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Le corps romanesque Images et usage...
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Le corps romanesque Images et usages topiques sous l’Ancien Régime Actes du XXe colloque de la Sator Avec figures
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le corps romanesque Images et usages topiques sous l’Ancien Régime Actes du XXe colloque de la Sator Avec figures
Études rassemblées et éditées par Monique Moser-Verrey Lucie Desjardins et Chantal Turbide
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Mariette Montambault Mise en pages :
ISBN 978-2-7637-8792-3 © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 3e trimestre 2009 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 www.pulaval.com
Remerciements
À l’initiative du groupe de recherche « Gestes admirables : la gravure comme véhicule de l’imaginaire moral dans l’Europe des Lumières » situé au Centre canadien d’études allemandes et européennes, la communauté internationale des chercheurs de la Société d’analyse de la topique romanesque a centré sa réflexion lors de son XXe colloque tenu à l’Université de Montréal du 1 au 4 juin 2006 sur la question complexe du corps romanesque tel que mis en jeu et figuré par l’écriture mais aussi par des images gravées qui agrémentent, illustrent ou subvertissent les propos des romans. Je remercie vivement les membres de la SATOR et leur présidente, Madeleine Jeay, d’avoir accepté de contribuer par leur expertise à l’exploration d’un champ de recherches interdisciplinaires où le savoir des littéraires se conjugue avec celui des historiens de l’art et des médias pour mieux comprendre le statut des images incluses dans des livres de fiction. Pour la réalisation du colloque, je remercie plus particulièrement Philippe Despoix, co-chercheur de l’équipe « Gestes admirables » et ancien directeur du CCEAE ainsi qu’Emmanuelle Sauvage, co-chercheure de l’équipe dans ses débuts. Mais, pour la réalisation de l’ensemble du projet, toute ma gratitude va à mes deux co-équipières, Lucie Desjardins, membre du Cercle interuniversitaire d’étude de la République des Lettres et Chantal Turbide, coordonnatrice du groupe de recherche au CCEAE et commissaire de l’exposition de livres à gravures « Le corps romanesque » présentée au cours de l’été 2006 par la Bibliothèque des livres rares et des collections spéciales de l’Université de Montréal. Enfin, ce livre ne verrait pas le jour sans le soutien très apprécié du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal et du Cercle interuniversitaire d’études de la République des Lettres. J’offre ici, à chacune de ces instances mes plus chaleureux remerciements. Monique Moser-Verrey Université de Montréal
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Table des matières
Remerciements
vii
Table des illustrations
XV
Corps admirables : présentation (avec frontispice) Monique Moser-Verrey
1
première partie corps souffrant
Faire souffrir (avec 19 figures) Philip Stewart
25
Quête de la nudité eschatologique dans les vies de saints en français au XIIIe siècle Madeleine Jeay
57
Le corps dans le roman au XVIe siècle : blessure et guérison Véronique Duché-Gavet
73
S’approprier le corps de l’autre : la représentation coloniale du scalp (avec 1 figure) Stéphanie Chaffray
89
Le corps noir dans la fiction narrative du XVIIIe siècle : Voltaire, Montesquieu, Behn, de La Place, Castilhon, de Duras 103 Catherine Gallouët
X
Le corps romanesque
Le paradoxe de la nudité chez Sade Karine Bouveur-Devos
119
La représentation des corps mourants ou morts dans les fictions narratives en langue française au XVIIe siècle Anne-Élisabeth Spica
131
Le corps-spectacle dans le roman érotique : entre l’anatomie et le libertinage (avec 7 figures) Armelle St-Martin
147
Médecins et médecine dans les romans de Prévost Paul Pelckmans
171
Bernardin de Saint-Pierre ou l’écriture du corps sous influence scientifique 183 Hélène Cussac deuxième partie corps éloquent
Physiognomonie et corps romanesque (avec 2 figures) Alain Montandon
207
La métamorphose du corps chez Christine de Pizan : masque viril et naissance d’un je poétique Gabriela Tanase
231
Présentations et jugements : beauté ou laideur attribuées à des romancières et à leurs personnages féminins Suzan van Dijk
245
Tout feu, tout flammes : le désir du corps féminin Nathalie Kremer
267
Table des matières
XI
Subversion des images et des usages du corps romanesque chez Sade (avec 2 figures) Marie-Françoise Bosquet
285
Diderot et les tiers écoutants ou le corps comme lieu de la conversation (avec 3 figures) Anthony Wall
301
Le corps immaculé : l’image d’Antinoüs chez Hogarth et Diderot (avec 3 figures) 319 Jean Klucinskas Les emblèmes de l’indignation citoyenne Du Bélisaire (1767) de Marmontel à celui de David (1781) (avec 2 figures) Marc André Bernier
339
Héroïsme et piété filiale dans les images des Incas de Marmontel (avec 6 figures) Peggy Davis
351
Le chant X d’Orlando furioso d’après Charles-Nicolas Cochin : topiques et iconographies romanesques (avec 3 figures) 371 Chantal Turbide troisième partie corps surprenant
Parole, jouissance, révolte : le corps convulsif chez Diderot (avec 7 figures) Stéphane Lojkine
391
Le corps du fantasme : illusions amoureuses et visions nocturnes dans le roman médiéval 417 Francis Gingras La belle endormie de la fable au roman Françoise Lavocat
433
XII
Le corps romanesque
La rencontre érotique du corps avec l’esprit de Montfaucon de Villars à Crébillon Michel Fournier
455
L’abbé de Choisy et les topoï du corps travesti Lewis C. Seifert
469
Clarissa, le corps insaisissable ? (avec 6 figures) Benoît Tane
481
Le corps équivoque dans quelques romans de femmes du XVIIIe siècle Marie-Hélène Chabut
505
Les égarements du corps et de l’écrit : usages parodiques du corps dans Tristram Shandy et Jacques le fataliste Yen-Mai Tran-Gervat
521
« Ce sont amis que vent emporte. » Le récit de la flatulence au XVIIIe siècle Ugo Dionne
541
Le corps de Psyché : du mythe antique à l’illustration libertine (avec 5 figures) 559 Jean-Pierre Dubost quatrième partie corps métaphore
Faire corps : la métaphore de l’unité dans les réflexions sur le roman Max Vernet
575
La (dé)formation du visage dans le roman pastoral : entre l’inventio figurative et la dispositio romanesque Marta Teixeira Anacleto
589
Table des matières
XIII
L’incorporation et la question de l’accréditation du discours Jan Herman
603
L’affranchie par amour ou le corps émergent du roman moderne Didier Coste
619
Corps lisant, corps dans les livres à travers les gravures de roman au XVIIIe siècle (avec 4 figures) Nathalie Ferrand
631
Index des artistes, des auteurs et des textes
645
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Table des illustrations
Girardet d’après Jean Michel Moreau le jeune (1741-1814), dans Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1789, frontispice, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. XXII Noël Le Mire (1724-1809) d’après Charles Eisen (1720-1778), Persée et Andromède, dans Ovide, Les métamorphoses, Paris, Panckoucke [Delalain], 1767. 37 Nicolas Ponce (1746-1831) d’après Charles Nicolas Cochin (1715-1790), Olimpe et Orlando, dans L’Arioste, « chant 11 », Roland furieux, Paris, Brunet, 1776. 38 Antoine-Jean Duclos (1742-1795) d’après Hubert Gravelot (1699-1773), Olinde et Sophronie, dans Le Tasse, « chant 2 », Jérusalem délivrée, Paris, Musier fils, 1774. 39 Louis Michel Halbou (1730-?) d’après Jean Michel Moreau le jeune (1741-1814), Jeanne livrée aux empaleurs, dans Voltaire, « chant 4 », La pucelle d’Orléans, Kehl, Imprimerie de la Société typographique, 1784-1789. 40 Nicolas Ponce (1746-1831) d’après Charles Nicolas Cochin (1715-1790), Lydie aux enfers, dans L’Arioste, « chant 34 », Roland furieux, Paris, Brunet/Laporte, 17751783. 41 Anonyme, Cleveland assassiné, dans L’abbé Prévost, Le philosophe anglais, Utrecht, Neaulme, 1732. 42 Martial Deny (1745-?) d’après Charles Monnet (1732-apr. 1808), Le massacre bulgare, dans Voltaire, « chap. 11 », Candide, Romans et contes, Bouillon, Société typographique, 1778. 43 Charles Eisen (1720-1778) (graveur anonyme), Le châtiment d’Abélard, dans Charles-Pierre Colardeau d’après Alexander Pope, Lettre amoureuse d’Héloïse à Abailard, Paris, Veuve Duchesne, 1766. 44 Emmanuel Jean Népomucène de Ghendt (1738-1815) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), Arrêtez, arrêtez, barbares, inhumains, dans Françoise Le Marchand, « Boca » [1735], Le cabinet des fées, Amsterdam, Paris, Hôtel Serpente, 1785. 45
XVI
Le corps romanesque
Anonyme, Le muletier par dessous la tenait..., dans Voltaire, « chant 5 », La pucelle d’Orléans, Paris, Crapelet, an VII. 46 Louis Binet (1744-1800) (graveur anonyme), Viol de Mme Parangon, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, Le paysan perverti, La Haye, Paris, Esprit, 1776. 47 Louis Binet (1744-1800) (graveur anonyme), Je t’ôterai, du moins, ces charmes désespérants !, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, Les contemporaines, Paris, Duschesne, 1782. 48 Louis Binet (1744-1800) (graveur anonyme), Ursule et le porteur d’eau, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, La paysanne pervertie, La Haye, Paris, Veuve Duschesne, 1784. 49 Jacques Le Roy (1739-?) d’après Louis Binet (1744-1800), Ursule aux crampons, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, La paysanne pervertie, La Haye, Paris, Veuve Duschesne, 1784. 50 Charles Louis Lingée (1748-1819) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), Le prince de Bretagne, dans François de Baculard d’Arnaud, Nouvelles historiques, Paris, Delalain, 1777. 51 Nicolas de Launay (1739-1792) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), La funeste vengeance de la jalousie, dans Arnaud Berquin, Romances, Paris, Ruault, 1776. 52 Jacques Le Roy (1739-?) d’après Louis Binet (1744-1800), La Malédiction, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, Les contemporaines, Paris, Duschesne, 17711773. 53 Anonyme, dans Sade, L’histoire de Juliette, Hollande [Paris], 1797, image tirée de Sixty Erotic Engravings from « Juliette », New York, Grove Press, 1969. 54 Anonyme, dans Sade, L’histoire de Juliette, Hollande [Paris], 1797, image tirée de Sixty Erotic Engravings from « Juliette », New York, Grove Press, 1969. 55 Anonyme, Plan du fort. Prisonnier au cadre, gravure sur cuivre, dans Antoine Simon Le Page du Pratz, Histoire de la Louisiane, Paris, de Bure l’Aîné, 1758, t. 2, en regard de la p. 429, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. 102 Jean-Charles Levasseur (1734-1816) d’après Charles Joseph Natoire (1700-1777), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 4, pl. 2, frontispice. 164
Table des illustrations
XVII
Étienne Charpentier (ca. 1705- apr. 1764) d’après François Boucher (1703-1770), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, frontispice. 165 Étienne Charpentier (ca. 1705- apr. 1764) d’après Edme Bourchardon (1698-1762), Corps humain écorché vu en [sic] devant, gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 14, pl. 12. 166 Étienne Charpentier (ca. 1705- apr. 1764), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 22, pl. 20. 167 Jérôme (?) Danzel (1755-1810), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 52, pl. 50. 168 Anonyme, The external muscles lying on the cubit, gravure sur cuivre, dans William Cowper, Anatomy of Humane Bodies, Oxford, Smith, 1698, non paginé, table 69. 169 Anonyme, The cavity of the abdomen after its viscera are removed, gravure sur cuivre, dans William Cowper, Anatomy of Humane Bodies, Oxford, Smith, 1698, non paginé, table 52. 170 Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), Natur, Afectation, 1779, dans Georg Lichtenberg, Almanach de Goettingue, Goettingue, Henri Dietrich, 1780. 230 Jean-Antoine Houdon (1741-1828), Voltaire assis, terre cuite, plâtre patiné et bois (plinthe), entre 1780 et 1790, 1,20 x 0,62 x 0,95 cm, Montpellier, Musée Fabre. 230 Sandro Botticelli (1445-1510), Le printemps, ca. 1485, tempera sur toile, 172,5 x 278,5 cm, Florence, Galerie des Offices. 298 Anonyme, Toutes les parties de ce beau corps étaient formées par la main des Grâces, dans Sade, Aline et Valcour ou le roman philosophique, Paris, Veuve Girouard, 1795, p. 200, image tirée de Aline et Valcour ou le roman philosophique, Paris, Gallimard, 1990, t. 1, p. 607, pl. XXXV. 299 Louis Jean François Lagrenée (1725-1805), Mercure, Hersé et Aglaure, jalouse de sa sœur, 1767, huile sur toile, 55 x 70 cm, Stockholm, Nationalmuseum. 316
XVIII
Le corps romanesque
Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Le paralytique ou La piété filiale, 1763, huile sur toile, 115,5 x 146 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage. 317 Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), L’accordée du village, 1761, huile sur toile, 92 x 117 cm, Paris, musée de Louvre. 317 Gérard Audran (1640-1703), Proportions de la statue d’Antinoüs, dans Gérard Audran, Les proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité, Paris, Gérard Audran, 1683, pl. XI, Montréal, Centre canadien d’architecture/Canadian Center for Architecture. 318 A. J. Defehrt (ca. 1723-1774), Dessein, proportions de la statue d’Antinoüs, dans Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1757, Neuchâtel, 1765, Recueil des planches sur les sciences, les arts libéraux, et les arts méchaniques, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1763, vol. III, pl. 34, Montréal, Université McGill, Division des livres rares et des collections spécialisées. 336 William Hogarth (1697-1764), dans William Hogarth, The Analysis of beauty, Londres, imprimé par J. Reeves pour l’auteur, 1753, pl. 1 (détail), University of Toronto, Thomas Fisher Rare Book Library. 337 Jacques-Louis David (1748-1825), Bélisaire reconnu par un soldat qui avoit servi sous lui, au moment qu’une femme lui fait l’aumône, 1781, huile sur toile, 288 x 312 cm, Lille, Musée des Beaux-arts. 350 Louis Bosse (actif à Paris, ca. 1770), Bélisaire recevant l’aumône, gravure d’après un tableau de Luciano Borzone longtemps attribué à Van Dyck et exécuté vers 1620, Paris, Bibliothèque nationale de France. 350 Nicolas de Launay (1739-1792) d’après Jean-Michel Moreau le Jeune (1741-1814), Arrête ! commence par moi, je me défie de ma main, || et je veux mourir de la tienne, gravure à l’eau-forte, 13,3 x 8,8 cm, dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou, Paris, Lacombe, 1777, chap. X, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. 364 Louis François Mariage (actif au XIXe siècle) d’après Jean-Jacques-François Le Barbier l’aîné (1738-1826), Courage d’Amazili et de Télasco, gravure à l’eau-forte, 1810, 30,92 x 46,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes. 365 [Jean Marie] Leroux (1788-1870) d’après Alexandre-Joseph Desenne (17851827), Ô chère moitié de mon âme ! lui dit Télasco en la saisissant || et en la serrant dans ses bras, il faut mourir..., gravure au burin, 12,8 x 8,4 cm, dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou, Paris, Verdière, 1819, chap. X, Montréal, Université du Québec à Montréal, Livres rares. 366
Table des illustrations
XIX
Isidore Stanislas Helman (1743-1809) d’après Jean-Michel Moreau le Jeune (17411814), Ah, cruel ! dis-nous donc, si tu veux mourir, quel est || l’ami que tu nous laisses, gravure à l’eau-forte, 13,3 x 8,8 cm, dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou, Paris, Lacombe, 1777, chap. XLIII, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. 367 Louis François Mariage (actif au XIXe siècle) d’après Jean-Jacques-François Le Barbier l’aîné (1738-1826), Dévouement sublime du cacique Henri, 1810, gravure à l’eau-forte, 30,9 x 46,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes. 368 [Pierre Michel] Adam (actif au XIXe siècle) d’après Louis Hersent (1777-1860), La maladie de Las Casas, gravure au burin, 1823, 40 x 52,7 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France. 369 Anonyme, gravure sur bois, dans L’Arioste, « chant 10 », Orlando furioso, Venise, Nicolò Misserino, 1617, Montréal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec. 385 Charles Brabant (1844-1922) d’après Gustave Doré (1832-1883), gravure sur cuivre, dans L’Arioste, « chant 10 », Roland furieux, Paris, Hachette, 1879, frontispice, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. 386 Nicolas Ponce (1746-1831) d’après Nicolas Cochin (1715-1790), gravure sur cuivre et aquatinte, 16,1 x 11,7 cm, dans L’Arioste, « chant 10 », Roland furieux, poëme héroïque, Paris, Brunet, 1775, t. 1, Princeton University Library. 387 Anonyme, gravure sur cuivre, dans Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Au Monomotapa [Paris, Durand, 1748], t. 1, frontispice, Paris, Bibliothèque nationale de France. 411 Anonyme, Zuleïman et Zaïde, gravure sur cuivre, 11,5 x 7 cm, dans Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Monomotapa [Paris, Durand, 1748], t. 2, Paris, Bibliothèque nationale de France. 412 Rembrandt Harmensz van Rijn (1606-1669), La Résurrection de Lazare, ca. 1630, huile sur bois, 96,36 x 81,28 cm, Los Angeles, The Los Angeles County Museum of Art. 413 Jean Baptiste Michel Dupréel (fin XVIIIe siècle) d’après Jacques Barbier (ca. 1753-?), Eh bien, madame ; || Elle répondit : je l’ignorais, gravure sur cuivre, 13,7 x 8,4 cm, dans Denis Diderot, La religieuse, Paris, s.n., 1804, Paris, Bibliothèque de l’Assemblée nationale. 414
XX
Le corps romanesque
Frans van Mieris le jeune (1689-1763) (graveur anonyme), Les effets de la peste, gravure sur cuivre, dans Lucrèce, De rerum natura, Leyde, S. Havercamp, 1725, gravure en tête du livre VI (détail), Paris, Bibliothèque nationale de France. 415 Anonyme d’après Frans van Mieris le jeune (1689-1763), gravure sur cuivre, dans Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets, s.l., s.n., 1751. 416 Nicolas Poussin (1594-1665), Paysage avec un homme tué par un serpent, 1648, huile sur toile, 119 x 199 cm, Londres, National Gallery. 416 Isaac Taylor (1730-1807) d’après Samuel Wale (1721-1786), Lovelace enlève Clarisse, gravure à l’eau-forte, 12,6 x 7,7 cm, dans Samuel Richardson, Clarissa, Londres, J. Rivington, 1768, Toulouse, Bibliothèque municipale. 501 Charles de Beauvais (1730-1780) d’après Charles Eisen (1720-1778), Lovelace enlève Clarisse, gravure à l’eau-forte, 12,6 x 7,7 cm, dans Samuel Richardson, Histoire de Miss Clarisse Harlove, Paris, Nourse, 1751, collection particulière. 501 Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), Lovelace enlève Clarisse, gravure à l’eauforte, dans Samuel Richardson, Clarisse Harlowe, Genève, Paris, Barde/Mérigot, 1785, Lunel, Bibliothèque municipale, Fonds Médard. 502 Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), Proposition de mariage du ravisseur, 1780, gravure à l’eau-forte, 8,2 x 4,6 cm, collection particulière. 502 Louis Legrand (1723-1807) d’après Jacques Jean Pasquier (?-1785), Clarisse menace de se suicider, gravure à l’eau-forte, 13 x 8,3 cm, dans Samuel Richardson, Histoire de Miss Clarisse Harlove, Paris, Nourse, 1751, collection particulière. 503 Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), gravure à l’eau-forte, dans Samuel Richardson, Clarisse Harlowe, Genève, Paris, Barde/Mérigot, 1785, Lunel, Bibliothèque municipale, Fonds Médard. 503 Giorgio Ghisi (1520/21-1582), Psyché et Cupidon, 1574, gravure sur cuivre d’après une fresque de Giulio Romano (1492 ou 1499-1546) à Gênes, Palazzo del Tè (1528). 570 Perino del Vaga (1500-1547), Rencontre nocturne d’Éros et Psyché, ca. 1536-1547, fresque, Gênes, Palais Doria. 571 Jacopo Caraglio (ca. 1505-1565), Éros et Psyché, gravure sur cuivre, 17,5 x 13,3 cm (détail), d’après Les amours des Dieux de Perino del Vaga (1500/011547). 571 Jan Muller (1571-1628), Cupidon découvre Psyché dans son lit, gravure sur cuivre, 36,2 x 57 cm (détail), d’après un bas-relief de Bartholomeus Spranger (15461611). 572
Table des illustrations
XXI
Jacob Matham (1571-1631) d’après Abraham Bloemaert (1564-1651), Psyché et Cupidon, 1607, gravure au burin, 41,8 x 30,2 cm, image tirée de Marcel G. Roethlisberger, Abraham Bloemaert and his sons, Doornspijk, Davaco, 1993, vol. II, n° 177. 572 Anonyme, dans Marivaux, Der durch seine freymüthige Aufrichtigkeit glücklich gewordene Bauer, Oder : Die sonderbaren Begebenheiten des Herrn von ***, Frankfurt, 640 Leipzig, Johann August Raspe, 1753, frontispice. Anonyme, O dieux ! Dieux ! Que sens-je là ! Ce n’est point une puce, dans ClaudeFrançois-Xavier Mercier de Compiègne, Veillées du Couvent, Lutipolis [Paris], Mercier Girouard, 1793, p. 133. 641 Joseph de Longueil (1730-1792) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), La belle femme !, dans Antoine-François Prévost, Œuvres choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, Paris, Hôtel Serpente, 1784, t. 33, en regard de la p. 98. 642 Anonyme, Rêve et conversion de Robinson, dans Daniel Defoe, La vie et les avantures surprenantes de Robinson Crusoe, Amsterdam, L’Honoré et Chatelain, 1726, t. 1, en regard de la p. 216. 643
XXII
Le corps romanesque
Figure 1 : Girardet d’après Jean Michel Moreau le jeune (1741-1814), dans Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1789, frontispice, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales.
Corps admirables : présentation
« … il me semble que l’admiration est la première de toutes les passions » Descartes
Les écritures du corps dans le roman d’Ancien Régime ont fait l’objet de recherches approfondies en études littéraires dès le début des années 19901. On a scruté le portrait2, mais aussi l’éloquence3 la sociabilité4, les passions5 et la sensibilité6 pour mieux saisir la portée et l’art des descriptions du corps7. Parallèlement, le corps d’Ancien Régime a aussi retenu l’attention des historiens, que l’on pense à l’Histoire du visage8, puis au premier volume richement illustré de l’Histoire du corps9 ou à des synthèses plus rapides sur Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650) et sur Le corps des Lumières10. Il est bien évident que les représentations 1. Anne Deneys-Tunney, Écritures du corps. De Descartes à Laclos, 1992. 2. Jacqueline Plantié, La mode du portrait littéraire en France 1641-1681, 1994. 3. Monique Moser-Verrey et Éric van der Schueren (dir.), L’éloquence du corps sous l’Ancien Régime, 1999. 4. Alain Montandon a notamment publié dans la collection « Littératures » des Presses Universitaires Blaise-Pascal toute une série d’ouvrages collectifs consacrés à plusieurs aspects de la sociabilité qui touchent le corps allant d’Étiquette et Politesse (1992) à L’anniversaire (2008) en passant par les Civilités extrêmes (1997), Écrire la danse (1999), L’hospitalité dans les contes (2002), Les baisers des Lumières (2004) et bien d’autres, sans compter ses propres sommes bibliographiques, historiques et monographiques 5. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentation des passions au XVIIe siècle, 2000. 6. Claire Jaquier, L’erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, 1998. 7. Anne-Élisabeth Spica, Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVIIe siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, 2002. 8. Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage : Exprimer et taire ses émotions (XVIe – début XVIIIe siècle), 1988. 9. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, et Georges Vigarello (dir.), Histoire du Corps. 1. De la Renaissance aux Lumières, 2005. 10. Sébastien Jahan, Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650), 2004 et du même auteur Le corps des Lumières. Émancipation de l’individu ou nouvelles servitudes, 2006.
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du corps dépendent de conditions matérielles et culturelles variant selon les lieux et les époques. Aussi, les disciplines qui ont pour objet des civilisations plus éloignées dans le temps ou dans l’espace se sont montrées particulièrement attentives aux images et aux usages du corps. En études médiévales, les travaux de Jacques Le Goff et de Jean-Claude Schmitt étudient avec finesse le corps et ses gestes11, mais ce sont véritablement les anthropologues, les ethnologues, les sociologues et les psychologues qui scrutent toutes les manifestations du corps avec le plus d’acuité et dont les acquis nourrissent depuis longtemps12 les perspectives historiques sur les images et les usages du corps. Tout comme le font les spécialistes des techniques du corps et de la communication non verbale, les romanciers notent des signes corporels et en expliquent souvent le sens. La critique a donc pu parfaire son observation du langage du corps dans la littérature à la lumière des recherches de la nouvelle communication13 soucieuse des interactions. En analysant les modalités et les fonctions des signes du corps inscrits dans la prose narrative anglaise de ses débuts au XXe siècle, Barbara Korte14 a, par exemple, su démontrer la prise en compte croissante de l’expressivité du corps et la diversification des signes notés à travers les siècles. Elle souligne l’apparition d’une esthétique du tableau au XVIIIe siècle et la nature toujours plus visuelle de la narration pour conclure à la nécessaire interdisciplinarité des recherches à venir sur le corps romanesque15. J’ai montré la même évolution dans les nouvelles françaises du XVIIIe siècle où le repérage de signes corporo-visuels statiques, cinétiques lents et cinétiques rapides16 m’a permis d’analyser la transformation du regard posé par le narrateur sur le corps des personnages. Les portraits statiques s’animent au cours du siècle pour mieux révéler la sensibilité par des tableaux, mais aussi par des scènes muettes exposant les
11. Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, 1990 et du même auteur « Corps et âme », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, 1999 ; Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, 2003. 12. « Les techniques du corps », 1936, p. 271-293, article fondateur de Marcel Mauss tiré d’une communication présentée à la Société de Psychologie en mai 1934. 13. Pour une présentation synthétique du travail des chercheurs américains qui ont développé le modèle de la communication interpersonnelle voir G. Bateson, R. Birdwhistell, E. Goffman, E.T. Hall, D. Jackson, A. Scheflen, S. Sigman, P. Watzlawick, dans Yves Winkin, La nouvelle communication, 1981. 14. Barbara Korte, Körpersprache in der Literatur. Theorie und Geschichte am Beispiel englischer Erzählprosa, 1993. 15. Id., p. 245-254. 16. Ces catégories proposées par Catherine Kerbrat-Orecchioni dans Les interactions verbales, 1990, t. 1, p. 137-138, regroupent de façon pertinente une foule de signes dont la notation donne à voir le corps romanesque sous des aspects interprétables.
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corps17. La scène de roman a enfin fait l’objet de recherches approfondies qui permettent d’en rendre compte en faisant appel à des notions empruntées à la philosophie, à la psychanalyse ainsi qu’à la théorie des arts visuels et de la peinture. Stéphane Lojkine en a tiré une « méthode d’analyse » à l’usage des étudiants en lettres18. Depuis ses débuts, la Société d’analyse de la topique romanesque ou la SATOR privilégie les approches narratologique et rhétorique. Au colloque de Toronto, organisé en 1988 par Nicole Boursier et David Trott, les invités d’honneur, Gerald Prince et Áron Kibédi-Varga avaient contribué à situer, chacun selon son point de vue, la nature du topos romanesque que la société se donnait pour tâche de répertorier. Selon la mise en garde suggérée par Kibédi-Varga, cette tâche titanesque était aussi impossible à compléter à cause du nombre infini des lieux19. Comprenant le lieu comme un terrain d’entente stratégiquement choisi, il proposait de voir essentiellement six terrains d’entente dont le dernier et le plus complexe intéresse notre enquête sur le corps romanesque. Il s’agit des configurations du comportement humain qui impliquent nécessairement une narration, comme le souligne KibédiVarga. « Il est intéressant de constater qu’Aristote et, à sa suite, les auteurs des manuels de rhétorique, ne peuvent pas présenter la doctrine du pathos […] sans ébaucher les squelettes d’une situation narrative, d’un mini-récit20 ». Les lieux configurationnels du comportement humain apparaissent donc dans des mini-récits, des scénarios familiers, et sont sans doute, en termes satoriens, des topoï narratifs. Leur complexité, faisant appel à des traits de caractère, des normes morales partagées et une expérience de vie commune, rend ces topoï particulièrement propres à l’illustration. On peut penser, par exemple, à la force persuasive des dessins inclus dans La conférence sur l’expression générale et particulière de Charles Le Brun. La rencontre entre le texte et l’image est fort naturelle, quand il s’agit de cerner les topoï du comportement humain et le corps en est le lieu d’ancrage privilégié. D’ailleurs, Kibédi-Varga n’a cessé d’explorer les rapports entre texte et image21. Membre fondateur et premier président de l’Association internationale pour l’étude des rapports entre texte et 17. Monique Moser-Verrey, « Le langage du corps romanesque des Illustres Françaises (1713) à La Sorcière de Verberie (1798) », 2001, vol. XIII, p. 349-388. Puis, « Potentiel de l’approche satorienne : pour une étude diachronique des topoï du corps parlant », dans Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘gender’, 2002 p. 87-101. 18. Stéphane Lojkine, La scène de roman. Méthode d’analyse, 2002. 19. Áron Kibédi-Varga, « Les lieux de la rhétorique classique », dans La naissance du roman en France : Topique romanesque de l’Astrée à Justine, 1990, p. 102. 20. Id., p. 105. 21. Áron Kibédi-Varga, Discours, récit, image, 1989. Voir aussi : « Metasprache für Texte und Bilder », 2002, p. 100-112.
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image (IAWIS/ AIERTI), il a su promouvoir un dialogue interdisciplinaire jumelant l’iconologie22 et la narratologie. Les objets d’art à scruter dans cette perspective intermédiale sont légion et dans le monde du roman ce sont d’abord les livres illustrés. Le roman, en tant que livre imprimé, inclut depuis ses débuts des illustrations qui figurent, sous forme de tableaux, des scènes narrées dans le texte. Curieusement, l’histoire du livre n’a pas exploré de façon systématique le livre à gravures dont les meilleurs répertoires sont encore ceux des amateurs23. La recherche a plutôt ciblé un certain nombre d’artistes importants, comme Charles Coypel, Charles Eisen et CharlesNicolas Cochin, ou encore exploré des fonds particuliers comme celui de la bibliothèque de Hans Fürstenberg, des styles d’époque comme le rococo ou les illustrations de romans célèbres comme Robinson Crusoé et La nouvelle Héloïse. La question des rapports entre texte et image, suscitée par les approches rhétorique et sémiotique, a ouvert la voie à une prise en compte intéressante des illustrations de roman. Que l’on pense aux travaux d’Alain-Marie Bassy24 ou à l’étude pionnière de Philip Stewart qui, à la suite de Bassy, tient compte de séries iconographiques venant ajouter au paradigme intertextuel des topoï romanesques une dimension intervisuelle25. C’est aussi cette dimension intervisuelle que souligne Jean-Pierre Dubost dans sa notice sur l’illustration du roman libertin26. En fait, plusieurs spécialistes du roman travaillent maintenant sur la rencontre privilégiée de l’art de la gravure et du genre romanesque au XVIIIe siècle. Les ouvrages de Nathalie Ferrand27 et de Christophe Martin28 22. Voir W.J.T. Mitchell, Iconology. Image, Text, Ideology, 1986 ainsi que Picture Theory : Essays on Verbal and Visual Representation, 1994. 23. Henry Cohen, Guide de l’amateur de livres à gravures du XVIIIe siècle, 1912. Nathalie Ferrand a entrepris l’établissement d’un répertoire de romans illustrés dont on trouve un premier volet dans : Le roman français au berceau de la culture allemande allemande : réception des fictions de langue française à Weimar au XVIIIe siècle, d’après les fonds de la Herzogin Anna Amalia Bibliothek = Der französische Roman an des Wiege der deutschen Kultur : die Rezeption französischer fiktionaler Literatur im Weimar des 18. Jahrhunderts am Beispiel der Bestände der Herzogin Anna Amalia Bibliothek, 2003. 24. Alain-Marie Bassy, Les fables de La Fontaine : Quatre siècles d’illustration, 1986. Voir aussi du même auteur « Le texte et l’image », dans Histoire de l’édition française, t. 2 : Le livre triomphant, 16601830, 1982, p. 141-161. 25. Philip Stewart, Engraven Desire : Eros, Image & Text in the French Eigtheenth Century, 1992, p. xii-xiii. 26. Jean-Pierre Dubost, « Notice sur les gravures libertines », dans Romanciers libertins du XVIIIe siècle, 2000, t. 1, p. LXIII-XCIX. 27. Nathalie Ferrand, Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle, 2002 et Livres vus, livres lus. Une traversée du roman illustré des Lumières, 2009. 28. Christophe Martin, « Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle, 2005.
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sont d’excellents exemples de l’ouverture intertextuelle, intervisuelle et intermédiale qui enrichit maintenant l’étude du corps romanesque dont les images et les usages topiques obéissent à des codes de représentation verbaux, d’une part, et picturaux, d’autre part. Tandis que l’art verbal de l’ekphrasis a pu de tout temps recréer dans l’imagination du lecteur des corps admirables tels que la sculpture ou la peinture les avait déjà représentés, c’est l’art de l’imprimé qui a permis de reproduire selon la même technique la représentation verbale et la représentation visuelle des corps, afin de juxtaposer dans un même ouvrage ces deux types de représentation. Au tournant des Lumières européennes, l’image gravée change de fonction dans son rapport au texte, car elle avait coutume auparavant de le décorer et de l’amplifier au moyen de reprises allégoriques. L’empirisme naissant demande plutôt à la gravure de montrer la vérité que le texte s’applique ensuite à gloser. Selon l’hypothèse du groupe de recherche Gestes admirables : la gravure comme véhicule de l’imaginaire moral dans l’Europe des Lumières29, cette inversion de la hiérarchie entre le texte et l’image s’observe dans les ouvrages scientifiques, dans les récits de voyage, mais aussi dans la fiction. La peinture vraie, faite d’après nature, se discute, par exemple, dans Heureusement, un conte moral de Marmontel. Dans ce récit, le portrait galant du marquis et de la marquise de Lisban est une réussite grâce au jeune abbé de Châteauneuf à qui l’on demande de figurer l’Hymen entre les deux époux. Comme il éprouve une flamme secrète pour la marquise qui perçoit les signes de son émotion et en est aussi touchée, le peintre a le loisir de représenter l’amour tendre d’après nature. Lorsque le couple posait seul, rien de tel n’était possible, parce que la vérité du sentiment n’y était pas… La gravure qui illustre ce conte retient, bien sûr, le moment piquant où le marquis constate avec le peintre que l’attitude et les regards de l’Hymen et de la marquise sont aussi amoureux qu’on les souhaite pour réaliser le tableau commandé. Le marquis s’exclame alors : « Courage, abbé ! continuez madame ! Je vous laisse tous deux en attitude; n’en changez pas…30 ». Sous l’attitude recherchée, le mari ne soupçonne même pas la vérité du sentiment, pourtant si essentielle pour le peintre, qui ne saurait remplir la commende du marquis sans bénéficier du spectacle ingénu qu’il 29. Hôte du XXe Colloque international de la SATOR, dont le présent volume constitue les actes, ce groupe de recherche est subventionné par le CRSH et situé au CCEAE de l’Université de Montréal : http://www.cceae.umontreal.ca/Lumieres-allemandes-et-europeennes. 30. Jean-François Marmontel, Heureusement, dans Nouvelles françaises du XVIIIe siècle. De Marmontel à Potocki, 1994, t. 2, p. 29.
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a sous les yeux. Cette fiction, qui ridiculise la peinture d’après nature, revendique aussi, a contrario, les droits de l’art. À travers la quinzaine d’articles, qui abordent dans ce recueil la question des rapports entre le texte et l’image en faisant appel à des gravures, on constatera, en effet, que la représentation visuelle ne s’attache pas à la vérité de ses modèles sans aucune médiation comme le veut le peintre du conte de Marmontel. Cette représentation s’inscrit plutôt dans la continuité d’une culture visuelle préalable, tout comme les topoï narratifs s’inscrivent dans des séries propres à l’écriture romanesque. Toujours admirable, l’image du corps romanesque se situe, comme on le verra, à la croisée de ces séries topiques verbales et iconiques. Les articles composant ce recueil sont presque tous des versions retravaillées de communications présentées au XXe colloque international de la SATOR, tenu à l’Université de Montréal du 1er au 4 juin 2006. La problématique du corps romanesque, de ses images et de ses usages avait alors donné lieu à des ateliers cernant des questions relativement pointues, qui touchaient des auteurs, des époques et des thématiques en particulier. Les lignes de force dans lesquelles s’inscrivent les images et les usages du corps romanesque sont apparues après coup, lors de l’analyse de l’ensemble des contributions, qui se sont réparties de façon égale entre les divers aspects du corps souffrant, du corps éloquent et du corps surprenant. On pourra constater tous les malheurs du corps dans la civilisation en traversant les dix premiers articles, qui détaillent ses peines, sa déchéance et sa mort, telles que figurées de l’Antiquité à l’aube du XIXe siècle. Dans la section suivante, il est question du positionnement des corps dans la civilisation et des artifices qui permettent à la figure de prévaloir depuis l’Antiquité jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Dans la troisième section, on découvrira sous une dizaine d’aspects différents, l’indomptable révolte du « corps sexe » contre les contraintes de la civilisation, contraintes toujours renouvelées depuis les Anciens jusqu’à la Révolution. Mais ce n’est pas tout. Le corps est aussi métaphoriquement présent, lorsqu’il est question d’accréditer le discours romanesque dans des préfaces adressées aux lecteurs ou d’en définir l’esthétique selon la poétique des genres. Et il n’est pas rare non plus qu’un lien d’analogie s’établisse entre le corps de certains personnages et le corps du roman lui-même. Cinq articles éclairent donc, en fin de volume, ce recours à l’image du corps pour penser le roman. Dans la suite de cette introduction, je propose une rapide synthèse des quatre parcours à découvrir.
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Corps souffrant Admirable mais aussi particulièrement vulnérable dans sa nudité, le corps immaculé de la jeune femme occupe une place de choix dans les tableaux et les scènes qui mettent en jeu les dangers et les souffrances guettant l’intégrité physique des personnages de fiction. Ce topos inattendu de la représentation du corps romanesque souffrant se retrouve dans la majorité des illustrations qui documentent la démonstration proposée par Philip Stewart sous l’intitulé « Faire souffrir ». La nudité est, en effet, essentielle à la cruauté que l’image est en mesure de montrer, tandis que le texte se borne à dire la souffrance. Du pathos suscité par la belle en détresse, que des héros tels Persée ou Roland viennent délivrer, à l’horreur qu’inspirent les corps torturés ou dévorés offerts, les pieds en l’air et la tête en bas, à l’œil lascif du lecteur de Sade, on aperçoit dans l’illustration romanesque de la seconde moitié du XVIIIe siècle une exacerbation toujours croissante de la sensation, au mépris de l’humanité la plus élémentaire. À l’époque de la Terreur correspondent finalement des romans et des illustrations vraiment noirs. Le corps nu est lui-même susceptible de passer de la blancheur à la noirceur selon la vision chrétienne que promeuvent les vies de saints du XIIIe siècle analysées par Madeleine Jeay. La sainte, ermite, qui a renoncé à la beauté de son corps blanc, parce qu’il incarne le péché de la chair, se retire dans la solitude des lieux sauvages, déserts ou forêts. Là, son corps s’use au soleil devenant noir comme l’âme pécheresse qu’il s’agit de purifier. Une abondante chevelure vient aussi cacher le corps de la pénitente en quête de rédemption par la voie d’un abaissement, qui assimile son aspect à celui des animaux sauvages. Il est étonnant de constater la permanence de l’axiologie qui se dégage d’une configuration topique observée dans l’hagiographie du Moyen Âge où, écarté du monde, le corps noir est assimilé à la bête sauvage. Le roman sentimental de la première moitié du XVIe siècle, opposé par Véronique Duché au roman chevaleresque, dépeint précisément les peines d’amour de la même façon pour mettre en garde son lecteur contre la violence des passions. Le délabrement du corps hirsute et bestial de l’amant désespéré y reflète la désintégration de l’âme et rend ainsi visible un état intérieur répréhensible. À l’époque coloniale, les corps de couleur de l’Amérindien et de l’Africain seront tenus à distance par des récits et des romans soulignant leur sauvagerie quasi animale pour mieux établir la supériorité des Européens civilisés dont les conquêtes on besoin de légitimation. Tout se passe alors comme si le corps halé et sauvage symbolisant le péché dans l’imaginaire chrétien se plaquait sur une réalité étrangère dont l’altérité doit être dépréciée. Le divorce entre les images d’une sauvagerie condamnable
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chez les guerriers amérindiens, notamment en ce qui a trait à la torture et à la pratique du scalp des ennemis capturés, et l’adoption concrète de ces mêmes pratiques par les militaires français dans les guerres de la conquête est finement analysé par Stéphanie Chaffray. Pour sa part, Catherine Gallouët établit une typologie du corps noir de l’Africain dans l’imaginaire européen au regard du Code noir dont la France se dote dès 1685 pour réduire les noirs à l’esclavage. Là encore, la sauvagerie bestiale prédomine même si la beauté de ce corps noir fascine. Andromède, dont la nudité éblouissante éclaire la première illustration proposée par Stewart, était une Éthiopienne après tout ! La confusion qui s’établit entre le noir naturel et le noir symbolique, entre l’humanité de l’Africain et sa sauvagerie dépeinte, se mesure bien aux histoires de mutilation, d’automutilation et de déni du corps noir dont les personnages africains font l’objet dans de nombreux romans du long XVIIIe siècle. De toutes les mutilations du corps, l’émasculation cause la plus grande stupeur, comme en témoigne Le châtiment d’Abélard dessiné par Eisen (Stewart, fig. 8), mais aussi la plus grande rage, si l’on pense au premier eunuque noir des Lettres persanes (Gallouët). Le viol, tout aussi blessant, passe cependant davantage inaperçu que les blessures des héros dans le roman de chevalerie, par exemple (Duché). À la fin du XVIIIe siècle, l’image de la violence faite à la femme désirée se révèle pourtant sous la plume de Rétif de la Bretonne et le dans le dessin de Binet (Stewart, fig. 11). Mais rien ne surpasse la cruauté des viols décrits dans les romans du marquis de Sade. Ils demandent des préparatifs atroces auxquels Karine Bouveur-Devos donne le nom de « toilette victimaire » pour ne pas dire toilette mortuaire. Les corps des malheureuses victimes des libertins sont en effet, comme le montre le parcours proposé, malmenés à mort pour offrir enfin une masse de chair souffrante et jouissive aux nécrophiles qui s’en repaissent et aux nécrophages qui la dévorent. Les gravures illustrant l’Histoire de Juliette (Stewart, fig. 18 et 19) ne rendent pas toute l’horreur que provoquent ces descriptions. Depuis l’Antiquité le corps mourant ou mort semble être l’aulne à laquelle se mesure l’art de l’écrivain. Spécialiste de la description dans le roman au XVIIe siècle, Anne-Élisabeth Spica s’attache donc à ces morceaux de bravoure dont elle trouve des exemples relativement peu nombreux, bien que la mort revête des fonctions très importantes dans l’économie des romans. Richement informée sa démonstration révèle des emblèmes de la vie sertis dans les descriptions de cadavres, que ceux-ci exposent, tout dépiécés, la rançon du crime ou annoncent au contraire, entièrement préservés, le bonheur éternel des justes. À la fois spectaculaires et spéculaires, ces ekphrasis
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du corps mourant ou mort émeuvent, édifient et rusent surtout avec le temps pour dire les haut faits, les amours, tout le mouvement d’une vie dans l’instant même de sa fin. Allégorie de la vie, le morceau peut aussi devenir l’allégorie de la mort à la manière des Vanités qu’affectionne l’esthétique baroque. Disséquer les cadavres pour étudier tous les organes du corps exige une mise en scène elle aussi baroque, comme le rappelle Armelle SaintMartin. Son étude s’intéresse aux manuels d’anatomie, contemporains des romans libertins et pornographiques, pour montrer qu’ils en informent l’écriture. L’ostentation est en effet de la partie, lorsqu’il s’agit de faire voir le fonctionnement des muscles, des vaisseaux et plus particulièrement des organes génitaux. Les beautés du corps attachent évidemment tant le regard de l’anatomiste que celui du libertin, mais leur goût commun de la fragmentation du tout et de l’hypertrophie des parties a quelque chose de stupéfiant, voire de perturbant. C’est que le savoir sur le corps visé ici se passe dans un cas comme dans l’autre de la sagesse cachée jadis dans les allégories qui habitaient l’esthétique baroque. Celle-ci peut à l’évidence servir bien d’autres fins que le salut des âmes. Au XVIIIe siècle, les progrès des sciences et des techniques laissent espérer qu’on pourra un jour vaincre la mort ou du moins beaucoup mieux soulager les souffrances du corps. Les romans de l’abbé Prévost, puis de Bernardin de Saint-Pierre livrent quelques indices de ce nouvel optimisme. Chez Prévost, Paul Pelckmans observe que, sans faire figure de héros, les quelques médecins et chirurgiens, présents aux côtés des personnages souffrant de maladies ou de blessures, sont respectés pour leurs diagnostiques valables sans vraiment donner d’autres preuves de leur art. Pour sa part, Bernardin de Saint-Pierre observe les effets d’un bon air, d’une bonne nutrition et d’une hygiène adéquate sur l’épanouissement des corps de ses jeunes héros que l’on verra, en effet, pleins de vie sur la gravure que nous avons choisie comme emblème de ce recueil consacré à l’observation des images du corps romanesque (fig. 1). L’étude de Paul et Virginie présentée par Hélène Cussac, situe avec soin le discours sur le corps inscrit dans ce roman dans le contexte des divers mouvements et discours qui témoignent de l’intérêt croissant dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pour la santé publique. Veiller au développement sain des jeunes corps, c’est aussi combattre les maux de la malnutrition, des abus physiques et des épidémies. Dans ce sens, ce roman publié à la veille de la Révolution, témoigne d’une nouvelle conception de l’homme postulant pour chacun la santé intégrée du corps et de l’âme.
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Corps éloquent Tout comme le nu expose la vulnérabilité du corps, le visage annonce son expressivité. Voilà pourquoi on a cherché à connaître l’homme par l’étude de sa physionomie depuis l’Antiquité. Spécialiste du roman européen du XVIIIe siècle31, Alain Montandon propose ici un vaste parcours retraçant l’intérêt et la méfiance que suscite chez les penseurs et les créateurs une anthropologie qui serait fondée sur l’analyse et l’interprétation des traits ou des airs du visage. S’il est vrai que l’écriture romanesque évolue et que les portraits très idéalisés à l’origine paraissent au siècle classique plus réalistes, voire parfois grotesques, l’idée que le caractère est inscrit sur le visage ne devient vraiment productive pour le roman qu’au XVIIIe siècle. La démonstration convoque Challe, Lesage, Marivaux, mais aussi Diderot et Goethe, car ils observent l’art des peintres, des graveurs et des sculpteurs pour mieux comprendre la nature intime et personnelle des êtres à travers les formes visibles du corps. Celles-ci, croit-on, ne sauraient mentir. Les recherches physiognomoniques de Johann Kaspar Lavater, nourries par la peinture et par les travaux de Johann Joachim Winckelmann, visent aussi la meilleure compréhension des être humains à travers l’étude des formes de leurs visages uniques. Tout en situant les objectifs, les points de repère et la forme collective et fragmentaire du fameux Essai sur la physiognomonie, Montandon rappelle les principales critiques suscitées par cet ouvrage au retentissement européen. Rejetée comme pseudoscience, la physiognomonie n’en informera pas moins durablement le roman qui accueille dès la fin du XVIIIe siècle un nouveau personnage : le physionomiste pour qui les visages n’ont pas de secrets. À sa suite, le lecteur comprend que le visage romanesque relève d’une sémiotique, d’une herméneutique, mais aussi d’une performativité qui l’engage dans l’action. L’aspect du visage et du corps des personnages entretien un lien de causalité avec l’action qui les caractérise dans le récit, que l’usage topique soit confirmé ou, au contraire, renversé. L’auteur lui-même présente un visage dont l’ethos tient à des formes attendues. Ce sont les femmes qui se heurtent plus particulièrement à une configuration topique ne prévoyant aucun lien entre leur personne et l’action de bien dire et bien écrire. Puisque le public lettré des sociétés patriarcales ne saurait reconnaître l’autorité intellectuelle d’un auteur dans les traits d’une belle femme, ce corps doit être refaçonné pour convenir à l’emploi. Voilà précisément ce qu’observe Gabriela Tanase dans l’écrit en partie autobiographique de Christine de Pisan intitulé Livre de la mutacion de Fortune. Christine, dont le visage, le corps et les manières rappellent son
31. Alain Montandon, Le roman au XVIIIe siècle en Europe, 1999.
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père, est miraculeusement métamorphosée en homme par la Fortune et peut dès lors mener sa barque dans la tourmente de son existence. Ce masque viril purement fictif accrédite aussi son discours, dont il est montré qu’il combine de façon inédite les genres médiévaux que sont la confession, la chronique et surtout l’allégorie tout en assumant une orientation didactique. Mais la transformation en homme n’est pas le seul subterfuge pour échapper à une forme corporelle réputée contraire à l’autorité, à la subjectivité et à la voix du poète ou de l’écrivain. Pour se donner la liberté d’agir comme journalistes et romancières, quelques femmes du XVIIIe siècle n’hésiteront pas à se présenter comme laides, puis à traiter avec ironie le topos romanesque de la beauté des héroïnes ou encore d’éviter les jugements sur leur apparence physique. L’étude très fouillée de Suzan van Dijk s’intéresse à l’interaction entre l’image corporelle topique des femmes de lettres, si malmenée par la critique de l’époque classique à nos jours, et la présentation des personnages féminins principalement dans les romans de Marie-Jeanne Riccoboni et d’Isabelle de Charrière. Même si l’Histoire littéraire des femmes françaises (1769) de l’abbé de La Porte cherche à encourager les belles femmes à écrire en ne dépréciant pas trop systématiquement leurs charmes, la prise de parole et l’écriture romanesque demeurent pleines d’embûches pour les femmes, tant il est vrai que l’identité sexuelle, dont parle un beau corps de femme, s’avère réifiante dans une culture qui réserve le statut de sujet agissant à l’homme et valorise ses conquêtes. Ce sont finalement les topoï du discours critique qui poussent les romancières à réinventer l’écriture du corps pour briser les stéréotypes de la belle héroïne et de l’intellectuelle hideuse. Ceci dit, les romans sont des histoires d’amour de sorte qu’au-delà de l’éloquence des charmes qui séduisent, les symptômes de l’inclination et de la passion font aussi partie des registres de l’éloquence du corps romanesque. En partant du paradoxe selon lequel la passion amoureuse brûle et glace le corps tout à la fois, Nathalie Kremer retrace finement les figurations du corps désirant et désiré des héroïnes ou héros dans plusieurs fictions romanesques du XVIIIe siècle. Ce corps étant toujours perçu par le regard amoureux, les usages et les circonstances le modifient autant que la qualité du feu qui brûle l’amant. Le feu charnel est sans doute attisé par la vue du corps de l’être aimé, mais c’est le feu du cœur qui fait surgir dans l’imagination des êtres sensibles son image quasi sacrée et capable de faire durer l’ardeur. La comparaison entre le traitement du corps de Manon dans le roman de l’abbé Prévost et celui de Julie dans La nouvelle Héloïse de Rousseau éclaire bien deux modalités opposées de l’écriture du corps désiré. Émouvant mais glacé ou encore voilé par la vertu mais brûlant, ce corps n’est jamais qu’une œuvre d’art incapable de répondre au désir.
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Sade retravaille les mêmes enjeux dans son roman philosophique Aline et Valcour ou l’on retrouve les stéréotypes de la brune brulante et de la blonde évanescente. Marie-Françoise Bosquet y étudie la combinatoire des configurations topiques liant la physionomie de ces personnages à leur caractère puis à leur destin, car le roman se présente comme un diptyque opposant Aline à Léonore. Si les portraits de la jeune femme vertueuse, voire angélique, et de l’aventurière épousent tous les topoï romanesques ayant cours dans la foulée de la publication de La nouvelle Héloïse et des Liaisons dangereuses, les destinées des héroïnes font mentir l’idée traditionnelle selon laquelle la vertu sera récompensée et la sensualité punie. L’intrigue montre au contraire comment la saine vitalité du corps de Léonore garantit sa vie et son bonheur, tandis que la divine Aline sombre dans le malheur. L’hypotypose et l’illustration (Bosquet, fig. 2) sont réservées aux fesses blanches et séduisantes de l’aventurière capables de subjuguer l’anthropophage noir tout comme le lecteur voyeur. Le corps parle aux instincts et à la sensibilité autant qu’à l’esprit et à l’imagination de sorte que son éloquence intéresse autant les sciences de la nature que les sciences humaines et les arts. Spécialiste du corps parlant dans l’œuvre de Diderot32, Anthony Wall montre comment cette communication visuelle, radicalement différente du langage verbal pour le philosophe, nourrit sa pensée esthétique et son écriture romanesque. L’esquisse de correspondances précises entre des passages du Salon de 1765 et de Jacques le fataliste, puis des Essais sur la peinture et du Neveu de Rameau fait apparaître la présence de l’interprétant dont l’attention donne un sens conjoncturel aux images du corps. Tout se passe comme si la force expressive du corps jaillissait pour Diderot de la rencontre de deux arts voués à la saisie du moment fécond : la peinture et la conversation. La représentation de celleci retient donc son attention dans les tableaux des Salons. Par l’analyse de trois exemples, Wall montre tout l’intérêt de la topique du corps comme lieu de conversation inscrit dans les toiles elles-mêmes. Le regard subjectif porté par Diderot sur le corps mis en scène, semble devoir annuler l’universalité de la beauté idéale établie par l’esthétique classique. Mais l’étude consacrée par Jean Klucinskas à la figure de l’Antinoüs, étalon de la beauté masculine emprunté à l’Antiquité et largement diffusé depuis la Renaissance, montre au contraire la survivance du modèle idéal dans les textes théoriques de Hogarth et de Diderot. Pour le peintre comme pour le philosophe, le corps est modelé par les fonctions qu’il exerce, les peines qu’il endure, le travail qu’il accomplit. Immaculé, le corps d’Antinoüs peut, par contre, servir de modèle ou d’image intérieure dont l’artiste déformera les
32. Anthony Wall, Ce corps qui parle. Pour une lecture dialogique de Denis Diderot, 2005.
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lignes et les proportions jusqu’à la caricature pour attirer l’attention sur les conditions d’existence des individus à représenter. Si Diderot cite la figure de l’Antinoüs dans le Salon de 1765 en adoptant le point de vue de Hogarth, c’est peut-être en souvenir du grand maître disparu en 1764. En 1781 l’attention de Diderot sera enfin retenue par le retour de la grande manière en peinture comme le montre Marc André Bernier dans une étude fort convaincante sur le nouveau regard que les Lumières militantes jettent sur la scène d’histoire. En l’occurrence il s’agit du malheur de Bélisaire, général byzantin du VIe siècle, injustement disgracié, aveuglé et réduit à la mendicité. Dans la peinture de l’époque baroque ce spectacle désolant appelle une réflexion morale sur les changements de la fortune. Mais l’écriture romanesque et philosophique de Marmontel, puis la peinture néoclassique de David font surgir dans la seconde moitié du XVIIIe siècle un nouveau topos à teneur politique, celui de l’indignation citoyenne. Cet élan patriotique, qui met en cause l’injustice du prince, se lit dans l’attitude et dans les traits du personnage excentré témoin de la scène de l’aumône faite au malheureux, mais aussi dans la légende qui insiste sur le moment de la reconnaissance du héros déchu. L’interaction entre le texte et l’image est essentielle pour porter le message idéologique et moral des Lumières finissantes comme le montre aussi l’étude très fouillée de Peggy Davis sur quelques illustrations des Incas de Marmontel. Tant dans l’épisode du suicide de Telasco et d’Amazili que dans celui du missionnaire Las Casas soigné par les indigènes, le choix d’un moment prégnant par des artistes tels que Moreau le Jeune, Le Barbier l’aîné, Desenne ou Hersent fait ressortir les gestes admirables des Amérindiens. Leur héroïsme, leur sensibilité, leur bienfaisance naturelle sont des modèles de noblesse et d’humanité qui revivifient l’exemplum virtutis antique au bénéfice d’une instruction morale spectaculaire. Solidaire du texte romanesque entre les pages d’un livre, le topos iconique peut finalement aussi se comprendre indépendamment de toute légende et la gravure s’offrir comme un tableau saisissant capable de condenser le récit. Parallèlement à ce « genre sérieux » qui s’inscrit dans la foulée de la dramaturgie du tableau imaginée par Diderot pour émouvoir le spectateur, la gravure des années 1770 et 1780 traduit aussi une sensibilité rococo plus enjouée et, à sa manière, également novatrice. Par son étude diachronique des illustrations du célèbre épisode où Roger délivre Angélique dans le Roland furieux de l’Arioste, Chantal Turbide montre comment le dessinateur Charles-Nicolas Cochin rompt avec le topos littéraire et iconographique du combat avec l’orque qui expose, comme on l’a vu dans l’étude de Stewart, la nudité vulnérable de l’héroïne. Il choisit plutôt d’illustrer l’envol du couple sur l’hippogriffe soulignant ainsi le désarroi charnel du héros mis en évidence dans le poème parodique de l’Arioste.
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Corps surprenant Au-delà des signes intelligibles qui font du corps éloquent l’objet privilégié d’un regard scrutateur et critique avide de connaissances sur la nature, le caractère, les mœurs et les passions de l’homme, le corps résiste et ne cesse de surprendre la raison par son opacité et ses mouvements insolites. Spécialiste des Salons de Diderot33, mais aussi de la scène de roman, Stéphane Lojkine est à la recherche d’une théorie du récit qui tienne compte de ressorts invisibles liés notamment au corps sexe. Par une lecture attentive de la dimension antithéâtrale du corps-symptôme dont les manifestations involontaires et mécaniques livrent néanmoins discrètement des dispositifs ordonnant les représentations romanesque et picturale, il fait apparaître la productivité du corps convulsif dans l’écriture et la pensée de Diderot. C’est le « corps figure » dans ses infinies différentiations qui recouvre l’innommable et tient à distance le sexe, la mort et la scène primitive, comprise comme hiéroglyphe de la vie. Il est intéressant de remarquer que le principe de l’anamorphose responsable du foisonnement des corps figures chez Diderot se déduit tant, dans une perspective esthétique, du corps pur et immaculé du jeune homme (Klucinskas) que, dans la perspective psychanalytique esquissée par Lojkine, du corps pur et blessé de la mère. Les deux perspectives se superposent dans La Religieuse où le corps meurtri de Suzanne, qui s’aperçoit en dépit du costume de son état, incarne le corps du Christ crucifié. L’emprise de la religion chrétienne sur les mouvements de la chair suscite des frustrations très fécondes en ce qui a trait aux apparitions surprenantes du corps. S’attachant aux fantasmes du corps amoureux, Francis Gingras démontre que leur mise en récit coïncide au Moyen Âge avec la naissance du « roman ». Une topique romanesque de l’hallucination amoureuse se développe donc dès le XIIe siècle, tandis que la poésie lyrique chante la pureté de l’amour courtois et qu’une pastorale de la peur fait place aux revenants. Mais l’étreinte rêvée du corps de la bien-aimée n’est pas tout car, selon la tradition, la naissance de Merlin l’Enchanteur est due à un démon incube, corps aérien capable de procréer. De telles apparitions érotiques masculines viennent donc également hanter des scènes romanesques, dont Gingras situe finement le sens critique dans le contexte des discours théologiques, poétiques et narratifs de l’époque.
33. Stéphane Lojkine, L’œil révolté. Les Salons de Diderot, 2007.
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Le sommeil continue à la Renaissance de révéler, voire de susciter les surprises de l’amour, comme nous l’apprend l’étude très étoffée de Françoise Lavocat sur « La belle endormie ». Dans Le songe de Poliphile de Francesco Colonna, traduit en français en 1546, une scène d’initiation amoureuse offre l’ekphrasis d’un bas relief représentant une Vénus endormie sur laquelle se penche un satyre. Cette image suggestive, qui réveille les passions du héros, expose le nu féminin dans une posture qui tout à la fois livre et protège le corps endormi, car la jouissance de l’œil peut retenir ou précipiter l’action. Une traversée des genres littéraires permet d’analyser des réponses fort différentes à cette exposition du corps, car elles vont du viol impénitent à la retenue la plus délicate et à la sublimation. Suivant les cas, on observe l’ellipse ou la narrativisation de l’ekphrasis, mais l’image matricielle du Poliphile réapparait régulièrement jusque dans L’Astrée où elle s’applique autant à Céladon qu’à l’héroïne éponyme. Loin d’être toujours heureux, le rêve peut aussi tourner au cauchemar. Selon d’anciennes superstitions, le corps est alors assailli par « la cauchemar », une sorte d’incube, et l’événement est compris comme une rencontre charnelle avec le démon. Michel Fournier retrace dans des discours médicaux et fictionnels du XVIIe siècle la survivance quelque peu rationalisée de ces superstitions pour montrer comment le corps est censé dérégler par le flux de ses humeurs l’imagination, puis souffrir ou jouir de la rencontre avec des êtres imaginaires. Cependant, le corps est très peu représenté dans les fictions qui exposent avec succès des rencontres charnelles avec des esprits jusqu’au XVIIIe siècle. Il apparaît que la retraite, l’isolement, la solitude et la lecture échauffent tout autant l’imagination que les humeurs et induisent la fréquentation de sylphes et autre esprits dans bien des délires encadrés par des livres de Montfaucon de Villars à Crébillon en passant par Bordelon. Chez l’abbé de Choisy la rencontre des corps réserve aussi des surprises non pas pour cause de superstition, mais bien de travestissement. Il n’est pas rare dans les romans du XVIIe siècle que les femmes se travestissent pour être plus libres de leurs mouvements, mais que dire des personnages masculins et féminins de l’Histoire de la marquise-marquis de Banneville dont Lewis C. Seifert analyse finement, dans la perspective des Gender Studies, l’adhésion radicale au travestissement. Qu’en est-il du corps de la femme vertueuse sur lequel table l’idéologie bourgeoise, corps défendu au XVIIIe siècle par le parti des philosophes et souvent mis en jeu dans les romans sensibles depuis le grand succès de Paméla et de Clarisse de Samuel Richardson. Ce corps dont la pureté virginale est toujours en péril se réserve son espace et
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demeure véritablement insaisissable comme le montre la belle étude de Benoît Tane qui s’appuie sur le texte original de Clarissa, sa traduction française d’époque, due à l’abbé Prévost, de même que cinq séries d’illustrations ornant des éditions françaises et anglaises entre 1751 et 1796. Le parcours tragique de l’héroïne est visualisé dans des moments de transition dont le statut indécidable attire toute l’attention des interprètes que sont les traducteurs, illustrateurs et commentateurs sur l’énigme du corps vertueux. Ravi, avili, mourant, le corps de Clarisse demeure malgré tout transcendant. L’équivoque des corps intéresse aussi Marie-Hélène Chabut qui scrute le romans sensible au féminin en faisant sienne l’observation selon laquelle l’image de l’homme sensible, voire efféminé promue au XVIIIe siècle, tant en peinture qu’en littérature, a eu pour effet d’arracher aux femmes l’image qui les caractérisait publiquement et de permettre ainsi aux hommes d’occuper leur place pour mieux les confiner dans l’espace privé que l’idéologie bourgeoise leur réservait. La question de savoir quel type de corps les romans écrits par des femmes prêtent à leurs personnages permet donc de jauger les réponses proposées par celles-ci à la nouvelle sensibilité masculine. Curieusement, elles font réapparaître les figures du corps surprenant déjà observées. Mme de Tencin propose le travestissement de la femme en homme et réserve les larmes au protagoniste masculin. Son héroïne n’est ni homme, ni femme, mais un corps actif, passionné, désirant. Mme Riccoboni imagine le même corps désirant, mais dans les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd l’héroïne ose exprimer elle-même son imaginaire érotique qui, frisant la superstition, s’accorde le pouvoir merveilleux d’une fée ou d’une sylphide. Mme Cottin pousse l’équivoque jusqu’à la transgression totale, puisque la femme « masculinisée » et l’homme « féminisé » connaissent la jouissance d’un adultère mortel sur la tombe du père de l’héroïne. Claire et Frédéric forment ensemble une figure androgyne idéale, mais inacceptable. Enfin, c’est le secret de l’impuissant, déjà observé par Lojkine chez Diderot, qui refait surface dans un fragment de roman très romantique de Mme de Duras pour le plus grand malheur de l’héroïne, dont l’âme subjuguée laisse le corps comme pétrifié. On l’aura compris, c’est le « corps sexe » qui ménage les équivoques du corps sensible. Sexe et sensibilité sont encore à l’honneur quand le corps romanesque est appelé à soutenir la parodie de l’écriture romanesque elle-même. La surprise est alors organisée en égarements volontaires, afin qu’un réalisme grotesque frustre les attentes raisonnables du lecteur éclairé. En s’attachant à Tristram Shandy et à Jacques le fataliste, Yen-Mai Tran-Gervat montre
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comment, dans la veine de l’anti-roman cultivé depuis Rabelais par Cervantès, Scarron, Marivaux et Fielding, le corps défie l’idée et les faits physiques dévoient la narration. Ainsi, les gloires topiques des batailles, des portraits, des amours s’effacent où on les attend le plus, tandis que les formes et les gestes du corps se recomposent au mépris de la science et des bienséances selon des focalisations internes insolites. Le grivois et l’honnête s’entremêlent, si bien que la marche du récit en est compromise, sans compter tous les accidents qui peuvent briser la voix du narrateur. Bref, le corps surpris par son environnement ou sa propre sensibilité émet des signes indécidables et commande une écriture imprévisiblement ludique. Dans la même veine, mais abordant un autre domaine de la littérature parodique, Ugo Dionne étudie ce qu’il appelle plaisamment la Bibliotheca flatulentia. Son enquête absolument originale sur les récits de la flatulence et leurs topoï, fait connaître un corpus intégralement masculin – rappelant l’humour des collégiens – dont les sommets s’observent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais dont le but secret se situe difficilement. Telle est la liberté des vents qui trahissent le corps par leur odeur et leurs éclats surprenants ! En fin de compte, la vraie surprise du corps, recherchée par mille détours est celle de l’orgasme si caché que le mythe antique précisait bien l’interdiction de voir Éros. Le corps de Psyché constitue dès lors une énigme dont la beauté peut conduire, comme le veut Platon, à l’élévation de l’âme. Mais offerte au regard de l’amour, la belle endormie peut aussi conduire à la surprise charnelle. Quoi qu’il en soit, le mythe d’Éros et de Psyché, qui marie le dieu de l’amour à la déesse de l’âme, a suscité dans la culture occidentale des œuvres magnifiques, emblèmes de l’art lui-même tant spirituel que charnel. Jean-Pierre Dubost s’attache au va et vient entre le texte et l’image déjà instauré dans le texte d’Apulée, qui comprend des ekphrasis d’œuvres visuelles contemporaines et aussi plus anciennes. Par l’étude du motif des ailes, il montre comment pointées vers le ciel elles signifient l’élévation dans une œuvre néo-classique comme celle d’Antonio Canova mais entourent le mystère des corps dans nombre d’œuvres datant de la Renaissance. C’est là que l’illustration libertine trouve toute son inspiration alors que les mystères du corps sont devenus un objet de savoir.
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Corps métaphore Envisager le roman comme « faisant corps », voilà qui découle, sans forcer les choses, de la Poétique d’Aristote. Max Vernet scrute dans cette optique les métaphores qui habitent divers discours de réflexion sur la composition de recueils de légendes, contes et nouvelles, dont la diversité fait l’agrément, mais qui doivent soutenir la finalité de l’action principale, afin que la compréhension en soit aisée. La même logique doit s’appliquer au roman dont la finalité se trouve bien sûr dans le plaisir de la lecture. Un retour au texte d’Aristote, bien compris dans les poétiques riches en métaphores des XVIe et XVIIe siècles, permet de montrer que l’image du corps est un modèle d’unité avant d’être un modèle du naturel. La perfection de tout corps doit être orientée vers un accomplissement qui justifie les proportions de ses membres. De la même façon, le roman agréablement composé s’accomplira au moment où la lecture lui conférera son entéléchie dans une situation semblable à celle de la conversation. La rencontre aimable des esprits ainsi aménagée par le « corps » d’un beau roman correspond à la sociabilité des cercles restreints des cours de France avant que la pensée cartésienne n’applique à tout ce qui « fait corps » les lois de la géométrie. À cette époque pré-cartésienne, l’écriture romanesque est elle-même soumise à des tensions, comme le rappelle Vernet, et comme le prouve l’étude consacrée par Marta Teixeira Anacleto à quelques visages déformés, voire grotesques, découverts dans le roman pastoral et surtout dans L’Astrée. Ces déformations inattendues indiquent la tentative de dépasser les frontières du monde bucolique pour inclure, par déviation formelle, le temps de l’écriture dans un genre cultivant l’utopie ou encore pour rapprocher l’Arcadie de l’Histoire. La formule esthétique n’est alors pas encore aux petites histoires galantes plus réalistes, mais le code des histoires feintes permet déjà de questionner le corps convenu de l’écriture romanesque et d’en dévier la composition en introduisant une distortion volontaire des visages, des corps et des gestes figurés. Cependant, les liens qui attachent le texte au corps ne sont pas uniquement métaphoriques et formels. Jan Herman insiste sur un second type d’incorporation du texte, à savoir son lien avec le corps d’un locuteur qui garantit sa véridicité, que l’on pense au serment ou à la signature. Selon une métaphore bien connue depuis l’Antiquité, le locuteur ou le narrateur assume la paternité de son discours, or l’écriture est pensée par Platon comme rupture entre le corps de l’énonciateur et de l’énoncé. Tout se passe, selon ce qu’en dit Socrate dans Phèdre, comme si le texte écrit, qui ne répond pas aux questions qu’on lui pose, avait été abandonnée par son père. Voilà l’incorporation du texte menacée. En retraçant ce problème dans le discours théologique, Herman montre comment l’accréditation de la parole écrite
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passe par un lien établit avec un corps mort. Les manuscrits trouvés dans une tombe ne sont pas rares. Puis, il observe la perversion systématique de ce topos dans le roman moderne qui, coupé de son géniteur, se proclame autonome de Rabelais et Cervantès à Sade en passant par Challe et bien d’autres. Si l’écrivain libertin, imaginant une fiction amoureuse ou un roman, appuie son manuscrit sur un corps vivant et non, comme c’est l’usage dans le discours théologique, sur un corps mort, on comprendra que la jouissance l’importe sur la véridicité. Il va donc de soi que le corps de la prostituée puisse incarner par métaphore la fiction romanesque et son émancipation moderne comme l’illustre parfaitement l’essai consacré par Didier Coste à Manon Lescault, La dame aux camélias et le roman indien. Notre parcours ne serait pas complet s’il oubliait d’envisager le corps du livre qui comprend les textes et les images illustrant le corps romanesque en question. En s’attachant au corps lisant représenté par les gravures de romans au XVIIIe siècle, Nathalie Ferrand découvre que la scène de lecture, omniprésente dans les romans et dans la peinture à cette époque, n’est pas du tout un sujet retenu par les illustrateurs de romans. À peine 2 % des 2300 illustrations constituant son corpus montrent l’acte de lire et là encore, il ne s’agit pas d’offrir au spectateur un modèle de lecture généralement valable. L’étude du détail de ces quelques illustrations révèle plutôt des détournements de la scène de lecture vers ses effets, qu’ils soient calculés pour impressionner un autre personnage ou qu’ils affectent l’imagination du personnage lisant lui-même. Manifestement ces gravures mettent en vedette l’art de regarder et non celui de lire. En effet, l’appréciation de ces illustrations de roman dépend de la pulsion scopique du lecteur et non de son désir de lire déjà comblé par les pages avoisinantes. Le texte et l’image se font concurrence. Nathalie Ferrand en conclut que le roman illustré est un corps possédant une tête de Janus, car il sollicite doublement l’attention du lecteur voulant être lu et vu. Comme le présent recueil a la même ambition, il ne me reste plus qu’à souhaiter aux lecteurs et lectrices un plaisir dédoublé. Monique Moser-Verrey Université de Montréal
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Textes cités Bassy, Alain-Marie, Les fables de La Fontaine : Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986. —, « Le texte et l’image », Henri-Jean Martin et Roger Chartier (éd.), Histoire de l’édition française, t. 2 : Le livre triomphant, 1660-1830, Paris, Promodis 1982, p. 141-161. Cohen, Henry, Guide de l’amateur de livres à gravures du XVIIIe siècle, Paris, A. Rouquette, 1912 [6e éd., corr., rev. et aug. par Seymour de Ricci]. Corbin, Alain, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du Corps. 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005. Courtine, Jean-Jacques et Claudine Haroche, Histoire du visage : Exprimer et taire ses émotions (XVIe – début XVIIIe siècle), Paris, Éditions Rivages, 1988. Deneys-Tunney, Anne, Écritures du corps. De Descartes à Laclos, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. Desjardins Lucie, Le corps parlant. Savoir et représentation des passions au XVIIe siècle, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2000. Dubost, Jean-Pierre, « Notice sur les gravures libertines », Patrick Wald Lasowski (éd.), Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2000, t. 1, p. LXIII – XCIX. Ferrand, Nathalie, Livres vus, livres lus. Une traversée du roman illustré des Lumières, SVEC, 2009:03. —, Le roman français au berceau de la culture allemande : réception des fictions de langue française à Weimar au XVIIIe siècle, d’après les fonds de la Herzogin Anna Amalia Bibliothek = Der französische Roman an des Wiege der deutschen Kultur : die Rezeption französischer fiktionaler Literatur im Weimar des 18. Jahrhunderts am Beispiel der Bestände der Herzogin Anna Amalia Bibliothek, Montpellier, Service des Publications de Montpelier III, Université Paul-Valéry, 2003. —, Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2002. Jahan, Sébastien, Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris, Bélin, 2004. —, Le corps des Lumières. Émancipation de l’individu ou nouvelles servitudes, Paris, Belin, 2006. Jaquier, Claire, L’erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne, Éditions Payot Lausanne, 1998. Kerbrat-Orecchioni, Catherine, Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1990, t. 1. Kibédi-Varga, Áron, « Metasprache für Texte und Bilder », Arcadia. Zeitschrift für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft, 37/1 (2002), p. 100-112.
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première partie
corps souffrant
Page laissée blanche intentionnellement
Faire souffrir
L’amour de l’art comme de la littérature m’a poussé jadis à découvrir une distribution heuristique des planches d’illustration de romans, en m’efforçant particulièrement de cerner les rapports sémiotiques entre le langage des textes et celui des images. Or, il existe un rapport irrégulier, mais qui mériterait d’être étudié, entre les topoï textuels et les topoï iconographiques. La première raison de cette irrégularité vient du fait qu’il y a une infinité de textes et au mieux un petit nombre d’illustrations ; le filtre de sélection ne peut donc qu’être extrêmement réductif. La seconde raison est qu’on ne sait trop quels aspects précis du texte peuvent donner le déclic à l’imagination de l’illustrateur – ou de l’éditeur qui commande, en préconisant éventuellement des sujets d’illustration. La thématique strictement intervisuelle – celle qui lie les motifs picturaux entre eux, quelle que soit l’œuvre illustrée – est assez bien attestée pour qu’on soupçonne un lien de probabilité incertaine avec des topoï littéraires. De toute manière, le texte ne « dit » pas forcément ce que dit l’image, ou du moins ne peut pas le faire de la même façon. Une douleur infligée est une histoire dont l’image ne peut capter qu’un moment ; pour développer le potentiel de celle-ci, il faut l’entourer de tout un discours. La souffrance, phénomène subjectif, ne saurait pour cette raison se représenter directement en images. Ce qu’on peut représenter, ce sont des circonstances associées à la souffrance, par exemple des actes de cruauté. Pour me concentrer vraiment ici sur le corps meurtri, je mets de côté la simple épouvante, le macabre et le saugrenu, autres thèmes qui ont été richement exploités par certains auteurs et artistes. Comme le corps figure dans quasiment toutes les images d’illustration – qui d’ailleurs n’ont jamais été complètement répertoriées, il n’était pas question de formuler une typologie couvrant l’ensemble du corpus illustré. Il m’a semblé intéressant dans le cadre d’un colloque sur la topique du corps de choisir à des fins heuristiques une catégorie d’images (non d’ailleurs limitées au roman) qui s’identifie facilement grâce à son intérêt pathétique, et de traiter les images en fonction d’une distribution approximative des méthodes de représentation mises en œuvre.
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Je commencerai par citer en passant l’exemple d’une image reproduite par Christophe Martin dans son bel ouvrage « Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle : il s’agit d’une planche de Marillier pour Barbe Bleue, dans Le cabinet des fées1, où Barbe Bleue lève une épée sur sa femme qu’il tient par les cheveux ; elle porte la légende : « Recommande-toi bien à Dieu ». Dans ce cas l’extrême violence qui est le sujet du conte n’est qu’implicite ; autrement dit, elle n’est pas représentée directement, bien que la réalité n’en est pas loin et constitue même le fond du tableau : car derrière la porte à gauche, dans ce château presque sadien, sont bien conservés les cadavres des autres femmes de Barbe Bleue, qui ne figurent ici que par déplacement ; ils sont significatifs dans l’action tout en étant absents de l’image, qu’en l’occurrence aucune trace de sang ne dépare. Dans le domaine mythologique, on peut invoquer Andromède, si souvent représentée dans ses divers avatars, qui exerce encore un étrange pouvoir sur les artistes du XVIIIe siècle (fig. 1). De cette épreuve, Andromède, au prix d’une terrible épouvante, sortira évidemment saine et sauve, grâce aux puissantes ailes de Persée. La manière dont elle est exposée simultanément aux appétits du monstre et à la luxure de notre regard n’en représente pas moins une meurtrissure significative. Eisen, à sa manière, attire l’attention aussi sur les spectateurs intérieurs au récit, le public (dont les parents d’Andromède) qui assiste au déroulement du drame. Il n’attache des chaînes qu’aux poignets et aux chevilles de la victime. (Il existe diverses sculptures du même sujet, qui nous éloigneraient cependant de notre propos principal qui regarde les livres.) La magnifique planche in-folio de Bernard Picart dans Le temple des muses de La Barre de Beaumarchais (1733) met l’accent plus sur le dilemme d’Andromède que sa délivrance ; Andromède, qui y a l’air d’être de bronze (elle est Éthiopienne après tout), est bâtie comme une figure de Rubens ; d’ailleurs Ovide la compare à une statue. Selon lui, elle voudrait surtout pouvoir cacher son visage, et on comprend l’attrait du nu ainsi exposé à l’« œil » de l’artiste, attrait sans doute surdéterminé par l’importance universelle du thème de la femme exploitée ou esclave. On ne peut nier que l’image induit ou conforte dans le regard du lecteur une volonté virtuelle de violence. Une autre version du même motif correspond à un pastiche de cette scène classique chez l’Arioste, sous la forme de la délivrance d’Olimpe par Orlando (fig. 2). Arioste décrit le corps d’Olimpe en somptueux détail ; sa 1. Christophe Martin, « Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle, 2005, p. 187, planche 40.
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situation est comparée à celle de Diane épiée par Actéon. Mais les sujets littéraires qui permettent la mise en valeur du corps vulnérable sont légion. Dans une scène du Décaméron de Boccace, le roi a ordonné que les deux amants surpris dans l’acte soient liés dos à dos afin de permettre à tout le monde de voir leur honte jusqu’à l’heure du bûcher. Dans l’image donnée par Gravelot2, le feu est sur le point d’être mis lorsque Ruggier de Loriar, ayant reconnu Gianni et Restituta, vient à leur secours. C’est la nudité féminine qui est prédominante ici – à la différence du texte, qui insiste également sur la beauté des deux victimes : si tous les hommes en effet admirent Restituta, il en va de même, à l’égard des femmes, de Gianni ; pourtant il semble que l’artiste et son lecteur présumé ne s’intéressent qu’à elle. Le nu est évidemment partout dans l’art ; mais un nu étendu voluptueusement comme une odalisque, et un nu enchaîné, ne sont pas la même chose, celle-ci étant fixée dans sa vulnérabilité. C’est encore Gravelot qui fait une planche pour le chant 2 de la Jérusalem délivrée du Tasse (fig. 3). Olinde et Sophronie – encore une paire d’amants, mais chastes cette fois – sont attachés de la même manière mais c’est toujours la femme seule qui fixe le regard ; la description même marque le voyeurisme : « Déjà son voile, déjà ses chastes vêtements lui sont arrachés ». Cette fois le feu est déjà lancé au moment où Clorinde survient pour intercéder en leur faveur. Comment le spectateur va-t-il savoir que c’est Clorinde ? Dans le texte elle n’est reconnaissable que grâce au tigre qui orne son heaulme, et qui n’est pas visible ici. Mais l’image opère d’une autre manière. Qu’on regarde bien son plastron : en existe-t-il comme celui-là ? Ses contours qui ne correspondent à rien dans le monde vrai annoncent tout haut : je suis une femme – message qui n’est que pour les lecteurs ; les personnages du poème ne « voient » pas ce qui ne peut nous sembler qu’une évidence. Prenons encore le supplice de Jeanne d’Arc d’après La pucelle d’Orléans, la catastrophe à peine évitée est une spécialité, en partie parce que Jeanne est elle-même si attrayante et naïvement sensuelle. Le chant quatre est illustré par Moreau le jeune (fig. 4) au point où Jeanne, grâce à sa féroce défense de sa précieuse virginité, est condamnée par Hermaphrodix, avec Dunois, à une mort terrible : Le beau bâtard est garrotté tout nu Pour être assis sur un bâton pointu. Au même instant une troupe profane Mène au poteau la belle et fière Jeanne, Et ses soufflets ainsi que ses appas, 2. Boccace, « cinquième journée, sixième conte », Décaméron, 1757-1761, t. 3, p. 67, gravure de Pasquier.
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Seront punis par un affreux trépas. De sa chemise aussitôt dépouillée, De coups de fouet en passant flagellée, Elle est livrée aux cruels empaleurs3.
Pour l’artiste, comme pour le poète, ce passage fournit l’occasion d’offrir aux délectations du lecteur la chair appétissante de Jeanne. Dans le regard langoureux de Jeanne, désespoir et désir sont confondus, les héros ne laissant pas échapper l’occasion de bien lorgner les attraits dévoilés l’un de l’autre – en attendant, naturellement, l’intervention miraculeuse qui les sauvera. Mais quand Dunois eut vu son héroïne, Des fleurs de lis vengeresse divine, Prête à subir cette effroyable mort, Il déplora l’inconstance du sort. De la pucelle il parcourait les charmes, Et regardant les funestes apprêts De ce trépas, il répandit des larmes Que pour lui-même il ne versa jamais. Non moins superbe et non moins charitable, Jeanne aux frayeurs toujours impénétrable, Languissamment le beau bâtard lorgnait, Et pour lui seul son grand cœur gémissait4.
Tout autre est le cas de Lydie qui, dans le Roland furieux, est punie, en compagnie d’autres femmes qui ont trompé et torturé des hommes (fig. 5), par les fumées montant de l’enfer (les hommes dont le crime correspond au leur sont plus près des flammes). Les chaînes sont essentiellement ajoutées par l’artiste, dans la mesure où le texte ne dit nulle part que ces pénitentes sont suspendues de cette manière mais seulement qu’elles « ressemblent » à des pendus balancés par le vent. Il convient de garder toujours présent à l’esprit le fait que c’est l’artiste qui choisit – ou un éditeur qui choisit pour lui – quelles scènes vont être illustrées. Pourquoi tels types de violence sont-ils privilégiés et non d’autres ? On pourrait dénombrer un certain nombre de qualités « pittoresques » qui font d’un passage de texte un bon candidat pour la représentation picturale. Quant à cette fréquence de femmes tourmentées, je proposerais d’y voir un double attrait : la concupiscence, c’est-à-dire le regard lascif et tant soit peu sadique qui est presque sans exception, même si ce n’est qu’implicitement, un regard masculin ; et la valeur pathétique du sexe faible en détresse – encore évidemment un produit du regard conventionnellement masculin.
3. Voltaire, « chant 4 », La pucelle d’Orléans, 1784-1789. 4. Id.
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Ce n’est pas dire que les victimes soient sans exception féminines. L’assassinat sanglant de Cleveland par Gelin figure dans une première série de gravures anonymes en 1732 (fig. 6). L’artiste sait prêter une haute valeur dynamique au long poignard levé en l’air, situé en plein centre de l’image, au moment où Gelin, ayant déjà percé Cleveland de plusieurs coups, s’attaque au chanoine qui l’accompagne : J’eus assez de bonheur pour écarter le premier coup : mais comme je me levais de ma chaise en m’efforçant de le saisir, il me fit tomber sur le lit de repos qui était à côté de moi, et me plongea deux fois son épée au travers du corps. Je demeurai étendu et sans force, en versant deux ruisseaux de sang. Le chanoine, qui n’avait pu être assez prompt pour arrêter mon assassin, se jeta sur lui au moment qu’il me portait un troisième coup, et lui saisit heureusement le poignet5.
Il semble qu’on voit jusqu’aux taches de sang sur les draps et les vêtements de l’homme assassiné. Pour apprécier la spécificité de la représentation gravée, il faut se souvenir qu’une telle scène ne pourrait jamais, à l’époque, être portée sur le théâtre, où est interdite la représentation directe d’une violence funeste. D’un autre côté le récit fait ce que l’image ne peut pas, en rassurant le lecteur sur le sort de la victime, par le fait même que c’est elle qui raconte : celui qui dit « je » est nécessairement encore en vie. Or il n’y a pas d’équivalent du « je » dans la représentation graphique, qui de par sa nature réduit tous les personnages à la troisième personne. La cruauté a sa place dans le texte comique aussi, et surtout dans le genre satirique à la Candide. Le sujet de la planche de Monnet (fig. 7), en effet, est au fond très sérieux. C’est la vieille qui raconte : Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats. […] Enfin je vis toutes nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient6.
La discrétion de l’artiste évite de représenter le massacre en tant que tel ; il faut même reconnaître un soupçon d’ironie noire dans cette perspective des charmes féminins – non loin de celle qu’on trouve bien souvent chez Voltaire, mais non dans cette partie du texte. La férocité des hommes n’en est pas moins latente dans l’image. En revanche, c’est bien le corps « déchiqueté » qui est le sujet du chapitre 19 : « un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de
5. Antoine Prévost, Le philosophe anglais [1732], 2003, p. 604. 6. Voltaire, « chap. 11 », Candide, Romans et contes, 1778.
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son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite7 ». Ce qu’il explique lui-même : Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe8.
À la machine qui estropie s’ajoute la boucherie humaine, avec cette fois une ironie tranchante du « texte » (et non de l’image, qui la représenterait difficilement) visant non la victime, mais ses maîtres. De toutes les façons d’être défiguré, l’une des plus cruelles et certainement des plus fantasmées est celle que subit Pierre Abélard. On parle beaucoup d’eunuques au XVIIIe siècle mais on s’arrête peu pour contempler les détails de leur situation. Le cas d’Abélard, par contre, semble avoir exercé une fascination particulière, d’autant plus que sa punition était évidemment liée à une belle histoire d’amour dont toute l’époque était imbue. Une vignette d’Eisen (fig. 8) est remarquablement dynamique – et graphique. La composition par plans superposés, le clair-obscur, tout contribue à donner une impression d’horreur, surtout l’angle de vue et le couteau dans l’acte, placé juste au centre de l’image. Le flambeau et le couteau sont également manifestes dans une planche de Queverdo9, sans arriver à créer au même degré la panique et le désespoir de la victime ; d’ailleurs on voit par la légende – « Ton crime est inutile, oncle dénaturé ; en vain, barbare, en vain tu l’as défiguré », qui annonce qu’Abélard renaîtra plus grand après le mal qu’on lui a fait – que l’inspiration en est loin d’être aussi tragique que dans le premier cas. On retrouve le sujet à la fin du siècle dans une version d’après Moreau10, beaucoup plus discrète – sans couteau ni même jambes visibles – mais aussi horrifique, surtout à cause d’une concentration de lumière au centre d’une action qui est dérobée au regard, et l’horreur dans l’expression des visages, en particulier celui d’Abélard, spectateur affolé de sa propre émasculation. Cet élément d’épouvante subjective est exceptionnel dans les images même macabres que nous sommes en train de parcourir. L’équivalent féminin, en quelque sorte, et beaucoup plus fréquent, c’est le viol – symbolique ou réel. Dans un conte de Françoise Le Marchand intitulé Boca, l’héroïne sera sauvée par un miracle d’une espèce inconnue (fig. 9). Car lorsque Boca crie aux deux assaillants d’arrêter, leurs épées sont soudain figées immobiles en pleine volée. En fait l’intervention du 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Pierre Abélard traduit par Cailleau, Lettres et épîtres amoureuses d’Héloïse avec les réponses d’Abélard, 1772. 10. Voltaire, Lettres d’Héloïse et d’Abélard, an IV.
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héros est ambiguë car, ayant reçu l’ordre de ne jamais s’arrêter en route, mais par contre d’« être humain », il n’est pas plus sûr que nous s’il est censé venir au secours de la dame ou continuer son chemin. Il arrive à Voltaire de traiter ce genre de thème avec pas mal d’ironie – dans, par exemple, son conte en vers, Ce qui plaît aux dames. Et c’est le cas de l’attentat de viol d’Agnès dans La pucelle d’Orléans interprétée par Marillier11, car à la différence de la Jeanne éponyme, Agnès Sorel, violée par l’aumônier de Chandos, est loin d’être une victime innocente. Monrose ne s’en chargera pas moins de la venger : Il rentre, il voit le damné de frappart Qui tout en feu dans sa brutale joie Se démenait, et dévorait sa proie. Le beau Monrose à cet objet fatal, Le fer en main vole sur l’animal. […] Monrose est plein d’amour et de courage, Et l’aumônier de luxure et de rage12.
Agnès serait plus à plaindre si on n’apprenait pas par la suite que, avant que la journée ne soit terminée, elle aura eu deux autres aventures sexuelles – dont une avec Monrose lui-même, et pas du tout contre son gré. Ce n’est pas du viol que Voltaire se moque ici mais de l’hypocrite lubricité d’Agnès, toute maîtresse du roi qu’elle est, aussi langoureuse et disponible que sa contrepartie Jeanne est intègre et impénétrable. L’essentiel de sa moquerie porte sur les légendes chrétiennes qui avaient elles-mêmes fait du fameux pucelage une trop grande affaire (fig. 10). Voltaire satirise la grande légende de Jeanne d’Arc précisément en faisant de sa sacro-sainte virginité, qui est constamment menacée – ici par un personnage appelé Hermaphrodix – l’objet principal de son épopée comique : Jeanne la forte et Jeanne la rebelle, Perdait bientôt ce grand nom de pucelle : Entre mes bras elle se débattait, Le muletier par dessous la tenait, Hermaphrodix de bon cœur ricanait. Mais croiriez-vous ce que je vais vous dire ? L’air s’entr’ouvrit, et du haut de l’empire […] Je vis descendre, ô fatale merveille ! Cet animal qui porte longue oreille, Et qui jadis à Balaam parla, Quand Balaam sur la montagne alla13.
11. Voltaire, « chant 10 », La pucelle d’Orléans, op. cit. 12. Ibid. 13. Ibid.
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Même sans le texte, on imagine difficilement que cet assaut effraie, et d’ailleurs on voit déjà arriver dans l’air l’âne ailé (de Balaam) qui va sauver l’héroïne nationale. Mais passons à des drames plus sérieux. Un des moments les plus terribles pour Edmond dans Le paysan perverti est de se trouver capable de violer sa déesse, Mme Parangon (fig. 11) : Dans mon emportement, je froissais, je meurtrissais avec une abominable brutalité ces appas enchanteurs, ces membres délicats, qui ne doivent recevoir que des adorations et des caresses... Employer la violence... Ah, Dieu !... et je l’ai employée... avec qui ! et quelle est la victime de ce forfait horrible ?... Ce que je respecte le plus au monde14.
Le texte, notons-le, est beaucoup moins explicite que l’image, mais aussi Rétif sait qu’il peut laisser à Binet, avec qui il travaille presque exclusivement, le soin de « dire » en toutes lettres ce qu’il peut donc s’abstenir de détailler. Mme Parangon aurait-elle été le moins du monde complice ? C’est une question qu’on peut se poser en lisant le roman, mais l’image en ellemême ne suggère pas qu’elle ne résiste que faiblement. On peut s’attendre à retrouver souvent dans les illustrations de Rétif les jambes fluettes et les mignons pieds si caractéristiques de toutes les planches de Binet ; les pieds ne sont pas tout à fait oubliés même dans les multiples scènes de violence domestique dont Rétif nous régale. Dans le cas d’une nouvelle (sur une série de trois) intitulée « Les sœurs jalouses » (fig. 12), la Villemanoir, outrée de ce que sa petite sœur lui a soufflé son amant, se venge, l’ayant d’abord endormie avec « un soporatif puissant15 », par ce geste destiné à la rendre à jamais répulsive. Sujet de l’estampe : « Mlle de Villemanoir, une lampe à la main, venant de cicatriser avec un diamant le visage de sa sœur endormie, et versant de l’eau-forte dans les plaies : “Je t’ôterai, du moins, ces charmes désespérants !” » Souvenir aussi peut-être du moment où, dans la deuxième partie de L’Astrée, Célidée se taillade le front et les joues avec un diamant afin d’abîmer sa beauté, si bien qu’« il ne restait plus rien de la beauté qu’elle soulait avoir16 ». Tout moraliste qu’il est, Rétif est en effet un champion littéraire de la brutalité. Avec l’abjection d’Ursule dans La paysanne pervertie, par exemple, il est clair qu’être emprisonné n’implique pas nécessairement des chaînes (qui peuvent jouer un rôle) mais peut être associé à plusieurs formes d’abus. Une illustration typique (fig. 13) correspond au passage suivant : [L]e quatrième jour le porteur d’eau m’a fait signer, à force de coups, et presque mourante, la vente de mon bien, déjà hypothéqué pour la moitié de sa valeur. En voyant
14. Rétif de la Bretonne, « 4e partie, lettre 86 », Le paysan perverti, 1776. 15. Rétif de la Bretonne, «Les sœurs jalouses », Les contemporaines, 1782, p. 136. 16. Honoré d’Urfé, « Suite de l’histoire de Celidée », L’Astrée, 1926, p. 435-455.
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le notaire, quoiqu’après avoir consenti, j’ai voulu réclamer ; l’infâme s’en est aperçu, et m’a foulée aux pieds. On est accouru à mes hurlements, car ma voix étouffée n’était plus autre chose. « Tu signeras ! » criait le misérable porteur d’eau. J’étais couverte de sang et méconnaissable. On m’a lavée, et mise au lit. J’ai signé. Depuis ce moment, je n’ai plus été battue. Mais d’autres abominations m’attendaient17.
Le notaire (on dirait un placide Rétif ) dont le calme détachement est reflété chez les autres observateurs, fait contraste avec l’agression qui va laisser Ursule en sang. Le roman noir ou « gothique » si répandu vers la fin du siècle contemple avec une complaisance marquée le thème de la femme emprisonnée. La cruauté y paraît souvent gratuite, à moins d’être liée à un désir plein d’agressivité. Dans le dernier volume de son histoire, Ursule devient esclave, souvent battue (fig. 14) : Un jour que je différai un peu à ouvrir […] j’ai été mise aux crampons, malgré mes excuses, et j’ai reçu, par l’ordre de l’Italien, qui malheureusement venait d’arriver, vingt coups de nerf de bœuf, des mains du domestique de la G**, en présence de cette femme : elle a paru me plaindre ; mon bourreau lui-même détournait la vue : mais je n’en ai pas moins perdu la moitié d’une confiance acquise avec des peines qui font frémir […]18.
Dans l’image, la violence est tempérée d’élégance : le dos gracile d’Ursule n’est pas encore macéré, pour ménager au regard un plaisir ambigu. L’horreur peut être jolie à sa manière : c’est bien dans l’esthétique de Rétif. On sait que le roman noir a une grande prédilection pour les couvents et les prisons. Dans le « noir cachot » de Varbeck, de Baculard d’Arnaud, le comte de Huntley est retenu par des chaînes, alors que sa femme menace de se poignarder de désespoir. Mais il y a pire. Les personnages qu’on voit dans une autre planche (fig. 15), toujours chez Baculard (Le prince de Bretagne), n’ayant pas réussi à faire mourir de faim le prince de Bretagne, se sont résolus à l’étrangler. Mais il y a pire. Chez Berquin, « La funeste vengeance de la jalousie » (fig. 16) nous amène dans un puits aux serpents où s’est fait jeter, par sa marâtre jalouse, l’orpheline Isabelle. L’image met bien en valeur la « vapeur infecte et ténébreuse », même si elle ne peut tout à fait représenter les « horribles sifflements » des serpents. […] Une couleuvre énorme, Les yeux d’un noir venin gonflés, Autour de ce beau corps roule son corps difforme, L’étouffe en ses nœuds redoublés. Dans l’accès des fureurs, dont la soif la tourmente, Elle lui déchire le flanc,
17. Rétif de la Bretonne, « 6e partie », La paysanne pervertie, 1784, l. 127. 18. Id., « 7e partie », l. 129.
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Et dans son cœur ouvert plongeant sa gueule ardente, S’abreuve à longs traits de son sang19.
Un remords panique semble saisir la persécutrice d’Isabelle, qui la regarde maintenant en proie à ces curieux serpents-vampires. La torture exquise, même sublime, est en train de s’inventer pour ainsi dire sous nos yeux : l’envie d’aller toujours plus loin, d’ambitionner la perfection, même dans le saugrenu. Voici le « sujet de l’estampe » d’une autre histoire, de la même époque, tirée des Contemporaines de Rétif (fig. 17) : Une jeune dame étendue sur la paille dans une cave, enchaînée, ses jambes dans les ceps, et menacée par un furieux, qui lui tient un poignard sur le sein, tandis que deux valets accrochent à la voûte un cadavre défiguré.
Bientôt, Victoire de Moréal sera découverte « enchaînée, nue, évanouie » par son père et son frère. La nudité est un élément essentiel à la cruauté dans la plupart des sujets de cet ordre, puisque en exposant le corps au regard la femme est intrinsèquement humiliée et dégradée, en même temps qu’elle est assujettie aux désirs au moins implicites de son bourreau – et peut-être de son lecteur. Encore une fois, le sens dramatique n’empêche pas Binet de penser au corps fluet si cher à Rétif. Nous devions aboutir à Sade, ça va de soi. Cependant je ne voudrais pas qu’on conçoive l’acheminement comme pré-ordonné – « pré-sadien » comme on disait autrefois « préromantique » – ce qui donne une fausse idée de la réalité existentielle. Disons tout simplement, et ce n’est pas sans intérêt de le constater, que ces phénomènes existent bien avant Sade, surtout, bien sûr, dans cette période qu’on associe avec le « roman noir ». Donc oui, un tel parcours nous amenait nécessairement à Sade. Dans une image typique (fig. 18) – ce n’est pas nécessaire d’enfoncer une porte ouverte – le désir est lié à, et provoqué par, la souffrance ; et pas n’importe quelle souffrance (je pense que le désastre de Lisbonne aurait assez peu provoqué Sade), mais celle qu’on se délecte à infliger, pour le plaisir que cela procure en soi, et pour la jouissance que cela entraîne. Et comme beaucoup de scènes dans cette édition illustrée de Juliette en 1797, elle entasse autant de personnages que possible dans un même acte olympien : plusieurs formes simultanées de torture, plusieurs formes d’activité sexuelle aussi, comme une grande machine dont chaque rouage est une partie nécessaire. Le corps tourmenté, le corps meurtri, le corps tué. Mais je doute qu’en dehors de Sade on trouve beaucoup d’exemples du corps « mangé » (fig. 19) : ici on dépasse sans doute la coprophagie, sous la forme non du cannibalisme mais
19. Arnaud Berquin, Romances, 1776, p. 40.
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plus classiquement de précipitation dans la fosse aux lions, où il y a juste assez d’échos bibliques pour exclure d’entrée de jeu le miracle qui avait sauvé Daniel. Nous arrivons ainsi d’une sorte de mythe à une autre, en passant par la banalité, si l’on peut dire, des violences humaines (le meurtre, la guerre, etc.) pour aboutir à une culture de la souffrance au bénéfice de l’exaltation sublime d’une élite insatiable. Ce qu’elles ont en commun, de notre point de vue, c’est le choix de telle ou telle scène pour la représentation figurale. Beaucoup de romans renferment des scènes de violence qui n’ont jamais été gravées. Il semblerait donc que les artistes sont en train de répondre à des changements de goût qui en partie déterminent leurs choix. Rétif et Berquin leur fournissent un matériau qui est sadique non parce qu’ils prêchent l’horreur comme Sade, mais dans la mesure où ils activent une esthétique qui dépend de sensations extrêmes que les artistes reconnaissent et renforcent. De prétexte à la représentation du nu féminin – Andromède en est l’archétype et Jeanne d’Arc la parodie – on arrive progressivement à l’écrasement de la personne où la nudité, secondaire, est sordide comme le sont les instincts humains en jeu. Au roman noir il fallait de nouveaux modes d’illustration, noirs eux aussi. Philip Stewart Duke University
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Textes cités Abélard, Pierre, Lettres et épîtres amoureuses d’Héloïse avec les réponses d’Abélard, Paris, 1772 [trad. Cailleau]. Arioste, Roland furieux, Paris, Brunet, Laporte, 1775-1783, 4 vol. Baculard d’Arnaud, François de, Nouvelles historiques, Paris, Delalain, 17741781. Berquin, Arnaud, Romances, Paris, Ruault, 1776. Boccace, Décameron, Londres [Paris], s.n., 1757-1761, 5 t. La Barre de Beaumarchais, Antoine de, Le temple des muses, Amsterdam, Z. Châtelain, 1733. Le Marchand, Françoise, « Boca », Le cabinet des fées, Genève, Barde, Manget et Cie, 1785. Martin, Christophe, « Dangereux suppléments ». L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle, Louvain, Paris, Peeters, 2005. Ovide, Les métamorphoses, Paris, Duclerc et al., 1767, 4 vol. Prévost, Antoine François, abbé, Le philosophe anglais, Paris, Desjonquières, 2003 [1732]. Rétif de la Bretonne, Nicholas-Edme, Les contemporaines, Leipzig, Büschler, et Paris, Duchesne, 1780-1785, 42 vol. —, La paysanne pervertie, La Haye, s.n., 1784, 4 t. —, Le paysan perverti, Paris, chez la veuve Duchene, 1776. Tasse, Le, Jérusalem délivrée, Paris, Musier fils, 1774, 2 vol. Urfé, Honoré d’, L’Astrée, Lyon, Pierre Masson, 1926. Voltaire, François Marie Arouet, dit, Candide, Romans et contes, Bouillon, Société typographique, 1778. —, La pucelle d’Orléans, Kehl, Société typographique, 1784-1789. —, Ce qui plaît aux dames, Lettres d’Héloïse et d’Abélard, Paris, J.-B. Fournier le jeune et fils, an IV.
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Figure 1 : Noël Le Mire (1724-1809) d’après Charles Eisen (1720-1778), Persée et Andromède, dans Ovide, Les métamorphoses, Paris, Panckoucke [Delalain], 1767.
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Figure 2 : Nicolas Ponce (1746-1831) d’après Charles Nicolas Cochin (1715-1790), Olimpe et Orlando, dans L’Arioste, « chant 11 », Roland furieux, Paris, Brunet, 1776.
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Figure 3 : Antoine-Jean Duclos (1742-1795) d’après Hubert Gravelot (1699-1773), Olinde et Sophronie, dans Le Tasse, « chant 2 », Jérusalem délivrée, Paris, Musier fils, 1774.
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Figure 4 : Louis Michel Halbou (1730- ?) d’après Jean Michel Moreau le jeune (1741-1814), Jeanne livrée aux empaleurs, dans Voltaire, « chant 4 », La pucelle d’Orléans, Kehl, Imprimerie de la Société typographique, 1784-1789.
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Figure 5 : Nicolas Ponce (1746-1831) d’après Charles Nicolas Cochin (1715-1790), Lydie aux enfers, dans L’Arioste, « chant 34 », Roland furieux, Paris, Brunet/Laporte, 1775-1783.
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Figure 6 : Anonyme, Cleveland assassiné, dans L’abbé Prévost, Le philosophe anglais, Utrecht, Neaulme, 1732.
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Figure 7 : Martial Deny (1745-?) d’après Charles Monnet (1732-apr. 1808), Le massacre bulgare, dans Voltaire, « chap. 11 », Candide, Romans et contes, Bouillon, Société typographique, 1778.
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Figure 8 : Charles Eisen (1720-1778) (graveur anonyme), Le châtiment d’Abélard, dans Charles-Pierre Colardeau d’après Alexander Pope, Lettre amoureuse d’Héloïse à Abailard, Paris, Veuve Duchesne, 1766.
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Figure 9 : Emmanuel Jean Népomucène de Ghendt (1738-1815) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), Arrêtez, arrêtez, barbares, inhumains, dans Françoise Le Marchand, « Boca » [1735], Le cabinet des fées, Amsterdam, Paris, Hôtel Serpente, 1785.
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Figure 10 : Anonyme, Le muletier par dessous la tenait..., dans Voltaire, « chant 5 », La pucelle d’Orléans, Paris, Crapelet, an VII.
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Figure 11 : Louis Binet (1744-1800) (graveur anonyme), Viol de Mme Parangon, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, Le paysan perverti, La Haye, Paris, Esprit, 1776.
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Figure 12 : Louis Binet (1744-1800) (graveur anonyme), Je t’ôterai, du moins, ces charmes désespérants !, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, Les contemporaines, Paris, Duschesne, 1782.
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Figure 13 : Louis Binet (1744-1800) (graveur anonyme), Ursule et le porteur d’eau, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, La paysanne pervertie, La Haye, Paris, Veuve Duschesne, 1784.
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Figure 14 : Jacques Le Roy (1739-?) d’après Louis Binet (1744-1800), Ursule aux crampons, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, La paysanne pervertie, La Haye, Paris, Veuve Duschesne, 1784.
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Figure 15 : Charles Louis Lingée (1748-1819) d’après Clément Pierre Marillier (17401808), Le prince de Bretagne, dans François de Baculard d’Arnaud, Nouvelles historiques, Paris, Delalain, 1777.
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Figure 16 : Nicolas de Launay (1739-1792) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), La funeste vengeance de la jalousie, dans Arnaud Berquin, Romances, Paris, Ruault, 1776.
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Figure 17 : Jacques Le Roy (1739-?) d’après Louis Binet (1744-1800), La Malédiction, dans Nicolas Edme Rétif de la Bretonne, Les contemporaines, Paris, Duschesne, 1771-1773.
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Figure 18 : Anonyme, dans Sade, L’histoire de Juliette, Hollande [Paris], 1797, image tirée de Sixty Erotic Engravings from « Juliette », New York, Grove Press, 1969.
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Figure 19 : Anonyme, dans Sade, L’histoire de Juliette, Hollande [Paris], 1797, image tirée de Sixty Erotic Engravings from « Juliette », New York, Grove Press, 1969.
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Quête de la nudité eschatologique dans les vies de saints en français au XIIIe siècle
Comme chaque année, le moine Zozime avait quitté son couvent à l’orée du désert pour vivre le temps du carême dans la solitude, à se nourrir de fruits et d’herbe. Parti à la recherche d’ermites pour s’inspirer de leur sainteté, il rencontra une créature, une ombre, dont il ne put deviner s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. C’était Marie l’Égyptienne, l’ancienne prostituée accomplissant sa longue pénitence dans le désert, décrite comme le sont typiquement les anachorètes : Environ li estoit se crine, Tant blance conme flor d’espine. Li blanc cavel et li delgiés Li avaloient dusc’as piés ; El n’avoit altre vestement, Quant ce li soslevoit le vent, Dessous paroit le char bruslee Del soleil et de le gelee1.
Le récit de La vie de sainte Marie l’Égyptienne se termine par l’épisode, lui aussi récurrent dans ces légendes de rencontres d’ermites, de la mise en terre du saint anachorète par son visiteur, en général aidé d’un lion2. Les trois configurations topiques, le scénario de quête et de rencontre, la nudité révélée tout autant que cachée par la longue chevelure, les funérailles accomplies grâce à la participation du fauve, constituent l’armature narrative des histoires d’ermites expiant leurs péchés – en général une faute sexuelle – dans la plus 1. Anonyme, La vie de sainte Marie l’Égyptienne, 1977, p. 51, v. 841-848 : « Ses cheveux la recouvraient, aussi blancs que la fleur d’aubépine. Ses cheveux blancs et abîmés descendaient jusqu`à ses pieds ; elle n’avait pas d’autre vêtement, quand le vent les soulevaient, on voyait au-dessous sa peau brûlée par le soleil et la gelée » (ma traduction). Nous nous appuierons sur la version T (BnF fr. 23112) car c’est elle qui, parmi les dix autres versions éditées par Dembowski et celle de Rutebeuf, exploite les séductions de la topique romanesque. 2. Sur l’immense popularité de La vie de sainte Marie l’Égyptienne, voir Peter Dembowski dans sa préface à l’édition, 1977, p. 9-10.
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extrême solitude, et qui furent transmises par les Vies des Pères, les Vitae Patrum3. Élaborées à partir du IVe siècle et transmises en Occident dans leur version en latin, nombre de ces légendes furent adaptées en vernaculaire, surtout au XIIIe siècle, celles de la Légende dorée de Jacques de Voragine et l’âge d’or des vies de saints en français sur lesquelles nous allons nous appuyer4. On n’a pas encore analysé de façon systématique la façon dont les scénarios narratifs et les topoï récurrents dans le répertoire hagiographique interfèrent avec ceux du récit romanesque5. Contemporaines du roman grec de la période impériale, les vies de saints ermites et anachorètes du désert présentent avec lui de nombreuses similarités, au point qu’on a pu dire que, du fait de leur extrême popularité, elles ont dû servir de courroie de transmission6. Que les vies de saints aient contribué à influencer le récit médiéval, l’exemple archétypal de la Vie de saint Alexis le montre. Une étude plus fine des interférences entre l’hagiographique et le romanesque reste à faire pourtant pour observer comment se manifestent leurs différentes formes d’hybridation. Cette interrogation sera sous-jacente à l’étude de la représentation de la nudité transcendée dans le sacrifice à laquelle invitent les vies de saints comme celle de Marie l’Égyptienne. Une autre question qu’elles conduisent à se poser est celle de la relation que les réalisations textuelles, qu’elles soient d’ordre hagiographique ou simplement narratif, entretiennent avec le récit mythique. L’image que projette la nudité du saint habillé de sa seule toison l’apparente trop à l’animal et au sauvage pour qu’on ne questionne pas sa 3. Traduction de ces légendes dans Anonyme, Les sentences des Pères du désert, 1985, p. 48-53. Sur le scénario narratif propre aux vies de saints notamment celles des anachorètes qui ont succédé à celles des martyres, voir Alison Goddard Elliott, Roads to Paradise. Reading the Lives of the Early Saints, 1987, p. 42-71 ; Benedicta Ward, Harlots of the Desert. A Study of Repentance in Early Monastic Sources, 1987, p. 29-31. 4. Sur le corpus des vies de saints en français, voir Brigitte Cazelles, The Lady as Saint. A Collection of French Hagiographic Romances of the Thirteenth Century, 1991. Des textes des Vies des Pères furent traduits au XIIIe siècle par Henri d’Arci et Wauchier de Denain. 5. Le travail fondateur de Brigitte Cazelles mérite d’être poursuivi : The Lady as Saint […], op. cit., p. 7-8, 16-19, 28-33 ; Phyllis Johnson et Brigitte Cazelles, « Le vain siecle guerpir ». A Literary Approach to Sainthood through Old French Hagiography of the Twelfth Century, 1979, p. 16-20. Voir aussi sur les interférences entre hagiographie et roman : Peter Dembowski, « Literary Problems of Hagiography in Old French », 1976, p. 117-130 ; Margaret Hurley, « Saints’ Legends and Romance Again : Secularization of Structure and Motif », 1975, p. 60-73 ; Paul Bretel, Les ermites et les moines dans la littérature française du Moyen Âge (1150-1250), 1995, notamment p. 88-89, 752-753. 6. Brigitte Cazelles, The Lady as Saint […], op. cit., p. 35 ; Alison Goddard Elliott, op. cit., p. 45-47, 73-84 ; M.J. Edwards, « The Clementina : A Christian Response to the Pagan Novel », 1992, p. 459-474 ; Pascal Boulhol, Anagnorismos : la scène de la reconnaissance dans l’hagiographie antique et médiévale, 1996, p. 10-12.
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récurrence. C’est ce que nous ferons en dernière partie, en nous laissant conduire par les diverses manifestations de ses trois composantes que sont la solitude dans la sauvagerie de la nature, le corps exposé et la pilosité abondante. Nous allons auparavant nous en tenir à la leçon de l’hagiographe pour qui nudité signifie dépouillement, abandon de l’apparence trompeuse. Elle ne peut mieux s’énoncer qu’en empruntant la formule d’Isidore de Séville, percutante dans sa brièveté : Duplex est autem homo, interior et exterior. Interior homo, anima ; exterior homo, corpus7.
C’est en premier lieu ce dualisme fondateur de l’ascèse chrétienne que représente la nudité de l’ermite. La façon dont il s’exprime tend à faire ressortir le contraste entre la beauté du corps d’avant la conversion et la laideur présente qui ne fait que manifester celle de l’âme non encore purifiée par l’abandon des vanités du monde. Le portrait de l’ermite oppose pour rendre ce contraste évident, la blancheur de la peau au temps de sa vie antérieure avec le noir d’un corps usé par le soleil et les privations. La vie de Marie l’Égyptienne s’y arrête avec complaisance, et la façon dont son auteur décline les parties du corps signale l’emprunt à la description romanesque classique des auteurs médiévaux8. Ne vit nus hom plus bele feme ; Ne onc contesse ne roïne Nen ot el front plus bele crine. Reondes avoit les oreilles, Mais blanches erent a merveilles, Les iex cler et sosrians, Les sorchix noirs et avenans, Bouche petite par mesure Et pie le regardeüre, Le face tenre et coloree, Com le rose qui sempre est nee. Ja el nés ne el menton N’aperceüssiés mesfaichon. En som le col blanc com ermine Li undoit le bloie crine.
7. Isidore de Séville, Etymologiae, Livre XI, chap. 1, dans Patrologie Latine, t. 82, col. 398 : Car l’homme est double, intérieur et extérieur / L’homme intérieur, c’est l’âme ; l’homme extérieur, le corps. (trad. éd.) Voir à cet égard Pierre Bureau, « Le symbolisme vestimentaire du dépouillement chez saint Martin de Tours à travers l’image et l’imaginaire médiévaux », dans Le vêtement. Histoire, archéologie et symbolisme vestimentaires au Moyen Âge, 1989, p. 35-61 (p. 36). 8. Brigitte Cazelles, « Modèle ou mirage : Marie l’Égyptienne », 1979, p. 13-22. Sur les composantes du portrait codifié des héros, voir Alice Colby, The Portrait in Twelfth-Century French Literature : An Example of the Stylistic Originality of Chrétien de Troyes, 1965.
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Les mameles de cele dame N’estoit pas menrres d’une pome. Desous le goule, en le poitrine Ert blanche come flor d’espine. Blans bras avoit et blances mains, Les dois reons, grailles et plains. Gent cors avoit et bien mollé, Sous l’aissele lonc le costé9.
À ce portrait conforme aux canons de la beauté féminine, avec la déclinaison des parties du corps en ordre descendant et surtout l’insistance sur la blancheur de la peau, s’oppose répétée en suivant le même ordre, la noirceur du corps maintenant dénudé et usé de la sainte ermite : Si souler furent tout usé Et tout si drapel deschiré. Li cors de li remaint tout nu, N’avoit drapel ne fust rompu. Li chars de li mua coulor Qui ains ert blance conme flor Que par yver, que par esté Tout li noircirent li costé. Coulor mua se bloie crine, Blanche devint com une hermine. Le bouce li fu atenvie Et environ toute noirchie. Et avoit tant noir le menton, Conme s’il fust taint de carbon. Atenevié furent li oel, N’i avoit ore point d’orguel. Se vos veïssiés les oreilles, Molt par vos presist grans merveilles, Car noire estoit et decreveee Le blanche char toute muee. Noire et muee ert le poitrine, A escorce samblant d’espine,
9. Anonyme, La vie de sainte Marie l’Égyptienne, op. cit., p. 36-37, v. 163-183 : « On n’avait jamais vu une aussi belle femme ; et jamais comtesse ni reine n’avait eu d’aussi beaux cheveux. Elle avait des oreilles rondes et merveilleusement blanches, les yeux clairs et souriants, les sourcils noirs et bien proportionnés, une petite bouche bien dessinée, l’apparence aimable, le visage délicat et de la couleur de la rose qui vient de naître. On n’aurait pas pu déceler le moindre défaut au nez ou au menton. Et sur son cou aussi blanc que l’hermine, ondulaient ses cheveux blonds. Les seins de cette dame étaient comme des pommes. Sous le collet, sa poitrine était blanche comme la fleur de l’aubépine. Ses bras étaient blancs et ses mains blanches, ses doigts ronds, allongés et unis. Son corps était beau et bien fait, sous les bras, le long des côtés » (ma traduction). L’adjectif « blanc » est répété cinq fois. Alice Colby, op. cit., p. 25-72 sur le topos de la beauté ; 46-47, 55-57, 66-68 sur la blancheur de la peau ; 30-34 sur la blondeur des cheveux.
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N’avoit plus char en ses traians Ne mais com il a en uns gans, Les bras, les mains et les lons dois Avoit plus noirs que nule pois. Ongles avoit longes et grans Et les retailloit a ses dens. Li ventres li estoit caoit, Petit de despensse i metoit. Li pié li erent decrevé, En plusors lius erent navré, Car el ne se gardoit d’espine, Quant ele aloit par le gastine10.
Cette complaisance dans la description manifeste pour une part l’habileté de l’hagiographe qui sait emprunter aux charmes de la fiction pour séduire son public. Il joue pour ce faire sur une mise en spectacle du corps féminin dans sa splendeur et sa déchéance, qui deviendra elle-même topique avec les descriptions contrastées de la jeunesse et de la vieillesse dont les experts seront Adam de la Halle dans le Jeu de la feuillée et François Villon dans son portrait de la Belle Heaumière. Dans le registre hagiographique, le topos de l’opposition entre la beauté extérieure du passé et l’apparence présente de la dépouille corporelle n’est toutefois pas sexuellement marquée. J’en donne pour exemple le portrait de saint Gilles dont l’auteur, Guillaume de Berneville, développe les détails, comme le faisait celui de Marie l’Égyptienne, selon les canons de la tradition romanesque : Li emfés Gires fud mult bels, la flur des autres damoisels de cele terre u il fud nez.
10. Anonyme, La vie de sainte Marie l’Égyptienne, op. cit., p. 46-47, v. 621-654 : « Ses souliers étaient tout déchirés et ses vêtements en lambeaux. Son corps était mis à nu, tous ses vêtements déchirés. Sa peau avait changé de couleur, qui auparavant était aussi blanche que les fleurs, car au long des hivers et des étés, son corps avait noirci. Ses cheveux blancs s’étaient décolorés, ils étaient devenus blancs comme l’hermine. Sa bouche s’était rétrécie et noircie. Son menton était devenu noir, comme s’il avait été frotté au charbon. Ses yeux s’étaient éteints, ils ne reflétaient plus l’orgueil. Si vous aviez vu ses oreilles, vous en auriez été sidéré car elles étaient noires et crevassées, leur peau blanche toute changée. Sa poitrine était noire et ressemblait à de l’écorce de ronce. Elle n’avait pas plus de chair dans ses seins qu’il y en a dans un gant ; ses bras, ses mains et ses longs doigts étaient plus noirs que la poix. Ses ongles avaient poussé et elle les coupait avec les dents. Son ventre était affaissé car elle y mettait peu de nourriture. Ses pieds étaient fendus et blessés en plusieurs endroits car elle ne faisait pas attention aux épines quand elle marchait dans le désert » (ma traduction). On remarque la mention de la noirceur de la peau à six reprises et l’insistance sur les transformations du corps avec la répétition du verbe « muer ». Alice Colby, op. cit, p. 72-88 sur le portrait type de la laideur ; p. 84-86 sur l’hirsutisme et la peau noire comme traits récurrents de la description de la laideur. La noirceur de la peau est expliquée dans les textes par l’exposition aux intempéries et par le déséquilibre hormonal provoqué par le jeûne (Paul Bretel, op. cit., p. 489).
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Bloi out le chef, recercelez, la charn out blanche cume leit, les olz rianz, le nés ben feit, cleres les denz, la buche bele. N’out pouint de barbe en sa mazele ; beles mains out e les deiz blans, lungs les costez, grelles les flancs ; mult out large la furcheüre : plus bele ren ne fist Nature11.
On notera les motifs attendus de la blondeur et de la blancheur de la peau, mais aussi la poitrine imberbe, le fait qu’il « n’out pouint de barbe en sa mazele », à opposer à la longue barbe du saint en prière et à la pilosité des saints velus qui de ce fait portent à s’interroger sur la confusion ainsi posée avec l’animal : Le troverent en oreisun : lunke barbe ad, le chef ferant, petiz hum fud ne gueres grant, mult fut meigres e senz colur, taint del soleil e del labur12.
Aussitôt énoncée, l’affirmation d’une absence de spécificité sexuelle du topos de la mutation d’un corps dépouillé de tous ses attraits demande à être nuancée, même s’il est vrai que le noyau topique de la rencontre avec l’ermite – corps usé et noirci, longue chevelure blanche qui cache ce qui doit l’être – concerne les hommes autant que les femmes13. Ce qui pourrait s’interpréter à première vue comme neutralisation de la différence sexuelle signale, lorsqu’il s’agit de la femme, la demande qui lui est faite par le christianisme primitif de transcender son sexe, de se faire homme, ne serait-ce que pour protéger sa chasteté. C’est ce que traduisent sur le plan littéral les vies des saintes travesties, comme Marine et Euphrosine exaltées par Christine de Pizan dans La cité des Dames, et dont la véritable 11. Guillaume de Berneville, Vie de saint Gilles, 2003, v. 55-66 : « Le jeune Gilles était très beau, la fleur des jeunes gens de la région où il était né. Il avait les cheveux blonds et frisés, la peau blanche comme le lait, les yeux riants, le nez bien fait, les dents claires, une belle bouche. Il n’avait pas de barbe au menton ; ses mains étaient belles, ses doigts blancs, sa stature élancée, sa taille mince et son torse large : la nature n’avait rien fait d’aussi beau » (ma traduction). 12. Id., v. 946-950 : « On le trouva en prières : il avait une longue barbe, des cheveux gris ; c’était un homme de petite taille, très maigre et qui avait perdu ses couleurs, noirci par le soleil et la fatigue » (ma traduction). 13. Dans les manifestations romanesques, la spiritualisation de la nudité transcende le clivage sexuel comme l’a mis en évidence Danielle Régnier-Bohler, « Le corps mis à nu. Perception et valeur symbolique de la nudité dans les récits du Moyen Âge », 1983, p. 51-62. Il est vrai d’autre part que, contrairement aux femmes, les hommes anachorètes sont souvent décrits comme ayant gardé leur beauté malgré leur âge et la difficulté de leur vie, à l’instar de leur modèle, saint Antoine.
