité émotionnelle plus large enlTe deux camps. pro arabe et pro israélien. ce qui fait rejaillir à chaque fois le problème de la légitimité internationale de J'action violente. Le conflit métapolitique est non seulement un conflit symbolique, mais également un connit subliminal. n symbolique puisqu'il appartient à une dimension ancestrale, il est subliminal parce qu'il met en scène rétlexes conditionnés par la remémoration du passé. Ce rappel des codes passionnels du passé inscrit au cœur de la conscience coJJective des acteurs deux visions différentes de r avenir, puisque l'avenir s' enracine toujours dans un passé, 281
comme le rappelle Ortega y Gasset. Des comprorrus sont ditTiciles, voire impossibles, dans les contlits métapolitiques, car toute interprétation radicale des valeurs exclut l'idée même de compromis. Elle exclut également celle de neutralité, ce qui explique que, d'attaques en représailles les parties aux prises sont enfermées dans un cycle de violences ininterrompues, où les éléments activatems du conflit peuvent être retrouvés dans le « déjà vu » de la tradition, dans la mémoire des temps écoulés, dans les rituels et les symboles de la haine ancestrale. Dans l'acte terroriste, le cœur ancien a besoin pour agir d'une main moderne. Ainsi, la sophistication de la violence est l'aspect postmoderne du contlit métapolitique. Au plan général, la fonne de violence induite par les conf1its métapolitiques remet en cause le cadre général du système international, l'ensemble des alliances militaires et les rapports politiques qu'a pris l'interdépendance entre les nations et entre celles-ci et les acteurs non étatiques. Pour l'Ünportance des enjeux, elle influe sur les <,linkages horizontaux» entre théâtres de crise et sur les espaces régionaux de déséquilibre et d'instabilité. Les politiques et les appareils de sécmité et de défense de la plupart des pays en sont atTectés, de même que les formes de leur opérationnalité militaire.
XVI.4 REDÉFINITION DES STRATÉGIES
Or, ce que les événements du I j septembre ont mis en valeur la vitesse et la capacÜé de réaction des appareils de pouvoir face à situations et à l'importance des solidarités d'action. qu'ils ont modifié la reformulation des stratégies d'acteurs à l'échelle internationale. Nous pouvons le constater aisément à partir de la politique 282
étrangère des États-Unis et du comportement de la Russie dans le contexte global, en considérant le chamboulement complet des équilibres stratégiques et l'acquiescement russe au projet américain de «bouclier antimissile» auquel s'oppose la Chine. En effet selon les propres mots du président Poutine du 13 décembre 2001, ce projet« ne représente pas une menace pour la sécurité nationale de la Fédération de Russie ». L'adoption aux nouvelles réalités apparaît pour la Russie comme une option qui permet de garder l'initiative en absence d'autres choix, le repli exclu. En Europe la dynamique des relations germano-russes en est affectée, puisque d'une part le resserrement des liens entre Berlin et Moscou entraîne une influence politique et diplomatique de l'Allemagne plus large, et de l'autre l'arrimage de la Russie à l'Europe ouvre la voie à une intégration, aujourd'hui encore prématurée, de la Russie à l'OTAN. Au vu de cette hypothèse, la transformation de l'OTAN d'alliance militaire en alliance politique et donc en une organisation de sécurité, incluant des membres sans statut militaire, situe son « malaise identitaire» dans le cadre général des nouvelles relations occidentales et euro-américaines. Elle place ainsi dans une perspective totalement révisée la question de l'élargissement aux pays de l'Europe centrale et orientale, que la Russie n'a pas acceptée. L'adhésion éventuelle de la Russie poserait le problème de la coordination et de la concentration sur les problèmes de sécurité entre trois acteurs majeurs du théâtre eurasiatique à statuts politiques et militaires différents, l'UE, l'OTAN et la Russie. En Asie centrale la nouvelle donne renforcement le rôle de la Russie et celui de la CEI comme cadre de consultation et de décision pour les pays membres, mais pourrait également limiter l'influence de la Russie dans l'espace postsoviétique, en inversant la dépendance économique de beaucoup d'États de l'Asie centrale, par la promotion d'un pluralisme intéressé. Dans les cas mentionnés, des capacités de décision rapide et celui des capacités de reformulation stratégique, l'Europe risque d'être sensiblement affaiblie par les événements du Il septembre.
283
XVI.5 TERRORISME, GLOBALISATION ET GÉOPOLITIQUE
Par la dynamique de ses répercussions générales, la violence terrodste impose la révision d'une certa.ine conception de la globalisation, interprétée de manière trompeuse en sa seule dimension économique et sociale, voire technologique ou communicationnelle et qui a eu des effets géopolitiques différents de région à région. Cette violence éclaire les observateurs sur le rapport profond et caché que la mondialisation entretient, en son sein, entre le politique et le militaire, le politique et le culturel, et au-delà, le religieux. En effet le processus de mondialisation en cours met en évidence une désintégration idéologique et humaniste qtÙ prend la forme diffuse d'une révolte antioccidentale. Ce processus southe simultanément la carence d'un système global de sécurité, non identifiable à la gouvemance, ni à la régulation économique, ni au système des Nations unies aux compétences résiduelles, mais qui pourrait être une relation spéciale entre l'OTAN, la PESC /PESD et/ou d'autres svstèmes de forces. J
Puisque ridée de la mondialisation a assimilée à celle d'économie de marché et de hbéralisme économique, induisant en ricochet le phénomène désétatisation croissante des sociétés, r atfaiblissement de l'État a engendré trois conséquences d'ordre général:
.
un relâchement
.
l'éclatement
.
la prolifération des stratégies d'acteurs, trans- et subétatiques.
de la cohésion
sociale;
du concept d'intérêt.
crédité au monopole
de l'État.
Ainsi. la société-monde, sur le modèle du paradigme étatique, est apparue très vite dépourvue d'une instance de régulation politique et 284
sécuritaire, instance qui ne peut ètre remplie par la gouvemance, soit-elle régionale ou mondiale. Le nouveau système intemational est le CTeusetd'un monde hétérogène, signalé par des Üvalités croissantes et par la prolitëration des zones de nondroit, mais au sein duquel se fait jour la naissance incertaine d'un droit universel. un monde sans papes empereurs, autrement dit, sans légitimé respectée et sans hiérarchies exclusives, dépourvu d'une souveraineté universelle ayant des capacités de contrainte. La lente émergence d'un droit universel (TPI et CPI) est faussée par la contradiction
éclatante entre les passions des « démocraties
d'opinion
»
sous
1'« effet CNN ,> ou «Al Jazeera» et la logique du calcul diplomaticostratégique propre à la pennanence de la conduite el'État. En une formule, le nouveau système intemational est caractérisé par un progrès de la logique des conflits et par la prolifération des zones de tension et de crise, autrement dit par la pérennisation de 1'« état de nature» hobbesien, ainsi que par l'entendue, à l'échelle planétaire, de la survivance de l'État-nation comme forme d'organisation politique des sociétés humaines menacée mais non dépassée et encore moins moribonde.
XVI.6 UN SYSTÈME INTERNATIONAL EN QUÊTE DE MULTIPOLARITÉ
Comme vecteur l'une de principales
de violence intemationale, le terrorisme devient ainsi questions de sécurité et la priorité critique du nouveau 285
système international. Il restaure les grandes conceptions de la géopolitique classique, déplaçant vers l'Asie, aux confins de mondes russe, perse et chinois, via le Moyen-Orient et le Golfe, le centre de gravité du monde, le foyer de conflits futurs du XXI" siècle. C'est en Asie que le décloisonnement des espaces politiques produit une prolifération des armements à large échelle et une expansion des champs d'affrontement qui a profité de la liquidation d'imposants appareils militaires hérités de la bipolarité. Ainsi, les événements du Il septembre achèvent un processus de réorganisation générale des relations internationales, commencées par la chute du mur de Berlin et par l'échec de la transformation des empires en confédérations. Cet échec est signalé par une aspiration collective à la nation à base monoethnique et religieuse et par l'égarement de l'héritage humaniste et universaliste qui avait pris la forme de l'internationalisme socialiste ou prolétaire. Le cours de ce processus a baigné dans un malaise et un ressentiment profond que la redistribution des rôles, des statuts et des espaces de souveraineté a provoqués dans le monde. C'est ainsi que dans la décomposition de la notion d'ordre international se décèle la position dominante des États-Unis d'Amérique. Les champs de décomposition historique, géopolitique et stratégique, perceptible dans la sphère des intérêts qui définissent les enjeux de puissance depuis l'effondrement de la bipolarité et la disparition de l'ennemi désigné est, comme toujours, l'Eurasie. Cette disparition a été avant tout la fin de la vocation d'un acteur majeur de la scène mondiale à prétendre, par une menace unique et dominante, à une alternative globale de système. Or, le monde issu de l'implosion du monde soviétique a engendré une extraordinaire balkanisation politique, un détournement des messages de la démocratie et un dépérissement des alliances traditionnelles à fondement idéologique. Nous pouvons affirmer en somme que le système international de ce début du XXIe siècle n'est pas encore celui de la multipolarité, ni celui d'un monde unipolaire, où s'imposerait un seul acteur prépondérant aux capacités globales, les États-Unis d'Amérique. Mortimer Zuckermann a pu dire: «le XVIIIe siècle fut français, le XIXe anglais et le XXe siècle américain. Le prochain sera à nouveau américain ». Or, même si les États-Unis occupent une position sans équivalents dans l'histoire moderne et s'ils n'ont guère, dans un avenir immédiat, d'adversaires stratégiques susceptibles de remettre en cause les équilibres planétaires, en théorie les systèmes unipolaires non hiérarchiques sont des systèmes en transition et en tant que tels, précaires, aux stratégies combinatoires, sans statu quo ni maîtrise définitifs et à l'hégémonie perpétuellement menacée. Ils préludent soit à des cycles ininterrompus de désordres publics conduisant à une paix d'empire et à l'émergence d'une monarchie universelle, soit à la dislocation progressive de l'ordre ancien, dérivant vers une période chaotique. Dans cette sorte de retour à un «état de nature» des nations, s'affronteraient sans merci des États batailleurs, des acteurs non étatiques et des êtres erratiques à l'issue de 286
cette péliode de troubles s'affinneraient lùstoriquement des tmités politiques classiques, en quête d'affirmation, de sécurité ou nouvelles hégémonies. Ainsi, le monde qui s'ouvre à nous est plus incertain, plus conflictuel, plus fragmenté et globalement plus dangereux de celui qui l'a précédé. La stratégie américaine de primauté visant à pérenniser une hégémonie momentanée et justifi<mt de budgets militaires imposants, consacre ]' ambition d'assurer l'invulnérabilité de la «grande île du monde» et un nouveau linkage avec les théâtres extélieurs, en Asie, dans le Pacifique, en Europe et dans les deux Amériques. Ainsi, cette stratégie de primauté et cette vision du monde à prédominance américaine, où la puissance militaire demeure toujours aussi significative dmlS les relations intemationales, ont été à la fois bouleversées et renforcées par des événements du Il septembre 2001.
XVI.7
LA PLACE DE L'EUROPE, UNE RÉVOLUTION
CONCEPTUELLE
Plusieurs conséquences, générales et locales, découlent de ces présupposés et premièrement celle de la place qu'occupera l'UE dans le système intemational de demain. L'influence qu'elle pourra y exercer et le type d'institutions qui pourront lui assurer des options plus affennies, en particuber en matière de capacités conception, de décision et d'action. Plus loin, quelles relations, bilatérales ou multilatérales, pourra-t-elle entretenir, selon le cas et les situations, en Europe avec la Russie et dans le monde multipolaire de demain, avec les USA? Quel rôle devra-t-elle jouer au Proche-Orient entre Israël et r Autorité palestinienne, et dans la Méditerranée, dans le (Tolfe, au Moyen-Orient jusqu'au Pakistan, l'Inde et La Chine, vis-à-vis du monde m'abo-musulman ? Cette évolution exige de la pm'! de rUE une véritable existence politique et, en corrélat, une stratégie globale. Autrement dit des institutions cohérentes, des procédures simplifiées, un budget et des moyens nlÎlitaires adéquats et croissants et une 287
volonté d'ordonnancement de la puissance en fonction d'une influence politique efi~ctive. élément d'ordonnancement ou d'unification stratégies locales, nationales ou partielles appelle à une .z< stratégie globale t' et doit se déployer à l'échelle planétaire. De manière générale, les événements du 11 septembre remettent en cause les unités politiques qui n'utilisent pas leur ptÜssance militaire pour exprimer leur puissance civile ou économique. Dans ce cadre, l'Europe a un besoin urgent d'accomplir sa révolution conceptuelle et institutionnelle: conceptuelle, pour ce qui est des grandes affaires politico-stratégiques, institutionnelle, pour ce qtÜ relève des exigences d'etricacité en matière de délibération et d'action. Une révolution qtÙ la fasse sortir des limites contraignantes du passé, afin qu'elle puisse tirer profit de l'évolution rapide de l'environnement stratégique mondial. Celui-ci est c<Œactérisé par de nouvelles triangulations du jeu politique à l'échelle globale et par l'évolution parallde de dissuasion nucléaire, remise en cause par l'Administration Bush le 13 décembre 2001. La déclaration de retrait du «traité ABM de 1972, visant à parer aux nouvelles menaces " comporte non seulement une réorientation de la politique de sanctuarisation du tenitoire américain. mais une révision de la politique de modernisation de la panoplie américaine de défense en ses différentes composantes. Elle ouvre la voie à une conversion des moyens de la dissuasion nucléaire à dissuasion conventimmelle ou classique, adaptés à des opérations d'interdiction, en soutien à des interventions extérieures. impliquera des changements dans l'élaboration de nouveaux de cadres des relations politicostratégiques à l'échelle globale.
XVI,8
LES
NOUVELLES
RÈGLES
DU
JEU
ET
LES
CONFLITS
MÉTAPOLITlQUES
Simultanément à ces transformations d'ordre technique et sociopolitique l'évolution du système international précipite l'écroulement du «dernier tabou » de l'Occident, reposant sur l'idée, désormais falsifiée après la mort 288
philosoplùque de Dieu, de la fin définitive des guerres religion. Certains analystes ont fait remarquer que si Édit de Nantes » conclut le cycle guerres européennes de religion, la guerre du Golfe ouvre la des guerres mondiales de religion. Guerres politiques les unes comme les autres, elles sont en effet des « guerres métapolitiques» car ceHes lient étroitement foi et engagement, religion et combat. Ce sont des guerres qui naissent et se développent sur un autre terrain que celui des seuls enjeux de pouvoir et dont le «centre de gravité » est ailleurs, dans une sorte de rhétorique d'opposition interreligieuse à la recherche de solidarités radicales. Ces guerres embrasseraient d'autres champs, d'autres continents et d'autres enjeux, philosoplùques, historiques et culturels. La distribution du pouvoir obéit ici à d'autres critères que l'enjeu conflictuel entre et nor. Ces guerres introduiraient en protagonistes du politique, les exclus de la modernité et du développement, en y associant les héritiers des traditions et du livre. Elles transcendent r espace occiden tal de la laÏci té et projettent le religieux dans des perspectives de combat et d'action militante plus vastes. Ce sont des guerres ou s'entrechoquent, comme nous dit, trois dimensions de l'historicité: le pré moderne, le moderne et le postmoderne, bref le religieux, le laïc et le postidéologique. Des guerres soumises à trois conceptions de la liberté et à trois types de rationalités stratégiques, sera sur ces guerres que se mobiliseront les conflits futurs et se définiront les nouvelles lignes de clivage et de rupture dans le monde, car ces conflits engloberont des conceptions différentes de l'économie, de J'organisation sociale et de l'autorité.
XVI.9
CENTRE DE GRAVITÉ ET VARIABLES«
ASYMÉTRIQUES»
Ces guerres ne seront pas seulement des conf1its qui opposent sur le terrain des États et des acteurs non étatiques aux capacités qualitativement inférieures, ce semnt des guenes étendues, dont les enjeux les potentiels 289
de mobilisation diffèrent énormément. En effet, elles peuvent faire basculer le ,
XVI.I0 ÉVOLUTIONS ASYMÉTRlQUES
STRATÉGIQUES
ET
RUPTURES
En considération de J'importance de l'enjeu, les conflits métapolitiques doivent être considérés des <,guen'es non conventionnelles >, ou des 290
« conflits de basse intensité» (Law Intensity Conflicts - LIC). Menés contre un adversaire sub- et transétatique, à l'identité multiple, ces conflits sont placés « en dehors» du droit international et prospèrent dans des zones de « non-droit ». Quelques facettes seulement de ces conflits peuvent être assimilées à des affrontements typiques des situations de guerre. C'est sous cet aspect que les opérations militaires conduites pour justifier des actions de rétorsion ou de représailles, actions tactiques directes, raids, démonstrations ou projections des forces doivent être légitimés aux yeux des opinions dans l'environnement mondial contemporain. Dans ce contexte, «la guerre de l'information» et celle de la « désinformation» contribuent à cette finalité et constituent de véritables campagnes de soutien à l'importance croissante. Leur but est d'influencer simultanément l'ami et l'ennemi et d'affecter le moral, la discipline et la prise de la décision des deux camps adverses avec des effets politiques et stratégiques opposés. D'un point de vue épistémologique, le conflit métapolitique peut apparaître anodin dans sa définition, mais fécond de promesses dans son évolution. Il confirme encore une fois non seulement la supériorité de la stratégie sur la tactique, et donc du domaine de l'esprit sur l'effort physique pour vaincre l'adversaire au moyen de la puissance, mais l'avantage de la liberté de manœuvre, permise à l'acteur dominant grâce à l'effort diplomatique déployé en amont du conflit. L'effort de coalition building visant à étendre la combinaison des forces et le linkage des théâtres et des unités politiques amies, sont un élément intrinsèque de l'asymétrie, qui se fait valoir sur le terrain comme supériorité de la campagne sur le combat. Il s'agit d'un élément décisif du rapport de forces entre adversaires. Puisque supériorité des conceptions stratégiques est celle qui importe dans les conflits ou la coordination de forces hétérogènes est essentielle, cette supériorité est la clé décisive de la victoire militaire et politique et revient aux belligérants capables d'exercer la maîtrise stratégique, depuis sa conception jusqu'à sa mise en œuvre, dans l'espace et dans le temps. La «maîtrise stratégique », comme unité de vision sur la conduite de la guerre dans son ensemble et comme lutte d'intelligence et de jugement dans le déroulement des opérations militaires, a évolué différemment au cours de la campagne antiterroriste menée par les USA en Afghanistan, en Asie Centrale, au Moyen-Orient et sur l'échiquier international depuis le Il septembre. En effet, les affrontements qui ont eu lieu sous la direction des États-Unis ou avec leur consentement, dans les différents théâtres de lutte, ont appliqué deux principes, aux apparences contraires, l'emploi combiné de la « diversion» et celle de la « dislocation », autrement dit de l'approche indirecte et de l'approche « directe ». L'emploi de la diversion dans un premier temps du conflit afghan a visé les forces vives et les forces morales talibanes, en leur refusant toute occasion de livrer bataille dans une position défensive et sur un front déterminé. Simultanément il a soumis ses forces à une pression aérienne et à une résistance omniprésente, par «Alliance du Nord» interposée. 291
Enfin,
cette approche a provoqué l'excentration systématique de la talibane et son épuisement physique. psychologique et spirituel. deux temps de la manœuvre ont précédés par une préparation conjointe, menée sur le tenain, par les unités spéciales américaines et britanniques. Cette phase de préparation et d'observation a permis successivement la dislocation de l'adversaire par une manœuvre offensive, qui a provoqué le renversement complet de la puissance de résistance de l'ennemi et sa mise en pièce rapide. Cependant, l'élément central du succès a été dans un premier moment la capitulation morale, la rupture de « centre de gravité » au sein forces averses, obtenue par une rupture de r asymétrie à caractère métapolitique, entre combattants afghans et combattants d' AlQaïda. Cela a une rupture de détermination, de motivations et de <,sens », une rupture dans la conception ultime du «combat de Dieu» et dans l'emploi extrême et inconditionnel de la violence. Cette rupture était inspirée et soutenue par la ditlérence de conception sur les tÏnalités politiques et sur le but stratégique de la guerre. Une dichotomie subtile a joué sur la différente radicalité du conflit, même si elle résultait partiellement de la composante ethnique des forces au combat. Elle a joué jusqu'au bout dans la résistance, l'affrontement et la lutte à mort engagés par les deux composantes de ces forces, internationales et/ou afghanes, radicales et/ou modérées.
XVI.ll
ÉVOLUTIONS CONCEPTUELLES. L'ASYMÉTRIE ET LES CONFLITS ASYMÉTRIQUES
eifet, une nouvelle torme de conflit apparaît et l'étend dans le système international issu de la bipolarité définissant un autre concept de guerre.
292
Ce nouveau concept exprime l'essence de la distinction entre modèles de guerres, interétatiques et transnationales, symétriques et asymétriques. La conception clausewitzienne de la guerre comme « acte de violence» visant à «imposer notre volonté» s'en trouve bouleversée. La conception classique du conflit qui conduisait à une intensification des forces sur un champ de bataille ou sur un théâtre d'opérations données entre belligérants de même nature et de force (à peu près) équivalente, maîtrisant la violence selon des règles codifiées et traçant une séparation entre avants et arrières, champ de combat et société civile, semble s'effacer, au moins pour les confrontations inhérentes à des sociétés pré modernes. Le conflit européen classique reposait sur un principe-clé, la symétrie. Symétrie rationnelle ou de calcul, fondée sur l'espoir de gain politicostratégique, symétrie de planification et de conduite, fondée sur un échange entre acteurs politiques de type étatique, symétrie morale ou éthique entre « actants» de la violence légale et légitime, fondée sur des armées de métiers, qui respectaient la règle de la séparation entre le champ de la guerre et le champ de la non-guerre, le temps de la paix ou de la trêve provisoire, et le temps de l'engagement et du combat violent. Dans les sociétés pré modernes, la disparition progressive des armées et des militaires professionnels, comme spécialistes de la guerre et l'extension sociétale du champ de la violence, exprime très clairement l'absence de la notion occidentale d'État et de raison d'État et l'effacement de la séparation classique entre les deux espaces, de la paix et de la guerre, du champ de la violence codifiée, rationalisée et politisée et de l'extension des zones de nondroit. En termes opératoires on va vers la dissolution du principe de la concentration des forces (centralisation du combat et verticalité de la décision) et en direction du principe opposé, l'absence de bataille décisive et la dispersion des milices. La notion tactico-stratégique de victoire disparaît de la grammaire militaire et ne peut plus être utilisée par le vocabulaire politique. La notion intense et radicale de combat est remplacée par celle générique et dispersée d'affrontement. Ce dernier n'oppose plus deux forces, mais deux champs où un seulement est offensif et armé et le deuxième défensif et faiblement armée ou désarmée. Cette disparité des forces engendre un effacement des codes, des rationalités et donc des « limites» de la violence. Celle-ci devient «hors limite », «hors de calcul» et «hors des codes normatifs préétablis (droit, éthique et morale)>>. Cette disparité de l'affrontement aboutit au meurtre collectif, au génocide et au massacre. C'est la dissolution du principe de l'équilibre des forces et de violence entre camps opposés, qui ne se reconnaissent pas le droit à l'existence. L'asymétrie ou le conflit asymétrique opposent en effet, en son essence, deux types de sociétés, une davantage constituée et politiquement organisée 293
et l'autre à l'état naissant, chaotique, ou en dissolution extrême. Le temps et l'espace n'ont guère même valeur, le même sens et mêmes répercussions politiques pour les belligérants en situation d'asymétrie. La militarisation des nouveaux espaces de l'asymétrie est l'apanage des forts et des puissances technologiquement plus avancées, cependant que le prolongement indéfini de la duré du cont1it est dans l'expression du faible et des sociétés «héroïques» où dans l'éternelle dialectique de la tragédie humaine l'un joue la loi de l'autre à son meilleur profit, dans la mâItlise du temps, de la violence aveugle et de la force.
XVI.12
ÉVOLUTIONS
TECHNIQUES
ET
CONFLITS
MÉTAPOLITIQUES
Depuis toujours le «sens ,> de l'action pénètre les tlnalités de la «manœuvre stratégique >, et influence ses modalités et ses moyens opératoires. Depuis la fin de la guelTe froide, ce « sens» a investi le champ
de la pensée et de r action militaire et a modelé de sa rhétorique les conceptions générales de l'action internationale des États. La responsabilité éthique est devenue ainsi dans le camp occidental un élément constituant des stratégies de stabilisation, et l'intervention morale une option politique, promue par l'exigence de combattre le telTorisme et de porter assistance à populations en danger. Cette exigence a désigné une dialectique à chaque fois singulière de l'intérêt et de la morale. Au plan de l'action militaire cependant, ces t1nalités nouvelles ont pénétré les fLgures des belligérants, s'étendant au calcul des aléas, des lisques et des virtualités générales de l'action. Ainsi, le sens profond de la violence a rebondi sur son emploi, virtuel ou réel, et sur les effets, inhibitoires ou coercitifs, des mesures plises ou de celles envisageables. Grâce aux évolutions des technologies optiques, 294
balistiques et informationnelles, de nouveaux réseaux de nuisance sont apparus dans le champ du maniement de la violence et de l'action internationale. Ces réseaux se bifurquent en deux sources de danger à classer parmi les mutations des défis de sécurité, dans le champ des nouvelles menaces aux effets universels: les dangers des hackers au sein du cyberespace et de la cyberguerre et le danger des unités terroristes de nuisance politique, maniant indifféremment les frappes classiques, biologiques et nucléaires. Ainsi, les innovations techniques et l'apparition de ces nouvelles unités de nuisance modifient le rapport entre la force et la masse au profit de la force. Cette rupture de la force et de la masse, annoncée par la frappe à distance, produit une rupture de l'espace géopolitique et une désanctuarisation élargie des grands ensembles territoriaux. L'avantage assuré à la frappe s'exprime par une double modalité:
. .
la projection la projection réseaux).
des forces (concernant de nuisances
(par
les puissances des unités
aux capacités
sacrificielles
globales)
organisées
; en
Cette série de ruptures a profité au nouveau terrorisme et a engendré de nouvelles vulnérabilités, dues aux mobiles fondamentalistes, radicaux et métapolitiques. Ces mêmes ruptures influencent également les modèles et les adaptations stratégiques des appareils occidentaux de défense, l'usage plus souple, sophistiqué et dosé de la violence, ainsi que l'amplification de sa sémiotique, et donc du discours de la guerre et la dialectique conflictuelle avec l'autre ou les autres. Au cœur même des hostilités, des pas décisifs viennent d'être franchis dans la «manœuvre stratégique », grâce à «la guerre du commandement» et à « la guerre de l'information ». Cette série d'évolutions, modifiant la nature des conflits périphériques, influe sur les relations à l'intérieur des coalitions et engendre un autre type de hiérarchie et de commandement entre le leader de la coalition et l'ensemble des autres membres. C'est là, que « l'art de la manœuvre» introduit dans la logique stratégique des dimensions qui revalorisent les fonctions de vision, liées aux percées diplomatiques et conceptuelles de la grande politique, que seul le leader possède, puisqu'il possède, avec la conception hégémonique de l'action, les ressources et les moyens de la politique globale. C'est face à ces scénarios, à la rationalité politique ouverte, à ces options aux capacités de manœuvre élargies que se mesureront demain les États-Unis d'Amérique, l'Europe, la Russie, ainsi que la multitude des acteurs qui s'affrontent, globalement et localement, pour un monde bâti comme toujours sur des philosophies discordantes voire opposées.
295
XVI.13
NOTES
1. Sanctuaires ou États sanctuaires, ce sont deux catégories d'États, les Rogue-States (États hors la Loi) et les États vides de la notion d'État. Des « trous-mondes » de la globalisation, proliférant de réseaux parasitaires (mafias, corruption, criminalité, bandes, trafiques illicites) en proie permanente au chaos et aux conflits, aux atrocités diverses et à la famine. Des États-objets, cancéreux et sans espoir, où la notion de crime doit être remplacée par celle de survie. En effet, il n'y a de crime, que là où il y a loi, droit et société. 2. Conflits prémodernes (subétatiques et sociétaux), modernes (classiques ou interétatiques), postmodernes (de projection des forces, informationnels et médiatiques). C'est dans des variables asymétriques que l'Europe renforce le rôle des États-Unis et introduit dans le jeu international des éléments et des objectifs de souplesse, adaptés à des situations à chaque fois complexes. 3. Ces conflits peuvent
. .
.
venir :
des zones de crises, intéressant directement la sécurité (Balkans, CEI, Maghreb ou Proche-Orient) ;
de l'Europe
des zones de l'arc de crise, intéressant indirectement la sécurité de l'Europe. Il s'agit de zones à haut risque d'affrontements et de déstabilisation, qui se prolongent en direction de l'Asie du Sud Est, en passant par l'Asie Centrale. Ici les affrontements et les enjeux concernent les grands acteurs stratégiques, internationaux (USA, Russie, Chine, l'Iran, l'Inde, Pakistan), et l'Europe y est concernée en tant qu'acteur continental dans le cadre de l'échiquier stratégique mondial. Des répercussions de la mondialisation (terrorisme, immigrants clandestins, prolifération, menaces NBC). En effet les répercutions de celles-ci transforment la portée et les enjeux des conflits que nous appelons « métapolitiques » par une sorte de « Linkage horizontal » les commuant en conflits transcontinentaux (Golfe, Soudan, Afghanistan, USA, Russie, l'Europe, Pakistan, Chine). L'impact stratégique de ces conflits à la violence polymorphe et au sens politique multiforme, exige d'une part une vision globale du long terme (stratégie) et d'autre part une riposte militaire immédiate (coalitions ad hoc).
4. Un« office de l'influence stratégique » (OSI) a été créé par le ministère américain de la Défense, dans le but de mener la «guerre de l'information ». Il s'agit d'une subordination de 1'« office des opérations d'information », dépendant de l'état-major interarmées.
296
XVII. LÉGITIMITÉ ET SYSTÈMES INTERNATIONAUX. DU CONGRÈS DE VIENNE À L'ÂGE PLANÉTAIRE. LA POLITIQUE EUROPÉENNE AU TOURNANT DU XXIESIÈCLE
XVII.1
LE CONGRÈS DE VIENNE ET SES FONDEMENTS
Pour qui veuiHe étudier l'histoire du monde et l'évolution des systèmes internationaux, le concept d'équilibre des forces semble constituer le fil
conducteur de la recherche sur la paix et sur la sécurité internationale. Lorsque après des périodes troubles ou des guerres inexpiables, des États conservateurs ont voulu restaurer un système universel de valeurs et un ordre mondial plus stable, comme ils le firent au Congrès de Vienne, ces principes ne pouvaient être que l'expression des sociétés et des puissances victorieuses, pour qui la vie internationale a été longtemps et perdure encore synonyme de lutte et de combat violent. Un contraste apparut très vite, en 1815, entre ces deux objectifs et ces deux écoles de pensée, donnant naissance à deux types de diplomatie; une diplomatie fondée sur des valeurs communes et une diplomatie reposant sur l'équilibre de puissance, ou pour simplifier à l'extrême, une diplomatie inspirée et messianique et une diplomatie réaliste et calculatrice. La nouveauté du Congrès de Vienne et du Prince de Metternich qui en maîtrisa les débats, fut d'avoir réalisé une convergence entre ces deux aspirations fondamentales, souvent antinomiques, de la légitimité et de l'équilibre. La légitimité fut celle, retrouvée des gouvernements d'ancien régime, et l'équilibre des forces actifs, celui qui avait été reconnu en 1648 par le Traité de Westphalie, bâti sur la logique des engagements, la raison d'État et la défense de l'intérêt national vital. L'équilibre du Congrès de Vienne durera cent ans et s'effondrera avec la Première Guerre mondiale. L'échec des Traités de Versailles et du Trianon le condamnera définitivement, jetant l'Europe dans l'abîme historique, culturel et moral de la Deuxième Guerre mondiale. L'équilibre du concert européen de 1815 ressemble-t-il à l'équilibre unipolaire élargi ou multipolaire souple de l'âge planétaire et du monde d'aujourd'hui? C'est là toute la question de notre temps. En Europe, les guerres de la Révolution française résultèrent, comme la guerre des Trente Ans, du passage des sociétés féodales, fondées sur un principe de légitimité d'ordre traditionnel, la hiérarchie, l'honneur et l'ordre, vers des sociétés modernes fondées sur la nation, la raison d'État, la logique du changement et, plus tard, la volonté générale; en un mot, sur un principe de légitimité national-populaire. Les guerres totales du XXe siècle marquèrent la rupture de cette adaptation, qui se révélera conflictuelle, entre le principe de légitimité dynastique des empires multinationaux, austro-hongrois, ottoman et plus tard soviétique, et le principe de légitimité national-populaire à base démocratique, ayant comme aboutissement final l'indépendance politique et l'identification de l'État et de la nation. Le principe de légitimité commun revendiqué au sein de cet amalgame informel de traditions et d'histoires locales est de nature civilisationnelle et à base ethnico religieuse. Dans cette transition, ce qui était apparu comme une organisation politique et territoriale cohérente et prospère, les États multinationaux, devinrent soudain anachroniques et dépassés. Ce fut de même de ces ensembles disparates, les colonialismes occidentaux, qui avaient constitué des communautés d'intérêts et de culture, comme les empires coloniaux français et britarmique.
298
XVII.2
L'ORDRE MONDIAL ACTUEL
En 1989, la transition de la bipolarité de la guerre froide et de son schéma rigide à la multipolarité tendancielle du monde d'aujourd'hui, présente-t-el1e des caractéristiques comparables, à une échelle de complexité plus vaste et plus profonde, avec la stabibté et l'ordre européens établis à Vieille en 1815 ? La période que nous vivons vit en effet dans un équilibre précaire de rapports politiques, caractérisés par une logique générale de mouvement et par une «balance» de forces, où pèsent d'un poids différent trois grands ordres de grandeur
.
.
.
Un nombre réduit de puissances de tame continentale surclassant toutes les autTes les États-Unis. l'Europe, la Chine, la Russie. le Japon et peut-être I"Inde qui sont les composantes essentielles de l'ordre mondial et il qui itlcombe ln responsabilité de la stabilisation des relatiotls de pouvoir il l'échelle planétaire ainsi que la tâche et le credo les plus absolues que l'on peut triompher de l'histoire et qu'on peut surmonter toute épreuve fut-elle la plus telTible et la plus inhumaine. C'est à ce niveau où le poids politicomilitaire joue un rôle de premier pl<m et dicte ses exigences de contrôle, par lill club de puissances fermé. sur la prolifération des armements conventionnels, balistiq ues et nucléaires.
Une société civile et un systè.me économique mondial, interdépendants et où la distribution de la des biens et services, définit des régions économiques ouvertes, mais différenciées, selon les taux et le potentiel de croissance, le poids démographique, les formes d'innovation et d'intervention de I"État, les coûts sociaux et salaliaux, etc. Un paysage de nations recherchant des ajustements et des formes de stabilité conjoncturelles et précaires. Ce paysage définit des zones de 299
rivalités et d'instabilités, où l'on retrouve des aspects conjoints, de faible développement, de traditionalisme, d'anachronisme et de conservatisme du pouvoir, face auquel s'oppose un radicalisme violent. C'est le paysage dévastant de formes d'État en faillite. Ce sont des zones de vide juridique et politique, de conflits régionaux et locaux, de tensions chroniques et de guerres civiles permanentes et tragiques.
Par une sorte de paradoxe de l'histoire, le XXI" siècle est né prématurément en 1989, avec l'effondrement de l'Empire soviétique, montrant la pertinence des idéaux de la liberté. Cette naissance, au forceps de l'imprévisible, vit se liquéfier avec une extrême rapidité le collant idéologique et militaire qui avait intégré au monde slave du Nord le monde musulman du Caucase et de l'Asie centrale. Naquirent alors des revendications d'indépendance venant de la profondeur de traditions anciennes et de la vie séculaire des peuples. Leur principe d'identité et de vie ne pouvait plus être une idéologie, prêchant une conversion forcée à la raison, mais un passé lointain, repérant une origine commune dans le message de la foi ou dans les rapports de faciès d'une ethnie. Dans la plupart des cas, ce message venait des régions les plus anciennes du monde où la revendication politique s'emacine presque naturellement dans les trois ordres de vie; l'Ancien Testament, le Nouveau Testament et le Coran. Ce retour du passé déplaça l'ordre des controverses et des conflits du domaine des rapports de puissance et de l'équilibre des forces, à celui du système des valeurs et donc de la religion et du sacré. La confrontation entre monde moderne et monde traditionnel ou, de manière plus abrupte, entre Occident et Islam, pour l'affirmation de formes d'indépendance et de souveraineté nouvelles, lia son sort aux vérités révélées et à leurs affirmations conquérantes et souvent radicales. Ainsi, en deux siècles seulement, les relations internationales passèrent de la prédominance du principe de légitimité dynastique, inspirant les gouvernements des empires multinationaux, au principe de légitimité nationale, puis populaire des États-nations; et enfin, au principe de légitimité ethnique et religieux dans les anciens espaces de fracture, le long des frontières culturelles entre les trois grands monothéismes. En parallèle, en Europe, à la lente retombée des fièvres des guerres des religions, s'accompagnera un processus de sécularisation et de dépolitisation du politique qui n'est pas à sa fin. L'espace occidental, entièrement laïcisé, mène désormais un combat défensif dans le monde face à l'éveil de l'Islam, à la violence religieuse et à l'émergence d'un fondamentalisme radical.
300
XVII.3
MORALE
ET
INTÉRÊT
DANS
LES
RELATIONS
INTERNATIONALES
Avec J'effondrement de la bipolarité, comme à la fin de la guene de Trente Ans, le passage de l'universabté du Moyen Âge à la pratique de l'équilibre, reposa le problème séculaire de l'importance de la moralité et de l'intérêt dans les relations intemationales. Ainsi, les rôles que doivent jouer le droit (nomos), l'éduque et la force (kratos) dans les grandes affaires du monde fut repris et rediscuté dans une arène des débats devenue de plus en plus large, publique et mondiale. On croyait avoir appris du Congrès de Vienne que l'équilibre des forces, à lui seul, ne pouvait aboutir à la paix, ni se définir comme principe de gouvernement du monde. Par ailleurs, le Congrès de Vienne ne visait pas la paix, mais uniquement la stabilité et la modération des intérêts. Cette leçon d'autolimitation des égoïsmes sembla inspirer décideurs politiques du monde, au tout début des années 1990. Mais à la ditlérence de l'époque du concert européen, morale et le droit apparurent comme des références précieuses pour tempérer l'emploi brutal de la force, en 1991 les grands principes universels ne constituaient plus une référence commune, car disparut définitivement homogénéité culturelle du monde et s'affirma une hétérogénéité de l' traditions et de ptincipes, btisant l'unité conservatrice du monde que les deux « super-grands» avaient préservée. Les règles et les principes régissant la recherche la sécurité et celle de la stabilité internationale s'évanouirent face au radicalisme et au fondamentalisme religieux, mêlé aux revendications nationales et déclarant une guene à outrance aux puissances dominantes, à l'hégémonisme mondial des États-Unis et à l'État d'Israël, politiquement précarisé et déclassé en« entité sioniste ». Ainsi, la mise en 3D}
place d'un éqlÜlibre géopolitique modéré fut de plus en plus compliquée et difficile à atteindre. Avec l'eflondrement de l'Union soviétique comme
dernier avatar de l'utopie de la
«
raison », se brisa l'équilibre entre les trois
aires cultureJJes dont elle était limitrophe et qu'elle portait en son sein, l'Europe, l'Asie et le monde musulman, et, et par-dessus tout l'équilibre des croyances, entre le logos occidental et la foi révélée de r Islam. Cette rupture raya de la logique des contrepoids, l'élément de modération qui avait limité jadis remploi brutal de la force. La modération et l'autolimitation de la violence ont été des référents fondamentaux pOllr que puisse fonctionner con-ectement un système de sécurité comparable à celui du concert européen. Sur quoi donc faudra-t-il s'appuyer à l'avenir, dans l'ordre des motivations éthiques, pour rétablir une couvergence de retenue dans le gouvernement du monde? La fill de la Première Guem:: mondiale avait apporté une nouveauté importante et visionnaire en matière de sécurité avec les « Quatorze Points t> de Woodrow \Vilson. La proposition de remplacer le système des alliances, basées sur le principe de l'équilibre des forces, avec un système de « sécurité collective », bouleversa les mœurs de la realpolitik européenne. L'émergence d'une menace Oll d'un défi, portés à l'ordre régulé des nations devait s'appuyer désormais sur un engagement solennel, celui, improbable, d'élinÜner la guerre de privilégier l'intérêt commun à l'intérêt national vital.
302
XVII.4
LA«
SÉCURITÉ
COLLECTIVE ».
OBJECTIFS
ET
PRiNCIPES« PAIX PAR LA FORCE» OU « PAIXPAR LE DROIT» ?
Un système de « sécurité collecÜve » n'avait jamais existé auparavant et, avec la Première Guerre mondiale il fallait la destl1lcÜon de toute une génération, pour faire basculer les convictions bien ancrées des décideurs européens vers l'idéalisme d'un président américain pour qui il ne pouvait exister qu'une seule forme de sécurité, celle de la comnnillauté internationale tout entière. Le postulat œntral la sécurité collective reposait sur une idée très noble, mais fausse, que tout acte d'agression ou toute violation du principe d'lUl règlement pacifique devait être sanctionné, en dernière instance, <,par l'opinion publique du monde civilisé ». La faiblesse principale de la sécUlité collecÜve reposa sur son abstraction et sur son caractère générique. Elle n'indiquait pas un ennemi ou un adversaire, elle ne définissait ni tille menace till risque particulier, mais laissait Jïnterprétation des dangers aux humeurs tluctuantes d'institutions ou d'Assemblées ayant un penchant de circonstance pour le mainÜen de la paix. Par ailleurs, cette dernière trouvait sa garanÜe ultime dans les illusions du droit international. La sécurité collective se satisfait d'une simple prévention
des conflits, la défense du « statu quo ». Les « causes
»
des cont1its, dans le
cadre de cette doctrine, ne sont pas idenÜfiées dans la volonté d'un perturbateur d'imposer son intérêt, ni d'agir en fonction d'un but de suprématie ou d'influence, ou de subvertir la nature de l'ordre international, tmùs dans la simple perception de ses intentions. Le système des alliances traditionnelles que la sécurité collective allait remplacer partiellement, était dur et impitoyable. TI désignait un adversaire, prévoyait un danger spécifique, proclamant nn «casus belli » éventuel, contre toute atteinte à l'équilibre des forces, étudiait la manœuvre, la défense et l'attaque. Le but de 3D}
guerre commandait au plan de campagne et se traduisait en stratégies de théâtre, devant s'imposer à l'adversaire. Le gain politico-stratégique n'était pas « la paix par le droit », mais « la paix par la force» et la géopolitique dictait ses lois à la psychologie des décideurs, car ses lois avaient l'avantage d'être permanentes, et elles s'imposeraient au-delà de la contingence et des humeurs passagères. L'intérêt national, la raison d'État et l'équilibre de puissance devaient inspirer la conduite d'une diplomatie et celle d'une politique étrangère, où l'idée de compétition l'emporte sur celle de coopération, de négociation ou de dialogue. Par ailleurs, cette dernière risquait d'introduire subrepticement une politique de concessions, de démissions, voire de capitulation. Avec la sécurité collective, c'est la force des convictions, c'est le déterminisme des idéaux et des principes qui doivent inspirer une politique de sanctions. L'histoire de la diplomatie européenne a toujours dosé, selon ses traditions nationales, les voies à utiliser pour créer des contrepoids aux tendances prévisibles de la conjoncture historique. Dans ce cadre, elle a regardé toujours plus loin des horizons locaux et toujours plus haut de la logique du combat immédiat ou de l'affrontement solitaire. En ce sens, la bataille des idées et les passions collectives ont été des composantes importantes du rapport général des forces, mais rarement l'interprétation du principe de légitimité est allée plus loin du choix des élites. La caractéristique de l'époque que nous vivons repose sur cette nouveauté et sur ce paradoxe, que la diffusion de cette notion imprécise et pourtant essentielle pour la stabilité du monde, la notion de légitimité, puise désormais dans la géopolitique des croyances. Ainsi, la rupture de l'unité morale et culturelle du monde, propre aux élites de jadis fait découvrir qu'il existe plusieurs principes de légitimité, plusieurs revendications ou raisons de lutte et de conflit et qu'il y a désormais autant de « casus belli» que d'acteurs irréguliers. De surcroît, on retrouve dans un environnement international d'une complexité inégalée des systèmes de valeurs disparates et irréconciliables. Les préoccupations dominantes de la période qui précède le Congrès de Vienne ou la Révolution française furent, à des degrés divers, l'ordre interne de chaque pays européen, la hiérarchie des pouvoirs établis et les ambitions illimitées des monarques d'Ancien Régime. Les menaces extérieures se définirent peu à peu, à partir des tentatives répétées de faire recours à l'usage de la force. Ce fut dans une pareille conjoncture que force et justification ou, en d'autres termes, pouvoir et légitimité commencèrent à se poser dans une relation d'interaction permanente, de nécessité et en même temps d'autolimitations réciproques. Dans les années qui suivirent les guerres napoléoniennes, la légitimité des gouvernements d'Ancien Régime fut harmonisée avec l'équilibre des forces entre les puissances majeures du continent et cette convergence fut liée à l'exigence d'assurer une condition de stabilité relative aux pouvoirs des monarques et des princes. Il s'agissait d'une stabilité conservatrice, obtenue par la modération dans l'utilisation de 304
la force et l'affinnatÎon d'une conception de la justice protégée des illusions de ses Quant au ptincipe de légitimité dynastique, le concert européen établit un engagement commun contre les revendications de nationalité et en faveur de la défense des empires multinationaux. Les alliances et les concessions géopolitiques étaient préférables aux dangers idéologiques, susceptibles de remettre en cause, par les appels révolutionnaires, la stabilité acquise, de manière autrement plus générale et plus ruineuse. C est pourquoi la mission commune des princes de la Sainte-Alliance prit la forme de l'obligation de préserver le statu quo intérieur en Europe.
XVII.5
LE«
SYSTÈME
METTERNICH»
CONSERVATRICE DE LA SAINTE~ALLIANCE.
ET
L'UNITÉ
PRÉSERVATION
DU
STATU QUO INTÉRIEUR
Or, si la légitimité constitua le ciment idéologique de l'unité conservatrice, à partir du Congrès de Vienne, ce ciment fut mis à mde épreuve par tm double danger: celui des courants nationaux et des mouvements libéraux à l'œuvre au sein des empires multinationaux et principalement du plus hagile d'entre eux, l'Empire des Habsbourg. Face aux tensions et aux ambitions géopolitiques révolutionnaires s'abreuvant des illusions temps de changements, Metternich bâtit avec lucidité un consensus moral autour du principe dominant du statu quo. La combinaison de ce principe et des exigences de la sécurité géopolitique, conduisit Mettemich à identifier les risques et les dangers potentiels dans les plus diverses manifestations du nationalisme et de l'indépendance nationale.
305
Le «système Metternich» était par sa nature fragile pour des raisons d'ordre historique et en même temps pour des causes profondes d'ordre naturel. Selon les premières, chaque époque est porteuse d'une idée centrale qui éclaire toutes les manifestations de la période et cette idée reposait alors sur le sentiment irrépressible d'appartenance et d'indépendance nationale; selon les deuxièmes, le fondement de toute revendication est l'intérêt national et cette définition découle de l'ordre naturel du monde, de l'égoïsme des nations et de la peur des peuples. Aucune sécurité collective et aucun consensus moral ne pouvaient garantir pour longtemps l'unité des puissances conservatrices. De surcroît, le principe de légitimité, lié à des formes de gouvernements inadaptés, ne pouvait plus concilier la dissociation d'un même phénomène de pouvoir en deux tendances contradictoires:
.
le déclin régulier et constant de la puissance de l'Autriche;
.
et la poussée de la force militaire de la Prusse et de la Russie.
Ce fut à ce moment que le nouveau ciment unificateur des équilibres antérieurs et en même temps le nouveau principe destructeur devenait désormais la realpolitik. La légitimité du consensus moral et de l'unité conservatrice cédait le pas au principe nouveau et bien connu, la légitimité de la puissance et celle de la force. Le principe du consensus moral assurait la non-ingérence intérieure par une sorte de multilatéralisme conservateur, cependant que le principe de nationalité devenait le principe de désarticulation de l'ordre ancien et le référent obligé d'une entreprise généralisée de subversion. L'émergence de ce nouveau principe de légitimité, le principe de nationalité et l'affirmation de son expression concrète, l'intérêt national géopolitique, provoquèrent la désintégration des équilibres généraux fondés sur la crainte convergente des monarques européens et sur l'unité morale qui régna entre eux. La conduite des princes et le style politique qu'ils adoptèrent modérèrent pendant un siècle la diplomatie des principales puissances du continent. Pour le dire avec un langage moderne, face à la politique de primauté de Bismarck et à l'équilibre asymétrique qu'il essaya de bâtir, la rupture de la politique multilatéraliste d'entente collective, mit en lisère la logique des contrepoids qui en garantissait l'efficacité. Dans ce travail de génial artisan de la «grande politique », Metternich apparaît aujourd'hui comme le premier acteur à avoir conçu et pratiqué l'interdépendance de tous les éléments de l'équation géopolitique et morale du moment, et se révéla comme l'inspirateur d'un multilatéralisme continental d'orientation conservatrice. Implicitement hostile à toute forme d'activisme et d'unilatéralisme de circonstance, Metternich avait compris que la légitimité partagée constitue le fondement le plus solide de la paix. Ce terrible constat fut en même temps une leçon sévère de réalisme et une force contraignante de l'esprit de 306
compromis. Dans la conjoncture actuelle, la disparition de l'unité morale du monde et de la logique modératrice des contrepoids laisse la porte ouverte aux inconnues des aventures solitaires, et il la plus subversive d'entre dies, celle de la force pure. sonci de revendications nationales, fondamentalistes ou extrémistes et les contraintes existentielles d'wIe défense active (Israël) ou encore d'une volonté de déstabilisation géopolitique au grand Moyen-Orient (États-Unis) font de la diplomatie de l'Union européenne, sans mérites évidents, une puissance de conciliation, dans un contexte planétaire de turbulences et de mouvement.
XVII.6
LA
REALPOLITIK
ET LA CHUTE
DU
CONCERT
EUROPÉEN. NAPOLÉON III ET BISMARCK
Le « système Metternich » fut-il uu facteur de modératiou sur le plan des équilibres européens? Fut-il adapté à son temps? Parvint-il à résoudre les problèmes de l'Autriche-Hongrie et les défis qui s'annonçaient, menaçants et turbulents au tournant du siècle? La monarchie austro-hongroise, constituée en avant-garde de lutte contre le nationalisme et le libéralisme, était devenue, avec le prince-chancelier, le pivot d'une double stratégie: celle intérieure qui reposait sur la Sainte-Alliance pour l'unité conservatrice et ce11e de la Quadruple Alliance pour la sécurité géopolitique et r équilibre territorial du continent. La fragilité du système reposait sur le fait que les dogmes qu'affectaient les mouvements d'idées ou le principe de nationalité 307
relevaient de la Sainte-Alliance, mais avaient tendance à se répercuter sur les problèmes de nature géopolitique, car ces derniers concernaient des considérations d'intérêt national. Puisque l'intérêt national accentua les rivalités et correspondait à la realpolitik et donc à un principe de légitimité qui allait de toute façon s'imposer, l'attachement de l'Empire à l'unité conservatrice des souverains ne pouvait plus constituer pour longtemps la clé de la paix. Une fois affirmée l'importance de l'intérêt national, la GrandeBretagne ne se soucia plus de répéter que le principe invariable qui avait réglé son action sur le continent n'avait jamais été idéologique mais l'interprétation naturelle de l'intérêt national. Ainsi, l'ordre européen qui succéda au « système Metternich » ne fut plus fondé sur le but de la stabilité, assurée par le consensus moral et sur le principe de légitimité des Princes, mais sur un nouveau système d'alliances, qui devait tenir compte, pour Napoléon III, du principe de nationalité et, pour Bismarck, de la realpolitik. Ce système s'effondra dans le conflit et par la logique de la confrontation, parce que, aux yeux de Napoléon III, il affaiblissait irrémédiablement l'influence prépondérante de la France en Europe et aux yeux de Bismarck, il enfermait la Prusse en une position subalterne vis-à-vis de l' AutricheHongrie au sein de la Confédération germanique. Ainsi, lorsque l'occasion se présenta, Bismarck paracheva ce que Napoléon III avait à peine ébranlé: la remise en cause de l'équilibre européen. Bismarck signifia très clairement que le principe de légitimité (ou «consensus moral ») ne pouvait plus constituer le principe directeur de l'ordre international et qu'il n'était pas question de partager avec d'autres le leadership sur l'Allemagne. Il ne restait désormais que l'équilibre des puissances et le fondement de la force pure pour résoudre les différends et les litiges qui ne tarderaient pas à se manifester. Ainsi, la realpolitik (équilibre des forces et intérêt national) pouvait aisément se substituer à l'unité conservatrice des Monarques d'Ancien Régime et la force acquise par la Prusse, après la guerre austro-prussienne, pouvait permettre à celle-ci de nouer des relations plus équilibrées avec la Russie, même sans le contrepoids de la Sainte-Alliance. En Europe continentale, le système de Metternich avait fonctionné sur la base d'un triple équilibre:
. . .
l'équilibre
des forces européen;
l'équilibre de prédominance et la double monarchie; l'équilibre des alliances légitimité des Princes.
au sein du monde germanique
dynastiques
fondées
sur l'unité
entre la Prusse
conservatrice
et la
Dans l'univers de Metternich, qui reflétait la représentation de l'Europe que le XVIIe se faisait à l'âge européen, l'unité morale du camp conservateur représentait un contrepoids à l'équilibre des forces pures, tandis que dans l'univers de la realpolitik, l'intelligence personnifiée de l'État, assimilait les idées aux forces, à la manière des idéologues marxistes du XXe siècle. 308
Aplaties au rang des seuls facteurs de mobilisation et des multiplicateurs puissance, les idées perdirent de leur importance comme éléments de modération ou de contrepoids. II en est de même dans la logique de l'univers contemporain, où les croyances agissent non seulement en déments de rupture de l'unité morale du monde, mais établissent une interaction puissante entre foi et pouvoir, pouvoir et violence. Les idées sont soumises à la guerre et par la parenté qui existe entre foi et pouvoir, la guerre même est sanctifiée, radicalisée et exaltée à une dimension jamais atteinte. La légitimité de notre temps est donc ceJJe de la soumission de la foi à la guerre, puisque c'est la guerre eHe-même qui règle les problèmes de la foi. La période de la guerre des Dieux (croyances et légitimités) est aussi la période de la guerre des religions entre elles, du choc de leurs cultures et de leurs sociétés. La guerre perd ses connotations d'acte politique et d'épreuve de volontés, pour devenir un acte métapolitique et une aftïnnation sacrificielle.
XVII,7
« LÉGALITÉ»
ET
«LÉGITIMITÉ ».
CONCEPTIONS
CLASSIQUES ET RELATIONS INTERNATIONALES
L'idée de légitimité est toujours à l'ordre du jour dans les revendications des révi&ionnistes, des radicaux et des fondamentalistes ainsi que dans les débats qui ont pour objet le règlement des litiges internationaux et pour fondement la justice et la paix. Ce thème est d'actualité pour au moins trois raisons:
309
. . .
la première concerne la procédure adoptée pour établir le consensus le plus large au sein des Nations unies ou dans le cadre des institutions de sécurité collective, en matière d'imposition ou de rétablissement de la paix. La deuxième pour décider du mode, de la forme l'intervention de la communauté internationale La troisième pour trier les acteurs chargés de mener rétablir le « statu quo » ou à préserver l'ordre existant.
et des l'action,
limites
de
et visant à
Un quatrième aspect concerne la justification de l'action entreprise vis-àvis de certains régimes politiques (tyranniques, autocratiques ou totalitaires), qui vont à l'encontre des tendances générales d'une époque (la tendance par exemple à la forme de gouvernement démocratique considérée de nos temps comme seule forme légitime du pouvoir) et débordent du cadre de l'expérience culturelle et politique d'une seule communauté. Sous cet aspect, le thème de «l'élargissement de la démocratie» appartient à la fois à la justification de l'action internationale et à la croyance de principes politiques très généraux concernant la stabilité politique. Pour terminer, la distinction du pouvoir, rationnel et impersonnel ou traditionnel et personnel, et en termes de sources du droit, de la coutume et de la loi, permet de désigner la conformité du critère retenu par rapport à la typologie wébérienne et à la nature de la société analysée. En matière de relations internationales, ce qui fait problème est non seulement l'existence d'une pluralité de régimes politiques et de formes d'État, mais la mixité des formes de légitimité existantes. En termes plus abstraits, la légitimité, en tant qu'attribut de l'autorité, exprime une connexion entre la théorie générale du pouvoir et la théorie générale du droit, et en tant qu'idée morale supérieure au droit, le sentiment d'adhésion et d'espoir qui transcende la sphère de la politique. Ainsi, la source ultime de la légitimité se situe sur un plan qui va au-delà de l'ordre juridique et remonte à la justification même de l'autorité (potestas). Depuis Ulpien et Thomas d'Aquin, la légitimité a été pensée comme raison d'être de la société et comme causa remota du pouvoir. Cet aspect est exprimé par saint Thomas par une formule qui institue la politique et fixe son fondement dans une collectivité humaine en vue de son «bien commun»: Omnis potestas a Deo, per populum. Dans cette recherche des sources de la légitimité et de conformité du pouvoir du prince à la volonté de Dieu, politologues et philosophes ont approfondi l'analyse des fondements de la légitimité dans les pays occidentaux, en la repérant dans la souveraineté populaire. Est légitime non seulement ce qui est conforme à la volonté du souverain, mais ce qui est exprimé et régi par des lois, car « les lois sont des actes de la volonté populaire » et résultent d'un débat civique: Lex est quod populus iubet, alque contituit. À titre comparatif, toute autre est la clé pour comprendre la validité du droit, et l'obéissance des sujets à la loi dans le cas de l'Islam. Le pouvoir est exercé ici sous la dictée d'une interprétation venant de docteurs de la Loi qui délibèrent en fonction des intérêts de la 310
oumma (communauté des croyants). Cette interprétation ne laisse aucun espace au « libre arbitre» individuel, comme pouvoir de la raison. Le sujet de droit (au sens passif) ne peut contester la loi, ni les décisions suprêmes, car l'exercice d'interprétation du Coran est légitime et légale par le seul fait d'exister. Il s'agit là du fondement religieux et politique de la société musulmane et la causa ultima et remota du pouvoir. Schématisant les deux traditions juridiques et culturelles de l'Occident et de l'Islam, dans le cas de l'Islam le droit est à dire et qui le dit, le pouvoir ou les docteurs de la loi, est au-dessus du droit. En Occident, le droit est déjà dit et le souverain ou le pouvoir doivent s'y soumettre. Dans le premier cas, la légalité renvoie de bas en haut à sa validité, la validité à la légitimité et la légitimité à l'interprétation «juste» de la parole révélée du Prophète. Dans les cas des sociétés occidentales, le processus s'inverse et le pouvoir du souverain renvoie la légalité du haut en bas aux normes d'exercice de l'autorité. L'exercice «juste» du pouvoir, fonde à la fois la justification de l'autorité et le fondement ultime de la souveraineté. L'exercice «inique» est source de tyrannie et justifie le droit de sédition des sujets, instituant virtuellement une autre légitimité. Dans un cas, la summa potestas est le « livre» (le Coran) de l'autre, l'ordre juridique en tant que tel. En effet la fiction qui assigne au pouvoir sa légitimité dans l'exercice de l'autorité, est le Demos. Dans la première hypothèse, le pouvoir vient de Dieu et de la parole de Dieu, par l'interprétation du prophète. Dans la deuxième, du consentement des sujets à la volonté générale et à souveraineté populaire. Ainsi, entre ces deux conceptions, ces deux cultures et ces deux sociétés, nihil est medium. Or le jugement sur l'iniquité du prince et le droit de sédition des sujets n'appartiennent pas à la tradition de l'Islam et interdisent la naissance et l'affirmation de la « raison politique» et d'un espace progressif de liberté de jugement et d'expression. Sous le profil de la permanence historique et sous celui de l'influence extérieure, la légitimité, consacrée par le temps, est une garantie de stabilité, cependant que la légitimité imposée par la force équivaut à l'instabilité et au désordre. La première peut être cruelle, mais supportable si elle est autochtone, la deuxième insupportable et dure si elle est étrangère. Dans ce deuxième cas, elle apparaît comme le produit d'une corruption extérieure, cosmopolite et universelle, une conception qui n'est issue d'aucune usurpation ancienne, ancrée dans la mémoire des pères et de leurs postérités lointaines, mais vient de « l'autre », du porteur d'une autre conception éthique, celle de la négation de soi et de son anéantissement moral. Au plan des conclusions la fin des idéologies et l'usure des mythes, n'ont fait que confirmer la pérennité des croyances. Ainsi, la double liaison entretenue par le pouvoir avec la force et avec la foi, fait apparaître une faille et une dichotomie profonde entre pays chrétiens et pays islamiques. 311
SécularisaÜon dépolitisaÜon du pouvoir en Occident, coupé de Dieu, sans aucune racine dans la transcendance et totalement « nu » devant la force. Reviviscence de l'appel au Djihad en terre d'Islam, ce qui renforce le lien circulaire entre la violence et la foi, le pouvoir et la force. Cette liaison
subÜle entretient la peur, au regard
de laquelle la violence est un mal
primordial. L'usage de la force sur le terrain de la foi représente rexécution morale et légale de la parole Dieu, l'expression fatale d'une loi de Nature. Peur exorcisée et surmontée en Occident, et peur subie et acceptée en Islam, le pouvoir ne serait à l'origine qu'une défense contre l'anarchie et la guerre. La restriction du pouvoir face à des situations virtuelles de tyrannie et d'abus ne peut être déterminée que par l'incarnaÜon d'une autre légitimité en Occident et par le rappel du devoir d'obéissance politique et religieuse inconditionnelle en Orient. Ici plus qu'ailleurs il n'existe aucune discontinuité entre Dieu et Natuœ, morale naturelle et loi révélée.
XVII.S
SYSTÈME
EUROPÉEN
ET
SYSTÈME
PLANÉTAIRE.
LE RÔLE DE LA STABILITÉ ET DE L'ORDRE
Quel rapport, outre qu'historique, peut-il exister entre l'âge planétaire et l'âge européen, entre le système virtuellement multipolaire d'aujourd'hui le système européen d'il y a ? En 1815, l'antinomie entre principes de gouvernements opposés s'exprimait par la divergence conceptuelle entre la légalité formelle des pouvoirs en place et le sentiment de légitimité diffus reliant les populations de pays disparates à leurs maîtres. La légitimité monarchique, fondée sur Ledroit divin et la tradition, pennettait de mettre en lumière, au-delà des fictions d'ordre juridique OLl constitutionnel, le contraste naissant entre la légalité des Princes et la légitimité peuples. Autorisait-elle et des non-dits de la diplomatie et la politique étrangère, face aux problèmes éternels de la stabilité et de la paix? dans le laboratoire de cette période que se sont 312
confrontées avec lucidité les deux logiques de la restauration et de la révolution. C'est dans cette période, qu'un artisan de génie, le prince Klemens Wenzel Nepomuk Lothar von Metternich, prince de MetternichWinneburg-Beilstein, adulé et détesté, fit ses preuves à l'école de la «Grande Politique ». Il le fit, en étant pris intellectuellement et passionnellement par un choix sans concessions entre conservatisme et réaction, libéralisme et nationalisme, sociétés d'ordres et sociétés démocratiques, empires et nations, hommes et principes. Né à Coblence, dans la partie occidentale du Saint-Empire romain germanique, cet héritier de la haute noblesse rhénane méprisa de tout son cœur les doctrines émergentes de la modernité, le libéralisme, le nationalisme et la révolution. En conservateur d'esprit et de convictions, Metternich s'appliqua, avec des remarquables intuitions géopolitiques à maintenir la paix, à modérer l'utilisation de la force et à craindre les idéologies dont il pressentait les excès et les ruines futures. Manœuvrant entre la prudence et la méfiance anglaises, les ardeurs et les ambitions françaises, le fanatisme religieux et la brutalité russes, l'agonie de l'Europe ottomane, auxquels s'ajoutaient dangereusement l'anarchie séculaire des Balkans et les mouvements idéaux et insurrectionnels de Hongrie, d'Italie et d'Espagne, ce grand acteur de la vie européenne rechercha obstinément l'élément de cohésion de l'Europe du XIXe siècle. Il le repéra dans la légitimité dynastique des Empires multinationaux chancelants, Chancelier et représentant de l'Empire d'Autriche, il était presque impossible en 1815 de maintenir le centre de gravité politique d'Europe à Vienne dans le bassin du Danube et dans la région de la Basse-Autriche, sans savoir manœuvrer entre pressions et tensions opposées, venant de l'Est et de l'Ouest, du Sud et du Nord, des puissances européennes et de provinces ottomanes. En effet, dans cet empire extraordinaire et hétérogène, sans véritable unité territoriale, culturelle, linguistique, religieuse, la fragilité était consubstantielle à cet organisme politique d'exception. Cette fragilité trouvait ses expressions extrêmes dans une mosaïque d'histoires continentales, où coexistaient une pluralité de nations (allemande, italienne, hongroise, polonaise, tchèque), de religions et de croyances diverses (catholiques d'Italie et d'Autriche, calvinistes de Hongrie, protestants de Saxe, orthodoxes de Roumanie et de Serbie, musulmans de Bosnie et juifs de Pologne), de langues continentales, allemandes, slaves et latines (1'allemand, l'italien, le serbe, le croate, le macédonien, le slovène, le tchèque, le polonais, l'ukrainien et le russe) d'institutions régionales et locales, de groupes ethniques que la langue allemande n'avait pas assimilés et d'organisations sociétales moyenâgeuses ou modernes (société d'ordres, de castes, de privilèges et de devoirs). Cet empire était dominé par une puissante aristocratie et par les Diètes provinciales. Un seul attachement tenait ensemble ces éléments disparates, la dynastie des Habsbourg, un seul esprit pouvait les faire cohabiter, la tolérance politique, une seule légitimité 313
en justifiait l'unité, l'empire. Un seul père de famille créait des liens de solidarité, r Empereur, qui en était le pn::mier serviteur et le premier grand fonctiOlmaire; un modèle d'efficacité et simplicité, une incamation des devoirs civiques. De quoi émerveiller les plùlosophes postmodemes et les fonctionnaires du dernier empire continental européen, sans couronne et sans souverains, l'Union européenne, un empire décentralisé et démesurément élargi. Le «système Mettemich» fut-il efficace, fut-il adapté il son temps, fut-il prêt à résoudre les problèmes de l'Autriche-Hongrie et ceux qui s'affichaient au monde et au concert européen, au tournant du XXe siècle, un siècle de guerres totales, d'acier et de sang '?
XVII.9
LA
POLITIQUE EUROPÉENNE ET MONDIALE
AU
TOURNANT DU XX JE SIÈCLE. L'INTÉGRATION COMMUNAUTAIRE À LA LUMIÈRE DU RÉALISME POLITIQUE, L'HISTOIRE SUBIE ET L'HISTOIRE VOULUE
Raisonner de la politique européenne non plus en tennes intégrationnistes (et donc fonctionnels), mais en termes de balance, de calcul d'influence et d'Ültérêts nationaux vit..'lux, c'est surmonter une longue parenthèse d'oubli, celle de l'histoire européenne. Raisonner en termes vulnérabilité et d'occasions signifie penser l'histoire en maitre et renoncer à juger la réalité sur la base de plincipes universelle, en arbitres des décisions à prendre et des situations à créer en orchestrant les libertés contradictoires des opinions et des faiseurs d'opinions. Ll1istoire de l'intégration européenne apparait sous cet angle comme un long cheminement idéaliste des rapports intemationaux au cœur de l'histoire de la realpolitik, une sorte d'antihistoire de l'Europe séculaire, menant les jeux de la « Grande Politique ». 314
En revenant sur les analogies du passé, si le Congrès de Vienne alliait la légitimité et l'équilibre et donc une diplomatie de valeurs communes avec une politique de la «balance des forces », les Traités de Rome et l'Europe communautaire ne veulent pas se prévaloir, après cinquante ans de rhétorique sur les valeurs communes, d'une définition quelconque qui fasse référence à l'équilibre des forces. La politique mondiale de l'âge planétaire a-t-elle encore besoin d'un équilibre de freins et de contrepoids, semblable à l'équilibre conservateur du Congrès de Vienne? Aucune république ou aucun empire n'a été institué dans l'histoire en vue de réaliser le règne de l'harmonie universelle ou le triomphe d'un système de valeurs communes. L'idée de nation comme individualité historique de l'espèce humaine a encore son droit de cité dans le monde. En Europe, elle réclame ses droits existentiels et ses exigences de pérennisation au sein d'entités plus vastes et à caractère fédéral. L'Europe d'aujourd'hui ne peut prétendre au partage illusoire de son vieux rêve médiéval d'empire universel, même dans sa forme moderne, celle d'un système de valeurs partagées. Comment obtenir dès lors la stabilité et la modération des conduites, réalisées partiellement par le Congrès de Vienne? L'Union européenne d'aujourd'hui est un empire pacifié et postmoderne, car son principe directeur repose sur la légitimité d'une forme de liberté instituée, fondée en raison, mais guère sur la force ou sur l'équilibre des forces. Dans les conflits asymétriques et classiques qui s'annoncent, l'Europe doit s'armer d'un arsenal complet de moyens, pour faire face aux défis futurs, mais surtout d'une volonté d'exister politiquement, afin de s'adapter à des situations culturelles et sociétales fort différenciées et virtuellement turbulentes. Les parentés de civilisation et de culture joueront un rôle grandissant dans un monde hétérogène, où beaucoup d'acteurs revendiquent un rôle qui ne peut plus être local et demeurent cependant imperméables aux préoccupations du système international, qui dépassent leurs visions du monde et pour beaucoup, leur champ d'intérêt. Il s'agit d'acteurs qui contestent la suprématie globale de l'Occident et cela non seulement pour l'avenir, mais jusqu'aux aventures d'expansion coloniale du passé. Les élites intellectuelles et politiques du monde n'ont pas assez de cohésion intellectuelle ni des traditions communes pour aller plus loin d'une régulation, très relative, de la mondialisation, ni pour définir des principes de règlement des conflits, dans lesquels soient impliqués les intérêts des grandes puissances. Le monde qui se dessine pour demain ne peut tenir en une formule de régulation, ni en un dessein politique individuel, fut-il hégémonique et encore moins en une visée d'universalité qui rappelle les rêves des empires du passé. La seule méthode qui produit des changements radicaux reste celle de la force, car celle-ci inclut une certaine idée de la légitimité, si bien que le hard power montre visiblement ses limites en Irak et au Moyen-Orient. Les limites ont une frontière invisible, celle de la légitimité de l'intérêt national. 315
Le concert européen de l'Union européenne est entré dans une crise durable et profonde, après le double constitutionnel français et hollandais, car sa politique interne et surtout sa politique extérieure ne sont pas fondées sur le sentiment d'appartenance politique, ni même sur la légitimité de ses élites, mais sur une logique d'appareil qui ne reflète pas la personnalité politique des traditions nature]]es y compris religieuses, mais sur l'anonymat d'une administration qui n'a ni une vision planétaire, ni une géopolitique globale. À mesure que le nombre d'acteurs et les niveaux d'interdépendance sociétale augmentent les relations d'interaction, les éléments d'ordre exclusivement juridique montreront leurs insuffisances, car aucune puissance n'est en mesure d'éradiquer les vrais défis à l'ordre du monde. Le paradoxe européen d'aujourd'hui que le rapport des forces qui a particulièrement présent dans l'histoire européenne devrait conduire logiquement à une définition claire de l'intérêt commun l'Europe dans le monde. Cette définition exige un dosage savant entre données géopolitiques et de contTaintes morales. Or, la première diftÏculté est de faire reposer les contraintes morales sur le consensus et sur les valeurs communes. TI s'agit d'une difficulté de politique inteme et surtout de politique internationale dans la mesure oÙ le fondement de la démocratie impose un frein à l'esprit partisan. Ainsi, le thème de réJargissement de la démocratie ne peut être crédible là où manque le consensus collectif des parties constituantes sur la définition de l'intérêt national.
XVII.l0
LES TRAITES DE ROME ET LE CONGRÈS
DEUX
LÉGITIMITÉS,
DEUX
TYPES
DE
DE VIENNE.
STABILITÉ
ET
DE
CONTREPOIDS
Le retour à la stabilité en Europe après la période napoléoniennes s'éditïa autour de trois principes;
.
des guerres
la restauration de l'ordre dynastique et la guerre aux idées révolutionnaires de 1789. Cette restauration était assortie de la réintégration de la France qui 316
. .
avait semé européen;
le trouble
en Europe
pendant
deux
siècles
dans le concert
l'unité conservatrice des princes autour de la Sainte-Alliance comme unité de principes et de règles aboutissant à un « consensus » entre les régisseurs politiques. Il s'agissait d'une « unité de valeurs communes », appuyées sur la légitimité dynastique et la sauvegarde du statu quo;
l'équilibre approximatif des forces, en ses expressions stratégiques (ou capacitaires) et en son aspect géopolitique et territorial.
Après les deux guerres totales du XXe qui conduisirent à l'effondrement de l'Europe, la nécessité de reconstruire l'ordre continental prendra forme autour de la création d'un espace économique homogène avec les traités de Rome. Le concept d'équilibre s'exprimait dans l'idée que chacun doit modérer l'autre ou les autres, par un partage d'intérêts qui ne relèvent pas cependant de l'intérêt géopolitique. Les affinités culturelles et le passé historique constituaient des liens tels que rien d'équivalent n'existait ailleurs dans le monde. Paradoxalement et en rupture profonde avec le passé européen séculaire, le nouvel équilibre européen ne comptait pas sur la force pour se maintenir. Il reposait uniquement sur une entente de principes et de valeurs communes. L'ordre européen de l'après-guerre devait avoir pour socle une conception commune de la société et de la politique, visant à réaliser une «union de plus en plus étroite ». La réussite de l'expérience engagée se mesurait à la manière dont le processus d'intégration permettait aux vieilles nations de tenir une place dans l'équilibre des forces du monde et de jouer un rôle dans l'organisation politico-stratégique de la bipolarité. À la tentative hégémonique de l'Allemagne, par deux fois mise en échec sur le continent, se substituait l'idée que les rôles historiques exercés par les deux principaux pays du continent, la France et l'Allemagne, s'inscrivaient désormais dans une politique de pacification et dans la volonté de la France, épuisée, mais restaurée dans sa vocation à reprendre de la hauteur sur le contient divisé, de maintenir un rapport d'équilibre asymétrique et simultanément de neutralisation réciproque entre les deux Allemagnes au cœur du continent. Sur le plan de l'analogie, la restauration de l'ordre démocratique ou le consensus des valeurs autour de ce postulat de base constituent le point commun entre le Congrès de Vienne, misant sur l'ordre dynastique comme fondement de la stabilité et les Traités de Rome visant l'ordre économique et social comme base d'un nouveau pacte social étendu à l'échelle continentale. Cet ordre reposait sur une réintégration de l'Allemagne dans la famille des pays fondateurs et sur une économie fondée sur le libre échange. Sur le plan des idées, ces accords étaient assortis d'une guerre ouverte aux appels révolutionnaires se réclamant du marxismeléninisme et plus tard du maoïsme. Les hommes d'État réunis à Rome entreprirent l'effort de consolider l'économie du continent et, en particulier,
317
l'économie de l'Allemagne le continent.
de l'Ouest,
mais guère d'unifier
l'Allemagne
ou
Quant au deuxième point de l'analogie, l'unité conservatrice des pays fondateurs avait un ciment idéologique dans le maintien de la liberté récemment reconquise, par des constitutions nouvelles, par l'alternance du jeu politique et par le ciment d'un fondement spirituel, les racines chrétiennes de l'Europe, dont la traduction politique était celle des partis démocrates-chrétiens dans la plupart des grands pays fondateurs. Cependant, assurant la défense commune dans le cadre de l'OTAN et sous le commandement intégré américain, l'organisation de l'Atlantique Nord réalisait le double exploit, d'assurer un système de défense collective efficace vis-à-vis de l'Est et de tenir sous contrôle le réarmement allemand, décourageant toute entreprise d'unification de la RFA fondée sur une assise nationale forte et sur une neutralisation négociée de l'Allemagne. Cette finlandisation du cœur du continent aurait créé un vide de pouvoir propice aux tentations et aux aventures de Moscou. L'Europe et la France comprirent comme l'avait compris le concert des princes à l'époque du Congrès de Vienne que l'Europe serait plus en sécurité avec une Allemagne solidement intégrée à l'Ouest et donc bridée plutôt qu'exclue du Club des vainqueurs. En effet, une exclusion de la République fédérale alimentant son insatisfaction, aurait favorisé une entente à l'Est. La légitimité démocratique fondée sur le passé chrétien, l'appui des églises et les valeurs conservatrices de l'Europe anticommuniste constituèrent le fondement de l'ordre européen des années cinquante/soixante. Les «hautes vérités» de la pensée chrétienne soutinrent ce projet avec la résistance puis la mobilisation des institutions religieuses à l'Est et à l'Ouest et constitueront un puissant rempart idéologique contre la vocation de conquête et d'asservissement, de la raison et des âmes, du « communisme athée ». La « maison commune» européenne préserva le «statu quo» intérieur en Europe et s'appuya sur la reconstruction du tissu économique du continent et sur les «miracles» successifs des pays vaincus, l'Italie et l'Allemagne, et cette reprise économique fut le terrain du développement qui caractérisa les «trente glorieuses ». Sur le plan des idées politiques, les courants nationaux furent dissociés des courants libéraux pour éviter des retours dangereux à l'affirmation de puissance de l'Europe du passé et pour éviter les crises majeures et en particulier la lutte de classe contre classe, chère aux mots d'ordre marxistes, en bâtissant un consensus moral large, interclassiste ou de coalition. Au niveau du système international, la division du monde en deux blocs associait le but de maintenir la paix, aux quatre dimensions essentielles de la diplomatie de la «guerre froide », la dissuasion nucléaire (ou l'équilibre de la terreur), la stratégie indirecte par la dérivation de la violence à la périphérie, en définissant une catégorie particulière de crise, le conflit limité, piloté et dirigé par les grandes puissances, la légitimité démocratique comme expression politique et la lutte internationale contre le communisme 318
dans la formulation géopolitique et géostratégique du containment. La légitimité démocratique sera assurée d'une base sociale large, grâce à des politiques de redistribution welfaristes et keynésiennes qui deviment le ciment des pays libres, et l'attrait désagrégeant de l'Est du continent qui devait se libérer du joug du soviétisme. Quant au troisième point, la construction européenne mit en sourdine, mais exclusivement à l'échelle européenne la realpolitik classique et la légitimité de la défense de l'intérêt national. Celle-ci restait cependant le corpus de référence des principales diplomaties du monde. Le mot même d'intérêt national fut banni et honni pendant longtemps et ne figurait jamais dans le jargon communautaire. Cependant, cette éradication apparente ne pouvait cacher son existence inavouée dans toute posture de négociation entre pays membres. Les convictions personnelles des fédéralistes et des hommes d'État les plus généraux ou les plus calculateurs, ne pouvaient opérer la distinction entre les buts politiques profonds et la «rhétorique communautaire ». L'ordre communautaire, symbolisant l'idée de l'Europe qui s'était constituée dans la résistance aux aventures fascistes et nazies et qui s'était figée en une diplomatie obsédée par l'immobilisme institutionnel, était incapable de séparer les articles de foi et les convictions personnelles, de l'évolution de la conjoncture mondiale, occupée comme elle le fut par les affaires intérieures et la défense des acquis. Venait ainsi à prendre corps une pratique diplomatique rejetant comme obsolète la théorie darwinienne de l'évolution de l'espèce, dont Karl Marx fut admirateur et interprète. Théorie qui accorde le prix de la survie aux individus mieux armés dans un théâtre de la nature, par essence violent et où, dans le struggle for life, il ne peut y avoir de pitié pour les faibles. Cette faiblesse apparut au conformisme ambiant et à deux générations d'Européens, hommes politiques, sociologues et philosophes, comme une vertu individuelle et collective. L'exaltation de la force et celle de la gloire découlant de son emploi s'étaient métamorphosées en son mépris. La faiblesse des institutions gouvernementales et le sentiment d'une profonde vulnérabilité intérieure et extérieure, avaient fait oublier l'essentiel, qu'une politique étrangère ne peut se fonder uniquement sur les sentiments, les opinions, la légitimité et le système de valeurs, le patriotisme constitutionnel ou l'anomie des abstractions, mais sur les rapports de force, leur évaluation et leur calcul rigoureux. Le conservatisme légitimiste des «pères fondateurs» et le vide cognitif d'une technocratie dépolitisée, interdirent de considérer les rapports internes aux États membres et les relations extérieures comme les deux faces d'une même realpolitik cachée et aujourd'hui de retour. Ils accordèrent leurs options profondes aux illusions, comme on peut l'accorder à l'amour et l'harmonie universelle ou à l'art. Ainsi, si le Congrès de Vienne avait représenté une révolution diplomatique pour avoir introduit dans l'ordre des considérations de politique générale le principe de légitimité et le statu quo, obtenus par la guerre aux idées révolutionnaires, les Traités de Rome bouleversèrent la règle impitoyable de 319
la diplomatie classique et de la realpolitik, par l'affirmation du principe de conciliation et par la méthode qui devait le traduire en accords politique, la négociation et le compromis. Le concept d'hégémonie renforçant l'interdit du kratos, le rejet de la violence fut reporté, comme expression exécrable, sur l'image et la politique de l'Amérique. Ainsi, jusqu'à l'implosion du bloc de l'Est (1989) puis de l'URSS (1991), la perception de la sécurité, celle de menace et l'élaboration générale d'une stratégie de défense, furent garanties par l'organisation de l'Atlantique Nord (OTAN) et reposèrent sur l'axiomatique américaine de planification politico-stratégique globale. Jusqu'aux armées quatre-vingt-dix, les Européens mirent l'accent sur la diplomatie et les jeux d'influence. La préférence accordée au droit sur l'emploi de la force, à la politique de séduction sur la coercition violente, conduisit deux générations de décideurs et d'intellectuels européens à la réprobation de l'unilatéralisme et à la théorisation de l'Union européenne comme instrument d'une gouvernance mondiale pacifiée. La logique géopolitique et sécuritaire que les Européens avaient oubliée, avant et après la chute du Mur de Berlin, reprit ses droits de primogéniture politique contre les fictions de l'ordre juridique international vers lesquels convergeraient naturellement les idéaux et les intérêts. Au sein d'un monde gouverné par les principes du multilatéralisme qui assignent un même poids aux États démocratiques et aux États despotiques et voyous, aux géants et aux lilliputiens, l'enivrement pour le système des valeurs a fait oublier à la postérité des pères fondateurs des « Traités de Rome» que l'hégémonie et la puissance constituent les traits permanents de la poétique historique, de toute politique étrangère et de tout système international; de telle sorte que le recours unilatéral à la force fixe la profondeur de la fraternité entre les peuples et le degré d'égalité entre les nations. Ainsi, la realpolitik, sortie de la scène politique européenne en 1945, puis sujette à oubli et à mépris dédaigneux, pendant la longue période de stabilité qui va de la signature des Traités de Rome à la deuxième guerre d'Irak (2003), fit son irruption dans les relations internes de l'Union européenne et se retourna contre l'Union, en vengeresse de ses droits originels, en particulier dans les relations extérieures. Ce fut par le choc du conflit irakien et par le traumatisme des divisions induites au sein de l'Union que la construction européenne montra sa fragilité profonde et le principe même de sa réversibilité historique. Ainsi, l'Europe découvrit en 2003 que si le multilatéralisme du «Congrès de Vienne» était consensuel et d'unité d'action, le multilatéralisme européen d'aujourd'hui est idéologique et structurel et désigne une hétérogénéité de cultures, de valeurs et d'intérêts, qui, dans les relations internes de la SainteAlliance, étaient de nature presque exclusivement géopolitique.