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nature ne sera révélée qu’au moment de leur mort14. La plus ancienne de ces légendes, celle de sainte Thècle, montre comment se fait la convergence avec les récits des prostituées vivant leur repentir dans le désert. Convertie par la prédication de Paul, Thècle fuit son fiancé et suit l’apôtre, déguisée en homme15. Après avoir échappé au désir d’un riche Syrien, elle vivra dans une grotte, elle aussi dépouillée de ses vêtements, ne mangeant que des herbes et ne buvant que de l’eau. Un autre ensemble de légendes associe de façon encore plus explicite et littérale la féminité à l’angoisse suscitée par la transgression sexuelle : confrontées à la menace du désir masculin, ces femmes choisissent de se rendre repoussantes. Nous avons donc les récits de saintes qui se défigurent, voient une barbe leur pousser miraculeusement ou qui laissent pourrir un morceau de viande sous leurs aisselles16. Sous ces différentes formes, l’altération physique permet à la sainte d’échapper aux limites imposées à son sexe, elle fait d’elle cette mulier virilis maintenant apte à répondre à l’idéal pénitentiel et eschatologique qu’elle s’est assigné17. Lorsqu’il s’agit de sainteté féminine, on ne peut s’empêcher d’établir des liens entre le dépouillement absolu de l’anachorète dont le corps a évacué tous les besoins sauf celui de protéger sa pudeur, la sainte qui cache à tous son véritable sexe et celle qui se mutile ou parvient à repousser le désir des hommes. À ces formes d’immolation, on peut opposer celle des premières martyres chrétiennes dont la mise à nu publique dans l’arène avant le sacrifice est destinée à théâtraliser l’humiliation18. La fréquence des scènes de déshabillage dans les récits des saintes martyres témoigne d’une sorte d’obsession pour la nudité féminine qui n’exclut pas le voyeurisme. Dans ce contexte, les façons de sauvegarder la dignité de la victime sont de deux ordres. Ou bien son corps est exalté car elle rejette la honte et l’objectification de sa nudité, elle se comporte en athlète qui entre dans le stade pour livrer son combat. Ou bien sa pudeur est miraculeusement protégée, par exemple par un nuage de feu comme le fut sainte Thècle ou comme pour sainte Agnès, par ses cheveux qui poussent si épais « que ele en fu mieuz couverte et aombree que de ses vesteüres19 ». Ce détail de la nudité 14. Valerie R. Hotchkiss, Clothes Make the Man. Female Cross Dressing in Medieval Europe, 1996 ; Christine de Pizan, La cité des Dames, 1986, p. 263-266. 15. Alison Goddard Elliott, op. cit., p. 49-50. 16. Valerie R. Hotchkiss, op. cit., p. 23. 17. Kari Vogt, « Devenir mâle. Aspect d’une anthropologie chrétienne primitive », 1985, p. 95-107 ; Kerstin Aspegren, The Male Woman. A Feminine Ideal in the Early Church, 1990. 18. Sur la relation depuis l’Antiquité, entre nudité, punition et servitude, voir Aldina da Silva, La symbolique des rêves et des vêtements dans l’histoire de Joseph et de ses frères, 1994, p. 78-80. 19. Anonyme, Vie de sainte Agnès, dans Le passionnaire français au Moyen Âge, 1992, p. 282-285 (p. 283).
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dissimulée par la chevelure n’est pas le seul qui rapproche le récit de la vie de sainte Agnès de ceux des ermites du désert. La punition qu’avait choisie pour elle le préfet romain dont elle refusait d’épouser le fils, fut « que l’en despoillast toute nue la seinte virge et menast au bordel20 ». Le miracle et la présence d’un ange qui l’environne de lumière si bien qu’on ne peut ni la voir ni la toucher, transformèrent le lieu de prostitution en lieu d’oraison dont les jeunes gens invités à abuser d’elle sortirent purifiés. Comme pour la nudité secrète des anachorètes, il s’agit d’évacuer la sexualité pour accéder à la transcendance. Que signifient ces histoires de nudité exhibée ou seulement suggérée, que cherchent-elles à transmettre, dans leur dimension positive, aux lecteurs du XIIIe siècle21 ? En tout premier lieu, l’exigence de dépouillement évoque le rituel du baptême de l’Église primitive qui demande au catéchumène d’abandonner ses vieux vêtements, d’entrer nu dans la piscine. Comme la nudité baptismale, celle de l’ermite dont la vie est proposée en objet de méditation, sollicite un paradigme d’interprétations qui s’articulent autour de la notion de renaissance. Il s’agit de mourir au monde pour renaître à une nouvelle vie, nu comme l’enfant ou bien comme au jardin d’Eden avant la faute, de se défaire de la chair pour entrer dans la transcendance à la rencontre du Christ. L’imitatio Christi dans sa plus pure expression est, selon les termes de saint Jérôme, de suivre nu le Christ nu, injonction que saint François a prise au pied de la lettre22. La popularité qu’ont connue les repenties comme Marie l’Égyptienne et Marie-Madeleine qui deviendra la figure majeure de l’idéal de rédemption et de la possibilité du pardon, a pour effet de séculariser le personnage du saint, tandis que parallèlement le roman courtois va tendre à sanctifier ses héros profanes. Les deux types de récits ne se conforment-ils pas à la même structure narrative qui consiste à opposer les manques du héros dans une première partie à son périple d’expiation dans la deuxième, la différence étant qu’il se réalise, dans le récit profane, essentiellement au plan des valeurs mondaines ? Les deux, le héros romanesque et le saint, n’ont-ils pas à traverser un épisode d’ensauvagement, de perte d’identité qui peut aller jusqu’à la folie ? À cet égard, les parallèles sont à souligner entre les topoï relatifs au 20. Ibid. 21. Sur la réalité de l’érémitisme médiéval, voir André Vauchez, « L’érémitisme dans les sources hagiographiques médiévales (France et Italie) », dans Ermites de France et d’Italie (XIIe-XVe siècle), 2003, p. 373-388. Sur les connotations reliées à la nudité, voir Margaret M. Miles, Carnal Knowing. Female Nakedness and Religious Meaning in the Christian West, 1989. 22. Cité dans Margaret M. Miles, op. cit., p. xi.
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saint ermite et ceux qui traduisent le passage obligé du héros courtois par la sauvagerie avant de réintégrer la civilisation après un parcours d’épreuves. Comme on l’a observé à propos du portrait contrasté de Marie l’Égyptienne, l’hagiographe recourt aux figures de la topique romanesque. Dans l’Occident médiéval, le lieu de la fuite du monde est devenu la forêt, le « désert-forêt », selon l’expression de Jacques Le Goff, cet espace topique qui définit l’exclusion du monde courtois, et où se retrouvent précisément les ermites, mais aussi les amants en fuite ou ceux qui sont frappés de folie23. Ainsi la sainte après avoir traversé le Jourdain, s’ensauvage au plus profond des bois, « Tant parfont fu el bocaige. Toute devint illuec salvaige24 ». Inversement, on peut postuler que le roman adapte pour ses propres besoins des topoï véhiculés par la légende comme celui précisément, de la créature rencontrée dans la solitude d’une nature sauvage. Celle de l’anachorète dans son désert et du chevalier avec le gardien de taureaux dans Yvain ou le chevalier au lion de Chrétien de Troyes sont superposables. L’être qui va servir de guide au héros dans le roman est décrit de façon à faire douter de son humanité, proche qu’il est des animaux dont il a la garde, avec ses cheveux hirsutes, son faciès bestial et surtout sa façon de couvrir sa nudité de peaux de bêtes nouvellement écorchées25. À titre de vérification, on peut également superposer l’apparition au cœur de la forêt, d’une créature nue à Lancelot26 dans Les merveilles de Rigomer et celle de saint Grégoire aux messagers partis à sa recherche. La barbe li est crëue Jusques au çaint grans et cenue, Et si caviel par les espaules. Mout en estoit hisdeus li malles : Com’ une bieste estoit pelus27.
La nudité de saint Grégoire est dissimulée par une pilosité qui le rend lui aussi velu comme une bête : 23. Jacques Le Goff, « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », dans L’imaginaire médiéval, 1985, p. 59-75. Voir aussi sur cette conversion des déserts orientaux en paysages boisés, Paul Bretel, op. cit., p. 403-408. 24. Anonyme, La vie de sainte Marie l’Égyptienne, op. cit., v. 615-616. 25. Chrétien de Troyes, Yvain ou le chevalier au lion, 1994, v. 276-311. Autres exemples romanesques d’hommes sauvages dans Paul Bretel, op. cit., p. 491-494. 26. Pour l’intertexte relatif aux hommes sauvages dans Les merveilles de Rigomer, voir Isabelle Arseneau, « Lancelot échevelé : la parodie dans Les Merveilles de Rigomer », dans La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, 2004, p. 9-21. 27. Anonyme, Les merveilles de Rigomer, 1995, v. 2299-2303 : « Sa barbe avait poussé jusqu’à la ceinture, longue et blanche, et ses cheveux lui tombaient sur les épaules. C’était un homme vraiment hideux aussi velu qu’une bête » (ma traduction).
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Il n’ad char gueres sur les os Ne de drapel fil en son dos ; Tut est veluz cum une beste, Des piez amunt desqu’a la teste28.
Dans quelle mesure la représentation de ces hommes sauvages empruntet-elle également à une imagerie que l’on retrouve dans les rituels folkloriques, par exemple ceux du carnaval avec leurs masques revêtus de plumes ou de feuilles ? Le topos romanesque procède par amalgame syncrétique d’éléments, bricolage qui fait flèche de tout bois, qu’il s’agisse des figures de la culture dite populaire ou d’un matériel narratif venu du récit hagiographique et même biblique si l’on songe au verset 3.21 de la Genèse où Dieu fit à l’homme et à la femme des tuniques de peaux de bêtes avant de les chasser. Il faut aussi mentionner à ce propos l’épisode de la punition de Nabuchodonosor dans le Livre de Daniel, chassé d’entre les hommes, qui se nourrit d’herbe comme les bœufs, fut baigné de la rosée du ciel et dont les cheveux poussèrent comme des plumes d’aigle. Pour les anachorètes, s’abaisser jusqu’à la bestialité, c’est aller au bout du dénuement qui mène à la perfection, à l’image de Jean-Baptiste, leur figure tutélaire, qui dans la solitude du désert près du Jourdain depuis l’enfance, vêtu de peau de chèvre et de chameau, vivait de « salvage mel » et de racines « cumme beste »29. Tous se nourrissent d’herbes ou de racines, dorment à même le sol, vivent dans des grottes ou dans les arbres. Certains s’astreignent même à marcher courbés car la position debout caractérise l’homme30. Transposée dans le registre profane, la folie mystique de ces saints animalisés donne l’épisode de la crise de démence d’Yvain dans Yvain ou le chevalier au lion, lorsque dépossédé de l’amour de Laudine, il arrache ses vêtements et s’enfuit nu dans la forêt où il ne parviendra à maintenir un semblant d’humanité que grâce à l’aide d’un ermite et d’un lion31. Merlin, l’homme sauvage par excellence du roman médiéval, qui se cache périodiquement dans la forêt, laisse planer un mystère sur les raisons de sa fuite reliée à celui de ses origines, que l’intertexte de la légende
28. Anonyme, La vie du pape saint Grégoire. Huit versions françaises médiévales de la légende du bon pécheur, 1977, p. 318, v. 1941-1944 : « Il n’a pas plus de chair sur les os que de vêtements sur le dos ; il est aussi velu qu’une bête des pieds jusqu’à la tête » (ma traduction). 29. Anonyme, Vie de saint Johan, dans l’introduction à la Vie de saint Gilles de Guillaume de Berneville, 1881, p. vi-xii, v. 177 et 170. La référence biblique concernant Jean-Baptiste dans le désert est Matthieu 3, 4. Notons que le monastère de Zozime dans La vie de sainte Marie l’Égyptienne est dédié à Jean-Baptiste. 30. Exemples dans Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, 1975, p. 169-183. 31. Paul Bretel, op. cit., donne d’autres exemples romanesques de folie expiatoire (p. 103-104) et note que le personnage du fou mystique, même s’il reste valorisé, renvoie à un mode de sanctification archaïque qui n’est pas vraiment proposé comme modèle (p. 107).
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hagiographique peut contribuer à éclairer32. En effet, le recours aux divinités païennes de la forêt ne suffit pas pour expliquer la forme de rédemption par le bas que produit sa régression dans l’animalité qui en définitive met à l’épreuve sa capacité de maîtrise des forces naturelles33. Pour mesurer le rôle qu’ont pu jouer les vies de saints en français, notamment celles des saints velus, on peut convoquer la Vie de saint Jehan Paulus, saint apocryphe médiéval, mais dont l’auteur dit puiser aux bonnes histoires des Vitae Patrum34. Après avoir passé sept ans dans une grande forêt près de Toulouse où lui « qui estoit cras et blanc fu pales, magres et noirchis » à vivre comme une bête dans le repaire d’une ourse, Jean Paulus se laissa tenter par la fille du roi de Toulouse qu’il viola35. Le méfait accompli, il partit comme un forcené et ne se souvint plus de Dieu ni de sa mère36. Son parcours de rédemption a pour objectif visible de promouvoir la pratique de la confession nouvellement imposée aux fidèles. Il va donc d’un saint ermite à l’autre pour avouer sa faute jusqu’à ce que revenu au lieu où il l’avait commise, il accomplisse sa pénitence. Il s’engage à vivre à quatre pattes, à ne plus parler sinon pour des prières, à boire et à manger des racines comme les bêtes sauvages. Les épines déchirent ses vêtements, les poils recouvrent son corps, si bien que les chasseurs qui le découvrent le prennent pour un animal. Apporté à la cour, il subit les risées de la reine et des chambrières qui se montrent ses organes génitaux « dont disoit li une : “c’est un ours”. L’autre disoit : “un leuwaroux”37 ». Comme on a pu le voir au bref résumé de sa légende, ces récits offrent au public des fidèles des exemples de maîtrise de la nature humaine dont il est difficile de départager ce qui revient à la culture folklorique proprement dite et à une tradition hagiographique elle-même folklorisée.
32. Voir à ce sujet Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles), 1991, p. 730-740. La référence concernant l’homme sauvage est Richard Bernheimer, Wild Men in the Middle Ages, 1952, qui s’avoue incapable de retracer une source identifiable pour le portrait de l’homme sauvage velu, p. 46. 33. L’expression de rédemption par le bas est empruntée à Francis Dubost, op. cit., p. 739. 34. Louis Allen, « Two Old French Texts of La Vie de saint Jehan Paulus », 1935, p. 84-140 : « En Vitas Patrum, un haut livre / Qui les bons estoires nous livre, / Trouvai la vie d’un saint home / Ki fu apostoiles de Rome » (p. 84, v. 1-4). Sur saint Jean Paulus, voir Brigitte Cazelles, Le corps de sainteté d’après Jehan Bouche d’Or, Jehan Paulus et quelques vies des XIIe et XIIIe siècles, 1982. 35. Anonyme, La Vie de saint Jehan Paulus, dans The German Legends of the Hairy Anchorite, 1935, p. 136. 36. Ibid., « Puis se parti Jehans comme foursenés et plus ne li souvint de Dieu ne de sa Mere » (p. 136) ; version en vers : « Lors fu il tous desesperés. / Par grant ire ist des espinois ; / Ainc ne li souvint de la crois, / De Damedieu ne de sa Mere » (v. 1204-1207). 37. Id., p. 138 ; « Fait li une : “Chou est uns ours”. / “Tais”, fait l’autre, “uns leus garous” » (v. 17261727).
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Le roman de Valentin et Orson sur lequel je vais terminer et qui date de la fin du XVe siècle, remaniement d’une chanson de geste perdue, a pour noyau narratif le topos de la naissance d’enfants jumeaux égarés, nourris par des animaux, à la suite de la fuite de leur mère faussement accusée, topos que l’on retrouve dans la Belle Hélène de Constantinople, texte qui est lui-même un amalgame d’épopée et de roman et d’où la dimension hagiographique n’est pas exclue car les jumeaux deviendront saint Blaise et saint Martin. Comme son nom l’indique, Ourson fut élevé par une ourse, mangea de la chair crue et « à cause du lait de sa nourrice, fut tout velu comme une bête sauvage ». À la suite de péripéties qui démontrent sa cruauté animale, il fut converti par son frère Valentin qui le fit baptiser. L’épilogue du roman, montre l’importance du modèle hagiographique dans le maintien de la configuration topique qui associe la rédemption à un dépouillement permettant de transcender la sauvagerie, car il en fait l’image du renoncement. Il termina ses jours en solitaire dans un grand bois, menant une vie sainte, ne se nourrissant que d’herbes et de fruits ; après sa mort, il fut canonisé et accomplit beaucoup de miracles. Je ne conclurai pas car de nombreuses pistes restent à explorer. Parmi celles-ci, on peut se demander quelle est la part de l’iconographie dans le maintien de ces configurations topiques, avec les nombreuses images d’hommes et de femmes sauvages illustrant les manuscrits mais surtout reproduites dans les sculptures des églises ou celles qui vont accompagner la popularité de Marie-Madeleine à la longue chevelure38. Par ailleurs, est-ce aller trop loin que de voir dans la rencontre que fait un chevalier de fées se baignant nues, les cheveux dénoués, dans une fontaine au plus profond de la forêt, une transposition dans le merveilleux profane de la rencontre avec la sainte repentie39 ? Pour affiner l’exploration des modes d’hybridation entre le romanesque et l’hagiographique, partir des configurations topiques et de leurs transformations en fonction du type de discours où elles figurent, est une approche fructueuse comme le montre le topos de la nudité que cache tout en la révélant, l’abondance de la pilosité. Madeleine Jeay McMaster University
38. Voir à ce sujet les reproductions qui figurent dans l’ouvrage de Claude Gaignebet et JeanDominique Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Âge, 1985, p. 97-127. 39. Paul Verhuyck, « Le Lai de Désiré. Narrèmes hagiographiques », 1986, p. 3-17, établit un parallèle entre ce lai et la Vie de saint Gilles.
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Le corps dans le roman au XVIe siècle : blessure et guérison
La poésie amoureuse de la première Renaissance magnifie le corps et ses élans, réservant une place de choix à l’amour physique. En témoigne la floraison de blasons, qui célèbrent à l’envi les charmes d’une bouche, la courbe d’un sein ou le délié d’une cheville1. Mais qu’en est-il du corps dans la fiction narrative ? Les romans français publiés durant la première moitié du XVIe siècle, romans de chevalerie ou roman sentimental, ne dédaignent certes pas les images de la chair. Si le corps érotique trouve légitimement sa place dans les romans « d’armes et d’amour », c’est surtout au corps-outil que s’intéressent les romanciers. Nous voudrions montrer ici que le corps parfait des héros romanesques est souvent un corps maltraité, oscillant entre blessure et guérison. Les images L’on ne s’étonnera guère de constater que les héros de romans sont tous jeunes, vifs et beaux. En effet, la beauté des héroïnes comme celle des héros est systématiquement exaltée, le plus souvent pour justifier la naissance de l’amour. Se nourrissant de la tradition rhétorique comme de la poésie courtoise2, les romanciers de la première Renaissance ne se privent pas du plaisir de brosser des portraits flatteurs de leurs personnages. Les romans sentimentaux traduits de l’espagnol vantent chacun la beauté exceptionnelle des jeunes filles3. Ainsi de Lucresse, « en beaulté et graces de Nature non pareille4 », d’Isabelle « à tel degré de beaulté extreme5 » ou de
1. Par exemple : Clément Marot, « Blason du beau tetin » ; Mellin de Saint-Gelais, « Blason de l’œil » ; Maurice Scève, « Blason du sourcil ». 2. Dans le cas de la novela sentimental,on se nourrit plus exactement de la poésie cancioneril. 3. Voir à ce sujet notre ouvrage « Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fais … » – Recherches sur les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au XVIe siècle (1525-1554), Paris, Champion, 2008. 4. [Pedro Manuel Ximénez de Urrea], La pénitence d’amour, 1537, foa6 vo. 5. [Juan de Flores], L’histoire d’Aurelio et Isabelle, 1574, p. 5.
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« sans per en beauté Medusine6 ». Le roman de chevalerie n’est pas en reste avec ses nombreux portraits longuement développés, comme en témoigne celui que le narrateur du livre V d’Amadis brosse de Léonorine : […] elle est tant belle et de si bonne grace, qu’aultre qu’elle mesme ne luy peult ressembler : et si se surmonte et toutes aultres aussi, quand elle se treuve à son privé, jouant de quelque instrument, ou chantant pour plaisir : car lors elle desrobe et fait vivre les cœurs, separez des corps de ceulx qui la voyent ou escoutent : et si quelque fois pour se monstrer plus gaige elle s’acoustre à l’Italienne avec quelque bonnet de bonne grace, on luy voyoit ses blondz et dorez cheveulx, partie donnant quelque peu d’umbraige à ses joues vermeilles, et le reste tissuz ensemble, environnans son chef trop plus divinement qu’aultre couronne qu’on luy sçauroit presenter, feust de pierrerie, de laurier ou de plus precieulx or qui se treuve : Mais si cela fait souffrir les hommes, ses deux yeulx semblables à deux Soleilz humbles et pitoyables, les rendent mortz aultant de fois qu’ilz les regardent, et puis revivent encores mieulx que devant, et tout par un mesme moyen7.
En revanche, si la beauté est consubstantielle aux personnages féminins, le roman sentimental ne révèle aucun détail physique. Seuls les « reluisans yeux » de Medusine sont évoqués, ainsi que les cheveux de Lucenda « arrachez, et espars » sur ses épaules lors des funérailles de son père8. La beauté reste abstraite, presque désincarnée. On notera cependant deux exceptions. Hélisenne a, selon ses propres mots, un corps très beau, mais son visage comporte des imperfections : […] premier que je pervinse au treiziesme an de mon aage, j’estoye de forme elegante, et de tout si bien proportionnée, que j’excedoye toutes aultres femmes en beaulté de corps, et si j’eusse esté aussi accomplye en beaulté de visage, je m’eusse hardiment osé nommer des plus belles de France. Quand me trouvoye en quelque lieu, remply de grand multitude de gens, plusieurs venoient entour moy pour me regarder (comme par admiration) disans tous en general, voyez la, le plus beau corps que je veis jamais. Puis apres, en me regardant au visaige, disoient, elle est belle : mais il n’est à accomparer au corps9.
Quant à l’héroïne de l’Amant resuscité, il n’est pas sûr qu’elle soit belle, comme le sous-entend une parente de l’Amant : « Je voudrois, disoit elle, que ceste fille fut aussi belle, comme elle est bonne et douce. Elle seroit bien sans point de faute, toute la plus belle fille de la region10 ».
6. [Juan de Segura], « Complainte que fait un Amant contre Amour et sa dame », L’histoire amoureuse de Flores et Blanchefleur s’amye, avec la Complainte que fait un Amant contre Amour et sa dame, 1554, fo88 ro. 7. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le cinquiesme livre de Amadis de Gaule, 1544, fo49 ro. 8. [Diego de San Pedro], Petit traité de Arnalte et Lucenda [1539 et 1546], 2004, p. 20. 9. Hélisenne de Crenne, Les angoysses douloureuses qui procedent d’amour [1538], 1997, p. 100. 10. Theodose Valentinian, L’amant resuscité de la mort d’amour [1558], 1998, p. 242.
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L’on ne s’étonnera pas de l’absence de portrait physique détaillant les amants, les romans exhibant pour la plupart un point de vue masculin. Le narrateur estime en effet superflu de faire son propre portrait et la beauté des chevaliers est implicite. C’est que les romans du « beau seizième siècle » appliquent la conception grecque de la kalogathia. Cette « vertu parfaite11 », qui désigne une excellence, depuis la naissance jusqu’aux actions, exige une synergie entre beauté du corps, beauté de l’âme, et valeur physique : le dehors atteste la perfection du dedans et le dedans se manifeste au-dehors. Seule Hélisenne se complaît à décrire son ami Guenelic12, confortée dans son opinion, de manière inattendue, par son époux : « voyez là le jouvenceau le plus accomply en beaulté, que je vy de long temps : bien heureuse seroit celle qui auroit ung tel amy13 ». À côté de ces héros jeunes et beaux figurent cependant quelques personnages vieux et repoussants, que les romanciers se plaisent à décrire en détail. Dans le schéma actantiel, ils s’inscrivent en tant qu’opposants. Ainsi de la sorcière Mélie, qui tente de nuire à Amadis et à son fils Esplandian : […] ilz apperceurent d’assez loing un personnage, assis sur un roch pointu, tant hideux que merveilles : lors picquerent tous pour sçavoir que c’estoit, et veirent une femme tant vieille caducque et ridée, que ses deux tetasses luy devalloient jusques au dessoubz du nombril, son vestement estoit d’une grand’ peau d’Ours, sur laquelle pendoient les cheveulx longs, blancz et fort heriçonnez : et vivoit ceste femme entre les rochers, passé a six vingtz ans, au hasle, à la pluye, et au vent : aumoyen dequoy on eust jugé à veoir son corps nud, que c’estoit l’escorce de quelque orme, ou chesne fort ancien, dont n’y eut celuy qui ne se meit à rire14.
Si cette dernière prête à rire – ce qui n’était pas le cas dans la version originale espagnole – elle n’en est pas moins redoutable dans son art de « nigromancie15 ». Les Contes amoureux de Jeanne Flore nous livrent également de savoureux portraits des vieillards amoureux16. Ces maris répugnants et
11. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1967, IV, 7 1124 a. 12. « […] je veis un jeune homme […] lequel je prins à regarder ententivement, il me sembla de tres belle forme et selon que je povoye conjecturer à sa phisionomie, je l’estimoys, gracieux et amyable : il avoit le visaige riant, la chevelure creppe, ung petit blonde, et sans avoir barbe, qui estoit manifeste demonstrance, de sa gentile jeunesse » (Hélisenne de Crenne, op. cit., p. 102). 13. Id., p. 107. 14. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le cinquiesme livre […], op. cit., chap. XXVII, fo74-75. 15. Sur ce portrait de « sorcière », voir la communication de Madeleine Jeay dans ce même volume. 16. Jeanne de Flore, Contes amoureux par Madame Jeanne Flore [1537 ?], foiij vo : « […] ung riche Citoien, de bonne condition, et riche : mais vieulx et ja caduc : et parvenu à la doubteuse aage, et aulcunement luy estoient pendentes les joues, les yeulx ulcerez et rouges, les mains tremblantes, l’haleyne puante et fetide, le chef cliné vers terre, si qu’il proprement sembloit avoir l’eschine d’ung chien rongneux : et son saye par devant estoit tout vilainement embavé ».
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impotents épousent de toutes jeunes filles, que leurs parents avares n’ont aucun scrupule à marchander. Mais de tels portraits-charge relèvent davantage du domaine de la convention17. Ainsi, du roman de chevalerie au roman sentimental, la beauté des héros semble, non disparaître, mais s’estomper, prendre moins de relief. Les auteurs semblent s’être affranchis des traditions littéraires ovidiennes ou boccaciennes – nous sommes loin par exemple de l’Eurial et Lucresse, d’Eneas Silvius Piccolomini, traduit avant 1489 par Octovien de SaintGelais18 – pour s’intéresser à une autre vision du corps. Les usages Les œuvres romanesques de la première Renaissance décrivent donc un corps en action. Le topos « prouesse jointe à beauté » est particulièrement présent dans ces romans très physiques que sont les romans de chevalerie19. Mais les héros du roman sentimental, également appelé « éroticochevaleresque20 », sont aussi des chevaliers, entraînés pour le combat : duels et batailles leur permettent de faire la preuve de leur bravoure physique. En témoigne la composition en trois livres des Angoysses douloureuses. Si la première partie détaille le « commencement des angoisses amoureuses de Dame Helisenne, endurées pour son amy Guenelic21 », la seconde relate « les faictz d’armes de Quezinstra et dudict Guenelic errans par le pays22 ». Les héros de Diego de San Pedro pour leur part affrontent leurs rivaux lors 17. On pense par exemple à l’un des Colloques d’Érasme, « Le mariage non-mariage ou l’union mal assortie », où l’on trouve un tel portrait-charge. Nos romans proposent donc une réflexion sur le statut du mariage, et s’inscrivent dans la longue tradition de débats théologiques et sociaux sur la nature et le sacrement du mariage, une tradition qui va des Pères de l’Église aux délibérations allégoriques (Le miroir de mariage d’Eustache Deschamps) et farcesques (Quinze Joyes de mariage) de la fin du Moyen Âge. 18. Le portrait de Lucresse par exemple occupe plus de cent vers (« Comment Lucresse estoit belle dame et la descripcion de sa beaulté », Eneas Silvius Piccolomini, Œuvres érotiques. Cinthia, Historia de duobus amantibus avec L’ystoire de Eurialus et Lucresse d’Octvien de Saint-Gelais (avant 1489), De remedio amoris, 2003, p. 89-90). 19. Les exploits accomplis par Amadis et ses compagnons, bien connus de tous, ont été suffisamment étudiés pour que l’on n’y revienne pas ici. 20. Appellation due à Marcelino Menéndez y Pelayo, dans son étude sur l’origine du roman : « Tal es la novela erótico-sentimental, en que se da mucho más importancia al amor que al esfuerzo, sino que por eso se falten en ella lances de armas, bizarrías y gentilezas caballerescas, subordinadas a aquella pasión que es alma y vida de la obra, complaciéndose los autores en seguir su desarrollo ideal y hacer descripción y anatomía de los afectos de sus personajes » (Orígines de la novela, 1905, t. 1, p. ccxcic). Il regroupe ainsi des romans de chevalerie où la matière sentimentale prend le pas sur les exploits chevaleresques. 21. Hélisenne de Crenne, op. cit., p. 98. 22. La troisième partie est « composée par Dame Helisenne parlant en la personne de son Amy Guenelic ».
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de duels dont ils sortent victorieux. Leriano de surcroît excelle en tant que capitaine de guerre23, tout comme Lancelot, le héros de La Penitence d’amour. Quant au Debat des deux gentilzhommes, il compte parmi ses événements majeurs la célèbre bataille de Ravenne (1512), au cours de laquelle le jeune héros Flamyan perdra la vie24. Les chevaliers des romans sentimentaux sont également des courtisans, rompus aux usages de la cour. Les joutes et parades remplacent en temps de paix les duels et autres combats. Arnalte par exemple accepte de prendre part à un tournoi organisé par les gentilshommes de la cour de Thèbes25. Flamyan, à Noplesano26, consacre presque tout son temps à ces mondanités décrites par le menu – et même abrégées par le traducteur français anonyme. Bals et danses permettent aux héros d’approcher leurs maîtresses. Arnalte extorque ainsi une danse à Lucenda, profitant du cérémonial des « masques ». Des gestes d’intimité sont parfois esquissés, comme toucher la main ou donner un baiser. Lors d’une visite à un gentilhomme voisin, l’Amant reçoit de sa maîtresse une faveur : Lors je luy avançay un bras derriere [ma dame], la tenant de ce costé embrassee, de la façon, de laquelle on a acoutumé de tenir femmes ou filles, quant on les entretient de propos et devis. […] Elle adonc aprochant l’une de ses mains, la mit pres la mienne. Quoy sentant je luy prins aussitot ceste main, la tenant et serrant par force d’amour27.
Le roman de chevalerie présente le corps dans toutes ses exigences, y compris en ce qui concerne ses pulsions sexuelles. Les élans du corps peuvent alors relever du domaine fantasmatique. Ainsi Léonorine s’imagine que Carmelle, la jeune femme qu’elle a envoyée, revêtue de l’un de ses costumes, comme ambassadrice auprès d’Esplandian, séduira le chevalier : […] il ne fault doubter qu’elle ne tasche par tous moyens à joindre sa bouche contre la sienne, ou son corps au sien, qui seroit le pis, veu qu’elle n’est si laide ne de tant mauvaise grace, qu’à la colere il s’oublira, peult estre, et moy quant et quant28.
23. [Diego de San Pedro], La prison d’amour [1525 et 1552], 2006. 24. Anonyme, Le debat des deux gentilzhommes espagnolz, sur le faict d’amour, 1541. 25. [Diego de San Pedro], Petit traité […], op. cit., p. 37. 26. Il s’agit de la ville de Naples, alors sous domination espagnole. 27. Theodose Valentinian, op. cit., p. 303. 28. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le cinquiesme livre […], op.cit., p. 25.
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Mais ces corps amoureux sont également exaltés dans le « réel », comme le montre le fameux chapitre XXXVI du premier livre d’Amadis29. Si, chez Montalvo traduit par Herberay, le corps est librement offert, il peut également faire l’objet d’un viol brutal. La scène de viol de La Penitence d’amour reste pour sa part moins explicite : Lancelot : Je vous supplie ma dame que je vous baise ces mains angelicques. Lucresse : De Jesus je vous prie deportez vous. O triste & esploree que je suis, je suis morte, je te prie regardes à mon honneur, tu me tues triste & miserable. O dame deshontee à jamais. O mon honneur perdu. O cueur que ne partois tu devant que veoir mon honneur perdu, & que ne crevoys tu avant que ma honte se perdist, & que bien seroit celluy qui m’eust tuee. Le seigneur Lancelot : Taisez vous ma dame, car telles douleurs apres que l’on a pacience pour les souffrir ung peu vient toute joye & plaisir, & plusieurs n’en sentent riens, pource qu’elles le font de bon gré. Lucresse : O malheureux & mechant acheve moy de tuer. Le seigneur Lancelot : Croyez moy ma dame que puis aucuns jours seront passez, il ne vous en desplaira30.
Ainsi l’atteinte à l’intégrité physique semble caractéristique du roman de la première Renaissance, et notamment du roman sentimental. Le romancier n’hésite pas à mettre en péril ce corps si souple et si beau, voire à l’abîmer, le dégrader.
29. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le premier livre de Amadis de Gaule [1540], 2006, p. 555-556. « Ainsi demeura Amadis seul avec sa dame, tant plein de grand aise (pour le bien qu’elle luy avoit octroyé, qui estoit la perfection de ce qu’il eust sceu desirer) qu’il ne povoit oster l’œil de dessus elle en se desarmant, qui le faisoit faillir : et tant plus il avoit de haste, et moins il s’avançoit. Mais en fin estant en pourpoint, et à son aise, si ses mains avoient esté lentes en leur office de le desarmer, tout le reste de ses membres ne l’estoit poinct : car il n’y avoit celluy qui ne fust en son devoir. Le coeur estoit ravy en pensées, l’œil en contemplation de l’infinie beaulté, la bouche au baiser, et les bras à l’embrasser : et de tous n’en y avoit un seul mal content, sinon les yeulx qui eussent voulu estre en aussi grand nombre qu’il y a d’estoilles au ciel pour mieulx la regarder : car ilz ne pensoient souffire à assez clerement veoir chose si divine. Ilz estoient en peine aussi de ce qu’ilz ne voyoient poinct leur lumiere : car la princesse les tenoit clos, tant pour ne sembler avoir, sans raison, parlé de dormir, que pour la discrete honte que son grand plaisir luy apportoit, ne luy permettant oser veoir hardiement ce qu’elle aymoit le plus en ce monde. Et pour ceste mesme occasion, tenoit les bras negligemment estendus comme endormie : et avoit pour le chault laissé sa gorge descouverte, et monstroit deux petites boules d’alebastre vif, le plus blanc et le plus doulcement respirant que nature feit jamais. Lors oubliant Amadis son accoustumée discretion, à la charge d’estre importun, il lascha la bride à ses desirs : si avantageusement, que quelque priere et foible resistance que feist Oriane, elle ne se sceut exempter de sçavoir par espreuve, le bien et le mal joinct ensemble, qui rend les filles femmes. Grande fut l’astuce et bonne grace qu’eut la princesse de sçavoir si bien temperer son grand plaisir receu, avecques une delicate et feminine plaincte de l’audace d’Amadis : et au visaige monstroit ensemble un si gratieulx courroux, et un si content desplaisir, qu’en lieu de consumer le temps en excuses, Amadis print encores la hardiesse de la rebaiser, et de luy donner nouvelle cause de le tenser » (chap. 36). 30. [Pedro Manuel Ximénez de Urrea], op. cit., foj 6 ro et vo. Lucrèce, qui se nomme Finoya dans la version espagnole, doit vraisemblablement son nom à la Lucrèce romaine.
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Les blessures La dame comme le chevalier peuvent être atteints dans leur propre corps. Si cela se traduit parfois chez la dame par une grossesse et un accouchement secret (Helisene accouchant d’Amadis31, Oriane d’Esplandian32), les dommages faits au corps féminin ne sont pas inventoriés. C’est en revanche le cas pour les mauvais traitements corporels subis par les chevaliers. Ainsi les risques courus par les guerriers sont nombreux et les blessures décrites avec une minutie quasi médicale : […] Amadis le print a descouvert droit à la joindre de l’espeul, laquelle luy separa des costes […] le navra au bras droit à la jointe du coude : la douleur le feit quasi esvanouyr33.
Les dommages prennent parfois une valeur très symbolique : c’est la main droite de Perseo que tranche Leriano, la main avec laquelle l’on prête serment, « la meilleure partie de lui-même34 ». Mais le plus souvent, c’est un corps très abstrait que présentent les romanciers, un corps qui se résume à ses blessures indistinctes et à son sang qui jaillit : Et tant plus les deux Chevaliers alloient avant, et plus renforçoient leur meslée, fendans escuz et heaulmes, de sorte que tout le champ estoit couvert de lames ou tainct du pur sang qui sortoit de leurs corps35.
Le sang qui gicle et envahit tout le paysage symbolise cette intégrité physique entamée. Les héros vaincus sont parfois emprisonnés par leurs adversaires. Ainsi le roi Lisuart est longuement détenu par l’enchanteur Arcalaus et subit des sévices corporels36. Les femmes ne sont pas exemptées de ces souffrances. Ainsi de la princesse Laureole, enfermée par son propre père dans une prison. Les prisons où l’on met ceulx qui ont fait les meurtres me tiennent enfermee : avec grosses chaines suis atachee : avec aspres tourmens suis afligee : je suis gardee d’archers de garde comme si j’eusse grande force et puissance de saillir. Mon souffriment est tant delicat et mes peines tant cruelles, que sans que mon pere donne la sentence, j’en prendroy la vengeance, meurant en ceste dure prison37.
31. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le premier livre […], op. cit., p. 199. 32. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le second livre de Amadis de Gaule, 1541, fo P 8 vo. 33. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le quatriesme livre de Amadis de Gaule, 1543, fo 47 ro. 34. [Diego de San Pedro], La prison d’amour, op. cit., p. 60. 35. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le cinquiesme livre […], op. cit., fo 28 vo. 36. Id., chap. 4. 37. [Diego de San Pedro], La prison d’amour, op. cit., p. 78-79.
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Laureole compte de nombreuses compagnes d’infortune : Isabelle, Lucresse, Hélisenne ou Fiammette sont toutes retenues prisonnières par leur père ou par leur mari. La « prison d’amour » cependant constitue une geôle particulière, à mi-chemin entre allégorie et réalité. Le narrateur-témoin qui vient en aide au malheureux Leriano est terrifié par le spectacle qui s’offre à ses yeux : Donques regardant le tout à loisir, je vey que les trois chaines des images, lesquelles estoient au hault de la tour, tenoient ataché ce pauvre captif, qui tousjours bruloit & ne se consumoit. Je vey d’avantage que deux femmes dolentes avec visages pleins de pleurs & tristes le servoient & reveroient, luy mettant avec grande cruauté dessus la teste une couronne de pointes de fer, qui sans aucune pitié luy transperçoient tout le cerveau. Je vey aprés cela qu’un more vestu de couleur jaune venoit plusieurs fois à le frapper d’une guisarme, & vey qu’il recevoit les coups sur un escu qui soudainement luy sortoit de la teste & le couvroit jusques aux piedz38.
Mais la « prison » est parfois à comprendre d’un point de vue philosophique : il s’agit d’une prison toute platonicienne, la prison du corps, dans lequel l’âme se trouve enfermée. Cette dernière ne peut s’en échapper qu’à la mort glorieuse du héros, ou lorsque celui-ci voit ses désirs contentés39. C’est ce qui arrive à Leriano, libéré en fanfare lorsqu’il apprend que Lauréole ne lui est pas indifférente. La caractéristique du chevalier héros romanesque semble être son aptitude à échapper aux blessures, ou tout du moins à en guérir de façon miraculeuse et spectaculaire. Ainsi d’Esplandian, après son combat impitoyable contre Matroco : Et visitans ses playes, luy virent le corps meurdry en plusieurs endrois, sans estre aulcunement entamé : à cause de la bonté de son harnois, sur lequel aucun glaive ne pouvoit mordre tant en estoit dure la trempe. Lors luy applicquerent certains unguens, qui luy appaiserent la douleur, et peu après s’endormit, jusques au lendemain matin40.
Cette caractéristique, en laquelle Sylvia Roubaud voit une « contradiction fondamentale », s’affirme comme étant « constitutive du genre » : Ainsi les romans [de chevalerie], tout occupés à préserver la beauté native des protagonistes, ne multiplient coups et blessures que pour en annuler les effets et, par une opération de chirurgie esthétique purement verbale, en rendre les marques invisibles41.
38. Id., p. 6-8. 39. « [...] veu que de trop grand ayse, l’ame presque ravie, cuyda habandonner mon corps, pour laisser plus de place à ce nouveau plaisir » ([Diego de San Pedro], Petit traité […], p. 84). 40. [Garci Rodríguez de Montalvo], Le cinquiesme livre […], op. cit., chap. 5. 41. Sylvia Roubaud, « Corps en beauté, corps à l’épreuve : le héros du roman de chevalerie », dans Le corps dans la société espagnole des XVIe et XVIIe siècles, 1990, p. 264.
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Ainsi le chevalier, même grièvement blessé, ne met pas véritablement ses jours en danger. Et il n’est pas anodin que le narrateur du livre cinq d’Amadis soit le médecin Helisabet, toujours prêt à intervenir pour « visiter les playes » des combattants. Mais ce sont les bleus à l’âme sur lesquels s’attardent les romanciers, ces blessures psychologiques que le corps trahit. Les romans détaillent tout particulièrement la description psychologique de l’amant42, dont le corps exhibe les stigmates de l’amour. Maigreur, pâleur, perte du sommeil, soupirs : autant de symptômes de l’aegritudo amoris43. Dans la fiction romanesque de la Renaissance, la théorie médicale des quatre humeurs, héritée de Galien, est vivace. Le déséquilibre des humeurs, provoqué par l’irruption de la passion, entraîne une sorte de dépression, de maladie de langueur. L’apparence extérieure suffit donc à exprimer l’amour, dont les larmes, les soupirs, les rougeurs et les pâleurs constituent un aveu infaillible, tout comme l’accélération des pulsations cardiaques. Un simple regard suffit au narrateur de l’Amant ressuscité, s’abritant sous l’autorité d’Erasistratus et de Galien44, pour diagnostiquer dès les premières pages du roman le mal dont souffre l’Amant : Je veys un homme maigre, pale et fort deffait, les yeux cavez, les temples creuses, joues cousues et avallees, le nez et les dentz prominentes, si que j’estois tenu en grand esbaïssement, comment en telle seichresse pouvoit avoir humeur qui sufist à l’ofice de sa langue, et aux autres vacations naturelles. Et toutefois on pouvoit encores bien lire en son visaige un maintien et contenance d’un homme debonaire, doux, et gratieux. Au reste souvent il soupiroit, portant contenance en tous gestes d’un homme saisy de trop de tristesse. En maniere que soudain il me va fraper au cueur, si ce pouvoit estre force d’amour, laquelle sur luy exerceast telle tirannye. […] connoissant que l’amour est contee entre les premieres causes de telles maladies […] je n’ay faict dificulté de le mettre en avant d’entree. Et neantmoins je suis en grand soupeçon, que la rencontre ait esté bonne, ayant le poux de monsieur au meme instant commencé à varier, en la constance et equalité naturelle de son pas, avec quelque rougeur nouvelle survenante en la face45.
Destinée à frapper l’imagination du lecteur, cette hypotypose, loin d’être détachable de la narration, en constitue en réalité le cœur, et dénonce d’emblée le danger des passions. 42. À l’inverse, le héros de roman de chevalerie se voit gratifié d’un portrait en règle, éloge hyperbolique analogue à celui que la tradition a élaboré pour la Dame (voir à ce sujet Sylvia Roubaud, art. cit., p. 253-266). 43. Sur la maladie d’amour, voir Marie-Paule Duminil, « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », dans La folie et le corps, 1985, p. 93-99 ; ou Évelyne Berriot-Salvadore, « Les médecins analystes de la passion érotique à la fin de la Renaissance », dans La peinture des passions de la Renaissance à l’Âge classique, 1995, p. 257-269. 44. Theodose Valentinian, op. cit., p. 96. 45. Id., p. 94 et 100.
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L’amant est conscient de cette dégradation de son état physique. Si certains cherchent à la dissimuler (comme l’Amant), d’autres cherchent à en jouer : Arnalte par exemple souffre de ne pouvoir s’exhiber devant Lucenda pour lui faire constater cette évidence de son amour. Aurelio pour sa part s’adresse ainsi à Isabelle : « N’avez vous pas memoire, que moy tant travaillé, melancolique et lamentable, continuellement devant voz yeux me mettois, et à vous de vous me plaignoit46 ? ». La parole est donc de moindre importance et s’efface devant la vérité et la force de conviction du corps. Les femmes comme les hommes peuvent trahir leurs sentiments. Ainsi de Léonorine amoureuse d’Esplandian47, ou d’Hélisenne décrivant minutieusement ses réactions en la présence de Guénelic : Ainsi qu’il proferoit telles parolles, mon amoureux cueur se debatoit dedans mon estomach, en muant couleur, du principe, devins palle et froide, puis apres une chaleur vehemente, licencia de moy la palle couleur, et devins chalde, et vermeille, et fuz contraincte me retirer pour l’affluence des souspirs, dont j’estoye agitée comme le monstrois par indices evidens, gestes exterieures, et mouvemens inconstans. Et quand je voulois prononcer quelque propos, par manieres de plainctes et exclamations, l’extreme destresse de ma douleur interrompoit ma voix, je perdis l’appetit de manger, et de dormir m’estoit impossible48.
Si le portrait-type de l’amant peut être « rationalisé par une nosographie49 » : pâleur, tristesse, soupirs, insomnies…, les symptômes peuvent cependant être trompeurs. Ainsi le narrateur de La prison d’amour scrute attentivement l’expression de Laureole50, mais de son propre aveu il interprète bien mal les changements qu’il observe sur la physionomie de la jeune fille :
46. [Juan de Flores], L’histoire d’Aurelio […], op. cit., p. 33. 47. C’est le narrateur qui prononce le diagnostic : « je cogneuz evidemment à sa contenance variable, qu’elle estoit entachée de semblable mal qu’est le vostre : car elle rougissoit, puis devenoit blesme, et quelque fois si peu asseurée qu’elle ne me pouvoit respondre un seul mot à propos » ([Garci Rodríguez de Montalvo], Le cinquiesme livre […], op. cit., fo 48 vo). 48. Hélisenne de Crenne, op. cit., p. 107. 49. Évelyne Berriot-Salvadore, art. cit., p. 263 : « La pâleur de l’amoureux transi devient le premier signe de l’intempérature du foie qui engendre la “cholère jaune”, infectant la peau ; quant à la tristesse qui l’accable, elle provient du refroidissement du cœur par l’atrabile dont la couleur noire obscurcit les “esprits animaux”. Les soupçons, l’inquiétude qui sans cesse troublent la relation amoureuse peuvent, de la même façon, s’expliquer par l’intempérature froide et sèche du cerveau qui provoque un dérèglement de l’imagination ; les soupirs en sont aussi une manifestation […]. Enfin les insomnies et les songes sont causés par l’humeur mélancolique qui, sèche comme cendre, entrave le processus normal de l’endormissement ». 50. Le XVIe siècle voit « l’émergence de l’expression, de cette sensibilité croissante, de cette attention plus exigeante portée […] à l’expression du visage comme signe de l’identité individuelle » (Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions. XVIe- début XIXe siècle, 1988, p. 15).
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[…] quand on la venoit voir, feignoit aucune douleur ; et quand on la laissoit, getoit de grandz souspirs. Si on nommoit Leriano en sa presence, changeoit de propos, soudainement se muoit en couleur vermeille, et tost aprés devenoit pale. Sa voix se tournoit enrouee, et la bouche luy sechoit. Et bien qu’elle couvrist ses pensees et mutations, sa passion piteuse forçoit sa dissimulation, pource que sans doubte selon que depuis elle monstra, elle recevoit telles alterations, plus de pitié que d’amour51.
Parfois le vêtement redouble le langage du corps. Les inventions brodées sur les costumes des amants et leurs ornements prennent des valeurs symboliques. Ainsi l’un des héros du Debat des deux gentilzhommes espagnolz, Flamyan, porte : […] une cotte d’armes de satin incarnat, semé de rechaufoers d’argent pleins de braise vive avec lettres autour qui disoient :
Impossible m’est de saillir Du grand feu qui m’a espris : Car j’en suys tout entrepris52.
Les couleurs, qui allient le rouge de la passion au blanc de la pureté, les matières précieuses, or et satin, mettent en valeur l’image du feu amoureux qui dévore le héros. Ainsi les amants du roman sentimental sont avant tout des êtres souffrants. La propension des romanciers à décrire le corps souffrant se nourrit certes des stéréotypes et des clichés littéraires, mais elle occasionne parfois de très belles pages. Cependant l’amant peut guérir de sa maladie d’amour. La guérison se produit dès que l’amour est partagé : le corps retrouve alors instantanément sa santé. C’est le cas de l’Amant : […] je laissay et mis arriere toutes mes passees tristesses et doleances, me contentant en toute extremité de contentement. Ce que aussitost se peut apercevoir en mon visage et au reste de l’habitude de mon corps. Car en peu de temps apres je reprins couleur et l’embonpoint53.
Mais parfois la guérison s’avère impossible. L’amant est condamné à souffrir : Grimalte brosse un portrait saisissant de Pamphile, au moment où il réussit enfin à retrouver l’amant de Flamette après vingt-sept années de recherches dans le monde entier : Principalement pour l’aliment de son aspre penitence, il estoit desja pour long temps mué en saulvaige. Car ses cheveulx et barbe luy passoient la stature de son corps. Et sa chair toute noircie, et ridee, pour avoir tant esté tout nud au hasle. Tellement que en nulle maniere ne ressembloit creature raisonnable, mais bien une furieuse beste54.
51. [Diego de San Pedro], La prison d’amour, op. cit., p. 27. 52. Anonyme, Le debat des deux gentilzhommes […], op. cit., p. 4 ro. 53. Theodose Valentinian, op. cit., p. 308. 54. [Juan de Flores], La deplourable fin de Flamete, 1536, foh ii vo.
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Les souffrances peuvent même être éternelles, comme en témoigne Fiammette « condampnee aux peines infernalles a tousjoursmais ». La maladie d’amour peut donc entraîner l’amant à sa fin. Ainsi du lent suicide de Leriano, qui meurt de consomption lorsque Laureole refuse de l’aimer en retour. Ou de Flamyan qui se précipite héroïquement, ou plutôt de façon suicidaire, au combat pour mettre un terme à ses souffrances. La novela sentimental cherche à éloigner son lecteur des dangers de la passion amoureuse et propose donc des personnages exemplaires, aptes à frapper l’imagination. L’Amant semble faire figure d’exception. Si sa « mort » est décrite avec un réalisme saisissant : Parquoy soudain tous y acourans, trouvames le malade tirant à la fin. Il se debatoit, il se souzlevoit sur les coudes, tantost il avoit les yeux fermez, tantost les ouvroit et rouloit hideusement. […] A la fin demourerent les yeux de ce malade fermez, ses bras immobiles, tout son corps en froideur, faisant en cest estat cinq soupirs, au dernier desquelz toute la couleur luy ternit55.
Il « ressuscite » et reprend vie le lendemain matin. Il ne faut voir ici aucun élément fantastique : sa mort n’était en réalité qu’une catalepsie, une « vraye lethargie » de laquelle il peut se rétablir après avoir remis son sort entre les mains de Dieu. Cette trop rapide étude a permis de faire une nette différence entre deux romans pourtant apparentés – car rédigés à peu près à la même époque, souvent traduits de l’espagnol, parfois par le même traducteur : Herberay des Essarts, et mettant en scène la même catégorie de personnages dans un même univers courtisan. En effet, l’importance dévolue au corps permet d’établir la ligne de partage entre roman de chevalerie et roman sentimental. La beauté topique des chevaliers et de leurs dames s’atténue dans les romans sentimentaux, jusqu’à l’imperfection parfois. Au corps « vainqueur de toute adversité », à l’invulnérabilité succède la fragilité, voire la faiblesse. C’est que ces œuvres, bien qu’issues d’un même fonds chevaleresque, ne poursuivent pas le même but. Les romans sentimentaux se proposent de dénoncer les ravages de la passion – bien avant Mmes de Villedieu ou de Lafayette. Romans édifiants, « romans moraux », ils visent à mettre en garde le lecteur contre les dangers du sentiment amoureux. Pour mieux frapper l’imagination du lecteur, ils recourent à l’image forte du délabrement du corps, illustrant la désintégration de l’âme. Le roman de chevalerie pour sa part exalte le corps, vigoureux, héroïque et séduisant. Et si les descriptions physiques qu’il en donne restent somme toute assez pudibondes – il s’agit de respecter les
55. Theodose Valentinian, op. cit., p. 376
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bienséances –, il est malgré tout considéré comme un véritable manuel de séduction et vite accusé de dévoyer les jeunes filles. On se rappelle ces propos de Brantôme : Je voudrois avoir autant de centaines d’escus comme il y a eu des filles, tant du monde que de religieuses, qui se sont jadis esmeues, pollues et dépucellées par la lecture des Amadis de Gaule56.
Faute de descriptions libertines, ce sont les discours amoureux qui ont sans doute contribué à faire aimer l’amour. Véronique Duché-Gavet Université de Pau des Pays de l’Adour
56. Pierre de Bourdeille dit Brantôme, Recueil des Dames, 1991, t. 9, p. 573.
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Textes cités Sources Anonyme, Le debat des deux gentilzhommes espagnolz, sur le faict d’amour, Paris, Denis Janot Pour Jean Longis et Vincent Sertenas, 1541. Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1967 [trad. Jules Tricot]. Brantôme, Pierre de Bourdeille, Recueil des Dames, Paris, Gallimard, 1991, t. 9 [éd. Étienne Vaucheret]. Crenne, Hélisenne de, Les angoysses douloureuses qui procedent d’amour, Paris, H. Champion, 1997 [1538] [éd. Christine de Buzon]. Flore, Jeanne, Contes amoureux par Madame Jeanne Flore [Lyon, Denis de Harsy, 1537 (?)]. [Flores, Juan de], L’histoire d’Aurelio et Isabelle, Lyon, B. Rigaud, 1574. —, La deplourable fin de Flamete, Paris, Denys Janot, 1536. [Montalvo, Garci Rodríguez de], Le premier livre de Amadis de Gaule, Paris, H. Champion, 2006 [1540] [éd. Michel B ideaux , trad. Nicolas de Herberay]. —, Le second livre de Amadis de Gaule, Paris, Janot, 1541. —, Le quatriesme livre de Amadis de Gaule, Paris, Janot, Longis, Sertenas, 1543. —, Le cinquiesme livre de Amadis de Gaule, Paris, Janot, Longis, Sertenas, 1544. Piccolomini, Eneas Silvius, Œuvres érotiques. Cinthia, Historia de duobus amantibus avec L’ystoire de Eurialus et Lucresse d’Octvien de Saint-Gelais (avant 1489), De remedio amoris, Turnhout, Brepols, 2003 [prés. et trad. Frédéric Duval]. [San Pedro, Diego de], La prison d’amour, Paris, Champion, 2006 [1525 et 1552] [éd. Véronique Duché-Gavet]. —, Petit traité de Arnalte et Lucenda, Paris, Champion, 2004 [1539 et 1546] [éd. Véronique Duché-Gavet]. [Segura, Juan de], « Complainte que fait un Amant contre Amour et sa dame », L’Histoire amoureuse de Flores et Blanchefleur s’amye, avec la Complainte que fait un Amant contre Amour et sa dame, Paris, Michel Fezandat, 1554. [Urrea, Pedro Manuel Ximénez de], La pénitence d’amour, Lyon, Denys de Harsy, 1537. Valentinian, Theodose [Denisot Nicolas], L’amant resuscité de la mort d’amour, Genève, Droz, 1998 [1558] [éd. Véronique Duché-Gavet].
Études Berriot-Salvadore, Évelyne, « Les médecins analystes de la passion érotique à la fin de la Renaissance », Bernard Yon (dir.), La peinture des passions de la Renaissance à l’Âge classique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995.
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Courtine, Jean-Jacques et Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions. XVIe- début XIXe siècle, Marseille, Rivages-Histoire, 1988. Duché-Gavet, Véronique, « Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fais … » – Recherches sur les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au XVIe siècle (1525-1554), Paris, Champion, 2008. Duminil, Marie-Paule, « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », Jean Céard (dir.), La folie et le corps, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1985. Menéndez y Pelayo, Marcelino, Orígines de la novela, NBAE, Madrid, BaillyBaillière, 1905, t. 1. Roubaud, Sylvia, « Corps en beauté, corps à l’épreuve : le héros du roman de chevalerie », Le corps dans la société espagnole des XVIe et XVIIe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1990 [éd. Augustin Redondo].
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S’approprier le corps de l’autre : la représentation coloniale du scalp
Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, dans la lutte hégémonique qu’elle livre à la Grande-Bretagne en Amérique du Nord, la France cherche à contrôler et à étendre son empire, et à obtenir le soutien plus que jamais vital des nations amérindiennes. Dans ce contexte, des explorateurs, des missionnaires et des militaires parcourent la Nouvelle-France et consignent dans des relations le déroulement de leur voyage et leurs impressions sur le continent, sur les ressources disponibles, sur la faune, sur la flore, et sur les populations indigènes. Dans ces textes et dans les gravures qui les accompagnent, les Amérindiens sont abondamment représentés tant dans leur apparence physique que dans les pratiques corporelles. En analysant les représentations du corps amérindien dans les relations de voyage, j’étudierai l’importance de ce corps et sa fonction dans la construction du projet colonial. Pour illustrer mon propos, je m’intéresserai plus spécifiquement à une pratique guerrière amérindienne : le prélèvement du scalp1. Il sera d’abord question de l’importance des représentations du corps dans les relations de voyage en Nouvelle-France, ce qui m’amènera à étudier un sujet récurrent dans ces textes, le scalp. Puis je traiterai de la signification rituelle du scalp et des acculturations auxquelles il a été soumis à l’époque coloniale en étant adopté par les Européens. Enfin, j’aborderai le discours des voyageurs sur cet objet ainsi que le sens des éléments topiques de ce discours. De la fonction coloniale des représentations du corps Depuis une quarantaine d’années, de nombreux spécialistes s’intéressent aux Amérindiens à l’époque de la Nouvelle-France, à leurs mœurs, aux relations diplomatiques et commerciales qu’ils entretiennent avec les Européens, à
1. La présente étude s’inscrit dans la continuité d’un article que j’ai consacré au scalp comme objet interculturel (« Le scalp : un objet interculturel dans le contexte colonial nord-américain (1700-1760) », 2005, p. 7-16).
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leurs alliances et à leur rôle dans les guerres coloniales2. Des études portent également sur l’impact culturel, démographique et politique de la Découverte sur ces sociétés, sur les questions d’interculturalité, de transferts culturels, d’acculturations réciproques et de métissage3. Cependant aucune recherche jusqu’à ce jour n’a été menée sur le corps amérindien en soi, qui est pourtant un élément fondamental dans le processus de colonisation. Le corps est à l’origine de la relation coloniale car la rencontre entre Européens et Amérindiens est d’abord physique : elle prend forme autour de la découverte de l’Autre dans sa corporéité. Au-delà de la rencontre et de la découverte de la différence, le corps, outil privilégié du lien social, joue un rôle essentiel dans la relation coloniale4. Il occupe une place d’autant plus importante que la colonisation française intègre les Amérindiens dans le processus de colonisation. Les Indiens, dont le soutien est indispensable dans le commerce et dans les guerres, contribuent à la stabilité de l’empire français5. Le corps est aussi un élément fondamental dans les cultures amérindiennes où il fait partie intégrante de la spiritualité6. Il est fondamental d’être à l’écoute du corps, d’où l’attention portée aux rêves, à l’éveil des sens et à la recherche du plaisir. Chez les Amérindiens, comme dans la plupart des sociétés dites « primitives », le corps est utilisé dans la communication rituelle et permet de resserrer le lien social. Le corps est également omniprésent dans la culture française d’Ancien Régime7. Cependant, à la différence des cultures amérindiennes, la société française dissocie « l’âme » de son support corporel. Dans la culture française, profondément marquée par le catholicisme, le corps possède un statut paradoxal : il est à la fois glorifié et réprimé. L’Église influe sur les comportements de chacun et « s’empare des pratiques corporelles8 », les réglemente et les contrôle. Cette importance du
2. Voir notamment Bruce G. Trigger, Les Indiens, la fourrure et les Blancs : Français et Amérindiens en Amérique du Nord, 1990 ; Denys Delâge, Le pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est 1600-1664, 1991 ; James Axtell, After Columbus : Essays in the Ethnohistory of Colonial North America, 1988 ; voir aussi, plus récemment, Gilles Havard, Empire et métissages. Indiens et Français dans les Pays d’en Haut, 1660-1715, 2003. 3. Voir, par exemple, Richard White, The Middle Ground : Indians, Empires and Republics in the Great Lake Region, 1650-1815, 1991 ; voir aussi Laurier Turgeon, Denys Delâge et Réal Ouellet (dir.), Transferts culturels et métissages Amérique-Europe XVIe-XXe siècle, 1996. 4. Voir, à ce sujet, Tony Ballantyne et Antoinette Burton (dir.), Bodies in Contact : Rethinking Colonial Encounters in World History, 2005. 5. Gilles Havard, op. cit., p. 439-490. 6. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005. 7. Voir Norbert Élias, La civilisation des mœurs [1973], 2002 ; voir aussi Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen-Âge, 1985 ; voir également Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire du corps, 2005. 8. Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, 2003, p. 145.
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corps dans la société d’Ancien Régime se traduit par une fascination pour le corps amérindien de la part des voyageurs qui se sont rendus en Amérique. Le rapport au corps dans les cultures indiennes leur pose cependant des problèmes cruciaux puisqu’il transgresse un certain nombre d’interdits qui sont au cœur de la pensée chrétienne. Ainsi, le corps, siège de la personnalité et de l’appartenance au groupe, incarne la différence entre Européens et Amérindiens. Le concept de « corps » désigne ici donc bien plus qu’une enveloppe charnelle : il est à la fois une construction sociale complexe9, un lieu de sensibilité et de manifestation d’une identité individuelle et collective, une instance représentative, et un vecteur des relations sociales et coloniales. Pour étudier le corps amérindien, les relations de voyage qui en comportent de nombreuses références, représentent la source la plus complète. Ces informations sont d’autant plus pertinentes qu’elles sont souvent le fruit de l’expérience de voyageurs ayant été en contact direct avec des Amérindiens. Certains de ces ouvrages sont illustrés de gravures réalisées en Europe par des artistes travaillant à partir des descriptions ou des directives de l’auteur. Ces relations montrent donc autant comment le corps est représenté à travers l’écriture qu’à travers l’image. Enfin, l’intérêt que présentent les relations de voyage de la première moitié du XVIIIe siècle réside dans le fait que les voyageurs qui les ont rédigées sont des acteurs de la colonisation. Ils sont pour la plupart des missionnaires, des explorateurs, des militaires et des commerçants commandités par une autorité politique ou religieuse et dont le but est de convaincre la couronne d’investir dans la colonisation, de l’informer sur l’état des colonies et sur les possibles manières d’en améliorer le rendement. De l’implication des voyageurs dans le projet impérial, il découle que les représentations du corps amérindien sont fortement ancrées dans la réalité de la politique coloniale. Elles en sont le produit et elles y participent en retour. Mon but n’est pas de mesurer l’écart entre le monde amérindien et les interprétations qu’en proposent les voyageurs, ni de montrer qu’ils sont incapables de rendre compte de la réalité amérindienne car ils sont dépourvus des repères culturels nécessaires à sa compréhension. Une telle approche aboutirait au constat que les descriptions qu’ils livrent ne donnent qu’une idée incomplète et provisoire de la réalité amérindienne. Afin de saisir l’importance des représentations du corps, il est nécessaire de dépasser le dilemme de la représentation et de la réalité, et 9. Pour une définition du concept de corps, voir Georges Vigarello, « Histoire du corps et longue durée, sources et méthodes », 2003 ; voir également, Brian Turner et Mike Featherstone, « Body and Society : An Introduction », 1995, p. 143-170 ; voir aussi Christine Détrez, La construction sociale du corps, 2002.
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de partir de la réalité de la représentation. Le concept de représentation est défini ici comme un moyen de mettre à distance la réalité, pour construire une autre réalité10. Au-delà de la description strictement anatomique du corps amérindien très présente dans leurs écrits, les voyageurs accordent une large place aux usages corporels. Cette importance s’explique par le fait que ce sont eux qui permettent de mesurer le degré de civilisation des autochtones. Comme l’a montré Marcel Mauss, chaque société invente des manières différentes de se servir de son corps qui sont propres à ses valeurs et à son identité11. Les techniques corporelles rencontrées par les Européens chez les Amérindiens sont ainsi révélatrices de l’altérité. L’une de ces techniques, le prélèvement du scalp, fréquemment traitée dans les textes viatiques, montre l’importance du corps dans la relation sociale et coloniale. La pratique du scalp à l’époque coloniale Dans les cultures amérindiennes, le prélèvement du scalp est un rituel guerrier qui consiste à s’emparer d’une partie du cuir chevelu de son adversaire. L’opération se déroule sur les lieux du combat, ou lorsque le prisonnier est ramené au village pour être torturé. Afin de saisir la signification rituelle du prélèvement du scalp, il convient tout d’abord de définir le sens du mot « guerre » dans le contexte amérindien. Le phénomène guerrier amérindien a donné lieu à de nombreuses interprétations, ce qui constitue sans doute un signe révélateur des difficultés du mode de pensée occidental à comprendre le fonctionnement des sociétés indiennes. Jusqu’aux années 1970, la guerre amérindienne a été essentiellement perçue par les historiens et les anthropologues comme une guerre de vengeance12. Depuis les années 1980, différentes études consacrées aux rituels de guerre ont permis de remettre en question cette théorie. Denys Delâge s’est intéressé à la signification traditionnelle de la guerre13. Pour Daniel Richter, Roland Viau et José Antonio Brandào, la capture de prisonniers est le principal motif des entreprises guerrières chez
10. Je me réfère à la définition de Louis Marin, Le portrait du Roi, 1981, p. 7-22. Selon lui, la représentation a deux fonctions essentielles : la première est de produire un effet de présence, de substituer à l’absence de la chose, la seconde est le redoublement de la présence. La représentation est ainsi la mise en réserve de la force dans des symboles de pouvoir. L’image n’est plus seulement substitut du pouvoir, elle a en elle-même un pouvoir qui fascine ou effraie. 11. Marcel Mauss, « Les techniques du corps », dans Sociologie et anthropologie, 1950, p. 363-386. 12. George T. Hunt, The Wars of the Iroquois : A Study in Intertribal Trade Relations, 1940 ; George S. Snyderman, « Behind a Tree of Peace : A Sociological Analysis of Iroquois Warfare », 1948, p. 2-93. 13. Denys Delâge, op. cit., p. 220.
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les Iroquois14. La définition récente donnée par l’historien Gilles Havard me semble être la plus complète. Selon lui, les sociétés amérindiennes étant des « sociétés sans État15 », la guerre ne sert pas à y fonder un pouvoir. Elle est intrinsèque à l’ordre social, et permet de réaliser « la reproduction symbolique du corps social et du cosmos16 ». Cependant, d’autres facteurs d’ordre contextuels, économiques ou démographiques pouvaient inciter les hommes à aller se battre17. Les sociétés amérindiennes sont des sociétés par essence guerrières dans lesquelles l’entreprise martiale revêt un caractère individuel et collectif. Le combat est une source de valorisation pour le guerrier qui fait la démonstration de son courage et obtient en retour la reconnaissance de sa communauté. Le phénomène guerrier ne se limite pas au combat : il inclut un certain nombre de rituels – tels que les festins de guerre, le supplice des prisonniers, le repas anthropophage, et le prélèvement du scalp – auxquels les autres membres du groupe peuvent être conviés. Si la signification symbolique du scalp varie suivant les groupes amérindiens 18, le scalp possède toujours une valeur religieuse très forte car il représente l’esprit de l’adversaire. Dans les cultures amérindiennes comme dans de nombreuses cultures dites primitives, les poils ont une signification particulière car ils sortent du corps et pénètrent l’espace social 19 et aussi car ils sont vivants sous la peau, dans le corps, et morts en dehors du corps. Les cheveux qui poussent sur la plus importante partie du corps – la tête – reçoivent un traitement particulier. Ils sont en effet associés à l’esprit car ils continuent à pousser après la mort. On préfère généralement les couper plutôt que de les épiler afin de préserver la racine à l’intérieur du corps. Arracher le scalp d’un ennemi, c’est à dire la chevelure avec sa racine, et la peau est donc une façon de s’emparer de son esprit. Cet acte est fondamental dans les cultures amérindiennes, où l’on considère que la vie n’est pas séparée de la mort, et qu’elle ne s’arrête
14. Daniel K. Richter, « War and Culture : the Iroquois Experience », 1983, p. 528-559 ; Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d’âmes [1997], 2000 ; José António Brandao, « Your Fyre Shall Burn no More » : Iroquois Policy toward New France and its Native Allies to 1701, 1997. 15. « Les sociétés primitives sont des sociétés sans état et tout réside dans la séparation entre prestige et pouvoir. Le chef de guerre n’a de pouvoir et d’autorité qu’en temps de guerre et ce pouvoir est fondé uniquement sur ses capacités » (Pierre Clastres, La société contre l’État, 1986, p. 177). 16. Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, 1991, p. 314. 17. Gilles Havard, op. cit., p. 145-148. 18. Voir à ce sujet Nathaniel Knowles, « The Torture of Captives by the Indians of Eastern North America », 1940, p. 151-225. 19. Terence Turner, « The Social Skin », dans Not Work Alone : a Cross-Cultural Study of Activities Superfluous to Survival, 1980, p. 116.
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pas avec la mort physique, car l’âme subsiste et peut se venger. Il est alors nécessaire de parvenir à la contrôler20. Le scalp est une essence spirituelle, il est doté d’un pouvoir. C’est pourquoi il est parfois plus important de rapporter des scalps que de tuer un nombre élevé d’ennemis. C’est aussi pourquoi, comme l’attestent certains témoignages, il arrive que l’on laisse la vie sauve à un individu venant d’être scalpé21. Le scalp est aussi un symbole du groupe ennemi. Si l’on suit l’analogie de Mary Douglas entre corps physique et corps social22, la tête symbolise le pouvoir du groupe, s’en emparer permet d’affaiblir l’ennemi et de transférer sa force vers le groupe vainqueur. Cette pratique fortement imprégnée de religiosité subit un certain bouleversement dans le contexte colonial. Les contacts entre Européens et Amérindiens, nous le savons, ont produit des transformations et des acculturations réciproques23. Le corps est central dans ces échanges. Support de l’identité individuelle et sociale, il est un des lieux de manifestation des métissages, des rapports de force entre l’un et l’autre groupe et des nouvelles identités qui en découlent. L’histoire du scalp à l’époque coloniale illustre bien ce phénomène24. Vers le milieu du XVIIe siècle, les Britanniques prennent pour coutume de rétribuer les chevelures prélevées sur leurs ennemis, dans le but, comme l’explique un officier français, « d’encourager les sauvages à en faire le plus qu’ils pourraient sur l’ennemi et pour avoir la certitude du nombre de vaincus25 ». Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, sous l’effet de la rivalité entre la France et la Grande-Bretagne, cette politique se développe dans chacun des empires. Le scalp se situe alors matériellement et symboliquement au cœur du système d’alliances militaires et commerciales : les Européens payent des scalps aux Amérindiens pour s’assurer qu’ils ont tué un ennemi, dans le but de cimenter la coopération avec les nations alliées. Les Européens
20. Roland Viau, op. cit., p. 116. 21. La littérature de voyage atteste, en effet, que certains ont pu survivre à la perte de leur scalp, comme le montre ce témoignage de Lafitau : « J’ai vu une femme dans notre mission, à qui, après un semblable accident, les Français avaient donné le nom de Tête Pelée, et qui se portait fort bien » (Joseph François Lafitau, Mœurs des sauvages ameriquains comparées aux mœurs des premiers temps, 1724, t. 3, p. 233) ; voir aussi Pehr Kalm, « Voyages de Pehr Kalm dans l’Amérique Septentrionale », dans Mémoires de la Société historique de Montréal, 1880, p. 108. 22. Mary Douglas, De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou [1971], 2001. 23. Laurier Turgeon, « Échange d’objets et conquête de l’Autre en Nouvelle-France au xvie siècle », dans Transferts culturels et métissages […], op. cit., p. 155-169. 24. Voir Stéphanie Chaffray, art. cit. 25. J.C. Bonnefons, Voyage au Canada dans le Nord de l’Amérique Septentrionale fait depuis l’an 1751 jusqu’en 1761 par J.C. B., 1887, p. 114.
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en viennent à conserver ces objets qu’ils considèrent être des trophées26, et vont jusqu’à pratiquer eux-mêmes le prélèvement du scalp. En 1708, Pénicault accompagne un groupe de Mobiliens en guerre contre des Alibamons. Il écrit nous fîmes « une décharge, dont il y en eut trente de tués et sept de blessés, qu’on acheva et à qui on enleva la chevelure aussi bien qu’aux autres qui étaient morts27 ». En avril 1758, Bougainville écrit dans une lettre à Hérault de Séchelles : « nous avons mis en déroute des convois, fait des prisonniers et levé des chevelures28 ». Le ton employé par les deux voyageurs révèle bien la banalité de ce type de scénario. L’officier Bonnefons qui écrit à plusieurs reprises recevoir des scalps de ses alliés amérindiens, n’en demeure pas moins critique envers cette pratique : « cette invention – dit-il – appartient seule aux sauvages qui en faisaient usage entre eux avant de connaître les Européens. C’est donc de la barbarie que provient cet horrible usage29 ». La représentation coloniale du scalp Contrairement à cette « adaptation » des officiers français, le discours tenu sur le scalp par les voyageurs ne reflète nullement ce degré d’acculturation. Dans les relations de voyages, cette pratique corporelle demeure largement rattachée à la sauvagerie des Amérindiens. Un tel jugement n’a rien d’original au XVIIIe siècle, il constitue un des lieux communs de la littérature viatique concernant l’Amérique. Les voyageurs ne font que se conformer à leurs prédécesseurs pour satisfaire les attentes d’un lectorat savant avide d’exotisme. Si la condamnation morale du scalp est un véritable topos, elle mérite d’être interrogée car elle nous renseigne sur la confrontation du rapport au corps dans les cultures européennes et amérindiennes, et nous permet de constater également que le discours moralisateur et la politique de rétribution du scalp ne sont pas si contradictoires qu’il ne le semble au premier abord. L’incompréhension du scalp tient d’abord à l’incompréhension du phénomène martial amérindien dans son ensemble. Comme le note justement Gilles Havard, malgré le caractère belliciste de la société d’Ancien Régime et
26. Claude-Charles Le Roy Bacqueville de la Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale, 1722, t. 1, p. 35 ; voir aussi Chevalier de Tonti, Relations de la Louisiane, et du fleuve Mississippi, 1720, p. 89. 27. André-Joseph Pénicault, « Relations ou annales véritables de ce qui s’est passé dans le pays de la Louisiane depuis 1699 continuée jusqu’en 1721 » [1869], dans Mémoires et documents pour servir à l’histoire des origines françaises des pays d’Outre-Mer : découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionale 1614-1754, 1879-1888, t. 5, p. 480. 28. Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada. Mémoires, journal, lettres, 1993, p. 429. 29. J.C. Bonnefons, op. cit., p. 115.
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une certaine proximité de ce point de vue avec les cultures autochtones, les techniques et les motivations de la guerre amérindienne opposent les deux cultures de façon radicale30. Ces oppositions découlent d’une distinction fondamentale dans le rapport au monde. La guerre amérindienne apparaît pour les Européens comme une guerre de vengeance, individualiste et brutale, dont le scalp n’est qu’une illustration. Pour le jésuite Laval cette pratique guerrière montre bien que « les sauvages sont féroces31 ». Au-delà de cette incapacité à saisir le phénomène martial et au-delà de l’inscription des textes dans une tradition littéraire, l’analyse des représentations peut être poussée plus loin. Celles-ci doivent être replacées dans le contexte de la colonisation française de la première moitié du XVIIIe siècle. La plupart des voyageurs qui nous ont légué des relations participent par leurs actions à l’entreprise coloniale. Leurs textes se positionnent par rapport à l’idéologie coloniale en la défendant ou en la critiquant. Certains se font les défenseurs de la colonisation et cherchent à prouver la légitimité des Français à occuper les lieux, au détriment de leurs occupants originels. En établissant la sauvagerie des pratiques guerrières des Indiens, ils prouvent la nécessité de les coloniser. Le topos de l’Amérindien barbare n’est pas une simple façon de marquer une supériorité par rapport à l’Autre, il sert un dessein plus vaste et plus important : celui de mettre l’Autre à distance afin d’affirmer sa nécessaire soumission. Le scalp constitue une des preuves de la sauvagerie des Amérindiens et du même coup un argument pour légitimer la politique coloniale en excusant, par exemple, le commerce des « chevelures », commerce qui peut sembler moralement condamnable pour un Européen, et auquel il est donc nécessaire de trouver une justification. En décrivant la brutalité des Amérindiens, on prouve leur infériorité par rapport aux Européens, mais aussi la difficulté à les contrôler. Il est légitime d’employer des procédés réprouvés en temps normal envers des êtres ne reculant devant aucune atrocité, comme le prouve celle du scalp. Les représentations du scalp s’inscrivent aussi dans un contexte plus pragmatique qui est celui de la nécessité de connaître l’Autre. La plupart des voyageurs écrivent pour faire état des alliances avec les Amérindiens et pour conseiller les autorités coloniales, disent-ils, sur la façon de se comporter avec ces peuples – autant d’informations fondamentales au maintien de l’empire. Connaître l’Autre est nécessaire pour être plus efficace dans la relation coloniale. D’où la nécessité de partir de la réalité. Les voyageurs, désireux de
30. Gilles Havard, op. cit., p. 738. 31. Antoine Jean de Laval, Voyages de la Louisiane fait par ordre du Roy en l’année mil sept cent vingt : dans lequel sont traitées diverses matières de physique, astronomie, géographie & marine, 1728, p. 128.
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rendre leur expérience profitable à la métropole et de l’aider à mieux coloniser, lui fournissent des informations sur les peuples qui habitent ces contrées éloignées, décrivent les corps dans leur apparence et leurs usages sociaux. La représentation du corps amérindien sert ainsi à renforcer le lien social, à renouer la relation coloniale, ce qui est crucial pendant la première moitié du XVIIIe siècle où le processus de colonisation repose en grande partie sur les alliances avec les Amérindiens. La maîtrise de l’empire, qui s’étend sur un territoire immense, dépend des bonnes relations avec les Indiens qui pallient la faiblesse du peuplement français. Le lien colonial doit constamment être rétabli, en raison des intérêts divers et fluctuants des groupes amérindiens, de la pression exercée par la Grande-Bretagne, des moyens insuffisants mis en œuvre par la Couronne, et de l’instabilité des alliances franco-indiennes. L’efficacité du réseau dépend ainsi de la capacité des Français à rétablir perpétuellement ces relations. Pour s’allier ces peuples, expliquent les voyageurs, et particulièrement les explorateurs et les militaires, il est indispensable de connaître leurs usages particulièrement leurs usages guerriers. La gravure tirée de L’histoire de la Louisiane de Le Page du Pratz permettra d’illustrer mon propos (fig. 1). Elle reproduit les conventions propres à l’iconographie viatique de l’époque : le paysage quasiment absent, les canons esthétiques antiques pour représenter les Amérindiens. Le fait que les Amérindiens ressemblent davantage à des Européens, pourrait nous amener à nous questionner sur la fiabilité de cette représentation. Or si l’on met cette image en relation avec le texte et avec ce que nous savons sur son auteur, nous pouvons voir qu’elle nous livre des informations importantes sur la réalité amérindienne et sur le rapport à l’Autre. Le Page du Pratz, un voyageur et directeur de plantation engagé par la compagnie des Indes qui demeura en Louisiane de 1718 à 1734, fournit ici la première représentation iconographique et textuelle du supplice des prisonniers chez les Natchez, une nation qui se rebella contre les Français et fut – en représailles – l’objet d’un terrible massacre. Le Page du Pratz nous donne des données ethnographiques précieuses : notamment sur la position du corps pendant le supplice, attaché au cadre ; sur l’organisation de la cérémonie, sur l’ordre des sévices, sur le fait notamment que le prisonnier, avant d’être supplicié, est scalpé par celui qui l’a capturé, puis torturé par les guerriers32. Ce qui est intéressant aussi, c’est la raison pour laquelle Le Page du Pratz décrit les mœurs de cette nation : il vivait à proximité des Natchez au moment du massacre qui aboutit à leur disparition. Il veut informer les autorités sur les raisons ayant mené à une telle situation, son but ultime étant de les conseiller
32. Antoine-Simon Le Page du Pratz, Histoire de la Louisiane, 1758, t. 2, p. 430-431.
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sur la façon de se conduire avec les nations indiennes pour éviter que ce type d’événement tragique qui faillit mettre en péril la colonie ne se reproduise. Ardent défenseur de la colonisation de la Louisiane, il écrit aussi pour vanter les beautés de ce beau pays – dit-il – « fertile en hommes, en productions de la terre et en métaux nécessaires » et dont les indigènes ne sont barbares que dans la guerre. La description ethnographique sert ici un objectif pragmatique, celui de l’adaptation des Français au milieu américain. Si les rituels guerriers sont récurrents dans les textes et dans les gravures, ils ne servent pas seulement de référent textuel ou iconographique aux lecteurs, ils jouent aussi un rôle important dans la construction de l’image de l’Autre. Dans les textes viatiques, il arrive souvent que les usages corporels amérindiens soient abondamment décrits et décriés tout en étant adoptés par les Français. Ces discordances entre le discours réprobateur, l’observation du corps de l’Autre et l’adoption du rituel nous invite à revisiter la notion d’altérité. Les voyageurs ne sont pas des observateurs totalement extérieurs à la culture de l’Autre. Ils se situent plutôt entre la culture amérindienne et la culture européenne. Par cette position médiane, ils font de l’information participante avant l’heure : pour emprunter les termes du sociologue Loïc Wacquant à propos de sa propre expérience de terrain leur interprétation du monde amérindien découle d’une « itération entre une production scientifique des données et une connaissance pratique acquise par imprégnation33 ». Ils vivent avec, observent, imitent, et transmettent ce qu’ils voient dans un but précis. Cette participation physique est déterminante et c’est pourquoi il est possible d’avancer l’hypothèse que les représentations prennent part à la relation coloniale. Elles permettent en effet au colonisateur d’apprendre d’une part à décoder le comportement de ses alliés amérindiens et, d’autre part, à adopter ces usages pour s’adapter et se faire respecter. Elles servent aussi à mettre l’Autre à distance pour renforcer le pouvoir colonial. La représentation du corps n’est donc pas une vision statique, mais une construction pragmatique et projective qui permet de créer une autre réalité. La relation de voyage produit des représentations qui, bien plus que de simples miroirs de soi, topoï littéraires ou outils de propagande politique, servent à bâtir le lien colonial. La relation de voyage construit des relations coloniales à travers l’écriture sur le corps de l’Autre et ses usages. Stéphanie Chaffray Université du Québec à Montréal
33. Loïc Wacquant, Corps & âme : carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, 2000.
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Textes cités Axtell, James, After Columbus : Essays in the Ethnohistory of Colonial North America, New York, Oxford University Press, 1988. Bacqueville de la Potherie, Claude-Charles Le Roy, Histoire de l’Amérique septentrionale, Paris, Nion et Didot, 1722. Ballantyne, Tony et Antoinette Burton (dir.), Bodies in Contact : Rethinking Colonial Encounters in World History, Durham, Duke University Press, 2005. Bonnefons, J.C., Voyage au Canada dans le Nord de l’Amérique Septentrionale fait depuis l’an 1751 jusqu’en 1761 par J.C. B., Québec, Léger Brousseau, 1887. Bonte, Pierre et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991. Bougainville, Louis-Antoine, Écrits sur le Canada. Mémoires, journal, lettres, Québec/Paris, Pélican/Klincksieck, 1993 [éd. Roland Lamontagne]. Brandao, José António, « Your Fyre Shall Burn no More » : Iroquois Policy toward New France and its Native Allies to 1701, Lincoln, University of Nebraska Press, 1997. Chaffray, Stéphanie, « Le scalp : un objet interculturel dans le contexte colonial nord-américain (1700-1760) », Recherches Amérindiennes au Québec, vol. XXXV, no 2 (2005), p. 7-16. Clastres, Pierre, La société contre l’État, Paris, Éditions de minuit, 1986. Corbin, Alain, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005. Delâge, Denys, Le pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est 1600-1664, Montréal, Boréal, 1991. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Détrez, Christine, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002. Douglas, Mary, De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte et Syros, 2001 [1971]. Élias, Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Pocket, 2002 [1973]. Havard Gilles, Empire et métissages. Indiens et Français dans les Pays d’en Haut, 1660-1715, Sillery, Septentrion, 2003. Hunt, George T., The Wars of the Iroquois : A Study in Intertribal Trade Relations, Madison, University of Wisconsin Press, 1940. Kalm, Pehr, « Voyages de Pehr Kalm dans l’Amérique Septentrionale », Mémoires de la Société historique de Montréal, Montréal, T. Berthiaume, 1880. Knowles, Nathaniel, « The Torture of Captives by the Indians of Eastern North America », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. LXXXII, no 2 (1940), p. 151-225.
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S’approprier le corps de l’autre
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Figure 1 : Anonyme, Plan du fort. Prisonnier au cadre, gravure sur cuivre, dans Antoine Simon Le Page du Pratz, Histoire de la Louisiane, Paris, de Bure l'Aîné, 1758, t. 2, en regard de la p. 429, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales.
Figure 1a : Id. (détail).
Le corps noir dans la fiction narrative du XVIIIe siècle : Voltaire, Montesquieu, Behn, de La Place, Castilhon, de Duras
Dans les Lettres persanes de Montesquieu (1721), Usbek, deux ans après son arrivée à Paris, rapporte une conversation avec un ecclésiastique rencontré au hasard d’une promenade à Notre-Dame. La conversation porte sur les désagréments de son état, et sur la difficulté qu’il y a de tenter d’intervenir dans un monde qui le rejette absolument : « Cela est aussi ridicule que si on voyoit les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains1 ». Cette remarque est aussi curieuse qu’ambiguë : comment se fait-il que ce sage ecclésiastique prenne la couleur de la peau comme référent ? Qu’est-il signifié par « en faveur de la nature humaine » ? Pense-t-il qu’idéalement, celle-ci devrait être « blanchie » ? Il est certain, en tout cas, qu’en s’adressant ainsi à Usbek, ce sage fait allusion à un discours entendu sur le noir africain, avec ses clichés, autrement dit, ses topoï : la couleur noire de la peau est signe, irréversible, de différence entre « moi » et « eux » ; la norme est blanche ; le blanc est supérieur au noir. L’ecclésiastique parle des impies dont les croyances et pratiques sont fondamentalement opposées aux siennes, mais avec lesquels son devoir lui dicte de dialoguer. Le monde des impies est ainsi associé à celui des Africains. Les Européens blancs vis-à-vis des Africains noirs auraient tout de même un devoir de dialogue, basé sur leur supériorité morale et religieuse (n’oublions pas qui parle, et en quel lieu). Montesquieu reflète ici le préjugé de couleur de son époque, mais en même temps, les propos de son protagoniste suggèrent que la différence entre noirs et blancs est irréconciliable, que ce devoir de dialogue (et par extension, de tout dialogue, qu’il soit évangélique et / ou colonial) est contre nature et voué à l’échec, en somme, « ridicule ».
1. Montesquieu, Lettres persanes [1949], 1966, p. 164.
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Sans faire un historique des perceptions raciales du XVIIIe siècle2, il n’est pas inutile de revenir sur le texte dont le titre même inscrit la couleur de la peau dans le système juridique français, et dans son économie. Il s’agit du Code noir, écrit à l’instigation de Colbert, et signé par Louis XIV, Seignelay (le fils de Colbert) et Le Tellier en 1685. Avec le Code noir, la régulation d’une pratique économique, l’esclavage, est assimilée à la couleur de la peau3. L’Africain est défini par le corps où se situe sa fonction. L’esclave est noir ; l’Africain est noir ; l’Africain est esclave. Au cours du XVIIIe siècle et jusqu’à Napoléon, le Code noir reçoit plusieurs modifications qui vont toutes dans le même sens : un durcissement de pratiques dont le lieu est le corps noir4. Une culture qui fonctionne et s’enrichit grâce aux pratiques de l’esclavage inscrites dans le corps noir, alors même qu’elle est engagée dans une vaste entreprise d’interrogation sur l’homme, ne peut que produire des textes contradictoires5. Cela est d’autant plus vrai que la typologie du corps noir n’est pas encore fixée dans les mentalités ; le corps noir peut être monstre ou héros, c’est selon. Cette typologie contradictoire se détecte même au sein d’une œuvre unique. Ainsi, dans le conte de Voltaire, Candide vient d’échouer au Surinam : En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite6 !
Candide horrifié l’interroge ; sa réponse illustre une mise en pratique exacte des prescriptions du Code noir :
2. Le terme racisme, au sens moderne du mot, ne peut s’appliquer au XVIIIe siècle. Cela n’empêche pas que la conscience de la différence raciale entraîne des pratiques culturelles aisément identifiables. Voir Jan Nederveen Pieterse, White on Black. Images of Africa and Blacks in Western Popular Culture, 1992 ; Abdul R. Jan Mohamed, « The Economy of Manichean Allegory : The Function of Racial Difference in Colonialist Literature », dans Race Writing, and Difference, 1986, p. 78-106 ; Ivan Hannaford, Race. The History of an Idea in the West, 1996. 3. Pour le Code noir, voir Louis Sala-Molins, Le Code noir, ou le calvaire de Canaan, 1988. Sur les Lumières, la Société des Amis des Noirs, voir Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 [1987], 2004, p. 105. 4. L’émancipation des esclaves de Saint-Domingue a été proclamée le 29 août 1793 par Sonthonax envoyé par la Convention. Celle-ci abolit finalement l’esclavage le 4 février 1794. Napoléon le rétablit en 1802, et intègre le Code noir au Code civil en 1803. 5. Pour une anthologie de textes sur l’Africain, voir Emmanuel Chukwudi Eze (éd.), Race and the Enlightenment. A Reader, 1997. Pour un résumé de la façon dont les Lumières imaginent l’Africain, voir Andrew Curran, « Imaginer l’Afrique au siècle des Lumières », 2005, p. 1-14. Rappelons, avec M. Duchet, citant Dupont de Nemours, que les auteurs qui ont pris parti contre l’esclavage sont peu nombreux (Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, 1971, p. 165). 6. Voltaire, Candide, ou l’Optimiste, dans Candide, et autres contes, 1992, p. 62.
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On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe7.
Beaucoup ont considéré la représentation du corps mutilé de l’esclave du Surinam comme un exemple de parti pris antiesclavagiste. En fait, ce moment est, dans le texte de Voltaire, proche d’un autre épisode qui lui donne une portée différente. Candide vient de tuer le frère de sa chère Cunégonde et, déguisé en jésuite, est forcé de s’enfuir au pays des Oreillons. Il entend des cris et voit deux femmes « toutes nues » poursuivies par des singes ; Candide les abat de deux coups de fusil, persuadé d’avoir sauvé les demoiselles ; or, il voit celles-ci « embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leur corps et remplir l’air des cris les plus douloureux8 ». Les Oreillons, avisés par les demoiselles, s’emparent de Candide et de son valet Cacambo, et croyant avoir affaire à des jésuites, et voulant se venger d’eux, s’apprêtent à les faire cuire à petit feu. Bien qu’il s’agisse de sauvages du Surinam, ce court épisode réunit plusieurs éléments de la conception de l’Africain dans l’imaginaire européen : un sauvage en vaut bien un autre ! La liaison amoureuse entre femmes primitives et singes signale l’opinion (partagée par Voltaire) d’une hiérarchie humaine qui situerait les sauvages immédiatement après les singes, et qui ferait des hommes primitifs une race distincte des Européens9. À cela s’ajoute la pratique la plus éloignée de toute marque de civilisation, l’anthropophagie, ce qui a pour effet de surdéterminer la représentation raciale. Le lecteur, habitué à imaginer de même les Africains, ne ressentira pas l’urgente nécessité de libérer l’esclave qu’il rencontrera quelques pages plus loin, mais seulement d’adoucir son sort : « Le nègre du Surinam symbolise moins l’infamante condition de l’esclave qu’il ne stigmatise la “barbarie” du Code noir. C’est l’inhumanité du maître qui cause tous les maux de l’esclave10 ». La portée de l’attaque contre l’esclavage se trouve ainsi profondément minée par la représentation contiguë de sauvages sans humanité, représentation qui retient toute identification. De fait, le corps noir mutilé de l’esclave appartient au même discours qui représente la femme 7. Ibid. 8. Id., p. 49. 9. Sur l’anthropologie de Voltaire, voir Michèle Duchet, op. cit., p. 281-321. L’origine du topos de la liaison amoureuse entre femmes sauvages et singes remonte à Virgile et à Plutarque. Cette notion, reprise dans la taxonomie du Systema Naturae (1735-1766) de Linné, est réfutée par Blumenbach dans son édition de 1795, mais son analyse de crânes humains selon des groupes raciaux (blanc, bruns, jaunes, rouges et noirs) confirme pour certains la notion de polygénisme. 10. Michèle Duchet, op. cit., p. 320.
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sauvage, proche du singe et de l’Oreillon, anthropophage. Ce discours montre les profondes contradictions de la conception de l’autre au siècle des Lumières ; il est repris avec les mêmes incohérences dans les diverses représentations du corps noir de la fiction narrative. Dans l’exemple de l’esclave du Surinam, esclavage et mutilation sont associés ; ce corps mutilé est typique dans la fiction ; le corps noir y est aussi représenté selon d’autres modalités : le corps noble, le corps monstrueux, et le corps honteux. Dans une suite de textes tels que les Lettres persanes (1721), la traduction de La Place d’Oroonoko d’Aphra Behn (1745), Zingha, reine d’Angola de Jean-Louis Castilhon (1769), et le petit roman de Claire de Duras, Ourika (1823)11, un parcours cohérent se dessine où le corps noir, monstrueux, homme, puis femme, reste esclave, souffre, et séduit. Un personnage africain est introduit dès la deuxième lettre des Lettres persanes, le premier eunuque noir d’Usbek, celui à qui il a confié les « plus belles femmes de la Perse12 ». Ainsi commence le « roman du sérail », roman parallèle au roman philosophique, où Montesquieu n’hésite pas à provoquer un lecteur dont l’imaginaire, depuis la traduction par Galland des Mille et une nuits (1704), a construit un Orient de sérails remplis de femmes dévoilées13. La couleur de l’eunuque est fondamentale à sa fonction : dans le harem persan, les eunuques sont souvent noirs pour mieux s’assurer qu’il n’y aura aucun sang mélangé, aucune mésalliance. Censé veiller au bon fonctionnement des lieux, le grand eunuque est responsable de la conduite des femmes. Il est donc armé d’un pouvoir sans limites sur elles, celui du maître auquel il répond. Mais malgré ce pouvoir, il est toujours esclave. Usbek le lui rappelle en temps utile : « Souviens-toi toujours du néant dont je t’ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place et te confier les délices de mon cœur14 ». Aussi, celui en qui les femmes du sérail voient un « monstre noir », dévoile-t-il de profondes souffrances, « enfermé dans une affreuse prison [...] toujours environné des mêmes objets, et dévoré des mêmes chagrins […] accablé sous le poids des soins et des inquiétudes15 ». Esclave eunuque, donc privé de son être et 11. Montesquieu, op. cit. ; Pierre Antoine de La Place, Oronoko, ou Le prince nègre, 1745 ; Jean-Louis Castilhon, Zingha, reine d’Angola. Histoire africaine [1769], 1993 ; Claire de Duras, Ourika [1823], 1994. 12. Montesquieu, Lettres persanes, op. cit., p. 26. 13. Voir Alain Grosrichard, Structure du sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, 1979 ; Aram Vartanian, « Eroticism and Body Politics in the Lettres persanes », 1969, p. 23-33 ; Rana Kabbani, Imperial Fictions. Europe’s Myths of Orient, 1996 ; Marie-Christine Pioffet, « L’imagerie du Sérail dans les histoires galantes du XVIIe siècle », 2001, p. 8-22. 14. Montesquieu, op. cit., p. 27. 15. Id., p. 30, 39.
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mutilé dans son corps, sa souffrance est permanente, ses désirs impossibles : « Je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur et un affreux désespoir dans l’âme16 », explique-t-il. Il ne ressent son humanité que quand il commande à ces mêmes femmes. Il fait alors preuve d’une cruauté excessive, à la mesure de son propre désespoir : lors de la révolte finale du harem, ayant reçu d’Usbek l’ordre d’exterminer les coupables, le grand eunuque devient « un tigre17 » enragé. Il s’explique à Usbek dans sa courte missive (lettre CLX) : J’ai pris mon parti : tous les malheurs vont disparoître ; je vais punir. Je sens déjà une joie secrète ; mon âme et la tienne vont s’apaiser ; nous allons exterminer le crime, et l’innocence va pâlir. O vous, qui semblez n’être faites que pour ignorer tous vos sens et être indignés de vos désirs mêmes, éternelles victimes de la honte et de la pudeur, que ne puis-je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux, pour vous voir étonnées de tout le sang que je vais y répandre18 !
Après s’être identifié avec son maître (« mon âme et la tienne vont s’apaiser ; nous allons exterminer le crime »), Solim s’identifie avec toutes les femmes (« éternelles victimes de la honte et de la pudeur »), et annonce une vengeance qu’il va noyer dans le sang, où « tous les malheurs vont disparoître », vengeance contre le maître qui a fait de lui un esclave, contre les femmes maîtresses et esclaves. Cette vengeance peut se voir comme une métaphore de la vengeance contre l’oppression de l’esclavage : Solim s’en approprie les pratiques, esclave révolté dont la violence hante tout le siècle19. Le motif de l’esclave révolté est déjà présent dans la littérature de l’époque, comme l’atteste le succès d’Oronoko, et deviendra récurrent de Mercier, à Raynal, et dans les écrits des amis des noirs pendant la révolution20. La représentation de l’eunuque noir dans les Lettres persanes élabore sur plusieurs modalités de la représentation du corps noir : sans sexe dans un lieu de sexualité, noir environné de femmes que l’Europe se représente blanches (que l’on songe au contraste, si commun dans la peinture orientaliste, de l’esclave noir à côté de la femme blanche et nue du harem), esclave mutilé 16. Id., p. 40-41. 17. Id., p. 401, 404. 18. Id., p. 409. 19. Sylvie Romanowski ne prend pas vraiment en compte la condition d’esclave des eunuques et des femmes et voit plutôt dans cet événement une « reversion to an absolute, top-down, and violent form of power », Through Strangers Eyes. Fictional Foreigners in Old Regime France, 2005, p. 112. 20. Louis-Sébastien Mercier, L’an deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fut jamais, 1770 ; Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes [1774], L. XI, 1780. Pour la rhétorique contre la traite et contre l’esclavage, voir Yves Benot, op. cit.
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par le fer, obsédé sexuel, être souffrant et désespéré, monstre enragé, il est l’autre absolu du lecteur qui voit confirmés ses pires cauchemars sur le corps noir. Mais il montre aussi le Noir qui se venge de l’esclavage dont il a été victime, comme agent de sa propre destinée, motif qui sera repris et développé dans les deux textes, Oroonoko et Oronoko. En 1745, Pierre-Antoine de La Place, traducteur de Shakespeare et de Tom Jones, publie la traduction du roman d’Aphra Behn, Oroonoko21 avec le titre Oronoko. Oroonoko est un prince africain dont le grand-père convoite celle qu’il aime, Imoinda. Capturé et vendu comme esclave au Surinam, il étonne par sa noblesse. Il retrouve Imoinda, l’épouse, mais il se rebelle contre sa condition et fomente une révolte d’esclaves. Capturé, torturé, il réussit à s’enfuir avec sa femme. Plutôt que d’être recapturés, les deux époux décident de se tuer ; Oroonoko tue sa femme, mais sans force ne peut se tuer lui-même. Cependant, il mourra de ses blessures. Dans le texte de La Place, plus long que celui de Behn, le héros survit à ses mésaventures, et retourne en Afrique prendre la place de son aïeul sur le trône avec son épouse qui a survécu aux blessures qu’il lui avait infligées. Dans la préface à sa traduction, La Place explique pourquoi il a transformé le texte de Behn : « Pour plaire à Paris, j’ai cru qu’il fallait un habit Français22 ». Dans la problématique du corps, les ajouts et les omissions de La Place sont particulièrement significatifs. Oroonoko est un personnage exceptionnel autant par sa noblesse, son intelligence, sa bravoure, que par sa beauté. Behn s’étend longuement sur son apparence physique : He was pretty tall, but of a Shape the most exact that can be fancy’d. The most famous Statuary cou’d not form the Figure of a Man more admirably turn’d from head to Foot. His Face was not of that brown, rusty Black which most of that Nation are, but a perfect Ebony, or polish’d Jett. His Eyes were the most awful that cou’d be seen, and very piercing ; the White of ‘em being like snow, as were his teeth. His Nose was rising and Roman, instead of African and flat. His mouth, the finest shap’d that cou’d be seen ; far from those great turn’d Lips, which are so natural to the rest of the Negroe The whole Proportions and Air of his Face was so noble, and exactly form’d, that bating his Colour, there cou’d be nothing in Nature more beautiful, agreeable and handsome23.
21. Aphra Behn, Oroonoko, or The Royal Slave. A True History [1688], 1997. 22. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. vii. 23. Aphra Behn, op. cit., p. 13-14. Annie Rivara montre comment Laplace a revu son texte selon « une esthétique aussi déterminante que non explicite », dans « “Oronoko ou le Prince Nègre”, la traduction du “Royal Slave” d’A. Behn, par La Place », La traduction des langues modernes au XVIIIe siècle, ou « La dernière chemise de l’amour », 2002, p. 109-138. Je remercie David Diop de l’université de Pau de m’avoir signalé cette étude.
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La traduction de La Place est en grande partie très fidèle24. Il passe toutefois sur le regard redoutable d’Oronooko (« His Eyes were the most awful that cou’d be seen »), et ne compare pas la perfection de son corps (« the perfection of his person ») à celle de son esprit ; selon Behn, Oroonoko serait l’égal d’un homme blanc et chrétien : There was no one Grace wanting, that bears the Standart of beauty […] who-ever had heard him speak, wou’d have been convinc’d of their Errors, that all fine Wit is confin’d to the White men, especially those of Christendom25.
À côté, la traduction de La Place paraît bien pale : « Rien, enfin, ne sentoit en lui le Barbar ; & il se conduisoit en toute occasion, comme s’il avoit été élevé dans quelque Cour de l’Europe26 ». À chaque fois que le texte de Behn évoque les similarités entre l’homme blanc et l’homme noir, qu’il pousse le panégyrique jusqu’à même suggérer la supériorité d’Oroonoko sur beaucoup de blancs, le texte de La Place résume, et même, omet. Ces omissions ne sont pas le produit de la paresse du traducteur : le texte de La Place est travaillé avec beaucoup de soin. Le problème est tout autre. Adapter le roman anglais au goût français n’est pas seulement affaire de style mais d’acceptation par une culture qui n’envisage la représentation du Noir que selon un discours entendu. De même qu’Usbek et son interlocuteur partageaient leur conception de la négritude, de même La Place suppose chez son public une certaine image du Noir. Quand apparaît Imoinda, la compagne d’Oronoko, les transformations du texte de Behn sont particulièrement frappantes. Selon Behn, Imoinda est l’équivalent féminin d’Oroonoko : To describe her truly, one need say only, she was Female to the Noble Male ; the beautiful Black Venus to our young Mars, as charming in her Person as he, and of delicate virtues. I have seen an hundred White Men sighing after her, and making a thousand Vows at her feet, all vain, and unsuccessful : And she was, indeed, too great for any, but a Prince of her own Nation to adore27.
24. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. 19-20. 25. Aphra Behn, op. cit., p. 14, 15 : « Il ne lui manquait rien de la grâce qui signale la beauté […] quiconque l’entendait parler, aurait été convaincu de ses erreurs, que toute finesse de l’esprit est l’apanage des hommes Blancs, surtout ceux de la Chrétienté ». Toutes les traductions des citations de Behn sont de ma main. 26. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. 18. 27. Aphra Behn, op. cit., p. 14 : « Pour la décrire véritablement, il suffit de dire qu’elle était le Féminin de l’Homme Noble ; la belle Vénus Noire de notre jeune Mars, aussi charmante dans sa personne que lui, et aux vertus délicates. J’ai vu une centaine d’Hommes Blancs soupirant après elle, et faisant des milliers de serments à ses pieds, tous vains, et sans succès : Et elle était, vraiment, trop noble pour eux, sauf pour l’adoration d’un Prince de sa propre nation ».
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Chez La Place Imoinda a des attraits similaires : Je ne peindrai ses charmes, qu’en disant, qu’elle étoit femme, en ce que le Prince étoit en homme ; & que sa vertu surpassoit ses attraits. J’ai vû les plus distingués de nos Blancs, soupirans pour elle, exprimer à ses pieds leurs vœux & leurs désirs, sans pouvoir parvenir à la rendre sensible28.
Or, sous la plume de La Place, cette « Black Venus » devient blanche. Il faut croire que ce changement fit fantasmer les lecteurs français, car la quatrième édition, apparemment publiée à Londres en 1769, est illustrée d’une série de scènes érotiques interraciales29. On ne peut que conjecturer sur les raisons qui ont porté La Place à faire l’impossible, blanchir un corps noir. Ne peut-il concevoir le désir d’hommes blancs à son égard ? En quoi le contraste homme noir / femme blanche est-il plus adapté à l’« habit français » ? Ce qui ressort c’est que La Place ne saisit pas le corps noir de la même façon que Behn. Il lui refuse tout ce qui le rend trop étrange, comme les cicatrices rituelles qui marquent le torse d’Oroonoko, sur lesquelles Behn s’étend longuement, et que le traducteur ne mentionne pas. Ce n’est pas tant que La Place élabore moins sur le corps, il s’en détourne. Pour le comprendre, il faut comparer ce que devient entre ses mains la longue description de la torture d’Oroonoko / Oronoko, après que celui-ci ait été capturé à la suite de la révolte des esclaves, et, en particulier, comment il reprend les effets de cette torture sur le corps de l’esclave. Behn explique : When they thought they were sufficiently Reveng’d on him, they unty’d him, almost Fainting, with the loss of Blood, from a thousand Wounds all over his Body ; from which they had rent his Cloaths, and led him Bleeding and Naked as he was ; and loaded him all over with Irons ; and then rubbed his Wounds, to compleat their Cruelty, with Indian Pepper, which had like to have him raving mad ; and, in this Condition, made him so fast to the Ground that he could not stir30.
La description de La Place est plus sobre : Lorsque Byam vit, par la quantité de sang qu’avoient perdus les trois Africains, qu’ils ne seroient, de long-tems à craindre, il les fit délier ; & après les avoir donnés en spectacle, à toute la colonie, il ordonna que leurs corps sanglants, fussent lavés, avec une infusion du plus violent poivre des Indes31.
28. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. 22. 29. Voir les remarques de l’éditeur à l’édition citée, p. 152. 30. Aphra Behn, op. cit., p. 57 : « Quand ils eurent décidé qu’ils s’étaient suffisamment vengé sur lui, ils le délièrent presque expirant, avec la perte de sang, de mille blessures sur tout son corps, dont ils avaient déchiré les vêtements, et ils le conduirent, tel qu’il était, ensanglanté et nu ; et ils chargèrent son corps entier de fers ; et ils frottèrent ses blessures, pour parfaire leur cruauté, avec du Poivre Indien, ce qui le rendit comme fou ; et, dans cette condition, le forcèrent si vite au sol qu’il ne pouvait plus bouger ». 31. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. 99.
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Le corps mutilé, souffrant l’enfer, est escamoté ; les effets du supplice, passés sous silence. Dans la version originale, Oroonoko tue sa femme pour éviter qu’elle ne retourne à l’esclavage32 ; chez La Place, Oronoko ne fait que la blesser33. Oroonoko, reste plusieurs jours prostré devant le corps de sa femme morte, trop faible pour se donner la mort. Quand il est découvert par ses poursuivants, il se mutile : « Look ye, ye faithless Crew, said he, ‘tis not Life I seek, nor am I afraid of Dying ; and, at that Word, cut a piece of Flesh from his own Throat, and threw it at ‘em34 » ; et encore : « he rip’t up his own Belly ; and took his Bowels and pull’d ‘em out, with what Strength he cou’d35 ». Cet épisode si brutal qui mène à la mort d’Oroonoko n’existe pas chez La Place. Par contre, Oronoko est sauvé, et retourne avec sa femme pour régner en Afrique. Les réticences de La Place devant les excès du corps noir (excès de beauté, excès de mutilation, monstruosité dans la douleur) s’expliquent sans doute par son ambition qui est de « donner de la liaison à certains faits […] en adoucir d’autres, & […] développer tout l’intérêt, dont le fonds m’a paru susceptible36 », autrement dit de faire du roman. Alors que Behn avoue n’avoir nullement envie d’amuser ses lecteurs (son texte se veut documentaire : son but est de chroniquer la vie d’un grand homme qu’elle a connu personnellement37). La Place tient à plaire : il s’agit-là d’une histoire mémorable dont le protagoniste, un prince noir, est le héros. Le roman exige une capacité de sympathie que le lecteur ne peut éprouver devant un héros irréductiblement différent. La Place doit donc diminuer l’impact du corps noir, trop étranger. En devenant Oronoko, Oronooko rejoint les héros de la tradition narrative dont la couleur de peau pâlit devant leurs exploits. Son texte gagne en qualité romanesque, mais perd de sa valeur de démonstration sur les méfaits de l’esclavage. Le choix du traducteur pour le romanesque au dépens du témoignage historique signale aussi l’ambivalence du public français vis à vis du corps noir : à la fois attirant et repoussant, en deçà, ou au delà, des critères esthétiques dominants, on ne peut l’assimiler qu’en atténuant la singularité qui lui est propre. 32. Aphra Behn, op. cit., p. 60. 33. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. 111. 34. Aphra Behn, op. cit., p. 62-63 : « Regardez donc, vous, équipage sans foi, dit-il, ce n’est pas la vie que je recherche, pas plus que je n’aie peur de mourir ; et, à ces mots, il coupa un morceau de chair de sa propre gorge et le leur jeta ». 35 Id., p. 63 : « Il déchira son propre ventre ; et pris ses entrailles et les tira, avec toute la force qu’il pouvait ». 36. Pierre Antoine de La Place, op. cit., p. ix. 37. Comme elle l’explique dans sa préface dédiée au Lord Maitland, elle avait tout fait pour sauver celui qu’elle avait rencontré lors de ses voyages, et qu’elle nomme « The Royal Slave », l’esclave royal, Aphra Behn, op. cit., p. 7.
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On peut mesurer toute l’ambivalence ressentie devant le corps noir en analysant le personnage de Zingha, reine d’Angola de 1624 à 1663, et héroïne du roman de Castilhon. Comme Behn, l’auteur ambitionne de faire la chronique définitive d’une vie illustre, celle d’une reine légendaire38. Mais alors que Behn situait la destinée d’Oroonoko dans son corps, Castilhon veut faire le portrait moral d’une femme au destin exceptionnel. Aussi Castilhon ne donne-t-il aucune description physique de Zingha. Bien née et généreuse, elle est victime de son destin qui la transforme en monstre : « sa vie ne fut qu’un épouvantable tissu de crimes et d’horreurs. […] les disgrâces presque continuelles qu’elle essuya, changèrent en humeur sombre et tyrannique la fierté de son âme, et la sensibilité de son cœur39 ». Ce portrait de Zingha ignore la description des traits physiques pour se focaliser sur les faits historiques et tente d’expliciter la monstruosité morale de la reine par le contexte historique. Néanmoins, il reprend la typologie courante du corps noir pour en accentuer certains traits dont la fonction semble être de l’aliéner davantage du lecteur. Car le corps de Zingha est bien présent dans le texte, et cela selon deux modalités distinctes. Selon la première, Zingha est associée aux animaux sauvages de l’Afrique dont elle fait facilement ses victimes. La voici partie à la chasse : Armée de ses flèches et altérée de carnage, elle avait jonché la terre de serpents, de lions, de tigres ; sa route était marquée par le sang de tous les animaux venimeux ou paisibles qu’elle avait rencontrés, et le soleil sortait à peine des barrières de l’Orient, que répandant l’épouvante et la mort dans toute la contrée, elle était déjà loin du ténébreux asile où elle avait passé la nuit40.
Les termes de rage, fureur, atrocité, sauvagerie qui évoquent les animaux sauvages reviennent répétitivement pour la définir, et sont repris dans les termes de la deuxième modalité qui élabore sur la première. Selon le texte de Castilhon, Zingha, qui a été écartée de son trône par une trahison, s’allie avec les Giagues ou Jagas, pour reprendre le contrôle de son royaume. Or les Jagas forment : une nation guerrière, féroce, anthropophage, l’effroi de tous les peuples qui habitent ces régions barbares : ce sont les terribles Giagues ou Jagas, célèbres par leurs crimes, par leurs goûts détestables et les excès de leur atrocité. […] c’est une foule de monstres plus affreux les uns que les autres, tous altérés de sang, et jamais rassasiés de crimes. […] Jamais un peuple ne fut ni plus cruel, ni plus férocement superstitieux que les Giagues41. 38. « C’est Zingha que je me suis proposé de faire connaître ; c’est une Reine ambitieuse, fière et farouche que j’ai voulu montrer », « Préface », Jean-Louis Castilhon, op. cit., p. 4. 39. Id., p. 20. 40. Id., p. 39. 41. Id., p. 29.
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Cette alliance permet à Zingha de résister à l’avance portugaise, et de reprendre le pouvoir. Mais pour se faire accepter parmi eux, elle doit accepter leur pratique, « manger publiquement de la chair humaine, telle qu’elle lui est présentée, et c’est communément un homme ou un enfant récemment égorgé, dont les membres sont palpitants encore, qu’on lui offre à dévorer42 ». D’animale elle est devenue un monstre cannibale. Cette aberration est d’autant plus démesurée qu’elle est associée à une sexualité effrénée : Zingha qui assouvit ses désirs parmi les prisonniers de guerre, pour ensuite les exécuter de sa main, dévore donc ses victimes sexuellement, puis, littéralement. Ainsi, toutes les modalités du corps de Zingha sont monstrueuses, et se conjuguent entre elles ; Sade s’en souviendra quand il écrira Aline et Valcour alors qu’il est emprisonné à la Bastille, et que la révolution éclate à ses portes 43. Nous n’avons qu’une image du corps de Zingha lorsqu’elle est au pinacle de ses pratiques cannibales : « Souvent, telle qu’une Bacchante, elle paraissait en public, nue, les cheveux épars, le carquois sur l’épaule, et son arc à la main ; la poitrine élevée, les yeux étincelants, on l’entendait appeler à grands cris ses Généraux44 ». La deuxième partie de l’ouvrage décrit la rédemption du corps de Zingha, et montre comment il est intégré dans la vision civilisée du lecteur. Cette rédemption (d’ailleurs répété, car Zingha a une fois abjuré) ne se fait que par le baptême catholique ; c’est alors qu’en bonne chrétienne, elle acceptera le contrôle portugais sur son royaume. L’assimilation de son corps aux normes européennes signale l’assimilation coloniale de son pays. On l’a compris ; Zingha est l’anti Oroonoko, son négatif. Pourtant les deux personnages ne sont pas aussi différents qu’on pourrait le penser. La beauté plastique d’Oroonoko est remplacée par la sauvagerie animale de Zingha, mais celle-ci suggère une certaine beauté furieuse dans l’horreur ; femme d’état, elle est héroïque et a de la grandeur, tant à la tête de ses armées, que dans ses aspirations nationales. Elle ne devient cannibale que forcée par les circonstances, de même qu’Oroonoko, désespéré, était devenu furieux, coupant sa propre gorge, ses propres entrailles, et les avait jetées à la figure des Européens lancés à sa poursuite. Entre 1745, la date de la publication d’Oronoko, et 1769, celle du roman de Castilhon, la perception de l’Africain a bien évolué : son corps a perdu sa qualité plastique et devient le locus de la 42. Id., p. 56. 43. Voir la notice de Michel Delon pour son édition du marquis de Sade, Aline et Valcour, ou le roman philosophique, 1990, et Catherine Gallouët, « Sade, noir et blanc : Afrique et Africains dans Aline et Valcour », 2005, p. 65-78. 44. Jean-Louis Castilhon, op. cit., p. 4.
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monstruosité, une monstruosité qui y existait, en germe, et qui éclate alors même que commence la vraie conquête de l’Afrique45. Notre dernier personnage est Ourika, la protagoniste du roman de Claire de Duras. Le roman ne parut qu’en 1823, mais son sujet est ancré dans l’Ancien Régime. Ourika a été sauvée d’un vaisseau négrier alors qu’elle était tout enfant, ramenée du Sénégal en France, et confiée à l’aristocrate Mme de B. qui l’élève comme sa fille. Ourika jouit de tous les avantages de la position de sa protectrice, et grandit sans aucune conscience de la couleur de sa peau : Je n’étais pas fâchée d’être une négresse : on me disait que j’étais charmante ; d’ailleurs, rien ne m’avertissait que ce fut un désavantage : je ne voyais presque pas d’autres enfants : un seul était mon ami, et ma couleur noire ne l’empêchait pas de m’aimer46.
Pourtant, il s’agit bien d’« erreur » et d’« aveuglement » comme elle l’admet plus tard, car de toute évidence elle est perçue autrement par son entourage, et encouragée à rester autre. Ainsi, on la voit « vêtue à l’orientale, assise aux pieds de Mme de B. » écoutant, « sans la comprendre encore, la conversation des hommes les plus distingués de ce temps-là ». Son costume la désigne à tous comme « orientale », en position d’infériorité, ignorante, ne désirant « rien de plus »47. Ainsi encore, Mme de B. n’hésite pas à la donner, littéralement, en spectacle, lors d’une fête organisée où « pour faire briller » son talent de danseuse, elle doit exécuter une danse africaine, la Comba soigneusement restituée selon des documents variés : La danse était piquante ; elle se composait d’un mélange d’attitudes et de pas mesurés ; on y peignait l’amour, la douleur, le triomphe et le désespoir. Je ne connaissais encore aucun de ces mouvements violents de l’âme ; mais je ne sais quel instinct me les faisait deviner ; enfin je réussis48.
Ourika joue parfaitement son rôle d’Africaine de service. Un jour, elle surprend une conversation entre sa protectrice et une de ses amies. « Je veux vous parler d’Ourika [dit cette dernière] ; elle devient charmante, son esprit est tout à fait formé, elle causera comme vous […] mais que deviendra-telle ? et enfin qu’en ferez-vous49 ? ». Ourika comprend enfin : « je vis tout, je me vis négresse, dépendante, méprisée, sans fortune enfin50 ». Ourika a pris conscience qu’elle est définie et circonscrite par la couleur de sa peau. 45. En définitive, l’ouvrage de Castilhon est bien un ouvrage colonial, en ce qu’il fait la médiation entre plusieurs cultures. Voir Abdul Jan Mohamed, art. cit., p. 104. 46. Claire de Duras, op. cit., p. 8-9. 47. Id., p. 9-10. 48. Id., p. 10-11. 49. Id., p. 12. 50. Ibid.
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Comme les esclaves dont le destin est régi par le Code noir, Ourika se découvre confinée à sa couleur noire où toute son identité, toute sa fonction, tout son avenir sont inscrits. Cette information, Ourika l’épouse, la fait sienne, au point qu’elle en transforme son propre corps. Elle ne peut plus, littéralement, « se voir » : J’épuisai ma pitié sur moi-même ; ma figure me faisait horreur, je n’osais plus me regarder dans une glace ; lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un singe ; je m’exagérai ma laideur, et cette couleur me paraissait comme le signe de ma réprobation ; c’est elle qui me séparait de tous les êtres de mon espèce, qui me condamnait à être seule, toujours seule51 !
Alors que sa santé s’altère, la Révolution lui apporte d’abord l’espoir d’être appréciée à sa juste valeur plutôt que selon des normes raciales, mais son espoir devient une désillusion qui ne fait qu’empirer aux nouvelles de la révolution de Haïti : « Les massacres de Saint-Domingue me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins52 ». Après la Révolution, la vie reprend son cours et Mme de B. reçoit de nouveau chez elle : mais cette nouvelle société qui ne sait que faire d’Ourika la regarde avec mépris. Sa condition de femme noire dans un monde blanc, sans avenir et vouée à la solitude, mine son corps qui se défait peu à peu. Elle en tombe malade ; elle ne se relèvera pas. Avec Ourika, les modalités sur lesquelles se conjugue le corps noir subissent une transformation radicale. La beauté plastique d’Oroonoko, métaphore de sa beauté morale, est remplacée par une beauté morale, sans possibilité d’expression, qui habite un corps vécu comme laid. Le magnifique héros noir devient une pauvre victime ; le personnage singulier devient une non personne, un non individu, sans présence corporelle, mais qui se voit en singe. Être noir maintenant c’est disparaître, être évacué de la norme, souffrir la douleur morale et la maladie. Le contraste est saisissant entre Oroonoko et Ourika. L’être noir n’est plus un héros exemplaire, mais un être coupable qui n’a aucune place dans la société de l’Ancien Régime. Mais, en même temps, ne reconnaît-on pas chez Ourika l’accent des plaintes de Solim, de celles d’Oroonoko / Oronoko, même celles de Zingha quand elle s’élève contre l’avance coloniale portugaise ? Le geste d’auto mutilation d’Oroonoko, qui rappelle la mutilation forcée de l’eunuque, ne mène-t-il pas directement au déni de son corps par Ourika ? Zingha n’est-elle-pas héroïque dans l’horreur, comme Oroonoko et Oronoko le sont dans leur
51. Id., p. 14-15. 52. Id., p. 21.
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perfection ? Ces personnages n’ont-ils pas tous leurs moments d’animalité, qu’ils soient décrits par le narrateur, ou ressentis comme tels par le personnage lui-même, comme c’est le cas pour Ourika ? C’est que malgré ses variations apparentes, le discours sur l’Africain demeure un discours homogène ; le corps noir, dans la fiction narrative du XVIIIe siècle, qu’il soit beau ou laid, appartient toujours à un discours prédéterminé que la deuxième vague de la colonisation qui se profile à l’horizon surdétermine encore davantage. Catherine Gallouët Hobart and William Smith Colleges
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Le paradoxe de la nudité chez Sade
Chez Sade, la multitude de corps nus ne suffit pas au désir du libertin. Pour accéder à la jouissance, il lui faut davantage mettre à nu. « Déshabiller » des corps déjà nus apparaît comme un paradoxe, celui d’une impossibilité physique et formelle. J’appelle ce paradoxe de la nudité « la toilette victimaire » en rappel de la toilette mortuaire ; c’est la seule démarche capable de donner aux corps l’apparence et la consistance adéquate au plaisir sadien mais c’est aussi celle qui donne la mort. La scène se situe dans l’Histoire de Juliette ou la prospérité du vice. En quittant Pietra-mala pour traverser les Apennins, Juliette et Sbrighani, accompagnés de leurs domestiques, sont surpris en pleine action libertine par un géant de sept pieds trois pouces. C’est Minski, l’ogre des Apennins qui les invite à le suivre pour dîner : Douze filles nues, de vingt à vingt-cinq ans, servirent les plats sur les tables vivantes ; et comme ils étaient d’argent et très chauds, en brûlant les fesses et les tétons des créatures qui formaient ces tables, il en résulta un mouvement convulsif très plaisant, et qui ressemblait aux agitations des flots de la mer1.
Les corps nus qui défilent se superposent et reçoivent à l’envi d’autres masses corporelles : des sièges-socratiseurs2 reçoivent des convives reliés par le geste aux serveurs de corps en morceaux, débités et placés sur des plats d’argent. Le géant des Apennins est un ogre dans la plus esthétique complétude et pour ses besoins indissociables de décharge et de bouche, il dispose de corps en nombre : « J’ai deux harems : le premier contient deux cents petites filles de 5 à 20 ans ; je les mange à force de luxure quand elles se trouvent suffisamment mortifiées, deux cents femmes de vingt à trente ans sont dans le second, vous verrez comme je les traite3. »
1. Sade, Histoire de Juliette ou la prospérité du vice, Œuvres complètes, 1998, t. 3, p. 707. 2. « mon derrière ainsi que les vôtres, en se nichant dans ces fauteuils, vont être appuyés sur les doux visages ou les blancs tétons de ces demoiselles, c’est pour cela que je vous prie de vous trousser, mesdames, et vous, messieurs, de vous déculotter […] », id., p. 706. 3. Id., p. 703.