320
XVII.ll
L'UNION L'AVENIR.
DE
EUROPÉENNE L'UNITÉ
LA
CONSERVATRICE
VIENNE À L'UNION INTÉGRATRICE
XVII.12
ET
RÉFLEXION DU
DE
DU XXI" SIÈCLE
LES TRAITÉS DE ROME ET LE CONGRÈS
RESSEMBLANCES
CONGRÈS
SUR
DE VIENNE.
ET DISSEMBLANCES
Si l'histoire rEurope s'identifie à la realpolitik, l'antihistoire du continent européen est marquée par la rhétorique d'une Sainte-Alliance des vaincus. Cette antihistoire s'étale de la déclaration Schuman et des traités de Rome à nos jours. Elle est présentée comme une révolution diplomatique et politique au bout de laque1Je l'intergouvernemental se convertirait en communautaire, l'intégrationnisme en fédéralisme, et la politique en dépolitisation et, sur le plan philosophique, le kI-atos en ethos, l'affrontement violent en conciliation, négociation et compromis. Avec la guerre en Irak, la 321
surprise de cette impossible conversion conceptuelle et, en même temps, la rupture de l'unité morale de l'Occident marquèrent le retour à la politique de force, à la Weltpolitik de la puissance et à la géopolitique de l'intimidation. Il s'agit d'un tournant majeur invoquant un défi régional au nom de la doctrine de l'action préemptive. Face à l'invasion américaine, la réaction européenne fut la division, puis l'isolement de l'Europe. Aux yeux du monde, la Prachtbericht de la politique du non-engagement et du non-alignement de la France trouva son expression la plus brillante dans l'intervention de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l'ONU, s'opposant à la résolution 1559 avec des arguments qui mettaient en valeur l'incompatibilité des visions et des intérêts entre l'Europe continentale et l'Amérique. La stabilité atteinte par le continent en cinquante ans de paix et son besoin de statu quo la rendit incapable de penser qu'une rupture en son sein entre la « vieille» et la « nouvelle Europe» comporterait l'éventualité d'une faille permanente entre les deux bords de l'Atlantique et que cette évidence entrainerait le déclin du vieux continent. Après la manifestation de ce schisme géopolitique et stratégique, la division des opinions induite par l'échec des referenda français et hollandais, il devint difficile de prévoir la direction vers laquelle irait l'Empire européen d'Occident. L'unité allemande, née de l'effondrement de la RDA, ne reflétait que la réalité d'une absence d'anticipation politique des courants d'idées existants. Cette réalité ne tirait pas sa légitimité d'un quelconque principe d'autodétermination des peuples, mais d'une double ruine historique, celle du système de Versailles et celle du système de Yalta. Cela emporta la fin des illusions de la sécurité collective et de l'ordre figée de la bipolarité. Du premier échec naquit le processus d'intégration européenne et de la fin du deuxième le retour de l'unité allemande. Dans ce cas, l'Europe fut prise de cours par la rapidité des événements et par l'absence d'une conceptualisation de la réalité mondiale. Le retour de la géopolitique, cette fois-ci, planétaire et la vague montante de la Weltmachtpolitik semblèrent ne pas sortir les Européens de leurs habitudes mentales et de la longue torpeur de la bipolarité. Le poids prépondérant acquis par l'Allemagne, son refus de participer à un conflit unilatéraliste, l'auto-isolement progressif de la France, doublé d'un activisme de la Grande-Bretagne et de l'alignement proatlantique des pays périphériques du continent représentèrent la rupture de l'unité politique et morale de l'Occident et l'apparition de la première grave crise Ouest-Ouest. L'agonie de l'unité conservatrice de l'UE reflétait la fin de la stabilité, rendue possible par le condominium militaire des deux grands. La fuite en avant de l'UE, en termes d'élargissement et d'érosion de la gouvernance institutionnelle, suivie de sa paralysie décisionnelle furent la traduction de l'impréparation des dirigeants européens à penser le nouveau rôle de l'Europe dans le monde et d'ouvrir la page politique de l'unification du continent. La configuration internationale naissante comportait plus de joueurs que par le passé dans les Balkans et en Asie centrale, revendiquant 322
l'exigence de définir une nouvelle carte du monde dans la double perspective, d'une stabilité incertaine et d'une reconnaissance des identités forgées par l'histoire. Le nouveau paradigme de la politique mondiale de l'UE devenait désormais l'Eurasie, sans que cette prise de conscience affecte les élites décisionnelles et la géopolitique de l'Union. La diplomatie européenne était désormais confrontée aux aléas de la complexité et à ses conséquences. Ainsi, la rupture morale du monde, celle qui avait existé entre l'Europe et les USA pendant la guerre froide et celle qui résultait désormais du face à face de l'Occident et de l'Islam, eut comme résultat l'apparition menaçante de l'hétérogénéité profonde des espaces civilisationnels, mettant en crise l'idée même d'universalité comme terrain d'entente et de coopération, qu'elle soit de raison ou de foi. Crise de l'universalité qui rend vain l'appel européen à une solidarité de dialogue entre l'Europe et l'Amérique, le Nord et le Sud. S'ajouta à ces considérations, inhérentes aux options contradictoires sur la légitimité de l'Europe à intervenir et à prendre parti dans les conflits, une faiblesse permanente des appareils militaires et des capacités de manœuvre et d'action. Par ailleurs, l'élargissement de l'Union, sans approfondissement des institutions vida de contenu l'élargissement de la démocratie, qui, dénuée des contraintes, des devoirs et des allégeances, faisait apparaître le dessèchement du sentiment d'adhésion volontaire, rendant la démocratie revendicatrice et ingouvernable et de plus en plus soumise aux craintes du terrorisme international. Ces considérations résument les dilemmes évidents de l'Union d'aujourd'hui face aux rendez-vous impérieux de l'histoire. La fin des utopies, des idéologies et des révolutions, la dissipation des illusions, des générosités et des messianismes et la renaissance du goût de l'intimidation et de la menace eurent un double impact sur les courants d'idées, éradiquées de l'humus démoniaque du polemos, depuis la désacralisation de la politique. L'éveil des religions anciennes et les sortilèges éphémères de la communication sur les opinions limitèrent l'importance des décisions politiques à des objectifs du court terme et aux émotions de l'immédiat. Sans prise sur l'avenir et sans clairvoyance sur le présent, les gouvernements de l'Union reprirent, avec un penchant ruineux, le parcours des voies nationales solitaires et la mythisation parallèle des « sociétés civiles », remplaçant les «démocraties de pouvoir et de projet» par des «démocraties de revendications, d'influence et de rejet ». L'arbre de la pérennité n'est pas du goût des hommes politiques d'aujourd'hui et, en ce qui concerne l'Europe, les deux derniers grands, Kohl et Mitterrand, laissèrent, le premier, l'Allemagne réunifiée dans un état où l'intuition unitaire ne permit pas à l'Ouest d'assimiler l'Est et, le deuxième, la France en état de division interne, que son successeur aggravera d'une paralysie géopolitique et stratégique. 323
XVII.13
L'EUROPE
ET LE DÉCLIN FRANÇAIS
L'intégration européenne, fondée sur le modèle intergouvernemental et sur le partenariat franco-allemand, avait besoin d'un leadership, qui fut politiquement asyméttique jusqu'en 1989. Ce modèle agrégea un consensus dans la classe politique française autour d'une défense européenne et d'une politique étrangère «indépendante» vis-à-vis des États-Unis d'Amérique. Ce binôme semblait donner satisfaction aux deux objectifs majeurs, du maintien de la paix en Europe et de la préservation de lÏnfluence française. Par ailleurs, la vision française de r Europe résultait de deux logiques contradictoires: celle, fédérale, de Jean Monnet et celle, intergouvernementale, du Général De Gaulle. Le «pari sur l'Europe» de la France ne pouvait résulter que d'un renforcement institutionnel de type technocratique comme gage de préservation de la souveraineté nationale et d'opposition doctrinale et politique aux USA formulée en termes de multipolarité. La réticence de l'Allemagne à choisir entre Paris Washington et son refus de suivre les États-Unis ont poussé la France à une confrontation hasardeuse avec les États-Unis, sans définir pour autant un but stratégique majeur pour l'Europe à l'échelle globale, ni une préférence continentale pour le système intemational de demain, unipolaire élargi ou multipolaire souple, L'impossibilité actuelle d'une synthèse stt"atégique entre la France, r Allemagne et la Grande-Bretagne affaiblit le pays des Gaules et interdit à l'Europe de progresser. Or, selon certains, la « fin de l'exception française» (celle d'un système politique déséquilibré sur la gauche) en prépare une autre (celle d'un déséquilibre sur la droite) èt la défaite au référendum constitutionnel se solde par une perte de « statut politique t>et par une incapacité de formuler et de proposer aux autres pays du continent 324
une idée partagée de l'Europe. Ainsi, l'histoire cachée de la realpolitik n'a pas encore tourné sa page et continue de produire des soubresauts sous les apparences idéalistes de son antihistoire, celle d'une Union institutionnellement inachevée et politiquement inclassable.
XVII.14
K.W.N.L.
DIPLOMATE
VON
METTERNICH.
CHANCELIER.
DE LA RÉVOLUTION
L'HOMME,
LE
LA LUTTE CONTRE L'« HYDRE
», LE NATIONALISME
ET L'IDÉOLOGIE
NATIONALE
Kleme",
l'on J.Jetferflich
Klemens Wenzel Nepomuk Lothar von Metternich, plince de MetternichWinneburg-Beilstein (né à Coblence le 15 mai 1773 mort à Vienne le 11 juin 1859) fut le grand instigateur de la politique étrangère la double monarchie, l'artisan et le maître du concert européen, l'ordonnateur des équilibres de puissance issus du Congrès de VÎenne. Ministre puis chancelier de l'Empire austro-hongrois, ce personnage essentiel de l'Europe de la Restauration, qui s'installe dans les esprits et dans la politique de 1814 à 1848, inscrit sa vie, sa pensée et son œuvre dans une dimension humaine et philosophique, qui converge en une même conception de la politique, l' humobiHsme de principe et l'absolutisme d' obédience. Sa naissance et son éducation, la fortune ptÜS la ruine de sa famille, chassée de ses terres, le domaine de Winneburg, par les années de la 325
révolution, les privilèges de sa caste qui favorisèrent son introduction dans les sphères de la grande politique et enfin son mariage avec la jeune et belle Eleonor von Kaunitz, petite fille du célèbre Chancelier de l'empire, Comte von Kaunitz, puis encore les amours avec Laure Junot et Caroline Bonaparte l'initièrent aux saveurs de la passion et aux ambitions les plus élevées de l'ordre hiérarchique de la double monarchie. Son intelligence et son style, portés au mépris des débordements et à la politique extérieure, lui firent avouer avec humour: «Je gouverne parfois l'Europe, mais jamais l'Autriche ». C'est en jugeant avec désenchantement les événements qui allaient se produire qu'il saisit avec la précision d'un observateur implacable la trajectoire existentielle et politique de Napoléon, à qui il s'opposa à Dresde, dans un entretien agité, en 1813, après le désastre de la campagne de la Russie et à la veille de la campagne de l'Allemagne, lui lançant l'expression prémonitoire: «Vous êtes perdu Sir! Je m'en doutais en venant ici, maintenant je le sais! » En fidèle serviteur de François I et d'une conception de la politique à l'empreinte traditionnelle, il perçut lucidement que la stabilité de l'Empire d'Autriche ne pouvait être assurée que par la stabilité de l'Europe, d'où sa lutte obstinée aux agitations révolutionnaires et à l' «hydre de la révolution », le nationalisme et l'idéologie nationale. Dans son action inflexible et tenace, il ne s'attarda guère à attaquer toute forme de remise de cause du principe de légitimité dynastique par une lutte sans relâche contre les tentations libérales. Or, pour triompher dans ce combat, mené contre l'air du temps et contre le vent de l'histoire, il lui apparut indispensable de s'appuyer sur les forces conservatrices et traditionnelles de la société, si enracinée en Europe centrale, l'aristocratie terrienne, le corporatisme urbain et la force de l'Église. Dans la même lignée, il lui fallait limiter les pouvoirs des assemblées constitutionnelles et celui des diètes régionales susceptibles de s'émanciper de la double monarchie, ce qu'il fit avec fermeté et souplesse tactique. Répression et censure des idées furent les deux points saillants de son programme de gouvernement. Mais le mouvement des nationalités dans l'Europe de l'époque devenait progressivement plus fort de toute adaptation ou réforme institutionnelle. Le sentiment national, en effet, tirait ses origines de la force des traditions et des croyances ancestrales des hommes. On ne faisait pas résulter ce sentiment d'une volonté fictive, celle de la volonté populaire, qui apparaissait comme le produit de l'universalisme et la fille obsessionnelle de la raison pure. Le romantisme, exaltant les origines millénaires des nations, s'opposait aux tables rases radicales des « Lumières ». En cette période de mise en place de la modernité, les idées et les principes de la Révolution de 1789 étaient mis à l'écart de toute contagion morbide à l'adresse des minorités et des nationalités turbulentes. Ainsi fallait-il limiter le pouvoir des assemblées et des autorités élues et leur opposer la logique des contrepoids, par la pérennisation du «concert européen» et par la concertation politique entre souverains. 326
Dans cette œuvre de tous les instants, sa tâche n'était pas des plus aisées, mais elle avait quelque chose de provocant, qui l'incitait à préserver et à réussir. C'est la raison pour laquelle son effort pour maintenir la paix et les acquis des traités de 1815, son désintérêt pour la poudrière des Balkans, n'avait d'égal que dans son souci de préserver l'équilibre de prépondérance en Allemagne. Au-delà de la Slovénie se consumerait lentement l'agonie de l'Empire ottoman et se faisait sentir à la fois l'appétit dévorant du tsar de toutes les Russies et les craintes autrichiennes d'avoir le chaos nationaliste aux portes de l'empire. En Allemagne, par contre, la monarchie disposait encore d'une influence plus importante que celle de la Prusse, montante et menaçante. La mise en place par l'Autriche de la Confédération germanique Guin 1815), regroupant trente-neuf États sous la présidence de l'Empire, ressembla à l'érection d'un barrage destiné à assurer une garantie collective contre la montée des universalismes des idées de 1789 et contre les revendications et la révolte de certaines nationalités de l'Empire. Révoltes vite écrasées par l'ordre conservateur, porté par les baïonnettes dégainées et sanglantes des armées russes et autrichiennes. Cependant, les chances de l'Empire pour l'avenir furent hypothéquées par le refus de consolider les armées de la Confédération germanique, en isolant Vienne des lieux d'intervention et de crises en Europe, et par l'exclusion de l'Autriche de l'union douanière, le Zollverein (1834), qui allait se tisser autour de la Prusse en ceinture de développement et d'échange. Ainsi, lorsque les demandes de réformes des institutions politiques et de satisfaction des revendications nationales allèrent se présenter, avec le « printemps des peuples» en 1848, en Hongrie, en Italie et en Allemagne, il n'y avait plus de politique de rechange possible, mais uniquement un durcissement conservateur, et, après Sadowa (1866), jusqu'en 1914, une subordination diplomatique de l'Autriche à l'Allemagne. L'Empire se fissura sans mourir, mais sa destinée était désormais scellée et elle était frappée du souvenir et de la nostalgie exprimés par la formule latine des temps meilleurs de jadis Austria Felix.
327
XVII.IS
DE L'EuROPE À L'EURASIE. UN CHANGEMENT DANS
LES PARADIGMES GÉOPOLITIQUES
L'etlondrel1lent de l'Empire soviétique a engendré une cause de tension entre les etlmts mis en œuvre par les États de proximité d'atIaiblir ]e centre impérial et ]a réaction du centre impérial pour maintenir ou reprendre son autorité à la périphérie, L'Iran, la Turquie et la Chine cherchent à accroître leur influence dans les républiques d'Asie centrale à populations musulmanes, Les perspectives de paix à long terme dans cette région resteront influencées par la réorganisation du pouvoÜ russe et par ]e retour éventuel de sa politique de pression et d'influence, La Russie et l'ensemble des pays d'Asie centrale jusqu'aux pays du Golfe, du Moyen-Orient et du Maghreb manquent de leaders ayant fait l'expérience de la démocratie et l'Union européenne n'a pas conceptualisé jusqu'ici une limite stratégique globa]e entre l'Atlantique et l'Asie centrale passant par la bordure de la Méditerranée, et remontant l'Asie mineure Caucase, pour parvenir au pivot des terres, ]e dans un but pacification, d'inf1uence et de maîtrise des tensions. C'est l'adoption par l'Al1iance atl<:mtiquede cet important défi qui opère la soudure de l'intérêt géopolitique dans cette immense étendue entre l'Amérique et l'Europe. L'existence de l'OTAN et son adaptation permanente ont la double mission de gérer la résurgence des tentations impériales de la Russie et d'interdire à l'Allemagne réunifiée de devenÜ ]e partenaire principal maîtres du Kremlin ou de convertir ce partenariat, en cas crise, en adversité et en inimitié existentielles. Par ailleurs, l'identification des États européens de l'Est aux institutions et aux méthodes de gouvernement de l'Union européenne offre un contrepoids à la résorption de ceux-ci dans l'aire d'inf1uence de la Russie postsoviétique et assure à ces pays la stabilité économique et politique nécessaire. Cependant, la sécuri té de cette marche de l'empire européen est assurée par l'Alliance atlantique et par une PESCIPESD désormais crédible. 328
Dans le cadre plus général des relations mondiales, l'hostilité historique des idées wilsoniennes pour la logique des alliances et pour l'équilibre des forces était fondée sur l'idée que celles-ci mènent insensiblement à des affrontements futurs, tandis que l'adhésion européenne à la sécurité collective et au multilatéralisme onusien est présentée comme la recherche ou le maintien d'une paix ayant pour but de décourager les agressions potentielles. Compte tenu de ces considérations sur les équilibres internes de l'Union européenne, assurés jusqu'ici par la légitimité d'un système de valeurs communes, mais dépolitisées et sur les équilibres extérieurs, garantis par le poids des institutions de sécurité collective, l'Europe ne peut établir une logique maîtrisable de freins et de contrepoids semblable à celle du Congrès de Vienne, dans le cadre des relations euro-atlantiques remodelées, puisque la stabilité est le produit d'équilibres multiples. La logique de ces équilibres change de nature en Europe et en Asie au sein de l'Union élargie, au Moyen et en Extrême Orient, où prévalent des équilibres de sécurité fondés sur la politique traditionnelle des alliances, semblables aux équilibres des forces du XIXe siècle européen. Si l'Europe se considère une communauté de traditions et de principes communs, rien de semblable n'existe en Asie où le jeu de la realpolitik est une réalité d'évidence et où des cadres de paix, stables et durables, ne sont possibles que sur la base de la balance of power. Dans cette vision eurasienne de la paix et de la sécurité, toute coopération de l'Europe avec l'Amérique ne pourra se faire que sur la base d'un rééquilibrage des poids et des responsabilités, portant sur les mêmes principes de légitimité et sur les mêmes valeurs morales et historiques. Un système planétaire proche du système du Congrès de Vienne sera un système politique viable à deux conditions; que l'unité morale s'inspire d'un consensus retrouvé entre l'Europe et l'Amérique et que, à défaut de l'existence de formes de démocratie solidement ancrées dans des valeurs universelles, la paix et la sécurité soient assurées par des structures mixtes, économiques, politiques et stratégiques, et cela dans le cadre d'un système planétaire de sécurité où se reconnaissent et se retrouvent les pôles de puissances de demain. Si aucun principe organisateur ne semble structurer le système international actuel, ce dernier peut faire penser à l'ordre européen du XVIIe siècle, antérieur à la paix de Westphalie (1648). Un ordre ravagé par les guerres de religion et les conflits entre les princes des principales puissances. Les valeurs universelles semblaient l'emporter à l'époque sur la logique de l'intérêt national, sur lequel s'appuiera le cardinal Richelieu pour redéfinir le paradigme essentiel de toute politique étrangère et, en particulier, celle de la France. Ce paradigme s'imposa au cours du XVIIe siècle, jusqu'aux bouleversements des principes et des équilibres de la Révolution française et des guerres napoléoniennes. Le concert des nations, issu du Congrès de 329
Vienne, s'opposait par règle de prudence il ce qu'une puissance puisse devenir assez forte pour menacer l'équilibre de l'.::nsemble et se dressa contre la prétention qu'aucune d'entre eUes n'incarne il elle seule l'affirmation de valeurs universelles. À la différence de l'époque de la bipolarité, la ditlïculté majeure du système international d'aujourd'hui repose sur l'impossibilité de négocier les issues de crises internationales sérieuses il cause de la double dispersion, de la puissance et des acteurs engagés. Il est ainsi impossible d'inscrire les formes de compromis acceptables dans une négociation avec les puissances globales intéressées il la stabilité. Si tel est le cas de l'Europe dans son environnement de proximité, les Balkans, la Méditerranée, le Moyen-Orient ou le Golfe, qu'en est-il des États-Unis qui restent l'acteur global le plus engagé et le plus int1uent dans la dialectique éternelle de la paix et <.kla guerre? L'analogie historique est-elle éclairante pour décrire le monde du xxr siècle et pour en dégager le sens? Quelle valeur accorder aux propos de Kissinger, suggérés au forum intemational Bertelsmann à Berlin, selon lequel le (. monde ressemble à l'Europe du XVII", il faudra qu'elle devienne l'Europe du XIX" », ce]]e du Congrès de Vienne, de J'équilibre des pouvoirs et d'un principe de légitimité partagée. QueIJe valeur accorder aux propos qui renvoient, d'une part, à la théorie des relations internationales et, de r autre, à la praxéologie et aux décisions de la high politics?
XVII.16
ANALOGIES
HISTORIQUES
ET
CONSTELLATIONS
DIPLOMATIQUES. LA CONJONCTURE MONDIALE ACTUELLE LIMITES ANALYTIQUES ET TRAITS TYPIQUES
-
Au point de vue du système intemational, quel est le sens des parallélismes et des analogies, sinon celui de définir J'originalité d'une conjoncture typique et donc la portée et les buts d'une politique étnmgère, en 330
insérant les aspects particuliers globale?
de celle-ci dans le cadre d'une constellation
Quel rapport établir, à l'échelle planétaire, système de valeurs et schémas d'équilibre?
entre relations
de puissance,
Et quelle est la marge de liberté d'action à l'intérieur d'un État ou d'une forme de régime politique, des décideurs et des institutions, dans l'élaboration et la conduite de la diplomatie, vis-à-vis de l'idéologie ambiante, des groupes de pression, des passions populaires et des intérêts géopolitiques durables d'une nation ou d'un groupe de nations? Autrement dit, quel lien s'établit-il entre politique intérieure et politique extérieure à un moment où le primat philosophique et sociologique de la politique étrangère est devenu la réalité évidente du monde global? Quel est in fine le sens qu'il convient de donner à la rivalité violente, dans l'action extérieure d'un État ou d'un groupe d'États, face à l'élargissement planétaire du champ diplomatique, fixant l'interdépendance étroite des objectifs ultimes de la géopolitique et des capacités illimitées de violence ? L'unité planétaire du champ diplomatique, devenu intercontinental, marque l'émergence politique, économique et militaire de grandes puissances mondiales et souligne l'importance du processus d'intégration de l'Union européenne. Cet élargissement a été la résultante des deux guerres totales du XXe siècle et du déplacement de l'axe de gravité de la politique mondiale du vieux continent aux États-Unis, puis à l'Asie. Ce déplacement a débuté avec la guerre de 1914-1918 et le passage du concert européen au concert euro-atlantique, puis eurasien. Cet élargissement a rendu caducs les calculs des équilibres des forces traditionnels et l'expression des universalités qui en constituaient les contrepoids. Les catégories traditionnelles de la science politique s'en trouvèrent impliquées et bouleversées, celles, en particulier, de la souveraineté, de la légitimité et de l'unité de défense des appareils militaires nationaux. Une rupture radicale allait apparaître, après 1945, avec la révolution de l'atome et la césure balistico-militaire, plaçant au cœur de la notion de responsabilité l'homme, mis désormais en possession de sa mort (Sartre). Depuis 1945, la capacité de gouverner le monde s'est définitivement dissociée de la capacité de frapper l'adversaire, d'intimider l'ennemi virtuel et d'instaurer un équilibre sans précédent dans l'histoire, l'équilibre de la terreur. Ainsi, l'État hégémonique peut dominer militairement le monde, mais ne peut régner sur lui. Face à ces bouleversements stratégiques, géopolitiques et historiques, l'Europe, après l'effondrement de 1945, abandonna les critères de lecture de la réalité mondiale en termes de calculs réalistes, qui étaient conformes à sa tradition et à son histoire ainsi qu'à la vieille philosophie de l'intérêt national.
331
Depuis, l'Europe ne parviendra pas à redéfinir l'intérêt vital commun à l'échelle continentale et adoptera une politique étrangère idéalisante et policée. En ce début du XXI" siècle, la constellation diplomatique du concert européen et celle du Congrès de Vienne de 1815 se sont emichies de critères de lectures qui reflètent le passage d'une conjoncture continentale à une conjoncture mondiale. Ses traits caractéristiques rappel simplifié:
. . . . .
. . .
établissement unifiés;
d'un
de la conjoncture réseau
dépassement des limites grands États continentaux
diplomatique
planétaire défini
actuelle méritent un
par un champ
d'intérêts
traditionnelles d'intervention et d'influence au-delà de leur sphère de civilisation;
des
instauration d'un schéma d'équilibre, d'abord à deux pôles de puissance et donc à coalitions rigides (guerre froide), puis, tendanciellement, à plusieurs pôles, à potentiels de forces comparables où la logique des coalitions et les déterminismes de circonstance peuvent l'emporter sur les décisions des hommes; non-reconnaissance, négation prémodernes et modernes;
et suppression
de l'ennemi
dans les conflits
limites de la diplomatie et droit de la guerre, se situant dans une relation très variable et définissant des catégories de comportement, allant du machiavélisme tactique au machiavélisme intégral et débouchant sur l'idéalisme en une improbable jurisprudence pénale des conflits. Aucun observateur ni analyste ne mettrait aujourd'hui en discussion le caractère irréversible de l'unité du champ diplomatique et, par là, du système planétaire. Ce qui hante encore les esprits, c'est la dispersion de la puissance et la coexistence conflictuelle de plusieurs formes de sociétés, archaïques, traditionnelles et modernes, disposant chacune de principes d'autorité, de gouvernement de légitimité, et de combats particuliers asymétriques; développement technologiques d'accumulation
des connaissances scientifiques et leurs applications et militaires, creusant un écart entre niveaux des savoirs et de leurs doctrines d'emplois;
implosion des fédérations et des empires idéologiques, faisant apparaître de nouvelles lignes de fractures, à caractère ethnique et religieux, et donc des systèmes de pouvoir, remettant en cause les relations multiples qui les lient aux puissances régionales ou mondiales; le globalisme asymétrique faisant valoir les solutions qui sont données par certains grands pays aux problèmes internes et qui retentissent au-delà de leurs frontières. L'accumulation des menaces et des inquiétudes entraîne l'isolement et l'accroissement de la vulnérabilité aux agressions;
332
. . .
l'influence de l'émotionnel et de l'imprévisible grandissante de l'opinion dans la politique étrangère, entre messianisme et réalisme, générosité et égoïsme; les coûts environnementaux l'irréalisme conceptions
du développement
des formes de multilatéralismes de l'égalité entre les nations.
due à l'influence entraînant un écart
de certaines abstraits
fondées
régions; sur de fausses
Ainsi, sur le plan des analogies historiques et de la comparaison des situations et des conjonctures, les seules limites du champ diplomatique, s'imposant aux États, mais non aux formes diverses de subversion, d'illégalité ou de terreur, ce sont les espaces unifiés par le combat. Par ailleurs, les configurations variables des alliances et des forces qu'imposent les bouleversements incessants des techniques, dessinent des figures culturelles, civilisationnelles et stratégiques mouvantes de l'ami et de l'ennemi. Lorsque le champ diplomatique s'étend, changent rapidement le calcul des forces et les rapports d'équilibres et, parallèlement, les systèmes des valeurs et les logiques des contrepoids. L'extension du champ diplomatique justifie parfois une amplification de la puissance, obtenue par une progression des techniques ou par une politique d'alliances. En termes de menaces, l'extension du champ diplomatique rend problématique toute politique de contrôle des formes de prolifération des armements, en particulier, balistico-nucléaires, provocant une course qui accroît les risques d'une dissuasion ouverte et donc d'une guerre générale. Le lien historique entre les formes de la puissance et le caractère, idéologique ou messianique, d'une politique étrangère caractérise des conjonctures typiques et rend nécessaire la saisie de la constellation globale pour la compréhension générale du sens que les acteurs attribuent à leurs ambitions ou à leurs responsabilités. Ainsi, dans la conjoncture globale de l'âge planétaire, il est particulièrement dangereux de ne pas tenir compte de l'importance des facteurs aléatoires et de l'extrême complexité des constances qui rendent inévitables les recours à une exigence primordiale de survie, celle de ne pas s'en remettre aux autres, et d'enquérir une réponse unilatéraliste aux stratégies dominantes et aux chantages perturbateurs, ainsi qu'aux fanatismes des acteurs qui opèrent en dehors des espaces d'homogénéité, civilisationnels et culturels.
333
XVIII. RÉALISTES ET IDÉALISTES. À LA RECHERCHE D'UNE MORALE D' ACTION EN POLITIQUE ÉTRANGÈRE
XVIII,l
LE DROIT ET LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
Hug"
Omriu,,"
réactivation de la diplomatie institutionnelle au sein du Conseil de sécurité des Nations unies a remis à l'ordre du jour, depuis la première guelTe du Golfe, la problématique traditionnelle relative à la primauté du droit dans les relations internationales et a suscité une réflexion renouvelée sur la signification et la portée de l'approche normative sur la scène internationale. Une longue tradition doctrinale ex:plique le jeu politique et la dynamique des rapports entre les États, par les traits de la société internationale, son caractère imparfait, inorganisé et peu structuré. Constatant que le pouvoir y demeure décentralisé. inconditionné et souvent violent et que l'ordre jUlidique repose sur le consentement des États, cette école en a déduit que l'absence d'autorités instituées et de règles de conduite communes justifiait la référence à la sécurité et à l'ordre international, par le recours à la doctline de la puissance et de l'équilibre des forces. L'originalité de ce type de relations résiderait dans le fait que, à la différence de toutes autres relations sociales, les rappOlis interétatiques se déroulent «à l'ombre de la guelTe» CR. Aron). où l'ordre y est moins juridique que politique, moins institutionnel que relationnel. Les conséquences de cette doctrine conduisent à une dévalorisation des solidarités, due à la morale ou au droit et à une marginalisation relative du modèle légaliste dans l'explication de la société internationale. La surabondance du discours juridique et de la justification normative à propos du «droit d'ingérence ou d'intrusion », évoquant l'avènement du règne de la loi, traduit-elle en profondeur un changement de la société interétatique ?
Si l'on accepte les axiomes des deux formules célèbres, celle de R. Aron d'abord, selon lequel la politique internationale « a été, toujours et par tous reconnue pour ce qu'elle est, une politique de puissance », et de H. J. Morgenthau ensuite, pour qui « international politics, like all politics, is a struggle for power », l'approche «moraliste-légaliste» signale plutôt l'impuissance du droit dans l'ordonnancement d'une société atomisée et non intégrée que son primat sur la morale du combat ou sur les buts inavouables de la force. Aussi longtemps que les États n'auront pas conclu un «contrat social international» et surmonté l'absence d'une sanction organisée, les rapports entre les États seront soumis, selon cette doctrine, aux jeux des intérêts égoïstes, au sein desquels règnent des facteurs de dissension plutôt que des principes de solidarité. Peut-on, dès lors, civiliser et discipliner une société sui generis et valoriser le concept des communautés internationales (Gemeinschaft), qui traduit l'unité fondamentale de l'humanité à la recherche d'une organisation commune, par rapport à celui de société internationale (Gesellschaft), érigée sur la compétition et le conflit, soumettant l'une et l'autre à un fond commun de règles juridiques et de valeurs morales? L'alternative de ceux qui s'opposent à la justification oligopolistique violence légitime, prétendant forcer en brèche le paradigme réaliste pluralité des souverainetés militaires, en appelle à la revendication, laquelle «une seule souveraineté est admissible, celle du droit» Dupuy).
de la de la selon (R. J.
Si l'avènement du règne de la loi internationale ne peut être déduit des vœux de Georges Bush senior, exprimés au Congrès des États-Unis d'Amérique le Il septembre 1990, d'un «monde où la primauté du droit remplace la loi de la jungle », l'idée de sécurité collective peut-elle se traduire en impératif juridique? y a-t-il une théorie du droit international, satisfaisante et efficace, capable d'apporter
une contribution
substantielle
à la cause de la paix?
Le droit international est-il doté des caractéristiques essentielles du droit interne, soumission à arbitrage de la loi et force irrésistible, pour en imposer les sanctions? La paix par le droit, implique-t-elle le partage d'une idée morale ou la croyance en un postulat légal, le refus de l'anarchie internationale?
337
XVIII.2
LE
DISCOURS
JURIDIQUE
ET SES FONCTIONS:
NORMALISATION, CRÉATION ET COMMUNICATION
La pratique internationale
des États est largement
empreinte
par le droit.
Le juridisme affiché des relations diplomatiques incorpore une finabté régulatlice, qui vise à int1uencer les comportements des autres acteurs. Il exerce, comme tel, une fonction de création de l'ordre, dans la mesure « verbe» diplomatique, conformément aux énoncés de la ,
|
lieu et les acteurs cette qui demeure condenda, statu
Le discours organisé et institutionnel, étatique et supraétatique, de la <.parole» anonyme des opinions et des masses et simultanément aux besoins de légitimation des élites politiques d'tme conjoncture et d'une époque. Or, la référence aux de tout discours justificateur passer des relations contradictoires, entre et réalité
338
se nOUlTÜ s'identifie d'un pays, ne peut se et devoir,
positivité et rigorisme conviction.
XVIII.3
moral, éthique
PERSONNALITÉS
de la responsabilité
ET CONVICTIONS
et éthique
DANS
de la
L'ACTION
DES HOMMES D'ÉTAT
Les enjeux idéologiques sous-jacents à la querelle sur le rôle du droit et des convictions, dans la internationale, doivent être intégrés l'influence des détenninismes, culturels et historiques, des idées dominantes d'une époque et enfin des traits du caractère et de la personnalité des hommes d'État. Le poids des facteurs spécifiquement humains dans le fonctionnement la société internationale n'a rien perdu de sa force, car la prise de décision individuelle, distincte du système de prise de décision des institutions qui la préparent, s'explique en partie par les problèmes à résoudre et en partie par la philosophie des hommes au pouvoir. Les diplomaties de tous les régimes politiques et celles, en particulier, des régimes autoritaires sont souvent soumises aux impondérables de la psychologie et aux réactions imprévisibles des chefs charismatiques. Le but de cet essai est moins de livrer une réflexion d'ensemble sur le rôle des normes et les indications de l'histoire dans le fonctionnement des rapports internationaux que de fournir un éclairage sur les philosophies et les courants doctrinaux, influant sur les options et les conduites de pohtique étrangère. L'affrontement traditionnel relatif à la place la morale et du droit dans les relations interétatiques a reposé sur deux conceptions, jumelées et opposées, de la société internationale, !'tme idéaliste, l'autre réahste; expressions, la première, d'un optimisme et, la deuxième, d'un pessimisme
339
philosophique, qu'inspirent respectivement de volontarismes, de projets et d'actions.
une multitude
de solidarismes
et
Les termes de ce débat nous incitent à privilégier une perspective épistémologique, axée sur la recherche des motivations, avouées ou implicites des et sur les exigences d'une explication conditionnelle du monde, fondée sur une vision, pluraliste et antidéterministe de l'histoire.
XVIII.4
THÉORIE ET REPRÉSENTATIONS
Ces motivations seront mieux perçues. à des approches historiques et théoriques.
si elles sont filtrées par le recours
Au regard d'une finalité intelligible. la fonction de la théOl;e est-elle la même. ou du moins semblable. dans les deux domaines, de l'action et de la connaissance ? La théorie des relations internationales traduit simultanément, pour les analystes et les policy une certaine représentation de la scène internationale et lIDe explication, plus ou moins formalisée, de celle-ci. Elle esquisse, à grands traits, une mappe de J'horizon
diplomatique.
Le champ même de la théorie n'apparaît alors qu'une simplification de la réalité, en mesure de dégager la stl1lcture des forces et la logique des acteurs. La pluralité des lmités politiques et la multiplicité des buts et des sens de la politique internationale infirment toute possibilité d'établir une rationalité univoque ou de saisir des dynamiques normatives, dans les interactions politiques entre joueurs en compétition. Quels sont, dès lors, les intérêts et les cadres conceptuels, susceptibles cerner les perspectives que délimitent les relations internationales? 340
de
Les théories n'ont pas pour seul but de décrire de comprendre. mais aussi de définir les frontières extrêmes des choix historiques. Elles doiwnt disposer d'une vue de l'ensemble. pour insérer \es leçons du passé dans des schèmes formels et dégager la part d'inédit, émergeant des événements, afin de les fondre en un corps cohérent de doctrines. L'utilisation d'une théorie comporte l'inscription de la délibération d'un acteur dans une conjoncture particulière et la mise en accord de celle-ci avec l'évolution du cadre général de la conjoncture globale. Régularités et accidents se combinent et s'influencent ainsi réciproquement, et cela demande de rendre homogènes les interprétations, théoriques et empiIiques, afin que soit mieux desservie la définition de la conduite diplomatico-stratégique. dont l'orientation et la méthode mènent le commerce entre les États. L'objet d'une «grande théorie» des relations internationales demeure la saisie de ce jeu et de ce nœud de la politique mondiale, de cette interférence multidimensionnelle entre système global et sous-systèmes régionaux. C'est ainsi qu'elle est en mesure d'alimenter le dialogue des schématismes rationnels, centrés sur le cadre général, et l'analyse sociologique orientée vers les contextes locaux. Une collaboration étroite est donc indispensable entre anthropologie. sociologie, histoire et théorie pour nourrir l'exigence d'intelligibilité générale d'une période ou d'une situation.
XVIII.5
« GRANDE THÉORIE» ET NÉORÉALISME
L'ambition d'tme «grande d'atteindre la globalité.
théorie»
341
des relations
internationales
est
Elle tend ainsi à privilégier l'analyse systémique, seule approche en mesure de prendre en considération les caractéristiques structurelles des systèmes internationaux (morphologie, hiérarchie, balance, polarisation, intégration, homogénéité). L'adoption de cette perspective, projetée vers l'élaboration de modèles explicatifs de portée générale, tâche de mettre en évidence les régularités et les variables de comportement des acteurs internationaux et revendique ainsi l'universalité des cadres formels retenus (schèmes théoriques). Cherchant à éclairer l'ensemble des relations internationales, elle ne peut se satisfaire de théories partielles (Middle Range Théories) focalisées autour de certaines catégories de phénomènes, mais prétend s'étendre à plusieurs champs d'investigation, qui se sont constitués autour de domaines jadis négligés, que les politiques appellent «régimes », espaces denses en relations institutionnelles, se situant entre les États et les sociétés. L'hégémonie du réalisme et de la tradition réaliste, ne s'est guère estompée par la floraison de ces nombreuses approches aux relations internationales émiettées en autant de champs qui avaient été sous-estimés par le réalisme classique, qu'il s'agisse du système des interdépendances ou des relations transnationales, économiques, culturelles ou communicationnelles, jusqu'aux issues areas qui remplacent la conception d'un espace « stato-centrique » par celui d'un univers décentré. Mettant en valeur le rôle certains facteurs, dont on explicatives, la plupart des renforcent la compréhension l'univers interétatique.
que peuvent exercer, sur la scène internationale, évite de préciser la place et l'importance paradigmes évoqués affaiblissent plutôt qu'ils historique, sociologique et psychopolitique de
À titre d'exemple, la restriction du jeu des puissances à la toute-puissance de l'économie ou l'identification des notions d' « intérêt national» au postulat utilitariste des modèles économétriques (modèles de l'équilibre ou du marché optimisant la répartition de la puissance entre unités politiques afin d'éliminer les enjeux des conflits) conduisent à l'effacement du rôle du politique et de celui des États sur la scène internationale. Plus grave, elles ignorent l'essence des relations internationales, la nature de ses enjeux ou celle de ses acteurs, de leurs cultures, de leurs visions et de leurs histoires.
342
XVIII.6
EN QUÊTE DE lA PAIX. ÉTHIQUE ET POLITIQUE
La politique mondiale, en soi hétérogène et, par inhérence, désordonnée, souligne, si besoÜl était, que ni ks acteurs réguliers et classiques ni actants irréguliers et exotiques n'obéissent aux mêmes principes et valeurs aux mêmes visions et rationalités. Quels sont, dès lors, les représentations et les paradigmes qu'inspirent ou suscitent les ambitions des hommes d'État? La recherche, qui tendait à exclure du domaine des compréhension du «sens subjectif» des conduites et la justifications et des objectifs, dont se réclament les acteurs, négliger les formes changeantes qu'assument historiquement pennanents de l'homme.
d'action
«causes », la diversité des équivaudrait à les problèmes
E. H. Carl' s'était employé à démontrer, à la veille du deuxième conflit mondial (\ 939), l'inanité des constructions normati ves et utopiques, qui avaient eu COUTSdans rentre-deux-guerres. R. Aron et H. Morgenthau ont tourné en ironie les approches moralistes de la politique internationale.
kgalistes-
Ils n'ont cessé de rappeler que la conduite des États est irréductible règles normatives, ayant pour but de discipliner un milieu asocial.
à des
Les paradigmes de rationalité, réalistes et néo-réalistes de l'action étatique, se sont assigné pour but de purger les relations internationales, de visions ou valeurs métapolitiques et métastratégiques. 343
L'imperfection essentielle de tout système international est telle qu'on ne peut exclure l'emploi de la force, ni par le recours à un ordre juridique ni par l'appel à une idée morale. Au sein d'un système bâti sur la compétition et les rivalités violentes, quelle est la part accordée par les hommes d'État à la qualification des faits et à l'interprétation des normes, et quelle est celle qui est faite aux instances contraignantes de la nécessité, de l'opportunité et des moyens militaires? La compréhension des faits n'a jamais rendu inutile un éclairage sens de l'action et sur les dilemmes perpétuels des choix ultimes.
sur le
Aux yeux d'une connaissance globale des conjonctures historiques, aucune théorie du droit ni aucune théorie morale n'ont été satisfaisantes et efficaces, ni en elles-mêmes ni par rapport aux réalités internationales. Politiquement et logiquement, la conduite diplomatico-stratégique comporte la référence constante aux éléments uniques de la conjoncture et à la pluralité des buts qui en définissent les enjeux. En son sein, la composante signifiante acquiert une valeur capitale, elle vise à établir une concordance entre faits et principes.
car
Les États n'ont jamais consenti de se soumettre à l'arbitrage d'une idée ou d'une norme, lorsque des questions d'intérêt vital étaient en cause. Ils ont toujours eu recours à la parole pour s'en justifier ou s'en défendre. Les justifications historiques, juridiques ou morales des délibérations prises ont toujours constitué des enchaînements et des habillages diplomatiques, indispensables à la logique des États et à l'affirmation de leurs intérêts. La scène internationale demeure que celui de l'action ou de l'épreuve.
ainsi l'espace
du verbe, au même titre
Chaque acteur est le juge exclusif de la légitimité engagement.
et de la moralité de son
Or, les États ont tous une moralité relative, car nul État ne tient un principe pour un absolu auquel tout puisse être sacrifié. Il est difficile de définir une morale, lorsque l'existence
physique
est en
Jeu. L'emploi de la force est-il moral ou immoral? à une loi et, si oui, laquelle?
L'État peut-il se soumettre
Quelle est la partie du droit international, coutumier d'être considéré comme du droit stricto sensu?
ou public, qui mérite
L État ou l'homme d'État peuvent-ils traduire une idée en statut territorial ou en acquis politique? Peuvent-ils méconnaître les nécessités stratégiques et les contraintes économiques?
344
Ces dilemmes suscitent des débats graphologiques sur l'idéalisme ou k réalisme des doctrines d'action, prudence, l'imprudence ou les paris des stratèges et L'idéalisation de la puissance et de l'intérêt de l'État s'est toujours opposée à l'utopisme du droit, ou à l'idéalisation de l'idée historique. Les États, personnes et nations, agissent dans le contexte d'un système planétaire, où l'élargissement des aires de souveraineté, à l'intérieur d'une histoire unique, n'a rien changé à la nature de cette société, qui demeure toujours semblable à elle-même, société hobbesienne et sui generis partiellement organisée et façonnée par la jealous emulation. Opposées à J'approche réaJjste et à J'égoïsme des nations, les théories idéalistes prétendent accréditer l'idée de la soumission des conduites interétatiques à des valeurs communes et à des règles, permanentes et transcendantes, supérieures aux intérêts nationaux. Cette métaphysique prend appui sur une approche volontariste: substituer le règne de la violence par le règne de la justice et de la loi. politique étrangère, cette approche se caractérise par le refus d'accepter J'idée que tout ordre international ne peut être réduit à une perspective normative, soit fondée sur l'autolimitation de la souveraineté (Jellinek), sur le principe de l'tmilatéralisme jmidique (pacte sunt servanda) ou sur le nOrInativisme d'une Grundnorm (Kelsen).
XVIII.7
IDÉALISME LÉGALISTE ET IDÉALISME IDÉOLOGIQUE
L'approche idéaliste change de forme ou d'expression, selon qu'elle fasse référence aux impératifs du droit international ou de l'idée historique. 345
L'idéalisme juridique rejette le postulat d'une différence essentielle entre politique nationale et politique internationale, bref, entre pacification infraétatique et rivalité interétatique. Il place les États au service des individus et ceux-là au service de la loi internationale (Droits de l'homme, ingérence ou intrusion). Cette perspective comporte une dévalorisation de la politique étrangère et du primat de l'intérêt d'État, si chers aux réalistes westphaliens. La diplomatie idéaliste-légaliste, prête aux risques et aux sacrifices les plus extrêmes, souvent vouée aux objectifs illimités, suggère des options et définit des stratégies en fonction de règles abstraites (l'équité ou la justice principielles). Elle glisse ainsi, insensiblement, vers les utopies d'une paix perpétuelle, du triomphe de la démocratie dans le monde et du châtiment des coupables qui enfreignent un principe ou transgressent un certain statu quo. L'accent posé sur les traités et les droits, ou sur la sauvegarde de l'ordre juridique, visant à mettre en place un système de sécurité collective, a comme objectif d'éliminer les guerres d'agression. Cette diplomatie prétend enlever aux unités politiques, par définition souveraines, l'essentiel de leurs prérogatives, l'usage légal de la force et la possibilité d'être à la fois juges et parties en situation de litige ou de conflit. C'est bien dans le pouvoir de sanction que réside l'antinomie capitale entre la légitimité classique des États, érigée sur le principe de l'égalité des droits entre les unités politiques, et la légitimité d'un forum international, visant à sanctionner par les armes, d'un acteur principal ou d'une coalition d'acteurs, les violations d'une norme, édictée par la communauté internationale. La critique de l'idéalisme juridique est que tout combat est douteux et le partage du tort et de la raison, ambiguë et difficile, car il n'est guère d'État pur dans l'histoire. Les États l'opportunité.
ont tous une moralité
relative
et ils obéissent
souvent
Les jugements historiques reflètent en partie les émotions populaires mêlent parfois des espoirs collectifs. Peu de gens s'accommodent d'explications abstraites envers les idées ou les théories.
rationnelles
à
et se
ou de dévotions
À l'examen même approximatif de l'idéalisme légaliste, il saute immédiatement aux yeux que celui-ci revêt deux aspects principaux: la nonreconnaissance des mutations produites par la force et le refus d'accepter la logique du fait accompli. Il s'agit, dans les deux cas, de corollaires importants des principes paix par le droit et de la mise hors la loi des guerres d'agression. 346
de la
La paix par le droit est-elle une idée la raison, au sens kantien du terme, indiquant une direction il l'action qui ne saurait jamais être réalisée dans l'histoire, ou bien condition de fonctionnement d'un système international? L'idéalisme idéologique considère l'idée historique comme le critère exclusif de son jugement sur le juste et l'injuste, la vérité ou l'elTeur. Lorsque la victoire de cette idée est posée au-dessus se commue en fanatisme ou en messianisme.
de tout, l'idéalisme
Qu'il s'agisse de J'idée de nationalité ou du principe des peuples à disposer d'eux-mêmes, cette forme d'idéalisme assoit sa raison d'être sur la capacité de mobHisation des convictions, considérées comme les véritables moteurs de l'histoire.
XVIII.S
CYNISME ET RÉALISME
Cynique est en revanche la conception de ceux qui considèrent les idées, les nonnes ou les principes comme des habillages ou des travestissements de l'intérêt étatique ou de la volonté de puissance. Cynisme et oppOliunisme, déliés de tout esprit de système, sont souvent confondus, identifiés ou associés l'un il l'autre. Le cynique et l'opportuniste donnent lieu à des comportements et à des figurations pratiques, peu doctrinaires, très flexibles, souvent stupéfiants. Le premier règle sa conduite sur la circonstance, le deuxième soumet les intérêts les plus universels à l'égoïsme sacré de son pays, de son ethnie et de son État. 347
La souplesse, dans la poursuite des objectifs affichés, n'est guère embarrassée par l'imprévu, car le style de ces deux types de décideurs est fortement imaginatif, capable d'inventer, dans chaque cas, des solutions originales. Il en est tout autrement
du comportement
du réaliste.
La nature de l'homme, intéressé ou violent, ou la nature de la politique, qui ne peut se passer de la compétition et de la force, demeurent les points d'ancrage du réalisme. Le réaliste n'oppose guère la moralité à la politique ni la puissance à la loi, mais la société pacifiée à une société de nature, sans pouvoirs organisés, radicalement asociale. Le réaliste part des données empiriques, des conduites et de leurs justifications, des conséquences des actions, prises par elles-mêmes, en vue d'y adapter sa politique et de l'inscrire dans un tout, dans une globalité et dans une conjoncture durable. Dans les conditions ainsi décrites, les hommes d'État, réalistes ou idéalistes, doivent-ils avoir pour objectif la puissance ou la sécurité? Entendent-ils plier les autres unités politiques par leurs ressources ou par leurs idées? L'analyse des relations internationales est-elle indépendante des considérations morales ou des préoccupations métaphysiques? y a-t-il séparation entre la sphère éthico-politique et celle des jugements historiques? La nécessaire distinction des deux sphères s'étend-elle acteurs et au succès ou à l'insuccès de leurs aventures?
aux finalités
des
Toute restriction de la politique, interne ou internationale, à une valeur ou à un objectif unique manque l'essentiel, car le sens profond de la politique comporte le maintien d'une pluralité de buts, de voies et de moyens, visant à rechercher des solutions, historiquement changeantes, pour résoudre les problèmes permanents de la vie collective. La distinction entre réalistes l'épistémologie ou à la politique?
et idéalistes
tient-elle
à la philosophie,
à
Réside-t-elle en une prise de partie divergente face au monde, en une appréciation diverse, sur le sens accordé aux événements et sur le rapport entre faits et valeurs? Le réaliste et l'idéaliste logique du devenir.
considèrent
différemment
l'ordre des choses et la
Différentes analyses des causes, des motivations et des événements sont à la base du partage qu'ils établissent entre choix personnels et objets d'observation. L'action en est influencée. 348
XVIII.9
DEUX IDEAL-TYPEN : LE RÉALISTE ET L'IDÉALISTE
W<wilrow,Vi/son
Ott" ,'on Bi"""rc'k
Pour le réaliste, observer ce n'est pas transformer, éclairer ce n'est point changer, On n'a pas à identifier justification et explication, prédilection et intellection, Le réaliste s'en tient à l'expérience, à la leçon des choses et, dans son raisonnement n'exclut jamais la cOnlunis opil1io, les ido[a Jàri de Bacon, Pour comprendre, il ne dispose pas d'un système de concepts ou d'une théorie, clos, définitifs et fixes, mais d'un ensemble de coordonnées, dispersées ti.'U1Sl'infini inépuisable du devenir, Un tel homme n'est pas cynique, il ne renonce pas à ses principes, il n'aliène guère son âme, mais il est capable de se soumettre au syndicat de l'épreuve, à la comparaison des divinités et des convictions humaines, par définition innombrables. « Dans la lutte entre une multiplicité de valeurs, où chacune d'entre elles, prise en soi, apparaît contraignante, l'homme doit choisir, en toute autonomie et responsabilité, lequel de ces dieux il veut et doit servir, ou bien, quand à l'un et quand à l'autre. Nullement passif ou acquiescent à l'arbitraire, réaliste n'adhère point à l'apostolat d'une doctrine, il ne prêche guère à une synthèse universelle. Sans être soumis aux raisons de la violence et au visage démoniaque pouvoir, il en comprend les impératifs et la nécessité.
lJ
M. Weber. Zwischeu
zwei Gesetzen.
Mohr. TÜbillgen.
349
1971. p. 145,
du
Il sait pertinemment que la sphère de la politique est une sphère, dans laquelle se nouent et se déploient des rapports de force (Macht) et des rapports de domination (Herrschaft), rapports de compétition et de lutte entre individus, groupes, classes, ethnies, peuples et nations, autour trois grands enjeux: l'idée, l'ambition et la puissance. Il sait que le pouvoir n'est qu'un moyen, pouvant servir les finalités les plus diverses, et que son maintien et sa durée demeurent tributaires de la ruse, de la légitimité et de la force, car chaque acteur garde la responsabilité de son destin, de ses intérêts suprêmes et de sa survie. Indifférent aux querelles sur la distinction entre les formes de pouvoir, bonnes ou mauvaises, oligarchiques ou polyarchiques, ou au dilemme, si le gouvernement par la loi est supérieur au gouvernement par les hommes, l'essentiel ce n'est point de définir la meilleure forme de gouvernement, mais la plus stable, celle sur laquelle on peut fonder un calcul, en vue de la recherche d'équilibres plus favorables, moins désavantageux ou plus assurés. Le réaliste s'assigne en conclusion faits, indépendamment des préférences refus de toute ethicisation du politique.
un but rationnel: l'acceptation des et des valeurs et, en corollaire, le
L'éthique doit être comprise en son sens objectif, comme le résultat d'une délibération et comme choix du politique. Ce qui est capital, là même où il y a arbitraire dans l'exercice du gouvernement, c'est qu'il y ait un pouvoir, un titulaire de la puissance souveraine et que l'on puisse répondre aux questions récurrentes: Quelles sont les alternatives disponibles? Quel type d'ordre est susceptible de mieux garantir la paix civile à l'intérieur, la sécurité et l'indépendance à l'extérieur? Quelles sont les bases d'un consensus, rendant possible la coopération entre les nations? Le corps doctrinal du réalisme est fondé sur une conception imparfaite monde, comme produit des forces qui se dégagent de la nature humaine.
du
Cette naturalisation des relations de puissances et des intérêts opposés fixe l'idée, selon laquelle, dans un univers où les principes moraux ne peuvent se réaliser que partiellement, ils peuvent toutefois trouver un champ d'application dans l'équilibrage provisoire des intérêts et dans le règlement précaire des conflits et des crises. L'équilibre de puissance demeure le paradigme rationnel de la « prudence », en matière de sécurité, et le principe de légitimité le mieux assuré, pour affermir une conception de l'ordre stable. Dans la dimension du droit et dans celle des rapports de commandement et d'obéissance, le réaliste s'en tient à l'existence d'une hiérarchie, naturalisée in illo tempore, selon laquelle la puissance est une domination de l'homme sur l'homme, la capacité de restreindre la liberté d'un autre homme dans le
350
choix de sa conduite, et de l'exercer, conformément système d'ordre, imposé et institutionnalisé.
à une légalité, grâce à un
Ce réaliste voit dans l'illusion le principe même de la tromperie. Quant à la nature humaine, il en aperçoit toute la grandeur et toutes les limites, qui lui interdisent de croire aux radicalismes excessifs et aux espoirs insensés. En ce qui concerne les intérêts d'État, il fixe une frontière infranchissable entre les appétits récurrents des régimes politiques et les intérêts essentiels des nations. Le statut de l'illusion, est, pour lui, celui de l'apparence erronée et du mauvais calcul, qui ne cessent cependant d'opérer, contrairement à l'erreur, même lorsque cette apparence est bien perçue et reconnue comme telle. Son anthropologie philosophique et de sa vision de la politique.
est là, donatrice de son idée de l'histoire
Il en conclut pour une interprétation globale de toute la réalité, en toutes ses équivoques et en toutes ses antinomies, conformément à ce qui est, et donc au monde, hybride et impur, des idées et des passions, et guère à ce qui devrait être, au cas où les hommes, épris par leurs seules convictions, obéiraient à des impératifs moraux, séculaires ou transcendants. À l'opposé de cet homme, l'idéaliste! «Pour celui-ci, la réalité n'est que le dérivé d'un principe, origine efficiente du monde, l'esprit absolu du tout, hors duquel rien n'existe» (Spinoza). Cette réduction de l'objet de connaissance à l'idée comporte le remplacement de la «cause» par un «sens» de l'analyse, par une « conviction », une « religion» ou une « doctrine ». La structure de l'ordre et la nécessité du pouvoir ne sont perçues fonction de leurs buts et jamais de leurs enjeux. La paix à travers le droit! La mise hors soumission des États à la morale et à la justice! moraliste-légaliste!
qu'en
la loi de la guerre! La Telles sont les devises du
Le pacifiste est-il un idéaliste? Obéit-il à une idée historique, impératifs d'une religion ou à la culture dominante d'une époque?
aux
Le devoir de l'obéissance doit correspondre, pour l'idéaliste, à une certaine idée de la légitimité, la paix ou la sécurité à l'extérieur, la protection des individus désarmés et la catharsis définitives des conflits à l'intérieur de la cité. L'idéaliste est incapable d'accepter le divorce de l'âme et de la raison, de la vérité et du monde et ne peut exalter que l'éthique de la conviction, oscillant perpétuellement entre l'intégrisme négateur de la réalité, celui, bien
351
ancien, du fiat veritas, l'incipit vita nava15.
pereat
mundu/4
et l'utopisme
palingénésique,
de
La subjectivité, constitutive de l'engagement idéaliste met en lumière, comme sa propre loi, une fonction essentielle de la règle morale, l'action selon une fin. L'idéaliste fait de cette règle un impératif humanitaire: «Considère l'humanité en toi-même et dans les autres, toujours comme une fin et jamais exclusivement comme un moyen» (E. Kant). La réforme de la volonté qui unit à la raison, remplace les idéaux, venus de l'extérieur, par la soumission de l'homme, sujet moral, à un commandement universel, conforme à une loi de nature. Cette identification percutante et inextirpable de la liberté et de l'impératif catégorique à l'ordre naturel du monde, est une des tentatives de l'Aufklarung de retrouver l'union de l'homme et de l'univers. Les dilemmes de la politique internationale tiennent en permanence dialectique de ces oppositions et de ces déchirements internes.
à la
Chez les réalistes, les modes d'action découleront des dictées de l'expérience, chez les idéalistes d'une syntaxe à réécrire ab imis fundamentis, selon les « voies très certaines de la science» (Descartes). Mais les idéalistes, comme «les conquérants savent que l'action est en elle-même inutile et qu'il n'yen aurait qu'une d'utile: celle qui refit l'homme et la terre» 16.
14
15 16
Soit la vérité que périsse le monde. « Commence
une vie nouvelle
»
A. Camus, Le mythe de Sisyphe.
352
XVIII.l0
STYLES ET DOCTRINES
Sur quel type de doctrine politique étrangère? Une différence
faut-il
comprendre
une morale
d'action
en
s'impose.
Elle se situe entTe Je temps relatif et linÜté de la politique absolu des grandes certitudes et des grandes fondations.
et le temps
Le premier cOlTespond au style légaliste et pragmatique, où vivent l'homme d'État, les unités politiques et la communauté internationale. Le second est calqué l'histoire et de la vérité.
sur la réconciliation
C'est le style des prophètes et des guérisseurs. « Une mappe du monde sans utopie est-elle Oscar Wilde.
définitive
de J'humanité,
désirable?
de
» se demandait
«L'utopie n'est-elle pas à la politique, ce que J'hérésie est à la théologie? » eut J'air de commenter Thomas Molnar avec le recul du temps. Mettre en accord la morale du siècle et la vocation surnaturelle des idées, telle est la tâche du réformiste modéré, tel est J'objectif d'une politique du possible. La conciliation de ces deux morales est une source de chagl;n pour les faiseurs d'histoire, constatant sur le telTain, qu'il ne peut y avoir d'ordre, de consensus et de stabilité, aussi longtemps que le gouvernement des faits, demeure étranger au gouvernement des idéaux, liés aux espoirs perpétue11ement ressortissants des hommes. L'art de gouverner doit pouvoir équilibrer, en sismographe très sensible, ces deux extrêmes, inégalement présents dans les esprits et inégalement actifs dans les frémissements émotionnels des passions profondes. L'art de la politique a pour mission de faire converger vers une même légitimité.
353
ces deux tendances
Par quel autre wlemme serait pris l'homme d'État qlÜ veuille préserver ou instaurer un ordre intemationaI stable, n'était en mesuœ comprendre et de concilier la fureur, parfois sanglantes des grands perturbateurs, et la ruse, souvent cynique, de la conservation ou de la simple prudence
XVIII.ll
MODÈLES IDÉAUX ET SYSTÈMES D'ACTION
Les remarques présentées n'auraient qu'une valeur incomplète si elles étaient pt;ses jsolément, sans relation au contexte de l'action, à la natUre hétérogène de ce demier, à l'impureté de ces deux modèles idéaux, mélangés et confondus dans un même caractère. Au moÜ1S trois ordres de considérations les propos ci-dessus formulés17 :
. . .
"
doivent intervenÜ', pour intégrer
la nature des régimes politiques. démocratiques ou autoritaires. dans lesquels les personnalités agissent. La concentration ou la dispersion de la puissance influencent ici les délibérations et adoptées le caractère. révolutionnaire ou conservateur, des élites, corœspondant aux types décrits, Une approche à la théorie des élites, violentes ou non violentes. aventuristes ou traditionalistes. est ici capitale:
]a place de la politique étrangère, dans la réalisation des ambitions que le réaliste ou l'idéaliste se donnent eux-mèmes comme en les imposant pm'allèlement au monde,
Voir sur ce point R. Aron in Démocratie
198:1/84.
354
et Totalitarisme,
« Commentaire
"
N 24
L'analyse considération, éclairante.
du primat de nature
de la volonté de puissance économique ou idéologique,
sur toute autre est à cet égard
L'importance du phénomène idéologique, religieux ou doctrinaire peut constituer un facteur d'illustration complémentaire entre les deux cas de figure. Il va de soi que l'ordre des contraintes, que ces protagonistes auront à affronter ou qui se seront elles-mêmes créées dans l'action, nous ramène encore une fois en amont, à leur philosophie, à la nature de leurs idéaux, aux comportements qu'ils auront mis en œuvre, pour atteindre leurs buts, rationnels ou fanatiques. Les formes de la démagogie et de la propagande ne sont pas les mêmes chez l'idéaliste et chez le réaliste, et changent, par conséquent, la nature et l'amplification des messages et les techniques de communication adoptées. C'est le rapport des élites aux masses, pouvoir qui doivent alors être examinés.
c'est la relation
des élites
au
Le rapport de mépris ou de respect envers les individus et envers les formes politiques constituées joue comme un facteur différentiel d'efficacité. Le rapport à la force et au droit détermine d'organisation et les modes d'obtention du consensus.
enfin
les conditions
Les réalistes et les idéalistes ont des prédilections différentes, quant à la manière de surmonter leurs contraintes, et ils ont une conception opposée de la légitimité et de la grandeur extérieures. Le sens de leur « mission»
en découle.
L'importance dans laquelle ils tiendront les phénomènes de « lecture» de la politique internationale influence la conjoncture historique et jette un éclairage sur les conflits qui peuvent surgir sur leur parcours. L'analyse du pourquoi, du moment et du comment, des élites, réalistes ou idéalistes tendent à transférer la solution des problèmes internes vers l'extérieur, devient ainsi un objet de réflexion capital. La relation de l'un ou de l'autre, à la légitimité conception de la politique, de la morale et du droit.
de l'État, reflète
leur
Dans l'ordre international, le réaliste perçoit très clairement l'autonomie de la vie morale, vis-à-vis de la vie naturelle de l'État. Il ne peut que douter de l'indépendance de la première, car il considère les contraintes de l'instinct, des égoïstes et des intérêts beaucoup plus fortes que celles de l'esprit. Cette reconnaissance ne comporte pour lui ni d'idéalisations excessives ni d'adorations démoniaques. Il n'ignore point que les impératifs de l'action peuvent être dictés par la loi morale, ou par la vie intérieure, en deçà et audelà de la logique d'État.
355
L'idée. selon laquelle l'individualité de la vie morale est sauvegardée par le naturalisme de la vie étatique, l'oblige à reconnaitre que l'dficacité des nonnes est toujours tributaire de l'efficacité de l'ordonnancement juridique, et que les atteintes extérieures, portées à l'État, sont des atteintes portées indirectemen t à l'indi vidu. Cette zone crépusculaire, où s'entremêlent l'instinct et la raison, sentiments éthiques et les passions naturelles, les dilemmes de la raison d'État. Elle circonscrit également le périmètre de la liberté humaine. Cet univers de contrastes n'est autre chose que l'univers de la politique et de la morale, confrontées l'une à l'autre et souvent soumises aux démons de la puissance. Le réaliste ne se plie guère à ce constat désannant. Il constate l'existence d'une sphère de rapports, celle des relations exJérieures, où l'instinct de ptÜssance domine sur l'idéal de la justice. Ce même homme. pour qui l'unité de la politique d'État est caractérisée par la distinction entre la moralité de ]' individu et l'amoralité de l'État, considère que l'impératif de ce dernier consiste à s'affinner comme pouvoir face au citDyen et comme puissance au regard du monde.
XVIIL12
CULTURE DE L'HUMANITÉ
ET MORALITÉ DES ÉTATS
Il est convenu de recOlmaÎtre que les États constituent des personnalités, d'abord juridiques, douées d'une volonté, d'une intelligence, d'un intérêt et donc d'une raison propre, et que l'État dispose à ce titre et à plus forte raison 356
d'une moralité et d'un sens historiques, assurés par un héritage particulier et par une volonté transcendante, qui dépassent celle des vivants, et s'expriment à travers les siècles, dans une culture, une tradition et une identité spécifiques? Dès lors, la moralité de l'État doit-elle supérieure à celle des individus?
être considérée
semblable
ou
Dans le combat incessant, engagé pour la domination ou la survie, on peut déceler le sens que les différentes doctrines ont donné à la compétition, obstinée et périlleuse, entre unités politiques. Puisque aucune de ces unités combattantes n'est dépourvue de « raison» dans l'affirmation de ses intérêts et dans les formes de ses engagements, le devoir des États, dit le réaliste, au sein de la société des peuples ou dans la contribution, apportée à la constitution de la culture de l'humanité, est de défendre « sa » propre raison. La moralité et l'évolution morale des États en résultent, avec cette distinction que la morale des individus peut obéir à l'engagement personnel et à une logique transparente des convictions privées, tandis que la moralité des États a le droit d'être équivoque. Elle reflète le comportement qui s'impose au sein de la société internationale et demande à ne rien méconnaître, ni les arguments de principe ni les considérations d'opportunité. Au sujet de la moralité, toutefois, l'ambiguïté de la société internationale interdit d'aller jusqu'au bout de toute logique partielle, soit-elle celle de la force, de la puissance, de la philosophie, ou du droit. Aucun des arguments de principe et d'opportunité, apportés par ces logiques partielles, ne peut être écarté d'une réflexion pratico-morale radicale, car celle-ci peut aboutir à l'emploi illimité de moyens paroxystiques de la part d'un État, de son intelligence politique et de son système d'action. Les problèmes éthiques, soulevés par des conflits qui pourraient conduire au suicide ou à des blessures mortelles de tous ou d'une partie des belligérants, sont reconduits le plus souvent aux moyens et aux formes de ces conflits possibles, tandis que les arguments historiques concernent davantage les ambitions et les buts des acteurs et les répercussions de leurs issues sur la vie des peuples, la configuration des systèmes et le devenir collectif de l'humanité. Tant que la vie internationale conservera un caractère mixte, mi-social et mi-asocial, l'action diplomatico-stratégique gardera un caractère antinomique et la morale de la politique étrangère sera, elle aussi, équivoque et hybride, différente, en son essence, de celle des individus.
357
XVIII.13
MORALE DU COMBAT OU MORALE DE LA LOI?
Les peuples ne peuvent ignorer la morale du combat, prétèrent la morale de la loi ou l'impératif de la paix.
même
s'ils lui
La morale du combat gardera tout son sens, pour les coUectivités et les hommes d'État, aussi longtemps que les engagements violents demeureront les sanctions nltimes et permanentes des relations internationales. Puisque la force a fait et défait, depuis des millénaires, les États, et qu'eUe est à l'origine du droit, résultant de leurs constitutions et de leurs accords réciproques, il est stérile de proclamer J'injustice intrinsèque de la force, ou de décréter l'immoralité principielle de la lutte, car la lutte sanglante entre unités politiques a partie intégrante du mouvement idées, du développement de la culture et du devenir des civilisations. Pour juger moralement des conduites de combat et des modalités par lesquelles celui-ci a été mené, il faut apprécier à chaque fois les l'onnes et la spiralisation la violence, et donc les principes et les craintes de sécurité et de survie des dnellistes d'un système. Celui qui veut comprendre l'histoÜe ne peut proclamer J'injustice d'un cont1it ou d'une guerre, au risque d'en méconnaître la fonction, bref le rapport d'inhérence à l'homme et à la politique.
d'avance le sens et
Invoquer J'intérêt national ou l'exigence de survie, c'est une manière de définir une approche à la réalité internationale, plutôt que de dégager WIe prospective. Subordonner la sécurité collective à la survie, cela exige de clarifier préalablement la notion de survie, vu la multiplicité des interprétations de cette notion, par laquelle on peut sous-entendre les idées d'indépendance et de liberté d'action extérieure, la nature des régimes politiques et J'identité, culturelle ou religieuse, d'un pays ou d'une nation.
358
Vouloir préserver l'indépendance nationale peut vouloir dire sauvegarder, au besoin, jalousement l'expression de la variété de la richesse humaine. S'opposer à l'empire universel, c'est juger impossibles ou historiquement inactuels l'illusion ou le rêve de l'humanité de se constituer en État unique (Menschheitsstaat) et de concrétiser ainsi un idéal élevé de pacification et de gouvernement. C'est juger cet idéal comme l'histoire» (R. Aron).
«une
conversion
de l'histoire
et non dans
Enfin, d'un point de vue culturel, les nations ne réalisent que partiellement le contenu de la culture, car celle-ci demeure fortement individualisée et porte l'empreinte originelle du génie de chaque peuple. La vocation à l'universel contredit la loi de l'enrichissement réciproque, qui consiste à donner et à recevoir, à établir un commerce de langues et d'expressions diverses, dans le domaine de l'esprit. Ainsi, les peuples de culture portent en haut degré l'orgueil de féconder l'univers intellectuel d'une époque, avec la supériorité de leur philosophie, politique et morale. Puisque l'idée de l'humanité n'est pas donnée immédiatement aux hommes, la pleine expression de la richesse humaine conduit, d'une part, à la pluralité des États, inégaux et hétérogènes et, de l'autre, à l'individualisation et aux particularismes nationaux de la culture. La tentative d'un peuple ou d'un État de parvenir à l'universel, par la conscience de sa vocation civilisatrice, ou par la création de valeurs morales supérieures, a engendré par le passé une évidente surestimation de soi, qui a été à l'origine de l'arrogance ou de la superbe des nations, d'où les excès, consistant à vouloir accomplir, par les détours d'une idéalisation de la puissance, une mission et une œuvre de culture.
359
XVIII.14
DE
L'IDÉALISATION
DE
LA
PUISSANCE
À
L'INTERDÉPENDANCE DE LA POLITIQUE MONDIALE
Un excès d'idéalisation de la puissance a été lié aux conceptualisations de la Machtpolitik allemande et a conduit aux exaltations nationalistes bien connues. Cependant, une mutation spirituelle s'est produite, dans l'après-guerre et au-delà de l'Atlantique, lorsque la Machtpolitik est devenue power politics. Cette mutation a été de taille.
Elle a été tout d'abord philosoplùque. car elle a visé à remplacer la philosophie politique du contrat par la conception individualiste de r homo soumis au seul respect de la loi internationale. Cette mutation a été parallèlement théologique, puisqu'elle était fondée sur une certaine conception de la nature humaine, selon laqueJJe la COlTuption de J'homme par le péché se manifeste à travers l'expression violente du cours de l'histoire. La transformation du climat social et intellectuel a joué son rôle enfin, puisqu'elle a conduit à la dévalorisation de la politique étrangère et à l'effacement de la distinction entre politique interne et politique internationale. surtout chez le courant idéaliste. Tout cela n'a pu aboutir qu'à une conception, restrictive et moralisante, selon laqueJJe la force n'est admissible qu'aux seules fins de la sécurité nationale. La prise de conscience des intérêts de la collectivité internationale a enfin abouti au souci de surmonter les égoïsmes sacrés des moi collectifs.
360
Le lien qui avait été naguère œuvre de culture se dissipa.
emphatisé
entre politique
de puissance
et
Les nationalistes allemands avaient fait de la puissance une valeur en soi, les réalistes américains constatent son existence et se plient à ses impératifs et à sa loi. Dès lors que l'on quitte le terrain de la métaphysique de la guerre et du rapport d'inhérence de celle-ci à la culture et à l'État, la recherche des substituts ou des «équivalents moraux de la guerre» conduit au questionnement, puis à l'examen de l'étendue de la notion d'intérêt national et de la prise de conscience, par chaque unité politique, des intérêts des autres. C'est seulement réalistes américains, résolue de la force.
l'intérêt national qui semble justifier, aux yeux des la poursuite d'une politique de puissance et l'utilisation
Puisque la loi et les traités internationaux ne peuvent constituer des impératifs contraignants et dissuasifs, l'opposition permanente entre monopole de la violence légitime et pluralité des souverainetés militaires semble autoriser l'insistance portée par ce courant sur la notion de survie.
XVIII.15
SURVIE
ET SÉCURITÉ
COLLECTIVE
À L'ÂGE
DE LA
BIPOLARITÉ Selon la transcription américaine de la Machtpolitik politics ne peut être réduite à la seule survie nationale.
allemande,
la power
La pluralité des sens de la notion de « survie» (indépendance et liberté politiques, sécurité relative et refus de l'holocauste) n'a pas interdit la stabilité stratégique de l'après-guerre, paralysant toute délibération politicodiplomatique insensée, immodérée ou irrationnelle. Dans un monde bipolaire et nucléaire, elle a engendré la prudence développé un souci partagé, de compréhension des intérêts de l'autre. Elle a enfin collective.
conduit
à l'approfondissement
de la notion
et a
de sécurité
Si différente et si commune aux deux camps, la prudence, ce véritable Saint-Esprit de la sagesse politique, n'a jamais été si pratiquée et si peu affichée. Elle a découragé tout esprit missionnaire par l'idée ou par le droit, limitant également l'ambition ou l'illusion de l'empire universel, à la portée des détenteurs des armes de destruction massive. Elle a contraint les hommes au réalisme authentique, et donc à la prise en considération la plus large de toute la réalité, sous toutes ses formes, politiques, militaires, économiques,
361
démographiques irrationnelles.
et psychologiques,
en d'autres
termes,
rationnelles
et
Elle a soumis à la rigueur d'une évaluation très sévère le rapport entre les objectifs visés et les résultats probables de l'action ou de l'inaction, de la guerre et de la non-guerre! Face à l'inconnue d'un pari sans précédent, qui était à la fois d'un risque et d'un intérêt partagés, seuls les moralistes de la conviction ont proclamé que le coût de l'asservissement, d'un peuple ou d'une culture, est insignifiant face à l'anéantissement ou à l'holocauste collectifs. Ces moralistes ont contribué, à leur manière et par leurs conseils, équivoques et faux, « il faut capituler plutôt que risquer! », à jeter les bases, dans l'après-guerre, d'une stratégie rationnelle et d'une politique raisonnable, si nécessaires, pour les esprits peu doués d'illusions, jusqu'au jour où l'humanité réussira, sans trahir l'idéal, à s'évader de l'histoire sanglante et à ensevelir l'institution belliqueuse. Il ne s'agissait pas de substituer le risque d'une guerre par sa fatalité ou sa certitude ni de sauver l'humanité, mais notre humanité, car l'idéal, ce n'est jamais la vie en elle-même, c'est une certaine conception de la vie, celle qui confère un sens ou une valeur à l'existence collective; sens ou valeurs qui deviennent, à certains moments, absolus. L'ensemble de ces postulats, axiomes ou simples préceptes, demeure-t-il encore le même dans le monde chaotique et, en perspective multipolaire qui est le nôtre, et à la lumière d'enjeux et de tendances lourdes, qui débouchent sur des incertitudes majeures et remettent en cause la hiérarchie et les frontières entre les nations, transforment le rôle des États et métamorphosent les conditions de régulation de la sécurité collective, tant à l'échelle régionale que mondiale?
362
XVIII,16
SYSTÈMES D'ACTION
ET SCHÈMES DU DEVENIR. SUR
LA CONDUITE DIPLOMATICO-STRATÉGIQUE
Le théâtre des événements historiques résulte d'une pluralité indétlnie de principes, d'idéalités et de motivations et d'une pluralité d'intérêts et de docttines, qui orientent1es schèmes du devenir. La culture, tt'availlée par l'héritage des peuples et les principes de constitution des États agit indirectement sur ces schèmes et intlue profondément sur les délibérations des hommes d'État. La reconnaissance de la diversité, d'époque en époque, des institutions et des idées suggère à l'analyste, la prise en considération des formes culturelles, qui inspirent ou commandent à la délibération politique. Les théories relatives aux schèmes du devenir et aux visions de l'évolution future, constituent autant d'interprétations du passé et, par conséquent, des traditions, de pensée et d'action, auxquelles ne peuvent se soustraire facilement les policy makers dans la définition de la politique étrangère. Dans une conjoncture planétaire et dans un système qui unifie en une perspective unique des civilisations hétérogènes, insérer des visions des civilisations non européennes et des conceptions de l'histoire autres, dans J'analyse des relations internationales, c'est tenir compte des répercussions des conceptions traditionneJJes sur l'ordre mondial et sur le comportement de certains acteurs, étatiques ou subétatiques, de la scène mondiale. L'acteur, individuel ou collectif, n'est intelligible que par référence conjoncture et aux psychismes de ses déterminismes culturels.
à la
Or, la conjoncture s'inscrit dans des rapports de force et dans tm espace historique, tandis que le « caractère» du décideur se dégage des buts et de la manière par lesquels il pense le monde. 363
Le mode d'action qu'il adopte résulte tout autant de « sa » volonté que de l'influence de visions ou de perceptions, dues à des particularismes culturels irréductibles. Sa «décision» s'explique en somme par cette dualité, rapport de force, conception ou vision du monde, autrement tactique de l'acteur et philosophie et perception globale de encore, combinaison, aventureuse et risquée, de la conduite conduite probable. Aux yeux de l'histoire, les données changeantes ne mettent guère en doute événements.
conjoncture ou dit, stratégie et la politique, ou calculée et de la
durables et les circonstances l'incohérence principielle des
C'est la politique, c'est le commerce des États qui tâchent de définir les conduites probables d'autres acteurs, ennemis, rivaux ou alliés, afin de se définir, eux-mêmes, par rapport à un ordre ou à un désordre donnés du monde. C'est la politique qui fixe un but à la stratégie, instrumentale et aventureuse et c'est l'étude de cette conduite, qui doit passer en revue les variables principales de l'action et écarter toute idée approximative et toute perspective, artificiellement simplifiée du système, dans lequel elle s'insère. En matière de relations internationales, plus une décision s'inscrit dans une conjoncture globale, plus les éléments disparates et irrépétibles apparaissent avec force et la conjonction des facteurs, qui influencent la situation d'ensemble est perçue comme unique. Plus la situation est orientée vers une décision locale, ou un objectif limité, plus les facteurs de régularité interviennent, pour fixer, au moins au niveau tactique, une certaine homogénéité de styles ou de comportement, autorisant à la formulation de prévisions ou de conjectures d'action. Les prescriptions normatives qui en résultent diffèrent d'un champ à l'autre, selon la nature des conduites dont les théories représentent la compréhension systématique et sont subordonnées, à leur tour, aux principes, contradictoires, de l'indéterminisme probabiliste et des régularités historiques. Ces deux référents demeurent constellations diplomatiques.
indispensables
à toute
analyse
des
La conduite diplomatico-stratégique, ou conduite de politique étrangère, prétend établir une relation constante entre les indéterminismes de la conjoncture globale et les contraintes des situations locales, dictées à leur tour par la logique de sous-systèmes dissemblables. Cette conduite, a toujours prétendu se justifier par des idées, obéir à des impératifs ou à des normes, se plier ou s'adapter à des principes.