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Bien sûr, le cannibalisme de Minski représente une exception : il consomme de la chair humaine de manière systématique et fréquente, ce qui n’est pas le cas des autres libertins qui se livrent, eux, à un cannibalisme occasionnel. Les harems du couvent de Sainte-Marie des bois, le pensionnat de Rodin, le monastère du carme Claude ou encore la Société des Amis du crime présentent également une kyrielle de corps. Aussi, cette exposition corporelle intègre-t-elle la nudité dans le paysage fictionnel sadien. Le conditionnement alimentaire explique chez Minski la nudité de rigueur mais elle sert en général le prêt à l’emploi libidinal. C’est le corps nu en haut débit ! Mais ce qui présente des avantages dans l’urgence nuit paradoxalement à l’action elle-même : trop de corps en nudité nuisent au désir. La libido s’en trouve affectée, le désir en est amoindri. Car devant ce bataillon de corps, l’appétence n’est effectivement plus la même. On assiste, impuissant, à une vulgarisation de la nudité, une banalisation des corps nus pour le moins préjudiciable. En effet, comme nous allons le voir, il faut plus à un libertin sadien. La mise à nu prime dans un premier temps sur son résultat. Octavie est enlevée pour le compte des quatre récollets de Sainte-Marie des bois, alors qu’elle gagnait le lieu de ses noces. Lorsqu’elle paraît devant eux c’est la mise à nu : « Allons, sacredieu, lui dit insolemment le supérieur […], allons, faites-nous promptement voir si le reste de vos charmes répond à ceux que la nature a placés avec tant de profusion sur votre physionomie4. »
Octavie est choquée et tente d’échapper à la scène qui se prépare mais Sévérino la prévient : « Comprends donc, petite garce, lui dit-il avec impudence, que tu n’es plus maîtresse ici, et que ton seul lot est la soumission ; allons, nue5 ». Octavie se défend, répand des larmes. La mise en train libidinale dépend bel et bien davantage de la mise à nu que de la nudité elle-même. Et pourtant, ce qui va déterminer la décharge du libertin en crise ce n’est pas débarrasser le corps de ce qui lui fait entrave. Libérer le corps de ses vêtements n’est pas suffisant. Il faut une emprise directe sur les chairs et le sang. La mise à nu conventionnelle est psychologiquement préparatoire, mais sur le plan libidinal, elle ne représente rien. Octavie s’en rend compte de la pire manière qui soit. Clément ordonne, elle s’exécute mais elle sait déjà que cela ne la garantira pas des maux à venir et que « malgré le plus bel étron, ses charmantes petites fesses sont pincées, mordues, mises en sang6 ».
4. Sade, La nouvelle Justine, Œuvres complètes, 1995, t. 2, p. 699. 5. Id., p. 699. 6. Id., p. 701.
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C’est la mise en douleur et en couleurs qui provoque la crise finale. Et cette extase demande préparation. Dans la fiction sadienne, les invalides de Cythère ne manquent pas et tout est mis en œuvre pour remettre en train les moins comme les plus priapiques revenus de coït à répétition. Bien sûr, les repas comme les dialogues philosophiques et les récits des historiennes de Silling ont leur importance dans la mise en train libidinale mais sur le plan physique, l’action apéritive doit porter sur le corps lui-même. Il faut préparer les corps à l’incursion coïtale. Cette préparation n’est pas la même selon qu’il s’agisse des corps de libertins ou des corps de victimes. Pour les premiers, les instigateurs de ces préliminaires, il s’agit bien d’une préparation, pour les seconds, c’est un conditionnement que nous appellerons : « conditionnement victimaire ». Pour les uns, le fouet, pour les autres, l’étrille, le couteau, le bistouri… Ce prélude constitue une véritable transformation. Après, rien ne pourra réparer le geste : il est unique et irréversible. Il faut faire du corps une masse qu’on peut mettre à mal, rendre libidinalement praticable et pour ce, il faut déshumaniser l’individu qui y siège. Aussi, en préliminaires à la préparation du corps proprement dit, il y le conditionnement victimaire dont l’action prédominante est la réduction à l’état de bête : Justine suit dans la montagne le jeune homme à qui elle a sauvé la vie. Mais, arrivés à destination dans ce « château perché sur la crête d’une montagne au bord d’un précipice affreux7 » le ton change et les intentions se dévoilent. Bienvenue chez Roland : « Je te mène servir des faux-monnayeurs, dont je suis le chef […].Vois-tu ce puits […] où quatre femmes, nues et enchaînées, faisaient mouvoir une roue ; voilà tes compagnes, et voilà ta besogne. […] tu travailleras journellement dix heures à tourner cette roue, et […] tu satisferas, comme ces femmes, tous les caprices où il me plaira de te soumettre […]. Pour ta liberté, renonces-y, tu ne l’auras jamais. Quand tu seras morte à la peine, on te jettera dans le trou que tu vois à côté de ce puits, avec deux cents autres coquines de ton espèce qui t’y attendent, et l’on te remplacera par une nouvelle8. »
Aucun espoir dans ce statut de bête de somme, le remplacement de celle qui faillit à la peine est systématique. La nouvelle venue n’est plus un individu mais une bête. Bientôt les chaînes qui entravent son corps lui enlèveront les dernières traces d’humanité. Sans espoir de changement, pas de révolte. Elle n’a plus qu’à se livrer en pâture puisque tel est son sort. Se livrer comme corps jusqu’à la dénature. L’érotisme sadien s’épanouit dans la démesure, l’exploitation des possibles. C’est l’impossible envisagé et tenu qui détermine la décharge. Et pour que celle-ci soit la plus belle qui soit, le corps doit se prêter au jeu. Ce
7. Id., p. 1009. 8. Id., p. 1010.
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qu’il deviendra en tant que corps n’a pas d’importance, seule la masse est digne d’intérêt et pour la rendre praticable, il faut la préparer, faire passer le corps à une masse victimisable quel qu’en soit le prix. C’est ce que j’appelle « faire la toilette victimaire ». Cette toilette est sans appel. Son issue c’est la décharge et la mort dans la majorité des cas. Son caractère définitif en fait une action ante mortem et participe à priori au conditionnement psychologique. Minski le dit : il dévore les petites filles lorsqu’elles sont mortifiées par les abus libidinaux dont elles ont fait l’objet, la chair est plus tendre. Le paradoxe de cette toilette est de s’effectuer sur un corps dénudé au préalable. Que reste-t-il à enlever pour obtenir cette nudité nouvelle, enfin jouissive ? Le supplice de Madame de Noirceuil dans Juliette ou la prospérité du vice est représentatif de cette toilette. Après avoir été molestée un quart d’heure par le ministre St-Fond, les larmes viennent. Elle est prévenue : ce soir Noirceuil se débarrasse de son épouse. On lui signifie même qu’il s’agira d’un meurtre. Le conditionnement psychologique terminé, on attendrit la peau « ses tétons, ses bras, ses cuisses, ses fesses, et généralement toutes les parties charnues de son corps, commençaient à porter des marques sensibles de la férocité de ces scélérats9 ». Simultanément on prépare les articulations à laisser libre cours à la matière qu’elles retiennent. Une fois les articulations rompues et la peau fendue, la chair ne sera plus retenue par quoi que ce soit ; pour parvenir à ce résultat, on fixe la victime « dans un très grand écartement les pieds attachés à terre et les mains arrêtées au plafond10 ». L’ultime processus victimaire peut commencer : On lui mit, dès qu’elle fut dans cette attitude, douze bougies allumées entre les cuisses, en telle sorte que les flammes, pénétrant d’une part dans l’intérieur du vagin ou sur les parois de l’anus, et calcinant de l’autre la motte et les fesses11.
On lui brûle le dessous du nez, les paupières puis dans le feu de l’action un œil tout entier. Juliette invite à asperger son corps d’esprit de vin et à l’enflammer. Le résultat est monstrueux. Accéder au plaisir est désormais une course, le corps est prêt, il ne reste plus qu’à animer la matière au diapason du désir libertin. Juliette administre à ce qui reste de Madame de Noirceuil une poudre empoisonnée dans du vin d’Alicante. Le résultat ne tarde pas : « Les crises commencent ; elles sont horribles, on n’a pas d’idée des effets de ce poison ; la pauvre femme se tournait quelquefois, au point de ne plus former qu’une boule12 ». Si Noirceuil n’a pas manqué d’outrager
9. Sade, Histoire de Juliette […], op. cit., p. 376. 10. Id., p. 378-379. 11. Id., p. 378. 12. Id., p. 379.
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sa femme tout au long des préliminaires, la sodomisant à loisir, c’est en se rendant maître de cette « boule » qu’il décharge. La toilette victimaire est la condition sine qua non à l’extase sadienne. Aussi, il apparaît, dans l’ensemble des fictions, que pour être efficace, ce temps préparatoire doit faire l’objet d’une organisation rigoureuse d’où, si la fantaisie du moment a sa place, le hasard est exclu. En effet, jamais chez Sade, le libertin ne se livrera à ce que Peter Cryle13 nomme très justement la sexualité de l’élan. Quel que soit le coït envisagé, la préparation a été savamment imaginée, proposée au groupe libertin puis orchestrée. Pour être efficace, cette toilette doit être instrumentalisée. Et comme nous l’avons vu au dîner de Noirceuil, le corps doit être mis et tenu en place pour se laisser transformer. Et, pour garder la posture comme pour pratiquer la toilette, le libertin sadien a recours aux machines. Ce terme est intéressant car il désigne outre les organisations mécaniques, le corps du libertin lui-même, membre viril et mains dehors… « Justine se prête en frémissant ; la perfide machine pénètre de deux tiers ; et le déchirement qu’elle occasionne, joint à son extrême chaleur […]14 ». Il arrive aussi que l’homme délègue son action. Des animaux scarifient, éventrent et déchirent à sa place. Ce sont des bêtes féroces ou encore des dogues pour Bressac qui liquide sa parente15 ou des peaux de bêtes endossées par des hommes comme Moberti qui déchire à l’aide des griffes le corps des filles qui l’accompagnent16. Amenée par l’idée de la souffrance infligée, on maintient l’érection par la vue du sang et des chairs découvertes tout en préparant les voies libidinales à emprunter. Le corps de l’autre, quand il est dénudé fait l’objet d’une transformation presque opératoire. Il s’agira de démanteler et même de démantibuler. Ce démantèlement prend corps discursivement dans des expressions qui nient toute intégrité formelle du corps. Il ne sera plus traité dans sa globalité, de celle qui avait encore cours par nécessité le temps du rapt, mais en parties. Plus exactement, le texte comme le geste passe d’une partie à l’autre, d’une pièce à l’autre. Le corps sera pris en quartiers, débité dans le verbe comme dans l’action. En effet, le corps pris chez Sade n’est pas une unité formelle : ici on lit « foutre en con », là « foutre en cul », pléthore d’expressions où il n’est plus question que de la partie à prendre.
13. Peter Cryle, « Des gradations aux préliminaires », La crise du plaisir 1740-1830, 2003, p. 103124. 14. Sade, La nouvelle Justine, op. cit., p. 799. 15. Sa tante ou sa mère selon les versions du roman initial Justine. 16. Sade, Histoire de Juliette […], op. cit., p. 1180.
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D’abord, en surface, cette désorganisation s’épanouit dans la scarification. On prépare la peau à libérer la chair à coups de verges ou de houssines d’osier reliées en faisceau, à coup de martinet simple ou d’acier comme c’est monnaie courante chez la Durand ; mais, règle générale, tout ce qui blesse ou irrite et découvre les chairs est le bienvenu comme c’est le cas ici pour la famille Cloris, prisonnière de St-Fond : Le père et la mère se tenaient dans les bras l’un de l’autre ; à leurs pieds était la charmante Julie ; des chaînes pesaient sur leurs chairs découvertes et les froissaient ; la fraise du téton gauche de Julie passait à travers un chaînon et se trouvait déchirée par lui […]17.
En malmenant la peau, les chairs se découvrent et sont prêtes à s’échapper comme il se produit avec certains organes aussitôt mis à nu. Ce détachement des tissus modèle le corps, paradoxalement le rassemble différemment en modulant son organisation initiale. On ne distingue bientôt plus la peau sous la chair recouverte de sang incarnat ou noir lorsqu’il a séché. Les matières dès lors se renouvellent à force de superpositions et d’incrustations, la chair et le sang à leur tour recouvrent toutes les surfaces et s’épanchent : « Il y avait encore de grosses et longues épingles, dans les chairs et des gouttes d’un sang noir et caillé formaient des croûtes le long des cuisses18 ». Les couleurs changent sous la course des verges et le métal des fers. Le lexique nourrit également le paradoxe par le choix d’un vocabulaire qui a recours aux instruments. Les préliminaires du corps souffrant sont effectivement instrumentés. Les instruments peuvent différer sensiblement d’un roman à l’autre mais en règle générale tout ce qui pince, découpe, déchire se trouve en grand nombre. Pléthore d’instruments à débiter où les ustensiles de cuisine cohabitent avec la trousse du chirurgien et le matériel nécessaire à l’entretien des chevaux : on en trouve une dizaine de cas très précis : « J’en vis un autre, peu après, qui m’obligeait à me servir d’une étrille de cheval, et de le panser avec, sur tout le corps […]19 ». Puis arrive le geste mécanisé. C’est l’entrée en scène des machines à contenir la pose ne serait ce que le temps du viol mais aussi directement impliquées dans la crise libidinale. Ces machines mécaniques sont importantes en nombre comme en métaphore dans le texte sadien. Elles appartiennent à deux groupes chronologiquement complémentaires. On distingue les machines à attiser le désir, participant activement à la toilette victimaire et les machines à copuler, toutes cependant chargées de maintenir la posture. Les premières dont Les cent vingt journées de Sodome présente
17. Id., p. 466. 18. Sade, La nouvelle Justine, op. cit., p. 1016. 19. Sade, Les cent vingt journées de Sodome, Œuvres complètes, 1990, t. 1, p. 267.
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la plus grande diversité sont des machines qui flagellent, coupent, griffent, brûlent, mutilent ou tuent. Préparant le corps en le transformant en corps souffrant, ou encore en le désorganisant – par mutilation ou scarification – cette action et son résultat maintiennent et alimentent le désir du victimaire. Même si la prise de sexe ou les actes de bougrerie même répétés ne sont pas déterminants de l’extase sadienne, les derniers préliminaires s’attachent à exploiter d’autres possibles, à ménager d’autres bouches qui seront dès lors disponibles le moment venu : « Ahe !...Ahe !...Ahe !... S’écrie-t’il (C’est sa passion que nous peignons ici d’après nature) Ahe ! Ahe !...qu’on me donne des couteaux... des poignards, des pistolets... que je tue..., que je massacre..., que je déchire..., que j’assassine tout ce qui m’environne20 ». Ce ne sont encore que des prémices et déjà la fureur de Saint-Florent est à son comble. Pas encore de coït mais la victime souffre déjà mille maux. Certes, il ne s’agit plus de la violence psychologique orchestrée durant le conditionnement, mais d’une souffrance plus grande encore puisqu’elle s’inscrit dans les chairs en bouleversant le corps, masse en souffrance. Il n’est qu’à imaginer l’effet d’un peigne de fer à dents ou encore d’épines de fer brûlant sur la peau nue dont Les cent vingt journées de Sodome regorge : « On lui déchirait les deux fesses avec un peigne de fer à dents très aiguës21 ». Le résultat s’apparente à un ensemble de chairs attendries prêtes à un emploi libidinal somme toute encore « libertinement » correct22. À l’étude des actes préliminaires présentant des instruments modifiant, par contorsion ou par incision, le corps de la victime, on peut remarquer que ceux qui préludent sont ceux qui préparent le corps en surface. Puis, entrent en scène ceux qui transforment le corps jusque dans son identité – on fait d’un coup de fer rouge une fille d’un garçon. Cette deuxième phase ne correspond pas à une surenchère de désir mais bien à une seconde période de préparation du corps, qui demande sans nul doute davantage de sangfroid que la première. Bien que très occupé par son désir alors qu’on vient chercher en urgence, Bandole préconise une césarienne : Il développe, prépare tous ses instruments, et se met en devoir d’inciser le flanc : l’ouverture faite, il veut saisir l’enfant, il y parvient ; la mère expire, mais l’embryon n’arrive qu’en morceaux.[...] C’est ta faute ; pourquoi diable viens-tu me chercher quand je bande ; [...] N’importe : branle-moi, Justine...oui, dirige les flots de mon sperme sur
20. Sade, La nouvelle Justine, op. cit., p. 969. 21. Sade, Les cent vingt journées de Sodome, op. cit., p. 268. 22. John Cleland, Fanny Hill, les confidences de Madame Col, dans Classiques de la littérature amoureuse, 1996, p. 29 : « Il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir la patience de me laisser mettre le derrière en sang pour faire plaisir à des invalides de Cythère qui se délectaient à me flageller ».
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les restes sanglants de ces victimes.[...] en deux secousses, la bombe éclate ; il semblait que le paillard n’eût jamais été plus délicieusement chatouillé [...]23.
Les coupes ne sont pas le fruit de pulsions. En fait, généralement, si le libertin enfonce son scalpel, son geste est précis et la largeur de l’incision calibrée. Il ménage des bouches – synonyme de blessures24 – d’autres voies de pénétrations, signes de substitution. En fait, le libertin veut sentir la résistance de la victime jusque dans sa chair. Il y a bien entendu la défloration, la prise de l’hymen qui en règle générale rend pénible les premiers transports pour satisfaire le victimaire sans compter que certains prennent un malin plaisir à prolonger l’opération25. Aussi, cette seconde série de préliminaires s’attache à ménager des bouches, orifices à investir pour désorganiser et posséder encore jusqu’à la petite mort du libertin. Après ? Il recommencera à l’infini du désir. Et, pas de meilleure illustration de cette désorganisation libidinale que l’expérience rapportée dans la dernière partie des Cent vingt journées de Sodome : Après avoir coupé tout ras le vit et les couilles, il forme un con au jeune homme avec une machine au fer rouge qui fait le trou et qui cautérise tout de suite ; il le fout dans cette ouverture et l’étrangle de ses mains en déchargeant26.
Dans la pratique des confections de bouches, des « blessures » selon le dictionnaire de Trévoux, les préliminaires offrent une fois encore deux orientations différentes. La première tend à créer de nouveaux espaces de pénétration dont on ne conçoit pas toujours qu’ils soient aisés à posséder. La seconde aménage les orifices dont la nature a pourvu chaque individu, en modifie les dimensions voire les fonctions physiologiques. Clairwil l’a compris et s’échauffe. Elle prépare les incursions propres à mettre en train son époux de frère : « Je veux, poursuivit la garce, qui perd la tête sitôt qu’un vit lui chatouille le derrière, qu’on coupe en quatre endroits, avec un canif, les belles fesses du jeune homme, que mon frère, à ce qu’il me paraît, encule en attendant [...]27. »
Le libertin sadien éprouve le besoin, en prélude, de se rendre maître de l’espace corporel de sa victime. Il doit être dans la place. Aussi, si ce conditionnement semble passer par le marquage, l’incrustation dans les chairs de l’objet de la marque du maître, c’est à un procédé plus libidinal qu’il faut penser. En effet, les marques sont déjà faites, aux tout premiers 23. Sade, La nouvelle Justine, op. cit., p. 586. 24. « Figurément, les plaies d’un homme assassiné sont comme autant de bouches muettes », Dictionnaire de Trévoux (1742) ou Dictionnaire de l’Académie, première édition (1696), p. 84. 25. Sade, La nouvelle Justine, op. cit., p. 664. 26. Sade, Les cent vingt journées de Sodome, op. cit., p. 369. 27. Sade, Histoire de Juliette […], op. cit., p. 315.
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préliminaires par les cinglons du fouet, le pincement des soufflets, le rougissement des invectives. La volupté se mesure à l’ardeur avec laquelle sont faites les blessures. Aussi, lorsqu’on reconnaît l’érection pour une action assistée par le fer, le fer lui-même s’impose alors comme synonyme du membre viril. D’ailleurs, souvent scalpel et membre viril se croisent dans une même scène. Aussi, souvent à la vue de cette arme de chair les victimes craignent d’en être « pourfendues ». Elles le seront avant la futution28 de manière putative – la blessure symbolisant l’orifice à pourvoir – et avec pour arme le membre redouté. Chaque coup porté caractérise une secousse libidinale supplémentaire. Aussi, le fait que le libertin sadien s’attarde à ménager des bouches infimes, ici un trou d’aiguille, là celui causé par l’extraction d’une dent confirme le caractère fantasmatique de la futution physiquement impossible bien que parfois l’impossible chez Sade soit poussé à l’extrême en matière d’association coïtale29. Dans l’ordre chronologique, le second groupe d’actions illustre de la même façon cette tendance à la fantasmagorie. Le libertin sadien aménage des bouches toujours dans l’optique d’une totale main-mise sur l’objet supplicié d’un apprivoisement de la masse victimaire. Et son désir de jouir d’une telle souffrance, souffrance dont il est l’auteur conscient, se renouvelle dans les paris chirurgicaux qu’il se lance. Zulma coud le vagin de Justine, Nicette coud l’anus pour permettre à Cardoville de se délecter d’une impossible pénétration30, Minski pratique la futution avec une fillette qui disparaît sous lui31 et les roués des Cent vingt journées de Sodome offrent à plusieurs reprises des spectacles plus surprenants les uns que les autres : On brise la cloison qui sépare l’anus du vagin ; on quitte le scalpel, on renfonce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le con ? Ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l’estomac32.
Ainsi, la victime devient objet intelligible à la sémiotique du libertin : son corps est enfin torturable à souhait. Les coïts les plus improbables sont devenus possibles. Et la toilette achevée, le tableau peut commencer. Tout s’engage dans la combinatoire orifice/membre à l’infini des possibles. D’ailleurs, de la cérémonie préliminaire de préparation des chairs jusqu’à l’extase, ce ne sont plus que tentatives de prises de bouches sur la masse corporelle en souffrance. Tout est pris en compte, tout est exploité : les orifices
28. Synonyme de coït. 29. Sade, Histoire de Juliette [...], op. cit., p. 712. 30. Sade, La nouvelle Justine, op. cit., p. 1096. 31. Sade, Histoire de Juliette […], op. cit., p. 708. 32. Sade, Les cent vingt journées de Sodome, op. cit., p. 371.
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physiquement praticables – les voies naturelles – sont empruntés dans des conditions parfois extrêmes de capacité, parfois plus symboliquement que voluptueusement intéressant. Enfin, ainsi pourvue de part en part, la masse en souffrance, désormais mise en brèches rend alors le dernier soupir. À l’image des autres libertins, le libertin sadien use jusqu’à l’abus des préliminaires. Nécrophile et nécrophage, il fait durer ce qui fait ses délices jusque dans la nudité absolue : le corps sans vie continuera d’être l’objet de libidinale convoitise, à l’infini du désir… Karine Bouveur-Devos Université du Littoral Côte d’Opale
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Textes cités Cryle, Peter, La crise du plaisir 1740-1830, Villeneuve d’Asc, Presse universitaire du Septentrion, 2003. Cleland, John, Fanny Hill, les confidences de Madame Cole, Classiques de la littérature amoureuse, Paris, Omnibus, 1996 [préface de Claude Aziza]. Sade, Donatien Alphonse François, marquis de, Histoire de Juliette ou la prospérité du vice, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. 3, 1998 [éd. Michel Delon]. —, La nouvelle Justine, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. 2, 1995 [éd. Michel Delon]. —, Les cent vingt journées de Sodome, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. 1, 1990 [éd. Michel Delon].
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La représentation des corps mourants ou morts dans les fictions narratives en langue française au XVIIe siècle
La représentation des derniers instants accompagnée de celle du corps mort constitue un enjeu important du système narratif. Fénelon le soulignait, en retenant l’exemple de la mort de Didon entre tous les types de descriptions : c’est là que se mesure l’art de l’écrivain. Peindre [c’est] non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d’une manière si vive et si sensible, que l’auditeur s’imagine presque les voir. Par exemple, un froid historien qui raconterait la mort de Didon se contenterait de dire : Elle fut si accablée de douleur apres le départ d’Enée, qu’elle ne put supporter la vie ; elle monta au haut de son palais, elle se mit sur un bûcher et se tua elle-même. En écoutant ces paroles vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. Ecoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N’est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce desespoir, qu’il vous montre Didon furieuse avec un visage où la mort est déjà peinte, et qu’il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage1 ?
Pour autant, les longues descriptions sont relativement rares. Le passage de vie à trépas, ou le cadavre, sont souvent évoqués en quelques mots. Il y a un « naturel » de la mort dans les romans, qui pousse à ne pas s’y attarder. Les personnages secondaires disparaissent opportunément quand on n’a plus besoin d’eux ; les méchants sont tués pour ne plus entraver les retrouvailles du couple héroïque, qui lui ne peut mourir. Sans doute cette évidence est-elle liée à une nécessité narrative, et la fiction romanesque rejoint ici la fable dramatique : la mort d’un personnage permet éventuellement le rebondissement de l’action générale, mais marque un point final à son action propre – donc la description du corps mort fait courir au récit le risque de son arrêt funeste. Dans L’Astrée, bergères comme chevaliers meurent ou sont crus morts, entraînant des péripéties sans fin, mais sans que jamais l’on voie leur cadavre ; à l’autre bout du siècle, La princesse de Clèves est tout entière
1. Fénelon, Lettre à l’Académie, Œuvres, 1997, vol. II, p. 34.
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sous le signe de la mort, mais d’une mort dématérialisée, tournée vers une spiritualité du deuil et du renoncement à la vie2. Il vaut donc la peine de prêter attention à ces descriptions. Parce qu’elles ne vont pas forcément de soi, elles relèvent, d’un point de vue rhétorique, du morceau de bravoure spectaculaire, comme elles possèdent, du point de vue narratif, la richesse spéculaire du descriptif3. De même que la mort sanctionne le cours d’une vie, de même dans le récit romanesque le cadavre dresse le bilan des actions d’un corps en vie, qui a participé à la conduite de l’action, et se lit alors comme une allégorie de la vie : le corps mort ou mourant propose une image fonctionnelle de la mort humaine, comme un emblème inscrit dans la fiction. Les figurations du corps mort De nombreuses évocations montrent des corps stylisés d’un trait, grâce à l’usage d’un vocabulaire consacré : « spectacle », « cœur », « sang », « objet » ; le phénomène est massif dans les récits de la seconde moitié du XVIIe siècle4. Une grossière typologie permet cependant de distinguer deux grandes modalités de représentation : les corps sont mis en pièces ou sont préservés. Les corps dépecés sont d’abord ceux des criminels, car ce traitement correspond à la rétribution de leurs crimes, dans une perspective chrétienne où les corps glorieux des ressuscités sont conçus à la manière des corps dans la vie et doivent rester intacts. Voilà qui exacerbe, dans la fiction, le caractère spectaculaire des exécutions5. Ils peuvent aussi appartenir à des victimes d’autant plus pitoyables que l’intégrité du corps juste est mise à mal, comme cette jeune « Égyptienne » assassinée par la foule6 : la
2. Micheline Cuénin, « La mort dans l’œuvre de Mme de Lafayette », 1978-79, p. 89-119 ; Nicole Boursier, « Quelques fonctions du thème de la mort dans le roman de la seconde moitié du XVIIe siècle », dans La mort dans la littérature du XVIIe siècle, 1995, p. 215. 3. Sur cette notion, voir entre autres Philippe Hamon, Du descriptif [1981], 1993 ; Jean-Michel Adam et André Petitjean, Le texte descriptif. Poétique historique et linguistique textuelle, 1989. Nous nous permettons de signaler notre Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVIIe siècle. Georges et Madeleine de Scudéry, 2002. 4. Voir le beau livre d’Edwige Keller, Poétique de la mort dans la nouvelle classique (1660-1680), 1999. 5. Voir Lionello Puppi, Les supplices dans l’art. Cérémonial des exécutions capitales et iconographie du martyre dans l’art européen du XIIe au XIXe siècle [1990], 1991, et la bibliographie afférente. Exemples fictionnels chez François de Rosset, Histoires mémorables et tragiques de ce temps [1619], 1994, Histoire I, p. 63-66, 69, V, p. 178, XXII, p. 479. On consultera avec intérêt l’anthologie sous la direction de Christian Biet, Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècles), 2006. 6. Jean-Pierre Camus, L’amphithéâtre sanglant [1630], 2001, I, VI, « L’innocente Égyptienne », p. 220.
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description renvoie à la mort d’Abel, dont le sang juste a été répandu par une main criminelle, comme à celle de Jézabel, en laquelle on a injustement transformée l’héroïne. Au contraire, on trouve divers corps glorifiés, sur lesquels la mort n’a pas de prise. Ainsi Cléon au début de L’Astrée, pleurée par Tircis, ou Abradate puis son épouse Panthée dans Artamène ou le grand Cyrus, dont l’intégrité comme la beauté sont préservées pour l’éternité : Il est vray que ces magnifiques armes avoient perdu une partie de leur beauté, par l’abondance du sang qui en avoit changé les Diamants, en de si funestes Rubis : mais pour luy, il estoit si peu changé, qu’il ne paroissoit que pasle et endormy. [Cyrus] commanda [de] leur faire bastir un superbe Tombeau de Marbre et de Porphire, au mesme lieu où Panthée estoit morte : et en effet le jour suivant, un Sacrificateur Egyptien embauma ces deux Corps, à la maniere de son Païs, qui les rendoit incorruptibles [...]7.
La description des corps mourants ou morts relève du morceau de bravoure ecphrastique et suscite particulièrement les affects du lecteur, du côté d’une horreur – le substantif se trouve constamment sous la plume de Rosset ou de Camus – ou du côté d’une admiration exacerbées. Elle organise aussi le déroulement de la fiction, qui tend vers ce point d’orgue descriptif – ou va le refuser. Car il est bien difficile de figer ces corps, qui demeurent animés jusque dans le trépas : la description romanesque est particulièrement alors de la narration continuée par d’autres moyens. Les corps vont à la mort plus qu’ils ne subissent le passage à l’état de cadavre. Ils restent les sujets grammaticaux des verbes, accomplissent l’ultime trajet de manière active. Ainsi ceste Princesse declinant peu à peu, incline à son trespas : son visage change son teint encores vermeil en une couleur blesme, le lis efface les roses, ses yeux tirent leur rideau ordinaire, et n’entrevoyent la clarté que comme une ombre : son cœur au lieu de respirer pantele, ses souspirs et ses funebres sanglots monstrent le chemin de la sortie à l’ame, ces signes mortuaires donnent le signal à la mort, qui à sa venuë, fait sortir le dernier vent de son haleine8.
Parce que l’état de mort transcende la passivité, la description du corps mort est un facteur d’animation du récit. Si nous considérons maintenant l’insertion des descriptions dans le fil romanesque, la typologie que nous venons de dégager sous-tend bien une topique narrative. À l’incipit, elle soutient la stupéfaction qui nourrit la surprise de l’entrée in medias res. 7. Georges et Madeleine de Scudéry, Artamène ou le grand Cyrus [1649-1653], 1972, VI, 1, p. 26, puis p. 36-37. 8. Antoine de Nervèze, Amours diverses, divisées en dix histoires, reveuës et corrigées, 1611, f. 71v. On pourra rapprocher ce passage de la mort de Lucrèce dans Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine [1658-1661], 1973, II, 3, vol. IV, p. 1380-1381, ou de la fin de « La sanglante chasteté » chez Camus, évoquée infra.
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Je m’approchay de l’entrée de ce tombeau, et au travers d’une grille d’or dont la porte estoit fermée, je vy un spectacle si horrible que mesme en vous le racontant je ne puis m’empescher de fremir. Le Muet que vous avez sauvé, estoit enfermé dans ce sepulcre, et venoit indubitablement d’égorger un homme qui estoit estendu à ses pieds. [...] transporté de l’horreur de son assassinat [il] sembloit devoir perdre le sens, apres avoir perdu l’humanité. [...] il ne laissa pas toutefois de luy oster une robbe d’escarlatte dont il estoit couvert, et par une cruauté sans exemple, il luy fendit le costé gauche, et luy arracha le cœur. Je fus espouvanté d’un acte si inhumain. Celuy mesme qui le commettoit en eut une telle horreur, que le cœur et l’espée qu’il tenoit, luy tomberent des mains. Mais comme s’il eust perdu le sens, ou que tout à coup il se fust repenty de ses inhumanitez, il reprit ce cœur, le baisa plusieurs fois tout sanglant qu’il estoit : et apres luy avoir par ses pleurs et par ses hurlemens rendu les derniers devoirs, il l’enferma dans une des deux boëttes qu’il m’a reprises9.
En cours de récit, la description rythme et fait monter la tension de la narration. Ainsi l’amour d’une femme adultère chez Camus est comparé à un « esclavage qui te fera perir comme un Pharaon dedans une mer rouge, mais rouge de ton propre sang10 », annonçant la mort à venir. Elle souligne aussi le tournant d’une nouvelle péripétie : c’est là qu’interviennent les évocations, le plus souvent brèves, de faux cadavres qui égarent le jugement des personnages comme celui du lecteur pour mieux relancer le récit11. C’est en fin de narration, principale ou secondaire, qu’interviennent les descriptions les plus nourries et les plus spectaculaires, car elles ont valeur de « scène de dernière vue12 » dans l’économie romanesque : elles achèvent 9. Marin Le Roy de Gomberville, Polexandre [1641], 1978, p. 16-17. Le procédé est aussi ancien que le roman : Les Éthopiques d’Héliodore s’engagent sur le spectacle de Chariclée tenant dans ses bras le corps de Théagène ; Honoré d’Urfé noie dès les premières lignes de L’Astrée le corps de Céladon dans le Lignon. 10. Jean-Pierre Camus, Alcime, relation funeste, où se descouvre la main de Dieu sur les impies, 1625, p. 329. 11. Ainsi dans L’Astrée, outre la fausse mort de Céladon, dont le corps déformé par les signes de noyade engage toute la suite du roman, la fausse mort de Calidon ([1610], 1926, II, 11) ou encore la fausse mise au tombeau de Silvanire ([1627], 1927, IV, 3, p. 116-143). La dynamique d’Artamène ou le Grand Cyrus repose sur les fausses morts successives de Mandane puis d’Artamène, confondu avec son double narratif Spitridate. On relèvera un exemple parodique, qui par là manifeste la valeur topique narrative du faux cadavre dans l’économie romanesque. Le berger extravagant Lysis, pour échapper à son tuteur, fait semblant de se donner la mort et l’on organise la veillée du cadavre – d’un cadavre qui se met à respirer sans que l’assistance à l’exception d’un personnage, complice, ne s’en rende compte ; or c’est à cette veillée que Clarimond décide de sortir Lysis de son extravagance, acheminant le roman vers son dénouement (Charles Sorel, Le berger extravagant. Où, parmy des fantaisies amoureuses on void les impertinences des romans et de la poësie [1627], 1633, l. XII, vol. IV, p. 709). 12. Edwige Keller parle d’« inverse de la scène de première vue » (Poétique de la mort […], op. cit., p. 299). Tous les critères en fonction desquels Jean Rousset construit son modèle (Leurs yeux se rencontrèrent, la scène de première vue dans le roman, 1984) accompagnent la scène de dernière vue : soudaineté du dernier instant, même annoncé, comme le premier ; dernier regard aussi chargé d’intensité que le premier, assorti le cas échéant d’un dernier éloge de la beauté de l’aimée, symétrique de l’éloge qui accompagnait la première vue ; fin de la relation amoureuse et rupture de la communauté comme du monde intime où elle s’épanouissait, ce qui engage un déchirement absolu et une perte de la maîtrise physique symétrique de la perte des sens de la première rencontre : s’y élabore une semblable peinture de l’irrémédiable, maintenant négative.
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une construction dont la dynamique repose sur les péripéties engagées avec la scène de première vue – comme il est naturel dans un récit consacré à l’amour, puisque telle est la définition de la fiction romanesque, du Proème qu’Amyot inscrit en tête de sa traduction des Éthiopiques, à la Lettre-Traité sur les romans de Huet et à De la connoissance des bons livres de Charles Sorel13. On en lira la mise en scène la plus élaborée dans une des nouvelles enchâssées d’Artamène ou le grand Cyrus, offrant la particularité de s’ouvrir sur la première vue d’un corps que l’on prend pour un cadavre. Ce spectacle déclenche le sentiment amoureux, soutenu à la fin du récit par une scène de dernière vue en parfait écho14. Une anthropologie romanesque de la description des corps morts La description du cadavre signale une série d’attitudes collectives envers la mort, retravaillées par la fiction. Elle cristallise les traits d’un imaginaire contemporain, qu’elle le fasse entendre ou qu’elle prenne ses distances avec le cours de l’histoire. Les cadavres identifient leurs meurtriers, même bien des années après le crime15. Ce qui nous paraît relever du merveilleux les plus exacerbé reçoit créance encore au début du XVIIe siècle, comme nous le fait comprendre une longue intervention du narrateur chez Rosset, symptomatique du sérieux accordé au jugement des morts : cette créance est fondée sur l’état des connaissances physiologiques qui, avant les découvertes de Harvey puis de Robert Boyle sur la circulation du sang et sa biologie, expliquent l’animation végétative du corps par la coexistence dans les humeurs de l’âme sensitive avec l’âme immortelle16. La description du corps mourant ou mort condense les épisodes si précisément réglés d’un art de bien mourir amplifié par la pastorale de la Contre Réforme, le « Grand cérémonial17 ». En 1627, le cadavre d’un vieil avare est silhouetté comme le témoignage probant d’une mort détestable, 13. Jacques Amyot, « Proesme », Histoire Æthiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traitant des loyalles et pudiques amours de Theagenes Thessalien, et Chariclea Æthiopienne, 1547 (n.p.) ; Pierre-Daniel Huet, dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, 2004, p. 359-535 ; « Quant aux inventions de plusieurs Romans qui ont du rapport ensemble, elles viennent de ce que les accidens humains ne sont pas diversifiez davantage ; Car qu’y a-t’il parmy nous que passion d’Amour ou de Colere, avec Mariage, Guerre et Mort ? » (Charles Sorel, De la connoissancec des bons livres, 1671, p. 156). 14. Georges et Madeleine de Scudéry, Artamène ou le grand Cyrus, op. cit., III, 1, p. 227-228 et 241-243. 15. Cf. Jean-Pierre Camus, « Le témoignage du sang », L’amphithéâtre sanglant, II, 7, 2001, p. 310. Voir François de Rosset, Histoires tragiques, op. cit., XIV, p. 328 et XV, p. 346. 16. François de Rosset, Histoires tragiques, op. cit., XV, p. 346. 17. Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, 1983, p. 241-332.
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car il a trépassé en adorant son argent, seul, sans parler une dernière fois à ses proches ni recevoir les derniers sacrements18. Une nouvelle parue en 1688 enregistre le refus de plus en plus manifeste de ce cérémonial, qui accompagne la forte diminution de la mortalité due aux maladies à la fin du XVIIe siècle19 : M. D’Amboise revint de son évanouissement ; il fit prier sa femme de ne plus entrer dans sa chambre, afin qu’elle s’épargnât un spectacle affligeant et parce que sa vue lui faisait quitter la vie avec trop de regret. Il mourut le lendemain20.
La description des supplices fait dès le début du siècle l’objet d’une euphémisation de même type. Même insoutenable, elle est toujours plus sobre – si l’on peut parler de sobriété – que les châtiments réels qui font partie de l’arsenal judiciaire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, ou qui sont rapportés dans les chroniques ou les journaux : le bourreau ne manque pas son coup dans les romans21. Enfin, la description romanesque peut n’avoir plus aucun rapport avec une mort réellement advenue dont s’inspire le récit : elle corrige l’histoire. Lorsque Rosset décide de raconter la conjuration de Baïamont Tiepolo, il donne à voir le cadavre du conspirateur terriblement maltraité22, contrairement aux chroniques vénitiennes que le nouvelliste pourtant a consultées avant d’adapter l’épisode au genre de l’histoire tragique. SaintRéal, à la fin de Dom Carlos, exhibe le cadavre d’un Philippe II dévoré par les poux – le châtiment promis dans l’enfer chrétien aux hommes injustes et cruels – contrairement à la version que l’histoire a accréditée, et qui était déjà vulgarisée23. La description du corps mort dans la fiction narrative implique ainsi le retravail de ses caractéristiques visuelles au service d’une sublimation esthétique de l’amour romanesque. Les corps héroïques sont des corps glorieux, nous l’avons vu. Sur le même modèle, le récit fictionnel effectue une sublimation thanatique de
18. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., l. XI, p. 492-493. 19. Pierre Chaunu, La mort à Paris, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, 1978 ; Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, 1975 ; Michel Vovelle, La mort et l’Occident, op. cit. ; Constance Cagnat, La mort classique. Écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVIIe siècle, 1995 ; Edwige Keller, Poétique de la mort […], op. cit., ont bien montré les liens qui unissent le phénomène socio-historique et sa réception littéraire. 20. Catherine Bernard, « Le comte d’Amboise », dans Nouvelles galantes du XVIIe siècle, 2004, p. 386. 21. À l’exception, bien sûr, des nouvelles consacrées à la lecture exemplaire de la vie de Marie Stuart. 22. François de Rosset, Histoires tragiques, op. cit., XVIII, p. 396-397. 23. Edwige Keller, Poétique de la mort […], op. cit., p. 332.
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la relation amoureuse, scellant les liens qu’entretiennent Éros et Thanatos. On en relèvera trois modalités. – Le cadavre est remplacé par un tombeau ou une œuvre d’art : ainsi dans Artamène ou le grand Cyrus, outre le tombeau superbe que le héros éponyme fait élever à Abradate et Panthée, le beau corps d’une morte, Élise, est transformé par l’art romanesque en la plus belle statue qui ait existé, parce qu’elle semble un corps vivant24 ; Ménesthée pleure tous les jours auprès du magnifique monument qu’il a édifié à son amante défunte25. Les tombeaux qui ornent le Songe de Poliphile26 auraient sans doute à ce titre valeur séminale dans l’économie de la fiction romanesque. – La présence du cadavre est euphémisée. D’Urfé décrit fort peu de cadavres, sans jamais de pathos, ce qui permet à la fois de faire échapper le lecteur des années 1610 à un monde référentiel macabre et d’apprivoiser la mort27. Elle est aussi, et ainsi, en Arcadie, pour reprendre le commentaire qu’Erwin Panofsky donnait à la seconde version des Bergers d’Arcadie de Poussin28. – L’inversion des comportements amoureux et thanatique. L’amant survivant se comporte en corps mourant29, tandis que le cadavre conserve les traces de la vie. Il [Artibie] expira sans violence, à cause de la grande perte de sang qu’il avoit faite. [...] Mais ce qu’il y eut d’admirable en cette funeste advanture, fut que la mort n’effaça point de dessus son visage, quelques legeres marques du plaisir qu’il avoit eu à mourir, puis que sa Maistresse estoit morte30.
Cette sublimation en engage une autre, celle de l’ecphrasis littéraire elle-même. La description du corps mort est l’occasion de mettre au jour les procédés stylistiques et narratifs qui tissent les liens entre peinture et 24. Georges et Madeleine de Scudéry, Artamène ou le grand Cyrus, op. cit., VII, 1, p. 12-17. 25. Id., VIII, 2, p. 534-541. 26. Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile, I, XVIII. 27. Paul Pelckmans, « L’Astrée ou la discrétion de la mort apprivoisée », dans Thanatos classique, Cinq études sur la mort écrite, 1982, p. 29-58. 28. Erwin Panofsky, « Et in Arcadia ego : Poussin and the elegiac tradition », Meaning in the visual arts, 1974, p. 295-320. 29. « Elle regarda le duc d’Olsingham avec des yeux qui n’avaient presque plus de vie » (Du Plaisir, « La Duchesse d’Estramène » [1682], dans Nouvelles galantes du XVIIe siècle, op. cit., p. 276). « Il tourna les yeux vers Félime, comme pour lui dire adieu ; ensuite il les ferma pour jamais, et mourut quasi dans le même moment. Les larmes de Félime s’arrêtèrent ; elle demeura saisie de douleur, et elle regarda ce Prince mourir avec des yeux qui n’avaient plus de mouvement » (Madame de La Fayette, Zayde, histoire espagnole [1670-1671], 2006, p. 259). 30. Georges et Madeleine Scudéry, Artamène ou le grand Cyrus, op. cit., III, 2, p. 362.
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écriture, au cœur du système descriptif. Celle du corps de Damon dans L’Astrée, prise en charge par la description d’une série de peintures, est une manière de rivaliser avec le modèle avoué, les Images de Philostrate, comme une manière de faire de l’irreprésentable, la mort, l’objet d’un discours précis et « naturel » : la qualité de la représentation plus que la matérialité du corps mort est ici relevée, ce qui entraîne l’évidence sans horreur des nombreuses notations physiologiques : Ce mort que vous y voyez au fond, c’est le pauvre Damon, qui desesperé, se met l’espieu au travers du corps. L’action qu’il fait est bien naturelle : vous luy voyez une jambe toute estendue, l’autre retirée comme de douleur, un bras engagé sous le corps, y ayant esté surpris pour la promptitude de la cheute, et n’ayant eu la force de le r’avoir [...] Voicy l’epieu bien representé : voyez comme ceste espaisseur de son fer est à moitié cachée dans la playe, et la houppe d’un costé toute sanglante, et de l’autre blanche encores, comme estoit sa premiere couleur. Mais quelle a esté la diligence du peintre ! [...] Je croy que la nature ne sçauroit rien representer de plus naïf31.
Dans Zayde, une semblable description motive l’aveu amoureux. Un peintre est en train de finir une marine qui représente un naufrage. Consalve, le héros du roman, y conduit Zayde et tâche, en commentant un détail du tableau – sur la plage, une jeune femme pleure le cadavre d’un jeune gentilhomme –, de faire avouer à la belle Maure si elle en aime ou non un autre. « Quoi qu’il connût aisément qu’il avait fâché Zayde, il ne laissa pas d’avoir une joie sensible de lui voir effacer celui qu’il en croyait aimé32 ». De l’esthétique à l’allégorie, et retour Si la fiction narrative en prose relève de l’histoire amoureuse, elle a aussi partie liée avec l’allégorie. Tout au long du XVIIe siècle, on donne à l’écriture romanesque des liens de filiation avec la Fable, c’est-à-dire avec les récits mythologiques antiques, comme avec les récits allégoriques, de Martianus Capella au Séjour d’honneur d’Octovien de Saint-Gelais. Le principe structurel d’un récit interprétable moralement est d’autant plus recevable, lorsqu’il s’agit de définir le roman, que c’est sur lui que l’on fonde la défense du genre : on songera encore aux traités de Sorel ou de Pierre-Daniel Huet. L’apparente absurdité ou séduction trompeuse de la fiction narrative en prose, comme celle des récits fabuleux, recèle en réalité une sagesse cachée, qui conduit à l’amendement moral des lecteurs. La description du corps mort y participe pleinement. Insérée dans la trame romanesque, elle a valeur proprement emblématique, dans la mesure où elle dresse le bilan d’une vie et où elle donne à voir les éléments qui conditionnent le jugement moral. Le
31. Honoré d’Urfé, L’Astrée [1607], 1925, I, 12, p. 449-450. 32. Madame de La Fayette, op. cit., p. 114.
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traitement du corps, nous l’avons vu, témoigne de la rétribution des fautes, et le fait un peu à la manière d’un portrait de Dorian Gray : si les criminels possèdent souvent en fiction une beauté physique qui leur a longtemps permis d’échapper aux châtiments, le récit de la dislocation permet de réunir enfin deux faces trop bien séparées, la vilenie morale et la fausse beauté physique. Le long récit de la mort de Philotime peut être lu comme l’inversion du récit de la Crucifixion : la description du corps outragé, progressivement dépecé, donne la mesure des crimes, condamnant le coupable sans rémission possible33. Toutefois, il ne faut pas « désespérer » le condamné – le verbe est celui des récits historiques dans lesquels on abrège les souffrances légales pour permettre la repentance et la mort chrétienne – mais aussi et surtout le lecteur. Chez Rosset, les coupables qui font amende honorable et réintègrent ainsi le corps social-chrétien ont seulement la tête coupée par le bourreau34. Symétriquement, l’intégrité et la beauté post mortem, l’apanage des saints dans une théologie post-tridentine, témoigne de l’excellence admirable et irréprochable du héros : le corps mort de l’innocent l’identifie aux martyrs35. Camus donne à lire avec un raffinement d’horreur le suicide d’un adolescent désireux de préserver sa chasteté. La description du corps expirant est telle qu’elle transforme la mort volontaire, condamnée par la religion chrétienne, en abandon à Dieu qui reprend la vie qui lui est due ; le dépouillement progressif de soi-même assure la transfiguration du jeune homme en train d’abandonner toutes ses attaches corporelles36. Pour que le travail de figuration interprétative puisse avoir lieu, le processus allégorique renforce l’effet descriptif au point de le rendre théâtral ; la proximité du spectacle de la mort dans le roman et le théâtre est d’ailleurs sensible dans l’emploi obsédant tout au long du siècle du syntagme nominal « spectacle » + adjectif. En témoigne chez Rosset cette intrusion du narrateur sous la forme de l’exclamative, au moment où une mère assassine son fils comme une bête de boucherie (« O vous qui lirez cette tragédie ! Eh bien ! Avez-vous ouï parler d’une pareille inhumanité ? 33. François de Rosset, Histoires tragiques, op. cit., I, p. 63-66. 34. Sur cette ambiguïté littéraire des supplices, voir Thierry Pech, « Le théâtre des supplices », Littératures classiques, no 40 (2000), p. 309-325 ; et Conter le crime. Droit et littérature sous la ContreRéforme : les histoires tragiques (1559-1644), 2000. 35. Le topos est prégnant dans les arts visuels : en témoignent aussi bien les gravures élaborées par Richard Verstegan (Richard Rowlands) pour son Théâtre des cruautés des hérétiques de notre temps en 1587 (voir la préface de l’éd. Franck Lestringant, 1995) ou aux fresques romaines de Niccolo Cirvignani, dit Pomarancio, dans le cycle des martyrs chrétiens à Santo Stefano Rotondo (Rome), abondamment diffusées par la gravure anversoise à la fin du XVIe siècle. 36. Jean-Pierre Camus, « La sanglante chasteté », L’amphithéâtre sanglant, op. cit., I, 3, p. 197.
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La fable de Médée est-elle comparable à cette histoire non moins remplie de vérité que d’horreur37 ? ») : la théâtralisation exacerbée par l’insoutenable description du corps saccagé engage une catharsis romanesque de l’horreur qui repose moins sur le vraisemblable de la fiction que sur une « vérité » contre-nature tellement incroyable qu’elle exhausse ces cadavres terrifiants au plan d’un merveilleux noir, merveilleux qui motive l’efficacité narrative du récit. Parce que la description du corps mort est allégorique d’une bonne ou d’une mauvaise vie et dépend de l’effet qu’elle possède sur le lecteurspectateur, son caractère référentiel peut alors se trouver gommé au profit de sa moralisation, ce qui en justifie l’horreur, moyen d’une sanction prescriptive et non pas divertissement plus ou moins morbide qui aurait sa fin en soi. La description du corps mort, qui permet un fort investissement du récit romanesque dans l’allégorie en invitant à la méditation sur les fins dernières, soutient la légitimation du genre et dissipe le soupçon de divertissement qui pèse sur lui dans les Tombeaux des romans et autres attaques polémiques, y compris chez Camus. Une telle monstration n’a cessé de faire ses preuves, de Bandello au « polar ». Le corps mort, à la manière des squelettes qui ornent les appareils funèbres de la « mort baroque38 », invite à identifier le Trépas au sein d’un récit consacré aux actions héroïques et galantes. Tout en continuant de refléter le héros désormais arrêté, la description du corps mort permet de dire l’indicible, le néant qu’est la mort à l’intérieur même de la fiction, à la manière d’une Vanité. Les deux que nous avons repérées – sans doute y en a-t-il d’autres – sont d’autant plus intéressantes qu’elles n’appartiennent pas au roman « dévot39 ». L’ecphrasis n’a d’autre objet que sa perpétuelle interprétation, instaurant une spiritualité qui pourtant n’est pas le propos de ces deux romans, tous deux des récits à clés d’anecdotes galantes. [Ses amies sont] à l’entour de ce lict, ou plustost de ce tombeau vivant, où tant de beautez alloient estre ensevelies, et toutes ensemble celebroient par leurs larmes la verité de leurs miseres. Car le rideau estoit ouvert, et l’escorce de la feinte estoit rompuë pour voir sensiblement la nature de ces vains appas, de ces foibles attraicts, et de ces imaginaires douceurs, dont elles rendent idolastre tout le monde. Son front jadis plein de majesté, porte despeint à divers visages l’horreur sur sa peau. Ses yeux, dont la beauté en son esclat, et dont l’esclat en esblouissant, charmoit les cœurs […] ressemblent à deux funestes phares qui appellent à la mort tout le monde, puisqu’ils n’esclairent que pour monstrer le chemin du tombeau. Ses joues, où les œillets, et les lis naissoient avec plus de beautez, que dans les parterres, sont deux toiles d’attente, pour representer dessus
37. François de Rosset, Histoires tragiques, op. cit., XX, p. 471. 38. André Chastel, « Le Baroque et la mort », Fables, formes, figures, I, 1978, p. 205-226. 39. Quelque ambiguïté que puisse contenir cette formulation : voir Sylvie Robic de Baecque, « Romans et dévotion au XVIIe siècle », 2000, p. 29-49.
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tout ce que l’effroy a d’hydeux, et d’espouventable, et où la mort a des-jà laissé les marques de son crayon40. Il treuva [le corps de son amante] tout découvert étendu sur une table, mais si different de ce qu’il avoit vû autrefois qu’il ne le pût regarder sans horreur. Les yeux étoient renversez dans la teste, mais que dy je, ce n’étoient plus des yeux, il n’y en avoit que la place : C’étoient deux creux enfoncez, qui faisoient mal à la veue et au cœur de ceux qui les consideroient. Le nez étoit rétrécy et remply d’une bouë corrompuë, qui découloit jusques sur les lêvres noires et à demy desseichees. Au lieu de joües on ne voyoit que deux os. Les dens paroissoient jaunes et pleines de roüille. La langue noire et boursouflee sortoit de la bouche, et devaloit jusques au dessous de l’un des costez du menton. Son sein ravalé estoit plein de crevasses noires, et blafardes, qui jettoient une eau rousse, ou plutost une humeur qui ressembloit à de la graisse fonduë, telle que celle qui degoutte d’une piece de chair penduë à la cheminee. Les entrailles avoient pourry la peau du ventre, qui étoit à demy verte et bleuë. On voyoit une infinie quantité de gros vers, qui couroient de tous costez. Pantagath fut si estonné de ce qu’un si beau corps s’étoit en si peu de temps changé en une horrible charongne, qu’il croyoit que ce fust un songe41.
Pour autant, cette absolue maîtrise de la description du côté de son interprétation – la labilité du vivant – connote d’ambiguïté le symbole, à travers le débordement du symbolique par le sensible qui est d’ailleurs la caractéristique majeure de la peinture de Vanité42. La seconde description attire particulièrement notre attention sur ce point : la jouissance descriptive qui accompagne la mise en scène du cadavre neutralise l’allégorie, comme elle neutralise par sa précision clinique les connotations macabres. Le corps mort n’est qu’un corps avant d’être la Mort43, et là se joue toute l’ambiguïté d’une esthétique de la mort. C’est sans doute justement du fait de cette ambiguïté, ou de ce débordement sémiotique entre vérité naturelle et merveille horrible, que la description du corps mort dans la fiction narrative en France au XVIIe siècle prend valeur d’index : la vision d’un corps mort n’est pas seulement moralisante, ou esthétisante, la description du corps mort est une pièce qui fait partie d’un projet narratif général à visée herméneutique, concernant le devenir du corps dans son intégralité, vif et mort. L’incipit d’Alcime est à ce titre révélateur44 : le corps humain, cadavre en puissance, est suspendu entre vie éternelle et mort éternelle, car le corps humain est image de Dieu. De ce que l’homme fait de son corps dépendra son salut, comme le scande la 40. Jean Puget de la Serre, Le roman de la cour de Bruxelles, ou les advantures des plus braves cavaliers qui furent jamais, et des plus belles dames du monde, 1628, p. 331-333. 41. Jean de Lannel, Le romant des Indes, 1625, p. 810-812. 42. Voir Littératures classiques, no 56 (2005), consacré aux « Discours et enjeux de la Vanité ». 43. Michel Guiomar, Principes d’une esthétique de la mort. Les modes de présence, les présences immédiates, le seuil de l’Au-delà [1967], 1993, p. 108. 44. Jean-Pierre Camus, Alcime, op. cit., p. 8-19.
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doctrine augustinienne omniprésente au XVIIe siècle. C’est une eschatologie chrétienne des corps qui s’inscrit dans la représentation fictionnelle classique du corps destiné à mourir, et la description cadavérique, autant que son ellipse descriptive après 1660, en est la pierre de touche, dont le récit et ses procédures interprétatives déterminent la valeur. Anne-Élisabeth Spica Université de Metz (CELTED) – Institut Universitaire de France
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Le corps-spectacle dans le roman érotique : entre l’anatomie et le libertinage
C’est avec succès que certains critiques ont cherché des traces de l’art et de l’esthétique baroques1 dans la littérature érotique des XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, l’œuvre baroque sait recueillir les contradictions des représentations sociales, tout comme le roman pornographique absorbe les tensions de classe de l’Ancien Régime. Par ailleurs, le contenu subversif d’un texte clandestin comme Thérèse philosophe rappelle aisément la fonction de résistance que l’on prête souvent au baroque. L’étude de Béatrice Fink montre que l’écriture stupéfiante d’un auteur comme Sade a des liens indiscutables avec les œuvres d’art baroques rencontrées lors de son voyage en Italie2. Ce qui appelle surtout le rapprochement entre le roman libertin et l’esthétique baroque est la mise en scène vertigineuse du corps centrée sur le mouvement, la fragmentation, l’excès. Corps baroques et corps libertins sont ainsi en constante représentation, ce sont des corps qui se donnent à voir, qui se présentent comme objets d’un spectacle, lequel manque rarement de se métamorphoser en séance de voyeurisme3, dans le cas de l’épisode pornographique. C’est cet aspect baroque du corps pornographique, c’est-à-dire sa volonté de s’offrir à l’œil, qui a retenu notre attention. L’exégèse de ces textes4 1. Dans ces études, le baroque est appréhendé avant tout comme un phénomène culturel. Nous ne mentionnerons que les contributions les plus récentes : l’article très éclairant de Béatrice Fink, « Corps sadiens, décors baroques », dans Corps / Décors : Femmes, Orgie, Parodie. Hommage à Lucienne FrappierMazur, 1999, p. 81-94 ; le livre d’Éric Boutoute, Sade et les figures du baroque, 1999 et l’ouvrage de Mitchell Greenberg, Baroque Bodies. Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, 2001. 2. Béatrice Fink, art. cit., p. 84-86. 3. Le rapport entre le voyeurisme et le roman pornographique du XVIIe siècle a été éclairé par Mitchell Greenberg, d’un point de vue psychanalytique : voir Baroque Bodies, op. cit., p. 74-sq. 4. Nous avons soumis à l’analyse un corpus de romans libertins allant de 1676 à 1795. Dans cette période assez large, nous avons choisi des romans qui ont eu un succès au-delà de leur époque. Une telle sélection rendait probable la résurgence des motifs, puisqu’il est clair qu’en matière de libertinage, les auteurs ont tendance à traiter les thèmes érotiques sur le même mode que leurs prédécesseurs. Au bout de la chaîne, avec sa Philosophie dans le boudoir, s’est trouvé Sade, amateur de mauvaises lectures ; nous avons remonté la filière jusqu’au XVIIe siècle en considérant deux romans libertins mentionnés par le marquis dans l’Histoire de Juliette : Thérèse philosophe et L’académie des dames. Nous avons analysé d’autres romans que Sade ne mentionne pas, mais qui ont bénéficié d’une vive popularité, à en juger par les rééditions.
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que nous proposons est basée sur une lecture attentive de leur contenu, celui-ci sera constamment réinséré dans la culture qui leur donne naissance. Ceci dit, sachant que tout texte est un palimpseste, reste à trouver cette trace originelle sur laquelle écrivent ces écrivains, le plus souvent anonymes. Nous posons que c’est sur le parchemin mémoriel des traités anatomiques que sont griffonnés les romans libertins publiés entre le milieu du XVIIe siècle et la Révolution5. S’agissant de textes dont la fonction première est de décrire et de graver des corps dénudés, le seul discours qui partage avec eux tous ces privilèges est le discours médical. Pour cette raison, il nous semble indispensable d’ajouter les manuels d’anatomie à la dyade que forment le roman pornographique et l’esthétique baroque. Par conséquent il s’agira surtout de montrer que le corps des textes du libertinage sexuel doit son baroquisme aux traités d’anatomie. Avec ces derniers, il partage en particulier le goût pour l’exhibition qui fait du corps, beau, étrange ou laid, le point de mire des regards inquisiteurs. Médecine et esthétique Les manuels d’anatomie des XVIIe et XVIIIe siècles ne se contentent pas de faire défiler devant le lecteur des séries de descriptions ou d’images légendées. Le texte se pare plus souvent qu’autrement d’une introduction qui pose la légitimité et l’originalité de l’entreprise, mais qui trahit son fondement idéologique. Le regard de l’anatomiste est déterminé par des a priori culturels d’ordre religieux, ceux-ci orientant le savoir. Dans la fameuse querelle autour des bébés joints par le ventre qui oppose les anatomistes Du Verney et Winslow au médecin Lémery au début du XVIIIe siècle, la monstruosité sert à révéler les tensions religieuses traversant le discours sur l’anatomie6. D’un côté, Winslow et Du Verney voient dans 5. Cette époque n’est pas traditionnellement associée au baroque, mais plutôt et surtout au classicisme en France. Mais l’influence baroque continue à se faire sentir. Notre découpage s’insère ainsi dans les limites de la définition du baroque, telles que proposées par Claude-Gilbert Dubois, Le baroque en Europe et en France, 1995, p. 3-4, c’est-à-dire l’époque qui commence avec la Contre-Réforme et qui finit avec les derniers balbutiements de l’Ancien Régime. En ce sens il privilégie un découpage historique qui rend le baroque et le classicisme contemporains ; de fait, ceci lui permet de mieux saisir les effets des influences réciproques auxquels sont soumis les deux esthétiques. Dans l’abondance des œuvres anatomiques publiées au cours de ce long laps de temps, nous avons retenu des textes qui sont en quelque sorte des classiques dans ce domaine, c’est-à-dire ceux d’anatomistes chevronnés tels que Cowper et Graaf pour le XVIIe siècle ; pour le XVIIIe siècle, nous avons inclus dans notre analyse des œuvres qui, sans être pionnières, synthétisent l’état présent dans le domaine. Elles sont aussi hautement spécialisées, composées avec soin, souvent de format in-folio et révèlent par là tout le prestige, social et intellectuel, dont jouissent le médecin et la science anatomique. 6. Ce débat est aussi une querelle entre deux conceptions opposées de la génération ; les préformationnistes adhèrent à la doctrine voulant que l’embryon soit entièrement formé dans les œufs de la mère ou dans la semence du père, tandis que les épigénistes croient à un développement embryonnaire par adjonction des parties. Cette dernière théorie fait donc une place importante à l’accident dans le développement du fœtus. Toute la question des monstres est traitée en profondeur dans le livre de Patrick Tort, L’ordre des monstres : le débat sur l’origine des déviations anatomiques au XVIIIe siècle, 1998.
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ce cas tératologique la marque de l’inventivité divine ; Du Verney peut ainsi s’extasier devant « la richesse [...] du Créateur7 » pour avoir fait un monstre « composé de deux enfants mâles joints ensemble par la partie inférieure du ventre8 ». De l’autre, Lémery s’efforce de convaincre la communauté scientifique qu’il s’agit d’un accident dû au hasard. Par là, il pose la possibilité de la variété infinie des formes monstrueuses, sans toutefois interroger la normalité de la forme la plus communément rencontrée. Winslow, qui semble peser la rareté du phénomène, voit dans le monstre la puissance de Dieu intervenant dans sa création pour y introduire de nouveaux êtres. Du coup, ces derniers ne peuvent que porter le sceau de sa perfection, perfection qui se donne à voir moins en surface de la chair que dans la complexité anatomique. La beauté de l’intérieur du corps humain est ainsi une idée extrêmement forte, car elle est liée aux preuves de la perfection divine. Si cet idéal de beauté sait se rendre présent dans des cas de dissection de monstre, on la retrouve aussi dans les manuels d’anatomie. Pour définir l’anatomie, Le Vacher de la Feutrie recourt à des termes véhiculant une idée de beauté classique ; régularité, précision, arrangement9 sont les mots choisis pour décrire le travail de présentation des corps auquel s’astreint l’anatomiste. Cette lexie n’est en fait que la première traduction esthétique d’un parti pris idéologique : la vérité de la chair ne peut être atteinte qu’en tournant les yeux vers la nature. Pour l’anatomiste, celle-ci, par delà ses formes diverses, est un modèle de beauté, d’ordre et d’organisation dont la manifestation la plus achevée est celle du corps humain, œuvre parfaite du Créateur. Dans une comparaison que mène Le Vacher de la Feutrie entre la mécanique des astres et celle de l’homme, l’anatomiste conclut à la supériorité de la beauté de ce dernier, à cause de sa « délicatesse » : la première n’est qu’un « édifice grossier », tandis que l’autre est une « montre fragile10 ». À travers la contemplation de l’homme, l’anatomiste admire l’Être divin : La structure du corps humain, la combinaison de ses différentes parties, la sagesse de leur arrangement, annoncent en l’homme le maître de la terre, celui pour l’usage duquel les autres corps ont été formés, & rien ne peut exciter davantage sa reconnaissance pour l’Être bienfaisant qui l’a formé lui-même, que la considération de sa propre beauté11. 7. C’est ainsi que Louis Lémery commente la réaction de ses prédécesseurs dans son mémoire : « Sur les monstres. Premier mémoire, dans lequel on examine quelle est la cause immédiate des monstres », Histoire de l’Académie Royale des sciences. Année 1738, 1740, p. 264. 8. Id., p. 263. 9. Thomas le Vacher de la Feutrie, Dictionnaire de chirurgie, 1767, p. 91-92. 10. Id., p. 91. 11. Id., p. 92.
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Ainsi c’est par un portrait d’Ève et d’Adam (fig. 1), après la chute, que s’ouvre le traité d’anatomie de Disdier12. La planche reprend à son compte cette admiration pour ces corps idéalisés, aux formes pleines, équilibrées et harmonieuses. Adam et Ève sont gracieux, presque aériens et si un peu d’inquiétude perce du regard d’Adam, celui d’Ève ne laisse rien paraître d’ombrageux. Sans s’en cacher donc, l’anatomiste se propose de révéler l’origine divine du corps humain. Mais, en ces temps de scepticisme, comment convaincre véritablement d’un parti pris au fondement religieux et que de surcroît les faits savent faire mentir ? Telle était aussi l’interrogation au cœur de la Contre-Réforme. Une des réponses de celle-ci, pour abolir dans l’esprit la cassure entre l’homme et Dieu, est le far stupir13, une esthétique de l’effet paralysant dont l’une des modalités sera le spectacle ; saisie par le choc, l’âme n’en est que plus réceptive à un discours idéologique. Le traité d’anatomie ira dans le même sens et privilégiera une représentation du corps axée sur une mise en scène ostentatoire. Le frontispice14 du traité de Disdier est exemplaire de cela (fig. 2). Il s’ouvre sur la scène d’un amphithéâtre anatomique. Au XVIIIe siècle, ce dernier s’offre au regard public. Il s’agit de provoquer l’admiration d’une élite qui vient se gorger d’un savoir qui est aussi symbolique. Le frontispice donne à voir autant, sinon plus, le spectacle d’une parade imposante qu’une leçon de science. L’amphithéâtre devient un espace de connaissance axé sur le paraître. Cette gravure permet de saisir la face cachée, si peu scientifique de l’anatomie. Là où se lisent l’artifice, la gravité feinte et le sérieux d’occasion. Tous les figurants de cette scène désirent se montrer, par rapport à ce corps qui par sa position centrale et sa fonction fait concurrence. En lui gît la vérité objective, mais il est écarté au profit de cet ensemble instable constitué par la multiplicité de corps vivants autour desquels tourne notre regard. Un tel mouvement, dans la représentation de l’amphithéâtre anatomique joint à cette recherche de l’apparat, de l’affectation, invite à interpréter la scène de dissection comme le stigmate d’une influence baroque au sein de la médecine. L’effet sur le lecteur varie de l’admiration à l’émerveillement allant jusqu’à la stupéfaction ; un faste de cette nature laisse le lecteur interdit, mais en même temps cette mise en scène sollicite le désir du spectateur, l’espace anatomique se déployant comme une invitation, un appel à venir prendre place au milieu de ce décor vivant. 12. François-Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, 1784, p. 4. 13. Claude-Gilbert Dubois, op. cit., p. 52. 14. François-Michel Disdier, op. cit., p. 1.
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La charge esthétique baroque portée ici par le frontispice n’épargne pas la représentation des organes. L’œil qui a fouillé l’intériorité humaine et qui en transmet le dessin choisit une mise en scène du corps qui exacerbe des crêtes de mouvement, d’instabilité et les couple avec le détail bizarre, faisant ainsi du corps le lieu d’un spectacle devenu insolite. Étienne Charpentier qui a réalisé les planches du manuel de Disdier est présenté comme graveur et anatomiste. Loin de susciter du dégoût, le corps humain qui émerge de ses gravures nous paraît davantage séduire et intriguer. Peu statiques, les corps de Charpentier semblent animés. Qu’il s’agisse de planches de squelettes ou de myologie, les corps sont souvent saisis dans un geste : jambes qui se croisent, en léger déséquilibre, tête renversée à l’arrière, bras esquissant un mouvement. L’anatomiste cherche à flatter notre regard tout en nous instruisant. Le souci de faire voir et de montrer le corps sous un jour agréable survit à l’épreuve de l’écorché vif qui pose lui aussi sur ce qui pourrait passer pour une sorte de piédestal dans un cadre champêtre (« corps humain vu en [sic] devant dépouillé de sa peau et de sa graisse15 » dans l’ouvrage de Disdier, fig. 3). Pour Charpentier, l’écorché vif est paradoxalement la plus « belle nature », ce qui expliquerait la force de l’éclat dans les yeux de cette tête sectionnée et écorchée que l’on voit dans une autre planche (La « tête » d’« un sujet bien dégraissé16 », fig. 4). Mais une telle juxtaposition d’éléments opposés, surtout lorsqu’elle consiste à associer douleur et beauté n’est pas normalement sans angoisser le spectateur qui se voit plonger au centre d’une intériorité inquiétante, non seulement parce l’image exhibe des lieux secrets et associe des contraires, mais aussi parce qu’elle montre furtivement de menus détails qui présagent un monde échappant au langage structuré et dont les contours insaisissables sont peuplés de peurs inconscientes. Quelle rationalité17 derrière par exemple une planche qui associe les organes sexuels féminins, étrangement gravés sous forme de pénis18, à trois matrices de vache (« la tête et le tronc d’une
15. Id., « planche 12 », p. 14. 16. Id., p. 21. 17. L’explication de la figure 11 de cette planche, la dernière et la plus abstraite (« les membranes vasculaires qui enveloppent les fœtus d’animaux »), est la seule à faire le lien avec l’utérus féminin en soulignant la fragilité du placenta chez la femme. 18. À l’époque où Disdier publie son anatomie, les représentations des organes féminins en tant que calques des organes masculins continuent d’exister, bien que les anatomistes tendent de plus en plus à marquer, du moins dans la gravure, la spécificité des organes reproducteurs femelles, se détachant ainsi de la conception qui avait cours aux siècles précédents. Les planches de la matrice de la femme dans l’Encyclopédie sont fidèles à l’état actuel des connaissances, tandis que la gravure de Disdier reprend, sans tenir compte de l’évolution du savoir anatomique, les représentations qu’on trouve dans De Humani corporis fabrica de Vésale.
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femme où les quatre extrémités sont coupées, proche des quatre principales articulations, et dont le bas ventre est ouvert, pour voir les parties essentielles de la génération et autres19 », fig. 5) ? Comment comprendre que Cowper dans son Anatomy of Humane Bodies ait choisi de faire figurer un couteau (« the external muscles lying on the cubit, imployed in extending the fingers, thumb and carpus20 », fig. 6), et plus loin une mouche (« the cavity of the abdomen after its viscera are removed21 », fig. 7) au bas d’une autre gravure ? Ces mélanges hétérogènes offerts à notre regard trahissent un regard scientifique imprégné de baroque et suscitent invariablement l’imagination à travers le brouillage des catégories : l’inorganique menaçant l’organique, l’animalité se juxtaposant à l’humanité, l’insignifiance ridicule et la cruauté faisant concurrence à un savoir complexe. Entre le désir de montrer un corps idéal et la volonté d’imposer l’arbitraire comme vérité universelle se glisse l’esthétique baroque qui informe le corps anatomique comme lieu d’une représentation théâtrale déstabilisante. Ces traités sont des trompe-l’œil, des impostures, au sens fort des mots, car non seulement ils jouent subtilement avec l’inconscient du lecteur et vont bien au-delà du discours rationnel auquel on s’attend dans un texte scientifique22, mais le lecteur y trouvera une fenêtre ouverte sur le rêve érotique. L’anatomie comme prétexte du roman pornographique L’écrivain pornographique sait que les manuels d’anatomie peuvent déboucher sur le plaisir sexuel. Ce n’est pas uniquement dans les ouvrages licencieux publiés précédemment qu’il trouve matière à nourrir ses descriptions. En effet, des médecins insèrent dans leurs œuvres des anecdotes qui, sans friser l’impudeur de Sade, peuvent émoustiller le lecteur. La plate, longue et aride description des parties les plus reculées du corps peut laisser place à une sinistre histoire de défloration, telle celle que rapporte Diermerbroeck dans son Anatomie du corps humain : « il arriva […] il n’y a pas longtemps qu’un jeune homme s’approchant de son épouse la première 19. François-Michel Disdier, op. cit., p. 51. 20. William Cowper, Anatomy of Humane Bodies, 1698, « The sixty-ninth table », non paginé. 21. Id., « The fifty-second table », non paginé. Bien que la symbolique de la mouche, la vanité humaine, soit connue, il n’en demeure pas moins qu’elle ébranle l’imagination car l’esprit l’associe aussi à la chair décomposée. Et n’est-ce pas là ce que seront tous ces organes posés sur la page ? Par ailleurs, dans une nature morte, la mouche permet d’accentuer le réalisme du tableau. A cet égard, on peut rappeler l’anecdote, rapportée par Giorgio Vasari : le jeune Giotto ayant peint une mouche sur une fresque, Cimabue, son maître, aurait tenté de la chasser la croyant réelle. 22. On ne peut exclure que ce soit pour convaincre de la vérité de la perfection divine se manifestant dans la chair.
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nuit, introduisit son membre avec tant de violence et de précipitation, qu’il lui perça non seulement le vagin, mais encore l’intestin droit […]23 ». On pourrait aussi citer ce court récit concernant un jeune homme dont la puissance virile lui permettait de porter, suspendu à son pénis en érection, « un vase d’étain qui contenait cinq mesures de bière24 ». En ce qui concerne Georges Arnaud de Ronsil, il met en scénario la masturbation, topos incontournable des romans érotiques : J’ai fait mes humanités, écrit le médecin, avec un jeune homme, ainsi pourvu de trois testicules, qui, à l’âge de quatorze ou quinze ans, était d’un tempérament des plus vigoureux : il avait déjà de la barbe, et paraissait avoir toute la force d’un homme de vingt-cinq ans : il s’adonna, à l’âge de quatorze ans, avec tant de fureur, à la pollution, qu’il ne se passait pas une heure, ni nuit ni jour, qu’il ne travailla à sa destruction [...] il mourut en consomption en moins d’un an25.
La lecture d’un traité d’anatomie est loin d’être toujours une lecture aride. Régnier de Graaf était extrêmement conscient de ce danger ; ce ne sont pas que les âmes chastes qui s’intéressent aux secrets du corps, au contraire : Voilà grâce à Dieu le Traité des organes des femmes qui servent à la génération achevé avec assez d’exactitude, que je donne non pas pour servir au libertinage, mais à l’avancement de la vérité et de la médecine […]26.
Ceci expliquerait la présence assez constante de la leçon d’anatomie dans le récit pornographique. Elle est présente dans L’académie des dames et dans L’école des filles sous une forme relativement élaborée27, et les liens avec la médecine sont indéniables. Dans L’académie des dames, la description du sexe de la femme qui pourrait passer pour un simple prélude à une scène érotique reprend, malgré une série de métaphores, le ton didactique, dogmatique et direct des descriptions des manuels dans le souci qu’ont ces derniers de transmettre une connaissance précise. Ici le contenu du discours de l’initiatrice Tullie, insiste surtout sur la partie externe du sexe de la femme dont les composantes sont simplement alignées les unes à la suite des autres : Le jardin dont je te parlais, c’est cette partie qui est située au-dessous du bas-ventre, au milieu d’une petite montagne, revêtue d’un poil follet. Ce coton est une marque assurée qu’une fille est dans sa maturité et que la fleur de sa virginité est bonne à cueillir. On
23. Isbrand de Diemerbroeck, Anatomie du corps humain, 1695, t. 1, p. 327. 24. Id., p. 276. 25. Georges Arnaud de Ronsil, « Différences locales des testicules et […] leur nombre indéterminé », Mémoires de chirurgie, 1768, t. 1, p. 173. 26. Regnerus de Graaf, Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme qui servent à la génération, avec un traité du suc pancréatique, des clystères et de l’usage du syphon, 1679, p. 184. 27. Les descriptions détaillées des parties génitales ne sont pas suivies dans ces récits. Toutefois, rassemblées, elles font plusieurs pages (par exemple dans Anonyme, L’académie des dames, dans Œuvres érotiques du XVIIe siècle, 1988, p. 416, puis p. 425 et p. 426).
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donne plusieurs noms à cet endroit du corps ; la folie des amants le leur fait appeler quelquefois un navire, un champ, une bague, etc, mais le terme le plus commun, c’est un con28.
Pareillement dans le texte et les gravures des manuels d’anatomie, la présentation du sexe de la femme s’attarde plus sur les parties externes ; elles sont aussi tout bonnement énumérées : « Un vagin, sa vulve, ses membranes externes, les internes, les rides, ou rugosités […]29 ». En revanche, le sexe masculin est traité avec plus de détails dans l’un et l’autre discours. Dans le roman pornographique, le ton de la description des organes mâles est d’abord plus scientifique que celui réservé à l’anatomie féminine. Ensuite le texte amorce une incursion dans les organes internes. L’écrivain, tout comme l’anatomiste, tente de saisir la complexité des mécanismes physiologiques. La longueur de la description (elle est l’objet de trois « reprises » dans L’école des filles) permet un approfondissement : Premièrement tu dois savoir que cet engin du garçon a une peau par-dessus, douillette et unie qui donne du plaisir à la fille quand elle y touche avec la main. Il est dur et plein de nerfs par-dedans, et l’on sent cela par-dessous la peau […]. Par-dessous et le long de cet engin, il y a un tuyau qui paraît enflé comme une grosse veine et qui aboutit à la tête, là où il y a une petite fente en long, comme un coup de lancette, et qui est tournée de même sens comme celle du con30.
Organes masculins et féminins suscitent toutefois dans le roman pornographique une même admiration hypnotique, une attention « fixe31 ». Elle n’est pas sans rappeler l’effet stupéfiant des manuels d’anatomie que nous avons évoqué plus tôt. C’est peut-être chez Sade, avec sa Philosophie dans le boudoir que la leçon d’anatomie est la mieux traversée par le texte médical. Cette structuration médicale joue à plusieurs niveaux : d’abord Dolmancé prend sur lui la fonction de démonstrateur32 de théâtre anatomique, ensuite les organes sont l’objet d’une présentation ordonnée et suivie, la même que suivent systématiquement les traités d’anatomie (elle va de l’extérieur à l’intérieur suivant le parcours du scalpel). Dans La philosophie dans le boudoir, la leçon n’est pas coupée, comme dans L’académie des dames, par un long épisode 28. Id., p. 416. 29. François-Michel Disdier, op. cit., p. 51. 30. Jean L’Ange, L’école des filles ou la philosophie des dames, dans Œuvres érotiques du XVIIe siècle, 1998, p. 196. 31. Anonyme, L’Académie des dames, loc. cit., p. 422. 32. Deux personnages sont chargés de l’éducation d’Eugénie, Mme de Saint-Ange et Dolmancé. Plutôt que de choisir une femme pour diriger les leçons d’anatomie, Sade choisit de faire porter ce rôle par un homme. Il va ainsi à l’encontre de la tradition pornographique, mais il se place dans une logique de différenciation sexuelle qui reproduit bien la réalité scientifique de l’époque.
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lubrique qui vient en quelque sorte neutraliser l’intertexte médical33. Finalement la technicité de la description et du vocabulaire de l’instituteur est nettement prononcée. En parlant de la partie interne des parties génitales féminines, Sade est le seul à employer le terme médical exact qu’on retrouve systématiquement dans les traités d’anatomie. À la question d’Eugénie qui désire connaître le sens du mot matrice, Mme de Saint-Ange offre la réponse suivante : C’est une espèce de vase ressemblant à une bouteille dont le cou embrasse le membre de l’homme, et qui reçoit le foutre produit chez la femme par le suintement des glandes, et, dans l’homme, par l’éjaculation que nous te ferons voir ; et du mélange de ces liqueurs naît le germe qui produit tour à tour des garçons ou des filles34.
Malgré tout, on ne peut manquer de voir dans ces leçons dialoguées qui ouvrent le roman pornographique un retournement parodique. La satire grossit les détails médicaux pour mieux les retourner au profit de la jouissance physique. Elle est remarquable dans L’académie des dames qui parodie le regard scrutateur de l’anatomiste tentant de percer les secrets de l’anatomie féminine : Tullie. – Quitte donc ce badinage et considère bien la longueur, la largeur et la profondeur de ce pays que tu as découvert. Bon, ouvre davantage les deux lèvres de cette partie. Eh bien ! que vois-tu ? Octavie. – Ah dieux ! ce que je vois, je ne l’aurais jamais cru : je vois cet endroit où Curtius se précipita tout armé avec son cheval, je vois un chemin où je crois que Priape même pourrait s’égarer35.
Dans ces leçons de science la parodie et l’inversion sont donc fréquentes. Non seulement affectent-t-elles les pratiques d’observation médicale (recours à la mesure, réduction maximale de la distance entre l’objet et l’œil) mais elles touchent aussi le monde matériel dans lequel ces dernières prennent place : les bancs inconfortables de l’amphithéâtre cèdent la place à un boudoir délicieux ou à un lit dont les draps sont motifs de taquinerie sexuelle, au lieu d’être ce simple tissu dont on recouvre le sexe du modèle à disséquer ; le cadavre, le plus souvent masculin et à demi consumé par la pourriture sur lequel se font les expérimentations est remplacé par une jeune fille fraîche, et surtout l’instituteur (ou l’institutrice) est loin d’avoir la distance nécessaire face à son sujet. Le corps de la novice n’est pas un corps quelconque mais un corps promesse de plaisirs. Cette défiguration pourrait n’être que la simple conséquence d’un ajustement générique, n’était-ce, dans le cas de 33. Bien que dans La philosophie dans le boudoir, la pratique suive de près la démonstration théorique. 34. Sade, La philosophie dans le boudoir, 1998, p. 24. 35. Anonyme, L’académie des dames, loc. cit., p. 424.
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Sade, ces autres images, plus explicites, qui associent expérience médicale, sous forme de dissection, et viol d’un cadavre. Le côté morbide de la leçon d’anatomie est particulier à l’univers sadien, mais ce qu’il révèle crûment, et que les autres romans pornographiques ignorent, c’est la face sombre de l’expérience anatomique. Au XVIIIe siècle, celle-ci demeure prisonnière de la répugnance que génère un corps cadavérique, phénomène qui pousse Le Vacher de la Feutrie à faire cet avertissement : Ceux qui veulent s’instruire sérieusement dans l’anatomie, doivent apporter à cette étude non une ferveur passagère, mais une confiance à toute épreuve, pour surmonter […] le dégoût de la dissection. Les livres anatomiques peuvent servir beaucoup, mais le meilleur & peut-être le seul moyen de bien l’apprendre, est de l’étudier le scalpel à la main36.
Corps pornographique, corps spectacle Le corps romanesque pornographique trahit la même ambivalence que les corps des manuels d’anatomie. Il est à la fois beau et perturbant. À l’horizon de chaque description de corps, féminins surtout, se profile la perfection du corps d’Ève, forme de beauté unie, tout en formes équilibrées et pures, symboliques de l’union harmonieuse que cherchent les médecins entre Dieu, la nature et sa créature. D’où cette désincarnation37 qu’on ne manque pas de remarquer dans la description des protagonistes féminins, mais elle ne réduit nullement la profonde glorification que l’écrivain pornographique voue à cette enveloppe de chair qui appelle l’admiration et le respect. Dans Vénus dans le cloître la réprobation qui est jetée sur les pratiques de mortifications dit plus qu’une critique de la vie conventuelle, elle exprime aussi la révérence de l’écrivain pour le « beau corps », ici celui de la jeune et ignorante Agnès, qui « n’est coupable d’aucun crime38 ». Le corps idéal de l’Ève du manuel d’anatomie est donc présent dans le roman pornographique, de plus il est soumis, avec l’ensemble des autres corps masculins, au même agencement en spectacle, mais il n’est pas sûr que ce soit uniquement pour ébranler le lecteur afin d’ouvrir son esprit à de certaines vérités bibliques transcendantes. Une telle mise en scène affecte l’organe sexuel, l’individu que le groupe constitué en orgie. Dans le roman libertin, les parties du corps s’agencent, se montent et se démontent dans une recherche de l’effet. À ce niveau, le texte s’éloigne d’une esthétique classique, comme nous l’avons perçu dans
36. Thomas Le Vacher de la Feutrie, op. cit., p. 93. 37. Elle est commune à toute la littérature de l’âge classique. 38. Anonyme, Vénus dans le cloître, dans Œuvres érotiques du XVIIe siècle, 1988, p. 327.
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les portraits représentant le corps dans son intégralité pour récupérer la force archaïque du corps grotesque rabelaisien qu’on considère fort bien comme un avatar du baroque. Le corps affirme sa corporalité, l’exhibe avec éclat et l’affirme par la turgescence, la couleur. L’organe coupé de l’ensemble est démesurément grossi et arbore la violence des teintes rougeâtres. La fusion charnelle des corps du Père Dirrag et d’Éradice dans Thérèse philosophe est en ceci exemplaire. Considérée du point de vue de Thérèse, cette scène renvoie à un cours de physiologie qui complète sa première leçon anatomique des parties génitales, celle de l’enfance où « [les] garçons défaisaient leurs culottes, les filles troussaient jupes et chemises [pour] se regarder attentivement39 ». L’absence de termes médicaux40 ne change pas véritablement la nature de cette scène qui est de transmettre une connaissance sur les organes et leur fonctionnement. Le texte exprime clairement cette fonction par la voix de Thérèse : « Quelle mécanique ! Quel spectacle, mon cher comte, pour une fille de mon âge, qui n’avait aucune connaissance de ce genre de mystère41 ! ». Mais le lien avec la médecine anatomique se lit aussi dans cette hypertrophie et fragmentation qui sont bien entendu le sort du corps dans le traité d’anatomie. Les parties génitales sont soumises à un processus de grossissement ; il passe par l’œil de Thérèse, ce dernier détachant les organes de l’ensemble mécanique qui leur donne pourtant un sens. L’école des filles achève le même effet en recourant toutefois à une technique propre au texte didactique. La graphie du mot désignant les organes sexuels est en italique. Cette présentation graphique fonctionne de fait comme un paratexte et ce, dans le roman et dans le traité anatomique. Elle signale, au milieu du fouillis des mots, celui qui importe. Dans le roman pornographique, l’œil, accroché par et à l’italique, permet ainsi à l’esprit de s’émanciper de la contrainte d’une lecture linéaire horizontale pour parcourir le texte par bonds successifs : gorge, sein, tétons, membre, couilles, etc. dessinent un parcours sinueux, carte qui résume dans l’imaginaire les hauts lieux du plaisir dont l’intérêt est aussi dans ce mouvement des yeux détachant ces organes de la page et du corps, pour leur assurer ainsi une vie autonome, une visibilité accrue. Ils deviennent le support physique de
39. Jean-Baptiste Boyer d’Argens, « Thérèse philosophe, ou mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag, et de Mlle Éradice », dans Romanciers libertins du XVIIIe siècle, 2000, p. 876. 40. Contrairement à d’autres romans pornographiques, Thérèse philosophe ne mélange pas les mots de l’Art et le vocabulaire technique. Toutefois les termes qui décrivent le sexe masculin dans la première partie sont en italique comme le cordon ou la guigui. Nous verrons que cette manière d’attirer le regard et l’attention sur l’anatomie des parties sexuelles est typique de certains romanciers pornographiques qui font un usage relativement poussé du vocabulaire médical. 41. Jean-Baptiste Boyer d’Argens, loc. cit., p. 890.
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l’attention, dès lors, instable du lecteur. Ce procédé est repris par Sade dans La philosophie dans le boudoir. Ces organes jouissent dans l’économie du texte d’un statut prestigieux, car non seulement sont-ils essentiels au plaisir, mais ce sont les seuls objets du récit qui drainent vers eux de multiples regards, ceux du lecteur et de tous les acteurs de la scène. Aussi est-ce un véritable public qui se forme devant ces quelques organes sectionnés, remarquables déjà par les caractères italiques. En passant de l’organe au corps, la description conserve son caractère de parade. Bien que le corps, lorsqu’il est présenté dans son intégralité, sache jouer avec les canons de l’esthétique classique, ce qui importe davantage que le contenu du portrait même, rendu par une série de clichés, est l’artifice et la fioriture de sa mise en scène. Le tableau de l’examen du corps féminin par un groupe d’hommes faisant cercle autour de lui n’est que la manifestation de surface et pas nécessairement phallocrate d’une volonté artistique profonde de faire du corps un objet de contemplation. Par conséquent, le texte se plaît tantôt à étaler un corps glorieux et tantôt un corps organique grotesque. Mais dans les deux cas, l’artifice domine. Le roman pornographique présente rarement au regard voyeur une Diane endormie dans un cadre champêtre ou un corps déformé par les ans plutôt que par les excès de la débauche. Il privilégie de loin un monde réifié. Les corps nus y posent affublés d’accessoires vestimentaires ou prisonniers d’une machine sophistiquée ou même victimes d’excroissances maladives sur lesquels l’œil ne peut manquer de s’arrêter : rubans multicolores, godemichés fantastiques, fauteuil à violer, chancres cancéreux ou vit circoncis portés comme des ornements. Le spectacle de l’organe et du corps auquel nous convie le roman pornographique atteint sa perfection dans les combinaisons érotiques. Nous songeons surtout à celles constituées de plusieurs individus groupés. Leur fonction ne peut se réduire à émoustiller le lecteur, la complexité des poses et le nombre souvent effarant de participants rendent toute identification difficile. Leur existence est motivée par une recherche esthétique : créer un tableau vivant qui ne pourra que fasciner par son architecture. Et, par un dédoublement qui mime la réaction idéale du spectateur, il arrive qu’un personnage se détache du groupe pour prendre de la distance et contempler cet ouvrage artificiel. Sade est passé maître en la matière et son usage des tableaux vivants a été fort agréablement commenté par Roland Barthes qui n’a pas manqué de souligner à quel point ces tableaux, en appelant un spectateur42 acquièrent une dimension 42. « Sade, le narrateur, un personnage, le lecteur, peu importe », Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, 1971, p. 158.
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baroque. Par ailleurs, cette « construction volontaire de la scène érotique43 » renvoie aussi à une véritable langue qui possède son propre lexique et ses règles. Ce qu’il convient d’approfondir est la raison d’être de l’effet recherché par ces agencements savants. Puisque les romans pornographiques partagent avec les manuels d’anatomie ce goût pour l’exhibition spectaculaire des corps, leurs finalités immédiates ne sauraient être totalement étrangères l’une à l’autre. Héritant d’un subterfuge issu d’une stratégie baroque, le corps présent dans les manuels d’anatomie n’est pas sans provoquer la stupéfaction du lecteur. Nous avons vu que le texte y parvenait par le détail insolite. La littérature pornographique, qui se nourrit à la source médicale, partage avec le traité d’anatomie ce procédé ; elle parvient à ébranler les certitudes du spectateur et même sa capacité à juger. Thérèse philosophe est traversée par le souci du détail choc, celui qui, dépassant l’érotisme, interpelle les zones peu structurées de l’imaginaire. Voyeur de la fameuse scène Dirrag, Thérèse, dont la présence est ici certainement une métonymie de l’œil du lecteur, est fortement ébranlée44, moins par la fougue sexuelle des personnages que par le spectacle de cet alliage de mécanique humaine organique, à la fois familier et étrange. Familier, parce que l’image de l’homme machine participe d’une tradition médicale et philosophique que le lecteur lettré connaît, mais étrange aussi, par l’ajout, à la mécanique Dirrag, de ce détail grotesque : le visage contorsionné du confesseur. Le montage créé par les corps soudés de Dirrag et d’Éradice dévie du prototype de la belle machine humaine, car malgré un roulement exemplaire, il se transforme en un mixte incongru d’animal humain mécanique : Quelle physionomie ! Ah, Dieu ! Figurez-vous un satyre les lèvres chargées d’écume, la bouche béante, grinçant parfois les dents, soufflant comme un taureau qui mugit ; ses narines étaient enflées et agitées […]. Sa tête était baissée ; et ses yeux étincelants restaient fixés sur le travail de la cheville ouvrière, dont il compassait les allées et les venues de manière que, dans le mouvement de rétroaction, elle ne sortît pas de son fourreau […]45.
À quelle vérité prépare cet ébranlement de l’esprit du lecteur libertin dont témoigne la paralysie de Thérèse ? Elle ne saurait être comme dans le manuel d’anatomie de nature religieuse. Serait-ce une contre idéologie, un athéisme, qui s’opposerait à l’idée de la perfection divine lue dans le texte médical ? Le
43. Id., p. 32-sq. 44. « Que d’idées différentes me passèrent dans l’esprit, sans pouvoir me fixer à aucune, s’exclame-telle ! Il me souvient seulement que vingt fois je fus sur le point de m’aller jeter aux genoux de ce célèbre directeur, pour le conjurer de me traiter comme mon amie » (Jean-Baptiste Boyer d’Argens, loc. cit., p. 890). 45. Id., p. 890.
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militantisme antireligieux des romans pornographiques travaille en tous cas dans ce sens. Il serait tentant d’affirmer que le texte pornographique des XVIIe et XVIIIe siècles a une véritable ambition de faire évoluer les mentalités, ne serait-ce que dans le domaine sexuel, ou un désir philanthropique d’instruire ; les considérations philosophiques qui le traversent, la forme du roman d’éducation qui domine ses productions pourraient porter à le croire. Mais il s’agit d’une position périlleuse ; en effet ce qui ressort plutôt de ces textes, c’est leur aspect ludique. Le jeu en soi, qui manque rarement de se transformer en simulacre, est massivement présent. Les romans du libertinage sexuel semblent avant tout proposer un divertissement au lecteur, avec lequel ils établissent un rapport de connivence46. Ils possèdent ainsi leurs propres finalités. Il devient donc essentiel ici de noter que le roman pornographique ne peut être dans une relation passive avec la médecine. Il est certain qu’il se nourrit de ses images, travaille ses techniques de présentation, va même recueillir sa vision ambivalente d’un corps esthétique, à la fois étrange et classique ; par contre ce n’est pas sans juxtaposer à ce discours de base, sa propre voix, celle d’un corps de facto plaisir. La fonction ultime du roman pornographique est à chercher dans cette volonté farouche et sans complexe de faire du plaisir, à l’instar de Dom Juan, un objet d’une quête presque existentielle. Il s’agit là peut-être d’un aspect négligé du roman pornographique qui a surtout été placé dans un contexte politique et considéré comme une voix contestant le système monarchique ou, plus tard, comme une plateforme des idées républicaines. En prêtant attention aux références médicales dans les textes érotiques, c’est leur valeur esthétique et leur propre finalité qu’il devient dès lors possible de saisir. Penser l’anatomie des XVIIe et XVIIIe siècles en termes baroques n’aura rien qui puisse étonner si l’on adopte une définition du baroque qui en privilégie l’aspect structurel, qui insiste sur son caractère organisationnel et sa capacité à prendre en charge « toutes les formes, pas seulement artistiques47 ». Aussi tous les lieux communs qu’il est coutume d’employer pour décrire la poésie, la sculpture ou l’architecture baroques conviennent aux représentations de nature scientifique allant du début du XVIIe siècle jusqu’à la chute de la monarchie. L’anatomie est ainsi traversée par une esthétique baroque qui, sans véritablement faire l’objet d’une intentionnalité programmée, n’en demeure pas moins extrêmement présente dans le faire voir ostentatoire et déroutant des corps. Bien qu’ouvrir l’intériorité humaine implique, pour le médecin, d’en montrer l’harmonie et de transformer celle-ci en preuve de la sagesse divine par l’appel à la raison, ce geste
46. Rappelons-nous l’ami lecteur des Cent vingt journées de Sodome, mais aussi celui auquel, en 1676, Pierre-Corneille Blessebois s’adresse dans Le rut ou la pudeur éteinte. 47. Claude-Gilbert Dubois, Le baroque en Europe et en France, Paris, 1995, p. 43.
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de dévoilement se double de stupeur et d’inquiétude. Par conséquent lorsque l’écrivain se tourne vers le texte médical, davantage qu’un savoir, il emprunte surtout cette esthétique dans laquelle le corps est le lieu d’un spectacle, souvent angoissant et déstabilisant pour l’esprit. En l’occurrence, à travers l’étalage d’un sein coupé du corps et dont la parfaite beauté ne supprime pas l’étrangeté née de sa fragmentation, le roman libertin trahit son goût pour l’esthétique baroque, un baroque puisé au cœur des manuels d’anatomie et qui existe parallèlement à une représentation classique du corps. C’est donc précisément au niveau du spectacle du corps que le roman pornographique établit un lien de profonde connivence avec les traités d’anatomie. Complicité empreinte d’ambiguïtés, car une idéologie religieuse et anthropocentrique informe, dans le traité anatomique, la dérivation scénique qui affecte la présentation de ces amas de chair, de vaisseaux et de tissus. Mais s’il subsiste une idéologie dans le roman pornographique, elle n’est certainement pas liée à une téléologie, comme c’est le cas dans les manuels d’anatomie. Au contraire, la fascination pour le corps, son exaltation demeurent immanentes à son être plastique qui est gage de tous les plaisirs, nouveaux dieux de l’Ancien Régime. Armelle St-Martin Université du Manitoba
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Textes cités Anonyme, « L’académie des dames » [1680], Jean-Pierre Dubost (éd.), Œuvres érotiques du XVIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 401-639. —, « Vénus dans le cloître ou la religieuse en chemise » [1672 (?)], Jean-Pierre Dubost (éd.), Œuvres érotiques du XVIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 309392. Arnaud de Ronsil, Georges, Mémoires de chirurgie, Londres-Paris, J. Nourse, 1768. Barthes, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1971. Blessebois, Pierre-Corneille, « Le rut ou la pudeur éteinte » [1676], JeanPierre Dubost (éd.), Œuvres érotiques du XVIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 31-160. Boutoute, Éric, Sade et les figures du baroque, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1999. Boyer D’Argens, Jean-Baptiste, « Thérèse philosophe, ou mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag, et de Mlle Eradice » [1748], Patrick Wald Lasowski (dir.), Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2000. Cowper, William, Anatomy of Humane Bodies, Oxford, Smith, 1698. Diemerbroeck, Isbrand de, Anatomie du corps humain, Lyon, chez Anisson et Posuel, 1695, t. 1. Disdier, François-Michel, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784. Dubois, Claude-Gilbert, Le baroque en Europe et en France, Paris, Presses universitaires de France, 1995. Fink, Béatrice, « Corps sadiens, décors baroques », Catherine Nesci (dir.), Corps/ Décors : Femmes, Orgie, Parodie. Hommage à Lucienne Frappier-Mazur, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999, p. 81-94. Graaf, Regnerus de, Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme qui servent à la génération avec un traité du suc pancréatique, des clystères et de l’usage des syphons, Lyon, Hilaire Baritel, 1679. Greenberg, Mitchell, Baroque Bodies. Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, Ithaca-London, Cornell University Press, 2001. L’Ange, Jean, « L’école des filles ou la philosophie des dames » [1668], Jean-Pierre Dubost (éd.), Œuvres érotiques du XVIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 167314. Lémery, Louis, « Sur les monstres. Premier mémoire, dans lequel on examine quelle est la cause immédiate des monstres », Histoire de l’Académie Royale des sciences. Année 1738, Paris, Imprimerie Royale, 1740. Le Vacher de la Feutrie, Thomas, Dictionnaire de chirurgie, Paris, Lacombe, 1767.
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Sade, Donatien Alphonse François, marquis de, La philosophie dans le boudoir [1795], Œuvres, Paris, Gallimard, 1998, t. 3, p. 1-178 [éd. Michel Delon]. —, Cent vingt journées de Sodome, Œuvres, Paris, Gallimard, 1990, t. 1, p. 13-383 [éd. Michel Delon]. Tort, Patrick, L’ordre des monstres : le débat sur l’origine des déviations anatomiques au XVIIIe siècle, Paris, Syllepse, 1998.
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Figure 1 : Jean-Charles Levasseur (1734-1816) d’après Charles Joseph Natoire (17001777), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 4, pl. 2, frontispice.
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Figure 2 : Étienne Charpentier (ca. 1705- apr. 1764) d’après François Boucher (1703-1770), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, frontispice.
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Figure 3 : Étienne Charpentier (ca. 1705- apr. 1764) d’après Edme Bourchardon (16981762), Corps humain écorché vu en [sic] devant, gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 14, pl. 12.
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Figure 4 : Étienne Charpentier (ca. 1705- apr. 1764), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 22, pl. 20.
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Figure 5 : Jérôme (?) Danzel (1755-1810), gravure sur cuivre, dans François Michel Disdier, Exposition exacte, ou tableaux anatomiques en tailles douces des différentes parties du corps humain, Paris, Crépy, 1784, p. 52, pl. 50.
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Figure 6 : Anonyme, The external muscles lying on the cubit, gravure sur cuivre, dans William Cowper, Anatomy of Humane Bodies, Oxford, Smith, 1698, non paginé, table 69.
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Figure 7 : Anonyme, The cavity of the abdomen after its viscera are removed, gravure sur cuivre, dans William Cowper, Anatomy of Humane Bodies, Oxford, Smith, 1698, non paginé, table 52.
Médecins et médecine dans les romans de Prévost
Au XVIIIe siècle, le médecin n’est pas encore un personnage de roman. On ne voit, dans la production romanesque du siècle, aucun équivalent du Médecin de campagne ou du Docteur Pascal. Prévost ne fait pas exception : les quelques médecins et chirurgiens qui apparaissent dans ses grands romans y jouent un rôle des plus épisodiques. Ils deviennent tout au plus protagonistes dans quelques anecdotes du Pour et Contre, qui sont à leur façon des « épisodes ». Rassembler ces quelques notations incidentes, de toute évidence trop clairsemées pour correspondre à un quelconque dessein d’ensemble, peut sembler d’un intérêt douteux. Il semble évident que Prévost ne s’est jamais avisé de les rapprocher les unes des autres, ni surtout de s’inquiéter de savoir si elles comportaient une certaine cohérence. À les inventorier à sa place, on leur découvre pourtant, je crois, un profil assez particulier, qui, s’il ne correspond sans doute à aucun message concerté de l’auteur, enregistre pourtant une perception du médical assez inédite. Les personnages de Prévost sont en effet portés à faire spontanément crédit aux médecins et chirurgiens qu’il leur arrive de rencontrer. Déférence surprenante quand on pense que la tradition littéraire faisait plutôt preuve d’un scepticisme souvent fort peu amène, voire d’une incrédulité radicale aux pouvoirs de la médecine. Molière était « impie en médecine1 » avec la verve qu’on sait. Il se contentait d’exagérer une réserve très répandue et très ancienne, que Montaigne, pour sa part, avait longuement développée dans un de ses essais les plus copieux2. Montaigne, à son habitude, étayait son propos de bon nombre de citations anciennes, qui résument une topique plus que millénaire : la réticence devant la médecine relève d’une très longue 1. La formule vient de Sganarelle, qui s’étonne que son maître Don Juan se trouve « impie aussi en médecine » (cf. Dom Juan, II, 1). John Cairncross l’applique à Molière lui-même dans un article resté classique, « Impie en médecine. Molière et les médecins », L’humanité de Molière, 1988, p. 187-202. 2. Michel de Montaigne, « De la ressemblance des enfants aux pères », Essais, 1962, L. II, chap. 37.
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durée. Il n’en est que plus frappant de voir que, dans les récits de Prévost, l’avis des médecins est en règle générale pris au sérieux. Le romancier, certes, s’en sert souvent comme d’une simple commodité, qui lui permet, selon les cas, de contourner ou de précipiter une confrontation en immobilisant un personnage dans sa chambre de malade ou en interdisant les visites. Dans Le doyen de Killerine notamment, bien des choses tournent autour des maladies consécutives de Sara Fincer et de Mlle de L. Qu’une parole de médecin puisse contribuer ainsi à rythmer une intrigue prouve au moins qu’elle revêt une nouvelle autorité : Argan était ridicule en obéissant trop docilement à Monsieur Purgon. Comment comprendre une telle promotion ? La médecine du XVIIIe siècle n’est pas vraiment plus efficace que celle du siècle précédent, voire que celle de l’Antiquité. Les médecins des Lumières ne sont pas, à proprement parler, plus performants que leurs prédécesseurs. Tout ne s’en passe pas moins comme si leur clientèle tendait désormais à leur reconnaître une nouvelle autorité, à leur faire crédit d’un savoir et d’une efficacité fiables que les générations antérieures n’avaient guère aperçus. Un « fatalisme antimédical3 » sans âge avait admis depuis toujours sans trop le dire que toutes les maladies vraiment graves étaient foncièrement incurables : le cycle de la vie et de la mort était, comme l’écrit Philippe Ariès, « lié au mouvement général d’un monde sur lequel l’homme n’avait pas de prise. Dans une telle perspective, la médecine n’avait pas de place4 ». Qui s’y obstinait quand même faisait preuve, la formule est de Montaigne, d’« une furieuse et indiscrète soif de la guérison5 ». Avec les Lumières, cette soif-là, comme bien d’autres, vient à paraître plus légitime. Les médecins, par la suite, sauront se montrer à la hauteur. Dès le XIXe siècle, l’arsenal thérapeutique s’enrichira de façon exponentielle. Le XXe siècle viendra même à s’inquiéter des nuisances d’un acharnement médical devenu si puissant qu’il finira par générer à son tour des problèmes inédits. Au XVIIIe siècle, ces problèmes-là restaient largement au-delà de l’horizon, autant dire inimaginables : la médecine moderne n’était encore qu’une espérance, qui prenait forme dans la nouvelle confiance accordée un peu gratuitement à des médecins qui restaient objectivement assez démunis. Citons encore Ariès : « On dirait presque, si cette formule n’apparaissait comme un paradoxe, que le médecin précède [alors] la médecine6 ».
3. Terme de Jacques Léonard, La France médicale au XIXe siècle, 1978, p. 19. 4. Philippe Ariès, Essais de mémoire, 1993, p. 302. 5. Michel de Montaigne, op. cit., p. 196. 6. Philippe Ariès, op. cit., p. 304. Italiques de Philippe Ariès.
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Les romans de Prévost feraient donc incidemment écho à ce nouveau prestige. Écho a priori problématique : le romancier argumente par nature à l’aide de faits, fictifs bien entendu mais qui convainquent et ne doivent pas trop ressembler à des fabulations gratuites. Or, c’est précisément les faits (ou, si l’on préfère, les effets) qui font encore défaut à cette époque, où les triomphes effectifs de la médecine sont encore à venir. C’est sans doute, soit dit en passant, la raison profonde pour laquelle le XVIIIe siècle ne pratique pas encore le roman médical. À lui consacrer une intrigue à part entière, on finirait par redécouvrir combien la médecine de l’époque reste foncièrement démunie. Bénassis même, chez Balzac, ne se présente comme un protagoniste convaincant que parce qu’il ne fait pas seulement, ni même d’abord, œuvre de médecin. Prévost n’en est pas encore là et se contente de mentionner ses médecins au passage. La question, ici, sera surtout de savoir par quels biais il supplée quelquefois à leur incontournable insuffisance. Les médecins de Prévost ne guérissent pas encore leurs malades. Ils frappent au moins par la sûreté de leur diagnostic, dont la justesse est généralement admise sans discussion. Il s’enrichit à l’occasion d’un luxe de détails, qui accentue l’effet de maîtrise. La mort de Dona Diana, dans les Mémoires et aventures, donne lieu à tout un suspense qui s’étale sur près de deux semaines ; elles sont ponctuées de jours climatériques, dont les annonces sont accueillies comme autant d’oracles : Je la crus mourante dès le troisième jour ; mais étant revenue à force de soins, le chirurgien me dit qu’on pouvait espérer quelque chose jusqu’au neuvième […] Le chirurgien me dit en particulier qu’il n’appréhendait plus que le treizième jour et qu’il répondait de sa guérison si ses forces allaient au-delà7.
Ces annonces n’ont aucune incidence concrète sur quoique ce soit ; leur seule efficacité est de suggérer une compétence. Celle-ci vient même, près d’un autre lit de mort, à s’autoriser d’une échéance très exactement prédite. Toujours dans Mémoires et aventures, le médecin de Sélima, qui se contente de faire prendre à la jeune femme « quelques liqueurs cordiales qui ne la soulagèrent point8 », annonce très précisément le moment suprême : Le médecin, que je consultais à tous moments et qui était un habile homme, me dit positivement qu’il ne croyait pas qu’elle pût passer quatre heures du matin. Il ne raisonnait que trop juste. Mon incomparable épouse expira à l’heure marquée9.
7. Prévost, Œuvres de Prévost, 1978-1985, t. 1, p. 174-175. 8. Id., t. 1, p. 96. 9. Id., t. 1, p. 96-97.
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Du temps de Molière, il n’y avait que les médecins eux-mêmes pour s’émerveiller qu’une malade fût morte selon les règles ! La performance est apparemment si belle que Prévost l’ajoute dans Cleveland à son évocation de la mort de Madame Henriette, qui, bien sûr, ne meurt pas exactement de maladie, mais sous le coup d’un poison foudroyant. Prévost indique « que les médecins qui s’aperçurent du changement de son visage et de l’altération de son pouls, désespérèrent au même moment de sa vie10 ». La Relation de la mort de Madame, qui est ici la principale source de Prévost, rend un son très différent, que je qualifierais de plus ancien : Après une conférence assez longue [les médecins] vinrent tous trois voir Monsieur et l’assurer sur leur vie qu’il n’y avait point de danger. Monsieur vint le dire à Madame. Elle lui dit qu’elle connaissait mieux son mal que le médecin et qu’il n’y avait point de remède11.
On aura remarqué que le premier de ces diagnostics infaillibles est le fait d’un chirurgien alors que les deux derniers sont prononcés par des médecins. Prévost ignore à peu près partout le partage traditionnel entre la médecine savante et la chirurgie. On aimerait voir là un certain respect pour le savoir technique des chirurgiens, qui serait à sa façon un trait éclairé : la création, en 1739, de l’Académie Royale de Chirurgie est un des beaux moments du siècle. Encore Prévost a-t-il pu obéir à des motivations plus prosaïques. Les chirurgiens, en vieille France, sont tout simplement plus nombreux que les médecins, et donc plus plausibles dans les endroits écartés. Dans Cleveland le narrateur évoque le « chirurgien du vaisseau12 » de des Ogères, qui assiste Bridge mourant en rade à La Corogne, puis le chirurgien du village très écarté de Rueil qu’on consulte à la suite d’un guet-apens dans la forêt avoisinante. L’un et l’autre se contentent de prédire une mort très proche. Des Pesses, dans Le doyen, est amené de même après son duel au Bois de Boulogne « chez le premier chirurgien » venu du Faubourg Saint-Honoré, qui ne lui promet « pas […] une heure de vie13 » et a une fois de plus raison. Dans tous ces cas, la présence d’un médecin aurait été nettement plus invraisemblable. Reste toujours que l’intervention médicale la plus impressionnante de l’œuvre de Prévost est elle aussi le fait d’un chirurgien. Montcal, dans les Campagnes philosophiques, bénéficie, tout près du champ de bataille où il s’est fait blesser « au bas-ventre14 », des bons soins de son valet :
10. Id., t. 2, p. 436. 11. Madame de La Fayette, Histoire de Mme Henriette d’Angleterre, 1988, p. 85. 12. Prévost, Œuvres de Prévost, op. cit., t. 2, p. 274. 13. Id., t. 3, p. 137. 14. Id., t. 4, p. 352.
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Il employa toute son adresse à me panser. J’étais mort sans doute si le secours eût été plus lent ou mon valet moins habile. Étant chirurgien, il se trouva chargé heureusement de tout ce qui appartient à sa profession15.
Comme les Campagnes, sauf erreur, n’avaient jusque-là jamais fait état de cette compétence si opportune, l’épisode nous vaut d’abord une illustration presque caricaturale de la quasi omniprésence des chirurgiens. Le valet pousse même la prévoyance jusqu’à se munir, très « heureusement » en effet, d’un dispensaire portatif ! Il se distingue en outre de ses confrères en improvisant sur le champ une véritable opération « de plus de quatre heures16 », qui sauve la vie de son maître : Mes intestins que mon valet commençait à tirer à pleines mains sur un linge me formèrent un si étrange spectacle que je ne pouvais me persuader qu’il me restât quelque prétention à la vie sans un miracle du ciel17.
La prévision de la mort proche est donc pour une fois le fait du patient et sert surtout à mettre en valeur l’assurance et le savoir-faire qui la précèdent : Cependant il m’assura que s’ils n’étaient pas plus endommagés qu’il ne croyait d’abord s’en apercevoir, le danger était peu redoutable. Son principal chagrin était de manquer d’eau tiède pour les laver. La Providence y pourvut par l’abondance d’urine que mes chevaux rendirent successivement, et que mon valet reçut dans son chapeau et dans le mien18.
Comme quoi la Providence, loin de faire un miracle, fournit seulement une matière première, qui n’est pas tout à fait de l’eau bénite et qui doit surtout être prestement recueillie ! Le valet ajoute de son côté des liquides plus prestigieux : « Il avait un flacon de vin blanc et quelques liqueurs fortes, qui furent d’un merveilleux usage19 ». La suite ne dit plus que la débrouillardise presque joyeuse de l’opérateur, qui ne doute décidément de rien : Mes forces diminuant peu à peu, je ne m’aperçus du reste de ses opérations que par la vive douleur que me causaient quelquefois ses mains ou ses instruments. Il fut obligé de recoudre quelques boyaux, qui avaient été coupés ou percés. Il en coupa lui-même diverses parties trop endommagées, et sur le récit qu’il me fit ensuite d’une entreprise si difficile, je conçus qu’il ne m’avait pas plus épargné qu’un cadavre. La connaissance et le sentiment me manquèrent plusieurs fois ; mais il s’en alarmait si peu dans un aussi bon tempérament que le mien qu’il saisissait au contraire ces moments-là pour ses opérations les plus douloureuses20.
15. Id., t. 4, p. 353. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. Ibid. 20. Ibid.
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Ne nous demandons pas trop si « une entreprise si difficile » était vraiment possible au XVIIIe siècle. Il suffit ici que Prévost l’ait imaginée. Il ne s’est au demeurant aventuré que cette seule fois à détailler à ce point un succès médical. Les rares autres réussites qu’on trouve dans ses romans sont incomparablement plus allusives et paraissent surtout convaincantes parce qu’elles contredisent des préjugés superstitieux. Quand le marquis de Rosambert, dans Mémoires et aventures, se fait « panser du secret » par un cavalier, un confesseur flaire le sacrilège : la méthode paraît suspecte car elle se montre trop sûre21, et risque ainsi d'empiéter sur la décision divine. Le confesseur s’inquiète aussi de l’utilisation du […] second verset de l’hymne Vexilla regis qu’il fallait prononcer en faisant trois signes de croix aux trois mots mucrone dirae lanceae. Il demanda si cela était absolument nécessaire. Oui, répondit brusquement le cavalier, mais si vous avez peur que je n’y mêle quelque diablerie, prononcez-les et faites les bénédictions vous-même. Cette proposition parut raisonnable à tout le monde, excepté au prêtre qui y trouvait toujours de la difficulté22.
Le scrupule, qui commence à paraître d’un autre âge, est levé par un évêque à l’esprit plus ouvert… Après quoi le traitement, dûment cautionné par cette première altercation, continue avec des gestes et des prescriptions profanes : [le cavalier se fit] apporter du vin blanc, de la meilleure huile d’olive, et du feu dans un réchaud. Il commença par sucer mes blessures […]. Il fit chauffer ensuite du vin blanc, dont il lava mes plaies jusqu’à ce que le sang cessât de couler. Il versa quelques gouttes d’huile sur les charbons ardents ; et, par le moyen d’un papier roulé en forme de tuyau, il en dirigea la fumée dans mes blessures23...
Le « secret », on le voit, aligne des recettes très traditionnelles ; comme il les accumule aussi, l’ensemble constitue un traitement déjà complexe. L’« opérateur » romain Miracoloso Florisonti (soulignons le prénom très parlant) recourt, toujours dans Mémoires et aventures, à des moyens plus inédits. Quand il réussit au moyen d’une « espèce de liqueur rouge » à faire accoucher Sélima « sans cris et presque sans douleur », il finit par attirer les soupçons de l’Inquisition24. La mésaventure paraît d’autant moins surprenante qu’il avait déjà recherché l’amitié de Renoncour pour échapper un moment à la bigoterie romaine : Il me dit qu’il estimait le caractère des Français beaucoup plus que celui des Italiens, et que cette raison lui faisait souhaiter mon amitié ; qu’il me communiquerait quantité
21. « C’est cette certitude même, reprit le prêtre, qui me le rend suspect », id., t. 1, p. 33. 22. Id., t. 1, p. 33. 23. Ibid. 24. Id., t. 1, p. 92
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de rares secrets dont il ne voulait pas se vanter à Rome ; que les Romains étaient de petits esprits, qui ne s’imaginent pas qu’un homme puisse en savoir plus qu’eux s’il n’entretient commerce avec le diable25.
Le cavalier et Florisonti pratiquent ce qu’on appellerait aujourd’hui des thérapies alternatives. Ce devaient être les seules qu’un romancier à l’imagination féconde pouvait en cette aube des Lumières créditer à son gré de performances toujours interdites aux médecines savantes. Les médecins professionnels, à l’époque, étaient bien empêchés de mettre en œuvre « quantité de rares secrets » ! Ils se contentent donc, le plus souvent, de formuler des diagnostics très justes. Le journaliste du Pour et contre est par définition à l’affût de nouveautés et peut-être plus à portée d’en parler : le langage noble que Prévost choisit pour ses romans lui interdit les détails trop précis26. Le pour et contre aligne donc son lot de curiosités médicales. Elles aussi nous confrontent à un « désir de croire » qui reste fâcheusement forcé de se passer de triomphes effectifs. Le nombre VII s’attarde assez longuement à une « Invention nouvelle de l’art ». Elle est encore le fait d’« un jeune chirurgien », dont Prévost indique, sans autrement s’en formaliser, qu’il est mobilisé par l’espoir de toucher « un prix considérable » ; il se fait fort de sauver la vie d’un voleur de grand chemin condamné à être pendu, qui « aurait sacrifié volontiers toutes ses richesses pour sauver sa vie ». Le chirurgien lui fait « à la gorge une petite incision », puis y introduit « un petit tuyau d’argent » qui devrait lui permettre de respirer sous la corde. L’artifice, que le chirurgien aurait d’abord essayé avec un succès constant « sur plusieurs chiens » est bien près de réussir : quand le cadavre supposé est, selon la coutume, remis aux siens après « quelque temps27 » d’exposition au gibet, […] le chirurgien qui n’attendait que ce moment, se le fit apporter dans le cabaret le plus proche. Il se hâta de lui ouvrir la veine du bras, et de lui donner d’autres secours qu’il avait préparés. Gordon n’était pas mort. Il ouvrit les yeux, il poussa un profond
25. Ibid. 26. L’opération des Campagnes philosophiques fournit à cet égard la classique exception qui confirme la règle. Prévost y pratique, a priori, un romanesque dégradé. Voir à ce sujet un très bel article de Yann Salaün, « Fonction de l’ignoble dans les derniers romans de Prévost : l’éventration de Montcal, l’enlaidissement d’Héléna, l’encanaillement de l’honnête homme », dans Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003, p. 71-89. 27. Prévost, Œuvres de Prévost, op. cit., t. 7, p. 110.
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soupir. Mais étant retombé presque aussitôt dans une espèce d’évanouissement, il expira quelques minutes après28.
Après quoi le chirurgien sauve la mise en formulant une fois de plus un diagnostic très juste : il « attribu[e] le mauvais succès de son entreprise à la grosseur du malheureux Gordon, qui l’avait fait peser excessivement sous la corde29 ». La réussite de « son entreprise » aurait posé d’épineux problèmes : il n’est au moins pas évident que la survie d’un pendu implique sa grâce, la justice aurait même pu se formaliser d’une tentative si « hardie » pour détourner son cours. Le « mauvais succès » permet de ne pas mettre les points sur les i : « Quoiqu’il en soit, l’invention du tuyau n’en est pas moins admirable30 ». Prévost finit même par assurer que la justice anglaise ne s’en serait sans doute pas occupée très longtemps : « La faveur n’aurait pas manqué de […] mettre [le chirurgien] à couvert, tant l’on est satisfait à Londres de voir enrichir les arts par quelques nouvelles découvertes31 ». Les Parisiens, le sous-entendu est évident, ne se montreraient pas si empressés ! Il n’en faut pas plus pour que cet artifice raté bénéficie d’un préjugé favorable en faveur des « nouvelles découvertes ». Le pour et contre n’est pas invariablement si confiant. On y trouve au moins deux anecdotes sur des médecins charlatans32. Ailleurs, le journaliste cite un interlocuteur qui voudrait qu’« on établît une Inquisition pour les Médecins et les Chirurgiens accusés de tuer leurs malades par ignorance ou par témérité33 ». Le choix du tribunal paraît un peu archaïque. Le propos aura servi surtout à amener une citation, un fragment de lettre du XVIe siècle qui fournit des détails croustillants sur la fin du célèbre médecin André Vésale (1514-1564). L’auteur du De Humani corporis Fabrica serait mort au retour d’un pèlerinage à Jérusalem, où l’Inquisition, précisément, l’aurait envoyé suite à une terrible erreur médicale, rien de moins qu’une autopsie prématurée et devenue du coup fatale à la victime. Le bruit remonte au XVIe siècle et amplifiait à l’origine une réserve très répandue face aux dissections, dont Vésale avait été un des promoteurs. Prévost, qui ne devait plus partager ces réticences-là, se plaît toujours à reprendre en partie une histoire si sensationnelle.
28. Id., t. 7, p. 111. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Prévost, Le pour et contre, 1993, par exemple l’histoire du Dr M… (Nombre XLII) et celle du médecin muet de Lisbonne (Nombre LXVI). 33. Id., p. 411.
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Il aurait été à tout prendre plus surprenant qu’un texte aussi ondoyant que Le pour et contre ne se fût jamais fait l’écho d’attitudes très anciennes. Reste toujours que les notations plus actuelles, qui sont, dans ce périodique, plus que largement majoritaires, s’associent le plus souvent à la nouvelle confiance que l’époque tend à accorder à ses médecins. Prévost, qui rend volontiers compte de nouvelles publications, commente aussi plus d’un ouvrage de médecine et aime y découvrir du mérite. Le nombre XVIII réserve de copieux paragraphes à un texte qui n’est plus tout récent, « le traité du docteur Wallis sur la manière d’instruire les personnes sourdes et muettes », qui aurait « passé longtemps pour un badinage plus agréable qu’utile34 » : la méthode qu’il proposait paraissait trop compliquée pour être vraiment praticable. Prévost affirme qu’elle a fait ses preuves : « Il se trouve actuellement à Londres quantité de personnes qui en ont fait heureusement l’expérience35 ». Il n’est pourtant pas un instant question de chercher à guérir les sourds et les muets. Le Dr Wallis comme Prévost s’accordent avec tout le monde pour les croire incurables : « la cause du mal est obscure et le remède impossible36 ». Le pour et contre chante donc les louanges d’une méthode palliative, dont le succès est curieusement décrit comme une réussite pleine et entière : L’exemple de Monsieur Alexandre Popham, sur qui le docteur Wallis fit autrefois avec beaucoup de succès l’essai de sa méthode, devait faire juger d’abord qu’elle pouvait réussir aussi heureusement à l’égard de tous ceux qui naissent avec les mêmes infirmités37.
Savourons au passage ce « d’abord », où résonne toute l’impatience si caractéristique des Lumières contre ceux qui ne saluent pas d’emblée leur évidence ; on appréciera aussi la belle assurance qui promet d’aider « tous » les patients qu’on amènerait. La suite, qui explique pourquoi le public à été un peu lent à croire, est plus claironnante encore : Il en était de même à peu près que de l’inoculation. Tout le monde en a admiré l’effet, et peu l’osaient tenter. Enfin quelques particuliers se sont si bien trouvés d’en avoir couru les risques qu’on en est devenu plus hardi et qu’il ne reste plus aujourd’hui de crainte à personne38.
34. Id., p. 231. Une note de Prévost précise le tire anglais : Method of teaching the deaf and dumb to read. 35. Id., p. 232. 36. Ibid. 37. Ibid. 38. Ibid.
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L’inoculation, comme on sait39, aura été le seul progrès thérapeutique décisif du siècle ; le paragraphe que nous citons est à peu près contemporain de la onzième Lettre philosophique, où Voltaire chante les louanges d’une pratique pour laquelle l’Angleterre avait, une fois de plus, une certaine avance sur le Continent. Prévost applaudit au même succès et y assimile la percée plus modeste du Dr Wallis, qui n’avait guéri ni prévenu aucun mal. Le plaidoyer enthousiaste pour cette cause après tout mineure indique à sa manière que qui voulait croire à la médecine devait toujours, au XVIIIe siècle, faire flèche de tout bois. La place manque pour gloser avec le même détail les diverses recensions médicales du Pour et contre ; elles nous entraîneraient aussi trop loin des parages du narratif. Je termine donc sur un très bref mais fort curieux épisode qui ne met en scène aucun médecin mais n’en débouche paradoxalement que mieux sur une belle profession de foi médicale. Le nombre XIII aligne deux « Curiositez naturelles », dont la première a trait à une plante exotique, qui aurait fleuri pour la première fois en Europe, mais pour quelques heures seulement, « dans les Jardins du Comte de Nassau40 ». La seconde transpose le prodige dans un registre humain : Autre jeu de la nature. À Guarda en Portugal, un Chanoine […], qui était parvenu à l’âge de 114 ans, après avoir possédé quatre-vingt-six ans son emploi, s’aperçut un jour qu’à la place de deux ou trois vieilles dents qui lui restaient, la nature lui en avait rendu une garniture, non seulement complète, mais belle, régulière, & aussi blanche que l’ivoire. Sa barbe, ses cheveux, & ses sourcils redevinrent noirs. Ses nerfs & ses muscles reprirent toute la vigueur qu’ils avoient eue dans sa jeunesse. Son sang & ses esprits commencèrent à circuler avec le même feu & la même liberté. Enfin, lorsque tout le monde admirait ce prodige, & qu’il s’attendait lui-même à vivre encore un siècle, il fut saisi d’une fièvre violente qui l’emporta en peu de jours. Sa nouvelle jeunesse dura environ trois semaines41.
Comment comprendre une telle anecdote ? Telle qu’en elle-même, elle rejoint une très vieille tradition d’exceptions apparemment prodigieuses qui, de s’avérer seulement apparentes, n’en montrent que mieux que les pesanteurs ordinaires du monde sont foncièrement immuables. La « fièvre violente » du chanoine dit, après l’apparence du contraire, l’inéluctabilité de la mort ; elle paraît plus saisissante de couper court à un revirement qui semblait l’ajourner indéfiniment. Même la vitalité la plus exceptionnelle ne débouche jamais pour de bon sur une véritable seconde chance. 39. La meilleure synthèse sur le succès de l’inoculation reste celle de Pierre Darmon, La longue traque de la variole, 1985 (écrit en 2006). Cf. aussi, bien sûr, Catriona Seth, Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, Desjonquères, 2008). 40. Prévost, Le pour et contre, op. cit., p. 182. 41. Ibid.
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Plus d’un lecteur du Pour et contre a dû être sensible à cette leçon sans âge. Prévost enchaîne dans un tout autre sens et conclut que pareil rajeunissement, si temporaire fût-il, ne laisse pas d’ouvrir des perspectives : Un fait aussi certain que celui que j’ai rapporté, devrait étendre nos idées, et nous donner des espérances qu’on n’a point eues jusqu’ici. Quoi ! Il y a dans le fond de notre nature un principe de vie assez actif pour se ranimer quelquefois de soi-même, & nous négligeons de cultiver autant qu’il est possible cette précieuse semence d’immortalité42.
Cela débouche sur un éloge de la médecine préventive, qui ne se contenterait pas de soigner des maladies, mais s’emploierait aussi et surtout à entretenir et à corroborer la santé : Car enfin il est clair que ce qui a pu se réparer par sa propre vigueur dans Dom Antonio, aurait été capable à plus forte raison de ne pas s’affaiblir pour peu que l’art eût prêté d’assistance à la nature43.
Le commentaire, autrement dit, oublie l’issue fatale pour s’extasier sur le seul regain premier. Elle y devine le travail d’une précieuse ressource inconnue, que la médecine pourrait et devrait chercher à exploiter. L’invite termine le nombre XIII et ne sera pas prolongée par la suite… Notre anecdote, qui aurait pu enseigner une fois de plus que personne n’accède jamais à une vraie « nouvelle jeunesse », sert ainsi de tremplin à un espoir des plus confiants : la mise en valeur d’un hasard heureux permet d’espérer qu’on réussira un jour des performances analogues. Ce qui nous vaut, dans un registre souriant, un degré zéro de science fiction. Ce degré zéro peu barthésien est d’abord celui de la science correspondante, cette médecine moderne qui, en ce début du XVIIIe siècle, n’existe pas encore ; un prodige spontané, dont le commentateur choisit d’oublier un moment qu’il aura tourné court, cautionne déjà les succès à venir. Paul Pelckmans Université d’Anvers
42. Ibid. 43. Id., p. 183.
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Textes cités Ariès, Philippe, Essais de mémoire, Paris, Seuil, 1993. Cairncross, John, « Impie en médecine. Molière et les médecins », L’humanité de Molière. Essais choisis ou écrits par John Cairnoss, Paris, Nizet, 1988. Darmon, Pierre, La longue traque de la variole, Paris, Perrin, 1985. La Fayette, Madame de, Histoire de Mme Henriette d’Angleterre, Paris, Mercure de France, 1988 [éd. Gilbert Sigaux]. Léonard, Jacques, La France médicale au XIXe siècle, Paris, Gallimard/Juliard, 1978. Montaigne, Michel de, Essais, Paris, Garnier, 1962, 2 vol. [éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat]. Prévost, Antoine François, abbé, Le pour et contre, Oxford, Voltaire Foundation, 1993, vol. I-LX [éd. Steve Larkin]. —, Œuvres de Prévost, Grenoble, Presses universitaires, 1978-1985 [éd. Jean Sgard]. Salaün, Yann, « Fonction de l’ignoble dans les derniers romans de Prévost : l’éventration de Montcal, l’enlaidissement d’Héléna, l’encanaillement de l’honnête homme », Éric Leborgne et Jean-Paul Sermain (éd.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, Louvain, Peeters, 2003, p. 71-89.
Bernardin de Saint-Pierre ou l’écriture du corps sous influence scientifique
Le XVIIIe siècle affirme, du fait de son refus majoritaire de la conception spiritualiste chrétienne, la nature toute physique ou même machinique du corps humain. La Mettrie, dans le sillage du cartésianisme, qu’il dépasse par ailleurs, écrit en 1748 L’homme-machine. Et Voltaire y voit, en 1764, dans le Dictionnaire philosophique, malgré quelques hésitations tactiques, une organisation bien construite : « nous ignorons ce qu’est un corps » bien que « quelques parties » lui soient reconnues et qu’il soit « fait de parties se résolv[ant] en d’autres parties1 ». En 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie, il confine le corps à la matière2. L’Encyclopédie, souvent mal à l’aise sur cette question, se fonde tout autant sur cette notion d’une « substance étendue et impénétrable3 ». Par ailleurs, quelle qu’en soit l’idée qu’on s’en faisait, l’intérêt pour le corps ne se dément pas au cours du siècle. De la « Onzième lettre » des Lettres philosophiques (1734) de Voltaire4 à Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris (1781-1788). Bernardin de Saint-Pierre fut-il étranger à cet engouement ? Même s’il peut sembler téméraire et illégitime de mêler pensée scientifique et fiction, romanesque qui plus est, la confrontation n’est pas sans
1. Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1967, p. 149. 2. « Corps et matière, c’est ici même chose », repris à l’éditeur, id., note 104, p. 498. 3. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Corps », Encyclopédie, 1976, vol. I, t. 4, p. 780. Première définition retenue en outre par Féraud (1787). 4. Voltaire, « Onzième Lettre. Sur l’insertion de la petite vérole », Lettres philosophiques, 1964, p. 48-53 : question qui traversera tout le siècle jusqu’à Louis-Sébastien Mercier qui fera pendant aux propos de Voltaire dans le ch. « Inoculation » du Tableau de Paris, 1994. Sur la querelle de l’inoculation, voir Jean-François de Raymond, Querelle de l’Inoculation ou Préhistoire de la Vaccination, 1982 ; Nazir Ben Saad, « La querelle de l’Inoculation de Voltaire à Kant », 1997, p. 69-84, et Robert Favre, « La médecine : du rêve à l’espoir », La mort dans la littérature et la pensée françaises des Lumières, 3e partie, ch. VI-1, 1978, p. 259-265.
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intérêt5. La fiction de la petite pastorale fut-elle imprégnée de ce savoir développé du corps ? Le roman sentimental était-il compatible avec cette réduction du corps, comme le précise l’Encyclopédie, à une « matière passive d’elle-même et indifférente au mouvement et au repos6 » ? Il est sans doute intéressant de décrire la façon dont Bernardin de SaintPierre rend compte de la présence de ce corps matériel, mécanique, de ce corps « d’avant la clinique7 », dans un roman8 baignant dans un sentimentalisme touchant et un spiritualisme naïf, tout en se proposant comparativement quelques incursions du côté du Voyage à l’Île de France9. Le regard « sec » de Voltaire à l’article « Amitié » du Dictionnaire philosophique : « nous sommes un peu secs en tout10 », altère-t-il la sympathie (larmoyante) du style ? Nous envisagerons donc, afin de rester dans les limites d’une perspective « matérielle », « physique » et donc naturaliste et médicale, la façon dont Bernardin de Saint-Pierre observe le corps physiologique, le corps social, le corps naturel (donc de la croissance du corps aux divers aspects de sa souffrance : la faim, la maladie), en laissant de côté le corps narrativisé. Si Bernardin, lui, ne définit pas le corps, son utilisation du mot n’ouvre-t-elle pas des perspectives quant à sa manière de l’entendre ? L’écrivain n’emploie pas souvent le substantif « corps » dans Paul et Virginie, et jamais l’adjectif qui lui est corrélé : « corporel ». Nous avons relevé sept occurrences du substantif dans les trois premières parties11 ; il s’agit
5. Michel Baridon exprima en 1999 « qu’établir un rapport entre le mouvement scientifique et l’évolution des formes artistiques apparaissait comme un projet difficile en raison de la distance qui sépare ces deux domaines », voir « Les deux grands tournants du siècle des Lumières », 1999, p. 15. Le critique ne s’en tient cependant pas à cette distance et nuance aussitôt : « Mais qui dit distance ne dit pas barrière et c’est précisément l’histoire qui le prouve. Il semble, en effet, qu’il existe des parallèles, des échanges osmotiques entre l’image du monde que construisent les savants à une époque donnée et les représentations qu’en donnent les écrivains et les artistes ». Voir en outre le no 20 de la revue Littérales, qui, en 1997, s’intéressa à cette problématique. 6. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Corps », op. cit., 1976, vol. I, t. 4, p. 780. 7. Comme le rappellent Philippe Rieder et Vincent Barras, « il semble aller de soi que le corps des Lumières se distingue du corps du XIXe siècle par une caractéristique essentielle, celle d’être un corps d’avant la clinique, cette rupture épistémologique majeure telle qu’elle apparaît notamment dans les travaux de M. Foucault », « Corps et subjectivité des lumières », 2005, p. 222. 8. Nos références se feront à l’édition suivante : Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1984. 9. Nos références se feront à partir de l’édition suivante : Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Île de France, Œuvres Complètes, 1818, t. 1 et 2. 10. Voltaire, Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 16. 11. Suivant les critères d’analyse de Robert Mauzi dans son édition de Paul et Virginie, « Préface », 1966, p. 21-22 : 1re partie : l’idylle ; 2e partie : la crise ; 3e partie : l’interlude ; 4e partie : la catastrophe.
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dans ces emplois du corps organique. Il l’utilise ensuite davantage pour parler du corps mort de Virginie, dans la dernière partie donc, avec neuf occurrences, sans compter les reprises anaphoriques, ce qui est beaucoup pour peu de pages. L’auteur n’accorderait-il donc que peu d’importance au corps vivant, ou à la vie du corps ? Employer le mot « corps » une fois l’être mort lui est plus aisé. Suivant la définition de Voltaire, le corps une fois mort n’est plus que matière vouée à l’altération. Pour Bernardin, il s’agirait de n’employer par conséquent ce substantif que lorsqu’il fait référence au seul objet ; le corps vivant unissant matière et âme ne peut se traduire qu’en termes d’individu, d’être, et non plus de corps qui ne signifierait que matière. L’écrivain semble ne retenir donc que cette seule autre définition de l’Encyclopédie : « Corps se dit aussi d’un cadavre dont l’âme est séparée ». Si des études lexicales offraient matière à signification, à partir, espéronsle, d’une bonne lecture et d’une bonne intuition, elles ne peuvent cependant être suffisantes pour nos analyses. Aussi s’agit-il d’observer que Bernardin, très soucieux d’un style descriptif, s’il use peu du mot « corps » lui-même, se préoccupe néanmoins beaucoup de la corporalité de ses personnages. Le corps vivant et croissant L’écrivain n’hésite pas dès le début du roman, en évoquant la naissance des deux enfants, à s’intéresser à la façon dont ils sont nourris. Dans cet univers où la nature est prépondérante, l’allaitement par la mère biologique va quasiment de soi12, même pour Mme de La Tour, pourtant « d’une ancienne et riche maison de province13 », qui de ce fait pourrait préférer faire allaiter Virginie par son amie Marguerite, simple paysanne. Mais Bernardin, suivant les recommandations en cours, à savoir qu’un enfant aura de fortes chances de rester en vie s’il réside à la campagne et s’il est allaité par une mère bien nourrie, fait en sorte que les deux mères allaitent elles-mêmes leurs nouveaux-nés, quitte parfois à les échanger14. L’auteur met ainsi en pratique de façon romanesque les avantages de l’allaitement maternel et ceux de la vie champêtre, vie insulaire ici, que Rousseau avait déjà prônés dès 1756
12. Voir Bernard Bray, « Un texte variable à usages didactiques divers », 1989, p. 861. 13. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 104. 14. Id., p. 113. Paul et Virginie seront ainsi frère et sœur de lait : pratique courante sous l’Ancien Régime, remarque Édouard Guitton, « Introduction », id., p. 34.
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dans La reine fantasque, puis dans l’Émile15, et qui font encore l’objet de débats scientifiques, jusqu’à l’article « Allaitement » de l’Encyclopédie16, jusqu’à ce que des gravures encouragent l’allaitement17, jusqu’à ce que même un Louis-Sébastien Mercier s’indigne encore dans les années 1780 dans son Tableau de Paris : Les mères de Paris ne nourrissent pas leurs enfants […]. Ce n’est point dans l’air épais et fétide de la capitale […] que l’on peut accomplir les devoirs de la maternité. Il faut la campagne, il faut une vie égale et champêtre18.
Sujet à la mode dans cette seconde moitié du siècle ; mais il faut reconnaître que l’enjeu, face à une importante mortalité infantile, était de taille. Bernardin, qui participa activement à ce courant rousseauiste, en fut bien conscient. Paul et Virginie auront le privilège de grandir au contact d’une pure nature, et de bénéficier de soins sanitaires attentifs. À la question de l’allaitement s’ajoutent, pour celui qui se soucie de la santé de l’homme, les questions d’hygiène. Bernardin, apprenant à son lecteur que les mères « prenaient plaisir à les mettre ensemble [Paul et Virginie] dans le même bain19 », s’y montre sensible. Au moment de la rédaction de Paul et Virginie, les ouvrages d’hygiène sont déjà légion20. Nous sommes encore à une époque où beaucoup de gens, comme le remarque Mercier, ne se lavent pas21. Bernardin, bien que sans réelle formation médicale, se fait voyageur 15. Avant même l’éducation, Rousseau s’intéresse en effet au corps ; par exemple dans le « Livre premier », au nouveau-né : à ses membres « qu’il a besoin d’étendre et de mouvoir », voir Émile ou De l’éducation, 1992, p. 14 ; à la propreté du corps des nouveaux-nés (p. 37-38). Ses réflexions sont bien de véritables leçons d’hygiène et de médecine : « Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l’âme ; un bon serviteur doit être robuste. Je sais que l’intempérance excite les passions ; elle exténue aussi le corps à la longue ; les macérations, les jeunes, produisent le plus souvent le même effet par une cause opposée. Plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit […]. Un corps débile affaiblit l’âme » (p. 29). Il défend par ailleurs sans cesse la liberté du corps, trop souvent entravé, par exemple pour le corps des femmes dont les vêtements sont des « entraves gothiques » (L. 5, p. 458). Sur l’allaitement (voir les p. 16-19) ; au lait qui convient à l’enfant (p. 34-36) ; au bienfait de la campagne sur le corps de l’enfant (p. 36-37). 16. Voir Robert Favre, op. cit., p. 235-237. Louis-Sébastien Mercier lui aussi dans op. cit., vol. I, t. 4, p. 871, aura ce regard soucieux sur l’enfance dans de nombreux chapitres et observera que « tous les enfants qui y naissent (à Paris) vont en nourrice, la moitié y meurent ». 17. Voir la gravure de Voysard (1784), d’après un dessin de Borel inspiré par l’Émile. 18. Louis-Sébastien Mercier, op. cit., p. 872-873. 19. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 113. 20. Inspirés des Discorsi della Vita sobria (1558) du vénitien Cornaro, et de l’Hygiasticon (1613) du jésuite belge Nicolas Lessius, cités par Robert Favre, op. cit., p. 227. Penser aussi au célèbre ouvrage de Tissot dont la première édition eut lieu en 1761 : Avis au peuple sur la santé. Voir encore Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, 1982. 21. Voir le chapitre « Bains du sieur Albert » dans lequel Mercier fait l’éloge des bains de vapeur et de douches particulières dont il détaille le fonctionnement, tout en remarquant que « la moitié de la ville ne se lave jamais », Louis-Sébastien Mercier, op. cit., vol. II, t. 11, p. 1232-1234.
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au service de cette science en montrant déjà son intérêt lors de son voyage à l’Île de France pour l’hygiène des marins22 : Ne pourrait-on pas avancer à chacun d’eux [les matelots] les habillements convenables, et les obliger de les conserver par des revues fréquentes faites par l’écrivain et l’officier de quart ? Il y a beaucoup d’autres règlements de propreté sur lesquels les officiers devraient veiller23.
Aussi, dans son attention aux deux nouveaux-nés que sont Paul et Virginie, l’écrivain se montre au fait des inquiétudes touchant les soins du corps infantile. Il connaissait bien sûr les idées développées par Rousseau notamment dans le premier Livre de l’Émile, mais il avait pu aussi vérifier de ses propres yeux lors de son voyage qu’un corps éduqué plus librement que dans l’Europe civilisée donnaient des enfants « forts et robustes » : « À peine sont-ils nés qu’ils courent tout nus dans la maison ; jamais de maillot ; on les baigne souvent24 ». Voilà notre écrivain convaincu à son tour du mauvais fondement de l’emmaillotement, déjà dénoncé par un Pline l’Ancien25, puis par l’Encyclopédie, de la même façon que chez Rousseau, comme un « usage barbare des seuls peuples policés26 ». Paul et Virginie pourront donner du mouvement à leur corps sans souffrir des codes européens. Toujours curieux de tout ce qui nuit ou profite au corps, Bernardin se montre aussi sensible à la qualité de l’air, comme bien de ses contemporains27. Combien de pages, pages « philosophiques », humanistes, faisant l’éloge des études scientifiques dont il est peut-être encore plus au fait que Bernardin de Saint-Pierre, Mercier consacrera
22. Voir sur ce sujet Nicole Hafid-Martin, « Voyage et médecine au XVIIIe siècle », 1997, p. 20-21 sur la médecine navale. 23. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Journal. Mai 1768 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 66. 24. « Lettre XI. Mœurs des habitants blancs », « 10 février 1769 », Id., p. 150. 25. « À peine l’enfant est-il sorti du sein de sa mère, et à peine jouit-il de la liberté de mouvoir et d’étendre ses membres, qu’on lui donne de nouveaux liens. On l’emmaillote, on le couche la tête fixée et les jambes allongées, les bras pendants à côté du corps ; il est entouré de linges et de bandages de toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situation. Heureux si on ne l’a pas serré au point de l’empêcher de respirer, et si on a eu la précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu’il doit rendre par la bouche puissent tomber d’elles-mêmes ! car il n’aurait pas la liberté de tourner la tête sur le côté pour en faciliter l’écoulement », Histoire naturelle, IV, p. 190. Et de Rousseau : « L’enfant nouveau-né a besoin d’étendre et de mouvoir ses membres, pour les tirer de l’engourdissement où, rassemblés en un peloton, ils ont resté si longtemps. On les étend, il est vrai, mais on les empêche de se mouvoir ; on assujettit la tête même par des têtières : il semble qu’on a peur qu’il n’ait l’air d’être en vie », Émile ou De l’éducation, L. I, p. 14. 26. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Homme », op. cit., vol. II, t. 8, p. 345. 27. Sur ce point voir la question des hôpitaux au XVIIIe siècle (on dénonce leur air insalubre), celle des cimetières (qu’on déplace à cause de leur air vicié), celle des eaux usées, toutes questions auxquelles se consacrait la politique hygiéniste de la Monarchie.
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aux problèmes de la circulation et à la corruption de l’air dans la capitale : « les belles et neuves expériences, faites sur la décomposition et la recomposition de l’air, nous offrent des secours utiles28 », pense-t-il, ajoutant : « dès que l’air ne contribue plus à la conservation de la santé, il tue29 ». Grande problématique donc que la qualité de l’air animant les réflexions des philosophes ; Bernardin, face au contraste climatique entre l’Europe et les îles de l’Océan indien, ne pouvait qu’y être sensible. C’est le cas au cours de son voyage en mer et au fur et à mesure qu’il se rapproche de l’Île de France30 ; c’est le cas dans ses Études de la nature : « comme la corruption de l’air nous intéresse particulièrement, je hasarderai ici, en passant, quelques moyens simples d’y remédier31 » ; c’est le cas quant à l’air que respirent ses personnages. Une nuit, ceuxci pourront se reposer sans crainte « à la belle étoile » grâce à « la pureté de l’air, et à la douceur du climat » qui « permettent de dormir sous un ajoupa32 ». Une autre fois, quand Paul sera malade, il sera conduit sur les hauteurs, « la fraîcheur de l’air, en donnant de la tension aux nerfs, y était même favorable à la santé des Blancs33 ». L’auteur nous apprend même que près d’une source aux « eaux limpides34 », l’air est « sans cesse renouvelé par le mouvement de ces eaux35 ». S’il remarque donc, comme il l’écrit dans son journal de voyage que « l’air y est bon comme en Europe », il pousse plus loin son observation, rendant compte du fait que l’air des tropiques n’offre, en-dehors de sa douceur, que peu d’agrément pour la santé : « il n’a en lui aucune qualité médicinale : je ne conseille même pas aux goutteux d’y venir ; car j’en ai vu rester plus de six mois de suite au lit36 ». Ces réflexions soulignent bien son intérêt pour les grandes préoccupations médicales de son temps qu’il intègre au cœur de son « petit ouvrage37 ». 28. Louis-Sébastien Mercier, « L’air vicié », op. cit., vol. I, t. 1, p. 117. 29. Id., p. 114. 30. Voir la page du Voyage consacrée à l’air intitulée « Journal météorologique. Qualités de l’air », « Décembre 1768 », Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 135-sq. 31. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, 1786, voir l’« Étude VII », t. 1, p. 445-452 : Bernardin évoque aussi bien l’air de Madagascar, de Rome que de France ; des villes et des campagnes. 32. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 159. 33. Id., p. 266. 34. Id., p. 220. 35. Ibid. 36. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre V. Observations nautiques », « Juin 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 139. 37. Comme Bernardin caractérise lui-même son récit dans son « Avant-propos » à Paul et Virginie, op. cit., p. 77.
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Les meilleures conditions sont en tout cas réunies pour que Paul et Virginie grandissent de façon équilibrée, en « sympathie » avec les harmonies que réunit une nature idyllique38. D’autant plus qu’ils vont recevoir, grâce aux bienfaits de cette nature généreuse, et de mères attentives, une saine alimentation. L’écrivain n’hésite d’ailleurs pas, bien souvent, à confier le détail de quelque déjeuner39. Discours de fin gourmet ? peut-être ! mais certainement davantage attention portée à l’équilibre corporel de ses deux jeunes protagonistes. Ainsi son narrateur, sage vieillard, fait-il remarquer qu’« une nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens40 ». Grâce à de telles sollicitudes, leur croissance est même exemplaire : Paul par exemple « à l’âge de douze ans » est « plus robuste […] que les Européens à quinze41 » ; Virginie, au même âge, a la « taille plus qu’à demi formée42 ». L’écrivain confirme en outre les observations de l’Encyclopédie : « Dans toute l’espèce humaine, les femmes arrivent plus tôt à la puberté que les hommes ; mais chez les différents peuples, l’âge de puberté varie et semble dépendre du climat et des aliments43 ». Virginie, en toute logique, sera donc pubère plus tôt que Paul ; et tous deux sont dotés, grâce d’une part à une nature bienfaisante (air pur, climat idéal), grâce d’autre part aux bons soins de leurs parents, donc de la culture (hygiène, nourriture), d’un corps parfait et harmonieux. Paul aura même conscience de sa bonne santé corporelle. Lorsqu’il s’agira de l’envoyer en Inde pour faire du commerce, 38. Voir bien sûr les Harmonies de la nature du même auteur ; l’« Étude X » des Études de la nature, op. cit., p. 81-sq. Voir aussi Robert Darnton, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, 1984 ; et François Azouvi, « Magnétisme animal. La sensation infinie », 1991, p. 107-118 ; voir encore JeanMichel Racault, « La cosmologie poétique des Harmonies de la nature », 1989, p. 825-842. 39. Détails tout d’abord de ce que sème Domingue et qui va servir à la cuisine des deux familles : « petit mil, maïs, froment, riz, giraumons, courges, concombres, patates, cannes à sucre, café, bananiers » (Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 110) ; Paul plante, lui, « de jeunes plants de citronniers, d’orangers, de tamarins, d’attiers, de papayers », « des pépins et des noyaux de badamiers, de manguiers, d’avocats, de goyaviers, de jaques et de jameroses » (p. 140-141). Les « repas champêtres » se composent de « calebasses pleines de lait, des œufs frais, des gâteaux de riz…, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d’oranges, de grenades, de bananes, d’attes, d’ananas » (p. 151) ; il arrive que Virginie prépare « des sorbets et des cordiaux, avec le jus des cannes à sucre, des citrons et des cédrats » (p. 152) ; la nourriture provenant de la mer consiste en des « cabots, des polypes, des rougets, des langoustes, des chevrettes, des crabes, des oursins, des huîtres, et des coquillages de toute espèce » (p. 156) ; le jour des « fêtes de des mères », on mange des « gâteux de farine de froment » cuisinés par Virginie (p. 160) ; le repas quotidien est néanmoins modeste, comme le constate M. de La Bourdonnais lors de sa visite chez Mme de La Tour, puisqu’il est constitué, « à la manière des Créoles » de « café mêlé avec du riz à l’eau » (p. 178 et 180). 40. Id., p. 119. 41. Id., p. 140. 42. Id., p. 119. 43. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Homme », op. cit., vol. II, t. 8, p. 345.
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il saura en effet s’y opposer sagement en prouvant que grâce à sa jeunesse et au fait « qu’il se renforce chaque jour44 », il sera plus utile aux siens en restant auprès d’eux. En opposant de surcroît aux corps des deux adolescents le corps de jeunes filles de famille pauvre, et qu’il qualifie de « misérables », « jaunes » et « maigres45 », Bernardin accentue de manière évidente les corps sains de Paul et Virginie face à ceux auxquels une mauvaise hygiène alimentaire46, en raison de la misère, nuit. Nuit de façon esthétique sans doute, mais nuit surtout de façon hygiénique. L’écrivain répond de cette façon aux interrogations du siècle sur les risques de la décadence qui guettant l’ensemble d’une société en pleine mutation, aboutirait à la mollesse sans vitalité de corps sans exercice. Suivant l’hypothèse de Tissot, à savoir que l’immobilité et l’hypertrophie intellectuelle sont nuisibles à la santé, il se préoccupe aussi de faire jouer Paul et Virginie. Il ne lisent peut-être pas, mais jouent, à partir de mouvements physiques, les textes de la Bible47. La léthargie, rappelons-nous, étant la hantise des Voltaire, des Rousseau, des Diderot48.
44. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 176. 45. Id., p. 160. 46. Un Mercier n’hésitera pas à se pencher même sur la façon dont évolue la cuisine en France : « La mauvaise cuisine, maintenant terrassée, usait trop de farine dans ses ragoûts, ne dégraissait point les bouillons, les jus, les coulis, ni les sauces. Elle employait trop de lard, des épices mal proportionnées, de parfums, de goût flatteur. La bonne cuisine moderne ne laisse point de graisse dans les fluides ; et ses épices mêlées artistement donnent du ton à l’estomac et en facilitent les fonctions, suivant que les denrées sont plus ou moins aisées à être digérées », Louis-Sébastien Mercier, ch. « Cuisinier », op. cit., vol. II, t. 11, p. 1204-1205. Bernardin se montre au courant des bienfaits d’une nourriture légère : si les deux familles bénéficient de fruits et légumes frais, si leur menus semblent quelque peu austères car faits le plus souvent de riz et d’un peu de café, il s’agit là d’un régime qui réussit parfaitement à la croissance des enfants. C’était un moment encore où l’on prônait certains régimes. Voir aussi sur le succès des restaurants et ce que l’on y consomme entre 1760 et 1815, Rebecca Spang, The Invention of the Restaurant, 2000. 47. Voir la pantomime des deux enfants, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 156-157. Et l’art. « Gymnastique » du Chevalier de Jaucourt, dans Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, op. cit., vol. II, t. 7, p. 274-278. 48. Souvenons-nous par exemple de Rousseau : « Il ne faut ni un repos absolu ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille […]. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort. […] Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait (alors) au dedans de nous », « Cinquième promenade », Rêveries du promeneur solitaire, 1964, p. 103. Souvenonsnous du bijou de Mirzoza « qui se sentait apparemment de la léthargie (et) ne murmura d’abord que quelques mots confus et mal articulés », dans Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Œuvres romanesques, ch. 54 et dernier, p. 233 : la mollesse du corps rend l’homme inintelligible, lui fait perdre son esprit. Souvenons-nous encore d’un Marmontel qui ne pouvait concevoir de retraite qu’hygiéniste, c’est-à-dire reposante, mais non sans mouvement et sans « loisir », et sans privation des plaisirs sensoriels. Voir notre article : « Réécriture de la retraite dans les Contes et les Mémoires de Marmontel », dans Marmontel, une rhétorique de l’apaisement, 2003, p. 195-213.
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Bernardin de Saint-Pierre se fait par conséquent tout autant romancier qu’hygiéniste et se montre très attentif à un bon développement du corps. Le manque de nourriture lui paraît de ce fait un problème majeur. Le corps affamé Si le corps biologique est absent des romans de Marivaux, de Rousseau, et de Laclos, comme l’observe Anne Deneys-Tunney49, en revanche, chez Bernardin, on sait ce que mangent les personnages ; on sait aussi avec lui que la faim les conduit à la perte de leurs forces ; on a vu encore qu’une mauvaise alimentation donne un corps de vilaine apparence. Buffon l’avait nettement affirmé : « la nourriture […] fait beaucoup à la forme. Des nourritures grossières, malsaines ou mal préparées, peuvent faire dégénérer l’espèce humaine ; tous les peuples qui vivent misérablement sont laids et mal faits50 ». Bernardin s’était déjà rendu compte des effets d’être mal alimenté lors de sa vie quotidienne à bord du navire qui le conduisait vers l’Île de France : Les matelots sont très mal nourris. Leur biscuit est plein de vers. Le bœuf salé, au bout de quelque temps, devient une nourriture désagréable et malsaine. Ne pourrait-on pas cuire des viandes et les conserver dans des graisses ? On en prépare ainsi pour la chambre, qui se conservent autant que le bœuf salé51.
Même type de constat quand le corps est insuffisamment hydraté : « Nos pauvres matelots sont bien fatigués : après un orage, on ne leur donne aucun rafraîchissement […] ils n’ont point assez d’eau dans les chaleurs ; souvent ils sont réduits à une demi-pinte par jour52 ». Précédant alors un Mercier dans sa rhétorique compassionnelle habituelle interpellant lecteurs et autorités, Bernardin se lance à la recherche de solutions : « Ne serait-il pas possible de diviser l’endroit du vaisseau où se place le lest, en citernes de plomb remplies d’eau douce53 ? », faisant même preuve de l’esprit ingénieux du physicien : Peut-être trouverait-on un mastic ou cire dont on enduirait les barriques, ce qui préserverait l’eau de corruption : elle est souvent d’une infection insupportable, et remplie de vers. Quant à la machine à dessaler l’eau de mer, les marins la croient peu salutaire54.
49. Anne Deneys-Tunney, Écriture du corps. De Descartes à Laclos, 1982, p. 18. 50. Georges Louis Leclerc de Buffon, Variétés dans l’espèce humaine, de l’Homme. Histoire naturelle, 1971, p. 328. 51. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Journal. Mai 1768 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 66. 52. Id., p. 48 et 65. 53. Id., p. 65. 54. Ibid.
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Passage qui montre l’écrivain même au courant de cette toute nouvelle découverte faite par le chevalier d’Estienne, le mastic, en fait un mortier impénétrable55. Il effectue toutefois beaucoup moins de réflexions de cette sorte dans le roman dans la mesure où il ne s’autorise pas, pour des raisons génériques, un style aussi explicite, même si le récit est nourri des observations et de l’écriture du Voyage à l’île de France. Il s’y montre néanmoins très soucieux de la faim que peuvent ressentir ses personnages : certaines familles blanches de l’île, ou des esclaves. Il nous est rappelé dans le premier tome de la récente Histoire du corps qu’« on meurt de faim sous l’Ancien Régime » et que la « hantise alimentaire reste présente jusque bien avant le XIXe siècle56 ». Les leçons de l’histoire, les sciences, la philosophie se rejoignent donc de ce point de vue du souci alimentaire. Le roman était-il le lieu de ces problèmes socio-politiques et hygiéniques, davantage philosophiques à l’époque ? peu souvent dans la mesure où ils étaient liés à la question qui nous préoccupe : celle du corps qu’il était plutôt malséant d’exposer. Un Diderot ne s’en est toutefois pas privé dans son portrait du Neveu au corps parfois souffrant57 ; Voltaire, Sade même n’hésiteront pas eux aussi à observer ce que mangent leurs personnages58. Quant à Bernardin, dès qu’un personnage est mal nourri, il s’empresse de venir à son secours. Désolée devant l’aspect de l’esclave marronne qui parvient jusqu’à elle « décharnée comme un squelette59 », Virginie n’hésite pas à la secourir. Exprimer l’état du corps est nécessaire pour appeler la compassion du lecteur : la description est brève, mais le participe passé (décharnée) et la comparaison sont suffisamment expressifs pour représenter le corps souffrant. De même que
55. Louis-Sébastien Mercier lui consacrera même un chapitre : « Mastic », op. cit., vol. II, p. 1277 ; voir la note 1 du vol. II, p. 1849. 56. Sarah Matthews-Grieco, « Corps et sexualité dans l’Europe d’Ancien Régime », dans Histoire du corps. 1-De la Renaissance aux Lumières, 2005, ch. 3, p. 171. 57. « Quelquefois, il est maigre et hâve comme un malade au premier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe », Denis Diderot, Le neveu de Rameau, Œuvres romanesques, 1962, p. 396. 58. Voir Christiane Mervaud, Voltaire à table : plaisir du corps, plaisir de l’esprit, 1998 ; Béatrice Fink, « Lecture alimentaire de l’utopie sadienne », et Noëlle Chatelet, « Le libertin à table », dans Sade, écrire la crise, 1983. Comme le remarque Roger Kempf, Sur le corps romanesque, 1968, p. 25-26, la nourriture n’est souvent qu’un prétexte à assigner au repas la fonction de sociabilité chère à notre XVIIIe siècle. Dans Les illustres Françaises de Robert Challe par exemple, qui se situe au début du siècle (1713), aucun aliment n’est évoqué lorsque dans le récit-cadre les personnages se réunissent en permanence autour de la table, ni même dans les sept histoires si ce n’est dans la 7e la soupe à l’oignon de Dupuis et ses comparses au retour d’une nuit de débauche. En revanche, lors des dîners qui font partie des orgies décrites par exemple dans Les cent vingt journées de Sodome, 1975, 1ère partie, p. 101-102, Sade observe avec précision la teneur des plats, des entrées jusqu’aux desserts en passant par les différents vins. 59. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 124.
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l’expression consacrée : « elle mourait de faim60 ». La solution est immédiate : « mangez, mangez ! » ordonne Virginie en offrant le déjeuner que l’esclave « dévore tout entier61 » : le verbe choisi (dévorer) exprime bien lui aussi la détresse physiologique. Bernardin choisit malgré tout pour son roman un lexique atténuant les effets de cette réalité ; dans la relation du voyage, le style est volontairement moins noble : Quelquefois, quand ils [les esclaves] sont vieux, on les envoie chercher leur vie comme ils peuvent. Un jour j’en vis un qui n’avait que la peau et les os, découper la chair d’un cheval mort pour la manger ; c’était un squelette qui en dévorait un autre62.
La rhétorique assimilant le corps d’un animal à celui d’un homme, l’un mort et l’autre à l’état presque aussi cadavéreux, et acculant le vieillard à des gestes pitoyables de survie, est proche des toiles parfois audacieuses d’un Goya. Le substantif « squelette », utilisé dans les deux genres (la fiction et le journal), devient sous la plume de Bernardin un topos du corps quand il s’agit de mettre en relation condition sociale et nutrition, et de dénoncer par ce biais l’esclavage. Nul besoin de grand sermon, ou de diatribe : un simple langage du corps suffit à révéler les besoins vitaux, ce qui intéresse particulièrement l’écrivain qui ne se contente pas du regard de l’humaniste, mais emprunte en quelque sorte celui du médecin. Quand ses personnages ont à accomplir quelque action difficile, il s’inquiète aussi de leur résistance corporelle, et rend compte du fait que boire et manger sont essentiels. Lui-même se souvient des sensations de souffrance physique lors d’une longue promenade autour de l’île, alors qu’il s’était perdu : « je ne saurais vous dire ce que je souffris de la soif et de la fatigue » ; le « cresson » qu’il trouva et « dévora » fut le bienvenu63. Ainsi, lorsque les deux enfants ramènent l’esclave chez son maître et se perdent à la suite de leur longue marche, « accablés de lassitude, de faim et de soif64 », l’auteur ne cherche pas d’abord à ce qu’ils retrouvent leur chemin, mais à ce qu’ils s’alimentent : il s’agit en premier lieu d’aller à la recherche de « quelque nourriture65 » : « ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croisait sur ses bords [d’une source]66 » ; puis le chou
60. Id., p. 138. 61. Ibid. 62. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre XII. Des Noirs », « 29 mai 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 155-156. 63. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre XVI. Voyage dans l’île », « 15 août 1769 », id., p. 205-206. 64. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 126. 65. Id., p. 127. 66. Id., p. 128.
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d’un palmiste67. Grâce à ces légumes salvateurs, comme dans un temps plus lointain le cresson le fut à Céladon exilé dans une profonde forêt du Forez sur ordre d’Astrée68, si les forces manquent encore à Virginie, Paul sent les siennes « rétablies69 » : Bernardin prend toujours soin d’informer des effets. Ce souci de nourrir les enfants est chez lui récurrent70 afin d’en souligner la nécessité vitale. L’écrivain porte donc beaucoup de soin au corps souffrant de la faim ; il porte le même regard, médical presque, au corps souffrant d’agressions telles par exemple, que la maladie. Le corps souffrant71 La vie se manifeste par la vitalité physique. Mais aussi par la santé. Or la maladie menace tout autant que la faiblesse. Même dans une île paradisiaque, le corps n’y échappe pas. L’écrivain, loin de s’en tenir, dans son roman où toutes les formes d’amour prennent une place centrale, à une seule description des âmes et des cœurs, observe grandement le corps concret, dans le sens où il ne s’agit plus, en ce XVIIIe siècle finissant, de privilégier une perspective morale pour assurer la santé de l’âme. Bernardin ne cite pas de maladies particulières, mais il attire dès le début du roman l’attention sur les dommages corporels. La mort de M. de La Tour est due aux « fièvres pestilentielles qui règnent pendant six mois de l’année à Madagascar72 ». Expliquer les raisons de cette mort permet de rendre le récit plus vraisemblable ; un naufrage par exemple aurait été une cause tout aussi respectable, mais ici il s’agit de maladie ; encore une fois, la fiction est nourrie des observations du voyage à l’Île de France, et souligne de ce fait les désagréments, aux conséquences graves parfois, comme Bernardin l’explique dans les Études de la nature, que le climat tropical, mais surtout l’air corrompu, en raison des marais artificiels dans lesquels pourrissent les pailles et racines du riz, peuvent entraîner 67. Ibid. 68. Honoré d’Urfé, L’Astrée [1607], 1984, fin de la 1re partie, p. 117-118. 69. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 130. 70. Dès que les enfants sont retrouvés, c’est encore à les nourrir dont on se préoccupe : « mangez et prenez des forces » (id., p. 136) leur dit Domingue. Quand le vieillard emmènera Paul dans une longue marche sur les chemins de l’île pour le distraire de son chagrin, il aura garde lui aussi, envers le jeune homme déprimé par la mort de Virginie, et revenant d’une longue asthénie, à ce qu’il soit correctement alimenté : « je l’engageai à prendre quelque nourriture » (p. 264). Mme de La Tour fait de même en « l’engageant à rentrer dans la maison, et à y prendre quelque peu de nourriture » (p. 199). 71. Voir Anne Coudreuse, « Le langage du corps souffrant dans quelques œuvres du XVIIIe siècle », dans Le corps à fleur de mots, 2004. 72. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 104.
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sur le corps73. Les fièvres sont cependant les seules maladies évoquées précisément dans le roman. Le vocabulaire médical n’est généralement pas très étendu ; on n’y trouve pas de terminologie spécifique à certaines maladies. Ce qui ne signifie pas que l’écrivain ne s’intéresse pas à la santé de ses personnages, mais le substantif auquel il a le plus souvent recours est celui, vague, de « maladie », et l’adjectif qui lui correspond. Pourtant il avait fait preuve d’un esprit attentif aux affections précises qui pouvaient atteindre le corps sous le ciel tropical lors du voyage ; il leur consacre même une page entière, évoquant le fait « qu’on meurt » dans les îles « de toutes celles de l’Europe » : petite vérole, apoplexie, maux de poitrine, obstructions au foie, paralysie, goutte, épilepsie, maladies vénériennes, etc.74. À partir de ces observations, de quelle santé corporelle se prévalent les personnages ? Ils ont soit un corps « robuste » (deux occurrences du terme concernent Paul et Domingue), soit un corps « infirme » (trois occurences), c’est-à-dire un corps n’ayant pas un handicap singulier, mais un corps facilement fatigué et/ou malade ; soit encore le corps est suffisamment faible pour qu’il ne permette pas par exemple d’entamer un long voyage (comme c’est le cas pour Mme de La Tour qui ne pourra pas accompagner Virginie en Europe 75). L’écrivain observe aussi la mauvaise santé à partir de la corpulence du corps : il relève par exemple l’état de maigreur (chez l’esclave que l’on a déjà évoquée, et dont il dit qu’elle est « décharnée » ; et chez les trois jeunes filles qui viennent rendre visite à la petite communauté). Il détaille aussi une couleur inhabituelle que peuvent prendre des parties du corps révélant par là une souffrance physique : le « teint » peut devenir « jaune » (c’est le cas trois fois : pour
73. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Étude VII », Études de la nature, op. cit., t. 1, p. 446. Il dénonce de même les « fièvres pourprées » venant des mares (en Italie comme en France) dans lesquelles, « après les chaleurs de l’été, ou dans des printemps chauds et humides », « les feuilles se putréfient » (p. 447). 74. « Il n’y a point de maladie particulière au pays ; mais on y meurt de toutes celles de l’Europe. J’ai vu mourir d’apoplexie, de petite vérole, de maux de poitrine, d’obstructions au foie... J’y ai vu une pierre plus grosse qu’un œuf, qu’on avait tirée à un noir du pays. J’y ai vu des paralytiques et des goutteux très tourmentés, des épileptiques saisis de leurs accès. Les enfants et les noirs sont très sujets aux vers. Les maladies vénériennes produisent des “crabes” dans ceux-ci : ce sont des crevasses douloureuses qui viennent sous la plante des pieds […] Les tempéraments sont sensiblement altérés aux révolutions des saisons. On y est sujet aux fièvres bilieuses, et la chaleur occasionne aussi des descentes ; mais avec de la tempérance et des bains, on se porte bien. J’observe cependant qu’on jouit dans les pays froids d’une santé plus forte, et d’un esprit plus vigoureux », Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Journal météorologique. Qualités de l’air », « Juin 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 139-140. 75. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 183.
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les jeunes filles ; pour Virginie ; pour Paul). Se fonder sur l’apparence du corps, et notamment du visage, permet d’en définir la bonne ou mauvaise santé. Bernardin abaisse même le regard jusqu’à la partie la plus inférieure du corps : les pieds. Ceux-ci peuvent se trouver être « tout rouges », et « en sang ». L’écrivain en observe même leur déformation : ainsi les « pieds » peuvent-ils être non seulement « tout rouges » mais encore « enflés ». Il se montre donc très attentif à l’aspect extérieur du corps. L’état de la peau, signe évident de santé ou de maladie, se trouve à ce moment-là actualisé par La Caze et Ménuret76, dans le sens où elle est, comme l’explique Roselyne Rey, « le lieu fonctionnel d’un échange de l’individu avec le monde extérieur77 ». Ce peut être une des raisons pour lesquelles l’auteur prête autant d’observations à l’état des pieds, dans la mesure où il s’agit d’un organe à la sensibilité exacerbée, car lié, d’après l’Encyclopédie au sens « le plus étendu, le plus important, et peut-être le plus utile de nos sens : le toucher78 » ; organe qui devient donc chez Bernardin, comme peuvent l’être les genoux chez d’autres écrivains79, un lieu topique du corps souffrant. Car le pied, et c’est la première définition qu’en donne l’Encyclopédie80, est d’abord ce qui distingue l’homme de l’animal. Bernardin, intéressé par le mouvement et l’aisance que permet la marche pieds nus, se permet d’ailleurs dans le journal de voyage quelques réflexions anatomiques : Cette façon d’aller est non seulement la plus naturelle, mais la plus sûre ; le pied saisit comme une main les angles de rochers. Les noirs ont cette partie si exercée qu’ils s’en servent pour ramasser une épingle à terre. Ce n’est donc pas en vain que la nature divisa ces membres en doigts, et les doigts en articulations81.
76. Voir l’article « Peau » de l’Encyclopédie, Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, op. cit. : « Tant que subsiste cette admirable harmonie entre toutes les parties du corps, leurs vies et leurs actions, qui constitue proprement la santé, l’organe extérieur ou la peau contrebalance avec efficacité la résistance et les efforts des puissances internes, et il est à son tour soutenu et comme repoussé par leur action opposée », vol. II, t. 12, p. 1294-1295. 77. Roselyne Rey, « Hygiène et souci de soi dans la pensée médicale des Lumières », 1993, p. 34. 78. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Homme », op. cit., vol. II, t. 8, p. 346. 79. Voir Anne Coudreuse, art. cit., 1re page, qui signale que « si les larmes sont prépondérantes, les genoux sont un lieu topique du corps souffrant » lorsqu’on étudie « la mise en scène du corps souffrant au théâtre, en particulier dans Ines de Castro de Houdar de la Motte, et dans La mère coupable de Beaumarchais ». 80. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Pied », op. cit., vol. II, t. 12, p. 1379. 81. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre XVII. Voyage à pied, autour de l’île », « 3 septembre 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 227-228.
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Et il cherche toujours à préciser dans le roman quels personnages marchent nu-pieds ou non82. L’écrivain ne détourne pas son regard de cette partie inférieure du corps83, bien peu considérée dans la littérature (excepté lors d’expressions consacrées telles que : « elle se jeta à ses pieds84 »), d’autant plus qu’il la représente même dans l’écriture romanesque de façon brute, biologique, sans même par exemple chercher à l’érotiser. Quand il s’intéresse aux pieds de Virginie, comme on l’a vu, ce n’est que du point de vue des blessures qu’ils portent et de leurs conséquences. De même pour Duval, l’esclave qui l’accompagne pendant son tour de l’île et envers qui Bernardin se montre très compatissant lorsque celui-ci « se coupe le pied profondément, en marchant sur leurs écailles [d’huîtres collées aux rochers]85 ». Toujours soucieux des soins à apporter, il « lui fit bassiner sa plaie, et boire de l’eau de vie », jusqu’à ce qu’une famille les ayant reçus ait recours à quelque empirique efficace : La jeune dame voulut elle-même lui préparer un remède pour son mal. Elle fit sur le feu une espèce de baume samaritain, avec de la térébenthine, du sucre, du vin et de l’huile86.
Cause, effets du mal sur le corps, remède : Bernardin est un digne représentant des Lumières, préoccupé du bien-être de l’homme, bien-être qui passe par une bonne santé du corps, quelles qu’en soient les parties, même les moins nobles ; ainsi est-il un des acteurs qui témoignent de la mutation du regard et du discours portés sur le corps en cette fin de l’Âge classique. Regard sur
82. Le siècle montra beaucoup d’attention à l’apprentissage de la marche ; aux chaussures qui distinguaient riches et pauvres ; au bruit des sabots ; à la forme des jambes ; voir Nicole Pellegrin, « Corps du commun, usages communs du corps », dans Histoire du corps, 2005, ch. 1-4, p. 127-135. S’intéressait aussi beaucoup à la déformation que l’on pouvait faire subir au corps, et notamment aux pieds, par exemple à la pratique du raccourcissement des pieds en Chine qu’il dénonce ; voir l’article « Pied » de l’Encyclopédie, Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, op. cit., vol. II, t. 12, p. 1379. 83. N’oublions pas, plus prosaïquement, que lui-même avait essayé durant son voyage de marcher non chaussé ; mal en a pris à l’occidental qui s’est retrouvé handicapé pendant plusieurs jours ! : « Pour marcher plus à mon aise, et n’être pas obligé de me déchausser au passage de chaque rivière, je résolus de marcher nu-pieds comme les chasseurs du matin… je me déchaussai, et je passai à gué la première rivière ; mais en sortant de l’eau, je reçus un violent coup de soleil sur les jambes ; elles devinrent rouges et enflammées. Au passage de la seconde, je me blessai à un talon et à un orteil. En mettant mon pied dans l’eau, j’éprouvai à mes blessures une douleur fort vive. Je renonçai à mon projet, fâché d’avoir perdu un des avantages de la constitution humaine, faute d’exercice », Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre XVII. Voyage à pied, autour de l’île », « Août 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 214-215. 84. Comme c’est souvent le cas par exemple de Marianne envers Mme de Miran, Marivaux, La vie de Marianne, 1735. 85. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre XVII. Voyage à pied, autour de l’île », « Août 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 214-215. 86. Id., p. 219.
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le corps qui est aussi philosophique en ce qu’il lui permet de modifier le regard porté sur l’homme. Observant la peau striée, le « corps sillonné87 », signe des mauvais traitements des esclaves : « Madame de La V… tenait à la main une queue de raie épineuse ; elle en lâcha un coup sur les épaules nues de l’esclave qui en furent marquées d’une longue taillade88 », Bernardin n’a que le recours de la plume pour témoigner, dénoncer et souligner non seulement les souffrances infligées au corps mais à travers elles l’indignité que subit l’homme : Une esclave, presque blanche, vint, un jour, se jeter à mes pieds : sa maîtresse la faisait lever de grand matin et veiller fort tard ; lorsqu’elle s’endormait, elle lui frottait les lèvres d’ordures ; si elle ne se léchait pas, elle la faisait fouetter. […] J’ai vu, chaque jour, fouetter des hommes et des femmes […] j’en ai vu de tout sanglants, frottés de vinaigre et de sel pour les guérir ; j’en ai vu sur le port, dans l’excès de leur douleur, ne pouvoir plus crier ; d’autres mordre le canon sur lequel on les attache89.
Il n’est plus alors question de se soucier des canons littéraires ou des codes policés concernant le corps. Il faut faire entrer ce corps souffrant dans un système rhétorique qui lui-même ne s’ouvre pas seulement à la dimension du pathos, mais aussi à la dimension anatomique, biologique, médicale, tout à la fois. Même si a contrario des desiderata de la bienséance, le corps va se donner à voir brut ; car dans cet univers où l’on vit selon les lois de la nature, les corps des esclaves n’ont pas d’autre choix que de se dévoiler dans leur nudité et leurs marques cicatricielles : Chacun se rend avec sa pioche dans les plantations, où ils travaillent presque nus à l’ardeur du soleil. On leur donne […] pour habit un morceau de toile. À la moindre négligence, on les attache, par les pieds et par les mains, sur une échelle ; le commandeur, armé d’un fouet de poste, leur donne sur le derrière nu cinquante, cent, et jusqu’à deux cents coups. Chaque coup enlève une portion de la peau. Ensuite on détache le misérable tout sanglant ; on lui met au cou un collier de fer à trois pointes, et on le ramène au travail. Il y en a qui sont plus d’un mois avant d’être en état de s’asseoir. Les femmes sont punies de la même manière90.
87. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 124. 88. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, « Lettre XVII. Voyage à pied, autour de l’île », « 9 septembre 1769 », Voyage à l’Île de France, op. cit., p. 236. 89. « Lettre XII. Des Noirs », « 29 mai 1769 », Id., p. 159. 90. Id., p. 155.
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Le roman, lui, va édulcorer encore une fois la réalité91, sans pour autant socialiser ni censurer le corps. Au sujet de l’esclave que secourt Virginie, et qui « n’avait pour tout vêtement qu’un simple lambeau de serpillière autour des reins92 », il ne sera question, plus pudiquement, « que » de « profondes cicatrices » suite aux « coups de fouet » reçus. Néanmoins, le terme médical (cicatrices) associé à l’adjectif (profondes), de surcroît au pluriel, suggère efficacement la souffrance de ces êtres touchés dans l’organe le plus sensible du corps : la peau, le plus sensible car en relation, du point de vue de l’Encyclopédie avec « le plus étendu, le plus important, et peut-être le plus utile de nos sens, le toucher93 ». Dans l’introduction de notre édition de référence en ce qui concerne Paul et Virginie, Édouard Guitton reconnaît en Bernardin de Saint-Pierre ce que d’autres disaient de lui : « S’il n’a reçu le label ni des savants ni des philosophes, ses meilleurs exégètes reconnaissent en lui un excellent accompagnateur de la science et de la philosophie de son temps94 ». L’écrivain aurait pu ne pas se soucier autant du corps de ses personnages ; mais on ne peut oublier qu’il écrit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au moment où se développe le discours hygiénique95 ; au moment où l’État se rend de plus en plus compte de l’intérêt à développer une médecine publique et non plus seulement individuelle96 ; au moment où l’on est passé de l’âge métaphysique à l’âge scientifique ; au moment aussi où le 91. Jean-Michel Racault souligne que dans Paul et Virginie Bernardin « prend l’exact contre-pied des observations au vitriol du Voyage à l’Île de France » ; peut-être pas à ce point-là, mais il certain, comme le remarque le critique, que l’écrivain effectue un « travail d’idéalisation », dans « En guise d’introduction : propositions pour une relecture de Paul et Virginie », Études sur Paul et Virginie, 1986, p. 11. Dans un autre genre, celui des mémoires (à mi-chemin, comme on le sait, entre réalité et fiction), un Marmontel n’hésitera pas à donner le moindre détail de ses maux de tête : « Le siège en est sous le sourcil. C’est le battement d’une artère dont chaque pulsation est un coup de stylet qui semble percer jusqu’à l’âme. Je ne puis exprimer quelle en est la douleur ; et toute vive et profonde qu’elle est, un seul point en est affecté. Ce point est, au-dessus de l’œil, l’endroit auquel répond le pouls d’une artère intérieure… ce mal durait environ six heures, s’annonçant par une tension dans les veines et les fibres voisines, et par des battements non pas plus pressés, mais plus forts, de l’artère où était la douleur », « Cinquième Livre », Mémoires, 1968, t. 1, p. 161, cité par Jacques Wagner, « Marmontel au miroir du Journal Encyclopédique, ou les deux corps d’un écrivain classique », dans Mémorable Marmontel, 1999, p. 60. Voir aussi comment Rousseau détaille ses sensations corporelles, notamment dans les Confessions et les Rêveries, Paule Adamy, Les corps de Jean-Jacques Rousseau, 2000. 92. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, op. cit., p. 124. 93. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Homme », op. cit., p. 346. 94. Edouard Guitton, « Introduction », loc. cit., p. 43. 95. Voir Roselyne Rey, art. cit., p. 25-39. 96. Comme le rappelle Georges Gusdorf, « Leibniz fut l’un des premiers à concevoir cette possibilité d’une politique médicale au bénéfice du corps social dans son ensemble », « Le progrès de la science médicale », Les sciences humaines et la pensée occidentale, V-Dieu, la nature, l’homme au siècle des Lumières, 1972, p. 440.
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corps devient un élément de définition de l’identité de l’être97. Le fait est que l’écrivain, s’il ne fait pas œuvre de savant, est extrêmement attentif au soin du corps, prouvant ainsi qu’un être humain c’est non seulement une âme mais que c’est aussi un corps qui exprime des besoins ; prouvant qu’un homme heureux c’est aussi un corps heureux. Pensons à Voltaire sur ce refus de la maladie et de la mort : « Quoi donc ! Est-ce que les Français n’aiment point la vie ? » s’exclame-t-il dans la « Onzième Lettre »98. Bernardin de Saint-Pierre conserve à nos yeux une écriture romanesque traditionnelle, soulignant, même si ce n’était pas l’objectif premier de ce travail, lorsqu’il se soucie des aléas corporels que ceux-ci sont bien souvent signes de la santé psychique ; il fait preuve néanmoins, comme on l’a vu, du nouveau souci de la préservation de la santé physique. Ainsi son esthétique est-elle quelque peu influencée par les avancées scientifiques du siècle et par la vigilance quant à la santé corporelle, vigilance non seulement médicale, mais qui devient culturelle. Bernardin de Saint-Pierre est par conséquent un romancier qui, envisageant le corps biologique, se fait un des acteurs de la pensée progressiste du point de vue de la nouvelle culture du corps, illustrant les recherches scientifiques du moment auxquelles il adhère99, un des acteurs des relations entre esthétique et sciences au XVIIIe siècle. Hélène Cussac Université Blaise Pascal-Clermont II-CERHAC
97. La leçon de Socrate : « Connais-toi toi-même » qui fut aussi celle de Montaigne, conseillant un travail d’introspection psychologique et morale se déplace vers la connaissance de son propre corps, ainsi que le montre l’œuvre de Louis La Caze, Idée de l’homme physique et moral, 1755, qui recoupe un horizon philosophique et physiologique ; voir Roselyne Rey, art. cit., p. 29. 98. Voltaire, Lettres philosophiques, op. cit., p. 53. 99. Ainsi qu’en atteste sa correspondance : « J’aime les sciences », écrit-il en effet en 1777 à Benjamin Franklin, The Papers of Benjamin Franklin, 1984, p. 448-449. Avec nos remerciements à Simon Davies pour nous avoir fait découvrir cette lettre et nous en avoir donné la référence précise.
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deuxième partie
corps éloquent
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Le rapport de connivence entre le physique et le moral, aperçu plus particulièrement dans les traits du visage, permet aux romanciers, par le biais de la description, d’établir des portraits détaillés, permettant de typifier des actants à la fois sur le plan physique, social, psychologique, sentimental, etc., afin de constituer ainsi le corps romanesque. Cette manière de camper les personnages de roman précède la célébrité extraordinaire dont jouira Johann Caspar Lavater au XVIIIe siècle. Ses ouvrages ont par la suite durablement influencé l’écriture romanesque1. L’idée d’une anthropologie fondée sur l’étude de la physionomie est ancienne. On citera entre autres Aristote et ses Physiognomonica, ou plutôt un pseudo-Aristote, mais aussi Galien, Loxus, Gratalorus, Jan Friddrich Helvetius, Jean Cécile Frey, Philippe Mey, La Chambre, Savonarole, Albert le Grand, Pietro d’Abano, Michael Scott, Bartolommeo della Rocca (Cocles), Giambattista della Porta, et bien d’autres qui se sont penchés avec intérêt sur les présumées relations du physique et du caractère. Un tel art a depuis fort longtemps également intéressé les lettres françaises. Honorat Nicquet, jésuite français, avait publié en 1648 sa Physiognomia humana, Claude de La Bellière en 1664 sa Physionomie raisonnée, Le Brun sa fameuse Conférence sur l’impression des différents caractères des passions en 1667, Jacques Pernetti ses Lettres philosophiques sur les physionomies en 1746 ou encore l’abbé Antoine-Joseph Pernety sa Connaissance de l’homme moral par celle de l’homme physique à Berlin en 1776 pour n’en citer que quelques uns. Les écrivains ne peuvent manquer de s’y référer, le plus souvent d’ailleurs avec circonspection. Dans le chapitre « De la physionomie » des Essais, Montaigne écrit : « C’est une faible garantie que la mine2 », mais il concède aussi qu’il y a quelque art à distinguer les visages débonnaires des niais ; les sévères, des rudes ; les malicieux, des chagrins ; les dédaigneux, des mélancoliques, et telles autres qualités voisines […] d’en pronostiquer les aventures futures, ce sont matières que je laisse indécises3.
1. Voir Greame Tyler, Physiognomy in the European Novel : Faces and Fortunes, 1981. 2. Michel de Montaigne, « De la physionomie », Essais, III, ch. XII. 3. Ibid.
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On pourrait par ailleurs également citer Vigneul-Marville qui, dans ses Mélanges d’histoire et de littérature écrit : Il n’est rien de plus trompeur que la physionomie, et ceux qui prétendent avoir l’art de connaître l’esprit et les mœurs des personnes par les traits du visage, se trompent souvent eux-mêmes, et ceux qui les croient. Quelque chose qu’on puisse dire, il n’y a point de règles certaines de cet art4.
Hogarth dans L’analyse de la beauté 5 ne pense pas autrement et mentionne que de très beaux visages peuvent cacher un esprit stupide ou pervers, tout en citant l’aphorisme célèbre de Juvénal qui dénonce les hypocrites qui se donnent l’apparence de philosophes : « fronti nulla fides6 ». Les ressources offertes par la physionomie pour la caractérisation des personnages n’ont cependant pas été fortement exploitées, comme elles le seront au XIXe siècle, dans les œuvres romanesques des XVIIe et XVIIIe siècles. La tradition du portrait idéaliste à l’ancienne manière, celle des portraits hyperboliques du Grand Cyrus ou de L’Astrée qui dessinent des visages parfaits, ne peut que présenter des figures mondaines sans particularité ni véritable caractère, tel le portrait de Silvie dans L’Astrée. La tradition idéaliste par ailleurs a souvent été dénoncée, comme le fit Corneille dans Le menteur : Mais pour le voir ainsi qu’en pourrai-je juger ? J’en verrai le dehors, la mine, l’apparence ; Mais, du reste, Isabelle, où prendre l’assurance ? Le dedans paraît mal en ces miroirs flatteurs, Les visages sont souvent de doux imposteurs. Que de défauts d’esprit se couvrent de leurs grâces, Et que de beaux semblants cachent des âmes basses ! Les yeux en ce grand choix ont la première part ; Mais leur déférer tout, c’est tout mettre au hasard […]7.
Il faut une appréhension plus réaliste de la figure humaine qui apparaîtra dans les romans du type roman bourgeois. Furetière critique l’aspect irréel de ces corps de papier :
4. Vigneul-Marville, Mélanges d’histoire et de littérature, 1713, vol. II, p. 432. Si La Bruyère dans « Du mérite personnel » de ses Caractères, 37, 1991, p. 166, dit : « Il n’y a rien de si délié, de si simple, et de si imperceptible, où il n’entre des manières qui nous décèlent […] » et annonce à sa manière la théorie de la démarche (nous y reviendrons), il reste cependant fort réservé sur le jugement physiognomique : « La physionomie n’est pas une règle qui nous soit donnée pour juger des hommes : elle nous peut servir de conjecture » (La Bruyère, « Des Jugements », op. cit., 31, p. 386). 5. William Hogarth, L’analyse de la beauté, 1963, p. 248. 6. Juvénal, Satires, II, v. 8 : « Oh ! que la face trompe ! » par Jules Lacroix dans Satires de Juvénal et de Perse, 1840. 7. Pierre Corneille, Le menteur, Théâtre I, acte II, sc. 2, v. 404-413.
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N’attendez pas pourtant que je la décrive ici comme on a coutume de le faire en ces occasions ; car, quand je vous aurais dit qu’elle était de la riche taille, qu’elle avait les yeux bleus et bien fendus, les cheveux blonds et bien frisés, et plusieurs autres particularités de sa personne, vous ne la reconnaîtriez pas pour cela, et ce ne serait pas à dire qu’elle fut entièrement belle : car elle pourroit avoir la petite vérole. Témoin plusieurs héros et héroïnes, qui sont beaux et blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et bien basanés en chair et en os et à découvert. J’aurois bien plutôt fait de vous la faire peindre au devant du livre, si le libraire en voulait faire la dépense8.
Au portrait idéal est opposé le portrait burlesque et grotesque comme on peut le voir dans le Francion de Charles Sorel. Ces quelques remarques montrent qu’au XVIIe siècle, l’idée que le caractère soit inscrit dans le visage n’est guère présente dans les fictions romanesques. C’est au cours du XVIIIe que des liens nouveaux, plus intenses, entre physique et psychologie s’instaurent. Avec le développement de la sentimentalité, la recherche de la sincérité et de l’authenticité, la lecture physionomique se fait plus prégnante, plus présente. Robert Challe est, au départ, l’un des rares à poser avec fermeté certaines corrélations entre traits physiques et dispositions morales. Ainsi, commence à se développer un intérêt pour le physique de la physionomie comme élément caractérisant l’être intérieur. Lesage avec Gil Blas, Marivaux dans ses romans ou encore Diderot donneront de l’importance à la caractérisation physiognomonique des personnages grâce à un réalisme plus marqué. Tous sont cependant déjà pris entre deux tendances contradictoires, l’une étant celle qui, reposant sur l’observation, souligne l’intérêt de deviner la vérité de la personne sous son masque et les nécessaires études et expériences qu’il convient de faire pour se rendre maître en cet art, l’autre étant celle qui souligne la difficulté d’une déduction entre apparence et réalité et les dangers de tromperie, d’illusion et de mensonges inhérents à une telle entreprise. Outre le fait que le débat reste continuellement ouvert, cette contradiction sert de façon très féconde l’art du narrateur qui tour à tour établit des équivalences entre le physique et le moral, et presque dans le même temps utilise des contradictions et des démentis dans la dynamique de l’intrigue. Un héros de Marivaux parle de « cet art de lire dans l’esprit des gens et de dépouiller leurs sentiments [qui] est un talent que j’ai toujours eu et qui m’a quelquefois bien servi9 » dans Le paysan parvenu, un roman qui abonde de traits de la sorte : « l’œil vif qui annonçait un peu d’esprit et qui ne mentait
8. Antoine Furetière, Roman bourgeois, dans Romanciers du XVIIe siècle, 1958, p. 906-907. 9. Marivaux, Le paysan parvenu ou les mémoires de M***, 2002, p. 82.
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pas totalement10 » ou le « je ne sais quoi de franc dans ma physionomie11 ». Marivaux est en effet un observateur des corps : « J’examinai donc tous ces porteurs de visage, hommes et femmes. Je tâchai de démêler ce que chacun pensait […]12 ». Lorsqu’il décrit un personnage, Marivaux n’établit pas un rapport direct de causalité entre le physique et le moral, mais il fait en sorte que la peinture du physique corresponde à l’idée même du caractère de la personne. Ainsi : La mère de la demoiselle pouvait en avoir cinquante ou cinquante-cinq ; petite femme brune, assez ronde, très laide, qui avait le visage large et carré, avec de petits yeux noirs, qui d’abord paraissaient vifs, mais qui n’étaient que curieux et inquiets ; de ces yeux toujours remuants, toujours occupés à regarder, et qui cherchent de quoi fournir à l’amusement d’une âme vide, oisive, et qui n’a rien à voir en elle-même13.
Il en est de même du portrait de Mme de Fare, « ce grand spectre », dont la méchanceté et les mauvaises intentions (elle est à l’origine de l’enlèvement de Marianne) sont annoncées par son portrait physique : une grande femme maigre et menue, dont le visage étroit et long lui donnait une mine froide et sèche, avec de grands bras extrêmement plats, au bout desquels étaient deux mains pâles et décharnées, dont les doigts ne finissaient point 14.
L’idée de l’utilité de la physiognomonie est présente lorsque Marivaux montre que la physionomie est le capital de Jacob : On se sent bien fort à son aise, quand c’est par la figure qu’on plaît ; car c’est un mérite qu’on n’a point de peine à soutenir ni à faire durer ; cette figure ne change point ; elle est toujours là ; vos agréments y tiennent ; et comme c’est à eux qu’on en veut, vous ne craignez point que les gens se trompent sur votre chapitre, et cela vous donne de la confiance15.
La physionomie avenante, un air ouvert et franc lui ouvrent l’affection de tous. Il plaît aux femmes grâce à « la meilleure physionomie du monde16 ». Pour arriver, il faut plaire, séduire, et cela commence par une physionomie qui attache : j’étais beau garçon, beau comme peut l’être un paysan dont le visage est à la merci du hâle de l’air et du travail des champs. Mais à cela près, j’avais effectivement assez bonne mine ; ajoutez-y je ne sais quoi de franc dans ma physionomie, l’œil vif qui annonçait un peu d’esprit, et qui ne mentait pas totalement17.
10. Id., p. 9. 11. Ibid. 12. Marivaux, Journaux et œuvres diverses, 1969, p. 124. 13. Marivaux, La vie de Marianne, 1963, p. 253. 14. Ibid. 15. Marivaux, Le paysan parvenu […], op. cit., p. 217. 16. Id., p. 150. 17. Id., p. 9. Il en est de même chez Marianne qui séduit son entourage par sa beauté : « J’étais jolie, j’avais l’air fin ; vous ne sauriez croire combien cela me servait […] » (Marivaux, La vie de Marianne, op. cit., p. 13).
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La naïveté de Jacob est bien réelle, et sa mine lui sert de carte de visite : la vertu affichée est le meilleur des placements. L’absence de stratégie est la tactique la plus efficace en l’occurrence et Jacob reproche à Geneviève sa dissimulation : « il n’y a rien de si beau que la sincérité, et vous êtes une dissimulée18 ». Marianne a quant à elle « un visage qui promettait une belle physionomie » et on ne cesse de lui répéter : « de si beaux cheveux et ce visagelà ne vous laisseront manquer de rien […]. Ils vous feront aimer de tout le monde19 ». La beauté est ici le signe de la vérité d’autrui20. Mme Dorsin a un visage de femme qui jamais : n’a tant mérité que le sien qu’on se servît de ce terme de physionomie pour le définir et pour exprimer tout ce qu’on en pensait en bien […] Ajoutez à présent sur cette physionomie, qui va y peindre tout ce qu’elle sent, qui y répand l’air de tout ce qu’elle est, qui la rend aussi spirituelle, aussi délicate, aussi vive, aussi fière, aussi sérieuse, aussi badine qu’elle l’est tour à tour elle-même ; et jugez par là des accidents de force, de grâce, de finesse, et de l’infinité des expressions rapides qu’on voyait sur ce visage21.
L’idée d’un corps transparent qui laisse lire l’âme aussi clairement que l’eau pure d’un ruisseau en dévoile le fond est une idée qui sera longuement exploitée à la fin du siècle. Si un Laurence Sterne imaginait l’utopie d’un corps transparent comme du verre où « il lui suffirait en effet de prendre un fauteuil et d’aller […] guetter tout ce qui se passe à l’intérieur22 » comme dans une ruche vitrée, afin de contempler son âme à nu, une chose bien évidemment impossible pour les habitants de cette terre où les esprits vivent enveloppés « dans de sombres couvertures opaques de chair et de sang23 », les récits sentimentaux inspirés de Rousseau évoquent à l’envi l’illusion de la transparence des âmes. Faut-il ajouter qu’un visage lustré abondamment de larmes facilite grandement cette communication immédiate ? Mais Marivaux, plus circonspect, fait dire à Mlle Habert s’adressant à Jacob : « je crois que votre physionomie et vos discours ne m’ont point trompée ; ils m’ont donné de l’amitié pour vous et j’espère que vous la mériterez […] soyez aussi honnête garçon que vous le paraissez24 ». Le portrait de l’abbé Doucin dans Le paysan parvenu est exemplaire à cet égard en montrant que les choses ne sont pas aussi simples et en signifiant
18. Marivaux, Le paysan parvenu […], op. cit., p. 32. 19. Marivaux, La vie de Marianne, op. cit., p. 36-37. 20. Voir Jean Molino, « Orgueil et sympathie. À propos de Marivaux », 1982, p. 337-355. 21. Marivaux, La vie de Marianne, op. cit., p. 214. 22. Laurence Sterne, La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentillhomme, 2004, t. 1, vol. I, ch. XXIII, p. 116. 23. Id., p. 118. 24. Marivaux, Le paysan parvenu […], op. cit., p. 53.
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l’écart qu’il peut y avoir entre la première vue et le comportement. La physionomie de l’abbé est en première lecture fort aimable : ce directeur-ci était un assez petit homme, mais bien fait de sa taille un peu ronde ; il avait le teint frais, d’une fraîcheur reposée ; l’œil vif, mais de cette vivacité qui n’a rien d’étourdi ni d’ardent. N’avez-vous jamais vu de ces visages qui annoncent dans ceux qui les ont je ne sais quoi d’accommodant, d’indulgent et de consolant pour les autres et qui sont comme les garants d’une âme remplie de douceur et de charité ? C’était là positivement la mine de notre directeur. Du reste, imaginez-vous de courts cheveux dont l’un ne passe pas l’autre, qui siéent on ne peut mieux, et qui se relèvent en demi-boucles autour des joues par un tour qu’ils prennent naturellement […] joignez à cela des lèvres assez vermeilles, avec de belles dents qui ne sont belles et blanches à leur tour que parce qu’elles se trouvent heureusement ainsi sans qu’on y touche. Tels étaient les agréments, soi-disant innocents de cet ecclésiastique, qui dans ses habits n’avait pas oublié que la religion même veut qu’on observe sur soi une propreté modeste […]25.
Le portrait est en effet intéressant, car le narrateur peignant ces agréments ajoute le qualificatif de « soi-disant innocents » qui détruit l’ensemble du portrait que l’on vient de lire et avertit le lecteur de l’hypocrisie de l’abbé que la suite va démasquer. Lorsque Jacob écoute les propos qu’il tient aux deux sœurs, il remarque « le maintien froid, pensif et tirant sur l’austère » qu’il affiche : Ce n’était plus cette physionomie si douce, si indulgente qu’il avait, quand il était entré dans la chambre ; il ne faisait pas encore la mine ; mais je devinais qu’il allait la faire et que mon aventure allait devenir un cas de conscience26.
Et l’abbé lui-même, ce prêtre antipathique qui veut jeter notre héros hors de la maison, fait la critique de la physiognomie afin de détruire l’image que Mlle Habert se fait de Jacob : Sa physionomie vous paraît bonne, et je le veux ; chacun a ses yeux là-dessus et les miens ne lui sont pas tout à fait aussi favorables ; mais je vous passe cet article. Eh bien ! depuis quand, sur la seule physionomie, fie-t-on son bien et sa vie à des inconnus ? […] un fripon ne peut-il avoir la mine d’un honnête homme27 ?
Cette critique se retourne évidemment, par la subtile ironie de Marivaux, contre lui-même. L’alliance traditionnelle entre la beauté, l’esprit, la vertu d’un côté et la laideur, la bêtise et le vice de l’autre, fait l’objet de critiques de la part de Marivaux comme de Diderot. Dans La vie de Marianne, celle-ci sait
25. Id., p. 57-58. 26. Id., p. 59. 27. Id., p. 62.
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bien que « sans le jeu d’une physionomie friponne […], on ne m’aurait pas applaudie comme on faisait28 ». C’est une aporie que l’alliance de la laideur physique et de la beauté morale. Le modèle en est Socrate qu’Alcibiade dans Le banquet de Platon comparait à un silène et au satyre Marsyas29, « des dehors sous lesquels il se cache30 ». Cet écart entre l’extérieur et le dedans a été dès l’Antiquité matière à réflexion chez les physiognomonistes comme Zopyre dont Cicéron rapporte dans les Tusculanes qu’il faisait profession de discerner le caractère des hommes d’après leur aspect et qu’il avait attribué à Socrate quantité de vices. Celui-ci lui avait répliqué que ces vices étaient bien de naissance, mais qu’il s’en était débarrassé par la raison31. Depuis, Socrate est un exemple qui contredit la physiognomonie, non seulement en raison de l’écart entre le dedans et le dehors, mais aussi parce qu’il revendique une liberté contraire aux déterminismes de la nature. Diderot, avec le Neveu de Rameau, esquisse un personnage assez socratique dont l’aspect extérieur étonne et surprend. Il nous vient […] un certain niais qui a l’air plat et bête, mais qui a de l’esprit comme un démon et qui est plus malin qu’un vieux singe. C’est une de ces figures qui appellent la plaisanterie et les nasardes et que Dieu fit pour la correction des gens qui jugent à la mine et à qui leur miroir aurait dû apprendre qu’il est aussi aisé d’être un homme d’esprit et d’avoir l’air d’un sot que de cacher un sot sous une physionomie spirituelle32.
De fait Lavater voyait bien qu’il y avait là un problème, car pour lui l’homme étant fait à la ressemblance de Dieu, la beauté de l’âme ne peut que resplendir dans la beauté du corps. Il avoue que : ce qui lui causait le tourment le plus vif, c’était la présence de personnes que leur laideur extérieure désignait irrévocablement comme les ennemies formelles de sa doctrine sur l’importance des formes […] il n’était pas facile de trouver quelqu’un d’aussi magnanime que Socrate pour interpréter son enveloppe faunesque au profit d’une moralité acquise33.
Diderot, sans doute plus comme amateur de peinture que comme romancier, s’intéresse à la physiognomonie. Jacques Proust pensait que les portraits faits par Diderot n’avaient pas une recherche de type physiognomonique34. Il considérait que l’on ne retrouvait dans ses portraits que quelques constantes stéréotypées. Les mélancoliques comme Gardeil, 28. Marivaux, La vie de Marianne, op. cit., p. 58. 29. Platon, Le banquet, 215 a-b. 30. Id., 216 d. 31. Cicéron, « Tusculanes », L. IV, 80, dans Les Stoïciens, 1962, p. 359-360. 32. Denis Diderot, Neveu de Rameau, Œuvres complètes, 1971, vol. X, p. 359-360. 33. Johann Caspar Lavater, La physiognomonie ou l’art de connaître les hommes d’après les traits de leur physionomie, 1988, p. 391. 34. Jacques Proust, « Diderot et la physiognomonie », 1961, p. 324.
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Desroches, Mlle Dornet, le capitaine de Jacques sont tous secs et plus ou moins brunis par une mélancolie qui les a desséchés et noircis. Les femmes qui ont les grands yeux noirs, vifs et brillants, sont des amoureuses nées. Ce sont les yeux de la Supérieure lesbienne de La religieuse, ceux de Mlle de La Chaux, de Mlle Dornet. Autrement dit, la caractérisation physiognomonique ne s’effectue guère, Diderot substituant, suivant Jacques Proust, à l’observation directe des passions de véritables clichés, dont l’ouvrage de Le Brun a constitué pour une bonne fraction du XVIIIe siècle le recueil idéal35. Si l’usage de la physiognomonie dans les portraits romanesques semble des plus réduits, Diderot est fort loin de se désintéresser de la chose. Dans ses Essais sur la peinture, il envisage une véritable physionomie sociale, chaque état, chaque métier ayant ses habitudes de corps et des « physionomies de boutiques et d’ateliers36 ». Leuchsenring écrit fin décembre 1775 à Lavater que Diderot partage dans l’ensemble ses vues et qu’il espère l’amener à réviser la traduction française de ses Physiognomische Fragmente. Il n’y aura cependant pas de suite à ce projet. Pour Diderot, « [u]n peintre qui n’est pas physionomiste, est un pauvre peintre37 ». Il affirme que : chacun des mouvements de son âme [celle de l’homme] vient se peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous méprenons jamais ; sur son visage ! Que dis-je ? Sur sa bouche, sur ses joues, dans ses yeux, en chaque partie de son visage38.
Mais Diderot remet d’abord en cause l’idée d’une physionomie « objective » qui corresponde à un véritable et profond caractère : Quel que soit le caractère de l’homme, si sa physionomie habituelle est conforme à l’idée que vous avez d’une vertu, il vous attirera ; si sa physionomie habituelle est conforme à l’idée que vous avez d’un vice, il vous éloignera39.
Outre cette part de subjectivité dans la perception d’un visage, Diderot remet en question l’idée du caractère préétabli et admet que c’est la vie qui façonne les visages. Il donne l’exemple des jeunes du faubourg Saint-Marceau qui sont des enfants charmants de visage, mais qui à partir de douze à treize ans deviennent intrépides, ardents : cette agréable petite bouche s’était contournée bizarrement ; ce cou, si rond, était gonflé de muscles ; ces joues larges et unies étaient parsemées d’élévations dures. Ils avaient pris la physionomie de la halle et du marché. À force de s’irriter, de s’injurier, de se
35. Id., p. 317-329. 36. Denis Diderot, Essais sur la peinture, Œuvres complètes, 1970, vol. VI, p. 281. 37. Id., p. 278. 38. Ibid. 39. Id., p. 280.
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battre, de crier, de se décoiffer pour un liard, ils avaient contracté, pour toute leur vie, l’air de l’intérêt sordide, de l’impudence et de la colère. Si l’âme d’un homme ou la nature a donné à son visage l’expression de la bienveillance, de la justice et de la liberté, vous le sentirez, parce que vous portez en vous-même des images de ces vertus et vous accueillerez celui qui vous les annonce. Ce visage est une lettre de recommandation écrite dans une langue commune à tous les hommes40.
De fait nombreux sont ceux qui jugent d’après l’apparence. Le Jules César de Shakespeare avait des convictions physiognomoniques sans doute erronées, mais fermement ancrées lorsqu’il déclare à Antoine combien il trouve Cassius dangereux : Que j’aie toujours autour de moi des hommes charnus et frais, de ces hommes au teint fleuri, et qui dorment les nuits. Ce Cassius, là-bas, a un visage hâve et décharné. Il pense trop. De tels hommes sont dangereux41.
La physionomie ne peut tout à fait tromper et la Marguerite du Faust de Goethe ne se laisse pas tromper par le beau langage de Méphisto : « Es steht ihm an der Stirn geschrieben, / Daß er nicht mag eine Seele lieben42 ». Les peintres, plus que les écrivains, suivent une telle lecture au XVIIIe siècle. Baillet de Saint-Julien écrivait dans sa Lettre à Monsieur C[hardin] sur les caractères en peinture, en 1753 : Il n’y a personne qui ne se croye physionomiste ; et il n’y a peut-être point de science au monde plus fausse que la physionomie. Mais cette chimère n’est point inutile à la peinture. Nous sommes convenus dans tout ce qui regarde les productions de cet Art, de juger des choses par leur forme et leur figure extérieure43.
Lavater déclarait quant à lui la peinture « die Mutter und Tochter der Physiognomik44 » : la mère, parce qu’elle fournit de nombreuses observations permettant l’analyse du caractère des personnages représentés, et la fille, parce qu’elle suit les préceptes de cette même physiognomonie. Et Goethe demandait un portrait de tous ceux qui l’approchaient et disait comme Stella : « die Gestalt des Menschen ist der beste Text zu allem, was sich über ihn empfinden und sagen lässt45 ». Ce texte à déchiffrer suivant une sémiotique 40. Ibid. 41. William Shakespeare, Jules César, acte I, sc. 2, Œuvres complètes de Shakspeare (sic), 1864, p. 19. 42. Johann Wolfgang von Goethe Urfaust, « Marthens Garten », Werke, 1982, vol. III, p. 408 : « […] il porte écrit sur le front qu’il ne peut aimer une âme au monde », Le premier Faust, dans Gérard de Nerval, Les deux Faust de Goethe, 1932, p. 161. 43. Louis Guillaume Baillet de Saint-Julien, Lettre à Monsieur C[hardin] sur les caractères en peinture, 1753, p. 17. 44. Johann Caspar Lavater, Physiognomische Fragmente zur Beförderung der Menschenkenntnis und Menschenliebe, 1775, vol. I, p. 54. « La mère et la fille de la physionomie » (trad. éd.). 45. Johann Wolfgang von Goethe, Stella, Werke, 1982, vol. IV, acte II, p. 322 : « ... la figure de l’homme est le meilleur texte sur tout ce que l’on peut ressentir à son égard ou dire de lui » (trad. éd.).
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et une herméneutique dont nous reparlerons est avant tout du domaine du figuratif, de l’image. Si le réalisme physiognomonique s’accentue au XVIIIe siècle dans le domaine de l’art, c’est qu’il apporte aux Lumières des valeurs à la fois nouvelles et naturelles. Les marques de l’individualité sont plus fortes et le pathos de la grande figure s’efface au profit de l’individualité concrète. Des sculpteurs comme Jean-Antoine Houdon46 renoncent à tout l’apparat traditionnel pour exposer naturellement la physionomie d’un visage, celui de Voltaire par exemple en 1778 (fig. 1). L’importance prise par l’individu et sa caractérisation concrète rejoignent également un idéal d’authenticité et de vérité que la physiognomonie semble pouvoir soutenir par le postulat d’une harmonie entre l’extérieur et l’intérieur, entre le corps et l’esprit. Cet idéal est à la fois celui d’un Winckelmann avec l’idéal de la beauté grecque, une perfection qui se serait lumineusement et miraculeusement incarnée dans l’Antiquité et celui de l’homme naturel chez Rousseau (que Lavater avait du reste rencontré à Môtiers en 1764), là encore une utopie, celle d’une communication immédiate des sentiments profonds de l’être humain, dans une transparence idyllique qui n’a point encore été perturbée par la civilisation avec ses masques et ses tromperies, ses hypocrisies et ses affectations. Chodowiecki dans ses illustrations pour Lichtenberg donne une évidente représentation de cela en opposant le couple « Natur » et « Afectation » (fig. 2). Non seulement le couple « nature » a d’autres vêtements, mais il est également d’une toute autre constitution et d’une toute autre physionomie. On le voit en particulier chez l’homme, large d’épaules, opposé à son pendant de l’affectation, un homme artificiel, avec des épaules étroites. Il y a un lien étroit entre la conception de Winckelmann et celle de Rousseau, ce dont le premier est sans doute conscient quand il remarque adaptation du corps de l’Indien à sa vie de chasseur qu’il met en parallèle avec les héros homériques. « Seht den schnellen Indianer an, der einem Hirsch zu Fusse nachsetzt : wie flüchtig werden seine Säfte, wie biegsam und schnell werden seine Nerven und Muskeln […] So bildet uns Homer seine Helden47 ». Winckelmann place la stature et la figure de l’homme grec en étroite corrélation avec son esprit. Un procédé physiognomonique associe l’art grec à l’idée de l’humanité parfaite, 46. Ou encore le très curieux Franz-Xaver Messerschmidt. 47. Johann Joachim Winckelmann, Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerey und Bildhauerkunst, 1756, p. 4 : « Regardez l’Indien rapide à l’affût d’un cerf : voyez la souplesse et la rapidité de ses nerfs et de ses muscles […] ! C’est ainsi que Homère nous présente ses héros » (Johann Joachim Winckelmann, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, 1991, p. 18).
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exprimant la noblesse du corps et de l’âme. Herder qui se préoccupe également de cette unité du corps et de l’esprit chez les Grecs dans son essai : Ist die Schönheit des Körpers ein Bote von der Schönheit der Seele ? 48 en vient cependant à déduire que rien de la stature du corps ne permet de tirer des conclusions sur le contenu de l’esprit. Winckelmann au contraire croit à cette unité chez l’homme antique, qui enchaîne la beauté à la bonté, la noble simplicité à la calme grandeur. Pour Winckelmann, la beauté a un caractère sacré, religieux. Elle ne s’exprime pas seulement dans les formes fixes, mais également dans le mouvement de la grâce49. Avec ces notions de grâce, d’agrément, d’aménité, de charme, Winckelmann repousse tout geste violent, tout mouvement accentué dans l’art, car on n’y trouve pas pour lui l’expression de l’âme réelle, mais seulement un état d’esprit momentané. Seul l’état de repos permet à l’âme de s’incarner ; les passions en revanche masquent l’âme et la beauté. Aussi Winckelmann n’apprécie guère le traité des passions de Le Brun. On comprend dès lors l’idéal physiognomonique d’une telle conception en opposition à une vision pathognomonique. L’influence de Winckelmann sur Lavater se trouvera non seulement dans son image de la Grèce, mais également dans la prédilection pour la fixité, le repos, le statuaire dans la physionomie au détriment de la mimique et du mouvement. Lavater connaît bien les écrits de Winckelmann et il le cite largement dans ses Physiognomische Fragmente. Ses travaux sont pour lui un véritable trésor de matériau et de savoir physiognomonique. Il me semble intéressant de noter que la mode des silhouettes qui se développe à partir de 1760 (soit quinze ans avant les Fragments de Lavater), mode partagée autant par un Chodowiecki que par Goethe50, répond à un intérêt physionomiste qui dessine l’abstraction d’un visage réduit à un simple profil qui ne saurait mentir. Lavater, qui sait que « les ombres des corps furent apparemment les premières causes et les premiers maîtres en dessin et en peinture51 », écrit aussi : La silhouette d’un homme ou d’une figure humaine est […] l’image la plus vraie et la plus fidèle qu’on puisse donner d’un homme. […] c’est peu d’or, il est vrai, mais
48. Johann Gottfried Herder, Werke, vol. I, 1985, p. 135-148. Cet essai parut anonymement dans les Gelehrten Beiträge zu den Rigischen Anzeigen aufs Jahr 1766. 49. Johann Joachim Winckelmann, Von der Grazie in Werken der Kunst [1759], une idée que Friedrich Schiller poursuivra dans Über Anmut und Würde [1793], Sämtliche Werke, 1975, vol. V, p. 433-488. 50. Goethe a condamné cependant les silhouettes dans la huitième lettre de Der Sammler und die Seinigen [1799] en raison du procédé mécanique de la chose « Nun müssen die Wände nicht mit diesen traurigen, halben Wirklichkeitserscheinungen verziert werden », Werke, 1982, vol. XII, p. 89. Thomas Mann reprend avec beaucoup d’humour cette passion mitigée de Goethe dans Lotte à Weimar (1939). 51. Voir la légende de la fille de Dibutade qui, à la lumière d’une lampe, traça les contours de la silhouette de son amant avant son départ pour en conserver les traits.
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l’or le plus pur. Une silhouette n’a qu’une ligne ; elle n’a point de mouvement, point d’élévation, point de renfoncement52.
Mais elle est pour lui une expression déterminée […]j’ai plus recueilli de connaissances physiognomoniques des simples silhouettes, que de tous les autres portraits. Elles ont plus aiguisé mon sentiment physiognomonique que l’observation de la nature toujours changeante. […] La physiognomonie n’a point de preuve plus certaine, plus incontestable de sa véracité objective, que la silhouette53.
Cependant le concept du beau winckelmannien est accepté par la plupart des physionomistes de l’époque. Même Heinse, qui s’est opposé énergiquement à Winckelmann, pense que les Grecs sont les hommes les plus beaux parce que les plus parfaits. Un tel idéal correspond à l’image de la figure humaine que se fait Lavater. Sans doute peut-on voir là une attitude un tantinet paradoxale chez ce pasteur qui trouve son idéal dans la plastique des dieux antiques. L’ouvrage de Lavater, Physiognomische Fragmente (Leipzig, 1775-1778) ou Essai sur la physiognomonie (La Haye, 1781-1803), est fondé sur la conviction religieuse que tout extérieur exprime un intérieur et que Dieu a créé la nature en un tout cohérent et d’une seule pièce. La diversité absolue des êtres humains témoigne du fait que chaque âme est unique. Dieu à travers les signes a permis une sémiologie qui permet à l’homme de connaître son prochain et d’abord avant tout par le visage dont les parties molles révèlent la vie morale tandis que les parties solides témoignent de la vie spirituelle et intellectuelle. On a beaucoup écrit sur Lavater. Je voudrais rappeler seulement quelques éléments fondamentaux. Tout d’abord, la position originale de Lavater, disciple de Christian Wolff, participe des Lumières, voulant faire œuvre de scientifique en s’appuyant sur l’expérience et sur la raison. Le but de Lavater est de connaître l’homme et son entreprise se situe dans la perspective de la nouvelle anthropologie de l’Aufklärung. Pour celleci la nature humaine n’est appréhendable que par les sens. Contempler le corps, c’est s’approcher de l’âme. « Das Aeußerliche ist nichts, als die Endung, die Gränzen des Innern – und das Innre eine unmittelbare Fortsetzung des Aeußren54 ». D’autre part ce pasteur suisse est incontestablement un être du Sturm und Drang, avec Füssli et d’autres. La démarche elle-même qui procède par fragments est symptomatique de cet esprit qui développe 52. Johann Casper Lavater, « Des silhouettes », La physiognomonie […], op. cit., p. 90-91. 53. Id. 54. Johann Caspar Lavater, Physiognomische Fragmente, 1775, I, p. 33 : « L’extérieur n’est rien que la fin, la limite de l’intérieur, et l’intérieur une prolongation immédiate de l’extérieur » (trad. éd.).
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non pas une doctrine abstraite mais des intuitions pleines d’émotion et de foi religieuse : le caractère inachevé, non systématique (ce qui pour les contemporains est synonyme d’authenticité, d’immédiateté, de génie) témoigne de cette absence de système qui fait de son œuvre un recueil d’observations éparses55. Cependant c’est également par ses références et ses idéaux artistiques un néoclassiques. Aux racines de la physiognomonie lavatérienne se trouvent donc la religion, l’esprit d’observation, l’amateur d’art et une spiritualité qui d’emblée affirme que Dieu a créé l’homme à son image56. Dans ses Aussichten in die Ewigkeit, rédigées sous forme de lettres à son ami le docteur Johann Georg Zimmermann, il va jusqu’à identifier physiognomonie et religion : « Ist nicht die gesamte Natur Physiognomik ? Ist nicht alles Oberfläche und Inhalt ?57 ». La parution des œuvres de Lavater, tout comme son aura personnelle qui contribue à soutenir sa méthode en la légitimant par l’impression favorable que fait l’homme à ses visiteurs, ont donné en cette fin de dixhuitième siècle un intérêt tout à fait nouveau à la chose. C’est que tout d’abord cette systématisation d’une observation empirique intéresse les esprits et répond à une mode et une attente. Les écrivains y trouvent un nouveau matériau et un nouveau code pour saisir l’individu avec plus de réalisme et de vérité. Goethe par exemple qui a participé comme beaucoup d’autres58 à la réalisation des Fragments59, avait pris ses distances pendant un temps vis-à-vis d’un personnage jugé trop prosélyte. Il n’est pas moins toujours intéressé à la physiognomonie, espérant sans doute en tirer une théorie morphologique et déchiffrer le langage originel de la nature. Ce qui intéresse Goethe est moins la connaissance de l’homme que la recherche d’une force spirituelle embrassant toute la nature. Il en parle longuement dans Dichtung und Wahrheit opposant les manières douces et mondaines de Lavater à celles de Basedow, rudes, bizarres et déplacées :
55. Ce que lui reproche vivement Goethe lorsqu’il écrit dans Poésie et vérité. Souvenirs de ma vie, 1941, IV, 19, p. 482 : « cet ouvrage nous montre d’une manière affligeante comment un homme aussi clairvoyant tâtonne dans l’expérience la plus commune […] il ne put jamais aller jusqu’aux résultats que je lui demandais souvent et avec insistance […] cela ne formait pas de suite, tout était ménagé au hasard ; nulle part on n’apercevait de fil directeur, nulle part de vérification par retour en arrière ». 56. Citation que Lichtenberg détournera en disant que l’homme a créé Dieu à son image. 57. Johann Caspar Lavater, Aussichten in die Ewigkeit, 1778, IV, p. 215 : « Toute la nature n’est-elle pas physiognomonie ? Est-ce que tout n’est pas surface et contenu ? » (trad. éd.). 58. Chodowiecki, Johann Heinrich Lips, et Johann Pfenninger, Johann Rudolf Schellenberg, Ludwig Heß, Georg Friedrich Schmoll. 59. La contribution de Goethe aux Fragments (surtout dans les deux premiers livres) consiste en des portraits physiognomiques de Homère, de Charlotte von Stein, de Klopstock, de Stolberg…
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grâce à l’idée pure d’humanité qu’il portait en lui, à la vivacité et à la délicatesse du talent d’observation qu’il exerça d’abord par instinct d’une manière superficielle et accidentelle, puis, avec réflexion, d’une façon concentrée et réglée, Lavater était au plus haut degré en mesure de saisir, de connaître, de distinguer et même d’exprimer les caractéristiques des hommes60.
Les critiques à la théorie de Lavater ont été d’autant plus vives que la mode les a systématisées. Les raisons sont multiples : certains tout d’abord objectent que le visage n’est pas une donnée fixe, mais que l’expérience ne cesse d’en modifier les traits : « L’enfant défiguré qui arrive au monde, n’a pas plus sa physionomie réelle et originaire que celui à qui un éclat de bombe a bouleversé toute l’économie du visage61 » pense Formey qui en vient même à distinguer une « physionomie naturelle » et une « physionomie acquise ». Rousseau pensait de même quand il écrivait dans l’Émile : On croit que la physionomie n’est qu’un simple développement des traits déjà marqués par la Nature. Pour moi je penserais qu’outre ce développement les traits du visage d’un homme viennent insensiblement à se former et prendre de la physionomie par l’impression fréquente et habituelle de certaines affections de l’âme. Ces affections se marquent sur le visage, rien n’est plus certain ; et quand elles tournent en habitudes, elles doivent y laisser des impressions durables. Voilà comment je conçois que la physionomie annonce le caractère, et qu’on peut quelquefois juger de l’un par l’autre, sans aller chercher des explications mystérieuses, qui supposent des connaissances que nous n’avons pas62.
Kant donne une bonne définition de la physiognomonie dans son Anthropologie du point de vue pragmatique : « C’est l’art de juger un homme d’après ce qu’on peut voir de son physique, et par conséquent de juger l’intérieur par l’extérieur – qu’il s’agisse de son type de sensibilité ou de
60. « La clairvoyance de Lavater à l’égard des individus passait toute idée ; on était émerveillé de l’entendre lorsqu’il parlait confidentiellement de tel ou tel ; il était même redoutable de vivre dans le voisinage d’un homme qui percevait clairement toutes les limites où il a plu à la nature de nous enfermer, nous autres individus » (Goethe, Poésie et vérité, 1941, IV, 19, p. 481). 61. Johann Heinrich S. Formey, Nouveaux mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres, 1775, p. 391. 62. Jean-Jacques Rousseau, Émile, Œuvres, 1959-1995, p. 516. Hogarth émet une pensée voisine dans L’analyse de la beauté quand il écrit : « c’est par les mouvements naturels et sans affectation des muscles causés par les passions de l’âme que le caractère de chacun serait en quelque mesure écrit sur son visage au cours de ses quarante premières années, n’étaient de certains accidents qui, souvent, bien que pas toujours, s’y opposent », William Hogarth, op. cit., 1963, p. 249. Chamfort le dit aussi à sa manière : « Quelques folies qu’aient écrites certains physionomistes de nos jours, il est certain que l’habitude de nos pensées peut déterminer quelques traits de notre physionomie. Nombre de courtisans ont l’œil faux, par la même raison que la plupart des tailleurs sont cagneux » (Maximes et pensées de Nicolas de Chamfort, 1928, p. 42).
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pensée63 ». Il pense que celle-ci ne pourra jamais devenir une science, même s’il existe incontestablement une caractérologie physiognomonique : Une montre, dit un célèbre horloger, a beau avoir un joli boîtier, on ne peut pas en déduire avec certitude que l’intérieur est de même qualité ; mais si le boîtier est mal façonné on peut avec certitude suffisante conclure que l’intérieur, lui aussi ne vaut rien […] Mais il ne serait pas sensé de raisonner sur l’inconnaissable créateur de la nature par analogie avec un artisan humain […]64.
Parmi les romans, outre le Sebaldus Nothanker de Nicolai, Ulrich von Unkenbach de Johann Pezzl (1800) et le Faust de Klinger (1791), c’est Physiognomische Reisen voran ein physiognomisch Tagebuch (Altenburg, 1779, 1-4) de Johann Carl August Musäus qui propose l’une des plus violentes critiques de la physiognomonie. Il y a là du reste une manière de s’en prendre à l’Empfindsamkeit. Musäus veut dénoncer le mal que font dans la société les théories de Lavater en se moquant de cet « art décidément trompeur ». Fidèle élève et adepte de Lavater, son héros au cours de son voyage commet de grossières erreurs d’appréciation, comme par exemple le fait de prendre quelqu’un pour Klopstock d’après des déductions physiognomonistes, ce qui entraîne d’amères déceptions ! « Der Schein trügt65 », titre d’un chapitre, est l’enseigne de tout le roman qui multiplie les déconvenues du voyageur physiognomoniste. Les gens dont le visage d’après Lavater annonce des êtres moraux et vertueux se révèlent être des coquins (et inversement). À partir d’une analyse approfondie des os du front, de la forme du nez, du découpage des yeux, de la ligne des joues et de la bouche, etc., il conclut qu’il a affaire à un adepte de Lavater alors qu’il s’agit d’un ennemi déclaré. Le héros a tout d’un nouveau Don Quichotte, obnubilé par une idée fixe qui dirige toutes ses pensées et ses actions. Au cours de ses voyages, il rencontre une jeune femme sur le visage de laquelle il peut lire « l’innocence d’Ève », mais qui se révèle être un « petit serpent » et qui disparaît de l’auberge avec l’argent de son adorateur. Les paysans idylliques se révèlent être des voleurs qui le
63. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1964, p. 142 : « Es ist die Kunst, aus der sichtbaren Gestalt eines Menschen, folglich aus dem Äußeren das Innere desselben zu beurtheilen ; es sei seiner Sinnesart oder Denkungsart nach » (Immanuel Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, 1968, VII, p. 295). 64. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, op. cit., p. 142 : « Wenn eine Uhr ein gefälliges Gehäuse hat, so kann man daraus (sagt ein berühmter Uhrmacher) nicht mit Sicherheit urtheilen, daß auch das Innere gut sei ; ist das Gehäuse aber schlecht gearbeitet, so kann man mit ziemlicher Gewißheit schließen, daß auch das Innere nicht viel tauge […] – Aber nach der Analogie eines menschlichen Künstlers mit dem unerforschlichen Schöpfer der Natur wäre es ungereimt auch hier zu schließen […] » (Immanuel Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, op. cit., p. 295-296). 65. « l’apparence trompe » (trad. éd.).
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dévalisent. Cette suite ininterrompue d’erreurs dont l’écrivain fait ressortir le comique est évidemment assez monotone. Lessing, Musäus, Nicolai, Merck, Mendelssohn, Lichtenberg critiquèrent aussi Lavater mais ceci ne signifie pas forcément une critique de la physiognomonie. Nicolai se réclame d’une physiognomonie éclairée, modeste et scientifique opposée au « Schwärmer Lavater66 ». Lichtenberg s’était intéressé à la physiognomonie avant Lavater dès 1765 et 1766 dans trois essais. Lui-même qui s’était efforcé d’établir la physiognomonie d’un veilleur de nuit d’après le son de sa voix et en avait dessiné le visage fut très surpris de découvrir que l’homme n’était pas du tout ce qu’il avait imaginé. Ironie du sort, le premier écrit de Lavater, Von der Physiognomik, paru anonymement en 1772, lui avait été attribué. Sans doute Lichtenberg trouvait que le visage humain était la surface la plus intéressante de la terre, mais la parution des Fragments l’irrite, car il ne reconnaît plus la modestie du premier essai et le ton pathétique, la ferveur religieuse à déclamer la « science » lui semblent inconvenants. Il s’inquiète de cette fièvre physiognomonique qui se répand partout et de ses conséquences. Il pense même que si la physiognomonie devient ce que Lavater attend d’elle, alors on pendra les enfants, avant qu’ils n’accomplissent les actes qui méritent la potence. Il ne nie pas qu’il puisse y avoir des liens entre les dispositions physiques et morales, mais ceux-ci sont bien trop complexes pour être analysés par le physionomiste. « Ist denn aber Physiognomik ganz unsicher ? Wir schliessen ja täglich aus den Gesichtern, jedermann tut es, selbst die, die wider Physiognomik streiten, tun es in der nächsten Minute und strafen ihre eigenen Grundsätze Lügen67 ». Si la signification de la structure même du visage laisse perplexe, en revanche ses mouvements ne laissent pas d’être éloquents. Déjà de Jaucourt dans l’Encyclopédie, en citant Buffon68, ne manquait pas de critiquer de façon très cartésienne cette « science imaginaire », « art prétendu », « science 66. « Lavater l’exalté » (trad. éd.). 67. Georg Christoph Lichtenberg, « Über Physiognomik », Schriften und Briefe, Carl Hanser Verlag, München, 1972, vol. III, p. 277-278. « La physiognomonie est-elle absolument incertaine ? Tous les jours nous jugeons les gens d’après leur visage. Tous le font, même ceux qui condamnent la physiognomonie s’y prêtent dans la minute qui suit et font ainsi mentir leurs propres principes » (trad. éd.). 68. « Les anciens étaient fort attachés à cette espèce de préjugé et dans tous les temps il y a eu des hommes qui ont voulu faire une science divinatoire de leurs prétendues connaissances en physionomie, mais il est bien évident qu’elles ne peuvent s’étendre qu’à deviner les mouvements de l’âme par ceux des yeux, du visage et du corps, et que la forme du nez, de la bouche et des autres traits, ne fait pas plus la forme de l’âme, au naturel de la personne, que la grandeur ou la grosseur des membres faits la pensée. Un homme sera-t-il plus spirituel parce qu’il aura le nez bien fait ? en sera-t-il moins sage parce qu’il aura les yeux petits et la bouche grande ? Il faut donc avouer que tout ce que nous ont dit les physionomistes est destitué de tout fondement et que rien n’est plus chimérique que les indications qu’ils ont voulu tirer de leurs prétendues observations métoposcopiques » (Georges Louis Leclerc Buffon, « Description de l’Homme », Histoire naturelle, générale et particulière, 1749-1767, p. 535).
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ridicule » de la conception des rapports de l’âme et du corps : « l’âme n’a point de forme qui puisse être relative à aucune forme matérielle » ; « les traits [du visage] n’ont aucun rapport avec la nature de l’âme, ils n’ont aucune analogie sur laquelle on puisse seulement fonder des conjectures raisonnables69 ». Mais cette même Encyclopédie attachait une grande importance à la sémiologie qui en médecine analyse les rapports du corps interne et externe. Cette sémiotique est ainsi présentée : Il n’y a point de partie dans le corps humain qui ne puisse fournir à l’observateur éclairé quelque signe ; toutes les actions, tous les mouvemens de cette merveilleuse machine sont à ses yeux comme autant de miroirs, dans lesquels viennent se réfléchir & se peindre les dispositions intérieures, soit naturelles ou contre nature ; il peut seul porter une vue pénétrante dans les replis les plus cachés du corps, y distinguer l’état & les dérangemens des différentes parties, connoître par des signes extérieurs les maladies qui attaquent les organes internes, & en déterminer le caractere propre & le siége particulier. Il semble, à la facilité avec laquelle il [le médecin] est instruit de ce qui se passe dans l’intérieur du corps, que ce soit une machine transparente70.
Ce qui est intéressant est cette conception du signe défini comme étant le nom de « tout effet apparent, par le moyen duquel on parvient à la connoissance d’un effet plus caché, dérobé au témoignage des sens71 ». Cette conception médicale est naturellement transposable au domaine des passions et de leur expression. Lavater se réfère d’ailleurs à l’art du médecin, à Morgagni, à Meckel et à Zimmermann qui disait que la vue du patient lui révélait la maladie cachée72. Même Bernardin de Saint-Pierre, très prudent cependant dans ces questions, note : « Quant aux mouvements des muscles du visage, ils sont très difficiles à décrire, quoique je sois persuadé qu’on en peut expliquer les lois73 ». C’est d’abord en peinture, dans la danse et au théâtre que de telles études apparaissent avec plus d’évidence. Ainsi Jean George Noverre : C’est […] sur le visage de l’homme, que les passions s’impriment, que les mouvements et les affections de l’âme se déploient, et que le calme, l’agitation, le plaisir, la douleur, la crainte et l’espérance se peignent à leur tour74. 69. Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, art. « Physionomie », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765, t. 12, p. 538. 70. Art. « Semeiotique », ou « Semeiologie », id., t. 14, p. 937-938. 71. Art. « Signe », Id., t. 15, p. 188-189. 72. « Das Genie der Arzneykunst ist also in seine ersten Begriffe aufgelöset, die Kunst, eine ganze Menge zerstreute Begebenheiten plötzlich zu übersehen und zu verbinden, von diesen Verbindungen auf lichtvolle Schlüsse, von dem bekannten auf das unbekannte zu kommen. […] Das Genie des Artzes ist also das Product unendlicher Verbindungen. Wie größer dieses Genie ist, desto größer ist das Vermögen die Ähnlichkeiten der Fälle scharfsinniger zu fassen, mit Klugheit zu vergleichen, zu verbinden und zu ergründen. Dieses Vermögen wird zu einer Fertigkeit und diese zuletzt zu seiner Art Instinct, den man um so weniger deutlich spürt, je größer er ist » (Johann Georg Zimmermann, Von der Erfahrung in der Arzneykunst, 1764, p. 18). 73. Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, 1784, vol. 2, p. 194-195. 74. Jean-George Noverre, « 9e lettre », Lettres sur la danse [1780], 1803, I, p. 97.
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Hogarth est un modèle dans une telle perspective. Il s’inspire aussi bien de Della Porta que de Le Brun, ainsi que des travaux de son ami le docteur James Parsons qui publie en 1747 sa Human Physiognomy Explained. Les expressions des sentiments dans le visage sont étudiées de manière plus pragmatique et moins schématique que chez Le Brun. Ce qui l’intéresse c’est surtout le jeu des muscles du visage qui détermine l’expression. Hogarth se saisit de ce thème des passions humaines et de leurs différentes expressions dans le mariage à la mode, Caracters and Caricaturas (1743), The Laughing Audience (1773). Il crée tout un monde de physionomies les plus variées, donnant à chacune un mouvement approprié, l’expression engendrant ainsi une narrativité qui inspire de nombreux romanciers tels Swift, Fielding, Smollet, Lichtenberg, Lessing, Goethe, Diderot. Ses portraits de criminels sont saisissants tel celui de la meurtrière Sarah Malcolm (1733) ou encore celui du traître Simon lord Lovat (1746). Lichtenberg commente les gravures de Hogarth, en écrit le roman. Il s’adresse à Chodowiecki, le Hogarth allemand (qui a travaillé à la fois pour Lavater et pour Lichtenberg). Chodowiecki livre toute une série d’images physiognomico-pathognomique avec Der Fortgang der Tugend und Laster qui est une sorte d’adaptation de Hogarth (Industry and Idleness), mais le premier portrait de la double série est unique : ce qui signifie qu’il n’y a pas de caractère prédisposé et que c’est la conduite qui détermine la vertu ou le vice. Il n’y a au départ pas de différence physionomique entre le bon et le mauvais. Tout comme l’est Hogarth, un acteur comme David Garrick est également une référence usuelle lorsque l’on veut évoquer l’action des mouvements intérieurs sur le corps. Grimm disait de lui qu’il devenait le personnage dont il s’était chargé. Aussi, à mesure qu’il change de rôle, il devient si différent de lui-même qu’on dirait qu’il change de traits et de figure […] tous les changements qui s’opèrent dans ses traits proviennent de la manière dont il s’affecte intérieurement75.
De telles idées sont développées dans les Ideen zu einer Mimik de Johann Jacob Engel (1788)76. L’idée que les passions modèlent le corps (et non
75. Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, juillet 1765, vol. IV, p. 500. 76. « J’appelle la Physionomie un art semblable à celui de la Pantomime ; car tous les deux s’occupent à saisir l’expression de l’âme dans les modifications du corps ; avec cette différence cependant, que le premier dirige ses recherches sur des traits fixes et permanents, d’après lesquels on peut juger du caractère de l’homme en général, & l’autre sur les mouvements momentanés du corps, qui indique telle ou telle situation particulière de l’âme » (Johann Jacob Engel, Idées sur le geste et l’action théâtrale, 1795, p. 5).
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l’inverse) est défendue par Lichtenberg, mais également par Schiller qui déclare que c’est l’esprit qui bâtit le corps77. Dans le cas des fictions narratives, les thèmes physiognomoniques servent d’explication métanarrative78. Les traits physiques témoignent du caractère du personnage qui est ainsi expliqué et dont l’action est légitimée. La pensée physiognomoniste est par définition essentialiste et déterministe, le corps servant d’index à une vérité innée qui ordonne et explique l’individu que le « spectateur » de Marivaux, le « génie » de Lavater, l’œil curieux de Mercier et l’« observateur du cœur humain » de Balzac déchiffrent tour à tour. Le texte du visage relève à la fois d’une sémiotique, d’une herméneutique et d’une performativité. La performativité narrative détermine l’action des personnages et les déterminations idéologiques allant de la morale au patriotisme79. Lavater pense, par exemple, que la gravure de Hogarth représentant des buveurs finirait par détourner tout un État de ce vice. On remarque enfin que contrairement aux descriptions de Balzac, qui est le véritable héritier et disciple de Lavater dans le domaine romanesque80, les écrivains privilégient le portrait en mouvement, le jeu des yeux et des regards, des attitudes, des mines, de l’air81, mais aussi les vêtements, la démarche. De Marivaux à Diderot, de Fielding à Sterne, de Wieland à Hoffmann, la physionomie est d’abord une expressivité en mouvement. Le chevalier Gluck d’Hoffmann a une physionomie pleine de vie. Si Hoffmann s’intéresse à la physiognomonie qui ne se réduit pas pour lui à une plate causalité entre extérieur et intérieur, c’est pour son potentiel expressionniste et pour une impulsion semblable à celle de Lichtenberg devant les œuvres de Hogarth. La mention de Hogarth n’est pas accidentelle ici car Hoffmann, avant de choisir les œuvres de Callot, avait pensé à Hogarth pour définir la poétique de ses Fantasiestücke. Ce double germanique du neveu de Rameau est paru dans la revue de Reichardt qui lui-même s’intéressait à Lavater et à Gall dont 77. « Endlich bildet sich der Geist sogar seinen Körper, und der Bau selbst muss dem Spiele folgen, so dass sich Anmut zuletzt nicht selten in architektonische Schönheit verwandelt » (Friedrich von Schiller, loc. cit., p. 447). 78. Voir Christopher Rivers, Face Value. Physiognomical Thought and the Legible Body in Marivaux, Lavater, Balzac, Gautier and Zola, 1995. 79. On citera à cet égard Le tableau naturel de l’homme ou observations physiognomoniques sur les divers caractères des hommes, par M. Clairier, prêtre constitutionnel, an II, qui use de la connaissance intérieure de l’homme pour le bien de la nation. 80. Voir Alain Montandon, « Balzac et Lavater », 2001, p. 471-491. 81. « La physionomie est moins souvent mentionnée que l’air […] mais elle figure toujours dans les portraits dont elle est un élément ; ailleurs, si elle ne se confond pas tout à fait avec l’air, l’air semble une modification de la physionomie, ou un aspect passager qui le contredit ou le confirme. Le mot luimême semble assez évocateur pour Marivaux, il signifie que le visage est particulièrement expressif [...] » (Henri Coulet, Marivaux romancier, 1975, p. 312).
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il avait suivi les conférences avec Goethe en 1805. Puis Hoffmann a lui-même esquissé son autoportrait physiognomonique en 1815 en le commentant d’une manière ironique qui témoigne de la distance qu’il pouvait entretenir avec le schématisme de Lavater. Le portrait de Gluck, sa description et sa physionomie n’impliquent nulle causalité étroite ni caractérisation fixe. Le narrateur remarque les contradictions dans le visage, un « étrange contraste », une figure déchirée, pleine de tensions, sans nulle perspective d’harmonisation et c’est dans le mouvement même de ses expressions qui le caractérisent comme un être déchiré inguérissable que la physionomie devient pathognomonique. À la fin de sa vie, Hoffmann livrera une véritable étude physiognomonique d’une place de marché avec La fenêtre d’angle de mon cousin. Mais là encore, les personnages sont saisis non dans une figure figée, mais dans leurs mouvements qui les caractérisent et qui invitent l’écrivain à imaginer leur histoire. Ainsi apparaît à la fin du XVIIIe siècle le nouveau personnage qu’est l’observateur physionomiste et dont on sait la brillante carrière qu’il fera au siècle suivant. Mercier, qui se livre à la physionomie de la grande ville, évoque les physionomistes, qui trouvent à exercer leur sagacité au milieu d’une foule aussi immense, et qui à la longue acquièrent un certain tact. Ils observent toute l’habitude du corps encore plus que la physionomie. Un peintre, un poëte sont nés physionomistes82.
Alain Montandon Université Blaise Pascal – Clermont II
82. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1788, t. 2, p. 161.
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Figure 1 : Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), Natur, Afectation, 1779, dans Georg Lichtenberg, Almanach de Goettingue, Goettingue, Henri Dietrich, 1780.
Figure 2 : Jean-Antoine Houdon (1741-1828), Voltaire assis, terre cuite, plâtre patiné et bois (plinthe), entre 1780 et 1790, 1,20 x 0,62 x 0,95 cm, Montpellier, Musée Fabre.
La métamorphose du corps chez Christine de Pizan : masque viril et naissance d’un je poétique
Se métamorphoser en « homme naturel parfaict » afin de surmonter les impitoyables coups du destin, mais aussi afin de se forger une nouvelle identité à travers laquelle naît l’invention poétique – telle paraît être l’étonnante aventure, « impossible à croire1 », comme l’auteur le dit, aventure retracée par Christine de Pizan au début de son Livre de la mutacion de Fortune. Mais cette miraculeuse transformation revendiquée par l’écrivain et qui accorde au corps féminin des attributs virils, physiques et spirituels, marque surtout chez Christine, l’affirmation d’une autorité littéraire, sous le signe de l’expression allégorique. Celle-ci apporte une nuance impersonnelle à l’autobiographie et permet un partiel détachement du je poétique, capable ainsi d’inscrire dans la mémoire des faits d’histoire universelle. Jamais envisagé comme « monstrueux2 », bien qu’assez contradictoire par rapport à une certaine perspective ecclésiastique voyant dans toute métamorphose ou déformation du corps la manifestation d’un pouvoir démoniaque3, le motif de la transformation en homme obéit à première vue à une double tradition, théologique et littéraire. En effet, sous l’angle de la théologie médiévale, « se transformer en homme » pourrait constituer l’empreinte paradoxale de la supériorité féminine, car le corps féminin incarne souvent la faiblesse, le vice, le rappel constant du péché originel. L’étymologie même semble en témoigner, dans une tradition qui remonte à Isidore de Séville4, les jeux spéculatifs des écrits 1. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion de Fortune, 1957, t. 1, p. 12, v. 145 et p. 9, v. 53. 2. Earl Jeffrey Richards, « Virile Woman and WomanChrist : The Meaning of Gender Metamorphosis in Christine de Pizan », dans Rien ne m’est seur que la chose incertaine. Études sur l’art d’écrire au Moyen Âge, 2001, p. 242. 3. On renvoie en ce sens à l’étude de Jean-Claude Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essai d’anthropologie médiévale, 2001, p. 214-215, aussi bien qu’à l’ouvrage de Françoise Piponnier et Perrine Mane, Se vêtir au Moyen Âge, 1995, p. 176. 4. On rappelle que les Etymologiae d’Isidore de Séville sont aussi une source du Livre de la mutacion de Fortune.
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misogynes médiévaux rattachant « mulier » à « mollities », à la mollesse, à l’incapacité physique et intellectuelle, à l’instabilité émotionnelle. « Femina » renvoie en plus, pour les auteurs dominicains, à « fe minus », c’est-à-dire à la faiblesse de la foi5. Par contre, « vir » s’associe, au moyen de la collocation, à la vertu, « virtus », et à la force, « vis6 ». La dépréciation de l’image féminine porte en outre sur la conception de la création de la femme selon l’image de Dieu. L’épisode de la Genèse est souvent interprété au détriment de la figure de la femme qui, étant créée après le premier homme, ne s’avère qu’un reflet infidèle de l’image divine. D’autre part, il y a des perspectives favorisant la femme, qui serait créée d’une matière supérieure, de la côte d’Adam et non pas de la boue, comme celui-ci. L’interprétation de la Genèse mène en outre à des débats sur le lieu où la femme fut créée, lieu privilégié, car identifié au paradis terrestre. Or, selon les Écritures, Adam fut conçu en dehors de ce paradis7. Néanmoins, la ressemblance à la divinité demeure pour la femme présente seulement au niveau d’une « essence humaine8 », commune aux hommes et aux femmes, tandis que le corps féminin se révèle comme imparfait, inférieur, écarté de l’image de Dieu, n’ayant sens que par sa fertilité et par la soumission à la volonté masculine. Reflétant en partie cette optique de la théologie chrétienne, Christine justifie d’abord son changement d’identité sexuelle comme un moyen de survie puisque, une fois métamorphosée en homme, grâce à la déesse Fortune, elle aura la force d’affronter ses malheurs – la perte de son mari, aussi bien que sa solitude face à d’implacables difficultés financières. La capacité de défier le destin se traduit d’abord en des termes physiques, avec de nombreux détails sur la métamorphose corporelle. C’est ainsi que, lassée par tant de pleurs9, Christine entrevoit à la frontière du rêve10, la déesse Fortune qui s’avance vers elle et qui lui remodèle le corps : Adont vers moy vint ma maistresse, Qui a plusieurs la joye estrece, Si me toucha par tout le corps ;
5. Anne Matter, « The Undebated Debate : Gender and the Image of God in Medieval Theology », dans Gender in Debate from the Early Middle Ages to the Renaissance, 2002, p. 43. 6. Rosalind Brown-Grant, « Writing Beyond Gender : Christine de Pizan’s Linguistic Strategies in the Defence of Women », dans Contexts and Continuities, Proceedings of the IVth International Colloquium on Christine de Pizan, 2002, p. 160. 7. Marc Angenot, Les champions des femmes, 1977, p. 12. Je remercie Madeleine Jeay de m’avoir signalé cette étude, qui offre une fascinante analyse des écrits médiévaux contrecarrant l’optique misogyne de l’époque. 8. Id., p. 155-156. 9. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 51, v. 1321. 10. Id., p. 51, v. 1323-1324.
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Chacun membre, bien m’en recors, Manÿa et tint a ses mains, Puis s’en ala et je remains11,
À la suite de cette transformation, le corps est donc plus fort (« Mes membres senti trop plus fort12 »), plus léger (« Si me senti trop plus legiere13 »), plus agile (« Et corps plus dur et plus isnel14 »). La voix se fait à son tour plus intense : « Et ma voix forement engrossie15 ». Christine affirme être devenue « un vrai homme16 », aventure qui l’étonne et l’émerveille17, mais qui lui permet surtout de conduire la nef en dérive, image rattachée au canon allégorique et par laquelle Christine désigne les troubles de son existence. La métamorphose physique est d’ailleurs relayée sur le plan moral, car l’intervention de Fortune dissipe la peur, le doute et la détresse, en leur substituant un « cœur hardi18 ». La force du corps s’accompagne donc d’un pouvoir d’agir, à même de maîtriser la douleur intérieure, que l’auteur semble oublier, en la nommant « paresse des pleurs19 ». Le masque allégorique assumé par Christine harmonise alors d’une manière originale la confidence autobiographique et la tradition théologique de la « femme virile », figure symbolique de la spiritualité chrétienne, dont l’ultime expression est l’incarnation du Christ20. C’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre la qualification de « vrai homme » que l’auteur s’attribue à plusieurs reprises, comme un écho du topos de la sainte travestie, récurrent dans la littérature médiévale et sous-jacent à un idéal chrétien. Qui plus est, Christine tient à garder son nom, ce qui pourrait paraître discordant par rapport au masque viril, mais qui ne fait en réalité que mieux le fonder, puisqu’il s’agit du nom du « plus parfait homme21 », du nom du Christ. Ancré dans un idéal religieux, le motif de la transformation en homme s’avère d’autre part un moyen d’édifier l’autorité de l’écrit, d’affirmer le je qui s’exprime dans le registre d’une tradition littéraire presque exclusivement masculine. Il faut donc « devenir homme » pour écrire et 11. « Alors, ma souveraine [Fortune], qui dépossède plus d’un de joie, s’avança vers moi et me toucha partout. Je m’en rappelle bien, elle refaçonna de ses mains chaque membre. Elle s’en alla ensuite, tandis que j’y demeurai » (id., p. 51, v. 1325-1330 ; ma traduction). 12. Id., p. 51, v. 1337. 13. Id., p. 51, v. 1347. 14. Id., p. 51, v. 1351. 15. Id., p. 51, v. 1350. 16. Id., p. 52, v. 1361. 17. Id., p. 52, v. 1360 et v. 1363. 18. Id., p. 51, v. 1345 et p. 52, v. 1358-1359. 19. Id., p. 52, v. 1357-1358. 20. Voir à ce sujet l’article de Earl Jeffrey Richards, art. cit., p. 239-252. 21. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 20, v. 375.