364
Elle ne demeure toutefois pas la même pour tous les régimes et pour tous les États, au-delà éléments formels, qui en caractérisent les traits permanents: calcul des égoïsme étatique, intérêt national, ambigui'té et cynisme. Nul n'est en mesure de comprendre la politique étrangère d'un État sans étudié, au préalable, la culture polÜique et la philosophie morale hommes qui l'inspirent, la décident et l'exécutent. Les problèmes soulevés par la compétition violente entTe les États et paT les exigences de la politique de puissance, semblent condamner d'avance le recours à tout esprit de système et à toute orientation doctrinaire.
XVIII.17
VERS DE NOUVEAUX MODÈLES THÉORIQUES?
L'actuelle contestation des souverainetés étatiques, nationales ou fédérales, au nom de la reviviscence du principe d'autodétermination et d'autogouvel11ement des peuples, aboutit à la valorisation du concept de communauté (ou Gemeinschqft), par opposition à celui de société internationale (ou Gesellschqft). Cette contestation n'échappe pas, d'une part à la projection des valeurs universalistes dans le processus d'analyse des relations intel11ationales et de l'autre, au travail d'érosion, découlant de la découverte de nouvelles formes de sohdarîté, juridiques et culturelles. Assistons-nous à une reformulation des dilemmes de politique intel11ationale, par un dépassement de la conceptualisation stato-centrique, érigée sur les principes de l'équilibre de puissance et d'économicisation du politique? structurelles, qui L'accent posé par certains, sur les contraintes détermineraient le comportement des États, élimine-t-il ou marginalise-t-il les problèmes, philosophiques et moraux, de l'analyse politique et des délibérations des hommes d'État?
365
DépolùlJé de toute subjectivité, au profit d'une investigation positiviste, le principe moral du réalisme, reprend à son compte l'approche classique en tenœs d'équilibre des forces, qui redevient, le synonyme de l'équitable, opposé et perpétuellement éloigné de l'idéalmétapolitique du juste. En intégrant l'économique dans une perspective docttinale, bâtie autour des concepts centraux de la tenants du néoréalisme structurel renoncent à ce qu'il y a d'essentiel dans les conduites de politique étrangère, l'impact des phénomènes culturels et identitaires et l'orientation des valeurs? L'analyse la dimension transculturel1e apparaît plus en plus indispensable, car elle dégage un nouvel horizon prospectif, faisant place à d'autres visions et à d'autres rationalités, géopolitiques et géostratégiques l'ordre mondial, au sein d'un système international plus fortement hétérogène, particulariste et peu intégré.
XVIII.18
PARTICULARISMES
CULTURELS
ET
PROSPECTl VE
INTERNATIONALE
Les difficultés de l'analyse théorique en matière de relations internationales s'expliquent en partie, par les tentatives de recherche théories indifférentes à la dynamique histOlique et à J'hétérogénéité culturelle de l'univers fini. Le paradigme de J'interdépendance, prétendant dégager les fondements de conduites plus solidaires et valorisant l'importance des forces suprauationales, transnationales et subnationales, n'a pas tiré parti, malgré la fécondité de sa démarche, de l'importance de la dimension culturelle, pour la compréhension du système international de l'âge planétaire. 366
Le processus d'universalisation en cours s'accompagne de perspectives de fragmentation et de diversification des contenus de la culture et, par conséquent, d'une dialectique très aléatoire de l'un et du multiple, du particulier et de l'universel. Maints exemples nous prouvent l'influence de schémas traditionnels conditionnant, à des degrés divers, la conduite diplomatico-stratégique et les comportements collectifs de certaines ethnies, dans leurs rapports de proximité avec d'autres groupes. La nécessité de renforcer l'approche régionale, en matière de relations internationales appuyant cette démarche par la définition de critères différents de ceux qui ont été couramment utilisés jusqu'ici nous rappelle le souci de prendre en compte les affinités de parenté, culturelles et spirituelles, afin de mettre en valeur la pertinence partielle de visions du monde, spécifiques à chaque région de la planète. L'existence de particularismes multiples fournit une démonstration de la persistance, à travers les âges, de schèmes mentaux qui influencent les motivations et les conduites de l'action diplomatico-stratégique. La prise de conscience de la part des peuples de leur solidarité commune et de leur appartenance à un même genre, celui de l'humanité, ne va pas sans conflits ou sans contrastes. Au sein du processus de globalisation de l'histoire humaine, parler d'enjeux limités dans les formes de lutte menées un peu partout dans le monde peut apparaître candide ou aveugle. La diversité des cultures et des peuples qui restent les sujets collectifs de l'histoire appelle à une diversité de perceptions, dans l'affrontement entre identités, longtemps reniées, et aujourd'hui ressurgissantes. Parallèlement au mouvement de mondialisation, de nouveaux facteurs de fragmentation et de désordre accroissent l'hétérogénéité du système et simultanément les mécanismes de régulation existants, régionaux ou universels, apparaissent inappropriés à gérer ou à maîtriser l'interdépendance de la planète. Du point de vue prospectif, l'uniformisation de la culture nous montre que le processus de mondialisation a pour corollaire, l'irruption de nouveaux acteurs, l'individu et les minorités, par delà les États ou les sociétés, revendiquant la reconnaissance de leurs statuts, juridiques et politiques, dans un horizon temporel amplifié et de ce fait, plus complexe. En même temps, et en réaction à ce mouvement, des cultures fermées, xénophobes, particularistes et locales émergent d'un autre âge, et s'opposent au processus d'universalisation et à celui de sécularisation et de modernisation qui accompagne le premier. Puisque les idées, traditionnelles ou modernes, et les courants de pensée, idéalistes ou réalistes, constituent l'une des causes qui déterminent le cours 367
de l'histoire, l'univers des convictions celui des croyances apparaissent comme fondateurs de l'ordre social et politique, au même titre et avec la même capacité d'entraînement de l'idée historique ou des découvertes de science. Si le rôle des acteurs et celui des courants transnationaux tendent aujourd'hui à s'accroître, le rôle des États s'en trouve par contre moditïé et amoindri. La neutralité de celtains État,>est remise en cause (arc islamique), et la conscience religieuse, distincte ou séparée de la conscience uationale, absente, insuffisante ou inefficace, est remplie par un contenu identitaire, qui revendique tantôt un renouveau au moyen de la tradition, tantôt le de la laïcité, comme séparation radicale du pouvoir et de la foi. Ailleurs (arc balkanique), la coexistence des diversités ethniques, compromise pour longtemps par des troubles et des conflits difficiles à éteindre, cède la place aux sentiments de nationalité, conçue comme héritage du jus plutÔt que connue serment de tous les jours et comme fondement la citoyenneté politique.
XVIII.19
ESPOIRS ET MENACES A L'AUBE DU MILLÉNAIRE
Cette conjonction de menaces, déferlant vers de multiples pôles rupture, se somme à des dét1cits de toute nature, démocratiques, croissance ou de liberté.
de de
C'est une injure quotidienne aux droits, civiques et politiques, ainsi qu'aux attentes, économiques et sociales, qui fait qu'il n'y a plus un coin de la planète, dans un monde interdépendant, dans lequel l'humanité puisse se considérer hors de danger ou hors de 368
La liaison entre la paix et le développement replace les espoirs et les menaces de notre temps dans le cadre d'une histoire unique, dans laquelle tout schéma préétabli est antinomique vis-à-vis de la complexité du réel et ne représente qu'une fenêtre, parmi d'autres, ouverte sur l'avenir. La notion de survie de l'humanité, combinée à celle de sécurité collective, liée aux différents pays et aux différentes nations, nous interpelle avec plus de force, devant la montée de l'irrationnel, du fanatisme religieux et des États théocratiques, qui annulent les acquis séculaires de la libération de nos esprits. D'autre part, l'injustice explosive de sociétés inégalitaires, l'absence d'institutions et de volontés organisatrices, à l'échelle régionale ou universelle, la multiplicité des chemins empruntés par les nations nanties pour se développer et se placer en position d'avantage dans une compétition incessante, rendent le monde plus étroit, plus changeant et plus dangereux. Au regard planétaires.
d'une
perspective
réaliste,
il n'existe
de problèmes
que
En se plaçant à ce niveau, des signaux d'alarme font état d'un double génocide, l'un, silencieux, se consommant dans le Tiers et Quarts Mondes par l'effondrement de continents de nécessiteux, l'autre, bruyant et sanglant, qui résulte d'une histoire de haines inassouvies, s'affrontant un peu partout dans le monde. Au cœur d'un univers où tout est signifiant, une accumulation handicaps, fortement médiatisés, pousse au paroxysme de l'inacceptable.
de
Les grands équilibres, qui ont permis notre victoire dans la bataille millénaire menée contre les forces aveugles de la sélection naturelle, risquent d'inverser le rapport originel entre le prédateur et sa proie, l'homme et la nature. L'espèce humaine a cessé d'être un facteur passif de la sélection. Elle a commencé à en contrôler le processus, grâce aux ressources de la science et de la technologie, pendant que la mort des forêts, le progrès de la désertification, l'épuisement et la pollution des mers, le tarissement des sources d'énergie font peser le tribut de la misère sur les faibles et refoulent les nécessiteux vers les zones plus prospères du monde. Le brassage qui en résulte alimente puissamment qui germent sur la planète.
une myriade de conflits
L'insécurité politique, déjà insupportable au Sud, monte d'un cran dans les deux hémisphères. Elle n'est qu'un aspect de la plaie cancéreuse de notre époque.
369
L'extrême urgence des maux de la terre est un message, parmi d'autres, des risques qui peuvent conduire les hommes, riches et pauvres, à « se livrer les uns et les autres à des actes contre nature» (K. Fukui). Si l'homme était un être de raison, capable de maîtriser ses sentiments et ses passions, l'ordre international ne serait pas bâti sur un comportement destructeur et les États accepteraient de se plier, dans leurs rapports mutuels, à des règles du jeu établies et respectées, et de gérer ensemble la planète. Or, la paix, comme but et comme espoir, n'est pas seulement absence de guerre, mais processus de développement de la culture, de la civilisation et de la civilité. Dans cette perspective, la sécurité d'une nation dépend de plus en plus de la sécurité des autres, et l'identification des caractéristiques communes des peuples, constitue un aspect de tout premier plan, dans l'établissement d'un climat de confiance, à rechercher sans relâche. Une vision optimiste des relations internationales portant sur les menaces, actuelles ou futures et sur les espoirs du nouveau millénaire, met en relation le destin de l'humanité avec le développement de la science, de l'éducation et de la culture. Toute spéculation sur l'état du monde apparaît de plus en plus inséparable d'une réflexion sur la science, car le développement de la recherche et de la culture scientifiques, aura permis l'apparition d'un type de société, où la notion de responsabilité, individuelle et collective, est plus répandue qu'elle ne l'a jamais été. Cette notion universel, dans s'épanouir.
aura favorisé l'émergence progressive d'un langage lequel les hommes peuvent vivre, communiquer et
Ce langage suppose le partage du savoir et la diffusion de concepts, qui jettent un regard neuf sur le monde, et aura eu, au moins, le mérite d'accentuer la pression humaine sur l'intolérable et de briser les barrières entre les situations inacceptables et ceux qui peuvent les dénoncer, au prix de leur vie et de leurs libertés. Par ailleurs, le transfert des centres de décision, du domaine politique au domaine scientifique, a multiplié l'inconnue des expérimentations humaines et a engendré une bifurcation morale dans l'histoire de l'espèce, à partir de laquelle il serait suicidaire de laisser l'interrogation éthique et la recherche scientifique suivre chacune son propre parcours. En traitant des problèmes de paix et de sécurité et les liant au sens et à la fonction du progrès scientifique, l'interrogation sur le sujet « Comment faire face au futur? », légitime la réponse, selon laquelle il subsiste des problèmes, politiques et sociaux qui ne relèvent ni des lois ni des raisons scientifiques.
370
Il est utile d'ajouter toutefois que la science, comme la politique, est un phénomène culturel et que l'interdépendance des deux champs ainsi que leurs transformations réciproques sont le produit de découvertes décisives, découlant d'une manière nouvelle de poser un autre regard sur le monde. L'approche de la science, dans cette éducation à la rationalité et à la responsabilité, consistant à porter un «regard original sur la vie et sur l'univers », est devenue ainsi capitale. « Réfléchir pour ordonner, éclaircir la complexité, grâce à de nouveaux modes de pensée, non seulement pour ce qui concerne le progrès scientifique, mais, bien au-delà, pour tenir compte des incertitudes et mieux les analyser, signifie que le présent, tel qu'il est, ou tel qu'il nous est accessible, ne conditionne pas de façon automatique le futur ». «Le présent est complexe, protéiforme, multicolore et contradictoire, l'avenir n'est pas écrit et nous gardons sur lui une forte capacité d'influence » (I. Prigogine). Responsabilité, science et prudence politiques peuvent-elles maîtriser périls, les fanatismes, les irrationalités et la violence et les convertir commencement de promesses pour l'avenir? « Les sciences ne reflètent faut se soumettre ou résister, même titre que l'ensemble réalité complexe, qui associe, sous le registre de l'être et du
les en
pas l'identité statique d'une raison, à laquelle il elles participent à la création du « sens », au des pratiques humaines. Elles explorent une de manière inextricable, ce que nous opposons devoir-être» (I. Prigogine).
Dans une conjoncture dans laquelle nous ne pouvons plus identifier certitude et raison, ni probabilité et incohérence et dans une vision de l'univers, où convergent notre expérience de l'existence et notre refus des mystiques, anciennes ou nouvelles, la réalité, sous toutes ses formes et en toute son équivoque, nous pousse à renoncer à l'illusion de «vivre» ce monde comme mémoire, nostalgique ou fanatique du passé, ou encore, comme réconciliation définitive et utopique de la vérité et de l'histoire, permettant d'échapper aux drames de la vie. Les réalistes tâchent de vivre ce monde comme un univers impur, mais intelligible, et refusent l'idéal d'une action ou d'un savoir, qui échappe aux tourments du changement, dans lequel nous reconnaissons notre liberté de choix et notre idée de rationalité. Rationalité,
responsabilité,
morale.
Au cœur d'un monde parfaitement incohérent, les hommes d'État et les policy makers doivent définir à chaque fois les conduites, aléatoires et probables, qui sont celles d'un milieu, où manœuvrent des acteurs rationnels et irrationnels.
371
Ils doivent s'assigner un objectif de gouvernabilité et sont tenus ainsi d'accorder au poids des principes la même importance de la logique de l'opportunité, ou de la valeur intimidatrice de la menace. Dès lors, la prescription de la prudence, comme recherche stable, bâti sur un équilibre toujours précaire, apparaît comme la qui, sans résoudre les antinomies du monde, permet de trouver, situation, les compromis les plus acceptables entre les aspirations l'humanité, les expédients juridiques des institutions et le recours violence.
d'un ordre seule règle, en chaque morales de ultime à la
Nous nous bornerons, en conclusion, à distinguer, dans toute analyse, le pluralisme moral des acteurs et l'indéterminisme de la conduite historique, de l'unité juridique, formelle et apparente, de la communauté internationale, car, s'il est certain que ce sont les convictions qui rendent effective la cohésion d'un système, légal ou moral, c'est une attitude de prudence, qui demeure la plus acceptable ou la moins contestable, en situation d'affrontement. La prescription de la prudence, interdisant d'aller jusqu'au bout de toute logique partielle, du droit, de la force ou de la morale est à son tour, incapable de satisfaire pleinement les disciples de la puissance, ou les partisans d'une vérité, d'un idéal ou d'une utopie. Elle ne vise guère à refaire le monde, mais à vivre avec lui, sans le sauver ou le guérir ab imisfundamentis.
372
XIX. «LES LIMITES DE L'EUROPE ». ANALYSE DES « LIMITES» GÉOPOLITIQUES ET STRATÉGIQUES DE L'UNION EUROPÉENNE. EXAMEN DE LEURS RÉPERCUSSIONS INSTITUTIONNELLES ET BUDGÉTAIRES
Les « limites» de l'Europe et du processus d'intégration en cours sont multiples. Celles qui ont une implication directe ou indirecte sur la politique étrangère et de sécurité et sur les relations extérieures de l'Union européenne sont de plusieurs ordres et peuvent regroupées autour différentes catégories d'objets. En commençant par les plus considération celles qui touchent:
. . . .
significatives,
nous
prendrons
it la stabilité e( it la sécurité internationale: au système économique it l'ordre
«légal»
it la philosophie
mondial:
international politique
et aux diftërentes
de l'Union
stratégies
et it la dialectique
de paix
des antagonismes.
en
XIX.l
LES LIMITES « GÉOPOLITIQUES
~~ET« STRATÉGIQUES»
Appartiennent à première catégorie les grandes doctrines opératoires que nous appelons «géopolitique» et «stratégie ». Elles définissent les champs clés de l'action internationale des États et détenuinent la place de l'Europe dans le monde, définissent l'identité et la personnalité du continent et, plus concrètement, sa géographie et son histoire. Sont impliquées par ces «limites» les politiques de sécurité et de défense, les politiques d'élargissement et de voisinage et les «capacités d'absorption» de l'Union qui en constituent le coronaire logique et indispensable. affaires intérieures de l'Union, les stratégies énergétiques et les de la science et de la technologie façonnent également des oÙ les capacités d'action de l'Union peuvent être améliorées et rendues cohérentes et crédibles. 11s'agit de ,
autour d'elles que se fera ou ne se fera pas, à r avenir, l'Union politique du continent comme « Communauté
de destin et de responsabilités
>t.
Les domaines mentionnés marquent tous des insuftÏsances, soit de conception soit d'action, par rapport à une exigence fondamentale du système mondial: la <,gouvernabilité internationale ». Elles soulignent la faible capacité de modelage de l'ordre, ]' absence de hiérardùe dans la subordination des domaines sectoriels ou partiels à une vision politique globale et intégrée de la scène mondiale.
374
Le domaine où les « limites» de l'Europe sont les plus évidentes est celui de puissance politico-militaire et d'une diplomatie de coercition et de force, agissant ou réagissant à des situations de désonnais multiformes. Le refus européen d'int1uer en profondeur sur les conceptions dominantes du système international, ou sur la distribution mondiale de la puissance, fait classer le pouvoir de l'Union dans la catégorie du la situant en deçà de la politique de puissance de classique.
XIX.2
LA PESCIPESD EUROPÉENNE
ET LA STRATÉGIE DE PAIX DE L'UNION
ou La PESC/PESD ne peut échapper à cette logique et à ces « limites " conditionnements de conception et d'orientations générales de rUE sur le plan international. En effet, la PESD n'est pas une fin politique, mais un moyen la politique étrangère de l'Union dont concepts globaux demeurent la stabilité et la sécurité. En tant qu'outil politico-stratégique de toute première importance, elle vise simultanènent la projection des l'orees à r extérieur et la protection des citoyens à l'intérieur et sa planification a pour objectif d'accroître les options des décideurs en cas de crise. Les deux la complexité où les et culturelles
politiques de la PESC et de la PESD s'insèrent d'autre part dans d'un échiquier international dont le degré d'imprévisibilité est conflits binaires ont cessé d'exister et les instabilités politiques sont devenues systémiques.
Les «limites» de stratégique de l'Europe « stratégie de paix» et la philosophie du droit
la PESC/PESD, induites jusqu'ici par la retenue dans l'emploi de la force, sont justitïées en termes de « sécurité collective ». Les dilemmes classiques de sur la « guene juste» et sur la « guerre injuste» sont
375
invoqués pour traduire les doctrines d'emploi en légitimité interne et internationale. Une limite conceptuelle évidente est l'absence d'un débat européen sur l'impératif d'agir en situation de danger grave et imminent dans le cadre d'une stratégie militaire préemptive. Il s'agit là d'un débat de la plus haute importance, aux implications multiples, géopolitiques, stratégiques, juridiques et morales. Ainsi, entre les deux conceptions de l'ordre international, la coopération et le multilatéralisme d'une part, ou la résolution forcée et l'unilatéralisme d'autre part, l'Europe a choisi volontairement la première solution, prenant le parti philosophique de la recherche permanente du compromis, de la dépolitisation des enjeux et du cosmopolitisme moral.
XIX.3
SUR
LA
« CULTURE
STRATÉGIQUE»
DE
L'UNION
EUROPÉENNE En amont des capacités et du dispositif d'action, l'environnement et la culture stratégiques jouent un rôle décisif. Et on peut commencer à définir cet environnement par une série de questions. Une culture stratégique européenne existe-t-elle ? Peut-elle naître d'une pratique opérationnelle intégrée, mais limitée et quels en sont les fondements et les contours? Les expériences nationales peuvent-elles nourrir un début de convergences de visions du monde, de traditions et de modes opératoires? Comment l'Europe peut-elle percevoir les menaces communes, promouvoir ses valeurs et défendre ses intérêts eu égard à l'emploi de la force dans la scène régionale et mondiale? Dans quelle mesure la proximité des pratiques de défense des États membres peut-elle surmonter les spécificités géopolitiques de chacun d'entre eux et les divergences des politiques étrangères nationales? De quelle manière la coopération militaire interalliée peut-elle contribuer à la naissance et à la reconnaissance d'une culture de la force commune, venant d'héritages et d'appareils de défense nationaux? Le développement d'un modèle de l'interdépendance et de l'interopérabilité peut-il suffire aux niveaux les plus élevés, politique et stratégique, à identifier des buts spécifiques aux besoins de sécurité européens et à dissuader ou contraindre des adversaires, dans le domaine des rivalités et des antagonismes, potentiels ou réels? Comment peut-on définir une situation d'hostilité, sans définir l'identité de l'ennemi? La stratégie génétique ou des moyens est-elle un déterminisme ou une résultante de cette culture européenne embryonnaire? La politique étrangère ou de sécurité comme synthèse dialectique des défis et des dangers
376
actuels et futurs est-elle toujours le vecteur unifiant du verbe diplomatique de ]' action militaire?
et
Et quelles sont pour terminer les antinonùes limitent, ou bloquent l'émergence européenne capitale et si décisive sur le plan historique?
institutionnelles qui freinent, d'une culture de la force, si
XIX.4
ET DE VOISINAGE
LA POLITIQUE « LIMITES»
D'ÉLARGISSEMENT
ET LES
SECTORIELLES DES POLITIQUES DE L'UNION
Au sein d'un débat qui a pour objet tantôt les ditlicultés institutionnelles, tantôt les lacunes conceptuelles ou encore les enements du processus d'intégration, il est nécessaire de classer parmi les « limites» de J'Union, la
politique d'élargissement extérieures»
et de voisinage et la ddinition
des
«
frontières
de J'UE.
L'éqnivoque fondamentale de l'Europe a été de considérer le processus d'élargissement ou d'adhésion à l'Union comme une sorte de politique étrangère, comme la seule politique étrangère pleinement praticable par une Union conçue en tant que «puissance civile» et puissance responsable. Celle-ci aurait dÙ garantir la stabilité aux pays de l'adhésion au cours du double processus de transition des régimes totalitaires antérieurs vers la démocratie et vers l'économie de marché. En scellant l'unÜé historique du continent, la ,( carence >? de la politique d'élargissement a reposé sur la volonté de changer la ,
politique de «l'autre» par l'expérience brutale de la globalisation. Cependant, la véritable limite atteinte par le processus d'intégration est dans l'usw-e et dans l'affaiblissement du 377
leadership (noyau dur ou groupe pionnier). Les « revers institutionnels» de cette fonction primordiale pour l'élaboration d'une politique étrangère et de sécurité commune se traduisent par le caractère intergouvememental de cette politique et par le « principe de l'unanimité ,>qui la régit. En effet l'adoption des «coopérations renforcées» consacre cette ditliculté d'avancer à plusieurs, avec un dénominateur institutionnel paralysant et consensuel. Le concept consumériste «d'Europe à la carte» en exprime le paradoxe gnostique. Plus en amont et plus en profondeur, l'approche sécuritaire de l'Union est marquée par un vide théorique, la disparition de la notion d'ennemi, qui induit une dépolitisation des relations intemationales et gomme, dans lm monde dédramatisé, le porteur de la menace, de la puissance de négation et de l'altérité existentielle. Par ailleurs, il relève de l'évidence que l'on ne participe pas à la dialectique historique sans une taille démographique adéquate. Or, l'une évidences de l'Europe est son vieillissement et son déclin démographique. anémie existentielle freine le dynamisme social, lui interdisant le renouvellement des générations et hypothéquant son présent et SUltout son avenir. Ainsi, à la sonnette d'alarme institutionnelle et conceptuelle, il faut ajouter la cloche du danger mortel qu'impose un redressement de la natalité, liée à la faiblesse de la croissance et à la stagnation économique.
XIX.S
ÉVIDENCES NOTES
ET BLOCAGES
DU PROCESSUS
SUR LE DÉBAT EN COURS À PROPOS
D'INTÉGRATION DU PROJET DE
TRAITÉ CONSTITUTIONNEL
En rétléchissant aujourd'hui à l'Europe et au projet politique de l'Union européenne, la première évidence pour un analyste désenchanté est l'absence d'une culture politique partagée, à la mesure enjeux européens et mondiaux. 378
La deuxième évidence est que l'Union européenne, avec ses élargissements successifs, a évolué depuis 10 ans, beaucoup plus vite vers la formation d'un espace de stabilisation et de pacification interne, que vers la constitution d'une véritable puissance, exprimée par le renforcement de ses institutions. La dilution progressive de l'Union vers une Europe-espace qui s'élargirait indéfiniment, incluant la Turquie, l'Ukraine, la Géorgie et d'autres pays issus de la dislocation de l'ancien Empire soviétique, pourrait engendrer une série de conséquences préjudiciables et parmi celles-ci:
. .
l'abandon
du projet fédéral de l'Union
ou de l'unité politique
le déséquilibre entre centre et périphérie, autrement dit la substitution de la problématique du renforcement institutionnel par celle de la modernisation et de rattrapage de développement des nouveaux pays, aggravées par des questions non résolues de démocratie politique et des droits des minorités...
D'autres conséquences préjudiciables apparaissant l'Europe actuelle ou pour le dire autrement:
. . .
du continent;
comme «limites»
de
en ce qui concerne l'aspect politique, comme redéfinition d'un projet d'Union, encadré par une avant-garde d'États, décidés à aller plus loin dans les deux domaines essentiels, celui de la politique étrangère, de sécurité et de défense commune et celui de la coordination plus poussée des politiques économiques et monétaires; en ce qui concerne l'aspect économique et social, une politique de relance de l'emploi et de l'innovation, conformément aux objectifs fixés par la stratégie de Lisbonne; en ce qui concerne l'aspect énergétique commune à l'échelle communautaire.
enfin, la définition
d'une
stratégie
Le risque de régression de l'Union vers une zone de libre échange améliorée, accompagnée par la prééminence de préoccupations sociales et économiques, induites, d'une part par les standards européens et de l'autre par les poussées désagrégeantes de la mondialisation, fait ressortir l'exigence invoquée, à droite comme à gauche, de fixer les « limites» géographiques et politiques de l'Union. Par ailleurs, la double emprise, de l'influence britarmique sur les politiques internes et de l'influence américaine sur les politiques extérieures et de sécurité, impose de trouver une solution à l'absence de leadership (avant-garde, noyau dur ou centre de gravité politique), dont la traduction institutionnelle est le renforcement des institutions. Le projet de traité constitutionnel a voulu reprendre l'expression de cette exigence de réformes. Mais le débat provoqué sur ce texte a été dévoyé de son but. Certains y ont vu une rédaction insuffisante, d'autres une rationalisation indispensable, d'autres encore un projet non nécessaire pour la constitutionnalisation de 379
l'Europe, qui existerait déjà de facto. Il s'agirait, selon ce dernier courant de pensée, d'éviter de remuer les mémoires nationales et les symboles d'une idée constitutionnelle inappropriée. Ce débat n'est ni conclu ni enterré, mais il a été aiguisé par le « double rejet» référendaire français et hollandais. En ce qui concerne le seuil critique atteint par le processus d'intégration, des réponses n'ont pas été apportées à une série de questions fondamentales. Quel est le soutien réel au projet d'une Europe fédérale et donc d'une Europe puissance politique auprès des élites, intellectuelles, administratives et politiques aujourd'hui en Europe? Et quel est le soutien des opinions et des sociétés? Qui est prêt en Allemagne, en France, en Autriche, en Espagne ou aux Pays-Bas à supporter des coûts d'une vraie fédéralisation des politiques économiques et monétaires. Où doit s'arrêter l'Union projet pour le monde?
européenne,
avec quelles frontières
et avec quel
Ainsi, une harmonisation entre la finalité politique de l'Union, la temporalité nécessaire à la mettre en œuvre et la modalité institutionnelle pour la traduire en expression juridique et symbolique, est plus nécessaire que jamais. Pour ce qui est du thème de la légitimité de l'Union vis-à-vis des citoyens, l'aile « libérale» des commentateurs politiques a relevé qu'on ne peut plus «cacher l'Europe» et que la longue période de l'éloignement technocratique est révolue. Ces analystes en ont conclu que tout système d'oppression, soit-il éclairé, reste un despotisme et que son nom le plus vrai est celui d'un despotisme technocratique puisqu'il n'a pas pour origine une « volonté générale ». Il s'agirait là d'une oppression réglementaire qui est la maladie commune des démocraties représentatives modernes. Par ailleurs, le caractère illisible de la constitution aurait été l'une des raisons de son rejet, auquel on a rajouté la non-simultanéité des referenda. Cette dernière remarque argue que la non-simultanéité des scrutins aurait faussé la totalité de la consultation, là où elle a lieu, par des effets d'entraînements pervers, travestissant en expression de la volonté démocratique des enjeux nationaux, étrangers en débat européen. Ainsi, si l'Europe a existé dans les débats référendaires, elle n'a été qu'un alibi, un otage et un témoin impuissant. L'impasse de fond et la véritable « limite» de l'Europe actuelle est qu'il n'y a plus en Europe un consensus sur ce qu'il faut faire et donc sur le « sens» et la nécessité d'agir en commun. La période de la modernisation européenne, de la signature du Traité de Rome à la moitié des armées soixante-dix a été marquée par la convergence des idéologies et par la tutelle de la puissance publique allant dans le sens d'une modernisation contrôlée, de telle sorte qu'il pouvait y avoir une liaison inavouée entre dirigismes nationaux et coordination européenne et que depuis les années quatre-vingt, ce mécanisme s'est bloqué. 380
À partir des almées quatre-vingt-dix, cette hybridation des volontés, des rhétoriques et pratiques a cohabiter dérégulation libérale et modèle social national. Aujourd'hui, cette convergence ayant disparu, il apparait fort problématique de pomsuivre le processus d'adaptation et de modernisation appelé «Stratégie de Lisbonne >', puisque d'une part les objectifs apparaissent impossibles à tenir et de r autre, ils constituent matière de compétence nationale, la ComnÜssion em'opéenne n'y jouant qu'un rôle d'incitation et d'accompagnement rhétorique.
XIX.6
LES
«FRONTIÈRES
D'ABSORPTION»
EXTÉRIEURES»
ET
LES «CAPACITÉS
DE L'VE
,) de l'Europe, ce thème est sorti du domaine de l'abstraction et est devenu un sl~iet d'actualité et d'interrogation institutionnelle, un thème de réflexion géopolitique et stTatégique, mais aussi de débat citoyen, à paltir de la décision du Conseil du 17 décembre 2004 d'ouvrir les négociations d'adh6sion avec la Turquie.
Pour ce qui est du problème des « ti'Olltières extérieures
La crainte d'avoir atlaire à une Union qui ne connaît plus de limites, ni à l'Est ni au Sud-Est du continent, ni dans la région du Caucase du Sud et de la mer Noire, pour ne pas parler du Moyen-Orient et du Golfe, exige la définition d'un cadre organisateur général des relations extérieures de rUE, sm un double plall, régional et mondial, et cela en raison de l'interconnexion des défis et des dangers, étendus et multifonnes, et du repositionnell1ent
381
géostratégique de l'Occident, l'Occident américain, en Irak et en Afghanistan.
européen
et l'Occident
Ainsi, deux dimensions problématiques sont concernées, institutionnelle et, l'autre, de nature sécuritaire.
. .
nord-
une, de nature
La première est liée aux «capacités d'absorption » de l'Union européenne, et concerne la représentation, le poids et l'équilibre institutionnel au sein du Conseil des ministres de l'Union, mais aussi les capacités budgétaires et les politiques de solidarité et de cohésion.
La deuxième se réfère aux relations de proximité, les Balkans occidentaux en particulier, à des zones à très forte instabilité politique, à haut potentiel de conflits, à un degré élevé de spiralisation de la violence, en raison de l'interaction de problèmes non résolus, de haines ancestrales et de la présence de ressources et de revendications territoriales, aiguisant les crises latentes ou gelées.
Il faut y ajouter, au Proche-Orient, en Asie Mineure, en Asie du Sud-Est et en Extrême-Orient, les problèmes liés à la prolifération des armes de destruction massive et la porte ouverte sur un « clash de civilisations » entre l'Islam et l'Occident, avec, sur toile de fond, dans le Golfe et en Afrique du Nord, l'écart persistant entre la modernité occidentale et l'emprise de régimes autocratiques, incapables de se réformer. Au niveau du système international, la gestion des relations extérieures et les retournements stratégiques des situations, voire le cas de l'Iran, imposent à l'DE d'avoir une personnalité politique forte, une structure de décision efficace et une définition des « frontières sûres », qui ne demeurent plus une source d'équivoques, ni de perceptions erronées. Ceci exige une vision réaliste du monde, car la coexistence de la paix et de la guerre est toujours d'actualité, la dialectique des antagonismes toujours à l' œuvre et la conscience de l'hétérogénéité du monde est toujours là pour prouver que les individus et les peuples n'obéissent pas aux mêmes conceptions du juste et de l'injuste, de la démocratie et de la liberté et que la diversité des régimes politiques et des corps sociaux engendre différents types d'inégalités, d'inimitiés et de conflits. Par ailleurs, l'hétérogénéité des cultures rajoute à ce tableau une exigence de détermination et de prudence, face à des comportements qui demeurent sourds à la raison, extrêmes dans les idées et radicaux dans l'action.18
18
La« capacité d'absorption »de l'Union. Le traité de Copenhague a fixé parmi les critères d'adhésion de nouveaux pays la «capacité d'absorption de rUE ». Depuis Copenhague, la prise en considération de ce critère, qui touche tout autant aux aspects institutionnels et politiques (pondération des voix et capacité de décision) qu'aux aspects géopolitiques et budgétaires, a été oubliée. Or, dans la «pause de réflexion» constitutionnelle menée sous la présidence autrichienne de l'Union, le Parlement européen a pris l'initiative d'une remise en question des critères adoptés jusqu'ici, en matière de candidatures à l'adhésion, dans une résolution 382
XIX.7
UN
CHANGEMENT
L'EURASIE.
SUR
CIVILISATIONNELLES.
DE LES UN
PARADIGME:
DE
« LIMITES»
RÉGIONALES
SEUL
ÉCHIQUIER,
L'EuROPE
À ET
L'ÉCHIQUIER
MONDIAL
Parmi les «linÜtes» qui se dressent en Europe à la conception d'une politique étnmgère commune, la plus importante est le changement de paradigme intervenu depuis la fin de bipolarité. En effet, la matrice le 16 man; 2008 à une large majorité. 397 voix contre 95. Le PE a demandé à la Commission européenne de donner une définition claire de ce critère-clé et a exigé d' en et J'étendue, Cette résolution implique dès lors une réorientation évidente et
.. .
des perspectives des élargissements de la nature géographiques;
et de l'identité
de l'Union,
de J'ouverture d'une nouvelle issue pour les «
y compris pays
vivant
dans ses ,
dans
de l'adhésion ». celle d'un cadre multilatéral de relations, La prise en considération d'autres options pour les pourparlers entre l'UE et les pays tiers permettrait de surmonter les impasses et les blocages éventuels inhérents à la définition d'une perspective d'aboutissement un.Îque. Par ailleurs et dans le souci de respecter les « engagements déjà pris" par rUE, en particulier avec la Turquie, il importe de souligner que l'ouverture de négociations avec ce pays a été prise sur la base d'un plincipe. celui d'un "processus ouvert» dont l'issue ne peut ètre garantie à l'avance. En réponse à 1a demande du parlement. la commission devra fournir une formulation cohérente et concrète du quatlième critère de Copenhague concernant la capacité d'absorption de l'Union par l'explicitation politique, qualitative et quantitative de ses implications, Le document de la commission est d'aut
fondamentale des raisonnements géopolitiques et stratégiques est devenue l'Eurasie, qui sera le paradigme géopolitique et conceptuel dominant au XXI" siècle. Le monde a changé de centralité et donc d'horizon historique. Ce n'est plus l'Europe seulement le sujet sur lequel nous devons réfléchir, mais le continent eurasien. Cela implique un changement de perspectives, d'alliances et de parentés civilisationnelles. C'est pourquoi cette nouvelle «limite» doit être surmontée par la recherche d'une plus grande intégration politique et par le choix, qui sera décisif pour l'avenir de l'Europe et du monde, entre «unipolarisme élargi» ou « multipolarité ». En effet, il faudra raisonner dès à présent à partir d'un nouveau centre de gravité du monde et d'un seul et grand échiquier, l'échiquier mondial. Les implications de ce changement d'horizons, en termes de politique extérieure et de sécurité de l'UE, sont énormes et bouleversantes. En effet, cela implique la participation directe de l'UE à la gouvernabilité du système international. En conséquence, les trois espaces européens, nordique, central et méditerranéen, doivent s'intégrer, par le biais de l'axe baltique, à la mer Noire et, plus au sud, au Proche-Orient et au golfe Persique. Dans le Caucase du Sud et dans la grande mer Noire, une série de «partenariats privilégiés et actifs» avec l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie devraient définir la nouvelle «feuille de route» européenne, aidant, d'une part, à la création d'une « aire de stabilisation» (incluant l'Arménie, l'Azerbaïdjan et demain l'Iran) et, de l'autre, à une réorientation démocratique de la Communauté des États indépendants. Cette « aire de stabilisation» projetterait l'influence de l'UE en Asie centrale, en faisant de celle-ci un acteur géostratégique majeur dans la zone de ressources énergétiques qui va du Caucase au golfe Persique. Cependant, ces « partenariats privilégiés» précisent les contours de relations d'amitié avec l'Union, mais confirment en même temps l'exigence de définir des relations d'extériorité territoriale, autrement dit des frontières. Autant de défis, mais aussi de dangers, car les lieux et les enjeux majeurs des conflits à venir se déplacent du centre de l'Europe vers les bordures méridionales de l'océan Indien et de l'Asie extrême-orientale. L'unification du continent européen, jadis pensée comme réconciliation régionale, est-elle capable de stabiliser à long terme les relations de l'Europe et de la Russie, d'éradiquer le terrorisme international et de domestiquer les antagonismes et les rivalités entre les puissances majeures de la planète? Dans l'hémisphère nord du continent européen, deux États-tampons séparent désormais l'UE de la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie. Ils représentent une «limite» sécuritaire évidente dans la logique des élargissements de l'VE, mais pas une frontière et ils demeurent par conséquent une zone recouverte par des rapports de voisinage. Cependant, une frontière a existé et existe encore entre le monde germanique et le monde slave d'Occident. Elle est dix fois séculaire et son tracé est défini par une longue ligne de partage confessionnel 384
représenté par les coupoles des églises romanes ou gotlÜques qui deviennent progressivement orthodoxes ou orientales le long verticale continentale qui va de la Baltique à la Méditerranée.
385
XIX.S L'EuROPE, LA RUSSIE ET LES FRONTIÈRES SPIRITUELLES
Ainsi, une double séparation, spiritueIJe et principieJle, existe encore entre rUE et l'expélience russe postsoviétique. C'est tme «ligne partage» qui est inscrite dans les consciences, dans le droit, dans la politique, dans les couleurs des révolutions et dans les régimes en couleurs. Le problème du voisinage immédiat est de savoir si celui-ci représente un rapprochement politique ou bien un voisinage disputé et si l'objet de la dispute est celui d'une chasse gardée du nationalisme slave ressurgissant, proche de la culture russe et sous l'influence politique d'un panslavisme de retour. Dès lors, comment l'Europe peut-elle renforcer son engagement militant en de la démocratie et aux confins de la Russie postimpériale partagée entre les «nationalistes" et les eurasianistes et les derzhavniki (étatistes) et oÙ se situent aujourd'hui les « frontières >,ultimes de J'Europe? Dans le domaine de la géographie ou dans celui de la tradition et de l'esprit?
386
XIX.9 L'EuROPE
ET LA MONDIALISATION. LES LIMITES DE LA
STRATÉGIE EUROPÉENNE DE SÉCURITÉ. UNE SEULE RÉALITÉ, LA COMPÉTITION VIOLENTE
Dans le contexte d'une interdépendance accme entre toutes les régions du monde et d'une mondialisation poussée des échanges de plus en plus ouve11s et de moins en moins régulés, il faudra subordonner les questions économiques aux finalités politiques des Dans ce même contexte, les questions stratégiques et militaires représentent des défis spécifiques. En effet, elles sont liées à la paix et à la sécurité internationale, aujourd'hui globales et mondiales, et apparaissent universellement comme prioritaires. Ainsi, une réflexion stratégique sur la politique de sécurité de l'Europe s'impose pour en déceler les limites et pour essayer de les sm-monter. au moins en théorie. La menace systémique fondamentale contre la sécurité du monde et contre la stabilité internationale exige une identitication et un recensement de ses formes et donc une hiérarchisation de leur importance. La sécurité de l'Europe dépend tout autant de l'ensemble des niveaux de risque que du choix de ses amitiés ou de ses inimitiés. Ainsi. elle se doit de se doter des instmments et des mécanismes d'action pour chaque catégorie de vulnérabilité et de danger extérieur et pour la coordination globale de chaque type de riposte. Elle dépend également des conceptions du système international, de ses acteurs majeurs et des options, de la puissance hégémonique. L'Europe
387
dépendra en particulier du concept de «guerre longue », développé par le Pentagone en réponse à la menace tenoriste, et de la coalition volontaires qui la mènera, mais aussi de sa durée et de la magnitude de cette guerre longue qui sera la marque, selon certains, du XXI" siècle.
XIX.l0
LA SÉCURITÉ ÉNERGÉTIQUE EN QUESTION
En quoi la définition des frontières influence-t-elIe la sécurité énergétique? En termes de stratégie énergétique, le différend gazier msso-ukrainien en novembre 2005 avec la coupure de gaz a joué un rôle de révélateur. Il a révélé d'une pmi Iïmportance des enjeux liés à la production et à la disttibution mondiale de J'énergie et il a mis en évidence d'autre part la dangerosité d'une situation où le contrôle énergétique devient un facteur déterminant des équilibres mondiaux du XX" siècle. une arme de dissuasion et de destruction économique massive. Ce différend a souligné la gravité de toute situation porteuse de risques pour la paix, pour J'indépendance politique d'llll pays pour la liberté choix des ayant à se détenniner entre démocratie èt alkgeance étrangère. Le conflit gazier russo-ukrainien apporte ainsi un avant-goût des conflits d'avenir. Les tensions et les conflits ouverts liés à une croissance mondiale de la demande d'énergie en feront un phénomène planétaire. Compte tenu du fait que le commerce des hydrocarbures se réalisera de plus en plus à une 388
échelle globale, il n'est guère réalisable de penser un monde où les questions politiques se lieraient inextricablement au commerce et au transport international de l'énergie. En effet, l'énergie sous toutes ses formes (gazière, pétrolière, nucléaire) est devenue un outil de politique étrangère et dicte de plus en plus ses conditionnements à une « diplomatie des ressources» et des approvisionnements sécurisés, qui est mondialement ramifiée. Cette ramification, extrêmement sensible, est constituée par un réseau de pipelines en Eurasie et dans les deux Amériques et par les voies maritimes en bordure des Océans empruntées par les tankers et les méthaniers. Suivre une approche purement économique en matière d'énergie, focalisée sur l'ouverture du marché de l'électricité et du gaz, et ne pas y voir un enjeu géostratégique capital et à traiter comme tel est pour l'UE une grave démission de responsabilité. Ainsi, dans un monde qui est entré dans une ère d'insécurité, caractérisée par la flambée des cours de l'or noir, par le premier conflit gazier en Europe entre la Russie et l'Ukraine, et par les perspectives d'un protocole de Kyoto 2 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (Co), la résolution du problème de l'énergie de substitution par le nucléaire civil, devient la grande affaire du XXI" siècle. Au plan du système international, la nouvelle géopolitique des ressources place en position de force les pays producteurs et en position de faiblesse les pays consommateurs, contraints à une « diplomatie de l'approvisionnement sécuritaire » particulièrement délicate. Il s'agit d'une diplomatie qui oblige tout à la fois à une diversification des ressources, à une politique d'alliances pour le transit des gazoducs et à une stratégie de contrôle des routes maritimes pour le pétrole. Le contrôle des détroits et des points névralgiques des voies maritimes, vulnérables aux attaques terroristes, demeurera dans les décennies à venir un enjeu géostratégique majeur des Américains, des Chinois et, dans une moindre mesure, des Européens. Il en découle que l'internationalisation des crises et des conflits à venir est une menace lourde, qui relance les politiques destinées à renforcer la sécurité énergétique des nations et qui aura des conséquences importantes sur la géopolitique et la stratégie navale européenne. Ainsi, l'indépendance, ou la moindre dépendance, en matière d'énergie, devient un facteur déterminant de la stabilité internationale. Elle constitue un rappel de l'exigence de relancer une stratégie européenne sécurisée de l'énergie, aujourd'hui inexistante, liée à une définition claire des frontières extérieures.
389
XIX.11
LE
CADRE
MULTILATÉRAL
DE
L'ACTION
INTERNATIONALE DE L'UNION ET lES PARTENARIATS DE L'UE DANS LE MONDE
L'Europe contribue beaucoup moins que les États-Unis à l'organisation de l'ordre mondial et à la promotion de l'intégration régionale, hormis la zone méditerranéenne. En effet. l'utilisation coercitive de la puissance militaire est envisagée par l'UE exclusivement dans lill cadre multilatéral et sur la base d'un mandat explicite du Conseil de sécurité des Nations unies. s'inscrivant dans les procédures de la «sécurité collective» définies par l'article VII de la Charte des Nations un ies. La légalité et la légitinÜté de l'emploi de la sont détïnies sur la base du pmienariat de rUE avec les Nations unies pour la prévention des conflits, définition qui viendra du cœur même de l'imperfection essentielle du droit international et de l'hétérogénéité institutionnalisée du système planétaire. qui est source de décisions imprévisibles et de légitil1Ütés provisoires. Ce partenariat est différent. dans son contenu, des t'onnes de pm-tenm-iats qui lient l'Union européenne à d'autres grandes puissances, cm' ces relations ont des objectifs différents. Elles prônent la sécurité collective dans la quasi-
totalité des cas en s'inspirant de la
.
<~gouvemabilité
» régionale du système
international.
.
Le partenariat avec J'OTAN a eu pour but de garantir la défense de l'Atlantique Nord vis-à-vis des menaces portées contre les intérêts de sécurité des pays membres. L'OTAN, conçue à J'origine comme alliance militaire défensive pour assurer la sécurité collective en Europe porte encore l'empreinte de la bipolarité, Il s'agit d'une Alliance à deux européen et ,1tlantique, dotée d'un système de décision consensuel et multilatéral et d'une diplomatie coercitive. Plus large et plus mticulé est le partenariat euro-atlantique dont l'objet est double. Il repose, d'une part, sur la maîtrise de la paix et sur ]a « gouvernance du système mondial assurées par les institutions de Bretton Woods (BM. FMI. OMC, OECDE, et, d'autre pm't. sur la maîtrise de la sécurité et la gouvernabilité politique, diplomatique et militaire assurée par l'Occident.
390
.
La troisième forme de partenariat est le forum paneuropéen de sécurité, rOSCE. Il est pourvu d'une diplomatie préventive et est axé sur la défense des valeurs politiques de la démocratie et des Droits de l'homme. Cette institution de dialogue politique, née dans les années a eu pour but d'établir des points d'ancrage entre l'Est et l'Ouest emopéens, caractérisés jadis par deux systèmes sociopolitiques antinomiques et hostiles. L',jbsence de coordination entre l'OSCE et le partenariat euro méditerranéen n'a permis l'émergence d'une stratégie continentale européenne ni la prise en considération d'un cercle stratégique large incluant la dimension Nord/Sud-Est" avec le "pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la " grande mer Noire ».
Dans le but de promouvoir la sécurité collective, l'Union européenne a tissé un ensemble de partemuiats multilatéraux dans le monde. Or, la multiplicité de ces accords comporte des limites et ces limites sont représentées par la prépondérance de la culture du partnership sur la culture du leadership et l'absence évidente d'une vision systémique. Par ailleurs, ces limites sont évidentes dans l'élaboration intégrée d'une politique de sécurité globale dans la partie occidentale de l'Eurasie, allant de la Baltique à la mer Caspienne et de Gibraltar à l'Asie centrale, et en passant par la Méditerranée et la grande mer Noire. Ces partenariats ne sont pas pensés comme les articulations d'lm cadre global, mais comme des pièces juxtaposées et dépourvues d'une idée directrice forte, celle de la grande politique. il y manque en outre le souffle unilatéraliste nécessaire à l'exercice de l'indispensable fonction du leadership. XIX.12
LES
FAIBLESSES
INSTITUTIONNALISÉ
ET
DU
L'ABSENCE
MULTILATÉRALISME DE
LA
FIGURE
DE
L'ENNEMI
coopération européenne est-elle pertinente pour définir une politique étrangère. de défense et de sécurité commune dans le monde? Le système 391
d'ouverture intrusive et mutuelle des pays membres de l'Union entre eux estilIa recette-clé de la paix et de la stabilité globale et peut-il s'appliquer à la Syrie, à l'Iran ou à la Corée du Nord? Ce système remplace-t-illa politique de l'équilibre des forces et de la balance of power qui a caractérisé les systèmes internationaux du passé? Compte tenu du caractère indivisible de la sécurité globale, un concept de sécurité à caractère régional ne peut définir des critères de suffisance en matière de capacités militaires de l'Union. De surcroît, un concept de sécurité, adéquat à la résolution des problèmes du XX le siècle, ne peut être dégagé d'une conception harmonieuse des relations internationales ni d'une organisation mondiale de la coopération qui gomme les antagonismes, les hostilités et les conflits. La définition d'un multilatéralisme institutionnalisé, fondé sur des règles préétablies est par ailleurs en contradiction avec la réalité de la politique internationale comme compétition permanente. Elle est le contraire de la stratégie comme indétermination d'une conduite aventureuse de type zweckrational à mener contre des adversaires, dont les valeurs sont irréductibles aux mêmes principes de raison, de proportionnalité et de calcul poli tico-straté gique. Il faut ajouter que la doctrine de la « gouvernance » comme politique de coopération volontaire, destinée à accroître la légitimité des acteurs qui acceptent les principes de la responsabilité et de la solidarité internationale, n'est pas la riposte adéquate au désordre de la société internationale, une société sui generis, qui demeure le théâtre de stratégies asymétriques et de conflits de haute intensité. Les causes profondes de l'instabilité et de l'insécurité sont, par leur nature, multiformes et exigent des instruments polyvalents pour être traitées opportunément. Nous serions sortis définitivement de l'histoire, par essence tragique, si nous pouvions imaginer des solutions prises en dehors de la logique parétienne de maximisation de «l'intérêt national» (qui est une réalité difficilement saisissable) pour soigner le monde et pour bannir la violence armée, sous sa forme organisée ou irrégulière. La défense de l'intégrité territoriale en Europe, qui se traduisait autrefois en engagements de réponse mutuels et en alliances traditionnelles, doit définir désormais une distinction appropriée, à l'échelle continentale, entre des formes des «coopérations renforcées» et des mesures de police et de contrôle aux frontières (Schengen, Eurojust, Europol). L'assainissement de l'environnement immédiat de l'Union a été conçu par l'Union comme l'établissement de relations préférentielles avec les pays du voisinage, axées sur un juste équilibre entre des rapports bilatéraux et multilatéraux. L'objectif du rapprochement de ces pays ou de ces ensembles à l'UE, justifié par le principe de la non-adhésion et de la non-intégration, a comporté la création d'une série extrêmement variée de relations de 392
coopération, culturelles, scientifiques, financières, économiques, commerciales et tarifaires, et plus globalement civiles, sans exclure accords d'assistance politieo-militaires. En ligne générale, la dépolitisation des relations extérieures a été le fil conducteur de l'Union dans le but de poursuivre un ordre de pacification progressif dans le monde, s'appuyant sur un processus d'homogénéisation induit par la logique d'intégration menée jusqu'ici au nom de l'intérêt partagé.
XIX.13
LES LIMITES DU PROCESSUS
D'INTÉGRATION
ET LA
LOGIQUE DES« INTÉRÊTS PARTAGÉS»
La crise que traverse aujourd'hui l'Europe incite à revenir sur les « limites ,>du processus d'intégration et sur les présupposés « théoriques » qui en sont à l'origine. Ce bref retour en arrière, ou, pour être plus précis, en amont de l'histoire de l'unification du continent explique ainsi la fragilité de la construction ellropéenne. Par ailleurs, il aide à mieux comprendre lill paradoxe, le réveil de la politique et l'impact des «opinions» nationales dans l'espace public européen à l'occasion du « non » référendaire français et hollandais.
393
Le premier de ces présupposés repose sur la notion « d'intérêt partagé », le deuxième sur le refoulement de la finalité politique de l'action collective. Dans le premier cas, la notion d'intérêt partagé demeure l'élément unificateur de la coopération internationale et, comme telle, du processus d'intégration européenne. Compte tenu de la nature des débats qui ont un lieu tout au long de la campagne française, c'est intérêt n'a été ni compris, ni partagé et il est de plus en plus contesté à l'intérieur des pays membres, soit par les adversaires de l'Union soit par une partie de la classe politique. Le deuxième présupposé est constitué par le refoulement de la finalité politique du processus d'intégration et repose sur le constat que ce type de processus, par sa nature, ne laisse aucun espace au principe du choix politique et à la compréhension du but de l'action collective. En effet la dynamique de l'intégration, fondée sur l'extension progressive de nouvelles fonctions à des champs d'activité diversifiés, par une sorte
d'effet de rechute
(<< spill
over effect») ne mobilise pas les sentiments
d'appartenance et ne suscite guère l'émergence d'enjeux manifestation de « l'intérêt général» des citoyens.
symboliques,
ni la
Le processus d'intégration substitue en somme aux déterminismes traditionnels de l'intérêt national et de sécurité, ceux de la paix et du bienêtre. Par conséquent, l'intégration régionale apparaît comme une première étape dans une vision des relations internationales apaisées et remodelées par l'harmonie des intérêts. Cette intégration obéit, d'autre part, dans les intentions de la théorie, au critère de la nécessité et de l'irréversibilité, plus qu'à celui d'une stratégie ou d'une vision volontariste de l'histoire. Il en découle la perte de l'identité et du sens, fondée sur la centralité de la grande politique et sur les aléas de la vie internationale. Par ailleurs, la conception structurante des intérêts partagés s'appuyait à l'origine sur une vision qui affichait la volonté de transformer les objectifs de la politique de puissance, en permettant aux nations et d'abord aux sociétés européennes de poursuivre des buts de coopération dans les secteurs qui étaient aussitôt exclus du domaine du débat public et qui étaient confiés à des autorités administratives ou techniques. Cette carence explique ce qu'on appelle le «déficit démocratique ». À la fin de la Deuxième Guerre mondiale et selon certains courants de pensée, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de la balance of power, de la logique contradictoire des intérêts nationaux concurrents, de l'utilisation de la violence, de la peur et de l'animosité réciproques. Il fallait s'engager sur la voie inédite de l'harmonie des intérêts, au lieu et à la place de leurs oppositions. Cet abandon, des contrastes et des équilibres fortement dramatisés par les conflits entre structures d'intérêts aux finalités divergentes, a montré sa 394
limite lors de récents sommets des chefs d'État et de gouvernement, qui ont échoué sur des divergences de fond, les perspectives financières de l'UE par exemple. L'apparente irréversibilité du processus d'intégration ainsi que son automatisme, permettait, dans l'illusion fonctionnaliste, de passer avec gradualité à une intégration politique. Or, cette illusion n'a pas seulement exclu la volonté générale de l'espace public, mais la politique elle-même. En effet, celles-ci sont restées du ressort des États. Il en découle que les problèmes de la participation et de la légitimité ne se limitent pas aux aspects constitutionnels et au partage des pouvoirs entre les institutions et ils ne s'épuisent guère dans leur réforme. Ils supposent l'ouverture d'un chantier qui a été baptisé Plan «D », (débat, démocratie, dialogue) et qui portera sur les relations entre le rôle respectif des acteurs nationaux et des institutions européennes, la loyauté et l'allégeance des citoyens, la fonction de la démocratie et ses limites, les attentes et motivations de la société civile, le problème essentiel de la volonté et de la décision nationales, en matière de politique extérieure, de sécurité et de défense. Il s'ajoute à ces différentes composantes celle qui repose sur la stabilité nécessaire à l'exercice du pouvoir institutionnalisé et donc à un consensus large, qui fait aujourd'hui défaut, suite à l'expansion de l'interventionnisme généralisé, des États d'abord et de l'UE ensuite. Faut-il ajouter que la matrice théorique de tout processus d'intégration politique implique un double partage, le partage des intérêts exclusifs et le partage de la souveraineté. Il s'agit là d'une opinion désormais acquise au plan doctrinal, mais difficile à atteindre dans les périodes courtes de l'expérience historique. Ces transitions dans le remodelage des espaces publics ont marqué jadis le passage de la lutte à mort originelle entre les joueurs, à la «paix de droit» ou de « satisfaction », et postulent en amont une conversion de la volonté de puissance en un pacte fédérateur, visant à interdire les hostilités et à prévenir l'éclatement de l'ensemble. Ainsi, entre la société hobbesienne et l'empire universel nous identifions un espace civilisé et apaisé que nous pouvons définir «fédération », une étape intermédiaire entre la loi de nature et le règne de la loi, un espace propice à toute sorte de nouveauté institutionnelle et politique. Cependant, l'histoire n'attend pas et la «pause» de réflexion instaurée par les responsables de l'Union, quant au débat institutionnel, légitime une interrogation de fond sur le projet européen et sur son inspiration initiale. Le « sens» de la construction européenne qui est de proposer une échelle d'action pertinente entre le national et le mondial, ne doit pas nous faire oublier la montée en puissance de l'Asie, ni le face à face des USA et de la Chine, ni les changements intervenus dans la géopolitique européenne.
395
En Europe, la périphérie du continent, l'Espagne, la Grande-Bretagne, les pays nordiques et les pays de l'élargissement se montrent actifs et performants et ne se sentent plus marginalisés sur le plan des propositions et des décisions tandis que le vieux cœur politique du continent a perdu de sa centralité. Ce qui redevient central en revanche, dans les préoccupations des analystes, est la contemporanéité des conflits postmodernes (reconnaissance mutuelle, tolérance constitutionnelle et acceptation des différences) et modernes (conflits de redistribution, d'identités et de valeurs). Peut-on se demander à ce stade si la politisation croissante de ces conflits resserre le noyau institutionnel ou n'affecte pas, en revanche son unité?
396
XX, LES« LIMITES» SPIRITUELLES ET LES GRANDES ÉTAPES DE LA SÉCULARISATION DU POLITIQUE XX.l LES GRANDES ÉTAPES DE LA SÉCULARISATION DU POLITIQUE ET DE LA DÉPOLITISATION DE LA PENSÉE EUROPÉENNE
Nous constatons aujourd'hui l'existence d'un écaTt et donc d'une « limite » entre les objectifs poursuivis et les résultats obtenus. Or, cet écart est d'abord philosophique et ne date pas d'anjourd'hui. Avec le recul de cinq siècles, il nous semble indispensable de parcourir r évolution philosophique de cet écart qui a marqué le parcours de la dépolitisation du politique et qui a existé jadis comme frontière entre l'ordre de l'esprit et du sacré, d'une part, et l'ordre du siècle et l'économisation de la vie sociale, d'autre pmi. Dans l'effort de concilier la dualité insurmontable de la théorie juridique de l'État et de la compréhension scientifique de la politique, Carl Schmitt dans des pages bien connues, disait déjà dans les almées trente: «Nous vivons, en Europe centrale sous l' œil des Russes. Depuis un leur observation psychologique analyse nos grands principes et nos grandes institutions. Leur vitalité est suffisamment grande pour pouvoir s'emparer, comme des annes, de nos connaissances et de nos techniques. Leur force, face à l'orthodoxie du bien et du mal, est bouleversante. Ils ont réalisé cette fusion entre le socialisme et le slavisme que Donoso Cortes avait prophétisé en 1848 comme l'évènement décisif du siècle suivant !T.
XX.2 SUR LA CONNAiSSANCE DU PRÉSENT
Or, ajoute-t-il «on ne peut rien dire de signifiant sur la relation entre culture et histoire sans être conscients de notre propre situation culturelle et historique.» «Ainsi, de Hegel à Croce on nous a enseigné que toute connaissance histOlique est une connaissance du présent. » Avec le recul de 70 ans et en faisant nôtre l'analogie proposée, nous pouvons dire que toutes les caractéristiques de notre temps nous indiquent que nous vivons une période d'épuisement. L'Europe est devenue une ptùssance qui recherche une seule légitimité, œUe du statu quo. Or, tous les grands
changements
et toutes les grandes
encore toutes les grandes réformes proviennent d'un d'un principe le statu quo.
de «pauvreté
volontaire
révolutions
ou
ascétique »,
», le refus de la sécurité garantie par
Dans le monde d'al~iourd'hui les États-Unis et la Chine et confusément certains États musulmans se proclament puissances révisionnistes et puissance de changement. En effet, les États-Unis paT le revival religieux et la Chine par l'usage de la modemisation, et certains États musulmans, sous la contestation radicale de l'islamisme, renforcent la structure étatique et la notion d'autorité et de pouvoir vertical. Dans même temps, l'Europe théorise les principes de la su bsidiatité, les structures institutionneUes en réseau et le pouvoir en network. Un antipolitisme fond, découlant d'une hybride de la sécularisation de la foi, du néo-fonctionnalisme ambiant, de la neutralisation et laïcisation des consciences, remporte désormais sur rengagement politique et la foi combattante. Or, toute époque est sous le regat'd méprisant de l'acteur international le plus radical. Son objet d'observation demeure aujourd'hui encore l'Europe, ce pilier de l'Occident qui a le chemin de son engagement politique
398
dans le monde qui l'a amené de la realpolitik au néo-kantisme. L'Europe mène à son bout un processus débuté il y a cinq siècles, processus de sécularisation de la politique. Dans les cinq derniers siècles, l'Europe a connu quatre ou cinq phases différentes de son évolution. Elle a été organisée par ses élites autour de quatre grands regroupements de principes ou de centres de références spirituels, avant d'en venir à l'époque actuelle, une époque d'agnosticisme et dïnditlérence, caractérisée, selon l'expression de Ortega y Gasset par « l'âme servile et docile ». À ce qui se passe sur la scène mondiale des croyances où toute reconnaissance authentique de la religion apparaît comme un retour à un principe premier, la désacralisation absolue de l'Europe et de l'esprit européen a progressé dans la vie publique comme dépolitisation. Cette neutralisation de l'existence est vécue par les masses comme une phase de cessation de la guerre et comme l'affirmation définitive de la «paix universelle », ou comme « la fin de l'histoire» selon \' expression captivante de Francis Fukuyama. Cependant, la loi secrète et improférable du vocabulaire de l'histoire nous dit que la <,guerre la plus teITible peut être conduite au nom de la paix, l'oppression plus tenible au nom de la liberté et de la déshumanisation plus abjecte seulement au nom de l' humanité» (CSchmitt-1929).
XX.3 LUMIÈRES ET ANTI-LuMIÈRES. Aux PHILOSOPHIQUES D'UNE « AUTRE MODERNITÉ»
RACINES
La tradition des Lumières, définies par le culte de la raison, l'affinnation de l'universalisme et l'autonomie de l'individu, s'incarnant politiquement dans la civilisation qui porta la révolution des droits de l'homme, n'apparaît
399
plus comme la source unique de la modernité occidentale. Une «autre modernité », se définit par opposition aux Lumières, par un corpus de doctrines anticosmopolitiques, nourrissant une culture dans laquelle les certitudes de la raison sont désormais combattues par les vieux enchantements de la religion et de la foi. Renaît aujourd'hui dans le monde, plus violent que jamais, le divorce entre la foi et la raison qui se traduit, d'une part, par la pensée radicale de l'islam, activée par une hostilité principielle à l'Occident, et, de l'autre, par le relativisme philosophique et les doctrines du pluralisme et de la complexité. Si les idées des Lumières ont engendré la civilisation des Droits de l'homme et de la Révolution et si ses grands noms restent Voltaire, Montesquieu Rousseau et Kant, la rupture du rationalisme avec la pensée de la tradition, s'incarnant politiquement dans les courants jacobins, contesta radicalement les idées reçues et l'ordre établi. Dans le climat du renouveau intellectuel du XVIIIe, l'opposition aux Lumières se fit cependant au nom de l'affirmation d'une « autre modernité », qui eut pour pères spirituels Edmund Burke (1729-1797 - historien angloirlandais) et Johann Gottfried Herder (1744-1803 - pasteur et patriote allemand). Ceux-ci réfutèrent les idées universelles au nom de l'importance des communautés originelles, le peuple ou l'ethnos, la Gemeinschaft au lieu de la Gesellschaft, seules matrices culturelles de l '« essence» spirituelle d'individu, baigné dans la particularité d'une histoire collective toujours singulière. Ce sont là les origines occidentales du conservatisme libéral s'opposant au déracinement de l'abstraction, de la raison pure et du culte des idées, faites pour être aimées par elles-mêmes dans le seul but de réinventer le monde. Ainsi, sur les fondements d'une pensée more geometrico, une pensée « sans pères ni ascendants », le jacobinisme engendrera les doctrines du changement radical de l'homme, de la société et de l'histoire, que l'utopie marxiste convertira en totalitarisme et en antihumanisme, dans le but de réaliser une société unifiée et homogène, sans divisions et sans conflits. Or, puisque les Lumières marquèrent une rupture avec la théologie chrétienne, les idées de raison pure et le système des droits de l'homme, qui constituèrent le fondement du libéralisme politique et de la démocratie représentative, apparurent plus exportables à d'autres contextes culturels, généralisables à d'autres traditions et à d'autres histoires sociales et politiques. Par ailleurs, si la tradition réacquiert aujourd'hui la démocratie représentative moderne, le relativisme
400
la même légitimité que historique ne devient-il
pas la doctrine philosophique plus pertinente ponr comprendre contemporain, son pluralisme et sa compJexit6 ?
le monde
Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de légitimité est une fiction, la volonté générale », peut-elle constituer encore " le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre de pouvoir propre aux régimes constitutionnels pluralistes, commandant le style d'tme collectivité ainsi que son histoire?
XX.4 SUR
LES
« LIMITES
SPIRITUELLES»
DE
L'EuROPE
D'AUJOURD'HUI
Pour mieux en venir anx « limites» de l'Europe actuelle et à l'utopie de la réconciliation et de l'harmonie des intérêts, ainsi qu'à l'humanisme moralisant de la «pensée servile », l'Europe est passée par quatTe étapes successives à la dépolitisation de la vie publique. Il faut en venir à ce procès unique de rhistoire européenne et suivant Vico, Comte et Schmitt à la portée de cette évolution, penl1èttant de dégager une loi générale du développement humain. Cette loi fait référence à l'existence de centres organisateurs de la vie spirituelle d'une époque, lùérarchisant toutes les grandes orientations venant des élites-guides, « l'6vidence leurs convictions et de leurs arguments, le contenu de leurs intérêts spirituels, les principes de leurs actions, le secret de leur succès et la disponibilité des grandes masses à se laisser intluencer » (Schmitt). Ainsi, la neutralisation spirituelle de la conscience européenne remonte au XIXe siècle à l'appalition d'une neutralité culturelle générale
401
dont 1'« État agnostique et laïc» est l'expression emblématique. La légitimité de l'État repose désormais sur ça neutralité et son agnosticisme moral. C'est un État qui renonce à commander l'économie, mais aussi les consciences. Dans l'évolution de l'histoire de l'esprit européen, il importe de souligner que le centre de référence des idées est un terrain de lutte et de combat. En effet, l'accord ou le désaccord principal auquel tout le reste est subordonné permet d'atteindre l'évidence des choses, la compréhension des phénomènes et l'ordre de participation dans la vie sociétale. Cette migration européenne des centres de référence intellectuels d'un terrain à l'autre, désacralise progressivement l'histoire de la pensée européenne, la neutralise et la dépolitise. L'humanité européenne a accompli en cinq siècles une complète migration du terrain de la lutte vers un terrain neutre allant de la foi vers l'agnosticisme, des guerres de religion aux guerres nationales, puis économiques et pour finir idéologiques. Dans cette transition il y a eu déplacement successif du terrain du compromis général, qui de confessionnel, devient national, puis social et enfin idéologique et pour terminer neutre. Au bout du parcours la neutralité spirituelle et politique parvient à atteindre un état de néant spirituel, celui d'une politique sans âme. C'est à ce stade, le stade du vide de l'esprit, que triomphe une nouvelle idée, abstraite et dépassionnalisée, sécularisée et dépolitisée, celle de l'Europe comme État postmoderne, un État sans État, une politique sans politique, un pouvoir sans autorité, une désacralisation sans légitimité; une forme d'État sans sujets, car l'idée même de citoyen se traduit en un concept vide et totalement désincarné.19 19
Ce procès aurait traversé quatre phases: la première du théologique (XVr) au métaphysique (XVIIe), une époque marquée par la transition du savoir-mathématique et scientifique, vers un grand système rationalisé de type métaphysique; 2. la deuxième (XVIIIe), empreinte par la vulgarisation théiste à grande échelle des résultats du XVII", poursuivant le travail parallèle de l'humanisation et de la rationalisation. Période où la critique est utilisée contre le dogme; 3. la troisième phase, du XIXe siècle, celle de la morale humanitaire, une phase intermédiaire d'hybridation entre le moralisme du XVIIIe et l'économisme du XIXe. Les catégories centrales de l'existence humaine reposent ici sur la production et sur l'industrialisme. Dans cette phase, l'essence de l'économie, le «mode de production », définit selon Marx non seulement les formes de l'esprit et le mode d'organisation du pouvoir, mais la succession des époques économiques de l'humanité. Le XIXe est le siècle de la naissance de l'idée de progrès où la vieille foi du miracle se transforme en une religion du miracle technique et, au XXe, en une foi religieuse de la technique et en pouvoir dominant du technicisme ; 4. la quatrième phase, le XXe siècle de fer, de sang et d'acier, a été vécu comme l'heurt gigantesque et terrible entre les deux utopies révolutionnaires, de droite et de gauche, en même temps comme une période de conversion des contenus spirituels de l'époque dans la double direction, de l'idéologisation et de la sécularisation de l'espoir de Salut. 1.
402
On ne peut plus combattre pour un principe, car on ne peut combattre contre l'oppos6 de ce principe, soit-il homme, parÜ ou mouvement. L'idée du politique comme sphère de la «violence conquàante >? a disparu, puisque, dans la pensée du libéralisme, le concept politique « lutte» devient « concurrence» sur le plan économique et « discussion débat» sur le plan spirituel.
de ou
Le peuple se transforme en opinion et le « citoyen» communication et de messages.
de
Les programmes des revendications de la masse cités ébranlent la cohésion subversion des pouvoirs en
XX.5 POUR UNE Df« ENNEMI»
en consommateur
autorités se calquent sur les attentes et les ou de la rue et les marginaux de la cité et des des sociétés au nom d'identités refoulées et de la bandes.
APPROCHE
SÉCURITAIRE
ET POUR UNE AXIOMATIQUE Lf« ACTION PRÉEMPTlVE »
DU
CONCEPT
RÉNOVÉE
DE
Le concept d'« ennemi» est central pour les relations de sécurité. En effet, il implique une définition identita.ire essentielle, et en même temps il tl'ace les contours d'une altérité hostile. C'est un concept incontournable et polymorphe qui a une source génétique et une mutation phénoménologique, source et mutation qui reposent sur les notions d'adversaire et d'hostilité tantôt permanents, tantôt circonstanciels. Pour acquélir une plausibilité et une signification politiques et historiques, concepts doivent être mis à J'épreuve des circonstances et des réalités L'hostilité comme latence de 403
l'ennemi est le présupposé de crises et de conflits constituant de formes d'inimitiés antérieures.
les révélateurs
Nous nous bornerons à analyser les différentes typologies de l'animus hostilis et donc des relations d'hostilités possibles pour la sécurité de l'Union. Leur variation recouvre l'éventail des relations extérieures ou intérieures selon les conjonctures et les situations. Ces variations s'appellent alliances ou coalitions à l'extérieur et cohésion stratégique à l'intérieur. Ainsi, nous reviendrons sur la matrice principielle du concept d'ennemi et sur ses figures.
. .
20
Est un «ennemi» public, l'acteur étatique ou subétatique, qui, par sa philosophie, par ses ambitions ou ses intérêts, porte atteinte à la sécurité de l'Union, à son intégrité territoriale et à celle de ses États membres, ainsi qu'à la cohésion stratégique des sociétés européennes. Est un «ennemi » latent l'acteur régulier, ou l'organisation irrégulière qui, par ses déclarations d'hostilité et de haine, par son comportement violent ou menaçant, par ses agissements terroristes évidents et occultes, porte à maturation un danger imminent et grave pour l'Union européenne20, ses États membres et ses citoyens, en faisant usage ou menaçant de faire usage de la force et de capacités conventionnelles, balistiques, nucléaires,
Un débat est en cours aux États-Unis et aux Nations unies, sur la recherche d'un
juste équilibre entre le droit à l'autodéfense et 1'« action préemptive » pour contrer actuelle de toute règle commune au sujet d'une menace imminente et grave. La quête des certitudes quant à la nature de la menace et à 1'« imminence mise à exécution engendre une série de dilemmes qui ont pour objet:
. . . ..
l'absence » de sa
la nature du système international et le rôle de la dissuasion dans le cadre d'un environnement où plusieurs équilibres doivent être assurés simultanément par une pluralité d'acteurs rivaux ou hostiles; les traits essentiels des régimes politiques hostiles, aspirant à devenir des puissances balistiques et nucléaires; la difficulté de négocier avec des organisations ou des régimes perturbateurs, autocratiques et proliférant s, en leur accordant des garanties de sécurité dans leur course à l'arme de la terreur et de la puissance politique; le dilemme
du retard au sujet d'une action irrévocable
et contre un ennemi
déclaré;
la soumission du droit naturel à l'autodéfense, à la preuve imparable d'une agression; Cette inversion des rôles entre agressé et agresseur virtuels mais désignés et la prime accordée à l'agresseur en cas d'attaque conforte la liberté d'agir en premier et restreint le droit de l'agressé à l'autodéfense. La reformulation du principe de sécurité et d'autodéfense et le renouvellement de l'axiomatique de la menace et de sa perception sont à la base de l'adaptation des principes de la légalité et de la légitimité internationale aux réalités du monde contemporain. Si, face aux menaces nouvelles, chaque acteur est dans l'obligation de redéfinir les règles de sa riposte aux vulnérabilités et aux défis émergeant s, une convergence des États majeurs de la planète peut parvenir à définir les nouvelles conditions de la riposte individuelle (unilatérale) ou collective (multilatérale) dans le cadre d'un droit universel reformulé et adapté à notre époque (voir en ce sens Henry Kissinger, Le Monde du 21 avril2006). 404
. . . .
biologiques, communauté
seul ou en liaison avec d'autres acteurs, internationale et par l'ordre légal interétatique.
bannis
par
la
L'ennemi n'est pas toujours l'agresseur au sens de la logique juridique, pénale et criminelle du droit public international. L'ennemi est l'incarnation d'un danger ou d'un risque politique objectif, la source et le présupposé de l'agression, le perturbateur de demain. L'ennemi préexiste à l'acte agressif et il en est la cause et l'origine. C'est le rapport d'inimitié qui constitue l'essence et la source des phases et des mutations successives de l'hostilité et son actualisation événementielle ou circonstancielle, préemptive ou défensive. Est un « ennemi » géopolitique de l'Union, de ses États et de ses citoyens, tout acteur ou tout actant, qui porte atteinte à la stabilité mondiale, régionale ou locale, utilisant la force ou la menace directe ou indirecte d'emploi de la force dans le but de provoquer des tensions ou des crises graves; en agissant par la subversion idéologique ou politique appuyée sur la subversion armée, ou visant à conquérir et subjuguer les esprits par l'intimidation ou le chantage. Est un «ennemi» idéologique, l'actant étranger qui tend à instaurer une vision du monde, une philosophie ou un régime éthico-politique incompatible avec l'histoire, le système des droits, des valeurs et des croyances existantes au sein de sociétés européennes désormais multiculturelles. Est un «ennemi» total ou systémique le perturbateur stratégique et civilisationnel, porteur d'une remise en cause de la balance of power et de la sécurité globale et d'une culture de rejet de l'Occident, d'une volonté d'inversion des hiérarchies établies et visant à instaurer, directement ou indirectement, par la force ou sous la menace de la force, par la discrimination identitaire, religieuse, culturelle ou ethnique, des régimes politiques et des visions de l'avenir négateurs, irréductibles dans leurs fondements structurels et moraux aux convictions profondes héritées par la tradition judéo-chrétienne, puis laïque de l'Europe et partagée par les opinions et par les modes de pensée dominants, en ce qui concerne les valeurs de paix, d'universalisme, de coexistence et de raison, valeurs qui constituent les legs de l'Occident et les horizons souhaitables de l'évolution humaine pour les siècles à venir.
C'est ainsi que l'absence de la figure de l'ennemi dans la définition du concept européen de sécurité est capitale pour la compréhension de sa faiblesse. Elle est essentielle pour déceler la nature du comportement et des mesures prévues pour faire face aux défis et aux menaces extérieures. Cette absence de la figure de 1'« ennemi » en acte n'exclut guère la définition d'un état latent d' hostilité, comme situation intermédiaire entre l'état de conflit et l'état de paix qui puisse servir à déguiser le concept et à en masquer les manifestations les plus évidentes. Le dépassement de la conception purement militaire des conflits interdit d'évaluer correctement la signification des postures politiques et des options diplomatiques pour conjurer les difficultés 405
des sÜuations de tensions de crise. Par aineurs, elle ôte aux modalités diplomatiques la possibilité de gouverner le système international. Et puisqu'il n'existe pas un monde de seuls amis, (de la démocratie ou de libe11é), il interdit de faire le partage entre la politique de compromis et la politique de coercition, entre multilatéralisme et unilatéralisme. La limite du concept de sécurité est dans la dilution de la personnalité de l'Union dans till tout politiquement hétérogène, le multilatéralisme des Nations unies, où les États démocratiques coexistent avec des États voyous, des États autocratiques et des États en faillite. Il en résulte une autre «limite» de rUE, son aveuglement et sa cécité conceptuelle. En réalité la caractéristique plincipale d'mIe puissance est son unilatéra1isme, autrement dit l'évaluation indépendante et autonome de ses choix essentiels, ne comportant pas de dilution de la volonté d'affirmation de son identité et de son avenir, au sein des délibérations d'une enceinte IlHlltilatérale, les Nations unies, à l'âme «servile et docile », une enceinte qui n'est guère l'expression de la puissance de la paix et de son idéal, mais le simple substitut de la puissance qui lui fait défaut.