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pour accéder à une connaissance privilégiée. De là, Christine insiste sur sa ressemblance à l’image du père, ce qui anticipe sa métamorphose. Cette ressemblance se traduit d’abord au niveau physique, car l’auteur affirme qu’elle tient de son père par les manières, par le corps et par le visage22. De plus, le rapprochement de la figure paternelle symbolise le désir d’atteindre à un « trésor23 » intellectuel ou, comme Christine l’appelle, à la « fontaine de grand prix24 », d’où les femmes sont exclues. Et pourtant, la mise à l’écart par rapport à la connaissance intellectuelle débouche non pas sur le blâme de la représentation féminine, mais sur la critique de la « coutume », de l’attitude sociale refusant aux femmes l’accès à l’éducation. Reste que la critique des normes sociales passe par un certain rabaissement de l’image de la femme, comme si Christine voulait souligner la fausseté d’une telle perspective, tout en se servant d’un cliché négatif. De cette manière, elle oppose son désir d’apprendre au fait d’être femme et emploie le terme presque péjoratif de « femelle25 ». Par conséquent, le masque viril s’impose comme authentification du je poétique. De surcroît, Christine va plus loin dans l’affirmation de son autorité littéraire parce que la structure narrative de son livre repose sur un héritage littéraire traditionnel (et masculin), dont la figure prédominante est Ovide, connu surtout à travers l’adaptation médiévale de l’Ovide moralisé. Le discours de Christine se trouve ainsi confirmé tout en se révélant original : contrairement à Ovide, qui n’est jamais le sujet de ses Métamorphoses, Christine devient objet de son discours, en se plaçant au centre de la transformation qui témoigne de sa vocation d’écrivain26. Trois exemples tirés des métamorphoses ovidiennes précèdent, dans Le livre de la mutation de Fortune, le motif de la transformation en homme. Si la première histoire traite de la métamorphose infligée par Circé à Ulysse et à ses compagnons, les deux autres illustrations impliquent un changement d’identité sexuelle, celui de Tirésias, transformé en femme pendant sept ans, et celui d’Iphis, vouée au déguisement en homme par sa mère et qui deviendra effectivement homme grâce à l’intervention de Vénus. Néanmoins, la voix exprimée à travers ce je poétique qui s’affirme dans la perspective d’une autorité littéraire masculine, se révèle être celle
22. Id., p. 20, v. 397. 23. Le terme est employé par Christine aussi comme un clin d’œil à ses sources d’inspiration, parmi lesquelles l’œuvre de Brunetto Latini (Le livre du Trésor) occupe une place significative. 24. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit, t. 1, p. 21, v. 418. 25. Id., p. 12, v. 142, p. 21, v. 421 et p. 22, v. 447. 26. Kevin Brownlee, « Ovide et le moi poétique à la fin du Moyen Âge français : Jean Froissart et Christine de Pizan », dans Modernité au Moyen Âge : le défi du passé, 1990, p. 165.
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d’une femme écrivain, car Christine modifie le récit ovidien à son propre gré. Elle élimine ainsi tout passage qui pourrait présenter les femmes d’une manière défavorable. Par conséquent, Christine supprime d’abord tout détail portant sur la sexualité, comme dans le cas d’Iphis, dont la transformation en homme, dans le récit ovidien, s’impose aussi par le fait que l’héroïne était tombée amoureuse d’une autre femme27. Au niveau discursif, les « miracles28 » racontés par Ovide, qui rappellent l’aspect corporel de la « transmutation29 » de Christine, reflètent une profonde préoccupation à l’égard de la fonction d’écrivain et de son autorité30. D’où l’émergence de l’« auto-figuration31 » et donc du discours à la première personne qui renvoie souvent à l’aveu de sincérité et à l’affirmation de véracité de l’œuvre. Dès le début, le je poétique s’inscrit dans le récit : Vous diray qui je suis, qui parle, Qui de femelle devins masle Par Fortune, qu’ainsy le voult ; Si me mua et corps et voult En homme naturel parfaict ; Et jadis fus femme, de fait Homme suis, je ne ment pas, Assez le demonstrent mes pas, Et, si fus je femme jadis, Verite est ce que je dis32 ;
Christine reprendra ensuite la confidence personnelle en s’adressant directement aux lecteurs et en la situant dans une chronologie plus définie, pour l’accréditer davantage : « Com vous ouëz, encor suis homme / Et ay esté ja bien la somme / De plus de .XIII. ans tous entiers33 ». L’affirmation de la vérité et l’autobiographie impliquent le motif du déguisement, dont l’ultime incarnation est l’image même de Fortune. Christine le souligne vers le début de son livre :
27. Ibid. 28. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 46, v. 1159. 29. Id., p. 46, v. 1161. 30. Kevin Brownlee, art. cit., p. 153. 31. Ibid. 32 « Je vous dirai qui je suis, moi, qui parle, et qui de femelle devins mâle, grâce à la volonté de Fortune ; elle me transforma, par le corps et le visage, en un parfait homme ; si je fus femme jadis, maintenant je suis homme, je ne mens pas, ainsi que je le démontrerai ; je fus femme jadis, je vous dis la vérité ; » (Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 12, v. 141-150 ; ma traduction). 33. « Comme vous l’entendez, je suis toujours un homme et l’ai été pendant plus de treize ans tout entiers » (id., t. 1, p. 53, v. 1395-1397 ; ma traduction).
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Mais, quoyqu’aucuns veulent mescroire, Si est ce verite prouvee, Evident et toute esprouvee, Et a moy proprement avint, Cinq ans d’aage avoie avec .XX. Ou environ ; ne fu pas songe Quant ce m’avint, et, sanz mençonge, Je raconteray grant merveille, Car Fortune, qui tout desguise Et fait et deffait a sa guise, Fist toute la mutacion, Dont je feray ci mencion34 ;
Néanmoins, pareille à la métamorphose en homme, qui n’est qu’un masque inventé par l’auteur, la confidence personnelle fonctionne en réalité comme une « indication de régie » qui établit le développement du récit et dont l’utilité est d’assurer les transitions ou les articulations de l’œuvre35. La dimension de cette confidence à la première personne est ainsi légèrement théâtrale, ce qui n’est pas sans se rattacher à la tradition du dit, genre poétique s’articulant à partir de l’ambiguïté d’un je exhibé et dissimulé en même temps. De ce fait, le masque viril est plus qu’un procédé d’énonciation, car il s’identifie à la structure même de l’œuvre qu’il légitime. La théâtralité du je poétique témoigne plutôt d’une scénographie36, dans le sens que le texte implique « une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers son énonciation37 ». Partant, le masque légitime un discours qui, à son tour, justifie le déguisement du je qui s’exprime. C’est pourquoi la scène narrative bâtie par le texte est souvent un piège pour le lecteur, qui se heurte à la difficulté d’identifier le type de discours par rapport à d’autres discours, mais également par rapport à ses propres attentes38.
34. « Bien qu’il y en ait qui ne veulent pas le croire, cela est une vérité bien prouvée et que je connus moi-même, à l’âge de vingt-cinq ans ou environ ; ce ne fut pas un rêve quand cela m’est arrivé et, sans mentir, je raconterai une grande merveille ; que personne ne s’en étonne, car Fortune, qui déguise tout et qui fait et défait les choses à son gré, accomplît toute la transformation dont je parlerai plus loin » (id., t. 1, p. 9, v. 54-66 ; ma traduction). 35. Liliane Dulac, « L’autorité dans les traités en prose de Christine de Pizan : discours d’écrivain, parole de prince », dans Une femme de lettres au Moyen Âge, études autour de Christine de Pizan, 1995, p. 20. 36. Je remercie Jan Hermann de m’avoir signalé ce concept lors de ma communication dans le cadre du XXe colloque de la SATOR. L’étude de Dominique Maingueneau, Le discours littéraire, paratopie et scène d’énonciation, 2004, où apparaît la notion de scénographie, me semble en effet importante dans l’analyse que je propose. 37. Dominique Maingueneau, op. cit., p. 193. 38. Id., p. 192.
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Chez Christine de Pizan, la prétendue sincérité du je poétique mène aussi à la valorisation des ouvrages fondés sur des matériaux empruntés39. Le masque s’identifiant à la scénographie implique dès lors la mémoire d’une énonciation qui se définit par sa filiation à d’autres énonciations et qui requiert un certain type de réemploi40. En conséquence, Christine souligne sa maîtrise et son appropriation des sources littéraires faisant autorité. Cela se retrouve en outre dans le topos de la fausse modestie et dans l’image que l’auteur crée d’elle-même en se montrant sans cesse au travail ou en train d’écrire. En effet, afin de capter l’attention du public, mais surtout afin de motiver le recours à d’autres sources littéraires qui consolident son propre récit, Christine se dépeint en proie au doute et se dit être « simple » et « peu sensible41 », tandis que le travail de création poétique s’avère « pénible » et le sujet choisi « pas trop facile à traiter42 ». Adopté pour justifier le recours à des sources secondaires qui accréditent le récit, le topos de la fausse modestie est en même temps évité. Si Christine allègue sa simplicité, elle le fait que pour légitimer son œuvre d’une manière particulière : c’est grâce à son expérience personnelle et à ses nombreuses épreuves qu’elle peut parler de Fortune43 comme aucun de ses devanciers ne l’a fait. Ce sont ces derniers qui sont « faillans44 », alors qu’elle connaît profondément les caprices du destin et peut donc les traduire. Le topos d’humilité s’applique dans une certaine mesure également à la représentation corporelle, qui renvoie plutôt à l’image du corps féminin et qui correspond à l’apparente insuffisance des qualités intellectuelles. Christine affirme alors que son corps de femme n’est pas beau et, bien plus, que son « entendement » n’est pas celui d’une sibylle45, c’est-à-dire qu’il n’est pas exceptionnel. D’où, une fois de plus, la justification de la métamorphose en homme, mais en même temps, l’exhibition de la prétendue faiblesse féminine dont la valeur est ainsi inversée46. La métamorphose en homme engage donc une astuce rhétorique par laquelle Christine combat en fait les préjugés de la misogynie médiévale. Derrière le masque qui coïncide avec l’aveu de sincérité et l’allégorie, le discours apparaît d’une manière paradoxale comme personnalisé, car Christine déjoue les clichés caractérisant l’autorité littéraire, tout en se servant de leur notoriété. 39. Liliane Dulac, art. cit., p. 20. 40. Dominique Maingueneau, op. cit., p. 192. 41. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 7, v. 2. 42. Id., t. 1, p. 11, v. 117 ; Christine affirmera plus loin, soulignant la difficulté du sujet choisi : « Nonobstant que ceste matiere / Ne soit a bien traicter legiere » (id., t. 2, p. 85, v. 6743-6744). 43. Voir Jeanette Beer, « Christine et les conventions dans Le livre de la mutacion de Fortune », dans Une femme de lettres au Moyen Âge, études autour de Christine de Pizan, 1995, p. 350. 44. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 8, v. 26. 45. Id., t. 1, p. 29, v. 659-660. 46. Liliane Dulac, art. cit., p. 17.
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Le masque viril correspond à un masque rhétorique, construit non seulement sur la prétendue confession du sujet parlant et sur la revendication de la vérité du récit, mais aussi sur l’allégorie. L’exégèse allégorique s’impose en effet avec le développement des images comme le tableau de la nef à la dérive, la métamorphose en homme, la figure de Fortune et, plus loin, la description de son château. Ces images appartiennent à un répertoire thématique codifié et supposent également des personnifications47. De son côté, l’affirmation même de la véracité de l’histoire racontée est reliée à l’allégorie, le terme de « vérité » témoignant d’une tradition allégorique où il marque, au niveau du discours, l’introduction d’une explication48. Le mot « vérité » est en outre en concurrence avec le verbe « démontrer49 » qui indique, toujours dans la trame du récit allégorique, le changement de registre. Christine utilise en effet ces deux termes d’un vocabulaire conventionnel comme pour donner plus de poids à son discours50. De cette manière, elle met en rapport l’aveu de vérité, inhérent à l’histoire de sa transformation en homme, et l’emploi de la « métaphore », c’est-à-dire de l’allégorie51. Christine affirme donc : « Et si n’est mençonge, ne fable, / A parler selon methafore, / Qui pas ne met verité fore52 ». Apparaît ainsi un paradoxal rapprochement entre l’avouée sincérité du je poétique et la « fiction », l’artifice de toute écriture : « Verité est ce que je dis ; / Mais, je diray, par ficcion, / Le fait de la mutacion / Comment de femme devins homme53, ». Par conséquent, Christine combine d’une manière inédite la confession autobiographique, la question de l’authenticité de l’œuvre, propre surtout à la chronique54, et la tradition de l’allégorie. Le revêtement allégorique est d’ailleurs altéré par l’orientation didactique de l’œuvre, car Le livre de la mutacion de Fortune a surtout une visée morale, dont les exemples édifiants puisent dans l’histoire universelle. L’histoire des plus anciens royaumes du monde, tels que ceux d’Assyrie, de Perse, de Thèbes, de Crète ou d’Athènes aussi bien que l’histoire des Romains et d’Alexandre se veulent en ce sens un support instructif. 47. Armand Strubel, « Le Songe du vieil pelerin et les transformations de l’allégorie au quatorzième siècle », 1980, p. 54. 48. Id., p. 56. 49. Ibid. 50. Voir l’emploi de « démontrer » dans Le livre de la mutacion […], t. 1, p. 12, v. 148. 51. Comme l’affirme Strubel dans son excellent article, il est assez rare que la dénomination d’« allégorie » apparaisse d’une façon explicite dans les écrits allégoriques, Armand Strubel, art. cit., p. 55. 52. « Ce n’est pas un mensonge que de parler selon la métaphore, qui n’exclut pas la vérité, » (Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 41-42, v. 1032-1034 ; ma traduction). 53 « Vérité est ce que je dis, mais, je raconterai, par fiction, le fait de la transformation : comment de femme je devins homme » (id., t. 1, p. 12, v. 151-153 ; ma traduction). 54 Armand Strubel, art. cit., p. 54.
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Cependant, bien que motivé, au moins en apparence, par le désir d’accréditer le discours, le masque viril n’est pas exempt d’ambiguïté. De cette manière, sur le plan figuratif, l’auteur laisse entrevoir une certaine nostalgie de son état initial, et donc, de la condition de femme. Christine se rappelle en effet l’heureux temps où elle était une femme mariée, mais elle semble se résigner ensuite à la volonté de Fortune, qu’elle servira jusqu’à la mort55. Au-delà de la représentation allégorique, le corps se dessine comme un corps sensible et même comme un corps meurtri, puisque changé par d’hostiles contingences extérieures et reflétant à un haut degré un état psychologique qui agit sur l’apparence. On dirait d’autre part qu’il y a un retour vers une expression personnelle « moins masquée », d’autant plus que la voix de Christine s’élève pour la défense des femmes56. Mais ce n’est qu’en assumant la transformation en homme que l’auteur ose contredire l’optique misogyne de l’époque et affirmer que « le mal qui advient dans le monde n’est pas habituellement provoqué par les femmes57 ». Christine fait appel à un nouveau détour lorsqu’elle décrit sa condition de veuve et qu’elle l’envisage en employant la troisième personne : Helas ! Mais quel fortune amere Cuert sus a femme, et quel misere, Quant pert mari bon et paisible, Qui preudoms l’avoit et sensible Selon soy, et qui l’avoit chiere ! Lors peut elle dire que seure Lui quert Fortune, car en l’eure Lui sourdroit plais de toutes pars58 ;
Il y a donc un refus constant de l’expression directe qui fait apparaître le récit sous l’aspect de multiples travestissements. Tout en s’avérant originale, l’œuvre de Christine s’inscrit en ce sens dans une tradition d’écriture propre à la littérature médiévale, qui ne comporte pas de véritable récit autobiographique. L’expérience personnelle de Christine est transfigurée par une écriture visant la justification aux yeux des contemporains, mais également son utilité dans la vie des autres, la recherche d’un protecteur,
55. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion […], op. cit., t. 1, p. 53, v. 1398-1407. 56. Id. t. 2, p. 80-82, v. 6617-6674 et p. 91-93, v. 6943-6984. 57. Id., t. 2, p. 81, v. 6643-6644. 58. « Hélas, mais quel malheur et quelle amère destinée accablent la femme, lorsqu’elle perd un mari gentil, qui était aimable et sensible envers elle et qui l’aimait ! Alors, elle peut dire que Fortune la pourchasse, car celle-ci lui inflige maintenant tant de douleurs » (Id., t. 2, p. 93, v. 6983-6991 ; ma traduction).
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la volonté de s’affirmer comme auteur59. Le je poétique est travesti dans tous les aspects de l’œuvre, à l’image des Amazones, où le masque viril dénote d’une manière paradoxale des vertus plutôt féminines et sert encore à dénoncer les préjugés. Ainsi, le motif de la métamorphose en homme se retrouve dans les portraits des Amazones, qui accentuent d’une certaine manière la perspective du corps meurtri. En effet, si la représentation du corps des Amazones n’implique pas une transformation totale, pareille à celle revendiquée par l’auteur, il subit en échange une modification plus mutilante, car, afin de porter une armure et un bouclier, les Amazones doivent se faire couper un sein. Néanmoins, ce corps dépourvu de sa féminité et travesti sous une cotte de maille est plutôt un signe de gloire, ainsi que l’évocation des reines d’Amazonie le révèle. Lampéto, Marthésie, Sinoppe, Penthésilée, pour n’en citer que certaines, sont des exemples de prouesse, passant nécessairement par un masquage viril. Masquage qui s’applique également sur le plan discursif, par l’association antinomique des adjectifs masculins et des noms féminins. Par conséquent, lorsqu’elle mentionne l’une des plus courageuses reines amazones, Christine n’hésite pas à l’appeler « la preux Penthésilée60 ». Le déguisement en homme est d’ailleurs si bien assumé que les Amazones dépassent dans la pratique des armes les plus courageux chevaliers, comme l’histoire d’Hippolyte triomphant de Thésée le prouve. Le contraste entre un côté masculin et un autre féminin constitue pourtant une caractéristique fort attrayante de l’image des Amazones, ce qui est saisissable même au niveau physique. Effectivement, Christine se plaît à décrire en détail la splendeur de l’équipement de guerre porté par les Amazones, mais qui laisse voir leur blonde et longue chevelure, élément de séduction féminine61. Bien plus, le masque viril des Amazones semble être parfois miné par les commentaires de l’auteur qui, pour rendre son histoire plus crédible, se présente maintenant en témoin. En ce sens, dans une perspective plutôt féminine, Christine qualifie d’injuste la défaite de Penthésilée et affirme, en des termes illustrant l’éthique courtoise, qu’elle est due à l’attaque de deux chevaliers contre une dame62. Le masque viril reste ainsi sujet à l’ambiguïté : il s’avère tantôt un paradoxal faire-valoir de la vertu et du courage des femmes, tantôt un cliché misogyne renié par son exhibition même. 59. Anne Paupert, « Christine et Boèce. De la lecture à l’écriture, de la réécriture à l’écriture du moi », dans Contexts and Continuities, Proceedings of the IVth International Colloquium on Christine de Pizan, 2002, p. 659. 60. Christine de Pizan, Le livre de la mutacion de Fortune, op. cit., t. 3, p. 12, v. 13683. 61. Id., p. 144, v. 17645-17662. 62. Id., t. 3, p. 151, v. 17875.
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Par ailleurs, le motif du changement d’identité sexuelle sera questionné au début d’un autre ouvrage littéraire, Le livre de la cité des dames, où Christine prendra en dérision le prétendu désir avoué de devenir homme, qu’elle inscrit dans un registre bas, pareil à celui du fabliau. Le motif est aussi inversé puisque Dame Raison, à laquelle Christine exprime le supposé regret de ne pas être un homme, offre ironiquement l’exemple du sot qui, étant affublé de vêtements féminins pendant qu’il dormait, se prend vraiment pour une femme dès qu’il se réveille63. Bien que le masquage viril soit richement illustré dans Le livre de la cité des dames – par la reprise de l’image des Amazones aussi bien que par le motif des saintes travesties – Christine laisse entendre, d’une manière plus accentuée que dans Le livre de la mutacion de Fortune, le fait que le changement d’identité sexuelle reste purement fictif64. Par conséquent, Christine intègre le masque viril dans un discours complexe, bâti à son tour sur de nombreux semblants, mais dont l’ultime vérité repose sur la transfiguration de l’expérience personnelle et sur la naissance d’une voix poétique qui sait manipuler les conventions culturelles et littéraires pour mieux combattre les préjugés. À l’abri du déguisement en homme, Christine entre dans un domaine littéraire interdit par une barrière fortement liée à l’identité sexuelle et sociale65. N’empêche que ce trucage d’apparence discursive laisse paraître ce qu’il prétend dissimuler, notamment l’image de la femme écrivain, qui ne peut s’affirmer que sous masque, à une époque où elle est presque inexistante. Par cela même, Christine fonde également un je poétique « moderne », dans le sens qu’elle l’inscrit, même si c’est « clandestinement », dans l’histoire de son temps66. Image même de l’invention poétique et du réajustement du canon littéraire67, le masque viril est aussi la métamorphose de la souffrance d’une vie et son investissement dans l’écriture. Gabriela Tanase Université de Toronto
63. Christine de Pizan, Le livre de la cité des dames, 1986, p. 38-39. 64. Kevin Brownlee, art. cit., p. 172. 65. Liliane Dulac, art. cit., p. 17. 66. Kevin Brownlee, art. cit., p. 173. 67. On aimerait mentionner à ce sujet l’article de Maureen Quilligan, « The Allegory of Female Authority : Christine de Pizan and Canon Formation », dans Displacements : Women, Tradition, Literatures in French, 1991, p. 126-144.
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texte cités
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Schmitt, Jean-Claude, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001. Strubel, Armand, « Le Songe du vieil pelerin et les transformations de l’allégorie au quatorzième siècle », Perspectives médiévales, no 6 (1980), p. 54-74.
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Présentations et jugements : beauté ou laideur attribuées à des romancières et à leurs personnages féminins
La beauté féminine, « nécessaire » au XVIIIe siècle dans le roman1, joue un rôle non négligeable aussi dans la vie hors-texte, qui prend d’ailleurs souvent le roman pour modèle. Dans la fiction la laideur est considérée comme un tort et souvent attribuée à l’état de femme savante. Cependant et par bonheur, la laideur objective est relativement rare. Si, dans des textes non-fictionnels du XVIIIe siècle, on parle d’une femme qui serait « laide », il s’agit généralement d’une présentation comme telle, qui implique un jugement dont les raisons ne relèvent pas seulement de l’esthétique, mais aussi parfois d’une stratégie d’exclusion2. Il y a pourtant certaines exceptions historiques, telles par exemple la princesse Palatine (1652-1722). Cette épouse de Monsieur, frère du Roi, revient elle-même si souvent sur sa propre laideur, et ce d’un ton si détaché, que l’on doit bien admettre qu’il y a peu de doute à avoir sur la réalité objective de la chose. Dans ses lettres elle écrit en ce sens non seulement sur elle-même, dès un âge relativement jeune : « Je crois que [la reine d’Angleterre] souhaiterait bien que son mari ne vît jamais de plus belles dames que moi ; de cette façon elle aurait le cœur tranquille et à l’abri de la jalousie3 », mais aussi sur son fils nouveau-né : « Tout le monde ici dit qu’il me ressemble ; vous pouvez bien penser dès lors que ce n’est pas précisément un très beau garçon4 ». Sa fille également, elle la décrit sans la flatter (elle a environ quinze ans), et en énumérant les diverses malformations de son visage :
1. Pierre Fauchery, La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle, 1713-1807, 1972, p. 181. 2. Cf. Véronique Nahoum-Grappe, « La belle femme », dans Histoire des femmes en Occident, 1991, t. III, p. 104 : « La laideur exclut les femmes de l’espace de la communication, qui commence par l’échange des regards ». 3. Élisabeth-Charlotte d’Orléans, « lettres à sa tante, la duchesse de Hanovre, du 6 septembre 1690 », Lettres de Madame duchesse d’Orléans née princesse Palatine, 1985, p. 140. 4. Id., « lettre du 5 août 1673 », p. 41.
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Elle grandit énormément ; elle est presque plus grande que moi ; sa taille n’est pas mal […]. Elle a une jolie peau, mais tous ses traits sont laids : un vilain nez, une grande bouche, les yeux tirés et une figure plate […]5.
Apparemment, le préfacier d’une récente édition de la correspondance princière aurait donc parfaitement raison de parler « de son physique sans grâce, de son gros nez de travers, de ses yeux trop petits, de sa lourde démarche et de son teint rougeaud de paysanne6 », dont certains portraits semblent aussi fournir une confirmation. Il ne devrait pas s’agir là d’un jugement que l’on pourrait considérer comme suspect. Il en est autrement, peut-être, pour la façon dont, en 1769, l’auteur de l’Histoire littéraire des femmes françaises7 décrit comme laides quelques écrivaines devenues célèbres par des ouvrages qu’il présente avec force détails8. Comme d’autre part il souligne aussi la beauté d’autres femmes, dont l’œuvre ne présenterait selon lui-même que peu d’intérêt, cet historien des femmes, l’abbé Joseph de La Porte, suggère plus ou moins l’incompatibilité de la beauté féminine avec la profession d’auteure. N’était-ce pas là une invitation, adressée aux femmes qui se jugeaient laides, à écrire et à publier leurs écrits – et plus encore aux écrivaines belles ou passables à se présenter comme laides ? Ce genre d’invitation implicite, attesté dans l’ouvrage de La Porte, ne lui était sans doute pas particulier. On peut invoquer pour preuve le fait que bon nombre des chapitres contenus dans les cinq volumes de son histoire se trouvent être partiellement repris à des auteurs et journalistes plus anciens9.
5. Id., « lettre 29 mars 1691 », p. 143. 6. Pierre Gascar, « Préface », dans id., p. 12. Précisons néanmoins que la notice que lui consacre William Brooks dans le Dictionnaire des femmes de l’Ancienne France (2005 ; en ligne : http://www. siefar.org (consulté le 8 février 2007)) ne mentionne pas son physique, et cite parmi les « jugements » sur le personnage : « [Je] vis l’épousée de Monsieur pour la première fois. Je la trouvai jolie, l’air jeune et spirituel » (Thomas-François Chabot, marquis de Saint-Maurice, « Lettre du 11 décembre 1671 », Lettres sur la cour de Louis XIV, 1667-1673, 1910, t. II, p. 205). 7. Joseph de La Porte, Histoire littéraire des femmes françaises, 1769, 5 vol. 8. Il est intéressant de juxtaposer à ce discours sur des écrivaines celui qui porte sur d’autres femmes qui s’éloignaient de leurs rôles sociaux : voir par exemple sur les femmes qui ont participé aux émeutes révolutionnaires : Ève-Marie Lampron, « Apparence physique et perception des genres pendant la Révolution française à travers la Procédure criminelle instruite au Châtelet de Paris sur les émeutes des 5-6 octobre 1789 », dans Actes du colloque étudiant (mars 2004) de l’Association des Étudiant-e-s Diplômée-s en Histoire de l’Université de Montréal, 2005, p. 119-130. 9. La Porte précise que son ouvrage est le résultat de la collaboration d’une « société de gens de lettres » et qu’il a eu « recours aux Journaux, où l’on trouve des notices très-bien faites » (Joseph de La Porte, « Avertissement », Histoire […], op. cit., t. 1, p. VIII). Pour certains de ces emprunts à la presse, voir mon article « L’abbé de La Porte et la canonisation des romancières du XVIIIe siècle. Le cas de Françoise de Graffigny », 1997, p. 43-54).
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En effet, certaines femmes sembleraient avoir « répondu » à cette « invitation ». « Je n’étais pas jolie à vingt ans, j’en ai quarante […] ». C’est Jeanne-Marie Leprince de Beaumont qui se présente ainsi10 : journaliste et écrivaine grâce à cette laideur qu’elle présente comme un argument, et qui lui permet une plus grande liberté de parole. Et elle n’était pas la seule à raisonner ainsi. Une pareille attitude d’autodépréciation (réelle ou prétendue) ou de nonchalance envers ses propres avantages physiques est aussi adoptée par d’autres journalistes, notamment Mesdames Riccoboni et de Princen, comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer11. Mais, à la différence du cas de la princesse Palatine, il s’agit là d’une attitude choisie délibérément, car les portraits semblent prouver le contraire. Ceux que l’on connaît des deux écrivaines les plus connues, Riccoboni et Leprince de Beaumont, attestent une bonne conformité aux normes et aux habitudes en la matière, alors que Madame de Princen était suffisamment avenante pour trouver un second mari, M. de Montanclos, après la mort du premier. Dans la foulée de la réflexion amorcée dans mon article mentionnée dans la note 11, j’aborderai maintenant une étude de la présentation des apparences physiques féminines. À propos des femmes imaginaires créées par d’autres femmes, il faudrait répondre à la question suivante : Pierre Fauchery a-t-il raison de considérer que les romancières – ou certaines d’entre elles –, ont tendance à créer des femmes laides12 ? Et pour ce qui est des écrivaines elles-mêmes, on se demandera s’il faut croire sur parole l’abbé de La Porte lorsqu’il parle de leur physique, ou bien s’il faut plutôt signaler là un recours à un topos ? Je regarderai donc plus en détail, et sous cette perspective, quelques citations prises dans l’Histoire littéraire des femmes françaises, déjà relevées dans l’article mentionné plus haut. Je mettrai ensuite en parallèle quelques fragments pertinents apparaissant dans des œuvres fictionnelles, qui proviennent de deux auteures : Marie-Jeanne Riccoboni (1714-1792)13 et
10. Dans son périodique, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, « lettre XXXVI », Lettres diverses et critiques, 1750, p. 182. 11. Respectivement dans L’abeille (1761) et dans le Journal des Dames (1774). Voir Suzan van Dijk, « La beauté des femmes écrivains (XVIIIe siècle) : preuve de leur illégitimité ? », 2002, p. 27-30. 12. Pierre Fauchery, op. cit., p. 181-182, mes italiques. 13. Certains de ses ouvrages sont présentés dans Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 5, p. 1-78.
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Isabelle de Charrière (1740-1805)14. Ce faisant, je juxtapose différents types de textes : romanesques et non romanesques, fictionnels et non fictionnels, masculins et féminins. Tous les fragments tournent autour de passages que l’on pourrait étiqueter *FEMME_PRESENTEE_COMME_BELLE ou *FEMME_PRESENTEE_COMME_LAIDE. Mademoiselle Fenouil Pour commencer, rappelons que la « nécessité » de la beauté est bien illustrée par l’omniprésence, dans les romans du XVIIIe siècle, du topos CHARMES_IRRESISTIBLES. Au fond celui-ci se compose de deux éléments, à savoir une ouverture qui correspondrait à *FEMME_ PRESENTEE_COMME_BELLE, et une conclusion montrant le peu d’effet d’une résistance masculine éventuelle, généralement d’ailleurs inexistante. Monique Moser-Verrey a consacré un article à ce topos, où elle étudie surtout des textes « masculins »15, et où elle cite cet exemple « classique » provenant de Robert Challe, que je reprends pour le faire servir d’étalon : Mademoiselle Fenouil était grande et bien faite, la taille aisée, la peau délicate et fort blanche, aussi bien que le teint ; elle avait les yeux, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux grands et bien fendus naturellement vifs […]. Le front large et uni, le nez bien fait, la forme du visage ovale, une fossette au menton, la bouche fort petite et vermeille, les dents blanches et bien rangées […] et la plus belle main que femme puisse avoir16.
La conclusion du narrateur, Monsieur de Jussy : « Vous voyez par son portrait que je suis excusable de l’avoir aimée17 », résume l’effet exercé par les charmes féminins. Le bien-fondé de la mention de la beauté, amplement décrite même, du personnage féminin est donc explicitement souligné dans le texte et a dû convaincre le public. 14. Elle publiait essentiellement après 1769. Son court roman intitulé Le noble (1762) avait été lu et apprécié à Paris (d’après une lettre du baron Constant d’Hermenches à l’auteure, en date du 22 septembre 1767 ; Isabelle de Charrière, Œuvres complètes, t. 2, p. 8), mais La Porte n’en parle pas. Il est vrai qu’elle n’était pas française. Chacune de ces romancières a laissé une correspondance où on peut puiser des arguments supplémentaires à ce propos : elles s’y jugent elles-mêmes et présentent à leurs correspondant(e)s d’autres femmes dont elles évoquent le physique. 15. Monique Moser-Verrey, « Potentiel de l’approche satorienne : pour une étude diachronique des topoï du corps parlant », dans Féminités et masculinités dans le texte narratif. La question du « gender », 2002, p. 87-102. Dans une liste de topoi pertinents pour l’écriture des femmes, CHARMES_IRRESISTIBLES s’avère relativement peu utilisé par des femmes (Suzan van Dijk, « Topoï et généricité : inventaire et classement des topoï présentés », dans id., p. 447). Pour son étude où il conclut à la « nécessité » de la beauté, Fauchery s’est surtout basé sur des romans écrits par des hommes (115 titres d’hommes contre 38 de femmes : certaines romancières sont traitées de façon très incomplète) – du moins pour le domaine français. Le rapport est différent pour les domaines allemand (64 titres d’hommes contre 30 de femmes) et anglais (43 titres d’hommes contre 63 de femmes). 16. Monique Moser-Verrey, art. cit., p. 94-95. 17. Id., p. 95.
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Sur le long terme, à l’intérieur du roman, la beauté est évidemment problématique ne serait-ce qu’en raison de sa disparition toujours possible, mais aussi des menaces qu’elle fait peser sur les femmes – dans le roman comme dans la vie réelle. Nahoum-Grappe le formule ainsi : « la mention de la beauté fonctionne comme un diagnostic médical qui […] anticipe un futur, sous la forme d’une pente glissante18 ». La Porte et ses portraits Le polygraphe et abbé Joseph de La Porte était un habitué du roman, dont il faisait la critique dans différents périodiques19. Et il est également l’auteur20 de l’Histoire littéraire déjà citée, un ensemble de textes narratifs, mais non romanesques, où les personnages principaux sont des écrivaines françaises. La narration s’y passe à deux niveaux : La Porte donne des éléments biographiques, ou raconte même la vie de l’auteure, après quoi, pour certaines, il procède à une réécriture des ouvrages – romans, mémoires, pièces de théâtre –, insérant dans son texte des fragments souvent importants du texte original, en principe reconnaissables comme étant des citations. Les résumés et extraits sont accompagnés de commentaires où La Porte21 donne une évaluation de l’ouvrage et des efforts auctoriaux de l’écrivaine. Bien qu’il ait décrit, dans l’avertissement, son Histoire comme une « espèce de trophée érigé à la gloire du beau sexe et à celle de notre nation22 », cette évaluation n’est pas toujours positive23. Quant à la mention de la beauté de « ses » écrivaines, elle n’est pas aussi superflue qu’elle n’en a l’air aux yeux d’une lectrice moderne. Il faut spécifier que La Porte avait formulé comme motif de son entreprise historiographique l’envie de prouver à un public féminin :
18. Véronique Nahoum-Grappe, loc. cit., p. 99. 19. Joseph de la Porte, Lettres sur quelques écrits de ce temps (avec Fréron), Observations sur la littérature moderne, L’observateur littéraire entre 1749 et 1761. 20. Ou plutôt : compilateur ; voir note 9. 21. Ou le journaliste qu’il cite ou copie : ceci n’a pas encore été vérifié systématiquement. 22. Joseph de la Porte, Histoire […], op. cit., t. 1, p. VII. 23. Certaines auteures peu connues sont par exemple présentées ainsi : « Les Mémoires de M. de Gourville, écrits ou donnés au Public [en 1724] par Mademoiselle de La Bussière, en deux volumes, ne m’ont pas semblé assez intéressants pour mériter une attention et des détails particuliers » (id., t. 4, p. 280). Et il lui arrive de commencer ainsi un nouveau chapitre : « Pour vous dédommager, Madame, du peu d’agrément que vous a procuré la lecture des dernières œuvres de Madame de Puisieux, qui en effet sont faibles, vous allez lire […] » (id., t. 5, p. 155). Il faudrait aussi étudier plus en détail les reproches adressés à ces femmes.
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que l’esprit n’est point incompatible avec la beauté [...] les Muses avec les Grâces ; que les femmes, destinées à plaire par les charmes de la figure, peuvent également aspirer à la gloire des talents [...]24.
La beauté de ces auteures acquiert dès lors une valeur d’argument, et on pourrait presque s’étonner du nombre finalement restreint de références à la beauté auctoriale25. L’abbé historien des femmes présente par exemple Pernette du Guillet (1520-1545) et Clémence de Bourges (XVIe siècle), en disant qu’elles « joi[gne]nt les grâces aux talents26 », Louise-Marguerite Vatry (16821752), qui « réunit les qualités du coeur, les agréments de l’esprit, et les charmes de la figure27 », Madame du Hallay (XVIIIe siècle), que « [l’on] compare aux Grâces pour la figure, et aux Muses pour l’esprit, le goût et son génie pour la Poésie28 », et la Comtesse de La Suze (1618-1673), à qui « [on] donnait la noblesse et la majesté de Junon, l’esprit et le savoir de Minerve, la beauté et les grâces de Vénus29 ». La question se pose de savoir comment cette présentation – jugée topique – se rapporte à l’ensemble de la narration. Selon Jan Herman, le topos est à définir comme « une situation narrative récurrente reconnue comme le véhicule d’un argument30 ». Ici la mention des charmes féminins aurait donc pour but de rassurer les écrivaines en herbe, et de montrer que les préjugés entourant « la femme savante » ne les concerneront pas. Cependant, La Porte ne poursuit pas cette argumentation jusqu’au bout. En effet, pourquoi a-t-il fallu que chacune de ces présentations de « beautés » soit contrebalancée par un élément négatif assez pertinent dans une histoire littéraire, à savoir une remarque sur le peu de qualité de leurs écrits ? Pernette du Guillet et Clémence de Bourges n’auraient – toutes belles qu’elles soient – rien produit « d’assez remarquable pour en grossir cette Lettre31 » ; Madame
24. Id.., t. 5, mes italiques, t. 1, p. V. 25. Joseph de La Porte, id., présente un total de 276 écrivaines (voir pour la liste le site « Women Writer’s Networks », www.womenwriters.nl. Environ 140 d’entre elles ne sont présentées que très brièvement (pas plus d’un quart de page in 8o). Précisons que parmi celles-ci il y a certaines auteures que l’on commence à étudier actuellement : les Dames des Roches (t. 1, p. 103), Georgette de Montenay (ibid.), Hélisenne de Crenne (t. 1, p. 119), Anna Bijns (t. 1, p. 120), Madame Denis, la nièce de Voltaire (t. 5, p. 587). Pour la plus grande partie, les portraits sont assez neutres, mais pour vingt d’entre ces écrivaines, La Porte spécifie qu’elles sont « belles », tandis que sept ont été décrites comme « laides ». 26. Id., t. 1, p. 102. 27. Id., t. 3, p. 458. 28. Id., t. 3, p. 464. 29. Id., t. 1, p. 335. 30. Jan Herman, « Définition proposée [du topos] », SatorBase, www.satorbase.org (8 février 2007). 31. Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 1, p. 102.
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Vatry « faisait […] des vers passables pour ses sociétés, mais peu dignes de remplir l’espace immense qu’ils occupent » dans le recueil où La Porte les avait rencontrés32 ; les vers de Madame du Hallay, qu’il ne « rapporte pas, semblent démentir une partie des éloges que lui ont prodigués les beaux esprits de son temps33 » ; et ceux de Madame de La Suze, qui elle-même ressemblait pourtant à Vénus, « paraissent fort au-dessous de la réputation de leur Auteur34 ». Au lieu de la compatibilité annoncée, c’est donc un contraste entre la supposée beauté de ces femmes et sa piètre opinion sur les produits de leur esprit que La Porte propose. Cela ne semble pas fait pour rassurer les femmes belles. Quant aux femmes laides, elles auraient, en effet, quelque raison de se sentir réconfortées par la présentation du contraste inverse. La dramaturge Marie-Anne Barbier (1664-1745) est dite « ni riche, ni jolie35 » ; pour l’auteure de Clélie (1607-1701) on trouve cette remarque : « Mademoiselle de Scudéry était singulièrement laide36 » ; et quant à Mademoiselle de Lussan (1682-1758), sa figure n’aurait pas annoncé les obligations qu’elle avait à l’amour : elle était louche et brune à l’excès. Quiconque l’eût entendue sans la voir l’eût prise pour un homme ; et quiconque l’eût vue sans qu’elle parlât, l’eût encore prise pour un homme37.
Dans ces cas, La Porte émet bien quelques réserves sur les qualités des oeuvres, qu’il loue en des termes plutôt convenus. Mais il en cite de larges extraits : dix pages pour Barbier, cent quarante-cinq pour Scudéry, cent soixante-neuf pour Lussan. Cela indique bien l’importance, à ses yeux, de ces auteures. Dans certains cas il affirme d’ailleurs cette importance. Ainsi pour Scudéry : « son mérite et sa réputation lui procurèrent de la part des Grands et des Etrangers, les témoignages les plus glorieux38 ». Les mises en opposition de la beauté d’une écrivaine avec sa disqualification en tant qu’auteure, et de la laideur d’une autre avec la démonstration de son succès ne sont certes pas complètement systématiques dans l’Histoire littéraire des femmes. Il faut donc éviter de tirer des conclusions par trop générales, ne serait-ce que parce que plusieurs choses ne sont pas claires. D’abord : qui parle, en réalité ? Ou plutôt : qui a vu ces femmes ? Et à quelle époque de leur vie ? Généralement, l’information est de seconde main39,
32. Id., t. 3, p. 458. 33. Id., t. 3, p. 464. 34. Id., t. 1, p. 335. 35. Id., t. 4, p. 84. 36. Id., t. 1, p. 142. 37. Id., t. 3, p. 291. 38. Id., t. 1, p. 143. 39. Voir plus haut, note 9.
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puisque pour les auteures encore vivantes et qu’il aurait pu avoir rencontrées40, La Porte ne prononce pas de jugement sur leur apparence physique41. Ceux qu’il formule pourraient, par contre, sortir tout droit d’une imagination quelconque. Ensuite : ce narrateur – qui que ce soit en réalité – est-il neutre : a-t-il voulu faire un simple constat ? ou suggérer un ordre causal, à l’instar de celui entre la beauté de Mademoiselle Fenouil et la réaction de Monsieur de Jussy ? Si oui, dans laquelle des deux directions possibles ? La beauté mènerait à l’incapacité d’écrire ? La production de mauvais vers embellirait une auteure ? D’ailleurs, les observations sur la qualité littéraire des œuvres ne relèvent pas d’une objectivité beaucoup plus grande que celles sur la beauté féminine ; cela s’aperçoit notamment avec le passage du temps depuis 1769 et ses effets sur la canonicité littéraire42. Bref, quel rôle La Porte se donne-t-il ? Celui de consoler une auteure inintéressante en lui laissant – posthumément – quelque espérance de voir ses charmes physiques s’avérer, sur simple mention, irrésistibles ? Ou celui de punir telle autre écrivaine, dont l’œuvre certes lui aurait plu, mais qui ne devrait pas pouvoir se prévaloir de posséder tous les mérites à la fois ? L’un et l’autre de ces rôles diffèrent de celui annoncé dans son « Avertissement », et cela a pu décevoir ou agacer des lectrices. En effet, La Porte visait un public féminin43. Réactions ? Pour l’instant on ne semble pas disposer de témoignages de lecture concernant cette Histoire littéraire laportienne44. Mais des femmes comme Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Marie-Jeanne Riccoboni et Isabelle de Charrière auraient pu faire partie de son lectorat. Toutes trois romancières et journalistes, elles étaient conscientes de leur position de femme dans une
40. Au nombre de 75 au moins, parmi lesquelles Leprince de Beaumont, Riccoboni et Benoist. 41. Une exception : Madame de Beaumer, décrite comme « privée des dons de la fortune, des agréments de la figure et des grâces de son sexe » (Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 4, p. 525). La Porte a pu la connaître, mais elle était probablement morte en 1769, année de la publication de l’Histoire littéraire des femmes françaises. 42. De Pernette du Guillet, pour ne prendre qu’un seul exemple, Elise Rajchenbach vient d’éditer en 2006 les Rymes (1545) chez Droz, ce qui laisse supposer une autre opinion que celle de La Porte. La partialité masculine est illustrée notamment par Fortunée Briquet, dans son Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France, 1804. Se basant entre autres sur l’ouvrage de La Porte, elle reproduit parfois grosso modo ses remarques, mais en enlevant la charge négative, ou en ajoutant des témoignages positifs provenant d’autorités reconnues, que La Porte n’avait pas citées. 43. Tous les chapitres sont présentés sous la forme de lettres qui portent l’apostrophe « Madame ». 44. Rappelons que le Journal des Dames (1759-1778) ne paraissait pas pendant les années 17691774.
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société patriarcale45. Elles avaient tendance à suivre leur propre chemin, et sans doute à ne pas trop ressentir « la nécessité […] de plaire46 ». On a vu la première profiter de la suggestion en quelque sorte, et se décrire comme laide en tirant de là, elle aussi, un argument. Cela se passait en dehors du genre romanesque : Leprince de Beaumont faisant le compte rendu d’un roman de Crébillon fils. Maintenant, pour ce qui est de la création de femmes imaginaires, belles ou laides, tournons-nous vers les deux autres romancières. Quelques romans de Marie-Jeanne Riccoboni Dans le premier roman, épistolaire, de Marie-Jeanne Riccoboni, les Lettres de Fanni Butlerd (1757), la beauté féminine ne semblerait être que sous-entendue. Ayant choisi la formule monodique du roman, Riccoboni ne s’était pas donné les moyens de présenter sous cet aspect le personnage de Fanni, une femme active et indépendante47, qui ne donne pas dans l’autodescription. Écrivant des lettres brûlantes à son infidèle48, elle ne s’attarde guère sur les charmes que de toute façon – étant donné l’effet-cliché – le lecteur lui aura supposés inévitablement49. Ce n’est que dans la dernière lettre qu’il peut s’apercevoir que cela aura été à tort. Elle s’exclame : Méritois-je le fatal honneur que vous m’avez fait ? Par quel malheur ai-je eu de vous cette odieuse préférence ? Sans beauté, sans éclat, sans rien qui me distinguât, comment ai-je pu vous inspirer le desir de me rendre malheureuse50 ?
Il apparaît que toute héroïne romanesque qu’elle soit, son extérieur ne correspondait pas aux normes de beauté. C’est même ce qu’elle revendique, comme si cette particularité lui avait donné certains droits : tout d’abord celui de ne pas être entraînée dans ce genre de situation malheureuse, mais peut-être aussi celui, recherché également par Leprince de Beaumont, de pouvoir tout dire notamment dans le bastion masculin qu’était la presse
45. Reste à voir si ces romancières sont à considérer comme représentatives. 46. Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 1, p. VII. 47. Cf. la contribution de Marie-Hélène Chabut à ce volume. 48. Cf. la contribution de Nathalie Kremer à ce volume. 49. Elle s’occupe davantage de la beauté de celui à qui elle s’adresse, Milord Alfred. Dans une des premières lettres, « en [s]’avouant le tendre penchant qui [l]’attire vers lui », elle décrit « l’agrément de sa figure, la noblesse de son air, l’élégance de sa taille, et cette grace répandue sur tous ses mouvemens » (Marie-Jeanne Riccoboni, « lettre 8 », Lettres de Mistress Fanni Butlerd à Milord Charles Alfred de Caitombridge [1757], 1979, p. 13). Elle continuera d’évoquer cette beauté, à propos d’un portrait qu’elle pose sur sa table lorsqu’elle lui écrit. 50. Id., « lettre 101 », p. 144, mes italiques.
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périodique. On sait que la dernière lettre du roman avait été publiée d’abord dans le Mercure de France51. Dans les Lettres de Juliette Catesby (1759), le personnage éponyme est à nouveau, en tant qu’épistolière, plus ou moins empêchée de parler de sa propre beauté éventuelle ou probable. Mais elle décrit non sans malice d’autres femmes, qu’elle rencontre dans les châteaux où elle fait de courts séjours ; par exemple : […] la belle Comtesse De Bristol. Belle en tout point, belle depuis le matin jusqu’au soir, toujours dans l’attitude d’une femme qui se fait peindre : ne songeant qu’à paroître belle, et ne parlant que des effets de la beauté. […] Toutes nos dames sont occupées à la railler [...]52.
Les autres dames, comme Juliette elle-même, s’opposent apparemment à la beauté comme nécessité, et en particulier à la beauté due à des artifices. L’histoire du Marquis de Cressy (1758) est racontée à la troisième personne ; les présentations du physique des personnages – féminins et masculins – occupent davantage d’espace que dans les romans précédents. Quant au Marquis lui-même, il a la « figure charmante53 », mais la narratrice54 prévient les lecteurs55, dès la première page, du peu de confiance que l’on peut lui faire, vu son « desir ardent de s’avancer, d’effacer les autres, et de parvenir à la plus haute fortune56 ! » Les deux femmes que Riccoboni a disposées vis-à-vis de cet homme, la Comtesse de Raisel et Adélaïde du Bugei, n’ont pas droit aux mêmes avertissements que les lectrices. Elles auraient certainement pu en tirer profit. Toutes les deux sont décrites comme belles, de cette beauté physique annonçant celle qui est morale. Cette dernière surtout est importante : elle implique un certain degré de naïveté. Pour la Comtesse, qui avait 26 ans : sa taille étoit haute, majestueuse ; ses yeux pleins d’esprit et de feu ; une physionomie ouverte annonçoit la noblesse et la candeur de son ame ; la bonté, la douceur, et la générosité, formoient le fond de son caractere ; incapable de feindre, elle l’étoit aussi de concevoir la plus légere défiance57.
51. En janvier 1757. 52. Marie-Jeanne Riccoboni, Lettres de Milady Juliette Catesby à Milady Henriette Campley, son amie [1759], 1983, lettre 8, p. 27. 53. Marie-Jeanne Riccoboni, L’histoire du marquis de Cressy [1758], 1987, p. 22. 54. Il s’avérera en effet, au cours du roman, que l’instance narrative est féminine. 55. De même qu’ils avaient été avertis à propos de Milord Alfred dès les premières pages de Fanni Butlerd. 56. Marie-Jeanne Riccoboni, L’histoire du marquis de Cressy, op. cit., p. 21. 57. Id., p. 23.
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Adélaïde, ayant dix ans de moins, avait par conséquent « tout ce que la jeunesse peut donner de fraîcheur et d’agrément », ainsi que « l’innocence et l’ingénuité » qui allaient avec58. Les présentations montrent bien que Riccoboni entend pénétrer le lecteur de la fausseté du beau marquis, s’opposant à la droiture des deux femmes. Leur beauté à elles – correspondant aux normes romanesques – annonce donc ce destin fatal auquel Fanni, moins jolie, avait pensé – à tort – pouvoir échapper. Ce qui diffère cependant du cliché, c’est le dénouement : la Comtesse de Raisel finit par prendre les choses en main d’une façon singulière, qui ne sera pas appréciée par les critiques59 : elle se suicide. Alors que Milord Alfred et le Marquis de Cressy, présentés comme « beaux », s’avèrent être trompeurs, il est significatif que le Marquis de Clémengis, dans l’Histoire d’Ernestine (1762), soit « beau » certes, mais surtout « peut-être un peu singulier60 ». Il est le premier personnage masculin de cette série en qui l’on puisse avoir confiance. Il apprécie à leur juste valeur les charmes d’Ernestine, qui sont énumérés avec un détail inhabituel : Ernestine […] grandit, se forma, devint belle : sa taille svelte et légère, des yeux noirs pleins de feu, de beaux cheveux cendrés, des dents blanches et bien rangées, un sourire doux et tendre, des grâces, un esprit naturel, la rendaient, à douze ans, une fille charmante61.
Ici aussi, la narratrice enchaîne sur l’innocence d’Ernestine et sur les risques que comporte cet état : [elle] conserva longtemps cette tranquille et dangereuse ignorance des vices, qui, éloignant de notre esprit la crainte et la triste défiance, nous porte à juger des autres d’après nous-mêmes62.
Une figure maternelle va être décisive : celle qui avait pris la place de la défunte mère63 d’Ernestine considère qu’il lui faut « assurer son sort » et elle confie sa pupille à « un peintre pour lui apprendre le dessin64 ». C’est
58. Id., p. 23-24. 59. Cf. la conclusion du compte rendu dans L’Année littéraire : « On est fâché de voir mourir, d’une mort aussi tragique, la Marquise de Cressy. On lui trouve l’âme trop vertueuse, et les passions trop douces, pour la faire finir par ce genre de mort » (Marie-Jeanne Riccoboni, L’histoire du marquis de Cressy, op. cit., t. 4, p. 128). Ce fragment a été repris par Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 5, p. 13. 60. Marie-Jeanne Riccoboni, Histoire d’Ernestine [1762], 1991, p. 37. 61. Id., p. 29. 62. Id., p. 30. 63. À propos de l’absence de figures maternelles dans l’œuvre riccobonienne, voir Beata Rajba, « Variations sur un motif romanesque : la mort des mères », Mme Riccoboni romancière, épistolière, traductrice, 2007, p. 63-74. 64. Marie-Jeanne Riccoboni, Histoire d’Ernestine, op. cit., p. 30.
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ainsi que la jeune fille fait la connaissance de Clémengis, en passant par le regard : c’est sa beauté à lui qui est devenue nécessaire puisque, adoptant « l’attitude [de l’homme] qui se fait peindre », il est l’original du portrait sur lequel le peintre la fait travailler. Ernestine a donc une raison professionnelle de promener ses yeux « sur l’aimable cavalier65 ». Elle a, dans ce roman, davantage à craindre de certains autres personnages féminins – dont par exemple cette Henriette brièvement esquissée par rapport aux clichés romanesques : « Point de bien, peu de beauté, beaucoup d’esprit, l’éloignait du mariage66 » –, que de Clémengis, qu’elle finira par épouser. Le topos du mariage final est ici parfaitement justifié par tout ce qui précède. On constate que Riccoboni met à l’essai divers schémas dans lesquels la beauté – masculine aussi bien que féminine – joue un rôle. Dans divers cas, la présentation d’un personnage comme beau ou belle semble entraîner un malheur67. Que la beauté appartienne à un homme (qui alors va s’avérer un traître) ou à une femme (trop naïve, du coup), les conséquences malheureuses – s’il y en a – seront pour la femme. L’auto-présentation de Fanni Butlerd comme « laide » ressemble donc bien à un dernier recours, et c’est grâce à la « singularité » de son bel amoureux que la charmante Ernestine échappe au sort qui normalement l’attendait. Les femmes dont Juliette Catesby se moque, visant une beauté qu’elles n’ont pas, se retrouveront dans un roman plus tardif, Lettres de Milord Rivers (1776). Ici elles se ridiculisent elles-mêmes : en l’occurrence Mylady Orrery s’indigne lorsqu’on admire son courage : Il s’agissait bien de vanter mon courage ; ne pouviez-vous relever à mes yeux les charmes de ma personne, me dire : formée pour plaire, pour être aimée, ne doutez point de fixer le coeur de votre amant68.
Dans ce roman de sa fin de carrière, Riccoboni reprend, mais en s’en jouant, l’auto-présentation comme laide : le personnage principal Adeline, jeune et belle, semble déplorer jeunesse et beauté : […] n’est-il pas fâcheux d’être riche, jeune, d’une figure passable ; de s’entendre continuellement prier, conjurer, de quoi ? de contenter la fantaisie d’un autre, comme si je n’avais pas la mienne. Quelquefois je voudrais être aussi vieille, aussi laide, aussi maussade que Mylady Morton69.
65. Id., p. 35. 66. Id., p. 31. 67. Il faudra inclure dans l’analyse l’ensemble des romans riccoboniens, ce qui n’a pu être fait ici. 68. Marie-Jeanne Riccoboni, « lettre XI », Lettres de Mylord Rivers à Sir Charles Cardigan [1776], 1992, p. 60, mes italiques. 69. Id., Adeline à son beau-frère, à l’intérieur de la lettre XVI, p. 74, mes italiques.
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C’est un souhait exprimé en partie par jeu, mais qui ne coûte pas beaucoup à Adeline. Dans ce contexte, avec l’appel à sa propre fantaisie qu’elle aimerait contenter, cela se comprend bien. On retrouve en ce personnage, qui se distancie des femmes bien insérées dans le système de la galanterie, l’indépendance de la romancière à l’égard de certaines normes70. La présentation d’une femme comme belle, avec l’irrésistibilité des charmes qui devrait en résulter, semble donc être régulièrement, chez Riccoboni, un présage de malheurs à venir : *FEMME_PRESENTEE_ COMME_BELLE_CONFRONTEE_AU_MALHEUR. Cela correspond bien sûr à des analyses de la situation historique, comme celle donnée dans l’Histoire des femmes : En général, la beauté féminine n’est pas une chance aussi efficace que la fortune ; [notamment] pour la jeune fille pauvre, être belle est un risque de plus qui expose aux regards sa fragilité sociale […]71.
Seulement, les filles et les femmes riccoboniennes ne sont guère pauvres… Et le malheur en question n’est pas la classique MORT_DE_L’HEROÏNE, mais un malheur qu’il s’agira de vivre et de combattre – ce qu’elles font, Fanni, Juliette, Adeline… C’est justement celle qui est la moins riche, Ernestine, qui réussit avec le plus d’éclat. Comme chez La Porte, la mention de la beauté est « contre-balancée » par du négatif. Mais Riccoboni montre aussi que les femmes ne sont pas obligées de se conformer aux stéréotypes et de subir leur sort. Ce message, contrairement à celui émis par La Porte, est formulé sans beaucoup d’ambiguïté, et les liens de cause à effet sont clairs. Exemples pris chez Isabelle de Charrière Dans Le noble (1762), premier roman d’Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen), l’instance narrative présente ainsi l’héroïne – dans la deuxième phrase du chapitre premier :
70. Il est révélateur de comparer aux citations de textes riccoboniens la façon dont ces mêmes éléments ont été rendus dans les extraits que La Porte a fournis de ces romans. Par exemple, le passage pris dans la lettre finale de Fanni Butlerd, « Sans beauté, sans éclat, sans rien qui me distinguât », est devenu : « sans éclat, sans célébrité » (Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 5, p. 18) ; le passage sur le Marquis de Cressy et son « desir ardent de s’avancer » aux dépens des autres, a été adapté : « Sa fierté révolte les femmes, qui, dans ce doux commerce, n’aspirent qu’à flatter leur vanité » (id., t. 5, p. 3) ; l’incapacité de feindre et de « concevoir la plus légère défiance » qui caractérisait Madame de Raisel a été réduite : elle et Adélaïde, prises ensemble, se distinguent moins chez La Porte du commun des héroïnes romanesques en « joigna[nt] aux charmes de la beauté, l’élévation, le brillant de l’esprit et la distinction du rang » (id., t. 5, p. 3). 71. Véronique Nahoum-Grappe, loc. cit., p. 100.
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Julie […] avait de la beauté, des grâces et de l’esprit : son père lui avait fait lire des traités de blason qu’elle ne goûtait guère, et elle avait lu en secret quelques romans qu’elle goûtait beaucoup72.
Julie possède donc le « nécessaire », tout ce qu’il lui faut – au niveau des charmes – en tant que personnage romanesque féminin. Elle correspond aux normes, mais pas plus : la description manque des détails précis énumérés par Riccoboni pour la Comtesse de Raisel et pour Ernestine, comme de ceux qui faisaient tant d’effet sur Monsieur de Jussy. Charrière situe surtout Julie comme une grande lectrice, s’opposant à son père qui avait essayé en vain de l’éloigner des romans. Dans la satire que représente Le noble, on entendra son amoureux répéter la même trias du personnage féminin, mais en l’adaptant aux besoins de la situation. Lorsqu’il demandera la main de Julie à son père, il se souviendra bien de l’intérêt de celui-ci pour le blason : « Permettez-moi d’aimer votre fille ; ses grâces, son esprit, la beauté de son âme aussi bien que sa naissance l’élèvent fort au dessus de moi73 ». Plusieurs fois la beauté de Julie est encore mentionnée dans les premières pages, toujours de façon assez laconique et en rapport direct avec les relations qu’elle entretient avec les autres personnages, que ce soit Valaincourt (« Il étoit très-bien fait, Julie étoit belle : ils se plurent dès qu’ils se virent ») ou d’autres personnes de son entourage (« Une phisionomie vive, douce, et riante approchoit d’elle tous ceux qui la voyoient74 »). Trente ans plus tard, dans une autre narration à la troisième personne, Trois femmes paru en 1798, Charrière présente également comme en passant la jeune Émilie : Elle étoit fille unique, elle avoit de la beauté et de l’esprit, on lui avoit prodigué toute espèce d’instruction, et cependant elle n’avoit qu’un amour-propre et des prétentions supportables75.
Encore une fois peu d’insistance sur la beauté au moment du premier « portrait », et celui-ci aussi est agrémenté d’une pointe inattendue : un peu plus loin dans la narration, la même beauté servira à amener un petit dialogue amusant, qui oppose le Baron et la Baronne d’Altendorf, et qui confirme que la beauté de l’héroïne est affaire de constat plutôt que d’admiration véritable : Comment la trouve M. le Baron ? dit la petite Comtesse […]. Pour moi, je vous avoue... M. le Baron, interrompit Mme.d’Altendorf, ne peut trouver cette jeune étrangere que 72. Isabelle de Charrière, Le noble, conte moral [1762], Œuvres complètes, 1980, p. 21, t. 8, mes italiques. 73. Id., p. 28, mes italiques. 74. Id., p. 22. 75. Isabelle de Charrière, Trois femmes [1798], Œuvres complètes, 1980, p. 43, t. 9, mes italiques.
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comme elle est, belle, jolie et aimable. Sans doute, dit M. d’Altendorf. Qu’on soit Françoise ou Allemande, on est ce qu’on est. La beauté est toujours la beauté, et à Dieu ne plaise que je refuse, par un préjugé trop excessif pour mon pays, de trouver par-tout la beauté fort belle : […]76.
S’ensuit une discussion sur les partialités en rapport avec les identités nationales… De là il n’y a plus qu’un pas à faire pour déclarer superflue toute mention, par une instance narrative, de la beauté de l’héroïne. Ce pas sera fait dans Sainte-Anne, en 1799. Mais avant, Charrière semble avoir fait une tentative – apparemment échouée – de contrer plus explicitement encore les habitudes romanesques. Pour un roman, intitulé Camille ou le nouveau roman, dont le texte a pu être perdu, à moins que ce projet n’ait pas dépassé la première page, il nous reste la préface (datée de 1796) qui contient ceci : Mon plan en écrivant ce petit ouvrage a été de changer ce que les romans font toujours, c’est de faire l’héroïne belle comme le jour. Je la ferai ici laide comme la nuit. C’est en faveur de cette différence des autres romans que je réclame l’indulgence de ceux qui liront celui-ci77.
Mais dans Sainte-Anne, toujours raconté à la troisième personne, Isabelle de Charrière semble inviter ses lecteurs à considérer que la beauté des personnages importe peu. Elle commence ainsi son roman : « Elle ne sait pas lire ! », et c’est de l’héroïne, Mlle d’Estival, qu’elle le dit78. Les quatre alinéas qui suivent situent l’un par rapport à l’autre les deux personnages principaux : Sainte-Anne, attendu par sa mère et des parentes dans le château familial de Missillac, et cette jeune analphabète qui habite la métairie à côté. Lorsqu’elle entre, « sans presque savoir ce qu’il faisait, il va à elle et la débarrasse d’une corbeille de cerises ». Ce n’est qu’ensuite que Charrière ajoute : « Il est fort égal au lecteur que Mademoiselle d’Estival eût les yeux bleus ou noirs, qu’elle eût le visage rond ou ovale, qu’elle fût petite ou grande, belle ou seulement passable79 ». La présentation de l’héroïne comme belle va, ainsi, être remplacée par le refus de l’instance narrative d’en parler. En effet, dans ce roman précis comme dans d’autres ouvrages de la romancière, le développement de l’intrigue ne tient pas au physique de Mlle d’Estival, mais bien à sa position sociale. Davantage encore que pour les romans riccoboniens, la différence est grande entre les physiques des personnages tels que présentés dans les 76. Id., p. 55, mes italiques. 77. Isabelle de Charrière, Camille ou le nouveau roman [1796], Œuvres complètes, 1980, p. 355, t. 9, mes italiques. 78. La romancière en informe expressément Marc-Auguste Pictet le 31 juillet 1797. 79. Isabelle de Charrière, Sainte-Anne [1799], Œuvres complètes, 1980, p. 265, t. 9.
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narrations à la troisième personne d’un côté, et dans les romans épistolaires de l’autre. Isabelle de Charrière fait écrire par ses correspondant-e-s, à l’intention de tierces personnes avec qui le rapport de confiance est important, des portraits marqués d’un « sceau » très personnel. Ainsi, dans les Lettres neuchâteloises (1784), Henri Meyer vient de danser pour la première fois avec Mlle de la Prise, et la décrit ainsi : Mlle de la Prise danse gaîment, légèrement et décemment. J’ai vu ici d’autres jeunes filles danser avec encore plus de grâce, et quelques-unes avec encore plus de perfection, mais point qui, à tout prendre, danse aussi agréablement. On en peut dire autant de sa figure : il y en a de plus belles, de plus éclatantes, mais aucune qui plaise comme la sienne ; il me semble, à voir comme on la regarde, que tous les hommes sont de mon avis80.
Malgré la référence aux autres, amenés en guise de témoins, c’est bien son propre sentiment qu’il exprime : et son émotion n’est pas due à la seule beauté de Mlle de la Prise. Cécile, l’héroïne des Lettres écrites de Lausanne (1785), n’est pas franchement belle non plus. Dans ce roman, ce manque de beauté joue un rôle dans le rapport avec sa mère, qui de son œil inquiet voit bien le « goitre », dont Fauchery allait être choqué81. Elle en parle à une amie, elle aussi occupée à éduquer une fille : Je viens de vous dire comment est ma fille pour la taille ; je vais vous dire ce qu’elle est pour le reste. Figurez-vous un joli front, un joli nez, des yeux noirs un peu enfoncés ou plutôt couverts, pas bien grands, mais brillants et doux ; les lèvres un peu grosses et très vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le teint très animé, un cou qui grossit malgré tous les soins que je me donne, une gorge qui serait belle si elle était plus blanche, le pied et la main passables ; voilà Cécile. […] C’est une belle et bonne fille que ma fille82.
L’autre mère, dont on ne lit pas les lettres, a apparemment commenté le portrait, et dans sa deuxième lettre la mère de Cécile donne des explications : « Pourquoi, dites-vous, un gros cou ? C’est une maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un engorgement dans les glandes, dont on n’a pu rendre raison jusqu’ici83 ». Au même titre que sa situation financière peu réjouissante, cette « difformité » fournit un problème sérieux à cette mère aimante qui cherche à marier sa fille. Et la romancière qui dans sa jeunesse avait vécu elle-même ce marchandage des mariages arrangés, étudie cette problématique sous ses divers aspects ; le rôle de la beauté de la future en est un. 80. Isabelle de Charrière, « 10e lettre », Lettres neuchâteloises [1784], Œuvres complètes, 1980, p. 60, t. 8. 81. Pierre Fauchery, op. cit., p. 182. 82. Isabelle de Charrière, « 1re lettre », Lettres écrites de Lausanne [1785], Œuvres complètes, 1980, p. 139, t. 8, mes italiques. 83. Ibid.
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Le refus de créer des femmes qui soient simplement « belles » se retrouve de façon assez nette dans une traduction faite par Isabelle de Charrière en collaboration avec sa jeune amie Isabelle de Gélieu. Il s’agit du roman d’Elizabeth Inchbald, Nature and Art (1796). La jeune Rebecca n’était déjà pas belle dans la version anglaise, présentée qu’elle était comme « by far the least handsome » de quatre sœurs. Mais l’œil amoureux de Henry lui donnait encore des grâces : […] Henry’s soul was so much enamoured of her gentle deportment, that in his sight she [Rebecca] appeared beautiful ; […]84.
Mais dans la version française (1797), la phrase a été adaptée de façon à convenir mieux à la traductrice : [...] Henri voyait tout cela ; et de plus, il admirait en toute occasion sa conduite judicieuse et son caractère aimable […]85.
À première vue, dans l’œuvre d’Isabelle de Charrière la présentation de jeunes beautés est donc réduite à un minimum ; on y ressent une décision narrative, qui pourrait peut-être se formuler : *NARRATION_EVITE_ PARLER_BEAUTE. Il y a de l’insistance, par contre, sur d’autres aspects des personnages qu’elle a créés. Un topos ? Les deux romancières semblent donc bien « répondre » à La Porte et manifester un rapport particulier au phénomène de la beauté. Mais la simplification à moitié suggérée par Fauchery se révèle fausse – rien qu’au vu de ces deux exemples. Ou en tout cas il faudra développer et nuancer cette supposée préférence pour des personnages féminins laids. Ces deux romancières, notamment, manipulent de façon bien différente cet élément « nécessaire » du roman de l’époque. Riccoboni entre dans le jeu, en quelque sorte, et montre les mécanismes, illustrant non seulement le fait que les menaces comportées par la beauté prennent les femmes pour cible, mais aussi les possibilités qu’elles ont d’échapper à cela. Charrière passe d’abord par une phase où sa tactique rejoint celle pratiquée par Françoise-Albine Benoist (1724-1809), qui introduisait ainsi l’héroïne de son roman Célianne (1766) : « Célianne était un vrai 84. Elizabeth Inchbald, Nature and Art, 1997, ch. XX, p. 46, mes italiques. 85. Isabelle de Charrière, « ch. XX », La nature et l’art [1796], Œuvres complètes, 1980, p. 544, t. 8, mes italiques. Voir pour plus de détails : Suzan van Dijk, : « Isabelle de Charrière (1740-1805) – die Schriftstellerin in der Rolle der Übersetzerin : Zur französischen Ausgabe des Romans Nature and Art von Elizabeth Inchbald », Übersetzungskultur im 18. Jahrhundert. 2008, p. 65-85.
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miracle de beauté, un prodige d’esprit, un phénomène de vertu. Qui pourra douter de tout cela, quand j’ajouterai qu’elle jouissait d’une grande fortune, qu’elle était d’une illustre naissance86 ? ». Ce recours à l’ironie correspond sans doute à une stratégie servant à éviter de faire des choix trop surprenants, mais il s’est révélé peu efficace, comme on peut le constater dans certaines réactions contemporaines87. C’est peut-être la raison pour laquelle Charrière a fini par préférer une autre voie, celle d’illustrer plutôt le fait qu’en tant que narrateur on peut très bien se passer de la beauté88 – en particulier que l’on peut tenir un discours qui nécessite d’autres arguments que celui-là. Ceci devrait s’appliquer évidemment à plus forte raison à la narration présentée par l’abbé de La Porte : en principe, il nous parle de personnages non-fictionnels. Cependant, selon son « Avertissement », il entendait prendre position dans le débat sur les possibilités à donner aux femmes d’intervenir dans le domaine public, et prouver que leur beauté n’en souffrirait pas. Il s’était donné ainsi le droit et même la « nécessité » de renvoyer aux aspects physiques de celles qui faisaient justement de la métaphysique89. Dans la pratique de ses cinq volumes par contre, La Porte n’argumente guère. Il distribue plutôt quelques épithètes à ces femmes, sans différencier selon les époques de leur jeunesse ou de leur maturité. Apparemment il ressent le besoin de suggérer par-ci par-là certaines tensions dues à des oppositions comme par exemple celle entre la beauté et le malheur qu’elle peut annoncer. Ce faisant, il donne une certaine vivacité à son Histoire, mais se rend peu crédible…
86. Françoise-Albine Puzin de la Martinière Benoist, Célianne ou les amants séduits par leurs vertus, p. 41, mes italiques, cité également dans Suzan van Dijk, « La beauté […] », art. cit., p. 41. 87. Cette « lumbering irony » (comme le dénomme Joan H. Stewart) n’a pas toujours été reconnue comme telle par les critiques, qu’ils soient contemporains ou plus tardifs. Pleins de sérieux, le Journal des Dames et à sa suite l’abbé de La Porte paraphrasent ainsi l’incipit du roman : « Esprit, beauté, fortune, Célianne avait tous les avantages » (Journal des Dames, mai 1766, p. 72, repris par Joseph de La Porte, Histoire […], op. cit., t. 5, p. 331), réduisant la série pour aboutir à une trias pour ainsi dire classique et éliminant l’exagération sans la commenter. Ce manque de compréhension semble avoir persisté longtemps. Fauchery, qui n’a pas étudié ce roman particulier, n’inclut pas dans son chapitre l’attitude ironique à l’égard des charmes féminins. Voir Joan H. Stewart, Gynographs. French Novels by Women of the Late Eighteenth Century, 1993, p. 8. 88. Le changement constaté par Monique Moser-Verrey – vers la fin du siècle « la beauté n’est plus considérée comme une valeur en soi. Elle est jugée superficielle, dangereuse, elle se fane et finit même par être défigurée » (Monique Moser-Verrey, art. cit., p. 101) – a pu jouer un certain rôle aussi. 89. Cf. à savoir, comme Isabelle de Charrière le formule, de la « métaphysique expérimentale ». Cf. son « Fragment d’un voyage chapitre 100e » [1790 ?], Œuvres complètes, t. 9, p. 708.
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Cet élément jugé topique permet de réfléchir sur la position permise (posthumément aussi) aux femmes dans le champ littéraire – position considérée comme particulière dans la mesure où, justement, les femmes seraient muses ou héroïnes de romans plutôt qu’écrivaines. On voit ainsi s’opposer d’une part des clichés qui traitent de la féminité, de l’autre, des prises de position déviantes, qui à ce titre-là doivent nous intéresser. Suzan van Dijk Universiteit Utrecht
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Tout feu, tout flammes : le désir du corps féminin
« J’ai chaud extrême en endurant froidure », chantait Louise Labé1. Par ce vers, la poétesse semble nous dire que le premier symptôme de l’amour est celui d’une coexistence du chaud et du froid, qui a pour effet d’immobiliser le corps tout en produisant un tressaillement. Lorsque Saint-Preux dans La nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau éprouve les premiers mouvements de sa passion pour Julie, il est envahi de sensations contradictoires. Sans cesse le « feu qui le consume » et l’attire vers sa bien-aimée est arrêté par un mouvement contraire : Cent fois le jour je suis tenté de me jeter à vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d’y obtenir la mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage ; mes genoux tremblent et n’osent fléchir ; la parole expire sur mes lèvres, et mon âme ne trouve aucune assurance contre la frayeur de vous irriter2.
L’effroi, qui signifie frayeur et froideur en même temps, glace le feu du désir et immobilise l’élan. Le corps tremble mais ne bouge pas, la voix s’éteint. Le chevalier Des Grieux dans Manon Lescaut (1731) de l’abbé Prévost est en proie aux mêmes symptômes lorsqu’il se trouve enflammé à la vue des charmes de Manon : « Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix et qui ne s’exprimait que par les yeux3 ». Le froid coexiste avec le chaud lorsque se manifestent les premières marques du désir et s’accompagne d’une paralysie de la parole autant que du corps. Le corps immobilisé est traversé par un mouvement imperceptible, qui prend le relais du langage pour faire parler les passions.
1. Louise Labé, Sonnets ; élégies ; débat de Folie et d’Amour : poésies [1555], 1986, VII. 2. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, 1993, vol. I, 1re partie, l. II, p. 78, nos italiques. Julie avouera son amour à Saint-Preux en des termes semblables : « si vous pouviez comprendre avec quel effroi j’éprouvai les premières atteintes du sentiment qui m’unit à vous » (l. IX, p. 94, nous soulignons). 3. Prévost, Manon Lescaut, 1995, p. 71.
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Cet état de tension qui tient le corps en haleine peut évoluer vers un excès de chaleur – et le cœur est alors « brûlé d’amour », les désirs « s’enflamment », le corps est « en fièvre » – ou vers un refroidissement qui signifie soit feintise, soit indifférence, en tous cas distance par rapport au désir. Nous nous proposons d’examiner dans ce qui suit les degrés de chaleur que parcoure le corps lorsqu’il est « touché » par la vue d’un « objet ». Cet objet, qui est le corps d’une femme, sera étudié essentiellement à travers les figures de Julie et de Manon, ainsi que de Fanni, l’épistolière éponyme de Madame Riccoboni4, dans la façon dont leur corps est appréhendé par l’amant lorsque son désir est attisé par la vue de leurs charmes. « Garde tes baisers… ils brûlent jusqu’à la moelle5 » (Rousseau) Dans les Lettres de Mistress Fanni Butlerd de Madame Riccoboni (1757), l’épistolière éponyme s’émerveille des effets que produit l’amour dans le cœur des amants : « Quoi ! c’est moi qui anime cette jolie machine ? C’est le feu de mon amour qui lui donne, & le mouvement & la grace avec laquelle elle se meut6 ? ». Le feu est le principe de la vie : c’est en dérobant le feu aux dieux que Prométhée donne la vie aux statues d’argile qu’il a créées. Le feu pénètre dans la matière pour lui donner âme et mouvement. Selon une métaphore répandue d’origine rhétorique, le feu signifie précisément communication des cœurs, et forme ainsi la caractéristique principale de l’enthousiasme, comme il est écrit dans l’Encyclopédie : Il est de la nature de l’enthousiasme de se communiquer et de se reproduire ; c’est une flamme vive qui gagne de proche en proche, qui se nourrit de son propre feu, et qui loin de s’affaiblir en s’étendant, prend de nouvelles forces à mesure qu’elle se répand et se communique7.
Le discours passionné se communique aux auditeurs comme la flamme se répand instantanément sur tout ce qu’elle touche. Le feu est un échange, qui suppose une proximité des corps pour pouvoir toucher, c’està-dire enflammer. Dans les Lettres d’une Péruvienne (1747) de Madame 4. Marie-Jeanne Riccoboni, Lettres de Fanni Butlerd, 1773. 5. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., 1re partie, l. XIV, p. 110. 6. Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., t. I, l. XIX, p. 26. 7. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, art. « Enthousiasme » [1753], Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 2002, CD-Rom. Cette définition de l’enthousiasme est très proche de celle de la « sympathie », qui contient un caractère nettement physiologique : « […] cette convenance d’affection et d’inclination, cette vive intelligence des cœurs, communiquée, répandue, sentie avec une rapidité inexplicable ; cette conformité de qualités naturelles, d’idées, d’humeur et de tempéraments, par laquelle deux âmes assorties se cherchent, s’aiment, s’attachent l’une à l’autre, se confondent ensemble » (id., art. « Sympathie »).
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de Graffigny, où le feu joue un rôle central dans l’histoire des Incas, Zilia se rappelle le premier moment de la rencontre avec son bien-aimé. Lorsque « [nos âmes] se rencontrèrent et se confondirent dans un instant », écrit la jeune Péruvienne, « quel autre principe que le feu aurait pu nous transmettre cette vive intelligence des cœurs, communiquée, répandue, et sentie avec une rapidité inexplicable8 ? ». Le feu est une intelligence des cœurs, qui permet à la passion de se répandre en un instant, à la façon dont l’amour de Fanni « anime » l’amant, non pas au sens où il crée la vie, mais où il fait naître en lui à son tour l’amour et le désir. De façon métaphorique, le mythe de Pygmalion qui fascina le XVIIIe siècle articule ce rapport entre le feu du désir et l’éveil de l’amour. C’est par les « baisers pleins de flamme » que Pygmalion pose sur la bouche de sa statue, que Galathée est envahie de « mouvements inconnus » et que le marbre s’anime, comme on peut le lire dans la nouvelle de Boureau-Deslandes (1741)9. Ainsi le feu permet le passage de l’insensible à l’animé, qui permet à l’amant comme au spectateur d’une œuvre d’art d’éveiller la vie et l’émotion là où était l’indifférence ou l’inertie. Comme Galathée, Julie sent en elle s’éveiller les premiers feux d’une passion au contact avec Saint-Preux. « Tout fomente l’ardeur qui me dévore10 », confie-t-elle toute tremblante des premiers accès d’amour qu’elle ressent. Parmi les degrés de chaleur extrême que le corps désirant peut éprouver, l’état le plus fort est sans doute celui de la fièvre. On brûle d’amour pour un autre corps, mais on est en fièvre lorsque les corps se touchent. C’est ainsi que Saint-Preux exprime les sensations qui l’envahissent lorsqu’il rencontre la main de Julie lors d’une partie de jeu : Je tremble toujours d’y rencontrer votre main, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. À peine se pose-t-elle sur la mienne qu’un tressaillement me saisit ; le jeu me donne la fièvre ou plutôt le délire, je ne vois je ne sens plus rien, et dans ce moment d’aliénation, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre de moi11 ?
Saint-Preux est envahi d’une vague de chaleur qui provoque un tressaillement du corps et mène à un « moment d’aliénation » dans lequel il n’est plus maître de lui. La raison est évacuée, les sens s’emportent, le corps en flammes devient autonome. Un contact prolongé peut être cause 8. Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, 2005, l. II, p. 55. 9. André-François Boureau-Deslandes, « Pigmalion, ou la statue animée », dans Nouvelles du XVIIIe siècle, 2004, p. 348. 10. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., 1re partie, l. IV, p. 82. 11. Id., l. I, p. 76, nos italiques.
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de défaillance. C’est l’issue de la scène du baiser dans le bosquet dans la première partie de La nouvelle Héloïse. Toutes les gradations du feu du corps sont présentes dans cette fameuse scène où Julie embrasse son amant pour la première fois : Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté […] quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu’un éclair12.
Le feu devenu délire a pour effet contraire d’éliminer toutes les facultés sensitives, d’où suit une défaillance du corps13. Saint-Preux parle d’une « frayeur » qui succède à l’embrasement du sang : la chaleur à son degré extrême bascule donc dans son contraire – le froid, l’immobilité, l’insensibilité, voire même la mort. Ce processus du désir qui aboutit dans l’évanouissement du personnage se retrouve dans nombre de romans du XVIIIe siècle et sera parodié dans Angola (1746) de La Morlière. Dans une scène où le jeune homme fait une première expérience d’amour, sa compagne s’évanouit de plaisir au moment où il est bientôt parvenu au comble des siens, ce qui désempare Angola qui se méprend sur la réaction de la dame : il allait être heureux, déjà la voix lui manquait, déjà il touchait au but fortuné de tous ses désirs, lorsqu’il s’aperçut que Zobéide paraissait privée de tout sentiment et plongée dans l’évanouissement le plus profond. La tristesse succéda aux plaisirs. Il l’appela plusieurs fois en vain, elle ne donnait aucun signe de vie. Alarmé de son état et trop peu instruit des usages du monde pour savoir quelle espèce de secours est propre aux évanouissements des dames, il lui fit respirer un flacon d’eau des Carmes, qui n’opéra pas davantage14.
Zobéide reprochera amèrement à Angola de n’avoir su profiter de ce moment en interprétant mal les symptômes du plaisir. Au-delà de la dimension parodique de ce roman libertin, le mécanisme de l’assouvissement du désir est mis à nu. Le feu de l’amour, en effet, consiste essentiellement en un mouvement de rapprochement des corps, qui provoque leur immobilité lorsqu’ils se touchent. Le corps qui s’emporte et s’enflamme tombe aussitôt dans l’insensible et l’inanimé. La référence que nous faisons à Angola n’est pas innocente. Les romans de Rousseau et de La Morlière fonctionnent de 12. Id., l. XIV, p. 109-110, nos italiques. 13. Comme le note Monique Moser-Verrey dans son article « Le langage du corps romanesque des Illustres Françaises (1713) à La sorcière de Verberie (1798) », 2001, p. 355, l’évanouissement est un signe corpo-visuel d’une forte émotion. 14. Jacques Rochette de La Morlière, Angola, 1991, p. 84 (les italiques sont de l’auteur).
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façon antinomique. Dans Angola, les sentiments sont systématiquement évacués pour ne laisser parler que les sensations du corps, tandis que dans La nouvelle Héloïse, c’est le corps qui est sans cesse éliminé à l’aide d’une rhétorique du voile, comme nous le verrons. « Des génies froids, sans flamme de sentiment15 » (Faguet) Dans Angola, les femmes à la cour de la fée Lumineuse sont « peu sensibles à un amour où il n’entre que du sentiment16 » ; il faut « une flamme vive et entreprenante » pour plaire aux femmes, c’est-à-dire qu’il faut un amour calculé, maîtrisé, pour les séduire17. Dans ce monde de « faux brillant18 », où tout est affecté et prémédité, où seule l’apparence compte, le vrai et le faux s’estompent au profit de la feintise et de la dissimulation. Ainsi, lorsque Angola tente d’assurer Aménis de son amour par des discours à la mode, celle-ci « en fut contente, ou fit semblant de l’être : on n’y regardait pas de si près dans ce temps-là19 », ironise le narrateur, dévoilant une fois de plus que le jeu du désir repose sur une maîtrise de soi. Les personnages de la cour de Lumineuse recherchent donc le plaisir dans le corps pur, dénué de tout sentiment. En ce sens, le monde libertin mis en scène ici forme une radicalisation de la philosophie de l’art de l’abbé Du Bos, selon lequel le mérite de l’art consiste à ne donner que des impressions artificielles20, qui font jouir des émotions sans être embarrassé des conséquences douloureuses ou ennuyeuses. Dans ce jeu de simulation et de manières, rien n’est plus mis en œuvre pour montrer les apparences que le jeu sur le chaud et le froid. Ainsi, lorsqu’Angola aperçoit le portrait de Luzéide dans l’appartement de la reine Lumineuse, il sent son cœur s’enflammer d’un coup, mais pour dissimuler envers la reine ses nouveaux sentiments, il prend un ton froid qui feint l’indifférence : Expert en l’art de cacher ses mouvements, il lui déguisa avec soin ses désirs qui l’auraient offensée [la reine Lumineuse] et se borna à lui demander, du ton le plus froid qu’il put affecter, le nom de l’original de cette peinture21.
15. Cité dans art. « Froid, froide », Le nouveau petit Robert. Dictionnaire de la langue française, 1993, p. 1094. 16. Jacques Rochette de La Morlière, op. cit., p. 52. 17. À la façon dont les rougeurs et les évanouissements de ces dames sont « prémédités » (id., p. 59). 18. Id., p. 40. 19. Id., p. 118. 20. Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], 1993, 1re partie, section 3, p. 9-sq. 21. Charles de La Morlière, op. cit., p. 131, nos italiques.
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La froideur permet de tempérer le feu intérieur que ressent Angola et d’en contrôler les symptômes. En effet, si l’amour sincère est un feu brûlant qui est contagieux, l’affectation des sentiments est de l’ordre de la froideur. C’est ainsi que les manières et les politesses d’usage dans la société sont souvent associées à la froideur, comme le ressentent Julie et Saint-Preux22, ou plus tard Octave et Armance dans le roman de Stendhal, où Octave fait l’expérience de « l’ennui des manières trop parfaites et des excès de la froide politesse23 ». La froideur est donc une marque de contenance qui veut instaurer une distance entre deux personnes, en ce qu’elle arrête le flux communicatif propre à la sympathie. Dans La princesse de Clèves par exemple, le duc de Nemours se trouve embarrassé devant la froideur que lui manifeste Madame de Clèves, à la suite d’un malentendu touchant une lettre d’amour que cette dernière croit lui appartenir. L’explication qu’il vient lui fournir pour dissiper ses soupçons est invraisemblable et le duc parvient à peine à la tirer de sa froideur : Quoique ce fussent des choses propres à donner de l’étonnement et à être écoutées avec attention, Mme de Clèves les entendit avec une froideur si grande qu’il semblait qu’elle ne les crût pas véritables ou qu’elles lui fussent indifférentes24.
La distance qu’instaure la froideur par rapport à l’autre peut donc signifier méfiance ou indifférence. En ce sens, Fanni Butlerd ne laisse pas de reprocher à Lord Alfred le style contrefait de sa lettre lorsqu’il lui écrit avec froideur : [Votre lettre] m’avoit fâchée, plus fâchée que je ne l’ai fait paroître ; il me sembloit que vous l’aviez écrite parce qu’il falloit écrire. Les mots étoient faits pour exprimer la passion ; mais la tournure me paroissoit froide, étudiée25.
L’amour est incompatible avec la froideur. Fanni écrira à son amant que le jour où il cessera de l’aimer, « un peu de froideur suffira pour [lui] faire comprendre [s]on malheur26 ». La froideur de l’écriture est symptôme de la dissimulation des sentiments, et est contraire à la sincérité du véritable amour qui ne se contrefait pas, comme le pensent nombre d’héroïnes sentimentales 22. C’est pourquoi Julie invite son amant à se retirer de la société : « Reprenons, reprenons cette vie solitaire et paisible, dont je t’ai tiré si mal à propos. C’est elle qui a fait naître et nourri nos feux ; peut-être s’affaibliraient-ils par une manière de vivre plus dissipée. Toutes les grandes passions se forment dans la solitude ; on n’en a point de semblables dans le monde, où nul objet n’a le temps de faire une profonde impression, et où la multitude des goûts énerve la force des sentiments » (Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, op. cit., 1re partie, l. XXXIII, p. 153). 23. Stendhal, Armance [1827], 1975, p. 119. 24. Madame de La Fayette, La princesse de Clèves [1678], 1966, L. III, p. 119. 25. Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., l. LXXIII, p. 100. 26. Id., l. LXXXIV, p. 121.
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et de héros rousseauistes au XVIIIe siècle, qui croient à la transparence du langage des cœurs27. « Ah, que veux-tu qu’un cœur brûlé d’amour fasse durant tant de siècles28 ? » (Rousseau) En fonction de la nature du désir nous voyons se créer deux sortes de feux de l’amour. Le « feu de tempérament29 » d’abord, est une ardeur de transport qui est l’effet d’une sympathie des corps, et qui n’est pas à confondre avec l’amour, comme s’en rend compte Angola après avoir vu Luzéide : Quelle était mon erreur ! s’écriait-il avec transport ; j’ai cru aimer : se peut-il que j’aie donné ce nom à des désirs tumultueux nés dans le caprice et soutenus par le feu du tempérament ? Ce que je ressens est bien différent30 !
Feu de la passion, certes, mais purement charnel, qui bannit les émotions ou demande à les dissimuler pour ne laisser parler que le corps. À ce feu du tempérament s’oppose un feu du cœur, tel que le ressent Angola lorsqu’il tombe amoureux de Luzéide, par « l’effet singulier qu’avait fait [la vue du portrait] sur son cœur », comme il en fait part à son ami Almaïr. « Il accompagna son récit des expressions les plus vives et les plus passionnées. Le cœur parlait, et il s’exprimait avec tant de feu, qu’Almaïr fut surpris d’une impression aussi extraordinaire31 ». Le feu du cœur, en effet, a cela de particulier qu’il est accompagné d’une vivacité et d’un « air de vérité » qui ne laisse pas indifférent celui auquel il s’adresse32. Ce feu qui prend racine dans le cœur et, pour ainsi dire, transcende le corps, est celui qui anime le roman de Rousseau. Ainsi le feu qui consume Saint-Preux trouve sa source dans les mérites de Julie plus que dans la beauté
27. Comme le note Jean Sgard à propos de Cleveland de l’abbé Prévost : « C’est une des convictions fondamentales des “happy few“ de Prévost que la sincérité ne se contrefait pas » (Prévost, Le philosophe anglais, 2003, p. 1111, note 6). Ainsi, si Fanni résiste longuement aux insinuations trompeuses de son admirateur Gelin qui tentent de la convaincre de l’infidélité de son mari, c’est parce qu’elle est convaincue qu’il est impossible de contrefaire l’amour véritable : « Avec quelque prévention que j’expliquasse les soins et les discours passionnés de mon mari, je ne laissais pas de lui remarquer dans plusieurs occasions un air de sincérité que je ne le croyais pas capable de contrefaire » (Id., p. 665). 28. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., 1re partie, l. XXXIV, p. 156. 29. Jacques Rochette de la Morlière, op. cit., p. 132. 30. Ibid. 31. Id., p. 133. 32. Ainsi, lorsque Angola déclare son amour à Luzéide, celle-ci est touchée par le feu de son langage : « Son attitude était touchante, quelques larmes coulaient avec grâce le long de ses joues, le cœur parlait, et son langage avait un caractère de vérité ne pouvait manquer de faire impression sur un cœur qui était déjà gagné par une heureuse sympathie » (id., p. 151).
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de son corps33, ce qui ressort notamment d’un emploi particulier du terme de « feu ». En effet, partout dans le roman le feu qui enflamme les amants est qualifié de « pur » : il naît dans le cœur et trouve sa source en lui-même. Ma flamme et son objet conserveront ensemble une inaltérable pureté [écrit Saint-Preux]. Je frémirais de porter la main sur tes chastes attraits, plus que du plus vil inceste, et tu n’es pas dans une sûreté plus inviolable avec ton père qu’avec ton amant. Ô si jamais cet amant heureux s’oublie un moment devant toi…….34
Le corps de Julie est chaste, pur, inviolable. Le roman rejoint l’opposition établie dans Angola entre un feu charnel et un feu pur, qui trouve sa source dans le cœur de l’amant et non dans son corps, et qui est pensé à l’extrême par Rousseau. Pour Julie, l’union des corps est ressentie comme une atteinte à l’amour plutôt que comme sa consécration35 ; il en signifie même la ruine36. Lorsque après sa « chute » elle regrette ses actes, les pleurs de Julie font jouer l’opposition entre un feu pur et sacré, qui habite le cœur, et le « feu des désirs37 », qui est cause que le « doux enchantement » disparaît en se consumant : Un feu pur et sacré brûlait nos cœurs ; livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires ; trop heureux si l’amour jaloux daigne présider encore, à des plaisirs que le plus vil mortel peut goûter sans lui38.
Le feu charnel est vulgaire et commun, il appartient aux âmes froides39 qui ont recours aux sens pour s’échauffer, tandis que Julie et Saint-Preux 33. Souvent l’amant affirme à sa bien-aimée : « Eh ! si j’adore les charmes de ta personne, n’est-ce pas surtout pour l’empreinte de cette âme sans tache qui l’anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne ? » (Jean-Jacques Rousseau, op. cit., 1re partie, l. V, p. 84). Cf. aussi : « vos attraits avaient ébloui mes yeux, jamais ils n’eussent égaré mon cœur, sans l’attrait plus puissant [de la vertu] qui les anime » (id., l. I, p. 74). 34. Id., l. V à Julie, p. 85, nous soulignons. 35. Le corps consume le feu du désir, mais celui-ci ne touchera jamais ce corps : la flamme restera pure, Julie restera divine. « [D]eux mois d’expérience m’ont appris que mon cœur trop tendre a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant » (id., l. IX, p. 95), confie la jeune épistolière à son précepteur. Ce sacrifice de la satisfaction charnelle dans La nouvelle Héloïse va de pair avec un dépassement du plaisir des sens : « L’amour sensuel s’est dépassé dans l’attachement vertueux ; mais au sommet de son progrès spirituel, Julie vertueuse retrouve à nouveau le plaisir élémentaire de sentir : “Sentir et jouir sont pour moi la même chose.” (VIe partie, l. VIII) » (Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, 1971, p. 108-109). 36. Dès l’origine de sa liaison, Julie conçoit la possession du corps comme incompatible avec l’amour : « Non, quand un lien plus doux nous unirait à jamais, je ne sais si l’excès du bonheur n’en deviendrait pas bientôt la ruine. Le moment de la possession est une crise de l’amour […] » (La nouvelle Héloïse, op. cit., 1re partie, l. IX, p. 95). Dans le roman, pourtant, la flamme se consumera, et Saint-Preux écrira à Julie : « Je t’imaginerais d’une espèce plus pure, si ce feu dévorant qui pénètre ma substance ne m’unissait à la tienne et ne me faisait sentir qu’elles sont la même » (id., l. XXXVIII, à Julie, p. 165). 37. Id., l. XXIX, p. 144, nos italiques. 38. Id., l. XXXII, p. 151-152. 39. Voir la note 1 de Henri Coulet (id., p. 484) à propos des Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle (1751) de Ch. Pinot-Duclos, lorsque le narrateur déclare au sujet d’une de ses maîtresses : « Comme notre ivresse était pareille, je lui dis qu’il fallait laisser aux âmes froides, aux amants vulgaires, la prudence injurieuse de s’éprouver réciproquement ».
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prétendent s’élever au-dessus du commun, et trouvent le feu de leur amour bien au-delà du corps. C’est peut-être ce qui permet d’expliquer pourquoi, après la « chute » des amants, la « pureté » du feu de leur amour sera encore davantage accentuée dans leurs lettres. En effet, après une période de regrets de son innocence, Julie parvient à retrouver une conception de l’amour chaste, qui incorpore les sens et épure les « penchants » : [Les véritables amants] ne désirent pas, ils aiment, écrit Julie. Le cœur ne suit point les sens, il les guide ; il couvre leurs égarements d’un voile délicieux. Non il n’y a rien d’obscène que la débauche et son grossier langage. Le véritable amour toujours modeste n’arrache point ses faveurs avec audace ; il les dérobe avec timidité. Le mystère, le silence, la honte craintive aiguisent et cachent ses doux transports ; sa flamme honore et purifie toutes ses caresses ; la décence et l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même, et lui seul sait tout accorder aux désirs sans rien ôter à la pudeur40.
Le feu purifie les caresses, il réconcilie désir et pudeur. Dans La nouvelle Héloïse, jamais le corps ne se montre ni n’est touché, toujours il est voilé. La lettre 51 de Saint-Preux évoque de façon explicite cette a-corporalité du corps de l’amante, à travers le voile qui recouvre le corps lors même qu’il est touché dans sa plus profonde nudité : Dis, si dans toutes les fureurs d’une passion sans mesure, je cessai jamais d’en respecter le charmant objet ? Si je reçus le prix que ma flamme avait mérité, dis si j’abusai de mon bonheur pour outrager à ta douce honte ? si d’une main timide l’amour ardent et craintif attenta quelquefois à tes charmes, dis si jamais une témérité brutale osa les profaner ? Quand un transport indiscret écarte un instant le voile qui les couvre, l’aimable pudeur n’y substitue-t-elle pas aussitôt le sien ? Ce vêtement sacré t’abandonnerait-il un moment quand tu n’en aurais point d’autre ? Incorruptible comme ton âme honnête, tous les feux de la mienne l’ont-ils jamais altéré41 ?
Saint-Preux a touché Julie sans la profaner : les feux de ses désirs n’ont pu brûler le voile de sa vertu qui fonctionne comme un écran et rend le corps inaccessible42. Dans La nouvelle Héloïse, le corps est sans cesse conjuré, la flamme qui sacralise le corps est maintenue pure, et le désir reste inassouvi. 40. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., 1re partie, l. L, p. 189, nos italiques. 41. Id., l. LI, p. 191, nos italiques. 42. En ce sens, Sade signifie la négation de la philosophie de Rousseau. Chez Sade, le corps est pensé dans son dévoilement complet, et le lecteur se trouve face au « nu brut », à l’exhibition complète. « Il faut peindre », dit-il à ses lecteurs, « toute dissimulation, toute gaze deviendrait une lésion faite à nos lecteurs » (Sade, La nouvelle Justine, 1995, p. 495). Cependant, ici encore, la violence de l’image mène à son irreprésentabilité : la chair étalée du corps est insoutenable pour le regard vertueux, que le discours sadien évacue sans cesse (cf. Stéphane Lojkine, « Les deux voies : scène et discours dans La nouvelle Justine de Sade », dans Le roman libertin et le roman érotique. Actes du colloque de Chaudfontaine des 9, 10 et 11 novembre 2002, 2005, p. 115-135).
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Si j’ose former des vœux extrêmes ce n’est plus qu’en votre absence ; mes désirs n’osant aller jusqu’à vous s’adressent à votre image, et c’est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vous porter43.
La flamme pure que cultive Julie a donc pour effet de détourner le désir du corps vers un assouvissement en l’absence du corps. Le corps de Julie est inviolable, il ne peut être touché ; seule son image, qui fonctionne à partir de l’absence du corps, peut s’y substituer pour consumer le désir. Le détournement du désir de la chair vers l’image du corps est constant dans le roman de Rousseau, et Saint-Preux n’est jamais tant épris de la jeune fille que lorsqu’elle présente les symptômes d’un corps malade et proche de la mort, comme si l’ombre de Julie lui paraissait plus chaude que sa chair : Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l’éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grâces de votre ancienne gaieté, n’eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement. N’en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumé dans mon âme, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont désormais sans remède, et je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s’éteindra qu’au tombeau44.
Saint-Preux fait perdurer le feu qu’il ressent à travers le refus du corps de Julie45. Il ne possèdera d’elle que son image, comme une brûlure qui est l’empreinte d’un corps qui n’est plus46. « Tout mon sang dans mes veines se glace47 » (Racine) À l’opposé de Julie, sans corps, se trouve la belle Manon, qui enflamme les hommes dès le premier regard porté sur elle et représente la jouissance pure, cet enchantement de la chair qui n’a que faire de la pureté du désir. C’est ce qui dictera à Musset sa préférence pour la belle séductrice de Prévost : Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène, Est-elle si vivante et si vraiment humaine, Qu’il semble qu’on l’a vue, et que c’est un portrait ?
43. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., 1re partie, l. X, p. 98, nos italiques. 44. Id., l. III, p. 79-80, nos italiques. 45. Cf. aussi : « Oh que vous étiez bien plus aimable quand vous étiez moins belle ! Que je regrette cette pâleur touchante, précieux gage du bonheur d’un amant, et que je hais l’indiscrète santé que vous avez recouvrée aux dépens de mon repos ! Oui, j’aimerais mieux vous voir malade encore, que cet air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri qui m’outragent » (id., l. VIII, p. 91-92) ». Le désir de SaintPreux est un non-désir, qui n’est pas dirigé vers la consommation du corps de l’amante, sinon lorsqu’il est inerte et sans vie. 46. C’est ce qui fera s’exclamer Saint-Preux au fond du désespoir d’être séparé de Julie : « Viens image adorée, remplir un cœur qui ne vit que par toi : suis-moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens mon espérance éteinte » (id., partie II, l. I, p. 244). 47. Jean Racine, Phèdre [1676], 1985, I, 3.
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Et pourquoi l’Héloïse est-elle une ombre vaine, Qu’on aime sans y croire, et que nul ne connaît ? Ah ! rêveurs, ah ! rêveurs, que vous avons-nous fait48 ?
La puissance corporelle de Manon efface tout ce qui l’entoure, sa beauté fait impression, ses charmes enflamment49. Comme le remarque Jacques Proust dans son article sur « Le corps de Manon », si la jeune femme possède une forte présence corporelle, nulle part dans le roman il n’est donné de description physique exacte50. Toutefois, nous décelons deux qualités qui reviennent fréquemment dans le roman pour caractériser Manon, et qui importent à notre propos. D’une part, la jeune femme est à plusieurs reprises louée pour l’« enchantement » que provoque sa figure, en même temps que, d’autre part, elle paraît « brillante » aux yeux de ceux qui l’aperçoivent. L’évocation par Des Grieux de la mémorable scène des retrouvailles entre les amants après deux années de séparation est emblématique : J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! J’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire. C’était un air si fin, si doux, si engageant, l’air de l’Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement51.
Manon enchante, Manon enflamme, Manon brille – mais Manon ne s’émeut pas. Si la belle héroïne est source de chaleur, elle apparaît elle-même comme froide et immobile. Comme la statue d’art, elle émeut mais reste de marbre. Plus qu’une œuvre d’art, Manon apparaît dans le roman comme un bijou : elle brille, elle aime l’éclat et elle paraît éclatante aux yeux des hommes comme elle est éprise de parures. Ainsi, elle fait son apparition à l’opéra « dans une parure si éclatante52 » qu’elle éblouit les hommes. L’« apparition » que forme Manon relève de l’illusion : l’éclat de ses charmes empêche de voir la chair du corps pour n’en donner qu’un mirage qui séduit. Manon est comme un diamant qui absorbe le regard et brouille les apparences. Elle est une illusion brillante mais vaine, qui provoque le désir, mais en est-il que ce cœur froid ressent lui-même ? Il n’est donc guère surprenant qu’à la fin du récit, c’est de froid que meurt Manon dans le désert d’Amérique, insensible aux caresses de son amant : 48. Alfred de Musset, « Mamouna », Premières poésies (1829-1835), 1909. 49. Cf. « Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport » (Prévost, Manon Lescaut, op. cit., p. 68). 50. Jacques Proust, « Le corps de Manon », 1967, p. 6. 51. Prévost, Manon Lescaut, op. cit., p. 92, nos italiques. 52. Id., p. 88.
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Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure53.
En vain le chevalier « échauffe ses mains par [des] baisers ardents et par la chaleur de [ses] soupirs », le corps de pierre de la belle est glacé et immobilisé à jamais. De la même façon, Saint-Preux a beau serrer les dalles froides de ses mains ardentes lorsqu’il est séparé de son amante, en vain ne serre-t-il qu’une illusion fuyante dans ses bras. J’ai vu l’insensé se jeter à genoux au milieu de l’escalier, en baiser mille fois les marches, et d’Orbe pouvoir à peine l’arracher de cette froide pierre qu’il pressait de son corps de la tête et des bras en poussant de longs gémissements54,
rapportera Claire à Julie. Les œuvres d’art que sont Manon et Julie sont définitivement devenues des images, des illusions qui attisent le désir mais ne peuvent y répondre55. La froide Manon qui enflamme les hommes et la Julie au feu pur ne forment pas des figures opposées. Elles se rejoignent dans cette idée centrale qui est celle de l’illusion du corps. En effet, dans les deux romans le corps ne fonctionne qu’à travers l’image : le corps n’est, autrement dit, accessible qu’à travers un substitut56. Sensuel, le corps de Manon est sans cesse touché, mais elle-même est froide comme les parures qu’elle aime porter. Chaleureuse mais divine, Julie est pure, inviolable, accessible pour son amant à travers son image seulement.
53. Id., p. 238. 54. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., vol. I, 1re partie, l. LXV, p. 242. 55. Le Chevalier amoureux de Manon est en feux pour elle, mais indifférent à tout ce qui ne la concerne pas : « Je verrais périr tout l’univers sans y prendre intérêt. Pourquoi ? Parce que je n’ai plus d’affection de reste. » (Prévost, Manon Lescaut, op. cit., p. 154) Ainsi l’on peut se demander si l’effet que procure la vue de Manon est vraiment celui d’un échauffement du corps, ou plutôt celui d’un refroidissement, qui va dans le sens d’une inertie, dans l’indifférence pour tout ce qui l’entoure. 56. C’est également une conclusion d’Anne Deneys-Tunney, que « le corps biologique brut, le corps naturel est totalement absent » des romans du XVIIIe siècle qu’elle a analysés (Écritures du corps. De Descartes à Laclos, 1992, p. 18).
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« Cette image sert à nourrir une chère et délicieuse tristesse57 » (Prévost) Un dernier mot encore sur l’image du corps. Lorsque Saint-Preux mène Julie, devenue Madame de Wolmar, dans sa retraite de Meillerie où il eut coutume de ne s’occuper que de sa passion, il lui dit : Voici le séjour où ta chère image faisait [mon] bonheur […] On n’y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages : […] d’immenses glaces pendaient à tous ces rochers ; des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres ; tout respirait ici les rigueurs de l’hiver et l’horreur des frimas ; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable58.
Saint-Preux survit à la froideur de la solitude en brûlant pour l’image de sa bien-aimée. Cette image nourrit les sentiments qu’éprouve l’amant : elle est intérieure, construite par un alliage de souvenir et d’imagination, et en ce sens elle diffère de l’image générée par la peinture. En effet, le corps imaginé ne souffre pas la fixité ni l’impassibilité du corps pictural. Dans le roman de Madame Riccoboni, Fanni Butlerd se désole devant le portrait de son amant, qui ne répond pas aux feux de la passion qu’elle éprouve : Hélas, mes plus tendres baisers ne l’animent point ! Il est toujours le même, insensible à toutes mes caresses : la froide image ne me les rend point… Est-ce là cet amant passionné, ardent, qu’un seul regard rend si vif, si obstiné ?… Ah, que n’est-ce lui59 !
Le portrait d’Alfred est immobile, inanimé, froid ; il est l’exact contraire du désir qu’éprouve – et construit – Fanni. De la même façon, après une première effervescence de joie à la vue du portrait que Julie lui envoie d’elle, Saint-Preux se plaint ensuite de ce que l’image est froide et morte : « Je lui reproche […] d’avoir ta figure… et d’être insensible60 », écrit l’amant. « L’enchantement inconnu » qui caractérise Julie ne peut s’imiter, et SaintPreux entreprend de reconstituer ce « voile des grâces61 » qui compose la beauté de sa maîtresse, et qu’il dépeint bien mieux dans sa lettre62. Le rejet du portrait de l’amant rappelle par contraste le rôle important qu’il joue dans La Princesse de Clèves comme dans nombre de romans au XVIIe siècle. Dans le roman de Madame de Lafayette, le duc de Nemours
57. Prévost, Le philosophe anglais, op. cit., L. I, p. 42. 58. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., vol. II, IVe partie, l. XVII, p. 140-141. 59. Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., l. XLIII, p. 59, nos italiques. 60. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., vol. I, 2e partie, l. XXV, p. 353. 61. Id., p. 356. 62. À nouveau, nous notons un fonctionnement contraire dans Angola, où c’est à la vue du portrait de Luzéide que le héros sent naître sa flamme pour la princesse. Ainsi, dans ce roman libertin, l’on se contente des apparences pour attiser les désirs, ce qui explique comment une image visuelle peut être à la source des passions, contrairement aux romans dits sentimentaux qui fonctionnent à partir d’une image intérieure du corps.
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risque sa réputation en dérobant le portrait de celle qu’il aime et qui décide de se taire pour ne point lui nuire lorsqu’elle est témoin de la subtilisation. Le portrait du duc est lui aussi vénéré par l’héroïne : l’on se souviendra du beau jeu de regards mis en place dans une scène où le duc observe Mme de Clèves lorsqu’elle s’étale en rêveries devant son portrait : elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner63.
Nul doute que le flambeau symbolise le feu de son amour dans la contemplation du portrait. Cette lueur ignée donne sans doute à l’image un autre aspect que celui qu’elle prend à la lumière du jour. L’éclairage du portrait par le feu symboliserait ainsi la transformation du regard qu’opère l’amour dans le cœur de l’amant, comme en sont conscients nombre de personnages au XVIIIe siècle64. Le rôle important de la vue dans la littérature au XVIIe siècle, à travers les dispositifs du regard et de la peinture, est graduellement concurrencé par l’importance que prend le sens du toucher, sous l’impulsion du sensualisme surtout, dans la philosophie et l’esthétique au XVIIIe siècle. Aussi voit-on s’opérer parallèlement dans la littérature un écart grandissant entre un imaginaire intériorisé, libéré par la parole ou la musique, et un visuel ressenti comme trop figé et limité65. Dans les Lettres de Fanni Butlerd comme dans La nouvelle Héloïse, une tension fondamentale s’établit entre la froideur de l’image et la chaleur de l’imaginaire, à partir de l’opposition entre la peinture (le portrait) et l’écriture (les lettres). Celles-ci, en effet, sont source de chaleur et de désir, comme lorsque Julie écrit : Ce même feu qui brillait jadis dans tes yeux, se fait sentir dans ta dernière lettre ; j’y retrouve toute l’ardeur qui m’anime, et la mienne s’en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous séparer, pressons nos cœurs l’un contre l’autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l’absence et du désespoir66.
63. Madame de Lafayette, op. cit., L. IV, p. 166. 64. En effet, le corps qui s’emporte (par la passion ou la fureur) ne perçoit pas les choses de la même façon que quand il les observe de sang-froid : « l’ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreur de sens-froid », écrit Julie (Jean-Jacques Rousseau, op. cit., vol. I, 1re partie, l. V, p. 93). 65. Ce clivage se retrouve dans les propos de Marmontel touchant la supériorité de la poésie sur la peinture : « [la poésie] donne de la vie et de l’âme aux corps, une forme et des couleurs à la pensée, étend les limites des choses, et se fait des mondes nouveaux. […] mais le peintre, qui n’a que les couleurs, ne peut en imiter que ce qui tombe sous les sens de la vue. Le pinceau de Vernet ne rendra jamais dans une tempête le cri des matelots et le bruit des cordages. […] Le Titien n’exprimera pas les parfums exhalés des chevaux de Vénus » (art. « Poète », Éléments de littérature, Œuvres complètes de Marmontel, 1819, t. 5, p. 41-42). 66. Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, op. cit., vol. I, 2e partie, l. XXIV, p. 352.
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Le feu est communication, il est inséparable de la lettre qui permet la fusion des rêves et du corps. L’écriture est en effet génératrice d’une image intérieure, d’un corps imaginaire, qui permet de donner une durée au feu de la passion amoureuse. L’écriture en vient ainsi à fonctionner comme un substitut du corps absent de l’amant, et c’est dans les caractères tracés sur le papier que le désir se consume plus que dans la chair molle de l’être aimé. « Non, vous ne m’avez jamais écrit avec ce feu… », s’écrie Fanni, transportée d’amour à la vue des lettres de son amant : J’ai mis tout mon visage sur ce papier, qui a été dans tes mains. Je croyois t’entendre me parler, voir cette mine aimable, cette bouche dont le silence aussi doux que les expressions, plus animé peut-être…. Ah ! que je t’aime ! faut-il que je ne puisse que te l’écrire67 !
Fanni réagit par son corps à la lecture – l’impression des mots est source d’un désir de feu, et fait de Fanni comme de la nouvelle Héloïse un de ces personnages qui « brûle le papier », comme aurait dit Laurent Versini68. Dans la topique de la chaleur et de la froideur qui nous a intéressée ici, l’image joue un rôle régulateur du corps. Celui-ci n’est jamais directement accessible, mais demeure un objet de perception, un objet imagé donc mais non pas directement manipulable. Manon est comme une statue qu’on admire et qui peut même envoûter son amant-Pygmalion, mais restera muette et froide comme une œuvre d’art. Si à l’inverse Julie enflamme son amant par la chaleur de son corps vivant, il reste qu’un voile couvrira toujours la chair de son corps, que Saint-Preux ne peut violer qu’à travers son image. Ainsi, comme l’œuvre d’art est un objet inanimé qui peut toucher le spectateur au point de le transporter « vers » l’image, il y a dans les romans une impossibilité du désir, une opacité de la matière que le feu peut pénétrer mais non pas consumer. Pour brûler, l’amour doit faire perdurer le désir en évacuant le corps. Le feu de la séduction crée une illusion du corps, à la façon dont Fanni use de l’écriture pour créer un corps imaginaire qui est, plutôt que le corps de l’amant, la source de son propre désir. Le corps romanesque n’est-il jamais qu’une ombre ? Nathalie Kremer Université Catholique de Leuven
67. Marie-Jeanne Riccoboni, op. cit., l. LI, p. 68. 68. Laurent Versini, chapitre « Vertu et sentiment : des romanciers qui brûlent le papier », Le roman épistolaire, 1979, p. 100-127.
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Le corps romanesque
Textes cités Boureau-Deslandes, André-François, « Pigmalion, ou la Statue animée », Henri Coulet (éd.), Nouvelles du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2002, p. 337-352. Deneys-Tunney, Anne, Écritures du corps. De Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992. Diderot, Denis et Jean le Rond d’Alembert (éd.), ja raisonné des sciences, des arts et des métiers, Marsanne, Redon, 2000 [CD-Rom]. Du Bos, Jean-Baptiste, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993 [éd. Dominique Désirat]. Graffigny, Françoise, Lettres d’une Péruvienne, Paris, GF Flammarion, 2005 [éd. Thierry Corbeau]. Labé, Louise, Sonnets ; élégies ; débat de Folie et d’Amour : poésies, Paris, Flammarion, 1986 [éd. François Rigolot]. La Fayette, Madame de, La princesse de Clèves, Paris, GF-Flammarion, 1966. La Morlière, Jacques Rochette de, Angola. Histoire indienne. Ouvrage sans vraisemblance, Paris, Desjonquères, 1991 [éd. Jean-Paul Sermain]. Lojkine, Stéphane, « Les deux voies : scène et discours dans La nouvelle Justine de Sade », Le roman libertin et le roman érotique. Actes du colloque de Chaudfontaine des 9, 10 et 11 novembre 2002, Liège, CEFAL, 2005, p. 115-135. Marmontel, Jean-François, Éléments de littérature, Œuvres complètes de Marmontel, Paris, A. Belin, 1819, t. 5. Moser-Verrey, Monique, « Le langage du corps romanesque des Illustres Françaises (1713) à La sorcière de Verberie (1798) », Eighteenth-Century Fiction, 13 (janvieravril 2001), p. 349-388. Musset, Alfred de, Premières poésies (1829-1835), Paris, Flammarion, 1909. Le nouveau petit Robert. Dictionnaire de la langue française, Paris, Le Robert, 1993 [dir. Josette Rey-Debove et Alain Rey]. Prévost, Antoine François, abbé, Le philosophe anglais, ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, Paris, Desjonquères, 2003 [éd. Jean Sgard et Philippe Stewart]. —, Manon Lescaut, Paris, Librairie Générale Française, 1995 [éd. Catherine Langle]. Proust, Jacques, « Le corps de Manon », Eighteenth-Century Studies, 1 : 1 (1967), p. 5-21. Racine, Jean, Phèdre, Paris, Librairie Générale Française, 1985 [éd. Silvia Monfort et Alain Viala]. Riccoboni, Marie-Jeanne, Lettres de Fanni Butlerd, Collection complète des Œuvres de Madame Riccoboni, Neuchatel, De l’imprimerie de la Société typographique, 1773.
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Rousseau, Jean-Jacques, Julie ou la nouvelle Héloïse, Paris, Gallimard, 1993, 2 vol. [éd. Henri Coulet]. Sade, Donatien Alphonse François, marquis de, La nouvelle Justine, Paris, Gallimard, 1995 [éd. Michel Delon]. Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971. Stendhal (Henri Beyle), Armance, Paris, Gallimard, 1975 [éd. Armand Hoog]. Versini, Laurent, Le roman épistolaire, Paris, PUF, 1979.
Page laissée blanche intentionnellement
Subversion des images et des usages du corps romanesque chez Sade
Sade pose en exergue de son roman philosophique, Aline et Valcour1 une brève préface qu’il intitule « Essentiel à lire », où il formule quelques recommandations d’ensemble pour comprendre la portée philosophique de son « ouvrage » ; l’auteur « invite » les lecteurs à ne le juger qu’après l’avoir bien exactement lu d’un bout à l’autre : ce n’est ni sur la physionomie de tel ou tel personnage, ni sur tel ou tel système isolé, qu’on peut asseoir son opinion sur un livre de ce genre ; l’homme impartial et juste ne prononcera jamais que sur l’ensemble2.
Aline et Valcour forme donc un tout qui perd sa cohérence si on tente de le fragmenter : « physionomie » et « système » sont en lien direct, et il faut se garder d’isoler la description des personnages et les systèmes philosophiques car on risquerait de perdre la signification de l’œuvre. Il faut aussi se garder de dissocier les personnages qui sont associés selon la structure récurrente qui construit le roman : celle du diptyque3. Leur « physionomie » n’échappe pas à cette formalisation. Déjà, les deux histoires qui composent le roman forment un diptyque : la destinée du couple d’Aline et Valcour ne prend tout son sens que comparée à celle de Léonore et Sainville. Les portraits d’Aline et de Léonore s’opposent aussi et composent les deux volets d’un des diptyques du roman. Ce diptyque, essentiel, car formé par les deux principales héroïnes, comporte une valeur démonstrative forte pour la philosophie que Sade met en
1. Sade, Aline et Valcour ou le roman philosophique, 1994. Les citations renvoient à cette édition. Le roman étant épistolaire, le numéro de la lettre, abrégée en « L. », sera indiqué en chiffres romains. 2. Termes soulignés par moi, id. 3. Michel Delon, en particulier, dans son édition critique d’Aline et Valcour, 1990, a souligné la récurrence de cette structure qui construit la signification philosophique de l’œuvre, même si, dans le cas du « système » utopique qui l’irrigue, je préfère parler d’un triptyque formé par les épisodes de Butua, de Tamoé et des Bohémiens.
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scène dans son roman. La beauté « céleste » et « angélique4 » de la douce Aline s’oppose à la beauté érotique de Léonore aux « très beaux cheveux noirs5 » : deux physionomies opposées et deux caractères opposés, l’une sensible, l’autre libertine, qui sont en conformité avec les représentations des romans du XVIIIe siècle, en conformité donc avec les topoï6 qui relient physionomie et caractère dans un personnage ; deux destinées également opposées, mais qui ne correspondent pas à l’attente du lecteur et qui bousculent le topos reliant cette fois-ci physionomie et caractère au destin d’un personnage : c’est dans cet écart avec le topos que se lit la signification idéologique du diptyque. Il me semble, et c’est l’hypothèse que je tenterai de confirmer, que cet écart entre description de la physionomie et destin romanesque des deux principales héroïnes, constitue une subversion comparativement à la norme établie ordinairement par les romans. Dans Aline et Valcour cet usage subversif des topoï participerait du système duel qui anime l’ensemble de l’œuvre pour tenter de rendre compte de la complémentarité et de la totalité de la vie ; celle-ci, selon la philosophie sadienne, ne peut être enclose dans un pôle plutôt que dans un autre – positif ou négatif, vertueux ou libertin, blond ou noir … – mais elle possède la faculté d’aller de l’un à l’autre. Les topoï : le lien entre physionomie et caractère Je rappellerai d’abord très rapidement les deux intrigues principales qui se croisent en un vaste diptyque, dans ce roman épistolaire dominé par les deux figures féminines d’Aline et de Léonore : Aline aime Valcour, mais se refuse à lui par timidité et leur amour, contraire à la volonté paternelle, ne se réalisera jamais. Pire, Aline se suicidera. Léonore a l’audace de se donner à son amant, Sainville, contre l’autorité parentale, et verra son amour couronné par le mariage à la suite d’une longue quête aventureuse. La description physique des personnages correspond, dans l’ensemble de l’œuvre, aux caractères qui sont les leurs : nulle surprise de ce point de vue, mais un parti pris de conventions. Pour faire ressortir le physique éthéré d’Aline, Sade place son portrait en opposition avec celui de Dolbourg que son père, le Président de Blamont, veut lui faire épouser. Dolbourg est le disciple de l’exécrable libertin qu’est le 4. Sade, op. cit., L. XX, p. 119. 5. Id., L. XXIV, p. 184. 6. Je rappelle la définition proposée par Jan Herman dans son article « Définition improvisée du topos », 2006 : « Un topos est une situation narrative récurrente, reconnue (ou reconnaissable) comme le véhicule d’un argument » (www.satorbase.org dans « outils théoriques : Qu’est-ce que le topos narratif pour la Sator ? »).
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père d’Aline, et son physique est qualifié d’« épouvantable7 » selon le procédé de reconnaissance conventionnel des vertueux et des libertins, souligné par Sade lui-même dans son roman : la laideur de Dolbourg, sa lourdeur semblent n’être là que pour afficher son infamie et, en opposition, la beauté et la vertu d’Aline. Dans ce tableau apparaît encore la structure en diptyque systématisée par Sade. Déterville, l’ami de Valcour, lui décrit ainsi, dans sa « lettre première », le mari que Blamont veut donner à sa fille Aline : O mon ami, quel assemblage !…Unir à un mortel si prodigieusement ridicule une jeune fille de dix-neuf ans, faite comme les Grâces, fraîche comme Hébé, et plus belle que Flore ! À la stupidité même oser sacrifier l’esprit le plus tendre et le plus agréable ; adapter à un volume épais de matière l’âme la plus déliée et la plus sensible ; joindre à l’inactivité la plus lourde, un être pétri de talents, quel attentat Valcour8 !