XX.6 SUR LA PREEMPTIVE STRATEGYET LA« DÉMOCRATIE ARMÉE ». LA «SOUVERAINETÉ LIMITÉE»
FICTIVE»
ET LA «SOUVERAINETÉ
En ce qui concerne r ,
entre phénomène terroriste et responsabilité des États, utilisant l'arme terroriste pour porter des coups qu'ils ne peuvent plus assener directement. Ainsi, la menace de fond, indéterminée et générale de « l'état de nature» de Hobbes, se précise dans certaines circonstances comme une «menace critique », dépendant essentiellement de la perception d'un acteur. C'est pourquoi l' «agression virtuelle» dont être en mesure de «prendre le devant» d'une situation de danger (action préemptive), et cela dans le cadre d'un droit d'autodéfense reformulé. La frappe unilatérale désarmante (préemption), sans préavis tactique ni manœuvres dilatoires, risque de supprimer la distinction entre conditions générales de risque et conditions régionales spécifiques de dangerosité individuelle. À la dynamique classique de la vérification des capacités (balistiques et nucléaires) et du déploiement constaté des systèmes de tir permettant de remonter à l'intentionnalité d'un acte hostile imminent, la chaîne des preuves de la «volonté agressive» peut rejaillir vers des moments intangibles et invérifiables (acquisition de techniques et savoirfaire). Cette intentionnalité relève du jugement politico stratégique et de la prééminence de considérations systémiques, géopolitiques et historiques. Le désarmement de l'adversaire (agresseur virtuel) est strictement associé, dans le but de l'action (Zweck et non Ziel) à un changement de régime politique. Dans le cas de la « menace terroriste» et de la difficulté de fournir toutes les preuves des relais et des appuis logistiques, indirects et tactiques, le seul jugement de l'action est de nature politique, affranchi du juridisme des pièces à conviction. En effet, la survie et la sécurité relèvent de la logique existentielle de l'état de nature et guère de la «communauté policée de la sécurité internationale. Avec l'abandon des critères factuels et de ceux des compromis possibles, la nouvelle identification de la menace relève d'un état latent d'hostilité (condition vérifiable) et de la «nature» politique de l'adversaire (psychologie du décideur, régime politique, enjeux géostratégiques, etc.). L' «action préemptive» opère en outre un linkage containment et roll back, isolement et déstabilisation.
volontaire
entre
L'identification, la résistance ou la réactivation extérieure de la menace ne sont pas sans liaison avec la «cohésion stratégique» interne, vu le caractère composite ou «multiculturel» des «sociétés occidentales ». Les choix conjoncturels des fins et la détermination des moyens, dans toute politique active à l'échelle internationale ne peuvent être dissociés de la considération que la guerre n'est guère un acte isolé et que celle-ci est marquée par l'expression culturelle et sociétale de l'acteur qui la mène et de l'idée, de l'ambition ou du sens de la mission que cet acteur poursuit à l'échelle historique ainsi que de la figure politique du monde qu'il prétend construire. Dans toute politique active, la «démocratie armée» est la condition sine qua non d'une action autrement impensable. 407
Ainsi, la « démocratie» vit dans le dilemme de « ne pas agir» face à un danger imminent au risque de mettre en danger la sécurité de ces citoyens, ou d'« agir» et donc de porter atteinte aux libertés civiles à l'intérieur et au droit international à l'extérieur. L'action préemptive, comme action militaire prise en l'absence d'un avertissement tactique, n'est qu'une reformulation de la première frappe de la doctrine de dissuasion, mais elle s'assimile à la riposte graduée plutôt qu'à la riposte massive. Dans la phase actuelle, les États-Unis veulent refouler le terrorisme et non pas seulement le contenir. Dans le containment, de l'époque de la guerre froide les États-Unis ne se souciaient de ce qui se passait à l'intérieur du bloc communiste que dans la mesure où cela prenait une dimension offensive et expansive. Aujourd'hui, on est passé à une forme de roll back qui consiste à agir contre des régimes autoritaires, à les déstabiliser et à les reconstruire. Le nation building est une pièce maîtresse de la stratégie qui s'appelle « démocratisation », et comporte un changement des régimes politiques dans les États aux bases sociales non viables. Les attentats du Il septembre ont provoqué une révision de la politique extérieure des États-Unis vis-à-vis des autocraties qui ne respectent pas leurs peuples ni les droits élémentaires. Vis-à-vis de ces États, Richard Haas a élaboré la doctrine des «limitations de souveraineté» applicables aux régimes autoritaires et intégristes. À une « souveraineté fictive» doit faire place une « souveraineté limitée ». Il n'existe plus, aujourd'hui, une alliance stratégique entre les USA et les régimes régionaux, justifiée par la présence d'une menace politico-idéologique à caractère systémique. Si l'inaction engendre une stabilité illusoire au Golfe, l'action générale génère du nation building. Or, si le terrorisme est une tactique, quelle est la stratégie pour combattre la menace terroriste dont les finalités restent générales et les méthodes multiformes?
408
XXI.
«
L'EUROPE ET LA GRANDE STRATÉGIE»
VERS UN MULTIPOLARISME
COOPÉRATIF
À l'heure du gel des négociations d'adhésion de la Turquie, une série de réalités méritent rétlexion et rappel :
. . .
.
.
la durée d'un processus l'avance » ;
dont l'issue
«
ne peut être garantie it
l'énoncé du cadre des négociations, précisant que si la Turquie n'adhère pas it l'Union, elle devra être «pleinement ancrée dans les structures européennes it travers le l.ien le plus fort possible" : le critère dirimant de Copenhague selon lequel l'Union européenne disposer de ]a ,,;
doj(
la définition des frontières de l'Europe, soit une réflexion de fond sur l'identité
de l'Europe,
sa géographie,
son histoire et sa culture:
et, pour terminer, la recherche d'un cadre organisateur des relations extérieures de rUE à l'est et au sud-est du continent ainsi que dans la région du Caucase et de la mer Noire,
409
XXI.l L'UE, LES PARTENARIATS PRIVILÉGIÉS (AVEC L'UKRAINE, LA MOLDAVIE,
LA GÉORGIE,
L'AZERBAÏDJAN
LE «PACTE
DE STABILITÉ DU CAUCASE
ET L'ARMÉNIE)
DU SUD ET DE LA
GRANDE MER NOIRE » (CADRE ORGANISATEUR RÉORIENTATION
GÉOPOLITIQUE
Bataitl" de Up""
ET
RÉGIONAL DE
ET STRATÉGIQUE DE L'UE)
te, J 57 !
L'adhésion de la Turquie demeure le pivot d'un problème politique plus vaste, celui de la stabilité régionale et jette un éclairage nouveau sur le processus d'intégration de rUE, sur la personnalité géopolitique et stratégique de celle-ci. En dfet, une série de « partenariats privilégiés et actifs» avec l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, devraient définir la nouvelle « feuille de route»
européenne au grand Moyen-Orient, aidant d'une part à la création d'une aire de stabilisation de la Mer Noire (incluant l'Arménie, l'Azerbaïdjan et demain l'Iran) et de l'autre à une réorientation démocratique de la Communauté des États indépendants. Cette aire de stabilisation projetterait l'influence de l'UE en Asie Centrale, en faisant de cene-ci un acteur géostratégique majeur dans la zone de ressources énergétiques qui va du Caucase au golfe Persique.
410
XXI.2
UNE TRANSFORMATION
DE L'ÉQUATION
STRATÉGIQUE
EN
ASIE CENTRALE
La création de cette zone, de la plus haute importance géopolitique, pourrait favoriser également les dfOIis conjoints de l'Europe et des USA dans le but de rendre vÜlble en Iran une perspective d'ouverture. Ainsi, ces partenariats auraient pour effet de transfonner r Iran el' acteur politique et radical en facteur de stabiJjsation régionale. Au plan politique, la c1'éation d'une zone de stabilité dans cette région charnière pourrait faire reculer la relation d'interaction qlÜ existe entre nationalisme turc et fondamentalisme théocratique iranien, épousant les causes ethniques et nationalistes avec des sentiments xénophobes incontrôlables. L'adhésion de la Bulgarie de la Roumanie à rUE et la réorganisation des patienariats actifs des pays du Sud/Sud-Est l'Europe pourraient être l'occasion pour l' DE de lancer un « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire '>, constituant le concept organisateur et le cadre géopolitique et stratégique de la réorientation régionale en matière de sécurité.
Ainsi, avec r aide un meiHeur accès aux ressources énergétiques de Centrale influencera le vent de libéralisation et de pluralisme politique qui soutt1e sur la pattie la plus conservatrice et la plus autOlitaire des pays de la CEl. Dans la logique de ses intérêts bien compris, eHe pourrait induire la Russie à favoriser le retour de l'Europe dans le « grand jeu » qui est mené en Asie Centrale et dans la bordure des « Balkans eurasiens, par les États-Unis, la Chine, le Pakistan et l'Inde. 1J
Les «Balkans eurasiens »constituent, 411
selon Brzezinslù. une mosaïque ethnique. le
Cette réorientation du processus d'élargissement comporterait une transformation de J'équation stratégique, qui va du Caucase à l'Asie centrale et k cœur de la tene centrale, au golfe Persique. D'autres progrès seraient possibles autour de trois objectifs majeurs, J'allègement de l'hostilité du monde arabe envers Israël, l'éradication progressive l'islamisme et du tenorisme et enfin une responsabilité partagée de l'environnement conflictuel la prolifération nucléaire de la part de rUE et des
XXI.3
LA TURQUIE, L'IRAN ET L'AVENIR DU TNP
Au sujet du grand Moyen-Orient paraissent réunis tous les ingrédients d'un cocktail explosif, la déstabilisation du golfe Persique, (concemant d'abord l'Irak et demain l'Iran), les approvisionnements en pétrole et les problèmes de l'énergie, d'ébullition de l'Islam en toutes ses variantes, les caractéristiques d'instabilité permanente du Caucase innuant sur réorientation pro-occidentale de certains pays de la CEl. et, pour terminer, l'avenir du régime intemational de non-prolifération des armes nucléaires.
cœur d'une vaste "zone de pouvoir vacant» et d'instabilité interne. Ils regroupent neuf pays: le Kazakhstan. le Kirghizistan. le Tadjikistan. l'Ouzbékistan. le Turkménistan. l'Azerbaïdjan, l'Arménie. la Géorgie et l'Afghanistan. On peut y inclure la Turquie et l'Iran (voir carte en annexe ). 412
Dès lors, il est hnpératif pour rUE de donner une réponse constmctive et un cadre cohérence à un ensemble de pays22, à qui il est impossible d'accorder une adhésion pleine et donc un partage de souveraineté, mais pour qui il demeure indispensable d'inventer de nouveaux cadres de coopération et de nouveaux laboratoires sociétaux pour la résolution des problèmes globaux.
XXI.4
LE« PACTE DE STABILITÉ POUR LES BALKANS OCCIDENTAUX ET L'EuROPE
DU SUD-OUEST»
ET LE « PACTE DE STABILITÉ DU
CAUCASE DU SUD ET DE LA GRANDE MER NOIRE ANALOGIES
ET
COMPLÉMENTARITÉ
VRAIES
DIFFÉRENCES.
». FAUSSES
OPPOSITION
ENTRE DEUX PARADIGMES:
ET
« EUROPE»
ET« EURASIE »23
L'Ukraine, la Moldavie. La" gouvernabilité »se définit par le but de réguler l'anarchie internationale et les intérêts égoïstes des États. La" gouvernance >,pm l'idée d'établir un~ coopération vertueuse entre les institutions et des formes améliorées de coordination entre l'Etat et la société, aptes à rendre etlicace l'action publique et à la légitimer aux des citoyens. Dans tout système international. hétérogène nature, la est la résuItiUlte de f0l111eSde coopération incomplètes. compétitions violentes ou de de coalition entre acteurs étatiques. influencés par les logiques contradictoires de o(p011'er. Dans ce l'équilibre et le déséquilibre sont considérés comme des inslllJments de régulation du désordre international. De la même manière, la dissymétrie des politiques. culturelles et militaires dicte une hiérarchie de statuts qui engendre un état ,constant de tension et d'insécurité entre acteurs essentiels el non essentiels. États conservateurs et Étals perturbateurs, stmctures de pouvoir établies et êtres politiques quelconques. Ceci tàit Je la "gouvernabilité,> principal de la poétique historique. Le mot de "gouvernabililé » évoque celui d'" ingouvernabilité» et de ,
"
413
Le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» a une portée politique englobante et générale, car il a vocation à intégrer, coordonner et réorienter l'ensemble des initiatives régionales menées jusqu'ici par l'UE. En particulier celles qui ont été inspirées au principe de la Politique Européenne de Voisinage (PEV) ou de la coopération économique autour de la mer Noire (BSEC). Ces initiatives demeurent d'utiles instruments de réflexion élargir le champ d'action existant et constituer des plates-formes pour des formes de dialogue plus large entre ces pays et l'UE.
qui peuvent potentielles
Cependant, il est utile de souligner que le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» est un concept géopolitique à portée stratégique. Il dépasse et reformule les politiques d'élargissement et de voisinage qui ont pour paradigme l'Europe, l'UE, les institutions communautaires. En effet il unifie ces politiques partielles sous le primat d'une vision sécuritaire globale. Son but principal est de souligner que la stabilisation de cette région charnière affecte directement la sécurité mondiale de l'UE et sa stratégie énergétique. L'idée centrale du « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» repose sur l'unité conceptuelle d'un nouveau paradigme, l'Eurasie, unité géopolitique et stratégique majeure, car elle demeure le grand balancier du pouvoir mondial. Cette unité conceptuelle déterminera la politique étrangère de sécurité et de défense de l'UE et celle des puissances majeures de la planète, les États-Unis, la Russie et la Chine. Mais elle dictera également la conduite des puissances régionales moyennes comme la Turquie et l'Iran. L'UE a donc un intérêt primordial à la reformulation des ses paradigmes et des ses critères d'analyse et de décision et, à partir de ceux -ci, à l'harmonisation, la coordination et la hiérarchisation de ses politiques d'intervention et d'influence. Ces différentes politiques auront désormais une portée planétaire et pas seulement sectorielle. La catégorie des réflexions a laquelle appartient le projet de « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» est celle de la politique mondiale, de la « gouvernabilité » internationale, de la Weltpolitik et de la balance of power. Ce pacte est déjà en lui-même et en son concept, de nature systémique, une forme de Machtpolitik. En revanche, la sous-catégorie à laquelle appartient la politique d'élargissement et de voisinage est celle de la « gouvernance » et de ce fait,
414
des compromis et des ajustements, valeur permanente et stable.24
et pas celle des solutions de pacification
à
Quant à la sémiotique, si le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» évoque celui promu par l'VE dans les Balkans occidentaux, la différence y est radicale. Le premier a été conçu dans un échiquier régional comme plan d'urgence et de manière réactive, suite à l'effondrement d'une société, à l'opposition violente de deux modèles culturels et à l'essoufflement du système de pouvoir et d'équilibres dictés par les particularismes locaux. Le deuxième désigne une grande stratégie, proactive et de stabilisation, à partir d'un paradigme central, l'Eurasie, et d'un seul et grand échiquier, l'échiquier mondial. Cela implique la participation directe de l'VE à la gouvernabilité du système international. Dans ce pacte et au sein des États concernés, les peuples et les États qui en feront partie, ne sont guère des sinistrés, des désastres et des humiliés de l'histoire, administrés et soumis à tutelle, mais des alliés et des fédérés, des 24
Au sens large, le terme de «gouvernance» est pertinent pour analyser les
problèmes des communautés amalgamées, dont le but est principalement le renforcement de la paix entre des États souverains qui ont établis des normes et des institutions communes, où le dialogue et le consensus interne ouvrent la voie à des unions d'États. Il en découle que les problèmes de la participation et de la légitimation politique ne peuvent être résolus dans le seul cadre du partage des pouvoirs ou d'une meilleure gouvernance. Le besoin de définir la «bonne gouvernance» et d'en reformuler les critères de pertinence traduit aujourd'hui l'éloignement et la crise de l'action publique et la difficulté de concilier et surtout de justifier, par une plus grande visibilité, l'effort déployé par les autorités. Le but général en est de rendre compatible la multiplicité des intérêts privés avec l'« intérêt général ». Dans ce cas le mot de « gouvernance » désigne une politique néo-institutionnaliste à base rationnelle. L'objectif de cette politique consiste à maximiser l'emploi des moyens institutionnels en vue de l'élargissement des bases de la légitimation politique. Le présupposé principal de la gouvernance est que l'« intérêt partagé » est le principal élément unificateur de la coopération internationale et donc du processus d'intégration européenne. Dans un monde en globalisation accélérée, le concept d'organisation internationale, axée sur une coopération accrue, et visant des relations prévisibles et pacifiques, s'est dilué, d'abord, dans la notion de «régime »et, aujourd'hui, dans celui de «gouvernance globale ». Amputé de la voix de la sécurité collective, d'ordre des hégémonies ou encore d'alliance, le schéma explicatif de la « gouvernance globale » est faible. Celle-ci ne participe pas vraiment à la création d'un «ordre international », au sens plein du terme, ni à l'élaboration de droits universels (non-recours à la force, nonintervention, respect de l'indépendance politique et des droits de l'homme), ni à leur application uniforme. L'absence de consensus international sur les conditions pratiques de leur mise en œuvre, exigeant la réunion de critères objectifs et subjectifs à chaque fois spécifiques, restreint la notion de «gouvernance globale» aux seuls aspects de gestion, purgés des traits saillants des divergences et donc d'autres visions de la politique. La «déterritorialisation» de l'ère« post-westphalienne» engendre l'illusion d'une société civile en germe, érodant certes l'ordre des souverainetés, sans pour autant changer la donne de sa « gouvernabilité » ou d'atténuer la dimension, de plus en plus impérative, d'une « stratégie globale ».
415
acteurs
à part entière de leur propre lÜstoire, entrés volontairement dans une
aUiance régionale et à caractère intergouvernemental où le prix de l'adhésion est la démocratie et la liberté. Ni la tutelle, ni la colonisation, ni la contrainte, ni le collapse sociétal, mais le désenclavement, la communication maritime et terrestre, le décollage économique et la respiration du monde.
XXI.5 LA « GÉOPOLITIQUE GLOBALE» DE L'UE EN DIRECTION DE L'ASIE CENTRALE
Le temps presse l'Europe à élaborer une politique vers l'Europe du SudEst et l'Asie centrale. Le cœur la terre centrale constitue une aire de pouvoir vacant et se situe au croisement de deux axes, l'axe Est-Ouest (Europe, Olient, Asie) et Nord-Sud (monde slave, monde musulman), en surplomb sur le subcontinent indien et son océan. Ainsi, par la définition décJoisonnant l'Europe du Sud Je mème temps l'Asie centrale.
.
d'une géopolitique globale, rUE, en et du Caucase du Sud, décloisonne dans
Les objectifs de cette percée sont au nombre de quatre:
. .
développer un accès différencié aux ressources de la région. surtout énergétiques, en alternative au Golfe. en particulier dans les situations de crise prévenir l'extension Est et du Golfe:
des wnes
éviter sur cette région centrale Chine.
de conflit à proximité
l'hégémonie
416
d'une
de l'Europe
du Sud-
seule puissance
(Russie,
.
étendre des garanties
de stabilité et de sécurité à Moscou,
Téhéran et Pékin.
D'un point de vue géopolitique la caractéristique principale du lien SudEst, Grand Moyen-Orient, est de faire émerger à la conscience collective des policy makers européens l'importance d'une approche régionale (celle du Caucase du Sud et de la grande mer Noire), qui découle d'une nouvelle configuration géostratégique de l'Asie centrale (transcaucasie et océan Indien). L'impact de cette approche sur les relations internationales (euro-russes, euro-asiatiques et euro-atlantiques) et sur les rapports de force globaux est énorme. En effet, cette région sera l'axe porteur d'une stratégie qui aura son point de gravité communautaire dans l'Europe du Sud-Est. Cet axe se bifurque au nord de la mer Noire vers la Roumanie, et au sud-ouest de la mer Noire vers la Turquie et le plateau turc. Dans l'hypothèse de l'adoption d'un pacte de stabilité saute immédiatement aux yeux toute l'importance de la fonction de partenaire stratégique privilégié et actif de la Turquie en direction de l'Asie centrale et l'intérêt d'un partenariat étroit de l'DE envers ce pays. La mise en évidence de la liaison entre l'Europe du Sud-Est (Bulgarie et Roumanie) et le Grand Moyen-Orient a pour but de valoriser à long terme la zone pivot, représentée par la Roumanie, dont le modèle culturel est l'Europe, et plus en général, l'Occident. Ce lien peut être aussi considéré comme un vecteur de la pénétration européenne en direction de l'Asie centrale, via la mer Noire et la mer Caspienne, débouchant, au-delà, sur l'océan Indien à travers l'Iran. L'hypothèse de faire reposer les attentes géopolitiques sur un pays pivot, la Roumanie, découle du pari que le pays choisi est capable d'opérer à terme une recomposition politique régionale, par la polarisation de trois dynamiques:
. . .
une dynamique moyen-orientale centrale/axe baltique) ; une dynamique
régionale
autonome
vers
l'hémisphère
nord
(Europe
(mer Noire et bordure du Caucase)
une percée de rUE à l'Est et au Sud, en direction
;
de l'Ukraine.
L'objectif stratégique est de créer un nouvel espace géopolitique, apte à constituer ainsi une zone d'interposition entre l'Europe et l'Asie profonde et un carrefour de sécurité et d'échanges. Cette stratégie globale est fondée sur le souci d'une coopération intercontinentale inspirée par l'DE et reposant sur l'assouplissement des relations conflictuelles. La gouvernabilité du système planétaire et l'émergence de l'Europe comme acteur eurasien unitaire et
417
comme puissance mondiale sensiblement favorisées.
informelle
XXI.6
DES RESSOURCES,
LA
GÉOl)OLITIQUE
L'AsIE ET LA ZONE D'INFLUENCE
et influente
en
seraient
ainsi
L'AFFIRMATION
DE
POTENTIELLE DE lA CHINE
Face aux USA et à l'Asie montante, l'UE doit élaborer d'urgence une géopolitique des ressources dont l'absence réduit les marges de manœuvre de J'Union dans le monde. Si l'Asie représente aujourd'hui 35,6 % du PIB mondial (pays industrialisés; Japon, 7,5 %. pays en développement: bassin pacifique, Chine, %)"5 contre 26,1 % de J'UE (UE à quinze, 21,2 % ; pays de l'Est, 4,9 dans lme perspective rapprochée, l'économie chinoise et, de pr.?:s,l'économie indienne auront dépassé les trois économies les plus performantes et les plus puissantes d'Europe: l'allemande, Ü'ançaise et l'anglaise, inversant le jeu des investissements productifs et financiers. L'augmentation prévisible de la demande mondiale d'énergie, qui devrait avoisiner en 2030 60% du volume actuel, sera accaparée, à hauteur des deux tiers, par la Chine27 et par l'Inde. "
Data 2003. voir annexe.
'0 27
Data
En 2003. importateur mondial contrainte lui impose collier de perles Golfe et le détroit
voir annexe.
la Chine est devenue Je deuxième consommateur et Je troisième de pétrole. Son importation devrait avoir doublé en 2025 et cette une de sécurisation des yoies maritimes. Sa stratégie. dite du couloir maritime des impOltations pétrol ières entre le Malacca, en modernisant le port de Gwadar et celui de Chittagong en 418
Par conséquent, des milliers de milliards d'euros devront être investis pour couvrir l'ensemble des besoins mondiaux. Si l'Europe n'arrive pas à élaborer une stratégie énergétique cohérente, investissant dans la différenciation des ressources (énergie solaire, éolienne et nucléaire, accompagnée des technologies de l'hydrogène), l'UE verra grandir sa dépendance énergétique au profit d'une Asie en développement, surpeuplée et davantage consommatrice de pétrole et de gaz naturel. Ainsi, son influence directe en Eurasie demeure une question vitale non seulement pour la paix et la stabilisation de la région, mais également pour sa propre survie et pour la stabilité mondiale.
XXI.7
AXE BALTIQUE/GRANDE
MER NOIRE
L'épicentre du séisme politique des révolutions démocratiques en Ukraine et en Géorgie et son intensité se mesurent comme toujours par la force bouleversante de l'onde de choc. Bangladesh, pourrait la conduire à adopter une politique duale, maritime et terrestre, en matière d'énergie. Ainsi l'équation stratégique de l'Asie centrale pourrait changer d'enjeu et d'orientation, si la politique de coopération et d'entente entre Beijing et Téhéran prenait forme à partir d'un troc entre pétrole et technologies balistiques et nucléaires. L'affirmation et le développement économique de la Chine et de l'Extrême-Orient, avec des taux de croissance à deux chiffres (de 8 à 10%) pendant plus de vingt ans, interdit désormais de maintenir la dichotomie, développement et Occident d'une part et sous-développement et reste du monde de l'autre. La «zone économique chinoise » est devenue le quatrième pole mondial de croissance après les USA, le Japon et l'Allemagne. L'affirmation politique, psycho-politique et militaire modifie les équilibres de puissance entre l'Asie et l'Occident. Parallèlement une grande «renaissance culturelle» gagne l'Asie et les élites politiques dominantes ont introduit une stratégie de reformes dictée après l'échec du modèle soviétique de jadis et l'effondrement de l'Union soviétique. Ouverture vers l'Occident, capitalisme rampant et participation à l'économie mondiale se sont alliés à l'autoritarisme d'un système traditionnel de pouvoir et au réengagement dans la culture chinoise. Ainsi, à la légitimité découlant de la réussite économique s'ajoute la légitimité nationale découlant du caractère distinctif de la civilisation confucéenne. C'est dans ce sillage que la démocratie appairait comme une intrusion de l'étranger et un affaiblissement du nationalisme Han. La réussite économique est perçue en grande partie comme la résultante de la culture asiatique, jugée supérieure à celle de l'Occident. La notion même de réussite n'est-elle pas une conquête de l'ordre collectif sur l'ordre individuel et de l'éthique du groupe sur celle de l'individu? L'ensemble de ces considérations a fait dire à l'ancien Premier ministre de Singapour Mahatihir que « [l]es valeurs asiatiques sont des valeurs universelles. Les valeurs européennes sont des valeurs européennes. » Le sous-entendu était que toute civilisation puissante est universelle et toute civilisation faible, déclinante ou affaiblie est particulariste et tournée sur elle-même. Par ailleurs, à l'ambition d'affirmation économique s'ajoute la volonté d'affirmation politique et stratégique. La montée de la puissance militaire et spatiale de la Chine inquiète l'Amérique et le Japon et la modernisation accélérée de son appareil militaire pose des interrogations sur ses intentions et constitue potentiellement une menace pour la sécurité régionale et un défi pour l'ordre mondial. 419
Celle-ci va de la mer Noire à la mer Caspienne et de l'Asie centrale à l'Atlantique. Elle affecte comme telle la « communauté des démocraties» et plus en profondeur, l'ensemble des intérêts géopolitiques de la communauté euro-atlantique. Par une sorte de diffraction culturelle et géopolitique, l'axe baltique (Estonie, Lituanie, Lettonie et Pologne) la grande mer Noire (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie et Turquie), à laquelle s'ajouteront les deux nouveaux pays de l'élargissement, la Bulgarie et la Roumanie, renforcera le club des nouveaux amis de la démocratie, secouant ainsi l'ensemble des pays islamiques du Sud-Est asiatique et donc les grands Balkans eurasiens. L'évolution prudente de la Chine répercute cependant cette vague vers le Pacifique. Ainsi, une orientation et une préférence politique initiale, d'inspiration pluraliste, venant de pays bien identifiés, produit des répercussions insoupçonnées dans les équilibres de puissance globaux. C'est dans ce cadre que doivent être situées les négociations de l'VE avec la Turquie, un cadre qui comporte un tracé des élargissements qui s'arrête à la Bulgarie et la Roumanie, mais qui demeure ouvert, sous forme de partenariats privilégiés, à l'ensemble des pays qui font partie de la zone, l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Dans ce cadre, un pacte de stabilité politique, modernisateur et réformateur, doué d'un potentiel de développement et de croissance élevé réduirait le terrorisme et les trafics illégaux, ouvrirait une nouvelle dimension à la démocratie politique et sociale et justifierait la viabilité des formes d'intégration et de régionalisme économiques. C'est également dans ce cadre que doit être comprise la réorientation de la Roumanie démocratique de Traian Basescu, dont la perspective d'un nouvel axe de politique étrangère « Bucarest/Londres/Washington » porte en soi, à défaut d'une réflexion géopolitique de l'UE, un élément de fracture et de crise au sein de la PESC/PESD. Les voies à parcourir par l'UE dans ses négociations avec la Turquie doivent être complétées par les opportunités d'associer la Russie à ces initiatives régionales, dans un souci de coopération, de développement et surtout de sécurité. Ce serait contre-productif de l'exclure ou d'en limiter les formes à des aspects économiques ou énergétiques. Le partenariat sécuritaire opportunité pour celle-ci, à son aspect soft, elle serait promotion démocratique de
28
Partenariat
avec la Russie28 dans son aspect hard serait une condition qu'elle soit maîtrisée par l'UE, et dans centrée sur le développement régional et sur la la société civile.
stratégique.
420
XXI.8 LE « PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE DU SUD ET DE LA GRANDE MER NOIRE» ; VERS UN MULTIPOLARISME COOPÉRATIF
la lumjère de ce qui a été dit, le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire,> apparaît comme le moyen pour rUE de construire des alliances durables en Eurasie, fondées sur une cohérence et sur un pouvoir fédérateur équivalent à celui des USA. Il est également lm laboratoire qui consiste à appréhender les turbulences et les conflits dans leurs dimensions mondiales et à maîtriser la prolifération balistique et nucléaire et le telTorisme de portél': internationale. C'est enfin un test des « limites » de l'intégration fonctionnelle, marquant la transition vers un plus haut niveau de complexité, un progrès vers une interaction entre la gouvernance interne et la gouvernabilité internationale. Enfin, c'est le telTain de vérification des deux hypothèses centrales du système international, celle du dialogue ou celle du « choc des civilisations ». Dans la mesure oÙ cette zone charnière représente une limite informelle entre stabilité régionale et stabilité mondiale, elle est aussi le lieu d'expérimentation d'une influence éclairée de l'UE sllr les grandes affaires du monde et plincipalement sur le « grand jell » et pour le désenclavement de l'énergie, du pétrole et des matières premières au cœur de la telTe centrale, Ie heartland de Halford MacKinder29. ""
L'amiral
britannique
H. J. MackinJer
(1861-1947
421
J, qui fut professeur
de géographie
Au niveau du système international, il représenterait le relais manquant dans l'évolution vers une forme de multipolarisme coopératif et vers des formes d'interdépendances régionales.
à Oxford (de 1887 à 1905), puis à la London School of Economics and Political Science (de 1895 à 1908), est le fondateur de la géopolitique classique, celle qui oppose la terre et la mer. Il a exposé ses théories dès 1904 et les a révisées quarante ans plus tard, dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale. La vision mondiale de la géopolitique de Mackinder est celle d'une « île mondiale » organisée autour d'un pivot, le heartland, centre de gravité de tous les phénomènes géopolitiques. L'Eurasie, inaccessible à la puissance maritime, a pour cœur l'Asie centrale. Celle-ci est protégée par un croissant de zones faisant obstacle à la pénétration depuis les côtes, l'inner crescent constitué par la Sibérie, l'Himalaya, le désert de Gobi, le Tibet. Plus loin se trouvent les pays ayant accès aux océans, le coastland. Au-delà des mers qui délimitent l'île mondiale se trouve l'outer crescent, composé de la Grande-Bretagne et du Japon. Enfin, plus loin encore est situé le Nouveau Monde, dont le cœur est représenté par les États-Unis. L'ensemble des phénomènes géopolitiques se résume en une lutte entre le heartland et l'outer crescent. La doctrine de Mackinder est caractérisée par la doctrine de la suprématie de la puissance continentale: « Qui tient l'Europe orientale tient le heartland, qui domine le heartland domine l'île mondiale, qui domine l'île mondiale domine le monde. »La hantise de Mackinder était une alliance entre l'Allemagne et la Russie qui auraient ainsi dominé l'île mondiale. C'est pourquoi le cœur du monde doit être encerclé par les alliés terrestres de la Grande-Bretagne. Cette dernière doit contrôler les mers, mais également les terres littorales qui encerclent la Russie, c'est-à-dire l'Europe de l'Ouest, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et de l'Est. La Grande-Bretagne elle-même avec les États-Unis et le Japon constituent le dernier cercle qui entoure le cœur du monde.
422
XXI.9 LE RÔLE DE LA RUSSIE RÉGIONALES ÉQUILIBRÉES
ET LES INTERDÉPENDANCES
Dans cette prospective la Fédération de Russie, en chute démographique et économique pourrait y jouer un rôle de rivale amicale plutôt que d'acteur hostile, car elle n'a d'autres altematives en Asie centrale et en ExtrêmeOrient que le choix entre le Japon et la Chine dans les orientations de politique générale que sont la coopération, l'aide au développement et le peuplement. En complément elle serait conduite à réduire ses points de friction avec rUE à l'Ouest, de la Baltique au Caucase, en passant par l'Ukraine. La création de cette zone serait un puissant facteur de développement démocratique de type pacifjque. Elle aiderait puissamment au désenclavement énergétique, géoéconomique et géostratégique de la région centrale de l'Asie, davantage adaptée à un monde multipolaire et à des modèles de sociétés mixtes, mi-tracutionnelles et mi-modemes, mais à économie ouverte et à tendance libérale. Une pareille hypothèse équilibrerait
423
et renforcerait l'entente euro-américaine zone chami~re de l'Europe.
dans le monde, en rapprochant
cette
Cette vision européenne de la mullipolarité serait basée sur un ensemble d'interdépendances régionales équilibrées et intégrées. plus fondées sur la gouvernance que sur la gouvemabilité, plus coopératives qu'antagoniques. Cette vision ne s'oppose pas à la dominance coopérative de l'unipolarisme américain élargi à l'Europe et tient compte davantage des évolutions plus récentes de la politique mondiale. Elle induit l'Europe à mieux profiler sa personnalité internationale, lui permettant de faire face aux nouveaux défis de la globalisation et de r écosyst~me et au degré très élevé de complexité qui les cm'actétise. Après l'implosion de l'Union soviétique et l'effondrement du bloc de l'Est, nous entrons dans une troisième phase de l'hérHage de la postguerre froide, et donc de la logique de la stabilisation des relations politicostratégiques, par les élargissements conjoints de rUE et de l'OTAN, mm'qués pm' le sommet de Varsovie, puis de Vilnius et, après le 11 septembre et la lutte internationale au terrorisme, par la « phase de Kiev et de Tbilissi ».
XXI.l0
PROJECTION
DE L'DE
VERS LE CAUCASE
ET L'ASIE
CENTRALE ET OBJECTIFS SOUHAITABLES
",-W,-,.",W.,'.:!S>1
Cette projection de l'Union européenne vers le Caucase et r Asie centrale avec un dessein stratégique et culturel, défini en toute indépendm1ce à pm'tir de ses intérêts propres, pourrait satisfaire à une série d'objectifs:
.
fixer les limites de l'UE, demandes d'adhésion, et conséquents;
ainsi que celles des élcu'gissements soutenir ses choix à raide de
424
et des moyens
.
faire de redéfinie ;
.
un partenaire
influent
dans
une politique
mondiale
favoriser un dialogue et une planification mondiale par r identification des détïs il affronter collectivement (détérioration de l'environnement, surpopulation, fanatismes, pandémies. catastrophes naturelles)
.
fixer un agenda de sécurité planétaire au XXI" qui ait pour mission d'adapter le rôle de l'Ouest dans son ensemble il une phase d'éveil du monde et sous l'effet des menaces que fQnt peser sur la planète les turbulences exacerbées par les arsenaux nucléaires et par les dynamiques de puissance en Extrême-Olient et dans les grands Balkans eurasiens,
La création de cette <. pmienm'iats privilégiés et ayant choisi la forme changement politique et à avec le maintien du projet son héritage,
zone de stabilité régionale », pm' la signature de actifs avec la série de pays membres de la CEl, régime qui assure le mieux leur vocation au l'ouverture internationale, est la seule compatible européen et la préservation de son message et de
à partir de cette perspective et guère d'une dangereuse dilution de l'Europe dans des cercles d'élm'gissements de plus en plus excentrés et sans limites que rUE pourrait inscrire son avenir dans la sauvegarde de son identité.
XXI.ll
ÉLÉMENTS
DE
GÉOPOLITIQUE
THÉORIQUE.
LE
<~RIMLAND DE L'INTÉRIEUR» ET LE DOUBLE ANNEAU DES TERRES: LE CAUCASE DU SUD ET LA GRANDE MER NOIRE
Dans .<
quelle
perspective
géopolitique
inscrire
une réflexion
sur le
Rimland de l'intérieur ». le Caucase et la grande mer Noire, le double 425
anneau des terres qui définit les bornes intérieures de l'Europe et de l'Asie? Comment faire en sorte que les lacs de cette zone-clé deviennent des facteurs de désenclavement et de communication et que le « croissant instable» qui va de l'Atlantique à l'Indus favorise les voies de transit et d'ouverture pour les puissances terrestres entre la masse de l'Est, à dominance sinique, mongole et turque et l'ensemble de l'archipel occidental de l'Asie, l'Europe, à dominance anglo-saxonne et nordique? Dans quelle dynamique de processus d'urbanisation, de déséquilibre démographique entre silence la convoitise des ressources centrale, le déplacement de l'axe la planète et la montée des périls eurasiens et de l'Asie pacifique?
changement canaliser les inégalités du vieillissement des populations et de le Nord et le Sud? Peut-on passer sous en phase d'épuisement rapide, en Asie de gravité de l'ensemble des économies de venant de la bordure des grands Balkans
Chaque puissance politique assigne une fonction stratégique particulière au pivot des terres, au sein duquel l' ordre des inégalités fait en sorte que la prolifération des moyens de violence et de coercition incite au développement du terrorisme, tenant place, dans la logique des miséreux, d'une orgueilleuse stratégie de dissuasion connue, d'égalisateur de puissance aux parlas ».
et de ce fait de la fonction, bien mains de «pouvoirs et d'États
Dans le même temps une humanité indésirable et un sous-prolétariat extérieur ont repris leurs grandes transhumances vers les mégalopoles des pays « civilisés », où une sourde dialectique de violence, se polarisant autour du sentiment de « rejet» des «hôtes» et de rancœur des « intrus », trouve dans le radicalisme religieux un aliment et un facteur rédhibitoire de la « guerre intérieure », la guerre des banlieues et des villes.
Par ailleurs, jusqu'à nouvel ordre et donc jusqu'à la première grande confrontation nucléaire, la plupart des responsables des questions de sécurité se trouvent dans une phase de conscience pré atomique et les mentalités traditionnelles, prépondérantes, n'ont pas pris la mesure de la perspective d'un cataclysme nucléaire, toujours prolifération horizontale et balistique
immanent des armes
en Asie, de destruction
en
raison massive.
de
la
Dans la prospective d'Hégémon et du point de vue géopolitique, une Fédération de Russie fortement décentralisée en Asie centrale et dans le Caucase du sud, afin de répondre aux aspirations de ses multiples nationalités, serait «équilibrée» géographiquement, économiquement et culturellement au Nord par l'Allemagne, séculairement complémentaire du monde slave et au Sud, en Asie mineure, par le bastion incontournable de la masse continentale turque.
426
Dans ces deux cas, selon les circonstances et les enjeux, les États-Unis soutiendraient alternativement l'un ou l'autre de ces trois acteurs, afin de modérer la quête de puissance de chacun d'entre eux. En ce sens le «Riuùand extérieur» de Spykman30 visant à contenir la masse eurasienne sur les bordures occidentales et méridionales de la terre centrale, perdrait de son importance et les pays péninsulaires de la « marge» atlantique, Espagne, France et Italie, deviendraient les «arrières », non décisifs, d'une projection de la puissance hégémonique vers le golfe Persique et le grand Moyen-Orient.
30
Dans Géographie de la paix, publiée un an après sa mort, Nicholas Spykman
(1893-1943), père de la théorie du containment et géopoliticien et géostratège déterministe, argue que la « balance du pouvoir » en Eurasie affecte directement la sécurité des USA. Son idée centrale repose sur le constat que la mobilité maritime œuvre de nouvelles possibilités à une autre structure géopolitique, celle des « empires étrangers ». Nicholas Spykman adopte la distinction géographique du monde définie par H. J. Mackinder: le heartland, Terre centrale ou Central Asia; Ie Rimland, inner crescent ou marginal crescent; offshore, Island Continents (le outer or inner crescent). Ces zones sont subdivisées en trois portions géographiques et climatiques: the European Coast Land, the Arabian Middle-East Land, the Asiatic Monsoon Land (Indian Ocean, Littoral, distinct et séparé du Chinese Land, au plan naturel et civilisationnel). Les deux continents qui flanquent l'Eurasie sont l'Afrique et l'Australie. En termes de dynamique historique, Spykman reformule l'opposition et la dialectique entre puissance de la terre et puissance de la mer et redéfinit ainsi la fameuse formule de H. 1. Mackinder : « Qui contrôle l'Europe orientale contrôle la Terre centrale; qui contrôle la Terre centrale (Eurasie) contrôle l'Île du Monde (Amérique) ; qui domine l'Île du Monde domine le monde ». Avec la formule du «Rimland de l'intérieur» ou inner crescent en tant qu'espace de mobilisation et de protection des deux zones intérieures, il en résulte que la zone péninsulaire à l'Ouest et la zone continentale à l'Est constituent un facteur d'ouverture de la Terre centrale et peut être considérée comme un espace de frontière entre l'Europe et l'Asie. La véritable exigence de contrôle sur cette zone repose sur l'interdiction à la réunification de l'espace continental et sur la prévention à la maitrise de celle-ci par une seule puissance. Interdire l'unification territoriale de l'Eurasie et l'émergence d'une nouvelle forme de bipolarisation du monde, et décourager l'émergence d'un pouvoir accédant au contrôle prépondérant des ressources énergétiques de la terre centrale: «Qui contrôle le Rimland contrôle l'Eurasie; qui contrôle l'Eurasie contrôle la destinée du monde. » 427
XXI.12
LE « RIMLAND DE L'INTÉRIEUR)} OU INNER CRESCENT
On peut entendre pour « Rimland de l'intérieur» J'espace intermédiaire entre le heartland et le European coastland; un double anneau de terres, situé sur la diagonale qui va de la Baltique à l'océan Indien. C'est une zone de pouvoir contesté, divisé et instable, dont le centre de gravité politique est ailleurs, th-aiBé entre l'Est et l'Ouest, J' hémisphère nord et J' hémisphère sud, selon les humeurs de l'histoire. Ainsi, la liberté de cette région a été menacée hier par J'expansion et le contlit entre la Russie et l'Allemagne au septentrion, et la Russie et la Turquie en Asie mineure et il ne pourra être remis en cause demain que par la montée croissante de la Chine. Dans r impossi bilité d'une alliance continentale de l'Europe et de J'Empire du milieu, le clin d'œil de cette zone vers l'Occident est à la fois lm regard de survie et un gage d'espoir, puisqu'il aspire à s'assurer d'un avenir dans le désordre du monde. Maintenir et fomenter les divisions et les conflits, en int1uant à leur avantage sur les équilibres locaux, a été jusqu'ici l'intérêt des empires extérieurs sur cette zone. L'UE est le seul pouvoir extérieur de l'histoire en acte, en mesure de favoriser et de promouvoir dans la région. la stabilité et la prévention des contlits,
En effet le poids de la force qu'elle peut jeter dans la balance est insuffisant pour modifier la distribution du pouvoir continental, mais suffisant à interdire la prédominance et le contrôle de l'Est et du Nord. Cette ouverture des horizons du <~Rimland de l'intérieur» ne peut venir que d'tme association,
un ancrage ou d'une
428
,( intégration
extérieure
>, avec
les terres du littoral qui côtoient J'Atlantique et constituent le premier cercle entourant le cœur du monde. Si la suprématie de la puissance continentale appartient demain à la Chine montante. la réhabilitation du Rimland de J'extérieur et du Rimland de l'intérieur apparaît à l'évidence comme le seul moyen d'établir une zone d'interposition et un moyen éprouvé pour contenir l'expansion territOliale et maritime de l'Empire du milieu en Eurasie, en dehors l'utilisation de menace verticale.