Ce jeu de contrastes met en évidence la caractéristique du physique d’Aline : sa grâce, sa fraîcheur et sa beauté aériennes, parce qu’animées par « l’âme la plus déliée et la plus sensible ». Le lien corps/âme est nettement explicité selon une technique romanesque largement utilisée. Valcour qui est amoureux d’Aline la voit tout en « nuances » : « Elle n’est jamais jolie à une certaine heure comme elle la [sic] devient à l’autre ; je n’ai vu de mes jours une physionomie si piquante et si différemment expressive9 ». Malgré ces détails, le lecteur est livré à son imagination pour se faire une représentation précise d’Aline dont le corps n’est jamais évoqué avec précision. Il semble se refuser au dévoilement, même lorsque les circonstances semblent le demander : le corps d’Aline devenu la proie du libertinage de son père et de Dolbourg n’est guère évoqué dans la scène ambiguë du viol incestueux que rapporte Julie, sa servante : Mais les scélérats…je frémis en traçant ces indignités…ils osèrent porter des yeux impurs sur ce sein d’albâtre, agité de soupirs et de douleur…[…] Ils osèrent…Oh ! monsieur, n’en exigez pas davantage, leurs exécrations furent au comble…On me tenait pendant ce temps-là10.
Le singulier qui désigne la poitrine d’Aline, « ce sein d’albâtre », paraît interdire sa concrétisation réaliste. Il est un symbole, un symbole de sa pureté. Quant aux autres beautés du corps d’Aline, il n’en sera jamais question. Nous la voyons blonde parce que les divinités grecques, les Grâces, Hébé, et Flore, qui ont été convoquées pour la dépeindre sont constamment représentées sous des chevelures blondes. Botticelli en 7. Sade, op. cit., L. XXXVIII, p. 411. 8. Id., L. I, p. 49. 9. Id., L. VIII, p. 74-75. J.M. Goulemot rectifie dans sa note 44 : « le devient » pour « la devient ». 10. Id., L. LXVIII, p. 777.
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particulier, dans son allégorie mythique du Printemps mettant en scène ces divinités (fig. 1), ne peut qu’être évoqué par le lecteur à partir de la peinture de Sade. Cependant, chez Botticelli, la transparence des voiles accentue l’effet érotique tandis que le texte « gaze », selon l’expression consacrée au XVIIIe siècle, la beauté corporelle d’Aline pour mieux la voiler et la rendre transparente à l’âme. Au fil du texte d’ailleurs, Aline paraît perdre sa consistance physique : de divinité grecque elle se mue en un « ange11 » et même en un « dieu » aux yeux de son amant : elle est une « divine amie » à laquelle il rend un « culte » : Tendre et divine amie de mon cœur, que j’aime à m’imaginer quelquefois que vous n’avez reçu l’existence dans le sein de cette mère adorable que par le souffle de la divinité ; la mythologie des Grecs n’admettait-elle pas ces sortes d’existences ? […] Laissez-la-moi, cette opinion, ma divine amie, elle me console... Elle ajoute, ce me semble, encore au culte que je vous dois… Oui, Aline ? … oui, vous êtes fille d’un dieu, ou plutôt, vous êtes un dieu vous-même […] : vous purifiez tout ce qui vous touche, vous vivifiez tout ce qui vous entoure ; la vertu n’est douce qu’auprès de vous […] soutenue par l’empire de la beauté, c’est sous vos traits qu’elle captive, c’est par vous qu’elle séduit ; et je ne me sens jamais si honnête que lorsque je vous approche ou que je vous quitte12.
Tel est le discours amoureux qu’inspire la « beauté » d’Aline : c’est celui de la vertu la plus éthérée. On est dans l’ordre de l’impalpable. La beauté d’Aline acquiert une perfection quasi spirituelle qui transcende la matérialité de son corps et de tout ce qui l’entoure. Évidemment, le modèle rousseauiste de La nouvelle Héloïse est ici sous-jacent : Saint-Preux trouvait souvent les mêmes accents13, mais sa sensualité, de même que celle de Julie, était toujours perçue ; leur désir prenait chair et les deux amants finissaient par se donner l’un à l’autre en dépit des conventions sociales. Il semble, au contraire, que le corps d’Aline n’inspire aucune sensualité à Valcour dont l’amour ne s’exprime qu’en termes d’extase divine dépourvue de matérialité. Le topos qui relie la description angélique d’une jeune héroïne à sa vertu est ici développé à l’extrême. Mais le topos du lien entre la physionomie et le caractère acquiert un autre contenu avec Léonore puisqu’il s’agit de peindre une « aventurière » dont la « tournure » paraît « un peu suspecte » à Mme de Blamont et ses hôtes qui l’accueillent au château de Vertfeuille alors qu’elle a enfin retrouvé Sainville après une longue quête effectivement remplie d’aventures :
11. Id., L. XX, p. 119. 12. Id., L. III, p. 54-55. 13. On peut lire ici encore la volonté d’une parodie chez Sade.
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La tournure de la jeune personne nous parut d’ailleurs un peu suspecte. […] Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais affectée ; elle est compassée dans ses mouvements, et au travers de tout cela, cependant, on trouve de la candeur et de la modestie14.
Le topos est bien constitué par le lien entre l’aspect physique et le caractère, mais ici, il dénonce l’ambiguïté du personnage, une sorte d’opacité qui demeure tout au long du roman : le libertinage originel de Léonore – dans la mesure où elle a brisé la norme sociale en refusant un mariage pour se donner librement à son amant – n’empêche pas, au fil de ses aventures, une conduite vertueuse parce que soutenue par son amour pour Sainville, mais, en aucun cas, par la doxa15. Car sa philosophie est libertine et Léonore n’en fait pas mystère lorsqu’elle relate ses aventures. Elle n’est pas une nouvelle Mme de Merteuil dont l’apparence vertueuse cacherait une âme foncièrement libertine. Elle affiche la liberté qu’elle a prise dès l’âge de treize ans sous l’influence d’une amie de la comtesse de Kerneuil, sa mère présumée, de ne pas croire en les « chimères16 » de la religion. Grâce à cette institutrice immorale, elle a lu « tout ce qui a été écrit contre les opinions que [Mme de Blamont] adopt[e] » : Je les [les livres prêtés par l’amie] dévorai ; elle en raisonnait avec moi, m’affermissait dans les principes dont ces ouvrages m’offraient l’analyse, me les expliquait avec soin et se plut aussi, pendant deux ans, à nourrir mon âme d’une philosophie dont elle était enthousiaste. L’expérience, mes malheurs, l’image du monde ont vivifié dans moi ces systèmes et me les ont rendus si familiers, qu’il me serait bien difficile d’en adopter d’autres aujourd’hui17.
Elle ne peut exprimer plus clairement son écart de la norme chrétienne car elle ajoute : « Je n’ai pourtant pas anéanti l’idée d’un Dieu […] ; mais je crois ce Dieu au-dessus de tous les cultes, je suis fermement persuadée qu’il n’en mérite et n’en exige aucun…18 ». Et elle décèle le secret de l’ambiguïté de sa personnalité : ses « systèmes » de pensée qui ont remplacé les croyances adoptées par la société chrétienne n’empêchent pas un comportement conforme à la vertu : « Je les crois compatibles à la plus saine vertu19 ». Mais « la plus saine vertu » grâce à sa qualification de « saine » se détache radicalement de la vertu stéréotypée qui
14. Sade, op. cit., L. XXXIV, p. 185. 15. Je reprends sous ce terme la définition proposée par Jan Herman, art. cit. : « La doxa est l’ensemble de croyances, de convictions morales, d’images partagées par une collectivité à un moment donné. » Je qualifierai cependant la doxa de « patriarcale » ou « chrétienne » pour insister, en fonction du contexte, sur un aspect de cette notion qui est très englobante. 16. Sade, op. cit., p. 437. 17. Id., L. XXXVIII, p. 437-438. 18. Id., p. 438. 19. Ibid.
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consiste en la pudeur20 et surtout en la virginité pour une jeune fille. Il s’agit d’une vertu vivifiée par l’amour, ainsi que je le montrerai en seconde partie, et elle s’intègre au libertinage radical de Léonore. Cet affranchissement de la norme s’est trouvé encore fortifié, lors de sa quête de Sainville en Afrique, par dom Gaspard de qui elle a été aimée. D’où le caractère ambigu de la description de Léonore en parfaite concordance avec sa personnalité duelle : le topos est respecté, mais il a changé de contenu ; il n’exprime plus le lien entre évanescence corporelle d’une blonde et sensibilité ou sentimentalité, mais il met en relation ambiguïté physique et ambiguïté morale. De la sorte, Léonore s’oppose à la transparence d’Aline qui se découvrira être, au fil de la diégèse, sa sœur : le deuxième volet du diptyque, composé par les deux héroïnes, se construit tout en contraste. De Léonore, Sade précise même : « aucun trait ne la rapproche d’Aline21 ». Léonore est toute de beauté sensuelle et son corps ne cesse de se dévoiler au cours de ses aventures. Ce n’est pas une beauté mythique, mais une beauté inscrite dans la temporalité d’une époque, ne serait-ce que par l’habit qu’elle porte : Elle était habillée à l’anglaise, un élégant chapeau de paille sur les yeux, la taille mince et bien prise, de très beaux cheveux noirs, négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire dans les yeux ; le nez un peu aquilin, de belles dents, de très jolis détails, et une finesse étonnante dans les traits22…
La précision de la description est déjà telle que nous n’avons pas seulement une impression de l’héroïne, nous la voyons ! Et nous la voyons complètement dénudée, à l’exception du visage voilé, au royaume des anthropophages de Butua, après son enlèvement en Afrique avec deux compagnes, pour faire partie du sérail du roi Ben Maâcoro. Or il a chargé Sainville qui lui-même a été capturé sur ses terres, de sélectionner les femmes dignes de son harem. Léonore et ses deux compagnes, dans leur vénusté, composent alors un trio digne des Grâces de Botticelli selon la gravure que présente l’édition originale d’Aline et Valcour (fig. 2). Sans doute faut-il voir, dans le tableau ainsi composé qui évoque nommément les « Grâces », une volonté parodique chez Sade à l’égard de leur représentation dans l’allégorie du Printemps de Botticelli !
20. Clémentine, dont la personnalité offre une autre facette du libertinage, élabore un véritable catéchisme de l’anti-pudeur : la pudeur n’est que « vanité » et repose sur « l’opinion », voir id., L. XXXVIII, p. 549. 21. Id., L. XXXVI, p. 398. Aline apprenant que sa mère a peut-être eu pour amant le comte de Beaulé dans les premiers temps de son mariage et se sentant si différente de son père, en vient à se demander si elle ne serait pas la fille du comte, id, L. XXVIII, p. 173. Cette hypothèse serait conforme à l’opposition que l’on constate entre les deux sœurs. 22. Id., L. XXXIV, p. 84.
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Les captives destinées au sérail devaient, entre autres, être vierges, ce qui requerrait un examen approfondi : La troisième [femme] fixa plus longuement mes regards ; je dus la soupçonner d’être beaucoup plus jeune que les deux premières. Sa peau était éblouissante, et toutes les parties de son corps, formées par la main même des Grâces. Elle répugnait beaucoup à l’examen, et quand il fallut constater sa vertu, elle se défendit horriblement. […] Elle fut saisie, et je poursuivis mes recherches ; elles devinrent très embarrassantes. Pas assez bon anatomiste pour décider en dernier ressort sur une chose qui me parut douteuse, je me contentai d’établir sur cellelà, dans mon rapport […] que si les choses n’étaient pas tout à fait dans l’entier qu’il [le roi] leur désirait, il s’en fallait de si peu, que l’illusion lui serait encore permise23.
Non seulement la nudité est décrite dans sa perfection et son éclat, mais nous pénétrons jusqu’à l’intime de son anatomie en une scène scabreuse, du moins sensuelle, fort éloignée de la scène du viol d’Aline à peine suggérée. D’ailleurs l’effet érotique sur l’inspecteur de Léonore nous est immédiatement raconté : alors qu’il s’apprête à « chercher un peu de repos », l’image sensuelle de la jeune fille le hante : […] mes sens tranquilles jusqu’alors, s’irritèrent avec impétuosité. Je ne fus plus maître de les contenir ; il me semblait que l’amour même, entrouvrant les gazes qui voilaient cette malheureuse captive, m’offrait les traits chéris de mon cœur : séduit par cette douce et cruelle illusion, j’osais pour la première fois de ma vie, être un instant heureux sans Léonore. Je m’endormis […]24.
Si la vue d’Aline rend plus « vertueux » Valcour, celle de Léonore, bien qu’il ne l’ait pas reconnue puisque son visage est voilé, plonge Sainville dans l’érotisme et les plaisirs sensuels et solitaires. On ne peut accentuer davantage l’opposition entre les deux héroïnes tout en respectant les topoï du roman d’alors : une blonde héroïne évanescente et une brûlante brune ! Son entrée en aventure est particulièrement emblématique de cette sensualité dont la valeur est iconoclaste et libertine : c’est pour répondre à son amour pour Sainville, je le rappelle, qu’elle fuit un mariage imposé et elle se retrouve d’abord dans un couvent dont elle doit s’évader. Elle prend alors, pendant la nuit, la place d’une statue de sainte qu’un ouvrier emportait pour être réparée parce que précisément Sainville l’avait cassée pour permettre cette substitution : Une vieille religieuse était venue pendant la nuit prendre congé de la sainte […]. La vieille bégueule en larmes avait voulu la baiser au visage ; mais mal éclairée, oubliant sans doute le changement d’attitude de la statue, son acte de tendresse s’était porté vers une partie absolument opposée à la tête ; sentant cette partie couverte, et imaginant bien qu’elle se trompait, la vieille avait palpé pour se convaincre encore mieux de son
23. Id., L. XXXV, p. 273-274. 24. Id., L. XXV, p. 274.
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erreur. Léonore extrêmement sensible, et chatouillée à un endroit de son corps dont jamais nulle main ne s’était approchée, n’avait pu s’empêcher de tressaillir25.
Son évasion du carcan social et religieux symbolisé par le couvent est donc placée sous le signe de la sensualité et situe immédiatement le personnage hors des normes ; cette scène est bien emblématique, elle fait définitivement de Léonore une libertine en concordance avec les représentations romanesques du XVIIIe siècle. Aussi le diptyque composé par Aline et Léonore apparaît-il, dans un premier temps, en parfaite conformité avec les images et usages topiques dont les modèles se retrouvent à différents niveaux du texte. Mais Sade utilise ces topoï pour mieux servir la thèse de son roman philosophique et, de ce fait, il les subvertit. L’usage subversif des topoï L’aspect convenu du diptyque se trouve renouvelé, car la destinée des héroïnes ne correspond pas à leur description physique et morale. Sade provoque la rupture de la chaîne narrative de la topique générale, dans sa plus grande extension, qui relie l’aspect physique et les qualités morales à un troisième élément : le destin du personnage. Quelle en est la signification ? Le lecteur s’attend à deux histoires opposées : la blonde et sensible Aline verrait son amour vertueux pour Valcour récompensé par le mariage désiré ; la brune et libertine Léonore se verrait punie selon la morale chrétienne, périrait à l’issue d’une de ses aventures, ou se retirerait en pénitence dans quelque couvent pour y achever ses jours. Le roman de Choderlos de Laclos est dans toutes les mémoires, dans celle de Sade en particulier au moment où il écrit Aline et Valcour, en 1789. Or le dénouement des Liaisons dangereuses, roman des plus libertins, est moral, les personnages libertins condamnés, ce qui ne lui évite pas d’ailleurs un succès de scandale dès sa publication en 1782. Léonore, au contraire, voit sa prise de liberté et ce qui apparaît au clan des sensibles dans le roman comme sa dureté de cœur, récompensés par le mariage avec celui qu’elle s’est choisi, et par la fortune due à l’héritage laissé par sa mère empoisonnée par son mari, M. de Blamont maintenant reconnu père de Léonore. C’est à ce père, en dépit de son infamie, qu’elle verse une pension pour le confort de ses vieux jours. Tout cela est troublant : les libertins sont récompensés, tandis que la sensible et tendre Aline se voit contrainte de se suicider pour échapper au mariage avec l’infâme Dolbourg et rester fidèle au serment qu’elle a fait à Valcour de n’être à personne d’autre qu’à lui. La vertu mène au malheur – ce qui constitue une constante chez Sade –, le libertinage au bonheur !
25. Id., L. XXXV, p. 195.
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S’agirait-il de l’inversion simpliste d’une pensée manichéenne ? Assurément non, car Sade s’en explique à diverses reprises, à travers divers personnages dont Léonore, dans son roman : il a voulu représenter la totalité de la vie qui inclut une chose et son contraire dans l’indifférence des valeurs morales répartissant les actes entre Bien et Mal. La description et l’usage des corps dans ce roman sont donc au service d’une dialectique originale : ce qui apparaît comme l’expression physique de la vertu la plus délicate dégénère en désastre sous les coups de la grossièreté la plus infamante, un viol et un inceste26. N’est-ce pas la démonstration que le corps et sa beauté n’ont de valeur que par leur force érotique, vis erotica ? Tout personnage à qui manque cette vitalité est destiné à être victime : les vices et les débauches qui se pratiquent au royaume de Butua en sont la démonstration : seule la force y offre un pouvoir politique qui est d’abord sexuel et qui institue l’homme en « homo eroticus27 ». Sade reprend mais aussi dépasse la philosophie sensualiste : oui, la pensée de l’homme se forme à partir de ses sensations, mais, pour Sade, c’est son énergie sexuelle qui irrigue les diverses sensations et donc les idées. Ne peuton voir dans Aline et Valcour ce qu’Annie Le Brun appelle l’« aventure de la découverte de la dimension érotique28 » ? Car l’expression des corps est systématiquement érotisée : le corps exprime le manque ou la force voire l’excès de la pulsion sexuelle. Il ne fait aucun doute qu’Aline manque de cette vis erotica qui lui aurait permis de vivre son désir. Son amant, Valcour, la dilue dans l’expression de ses sentiments. Tous deux sont trop respectueux des conventions sociales pour les enfreindre ; le roman démontre que c’est faiblesse et que la faiblesse conduit à la mort ou à la disparition : Aline est acculée au suicide par son irrésolution à prendre son destin en main29, Valcour se retire du monde et entre en religion à l’abbaye de Sept-Fonds30.
26. Sade discute de l’inceste en tant qu’exemple emblématique de l’irrationalité des tabous et préjugés, ainsi que nombre d’auteurs des Lumières comme Diderot, Rétif de la Bretonne et Casanova ; voir en particulier la « Nouvelle espagnole » qui illustre le débat, Id., L. XXXVIII, p. 555-569. 27. Pierre Favre, Sade utopiste. Sexualité, pouvoir et état dans le roman « Aline et Valcour », 1967, p. 27. 28. Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, 1992, p. 256. 29. C’est par ces paroles à sa femme de chambre qu’elle annonce son suicide : « Allons […], il faut s’y résoudre… que la volonté de Dieu soit faite… », Sade, op. cit., L. LXVIII, p. 782-783. 30. Dolbourg, se retire, lui, du jeu libertin, écœuré de la fin tragique d’Aline : « cet épouvantable événement m’ouvre enfin les yeux sur les désordres de ma vie. […] Ô fille céleste ! continua-t-il, en prenant une des mains de ma maîtresse qu’il couvrit de ses larmes, pardonne-moi le crime dont je suis cause », id., L. LXVIII, p. 786.
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Au contraire, dès le départ, Léonore, mais aussi Sainville, affirment leur désir. C’est Léonore qui, la première, offre la preuve de sa puissance lorsqu’ils se heurtent à leurs parents qui ont prévu d’autres mariages que le leur : Léonore fut avertie la première ; elle m’instruisit de nos malheurs ; elle me jura que si je voulais être ferme, quels que fussent les inconvénients que nous éprouvassions, nous serions pour toujours l’un à l’autre31.
La fermeté de Léonore dans l’accomplissement de son amour ne faiblira jamais et c’est en cela que réside sa vertu qui retrouve son sens étymologique reliant ce terme à « vis ». Rien de comparable avec celle d’Aline conforme seulement à la doxa patriarcale et faite de passivité et de docilité envers ses parents ! Léonore et Sainville offrent la preuve de la force désirante qui les anime, dans leur quête l’un de l’autre d’un continent à l’autre, de l’Europe à l’Afrique et de l’Afrique aux îles du Pacifique à travers de multiples péripéties qui mettent leur vie en jeu. Il est remarquable de voir que c’est justement grâce au désir que son corps inspire que Léonore sauve son existence : Léonore éveille systématiquement le désir et l’amour de sept hommes et une femme au fil de ses aventures. J’évoquerai deux exemples de la puissance érotique qui permet à Léonore de se sauver des situations les plus périlleuses. Tout d’abord, en Afrique, Léonore a dû se déguiser en garçon noir pour fuir en compagnie de dom Gaspard, Duval, son précédent amant. Ils ont été capturés avec d’autres voyageurs par un prince africain, roi de Sennar, qui décide de les empaler pour son plaisir : Pour l’accomplissement de cette cérémonie […] la portion de chair que l’on découvre est celle que la nature a placée au bas de nos reins ; et cela, pour que rien ne puisse mettre obstacle à l’introduction du pieu dans la partie destinée au supplice. On dégarnit donc promptement, aux yeux du monarque observateur ce qui gênait dans moi le local nécessaire à l’action ; mais jugez ce que je devins, quand j’entendis, dès qu’on me vit nue, des cris tumultueux retentir dans toute l’assemblée, et le bourreau lui-même me repousser avec horreur. Trop émue de mon sort, je n’avais pas pensé à la surprise que je devais naturellement causer en présentant un derrière assez blanc sous un buste fort noir32…
Le déguisement est donc découvert : Léonore réapparaît dans sa nudité féminine et le désir qu’elle inspire la délivre de l’empalement : « le roi […] m’ayant malheureusement trouvée à son goût sous cette métamorphose, il me déclara qu’il fallait m’apprêter à recevoir, dès la même nuit, l’honneur de servir ses plaisirs33 ». C’est donc le pouvoir érotique de son corps et ce qui
31. Id., L. XXXV, p. 188. 32. Id., L. XXXVIII, p. 443. 33. Id., p. 444.
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est particulièrement emblématique, du bas de ses reins, siège de la puissance sexuelle, qui la sauve d’une mort certaine. Sade souligne la portée érotique de cet épisode en introduisant les commentaires d’un des auditeurs du récit de Léonore, le comte de Beaulé : « voilà peut-être la première fois de la vie qu’une jolie femme se sauve par de tels moyens ; il en est mille qui se seraient perdues pour avoir montré ce que vous fîtes voir34 ». Et le comte semble inviter le lecteur à jouir lui-même de la sensualité de la scène car il ajoute : « […] Je vous assure que cette partie blanche en contraste avec un mufle noir devait produire un des plus plaisants effets35 ». Cette interruption du récit de Léonore qui en souligne la nudité, constitue une sorte d’hypotypose qui érotise le corps. Cependant la suprématie sensuelle de la beauté de Léonore ne se révèle jamais aussi bien que lorsqu’elle parvient à juguler le désir bestial du roi des anthropophages, Ben Maâcoro, dont la description de l’utopie de Butua a fait connaître l’ampleur au lecteur. Alors que les femmes sont les dernières des esclaves dans ce royaume où prime la force et le pouvoir sexuel qu’elle confère, une toute jeune femme, Léonore, parvient à son tour à exercer un véritable pouvoir sexuel en soumettant le cruel Ben Maâcoro à son propre désir : – …il faut que tu cèdes, à mes genoux, les droits imaginaires de la force, pour ceux de ma faiblesse ; c’est moi qui te commanderai… tu m’obéiras… tu démêleras mes désirs… tu les satisferas… tu seras mon esclave, je t’enchaînerai, et le bonheur auquel tu aspires sera le prix de ta soumission36.
Nous sommes en plein jeu érotique et la puissance est du côté de Léonore, celle dont le nom signifie lionne. D’autant plus que la puissance sexuelle lui donne beaucoup d’esprit et qu’elle parvient à échapper à Ben Maâcoro en préservant sa vertu, non pas pour se conformer à quelque précepte moral, mais par amour pour Sainville. C’est donc le désir érotique qui préside à la vertu de Léonore en dehors de toute contrainte morale et de toute norme conforme à la société qui révolte Sade embastillé au moment où il écrit Aline et Valcour : « Écartez-vous de la règle, moquez-vous de la loi, ne respectez que l’homme et la nature37 », fait-il dire à Brigandos, chef d’une troupe de bohémiens : la vis erotica est l’expression même de cette nature et Léonore est l’incarnation de son activité. En définitive, si dans un premier temps, on peut considérer qu’il y a bien rupture de la chaîne narrative qui constitue le lien topique « physique, moral, destin des personnages », la vis erotica réintroduit, dans un deuxième temps, une nouvelle logique, libertine, qui rétablit le lien, mais en dehors
34. Id., p. 445. 35. Ibid. 36. Id., p. 466. 37. Id., p. 540.
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de toute notion de topos. Sade a, en effet, d’abord introduit une sorte de décrochage du dernier maillon de la chaîne, en désaccord avec l’attente du lecteur forgée précisément par le topos. Celui-ci appelait un lien logique selon les normes chrétiennes de l’époque : le physique répond du moral et s’il est éthéré, la destinée du personnage ne sera que beauté, en récompense de sa vertu et inversement, si sensualité et ambiguïté morale sont les marques du personnage, sa destinée sera malheureuse, en réponse à son a-normalité. La force de ce schéma topique est accrue du fait que les personnages sont féminins car ils se doivent de se conformer à la doxa patriarcale qui rigidifie le moralisme chrétien. Si Sade subvertit les topoï narratifs, c’est qu’ils sont les équivalents des préjugés qu’il tente de détruire. Il devait donc rompre la chaîne qui compose le topos en signe de son libertinage qui rompt avec la norme morale. Mais en même temps qu’il détruit, il reconstruit une nouvelle forme de logique38, celle qui révèle la domination de l’érotisme dans toutes les expressions de la vie : le pouvoir est d’ordre sexuel, les destinées d’Aline et Léonore en sont la démonstration. La sensualité, ou l’absence de sensualité, entraîne réussite ou échec en une suite narrative qui relie « héroïne blonde ou brune, évanescente et sensible ou sensuelle et libertine, victime ou victorieuse ». Le corps de Léonore est un corps en mouvement, affrontant la traversée des mers et celle d’un continent tel que l’Afrique : tous les éléments de sa beauté sont mis en œuvre pour ravir au sens concret du terme et entraîner ses captifs à servir ses desseins. La densité charnelle de Léonore, la sensualité qu’elle dégage semblaient devoir faire obstacle à la réalisation d’une destinée heureuse. En fait, elles valorisent la liberté capable de rompre l’emprisonnement par les conventions. Léonore confirme sa puissance érotique à l’épreuve de l’aventure et c’est elle qui connaît le bonheur final. Au contraire, le corps d’Aline dépeint pour montrer en transparence sa belle âme se révèle sans puissance amoureuse. La vertu en elle n’est qu’obéissance à des règles préétablies et qui ont dégénéré, si l’on suit la démonstration que Sade ne cesse d’en faire dans ce roman où les représentants de la religion sont tous des hypocrites. Le corps d’Aline est caractérisé par son statisme et sa passivité et les émois de son âme ne parviennent pas à l’animer pour l’amener à triompher des obstacles. Elle subit sa passion pour Valcour et s’enlise dans ses pleurs jusqu’à la mort. Le corps d’Aline semblait 38. Sade, Aline et Valcour comme dans ses autres œuvres, démontre combien la mort est dans l’ordre naturel pour que naissent de nouvelles formes : dès qu’une vie, une société (celle de Butua par exemple), un système idéologique ne sont plus assez forts pour se maintenir, ils périssent nécessairement et de leur décomposition surgissent d’autres vies, sociétés ou idéologies.
Subversion des images et des usages du corps romanesque chez Sade
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incarner la vertu et le bonheur qui doit en découler conformément aux topoï orchestrant la doxa d’une société qui se représente dans les romans par leurs dénouements édifiants. Sade les détourne au service d’une philosophie qui démontre la puissance d’un éros au-dessus des lois sociales habituelles. Ainsi se trouvent modifiées philosophiquement les images usuelles du corps romanesque puisque tous les éléments descriptifs du corps d’Aline et de Léonore sont asservis à une démonstration idéologique qui est le propre de Sade et qui brise les représentations habituelles de la société : Sade est ici un briseur de topoï 39. Marie-Françoise Bosquet Université de La Réunion
39. Mais si l’on cherchait à établir les topoï propres au corpus constitué par la littérature libertine sous l’Ancien Régime, la chaîne narrative, « héroïne blonde ou brune, évanescente et sensible ou sensuelle et libertine, victime ou victorieuse », deviendrait un topos.
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Textes cités Favre, Pierre, Sade utopiste. Sexualité, pouvoir et état dans le roman « Aline et Valcour », Paris, PUF, 1967. Herman, Jan, « Définition improvisée du topos », http://www.satorbase.org/index. php?do=outils#definitions (consulté le 8 mai 2008). Le Brun, Annie, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard, 1992. S ade , Donatien Alphonse François, marquis de, Aline et Valcour ou le roman philosophique, Paris, Le livre de poche classique, 1994 [éd. Jean M. Goulemot]. —, Aline et Valcour ou le roman philosophique, Paris, Gallimard, 1990 [éd. Michel Delon].
Figure 1 : Sandro Botticelli (1445-1510), Le printemps, ca. 1485, tempera sur toile, 172,5 x 278,5 cm, Florence, Galerie des Offices.
Subversion des images et des usages du corps romanesque chez Sade
Figure 2 : Anonyme, Toutes les parties de ce beau corps étaient formées par la main des Grâces, dans Sade, Aline et Valcour ou le roman philosophique, Veuve Girouard, 1795, p. 200, image tirée de Aline et Valcour ou le roman philosophique, Paris, Gallimard, 1990, t. 1, p. 607, pl. XXXV.
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Diderot et les tiers écoutants ou le corps comme lieu de la conversation1
Pour parler la langue de Claudel, il sera ici question de l’œil diderotien qui écoute, et de l’oreille diderotienne qui voit. Suivant cette façon de penser, les pages qui suivent envisageront l’œil et l’oreille intérieurs qui sont tous deux « figuratifs », en gardant en tête le sens grec qu’Erich Auerbach a réinséré dans notre notion latine de figura, c’est-à-dire celui d’une représentation verbale ayant « une composante de mouvement et de transformation2 ». Comment les écrits esthétiques de Diderot, en particulier ceux qui traitent des images, nourrissent-ils l’écriture romanesque, voilà la question qu’il convient d’examiner3. Nous suivrons ici l’idée de Jacques le Rider qui, dans son livre Les couleurs et les mots au chapitre intitulé « Rendre la vue à l’écriture », trace l’évolution de la pensée trans-sémiotique de Diderot. Alors que le philosophe partageait, au début de sa trajectoire esthétique, la vision sémiotique d’un « homme d’écriture et de théorie4 », après le travail des Salons (« une bonne école pour Diderot », dit Le Rider5) et après toutes les mésaventures rencontrées avec les planches qui accompagnent parfois avec difficulté le texte de l’Encyclopédie, le même Denis Diderot ne considère plus la communication visuelle en termes de langage écrit mais plutôt comme quelque chose de radicalement autre, susceptible même d’influer sur l’expression verbale, en l’occurrence l’écriture philosophique et romanesque. L’écriture romanesque de Diderot connaîtra des changements permanents une fois que le philosophe aura entamé son
1. Cet article est redevable envers tous ceux et celles qui m’ont précédé sur le terrain des relations entre les mots et les images chez Diderot (Sylviane Albertan-Coppola, Else-Marie Bukdahl, Michael Cartwright, Philippe Déan, Jacques Le Rider, Louis Marin, Gita May, Robert Niklaus, Bernard Vouilloux et, beaucoup plus près de nous, Stéphane Lojkine). 2. Erich Auerbach, Figura, 1993, p. 14. 3. La relation inverse devrait être, elle aussi, honorée d’une étude : la façon dont l’écriture romanesque de Diderot influe sur ses réflexions esthétiques, sur ce qu’on pourrait appeler sa sémiotique visuelle. Cela fera l’objet d’un autre travail. 4. Jacques Le Rider, « Rendre la vue à l’écriture », Les couleurs et les mots, 1997, p. 61. 5. Id., p. 63.
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aventure salonnière. Louis Marin l’affirme avec brio en montrant, dans Des pouvoirs de l’image, que Diderot ne cherche pas simplement à décrire pour les lecteurs de La correspondance littéraire des tableaux qu’ils n’auront jamais sous les yeux6. Diderot cherche à créer un nouveau tableau « verbal » avec les mots qu’il écrit. C’est un vaste projet que d’étudier les multiples façons dont Diderotphilosophe entre en contact avec les images artistiques de son époque, de comprendre comment la connaissance intime de la production artistique de son temps déteint sur sa propre écriture, à la fois philosophique et romanesque. Dans ce vaste champ nous nous concentrerons ici sur un nombre limité d’images et de citations tirées des écrits du philosophe. Pour les exemples littéraires, nous nous restreindrons à deux écrits romanesques, Jacques le fataliste et Le neveu de Rameau7. L’art visuel est générateur de mots chez Diderot, cela est bien connu. Littéralement, la peinture engendre l’écriture « philosophique » des Salons, leur auteur passant dans un premier temps, plus ou moins rapidement, devant les tableaux qu’il désire « décrire », prenant des notes plus ou moins détaillées lors de son passage, et rentrant plus tard chez lui où, en l’absence des tableaux observés, il se met à écrire ses pensées et impressions à leur sujet. Pour prendre les termes de John Searle, la « direction d’ajustement » (direction of fit) du langage des Salons va du monde (des images) vers les mots8. Comme on peut l’observer, il se produit, à l’intérieur de la conception de l’art que partagent les lettrés du XVIIIe siècle, une radicale mise en question de la prétendue nécessité pour les images de parler comme si elles étaient des mots. Se libérant de plus en plus des discours biblique, littéraire et philosophique, les images commencent au XVIIIe siècle à « parler » de plus en plus comme des images. Peut-on aller jusqu’à dire que le langage des images naît au XVIIIe siècle ? En tout cas, aux corps visibles sur les tableaux qu’il aime, Diderot permettra de parler, eux aussi, comme des images.
6. La chose est frappante quand Marin (« Le Descripteur fantaisiste », Des pouvoirs de l’image. Gloses, 1993, p. 72-101) analyse les démarches rhétoriques de Diderot qui parle dans le Salon de 1765 du tableau Une marche d’armée de Francisco Giuseppe Casanove, tableau qui aura plus tard disparu, après avoir été « capté » une fois sur une aquarelle de Gabriel-Jacques de Saint-Aubin. 7. Comme le fait Michel Delon dans le premier volume de la nouvelle édition de la Pléiade des œuvres de Diderot (édition qui aura quatre volumes), il faut classer Le neveu de Rameau parmi les écrits romanesques. Dans un livre plein de bonnes suggestions, Regarder, écouter, écrire, 1993, Claude LéviStrauss souligne le côté « musical » du personnage Rameau. À ces réflexions nous ajouterons encore des commentaires supplémentaires sur la nature visuelle du neveu. 8. John R. Searle, Expression and Meaning, 1979, p. 3-5.
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Il est possible, voire souhaitable, d’examiner de plus près « la direction d’ajustement » qui va des images vers les mots pour parvenir à distinguer deux façons de comprendre les images qui « parlent ». En premier lieu, on peut considérer les images dans leur spécificité, c’est-à-dire en ce qu’elles possèdent des moyens spécifiques (couleurs, lignes, intensité lumineuse, etc.) qui susciteront ensuite des réactions verbales de la part de celui qui les contemple et qui cherche à les (faire) comprendre. C’est le cas d’un grand nombre des commentaires inscrits dans les Salons : Diderot remarque une couleur, un angle lumineux, une ligne ou une forme, quelque chose qui le frappe ; il veut alors faire partager son étonnement, son admiration ou même sa désapprobation aux lecteurs de La correspondance littéraire9. Cette façon de concevoir la « direction d’ajustement » des images vers les mots nous intéresse moins que la seconde. En second lieu, on peut considérer que le « sujet » ou « thème » de la peinture comporte, voire engendre, lui-même des mots. Dans ce cas, un contenu sémantique, possiblement partagé par des mots et des images, devient le centre de l’échange entre les images du monde de l’art et les mots du monde du commentateur. Et ce contenu signifiant se fait recouvrir de plusieurs « couches » sémantiques lorsqu’il est lui-même d’ordre langagier. Dans le corpus étudié par Diderot, nombreux sont les tableaux qui montrent ainsi la conversation en action et qui suscitent chez leur commentateur des réflexions verbales qui sont de nature métalinguistique, parce qu’elles relèvent de commentaires sur des images qui traitent elles-mêmes du fonctionnement du langage dans la situation sociale de l’échange verbal. Nous nous proposons de suivre de plus près le voyage sémantique où des pratiques spécifiques de l’échange verbal sont d’abord assujetties à une analyse picturale (celle de l’artiste qui peint la conversation) et où l’analyse picturale devient ensuite l’objet d’un deuxième traitement, analytique celuilà, par le langage du commentateur. Une véritable histoire de la conversation se laisse lire dans les écrits philosophiques et romanesques de Diderot, histoire dans laquelle il prête souvent attention à des tableaux qui traitent eux-mêmes d’aspects cachés de l’échange verbal en train de se dérouler. Ces sujets de conversation entrent dans un premier temps dans ses textes esthétiques proprement dits ; ils se poursuivent ensuite dans ses « romans » tels Jacques le fataliste ou Le neveu de Rameau.
9. Dirigée d’abord par Friedrich Melchior Grimm et ensuite par Jacques Henri Meister, La correspondance littéraire (1753-1813) est une revue manuscrite, plus ou moins clandestine, distribuée à une quinzaine de personnes « éclairées » à travers l’Europe des Lumières. Voir Friedrich Melchior Grimm, Guillaume Thomas Raynal et Jacques Henri Meister, Correspondance littéraire, 1887-1882.
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Devancier et source majeure de la pensée féconde de Gotthold Ephraïm Lessing sur le Laocoon10, Diderot apprécie la composante temporelle des arts, visuels comme langagiers, et s’intéresse intensément aux diverses manières dont le temps est traité en peinture et en littérature. Un des terrains les plus propices pour observer le temps « en marche » se trouve précisément dans la conversation, activité mondaine revêtant une importance incomparable dans la vie de n’importe quel citoyen bien pensant de la République des Lettres. La conversation comme activité sociale n’est pas uniquement le signe d’un loisir et d’un certain standing social ; c’est surtout un art du kaïros11 consistant à savoir tirer le parti maximal du moment. Que le Diderot-esthéticien veuille souligner la nécessité pour l’art visuel de bien choisir le moment qu’il convient de peindre, Jean Starobinski l’a bien montré pour les Salons12. On pourrait repérer ce même désir de choisir le bon moment dans la Lettre sur les sourds et muets où Diderot explique que, contrairement à ce que peut faire la sculpture, la peinture est dans l’impossibilité rédhibitoire de représenter correctement la tête de Neptune sortant de l’eau, car le moment précis où la tête commence à sortir de l’eau ne sera jamais le « bon moment » pour la peinture qui ne saurait représenter le dieu autrement que comme une sorte de figure décapitée13. Il faudrait examiner plus avant le lien qui réunit cette philosophie diderotienne du « bon moment » dans la peinture à l’art de savoir profiter du « bon moment » dans la conversation. On sait, par exemple, le rôle de premier plan qu’Emmanuel Godo attribue à Diderot dans sa récente Histoire de la conversation. Godo cite longuement le témoignage de l’abbé André Morellet qui, tout à fait admiratif, évoque dans ses écrits le talent conversationnel hors pair que possédait Diderot ; il souligne entre autres la capacité extraordinaire qu’avait le philosophe de tenir en haleine ses interlocuteurs pendant plusieurs heures d’affilée. Il remarque ensuite que la conversation n’est pas seulement chez Diderot un art parmi les autres, mais que c’est aussi pour lui « le paradigme de toute écriture, de toute philosophie 10. Laocoon était un prêtre de Troie puni par les dieux grecs pour ne pas avoir voulu introduire le cheval de bois dans sa ville. Ce personnage mythique est le sujet d’une illustre statue de l’Antiquité, découverte en 1506, qui donne lieu à de nombreux commentaires dans l’Allemagne des Lumières, dont celui de Lessing, lequel insiste notamment sur la représentation du temps dans cette sculpture. Voir Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon, 1990. 11. Voir, pour ce terme grec, les travaux de Barbara Cassin, et notamment son Plaisir de parler, 1986. 12. Analysant Corésus et Callirhoé de Fragonard, Jean Starobinski développe ses commentaires sur la notion de moment prégnant dans Le sacrifice en rêve, 1991, p. 69-101. 13. Denis Diderot, Lettre sur les aveugles. Lettre sur les sourds et muets, 2000, p. 127.
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et de toute connaissance14 ». Rien de plus naturel, alors, que de chercher dans la critique d’art de Diderot les moments où il remarquerait un art visuel qui parlerait des pouvoirs et secrets de la conversation. Évidemment, c’est une bien « étrange machine qu’une langue15 ». Jacques le fataliste, on le sait, est un roman qui parle tantôt explicitement, tantôt implicitement, de l’art de la conversation. Il est loisible de comprendre le méta-roman de Diderot comme une mise en scène romanesque avec mille variantes présentant les multiples formes que peuvent revêtir les échanges conversationnels chez les êtres humains qui n’ont, finalement, « que cela à faire » dans leur vie. Car Jacques le fataliste relève bel et bien de l’art de la conversation effrénée : cet art implique le voir, l’ouïr et le sentir, les trois ensemble. Il implique, on pourrait le dire, le corps tout entier. Et cet art fait en sorte que le jeune Diderot, qui s’était transformé, par la force des choses (c’est-à-dire de façon autodidacte), en critique d’art et esthéticien, deviendra, plus tard, un Diderot tout à fait renouvelé dans sa façon d’écrire la fiction littéraire. Les lecteurs de Diderot connaissent bien la scène, décrite d’abord pour le Salon de 1765, d’un moine débauché pris en flagrant délit avec deux jolies filles dans un fiacre qui se renverse en plein Paris populaire suite à un accident malencontreux16 ; ce même passage se retrouvera, avec quelques petits changements, dans le roman Jacques le fataliste17. Dans un livre récent, Bernard Vouilloux signale une différence importante entre les deux versions de cette scène : ce qui était donné, dans le texte du Salon, comme une suggestion amicale de la part d’un Diderot goguenard envers le pauvre Pierre-Antoine Baudouin souffrant, selon le philosophe, d’une incapacité remarquable à trouver de bons sujets pour ses tableaux, devient dans Jacques le fataliste une suggestion ironique faite plutôt à l’adresse de Jean-Honoré Fragonard. Mais on pourrait aussi insister sur les changements apportés par le roman au rôle joué par les multiples spectateurs de cette scène. Une réaction qui était surtout verbale dans le Salon – « Il a chié au lit ! Il a chié au lit » – se transforme chez Jacques en tableau plus mouvementé, c’est-à-dire beaucoup plus « visuel » : « Cependant la populace s’est attroupée ; les polissons accourent et poussent des 14. Emmanuel Godo, « Colloque sentimental et fête savante : la conversation au XVIIIe siècle », Une histoire de la conversation, 2003, p. 169. 15. Denis Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, 1995, p. 219. 16. Denis Diderot, Salon de 1765, 1984, p. 169-170. On trouve une ancienne illustration de cette scène dans Denis Diderot, Jacques le fataliste, An VI, reprise dans Denis Diderot, Contes et romans, 2004, p. 894. 17. Cette scène de Jacques de fataliste se trouve également dans Denis Diderot, Contes et romans, op. cit., p. 814-815.
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cris ; les marchands et les marchandes ont bordé le seuil de leurs boutiques, et d’autres spectateurs sont à leurs fenêtres18 ». On voit là un exemple, analysable certes dans son contenu explicite, d’une scène romanesque qui insiste sur la participation active des spectateurs à la scène. Ces spectateurs multiples font en sorte qu’un simple accident de rue devient une scène scandaleusement publique. Souvent dans ce roman, les commentaires sur les échanges verbaux soulignent la dimension « hiéroglyphique » de l’écriture – on dirait aujourd’hui sa « performativité » : un tel plan de significations figurales ne se laisse pas entièrement analyser à partir du contenu explicite des mots, mais exige plutôt une analyse globale qui tienne compte de la dimension signifiante du texte comme « corps-signe19 ». Pour dire les choses rapidement, on pourrait postuler que la performativité de Jacques le fataliste se trouve à lire dans la façon dont de nombreuses scènes se constituent en spectacles qui ont besoin d’un public pour se faire comprendre. Jacques le fataliste serait, de ce point de vue, constamment à la recherche de ses spectateurs, tantôt présents (comme dans la scène du fiacre renversé), tantôt ailleurs ou absents (lorsque, par exemple, le maître s’endort en écoutant parler Jacques). Cette recherche du spectateur-écouteur parfois absent s’illustre à merveille sur la jaquette d’une ancienne édition de poche de ce roman qui montre un autoportrait peint par un grand contemporain de Diderot, l’anglais Joshua Reynolds20. Elle figure un personnage cherchant à reconnaître la personne qui est en train de parler en face de lui mais que le jeune personnage peint n’arrive pas à voir. Car Jacques le fataliste n’est pas seulement un roman sur l’art de la conversation, il est aussi un texte qui parle de l’art de prêter attention à autrui, l’art de l’écoute, l’art difficile de manifester du respect pour son interlocuteur, l’art de trouver la personne qui veut bien écouter, l’art enfin d’assumer le rôle, souvent difficile, de celui qu’on peut appeler le tiers écoutant. Dans l’autoportrait choisi, qui date de 1748, le personnage porte sa main au-dessus de ses yeux pour mieux voir ceux et celles qui le regardent. Signalons que les éditeurs auraient aussi pu choisir pour leur jaquette un autre autoportrait du même Reynolds, celui-ci beaucoup plus émouvant dans sa recherche de l’autre qu’il n’entend pas, l’autoportrait peint en 177521,
18. Id., p. 814. 19. J’emprunte cette notion aux travaux du Cercle de Bakhtine. Voir à ce propos Anthony Wall, Ce corps qui parle. Pour une lecture dialogique de Denis Diderot, 2005, p. 29-30, 68-70 et 148-154. 20. Joshua Reynolds, Autoportrait, vers 1747-1749, huile sur toile, 63,5 x 74,3 cm, Londres, National Portrait Gallery. 21. Joshua Reynolds, Autoportrait en homme sourd, vers 1775, huile sur bois, 79,9 x 62,2 cm, Londres, Tate Britain.
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tableau d’une puissance extraordinaire dans lequel Reynolds dramatise au plus haut point la relation avec la personne absente, personne qu’il n’entend pourtant pas car, dans cette œuvre, Reynolds se peint en homme sourd, de plus en plus coupé du reste du monde qui l’entoure. Jacques le fataliste peut se lire comme l’exemple d’une œuvre écrite qui incorpore dans sa propre textualité verbale des modes de signifier qui, de prime abord, sembleraient appartenir exclusivement au signifier visuel. Dans l’exemple du fiacre renversé, nous avons affaire à un texte « esthétique », d’abord conçu pour faire partie de la discussion philosophique d’un peintre, et le texte vient ensuite s’insérer dans l’écriture romanesque du philosophe. Il ne serait pas difficile de multiplier des exemples semblables tirés de la vaste œuvre de Diderot. Nous n’en évoquerons cependant qu’un seul autre. Dans les Essais sur la peinture on peut lire le passage suivant : Dans la société chaque individu de citoyens a son caractère et son expression : l’artisan, le noble, le roturier, l’homme de lettres, l’ecclésiastique, le magistrat, le militaire. Parmi les artisans il y a des habitudes de corps, des physionomies de boutiques et d’ateliers22.
Dans Le neveu de Rameau la même réflexion se transforme en une série de remarques sur les habitudes langagières et comportementales qui caractérisent chaque métier, ce que Diderot appelle les « idiotismes de métier23 » ; elle s’accompagne d’une autre suite d’observations sur les habitudes du corps, qu’il appelle la « pantomime des gueux » : « un homme nécessiteux ne marche pas comme un autre ; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne24 ». On pourrait affirmer qu’une bonne partie du caractère visuel du Neveu de Rameau vient des travaux esthétiques de Diderot où il a appris, en mettant « la main à la pâte », à respecter le langage des images et l’ordre visuel du signifier humain, où il a appris aussi à ne pas considérer images et mots comme de simples variantes susceptibles de se substituer les unes aux autres, mais comme des modes de signifier complémentaires, voire parfois contradictoires, qui se juxtaposent sans relâche. On discerne une composante nettement visuelle dans la manière dont Diderot entreprend son écriture romanesque, et ce pas seulement dans ses textes plus tardifs. Son intérêt visuel pour le fonctionnement du langage verbal est aussi documenté dans plusieurs écrits esthétiques. À partir de trois toiles qu’il étudie respectivement en 1761, en 1763 et en 1767, à savoir L’accordée du village de Jean-Baptiste Greuze, La piété filiale de Greuze, et Mercure, Hersé et Aglaure, jalouse de sa sœur de Louis Jean François Lagrenée
22. Denis Diderot, Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, 1984, p. 42. 23. Denis Diderot, Le neveu de Rameau, Contes et romans, op. cit., p. 609. 24. Id., p. 657.
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(l’Aîné), il est possible d’entamer un examen de la conception qu’a Diderot de la conversation dans la peinture à partir du rôle qu’il attribue au tiers écoutant. Nous commencerons par le tableau de Lagrenée, aujourd’hui conservé au Nationalmuseum de Stockholm (fig. 1). À la différence d’un très grand nombre de scènes mythologiques peintes par Lagrenée dans lesquelles il montre uniquement deux personnages en interaction, l’espace intime où se voient Mercure et Hersé se trouve ici envahi par un tiers intempestif, un tiers qui écoute en secret. Si ce n’est pas cette présence d’un tiers écoutant qui attire l’attention de Diderot pour ce tableau en 1767, cette présence le distingue néanmoins d’autres tableaux plus connus de Lagrenée, par exemple son Enlèvement d’Aurore en 1763 (Galerie Alfonsi Dipinti Antichi, Vicence), où le « tiers » présent est moins un écouteur qu’un observateur. Ce trait lui est commun avec un autre tableau peint vers 1799, Alcibiade aux genoux de sa maîtresse (Norton Simon Foundation Pasadena, Californie). Avec Mercure, Hersé et Aglaure, les tableaux L’enlèvement d’Aurore et Alcibiade aux genoux de sa maîtresse partagent une même configuration triangulaire des personnages. Cette dernière œuvre montre la sœur jalouse du côté gauche, ce qui ne va pas sans rappeler la configuration des personnes imaginée par Giotto pour son Annonciation à Sainte Anne, l’une des magnifiques fresques qu’il a peintes pour la chapelle des Scrovegni à Padoue. Diderot dit du tableau de Lagrenée, celui de Stockholm, qu’il trouve Hersé séduisante et qu’il ne comprend pas pourquoi Mercure ne la saisit pas sur le champ. On dirait qu’il a lui-même envie de caresser Hersé, voire de la toucher de ses lèvres et de la « couvrir de baisers25 ». Il décline une à une presque toutes les parties du corps, jusqu’à la jambe, à propos de laquelle, il déclare, de façon péremptoire, qu’elle est « de quatre doigts trop longue26 ». Mais Diderot n’en a pas encore terminé son analyse détaillée du corps d’Hersé. David Le Breton parle avec raison, dans son Anthropologie du corps et modernité, de la fragmentation de plus en plus poussée du corps humain au fur et à mesure qu’on avance en Occident vers notre modernité. Vers la fin de son analyse, Diderot laisse échapper, presque nonchalamment, qu’il était tenté de ne rien dire du troisième personnage, Aglaure, dont il aurait bien éprouvé du plaisir, dit-il en passant, à voir une bonne partie « des jambes et des cuisses27 » malheureusement cachées par le beau drapé caractéristique de beaucoup d’autres tableaux peints par Lagrenée. Dans sa lecture du texte du Salon, Philippe Déan insiste longuement sur le regard
25. Denis Diderot, Ruines et paysages […], op. cit., p. 134. 26. Id., p. 135. 27. Ibid.
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disséquant de Diderot qui n’arrive pas à rassembler les divers morceaux du corps d’Hersé, sur l’objet fétiche constitué par son pied, sur le nécessaire voilement de tout objet de désir, et sur les contradictions entre image et texte en tant que figures de l’impossibilité foncière d’attribuer, par un langage lisse et géométrisé, le moindre sens définitif à l’art de la peinture telle qu’emblématisée par Hersé28. Déan néglige un peu trop l’ironie de la prétérition diderotienne. Même si Diderot dit ne pas vouloir prêter trop d’attention à Aglaure, il remarque que celle-ci, bien que littéralement excentrique, est placée au centre même de son attention (et par conséquent de la nôtre, à nous lecteurs), puisqu’il la mentionne deux fois, l’une à la toute fin du texte où il dit vouloir voir sa cuisse, et l’autre au tout début : « Tout à fait vers la droite, Aglaure écartant un rideau, regarde d’un œil colère et jaloux le bonheur de sa sœur29 ». Tout se passe comme si, chez Diderot, l’ironie de l’écriture allait permettre à Aglaure de passer inaperçue, alors que son rôle de tiers « regardant », voire de tiers écoutant, consiste précisément à faire interruption dans l’entretien entamé entre Hersé et Mercure, celui représenté par le tableau de Lagrenée. La présence de la figure tierce, souvent excentrique, encore plus souvent une écouteuse indiscrète, empêche que l’échange entre les personnages plus centraux se rabatte sur un entre-deux trop fermé. Elle guide, en quelque sorte, une bonne partie des analyses conversationnelles que Diderot excelle à faire (et à voir) dans les tableaux qu’il affectionne de Jean-Baptiste Greuze. On le sait, la peinture de Greuze ne constitue pas vraiment un manuel de bonnes mœurs familiales : c’est pourtant ce que voulait voir dans son vaste œuvre pictural le Diderot-moraliste. L’œuvre de Greuze se présente comme un véritable trésor de figures tierces intempestives qui, pour le grand plaisir d’un théoricien de la conversation peinte, font constamment irruption dans une scène qui, sans elles, serait restée trop paisible. Pensons un instant à quelques versions de ce tiers greuzien arrivant brusquement dans un espace fermé (La fille confuse, années 1750, huile sur toile, 41 x 47cm, Paris, Musée Jacquemart-André), d’un tiers absent mais susceptible de survenir à tout moment (La diseuse de bonne fortune, après 1770, huile sur toile, 99,6 x 80,6 cm, Worms, Musée Heylshof), d’un tiers autre dont on cherche par tous les moyens à entendre le message qui, pour le moment, échappe à l’audition de celle qu’on voit (L’écouteuse, huile sur bois, 48,1 x 39,2 cm, Londres, Collection Wallace). Il y a chez Greuze – ce qui attire peut-être Diderot vers sa peinture des scènes familiales – une véritable poétique de l’écoute plus ou moins secrète, tendance qu’il hérite sans doute du réalisme de la tradition hollandaise. Dans
28. Philippe Déan, Diderot devant l’image, 2000, p. 250-278. 29. Denis Diderot, Ruines et paysages […], op. cit., p. 134.
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le Salon de 1763, à propos du tableau de Greuze souvent appelé Le paralytique ou La piété filiale (fig. 2), Diderot reprend la manière caractéristique qu’il a de se concentrer sur une sous-conversation excentrique, procédé qu’il avait perfectionné à propos de L’accordée du village (que nous reverrons plus loin). En 1763, après avoir passé très vite en revue les éléments appartenant au centre du tableau (où l’on perçoit le père agonisant), Diderot accorde ensuite toute son attention aux trois figures féminines qui se trouvent à gauche dans le tableau (fig. 2b). Ces trois figures sont explicitement décrites par le philosophe comme de vraies écouteuses : la première « écoute avec joie ce que son père dit à son mari30 » ; la deuxième, plus âgée, ayant sans doute « l’ouïe dure », « avance de côté sa tête pour entendre31 » ; et la troisième, tout à fait « à l’extrémité du tableau », « prête aussi l’oreille32 ». Avec cet excursus sur le côté gauche du tableau, Diderot prépare la deuxième moitié du texte sur Le paralytique (autre nom traditionnel de La piété filiale) où il se mettra lui-même à écouter (et surtout à disputer à leur sujet) les diverses interprétations sur ce tableau que ses contemporains avaient formulées33. Diderot aura beau dire que le père constitue le véritable centre d’intérêt du tableau, sa façon de le dire fait comprendre que ce sont précisément nos écouteuses qui, pour passer ironiquement inaperçues (dé-)centrent la toile, aussi sournoisement que le faisait Aglaure. Nous avons dit plus haut que Diderot avait déjà perfectionné sa façon de souligner l’écoute excentrique dans un texte salonnier, écrit deux années plus tôt, sur L’accordée du village (fig. 3)34. Il nous avait appris à prêter attention à certains détails qui échappent au centre. Alors que Daniel Arasse, dans ses commentaires éclairants, se concentrait d’abord sur le « visage » bizarre, à droite, au fond du placard, et ensuite sur la figure triangulaire dessinée par la robe de la mariée visible au milieu de la scène35, Diderot ne peut pas ne pas remarquer les deux jeunes filles peintes à gauche (fig. 3b), un peu à l’ombre, encore une fois « à l’extrémité du tableau », pour utiliser son langage. Ici, on a affaire à une figure dédoublée du tiers écoutant et Diderot se mettra à suggérer, furtivement, toute une conversation que les jeunes filles auraient pu se chuchoter à l’écoute des clauses du contrat de mariage prononcées, soit par le père, soit par le notaire, tous deux se trouvant de l’autre côté du tableau (les mots qui circulent dans ce tableau occupent
30. Denis Diderot, Essais sur la peinture […], op. cit., p. 235. 31. Ibid. 32. Ibid. 33. Id., p. 236-238. 34. Id., p. 164-sq. 35. Daniel Arasse, Le détail, 1997, p. 402-412.
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donc l’espace entier) : « Les deux servantes debout, au fond de la chambre, nonchalamment penchées l’une contre l’autre, semblent dire d’attitude et de visage : Quand est-ce que notre tour viendra36 ? » Diderot n’a pas besoin de rapporter tous les propos provoqués par la jalousie de ces jeunes filles, nous les devinons déjà, rien qu’à examiner leurs mauvaises mines, celles de deux êtres mesquins qui parlent, comme il le dit, « d’attitude et de visage ». Le corps est manifestement un lieu de conversation ici. La conversation indiscrète que Diderot nous invite à imaginer (si elle semble visuellement marginale, elle ne l’est pas du point du vue pragmatique) sera explicitée, dans le Salon de 1765, à propos de La jeune fille qui pleure son oiseau mort, où Diderot fera mourir le petit oiseau qui, en tiers intempestif, ne cessait d’interrompre l’entretien intime entre la jeune fille et son beau cavalier, et ce, pour ensuite usurper lui-même le rôle de tiers et pour couvrir la jeune fille, non pas cette fois de baisers (même s’il avoue le vouloir), mais plutôt de questions indiscrètes sur sa vie intime. On ne peut pas trop insister sur l’importance, pour bien saisir la philosophie du langage de Diderot, de voir le corps comme un « lieu de conversation ». Dans la Lettre sur les aveugles, on trouve déjà une conception véritablement dialogique du langage qui réunit en un seul cercle social cinq corps n’ayant chacun qu’un seul sens à sa disposition. Si, dans Les bijoux indiscrets, les parties honteuses du corps se mettent à parler, si dans Le neveu de Rameau les diverses parties du corps ne parviennent pas toujours à bien s’entendre, c’est que le corps diderotien est à comprendre comme émetteur de hiéroglyphes où « un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l’autre », même s’il n’y a aucune « dépendance essentielle » entre eux37. Les études sur le langage visuel, effectuées par Diderot tout au long de sa carrière intellectuelle, se traduisent en une écriture romanesque qui creuse de mille manières les possibilités de dire plus d’une chose à la fois, écriture qui surmonte ainsi les difficultés qui empêchent que « les choses [soient] dites et représentées tout à la fois38 ». Pour conclure, on dira rapidement que l’art de la conversation concerne rarement chez Diderot deux personnes qui parleraient pacifiquement en l’absence de tout tiers. L’art de la conversation fait intégralement partie de l’esthétique visuelle de Diderot, comme il fait partie aussi de sa pratique romanesque. Le maître de Jacques le fataliste est toujours aux aguets quant aux multiples autres qui vont interrompre l’histoire des amours de
36. Denis Diderot, Essais sur la peinture […], op. cit., p. 169. 37. Denis Diderot, Lettre sur les aveugles […], op. cit., p. 72. 38. Id., p. 116.
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son serviteur. Il est impossible de ne pas attribuer une grande importance aux écouteurs de ce roman. Si les lieux les plus « romanesques » de la critique d’art se trouvent chez Diderot dans les moments où il explore le rôle d’un tiers intempestif dans une tentative, toujours à reprendre, de mettre en mots un tableau, les moments les plus « picturaux » de son écriture romanesque se trouvent sans doute aussi aux endroits où une voix tierce de la narration tâche d’imposer une vision d’ensemble à partir des mille morceaux que l’écriture ne cesse de détisser. L’apparente affection diderotienne pour les tiers écoutants vient sans doute de l’intérêt qu’il porte aux conversations, surtout à celles se déroulant dans les coulisses de la peinture de son siècle. Anthony Wall University of Calgary
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Figure 1 : Louis Jean François Lagrenée (1725-1805), Mercure, Hersé et Aglaure, jalouse de sa sœur, 1767, huile sur toile, 55 x 70 cm, Stockholm, Nationalmuseum.
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Figure 2 : Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Le paralytique ou La piété filiale, 1763, huile sur toile, 115,5 x 146 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.
Figure 2a : Id. (détail, gauche).
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Figure 3 : Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), L’accordée du village, 1761, huile sur toile, 92 x 117 cm, Paris, musée de Louvre.
Figure 3a : Id. (détail, gauche).
Le corps immaculé : l’image d’Antinoüs chez Hogarth et Diderot
Les plus belles statues de l’Antiquité constituent pour les beaux-arts du XVIIIe siècle des modèles pour la représentation du corps. L’aspect normatif de ces œuvres règle les productions académiques qui, elles-mêmes, ont des effets sur la pratique romanesque et discursive en général. Dans l’interaction entre le texte et l’image celle-ci n’est pas qu’un complément ou encore une illustration du texte ; certaines images du corps ont le pouvoir de susciter des réflexions et même d’influencer la pratique romanesque. La question sera donc de savoir comment l’image d’un corps se transmet à travers les reproductions, les réflexions ou encore les récits qu’elle a pu inspirer. Une des sources les plus importantes du savoir sur le corps humain est le célèbre ouvrage de Buffon intitulé L’histoire naturelle de l’Homme (1749). Ce livre rassemble et organise une variété de connaissances scientifiques sur le corps humain qui découlent de l’observation minutieuse des phénomènes naturels. Buffon et ses collaborateurs présentent le corps humain en évolution. Deux principes dominent : une insistance sur les différences qui caractérisent les individus et distinguent les espèces, ainsi que la comparaison des constantes qui rattachent l’individu à une espèce. Soulignant les différences, Buffon décrit les difficultés qu’ont éprouvées les savants afin de déterminer les proportions justes de l’homme, parce que les observations montrent que les individus d’une même espèce comportent des différences et que le même individu présente rarement un bras droit exactement semblable au bras gauche. Comment sommes-nous arrivés à une conception juste du corps humain ? Buffon écrit : Il a donc fallu des observations répétées pendant longtemps pour trouver un milieu entre ces différences, afin d’établir au juste les dimensions des parties du corps humain, et de donner une idée des proportions qui font ce que l’on appelle la belle nature : ce n’est pas par la comparaison du corps d’un homme avec celui d’un autre homme, ou par des mesures actuellement prises sur un grand nombre de sujets, qu’on a pu acquérir cette connaissance, c’est par les efforts qu’on a faits pour imiter et copier exactement la Nature […]1.
1. Georges-Louis Leclerc Buffon, Histoire naturelle de l’Homme [1749], Œuvres, 2007, p. 255.
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Buffon invoque le concept artistique de belle nature et le rapproche d’un schème qui fournirait l’image de l’espèce. De manière plutôt étonnante, l’homme de science reconnaît que la pratique artistique peut apporter une contribution importante à la connaissance de l’homme. Pour Buffon, les méthodes empiriques telles que la comparaison des différences ou le fait de mesurer les corps ne peuvent que donner des conjectures, alors que l’approche des artistes peut donner des résultats plus probants. Il ajoute : […] les Anciens ont fait de si belles statues, que d’un commun accord on les a regardées comme les représentations exactes du corps humain le plus parfait. Ces statues qui n’étaient que des copies de l’homme, sont devenues des originaux, parce que ces copies n’étaient pas faites d’après un seul individu, mais d’après l’espèce humaine entière bien observée, et si bien vue qu’on n’a pu trouver aucun homme dont le corps fût aussi bien proportionné que ces statues : c’est donc sur ces modèles que l’on a pris les mesures du corps humain […]2.
La sculpture antique, bien avant la science moderne, avait donc atteint une image juste du corps humain. Ces œuvres ne sont pas considérées comme des portraits d’individu, mais comme l’image d’un corps « universel », une présentation de l’espèce humaine. Buffon semble ici éviter la notion d’« idéalisation », au sens d’un travail de l’imagination propre à l’artiste, afin de miser sur l’objectivité. Pourtant, l’expérience de l’artiste se déduit forcément de l’attention portée à une série de corps particuliers. Mais comment a-t-on réussi le passage du particulier au général, c’est-à-dire d’où vient la capacité de représenter une conception générale de l’homme ? Ayant apparemment su capter les proportions justes de l’homme, les statues des anciens sont devenues une source de savoir pour la science, qui était à la recherche d’une image de l’espèce. Du point de vue de l’art, ces statues sont la perfection de la forme elle-même. L’Antinoüs et la perfection du corps Depuis la Renaissance, l’une des statues les plus reconnue pour la perfection de ses proportions est l’Antinoüs du Belvédère. En 1755, Winckelmann, lecteur enthousiaste de Buffon, écrit à propos de la statue : « La nature ne produira pas facilement parmi nous un corps aussi parfait que celui de l’Antinoüs3 ». Copie en marbre d’une sculpture de l’école de Praxitèle4, la statue représente un jeune athlète nu avec un drapé sur son
2. Ibid. 3. Johann Joachim Winckelmann, « Réflexions sur l’imitation des artistes grecs en sculpture et en peinture » [1755], Journal étranger, 1756, p. 120. 4. Voir sur l’Antinoüs du Belvédère Francis Haskell et Nicholas Penny, Taste and the Antique : The Lure of the Classical Sculpture 1500-1900, 1981, p. 141-143.
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épaule droite. S’agit-il de l’effigie d’un athlète célèbre ou d’une représentation d’Hermès ? Au XVIe siècle, on croyait qu’il s’agissait d’une représentation d’Antinoüs, un personnage historique qui fut le jeune amant de l’empereur Hadrien. À sa mort, Hadrien lui érigea un culte et fit faire plusieurs statues. Or, c’est la fable d’Antinoüs qui est restée liée à cette statue. À cette époque « Antinoüs » est aussi un nom générique qui désigne les représentations d’un bel homme vaguement efféminé. Attesté pour la première fois en 1543, au moment de son installation dans les jardins du Belvédère au Vatican, la statue acquiert une réputation pour la perfection de ses proportions et l’élégance de son port. Afin de mieux comprendre comment l’Antiquité a représenté le corps masculin avec autant de beauté, les artistes et théoriciens étudient et admirent cette statue et tentent même de la mesurer avec plus de précision. Les dessins, les gravures et les copies sculptées en ont fait une œuvre renommée à travers l’Europe5. Comme pour plusieurs modèles de l’Antiquité, l’Antinoüs du Belvédère présente un paradoxe. Ce corps parfait, lisse, d’un blanc ivoire immaculé est aussi bien évidemment un corps mutilé, avec un bras tronqué, un autre entièrement absent. Son sexe aussi est absent ou, dans certaines versions, caché. Théoriser l’Antinoüs demande donc de l’imagination, un pouvoir de faire abstraction de ce qui manque. Plusieurs copies de l’Antinoüs réalisées au XVIIe et au XVIIIe siècle restituent les bras ; c’est le cas de la copie de bronze à Versailles, attribuée à Balthazar Keller (1685). À la Renaissance, la beauté corporelle est fondée sur la justesse des proportions. Les chefs-d’œuvre de la sculpture antique que l’on retrouve en Italie donnent lieu à ce qu’on appelle le dessin mesuré. Il s’agit d’un dessin plutôt schématique auquel on superpose les mesures exactes de la sculpture. Ce dessin est ensuite gravé pour accompagner soit un traité, soit un commentaire sur l’art de dessiner les corps, comme on le trouve dans le livre de Girard Audran, Les proportions du corps humain : mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité (fig. 1)6. On peut comparer cette gravure à celle que Cochin a produit pour son article « Dessin », dans les planches de l’Encyclopédie (fig. 2)7. Gravé par Defehrt, l’Antinoüs de l’Encyclopédie est un peu plus soigné et, surtout, il retrouve une orientation conforme à la
5. Au XVIIIe siècle de nombreuses reproductions de l’œuvre circulaient. Il y avait notamment deux copies à Versailles et des gravures reproduites dans des catalogues des chefs-d’œuvre de l’Antiquité. 6. Girard Audran, Les proportions du corps humain : mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité, 1683. 7. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1764, vol. XIII. Il semble bien y avoir une parenté entre cette version et celle d’Audran, de même qu’avec celle de Bellori (1672).
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statue. Cochin tenait-il à présenter la statue avec plus d’exactitude ou bien est-ce plutôt le résultat du calque d’une autre gravure qui étant à son tour inversée, présente correctement son orientation ? Toujours est-il que le dessin mesuré réduit l’Antinoüs du Belvédère à des traits fortement contrastés, ce qui donne l’impression d’un corps beaucoup plus musclé que ne l’est celui de la statue. Si cette représentation est censée diffuser une idée de la perfection des proportions, elle dénature en quelque sorte l’œuvre même si elle contribue à sa diffusion. Cette reproduction et les transferts d’un médium à l’autre donnent donc une inflexion au chef-d’œuvre qui vient légèrement modifier son effet. L’Antinoüs est ce corps dont les attributs sont la perfection des proportions humaines ; à la fois de la beauté masculine, de la beauté passive, efféminée, homosexuelle, corps érotique. Il partage de nombreux traits avec des figures telles que celles d’Endymion, de Narcisse et d’Adam dont celui de la pérennité du modèle. Reproduite à travers divers média, souvent dessinée puis gravée et diffusée dans des livres, cette figure apparaît parfois en modèle réduit dans des portraits peints d’amateur d’art. Dès lors, il n’est plus nécessaire d’aller à Rome pour voir cette statue (sous Napoléon, l’Antinoüs du Belvédère a été déplacé à Paris en 1798 ; la France a renvoyé la statue à Rome en 1816). Sa survivance passe également par le discours, le commentaire critique ou historique. D’une part, on explique pourquoi la tradition estime l’œuvre, de l’autre, on propose une réflexion sur la représentation du corps. Comment une norme traditionnelle se confronte-t-elle aux idées contemporaines ? Pour William Hogarth et Denis Diderot, le corps d’Antinoüs devient l’occasion de réfléchir sur la manière de représenter le corps humain. L’Antinoüs est une variation sur un type. On trouve des allusions à sa légende chez Sade, entre autres dans la vingt-huitième lettre du roman Aline et Valcour (1786) où l’auteur fait mention d’Antinoüs et d’Hadrien et crée un parallèle entre le pouvoir et l’amour. Lors de son voyage en Italie, le marquis de Sade a pu voir l’Antinoüs du Belvédère, ainsi que d’autres représentations moins connues d’Antinoüs. Ces statues ou fragments de statues lui permettent d’imaginer un Antinoüs qui serait beaucoup plus viril. C’est ainsi que, de manière parodique, le surnom d’Antinoüs sera attribué à un personnage viril et agressif dans Les cent vingt journées de Sodome (1782-85)8. Cet exemple nous montre que la figure d’Antinoüs apparaît également de façon détournée. Ce corps parfait, oisif semble
8. Sade, Les cent vingt journées de Sodome, Œuvres, 1990, t. 1, p. 307, 360, 381. Voir dans id., p. 1308, la note de Michel Delon. Sade semble former son idée de l’Antinoüs comme une sorte d’opposition à l’Antinoüs du Belvédère.
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pouvoir fonder une théorie du corps mutilé donnant lieu à une conception des corps déterminés, marqués par leur environnement géographique ou social. Si l’Antinoüs apparaît en effet à l’intérieur d’une variété de topiques romanesques et discursives, ce n’est pas toujours, au XVIIIe siècle, dans le but de transmettre un idéal classique. Hogarth et le corps en mouvement William Hogarth est connu d’abord en tant que peintre et graveur. Son œuvre, on le sait, est emblématique du XVIIIe siècle anglais. Adolescent, il a eu une formation de graveur avant de se mettre à la peinture ; il a su utiliser ce medium pour diffuser des gravures populaires, et c’est grâce à la gravure que sa renommée en Angleterre s’étend au-delà des cercles d’amateurs d’art. Sa modernité se manifeste d’abord par son choix de sujets : il préfère peindre ses contemporains plutôt que des scènes mythologiques ou religieuses et s’attache à rendre visible le caractère de l’individu en étant particulièrement sensible aux différences sociales qui marquent le corps. Hogarth a en effet produit plusieurs séries de gravures à teneur morale qui mettent en évidence des individus formés ou déformés par leur milieu social en portant une attention particulière aux codes sociaux, aux professions, aux occupations, de même qu’aux vêtements. Son travail de peintre s’inspire davantage de la scène théâtrale pour produire un effet vivant, plus dramatique, mais qui exprime avec autant d’efficacité l’attitude de son modèle, les visages exprimant des attitudes morales, des airs, des vices. Il ne s’acharne pas à rendre méticuleusement le réalisme du détail, mais crée un effet par des taches de couleurs. Ses gravures, par contre, présentent des scènes satiriques et caricaturales. En s’efforçant de donner au corps un caractère individuel, il en fait paradoxalement un stéréotype. Pour lui, le peintre doit s’attacher à rendre avec exactitude l’image d’une société qui comporte une grande variété de citoyens ; il ne s’agit plus de rechercher le beau en soi, ou le sublime, ni d’embellir les corps représentés. La perfection corporelle est sans doute admirable, mais elle est propre à la représentation des dieux antiques. Fort de son succès, Hogarth s’engage en 1753 dans le domaine de la théorie, en publiant un ouvrage intitulé : The Analysis of Beauty, dans le but d’expliquer les raisons pour lesquelles on trouve certains corps beaux et d’autres laids. En exprimant ses idées sur la question, il souhaite aussi corriger quelques fausses notions léguées par les théoriciens du passé. L’ouvrage est à la fois polémique et didactique ; il est didactique au sens où il prend souvent la forme d’un cours de dessin et polémique parce qu’il a été composé en opposition aux théories académiques dominantes qui
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expliquent la beauté de la représentation corporelle à partir des critères de symétrie et de proportion. À l’encontre de la conception traditionnelle de la beauté, Hogarth écrit : It may be imagined that the greatest part of the effects of Beauty results from the symmetry of parts in the object, which is beautiful ; but I am very well persuaded, this prevailing notion will soon appear to have little or no foundation9.
Dès les débuts de l’art égyptien, l’image du corps a souvent été déterminée par l’idée de proportion. À la Renaissance, la théorie des proportions perd ses aspects cosmologiques pour s’attacher graduellement à la mécanique du corps humain comme telle. On trouve cette conception des proportions entre autres dans les traités d’Albrecht Dürer et de Giovanni Paolo Lomazzo10. Pour Hogarth, ces conceptions qui sont dérivées de lignes droites et de relations mathématiques, reposent trop machinalement sur des rapports géométriques et conduisent à la production de figures plutôt rigides. De tels procédés sont plus aptes à représenter l’architecture, mais la représentation du corps humain serait mieux servie par une autre approche. Hogarth propose donc une approche plus moderne, fondée sur le principe de « convenance » (fitness). Ce principe désigne une correspondance nécessaire entre la forme et la fonction d’un corps et est censé reproduire le processus même de la nature, qui, partout, nous montre l’adaptation des individus aux exigences de leur milieu. Il est, de plus, justifié par le plaisir que l’on ressent à voir de belles formes, car on éprouve une satisfaction intellectuelle à reconnaître dans les formes naturelles des aptitudes propres à des tâches particulières. Quoique la peinture se borne à représenter des corps au repos, le peintre doit néanmoins viser, selon Hogarth, à donner l’illusion d’un corps en mouvement. La vraisemblance de la représentation dépend dès lors de l’aptitude du corps à une action particulière. Hogarth critique, avec sarcasme, les théories académiques des proportions qui imaginent le corps idéal à travers une série de lignes droites jointes comme une figure humaine faite de bâtonnets. Pourtant, dit-il, le corps humain ne comporte pas une seule ligne droite ! L’artiste doit plutôt maîtriser le tracé des « lignes ondulantes », car les traits qui serpentent rendent avec plus de précision les rondeurs, les saillies et les courbes qui composent le corps humain. Le trait ondulant tracé à perfection est aussi décrit en tant 9. William Hogarth, The Analysis of Beauty [1753], 1997, p. 28 : « On peut imaginer que la plus grande part de l’effet de la beauté est le résultat de la symétrie entre les parties d’un bel objet. Je suis bien convaincu que cette conception vous apparaîtra bientôt sans fondement » (ma traduction). 10. Voir Erwin Panofsky, « The History of the Theory of Human Proportions as a Reflection of the History of Styles » [1921], Meaning in the Visual Arts, 1955.
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que « ligne de beauté11 » ; ligne gracieuse qui correspond mieux aux contours du corps humain et qui peut le mieux créer l’effet de mouvement12. Pour mieux faire comprendre cette conception de la beauté dérivée du mouvement, Hogarth fait appel à l’Antinoüs du Belvédère. Il explique son choix par le fait que cet exemple est célèbre et reconnu depuis la Renaissance pour la perfection de ses proportions13. Si l’Antinoüs est un corps digne d’admiration, son exemplarité, dit-il, ne découle pas principalement de ses proportions. Hogarth évite même d’associer la notion de beauté à cette statue et dit fonder son jugement sur l’observation de la nature. En effet, lorsqu’un spectateur assiste par exemple à un combat de boxe, en voyant les combattants, il évalue leurs aptitudes et se dit : celui-là sera plus rapide, l’autre est plus fort. L’excellence de la forme n’est donc pas jugée de manière abstraite, mais ressentie par rapport à la fonction que le corps doit accomplir. La beauté corporelle devient aussi variable que ses fonctions. Selon Hogarth nous ressentons naturellement une satisfaction à voir des formes qui ont plus d’aptitude au mouvement et à l’action. En perfectionnant cette idée d’aptitude par l’observation de la nature, l’artiste finira par être capable d’adapter les diverses parties du corps et de trouver les proportions les plus justes. Afin de mieux expliquer cette idée qui lie la forme à la fonction, Hogarth évoque l’Antinoüs, non pas en tant que modèle idéal, mais pour en faire un pattern. Le « patron » est cette forme qui s’adapte à une variété d’échelles et l’artiste doit avoir cette matrice en tête afin de bien représenter le corps humain. Ce patron est une forme que l’on adapte au besoin ; il s’agit d’un concept radicalement différent de celui du modèle idéal que l’artiste cherche en vain à atteindre. Hogarth propose donc à son lecteur d’imaginer et de placer d’un côté la figure d’Atlas14, dont la forme est plus musclée et plus massive et, de l’autre, une figure svelte comme celle de Mercure. Il faut, d’une part, s’imaginer la forme de l’individu qui devra porter un énorme poids et, d’autre part, une forme où chaque membre concoure à l’agilité et à la célérité de l’ensemble. Par un jeu semblable à un fondu enchaîné cinématographique, il s’agit ensuite d’effectuer une superposition dans
11. William Hogarth, op. cit., p. 50-51. 12. Le titre du livre nous promet une « analyse de la beauté », mais, il s’agit plus précisément de redéfinir la beauté et de nous convaincre qu’elle est liée fondamentalement à la notion de grâce. La grâce pour Hogarth est le propre du corps en mouvement. Un mouvement qui se fait avec aise et avec le plus grand naturel. 13. Id., p. 68. 14. Le dessin correspondant dans les planches du livre est en fait le célèbre Hercule du Farnèse.
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l’esprit. En rétrécissant graduellement la corpulence de l’Atlas et en ajoutant graduellement de la masse au Mercure, l’imagination revient à la figure de l’Antinoüs. Cet exercice est censé démontrer que la perfection attribuée à l’Antinoüs n’est pas fondée sur ses proportions, mais serait plutôt dérivée du sentiment que ce corps réunit de manière optimale un potentiel de force et de mouvement, qui convient à un grand nombre d’actions. Tout au long de sa réflexion, Hogarth nous renvoie à deux gravures qui illustrent ses propos15. Une des planches représente une cour où sont remisées des copies de statues antiques (fig. 3). Si, comme nous l’avons vu, la théorie de Hogarth tente d’attribuer une nouvelle fonction à l’Antinoüs, ce détournement est également visible dans la gravure. En effet, l’Antinoüs dessiné par Hogarth est caricatural, le déhanchement de la statue est clairement exagéré. Un trait pointillé souligne la sinuosité du torse et un deuxième trait horizontal croise le premier à la hauteur des épaules. Cette figure est également inversée ; le bras droit absent de la statue devient ici le bras gauche et se trouve donc restauré. S’appuyant sur la hanche, l’homme semble plus désinvolte et efféminé. Le bras droit amputé de la statue est soutenu dans ce tableau par un maître de danse à l’air rigide, droit et légèrement arqué vers l’arrière créant ainsi un contraste entre la ligne droite et la ligne sinueuse. Cette représentation détourne l’exemplarité traditionnelle de la statue. Alors que l’Antinoüs était censé présenter un idéal de beauté et des proportions parfaites, cette version souligne plus fortement la sinuosité du corps et sa mise en équilibre. Le corps de l’Antinoüs s’approche ainsi d’un corps en mouvement s’opposant à la figure du maître de danse qui adopte une posture soignée, mais figée. Il devient, pour Hogarth, la matrice d’une représentation corporelle qui peut s’adapter à une grande variété de corps et peut même être poussée jusqu’à la représentation des imperfections et des formes satiriques. En littérature, la théorie de Hogarth n’est pas restée lettre morte non plus car Laurence Sterne, l’auteur de Tristram Shandy (1760) en incorpore des aspects à son écriture romanesque, notamment la notion de la ligne ondulante comme le suggère Ronald Paulson16. Diderot et le corps déformé Diderot est certainement, parmi les écrivains du XVIIIe siècle, à même de conjuguer le paradigme scientifique du corps avec celui des beaux-arts. Rappelons qu’il a débuté dans la République de Lettres en tant que traducteur
��. Le livre comprend deux planches gravées regroupant plus d’une centaine de figures qui serviront à illustrer sa conception de la représentation du corps. 16. Voir l’introduction de Ronald Paulson dans son édition de William Hogarth, op. cit., p. L-LI.
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du Dictionnaire de médecine (1744) de Robert James avant de devenir maître d’œuvre de l’Encyclopédie. Il s’est ensuite inspiré de la rigueur scientifique du philosophe Francis Bacon pour écrire son propre De l’interprétation de la Nature (1753). En homme de science, il a beaucoup étudié la physiologie du corps humain, puis en tant que romancier et critique d’art, il est toujours demeuré un admirateur fervent des modèles antiques. Comme Hogarth, il a une sensibilité moderne. L’art doit avoir pour fonction d’émouvoir le spectateur, de lui montrer les drames de la nature et de l’humanité et, à cette fin, être « vrai », c’est-à-dire nous révéler la vérité de la nature et de la société. Tout ce qui sent l’artifice ou les conventions gâche l’œuvre. Contre la froideur du beau idéal, Diderot pense que l’art de son temps doit s’ouvrir à une plus grande variété de représentations. Dès sa Lettre sur les sourds et muets (1751), il s’était interrogé sur la valeur du beau artistique en questionnant les idées reçues sur l’art. Ses lectures sur cette question se multiplient à la fin des années cinquante, au moment où Grimm l’invite à rédiger des comptes-rendus sur les Salons des Beaux-arts. Hogarth meurt en octobre 1764, ce qui pourrait expliquer que The Analysis of Beauty retienne à ce moment l’attention de Diderot, dix ans après sa publication initiale17. S’agit-il d’une première lecture ou d’une relecture ? On l’ignore. Néanmoins, c’est à ce moment que Diderot choisit de revenir sur la question de la représentation du corps en s’appropriant des stratégies discursives puisées chez Hogarth et en faisant réapparaître la figure de l’Antinoüs. Diderot avait déjà fait mention de l’Antinoüs dans sa critique de L’art de peindre de Watelet en 1761, mais la statue joue un rôle plus important dans le Salon de 1765 et dans les Essais sur la peinture (1766) où l’influence de Hogarth est manifeste. Dès la première section de ses Essais sur la peinture intitulée « Mes pensées bizarres sur le dessin », Diderot reprend la critique de Hogarth au sujet des proportions. La première phrase, « [l]a nature ne fait rien d’incorrect », calque Hogarth et son « Nature doth nothing in vain ». En quelques pages, il présente les bases de sa propre théorie de la représentation du corps qui consiste d’abord en une critique de l’académisme et de ses conventions artistiques. Il s’attaque ensuite à la notion du canon des proportions, pour réfuter l’idée qu’une mesure unique puisse déterminer les représentations corporelles de tous les types.
17. Le moment exact de cette lecture demeure discutable. Ne serait-il pas possible que Diderot ait lu ce livre avant 1758 et la rédaction de l’Essai sur la poésie dramatique ? Voir Anthony Strugnell, « Diderot, Hogarth and the Ideal Model », 1995, p. 137.
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Pour les théoriciens du XVIIe siècle, l’imperfection de la nature justifie une imitation sélective, un processus de correction qui pouvait ainsi produire une image de la « belle nature ». La beauté y est alors envisagée comme un effet dérivé de la perfection formelle. Instruit par ses recherches sur la physiologie, Diderot reconnaît que toutes les formes de la nature deviennent par le fait même de leur existence des formes « viciées », c’est-à-dire que les corps vivants montrent nécessairement les traces de leurs activités ou de leurs conditions de vie. Il décrit ces traces comme des « altérations », ou de manière encore plus provocante, comme des « difformités ». Du point de vue de la physiologie, cette conception de la nature répond mieux à la diversité des corps et à l’évolution des espèces. Les « difformités » et les « altérations » du corps ne désignent donc pas des anomalies ou des accidents, mais plutôt le résultat d’un processus nécessaire qui accompagne la croissance de tout organisme. Elles sont, pour Diderot, ce que l’artiste doit nécessairement capter. Représenter le corps revient à montrer sa spécificité, car les corps ne sont jamais statiques, ils évoluent plutôt en fonction de leur environnement, ce qui vient profondément modifier la tâche de l’artiste. Ce dernier doit faire davantage que simplement transposer la nature en image, il doit révéler aux spectateurs la fonction des formes de la nature. Représenter de manière conséquente, c’est pouvoir rendre ce lien qui unit le corps à ses habitudes de vie. À cette fin, l’artiste, nous dit Diderot, doit pouvoir peindre […] son organisation extérieure, l’âge et l’habitude ou la facilité de remplir ses fonctions journalières. Ce sont ces fonctions qui déterminent et la grandeur entière de la figure, et la vraie proportion de chaque membre et leur ensemble18.
Comme chez Hogarth, la forme du corps est intrinsèquement liée à la nature de ses activités. Elle se trouve modifiée par l’organisation sociale et géographique qui le déforme. Ainsi représenter adéquatement le corps, c’est faire « […] sentir une liaison secrète, un enchaînement nécessaire entre ces difformités19 », plutôt que de relever d’une mesure universelle. De la même façon, Diderot met en garde l’artiste contre un usage irréfléchi du modèle dans l’atelier. Le modèle académique est un corps particulier que l’artiste copie, un corps qui adopte une pose et simule une fonction et une condition de vie qui n’est pas la sienne. Il craint que cet artifice ne puisse pas être masqué par l’artiste. Les mains délicates du modèle ne peuvent pas, par exemple, se substituer aux mains d’une ouvrière que le peintre souhaite représenter. De ce point de vue, les règles, les conventions
18. Denis Diderot, Essais sur la peinture [1766], 1984, p. 13. 19. Id., p. 12.
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et le canon des proportions ne seraient, chez les modernes, que des manières de compenser le regard inadéquat de l’artiste posé sur la nature. L’imitation artistique doit se faire conséquente, plus réaliste et plus rigoureusement conforme à la connaissance de la nature. Au XVIIe siècle, la représentation du corps est, on le sait, fortement dictée par un critère de vraisemblance. Diderot ne récuse pas la vraisemblance, mais il exige sa mise à jour en fonction des progrès de la connaissance physiologique. L’artiste est ainsi encouragé à étudier la nature et les sciences, mais il ne s’agit pas de suivre un quelconque traité de physiologie. Ce savoir doit plutôt servir à modifier la manière dont l’artiste et le critique doivent observer la nature. De façon concrète, tout repose sur l’expérience de l’artiste et sur une conception vivante du corps qui doit s’ouvrir aussi sur les déterminations sociopolitiques telles que la routine, les habitudes, l’environnement. C’est donc la connaissance de la nature et des conditions de vie qui vont permettre aux artistes de bien représenter le corps. Diderot ajoute : « C’est de là que je vois sortir et l’enfant et l’homme adulte et le vieillard ; et l’homme sauvage et l’homme policé ; le magistrat et le militaire et le portefaix20 ». De manière inattendue, Diderot ramène toutefois cette variété de formes corporelles à un seul corps hypothétique lorsqu’il ajoute : S’il y avait une figure difficile à trouver, ce serait celle d’un homme de vingt-cinq ans qui serait formé subitement du limon de la terre, et qui n’aurait encore rien fait ; mais cet homme est une chimère21.
Pourquoi évoquer une telle chimère ? Comment un tel corps pourrait-il contribuer à une vision plus exacte de la représentation ? Pourquoi évoquet-il la difficulté d’imaginer ce corps ? Diderot ne dit pas que ce corps serait celui d’Antinoüs ; les termes de sa description nous rappellent plutôt la figure d’Adam, un corps adulte créé spontanément par la volonté de Dieu. Mais ne retrouve-t-on pas aussi le modèle ou le « pattern » que proposait Hogarth, c’est-à-dire ce corps apte au plus grand nombre d’activités parce qu’il n’est nullement marqué, n’en ayant pratiqué aucune. Ici la figure évoquée par Diderot et son rôle pour la représentation artistique font écho à la théorie de Hogarth. Un retour sur le Salon de 1765 confirme cette parenté22. Diderot faisait, en effet, déjà allusion à l’Antinoüs, dans le Salon de 1765, en le décrivant comme un corps immaculé puisque « sans état ». Ici la théorie du corps altéré est formulée de manière moins provocante.
20. Id., p. 13. 21. Ibid. 22. Voir Denis Diderot, Salon de 1765, 1984, note 345, p. 128. Les éditeurs du Salon affirment qu’il s’agit bien de l’Antinoüs.
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Diderot ne parle pas de « déformation », mais tous les autres aspects sont là. En décrivant les tableaux du Salon, il bifurque soudainement vers une réflexion sur la représentation. S’interrogant sur la manière de représenter le corps d’Hercule, il propose de mettre en situation le héros et demande : « Qu’est-ce que le Hercule de la fable ? » Pour décrire ce que doit être Hercule, Diderot invoque le mythe d’Hercule et les actions qui le caractérisent et qui constituent « l’état donné » de la figure. C’est seulement en montrant une action dans son contexte que l’on ressent le vécu de ce corps. Diderot nomme ces traits caractéristiques des « exagérations », et ce terme signifie littéralement ce qui dépasse la mesure et rappelle son opposition aux proportions préétablies. Encore une fois Diderot semble dire que l’artiste doit posséder un schéma unique du corps masculin, une matrice qui doit être adaptée pour créer une multitude de corps. Afin d’expliquer comment l’artiste peut faire le « passage d’une nature à une autre » c’est-à-dire comment cette matrice servira l’artiste, Diderot reprend la stratégie de Hogarth, et s’adresse au lecteur en ces termes : « imaginez […] suivez cette métamorphose idéale […]23 ». Il imagine deux corps diamétralement opposés ; d’un côté la puissante corpulence d’Hercule, et, de l’autre, la forme mince d’un Mercure, celle d’un divin messager qui serait l’image de la célérité et conforme à sa fonction de messager. Par une « métamorphose » de l’imagination, Diderot nous amène, comme l’avait fait Hogarth, à une figure moyenne qui correspond aux proportions de l’Antinoüs. Cette statue incarne une figure typique mais qui n’existe que pour l’imagination : Qu’est-ce donc que l’Antinoüs ? C’est un homme qui n’est d’aucun état, c’est un fainéant qui n’a jamais rien fait, et dont aucune des fonctions de la vie n’a altéré les proportions. L’Hercule est l’extrême de l’homme laborieux, l’Antinoüs est l’extrême de l’homme oisif. Il est né grand comme il l’est24.
Cette dernière phrase associe l’Antinoüs au mythe adamique, image qu’il a ensuite reprise dans les Essais sur la peinture. Il s’agit toujours d’une figure sans caractéristiques, sans spécificité. Comment se représenter un tel corps ? La légende de l’Antinoüs, on l’a vu, l’associe à un caractère efféminé, sexuellement passif. Or, Diderot transforme ces connotations en caractère moral en utilisant les termes de « fainéant » et de « oisif ». Il a recours à deux topiques bien connues lorsqu’il crée un contraste entre la figure d’Hercule et celle d’Antinoüs, entre l’homme d’action et l’oisif. Jean Seznec dans Diderot et l’Antiquité, consacre un chapitre aux figures d’Hercule
23. Id., p. 127. 24. Id., p. 124.
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et d’Antinoüs25. Il y souligne la valeur morale de ces figures dans le Salon de 1765 et montre que Diderot est évidemment sensible à la figure travailleuse et pleine d’énergie d’Hercule. En revanche, l’Antinoüs devient l’image du fainéant, associé à la topique du corps oisif. Seznec esquisse ensuite quelques exemples de la survivance de ces deux topiques dans la littérature du XIXe et du XXe siècle. L’association de l’oisiveté, ou plus précisément de la passivité liée à la beauté masculine est aussi une figure récurrente dans la littérature. Cependant l’analyse de Seznec prête trop peu d’attention aux visées de l’argument. Diderot mobilise ce corps idéal dans une polémique contre une conception académique de la beauté, si bien que, l’Antinoüs, emblème de la perfection des proportions humaines, n’est pas présenté en tant que modèle à imiter. Diderot ne parle jamais de l’Antinoüs en termes de beauté, il préfère même banaliser son attrait en le décrivant comme une image de « santé »26. Le corps de l’Antinoüs du Belvédère n’évoque pas particulièrement l’oisiveté, mais cette idée émerge certainement du contraste narratif avec Hercule que la légende décrit accomplissant des travaux. Diderot fait de lui une figure moyenne presque neutre qui correspond beaucoup plus à l’Antinoüs gravé par Hogarth qu’à la statue du Belvédère. Il détourne ici à sa manière le sens et la fonction de l’Antinoüs, pour en faire un modèle intérieur. C’est l’idée de l’espèce que nous avions vue chez Buffon, ni belle, ni laide, mais nécessaire pour pouvoir juger tout individu, ou ici toute représentation qui tombe sous sa catégorie. Pour Diderot, le « patron » devient le point de départ de la représentation c’est la forme que l’artiste doit ajuster selon ce qu’il souhaite représenter. L’Antinoüs devient alors […] la figure que vous choisiriez pour la plier à toutes sortes de conditions, soit par l’exagération de quelques parties pour les natures fortes, soit par l’affaiblissement de ces parties pour les natures légères ; et c’est la connaissance plus ou moins exacte que vous aurez des conditions qui déterminera les parties sur lesquelles l’excès ou la faiblesse doit tomber27.
Le modèle intérieur auquel pense Diderot est un corps sans caractéristiques, puisqu’il est sans « état ». C’est un corps qui ne peut pas exister, et c’est précisément pourquoi, il dira ailleurs que cet idéal est une « chimère ». Chez Hogarth, cet idéal est formé dans l’esprit par habitude ; il croit que nous avons tous une disposition naturelle à reconnaître le sens et les fonctions des formes de la nature. Mais, pour Diderot, les artistes en mesure de capter cela sont rares, car il faut pour y arriver un sens aigu 25. Jean Seznec, Essais sur Diderot et l’Antiquité, 1957, p. 23-33. 26. Voir la note 1, de Gita May pour son édition de Denis Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 12. 27. Salon de 1765, op. cit., p. 127.
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de l’observation et une longue étude de la nature. Ici, l’idéal n’est pas le produit subjectif d’une imagination, mais une intuition juste de la forme générique qui doit être en accord avec la connaissance scientifique. On voit que pour Diderot la recherche d’un modèle intérieur en art est parallèle à la recherche du fonctionnement propre de la nature. La comparaison de Hogarth et de Diderot laisse croire que le philosophe reprend, avec plus ou moins de conviction, la transformation de l’Antinoüs en « patron » ou en matrice pour la représentation. Quoi qu’il en soit, Hogarth, mais surtout Diderot, sont redevables à une conception de la nature qui postule aussi un modèle premier. C’est peut-être la pensée de Buffon qui peut le mieux expliquer la nécessité de ce corps sans caractéristiques qui ne peut exister que dans l’esprit de l’artiste. Car chez Buffon la nature elle-même semble nous montrer un écart nécessaire entre l’espèce et l’individu : « Il y a dans la nature un “prototype” général sur lequel chaque individu est modelé, mais qui semble, en se réalisant, s’altérer ou se perfectionner par les circonstances28 ». La physiologie présente aussi le monde comme quelque chose qui évolue à partir d’une matrice. Par contre, le modèle intérieur de l’artiste ne présente pas une espèce, mais plutôt un type social, un caractère. Diderot avait cette même conception déjà en 1758 lorsqu’il écrivait : L’étude courbe l’homme de lettres. L’exercice affermit la démarche, et relève la tête du soldat. L’habitude de porter des fardeaux affaisse les reins du crocheteur. […] Voilà les observations qui, multipliées à l’infini, forment le statuaire, et lui apprennent à altérer, fortifier, affaiblir, défigurer et réduire son modèle idéal de l’état de la nature à tel autre état qu’il lui plaît. […] C’est ainsi que d’un seul simulacre, il émanera une variété infinie de représentations différentes, qui couvriront la scène ou la toile29.
Ici, cette image intérieure, infiniment ajustable, nécessaire à l’artiste, est conçue de manière idéaliste comme simulacre et modèle idéal. Mais comme Diderot a cette conception dès 1758 ; la lecture de Hogarth et la figure de l’Antinoüs lui auront permis d’éliminer des réflexes idéalistes, en reformulant sa théorie de la représentation afin qu’elle devienne plus conforme au savoir physiologique. La reprise de l’Antinoüs par Diderot s’explique d’abord par l’usage théorique qu’en faisait Hogarth. Si l’Antinoüs du Belvédère incarne pour la tradition un modèle idéal de beauté, chez Hogarth et Diderot, ce corps est, comme nous l’avons vu, transformé en modèle intérieur ; en « patron » dans l’esprit de l’artiste et sera la base à partir de laquelle la représentation juste 28. Daubenton, « Du cheval », dans Georges-Louis Leclerc Buffon, op. cit., p. 528. Cité par Paul Vernière dans Denis Diderot, Œuvres philosophiques de Diderot, 1964, p. 187. 29. Denis Diderot, Essai sur la poésie dramatique, 1758, p. 286.
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du corps deviendra possible. Il est surprenant de constater que ce modèle classique de la beauté a pu servir d’exemple pour produire chez Hogarth et Diderot des théories de la représentation corporelle qui encouragent la diversité des corps. Cela ouvre la voie à une représentation des corps caricaturaux, des corps mutilés, déformés au nom d’une représentation plus juste du monde moderne. Ces théories de la représentation rendent hommage à la perfection physique de l’Antinoüs du Belvédère, mais cet idéal de perfection n’a pas sa place dans la représentation du monde moderne. L’archétype du corps masculin est repensé en tant que prototype de l’homme, figure que l’artiste doit adapter à ses projets. Pour l’écriture romanesque, cela inaugure une représentation des corps marqués par leur histoire et déformés par leurs occupations. Jean Klucinskas Bishop’s University
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Textes cités Audran, Girard, Les Auneu humain : mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité, Paris, chez Girard Audran, 1683. Buffon, Georges-Louis Leclerc, Histoire naturelle de l’Homme, Œuvres, Paris, Gallimard, 2007. Diderot, Denis (éd.), Essais sur la peinture, Paris, Hermann, 1984 [1766] [éd. Gita May]. —, Salon de 1765, Paris, Hermann, 1984 [éd. Else Marie Bukdahl et Annette Lorenceau]. —, De la poésie dramatique, Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1968 [éd. Paul Vernière]. —, Œuvres philosophiques de Diderot, Paris, Garnier Frères, 1964 [éd. Paul Vernière]. Diderot, Denis et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, David, Le Breton, 1764, vol. XIII. Haskell, Francis et Nicholas Penny, Taste and the Antique : The Lure of the Classical Sculpture 1500-1900, New Haven/ London, Yale University Press, 1981. Hogarth, William, The Analysis of Beauty, New Haven /London, Yale University Press, 1997 [1753] [éd. Ronald Paulson]. Panofsky, Erwin, « The History of the Theory of Human Proportions as a Reflection of the History of Styles » [1re éd. en allemand 1921], Meaning in the Visual Arts : Papers in and on Art History, Garden City N.Y., DoubledayAnchor Books, 1955. Sade, Donatien Alphonse François, marquis de, Les cent vingt journées de Sodome, Œuvres, 1990, t. 1 [éd. Michel Delon]. Seznec, Jean, Essai sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, Clarendon Press, 1957. Strugnell, Anthony, « Diderot, Hogarth and the Ideal Model », British Journal for Eighteenth-Century Studies, vol. XVIII, no 2 (Automne 1995), p. 125-137. Winckelmann, Johann Joachim, « Réflexions sur l’imitation des ouvrages des Grecs en fait de peinture et de sculpture », Journal Étranger, Paris, janvier 1756 [1755], p. 104-163.
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Figure 1 : Girard Audran (1640-1703), Proportions de la statue d’Antinoüs, dans Gérard Audran, Les proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité, Paris, Gérard Audran, 1683, pl. XI, Montréal, Centre canadien d’architecture/Canadian Center for Architecture.
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Figure 2 : A. J. Defehrt (ca. 1723-1774), Dessein, proportions de la statue d’Antinoüs, dans Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1757, Neuchâtel, 1765, Recueil des planches sur les sciences, les arts libéraux, et les arts méchaniques, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1763, vol. III, pl. 34, Montréal, Université McGill, Division des livres rares et des collections spécialisées.
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Figure 3 : William Hogarth (1697-1764), dans William Hogarth, The Analysis of beauty, Londres, imprimé par J. Reeves pour l’auteur, 1753, pl. 1 (Détail). Toronto, University of Toronto, Thomas Fisher Rare Book Library.
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Les emblèmes de l’indignation citoyenne du Bélisaire (1767) de Marmontel à celui de David (1781)
Dans son Salon de 1781, Diderot voltige d’une toile à l’autre, distribuant surtout les blâmes et s’exclamant souvent : « Oh ! les mauvais Portraits ! » ou encore « Détestable en tout point. Passez1 ». Mais voici qu’un tableau fixe son attention et le fait soudainement s’écrier : « Tous les jours je le vois et crois toujours le voir pour la première fois2 ». Si cet éloge est la citation presque littérale de deux vers de Racine3, l’œuvre qui suscite l’enthousiasme du critique ne rappelle pourtant en rien la scène d’où ils sont tirés et dans laquelle Titus exprime son amour pour Bérénice. Ce ne sont pas les charmes d’une reine qui arrachent à Diderot les mêmes accents que ceux qu’empruntait la passion de l’empereur : c’est plutôt le spectacle d’un vieillard aveugle et misérable, accompagné d’un enfant et recevant l’aumône d’une femme. Ce thème d’une vieillesse indigente, si souvent associé à la peinture de genre, comment comprendre qu’il ait suggéré à Diderot une allusion à Racine ? Et ce mendiant, quel est-il pour inspirer au critique d’art le ton majestueux de la tragédie classique ? Si répondre à ces questions et interroger ces rapprochements en apparence inattendus exigent bien sûr que l’on précise le contexte où ils surviennent, leurs enjeux excèdent assurément le cadre de l’anecdote en nous invitant à découvrir un topos constitutif non seulement de la peinture et du roman néoclassiques, mais encore du rapport qu’ont entretenu les Lumières militantes avec l’histoire. Bélisaire et le retour à la « grande manière » Commençons néanmoins par l’anecdotique. Le tableau qui éveille chez Diderot le souvenir de Racine est l’œuvre du peintre Jacques-Louis David et s’intitule Bélisaire reconnu par un soldat qui avoit servi sous lui, 1. La première remarque concerne Martin, la seconde Robin ; voir Denis Diderot, Salon de 1781, Œuvres, 1996, t. 4, p. 991. 2. Id., p. 998. 3. « Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, / Et crois toujours la voir pour la première fois » ; Jean Racine, Bérénice, Œuvres complètes I, 1950, acte II, sc. 2, p. 486.
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au moment qu’une femme lui fait l’aumône. Un épisode tiré de l’histoire de l’Empire romain d’Orient en fournit le sujet, lequel évoque le destin malheureux de Bélisaire, général byzantin du VIe siècle qui servit sous le règne de l’empereur Justinien. Principal artisan d’une politique animée par la volonté de reconstituer l’Empire romain, démembré depuis les Grandes invasions, Bélisaire voit ses victoires contre les barbares récompensées par la disgrâce. Ses mérites et ses vertus suscitant jusqu’à la jalousie de son maître, qui aperçoit en lui un rival, il est injustement soupçonné d’avoir participé à un complot contre l’empereur. Condamné à être aveuglé, il est dépouillé de tous ses biens, puis réduit à la mendicité dans les rues de Byzance. C’est cette scène qu’a choisi de représenter David (fig. 1). Depuis le Salon de 1781, ce tableau a été très souvent acclamé et commenté par la critique d’art qui, de nos jours, insiste à juste titre sur le fait qu’il marque une date capitale, non seulement dans la carrière de David, que le succès de cette œuvre consacre chef d’école, « mais dans l’histoire de la peinture européenne4 ». De même, comme l’observait naguère Antoine Schnapper, Bélisaire est « peut-être le premier véritable tableau néo-classique, où se trouvent accordés enfin la portée morale du sujet et les moyens employés pour le représenter5 ». Mais avant d’en venir à cet enjeu moral où, on le verra, s’articule de manière très complexe une triple dimension historique, rhétorique et politique, examinons d’abord les moyens. Avec ce paysage montueux et crépusculaire, ces colonnes monumentales et ces fabriques à l’antique, l’ensemble de la scénographie témoigne à l’évidence d’un programme esthétique fondé sur un retour à Poussin, c’est-à-dire à des solutions picturales qui se veulent empreintes de force et de noblesse, de sobriété et de gravité. C’est d’ailleurs ce que signale avec beaucoup de finesse l’exclamation racinienne sur laquelle s’ouvre, on s’en souvient, le commentaire de Diderot. De fait, au cours des années qui précèdent la Révolution, célébrer Poussin ou Racine participe d’un même refus des mignardises rococo au nom d’une exigence nouvelle dont ces deux figures sont alors l’emblème6 et que résume Diderot en magnifiant, chez David, « la grande manière dans la conduite de son ouvrage7 ». 4. Antoine Schnapper, « III. De Bélisaire à Brutus », Jacques-Louis David, 1748-1825, 1989, p. 132. 5. Ibid. Voir également Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, 1980 ; La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, 1990, p. 13 : Bélisaire est une œuvre « qu’on peut raisonnablement tenir pour la toile la plus importante de la peinture française du début des années 1780 ». 6. Comme le montre, entre autres, l’Andromaque que peint David pour le Salon de 1783. Voir, sur ce point, Régis Michel, « Jacques-Louis David », Diderot et l’art de Boucher à David. Les Salons : 1759-1781, 1984, p. 164. 7. Denis Diderot, Salon de 1781, op. cit., p. 998.
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Mais, demandera-t-on, si ce retour à la « grande manière » a d’abord valeur de manifeste, son sens s’épuiserait-il dès lors dans la seule dénonciation des affèteries prétendues du rococo ? Cette question importe d’autant plus que les peintres et les théoriciens du néoclassicisme ont toujours cru que leurs « conceptions de la nature et de la fonction de la peinture […] visaient essentiellement à retrouver, après une période de décadence, les principes fondamentaux découverts par les Anciens8 » et incarnés ensuite par les œuvres des grands peintres des XVIe et XVIIe siècles. Conclure de ce sentiment qu’ils se sont « contentés de reformuler […] des impératifs déjà énoncés9 » serait pourtant se méprendre, comme le soulignait déjà le grand historien de l’art américain Michael Fried et comme va le montrer l’examen des quatre protagonistes du Bélisaire. Dans le coin inférieur droit, déchiffrons d’abord, gravée sur une stèle, l’inscription qui sert de légende au tableau : « Date obolum Belisario » (« Donnez une obole à Bélisaire »). Le don de cette obole assure ensuite l’unité picturale du groupe que forment Bélisaire, un enfant et une femme. Aux deux premiers, qui sollicitent l’aumône, correspondent le geste et le regard de la bienfaitrice, qui scrute le visage du vieillard aveugle et dont la compassion empreinte de gravité répond à la souffrance pleine de dignité du général déchu. Entre la femme et l’enfant, les regards convergent, l’unité dramatique de la scène se trouvant encore renforcée par le geste du bienfait donné et reçu, qui rassemble les trois personnages en permettant de regrouper leurs mains autour d’un casque dont le renversement « symbolise littéralement le revers de la fortune10 ». La disposition sur un même plan de ces trois personnages reprend, du reste, l’un des procédés qui, à l’époque néoclassique, a le mieux servi les ambitions narratives de la peinture d’histoire : celui de la frise, que la succession linéaire des figures désigne comme un « mode privilégié11 » du récit. Enfin, légèrement en retrait par rapport à ce groupe situé au premier plan, on aperçoit un soldat, frappé de stupeur et levant les bras à la vue de ce spectacle pathétique. La place du soldat Dans l’économie générale de l’œuvre, ce soldat, dont le titre du tableau souligne l’importance, joue un rôle pivot, l’expression que le peintre choisit de lui donner cristallisant une longue histoire dont j’aimerais maintenant faire l’archéologie pour mieux comprendre sa fonction topique chez David et, pardelà, dans l’imaginaire pictural et littéraire du XVIIIe siècle finissant. Ce soldat,
8. Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 69. 9. Ibid. 10. Sur cette interprétation, voir Régis Michel, loc. cit., p. 164. 11. Sur ce procédé de la frise dans le Bélisaire, voir ibid.
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au demeurant, a depuis fort longtemps occupé la critique d’art, qui a bien senti la nécessité de lui accorder toute l’importance qu’il mérite. Par exemple, dans un ouvrage comme La place du spectateur de Michael Fried, ce soldat et l’analyse qu’il en propose servent de conclusion à un parcours soucieux de retracer les origines de la peinture moderne. Fried considère ainsi ce soldat comme « un médiateur entre le spectateur réel et le personnage de Bélisaire », effet que permet d’obtenir notamment un « décentrement énergique de la perspective12 » : Là où la perspective traditionnelle projette une illusion spatiale dont la cohérence d’ensemble dépend de la présence du spectateur en un point déterminé face au tableau, la perspective et l’illusion spatiale dans le Bélisaire contribuent au contraire à projeter le spectateur dans le tableau. Mieux encore : elles le placent sur un côté du tableau […] et presque face à ce médiateur qu’est le soldat. Les rangées de dalles étroites qui semblent descendre presque verticalement sur le coin gauche de la toile indiquent bien le caractère latéral de la position du spectateur13.
Si Fried met en évidence la façon dont David structure, à partir d’une perspective excentrée, la relation du tableau au spectateur autour de la figure du soldat, Régis Michel, de son côté, insiste lui aussi sur le rôle pivot de ce personnage, mais de manière cette fois à en dégager la dimension politique. À l’occasion d’un remarquable commentaire, Michel observe ainsi que « l’attitude du soldat conclut de la grandeur passée au malheur présent », mais de telle sorte que son geste devient « un constat d’injustice ». « Ce passage de l’infortune, thème moral, à l’injustice, thème politique, est, soutient Michel, la clef du tableau ; il est destiné à provoquer une troisième réaction, celle du spectateur, qui sera l’indignation – l’humiliation du vieillard [renvoyant] à l’arbitraire du prince14 ». Du pseudo-Van Dyck (ca. 1620) à David On pourrait sans peine multiplier les exemples de ces analyses qui, toutes, convergent vers la figure du soldat frappé de stupeur et indigné15, sans toutefois parvenir à clarifier ce passage, à mon sens aussi capital qu’énigmatique, du thème moral de l’infortune, caractéristique de la peinture du XVIIe siècle, à la question politique de l’injustice, appelée à féconder par la suite l’invention d’une topique propre à l’imaginaire néoclassique. Autrement dit, s’il est vrai que le Bélisaire du Salon de 1781 procède de tout un travail de figuration de l’indignation politique, il
12. Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 155. 13. Id., p. 156. 14. Régis Michel, loc. cit., p. 164. 15. Entre autres, voir également Nathalie Roelens, « La figure de Bélisaire chez Marmontel et Diderot », 1999, p. 54-59.
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nous reste à comprendre le parcours au terme duquel le langage plastique hérité de Poussin et de la rhétorique classique de l’expression des passions se trouve réinvesti au profit de l’invention de l’un des grands emblèmes des Lumières militantes. De manière plus précise, interroger ce parcours signifie examiner le topos de l’indignation politique que figure le soldat de David en l’inscrivant dans une série d’œuvres qui se rattachent à deux traditions, l’une iconographique, l’autre romanesque et philosophique, que le Bélisaire de 1781 se réapproprie en faveur d’une solution picturale où se donne à voir le nouveau rapport qu’instituent les Lumières finissantes à l’égard de l’histoire. La première de ces traditions dérive d’un tableau exécuté vers 1620, que le XVIIIe siècle attribuait faussement à Van Dyck et qu’on restitue aujourd’hui au peintre génois Luciano Borzone16 ; en France, cette toile était connue grâce à une gravure de Louis Bosse (fig. 2). Cette composition a souvent attiré l’attention de la critique française de la seconde moitié du siècle, comme l’atteste entre autres ce passage d’une lettre de Diderot à Sophie Volland, datée du 18 juillet 1762 : Autre querelle, y écrit Diderot, avec Suart [Suard] et Made d’Houdetot sur une estampe de Vandick qui représente Bélisaire aveugle […] son casque à ses pieds, dans lequel quelques femmes charitables jettent un liard, et debout devant lui, de l’autre côté, un grand soldat […]. On voit que ce soldat a servi sous lui, et qu’il dit « Eh bien, le voilà donc cet homme qui nous commandoit. O sort ! O mortels ! etc. » Il est certain que c’est la figure de ce soldat qui attache […]. Suart et la comtesse disoient que c’étoit un défaut. Moi, je prétendois que c’étoit là précisément ce qui rendoit la peinture morale, et que ce soldat faisoit mon rôle17.
Cet extrait ne témoigne pas simplement de la réputation de la gravure tirée du pseudo-Van Dyck et des débats qu’elle suscitait alors. En insistant sur le personnage du soldat, qui y figure le spectateur et dont dépend la dimension morale de l’œuvre, Diderot en propose une lecture que David ne pouvait évidemment pas connaître, mais qui rappelle néanmoins plusieurs solutions ensuite retenues par le peintre : outre la place et la fonction du soldat, placé un peu en retrait de la scène, songeons aussi au motif du casque et au thème de l’aumône. Par-delà les convergences entre ces deux regards, celui du critique et celui du peintre, remarquons surtout que David transforme radicalement l’attitude méditative du soldat, et ce fait est d’autant plus significatif que la gravure du pseudo-Van Dyck est l’une des sources les
16. Sur cette question, voir Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 143-sq. et la note 81. 17. Denis Diderot, Correspondance, IV, 57 ; cité par Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 145.
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mieux attestées de son propre Bélisaire18. Chez le pseudo-Van Dyck, Diderot observait avec justesse, on s’en souvient, que le soldat semblait dire : « Ô sort ! Ô mortels ! » ; chez David, rien de tel. La représentation d’une méditation chagrine sur le thème éminemment baroque des révolutions de la fortune y disparaît au profit de la stupeur et de l’indignation – et ce petit mystère invite maintenant à interroger la seconde tradition, littéraire et philosophique celle-là, dont tire parti le Bélisaire du Salon de 1781. Le Bélisaire (1767) de Marmontel De fait, les aventures du pseudo-Van Dyck et de son soldat comportent encore un autre épisode d’importance. Si Grimm aperçoit dans ce soldat l’expression par excellence du sublime19, il revient surtout à Jean-François Marmontel d’avoir donné une suite à l’histoire de sa vie tumultueuse, comme le rappelle un passage de ses Mémoires dans lequel l’écrivain évoque les circonstances où il conçut le projet de son propre Bélisaire, roman à la fois historique et philosophique qu’il fit paraître en 1767 : On m’avoit fait présent, rapporte Marmontel, d’une estampe de Bélisaire, d’après le tableau de van Dyck ; elle attiroit souvent mes regards, et je m’étonnois que les poëtes n’eussent rien tiré d’un sujet si moral, si intéressant. Il me prit envie de le traiter moimême en prose20.
Le roman que Marmontel va tirer de ce « sujet si moral » connaîtra bientôt un immense retentissement à travers l’Europe, succès que favorisa non seulement la censure de la Sorbonne, persiflée par Voltaire, mais encore l’actualité politique, marquée notamment par la réhabilitation de la mémoire de Calas et par le procès de Lally-Tolendal. Vainqueur à Fontenoy, accusé ensuite d’avoir trahi la France, cet infortuné général est décapité en 1766 après un procès qui avait passionné l’opinion et suscité l’indignation de Voltaire et des philosophes, qui obtinrent sa réhabilitation en 1781, l’année même où David présentait son Bélisaire au Salon. Si l’on ajoute à ces circonstances la passion avec laquelle le XVIIIe siècle se livrait à des parallèles de toutes sortes entre les Anciens et les Modernes, on comprendra sans peine que l’ouvrage d’un écrivain aussi célèbre que Marmontel ait pu si puissamment contribuer à remettre en vogue l’histoire du malheureux général byzantin au cours des trois dernières décennies du siècle.
18. Sur ce point, voir notamment Antoine Schnapper, « III. De Bélisaire à Brutus », op. cit., 1989, p. 132 ; et Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 154 : « Il ne fait aucun doute, à mes yeux, que David avait la gravure d’après Van Dick à l’esprit quand il composa sa version de l’histoire de Bélisaire ». 19. Melchior Grimm, Salons, II, 157 ; cité par Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 150. 20. Jean-François Marmontel, Mémoires ; cité par Michael Fried, La place du spectateur, op. cit., p. 145.
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L’année où paraît le roman, le peintre Jollain en reprend aussitôt le thème dans un tableau aujourd’hui perdu, mais étrillé par Diderot, qui s’écrit plaisamment : « […] le pauvre Bélisaire […] il ne lui manquait plus pour dernière disgrâce que d’être peint par Jollain21 ». Puis, ce fut au tour de Durameau en 1775, de François-André Vincent en 1776-1777 et, enfin, en 1779, de Pierre Peyron, un condisciple de David à Rome. Chez tous ces artistes, le souvenir du Bélisaire attribué à Van Dyck restait d’autant plus vivace que le roman de Marmontel les inspirait tous et qu’un important passage du chapitre IV en était, à plusieurs égards, l’illustration. Dans cette scène où l’on retrouve notre soldat observant son général déchu, voici en quels termes le romancier représente son attitude : « […] debout devant le héros [il] le regardait d’un air pensif, les mains jointes, la tête baissée, la consternation, la pitié, et le respect sur le visage22 ». Avec ces mains jointes et cette tête baissée, cette description dérive jusqu’au moindre détail du pseudo-Van Dyck ; la suite du texte nous réserve cependant quelques surprises : « […] muet, rêveur, préoccupé [le soldat] avait, poursuit Marmontel, les yeux fixés sur Bélisaire ; et plus il l’observait, plus son air devenait sombre, et son regard farouche23 ». Or, avec ce regard farouche, s’esquissent sous nos yeux les premiers traits d’un nouveau topos appelé à bouleverser le sens moral des représentations de Bélisaire ; qu’on en juge d’après la suite : Je suis indigné, mon Général, s’écrie le soldat à l’intention de Bélisaire, du misérable état où l’on vous a réduit. C’est un exemple effroyable d’ingratitude et de lâcheté. Il me fait prendre ma patrie en horreur ; et autant j’étais fier, autant je suis honteux d’avoir versé mon sang pour elle. […] Hé ! mon ami, lui dit le héros, dans quel pays ne voit-on jamais les gens de bien victimes des méchants ? Non [réplique le soldat], ceci n’a point d’exemple. Il y a dans votre malheur quelque chose d’inconcevable. Dites-moi quel en est l’auteur […] et je vais arracher le cœur au traître qui...24
Le cri de protestation du soldat culmine dans cette suspension finale ou, pour mieux dire, dans cette suspensio, ce procédé si cher aux anciens rhéteurs et qui, sous la plume de Marmontel, marque dans le texte l’éclat d’une juste indignation. Il est vrai que, si cette suspensio et la passion qu’elle exprime n’introduisaient qu’une variation au sein de la tradition iconographique dont relève toute la scène, elle resterait incidente ; leur véhémence, qui contraste si violemment avec l’attitude méditative des représentations antérieures, me semble signaler au contraire une profonde transformation dans l’expérience de la condition historique pendant les années qui précèdent la Révolution.
21. Denis Diderot, Salon de 1781, op. cit., p. 991. 22. Jean-François Marmontel, Bélisaire, 1994, p. 37. 23. Id., p. 38. 24. Id., p. 39.
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Lumières militantes et histoire De manière générale, rappelons que les philosophes de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui réfléchissaient sur l’histoire insistaient volontiers sur les violences qui s’y déchaînent. C’est ainsi que, dans son Essai sur l’histoire générale de 1756, Voltaire écrivait : « Presque toute l’histoire est une suite d’atrocités inutiles25 ». Toutefois, comme le montre le Candide du même Voltaire ou encore l’intervention de ce philosophe dans l’affaire Calas, on voit également s’affirmer au cours de ces mêmes années l’idée suivant laquelle ces atrocités ne sont pas seulement inutiles, mais aussi scandaleuses. C’est même ce que rappelle avec force Marmontel dans l’article « Histoire » de ses Éléments de littérature, ouvrage qu’il publie en 1787 et qui, comme le souligne Sophie Le Ménahèze dans la réédition récente qu’elle en propose, « livre la somme [des] réflexions [du siècle] en matière d’esthétique littéraire26 ». « Demanderais-je à l’écrivain, s’écrie ainsi Marmontel, une tranquille et froide indifférence entre le crime et la vertu […] ? Non, certes, poursuit-il [car] un historien apathique me semble un homme dénaturé27 ». Dans ce contexte, l’histoire ne se réduit pas à simplement établir des faits et leur chronologie, elle n’a pas à susciter, pour reprendre une distinction chère à Marmontel, un seul « intérêt d’instruction » : elle doit encore éveiller un « intérêt d’affection28 ». Ce second intérêt, ajoute notre auteur, n’est « ni celui de la vanité […] d’un souverain, ni celui […] de la grandeur […] de sa patrie » : c’est plutôt « celui de l’humanité29 ». En ce sens, conclut-il, l’intérêt d’affection est « comme l’âme de l’histoire ». Au nom de cet intérêt, l’histoire peut prétendre réunir « tous les lieux, tous les temps, tous les peuples du monde », pour mieux faire voir « dans le passé […] l’image du présent et de l’avenir » ; au nom de cet intérêt, il est surtout requis de l’historien qu’il soit doué « de sensibilité, de chaleur, d’éloquence » afin que, sous sa plume, le récit de l’événement devienne « fécond et pathétique30 » pour mieux susciter, chez le lecteur, des passions capables de l’élever jusqu’à un sentiment citoyen, comme le souligne enfin l’article « Intérêt » des Éléments de littérature :
25. Voltaire, Essai sur l’histoire générale, 1756 ; cité par Frédéric Deloffre, dans Candide et autres contes, 1992, p. 408. 26. Sophie Le Ménahèze, dans Jean-François Marmontel, Éléments de littérature, 2005, 4e de couverture. 27. Jean-François Marmontel, « Histoire », Éléments de littérature, op. cit., p. 617. 28. Id., p. 618-sq. 29. Id., p. 617-618. 30. Id., p. 619.
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Il en est des objets qui élèvent l’âme comme de ceux qui l’attendrissent : […] le dévouement de soi-même au bien de la patrie, à l’amour ou à l’amitié ; tous les sentiments courageux, toutes les vertus héroïques produisent sur nous des effets infaillibles31.
Or, comprendre la représentation de l’histoire à la lumière de cette double articulation, à la fois didactique et rhétorique, nous introduit au cœur de l’imaginaire qui, au sein des Lumières militantes, préside à sa représentation. Ici, l’histoire invite d’abord à lire dans l’expérience séculaire des hommes une leçon pour le présent : suivant une conception héritée de Cicéron, elle est magistra vitae32, maîtresse de vie. En même temps, cette « école de la vie33 » professe ses leçons en empruntant ses accents les plus pathétiques à ceux de l’éloquence, afin que s’élèvent dans l’âme du lecteur « tous les sentiments courageux » et « toutes les vertus héroïques ». Il en va non seulement de l’intérêt d’affection qu’elle prétend susciter, mais encore de sa capacité à dénoncer le scandale des atrocités qui la désolent. C’est pourquoi ce projet invite surtout à agir sur le cœur et l’esprit du public, comme nous y exhorte à nouveau Marmontel dans ses Éléments de littérature, alors qu’il rappelle à quel point « on demande aujourd’hui, comme autrefois dans la place d’Athènes : qui veut parler pour le bien public ? » : Tel abus règne, tel préjugé domine ; pour le combattre et le détruire, qui veut parler ? Qui veut parler contre la servitude, contre la rigueur inutile de nos anciennes lois pénales […] sur les moyens de conserver cette multitude innombrable d’enfants qui vont périr dans les asiles de l’indigence […] qui veut parler34 ?
Ce très beau passage résume les aspects essentiels du rapport qui, chez Marmontel et chez les principaux représentants des Lumières militantes, se noue entre histoire et indignation, l’interrogation sur la condition historique s’ouvrant désormais sur un engagement citoyen dont l’appel se fait entendre dans cette formule aussi brève qu’efficace : « Qui veut parler ? ». Chez David, c’est cette même question qu’adresse à nouveau le soldat, tout le travail du peintre consistant à transformer l’attitude contemplative du pseudo-Van Dyck en un geste de stupeur indignée qui donne à voir le travail de recomposition du topos qu’avait accompli Marmontel dans l’intervalle35. 31. Jean-François Marmontel, « Intérêt », Éléments de littérature, op. cit., p. 666. 32. Voir Cicéron, De l’orateur, 1966, vol. II, IX, 36, p. 21 : « L’histoire, enfin, témoin des siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé » (« Historia uero testis temporum, lux ueritatis, uita memoriae, magistra uitae, nuntia uetustatis »). 33. Jean-François Marmontel, « Histoire », Éléments de littérature, op. cit., p. 610. 34. Jean-François Marmontel, « Rhétorique », Éléments de littérature, op. cit., p. 1017 ; c’est Marmontel qui souligne. 35. Sur cette question, voir Régis Michel, loc. cit., p. 164 : « A. Boime (1981) […] a le mérite d’insister sur le lien de la toile au roman ; c’est rendre à David […] sa dimension critique ».
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Transformer en une passion politique l’immobilité méditative de notre soldat s’inscrit dans la formation de cette nouvelle topique où un corps agité par un transport soudain devient l’un des emblèmes par excellence d’un rapport critique à l’histoire. Surtout, ce topos de l’indignation exprime davantage qu’un simple motif récurrent. Que ce soit chez Marmontel ou chez David, le discours ou le geste admirable ranime la signification et la portée que conférait Cicéron à l’idée même de lieu commun, conçu chez lui comme désignant à la fois la communitas, c’est-à-dire le lien social rendant possible la vie en commun, et le moment du discours où l’orateur s’élève du détail d’une affaire particulière à l’universalité d’un principe général, lui-même porté par une parole ou un corps éloquent qu’illumine le sens de la République36. Dans ce contexte, renouer comme le fait David avec la « grande manière » qu’avait illustrée Poussin associe non seulement l’aspiration républicaine à un art qui s’est remis à l’école des classiques : cette décision rattache du même souffle le langage plastique du néoclassicisme à un projet aussi bien esthétique et rhétorique que politique et éthique, dont l’Antiquité offrait le modèle et que reprendra à sa suite l’art moderne en réaffirmant depuis lors sa vocation à tenir un discours critique sur le monde. Marc André Bernier Université du Québec à Trois-Rivières
36. Sur la conception cicéronienne du lieu commun, conçu comme à la fois politique et rhétorique, voir l’excellent ouvrage de Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, 1996.
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Textes cités orateur,
De l’orateur, Paris, Société d’édition Les Belles-Lettres, 1966. Diderot, Denis, Salon de 1781, Œuvres, Paris, Éditions Robert Laffont, 1996, t. 4 [éd. Laurent Versini]. Fried, Michael, La place du spectateur : esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990 [trad. de l’anglais par Claire Brunet]. —, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, Berkeley, University of California Press, 1980. Goyet, Francis, Le sublime du « lieu commun » : l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, H. Champion (Bibliothèque littéraire de la Renaissance. Série 3 ; t. 32), 1996. Marmontel, Jean François, Éléments de littérature, Paris, Desjonquères, 2005 [éd. Sophie Le Ménahèze]. —, Bélisaire, Paris, Société des textes français modernes, 1994 [éd. Robert Granderoute]. Michel, Régis, « Jacques-Louis David », Diderot et l’art de Boucher à David : les salons : 1759-1781, Paris, Ministère de la culture, Éditions de la réunion des musées nationaux, 1984, p. 160-165. Racine, Jean, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1950 [éd. Raymond Picard]. Roelens, Nathalie, « La figure de Bélisaire chez Marmontel et Diderot », Voir, « La lettre sur les aveugles de Denis Diderot (1749). L’invention de l’aveugle », Périodique du Centre de recherche sur les aspects culturels de la vision, no 18 (mai 1999), p. 54-59. Schnapper, Antoine, et al., Jacques-Louis David, 1748-1825, Paris, Réunion des musées nationaux, 1989. Voltaire, François Marie Arouet, dit, Candide et autres contes, Paris, Gallimard, 1992 [éd. Frédéric Deloffre].
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Figure 1 : Jacques-Louis David (1748-1825), Bélisaire reconnu par un soldat qui avoit servi sous lui, au moment qu’une femme lui fait l'aumône, 1781, huile sur toile, 288 x 312 cm, Lille, Musée des Beaux-arts.
Figure 2 : Louis Bosse (actif à Paris, ca. 1770), Bélisaire recevant l’aumône, gravure d'après un tableau de Luciano Borzone longtemps attribué à Van Dyck et exécuté vers 1620, Paris, Bibliothèque nationale de France.
Héroïsme et piété filiale dans les images des Incas de Marmontel
Dans Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou, Jean-François Marmontel (1723-1799) se proposait de faire le récit de la conquête espagnole tout en dénonçant le fanatisme religieux. Publié en 1777, l’ouvrage s’inscrit dans le prolongement de son Bélisaire et de ses Contes moraux et, par son apologie de l’altérité amérindienne, participe déjà à la genèse d’Atala de Chateaubriand1. Le récit épique2 des Incas est mis au service des messages idéologiques et philosophiques de son auteur : il a une portée morale et éducative évidente par sa critique de la colonisation civilisatrice et son apologie du peuple inca, animé par des valeurs humaines exemplaires et édifiantes3. Comme la plupart des œuvres de Marmontel qui témoignent des préoccupations philosophiques et sociales des Lumières et qui ont été traduites, adaptées et illustrées, Les Incas tire profit d’un thème littéraire en vogue au XVIIIe siècle4 – celui des Incas et du Pérou – susceptible de susciter l’engouement auprès d’un large public et de le rejoindre par le biais de l’image imprimée. Les illustrations des Incas de Marmontel sont nombreuses et hétérogènes. Elles figurent au sein du livre illustré, lequel contribue, par l’ajout de gravures d’artistes connus, à la valorisation du genre romanesque qui échappe encore aux catégories poétiques. Elles apparaissent aussi en suites narratives de quatre ou six estampes, publiées hors du livre, des produits à la mode destinés
1. John Renwick, « Marmontel, “Les Incas” et l’expansion de l’Europe », dans Mémorable Marmontel 1799-1999, 1999, p. 23-30. 2. Roman épique, poème épique ou épopée en prose, le genre littéraire des Incas pose problème aux historiens de la littérature. Voir entre autres : Rémi Ferland, « Avant-propos », dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou, 1992, p. VIII ; John Renwick, art. cit., p. 33 ; T.M. Pratt, « Of exploration and exploitation : The New World in later Enlightenment epic », 1989, p. 291-319 ; T.M. Pratt, « Glittering Prizes : Marmontel’s theory and practice of epic », 1987, p. 341-357 ; Khaled Ben Zdira, « Les Incas de Marmontel : entre projet épique et tentation morale », dans Mémorable Marmontel 1799-1999, 1999, p. 150-151. 3. John Renwick, art. cit., p. 29 ; Khaled Ben Zdira, art. cit., p. 152. 4. John Renwick, art cit., p. 24 (note 4), p. 25.
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à un large public. On les retrouve enfin, mais plus rarement, dans les gravures savantes d’après les tableaux exposés au Salon parisien. La récurrence de certains noms d’artistes, d’imprimeurs et d’éditeurs laisse penser qu’il existait un réseau de production et de diffusion de ces estampes, pour lesquelles il devait vraisemblablement exister un marché lucratif5. Toutes ces images des Incas révèlent une activité commerciale et témoignent de l’engouement de la petite bourgeoisie pour les thèmes littéraires et exotiques à la mode. Les images des Incas s’inscrivent en outre dans la production d’estampes à sujets d’histoire renaissante mis à l’honneur par la littérature et rendus familiers à un public étendu, des anecdotes historiques aux effets pittoresques qui dépeignent des scènes de genre et de mœurs avec une « intention moralisatrice ou sentimentale et autant que possible larmoyante6 ». Selon Étienne La Font de Saint-Yenne, instigateur de la critique d’art en France, l’adjonction de gravures au sein du livre, comme ornement et embellissement « étai[t] nécessair[e] dans un siècle de frivolités où l’on chérit autant ce qui amuse que l’on s’ennuie de ce qui instruit7 ». La gravure comme outil pédagogique chez La Font de Saint-Yenne se rapporte à sa conception de la peinture d’histoire dont le but est « d’instruire par l’agrément8 », et de tendre vers l’élévation de l’âme. Il écrit : La Peinture est un art qui doit servir autant à l’instruction qu’au plaisir. Quel pouvoir n’a pas sur notre âme la vue des actions vertueuses et héroïques des grands hommes mises devant nos yeux par un pinceau savant et éloquent, pour nous inviter à les imiter ! Nous sommes tout autrement frappés de ces faits par le pouvoir que l’organe de la vue a sur notre esprit que par une froide lecture ou un simple récit9.
Diderot était aussi d’avis que la vue constitue la meilleure façon de faire saisir une idée. Il croyait en l’autonomie de l’image par rapport au discours et, au théâtre, favorisait l’expression visuelle au détriment du langage. Ce primat du geste sur la parole et de la représentation sur la lecture chez Diderot, s’oppose à la conception de Marmontel pour qui le seul véhicule de l’instruction et de la morale qui imprègne durablement l’esprit du spectateur est la parole, « alors que la pantomime ne provoque qu’un plaisir instantané, dont il ne reste rien une fois la représentation terminée10 ». Autrement dit, le 5. Pierre-Louis Duchartre et René Saulnier, L’imagerie parisienne : l’imagerie de la rue Saint-Jacques, 1944, p. 35, 60-61. 6. François Benoit, L’art français sous la Révolution et l’Empire. Les doctrines, les idées, les genres [1897], 1975, p. 139. 7. Étienne La Font de Saint-Yenne, Œuvre critique, 2001, p. 389. 8. Id., p. 73, 297. 9. Id., p. 291. 10. Marc Buffat, « L’âme contre les sens ou l’esthétique spiritualiste des “Éléments de littérature” », dans Marmontel : une rhétorique de l’apaisement, 2003, p. 45.
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spectacle, comme d’ailleurs l’image, ne frapperait que les yeux sans s’adresser à l’âme et, pour reprendre les termes même de Marmontel « il devient, pour la multitude, plus attrayant et moins utile11 ». Fort heureusement, le primat absolu du discours dans l’esthétique de Marmontel n’a pas freiné l’essor de l’illustration de ses œuvres littéraires. Je propose donc d’examiner la représentation visuelle des Incas de Marmontel en me concentrant sur deux épisodes : le suicide de Télasco et Amazili pendant la destruction du palais mexicain et la maladie du missionnaire Las Casas, soigné par les indigènes. Ces deux épisodes qui mettent en scène des gestes admirables seront examinés à la lumière de la théorie des beaux-arts et de la conception de l’exemplarité morale au temps des Lumières. Nous verrons que ces images d’Amérindiens incarnent l’exemplum virtutis antique et traduisent la recherche chez les Européens de nobles modèles d’humanité. Le suicide de Télasco et Amazili L’épisode du suicide de Télasco et Amazili pendant l’incendie du palais assiégé par les Espagnols s’inscrit dans le récit de la destruction du Mexique au chapitre X des Incas de Marmontel. Les deux fiancés animés par un amour pur et dévoué, serrés l’un contre l’autre, conviennent de se donner la mort plutôt que de subir la honte et l’esclavage. « O chere moitié de mon ame ! lui dit-il [Télasco], en la saisissant, & en la serrant dans ses bras, il faut mourir, ou être esclaves. Choisis : nous n’avons qu’un instant. – Il faut mourir, lui répondit ma sœur ». Aussi-tôt il tire une fleche de son carquois, pour se percer le cœur. « Arrete ! lui dit-elle, arrête ! commence par moi : je me défie de ma main, & je veux mourir de la tienne »12.
Cet épisode du « suicide » de Télasco et Amazili paraît indispensable dans les suites d’estampes et les illustrations du roman et toutes les images portent sur le même instant prégnant : la décision de renoncer à la vie et de mourir libres. Le choix de l’instant est évidemment l’enjeu de la peinture d’histoire13, l’image étant dépourvue des circonstances précédant l’événement représenté. Par conséquent, tous les éléments d’une image doivent concourir à en éclaircir le sens ; ils doivent « aider à l’intelligence de son Sujet14 », pour reprendre les mots de La Font de Saint-Yenne. Ce dernier 11. Article « Pantomime », Marc Buffat, art. cit., p. 45. 12. Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou [1777], 1991, p. 41. 13. Dominique Planchon de Font-Réaulx, « La tendresse des larmes et la vertu des héros : essai sur la figure du héros dans la peinture d’histoire européenne à la fin du XVIIIe siècle », dans De la rhétorique des passions à l’expression du sentiment, 2003, p. 161. 14. Étienne La Font de Saint-Yenne, op. cit., p. 72.
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estimait en outre qu’un tableau ne devait pas être une énigme impénétrable qui nécessite le livre pour en deviner le sujet15. Toutefois, son « exigence d’une compréhensibilité maximale des œuvres » était si grande qu’il proposait de recourir « à des cartels explicatifs16 », ce qui en l’occurrence n’est pas sans rappeler la fonction du texte de la lettre des estampes. Dans le cas qui nous occupe, les illustrations du suicide de Télasco et Amazili semblent pourtant facilement compréhensibles sans le texte. Toutefois, par leur nature et leur vocation, elles sont destinées à accompagner le texte au sein du livre illustré, chez Moreau le Jeune par exemple (fig. 1), voire à porter le texte dans une suite narrative d’estampes, comme chez Le Barbier (fig. 2). Ce n’est donc pas pour pallier les insuffisances de l’image que l’estampe de Le Barbier s’accompagne d’une longue citation du texte de Marmontel sur deux colonnes, puisque dans sa conception, la suite narrative sort du cadre du livre pour prendre en charge la narration. En outre, la répétition du même motif iconographique contribue à rendre le sujet familier et à en faciliter le décryptage. Ainsi l’éloquence du geste de Télasco qui cherche à protéger Amazili tout en retournant sa flèche vers eux est accentuée par les éléments de la mise en scène qui rendent palpables les forces destructrices et l’imminence du danger. Les illustrations de cet épisode sont donc très homogènes dans la représentation du corps et du lieu : les figures, dont la parure constitue la seule référence ethnographique à leur indianité, sont campées à l’avantplan de la scène. Leur langage corporel, leurs poses claires mais affectées et précieuses, témoignent de la suspension du geste dans l’action, laquelle est suggérée par le combat et l’incendie tout autour. La composition de Desenne (fig. 3) insiste moins sur le tumulte de l’incendie et se caractérise surtout par l’immobilité et la symétrie. Ce sont les débris du palais qui jonchent le sol à l’avant-plan qui évoquent le thème de la destruction d’une civilisation ancienne. La recherche de l’Antiquité, qui témoigne de l’impact toujours prégnant du néoclassicisme davidien sur les artistes du début du XIXe siècle, est perceptible surtout dans la représentation des corps qui rappellent la statuaire antique. Les guerriers mexicains à l’arrière-plan à gauche, armés de boucliers et de lances, évoquent les scènes de batailles des bas-reliefs antiques, les frises du Grand Autel de Pergame par exemple. Cette similitude est accentuée par la pose, la nudité et le profil facial des figures, de même que par leur disposition en frise et leur superposition. Les protagonistes principaux rappellent aussi la statuaire antique. Télasco
15. Id., p. 292. 16. Étienne Jollet, dans id., p. 276.
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tend le bras gauche armé du bouclier et de l’arc à la manière du Gladiateur Borghèse ou de l’Apollon du Belvédère. Enfin, la conception même du sujet, Télasco s’apprêtant à tuer Amazili avant de s’enlever lui-même la vie, rappelle l’exemple antique du Gaulois et de sa femme, un autre couple qui préfère la mort à l’esclavage. Ce thème du mépris de la vie relève du stoïcisme antique. L’Amérindien animé par l’amour de l’indépendance et de la liberté incarne les nobles modèles d’héroïsme et de sacrifice de soi que l’on recherchait dans l’Antiquité. Rappelons qu’à l’idéalisation morale de l’Amérindien s’ajoute l’appréciation esthétique de sa nudité, qu’on estimait conforme aux canons antiques. C’est de la même façon d’ailleurs que Winckelmann posait les qualités morales des Grecs, leur noble simplicité et leur grandeur sereine, comme conditions de leur beauté physique. Dans la conception hégélienne, l’héroïsme se caractérise par une disposition au sacrifice de sa vie pour l’affirmation de sa liberté17. Ce don de soi pour une cause est motivé par la nécessité d’agir et par l’absence de toute hésitation. L’héroïsme devient donc admirable lorsque le héros affronte sans frémir une situation extrême et maintient cette volonté. Pourtant dans le cas qui nous occupe, l’amour freine le courage de Télasco : Trois fois son amante l’implore & trois fois sa main se refuse à percer ce cœur dont il est adoré. Ce combat lui donne le temps de changer de résolution. « Non, non, dit-il, je ne puis achever. – Et ne vois-tu pas, lui dit-elle, les flammes qui nous environnent, & devant nous l’esclavage & la honte, si nous ne savons pas mourir ? – Je vois aussi, dit-il, la liberté, la gloire, si nous pouvons nous échapper »18.
Ce manque de spontanéité et de constance pourrait sembler contraire à l’héroïsme. Toutefois depuis la fin du XVIIIe siècle, la peinture d’histoire révèle une dualité dans la définition de l’héroïsme qui se traduit non plus exclusivement par la représentation du courage et de la vertu, mais aussi par la représentation de la sensibilité, de la faiblesse et de la vulnérabilité du héros. C’est donc la combinaison de l’expression du sentiment et du déploiement de la vertu morale qui permet de créer la tension de la scène et d’assurer l’impact du tableau. Ainsi au lieu de la honte et de l’esclavage qui attendent ceux qui ne savent pas mourir, Télasco préfère combattre pour la liberté et la gloire et tenter d’échapper aux Espagnols. Le véritable héroïsme résiderait-il donc davantage dans le fait de combattre pour sa liberté que dans le fait de se donner la mort pour éviter l’esclavage ? Cette dualité dans le texte de Marmontel ne se retrouve pas toutefois dans les
17. Pierre Brunel, L’héroïsme, 2000, p. 5. 18. Jean-François Marmontel, op. cit., p. 41.
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images puisque les illustrateurs de l’épisode privilégient presque toujours le thème du suicide sur celui du combat pour la liberté, comme instant prégnant et geste admirable. De fait, la représentation du couple mexicain qui se prépare à affronter l’épreuve de la mort invite à la méditation morale tout en contribuant au ressort dramatique du récit. La maladie de Las Casas Un autre épisode des Incas qui invite à la méditation morale et qui met en scène un curieux exemple d’héroïsme conjugal est celui de la maladie de Las Casas soigné par les Indiens. Ayant appris que le grand défenseur des indigènes contre l’oppression et l’esclavage était tombé gravement malade, le cacique Henri s’expose aux pires dangers pour « venir embrasser [son] père19 » et lui proposer le lait de sa femme comme remède : « Ecoute, ajouta le sauvage, en soulevant sa tête, ils disent que tu es attaqué d’une maladie à laquelle le lait de femme est salutaire. Je t’amène ici ma compagne. […] Viens, ma femme, & présente à mon père ces deux sources de la santé. Je donnerois pour lui ma vie ; & si tu prolonges la sienne ; je chérirai jusqu’au dernier soupir le sein qui l’aura allaité ». […] Las-Casas, pénétré jusqu’au fond de l’ame, voulut refuser ce secours. « Ah, cruel ! s’écria le Cacique, dis-nous donc, si tu veux mourir, quel est l’ami que tu nous laisses. […] Viens, ma femme, embrasse mon pere ; & que ton sein force sa bouche à y puiser la vie »20.
La conduite héroïque du cacique Henri, qui sans hésitation met sa vie en péril et fait don de soi par l’intermédiaire de sa femme, la moitié de lui-même21, est exemplaire. Par son élévation au-dessus de la crainte de la mort et par les nobles mouvements de son cœur, associés respectivement au sublime des sentiments et au sublime des mœurs, l’héroïsme du cacique renvoie à la théorie morale du sublime développée par Silvain dans son Traité du Sublime de 173222. Ce qui est sublime et admirable ici, c’est donc à la fois le courage du cacique, mais aussi sa piété filiale qui se traduit par sa proposition généreuse et dévouée. Afin de mettre en valeur le geste admirable et d’accentuer le caractère touchant et édifiant de la scène, la présence de témoins, émus jusqu’aux larmes devant l’exemplarité morale de l’indigène et son amour paternel pour le missionnaire23, a semblé nécessaire à Marmontel – il dépeint Las Casas jouissant de l’effet de la bonté du cacique sur les Espagnols Pizarre et Davila – et aux illustrateurs. 19. Id., p. 165. 20. Ibid. 21. « […] Je laisse auprès de toi la moitié de moi-même […] », ibid. 22. Voir Baldine Saint-Girons, « II. La question du sublime : Silvain », Esthétiques du XVIIIe siècle. Le modèle français, 1990, p. 42-50. 23. Rémi Ferland, loc. cit., p. 201; Khaled Ben Zdira, art. cit., p. 155.
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Le geste moral raffermit la concorde, le modèle social et familial, et permet de célébrer les vertus domestiques. Pour Diderot notamment, les relations conjugales et familiales étaient des formes d’amour exemplaires qui remontent à l’histoire de l’humanité. Dans ses théories dramatiques, il avait fait de la famille bourgeoise patriarcale le modèle idéal d’instruction. Rappelons aussi qu’au théâtre et en littérature, la représentation de la société rurale insiste sur le modèle patriarcal et fraternel, où le Seigneur est présenté à la fois comme un bon père et un ami24, un peu comme Las Casas pour les indigènes. Les illustrations de l’épisode de la maladie de Las Casas se rapprochent d’ailleurs du drame bourgeois, par l’incorporation d’éléments réalistes dans la mise en scène25, mais aussi par le déploiement d’une morale domestique qui s’inscrit dans un registre rustique et privé, dont la peinture de Greuze offre les meilleurs exemples. Les illustrations se rapprochent également de l’esthétique de l’opéra-comique qu’on retrouve aussi dans la peinture de Greuze, par la complexité et la variété des émotions, par l’enchaînement des personnages dans un intérieur rustique et par une certaine mixité sociale, voire ethnique dans le cas des images des Incas26. La planche de Moreau le jeune (fig. 4) est encore fortement ancrée dans l’esthétique d’Ancien Régime, par l’espace surchargé et surtout par les figures aux poses affectées et aux gestuelles exagérées. Plus tardive, la planche de Le Barbier (fig. 5) obéit aux principes néoclassiques, par la disposition des figures en frise dans un espace clos et dépouillé, mais semble dépourvue d’intimité et de sensibilité. Dans les deux cas, la traduction visuelle de cette scène qui repose sur des dialogues passe par la gestuelle grandiloquente des figures. Selon Diderot, la peinture serait comme un tableau au théâtre, où la pantomime se suffirait à elle-même, où le geste l’emporterait sur le dialogue. Mais il semble ici que le langage corporel ne puisse vraiment se substituer au langage verbal qu’au prix d’un grand manque de naturel. Ces images semblent plutôt valider la condamnation de la pantomime par Marmontel pour qui « le mouvement n’est que le double matériel et grossier d’une action à la fois spirituelle et fine27 ». La grandiloquence des gestes et des expressions dans les estampes serait symptomatique de la réciprocité du drame et de la peinture, s’il est vrai que les artistes s’inspiraient du jeu des 24. Amy S. Wyngaard, From Savage to Citizen. The Invention of the Peasant in the French Enlightenment, 2004, p. 83. 25. Id., p. 81. 26. Mark Ledbury, « L’opéra-comique et la culture visuelle en France à la fin du XVIIIe siècle », dans De la rhétorique des passions à l’expression du sentiment, 2003, p. 75. 27. Marc Buffat, art. cit., p. 44.
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acteurs28. Symptomatique aussi de la démocratisation de l’art et du goût à la fin du siècle, alors que « le “mélodrame” tendait à s’introduire dans l’art comme il s’efforçait de s’implanter sur la scène29 ». L’épisode de Las Casas soigné par les Indiens a beaucoup ému le public européen et inspiré les illustrateurs qui se sont attachés à représenter le geste admirable du cacique Henri. Mais pour le peintre Hersent, le choix du moment prégnant est plutôt celui de l’allaitement à proprement parler, une scène à peine évoquée dans le texte de Marmontel lorsque la jeune Indienne parvient à convaincre Las Casas d’accepter son sein. « Adieu, mon pere, lui dit-il. Je laisse auprès de toi la moitié de moi-même; & je ne veux la revoir que lorsqu’elle t’aura rendu à la vie & à notre amour ». Cette jeune & belle Indienne, à genoux devant Las-Casas, lui dit à son tour : « Que crains-tu, homme de paix & de douceur ? Ne suis-je pas ta fille ? n’es-tu pas notre pere ? Mon bien-aimé me l’a tant dit ! Il donneroit pour toi son sang. Moi, je t’offre mon lait. Daigne puiser la vie dans ce sein que tu as fait tressaillir tant de fois, lorsqu’on me racontoit les prodiges de ta bonté ». Trop attendri pour rejeter une prière si touchante, trop vertueux pour rougir d’y céder, le Solitaire, avec la même innocence que le bienfait lui étoit offert, le reçut30.
La composition de Hersent (fig. 6)31 condense librement le récit de Marmontel ; il le prolonge et le transcende en offrant une expression visuelle de son sens. Au lieu de représenter la jeune femme restée seule avec le vieillard, Hersent mise sur la présence participative du cacique à la scène d’allaitement. La piété et le respect des indigènes envers Las Casas se lisent dans leur expression et leur attitude corporelle. Le geste, immédiatement compréhensible sans le texte, prend le relais sur la parole pour émouvoir et instruire le spectateur. Cette théâtralité morale est combinée à l’absorbement des figures, au sens où l’entend Michael Fried32, pour susciter chez le spectateur l’identification émotionnelle avec les héros. Comme dans la peinture de Greuze et le drame bourgeois de Diderot, le tableau de Hersent combine l’identification universelle au didactisme moral33. Et par « la force émotionnelle intense et concentrée34 », il gagne en sérieux et en complexité pour s’élever au-delà de la simple scène domestique. 28. Ce serait pour pallier leur technique défaillante que les artistes « allaient au théâtre et transportaient sur la toile non seulement l’action d’une scène, mais encore les attitudes, les gestes et la physionomie des acteurs », François Benoit, op. cit., p. 255. 29. Ibid., p. 254. 30. Jean-François Marmontel, op. cit., p. 165. 31. Exposé pour la première fois au Salon de 1808, le tableau fut gravé par Éléonore Lingée la même année et par Pierre Michel Adam en 1823. C’est cette gravure que nous reproduisons. 32. Michael Fried, La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, 1990. 33. Amy S. Wyngaard, op. cit., p. 100. 34. Mark Ledbury, art. cit., p. 75.
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La composition sobre et dramatique réunit les trois personnages essentiels de l’épisode dans un espace intimiste et chrétien, dont la simplicité du décor s’accorde avec la scène morale qui s’y déroule et dont l’éclairage à la chandelle en préserve la chasteté. Cette conception du sujet met en valeur le geste admirable du cacique et de sa femme en combinant les vertus de piété filiale et de bienfaisance35. Les penseurs des Lumières associent la bienfaisance à la sociabilité, un sentiment naturel qui distingue les hommes des animaux et qui suscite une affection pour ses semblables36. Universelle, la bienfaisance se retrouve chez tous les peuples et dans tous les milieux sociaux37, mais elle « ne peut pas être désintéressée ou dépourvue de motifs », pour citer d’Holbach38. Dans le cas qui nous occupe, en effet, c’est la reconnaissance envers leur protecteur et ami qui stimule chez les indigènes l’impulsion de bienfaisance. La notion de bienfaisance se développe aussi comme un « substitut laïque de la charité chrétienne39 » et éventuellement une arme des Lumières contre l’Église. Chez ces indigènes, pourtant convertis au christianisme, la bienfaisance se manifeste dans une réinterprétation du thème antique de la Charité romaine, une jeune femme donnant le sein à son vieux père qui se meurt de faim en prison. L’ambiguïté érotique semble généralement faire partie de l’iconographie de la Charité romaine, comme si ce geste charitable qui devait être posé dans le plus grand secret avait un caractère licencieux propre à éveiller le voyeurisme. Dans la scène de l’allaitement de Las Casas en revanche, la présence de l’époux nie le potentiel érotique de l’épisode. L’attitude pieuse, chaste et absorbée des figures, campées dans un espace intime et clos, nécessaire à ce geste de charité, contribue à occulter toute ambiguïté. D’un point de vue à la fois formel et moral, l’image rappelle la Charité romaine de Bachelier, un tableau que Diderot avait vivement décrié et auquel il n’avait reconnu qu’un seul mérite, celui « de n’avoir donné à [son] vieillard ni à [sa] femme aucun pressentiment qu’on les observe ; cette frayeur dénature le sujet, en ôte l’intérêt, le pathétique, et ce n’est plus une charité40 ». Pour reprendre les termes de Stéphane Lojkine, « la Charité romaine est une scène exemplaire parce que c’est une scène intime, sans témoins41 ». 35. D’Holbach, Morale universelle, cité par Jacques Domenech, « Bienfaisance », dans Dictionnaire européen des Lumières, 1997, p. 164-165. 36. Catherine Larrère, « Sociabilité », dans id., p. 998-999. 37. Marmontel expose les idéaux de bienfaisance dans un milieu rural, paysan, non noble dans son opéra comique Silvain (1770). Voir Amy S. Wyngaard, op. cit., p. 92. 38. Jacques Domenech, art. cit., p. 165. 39. Id., p. 164. Voir aussi Amy S. Wyngaard, op. cit., p. 90. 40. Denis Diderot, dans Stéphane Lojkine, « La Charité romaine – Bachelier », Utpictura18. http:// galatea.univtlse2.fr/pictura/UtpicturaServeur/GenerateurNotice.php?numnotice=A1124 (consulté le 10 mai 2006). 41. Ibid.
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C’est là tout le contraire des autres illustrations de l’épisode de la maladie de Las Casas, centrées sur le geste admirable et admiré du cacique Henri. Chez Hersent, l’Indienne prend un rôle de premier plan dans cette scène où le geste naturel, mais néanmoins étonnant et admirable de l’allaitement d’un vieillard, devient le symbole de l’amour filial où s’inverse la relation père-fille42. Cette réinterprétation du thème de la Charité romaine doit en outre être replacée dans le contexte de la promotion faite auprès des femmes en France de l’allaitement maternel et des vertus familiales, perçus comme source de régénération morale. L’image évoque donc les idées rousseauistes sur les bienfaits de l’allaitement maternel mais aussi sur le sentiment naturel des peuples non corrompus en leur attribuant des vertus morales comme la piété filiale et la charité. La représentation de gestes admirables participe du courant moralisateur qui marque les arts en France depuis le milieu du XVIIIe siècle. Le rôle de la peinture d’histoire étant d’élever l’âme et de moraliser, La Font de Saint-Yenne, qui souhaitait en faire une école de mœurs, recommandait aux artistes de puiser dans l’Antiquité de nouveaux thèmes moraux et de choisir des actions héroïques dignes d’admiration. Pour Diderot, qui plaide également en faveur de la moralisation des beaux-arts, la vertu n’est plus l’apanage exclusif de l’histoire antique mais peut se trouver dans une scène domestique. Par conséquent la peinture de genre, qui échappe à l’histoire, obéirait au même impératif moral qui consiste à bouleverser les cœurs pour solliciter la raison ; émouvoir le spectateur et proposer une leçon. La peinture doit donc émouvoir et instruire pour satisfaire à la fois le public et la critique. La dimension morale et l’effusion sentimentale dans la peinture repose sur une économie du sentiment où prédomine l’attendrissement du spectateur devant les exemples de dévouement, d’amour filial et de sacrifice héroïque43. Les épisodes du suicide de Télasco et Amazili et de la maladie de Las Casas offrent deux exemples d’une nouvelle conception de l’héroïsme au temps des Lumières, empreinte d’une ferveur moralisatrice44. Inséparables de leur geste, les héros deviennent des modèles admirables « parce qu’il[s] porte[nt] l’humanité vers ses possibilités les plus hautes45 ». Sous
42. Dominique Planchon de Font-Réaulx, « notice no 13 », dans L’invention du sentiment. Aux sources du romantisme, 2002, p. 104. 43. Frédéric Dassas, « Les enjeux d’une critique sentimentale : Diderot, Rousseau, Madame de Staël », dans L’invention du sentiment […], op. cit., p. 14, 17. 44. Philippe Bordes, « Héros (Représentation du) », dans Dictionnaire européen des Lumières, op. cit., p. 535. 45. Pierre Brunel, op. cit., p. 3.
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l’impulsion de La Font de Saint-Yenne, de Diderot et du comte de Caylus, le courant moralisateur appelait la participation des hommes de lettres au renouvellement thématique dans les beaux-arts46. Les Incas de Marmontel, incidemment, constituait une source littéraire moderne dans laquelle les artistes pouvaient puiser de nouveaux sujets « intéressants et pittoresques, mais encore singuliers, et hors des sentiers battus » pour citer La Font de Saint-Yenne47. En outre, les épisodes choisis du récit de Marmontel offrent des variantes amérindiennes aux exemples d’héroïsme antique, comme si la recherche de l’exotisme fournissait un cadre naturel aux actions héroïques. L’exemplum virtutis, qui constitue la base de la représentation du héros, lequel doit élever les âmes par ses actions nobles et admirables, est ici incarné par l’Indien d’Amérique, perçu comme un exemple vivant de vertu antique. Cette attribution de vertus morales antiques aux Amérindiens participe du primitivisme de la fin du XVIIIe siècle et contribue à la construction d’une Amérique fictive, comme antidote contre la corruption morale de la civilisation. Ces transpositions de l’exemplum virtutis antique dans le monde amérindien relèvent en outre de la nouvelle mobilité de l’imagination permise par la montée de l’historicisme qui renouvelle la représentation de thèmes appartenant à la tradition gréco-romaine, dans divers milieux historiques, géographiques et ethnographiques48. Dans la conjoncture troublée de la France au tournant du siècle, cet historicisme offre de nouveaux modèles moraux issus d’autres époques et d’autres lieux. L’historicisme pourrait en outre contribuer à expliquer le succès différé des Incas au tout début du XIXe siècle, période marquée par le désir d’histoire, comme l’a démontré Stephen Bann49. Au moment où l’histoire devient consciente d’elle-même et s’établit comme véhicule autonome de réflexion et d’imagination, la représentation de l’histoire envahit la peinture et la culture de masse. Les nombreuses suites d’estampes des Incas de Marmontel publiées au XIXe siècle en constituent un exemple probant. Peggy Davis Université du Québec à Montréal
46. Étienne Jollet, dans Étienne La Font de Saint-Yenne, op. cit., p. 19, 43. 47. Étienne La Font de Saint-Yenne, id., p. 65. 48. Robert Rosenblum, Transformations in Late Eighteenth Century Art [1967], 1989, p. 40, 48. 49. Stephen Bann, Romanticism and the Rise of History, 1995.
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Figure 1 : Nicolas de Launay (1739-1792) d’après Jean-Michel Moreau le Jeune (1741-1814), Arrête ! commence par moi, je me défie de ma main, || et je veux mourir de la tienne, gravure à l'eau-forte, 13,3 x 8,8 cm, dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou, Paris, Lacombe, 1777, chap. X, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales.
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Figure 2 : Louis François Mariage (actif au XIXe siècle) d’après Jean-Jacques-François Le Barbier l’aîné (1738-1826), Courage d’Amazili et de Télasco, gravure à l'eau-forte, 1810, 30,92 x 46,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
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Figure 3 : [Jean Marie] Leroux (1788-1870) d’après Alexandre-Joseph Desenne (1785-1827), Ô chère moitié de mon âme ! lui dit Télasco en la saisissant || et en la serrant dans ses bras, il faut mourir..., gravure au burin, 12,8 x 8,4 cm, dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou, Paris, Verdière, 1819, chap. X, Montréal, Université du Québec à Montréal, Livres rares.
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Figure 4 : Isidore Stanislas Helman (1743-1809) d’après Jean-Michel Moreau le Jeune (17411814), Ah, cruel ! dis-nous donc, si tu veux mourir, quel est || l’ami que tu nous laisses, gravure à l'eau-forte, 13,3 x 8,8 cm, dans Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou, Paris, Lacombe, 1777, chap. XLIII, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales.
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Figure 5 : Louis François Mariage (actif au XIXe siècle) d’après Jean-Jacques-François Le Barbier l’aîné (1738-1826), Dévouement sublime du cacique Henri, 1810, gravure à l'eauforte, 30,9 x 46,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
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Figure 6 : [Pierre Michel] Adam (actif au XIXe siècle) d’après Louis Hersent (1777-1860), La maladie de Las Casas, gravure au burin, 1823, 40 x 52,7 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.
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Le chant X d’Orlando furioso d’après Charles-Nicolas Cochin : topiques et iconographies romanesques
Entre 1775 et 1783, les éditeurs parisiens Brunet et Laporte publient une nouvelle traduction française de l’Orlando furioso de Ludovico Ariosto (14741533) réalisée par Louis d’Ussieux (1744-1805)1. Le livre, intitulé Roland furieux, poëme héroïque, de l’Arioste, est illustré de quarante-six gravures sur cuivre d’après les dessins de Charles-Nicolas Cochin (1715-1790). Si l’œuvre de l’Arioste connaît un succès qui ne s’est jamais démenti depuis le début du XVIe siècle jusqu’à nos jours, il en est tout autrement pour cette édition de la fin du XVIIIe siècle. En effet, la traduction de d’Ussieux est sévèrement critiquée et les illustrations de Cochin ne font pas l’unanimité chez les historiens de l’art et les amateurs de livres à gravures. Notre étude entend revoir la fortune critique de ce livre. Afin de déterminer l’apport, la nouveauté, voire l’influence, de l’œuvre de Charles-Nicolas Cochin, nous proposerons une analyse iconographique du chant X, sans doute le plus célèbre de l’ouvrage, dans lequel Roger délivre Angélique. Dans cet épisode, la beauté et le corps nu d’Angélique sont au centre du récit ; un corps enchaîné, puis délivré, et surtout convoité car suscitant le désir. Afin de situer les œuvres dans leur contexte de création, nous présenterons brièvement l’Orlando furioso de Ludovico Ariosto, puis la traduction de Louis d’Ussieux. Après une brève revue de la fortune critique de cette nouvelle traduction illustrée, notre étude portera spécifiquement sur les sources littéraires et iconographiques du chant X et leur métamorphose. Cet article nous permettra d’observer les liens étroits entre la topique romanesque et la tradition iconographique.
1. Mes travaux de recherche sont menés dans le cadre du projet Gestes admirables. La gravure comme véhicule de l’imaginaire moral dans l’Europe des Lumières (CRSH) où un volet important est consacré à Louis d’Ussieux, polygraphe prolixe de la fin du XVIIIe siècle, fondateur notamment du Journal de Paris en 1777, voir Jean Sgard, Le dictionnaire des journalistes, 1999, vol. II, p. 975-978.
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L’Orlando furioso de l’Arioste : un succès d’estime incontestable Ludovico Ariosto naît à Reggio (Modène) en 1474. Fils du gouverneur de Reggio, il exerce des fonctions militaires et diplomatiques auprès du duc de Ferrare Hercule Ier d’Este (1431-1505), puis de son fils Alphonse Ier (1476-1534). Au début du XVIe siècle, alors que des conflits sévissent entre le Saint Empire romain germanique, le royaume de France, la République de Venise et l’État pontifical, et que la menace turque se fait présente, l’Arioste dédie le long poème épique qu’est Orlando furioso à son protecteur Alphonse Ier d’Este. La première édition date de 1516 et compte quarante chants, une deuxième édition est publiée en 1521, puis une troisième, contenant cette fois-ci quarante-six chants, paraît en 1532. L’Arioste meurt l’année suivante. À chaque édition, l’auteur apporte des ajouts, des modifications et des améliorations linguistiques et stylistiques2. Orlando furioso parodie La Chanson de Roland, la « chanson de gestes » par excellence3. L’action se situe dans un Moyen Âge imaginaire alors que la ville de Paris est assiégée par les Sarrasins et défendue par Charlemagne. À travers plusieurs aventures enchevêtrées, personnages historiques et imaginaires se croisent en Europe, en Afrique et dans les Indes. L’auteur raconte comment Roland, neveu de Charlemagne et héros victorieux, devient fou furieux lorsqu’il apprend que la belle Angélique, fille de l’empereur du Cathay, l’objet de sa passion, a épousé Médor, un soldat sarrasin. Toutefois, l’Arioste nous l’annonce dès le début, le véritable héros de l’histoire n’est pas Roland mais bien Roger, l’ami d’épée de Roland. À la fin de l’épopée, Roger épousera la courageuse Bradamante, formant ainsi le couple légendaire ancestral de la famille d’Este. Dès sa parution, Orlando furioso est apprécié dans toute l’Europe4, l’œuvre est rapidement traduite en diverses langues et de nombreuses éditions sont illustrées5. Au XVIIe siècle, le poème est adapté en pièces de théâtre, opéras et pièces musicales6. La seconde moitié du XVIIIe siècle 2. Voir Ludovic Arioste, Orlando furioso : secondo l’edizione del 1532, con le varianti delle edizioni del 1516 et del 1521, 1960. 3. La chanson de Roland est écrite autour de 1100. Elle faisait référence à la défaite de Charlemagne à Roncevaux en 778, voir l’introduction d’Italo Calvino dans Ludovic Arioste, Roland furieux, 1982, p. 5-30. 4. Voir Giuseppe Agnelli et Giuseppe Ravegnani, Annali delle edizioni ariostee, 1933. 5. Voir Ugo Bellochi et Bruno Fava, L’interpretazion grafica dell’Orlando furioso, 1961, le livre fournit une liste d’éditions illustrées, p. 55-58 ; Philip Hofer, « Illustrated éditions of Orlando furioso », dans Fragonard Drawings for Ariosto, 1945, p. 27-40 ; Gabriel Rouchès, « L’interprétation du Roland furieux par la gravure », 1925, p. 107-112 ; « L’interprétation du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée dans les arts plastiques », 1920, p. 129-140 ; « L’interprétation du Roland furieux par la gravure (suite) », 1920, p. 145-153. 6. Mentionnons notamment l’opéra d’Antonio Vivaldi intitulée Orlando furioso et la tragédie lyrique Roland de Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault (1685).
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connaît un regain d’intérêt pour l’œuvre de l’Arioste et des cycles peints ornent les murs des grands palais italiens7. Le livre est lu en Espagne, en Russie et aux États-Unis, et un grand nombre de nouvelles éditions, dont certaines illustrées, sont publiées en Italie, en Allemagne et en France notamment. Le Roland furieux de d’Ussieux : une fortune critique controversée En France, dès sa parution, Orlando furioso connaît un grand succès qui se poursuit tout au long de l’Ancien Régime et de nombreuses traductions françaises sont publiées du XVIe au XVIIIe siècle8. À Paris, au début du règne de Louis XVI, soit entre 1775 et 1783, paraît une nouvelle traduction illustrée, intitulée Roland furieux, poëme héroïque, de l’Arioste. L’ouvrage est publié en quatre volumes, les trois premiers volumes chez Brunet et le dernier chez Laporte. Les quarante-six estampes sont réalisées d’après les dessins de Charles-Nicolas Cochin et gravées par Louis Lingée (1748-1819) et Nicolas Ponce (1746-1831)9. Les chants et les illustrations sont vendus par souscription10, il s’agit d’un travail très soigné qui paraît en format in-octavo et in-quarto, cette dernière édition étant fort luxueuse11. Cochin, reçu à l’Académie en 1742, était sans aucun doute
7. Maria Teresa Caracciolo, « Lectures de l’Arioste au XVIIIe siècle : du livre illustré au cycle peint », 1994, p. 123-146. 8. Voir Catherine Magnien (éd.), L’Arioste et le Tasse en France au XVIe siècle, 2003 ; Isabella Bassani-Nardi, La fortuna dell’Ariosto in Francia nell’Ottocento e nel Novecento, 1975, p. 1-18 ; Philip Hofer, art. cit., p. 36-40 ; Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France. Des origines à la fin du XVIIIe siècle, 1939, p. 221-273 ; Sijbrand Keyser, Contribution à l’étude de la fortune littéraire de l’Arioste en France, 1933, p. 179-201 (qui établit un répertoire des traductions et adaptations françaises) ; Henri Jacoubet, « Comment le XVIIIe siècle lisait l’Orlando furioso », 1933, p. 194-207. 9. Au sujet de Nicolas Ponce qui avait « une éducation très supérieure à celle de la plupart de ses confrères », voir Roger Portalis et Henri Béraldi, Les graveurs du dix-huitième siècle [1882], 1970, t. 3, p. 325-sq. 10. Les gravures du t. 1 (chants 1-12) sont datées de 1775-1776 ; t. 2 (chants 13- 23) 1777-1778 ; t. 3 (chants 24-35) 1780-1782 ; et t. 4 (chants 36-46) 1783-1784. La traduction illustrée de Louis d’Ussieux se vendait au prix de 2 livres 10 sols le chant in-4o, soit 115 livres pour l’édition complète brochée et 2 livres le chant in-8o, soit 92 livres au total, voir Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au XVIIIe siècle, 1987, p. 318-323 ; Henri Cohen, Guide de l’amateur de livres à gravures du XVIIIe siècle, 1973, p. 97-99. 11. Une seconde édition in-octavo paraît ultérieurement et, à la série d’illustrations de Cochin, sont ajoutés le portrait de l’Arioste ainsi que quarante-six estampes provenant de l’édition italienne publiée précédemment par Baskerville à Londres autour de 1775, dont de nombreux dessins sont de Jean Michel Moreau le Jeune. Nous ignorons la raison de cet ajout. Notre étude porte essentiellement sur les gravures de la première édition réalisées selon les dessins de Charles-Nicolas Cochin exécutés spécifiquement pour la traduction de Louis d’Ussieux. À propos de l’édition publiée chez Jean Baskerville, voir Henri Cohen, op. cit., p. 95-97 ; Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin […], op. cit., p. 308-309.
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l’un des plus grands illustrateurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle12. Il revendiquait d’ailleurs un statut d’artiste pour les graveurs et un statut d’hommes de lettres pour les traducteurs13. L’accueil de la nouvelle traduction est favorable. Le Journal encyclopédique ou universel dédié à son Alt. Sérénissime Mgr. le Duc de Bouillon, paru le 15 janvier 1776, compare des extraits de la traduction de Jean-Baptiste de Mirabaud (datant de 1741) à celle de Louis d’Ussieux et conclut ainsi : On voit que cette dernière traduction est plus vive, plus animée, plus élégante que l’autre ; que le style a plus de mouvement & d’harmonie. Nous ne doutons pas que le public n’accueille favorablement la nouvelle traduction que lui promet d’Ussieux14.
La vivacité de cette nouvelle traduction en prose tient sans doute au fait que Louis d’Ussieux traduit le texte au temps présent. Cette traduction sera toutefois la cible de nombreuses critiques par la suite. Le texte de Louis d’Ussieux est jugé faible et sans couleur par son contemporain Pierre Louis Ginguené (1748-1816)15. Cette opinion négative semble avoir marqué la fortune critique du livre au XXe siècle. Selon Alexandre Cioranescu, la traduction « prosaïque » présente les mêmes caractères de « fadeur et d’abstraction » que les illustrations dont il déplore « l’inertie du classicisme16 ». Toutefois, cette critique est fort nuancée par l’étude de D.A. Kress qui attribue de nombreuses qualités à la traduction de Louis d’Ussieux17. En ce qui concerne les illustrations, Portalis et Béraldi nous disent que le travail du graveur Nicolas Ponce « est loin d’être sans mérite18 ». L’opinion de Gabriel Rouchès est plus ambiguë. Au sujet de l’œuvre de Charles-Nicolas Cochin et de Jean Michel Moreau le Jeune (1741-1814), les principaux illustrateurs du Roland furieux de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il écrit : 12. Charles-Nicolas Cochin avait illustré plus de deux cents titres, ce qui représente plus de 1100 illustrations inventées et dessinées, voir Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin […], op. cit., p. VIII ; voir également Roger Portalis et Henri Béraldi, op. cit., t. 1, p. 503-570. 13. Christian Michel, « Les débats sur la notion de graveur/traducteur en France au XVIIIe siècle », dans Delineavit et sculpsit. Mélanges offerts à Marie-Félicie Perez-Pivot, 2003, p. 154. 14. Journal encyclopédique, janvier 1776, p. 309, reproduit par Slatkine Reprints et Kraus Reprint, 1967, t. 41, p. 85. 15. Ces propos sont repris dans la notice « Louis d’Ussieux » dans Joseph François Michaud et Louis Gabriel, Biographie universelle, 1827, vol. XXIV, t. 47, p. 232-243 et par Marie-Anne Dupuy-Vachey, Fragonard et le Roland furieux, 2003, p. 7, qui qualifie la traduction de d’Ussieux « d’assez fade ». Louis d’Ussieux s’est-il inspiré de traductions antérieures ? Pour répondre à cette question, il faudrait une analyse minutieuse des traductions précédentes, ce qui n’est pas notre propos. 16. Alexandre Cioranescu, op. cit., p. 162 ; voir également Marie-Anne Dupuy-Vachey, op. cit., p. 7. 17. D.A. Kress, The Orlando Legend in Nineteenth-Century French Literature, 1996, p. 20-24. 18. Roger Portalis et Henri Béraldi, op. cit., t. 3, p. 329.
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Ils montrent d’une façon assez nette les qualités et, je ne dirai pas les défauts mais plutôt les impuissances des illustrateurs du XVIIIe siècle. Tout ce qui a un caractère féminin et voluptueux est admirablement traité. Certaines planches […] peuvent rivaliser avec ce que la gravure de cette époque a laissé de plus accompli. Mais tout ce qui réclame de l’accent ou de l’énergie est mal traduit. Dans les épisodes héroïques ou fantastiques, Cochin surtout, – car Moreau le jeune montre plus de ressources, – trahit un visible embarras19.
Philip Hofer, quant à lui, regrette que Brunet et Laporte aient passé la commande à Cochin plutôt qu’à Fragonard, car selon lui : « Fragonard would have given their subscribers a new interpretation which Cochin did not20 ». Enfin, Gordon N. Ray qualifie le livre d’ambitieux et compare les dessins de Cochin à ceux de Moreau, une comparaison qui n’est pas en la faveur de Cochin qu’il critique ainsi : His detailed plates are based on a conscientious study of Ariosto’s text, but their literal comprehensiveness lacks the grace and charm that Moreau knew how to impart through his selective and allusive drawings […]. Such a comparison might be proposed, indeed, to any intending illustrator as a lesson in what to leave out21.
D’Ussieux et Cochin ont-ils été critiqués trop sévèrement ? S’il ne nous appartient pas, en tant qu’historienne de l’art, de juger des qualités littéraires de la traduction de Louis d’Ussieux, en ce qui concerne les illustrations, notre étude semble toutefois prouver que, contrairement à l’idée négative que partagent Cioranescu et Hofer, les estampes n’en sont pas moins appréciées et recherchées. Henri Cohen, dans son guide pour les amateurs de livres à gravures, spécifie que : « [l]es estampes, faites exprès pour cette édition, sont fort belles22 ». Le graveur Nicolas Ponce aurait exposé certaines gravures au Salon de Paris de 179323 et l’ensemble aurait été réimprimé et réutilisé à plusieurs reprises : chez Laporte en 1795, chez Fantin en 1803 et enfin pour illustrer une édition en italien de 1803-180424, ce qui confirme leur succès. Maria Teresa Caracciolo évoque « un Cochin consciencieux, parfaitement acquis (pour avoir contribué à la créer) à la nouvelle dimension didactique et vulgarisatrice de l’illustration25 ». Jonathan Hensher, grâce à une analyse 19. Voir Gabriel Rouchès, « L’interprétation du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée […] », art. cit., p. 136. 20. Philip Hofer, art. cit., p. 38. Selon notre traduction : « Fragonard aurait donné à ses souscripteurs une nouvelle interprétation ce que ne fit pas Cochin ». Fragonard a par ailleurs réalisé une série de plus de 100 dessins illustrant les douze premiers chants d’Orlando furioso, voir Anne-Marie Dupuy-Vachet, op. cit. 21. Gordon N. Ray, The Art of the French Illustrated Book, 1700 to 1914, 1982, vol. I, p. 28. 22. Henri Cohen, op. cit., p. 97-98. 23. Robert G. La France, « A Source for Goya’s Disparate volante », 2003, p. 253. 24. Henri Cohen, op. cit., p. 98-99. 25. Maria Teresa Caracciolo, « Lectures de l’Arioste […] », art. cit., p. 124.
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minutieuse des chants I et XXXVII, démontre le pouvoir d’interprétation suggestif et érotique des dessins de Cochin26. Et enfin, grâce à Robert G. La France, on apprend que l’illustration du chant X de Cochin constitue la source d’inspiration d’une gravure de Francisco Goya intitulée Disparate volante, faisant partie de la série de gravures mystérieuses appelée les Disparates ou les Proverbios27. Topos littéraire et tradition iconographique Le chant X est sans doute celui qui a inspiré le plus grand nombre d’artistes28. Au début du chant, l’Arioste raconte l’histoire de la fidèle Olimpe, fille d’un prince de Hollande, lâchement abandonnée sur une île déserte par son amant Birène. On retrouve ensuite Roger sur l’île de la bonne et raisonnable fée Logistille qui lui apprend à conduire l’hippogriffe. Il parcourt ensuite le monde, des Indes en Chine, en passant par la Russie, afin de revenir chez lui en Europe. Arrivé aux abords de l’île des Ébudiens, près de l’Angleterre, Roger voit une jeune femme nue attachée à un rocher. Une malédiction obligeait les Ébudiens à sacrifier chaque jour une jolie jeune fille afin de satisfaire l’appétit d’un monstre marin. Ce jour là, c’est la belle Angélique, qui est offerte en sacrifice. Après un combat acharné, Roger neutralise la bête, sauve la jeune femme et l’emmène sur son hippogriffe. C’est précisément le dernier épisode, la délivrance d’Angélique, qui retiendra notre attention. Le combat héroïque contre un monstre dans le but de délivrer une jeune fille est un topos littéraire bien connu. Les sources littéraires grecques, romaines mais également chrétiennes sont célèbres. L’hippogriffe n’est pas sans rappeler Pégase, le cheval ailé que chevauche Béllérophon lorsqu’il tue la chimère dans l’Iliade29. Dans Les métamorphoses d’Ovide, Persée, avec de petites ailes attachées aux pieds, livre un combat contre un monstre marin et délivre Andromède, la fille du roi d’Éthiopie, qui se trouvait nue enferrée à un rocher30. Toujours dans Les métamorphoses, Hercule, en tuant un monstre marin grâce à sa massue, délivre la princesse de Troy Hésione attachée nue à un rocher31. Enfin, au Moyen Âge, dans La légende dorée de Jacques de
26. Jonathan Hensher, « From Innocent to Indecent : Eroticism and Visual Punning in Cochin’s Illustrations to the Roland furieux », 2005, p. 143-161. 27. Voir Robert G. La France, art. cit., p. 249-254. 28. Gabriel Rouchès, « L’interprétation du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée […] », art. cit., p. 137-sq. 29. Homère, Iliade, chant VI, v. 155-205. 30. Ovide, Les métamorphoses, IV, v. 663-764. 31. Id., XI, v. 194-220.
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Voragine, saint Georges à cheval combat un dragon afin de délivrer la fille du roi de Silcha (ville de Libye), celle-ci n’est toutefois pas adossée à un rocher et elle est évidemment habillée32 ! Lorsque l’Arioste reprend ce topos, il fait de toute évidence appel non seulement à la culture littéraire mais également visuelle de son lecteur. Mentionnons, par exemple, le tableau de Raphaël qui, vers 1504, proposait une version de Saint Georges luttant avec le dragon (Musée du Louvre). Le chant X du poème de l’Arioste, qui reprend le topos littéraire du héros combattant le monstre pour délivrer une jeune fille, sera traduit en image en fonction de cette tradition picturale, et cela dès les premières éditions du XVIe siècle33. Prenons l’exemple de la gravure du chant X de l’édition vénitienne publiée en 1617 chez Nicolò Misserino (fig. 1). L’on voit, à l’arrière-plan, à gauche, Olimpe abandonnée qui regarde le navire de Birène s’éloigner34 et, à droite, Roger sur son hippogriffe combattant le monstre marin. Ce dernier épisode sera ensuite fréquemment reproduit jusqu’au XVIIIe siècle35. Cette tradition iconographique perdurera et connaîtra notamment un certain engouement en France au XIXe siècle36, citons par exemple Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867) qui réalise plusieurs versions mettant en scène le combat37, Eugène Delacroix (1798-1863) qui place Roger sur un cheval – ce qui peut porter à confusion avec Persée38, ainsi que Gustave Doré (1798-1863) qui choisit d’illustrer le combat de Roger sur le frontispice du chant X de l’impressionnante édition de Roland furieux publiée en 1879 (fig. 2).
32. Jacques de Voragine, La légende dorée, 1967, vol. I, p. 297-299. 33. Citons, par exemple, les éditions d’Orlando furioso de Valgrisi (Venise 1562), de Valvarossi (Venise 1566), de Franceschi (Venise 1584) et de Paolo Ugolino e compagni (Venise 1602). Notons qu’il s’agit de gravures historiées, c’est-à-dire contenant plusieurs épisodes. L’épisode du combat étant parfois relégué à l’arrière plan puisqu’il s’agit de la dernière aventure du chant. Voir le site Utpictura, http://www.univ-montp3.fr/~pictura/GenerateyrNotice.php (consulté le 15 avril 2008). 34. Cette scène est également fréquemment représentée, dans l’édition de Baskerville par exemple. 35. Mentionnons les dessins de Jean Honoré Fragonard, Marie-Anne Dupuy-Vachey, op. cit., no 92 et 93. 36. Voir Gabriel Rouchès, « L’interprétation du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée […] », art. cit., p. 137 et 139, note 1, qui fournit une liste comprenant une dizaine d’œuvres peintes ayant pour sujet Roger et Angélique. Il reste à vérifier lesquelles représentent spécifiquement le combat contre le monstre. Ajoutons une xylographie de Félix Vallotton datant de 1894 qui a pour sujet le fameux combat. 37. Voir id., p. 137. Ces peintures sont fortement inspirées, au niveau formel, de Saint-Michel combattant le dragon d’Albrecht Dürer. Il est à noter que dans le texte biblique (Apocalypse, XII, 7-9), le topos est réduit à sa plus simple expression : le combat contre le monstre, sans monture. 38. Le tableau datant de 1854 est conservé au Musée de Grenoble, voir Alain Daguerre de Hureaux, Delacroix, 1993, p. 164.
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Rupture et innovation La gravure du chant X pour la traduction de Louis d’Ussieux, dessinée par Charles-Nicolas Cochin et gravée par Nicolas Ponce, n’illustre pas le combat contre l’orque mais la scène suivante, soit la fuite de Roger et d’Angélique sur l’hippogriffe (fig. 3). Revenons au récit de l’Arioste, traduit par Louis d’Ussieux, afin de situer la scène. Après un combat acharné, Roger ne réussit pas à tuer le monstre mais il l’éblouit grâce à son bouclier magique, puis sauve Angélique : Roger attendri sur la belle la délie, l’emporte loin du rivage, la place sur son hyppogriffe, pique de l’éperon, s’élance de la terre, monte dans les airs & galoppe dans les nues. Ainsi ce monstre fut privé d’un met trop doux & trop délicat pour lui. Roger se retourne de tems en tems & couvre de baisers tantôt les yeux, tantôt le sein de la belle39.
Ce sont précisément ces quelques lignes qui ont été illustrées par CharlesNicolas Cochin. La suite du récit nous éclaire sur le véritable sens de l’image et assombrit le portrait du héros : Adieu le beau projet de courir toute l’Espagne. Il s’arrête au premier rivage où la petite Bretagne s’avance dans la mer. Sur ce rivage étoit un bois épais de chênes où Philomène faisoit entendre ses douces plaintes ; au milieu de ce bois un pré qu’arrosoit une claire fontaine & autour de ce pré une montagne solitaire. Là, Roger tout en feu arrête l’hyppogriffe, descend & lui permet de replier ses aîles. Il n’en est pas de même de Roger : il voudroit bien changer de monture ; mais son harnois oppose un rempart à l’éguillon de son désir. À la hâte & confusément, il veut se débarasser de toutes les pièces de son armure : il maudit sa lenteur, & dans son impatience, s’il dénoue une aiguillette, il en noue deux. Cependant, seigneur Lecteur, ce Chant est trop déjà long :
39. Ludovic Arioste, Roland furieux, poëme héroïque, de l’Arioste, 1775-1783, vol. I, p. 261, traduction de Louis d’Ussieux. Et voici la version originale, Ludovico Ariosto, Orlando furioso, 1976, chant X : […] Ruggier, commosso dunque al giusto grido, slegò la donna, e la levò dal lido. 112 Il destrier punto, ponta i piè all’arena e sbalza in aria, e per lo ciel galoppa ; e porta il cavalliero in su la schena, e la donzella dietro in su la groppa. Così privò la fera de la cena per lei soave e delicata troppa. Ruggier si va volgendo, e mille baci figge nel petto e negli occhi vivaci.
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il vous ennuye peut-être ; souffrez donc que je garde cette histoire pour un tems qui me sera plus favorable40.
Ainsi se termine le chant X. Comme Persée, Roger délivrera la jeune femme nue attachée au rocher mais, contrairement au héros grec, il ne réussira pas à tuer le monstre et n’épousera pas la belle. Après s’être envolé avec Angélique sur l’hippogriffe, l’idée du viol traverse l’esprit de Roger. Ainsi le héros se laisse corrompre par la beauté de la jeune fille, l’attrait du corps nu et l’attirance charnelle. Mais, fort heureusement, au chant suivant, Angélique réussit à disparaître et à se soustraire au viol qui la menaçait. Cochin illustre l’instant précis où Roger, après avoir réalisé un geste héroïque, se transforme en bourreau, le moment où l’admirable bascule vers le condamnable. De nombreux éléments visuels renforcent cette idée de corruption, où la passion l’emporte sur la raison. Non seulement le corps nu d’Angélique, placé au centre de l’image, mais également l’accent 40. Ludovic Arioste, Roland furieux […], op. cit., 1775-1783, vol. I, p. 261-262, traduction de Louis d’Ussieux. Voici la version originale dans Ludovico Ariosto, Orlando furioso, op. cit., 1976, chant X : 113 Non più tenne la via, come propose prima, di circundar tutta la Spagna ; ma nel propinquo lito il destrier pose, dove entra in mar più la minor Bretagna. Sul lito un bosco era di querce ombrose, dove ognor par che Filomena piagna ; ch’in mezzo avea un pratel con una fonte, e quinci e quindi un solitario monte. 114 Quivi il bramoso cavallier ritenne l’audace corso, e nel pratel discese ; e fe’ raccorre al suo destrier le penne, ma non a tal che più le avea distese. Del destrier sceso, a pena si ritenne di salir altri ; ma tennel l’arnese : l’arnese il tenne, che bisognò trarre, e contra il suo disir messe le sbarre. 115 Frettoloso, or da questo or da quel canto confusamente l’arme si levava. Non gli parve altra volta mai star tanto ; che s’un laccio sciogliea, dui n’annodava. Ma troppo è lungo ormai, Signor, il canto, e forse ch’anco l’ascoltar vi grava : sì ch’io differirò l’istoria mia in altro tempo che più grata sia.
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mis sur le ventre des divers protagonistes (le ventre d’Angélique, de l’orque renversé et de l’hippogriffe) contribuent à illustrer l’éveil et l’exacerbation de la passion qui conduira Roger à dévier de sa voie héroïque ; le ventre étant « spécifiquement le siège des appétits, des désirs dont la voracité peut paraître effrayante à qui n’ose accepter son animalité profonde41 ». D’ailleurs, Christian Michel, dans son étude consacrée à l’artiste, stipule que « [c]e qui importe à Cochin, ce sont les passions plus que les événements42 ». Même la direction empruntée par l’hippogriffe et son équipage semble contribuer à éclairer le spectateur sur le véritable sens de l’image. En effet, les personnages s’envolent vers la gauche – direction généralement associé aux issues funestes – ce qui n’est probablement pas un hasard… Mais, une fois de plus, l’artiste a ses détracteurs. Gabriel Rouchès, au sujet du travail de Cochin pour le Roland furieux et de la gravure du chant X en particulier, écrit : « [s]es personnages ont une physionomie et une expression d’enfants, ce qui donne à des scènes comme la Délivrance d’Angélique une allure bouffonne43 ». Mais, n’est-ce pas l’allure qui convient à une œuvre parodique et burlesque ? Il nous semble d’ailleurs que l’image traduit avec finesse la subtilité et l’ironie de la pensée de l’Arioste. Comme le dit si bien David Rosand : « Mis à l’épreuve de la beauté, le héros de l’Arioste succombe d’une manière qui porte à rire44 ». Au cours du récit, Roger, bien qu’il démontre sa valeur à plusieurs reprises, connaît des moments de faiblesse. C’est d’ailleurs le message fondamental et universel d’Orlando furioso : le jugement et les sens sont faillibles. Le grand thème humaniste des vertus cardinales (prudence, justice, force et tempérance) est ici abordé, et Roger, tout comme Roland, est « un héros par ses prouesses, par sa force et aussi par ses faiblesses45 ». L’illustration du chant X par Cochin est en parfaite corrélation avec le texte de l’Arioste. En effet, au moment où l’écrivain rompt avec le topos du héros combattant un monstre pour délivrer une jeune fille, le dessinateur rompt avec la tradition iconographique qui s’y rattache et représente Roger et Angélique s’envolant sur l’hippogriffe. Dans le chant suivant 41. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (dir.), Dictionnaire des symboles, 1982, p. 998-999. Nous remercions Muriel Clair qui nous a fait part de cette observation. 42. Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin […], op. cit., p. 114. 43. Gabriel Rouchès, « L’interprétation du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée […] », art. cit., p. 136 ; et « L’interprétation du Roland furieux par la gravure », art. cit., p. 148. 44. David Rosand, « Trasformationi : impulsion ovidienne et structure picturale », dans Andromède ou le héros à l’épreuve de la beauté, 1996, p. 179. 45. Alain Michel, « Du héros antique au Roland furieux : le chevalier, le courtisan, le saint », dans Le roman de chevalerie au temps de la Renaissance, 1987, p. 17.
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(chant XI), on retrouvera cette fois-ci Roland combattant le monstre marin afin de délivrer Olimpe liée à un tronc d’arbre aux abords de l’île des Ébudiens. Roland, qui, lui, réussira à tuer la bête et n’aura pas de viles pensées après son geste admirable, sera représenté selon la tradition iconographique liée au topos du héros combattant le monstre46. Ainsi, de par sa fidélité au texte, l’iconographie de Cochin traduit l’originalité de l’auteur italien qui joue avec les topoï littéraires, tantôt en s’en détachant, tantôt en s’y rattachant. En représentant Roger et Angélique sur l’hippogriffe, Cochin semble avoir créé une image nouvelle et originale47. L’artiste a-t-il choisi d’illustrer le passage qui l’inspirait ? A-t-il soumis des propositions ? S’agissait-il d’une commande dirigée ? D’après les documents dont nous disposons, il est impossible d’établir la part de l’artiste, voire du ou des commanditaires (traducteur et/ou éditeurs), dans le choix du programme iconographique. Il pourrait s’agir d’un travail de collaboration entre tous les acteurs, soit le traducteur, le dessinateur et les éditeurs. Cet épisode rarement, voire jamais, représenté va enrichir le corpus iconographique d’Orlando furioso et de l’histoire de l’art en général. L’illustration du chant X de la traduction de Louis d’Ussieux par Charles-Nicolas Cochin initie en effet une nouvelle tradition picturale. En France et à l’étranger, de nombreux artistes du XIXe siècle vont choisir de représenter Roger et Angélique sur l’hippogriffe. Nous avons mentionné précédemment une estampe de Francisco Goya (17461828) qui illustre un jeune homme et une jeune femme s’envolant sur un hippogriffe, tournant le dos au spectateur. Mentionnons également un tableau du peintre orientaliste Louis Édouard Rioult (1790-1855) au Louvre et une sculpture en bronze de Louis Antoine Barye (1795-1875)48. 46. Voir l’article de Philip Stewart dans ce volume (fig. 2). 47. Nous ne pouvons, à cette étape de nos recherches, affirmer avec certitude qu’il s’agisse de la première illustration de Roger et Angélique sur l’hippogriffe, mais il s’agit de la plus ancienne image représentant cet épisode recensée à ce jour. Notons que le peintre Giovanni Lanfranco (1582-1647) réalise une toile pour son cycle consacré à Orlando furioso intitulé Roger arrivé en Bretagne fait descendre Angélique de l’hippogriffe (vers 1603-1604) où Roger est effectivement représenté soutenant Angélique qui descend de l’animal (Urbino, Galleria nazionale delle Marche), http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/ UtpicturaServeur/GenerateurNotice.php (consulté le 3 avril 2008). 48. À cette liste on peut également ajouter les œuvres suivantes : une peinture de l’autrichien Johann Peter Krafft, élève de David et François Gérard, intitulée Rüdiger und Angelika (1842/43), très près de l’esprit de Cochin, mais tronquée puisque le couple s’envole sur un cheval ailé ; une gravure signée Jones provenant de l’édition de l’Orlando furioso publiée à Milan chez Paolo Carrara en 1900 ; et un dessin des frères Fannière conservé au musée d’Orsay. En outre, Gabriel Rouchès dans son article intitulé « L’interprétation du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée […] », art. cit., p. 139, mentionne un tableau de Eugène Delacroix (no 1406 de son œuvre catalogué par Chesneau) qui semble aujourd’hui appartenir à la collection privée Dreyfus à Binningen en Suisse, et des peintures de Levy (1869) et de Michelin (1886).
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L’Orlando furioso de l’Arioste, publié au XVIe siècle, semble avoir conservé toute sa saveur au fil des siècles comme en témoigne le grand nombre de traductions, d’éditions illustrées, d’estampes, de peintures et même de sculptures réalisées à partir de cette œuvre majeure. Chez l’Arioste, héros et héroïnes ne sont pas infaillibles, ce qui donne encore plus de prix à la vertu. L’auteur s’intéresse non seulement aux faits et gestes mais également aux pensées et aux qualités morales du héros, un thème qui rejoint les préoccupations de l’homme lettré du XVIIIe siècle. Bien que la traduction de Louis d’Ussieux et les illustrations de Charles-Nicolas Cochin publiées à la fin du XVIIIe siècle aient été fort critiquées, nos recherches sur le chant X, le plus célèbre du poème, semblent contredire certains critiques qui n’ont pas su voir la nouveauté de l’interprétation que nous livre l’artiste. Dans cet exemple précis, au moment où l’auteur rompt avec le topos littéraire, l’artiste rompt avec la tradition iconographique créant ainsi une image inédite. Cochin, au lieu de représenter le geste admirable du héros combattant le monstre, choisit d’illustrer le geste condamnable du héros qui, aveuglé par la beauté d’Angélique, s’apprête à commettre un viol. Ainsi peut-on observer la naissance d’une image originale, résultat d’une rupture avec la topique romanesque, une gravure qui deviendra elle-même la source d’une nouvelle tradition iconographique en France et à l’étranger. Chantal Turbide Université de Montréal
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Figure 1 : Anonyme, gravure sur bois, dans L’Arioste, « chant 10 », Orlando furioso, Venise, Nicolò Misserino, 1617, Montréal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
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Figure 2 : Charles Brabant (1844-1922) d’après Gustave Doré (1832-1883), gravure sur cuivre, dans L’Arioste, « chant 10 », Roland furieux, Paris, Hachette, 1879, frontispice, Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales.
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Figure 3 : Nicolas Ponce (1746-1831) d’après Nicolas Cochin (1715-1790), gravure sur cuivre et aquatinte, 16,1 x 11,7 cm, dans L’Arioste, « chant 10 », Roland furieux, poëme héroïque, Paris, Brunet, 1775, t. 1, Princeton University Library.
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troisième partie
corps surprenant
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Parole, jouissance, révolte : le corps convulsif chez Diderot
Le corps sexe comme horizon d’attente de la fiction Faire parler le corps des femmes contre le discours convenu des bouches : l’entreprise des Bijoux indiscrets semble placer le corps au centre de leur fiction. À y regarder de près cependant, l’émergence du corps dans l’espace de la représentation romanesque n’est que l’horizon d’attente de la fiction. Pour le roman classique, le corps est certes le pôle d’attraction vers lequel convergent toutes les forces du désir qui meuvent l’écriture ; mais il y est en même temps un corps étranger, qui se dérobe obstinément à ce par quoi elle fait œuvre et articule le récit : la mise en discours de la quête, l’instauration de la parole comme supplément de la jouissance, puis la théâtralisation des situations, tout ce processus d’information de la fiction tend à hypostasier, mais dans le même temps repousse indéfiniment les gestes sublimes ou simplement les manifestations physiologiques d’un corps romanesque promis, mais rarement offert en pâture à l’imagination des lecteurs. Ce corps n’advient qu’une fois la parole tue, qu’à l’extinction d’un discours qui n’en finit pas de se déployer. Dans Jacques le fataliste, le dialogue s’organise à partir de la demande du Maître, que Jacques lui conte ses amours. Mais la satisfaction de cette demande est presque indéfiniment retardée, par les perturbations que le réel introduit dans le cours de la narration, et plus encore par la narration ellemême, dont le flux discursif ne se déploie qu’à la condition de rater son objet : l’objet est le corps sexe de Jacques que la narration ne peut qu’approcher (par la métonymie du genou, ou la métaphore de la gaine et du coutelet), mais n’atteindrait qu’au prix de sa propre fin. On attend donc le corps de Jacques, ou plus exactement la révélation du savoir que contient son corps, identifié à sa première expérience sexuelle, comme on attend le corps de Mirzoza dans Les bijoux indiscrets, ce corps inconnaissable où réside le secret de la jouissance et de son extinction. Dans La religieuse, l’objet du récit est le corps de Suzanne, et précisément ce corps sexe qui échappe à la maîtrise comme à la représentation : enfermer Suzanne au couvent, c’est réduire, interdire l’usage de ce corps sexe qui
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menace de publier, en réclamant ses droits, la faute de la mère. La mère, ni les mères supérieures successives ne réussiront jamais à neutraliser ce corps qui résiste, en refusant de prononcer ses vœux, en prenant la tête de la fronde contre la mère Sainte-Christine, en réclamant contre ses vœux, en repoussant les avances de la supérieure du couvent d’Arpajon, enfin en prenant la fuite. Diderot récupère ici et adapte le dispositif du récit richardsonien : comme l’histoire de Clarisse, l’histoire de Suzanne est celle d’un corps qui se refuse, s’exclut de toute forme d’assignation au désir de l’autre. Elle s’en explique ainsi, lors de l’entrevue avec la mère Sainte-Christine qui précède le procès pour résilier ses vœux : « mon corps est ici, mais mon cœur n’y est pas, il est au-dehors1 ». Le corps enfermé de Suzanne est un corps mort, un corps sans cœur ni sexe, vacant, mobile, incontrôlable car détaché de l’économie du désir. La supérieure soupçonne aussitôt Suzanne d’une liaison secrète : une telle révolte sans le support d’aucun appel du corps à la jouissance, « [c]ela ne se conçoit pas2 », dit-elle. Le corps de Suzanne est l’objet inconcevable du récit : il s’agit au bout du compte d’accéder au savoir que renferme ce corps à la fois vide et libre, dont la scène du roman s’attache à nous montrer l’irreprésentabilité : Cependant je tâchais de rajuster mon voile, mes mains tremblaient, et plus je m’efforçais à l’arranger, plus je le dérangeais : impatientée, je le saisis avec violence, je l’arrachai, je le jetai à terre, et je restai vis-à-vis de ma supérieure, le front ceint d’un bandeau et la tête échevelée3.
La violence libératrice du corps révolté défigure Suzanne ; le corps parcouru de tremblements, l’hystérie, le spasme qui symptomatise le refus d’être assignée, fixée, rendent Suzanne obscène : « Je sentis l’indécence de mon état4 », fait-elle aussitôt remarquer. L’obscénité expose à la mort, à l’enfermement auquel on réduit les folles dans les cachots nommés in pace. Pour rester sur scène, il faut composer son maintien (« je me composai de mon mieux »), dissimuler son corps (« je ramassai mon voile et je le remis ») : corps et récit sont incompatibles. Le corps remplit cette même fonction d’horizon du texte dans Les bijoux indiscrets : il s’agit, comme le titre du roman l’indique, du corps féminin, dans l’exercice le plus corporel qui soit d’une sexualité sans états d’âme, fonctionnelle, cherchant platement à satisfaire un besoin physique. 1. Denis Diderot, La religieuse, Œuvres de Diderot, 1994, vol. II, p. 319. En l’absence d’indication, le texte cité renvoie à la même page que précédemment. 2. Id., vol. II, p. 318-319. 3. Id., vol. II, p. 320. 4. Ibid.
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La fiction, en mettant en œuvre l’indiscrétion des bijoux, manifeste la corporéité du sexe, une sorte de mécanique de la jouissance dissociée des sensibleries, des méandres des amours de tête. L’objet de la fiction est donc bien au bout du compte le corps, mais il ne se manifeste a priori que comme parole, comme indiscrétion. La parole comme supplément du corps Le bijou manifeste le corps dans la partie qu’on ne peut montrer, le corps innommable retourné en corps qui nomme, en parole sans vergogne ni limite que celle de l’autre bijou, de l’anneau de Cucufa retourné. Bijou est un vieux mot breton, bizou, l’anneau, de biz, le doigt : l’anneau de Cucufa tournant sur le doigt de Mangogul fait parler le bijou des femmes, qui est un autre anneau, dont la parole ne s’exprime que pour parler d’un autre doigt. Le dispositif du conte, qui se déroule comme autant d’essais de l’anneau, coïncide donc avec le discours des bijoux, qui eux-mêmes racontent une succession d’essais, d’usages du bijou, c’est-à-dire de l’anneau du sexe. L’anneau tourné est mis en abyme : par lui, le corps est désigné et dans le même temps absenté, ramené à la mécanique abstraite, structurale, du récit. Il n’y a de corps que le bijou, et de bijou que dans l’essai qui libère une parole. Ce corps des femmes du conte est pure parole, indiscrète certes, mais sa source est frappée d’invisibilité. L’essai de l’anneau rend invisible : « J’ai oublié de vous dire qu’outre la vertu de faire parler les bijoux des femmes sur lesquelles on tournait le chaton, il avait encore celle de rendre invisible la personne qui le portait au petit doigt5 ». Au moment où le corps de l’autre devient pure parole, le sujet du désir s’absente. De la même façon, dans la fiction du Fils naturel, Diderot sera posté invisible dans le salon de Dorval où se joue la pièce : « J’entrai dans le salon par la fenêtre ; et Dorval, qui avait écarté tout le monde, me plaça dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on va lire6 ». Par cette invisibilité du voyeur, le dispositif annule la géométralité de l’espace scénique : Dorval répètera à tout instant dans les Entretiens que ce qui s’est joué relève du salon et non de la scène ; dans l’émotion partagée du salon, il n’y a ni regardant, ni regardé, ni différence du sujet à l’objet, comme dans Les bijoux indiscrets la différence s’annule de l’anneau tournant sur le doigt au bijou évoquant ses hôtes.
5. Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Œuvres de Diderot, 1994, vol. II, p. 32. 6. Denis Diderot, Le fils naturel Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 1083.
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Le corps défaillant : Zuleïman et Zaïde Si la manifestation du corps sexe déconstruit la géométralité de la scène et plonge le sujet regardant dans l’invisibilité, quel statut faut-il donner aux gravures qui illustrent l’édition originale des Bijoux indiscrets, et ne mettent en scène d’ailleurs qu’exceptionnellement les essais que l’illustrateur a jugés les plus pittoresques ? Les gravures, de très belle facture, ne sont pas licencieuses. Celle du frontispice (fig. 1), d’abord, répétée en tête des deux tomes du roman, figure une tente (skènè en grec, la scène par excellence, et le Tabernacle dans la Septante) qu’un amour volant referme en riant. Le Mystère de l’amour, qui n’est suggéré que par trois pantoufles éparpillées devant l’entrée, est célébré dans ce tabernacle que la Bible nomme aussi Tente du rendez-vous, dont l’amour gouailleur, à la langue libertine, dit à la fois le secret consubstantiel à la jouissance et l’indiscrétion que promet le titre et l’ouverture du livre. L’allégorie, courante quand la gravure sert de frontispice, dit bien l’irreprésentabilité du corps sexe qu’elle désigne mais enveloppe, qu’elle suggère mais circonscrit. La neuvième et dernière gravure de la série représente la scène qui suit le vingt-neuvième essai de l’anneau (fig. 2), par lequel nous est contée l’histoire de Zuleïman et de Zaïde. Le chapitre est particulièrement elliptique. Mangogul trouve d’abord Zaïde seule chez elle, pleurant d’amour devant le portrait de son amant Zuleïman. Il a parié contre Mirzoza qu’aucun bijou ne passerait l’épreuve de son anneau sans avouer une infidélité, mais son favori Sélim7 lui a indiqué Zaïde comme une candidate possible à l’amour idéal. Le tableau qu’offre Zaïde, bientôt confirmé par le discours du bijou à l’unisson du monologue de sa maîtresse, semble dans un premier temps assurer de la fidélité heureuse de la jeune femme, et consacrerait le triomphe de Mirzoza dans son pari, si Zuleïman était le mari, non l’amant de Zaïde. Pourtant cette quasi victoire est étrange : pourquoi Zaïde pleure-t-elle ? Pleure-t-on d’amour ? Et puis la formule de son monologue, reprise par le bijou, intrigue : « Cher Zuleïman […] que tu m’occupes agréablement ». Qu’est-ce concrètement qu’« occuper » ? Mangogul pour en avoir le cœur net retourne chez Zaïde, qu’il surprend cette fois en compagnie de Zuleïman. C’est la scène qu’illustre la gravure : Il trouva Zaïde dans le cabinet de la veille. Zuleïman y était avec elle. Il tenait les mains de sa maîtresse dans les siennes, et il avait les yeux fixés sur les siens. […] Mangogul, accablé de tristesse, se renversa dans un fauteuil, et se mit la main sur les yeux. Il
7. Le personnage de Sélim, « un des favoris du sultan » (Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, op. cit., vol. II, p. 92) est introduit au chapitre 26 du premier livre des Bijoux, mais ne prend de l’importance qu’au second livre.
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craignait de voir des choses qu’on imagine bien, et qui ne furent point… Après un silence de quelques moments : Ah ! cher et tendre amant, que ne vous ai-je toujours éprouvé tel que vous êtes à présent ! dit Zaïde. Je ne vous en aimerais pas moins, et je n’aurais aucun reproche à me faire8…
La tristesse jalouse de Mangogul est motivée par le désir d’être à la place de Zuleïman et de connaître plutôt que lui une jouissance qui promet d’être intense. Mais les préliminaires ne sont pas suivis d’effet et, bien que le sultan ait fermé les yeux, l’éclat obscène du sexe ne vient pas. Zaïde jouit de l’étreinte platonique de Zuleïman devenu impuissant par excès d’amour. Zuleïman l’« occupe » en esprit mais ne la « pénètre » pas : son corps ne fournit pour toute sécrétion que des larmes. La gravure exprime à sa manière ce défaut du corps sexe, qui ne se maintient comme objet de jouissance que parce que se dérobant toujours il laisse espérer qu’ultérieurement il ne se dérobera pas. Au fond à gauche, assis près de la fenêtre, Mangogul se détourne et porte la main à son visage. Depuis l’espace vague de la représentation, il figure le regard barré, interdit du spectateur sur la scène proprement dite : il ne faut pas la voir parce qu’elle s’annonce obscène, et nous ne la surprenons que par effraction, dédouanés par le geste pudique du sultan voyeur. À droite, le sofa où sont assis les deux amants constitue l’espace restreint de la scène, la scène proprement dite, circonscrite, tabernaculaire, où se joue le mystère corporel de la représentation. L’espace restreint pourtant ne représente jamais directement, et pour cause, le corps irreprésentable qu’il met en scène de façon indirecte. Dans l’ordre du discours, il le figure. S’écartant de la description de Diderot, qui imagine une scène quasiment muette où Zaïde d’abord penchée aux genoux de Zuleïman se relève bientôt pour tenter de forcer la montée du désir dans le corps de son amant, l’illustrateur met en scène de façon plus convenue le discours passionné de Zuleïman, signifié, scandé par les gestes éloquents de ses mains. Les mains de Zuleïman superposées à la robe de Zaïde, désignant le creux, la dépression que fait son genou gauche abandonné, circonscrivent ainsi indirectement le lieu du sexe que la gravure manifeste comme lieu inerte et inoccupé. À l’écran géométral de la scène, marqué verticalement par le rideau qui borde le mur derrière le sofa, et soustrait l’intimité des amants au regard du sultan même s’il venait à ouvrir les yeux, s’ajoute ici l’écran scopique, circulaire, des deux mains de Zuleïman qui signifient la superstructure discursive de la représentation, la tirade enflammée de l’amant et son envers, la défaillance du corps et le trou que fait l’appel du sexe dans la texture de la représentation.
8. Id., vol. II, p. 191.
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Au-dessus du sofa, sur le mur, le graveur a imaginé un tableau qui semble représenter, au-dessus d’une femme endormie sous un arbre, Amour, ou Hymen s’avançant avec un flambeau. Le tableau sur le mur indique la fonction du lieu, le boudoir des rendez-vous, dont la décoration doit inviter au passage à l’acte qui ici ne vient pas. Ce tableau devrait figurer, et figure en quelque sorte par défaut la chose en jeu sur le sofa, le contenu du discours amoureux sinon l’amour même. La scène est ainsi mise en abyme par cette allégorie seconde, anticipant en quelque sorte le progrès même du texte, qui fait suivre l’histoire de Zuleïman et de Zaïde d’une discussion sur l’amour platonique que la parabole d’Hilas, racontée par Sélim, vient énigmatiquement conclure et figurer. La parabole d’Hilas Le bel Hilas distrait dans ses génuflexions par le passage d’une beauté provoque le courroux de la grande pagode qui le punit en lui ôtant son sexe. « Tu ne le retrouveras, lui répondit-elle en éternuant, qu’entre les bras d’une femme qui, connaissant ton malheur, ne t’en aimera pas moins9 ». Le drame originel d’Hilas est celui de Zuleïman, mais le conte prend un tout autre tour. Hilas a la présomption de croire que sa figure lui vaudra un amour platonique sincère ; il doit vite déchanter : « Le malheureux Hilas fit bien des mécontentes, avec la plus belle figure du monde et les sentiments les plus délicats ». Seule une jeune fille affligée de la même disgrâce, Iphis, finit par accepter dans un désert l’étreinte de cette figure sans corps. Tout en pastichant plaisamment Crébillon, l’anti-Thébaïde libertine qu’imagine Diderot manifeste une angoisse de la perte, perte du corps, perte de la puissance créatrice dans l’ordre du langage, que tente de conjurer la profusion des indiscrétions des bijoux. Le défaut du corps d’Hilas se traduit dans le texte par la défaillance du signifiant qui lui correspond, comme dans ce dialogue de la première rencontre avec Iphis : Et de quoi vous affligez-vous ? – Hélas !… – Parlez, mademoiselle ; qu’avez-vous ? – Rien… – Comment, rien ? – Non, rien du tout ; et c’est là mon chagrin : il y a deux ans que j’eus le malheur d’offenser une pagode qui m’ôta tout10.
9. Id., vol. II, p. 194. 10. Id., vol. II, p. 196.
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Le rien dans l’ordre du discours est ramené au rien dans l’ordre corporel du réel ; n’avoir rien désigne d’abord une figure qui cherche à donner le change puis un corps auquel il manque quelque chose ; le rien manifeste donc un surplus dans l’ordre du langage avant de révéler le manque innommable du corps. Serait-il bien possible ? demanda la jeune fille. – Ce que vous m’avez dit est-il vrai ? demanda Hilas. – Voyez, répondit la jeune fille. – Voyez, répondit Hilas. Ils s’assurèrent l’un et l’autre, à n’en pouvoir douter, qu’ils étaient deux objets du courroux céleste11.
À n’en pouvoir douter signifie, rappelle que nous ne voyons rien. Le double « voyez » suggère pourtant qu’il n’est question que de voir. Ne doutons pas qu’ils virent quelque chose, ou plus exactement que, se dénudant l’un à l’autre, ils virent qu’il n’y avait rien à voir : en somme, nous ne voyons pas qu’ils ne voient rien. La scène est doublement frappée d’invisibilité, à son seuil que l’ellipse interdit de franchir, et en son cœur, où la fiction installe le manque. Le corps romanesque, qui est ici le corps même de la fiction, n’advient à la représentation que doublement barré. Le corps figure C’est lorsque la narration apparaît habitée par un trou depuis lequel « ça montre », en deçà de toute visibilité, que le dispositif de récit révèle ses véritables infrastructures et que le corps, dans cette dimension anti-théâtrale, invisible, du symptôme, du ça montre, s’y manifeste à tous les niveaux, comme corps sexe, corps figure et corps texte. Le trou narratif L’enjeu de la représentation romanesque devient dès lors d’éviter l’apparition de ce trou narratif par lequel le dispositif de récit devient visible. Le vrai trou bien sûr, c’est le trou que fait l’irruption innommable du corps sexe dans le récit, lorsque la médiation de la figure et du texte n’en amortit pas la représentation. Mais l’angoisse de ce trou est elle-même condensée et déplacée en angoisse d’une narration techniquement, mécaniquement interrompue, d’une simple coupure dans le flux discursif, indépendamment de son contenu. L’impuissance, la panne sexuelle métaphorise à son tour cette interruption. On sait quel parti Les mille et une nuits tirent de cette angoisse fondamentale et de l’exigence qui la sous-tend de dérober à la conscience
11. Id., vol. II, p. 197.
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du lecteur le fonctionnement du récit comme dispositif : Shéhérazade payerait de sa vie l’interruption de sa narration, qui vaut jouissance pour le calife12. La parole est le supplément de la jouissance par la magie du dispositif de récit, mais au prix d’un corps de femme exposé à la mort si la parole s’interrompt. Dans L’oiseau blanc, conte bleu, Diderot retourne et parodie ce rituel. La favorite commande, pour s’endormir, qu’on lui fasse des contes, en fait qu’on poursuive pour elle, indéfiniment, une même histoire, le conte que nous lisons : « cette fonction était partagée entre quatre personnes, deux émirs et deux femmes. Ces quatre improvisateurs poursuivaient successivement le même récit aux ordres de la favorite13 ». Il s’agit donc de ne jamais interrompre le fil de la narration jusqu’à ce que, sinon la mort, du moins le sommeil s’ensuive. La narration révèle ainsi sa nature fondamentalement rhétorique : La sultane. – Est-ce que vous ne pourriez pas éviter ces lieux communs ? Le second émir. – Non, sultane, c’est le moyen le plus sûr de vous endormir. La sultane. – Vous avez raison14.
L’agencement rhétorique des lieux communs endort la sagacité du lecteur, le détourne du corps sexe que thématise, figure le récit. L’angoisse que la narration s’arrête constitue dans L’oiseau blanc, conte bleu la structure voyante du récit. Mais cette angoisse est diffuse dans l’ensemble de l’œuvre romanesque de Diderot, jusqu’à faire système dans Jacques le fataliste où la narration constamment interrompue répond à un véritable principe d’irritation narrative. Dans Les bijoux indiscrets, elle décide la mise en œuvre de la structure de l’essai, pour conjurer les défaillances de la parole, comme de la jouissance qu’elle supplée : Mangogul n’osait proposer un piquet, et il y avait près d’un quart d’heure que cette situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à plusieurs reprises : Il faut avouer que Jélyotte a chanté comme un ange. – Et que Votre Hautesse s’ennuie à périr, ajouta la favorite. – Non, madame, reprit Mangogul en bâillant à demi, le moment où l’on vous voit n’est jamais celui de l’ennui. – Il ne tenait qu’à vous que cela fût galant, répliqua Mirzoza : mais vous rêvez, vous êtes distrait, vous bâillez. Prince, qu’avez-vous15 ?
12. Diderot fait allusion aux Mille et une nuits au chap. 3 de la 2e partie des Bijoux indiscrets : « Lorsque l’histoire galante de la cour ne fournissait pas des aventures amusantes, on en imaginait, ce qui s’appelait continuer Les mille et une nuits. Les hommes avaient le privilège de dire toutes les extravagances qui leur venaient, et les femmes de faire des nœuds en les écoutant » (Id., vol. II, p. 112). 13. Denis Diderot, L’oiseau blanc, conte bleu, Œuvres de Diderot, 1994, vol. II, p. 223. 14. Id., vol. II, p. 228. 15. Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, op. cit., vol. II, p. 29.
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Le point de départ du récit est ce trou narratif, où s’exténue la conversation galante et où le corps court-circuite la parole dans le bâillement. Le trou narratif, dont la bouche ouverte pour bâiller constitue la métonymie, suscite, appelle la demande (« Prince, qu’avez-vous ? »), sur laquelle embraye l’appel, l’exigence d’une structure (« y sauriez-vous quelque remède ? »). La même scène inaugure, dans Jacques le fataliste, l’histoire de Mme de la Pommeraye : Un jour, après dîner, elle dit au marquis : « Mon ami, vous rêvez ? » – Vous rêvez aussi, marquise. – Il est vrai, et même assez tristement. – Qu’avez-vous ? – Rien. – Cela n’est pas vrai. Allons, marquise, dit-il en bâillant, racontez-moi cela, cela vous désennuiera et moi. – Est-ce que vous vous ennuyez16 ?
On retrouve, pour brosser la scène, les mêmes ingrédients que dans Les bijoux indiscrets : ennui, silence et rêverie des interlocuteurs, qui n’ont plus rien à se dire ; échec du discours galant, que l’amante dénonce comme artifice rhétorique ; bâillement qui signifie le trou narratif ; proposition féminine qui met en œuvre la structure du récit, ici la mystification de Mme de la Pommeraye, par quoi s’ouvre un système différentiel de figuration : les saintes femmes, les d’Aisnon, sont des putains, l’amie complaisante, la marquise – une furie vengeresse. Appelée par le trou narratif, la mécanique structurale produit les figures de la représentation. Dans Les bijoux indiscrets, à la série des essais de l’anneau correspond une série de figures : la joueuse, la dévote, la vaporeuse, la dame aux chiens, la veuve éplorée, la faussement violée, la calomniée, la lesbienne, la voyageuse, la nymphomane en manque d’héritiers17… La figure se constitue de sa différence externe (dans le système taxinomique, une figure diffère d’une autre figure) et de sa différence interne (chaque figure diffère du corps auquel elle correspond, cette différence étant marquée par la division des deux paroles, de bouche et de bijou). Dans La religieuse, Suzanne est avantagée par sa figure, qui ne correspond pas à sa situation réelle de bâtarde : « Certainement je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l’esprit et de la figure18 ». On l’habille, on la flatte en religieuse, on lui construit une figure pour réduire son corps. 16. Denis Diderot, Jacques le fataliste, op. cit., vol. II, p. 791. 17. Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, op. cit., tome 1, chap. 12 ; ch. 17 ; ch. 20 ; ch. 23 ; ch. 24 ; ch. 25 ; ch. 30 ; tome 2, ch. 8 ; ch. 15 ; ch. 16. 18. Denis Diderot, La religieuse, op. cit., vol. II, p. 277.
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Mais le corps se révolte et fait éclater sa représentation en une multiplicité de figures, comme lorsque Suzanne lit la lettre de sa mère : je la lus d’abord avec assez de fermeté ; mais à mesure que j’avançais, la frayeur, l’indignation, la colère, le dépit, différentes passions se succédant en moi, j’avais différentes voix, je prenais différents visages et je faisais différents mouvements19.
Diderot développera dans Le paradoxe sur le comédien ce motif de la « gamme des sensations » pour décrire le jeu de Garrick, le célèbre acteur anglais : Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte et, dans l’intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu20.
En 1769, au moment du Paradoxe sur le comédien, ce jeu des figures devient pleinement conscient de lui-même : il n’y a de figure que cette disjonction absolue du cœur et du corps proclamée par Suzanne, le corps n’étant abandonné à la convulsion que pour être aussitôt ressaisi, composé, travesti en figure(s). Face à la mère Sainte-Christine, Suzanne ne donnait libre cours à son corps que pour se reprendre aussitôt, dans ce mouvement révolté qui est continûment le sien, de défiguration et de refiguration. Mais le champion de ces gammes figuratives est bien sûr le neveu de Rameau dans l’exercice de ses pantomimes : Les passions se succédaient sur son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur ; on sentait les piano et les forte, et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle21.
Logique de la figure Par l’exercice pantomimique de la gamme des figures, il y aura donc de moins en moins de pures figures, celles-là même des Bijoux indiscrets ne coïncidant que très imparfaitement avec les essais censés les révéler successivement. La figure émerge dans un processus de représentation, mais disparaît tout aussi bien dans le processus réciproque de la défiguration. Le trou narratif, que nous évoquions pour rendre compte du silence et des bâillements sur lesquels se bâtissent les structures du récit, est le résultat de cette défiguration inquiétante, angoissante même, qui atteint l’espace de la représentation. Mais par lui quelque chose en
19. Id., vol. II, p. 283. 20. Denis Diderot, Le paradoxe sur le comédien, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 1394. 21. Denis Diderot, Le neveu de Rameau, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 639.
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arrière-plan (le corps convulsif, la sensibilité révoltée) se retourne et mobilise la relance du récit. Le trou narratif demandant à être comblé suscite une dynamique du supplément, une structure par laquelle le récit va conjurer ce qui du corps a été atteint. Mais la structure ne peut être mise en œuvre que par un jeu de différences, par lequel les corps acquièrent le statut de figures : c’est pourquoi la défiguration appelle une refiguration. La figure provient d’une pensée taxinomique, mais s’assouplit chez Diderot en processus d’anamorphose : un même corps prend différentes figures selon la circonstance, le moment, la passion qui l’affecte. Autant de figures, autant de modalités de la représentation d’un même corps. Toute figure est barrée (c’est la règle taxinomique). Dans la sémiologie classique, cette barre est pensée comme trait de caractère (ou « trait de chant », dans la pantomime de Rameau), c’est-à-dire comme traduction discursive d’une altération de l’âme, d’une passion. Le trait révèle l’âme altérée et conditionne son discours, où se dit par quoi elle souffre et par quoi elle jouit. Dans Jacques le fataliste, l’épisode du bourru bienfaisant22 constitue de cette manière un type de caractérisation classique des figures, même si le renversement des positions du suppliant et du supplié marque nettement l’attraction du nouveau modèle anamorphique, qui substitue à la différenciation des figures le processus de défiguration/refiguration, processus qui structure par ailleurs l’ensemble de la critique des Salons23. Toute figure est une figure menacée. Le discours de la figure sur la scène manifeste déjà, dans sa toute puissance, une affection, une défection de l’âme. Il porte en lui le trait par quoi il sera défait, dans le trou narratif. La pensée et l’expression de Diderot font irruption dans notre culture au moment de ce retournement du discours triomphant de la figure en discours défait de la défiguration. Alors émerge le corps, la chair et le corps convulsifs des Lumières. La figure devenant corps est désormais barrée sans parole : barrée, c’està-dire atteinte, brutalisée, exclue. Le rapport à l’autre qu’articule la barre constitutive de la figure n’est plus supporté par un discours, mais par un corps interface, corps barré, blessé, atteint, mais aussi corps offensif, pathétique et sublime, le corps exprimant, jouant pour l’œil, au-delà du renversement du discours, le rétablissement de la figure. La polarité structurante de la figure barrée n’est plus alors le couple parole/jouissance, mais le couple jouissance/révolte.
22. Denis Diderot, Jacques le fataliste, op. cit., vol. II, p. 783-785. 23. Stéphane Lojkine, L’œil révolté : Les Salons de Diderot, 2007, chap. 2, p. 129-sq. Voir notamment le schéma p. 134.
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Suzanne face au grand vicaire : une figure du Christ Dans La religieuse, le moment de la persécution de Suzanne par les religieuses coalisées à leur supérieure dans l’attente du procès qui fait scandale pour leur communauté constitue un épisode caractéristique de cette révolte du corps par laquelle la figure est défaite. Prises au jeu même de leur persécution qui défigure Suzanne, les sœurs fanatisées par la mère Sainte-Christine ont convoqué le grand vicaire, M. Hébert, qui doit venir constater la possession de Suzanne et l’exorciser. Suzanne est conduite à l’église, où le grand vicaire et ses jeunes acolytes célèbrent la messe. L’église étant un lieu mixte, où le public peut venir assister à la messe (on se souvient que les religieuses de Longchamp étaient célèbres pour leur liturgie chantée de la Semaine Sainte), elle est nécessairement coupée en deux par une grille, et ce n’est pas de la nef, mais du chœur, derrière l’autel, que Suzanne entre pour venir s’agenouiller sur les marches de l’autel. Elle fait donc face à l’archidiacre, occupant pour lui la position du Christ. Quoique cette disposition symbolique ne soit que suggérée, de nombreux éléments de la scène renforcent l’identification de Suzanne à la figure du Christ. Suzanne est liée et lorsque le grand vicaire ordonne qu’on la délie, elle pousse une plainte douloureuse qui fait croire un instant qu’elle est habitée par le diable : À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir, et les religieuses hypocrites qui m’approchaient s’écartèrent comme effrayées. Il se remit, les sœurs revinrent comme en tremblant ; je demeurais immobile, et il me dit : « Qu’avez-vous ? » Je ne lui répondis qu’en lui montrant mes deux bras : la corde dont on me les avait garrottés m’était entrée presque entièrement dans les chairs, et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé24.
Suzanne fait tableau pour le prêtre, non comme une folle, mais comme un Christ aux douleurs. Suzanne s’expose comme corps souffrant, sans paroles, identifié à un Ecce homo. Alors que durant la messe les religieuses ont mis en scène sa possession, la tirant et poussant pour la faire apparaître parcourue de convulsions, cette figure de théâtre tombe tout à coup, dénudant le corps pur qui est, théologiquement, le corps du Christ. La prière de Suzanne se conclut de la façon la plus christique qui soit : « Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes ennemis25 ». Elle reprend la prière faite devant la supérieure et ses favorites, lors de la première persécution, prière dont la formulation était plus offensive :
24. Denis Diderot, La religieuse, op. cit., vol. II, p. 331-332. 25. Id., vol. II, p. 333.
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Je me mis à genoux et je dis : « Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi. » – Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié26.
L’identification de Suzanne au Christ a donc été préparée de longue date. Dans la scène d’exorcisme, les religieuses cherchent à s’interposer entre le grand vicaire et Suzanne. Elles font bloc avec le voile de Suzanne, qu’elles ont cousu, le transformant en linceul, ou corps trou promis à la mort : On l’avait cousu en différents endroits sans que je m’en aperçusse, et l’on apporta encore bien de l’embarras et de la violence à une chose qui n’en exigeait que parce qu’on y avait pourvu ; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée, ou folle ; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d’autres, et l’on me vit. J’ai la figure intéressante ; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche, on sent que mon expression est celle de la vérité27.
Du moment que la représentation de Suzanne se pose en termes de figure, comme ici, il y a schize et dédoublement : les religieuses font voir à M. Hébert une figure « obsédée, possédée, ou folle », qui s’oppose à la « figure intéressante » révélée par la déchirure du voile. Cette figure possède toutes les caractéristiques de la figure classique telle que nous l’avons définie : elle se constitue comme figure d’avoir été altérée (« la profonde douleur l’avait altérée ») ; l’altération la singularise, la différencie, mais la ramène toujours à l’unicité du caractère (« la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère »). Sommes-nous pour autant en présence d’un corps ? Suzanne fait tableau pour le vicaire et fait tableau comme figure parce qu’elle a « un son de voix qui touche, on sent que [s]on expression est celle de la vérité » : ce sont là qualités de comédien ; la figure n’est pas le réel ; elle joue toujours un rôle, même si ce rôle est ici celui de la vérité. Le voile qui se déchire pour faire apparaître la figure marque que la figure est barrée, c’est-à-dire qu’elle est un signifiant dissocié d’un signifié et, par là, fragilement exposé à la duplicité des points de vue. L’écran de la scène : Suzanne en Lazare Les religieuses, le voile cousu, puis Suzanne elle-même constituent l’écran de la représentation dans cette scène : l’écran est d’abord un écran géométral, qui articule l’espace : le grand vicaire est l’embrayeur visuel de la scène devant Suzanne ; l’autel annonce, prépare la sanction symbolique du Dieu caché
26. Id., vol. II, p. 311. 27. Id., vol. II, p. 332.
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derrière elle. L’écran géométral interpose l’image, la possibilité d’une image entre le prêtre et Dieu, selon le dispositif archétypal du Tabernacle, dont le rideau (ici le voile de Suzanne, puis Suzanne elle-même) sépare le Saint du Saint des Saints. Mais l’écran est aussi un écran scopique, qui barre le corps pour constituer la figure, permettre la figuration. Par ce voile cousu d’où n’émergent que ses deux bras de morte, Suzanne n’est pas seulement déchirée entre le monde et le cloître, mais entre les vivants et les morts. Elle fait tableau à la manière du Lazare de Rembrandt (fig. 3) qui obsédait Diderot : Vous rappelez-vous, mon ami, la Résurrection de Rembrandt ; ces disciples écartés ; ce Christ en prière ; cette tête enveloppée du linceul, dont on ne voit que le sommet, et ces deux bras effrayants qui sortent du tombeau28 ? Exemple d’une idée sublime du Rembrandt : le Rembrandt a peint une Résurrection du Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo, il est à genoux sur le bord du sépulcre, il prie, et l’on voit s’élever deux bras du fond du sépulcre29.
M. Hébert venu exorciser Suzanne ordonne sa réintégration dans une communauté qui est d’abord celle des vivants. Sa première parole à Suzanne, « Sœur-Suzanne, levez-vous », fait écho au « Lazare, lève-toi » du Christ. La scène est donc bien, symboliquement, celle d’une Résurrection de Lazare. La logique de la figure suppose la préexistence de modèles de ce type : figurer Suzanne, c’est ramener son corps à un jeu de différences entre des figures qui lui préexistent. La figure n’est pas seulement barrée, clivée ; elle fait référence, certes pour renvoyer à l’innommable de la mort et du sépulcre que Lazare désigne, mais aussi subrepticement parce que toute référence détourne, évacue la brutalité immédiate de l’innommable au profit des médiations de la culture. La scène déploie cette théâtralité de la référence et des figures, organise sciemment ce travestissement des corps, mais elle prépare également la défiguration et le trou dans la chaîne signifiante, par quoi le corps, enfin, puisse être montré. De la figure au corps L’objet du long dialogue qui suit est de marquer le dénuement absolu de Suzanne : le leitmotiv est, à propos des objets, des vêtements qui devraient composer sa figure, « on me les a ôtés », « on me l’a ôté ». Son statut même de figure finit par être menacé. Le grand vicaire lui ordonne de regagner sa cellule, dont elle lui a expliqué pourtant qu’elle avait été entièrement détruite :
28. Denis Diderot, Salon de 1759, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 196. 29. Denis Diderot, Essais sur la peinture, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 484.
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Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la supérieure et de l’archidiacre. « Eh bien, me dit-il, qu’est-ce qu’il y a ? » Je lui dis en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré : « Vous voyez 30 ! »
Ici, il ne s’agit plus de montrer une figure, de faire bonne figure, mais bien d’exposer un corps. Au « vous voyez » du texte correspondent, dans l’illustration d’après Barbier (1804), les bras ouverts de Suzanne agenouillée, qui donne à voir son buste avancé (fig. 4) Le corps n’advient qu’à l’issue de la scène, une fois usées, défaites toutes les médiations discursives. Par ce corps sale et défait, ce corps en deçà de toute figuration (la gravure de son côté le normalise, le lisse, l’assagit), nous accédons momentanément au socle du dispositif de récit, à cette fiction du corps atteint, brutalisé, qui préexiste au récit et le conditionne entièrement. On voit ainsi comment l’horreur du corps abject appelle une structure du récit permettant de la figurer, puis une narration par quoi cette structure puisse s’inscrire dans une temporalité. De même que toute figure est barrée, toute structure organise une polarité : la structure de La religieuse consiste à assigner le corps de Suzanne qui résiste à toute assignation. La narration compense, conjure les ruptures qu’induit la mécanique structurale : dans La religieuse, on progresse d’assignation en assignation, dans l’illusion d’aller vers un corps réconcilié avec sa figure. Le corps du texte Le corps romanesque révèle ainsi sa fondamentale ambiguïté : c’est bien la plénitude charnelle du corps, désirante et désirée, abjecte et sublime, glorieuse et martyrisée, qui fournit la matière principielle de la fiction. Le corps est le substrat du texte. Mais dans le même temps tout ce que le texte élabore dans l’ordre du discours non seulement s’éloigne du corps (du corps à la figure, de la figure à la narration), mais lui substitue des représentations dénaturées. Le texte défait le corps, s’ingénie à travestir cette origine honteuse, à dissimuler cet enjeu prosaïque. La révolte de Suzanne, qui défait les figures auxquelles elle est astreinte, s’avère dès lors insuffisante : elle ne fait advenir le corps dans le texte qu’à l’usure, à l’issue fragile des scènes où elle abîme ses figures. C’est le corps même du texte qu’il s’agit d’attaquer, c’est-à-dire la pratique de l’écriture, que Diderot s’emploie à réformer : une écriture qui ne se construirait plus contre le corps, comme sa négation rhétorique, mais à partir de lui, par le hiéroglyphe, le tableau vivant, la pantomime.
30. Denis Diderot, La religieuse, op. cit., vol. II, p. 335.
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La théorie du hiéroglyphe se constitue dans La lettre sur les sourds et muets à partir d’une banale question de grammaire sur l’ordre naturel des mots dans la langue. Progressivement, la Lettre sur les sourds et muets en vient à suggérer qu’il n’y a pas d’ordre naturel de la langue, car la pensée est simultanée. La comparaison entre la pensée, qui est sans durée, et le langage, qui traduit l’impression sensible globale en articulation et enchaînement syntagmatique, précède et prépare, chez Diderot, la réflexion dans les Salons sur l’ut pictura poesis, la comparaison de la peinture, muette et immobile, et du théâtre, qui déroule son intrigue et fait entendre ses tirades. Par le hiéroglyphe, la poésie est ramenée aux moyens de la peinture, le langage à l’expression naturelle de la pensée. Inversant le précepte humaniste de l’ut pictura poesis, Diderot revient à sa signification première, celle qu’il avait dans l’Art poétique d’Horace : que la poésie soit comme une peinture. Le hiéroglyphe réalise cette sublime régression, qui, ramenant la parole à son origine muette et sensible, abolit la durée du syntagme. Diderot en donne une série d’exemples, empruntés essentiellement à Homère et à Virgile : selon lui, les sonorités et les effets prosodiques du vers épique donnent à entendre, à sentir, à voir immédiatement ce que la phrase déroule dans l’orbe lourd et long d’une métaphore ou d’un micro-récit. Le hiéroglyphe révèle ainsi l’épaisseur du signifiant, le corps du texte, qui n’est pas seulement une appréhension plus intuitive de la parole, mais bel et bien l’évocation d’un corps matériel, charnel, de ce corps même, archaïque, par lequel nous pensons. Le dernier hiéroglyphe et le plus élaboré a donné lieu, dans l’édition originale de la Lettre sur les sourds et muets, à une gravure, représentant une femme à l’agonie (fig. 6). Diderot cite, pour décrire cette « femme mourante », les vers de Virgile sur la mort de Didon, puis ceux de Lucrèce décrivant la vie quittant le corps. Il imagine ensuite, pour exprimer musicalement la succession de ces deux références latines, une phrase musicale qu’il dote à son tour d’un texte français à chanter : « Je me meurs ; à mes yeux le jour cesse de luire31 ». Quant à la gravure, il a expliqué son origine dans le préambule de la lettre : Vous trouverez dans la planche du dernier livre de Lucrèce, de la belle édition d’Havercamp, la figure qui me convient ; il faut seulement en écarter un enfant qui la cache à moitié, lui supposer une blessure au-dessous du sein, et en faire prendre le trait32.
La gravure n’illustre donc ni la mort de Didon, que Diderot commence par citer, ni les vers du premier livre du De natura rerum. La peste d’Athènes (fig. 5), dont Diderot extrait et dénature un détail, constitue une quatrième
31. Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 45. 32. Id., vol. IV, p. 12.
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référence au moins pour ce corps de femme mortellement atteint donné comme exemple de hiéroglyphe. La multiplicité des références, le trucage de l’image explicitement affiché, déconstruisent délibérément la caractérisation taxinomique de la figure ainsi que sa lecture, son décodage comme signe dans un espace convenu, codé, de représentation. Détaché de l’enfant qui pendait à son sein, blessé par un trait anonyme et sans histoire, le corps de la femme mourante est un corps pur, pourvu de la seule virtualité figurale vague du trait. Ce n’est pourtant pas n’importe quel corps. On a vu comment dans La religieuse le corps de Suzanne mourante constituait la matrice de la fiction. Entre mort du désir et petite mort de la jouissance, le corps de Mirzoza ouvre le trou narratif et dessine l’horizon d’attente du récit des Bijoux indiscrets. Mais surtout la matrice imaginaire qui porte l’angoisse du trou narratif est le corps menacé de Shéhérazade, dont Mirzoza, la favorite de L’oiseau blanc, conte bleu, Suzanne, l’hôtesse de Jacques le fataliste constituent autant de figures détournées. Dans le Salon de 1767, Diderot évoque à deux reprises deux célèbres tableaux de Poussin, l’Et in Arcadia ego et le Paysage au serpent (fig. 7), que l’on désigne ordinairement comme Paysage avec un homme tué par un serpent, mais où notre critique d’art décrit obstinément un corps de femme : […] une femme enveloppée d’un serpent qui l’entraîne au fond des eaux33. […] une femme étendue à terre, enlacée d’un énorme serpent qui l’entraîne au fond des eaux, où ses bras, sa tête et sa chevelure pendent déjà34.
Le tableau, appelé aussi Les effets de la peur, pour la gradation qu’il représente des figures, de plus en plus indifférentes à mesure qu’on s’éloigne du corps et du cœur de l’horrification, a fait l’objet d’un commentaire par Félibien ; Fénelon, dans son Dialogue entre Poussin et Léonard (1695), lui consacre un long développement. Poussin a peint le hiéroglyphe de Diderot, et l’a peint comme archétype de la transformation, par le processus de la représentation, du corps trou, abject, horrifiant (la victime du serpent au premier plan), en figure détachée, barrée par son indifférence à l’horreur de l’événement (les pécheurs sur le lac, au fond). La hiérarchisation des plans dans le paysage établit la taxinomie des figures et le jeu des différences. Le corps exhibé du Paysage au serpent est couplé avec le corps caché de l’Et in Arcadia ego : les différentes postures des bergers autour du tombeau figurent les différentes attitudes possibles face au mystère qu’il porte et s’opposent, comme éventail des figures possibles, à la dépression figurale du tombeau, à l’irreprésentable corps mort, corps
33. Denis Diderot, Salon de 1767, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 645. 34. Id., vol. IV, p. 742.
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trou constitutif de toute représentation. Ce que Diderot analyse comme un diptyque de Poussin35 (le corps montré / le corps occulté) n’est pas évoqué directement dans La Lettre sur les sourds et muets. Mais l’image en est sousjacente dans l’exemple du serpentem fuge, que Diderot donne pour analyser les inversions : Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale, vous me direz, vous, que c’est le serpent ; mais un autre prétendra que c’est la fuite, et vous aurez tous deux raison. L’homme peureux ne songe qu’au serpent, mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu’à ma fuite : l’un s’effraie et l’autre m’avertit36.
La différenciation des attitudes prises face à la catastrophe menaçante du serpent ne résout pas la question de l’ordre naturel des mots ; mais elle rend compte exactement du dispositif mis en œuvre dans le tableau de Poussin, qui constitue donc implicitement, et probablement inconsciemment pour Diderot, le modèle absolu, principiel du corps fictionnel sur lequel tout récit, toute représentation se construit. Le corps du texte renvoie à la mort de la mère, figurée puis défigurée d’après la gravure de Frans van Mieris, reconstituée à partir du tableau de Poussin. Cette mort archaïque, qui préexiste à toute représentation et que toute représentation commence par défigurer, est celle de la scène primitive freudienne, où père, mère et enfant confondent leur rôle dans la perpétration brutale du meurtre du corps sexe. Dans Le paradoxe sur le comédien, Diderot évoque une nouvelle fois ce corps abject enlacé de serpents : contrairement à l’acteur anglais, l’acteur français tributaire des contraintes du vers racinien est « enlacé par les vers harmonieux de ce dernier, comme par autant de serpents dont les plis lui étreignent la tête, les pieds, les mains, les jambes et les bras37 ». Le modèle du Laocoon, ici implicitement convoqué, n’est pas distinct de celui de la femme au serpent de Poussin. À propos d’Une scène du massacre des innocents de Jean Baptiste Marie Pierre, dans le Salon de 1763, Diderot fait explicitement le lien entre le corps de la mère expirant et le Laocoon : La femme qui se tue est blafarde. Je ne sais pourquoi elle se tue, car je cherche son désespoir et ne le trouve point. Il ne faut pas prendre de la grimace pour de la passion. […] Pour en sentir la différence, je […] renvoie au Laocoon antique qui souffre et ne grimace point38.
35. En fait, le pendant du Paysage au serpent est probablement l’Orphée et Eurydice du Louvre. 36. Denis Diderot, Le paradoxe du comédien, op. cit., vol. IV, p. 26. 37. Id., vol. IV, p. 1379. 38. Denis Diderot, Salon de 1763, Œuvres de Diderot, 1996, vol. IV, p. 250.
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De même, dans les Essais sur la peinture, l’évocation de l’apparition de Vénus à Énée au chant I de l’Énéide (Vera incessu patuit dea) appelle la double référence à la mère et à Laocoon39 : « Le Laocoon souffre, il ne grimace pas. Cependant la douleur cruelle serpente depuis l’extrémité de son orteil jusqu’au sommet de sa tête40 ». Le corps pur, irreprésentable, est celui de la mère mortellement atteinte, et l’une de ses figurations les plus sublimes, avec le Paysage au serpent, est le Laocoon. Parfois le corps même est identifié au serpent, comme dans Le neveu de Rameau. Tout le dialogue de Lui et de Moi se bâtit à partir de la fiction du dîner chez Bertin, où la conscience vile du parasite s’est retournée, par le tableau de l’abbé de La Porte conduit au haut bout de la table, en conscience noble du philosophe décrivant sans complaisance la pantomime d’une société corrompue41. La scène du dîner, le tableau qu’en fait Rameau, se ramène en définitive au maestoso cazzo, c’est-à-dire au corps sexe du neveu. Or, plus tôt dans le dialogue, Rameau s’était décrit comme serpent : Faut-il qu’on puisse me dire : Rampe, et que je sois obligé de ramper ? C’est l’allure du ver, c’est mon allure ; nous la suivons l’un et l’autre quand on nous laisse aller, mais nous nous redressons quand on nous marche sur la queue. On m’a marché sur la queue, et je me redresserai42.
Du corps mourant, étouffé, enlacé par les serpents, au corps sexe du maestoso cazzo ou au corps ver tout à coup redressé, révolté, le même corps du texte est à l’œuvre, entre mort, jouissance et révolte. Même s’il s’incarne fugitivement, allusivement, dans une figure, ce corps n’est pas fondamentalement de l’ordre de la représentation. Il en constitue, comme corps sexe, l’horizon, et comme corps du texte, le substrat et le processus. Stéphane Lojkine Université de Provence
39. Littéralement, à sa démarche la véritable déesse se révéla (Virgile, Énéide, I, 405). 40. Denis Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., vol. IV, p. 489. 41. Denis Diderot, Le neveu de Rameau, op. cit., vol. II, p. 663. 42. Id., vol. II, p. 652.
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Textes cités Diderot, Denis, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1994-1997, 5 vol [éd. Laurent Versini]. —, Les bijoux indiscrets, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1994, vol. II [éd. Laurent Versini]. —, Jacques le fataliste, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1994, vol. II [éd. Laurent Versini]. —, Le neveu de Rameau, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. II [éd. Laurent Versini]. —, L’oiseau blanc, conte bleu, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1994, vol. II [éd. Laurent Versini]. —, La religieuse, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1994, vol. II [éd. Laurent Versini]. —, Essais sur la peinture, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. —, Le fils naturel, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. —, Lettre sur les sourds et muets, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. —, Le paradoxe sur le comédien, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. —, Salon de 1759, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. —, Salon de 1763, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. —, Salon de 1767, Œuvres de Diderot, Paris, Robert Laffont, 1996, vol. IV [éd. Laurent Versini]. Lojkine, Stéphane, L’œil révolté : Les Salons de Diderot, Arles, Actes sud, 2007.
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Figure 1 : Anonyme, gravure sur cuivre, dans Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Au Monomotapa [Paris, Durand, 1748], t. 1, frontispice, Paris, Bibliothèque nationale de France.
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Figure 2 : Anonyme, Zuleïman et Zaïde, gravure sur cuivre, 11,5 x 7 cm, dans Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Monomotapa [Paris, Durand, 1748], t. 2, Paris, Bibliothèque nationale de France.
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Figure 3 : Rembrandt Harmensz van Rijn (1606-1669), La Résurrection de Lazare, ca. 1630, huile sur bois, 96,36 x 81,28 cm, Los Angeles, The Los Angeles County Museum of Art.
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Figure 4 : Jean Baptiste Michel Dupréel (fin XVIIIe siècle) d’après Jacques Barbier (ca. 1753-?), Eh bien, madame ; || Elle répondit : je l’ignorais, gravure sur cuivre, 13,7 x 8,4 cm, dans Denis Diderot, La religieuse, Paris, s.n., 1804, Paris, Bibliothèque de l’Assemblée nationale.
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Figure 5 : Frans van Mieris le jeune (1689-1763) (graveur anonyme), Les effets de la peste, gravure sur cuivre, dans Lucrèce, De rerum natura, Leyde, S. Havercamp, 1725, gravure en tête du livre VI (détail), Paris, Bibliothèque nationale de France.
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Figure 6 : Anonyme d’après Frans van Mieris le jeune (1689-1763), gravure sur cuivre, dans Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets, s.l., s.n., 1751.
Figure 7 : Nicolas Poussin (1594-1665), Paysage avec un homme tué par un serpent, 1648, huile sur toile, 119 x 199 cm, Londres, National Gallery.