XXL13
L'UE, LA RUSSIE ET LA CHINE
Dans ces conditions,
le soutien de la part de l'UE à la création
d' un
<~
pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» devient impératif et presque inévitable. La création <.k cette zone favoriserait l'Europe dans Je but la conjonction et la solidarité géopolitique entre le pivot géographique de r histoire et cœur du continent du commencement premier et Je Sud, le Golfe et le Moyen-Orient. Par ailleurs, il pemlettrait à la Russie de recentrer ses ambitions et son processus de réformes et d'adaptation à l'économie globalisée, comblant le «
trou mou », situé au milieu de son ancien empire.
Entïn, l'éloignement relatif de la Chine de l'Asie centrale, demeurant la préoccupation géopolitique d'une grande manœuvre de contournement de la part des États-Unis, interdirait un jour la revanche de la puissance de la tene et tracerait une ligne de partage des ressources vitales de demain. Cet objectif se fait valoir aujourd'hui par la présence et l'utilisation unilatérale de la force dans toute la région, dans une péliode orientée vers le l11ultilatéralisme universel.
Ainsi, l'DE a un intérêt primordial direction du «Rimland de l'intérieur ».
à développer
sa stratégie
dans la
Si, à défaut d'engagement et de combat, dans la chaotique géographie du système planétaire, où l'espace continue d'être une force politique et l'inspirateur des desseins de la puissance, l'DE prétend de faire avancer l'évolution des équilibres mondiaux vers un multipolarisme coopératif et non antagonique, elle se doit de promouvoir l'évolution de son voisinage à l'Est vers une zone de stabilité élargie à la grande mer Noire et au Caucase du Sud. La création de cette zone dans l'axe Baltique/CaucasefTurquie, séparant géographiquement les puissances du littoral des lacs intérieurs qui dominent les terres centrales, opposerait, en termes de réalités humaines et sociopolitiques, les conceptions pluralistes et mouvantes de la cité politique européenne, érigées sur la liberté et le changement politique à celles, autocratiques, immobilistes et conservatrices de l'ordre sans limites des steppes. Sur la carte, enfin, elle désigne l'anneau marginal intérieur, la crush zone, la zone de rencontre ou de collision entre deux espaces de civilisation, dont la dynamique est fondée sur deux modèles culturels et deux obsessions antinomiques, l'appel du sol, de la tribu et du elan ou l'appel des villes, de la facilité des mœurs et de l'échange intellectuel. Il est donc primordial pour la liberté de l'Europe que le déséquilibre entre la bordure occidentale et orientale de l'Europe ne comporte pas une inversion de la balance, avec une DE impuissante, une Fédération russe affaiblie et une Chine montante, conquérante et surpeuplée.
430
XXI.14
STRATÉGIE EUROPÉENNE ET GESTION DES ALLIANCES EN
ASIE
CENTRALE.
ENVISAGEABLES
SUR
LES
FORMES
DE
CONSENSUS
PAR L'DE
Le domaine des relations internationales a été profondément influencé paT les attentats du Il septembre 2001 et la réponse de l'Amérique a étendu son rayon d'action à l'Irak et à rAfghanistan en Asie Centrale. Cela a exigé une gestion des alliances mondiales et un consensus stratégique entre l'Europe, le Caucase et l'Asie de l'Est, autour d' WIe stratégie à long tenne par le bjais de l'OTAN. POUTêtre acceptée politiquement, une présence de l'UE dans le croissant instable du Caucase du Sud et de la grande mer Noire doit être porteuse d'intérêts globaux et pour être défendable all plan de l'dlicacité, elle doit s'appuyer sur un système articulé d'alliances, impliquant des partenaires crédibles, orientés vers l'Occident susceptibles de partager les mêmes convictions morales et historiques. Ainsi, J'Ukraine, la Roumanie, la Géorgie et la Turquie pourraient y jouer un rôle de premier plan, non seulement pour définir une coalition antiislamique nécessairement conjoncturelle, mais pour apporter des réponses différenciées et concertées avec leurs partenaires régionaux, sur une quantité de problèmes de développement et de modernisation. Un agenda commun devrait en définir les priorités et les moyens. Ainsi, une cooptation des alliés, plus proches aux intérêts de rUE, devrait constituer renjeu et le choix de la diplomatie de l'Europe.
431
Dans ce cadre, l'extension géographique la sphère de stabilité et développement devrait pouvoir concerner, à des titres la Fédération de Russie dans l'hémisphàe nord et la Turquie dans le plateau anatolien l'Asie mineure, avec lm prolongement évident de l'int1uence renforcée de celle-ci dans l'espace turcophone de l'Asie centrale, vivifié par un partenariat Plivilégié avec l'UE.
XXI.15 USA
LA STABILITÉ MONDIALE ET LE RÔLE DE t'UE ET DES
Au niveau mondial, la gestion de ces nouveaux équilibres de stabilité et de sécurité trouverait son pendant conséquent dans la triangulation stratégique de l'Amérique en Extrême-Orient, obtenue par lille diplomatie bi-multilatérale et ouverte vers le Japon, la Chine, le Pakistan et l'Inde, pays dont les ambitions internationales sont clairement affichées. Ainsi, les moyens de la stabilité mondiale et de la prospérité économique reposeraient sur delLXpiliers solides, l'Europe et les USA. Dans cette zone, le poids de l'int1uence respective de run et de l'autre pourra jouer un rôle bénéfique, plus déterminant pour l'influence américaine
432
au Moyen-Orient et plus prometteur pour l'UE au grand Moyen-Orient, raison du maillage de ses relations historiques.
en
L'enjeu est moins d'émanciper et de dissocier les destinées et les ambitions des deux puissances globales de la planète, l'UE et les USA, et d'établir entre elles une logique de contrepoids que de les solidariser davantage, dans leur responsabilité à long terme consistant à apporter des réponses viables à l'ensemble de l'humanité. Si la tâche principale de l'UE a été le développement étendu de la stabilité internationale qui constitue le cadre conceptuel de l'intégration du continent et sans lequel la construction européenne s'écroulerait de l'intérieur, le prolongement de cette responsabilité dans la région du Caucase du Sud et de la grande mer Noire, lui permettrait d'atteindre un niveau de responsabilités politiques qui dépassent la sphère régionale et atteignent la stabilité mondiale, dessinant ainsi un partenariat systémique avec les USA. En particulier, dans la zone visée par le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire », aucun des grands partenaires régionaux n'a ni la force ni les moyens, ni dispose d'un consensus stratégique lui permettant de prétendre à la prééminence régionale: ni la Russie, installée jadis en position de contrôle impérial exclusif, ni la Turquie, dont le passé périlleux et le présent ambigu ne rassurent leurs voisins, ni même l'Iran, pratiquant une politique de compétition vigoureuse pour la répartition des ressources dans la mer Caspienne et un jeu d'insularisation politicostratégique dans le golfe Persique.
XXI.16
LE JEU DES RIVALITÉS LOCALES ET DES ARBITRAGES MONDIAUX
Cette région, à la sécurité et aux développements économiques mal assurés, est travaillée par d'intenses rivalités claniques, ethniques et religieuses, alimentées par une constellation d'enclaves sur lesquelles jouent la confrontation et le jeu d'influence des puissances majeures, la Russie, la Turquie et l'Iran. C'est pourquoi un rôle important peut être rempli dans la région par rUE comme puissance extérieure influente, imposant une concorde forcée à des litiges qui peuvent exploser à tout moment en éruptions violentes. Alors que la recherche d'accommodements est possible de la part de la Russie avec l'alliance Atlantique et l'UE, dans le but de parvenir à des formes de pacification en Tchétchénie autres qu'un génocide inavouable, la Turquie pourrait se déterminer à des solutions d'ouverture vis-à-vis de l'Arménie et celle-ci vis-à-vis de l'Azerbaïdjan.
433
La Russie, ayant accepté, non sans résistances intérieures, la prééminence de la communauté des démocraties èt des institutions européennes èt euroatlantiques dans la détïnition de l'ordre mondial de sécurité, une impulsion supplémentaire découle pour dans dynamique d'influence, au-delà des élargissements successifs et de la politique de voisinage, et cela suite à l'ouverture des négociations pour l'adhésion avec la Turquie. L'incertitude quant aux finales de ces pourparlers devrait encourager la Turquie à considérer comme convenant à llne capacité de retenue dans la région du Caucase, en y développant des relations d'ouverture et des échanges intensifiés. permettrait de considérer la longue phase des négociations comme un test de la bonne volonté de ce pays et comme une adaptation indispensable aux standards de conduite, internes et internationaux, exigés dans l'hypothèse d'une adhésion à très long terme.
XXI.17
GÉOPOLITiQUE MONDIALE.
LOCALE
ET
GÉOPOLITIQUE
LE « PACTE DE STABILITÉ DU CAUCASE
ET DE LA GRANDE
MER NOIRE»
DU SUD
: NOYAU RÉGIONAL
DIUN
NOYAU MONDIAL DE STABILITÉ
Ce test, correspondant aux intérêts profonds et bien compris d'Ankara, pOlllTait être interprété comme l'antichambre nécessaire à l'adhésion, voire comme tIDe démarche complémentaire ou alternative à celle-ci.
434
C'est donc sur ces bases que rUE, les USA et la Russie pounaient reconnaitre l'utilité politique, économique et stratégique d'un «Pacte de Stabilité régionale du Caucase du Sud et de la grande mer Noire 7>, lancé par rUE dans le but de promouvoir l'intérêt commtm dans le respect de la stabilité, de la souveraineté et de J'intégrité territOliale de toutes les nations de la région. Ce serait là le noyau régional d'un noyau mondial de stabilité, jetant les bases d'tm système de sécurité eurasien d'envergure transcontinentale et susceptible d' intluer profondément sur le comportement des puissances politiques de l'Asie du Sud et de l'Extrême-Orient.
XXI.IS
LE « PACTE DE STABILITÉ»
ET L'INTÉRÊT
DE LA
RUSSIE FACE À UN TRIPLE DÉFI
'.".""" ""'''',.
_w",w,
Aucun acteur global ne peut jouer tout seul en Eurasie sans la conce11ation et la coopération des autres, en paI1iculier dans les Balkans eurasiens. aux bordures centrales et méridionales du continent. Après J'effondrement des blocs et l'immense amputation tenitoriale subie par l'URSS, l'héritière de l'empire déftmt doit relever un triple défi qu'elle ne peut atlronter toute setùe :
.
Le premier est constitué par le rapprochement graduel au système européen de l'Ouest, ce qui exige une démocratisation progressive tie r« étranger proche» de jadis et en premier lieu de r Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, sortant de la zone d'influence de Moscou.
435
. .
Le deuxième est l'hostilité croissante de 300 millions de musulmans du Sud, dont la quête d'indépendance est représentée par les Tchétchènes, agissant par la terreur jusqu'au cœur de la Moscovie.
Le troisième est signalé par la vulnérabilité et l'insécurité territoriales de ses confins, situés au-delà de la Caspienne et du Ienisseï et traversant la Sibérie extrême jusqu'à la bordure de Sakhaline.
Sur toute la longueur de cette ligne imaginaire, 3 milliards d'hommes observent avec un regard frémissant l'immense étendue de l'espace vide et sous-peuplé de l'hémisphère nord, où une trentaine de millions d'hommes vivent désormais sans l'illusion d'une utopie. Pour l'exploitation de cet eldorado de richesses énergétiques et minières, la Russie a un besoin d'aide, dramatique et pressant, et n'a d'autre choix que la subordination pure et simple à la Chine ou la coopération et le concours intensifié de l'Ouest (UE, USA et Japon). Dans ce contexte, le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» représente un allègement considérable des tensions des provinces du Caucase du Nord, une stabilisation de celles du Sud et l'ancrage et le désenclavement stratégique des républiques ex-soviétiques d'Asie centrale, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Il s'agit d'un espace de développement économique et commercial, profitable demain à la Turquie, une fois celle-ci renforcée par son insertion dans une zone de stabilité régionale liée à l'UE. Les implications énormes.
géostratégiques
de la création
de cette zone sont donc
En effet, la coopération régionale dans cette zone charnière pourrait conduire à l'extension des bénéfices locaux, obtenus grâce à l'UE, et pourrait se ramifier et s'amplifier dans l'Asie du Nord-Est. La simple existence de cette zone aurait comme conséquence politique immédiate la transformation de l'OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) et l'évolution de celle-ci en une pièce importante d'un forum de sécurité transeurasien. Il s'agirait de la préfiguration d'un véritable système de sécurité pour l'Eurasie dont le bras armé demeurerait l'OTAN, puisque son champ d'action stratégique y serait étendu progressivement. C'est pour cette raison que l'Europe, éprise par une audace inhabituelle et totalement originale pourrait jouer un rôle mondial autonome dans le concert des grandes puissances de demain, celles qui forgeront le visage du système international du XX le siècle. Ce visage ne passerait plus nécessairement par les prismes de la dépendance stratégique vis-à-vis de l'OTAN, ni de la subordination politique
436
vis-à-vis des USA, mais d'une conscience géopolitique nouvelle et de la mise en place de capacités de projection européennes efficaces et crédible.
437
SUR L'ICONOGRAPHIE DU TEXTE OU L'ÉLOGE DE LA PENSÉE PAR LES IMAGES Depuis que l'écrit a abandonné la calligraphie (kaUas = beauté et graphia écriture) la beauté de la langue écrite a perdu de son attrait. L'irruption de = l'abstraction a contribué à la rendre desséchée et vide de forme, rendant énigmatiques sa compréhension et son sens. Les hommes sont-ils toujours épris par la recherche du beau? S'accommodent-ils au divorce de l'idée et du signe? L'étroite parenté de la pensée et de l'image remonte, dans l'histoire occidentale, aux philosophes médiévaux, Duns Scot et Guillaume d'Ockman. Le premier abordait la compréhension de l'œuvre en passant par les formes, le deuxième par la rigueur et les termes logiques. La « logique»
comme la « parole»
réduisent-elles
Réconcilier l'art et le texte, ou encore les concepts pari de notre approche. Avons-nous réussi?
en cendre l'écriture? et les formes a été le
La question est peut-être prétentieuse, car elle voudrait rendre captif le jugement, mais elle repose sur un constat. L'absence, en science politique, d' œuvres qui font art ou création. Dans cette situation, le «sens» des œuvres comporte-t-il une dérive de la compréhension vers la représentation, s'éloignant de l'idée, et légitimant la liberté d'une quête séparée du bonheur? La frappe sur le clavier d'un ordinateur a-t-elle épuisé tout effort d'une poétique imagée, ignorant la symbolique des évènements et leurs écueils périlleux? Voyager dans les langages formels des abstractions, des mathématiques et des parcours institutionnels signifie-t-il l'abandon définitif des vieilles fonctions scripturales, celle de la beauté textuelle et de l'art de l' œuvre? Mis au pied du mur par les dérives de ces disciplines sévères, fallait-il vivre jusqu'au but la résignation du terne, de l'anonyme et de l'opaque au seul profit de l'intelligible? Dès lors, notre pari a été de conceptualiser, mais aussi de représenter, en somme, de communiquer par des symboles. Quel choix d'images pourrait représenter telle intuition de la pensée? Ce fut à chaque fois la question posée par le concept à sa forme. La gratuité et l'imperfection génétiques des langues naturelles annihilent-t-elles le projet de leur traduction en un langage universel? Représenter et faire trace, traduire et faire sens, donner de la puissance au verbe et de la chair à l'essence, fut à ce point le défi de l'entreprise, celui d'une œuvre où l'idée est corps, où la circonstance est drame, où le meurtre est création, où la révolte est vie. 438
L'iconographie du livre philosophiques, mathématiques difficile, toujours exigeante.
a été intimement liée aux symboles, ou politiques. Cette recherche a été souvent
Le réel cache-t-il une musique et la musique un principe premier, une origine surnaturelle? Nous l'avons cherché par la beauté et par l'icône. Afin que l'intellection ne soit pas disjointe de l'interprétation, le monde du regard, l'énergie de la matière, nous nous sommes penchés sur la recherche de leur unité profonde. Ainsi, d'une collaboration intense et infatigable entre AbouBakr Mokadem-Chouili, fidèle des fidèles et navigateur de l'inconnu, et moi-même, n'est peut-être pas né le« Gustave Doré» des temps modernes, mais la tentative d'un genre nouveau, où le verbe et le signe participent intimement d'une création intégrale. Porté par des voiles puissantes et poussées au dessus des vagues par la hardiesse du vent, une autre « surprise» est venue s'ajouter à cette aventure océane, un marin femme Mia Bertetto Lambot. Dès lors, le texte, le contexte, la structure, la cohérence, la consécution logique, le chiffrage, l'espace et le temps s'en sont trouvés unifiés et ont subi une inflexion, celle d'une courbe cosmique et une accélération sidérale. Les particules de l'infiniment petit sont entrées de force dans les trajectoires de l'infiniment grand, redessinées par le maître de l'univers. Dans cet effort conceptuel, le passage de la comète étoilée de Halley fut appréhendé confusément par notre regard d'hommes, épris par l'unité de l'œuvre. Que cette unité t'appartienne, ô lecteur inconnu, grand astronaute de la science politique européenne. Cette unité de l'idée et du signe a été l'œuvre, comme à l'origine, d'une Trinité, celle de l'idée, du verbe et de l'action, ou encore, de la pensée, de l'image et du sens. Elle t'appartient.
439
TABLE DES MATIÈRES PREFACE
de Graham Watson
Les postulats
du réalisme
5
et leur abandon
6
INTRODUCTION
I. Ll
6
Les postulats
du réalisme
1.1.1 Les postulats
du réalisme
1.2
N éokantisme
1.3
Pacifisme
lA
Souveraineté
1.5 L'Union souveraineté
7 et leur abandon
7
et intégrationnisme
et utopisme
Il
légaliste
13
et droit international
européenne
entre
1.6
Fédération
I.7
Soft Empire, intégration
1.8
Le retour de la realpolitik
1.9
Un impératif
LlO
Nota bene
transferts
14 de compétences
et partage
et confédération
d'avenir:
de 16 18
et «pacifisme
rationnel
»
20 21
la Machtpolitik
23 24
II. L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIE SIÈCLE. UNE VUE PROSPECTIVE. 25 ILl
La scène internationale
II.2
L'Europe
II.3
Instruments
lIA
Environnement
11.5
L'Europe
II.6
L'ordre international
II.7
Le choix de l'Europe
36
11.8
Prospective
et rétrospective
38
II.9
L'Amérique
et la politique
de demain
et les États-Unis.
Des partenaires
25 égaux ou équivalents
7
de pouvoir et intérêts géopolitiques international:
et la «révolution
unipolarisme
cooptatif
30 ou multipolarité
dans les affaires politico-stratégiques
de demain
de primauté
28
»
731 33 35
.4
III. L'EUROPE ET LA SÉCURITÉ MONDIALE AU XXIE SIÈCLE: UNIPOLARISME ÉLARGI OU MULTIPOLARITÉ 7 LE DÉBAT SUR LE SYSTÈME INTERNATIONAL DE DEMAIN 43 IILl
Sur la «logique
III.2 Droit et force
unipolaire
» ou la logique de primauté
.4 47
III.3
Tony Blair et le choix de l'uni polaris me élargi
IlIA
Système multipolaire
III.5
Multipolarité
111.6
Le système multipolaire
III.7
Hétérogénéité
111.8
Partenaires
111.9 Tensions régionaux III.lO limité » ?
et« security complex»
et instabilité
51
internationale et l'option
et politique ou rivaux?
52
française
54
globale
55
État de nature ou règne de la loi?
internationales,
Acteurs
.4
globaux
et
discontinuités
politiques
sous-systèmes.
La
France,
58 et
sous-systèmes 59 un
«adversaire 6l
IV CHINE EXTRÊME-ORIENT?
USA.
VERS
IVl Acteur ou système? des relations internationales
UN
L'approche
NOUVEAU
systémique
BIPOLARISME
et les processus
EN 63
de mutation 63
IV2
Chine - USA. Un bipolarisme
émergeant?
IV3
Théorie des systèmes
IV4
Morton Kaplan. De la balance of power au système bipolaire
IV5
Le système bipolaire
IV6
Un bipolarisme
IV7 forces
Morphologie
du système bi-multipolaire
IV8
Homogénéité
ou hétérogénéité
72
IV9
Hétérogénéité
et légitimité
73
et «révolutions
65
systémiques
»
66 « souple »... 68
et ses règles
sans alternative
69
de bloc?
71 et configuration
des rapports
V NOUVELLES MENACES, NOUVELLES VULNÉRABILITÉS. MENACES BALISTIQUES ET CYBERNÉTIQUES. LE BOUCLIER MISSILES (BAM) ET LE CONTEXTE GLOBAL DE SÉCURITÉ VI
Le contexte
V2
La menace balistique
V3
Le Bouclier Anti-Missiles
VA Cyberguerre hyperboliques
VI. LA GÉOPOLITIQUE SUN TZU ET CLAUSEWITZ VI.l Le «Livre par le chaos
LES ANTI75
de sécurité
et
de 71
75 et nucléaire
menace
(BAM)
78
informatique.
EURASIENNE.
des mutations
76
Guerres GUERRE
hypothétiques
et 79
ET GÉOPOLITIQUE. 83
». Frapper
442
la tranquillité
par l'imprévu
et l'être 87
VI.2
Guerre et géopolitique.
VI.3
Discours
VIA
Géopolitique
VI.5
Le « désarmement
VI.6
Le désarmement
Sun Tzu et Clausewitz
occidentaux
88
et discours chinois sur la politique
et guerre
90 92
de l'ennemi
» dans la pensée chinoise
de l'adversaire
93
dans la pensée occidentale
VI.7 Sun Tzu et « l'Art de la Guerre ». La « lutte moderne et Liddel Hart. VI.8 Les enseignements de Sun Tzu et de Clausewitz références dans le monde d'aujourd'hui ? VII. SIÈCLE.
et la guerre
L'EUROPE ET LE SYSTÈME INTERNATIONAL POUR UNE OSTPOLITIK MONDIALE DE L'UE
94
» entre Clausewitz 96 peuvent-ils
être des 98
À L'AUBE
DU XXIE 101
VII.1
Vers une Ostpolitik mondiale de l'UE
104
VII.2
Ostpolitik eurasienne
107
VII.3
L'océan Indien. Pivot géographique
VIlA
Synthèse provisoire.
du XXIe siècle
108
Une autre stratégie pour l'Europe
VIII. UNILATÉRALISME ET MULTILATÉRALISME. LA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DE LAMENACE
109
LA SÉCURITÉ ET 111
VIII.1
Unilatéralisme - multilatéralisme
114
VIII.2
La nouvelle
118
VIII.3
Géopolitique
VIllA
Perception
de la menace
VIII.5
L'Europe
et les États-Unis
géopolitique
des menaces
et multilatéralisme
culturel..
119 121
face à la perception
de la menace
IX. L'EUROPE, LA CRISE DES FONDEMENTS CHANGEMENTS DES PARADIGMES STRUCTURANTS IX.1 Les changements l'Europe à l'Eurasie
des paradigmes
IX.2
Le « combat contre le terrorisme
IX.3
La glo balisation
structurants. international
L'espace
121
ET européen:
»
LES 123 de 124 125
médiatique
126
X. DE LA PUISSANCE MONDIALE CLASSIQUE À LA PUISSANCE GLOBALE. LES ATTRIBUTS DE LA PUISSANCE GLOBALE 129 X.1
La puissance
mondiale
X.2
Les éléments
de la puissance
X.3
La notion de puissance
XA L'intelligence, pouvoir d'État
classique
129 131
et sa transformation
la surveillance
stratégique
443
132 et la ramification
spatiale
du 133
X.5
La puissance globale et ses attributs: le linkage, la diplomatie totale, 134 1'« alliance globale », la globalisation médiatique et la «guerre hors limite»
X.6
Les principes
X.6.1 L'aspect
du linkage
135
stratégique
135
X.6.2 Un choix entre « confrontation X.6.3 L'aspect
et négociation
»
136
tactique
137
X.7
Le linkage nord-sud
138
X.8
La diplomatie
139
X.9
L' alliance globale
X.lO
La glo balisation
X.Il
La guerre « hors limite »
X.12
L'inversion
X.l3
Le linkage vertical ou le réseau des cryptocapacités
totale ou le linkage accompli
139 médiatique
de la symétrie.
141 142 - axe des combats
Axe numérique
X.14 La puissance globale, la dominance stratégique de l'espace. Missiles et antimissiles. Reconnaissance alerte précoce X.15
Sur la surprise stratégique
-le
satellitaires
Le « non » irlandais.
XI.2
Les premières
concept..
148
XU
L'interview
XIA Le texte institutionnelle XI.5
L'option française
la
et « noyau dur » 151
sur l'avenir de l'Europe
du Premier ministre français. de
D'UN CONCEPT SUR L'AVENIR DE 151
Droit de veto, vote à la majorité
réflexions
144
et les nouvelles frontières optique, télédétection et 145
XI. LE« NOYAU DUR ». RÉTROSPECTIVE POLITIQUE DANS LE DÉBAT FRANCO-ALLEMAND L'EUROPE XU
143
CDU/CSU
153
« L'union à trois cercles »
allemande.
Géopolitique
et
stratégie 156
et le nouveau rôle de l'Italie
XI.6 Conjoncture diplomatique et l'Angleterre face à leur rang
et statuts politiques:
XI.7
Le « noyau dur» et l'argument
XI.8
L'Europe
160 les États-Unis,
la France 164
économique
168
et le système international
XI.9 Intérêts nationaux et intérêts politique étrangère allemande communs
européens.
et diplomatie
170 Vers une « normalisation
XI.I0 européenne
Intérêts »
XUl
Une balance ofpower au sein de l'Union?
444
154
préventive.
Sur la «raison
» de la 173 d'État 176
177
XI.12
Histoire et conjoncture
181
XI.13
La conscience
183
XI.14
Élargissements
des enjeux et le retour du politique et mondialisme
XI.15 Les élargissements CPE à la PESC XI.16
Vers un nouveau
184
et leurs répercussions
en matière de défense.
traité ?
188
XI.17 Les incidences des élargissements et le différenciation. « Communauté d'action »et« communauté XI.18
Différenciation
XI.19 Nouvelles le reste du monde
De la 186
et « géométrie
identifications
variable
dédoublement de valeurs »
de
»
la 189 192
et choc des civilisations.
L'Occident
contre 194
XII. POUR UNE «EUROPE RESTAURÉE ». DE LA CONSTITUTION EUROPÉENNE À LA MACHTPOLITIK. UNE RELECTURE DE CARL SCHMITT 197 XII.l
Constitution
XII.2
La Constitution
XII.3
Constitution
et décision
202
XIIA
L'existentiel
et l' occasionnel
204
XII.5
Théolo gie et politique
XII.6
Éthique et politique.
XII.7
Le réalisme
XII.8
Le concept de politique
XII.9
La Constitution
XII.lO
et concept d'État.
État et « société civile »
197
selon Carl Schmitt
201
205 Au-delà de la Constitution
207
radicaL
209 et sa métaphysique
210
et la « guerre civile mondiale
Une constitution
politique
»
212
pour une Europe restaurée
214
XIII. LE SERVlCE EUROPÉEN D'ACTION EXTÉRIEURE. DU «PROJET DU TRAlTÉ CONSTITUTIONNEL» AU «TRAITÉ DE LISBONNE » 217 XIII.1
La genèse institutionnelle
XIII.2
Sur la figure du « haut représentant
XIII.3
Le statut du Service. Un enjeu de pouvoir
XIII.4
La nature du service, son autorité,
XIII.5 politiques
Le Traité de Lisbonne extérieures
217
à l'heure
XIII.6 La Présidence du Conseil Dialectique, visibilité et enjeux XIII.7
»
ses compétences
445
219 et ses limites... 220
de sa mise en place. La dualité
de l'UE
Le Service d'action extérieure
218
et les présidences
des 222
tournantes. 223 225
XIII.8 Professionnalisme diplomatique européenne
et
formation
du
service.
XIII.9 Corps diplomatique et « école diplomatique Gerardo Galeote Quécedo réadaptée XIII.lO caractère
Encore sur l'Académique diplomatique. géopolitique et stratégique. Caractéristiques
XIII.ll
La formation
diplomatique.
Centralité
Sur
» européens. Une «école essentielles
l'académie 226 La lecture de 227
de pensée»
et réseau. Notes et observations 231
XIV LA THÉORIE RÉALISTE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE PESC/PESD. CONCEPTIONS CONVERGENTES OU ANTITHÉTIQUES? XlVI
La doctrine réaliste:
XIV 3
La notion d'extériorité
XIV4
L'Union européenne
XIV5
Élargissement,
XIV 6
L'Europe
XIV 7
Les composantes
XIV 8
Conclusions
commune;
politique
étrangère
est-elle un soft empire? et surcharges
2020. Les projections
de 235
237 administratives
238
du Transatlantic
Watch 240
de la puissance
générales
XIV9 Progrès de la PESC, des missions diplomatiques
241
provisoires
242
corps diplomatique
XIVIO
Progrès de la PESC et consensus
XlVII 2008
La dissuasion
XIV12
Les perspectives
XIV12.1
233
236
dépolitisation
à l'horizon
ET LA 233
un détour théorique
XIV2 Politique étrangère et de sécurité sécurité et de défense. Trois questions
à 230
française
de l'Union
politique
et ses adaptations
244 doctrinales
ouvertes par l'aggiornamento
Sarkozy et le recadrage
et regroupement 242
au mois de mars 246
doctrinal
de 1996...248
doctrinal
249
XV L'IRAK ET LE PROCHE-ORIENT. L'IRAK EN L'ABSENCE DE L'EUROPE. LA« LONGUE GUERRE » À LA TERREUR ET LES LEÇONS DES CAMPAGNES DE L'IRAK ET DU LIBAN 251 XVI
Enjeux et légitimité
XV2 Pour une approche et action indirecte XV3
des conflits théorique
251
du terrorisme
fondamentaliste;
clandestinité 253
Causes et cadres locaux, causes et cadre planétaire
XV4 Horizons et limites « conflits métapolitiques »
de la «théorie
446
du partisan
254 »; logique
politique
et 255
XV5 Contre insurrection « tiers intéressé » XV6
et «concept
Une guerre sur plusieurs
d'inimitié
». «Ennemi
», «guerre»
fronts. Ennemi réel et ennemi absolu
XV7 Le terrorisme et la dissuasion nature des conflits modernes
conventionnelle.
et 257 259
Une modification
dans la 261
XV8
Les faces cachées de la menace .terroriste
263
XV9
Le Liban, le Hezbollah
et l'Iran
264
XVIO l'espace
Légitimité, en stratégie
asymétriques
conflits
XVII
Tactique et stratégie dans l'action
XV12 volonté
Le « temps » en stratégie,
XV13
Le temps et l'espace
XV14
Les stratégies
XV15
Les limites de la stratégie d'IsraëL
XV16
L' heure des bilans
et bataille
dans l'épreuve
SYSTÈME
266
de force et dans l'épreuve d'Israël
et du Hezbollah
et le cadre international
de ~8 269 270 271 273
XV17 Logiques politiques et stratégies public et la légitimation de la guerre XVI.
Le temps et 265
de représailles
dans les stratégies
dominantes
médiatique.
INTERNATIONAL
juridiques;
ET CONFLITS
le droit
international 274
MÉTAPOLITIQUES
277
XVI.1
Sens, violence
et système
277
XVI.2
Les conflits métapolitiques
278
XVI.3
Sémiotique
281
XVI.4
Redéfinition
XVI.5
Terrorisme,
XVI.6
Un système international
XVI.7
La place de l'Europe,
XVI.8
Les nouvelles
XVI.9
Centre de gravité et variables
XVI.10
Évolutions
stratégiques
XVI.11
Évolutions
conceptuelles.
XVI.12
Évolutions
techniques
XVI.13
Notes
et conflits métapolitiques des stratégies globalisation
282 et géopolitique
284
en quête de multipolarité
285
une révolution
conceptuelle
règles du jeu et les conflits métapolitiques « asymétriques
»
et ruptures asymétriques L'asymétrie
et les conflits asymétriques.
et conflits métapolitiques
287 288 289 290 292 294 296
447
XVII. LÉGITIMITÉ ET SYSTÈMES INTERNATIONAUX. DU CONGRÈS DE VIENNE À L'ÂGE PLANÉTAIRE. LA POLITIQUE EUROPÉENNE AU TOURNANT DU XXI E SIECLE 297 ' XVII.1
Le Congrès
XVII.2
L'ordre mondial actuel
XVII.3
Morale et intérêt dans les relations
de Vienne et ses fondements
XVIIA La « sécurité collective ou « paix par le droit » ? XVII.5 Alliance. XVII.6 Bismarck
299 internationales
». Objectifs
La realpolitik
Système
et la chute et «légitimité
européen
du concert
planétaire.
« Paix par la force » 303
conservatrice européen.
». Conceptions
et système
301
et principes
Le« système Metternich» et l'unité Préservation du statu quo intérieur
XVII.7 « Légalité» internationales XVII.8 l'ordre
297
de la Sainte305 Napoléon
classiques
III et 3m
et relations 309
Le rôle de la stabilité
et de 312
XVII.9 La politique européenne et mondiale au tournant du XXIe siècle. L'intégration communautaire à la lumière du réalisme politique. L'histoire subie et 314 l' histoire voulue XVII.10 Les traites de Rome et le Congrès types de stabilité et de contrepoids
de Vienne. Deux légitimités,
XVII.ll L'Union européenne et la réflexion sur l'avenir. De conservatrice du Congrès de Vienne à l'union intégratrice du XXIe siècle XVII.12 Les traités dissemblances XVII.13
L'Europe
de Rome
et le Congrès
de Vienne.
deux 316 l'unité 321
Ressemblances
et le déclin français
et 321 324
XVII.14 K.W.N.L. von Metternich. L'homme, le diplomate et le chancelier. La lutte contre 1'« hydre de la révolution », le nationalisme et l'idéologie nationale .... 3~ XVII.15 De géopo litiq ues XVII.16 mondiale
l'Europe
à l'Eurasie.
Un
changement
dans
Analogies historiques et constellations diplomatiques. actuelle -limites analytiques et traits typiques
les
paradigmes 328
La conjoncture 330
XVIII. RÉALISTES ET IDÉALISTES. À LA RECHERCHE D'UNE MORALE D'ACTION EN POLITIQUE ÉTRANGÈRE 335 XVIII.1
Le droit et la société internationale
448
336
XVIII.2 Le discours communication
juridique
XVIII.3
Personnalités
et convictions
XVIII.4
Théorie et représentations
340
XVIII.5
«Grande
341
théorie»
et ses fonctions:
normalisation,
dans l'action des hommes
création
d'ÉtaL
et néoréalisme
et 338 339
XVIII.6
En quête de la paix. Éthique et politique
343
XVIII.7
Idéalisme
légaliste
345
XVIII.8
Cynisme
et réalisme
XVIII.9
Deux Ideal-typen
et idéalisme
idéologique
347
: le réaliste et l'idéaliste
349
XVIII.l 0
Styles et doctrines
353
XVIII.ll
Modèles
XVIII.l2
Culture de l'humanité
XVIII.l3
Morale du combat ou morale de la loi?
XVIII.l4 mondiale
De l'idéalisation
XVIII.l5
Survie et sécurité collective
idéaux et systèmes
XVIII.16 Systèmes diplomatico-stratégique
et moralité
de la puissance
d'action
XVIII.l 7
Vers de nouveaux
XVIII.l8
Particularismes
XVIII.l9
Espoirs et menaces
XIX. «LES GÉOPOLITIQUES EXAMEN DE B UDG ÉTAIRES
d'action
et
culturels
356 358
à l'interdépendance
de la politique 300
à l'âge de la bipolarité
361
du
devenir.
Sur
la
théoriques?
conduite 363 365
et prospective
internationale
366
à l'aube du millénaire
368
LIMITES DE L'EUROPE ». ANALYSE DES «LIMITES» ET STRATÉGIQUES DE L'UNION EUROPÉENNE. LEURS RÉPERCUSSIONS INSTITUTIONNELLES ET 373
XIX.l
Les limites « géopolitiques
XIX.2
La PESC/PESD
XIX.3
Sur la « culture stratégique
XIXA sectorielles
La politique des politiques
» et « stratégiques
Les «frontières
»
et la stratégie de paix de l'Union » de l'Union
d'élargissement de l'Union
et de
XIX.5 Évidences et blocages du processus cours à propos du projet de traité constitutionnel XIX.6
des États
schèmes
modèles
354
extérieures
européenne
européenne voisinage
d'intégration
»et les «capacités
449
374 375 376 et
les
«limites» 377
Notes sur le débat en 378 d'absorption
»de rUE 381
XIX.7 Un changement de paradigme: de l'Europe à l'Eurasie. Sur les « limites »régionales et civilisationnelles. Un seul échiquier, l'échiquier mondial. 383 XIX.8
L'Europe,
la Russie et les frontières
spirituelles
386
XIX.9 L'Europe et la mondialisation. Les limites de la stratégie de sécurité. Une seule réalité, la compétition violente XIX.10
La sécurité énergétique
XIX.ll partenariats
Le cadre multilatéral de l'action de rUE dans le monde
XIX.12 Les faiblesses figure de l'ennemi XIX.13 partagés»
Les limites
en question
388 internationale
du multilatéralisme du processus
d'intégration
XX.1 Les grandes étapes de dépolitisation de la pensée européenne
XX.3 modernité XXA
Sur la connaissance Lumières »
la
de l'Union
institutionnalisé
XX. LES «LIMITES» SPIRITUELLES LA SÉCULARISATION DU POLITIQUE
XX.2
européenne 387
et l'absence
et la logique
ET LES GRANDES sécularisation
du
et les 390 de la 391
des «intérêts 393 ÉTAPES
politique
et de
du présent..
et anti-Lumières.
» de l'Europe
XXI. « L'EUROPE ET LA MULTIPOLARISME COOPÉRATIF
« autre 399 .41
d'« ennemi » et pour une .43
et la «démocratie limitée »
GRANDE
d'une
d'aujourd'hui
XX.5 Pour une approche sécuritaire du concept axiomatique rénovée de 1'« action préemptive » XX.6 Sur la preemptive strategy « souveraineté fictive » et la « souveraineté
la 397 398
Aux racines philosophiques
Sur les « limites spirituelles
DE 397
STRATÉGIE
armée ». »
VERS
La .46 UN 409
XXI.1 L'UE, les partenariats privilégiés (avec l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie) et le «pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire » (cadre organisateur régional de réorientation géopolitique et stratégique de rUE) .40 XXI.2
Une transformation
de l'équation
XXI.3
La Turquie, l'Iran et l'avenir
stratégique
en Asie Centrale
du TNP
411 .42
XXI.4 Le « pacte de stabilité pour les Balkans occidentaux et l'Europe du Sud-Ouest » et le « pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire ». Fausses analogies et vraies différences. Opposition et complémentarité entre deux paradigmes: «Europe »et« Eurasie » .43 XXI.5
La « géopolitique
globale » de rUE en direction
450
de l'Asie centrale416
XXI.6 d'influence
La géopolitique des ressources, potentielle de la Chine
XXI.7
Axe baltique/grande
l'affirmation
419 du Sud et de la grande
Le rôle de la Russie et les interdépendances
XXI.IO Projection souhaitables
de rUE
et la zone .48
mer Noire
XXI.8 Le« pacte de stabilité du Caucase Noire » : vers un multipolarisme coopératif XXI.9
de l'Asie
vers le Caucase
régionales
et l'Asie
équilibrées
centrale
mer .41 423
et objectifs 424
XXI.ll Éléments de géopolitique théorique. Le « Rimland de l'intérieur» double anneau des terres: le Caucase du Sud et la grande mer Noire
et le .45
XXI.l2
Le « Rimland
.48
XXI.l3
L'UE, la Russie et la Chine
XXI.14 Stratégie formes de consensus
de l'intérieur
» ou inner crescent
.49
européenne et gestion des alliances envisageables par rUE
XXI.l5
La stabilité mondiale
XXI.l6
Le jeu des rivalités
en Asie centrale.
et le rôle de rUE et des USA locales et des arbitrages
mondiaux
Sur les .4l .42 .43
XXI.l7 Géopolitique locale et géopolitique mondiale. Le «pacte de stabilité du Caucase du Sud et de la grande mer Noire» : noyau régional d'un noyau mondial de stabilité 434 XXI.l8
Le « pacte de stabilité » et l'intérêt
Sur l'iconographie
du texte ou l'éloge
de la Russie face à un triple défi .... 4~
de la pensée par les images
451
438
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