Le corps du fantasme : illusions amoureuses et visions nocturnes dans le roman médiéval
Au nombre des inventions les mieux connues du XIIe siècle, on peut sans doute compter le Purgatoire et la fin’amor 1. L’une et l’autre « naissances » occupent une place de choix dans les bibliographies critiques, bien que la coïncidence de leur développement au Moyen Âge central ait encore assez peu retenu l’attention. Sans doute est-ce dû à la relative discrétion du « troisième lieu » et de ses avatars dans la littérature vernaculaire. Alors que cet infléchissement théologique majeur dans la relation entre les vivants et les morts entraîne un mouvement de prédication sans précédent et le développement d’une littérature exemplaire considérable chargée d’alimenter la nouvelle « pastorale de la peur », les revenants, les fantômes et autres morts-vivants qui abondent dans les textes latins à partir du XIIe siècle se font au contraire très discrets dans la littérature « en roman »2. Plutôt que de rattacher les apparitions fantomatiques à une réflexion sur la géographie de l’au-delà, les « romans » médiévaux associent volontiers le fantôme à l’imagination enflammée par la passion amoureuse. Purs produits du désir et de l’imagination, les fantômes amoureux rattachent ainsi ces créatures autrement désincarnées aux mouvements du corps, celui de l’amant fantasmant et celui de l’aimée fantasmée. Avec son inscription dans l’univers romanesque, le fantôme prend corps et l’apparition d’une âme en peine venue hanter les vivants est récupérée au profit de l’économie du désir que la littérature vernaculaire réinvente constamment, particulièrement avec le développement de cette forme narrative nouvelle qui prendra le nom de la langue vulgaire. 1. Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, 1981. Dans la très abondante bibliographie sur la fin’amor, signalons notamment les ouvrages plus récent de Charles Baladier, Érôs au Moyen Âge : amour, désir et « delectatio morosa », 1999 ; Francis Gingras, Érotisme et merveilles dans le récit français des XIIe et XIIIe siècles, 2002 ; Michèle Gally, L’intelligence de l’amour d’Ovide à Dante : arts d’aimer et poésie au Moyen Âge, 2005 ; Dominique Demartini, Miroirs d’amour, miroirs du roman : le discours amoureux dans le Tristan en prose, 2006. 2. Jacques le Goff, op. cit.
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Fantômes et fantasmes Le fantôme romanesque est, au départ, en parfaite adéquation avec la théologie augustinienne qui a développé le sens à donner à ces constructions de l’imagination dans le contexte d’une véritable théorie de la connaissance. Augustin distingue ainsi deux régimes d’images mentales, la phantasia, image liée au souvenir, en cela corruptible, mais qui a néanmoins un fondement dans la réalité perceptible, et le phantasma qui est un pur produit de l’imagination : Haec igitur memoria quaecumque de motibus animi tenet, qui adversus passiones corporis acti sunt græce vocantur ; nec invenio quid eas latine malim vocare : quas pro cognitis habere atque pro perceptis opinabilis vita est, constituta in ipso erroris introitu. Sed cum sibi isti motus occursant, et tamquam diversis et repugnantibus intentionis flatibus aestuant, alios ex aliis motus pariunt ; non jam eos qui tenentur ex occursionibus passionum corporis impressi de sensibus, similes tamen tanquam imaginum imagines, quae phantasmata dici placuit3.
Augustin lui-même associe ses représentations imaginaires au désir en choisissant un exemple particulièrement explicite des pouvoirs de l’imagination : Memini me audisse a quodam quod tam expressam et quasi solidam speciem feminei corporis in cogitando cernere soleret ut ei se quasi misceri sentiens etiam genitalibus flueret4.
Malgré la riche discussion sur les images à l’origine des pollutions nocturnes qui anime le monde monastique au XIIe siècle, la littérature cléricale, hagiographique et exemplaire, a peu exploité le potentiel narratif de cette situation. La littérature vernaculaire, au contraire, a très tôt retenu la séquence d’un personnage qui enlace une représentation imaginaire de l’être aimé (une image d’images ou, mieux encore, un phantasme, pour parler en termes augustiniens). Dès l’Énéas (ca. 1160), l’une des plus anciennes « translations » d’un texte classique en langue vernaculaire, le caractère topique de l’hallucination
3. Saint Augustin, De Musica, livre VI, XI, 32. « Tout ce que cette mémoire retient des mouvements de l’âme qui ont été lancés au-devant des impressions corporelles, je l’appelle en grec ϕαντασιαι, car je ne trouve pas comment j’aimerais mieux le désigner en latin. […] Mais lorsque ces mouvements sont pour ainsi dire enflammés par les souffles divers et contradictoires de l’attention, les uns engendrant les autres, ces derniers ne sont plus des mouvements retenus comme issus du choc des impressions corporelles et gravés dans les sens, mais ils leurs ressemblent comme des images d’images, et on est convenu de les appeler “phantasmes” ». Trad. Jean-Louis Dumas, 1998, t. 1, p. 709. 4. Saint Augustin, De Trinitate, XI, 7. « Je me souviens même d’avoir entendu un homme dire qu’il lui arrivait de produire en lui une représentation si présente et, en somme, si concrète [de l’apparence] du corps féminin que l’impression de lui être comme uni allait jusqu’à faire s’écouler sa semence ». Trad. Sophie Dupuy-Trudelle, 2002, t. 3, p. 542.
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amoureuse, inspiré directement des Héroïdes d’Ovide5, est souligné par la reprise du même motif pour Didon et pour Lavine. Dans l’un et l’autre cas – et il s’agit là d’ajouts par rapport à la source virgilienne –, la jeune femme croit coucher avec Éneas, mais n’embrasse finalement que ses couvertures et son oreiller dans le cas de Didon6, les seules couvertures dans celui de Lavine7. Le caractère déceptif, à la limite du comique, de l’illusion amoureuse est dénoncé, alors même que la matérialisation du fantasme est suggérée par le caractère nettement érotique du vocabulaire : Ensamble o lui cuide gesir Entre ses bras tout nu tenir8.
Avec ce premier roman qui fait une place importante à l’amour – notamment en accordant une place considérable à la passion de Lavine pour Énéas –, le corps amoureux se présente d’abord comme une forme déceptive qui relève davantage de l’imagination que de la sensation. Le même motif repris au début du XIIIe siècle dans Guillaume de Palerne, où le héros se réveille avec son oreiller après avoir cru embrasser son amie Mélior, utilise à ce sujet précisément le terme de fantosme : Et quant il voit qu’en vain travaille Et que ce est songes et faille, Fantosmes, niens et vanités9.
Une autre traduction / adaptation d’un texte latin contemporaine de l’Énéas, Pyrame et Thisbé d’après les Métamorphoses d’Ovide, ajoute aussi à sa source le motif de l’apparition fantasmatique de l’aimé. À la différence de l’Énéas, cependant, la scène est rapportée au discours direct à travers la plainte de Thisbé qui, s’adressant à Pyrame, déplore : La nuit, Si m’est avis que je vous voi Et ne poez parler a moi, […] Dont tens mes mains que je vous bail, Et quant vous doi prendre, si fail10.
5. Ovide, Les Héroïdes, 1989, XV, 123-128 (Sapho à Phaon) et Laodamie à Protésilas : XIII, 105109 où l’amante esseulée se plaint des « songes mensongers » (mendaces somnos) et des « simulacres de la nuit » (simulacra noctis). 6. Id., v. 1318-1333. 7. Id., v. 8465-8470. 8. Énéas, éd. et trad. d’après le manuscrit BnF fr. 60 par Aimé Petit, 1997, v. 1320-1321. 9. Guillaume de Palerne, éd. Alexandre Micha, 1990, v. 1179-1181. 10. Pyrame et Thisbé, éd. Emmanuèle Baumgartner, 2000, v. 528-529 et 533-534.
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L’apparition évanescente fait écho à la plainte de Pyrame qui déplorait que « quanque je desir me fuit11 ». Elle est cependant distinguée par Thisbé du rêve érotique où l’aimé peut aussi se manifester. Ainsi poursuit-elle en précisant que, après la tentative infructueuse d’embrasser l’absent, elle se rendort et voit devant elle, en songe, son amant « tous dehaitiez et tous pensis12 ». Thisbé sépare ainsi le fantasme amoureux et le songe d’amour, le cadre nocturne et la frontière poreuse entre rêve et veille favorisant le trouble des sens. L’introduction du motif narratif dans une plainte élégiaque en souligne la valeur rhétorique : outre le changement de focalisation induit par le discours direct, la stase lyrique rompt formellement avec la trame narrative en délaissant le couplet d’octosyllabes (la forme de la narration) au profit de strophes monorimes, séparées par un vers dissyllabique. En prenant à son compte le récit de l’hallucination érotique au sein d’un discours très codifié en termes de rhétorique amoureuse, Thisbé l’inscrit dans le répertoire alors en plein essor des images et des formules de la poésie et du roman que l’on dira courtois. Avec Cligès, roman de Chrétien de Troyes rédigé en 1172, le maître champenois s’en prend directement au caractère topique de ce motif. Dans ce roman qui se présente explicitement en opposition au roman de Tristan, Chrétien appuie le caractère déceptif de l’hallucination en l’associant non plus à l’héroïne amoureuse, mais plutôt au mari indésirable dont la belle Fénice souhaite se préserver. Qui plus est, dans un jeu de renversement parodique du philtre tristanien, le mirage érotique n’est pas ici le seul fruit de l’imagination, mais au contraire le produit d’un « boivre » qui donne au mari l’illusion de la jouissance tout en préservant le pucelage de la jeune fille. Chrétien développe donc la scène des vaines embrassades sur près de vingt vers, synthétisant sa position critique à travers une construction anaphorique autour du terme néant : Tenir la cuide, n’en tient mie, Mais de neent est a grant ese, Neent enbrace et neent baise, Neent tient et neent acole, Neent voit, a neent parole, A neent tence, a neent luite13.
L’insistance sur le rien auquel l’amant se raccroche souligne la position décalée de Chrétien de Troyes par rapport à l’érotique de troubadours qui chantaient précisément la puissance du songe amoureux permettant de faire « un vers de dreit nient ».
11. Id., v. 424. 12. Id., v. 538. 13. Chrétien de Troyes, Cligès, éd. Alexandre Micha, 1957, v. 3312-3317.
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Fantasmes et impuissance Le détournement du motif sur un mode plaisant est encore accentué dans Amadas et Ydoine, roman en vers écrit entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. La belle Ydoine, qui souhaite se préserver pour Amadas des assauts du vieux comte de Nevers, fait appel à trois sorcières qui apparaissent au comte sous la forme des Destinées, les trois Parques nommément citées : Clotho, Lachésis et Atropos14. Le comte est « si bien enfantosmé15 » qu’il « ne set se il dort ou non / ou se c’est songe u vision16 ». Il est bientôt convaincu du pouvoir de ces dames qui connaissent parfaitement son passé. Ainsi préparé à prêter foi à leurs prédictions, il se voit assurer (faussement) qu’il mourra s’il consomme son mariage. Ici, le corps de l’aimée est bien présent, mais il devient inaccessible, frappé d’interdit par la menace de mort qui pèse sur l’amant. L’apparition fantomatique est décalée dans la syntaxe narrative et a pour conséquence non plus les vaines embrassades d’un amant esseulé, mais bien l’impuissance d’un mari à qui l’on interdit la jouissance du corps bien réel qui se trouve à ses côtés. Ce détournement de l’assag (épreuve, évoquée par les troubadours, de l’amant qui doit pouvoir dormir à côté de sa dame sans la toucher) au profit de la mal mariée – et donc au détriment du mari – réoriente l’érotique courtoise en donnant à voir le couple de la Dame et du seigneur, contre lequel se joue la relation courtoise. Le point de vue n’est plus celui de la belle enamourée aux prises avec les constructions de son imagination. Il est celui d’un mari indésiré, sinon indésirable, mis hors d’état de nuire grâce à la magie féminine. On retrouve ces enchantements au service de la virginité d’une mal mariée dans deux chansons de geste de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle, Les enfances Guillaume17 et Raoul de Cambrai18. Dans la première, la reine Orable, la future Guibourc, transforme son nouvel époux, Thibaut d’Arabie, en une pomme d’or qui passe sa nuit de noces posée au chevet du lit. Lorsqu’il retrouve sa forme originelle, le lendemain matin, il n’a aucun souvenir de la nuit précédente et la magicienne n’a pas la moindre difficulté à le convaincre qu’il a « maintes fois » pris son pucelage pendant la nuit ! Le baron Herchambaut, dans Raoul de Cambrai, fait aussi les frais d’une intervention magique puisqu’une herbe le rend impuissant. Mais, à la différence de Thibaut d’Arabie, il en est parfaitement conscient, ce qui vaut d’ailleurs un coup à son sénéchal, la première personne qu’il
14. Amadas et Ydoine, éd. John Revell Reinhard, 1926. 15. Id., v. 2108. 16. Id., v. 2111-21112. 17. Les enfances Guillaume, éd. Jean-Louis Perrier, 1933. 18. Raoul de Cambrai, éd. Sarah Kay, 1996.
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rencontre au lendemain de sa nuit de noces, sans autre raison que « de sa feme n’ot pas ses volentés19 ». Alors que dans Cligès, la préservation de la virginité passait par la satisfaction imaginaire de l’empereur, l’impuissance du mari indésirable dans Amadas et Ydoine et dans les chansons de geste n’est accompagnée d’aucune vision compensatoire. Comme dans Amadas et Ydoine, la chanson de geste d’Orson de Beauvais dissocie l’apparition fantasmatique et sa conséquence plus ou moins directe : l’impuissance du mari indésirable. Si le titre de sorcière et leur apparition à travers les murs de la chambre suffisait à suggérer le caractère fantasmatique des trois Parques apparues au comte de Nevers, la chanson d’Orson de Beauvais réduit l’apparition nocturne à une mise en scène qui n’a rien de surnaturel. Afin de pouvoir coucher avec la femme de son neveu, l’oncle du héros se cache dans la chambre nuptiale et, la tête sous la courtine, se fait passer pour un ange qui intime l’ordre à Orson de partir pour la croisade. Devant l’impossibilité face à laquelle s’est trouvée la créature de faire un miracle (produire de la clarté) pour authentifier sa nature angélique, l’épouse d’Orson conclut qu’il s’agit d’un fantôme et non pas d’un ange : Sire, ce fu fantosmes, dit la dame honoree. Se il fut de par Dei, clartei eüt gitee20.
Sourd aux mises en garde de sa femme, Orson tombe dans le piège de son oncle et est conduit loin de sa bien-aimée. L’oncle maléfique ne pourra cependant profiter de l’épouse abandonnée puisqu’elle se procure une herbe magique qui rendra l’usurpateur totalement impuissant. La dérivation du topos des noces illusoires dans le sens de l’impuissance provoquée par enchantement met en évidence la frustration sexuelle qui procède de l’érotique courtoise. Déjà dans le cas de l’apparition fantasmatique, la dialectique entre l’absence et la présence entraînait son lot de frustrations. Le narrateur de l’Énéas l’exprimait déjà sans ambages : « cuidoit que cil qui ert absenz / enz en son lit li fust present21 ». En développant par la narration les différents personnages du triangle courtois, le roman donne à lire une autre dimension de la frustration sexuelle : celle du mari, plus grande encore, qui non seulement ne peut pas se consoler par la présence fantasmée du corps aimé, mais doit au contraire souffrir la présence d’un corps interdit, présence imparfaite qui prive l’époux de son dû et lui retire l’accès « au courtois jeu ». Dans le roman médiéval, le corps amoureux se dit donc essentiellement dans un jeu complexe entre désir et interdit, entre présence trompeuse et absence inspirante.
19. Id., v. 6704. 20. Orson de Beauvais, éd. Jean-Pierre Martin, 2002, v. 96-97. 21. Énéas, op. cit., v. 1326-1327.
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Incubes : le fantasme incarné Alors que le fantasme renvoie l’amant à la seule puissance de son imagination et que son absence de réalité tangible finit toujours par s’imposer au rêveur éveillé, il est une autre forme d’apparition érotique que la corporéité distingue des fantômes. Les démons incubes ont en effet, dans une tradition approuvée par les Pères de l’Église, le pouvoir de s’unir aux mortelles et même de procréer à travers elles. Cette croyance, largement attestée dans les traditions préchrétiennes, s’autorisait par ailleurs du passage de la Genèse où il est dit que « les fils de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour femme celles d’entre elles qui leur avaient plu22 ». Augustin lui-même avait rapproché – tout en la distinguant par la nature non libidineuse des anges de Dieu – cette manifestation divine de la croyance païenne aux « incubes » : Apparuisse tamen hominibus angelos in talibus corporibus, ut non solum uideri, uerum etiam tangi possent, eadem ueracissima scriptura testatur. Et quoniam creberrima fama est multique se expertos uel ab eis, qui experti essent, de quorum fide dubitandum non esset, audisse confirmant, Siluanos et Panes, quos uulgo incubos uocant, inprobos saepe extitisse mulieribus et earum appetisse ac peregisse concubitum ; et quosdam daemones, quos Dusios Galli nuncupant, adsidue hanc inmunditiam et temptare et efficere, plures talesque adseuerant, ut hoc negare inpudentiae uideatur23.
L’évêque d’Hippone pose au sujet des incubes le problème non pas de la tangibilité, mais plutôt celui de la possibilité pour ces créatures aériennes d’être soumises à la loi du désir : Non hinc aliquid audeo definire, utrum aliqui spiritus elemento aerio corporati (nam hoc elementum etiam cum agitatur flabello sensu corporis tactuque sentitur) possint hanc etiam pati libidinem, ut, quo modo possunt, sentientibus feminis misceantur24.
22. « Videntes filii Dei filias eorum quod essent pulchrae acceperunt uxores sibi ex omnibus quas elegerant », Gn, vi, 2. 23. Saint Augustin, La cité de Dieu, XV, XXIII. « Cependant, que des anges soient apparus aux hommes avec des corps non seulement visibles, mais encore tangibles, l’Écriture en donne le témoignage tout à fait véridique. De même, selon une tradition bien attestée par beaucoup de gens affirmant l’avoir observé ou l’avoir entendu dire par des témoins incontestables, les sylvains et les pans, appelés vulgairement “incubes” se sont exhibés impudiquement devant des femmes, ont désiré s’unir à elle et ont assouvi leurs instincts libidineux ; et certains démons, dénommés “dusiens” par les Gaulois, tentent sans cesse les même obscénités et les accomplissent ; le nombre et la qualité des témoignages font qu’il serait malséant de le nier ». Trad. Catherine Salles, 2000, t. 2, p. 637. 24. Saint Augustin, La cité de Dieu, « Je n’ose décider si des esprits, ayant un corps aérien (en effet cet élément agité par un éventail est sensible au toucher corporel), peuvent être affectés de ce désir sexuel pour s’unir à leur manière à des femmes qui en perçoivent les effets ». Trad. Catherine Salles, op. cit., t. 2, p. 637.
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Tout aérien qu’il soit, le corps des incubes est néanmoins palpable, à la différence des phantasmata qui ne sont que de vaines images. À côté des fantômes, existent donc des créatures sensibles capables de donner des sensations à une femme, sans que l’on sache vraiment si elles sont ellesmêmes capables de ressentir quoi que ce soit. On sait que le roman arthurien a utilisé cette forme d’apparitions amoureuses pour expliquer la conception de Merlin, le prophète qui veille sur les destinées d’Arthur et de son royaume. Les différentes versions de la conception de Merlin illustrent bien les positions fluctuantes des romanciers à l’égard de ces créatures à mi-chemin entre fantasme et incarnation. Wace, le premier à rapporter cet épisode en langue vernaculaire en 1155, oppose à cette occasion deux discours : la confession de la mère de Merlin, où l’hésitation sur la réalité de l’expérience fantastique est manifeste, et le discours d’un clerc « ki mult esteit savant 25 » et qui est chargé d’authentifier le récit à la première personne. Le premier réflexe de la victime est de se demander si cette visite nocturne n’était pas de l’ordre du fantasme (« Ne sai se fu fantosmerie26 »), avant de décrire l’expérience très clairement, sans pouvoir pour autant désigner précisément la nature du visiteur : Une chose veneit suvent Ki me baisout estreitement27.
Le savant saura, lui, identifier exactement le type de manifestation dont la jeune femme a été victime : « Incubi demones unt nun28 », précise-t-il, en les définissant comme « une manere d’esperit29 », partagés entre la lune et la terre et entre leur nature humaine et leur part « suveraine30 ». Le clerc relativise aussi la menace qu’ils représentent en la limitant au pouvoir de tromper les jeunes filles et de profiter de leur corps. La version en prose de Robert de Boron est beaucoup moins précise sur la nature du démon. Le narrateur se contente de décrire le type de manifestation et la conception en une phrase quelque peu expéditive : Icist deables qui ot pooir de converser et de gesir a femme fu tost apareilliez et vient a li en dormant, si conçoit31.
25. Wace, Roman de Brut, éd. Ivor Arnold, 1938-1940, v. 7436. 26. Id., v. 7422. 27. Id., v. 7424-7425. 28. Id., v. 7445. 29. Id., v. 7440. 30. Id., v. 7444. 31. Robert de Boron, Merlin, éd. Alexandre Micha, 1979, § 6, l. 37-39.
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On pourrait supposer que le texte en vers était moins laconique, mais le seul fragment qui nous soit parvenu s’arrête fort opportunément juste avant l’épisode de la conception de Merlin… Quoi qu’il en soit, le Merlin en prose est avare de précisions sur la nature de l’apparition nocturne. Nul sage pour rappeler l’existence des incubi demones ; au contraire, ni le preud’homme à qui la mère de Merlin se confesse, ni les juges chargés de statuer sur cette étrange grossesse, ni les femmes du village n’ont jamais entendu parler d’une femme « despucelee qu’ele ne seust bien de cui, au moins qu’ele ne veist qui la despuceloit32 ». Le Merlin de Robert de Boron témoigne du malaise face à cette tradition de l’incube, ravalé ici au rang de créature onirique puisqu’il ne s’unit à la jeune femme que pendant son sommeil, tout en ayant plus de consistance que la pure image fantasmatique, puisqu’il a la faculté de concevoir. Le malaise est particulièrement sensible si l’on aborde l’épisode de la conception de Merlin dans l’ensemble de la tradition manuscrite du Lancelot. On trouve là un des passages les plus affectés par la mouvance textuelle. Sans compter les manuscrits qui suppriment l’épisode33 ou qui se contentent d’une allusion au savoir d’origine diabolique du prophète (sans plus de détail)34, il existe au moins quatre versions concurrentes de la conception de Merlin. L’une d’entre elles se contente de reprendre très fidèlement le texte de Robert de Boron sans plus de précision que sa source sur la nature de la manifestation nocturne35. Les trois autres versions reprennent toutes, à quelques variantes près, un paragraphe explicatif sur la nature des diables dont Merlin est issu : Voirs fu que Merlins fu anjandrez an fame par deiable et de deiable meesmes, car por ce fu il apelez li anfes sanz pere ; et cele maniere de diable converse mout au siegle, mais n’ont force ne pooir d’aconplir lor volenté ne sor creant ne sor mescreant, car il sont chaut et luxurieus. Et trovons que qant il furent fait angle si bel et si plaisant que il se delitoient en esgarder li uns en l’autre jusq’a eschaufement de luxure. Et qant il furent chaü avecques lor maleureus maistre, il retindrent la luxure en terre qu’il avoient es hauz sieges commanciee. De ceste maniere de deiable fu estraiz Merlins, ce dit li contes des estoires, et si vos dirai comment36.
32. Id., § 7, l. 29-30. 33. Ms. Paris, BnF fr. 112, Escurial, Bibliothèque du monastère IPII22. 34. C’est le cas du manuscrit Paris, BnF fr. 341 qui se limite à mentionner que les fées, dont la Dame du Lac, ont vécu « au tans Merlin, la prophete as Anglois, qui sot la sapience que des diables puet descendre ». 35. Version du ms. New York, Pierpont Morgan 805. 36. Cité d’après l’édition de la version non cyclique par Elspeth Kennedy (Lancelot do lac. The Non-Cyclic Old French Prose Romance, 1980, vol. I, p. 21, l. 24-34.
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L’instinct libidineux (dont les anges de Dieu sont dépourvus, selon Augustin) caractérise selon lui les anges déchus, « les premiers apostats qui tombèrent avec leur prince37 », exactement comme les incubes chaut et luxurieus du roman en prose qui, « qant il furent chaü avecques lor maleureus maistre, retindrent la luxure en terre qu’il avoient es hauz sieges commanciee38 ». C’est d’ailleurs à partir de ce critère que, contrairement à de nombreux autres exégètes (notamment Origène et le pseudo-Clément), Augustin distingue les anges déchus des « fils de Dieu » mentionnés dans la Genèse. La conformité à l’autorité augustinienne s’avère plus problématique au moment de décrire en détail la scène de conception. Certains manuscrits éludent le problème en faisant l’économie du passage39, alors que d’autres restent fidèles à Robert de Boron et ne donnent pas de détails supplémentaires sur la nature de l’incube (« et cil dyables fu de tel maniere comme je vos ai dit40 », se contente alors de dire le narrateur). La version non cyclique, qui présente une version tout à fait hétérodoxe de la conception du prophète, se lance au contraire dans une explication détaillée, en enchâssant des réflexions théologico-scientifiques sur la nature du corps des incubes entre deux scènes détaillées des caresses prodiguées au corps du diable : La damoisele lo tasta, si senti que il avoit le cors mout gent et mout bien fait. Et neporqant deiables n’a ne cors ne autres menbres que l’an puisse manoier, car esperitex chose ne puet estre manoiee, et tuit deiables sont choses esperitex. Mais deiable antrepranent a la foiee cors de l’air, si qu’il senble a cels qui les voient qu’il soient formé de chars et d’os41. Qant cele santi lo deiable el cors et es braz et el viaire et en mainz autres leus, si li fu avis, a ce qu’ele en pooit savoir par sentir, que mout estoit bien tailliez a estre biax, si l’aama et fist outreement sa volenté42.
La précision, conforme à l’enseignement augustinien, sur la composition aérienne du corps des incubes tendrait à ravaler l’érotisme de la scène des caresses aveugles au rang d’illusion, mais les termes mêmes retenus pour exposer la nature de ces phantasmata sont très nettement connotés sexuellement. L’insistance sur l’impossibilité de manoier les membres de ces esperitex chose (le narrateur répète le verbe « manoier » à six mots d’écart) est pour le moins suspecte quand on sait que ce verbe est régulièrement employé en contexte érotique, avec des valeurs allant de caresser jusqu’à masturber. 37. Saint Augustin, La cité de Dieu, op. cit., t. 2, p. 637. 38. Lancelot do lac […], op. cit., p. 21, l. 30-32. 39. Ms. Londres, BL Royal 20 D III, Paris, BnF fr. 98 et ms. Paris, BnF fr. 767. 40. Leçons des ms. Bonn, BU 526 et ms. Paris, BnF fr. 110, 111 et 113. Le manuscrit de Bonn a été édité par Éric Hicks et traduit par Anne Berthelot (« La marche de Gaule », Le livre du Graal, 2003, t. 2, p. 44). 41. La variance est considérable dans la tradition manuscrite autour de ce passage. 42. Lancelot do lac […], op. cit., p. 22, l. 27-35.
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Ainsi, dans Le chevalier au lion, la Demoiselle de Noroison « manoie et atoche43 » le corps du fou d’amour qu’elle s’apprête à frictionner allègrement avec l’onguent magique prêté par Morgue. La sensualité se trouve encore dans Le livre d’Artus : « il li met sa mein sor le piz & sor les mameles & sor le ventre & li manoie la char qu’ele avoit tendre et blanche44 ». La valeur la plus nettement sexuelle se trouve dans le manuscrit B (Berne 354) du fabliau de L’escuirel où, se préparant à confondre une prude demoiselle, le rusé Robin Lo vit tenoit desoz ses dras Aval et amont lo manoie Et cil fu gros, forment coloie45.
L’érotisme latent dans le choix du verbe manoier devient patent quand la jeune fille « santi lo deiable el cors et es braz et el viaire et en mainz autres leus46 ». Le passage contraste singulièrement avec les autres récits de jeunes filles visitées par un incube, comme la mère de Guibert de Nogent qui, loin de prendre l’initiative, est muette de terreur et littéralement paralysée sous le poids du démon (« sub hac ejus spiritus suffocaretur angustia, et omnium membrorum ex toto libertate careret47 »). Dans le cas de la conception trouble de Merlin, les gestes de la demoiselle sont sûrs (« La demoiselle lo tasta […]48 »), alors même que l’hésitation et le trouble sont tout entiers du côté du lecteur (« […] neporqant deiables n’a ne cors ne autres menbres […]49 »). Dans la nuit obscure qui enveloppe la conception du prophète, le voile de mystère ne fait que s’épaissir pour un lecteur confronté à l’hésitation fantastique, au moment précis où celle qui devrait être prise de frayeur s’abandonne à une créature fantasmatique dangereusement incarnée. L’inscription dans la tradition augustinienne, qui fait des incubes des créatures aériennes, prend un relief particulier à la lumière de la tradition démonologique concurrente qui voulait, à la même époque, que les incubes fussent faits à partir des semences humaines. Telle est la position du cistercien Césaire de Heisterbach qui écrit dans son Dialogus miraculorum (rédigé entre 1219 et 1222) :
43. Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion, éd. Mario Roques, 1960, v. 2992. 44. Le livre d’Artus, éd. Oskar Sommer, 1913, p. 221, l. 20-21. 45. « L’escuirel », dans Nouveau recueil complet des fabliaux, 1991, t. 6, p. 58, v. 71-73. 46. Lancelot do lac […], op. cit., p. 22, l. 32-33. 47. Guibert de Nogent, De vita sua, éd. et trad. Edmond-René Labande, 1981, p. 90-91. « Son souffle se trouvait coupé par cette compression et […] elle était totalement privée du libre usage de ses membres ». 48. Lancelot do lac […], op. cit., p. 22, l. 27. 49. Id., p. 22, l. 28-29.
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Crementum humanum, quod contra naturam funditur, dæmones colligunt, et ex eo sibi corpora, in quibus tangi viderique ab hominibus possint, assumunt ; de masculino vero masculina, et de feminino feminina50.
La contradiction entre l’interprétation du moine de Heisterbach sur l’origine des incubes et celle que retient le Lancelot non-cyclique est d’autant plus flagrante que le cistercien renvoie précisément à l’exemple de Merlin pour interroger les capacités de procréation prêtées aux incubes : Legitur etiam Merlinus propheta Britannorum ex incubo dæmone, et sanctimoniali femina generatus. Nam et reges, qui usque hodie regnant in eadem Britannia, quæ nunc Anglia dicitur, de matre phantastica descendisse referuntur. Merlinus vero homo rationalis et Christiano fuit ; multa futura prædixit, quæ quotidie implentur51.
Le contraste entre les deux versions, tant sur la nature des incubes que sur les qualités de la mère de Merlin (sanctimoniali femina chez Césaire, jeune fille « entachée » dans le Lancelot non-cyclique) met en évidence les dissensions qui ont cours dans le premier quart du XIIIe siècle quant à la conception du prophète. Les développements sur les apparitions érotiques, qu’elles prennent la forme du phantasma ou de l’incube, alimentent ainsi la réflexion romanesque sur le corps amoureux. Ils participent de la position critique que les formes narratives élaborent à partir d’éléments de la lyrique courtoise. La vacuité des représentations d’un corps absent, qui alimentaient le chant du poète, est dénoncée comme une illusion quelque peu débilitante quand la narration donne à voir la suite de la séquence et que le corps fantasmé de l’absente n’aboutit plus qu’à l’embrassade fougueuse d’un oreiller. Le dreit nien d’où pouvait naître une canso est remplacé par une chose étrange et trompeuse, fruit d’un dérèglement sinon systématique, à tout le moins érotique, de tous les sens. La fin’amor, telle qu’elle se décline dans le roman, favorise les créations de l’imagination, ces fantasmes dont la théologie augustinienne invitait à se garder. Le roman est même une machine à fantasmer, dans la mesure où il suppose l’imagination d’une action fictive qui se décline sous la double menace du songe et du mensonge. On sait comment Le roman de la rose de Jean de Meun condamne brillamment la mystification des images en miroir 50. Césaire de Heisterbach, Dialogus miraculorum, éd. Joseph Strange [1851], 1966, t. 1, 3, 12, p. 124. « Les démons recueillent la semence humaine qui est répandue contre nature, et à partir de cela leurs corps sont présents de telle sorte qu’ils peuvent être touchés et vus par les hommes ; en vérité, de la semence masculine viennent les hommes, et de la féminine les femmes ». (Je traduis) 51. Ibid. « On lit encore que Merlin, le prophète des Bretons, a été conçu d’un démon incube et d’une sainte femme. Ainsi les rois, qui régnaient jusqu’alors sur cette Bretagne maintenant appelée Anglia, étaient réputés descendre d’une mère fantastique. En vérité, Merlin était un homme raisonnable et chrétien ; il prédisait l’avenir lointain, ce qui est accompli tous les jours ». (Je traduis)
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qu’il qualifie précisément de fantosme. Déjà, vers 1170, le Lai de Narcisse reprenait précisément les gestes de l’amant face à l’apparition fantasmatique de l’aimée pour illustrer l’attitude de Narcisse face à son reflet : Gete les bras, cuide le prendre, Mais ne set tant lacier ne tendre Qu’il la puis sentir ne trover52.
À la différence de Didon, Lavine, Guillaume ou l’empereur, les vaines embrassades de Narcisse ne sont pas le seul fruit de son imagination : elles sont alimentées par une image certes évanescente et désincarnée, mais néanmoins bien visible. Narcisse est aussi la proie des mirages du cuidier, dégradant les perceptions initiales – nymphe, déesse ou fée – au rang de vague fantôme : « et quide que fantosmes soit53 ». Cuidier (du latin cogitare), c’est être la victime de son imagination. Significativement, ce verbe est celui qui est le plus systématiquement associé au terme fantosme en ancien français. De la cinquantaine d’occurrences répertoriées, près de quinze associent fantosme et cuidier. L’image désincarnée, fruit d’une imagination enflammée, correspond parfaitement aux explications sur la naissance de l’amour telles qu’elles s’élaborent dans les milieux cléricaux du Moyen Âge. La définition qu’en donne André le Chapelain est exemplaire à cet égard : Amor est passio quaedam innata procedens ex visione et immoderata cogitatione formae alterius sexus54.
La naissance de l’amour est bien une passion, et notamment en ce qu’elle place l’amant en position de sujet passif qui subit un mouvement irrationnel de l’âme. Le sentiment amoureux prend sa source dans la vision (avec, on l’a vu, ce que cela implique d’image immatérielle) et dans la cogitation immodérée (on y retrouve la racine du verbe cuidier), faisant de l’objet du désir une construction imaginaire. Le fantasme amoureux s’élabore ainsi dans la contemplation d’un objet à l’aspect séduisant, la forma à l’origine de cette passion étant bien sûr la beauté, mais aussi, plus généralement, l’image reproduite (forma étant alors synonyme de picta ou de ficta) ou même, ultime abstraction, l’idée que l’on se fait de quelque chose (forma beatæ vitæ, l’idée du bonheur, par exemple).
52. Lai de Narcisse, éd. Emmanuèle Baumgartner, 2000, v. 819-821. 53. Id., v. 826. 54. André le Chapelain, De Amore [1892], éd. Emil Trojel, 1964, p. 3. « L’amour est une passion naturelle qui naît de la vue de la beauté de l’autre sexe et de la pensée obsédante de cette beauté », Traité de l’amour courtois, trad. Claude Buridant, 1974, p. 47.
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Dans ce contexte, aimer, c’est croire aux fantômes. Contrairement à ce que prescrit la sagesse ecclésiastique l’amant donne du crédit à des images qui sont le fruit de sa propre imagination, au point de nourrir sa passion à même cette source chimérique. La passion amoureuse ne repose que sur une forme vaine qui met moins en cause le regard, potentiellement trompé par des illusions d’optique, que l’imagination, ce regard intérieur trop vite émerveillée par des visions inconsistantes. En associant très tôt et très régulièrement fantasme et désir, le roman médiéval adopte une position critique à l’égard de l’érotique développée dans la lyrique vernaculaire. Le roman s’invente ainsi dans l’opposition à d’autres discours « en roman », avant de s’opposer à ses propres habitudes à travers le détournement de motifs répétés. Le romanesque se joue ainsi dans un corps à corps avec les revenants des anciens discours amoureux et avec les fantômes de sa propre topique. Francis Gingras Université de Montréal
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La belle endormie de la fable au roman
On dort beaucoup dans les romans et sur la scène de théâtre1 dans la première moitié XVIIe siècle. Rarement dans un lit2, plus souvent en plein air, de préférence au bord d’une fontaine, d’un cours d’eau3, de la mer4, les personnages manifestent régulièrement et bien à tort ce sentiment de sécurité qui, selon Pierre Pachet, permet de dormir5. Le moindre risque qu’ils courent, en effet, est d’être observés, quand ils ne sont pas volés6, dénudés par le vent ou par un passant, plus rarement (mais quelques fois) violés, ou à tout le moins utilisés, à leur corps défendant, dans quelque mise en scène mensongère7. Le sommeil fait du corps un spectacle et une proie8, tout particulièrement dans le roman pastoral, justement réputé
1. Sur les scènes de sommeil au théâtre, voir H. Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, 2001 et Clothilde Thouret, Le monologue dans le théâtre européen entre 1580 et 1640 (Angleterre, Espagne, France), 2005, p. 495-sq, appendice B. 2. Cependant, au début de la seconde partie du Discours des Champs faëz, à l’honneur et exaltation de l’amour et des dames de Claude de Taillemont (1553), Eumathe est couchée dans son lit, de même que dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1621, 1966) Fortune (I, 2, p. 451) et Astrée (III, 10, p. 550). 3. Dans Nicolas de Montreux, Les bergeries de Julliette (1585-1595), Phylis s’endort auprès d’une fontaine (II, 2, p. 107), comme au théâtre, Ardelia dans La Mirtila d’Isabella Andreini (1607). Léonide trouve Céladon endormi sur le bord du Lignon (II, 7, p. 275). Belisa dans Los siete libros de la Diana de Montemayor (1542), dort dans une maison entourée d’un étang (voir infra). 4. Maurice Pergnier, Le sommeil et les signes : arts, science, littérature et mystère d’Hypnos, 2004, a souligné la permanence du lien du sommeil avec l’eau dans la poésie et l’art du XXe siècle. 5. Selon Baudelaire : « À propos du sommeil, aventure sinistre de tous les soirs, on peut dire que les hommes s’endorment journellement avec une audace qui serait inintelligible si nous ne savions qu’elle est le résultat de l’ignorance du danger ». Cité par Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées : études psychologiques, 1980, p. 25. Marcus Noll (« Schlaf als Zustand gefährdeter Schutzlosigkeit », An Anatomy of Sleep : die Schlafbildlichkeit in den Dramen William Shakespeares, 2002, p. 91-97) consacre un chapitre à la vulnérabilité des dormeurs dans le théâtre shakespearien. 6. À deux reprises, Céladon endormi se fait dérober ses lettres, la première fois par Amasis au château d’Isoure, la seconde par Léonide dans la forêt, Honoré d’Urfé, op. cit., II, 7, p. 275. 7. Dans Les bergeries de Julliette, Ellynde croit Bransil infidèle parce qu’elle a vu une autre bergère l’embrasser pendant son sommeil (« 1ère Journée », L. II, op. cit., ff. 7-15). 8. Je paraphrase ici le titre d’un bel article de Maurice Laugaa, « Coulées et proies du sommeil dans quelques romans français entre 1600 et 1650 », 1984, p. 51-70.
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ne pas faire grand cas des corps. C’est pourtant bien la bucolique qui évoque avec prédilection la volupté du dormir ; l’Arcadie s’invente avec Tityre « nonchalant » sous l’ombrage9. Ce n’est cependant pas le point de vue du dormeur10 qui nous intéressera ici, mais plutôt le spectacle du corps dormant, et la façon d’intégrer dans l’action cette embarrassante, aveuglante image, dans différents univers fictionnels au XVIe et au XVIIe siècle. En effet, contrairement à ce que suggèrent Michel Corvin et Jacqueline Risset11, il n’y a rien d’uniforme dans la façon dont on regarde les corps endormis dans les romans – d’autant plus que la question du genre s’impose ici de façon particulièrement pertinente. Tout n’est pas dit quand on a relevé l’obscénité intrinsèque du sommeil observé, l’inertie désirable du corps-objet12. Michel Corvin note à juste titre le statut d’image du personnage endormi dans le texte, dont il fait une allégorie de la représentation elle-même13. Sans souscrire à cette généralisation abusive, il convient d’abord de rappeler le lien entre cette scène de roman et l’ekphrasis dont elle provient. On s’intéressera ensuite au traitement du topos de la belle endormie dans le roman, la nouvelle et le conte de fées, considérés ici plutôt comme des univers fictionnels que comme des genres. Il s’agira de montrer les différentes modalités de la réduction de l’ekphrasis et de la narrativisation de l’image dont l’enjeu principal est la construction du personnage romanesque.
9. « lentus in umbra », Virgile, Bucoliques, 1967, I. Avant Virgile, les bergers de Théocrite, après avoir chanté, s’allongent « sur des lits profonds de joncs frais », « Les Thalysies », Idylles, Bucoliques grecs [1925], 1975, t. 1, v. 134-135. 10. Celui-ci a été assez exploité, récemment, dans plusieurs essais à tonalité subjective, comme ceux de Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées, op. cit. et La force de dormir, 1988 ; Jacqueline Risset, Puissances du sommeil, 1997. 11. Jacqueline Risset affirme curieusement que l’on dort peu dans les romans avant Kafka, Bataille et Proust, op. cit., p. 30. 12. « Les romans, les tableaux se complaisent dans une mise en scène du sommeil qui est toujours la même : un personnage dort, un autre le regarde dormir. Les raisons de cette constante formelle est simple : le sommeil est l’image même de l’objectivation. Dormant, le sujet devient pur objet et échappe à la vie en relation. Bref, il cesse d’être une personne et entre dans cet état de solitude absolue […]. À nouveau il participe de l’inertie des choses, se fait chose. Du coup, il devient une proie facile pour le regard. D’abord, il ne bouge pas, ou très peu. Son corps devient scène ouverte, et donc forcément ob-scène ; ainsi s’explique-t-on que le corps contemplé soit le plus souvent celui de la personne aimée ou désirée », Michel Corvin, Une esthétique du sommeil, 1990, p. 15. 13. « Le sommeil des personnages ne représente jamais, sur le mode de l’allégorie, que l’état exacerbé de l’image ou de la représentation et en ce sens il est le symbole suréminent du principe même du récit romanesque et du tableau classique. Raconter ou représenter, c’est toujours faire voir, dé-couvrir une vérité qui se trouve tout d’abord voilée, mais que le récit, la mise en scène picturale, justement, ont pour fonction de nous révéler » (Id., p. 15-16). Michel Corvin va plus loin en liant le statut de l’image du sommeil à la Révélation chrétienne. Nous ne le suivrons pas dans cette direction.
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L’Hypnerotomachia Poliphili, ou Le songe de Poliphile de Francesco Colonna, paru à Venise en 1499 et en France, dans la traduction de Jean Martin, en 1546, joua un rôle considérable et bien connu14 dans la codification et la diffusion à la Renaissance de motifs allégoriques et de mythes antiques revisités. Ce roman illustré de trente-six gravures sur bois est à l’origine de l’extraordinaire faveur iconographique des Vénus endormies, surtout chez les peintres vénitiens (Giorgione, Bordone ou Titien)15. Un passage du Songe de Poliphile, situé au premier livre (chapitre 7), est en effet consacré à la description d’un bas-relief représentant un satyre et une femme nue endormie, identifiée au milieu de ce siècle16 comme une Vénus genitrix, en raison de l’inscription « pantun tokadi » c’est à dire « à la mère de toute chose17 ». Cette figure est un des ornements extérieurs d’une construction octogonale située à l’entrée du royaume de la reine Eleuthérilide. La nymphe, ou Vénus endormie, est en outre une fontaine, puisque de l’eau chaude et froide jaillit de ses seins. Cette image a popularisé une scène jusqu’ici rarement représentée, qui fait écho à plusieurs épisodes mythologiques particulièrement en faveur à la Renaissance18 : le satyre penché sur la nymphe endormie rappelle celui qui, précédant Bacchus, découvrit Ariane à Naxos19, tandis que la fontaine anthropomorphe20 évoque la légende d’Amymone, assaillie par un satyre durant son sommeil et défendue par Neptune, qui, en plantant
14. Sur Colonna, je renvoie à la bibliographie complète et récente de la thèse de Pouneh Mochiri, Ut Pictura prosa ornata : fonctions et implications de la description d’art dans la littérature en prose au XVIe siècle, 2002. 15. Voir sur cette question, Millard Meiss, The Painter’s Choice, Problems in the Interpretation of Renaissance Art, 1976, en particulier ch. 13, « Sleep in Venice : Ancient Myths and Renaissance Proclivities », p. 212-237. 16. Fritz Saxl, Lectures, 1957, t. I, p. 162. 17. Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, 1964, vol. I, p. 63. 18. L’attitude du satyre, soulevant une sorte de tenture nouée à l’arbre au pied duquel dort la nymphe, évoque Priape découvrant la nudité de Lotis ou de Vesta endormies (Ovide, Les fastes, 1969, I, 415 et V, 319-346). La dernière légende en relation avec cette image est celle de Jupiter, métamorphosé en satyre, s’approchant d’Antiope. 19. Une peinture pompéienne, conservée au Museo nazionale de Naples, représente Ariane endormie, Bacchus qui soulève le voile qui la recouvre et un satyre. L’ouvrage de Millard Meiss, op. cit., contient une reproduction de cette peinture (fig. 227). 20. Les fontaines anthropomorphes étaient rares à l’époque de Colonna. Sur cet aspect et la fontaine du Songe de Poliphile en général, voir Giovanni Pozzi et Lucia A. Ciapponi, « La cultura figurativa di Francesco Colonna e l’arte figurativa », 1962, p. 151-169, en particulier p. 160-165.
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son trident dans la roche, fit jaillir une source21. Il ne s’agit pas ici de revenir sur l’interprétation allégorique de cette image, qui a donné lieu à plusieurs controverses, notamment à propos de l’identification de la figure féminine22. Il est probable que cette version générique du face à face entre un satyre et une nymphe endormie, en synthétisant plusieurs épisodes mythologiques, met en valeur l’opposition et la complémentarité entre un principe aquatique féminin et un génie terrestre fécondant. L’épisode qui suit l’ekphrasis du bas-relief confirme cette lecture : pénétrant dans l’édifice octogonal (à l’intérieur duquel se trouvent des bains), à la suite de nymphes allégoriques des cinq sens, Poliphile découvre l’envers du basrelief qui représente deux nymphes soutenant un enfant. Un jet d’eau glacé jaillit de son pénis. Le dispositif hydraulique et le jeu de correspondances symboliques font circuler la même eau du sein féminin au pénis de l’enfant : l’initiation amoureuse de Poliphile commence par le contact avec ces deux sources, puisqu’il boit au sein de la Vénus avant d’être aspergé par le pénis puéril. Le jet, actionné par un mécanisme dissimulé sous une marche, inonde à l’improviste le visage de Poliphile, ce qui déclenche les rires des nymphes et confirme l’inscription qui surplombe la face interne du bas-relief : « geloiastos » (« ridicule », « qui fait rire »). Elle fait pendant au « pantun tokadi » de l’autre côté de la paroi, qualifié, dans le texte, de parole mystérieuse (« mysterioso dicto ») : l’envers de la scène donnée à interpréter est un piège comique en relation avec le sexe et l’enfant. À la sortie de ce bain lustral et initiatique, Poliphile, enduit par les nymphes d’un baume aphrodisiaque, sera embrasé d’une ardeur lascive qui l’incite à se lancer à la poursuite des nymphes (toujours riant) exactement comme n’importe quel satyre de pastorale. Quel rôle joue le sommeil de la nymphe dans ce dispositif initiatique et symbolique qui vise, sur le mode ludique, à l’éveil d’un éros panique ? La corrélation entre le sommeil féminin et l’idée de fécondité, de germination souterraine est évidente. Plusieurs variantes iconographiques du motif du satyre et de la nymphe endormie montrent celle-ci entourée d’enfants. Dans certaines gravures, aux côtés de la belle endormie, une corne d’abondance
21. Hygin, Fables, 1997, 169. Pour des références complémentaires voir August Friedrich von Pauly et Georg Wissowa, art. « Amymone », Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, 1893-1963. La représentation d’Amymone a été particulièrement en faveur au XVIe siècle parce qu’elle constituait un des emblèmes de la famille de Gonzague et une allégorie courante de la ville de Mantoue. Voir Lynn Frier Kaufmann, The noble Savage. Satyrs and Satyr Families in Renaissance Art, 1984, p. 69. 22. Les serpents et l’urne qu’ils tiennent peuvent aussi bien être les attributs d’un culte bachique que les emblèmes de l’intempérance (en ce qui concerne l’urne). Sur les différentes interprétations suscitées par cette image, voir l’article de Giovanni Pozzi et Lucia A. Ciapponi, art. cit., p. 163, note 59.
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remplace la progéniture. Dans un tableau du Maître de 151523, l’enfant tète la nymphe, toujours endormie, la tête reposant sur l’épaule du satyre, qui joue de la flûte24, instrument orgiastique aux propriétés érotiques et magiques, fécondant l’univers. Mais le dispositif complexe de l’ekphrasis dans Le songe de Poliphile place aussi au centre la question du regard, dans sa relation au désir et à un corps doublement immobilisé, offert et rendu inaccessible par le sommeil et la pétrification. L’image de la minéralisation du vivant, insistante dans le texte25, est un topos de la rhétorique de la louange de l’œuvre d’art. Mais ici, l’argument banal de l’apothéose de la prouesse artistique dans le trompe-l’œil et l’illusion du vivant se prolonge dans une direction équivoque : la perfection de la Vénus endormie du bas-relief suscite le souvenir de la Vénus de Cnide, si belle, selon Pline26, qu’un admirateur qui s’était enfermé toute une nuit avec elle la souilla d’une tache de sperme révélant sa passion27. L’histoire, célèbre à la Renaissance, posait la question de la valeur du nu et de la sensualité dans l’art28. Ici, elle ébauche le parallèle entre l’amateur d’art, et en particulier le narrateur Poliphile qui admire la 23. Reproduit par Augusto Gentili, Da Tiziano a Tiziano. Mito e allegoria nella cultura Veneta del Cinquecento, 1980, p. 107, fig. 106. 24. Ce motif est à mettre en relation avec celui de la famille de satyres, particulièrement en vogue dans le nord de l’Europe. Voir Lynn F. Kauffmann, op. cit., 1984 et Françoise Lavocat, La Syrinx au bûcher, Pan et les satyres à la Renaissance et à l’âge baroque, 2005. 25. La comparaison est plus développée dans le texte italien que dans la traduction française : « Ma quanto valeva aestimare, dritamente arbitrai tale imagine mai fusse cosi perfecta, di celte overo di scalpello simulata, che quasi ragionevolmente io suspicavi in questo loco de viva essere lapidita et cusì petrificata » (souligné par nous) (Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, op. cit., vol. II, p. 63) ; « de sorte que je ne puis me persuader que cette nymphe eût été faite de main d’artiste, mais plutôt que, de créature naturelle et vivante, elle eût été transformée en cette pierre » (Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, 1994, p. 74. Trad. Jean Martin). 26 « [Praxitèle] mit en vente en même temps deux Vénus, dont l’une était voilée. Les gens de Cos qui avaient fait la commande préférèrent cette dernière […] Les Cnidiens achetèrent celle qu’ils n’avaient pas voulue et dont la renommée l’emporte infiniment. Par la suite, le roi Nicomède voulut l’acheter aux Cnidiens et promit de payer l’intégralité des dettes – et elles étaient énormes – de leur cité. Mais eux préféraient tout endurer, et non sans raison. C’est en effet cette statue de Praxitèle qui fit la gloire de Cnide. […] Selon la tradition, un homme s’éprit d’amour pour elle, se cacha durant la nuit, l’étreignit et une tache trahit sa passion » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 1981, XXXVI, 20-22). 27. Le texte italien est beaucoup plus explicite que la traduction française. Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, op. cit., p. 63, avait écrit : « Hora questa spectatissima statua l’artefice tanto definitamente la expresse che veramente dubitarei tale Praxitele venere havesse scalpto, la quale Nichomede, re degli Gnidii, comparandola, come vole la fama, tutto lo havere del suo populo expose : et quanto venustamente bellissima lui la expresse, tanto che gli homini in sacrilega concupiscentia di quella exarsi, il simulachro masturbando stuproron » (souligné par nous). Martin a traduit : « Cette figure était tant excellemment exprimée, que l’image de la déesse jadis faite par Praxitèle, ne fut oncques si parfaitement taillée, encore que pour l’acheter, Nicomède, roi des Cnidiens, dépendît tous les biens de son peuple » (Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, op. cit., p. 74). 28. Voir Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, 1967, p. 226.
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nymphe sculptée, et le satyre qui se penche vers la Vénus endormie « tout ému et enflambé d’amour » (selon la traduction de Martin). Le regard du narrateur désirant scrute les plis, les cavités, les dessous du corps féminin abandonné et immobilisé. Les lèvres ouvertes qui donnent l’illusion de la respiration de la statue (peut-être en souvenir de Daphnis qui s’émerveille, devant Chloé endormie, de la douceur et du parfum de son souffle) appellent moins un baiser qu’un regard qui plonge au fond de la gorge, presque au cœur de l’être corporel, des viscères29. C’est clairement l’exposition involontaire, par le sommeil, de ce que l’on ne montre habituellement pas – comme les plantes de pieds – qui suscite le désir, appelle la main, suggère le geste de malaxer, de pétrir, version hyperbolique de la caresse30. La vue de la Vénus endormie rapproche l’homme du satyre, enrôle implicitement le narrateur dans la thiase dionysiaque et suggère la possibilité d’une initiation mystagogique au moyen de l’art et de l’éros. Mais si la sensualité du regard rappelle la « concupiscence sacrilège31 » de l’habitant de Cnide, dont la chaude admiration avait souillé la statue de Praxitèle, elle ne se confond pas avec elle. Le désir qu’illustre et suscite la petite scène du basrelief est en effet placé, à maints égards, sous le signe de l’inaccomplissement. Quoique clairement ithyphallique, le satyre de la célèbre gravure n’est pas représenté dans une posture qui suggère l’agression : il tient, d’une main, un pan de tenture, et de l’autre les branches d’un arbre. Le narrateur estime qu’il incline les branches vers le corps pour l’ombrager. Cette stase contemplative sans ébauche de résolution rappelle que le satyre incarne depuis l’Antiquité la luxure inassouvie et illimitée, puisque la ménade, en compagnie de laquelle il se trouve traditionnellement, sur les vases de l’époque classique et alexandrine, est inviolable32. Le couple du satyre et de la nymphe endormie redouble le symbole du désir suspendu : le sommeil, tout en surexposant le corps féminin aux regards, le préserve, car le contact provoquerait le réveil et dissiperait brutalement la jouissance de l’œil. 29. « La quale alquanto teniva al respirare gli labri accomodati, ove quasi giù vedevasi nel iugulo excavato et perterebrato » (Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, op. cit., p. 63) ; Martin a traduit : « Elle avait les lèvres entrouvertes, comme si elle eût voulu reprendre son haleine, dont on lui pouvait voir tout le dedans de la bouche quasi jusques au nœud de la gorge » (Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, op. cit., p. 74). Littéralement : « elle avait les lèvres de telle façon qu’elle semblait respirer, et on voyait presque au fond de la gorge creusée et perforée ». 30. « Le coxe erano ancora delitamente pulpidule cum gli carnosi genui moderatamente alquanto in sé ritracti, mostrando gli sui stricti petioli incitanti di ponere la mano e pertrectarli et strengerli » (ibid.). Martin n’a pas du tout gardé l’idée de serrer et de pétrir : « elle avait les cuisses refaites, les genoux charnus et un peu retirés contremont, si bien qu’elle montrait les semelles de ses pieds, tant belles et tant délicates, qu’il vous eût pris envie d’y mettre la main pour les chatouiller » (ibid.). 31. Selon les mots de Colonna. Voir supra, note 27. 32. Philippe Borgeaud, Recherches sur le Dieu Pan, 1979.
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Ce paradoxe, qui concerne exclusivement celui qui regarde, et non pas la dormeuse elle-même, statue, déesse et œuvre d’art, va profondément marquer la reprise du motif, surtout dans la tradition pastorale d’inspiration néo-platonicienne. L’évolution de la pastorale au cours du seizième siècle, de l’allégorie au roman, impose une intégration de l’ekphrasis dans le récit : la réinterprétation du motif va devoir prendre en compte la métamorphose de la statue en personnage. Le roman s’empare de la scène avant la Renaissance. Dans la pastorale de Longus, la contemplation par Daphnis de Chloé endormie (respectivement assimilés, avec insistance, à Pan et à Syrinx) inspire au garçon, pour la première fois, l’idée du baiser, mais lui en interdit absolument l’expérience33. C’est la double crainte de l’excès du plaisir et du réveil de Chloé qui prolongent l’instant où peut se déployer la parole laudative, poétique et descriptive qui immobilise le cours du récit, jusqu’au réveil de Chloé. S’il n’est pas nouveau, le topos trouve une nouvelle actualité à la Renaissance, en raison de la redécouverte des satyres mythologiques et de la conjonction de la prose d’art de la pastorale et du renouveau de l’ekphrasis. Le contexte intellectuel du néo-platonisme, du débat sur le culte des images et la moralité de l’art accentue en outre le divorce entre jouissance scopique et satisfaction charnelle. À des époques différentes et surtout dans des textes obéissant à d’autres contraintes génériques, ou organisés autrement du point de vue modal, la scène du sommeil observé n’est pas traitée sur le mode paradoxal, car elle donne lieu à des solutions transgressives, à des degrés divers. Au théâtre, dans la première moitié du XVIIe siècle, la contemplation de la femme endormie est souvent suivie de son agression, toujours promise à l’échec. Sans décliner les nombreuses situations auquel il donne lieu34, le sommeil féminin, sur la scène, déclenche généralement une action, un passage à l’acte, dont les potentialités dramaturgiques sont évidentes sur le mode comique ou tragique. Dans le roman médiéval et la nouvelle, le désir qu’il suscite n’est pas toujours sans résolution. Dans le premier livre d’Amadis de Gaule, la jouissance scopique d’Amadis contemplant Oriane endormie, 33. « Qu’ils sont beaux ces yeux endormis, qu’il est doux, le souffle de cette bouche : un tel parfum, même les pommes, même les buissons n’en ont pas un pareil. Mais je n’ose lui donner un baiser : le baiser mord le coeur, et comme le miel nouveau, il rend fou ; et j’ai peur, aussi qu’un baiser ne l’éveille » (Longus, Daphnis et Chloé, 1953, partie I, §25, p. 808). 34. Dans L’hypocondriaque de Rotrou (1631), les agresseurs de Cléonice, respectueux de son sommeil au point d’embrasser son ombre de crainte de l’éveiller, tentent de la violer à son réveil, mais ils sont repoussés et tués par l’amant de la belle qui survient à propos. Dans L’éromène de Pierre de Marcassus (1633), Uranie parvient à ligoter le berger qui l’a observée dans son sommeil et projette de le mettre à mort pour réparer l’outrage du baiser qui l’a réveillée.
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exprimée sur le mode hyperbolique (Amadis voudrait avoir autant d’yeux qu’il y a d’étoiles au ciel pour la regarder)35, ne l’empêche pas de « lasch[er] la bride à ses désirs36 ». Le corps d’Oriane est métonymiquement évoqué au moyen de l’oxymore « albastre vif », pour le sein, ce qui est topique dans l’ekphrasis. Mais l’image convenue ne la transforme pas en statue, d’autant plus qu’Oriane fait semblant de dormir : Car la princesse les tenoit cloz [ses yeux], tant pour ne sembler avoir, sans raison, parlé de dormir que pour la discrete honte que son grand plaisir lui apportoit, ne luy permettant oser veoir hardiement ce qu’elle aymoit le plus au monde ; Et pour ceste mesme occasion, tenoit les bras negligement estendus comme endormie, et avoit pour le chault laissé sa gorge descouverte, et monstrait deux petites boules d’albastre vif, le plus blanc et le plus doulcement respirant que nature feit jamais37.
La scène, ainsi infléchie, contourne le paradoxe du sommeil, et du même coup, le conflit du désir et de la loi. La comédie du sommeil met hors-jeu les règles (qui inspirent à Oriane une « discrete honte »), ce qui est d’autant plus remarquable que les amants s’unissent charnellement pour la première fois. Le cadre pastoral, locus amoenus pré-tridentin où les amours des Dieux païens sont donnés en modèle38, favorise la suspension idyllique des obstacles à la réalisation des désirs. Un siècle plus tard, la scène, dans la nouvelle (qui plus est exemplaire), vire au noir. Dans l’Illustre laveuse de vaisselle (La Illustre fregona) de Cervantès (1614), c’est d’ailleurs sur une estrade noire39, dans un palais silencieux et apparemment désert, qu’est exposée la dame faisant la sieste que Don Diego, passant par là, contemple, réveille et viole : Era por estremo hermosa, y el silencio, la soledad, la ocasion, despertaron en mi un desseo mas atrevido que honesto, y, sin ponerme a hazer discretos discursos, cerre tras mi la puerta, y llegandome a ella la desperte, y teniendola assida fuertemente, le dixe : “V. m., señora mia, no grite, que las vozes que diere seran pregoneras de su deshonra ; nadie me ha visto entrar en este aposento, que mi suerte, par[a] que la tenga bonissima en gozaros, ha llovido sueño en todos vuestros criados, y quando ellos acudan a vuestras 35. « Le cueur estoit ravy en pensées, l’œil en contemplation de l’infinie beaulté, la bouche au baiser, et le[s] bras à l’embrasser : et de tous n’en y avoit ung seul si mal content, sinon les yeulx qui eussent voulu estre en aussi grand nombre qu’il y a d’estoilles au ciel pour mieulx la regarder » ([Garci Rodriguez de Montalvo], Amadis de Gaule [1540], 1986, p. 402. Trad. Nicolas Herberay des Essarts). Le passage où Céladon contemple Astrée endormie dans les bois (voir infra) s’inspire peut-être de ces lignes. 36. [Garci Rodriguez de Montalvo], op. cit., p. 402. 37. Ibid. 38. « […] et durant leur repas, voyant l’amenité de ce bois, de ces fontaines, commencerent à ne trouver estrange que les Dieux eussent aultrefois habandonné le ciel pour venir habiter les forestz, et tindrent Juppiter saige pour avoir suivi Europa, Io, et aultres amyes, et Appolo avoir eu raison de devenir pasteur pour l’Amour de Daphné, et de la fille d’Ametus. Et eussent voulu à l’exemple d’eulx demourer là […] » (id., p. 404). Il est curieux que ces amours malheureuses soient présentées comme « saige(s) ». 39. Les rideaux qui entourent le lit de Zellandine, dans Perceforest, sont tout blancs.
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vozes, no podran mas que quitarme la vida, y esto ha de ser en vuestros mismos braços ; y no por mi muerte dexará de quedar en opinion vuestra fama”. Finalmente, yo la gozé contra su voluntad, y a pura fuerça mia ; [...]40.
L’ellipse de la description (« elle était extrêmement belle »), souligne l’incompatibilité de l’action avec le régime de l’ekphrasis du sommeil qui rend le corps dans le texte présent et intouchable. Le sommeil, qui fournit « l’occasion » du viol, exonère les deux protagonistes de toute culpabilité : la condamnation de l’acte, par celui-là même qui l’a commis, est nette, mais mesurée (« un désir plus hardi qu’honnête »). La transgression est pourtant d’autant plus forte que la différence sociale, entre eux, est telle que Don Diego aurait pu, selon ses propres termes, être le valet (« criado ») de sa victime – celle-ci est d’ailleurs sacrifiée, sur le plan diégétique, puisqu’elle meurt aussitôt après avoir mis au monde l’héroïne de la nouvelle, Costanza41. Dans cette nouvelle exemplaire, ce n’est pas la pastorale, conservatoire de souvenirs mythologiques, qui autorise la transgression, mais l’atmosphère vaguement féerique du palais. C’est en effet dans l’espace du rêve, du fantasme ou du mythe que le viol de la femme vraiment endormie (et non feignant de l’être, ou réveillée par son agresseur) est possible, à la fois sur le plan déontique (celui des normes) et aléthique (celui de la possibilité ou de la vraisemblance). Le conte de fée (de même que la chanson populaire)42 offre maints exemples de sommeils féminins enchantés qui donnent lieu à des unions charnelles immanquablement fécondes. Celui du Pentamerone de Basile, « Sole, Luna43 e Talia » (1634), modèle principal de La Belle au bois dormant, est si connu qu’il n’est pas la peine d’y revenir. Mariléna Papachristofórou 40. Miguel de Cervantes, La Illustre fregona [1922], 2002, p. 345. « Elle était extrêmement belle, et le silence, la solitude, l’occasion éveillèrent en moi un désir plus audacieux qu’honnête, et, oublieux de toute sage considération, je refermai la porte derrière moi, m’approchai d’elle, la réveillai, et, la regardant de toutes mes forces, lui dis : “De grâce, madame, ne criez pas : vos appels ne feront qu’ébruiter votre déshonneur; personne ne m’a vu entrer dans cette chambre : ma bonne fortune, pour que j’aie celle si gratifiante, de jouir de vous, a versé le sommeil sur tous vos domestiques, et quand bien même ils accourraient à vos appels, ils ne pourront que m’ôter la vie, et cela se devra faire ici même, dans vos bras; et ma mort n’empêchera pas votre réputation d’être livrée en pâture à l’opinion.” Bref, je jouis d’elle contre sa volonté, et par pur effet de violence ; […] » (Nouvelles exemplaires, 2001, p. 341-342). 41. Cervantès exploite dans La Fuerza de la sangre une autre variante du motif, puisque Rodolfo viole Leocadia évanouie. L’agression donne à nouveau lieu à une grossesse. 42. Voir Mariléna Papachristofórou, Sommeils et veilles dans le conte merveilleux grec, 2002, en particulier ch. 4. Les contes de « la belle endormie », selon cet auteur, donnent l’exemple d’une initiation féminine sur le mode de la passivité absolue (p. 95). 43. Le nom des deux enfants du sommeil, Soleil et Lune, indique l’enracinement de ce conte dans un fonds folklorique proche du mythe, où le sommeil de la nymphe endormie, assimilable à la germination souterraine de la terre, a des dimensions cosmiques. On se souvient que les enfants de La Belle au bois dormant s’appellent Aurore et Jour.
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note qu’il existe plusieurs déclinaisons européennes de ce conte-type (AT 410), mais assez peu nombreuses, car il est vraisemblablement d’origine littéraire. On peut notamment penser à l’histoire de Troylus et de Zellandine, à la fin du troisième livre de Perceforest (vers 1340). C’est peut-être en souvenir de ce substrat médiéval et contique que la dame sans nom de la nouvelle de Cervantès est fécondée par le viol commis à son réveil. Même s’il évite le viol, le conte de Perrault en garde la mémoire. Le corps est toujours surexposé : les rideaux « ouverts de tous côtés » du lit installé dans une chambre « toute dorée » rappellent les innombrables tentures qui, depuis la Vénus genitrix de Colonna, encadrent les belles endormies. Mais il n’est plus question pour le prince charmant de faire le moindre geste pour réveiller la princesse endormie, nimbée d’une aura sacrée qui porte la trace du mythe christianisé44. La vision suscite d’ailleurs l’adoration et suggère à l’observateur la posture d’un homme en prière : Il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts, de tous côtés, le plus beau spectacle qu’il eût jamais vu : une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin. Il s’approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d’elle45.
La belle s’éveille donc toute seule46, « comme la fin de l’enchantement était venue47 ». Cette ellipse voyante, qui porte sur l’articulation de la contemplation et de l’action, est d’autant plus ironique que les noces sont célébrées « sans perdre de temps48 », le sommeil de la belle étant explicitement présenté pour ce qu’il est dans tous les contes, une longue maturation érotique. L’ironie de Perrault rend perceptible la transgression légère, à la fois par rapport aux lois du conte, qui autoriseraient moins de formalités, et à celles du roman, qui en exigeraient davantage : c’est ce va-et-vient concerté entre plusieurs univers qui caractérise la tonalité des Contes. Le régime du topos dans le roman est cependant bien différent, parce que les modalités qui l’organisent (ce qui est possible, ce qui est permis) ne sont pas les mêmes que dans la nouvelle et dans le conte de fées. De même que presque aucun satyre ne fraye dans les contrées romanesques, les lois du roman commandent de laisser les belles de roman dormir à peu 44. Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, 1968, p. 130. L’art chrétien comporte de nombreuses figurations du sommeil, comme le rappelle Marie-Louise DavidDanel, « Note sur certains thèmes de l’art chrétien comportant une figuration du sommeil », 1984. 45. Charles Perrault, Contes, 1989, p. 247. 46. Ce n’est plus vrai dans le conte de Grimm, où c’est un baiser, version édulcorée de l’étreinte amoureuse, qui réveille la princesse. 47. Charles Perrault, op. cit., p. 248. 48. Id., p. 249.
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près tranquilles. C’est déjà vrai dans Perceforest, où si Troylus s’unit avec Zellandine endormie, c’est après un long débat entre Discrétion, Raison et Désir et sous l’injonction pressante de la déesse Vénus. D’ailleurs, la honte et le chagrin d’avoir perdu son honneur tourmentent Zellandine après son accouchement et son réveil, alors que la Talia du Pentamerone de Basile n’y songe pas. Du Perceforest à L’Astrée, le spectacle de la belle endormie provoque un questionnement éthique, dont on constate qu’il est bien le propre du roman. Il est également remarquable que si Zellandine en léthargie respire et soupire, si Oriane fait semblant de dormir, le seizième siècle tend à statufier la belle endormie. L’adage érasmien « ex adspectu nascitur amor49 », l’influence néo-platonicienne (qui passe notamment par l’intermédiaire de Colonna) jouent un rôle dans la faveur et la transformation du motif, dans le sens d’une sublimation par le chant poétique de l’exaltation erotico-esthétique sans résolution charnelle. La stase contemplative fige aussi l’ambiguïté du sommeil50. Les signes contradictoires qui affectent le corps endormi, offert et interdit, chaste et impudique, tiennent en suspens le spectateur intra-diégétique et le récit lui-même. Les textes où l’inspiration platonicienne est la plus repérable sont ceux où se produisent les « arrêts sur image » les plus longs, dans lesquels la « jonction du mythe et du pictural, dans un en deçà de la fiction51 » résiste au flux du romanesque. À propos de L’Astrée, Maurice Laugaa remarque aussi que l’immobilité de la belle endormie a une vertu médusante. C’est déjà le cas dans le Discours des Champs faëz, à l’honneur et exaltation de l’amour et des dames (1553) de Claude de Taillemont, écrit explicitement à l’imitation des Azolains de Bembo. Au début du second livre, la sage Eumathe, dont la statue, à l’effigie de Minerve, trône au centre du jardin, est contemplée dormant dans son lit par ses invités, parmi lesquels son adorateur Philiaste. C’est encore une fois, comme dans Amadis de Gaule, les bras et le sein nus qui focalisent l’attention passionnée des spectateurs, suscitent des « oraisons », de la musique et des vers. Ceux-ci détaillent le paradoxe topique (la vue et le toucher sont suscités et interdits, le regard donne plaisir et souffrance) suivi d’un silence à l’égal de celui des « anciens 49. Érasme, Collected Works of Erasmus, 1982, t. 31, I ii 79, p. 214. Trad. Margaret Mann Phillips. 50. Pour Léon l’Hebreu, Dialoghi d’amore [1535], 2006, II, par exemple, le sommeil est à la fois quies, repos des sens, comme la contemplation (mais inférieure à elle sur le plan moral), et voluptas, abandon sensuel à la paresse. 51. Maurice Laugaa, op. cit., p. 61.
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pères contemplatifs52 », qui mue les hommes en « statue de pierre ou de bronze53 ». Lorsque la dame s’éveille enfin, il ne se passe rien ; elle se lève et s’habille, et tout le monde va se promener. La contemplation du corps endormi aboutit à une impasse narrative dont s’accommode très bien le Discours des Champs faëz, qui est plutôt un florilège de vers, d’histoires et de discours qu’un roman. Mais dès que s’instaure une tension narrative, même minimale, le problème de l’intégration de la scène dans le roman se pose, d’autant plus que la belle endormie n’est plus ni une statue, ni une allégorie. La narrativisation de l’ekphrasis peut prendre deux formes. La première consiste à faire du corps endormi un signe à interpréter. Le « miserioso dicto », qui qualifie l’inscription coiffant le bas-relief de la fontaine, dans Le songe de Poliphile, ne renvoie plus à un mystère érotique, mais à une érotique du secret par lequel la statue devient un personnage. Dès lors, le corps dormant doté de signification s’avère être surtout celui d’un homme54. L’autre voie est celle d’une motivation diégétique de l’interdit. Avec Los siete libros de la Diana de Montemayor (1542) le topos s’enrichit en effet d’une donnée inédite. La belle endormie pleure abondamment comme si les jets de la fontaine que distillaient les seins de la Vénus genitrix s’étaient convertis en ruisseaux de larmes. Au début du troisième livre, le petit groupe des bergers et des bergères, cheminant vers le palais de Felicia, découvre un lieu naturel idyllique, traversé par un ruisseau impétueux, qui mène à un étang, au milieu duquel se trouve une petite île, occupée par une unique cabane. À l’intérieur dort une bergère en larmes. L’omniprésence de l’eau et l’étrangeté du lieu rappellent l’univers mythologique et contique. Mais les larmes font immédiatement signe vers la scène intérieure de la dormeuse : « Y según parescía por muchas lágrimas que aun durmiendo por sus hermosas mexillas derramava, no le devía el sueño impedir sus tristes imaginaciones55 ». Les larmes détournent les assistants d’un spectacle contradictoirement présenté comme susceptible et non susceptible de susciter la jouissance
52. Claude de Taillemont, Discours des Champs faëz, 1991, p. 172. 53. Ibid. 54. Mariléna Papachristofórou, op. cit., p. 144, souligne la différence entre les contes où dorment un homme ou une femme. Dans le premier cas, il n’y a jamais d’agression sexuelle ; mais une femme endurante veille longuement le sommeil de l’homme qu’elle épouse à son réveil. 55. Jorge de Montemayor, Los siete libros de la Diana, 1955, l. III, p. 145 ; « Et à en juger l’abondance de larmes que même en dormant elle versait le long de ses belles joues, le sommeil ne lui devait empêcher de tristes imaginations » (Jorge de Montemayor, Les sept livres de la Diane, 1999, p. 138. Trad. Anne Cayuela).
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scopique. La blancheur de la poitrine se devine, mais elle est couverte. Le pied est nu, mais de façon à ne pas sembler déshonnête : Tenía una saya azul clara, un jubón de una tela tan delicata que mostrava la perfición y compás del blanco pecho, porque el sayuelo, que del mesmo color de la saya era, lo tenía suelto, de manera que aquel gracioso bulto se podia ben devisar. […] y con el descuido del sueño el blanco pie descalço fuera de la saya se le parescía, mas no tanto que a los ojos de los que lo miravan paresciesse desonesto56.
Le traducteur français S.G. Pavillon a réintroduit la comparaison de la femme endormie avec une statue, mais elle ne figurait pas dans le texte espagnol, ce qui montre bien la permanence du stéréotype, mais aussi l’écart que le texte de Montemayor entretient avec lui57. Les larmes donnent vie et intériorité à la dormeuse, bien plus explicitement que les soupirs de Zellandine. Au lieu de se figer dans une contemplation périlleuse, les spectateurs pleurent aussi. Le signe lacrymal est redoublé par une exclamation douloureuse prononcée en dormant (« ¡ Ay desdichada de ti, Belisa ! »). La phrase échappée à la bergère lui donne un nom et la constitue en personnage. Elle permet également d’articuler la scène de sommeil et le roman ; en la prononçant, la bergère se réveille et se livre, non pas aux assauts des bergers, mais à leurs questions. Ainsi le glissement, ou l’incarnation (de la fontaine à la pleureuse), font du sommeil une amorce narrative. Il est même doublement intégré dans le récit, car il est désormais motivé : nombre de romans, à la fin du XVIe siècle, précisent que les personnages s’endorment vaincus par la douleur. C’est le cas de la plupart des nombreux sommeils des Bergeries de Julliette de Nicolas de Montreux (neuf, tous masculins), et de L’Astrée : c’est toujours l’affliction qui assoupit Céladon, Silvandre ou Filandre. Même si l’époque, dévote à Marie-Madeleine, goûte l’érotisme des larmes, ces sommeils motivés amortissent, ou dévient, l’insoutenable jouissance scopique58. Le meilleur indice en est qu’à la fin du siècle, les bergers remplacent facilement les bergères endormies. Le bel endormi
56. Ibid. Pour la traduction voir note 57. 57. « […] elle avoit une cotte bleue celeste, & un corps de cotte de toile si deliee que l’on voyoit au travers la perfection et proposition de sa blanche poitrine, d’autant que le cotillon qui estoit de meme couleur de la cotte estoit défaict, de sorte que ceste gracieuse statue [« bulto » : masse, volume] se pouvoit bien discerner » (Jorge Montemayor, Los siete libros de la Diane de George de Montemayor traduicts d’espagnol en françois et conferez ez deux langues par S.G. Pavillon, 1613, fo 137vo). « L’un de ses pieds que la nonchalance du sommeil avait découvert apparaissait blanc et nu au bas de sa jupe, mais non de telle façon que cela semblât déshonnête à ceux qui le regardaient » (trad. Anne Cayuela). 58. Je rejoins ici les analyses de Michel Corvin qui montre comment toutes les approches théoriques du sommeil (en particulier celles qui se penchent sur les rêves) en amoindrissent l’opacité, en le rapprochant de la vigilance.
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a évidemment des origines mythologiques et littéraires : sans même faire référence à l’histoire d’Amour et de Psyché, la pastorale a si peu oublié Endymion que les portes du temple, dans l’Arcadia de Sannazaro, représentent, entre autres scènes mythologiques, « un berger endormi » sous « l’œil joyeux de la Lune »59. Mais l’ekphrasis tourne court : si les bergères tombent facilement amoureuses des bergers qu’elles trouvent endormis (cela arrive deux fois dans Les bergeries de Julliette60 ; c’est aussi le cas de Galathée à l’égard de Céladon dans la première partie de L’Astrée), on ne trouve pas d’exemple de contemplation douloureuse et passionnée du bel endormi. L’ekphrasis fait toujours l’objet d’une ellipse ou d’un détournement. Dans le passage du premier livre de L’Astrée où Léonide, Amasis et Silvie examinent le corps de Céladon rejeté par les eaux du Lignon, la description du corps du berger passe par tous les lieux obligés de l’ekphrasis du corps endormi depuis Colonna (le bras replié sous la tête, les cheveux épars, la bouche entrouverte), mais pour connoter le cadavre, plutôt que pour mettre en scène un objet de désir61. Significativement, lorsqu’un peu plus tard, les nymphes assises autour de son lit « contemplent » Céladon, ouvrant fenêtres et rideaux pour mieux le voir, une seule notation, à propos de la « vive couleur » qui lui est revenue au visage, concerne le corps du berger. Sa vue suffit pourtant à susciter la résolution de Galathée de l’épouser. La conversion du corps désirable en corps pitoyable, marqué par l’ellipse de la description, se solde par un surcroît de sens prêté au corps offert aux regards le plus souvent collectifs. Le sommeil devient l’occasion de déchiffrer ou de dérober un secret, dont la présence est souvent authentifiée par l’écrit. À deux reprises, dans L’Astrée, le sommeil de Céladon est l’occasion de lui dérober ses lettres. Curieusement, ce dispositif, qui renchérit la lisibilité de l’intériorité scellée par le sommeil, ne délivre aucune information inédite ni importante : le lecteur, de même que Léonide, a déjà lu maintes lettres d’Astrée à Céladon, et en connaît la teneur. Mais l’information obtenue dans ces conditions est dotée d’une valeur et d’une efficacité particulières, surtout lorsque le papier est mouillé par les larmes du dormeur. C’est le cas par exemple dans l’épisode où Diane tombe amoureuse de Filandre, qui se déroule en deux temps. Diane, cachée, entend d’abord Filandre dire en vers son amour pour elle ; elle se sauve en colère. Mais un peu plus tard, elle est 59. Jacopo Sannazaro, Arcadia [1504], 2005, III, p. 77. 60. Dans Nicolas de Montreux, op. cit., 1er livre, 1re journée, Fortunio désespéré s’endort, tandis qu’arrive Dellye, qui l’aime. Elle s’assoit près de lui, lui baise la face et les mains et fait l’éloge de sa beauté (18ro). Dans la 4e journée, Arcas s’endort navré de douleur et Isabelle décide de l’aimer (179vo). 61. Honoré d’Urfé, op. cit., I, 1, p. 24.
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touchée de pitié en lisant la même chose dans une lettre trempée de larmes et subtilisée au même Filandre endormi. On ne sait rien du dormeur si ce n’est qu’il est allongé, un bras replié sous la tête (comme tous les dormeurs depuis la Vénus de Colonna). En tout cas, le spectacle qu’il donne est tel que Diane est obligée « de le considérer ». […] & nous trouvant si pres de luy, je fus contrainte de le considerer. Auparavant il estoit assis et appuyé contre un arbre : mais à ce coup nous le trouvasmes couché de son long en terre, un bras sous la teste, & sembloit qu’il veillast, car il avoit devant luy une lettre toute mouillée des pleurs qui luy couloient le long du visage : mais en effect il dormoit, y ayant apparence que lisant ce papier le travail du chemin avec ses profonds pensers l’eust peu à peu assoupi ; nous en fusmes encores plus certaines, quand Daphnis plus asseurée que moy, se baissant lentement, m’apporta la lettre toute mouillée des larmes qui trouvoient passage sous sa paupiere mal close. Cette veuë me toucha de pitié, mais beaucoup plus sa lettre qui estoit telle62…
Le corps de Filandre n’est pas décrit. C’est sa vue, mais beaucoup plus, sa trace, larmes et encre mêlées, qui « touchent » Diane. Faut-il comprendre que dans l’univers de faux-semblants de L’Astrée, l’émotion visible, et même palpable du dormeur, vaut comme gage de sincérité ? Sans destinataire, et quasi sans émetteur (en tout cas conscient), elle est nimbée d’innocence, alors que la parole trompe et effraie : en l’entendant parler et prononcer son nom, Diane avait précédemment pris la fuite, comme si elle avait « mis le pied sur un serpent63 ». Il s’agit cependant d’une version euphorique de l’intelligibilité de ce qui est enclôt par le corps dormant, si opportunément trahi par le ruisseau des larmes et des mots qui s’écoule de lui et qu’il expose en plus, ou à la place de son corps. Rien ne donnerait plus de poids aux mots écrits que d’avoir été produits en dormant, de façon somnambulique. Dans un autre épisode de L’Astrée, Céladon, trouvant Silvandre endormi, lui met dans les mains une lettre qu’il destine à Astrée : mais lorsqu’il se réveille, Silvandre se demande si c’est lui qui l’a écrite, inconsciemment, pendant son sommeil64. Il lit donc la lettre comme une énigme de lui-même, ce qui suggère fugitivement le trouble qu’instaure le sommeil dans la conscience de soi. À la même époque, dans d’autres contextes, en particulier démonologique65, l’interrogation à laquelle est soumis le sommeil est autrement plus inquiète. Dans le Colloque 62. Id., I, 6, p. 206. 63. Id., I, 6, p. 36. 64. Id., II, 3, p. 85-86. 65. Pierre de Lancre (Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons [1612], 1982, Discours II, L. II, p. 79-sq.) estime, comme beaucoup d’autres, que les sorcières vont au sabbat en dormant. Il raconte comment ses victimes du Labourd, emprisonnées, s’efforçaient de ne pas dormir pour ne pas s’exposer aux soupçons (p. 98-99).
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des chiens de Cervantès, l’examen attentif du corps de la vieille sorcière endormie par le chien Berganza, pour comprendre comment elle se rend au sabbat, en témoigne. L’épisode, antiphrase du topos de la belle endormie, révèle d’autres enjeux de la transformation du motif, dans lequel interfère évidemment l’histoire du statut du songe, qui n’est pas ici notre objet66. Mais la sémantisation du corps dormant dans la pastorale baroque, si elle dote les personnages d’une intériorité, ne la suppose pas hantée par d’autres démons que l’amour. Elle semble en outre surtout concerner, de façon majoritaire, des dormeurs masculins. La différence de traitement du topos dans L’Astrée, selon qu’il s’agit d’Astrée ou de Céladon, est à cet égard éclairante. Le corps de Céladon endormi est plusieurs fois présenté comme peu identifiable. Lorsque Léonide, pourtant amoureuse de lui, le trouve endormi, elle le confond avec Silvandre67. En revanche, ce que le corps d’Astrée gagne en visibilité (par rapport à Céladon), il le perd sur le plan herméneutique : il n’est pas un signe à interpréter, il reste une image. C’est d’ailleurs dans un passage qui concerne justement le statut des images68, qu’intervient la principale scène de sommeil du roman, qui se donne aussi comme une réécriture de l’ekphrasis de la Vénus fontaine de Colonna69. La vieille question du plaisir et de l’interdiction du regard est reposée dans des termes modernisés et articulés à l’univers du roman. Dans l’épisode précédent, Adamas avait autorisé Céladon à adorer un tableau d’Astrée comme celui d’une divinité, pour soigner sa mélancolie. Cette fois, la question essentielle qui se pose à Céladon est de savoir si la jouissance par la vue (que le corps en partie dévoilé d’Astrée provoque au plus haut degré) est compatible avec l’interdiction que lui a faite Astrée de se montrer à elle. Céladon répond d’abord à cette question par la négative et s’éloigne70. Puis, à la réflexion, il conclut, à l’inverse, qu’il ne contrevient pas à cette loi puisque Astrée, endormie, ne voit rien (elle a même un mouchoir sur les yeux). Il 66. Je renvoie à cet égard à Florence Dumora, L’œuvre nocturne : Songe et représentation au XVIIe siècle, 2005. 67. Honoré d’Urfé, op. cit., II, 7, p. 275. 68. Il se situe en effet juste après la construction du temple de la déesse Astrée, sous les directives d’Adamas, par Céladon reclus dans les bois depuis qu’il a été banni de la vue de sa bergère, qui le croit mort. L’édification du temple s’accompagne, de la part du druide, d’une importante mise au point historique et doctrinale qui vise à autoriser le culte des images dans une perspective allégorique justifiée par la prise en compte de la faiblesse humaine (il s’agit de soigner la mélancolie de Céladon). 69. Dans l’optique de Mawy Bouchard (Avant le roman. L’allégorie et l’émergence de la narration française au 16e siècle, 2005), Urfé exprime ici une position iconophile, qui n’est certainement pas indifférente au statut de l’image et du corps endormi dans L’Astrée. 70. Cette hésitation est très comparable à celle de Troylus, qui se voit successivement combattu par Discrétion, Raison et Désir. C’est Vénus elle-même qui va le convaincre de s’unir avec Zellandine endormie (Anonyme, Perceforest, 1993, III, p. 89-90).
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revient donc sur ses pas. Cet argument sophistique (qui s’appuie sur la lettre et non l’esprit de la loi) est exactement le même que celui que va utiliser plus tard Adamas pour convaincre Céladon qu’il peut sans l’offenser aller vivre auprès d’Astrée sous un déguisement féminin. Cette casuistique, qui vise à autoriser une forme de viol (au moins scopique), est bien le moyen privilégié par lequel l’érotisme s’inscrit dans l’idylle71. La jouissance paroxystique du spectacle offert par la femme inconsciente et entravée (les cheveux d’Astrée sont en effet pris dans des ronces) est en effet autorisée par une morale hédoniste de l’amour digne d’un satyre : c’est une faute contre l’amour de ne pas profiter de l’occasion offerte. Elle est également proposée au lecteur par la description du corps d’Astrée, qui s’élabore en partie en référence à la Vénus de Colonna : Elle avoit un mouchoir dessus les yeux qui luy cachoit une partie du visage, un bras sous la teste, et l’autre estendu le long de la cuisse, et le cotillon, un peu retroussé par mesgarde, ne cachoit pas entierement la beauté de la jambe ; Et d’autant que le corps de juppe la serroit un peu, elle s’estoit deslassée, et n’avoit rien sur le sein qu’un mouchoir de reseul au travers duquel la blancheur de la gorge paroissoit merveilleusement. Du bras qu’elle avoit sous la teste, on voyoit la manche avallée jusqu’au coude, permettant ainsi la veue d’un bras blanc et potelé, dont les veines, pour la delicatesse de la peau, par leur couleur bleue, descouvroient leurs divers passages. Et quoy que de cette main elle tinst sa coiffure qui la nuict s’estoit detachée, si est ce pour la serrer trop negligemment, une partie de ses cheveus s’estoit esparse sur sa joue, et l’autre prise par quelques ronces qui estoient voisines. O quelle veue fut celle-cy pour Céladon72 !
La divinisation d’Astrée (Céladon lui adresse une prière en l’appelant « grande et puissante déesse ») autorise en effet une ekphrasis du corps féminin dans l’esprit de la Renaissance. La « beauté de la jambe », le « bras potelé », la « delicatesse de la peau » d’Astrée rappellent les cuisses et les genoux « délicatement charnus » de la Vénus de Colonna (« le coxe erano ancora delitamente pulpidule cum gli carnosi genui »). Mais cette Vénus moderne est vêtue : au lieu d’une tenture soulevée par le satyre, un linge transparent, une manche et un cotillon retroussés, la révèlent et la dérobent aux regards de Céladon et du lecteur. Il n’est plus question de mettre en scène, par le motif allégorique du dévoilement, le mystère de la beauté source de toute vie : l’enjeu ludique réside plutôt ici dans l’exacerbation du désir par le franchissement ténu des limites de l’interdit, et de l’inégalité, sur le plan épistémique, du point de vue des deux protagonistes, la dormeuse et le voyeur. L’opposition entre l’aveuglement d’Astrée (en raison du sommeil, du soleil, du mouchoir, de la croyance erronée en la mort de Céladon) et la vue exacerbée de
71. Honoré d’Urfé, op. cit., II, 7, p. 330. 72. Ibid.
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celui-ci, dont le regard pénètre sous la peau pour suivre le parcours des veines, souligne les privilèges exorbitants du spectateur/lecteur éveillé. La clairvoyance du lecteur surpasse cependant celle du personnage masculin. Si celui-ci avait cherché à interpréter le corps d’Astrée, comme le lecteur y est invité, il aurait compris que les « longs ennuis » qui ont amoindri sa beauté sont un indice de son amour pour lui. Mais l’amour fait que Céladon regarde trop et ne voit rien. L’exposition du corps d’Astrée suscite le désir de voir sous la peau, mais aucune question, de la part du voyeur amoureux, sur son intériorité. Ce malentendu, qui crée la condition de possibilité de la continuation du roman, se noue dans l’éloquente asymétrie du statut des corps endormis, selon qu’ils sont masculins ou féminins. Ce parcours montre que la récriture d’un topos comme celui de la belle endormie dépend étroitement du type d’univers fictionnel dans lequel il est inséré. Il permet de situer assez précisément le texte dans l’éventail des choix disponibles en matière de possibilité et surtout de normativité. Il semble bien en effet que la modalité aléthique soit subordonnée à la modalité déontique. En effet, dans un univers où le viol est admis (transgression dont la rentabilité, du point de vue diégétique, prend régulièrement la forme d’une grossesse), différentes stratégies narratives sont mobilisées, génériquement programmées, pour permettre l’union charnelle avec une femme endormie : intervention divine et ruse féminine dans le roman chevaleresque, sommeil féerique dans le conte, évanouissement et violence dans la nouvelle. Or, du roman grec au roman baroque, en particulier pastoral, un univers moralement plus raffiné se met en place73, qui atteint certainement, au XVIe siècle, son plus haut degré d’idéalisme. Que faire alors du corps immobile devenu intouchable ? Il n’y a plus d’enfant au revers de la paroi comme dans le temple du Songe de Poliphile. Le mystère s’est intellectualisé et il n’est plus si joyeux. L’exaltation de la statue, par l’ekphrasis ou par le chant lyrique, laisse place à l’interprétation du corps souffrant. Ce passage de l’image au signe, corrélatif d’une figuration de l’intériorité grâce à l’érotisme du secret, est une des modalités de la construction du personnage romanesque au début du XVIIe siècle. Françoise Lavocat Université Paris 7 Denis Diderot
73. Thomas Pavel, La pensée du roman, 2003.
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La rencontre érotique du corps avec l’esprit de Montfaucon de Villars à Crébillon1
L’Ancien Régime est marqué par un phénomène de rationalisation en fonction duquel diverses croyances sont peu à peu repoussées dans le registre de la superstition2. Plusieurs de ces croyances trouvent un ancrage manifeste dans le corps des individus. C’est le cas, par exemple, de la croyance au « cauchemar » qui, la nuit, possède physiquement celui ou celle qui dort. Cet ancrage corporel est, dans certains cas, lui-même accentué par le discours d’inspiration cléricale, qui s’appuie sur un ensemble d’affects soulevant l’inquiétude dans le corps des sujets3. Les croyances populaires sont alors récupérées par ce discours qui en fait des manifestations du démon. Ainsi, dans sa Démonomanie, Jean Bodin reprend la croyance au cauchemar pour en faire un témoignage de l’existence de la sorcellerie, et plus particulièrement du commerce charnel avec les démons, en faisant du (ou de la) « Cochemare » une variante de l’incube ou du succube4. Dans la vingtième de ses histoires tragiques, intitulée « Des horribles excès commis par une jeune religieuse à l’instigation du diable », François de Rosset propose, en s’inspirant du discours démonologique et des canards de l’époque, une cristallisation de la topique de la rencontre charnelle avec le démon 5. Les nombreuses rééditions que connaît ce recueil jusqu’au début du XVIIIe siècle assurent la permanence de cette figure dans l’imaginaire.
1. La rédaction de cet article a bénéficié d’une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. 2. Voir Jean-Marie Goulemot, « Démons, merveilles et philosophie à l’âge classique », 1980, p. 1223-1250 ; sur la survivance des croyances, voir également Constantin Bila, La croyance à la magie au XVIIIe siècle en France dans les contes, romans et traités, 1925. 3. Voir Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV e-XVIIIe siècle), 1978, p. 37. 4. Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers [1580], 1598, p. 236. 5. François de Rosset, Histoires mémorables et tragiques de ce temps (1619), 1994, p. 428-442.
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Le discours qui s’oppose à ces croyances fait lui aussi appel au corps, cette fois, pour expliquer les phénomènes superstitieux. Ces phénomènes ne seront plus envisagés comme étant le fruit d’une cause surnaturelle, mais le produit des illusions des sens, des effets de la mélancolie ou des dérèglements de l’imagination. Comme l’a montré Patrick Dandrey, l’explication faisant tout d’abord appel à la théorie humorale, et plus particulièrement aux effets de la mélancolie, mène au développement d’une psychopathologie faisant intervenir la force de l’imagination6. Les sorciers, comme les possédées, sont ainsi considérés, pour reprendre les mots de Nicolas Malebranche, comme des « visionnaires dont l’imagination a été déréglée7 », victimes de « [d]e la communication contagieuse des imaginations fortes8 ». Par l’intermédiaire de l’imagination, le corps est ainsi désigné comme source des affects fondant la croyance qui, par le fait même, perd peu à peu son caractère surnaturel. L’explication du « cauchemar » proposée par Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel, témoigne fort bien de ce phénomène : « Cauchemar, nom que donne le peuple à une certaine maladie ou oppression d’estomac, qui fait croire à ceux qui dorment que quelqu’un est couché sur eux : ce que les ignorants croient être causé par le malin esprit. En latin incubus, ephialtis en grec9 ». Ce processus de rationalisation de la croyance s’accompagne de la constitution d’une représentation du corps superstitieux, qui prend forme dans le prolongement du processus de marginalisation des croyances populaires qui marque l’époque. Dominé par la force de l’imagination, le corps qui se dégage de ce discours, au XVIIe siècle, est encore plus près de la chair que du corps individualisé. S’il est le lieu d’une première forme de rationalisation des croyances, ce corps contagieux10 s’avère, pour la rationalité moderne, tout aussi problématique que l’interprétation surnaturelle. Un autre corps « pathologique » se dessine lorsque le phénomène est envisagé, non plus en fonction de la dimension commune de la croyance, mais à partir de cas particuliers. Il s’agit d’un corps davantage 6. Voir Patrick Dandrey, Les tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, 2005, en particulier, « Mélancolie, sorcellerie et possession. La psychogenèse de l’autosuggestion », p. 223-262. 7. Nicolas Malebranche, De l’imagination. De la recherche de la vérité, L. II, 1990, p. 198. 8. Titre de la troisième partie de l’ouvrage de Nicolas Malebranche, id., p. 149. 9. Antoine Furetière, Le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, 1978. Sur la représentation de la culture populaire dans le Dictionnaire universel, voir François Lebrun, « La culture populaire en France à travers le Dictionnaire de Furetière », Croyances et cultures dans la France d’Ancien Régime, 2001, p. 200-211. 10. Sur les enjeux de la contagion imaginaire, voir les contributions à l’ouvrage de Claire L. Carlin (dir.), Imagining Contagion in Early Modern Europe, 2005.
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individualisé, dont les contours seront de plus en plus précisés par le discours médical. Déjà, une cinquantaine d’années avant la parution du Dictionnaire de Furetière, un conférencier du Bureau d’adresse propose une interprétation faisant du commerce avec l’incube ou le succube la projection, dans le sommeil, du désir de l’individu. S’inscrivant dans ce qui est la tendance dominante de cette conférence, le quatrième intervenant rejette le caractère surnaturel de l’incube pour en faire « un symptôme de la faculté animale, accompagné de trois circonstances : savoir, la respiration empêchée, le mouvement lésé et une imagination voluptueuse11 ». Après avoir évoqué les effets de diverses humeurs et des vapeurs de la digestion, celui-ci conclut : Enfin, l’imagination voluptueuse qui accompagne, bien que plus rarement, cet accident, est produite par l’abondance ou la qualité de la semence : laquelle envoyant son espèce dans la fantaisie : elle se forme un objet agréable, et remue la puissance motrice : celleci la faculté expultrice des vaisseaux spermatiques : laquelle se dégage de cette matière excrémenteuse avec imagination voluptueuse qui se figure des incubes ou succubes vénériens12.
C’est non seulement l’assise physiologique de l’imagination qui s’affirme dans cette explication du phénomène, mais un corps individualisé par le discours médical. La représentation du corps joue alors un rôle essentiel dans la rationalisation de la croyance. Elle accentue la présence de cette instance physiologique qui, de médiation dans l’action du démon, finit par être la seule origine des affects. La constitution de ce corps individualisé s’avère d’autant plus essentielle que sa clôture, déjà dans le discours des démonologues, marque la distinction entre l’illusion, de nature individuelle, et la possession proprement dite, qui est de nature collective. Grâce à la représentation, le corps n’est plus seulement désigné comme la source de l’image, il est aussi le lieu de sa réalisation. Si la définition de Furetière témoigne de la diffusion de l’explication associant le phénomène à des causes physiologiques, le topos de la rencontre érotique avec l’apparition n’en disparaît pas pour autant. On peut constater une forme de continuité entre ce topos, tel qu’il apparaît dans la vingtième histoire tragique de Rosset, et les textes mettant en scène, dans le prolongement des Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine
11. Anonyme, « Des incubes et des succubes, et si les démons peuvent engendrer », 128e conférence du 9 février 1637 (Troisième Centurie), dans De la petite fille velue et autres conférences du Bureau d’adresse (1632-1642), 2004, p. 86. 12. Ibid., p. 87. Sur le rapport à la « pensée magique » dans les conférences du Bureau d’adresse, voir Simone Mazauric, Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle, 1997, p. 243279.
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ou du Comte de Gabalis de Montfaucon de Villars13, les sylphes et autres êtres invisibles et amoureux. Bien qu’ils proposent une représentation qui s’éloigne de celle des démonologues, les textes de La Fontaine et de Villars s’inscrivent explicitement dans le prolongement de l’imaginaire de l’apparition. Ainsi, juste avant qu’elle soit emportée par le Zéphyr au palais de Cupidon, Psyché, qui se croit promise à un monstre, est habitée par des craintes que La Fontaine décrit en ces termes : « Représentez-vous une fille qu’on a laissée seule en des déserts effroyables, et pendant la nuit. Il n’y a point de conte d’apparitions et d’esprits qui ne lui revienne dans la mémoire14 ». Le Comte de Gabalis s’inscrit, pour sa part, explicitement dans le prolongement de cet imaginaire, dont il opère une relecture pour faire de la rencontre avec l’esprit une rencontre avec le sylphe ou la sylphide, être spirituel et invisible qui est cependant dépourvu de tout caractère démoniaque15. Les nombreuses rééditions que connaît l’ouvrage au XVIIIe siècle16 témoignent de la fortune de cette figure. Le texte de Villars ne propose pas seulement un nouvel imaginaire, il aménage l’espace de la transition en ancrant explicitement la figure du sylphe dans l’univers de la superstition démoniaque. Ainsi, suite à la révélation des amours entre le sage et la sylphide, le narrateur s’exclame, « d’un accent mêlé de colère et de compassion » : Misérable Comte de Gabalis […], me laisserez vous dire enfin, que je renonce à cette sagesse insensée, que je trouve ridicule cette visionnaire Philosophie, que je déteste ces abominables embrassements qui vous mêlent à des fantômes, et que je tremble pour vous, que quelqu’une de vos prétendues Sylphides ne se hâte de vous emporter dans les Enfers au milieu de vos transports, de peur qu’un aussi honnête homme que vous ne s’aperçoive à la fin de la folie de ce zèle chimérique, et ne fasse pénitence d’un crime si grand17.
13. Nicolas-Pierre-Henri Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes, 1963. Sur la fortune du sylphe au XVIIIe siècle, voir l’introduction de Michel Delon à l’anthologie Sylphes et Sylphides. Montfaucon de Villars, Crébillon, Marmontel, Nougaret, Sade, 1999 ; ainsi que Edward D. Seeber, « Sylphs and Other Elemental Being in French Literature Since Le Comte de Gabalis (1670) », 1944, p. 71-83. Sur la relation de cette figure à la problématique de l’irrationnel, voir Paul Vernière, « Un aspect de l’irrationnel au XVIIIe siècle : La démonologie et son exploitation littéraire », Lumières ou clair-obscur ? Trente essais sur Diderot et quelques autres, 1987, p. 245-255. 14. Jean de La Fontaine, Les amours de Psyché et de Cupidon, 1991, p. 77. 15. Sur la constitution de ce nouvel imaginaire et les sources dont s’inspire Villars, voir Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730) : la réflexivité dans la littérature d’imagination, 2002, p. 141-159 ; ainsi que Philippe Sellier « L’invention du merveilleux : Le Comte de Gabalis (1670) », Essais sur l’imaginaire classique, 2003, p. 61-71. 16. 1700, 1715, 1719, 1735, 1739, 1742, 1788. 17. Nicolas-Pierre-Henri Montfaucon de Villars, op. cit., p. 81-82.
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S’il prend d’emblée ses distances face à la dimension surnaturelle de l’apparition, le narrateur de Villars met en relief le caractère problématique, voire sacrilège de la superstition. Certes, déjà à l’époque où Montfaucon de Villars écrit, l’interprétation associant les possessions aux excès de l’imagination est de plus en plus présente dans le discours, et l’intervention du diable a, en bonne partie, cessé d’être invoquée comme explication de ces rencontres fantasmées. Mais les affects diffus qui, sans aller jusqu’à produire une rencontre hallucinée avec le spectre, venaient fonder la croyance en la possibilité de ces rencontres, n’en disparaissent pas complètement pour autant. La prise en charge de la topique de l’apparition par la fiction semble alors jouer une fonction importante dans le processus de rationalisation de la croyance, qui conserve une certaine force dans le domaine de l’irrationnel, comme en témoigne, jusque dans la première moitié du XVIIIe siècle, la résurgence de débats sur la question. La fiction est ainsi le lieu d’une métamorphose de l’apparition, qui est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie, comme le discours traquant dans la chair la présence du démon, sur une proximité entre le fantôme qui hante le personnage et le fantasme qui naît dans l’esprit du lecteur. On peut émettre l’hypothèse que le phénomène de rationalisation de la croyance, qui insiste sur son assise corporelle, se manifeste dans des textes qui, à la suite du Comte de Gabalis, mettent en scène la rencontre avec l’apparition, comme Le génie familier de la comtesse d’Auneuil18, Le sylphe amoureux de la comtesse de Murat19 et Le sylphe de Crébillon20. S’appuyant sur la psychologie sensualiste qui se développe à l’époque, ces textes pourraient affirmer le statut illusoire ou purement subjectif de l’apparition en faisant de celle-ci un fantasme qui hante l’individu. Cette hypothèse est d’ailleurs assez conservatrice dans la mesure où la critique a souligné à maintes reprises l’aura de sensualité qui entoure la figure du sylphe21. Or, lorsqu’on se livre à l’analyse des textes mettant en scène cette figure, on
18. Louise de Bossigny, comtesse d’Auneuil, Les chevaliers errants et Le génie familier, 1709. 19. Composé en 1708, paru en 1714 dans les Aventures choisies, repris dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, 1788, t. 34, p. 127-155. Sur l’attribution de ce texte, voir l’introduction de Carmen Ramirez à Claude Crébillon, Le sylphe ou Songe de Madame de R*** écrit par elle-même à madame de S***, Œuvres complètes, 1999, t. 1, p. 8. 20. On pourrait prolonger la liste jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, de manière à intégrer des auteurs comme Marmontel. 21. En plus de l’introduction de Carmen Ramirez, dans Le sylphe ou Songe de Madame de R*** […], p. 3-21, voir, de la même auteure, « Le sylphe : le premier corps évanescent dans l’œuvre de Crébillon », dans Songe, illusion, égarement dans les romans de Crébillon, 1996, p. 29-43 ; Thierry Viart, « Le sylphe ou les lumières d’une allégorie », 1996, p. 211-221 ; ainsi que Roman Wald-Lasowski, « L’amant imaginaire », 1996, p. 298-313.
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constate que le corps n’est pas aussi présent qu’on pourrait s’y attendre, du moins sous la forme d’une mise en scène des affects qui serviraient d’assise à l’image. Certes, les textes évoquent une série d’affects produits par la présence du Sylphe, voire qui précèdent son intervention, mais, malgré le caractère évanescent de la figure, ils n’aménagent pas cet espace du doute qui permettrait, comme ce sera le cas dans la littérature fantastique, la rencontre, au sein d’une conscience hésitante, du fantasme et de l’apparition. Contrairement à ce que laissait présager mon hypothèse, le processus de rationalisation de la croyance semble relativement peu représenté dans ces textes qui se nourrissent de l’imaginaire de l’apparition. Cette prise en charge du fantasme pourrait, au contraire, s’exprimer à travers une rupture, et se manifester dans une forme d’idéalisation de l’image, que viendraient circonscrire la clôture du conte ou l’espace du songe. Quoique implicite, l’interprétation faisant de l’apparition un fantasme produit par le corps pourrait alors, tout comme le songe évoqué par Crébillon, venir informer l’appropriation du texte par le lecteur. Une autre interprétation mérite d’être explorée. Si le corps semble être peu représenté, c’est peut-être parce qu’un autre dispositif traverse le texte, et que celui-ci est à l’image fictionnelle ce que le corps individualisé est aux fantasmes fondant la croyance aux apparitions. Le corps se manifeste d’ailleurs, dans ces textes, à travers l’évocation d’un état où celui-ci est davantage convoqué que représenté, et où le corps du lecteur rejoint celui du héros : la solitude. Tout comme c’était dans la solitude que se manifestaient les succubes et les incubes des canards et du discours des démonologues, et que naissait le souvenir des apparitions chez Psyché, c’est dans la solitude qu’apparaît le comte de Gabalis. C’est, à nouveau, dans cette solitude que le sylphe se manifeste chez Crébillon. Un autre corps du fantasme, pour reprendre l’expression de Francis Gingras22, se dessine lorsque l’on s’attache aux deux fonctions qui, dans l’interprétation rationnelle, étaient assignées au corps, et qui en faisaient à la fois l’origine et le théâtre de l’apparition. En effet, si elle se présente comme le prolongement du fantasme dans la fiction, l’apparition, telle qu’elle se manifeste sous la forme du sylphe, a pour origine non pas le corps superstitieux – fait des croyances que propage l’imagination « populaire » –, mais la tradition livresque. L’imaginaire de la sorcellerie, tel qu’il se dessine chez les démonologues de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, est en bonne partie le résultat de cette confrontation entre la culture orale et la nouvelle culture écrite. La tension entre ces deux cultures est d’ailleurs au cœur de la rencontre entre le corps et
22. Voir la contribution de cet auteur dans le présent ouvrage.
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« l’esprit » que propose la vingtième histoire de Rosset ; le premier geste de rébellion de la jeune religieuse, qui se livrera au commerce charnel avec le démon, s’affirme dans un refus d’apprendre à lire et dans un rejet de l’acculturation qui l’accompagne : Après avoir passé [dans cette abbaye] deux ou trois ans sans vouloir apprendre ni à lire ni à écrire, voilà qu’elle se vient à représenter la douceur passée du monde. L’amour impudique commence de s’introduire dans son âme. Son imagination est portée à la concupiscence23.
Bien que le texte de Montfaucon de Villars débute par une certaine mise à distance de la tradition écrite véhiculant l’imaginaire démoniaque24, cette culture fait rapidement retour sous la figure du comte qui est une véritable incarnation de la bibliothèque ésotérique. Si l’entretien fait encore écho à une situation qui rappelle la communication orale, le caractère éponyme du héros génère un parallèle entre l’individu avec lequel discute le narrateur et le livre que le lecteur tient dans ses mains. Le comte fait lui-même appel à l’opposition entre la culture orale et la culture écrite pour rejeter l’interprétation faisant des êtres surnaturels des manifestations démoniaques, et pour lui substituer l’hypothèse du sylphe. S’adressant à son interlocuteur, le comte s’exclame : « En croirez-vous toujours plus à votre nourrice […] qu’à la raison naturelle ; qu’à Platon, Pythagore, Celse, Psellus, Procle, Porphyre, Jamblique, Plotin, Trismegiste, Nollius, Dornée, Fludd25 ». À la manière des craintes de Psyché, les fantômes hérités des contes de l’enfance cèdent place à d’autres représentations, dont l’origine est toute livresque cette fois. C’est à partir de cette culture écrite que Le Comte de Gabalis propose une véritable relecture de l’imaginaire démoniaque, en expliquant, par l’intervention des sylphes, les exemples cités par les démonologues. Ainsi, en réinterprétant l’histoire de Merlin, le comte affirme : Quand vous lirez que le célèbre Merlin naquit sans l’opération d’aucun homme, d’une religieuse, fille du roi de la Grande Bretagne […] ; ne dites pas avec le peuple qu’il était fils d’un démon incube, puisqu’il n’y en eut jamais ; […]. Dites avec les sages, que la Princesse anglaise fut consolée dans sa solitude par un Sylphe qui eut pitié d’elle, qu’il prit soin de la divertir, qu’il sut lui plaire, et que Merlin leur fils fut élevé par le sylphe en toutes les sciences, et apprit de lui à faire toutes les merveilles que l’histoire d’Angleterre raconte26.
23. François de Rosset, op. cit., p. 431. 24. Le narrateur indique que, malgré sa « curiosité » envers les sciences secrètes, « il n’[a] jamais été tenté de feuilleter des livres qui en traitent », se contentant de discuter avec des hommes qui s’intéressent à ce sujet (Nicolas-Pierre-Henri Montfaucon de Villars, op. cit., p. 70). 25. Id., p. 83. 26. Id., p. 118.
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Ce corps livresque se manifeste dans les textes qui, par la suite, reprennent le motif du sylphe, et qui, à la manière de Crébillon ou de Marmontel, font explicitement du livre de Villars la source de cet imaginaire. L’incipit du Génie familier de la comtesse d’Auneuil est, à cet égard, exemplaire : Une jeune Persane, d’une beauté surprenante, lisant un jour un livre qui traitait des Sylphes et des Sylphides, et regardant avec plaisir la complaisance de ces amants aériens, souhaita avec empressement d’en avoir un pour se désennuyer de l’affreuse solitude où la jalousie de son époux la contraignait de vivre27.
L’espace de la solitude est informé, non pas par la chair d’où naissent les fantômes, mais par le livre qui, à la manière du corps, constitue la source de l’apparition. Le surnaturel est ici remplacé par une autre force. En effet, le sylphe ne se contente pas d’apparaître après la lecture et de se manifester, dans l’ordre de l’écrit, en laissant des billets galants ; il se fait conteur en proposant à celle qu’il visite une histoire toute romanesque, puis en lui laissant à lire un conte de fées. Derrière l’image du sylphe, se dessine le corps de la lectrice28. Le corps du sylphe en est l’ombre portée. Ce corps livresque entretient avec les représentations formant l’imaginaire commun le même rapport que le corps individualisé entretenait avec le corps superstitieux. Il met en jeu une série d’images organisées par la culture écrite. Cette substitution du corps livresque au corps superstitieux – dont témoigne la transformation de la topique de la rencontre charnelle avec l’esprit – apparaît d’une façon manifeste dans L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle de l’abbé Bordelon29 qui, à la manière de Don Quichotte, raconte l’aventure d’un personnage qui, pour avoir trop lu d’ouvrages sur la question, finit par croire à toutes les croyances superstitieuses. Par l’intermédiaire d’un personnage qui dénonce ces croyances, Bordelon insiste sur leur ancrage physique, en rappelant qu’une infinité d’apparitions « ne sont que les effets d’une imagination gâtée, ou par les maladies, ou par une conscience criminelle, ou par des frayeurs, ou par une mélancolie noire, ou par quelques excès de vin et d’autres débauches, ou par le dérangement de la cervelle30 ». Ce corps pathologique, qui se superpose à l’explication par la contagion populaire, se manifeste sous une forme plus quotidienne lorsque les effets de la peur redonnent vie
27. Louise de Bossigny, comtesse d’Auneuil, op. cit., p. 233. 28. Voir Nathalie Ferrand, Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle, 2002, p. 101-124 ; ainsi que la contribution de cette auteure dans le présent ouvrage. 29. Sur Bordelon, voir Jacqueline de la Harpe, « L’abbé Laurent Bordelon et la lutte contre la superstition en France entre 1680 et 1730 », 1942, p. 123-224 ; ainsi que Jean-Paul Sermain, op. cit., p. 279-292. 30. Laurent Bordelon, Histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, 1710, p. 127.
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aux croyances passées31. Mais s’il explique la propagation des croyances en faisant référence à la contagion du corps superstitieux, et s’il circonscrit cette dernière en décrivant, en fonction d’une psychopathologie individuelle, la genèse de l’illusion chez l’individu, c’est à une autre origine que Bordelon attribue avant tout les croyances de son héros. Bien qu’il remarque une certaine influence des croyances enfantines véhiculées par la culture orale dans la genèse de l’extravagance de son héros32, Bordelon fait de la lecture la source principale des superstitions de Monsieur Oufle. Cette insistance sur la lecture est mise en relief par la longue description de la bibliothèque du personnage, de même que par un ensemble de notes qui, tout au long du texte, désignent les sources livresques d’où proviennent ces croyances. À travers ces notes et cette « bibliographie », le corps livresque se matérialise et encadre littéralement le délire qui nous est présenté. La métamorphose de la croyance en fiction se manifeste dans ce glissement d’un corps à l’autre, qui donne lieu à une prise en charge esthétique de la charge affective dont la croyance était investie. Si, comme le remarque Carmen Ramirez, « les lutineries du début du [XVIIIe] siècle sont […] peu érudites si on les compare à l’Histoire de Monsieur Oufle33 », les textes qui mettent en scène la rencontre avec le sylphe reprennent une bonne partie de ce cadre qui donne corps à la représentation. La représentation qui fait de l’incube un fantasme, sous les traits du sylphe, va de paire avec la mise en scène de ce corps livresque qui remplit, pour l’image fictionnelle, une fonction similaire à celle qui est impartie au corps physique dans le discours médical. Ce corps livresque apparaît d’une façon précise dans Le sylphe de Crébillon34, où la rencontre de la narratrice avec l’esprit s’inscrit dans une scène de lecture : J’étais un des derniers jours de la semaine passée, retirée dans ma chambre : la nuit était chaude, j’étais couchée d’une façon modeste, pour quelqu’un qui se croit seul, mais qui ne l’aurait pas été si j’eusse cru avoir des spectateurs. Ennuyée d’une compagnie provinciale qui m’avait obsédée toute la journée, je cherchais quelque dédommagement 31. Après avoir indiqué que Monsieur Oufle croyait faire partie de ceux à qui les fantômes apparaissent plus fréquemment, Bordelon poursuit : « Rempli de cette impertinente et ridicule idée, il s’imaginait voir presque toujours quelque fantôme bizarre. Un bruit dont il ne savait point la cause, et qu’il entendait la nuit, était pour lui une marque que quelque revenant rôdait dans sa maison. Une ombre, causée par l’interposition d’une chaise ou de quelque autre meuble, lui donnait occasion de faire l’histoire de l’apparition d’un spectre » (ibid., p. 86-87). 32. « Il est à croire que Monsieur Oufle, aussi bien que tous les enfants, avait reçu étant jeune cette même impression, et qu’il l’avait ensuite extrêmement fortifiée par la lecture » (ibid., p. 19). 33. Carmen Ramirez, « Introduction », dans Le sylphe ou Songe de Madame de R*** […], p. 10. 34. Sur la relation entre la lecture et le fantasme chez Crébillon, voir, en plus des textes mentionnés plus haut, Véronique Costa, « Le lire et les songes dans l’œuvre de Claude Crébillon », dans Songe, illusion, égarement dans les romans de Crébillon, 1996, p. 45-62.
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dans un livre de morale, lorsque j’entendis prononcer distinctement, quoiqu’à demi-bas et avec un soupir : Ô Dieu que d’appas ! Ces paroles me surprirent, et quittant mon livre, je tâchai malgré la frayeur qui commençait à me saisir, de prêter une oreille attentive ; n’entendant plus rien dans ma chambre, je crus m’être trompée, et m’imaginai que mon esprit distrait m’avait rendu présent ce que je venais de lire. Cependant, il n’y avait pas d’apparence qu’il dût se trouver avec de la morale ; d’ailleurs, dans ce moment je ne rêvais à rien qui y pût convenir35.
La nature même de l’apparition, qui est « voix » avant d’être « image »36, met en relief l’héritage de la culture orale et sa transformation, par la médiation de la lecture, en « image mentale », dont l’assise est davantage « acoustique » que picturale. Le sylphe, à la manière de l’image fictionnelle et du Cupidon de Psyché, est une voix « palpable » qui ravit. Si la lecture détermine l’origine de l’apparition, la solitude, plus que le songe proprement dit, est le lieu de sa réalisation. Crébillon précise, dès l’incipit de son texte, les contours de cet état où le corps et l’espace semblent se confondre, en opposant à la vie mondaine de la destinatrice de ce texte le cadre bucolique dans lequel prend place l’aventure racontée. La rhétorique de la retraite génère un mouvement d’intériorisation. Une fois l’origine et la scène de la représentation établies, l’image peut donner lieu à un véritable corps à corps avec l’affect. La rencontre de la marquise avec le sylphe se conclut d’ailleurs de manière fort éloquente : « Hélas ! je montrai peut-être dans ce moment trop de faiblesse à mon Sylphe, mais je l’adorais. Que vous êtes charmant ! lui dis-je, mais que je serais malheureuse si vous n’étiez qu’une illusion ! Est-il bien vrai que… Ah !... vous êtes palpable37 ! ». Le sylphe disparaît cependant dès que la femme de chambre rompt le charme de la solitude dans laquelle il venait de se manifester. Cette solitude est elle-même contenue dans l’espace de l’écrit, car si la marquise associe son aventure à un songe qu’elle aurait pu avoir, elle le fait dans une lettre qu’elle écrit à une amie. En mettant en œuvre cette métamorphose de l’apparition, la fiction se présente moins comme un lieu où la rationalisation des affects est représentée que comme un espace où elle se réalise. En s’appuyant sur une phénoménologie de l’apparaître commune au spectre, au fantasme et aux images fictionnelles, les textes reprenant le topos de la rencontre sensuelle avec l’apparition n’effectuent pas seulement une métamorphose de l’imaginaire ; ils tracent aussi le corps qui l’accueille, et au sein duquel les affects formant l’assise de la croyance trouvent un autre lieu d’expression.
35. Claude Crébillon, op. cit., p. 24-25. 36. Je remercie Jan Herman pour ses remarques au sujet de la voix chez Crébillon. 37. Claude Crébillon, op. cit., p. 37.
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Ce corps livresque, qui se substitue au corps superstitieux, remplit, dans l’économie textuelle, la fonction impartie au corps physique dans le discours médical, en désignant l’origine du fantasme et le lieu de sa réalisation. Tout comme les représentations qui en sont investies, les affects qui engendrent les croyances sont, par la médiation de ce corps, pris en charge par la rationalité de la culture écrite, qui en fait le fondement de l’expérience fictionnelle. Michel Fournier Université d’Ottawa
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Textes cités Anonyme, « Des incubes et des succubes, et si les démons peuvent engendrer », Théophraste Renaudot, De la petite fille velue et autres conférences du Bureau d’Adresse (1632-1642), Paris, Klincksieck, 2004 [rééd. Simone Mazauric]. —, [Henriette-Julie de Castelnau comtesse de Murat], Le sylphe amoureux [1714], Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, Amsterdam/Paris, Cuchet, 1788, vol. XXXIV, p. 125-155. Auneuil, Louise de Bossigny, comtesse de, Les chevaliers errants et le génie familier, Paris, Pierre Ribou, 1709. Bila, Constantin, La croyance à la magie au XVIIIe siècle en France dans les contes, romans et traités, Paris, J. Gamber, 1925. Bodin, Jean, De la démonomanie des sorciers, Lyon, Antoine de Harsy, 1598 [1580]. Bordelon, Laurent, L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, Amsterdam, E. Roger, P. Humbert, P. de Coup et les frères chatelain, 1710. Carlin, Claire L. (dir.), Imagining Contagion in Early Modern Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005. Costa, Véronique, « Le lire et les songes dans l’œuvre de Claude Crébillon », Jean Sgard (éd.), Songe, illusion, égarement dans les romans de Crébillon, Grenoble, ELLUG, 1996, p. 45-62. Crébillon, Claude-Prosper Jolyot de, Le sylphe, ou Songe de Madame de R*** écrit par elle même à Madame de S*** [1735], Jean Sgard (dir.), Œuvres complètes, Paris, Classiques Garnier, 1999, vol. I, p. 1-37 [éd. Carmen Ramirez]. Dandrey, Patrick, Les tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, 2003. Delon, Michel, Sylphes et Sylphides. Montfaucon de Villars, Crébillon, Marmontel, Nougaret, Sade, Paris, Éditions Desjonquères, 1999. Ferrand, Nathalie, Livre et lecture dans les romans français du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2002. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, Paris, S.N.L – Le Robert, 1978. Goulemot, Jean-Marie, « Démons, merveilles et philosophie à l’âge classique », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. XXXV, no 6 (1980), p. 12231250. Harpe, Jacqueline de la, « L’abbé Laurent Bordelon et la lutte contre la superstition en France entre 1680 et 1730 », University of California Publications in Modern Philology, vol. XXVI, no 2 (1942), p. 123-224. La Fontaine, Jean de, Les amours de Psyché et de Cupidon, Paris, Librairie générale française, 1991 [éd. Michel Jeanneret].
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L’abbé de Choisy et les topoï du corps travesti
L’image que la critique crée de l’abbé de Choisy est celle d’une figure ambiguë. D’un côté, on retrouve, bien entendu, un personnage des plus conventionnels : homme d’Église, académicien, historien, et même ambassadeur du Roi de France et, de l’autre, un homme bien moins conventionnel qui a eu l’audace de se travestir en femme et surtout d’écrire le récit de (ce qui est présenté comme) ses aventures sous ce déguisement. Cependant, la biographie de Choisy n’est pas seule en cause ici, car ce constat s’appuie sur les Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, texte dont la critique a noté plusieurs sortes d’ambivalences, que ce soit, par exemple, l’alternance entre le masculin et le féminin ou les attitudes vis-à-vis du féminin et de l’ordre hétérosexuel. L’ambivalence et l’ambiguïté sont reconnues comme les principes même de l’écriture autobiographique de Choisy, les caractéristiques qui en font l’attrait et l’étrangeté1, et ces mêmes caractéristiques se retrouvent dans sa nouvelle, « Histoire de la marquise-marquis de Banneville », écrite peut-être en collaboration avec Charles Perrault ou avec Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, et parue dans deux versions (d’abord en 1695 et puis l’année suivante, en 1696) dans Le Mercure galant 2. Mais jusqu’ici, la critique a accordé assez peu d’attention à ce petit texte qui, en dépit de quelques détails peut-être autobiographiques, laisse une grande place à la fiction
1. Parmi les études qui traitent de ces ambiguïtés, voir Isabelle Billaud, « “Une âme de femme dans un corps d’homme” : La représentation du travesti dans les Mémoires de l’abbé de Choisy », 2004, p. 133-149 ; Frédéric Charbonneau, « Sexes hypocrites : le théâtre des corps chez Jean-Jacques Bouchard et l’abbé de Choisy », 1998, p. 107-122 ; Mitchell Greenberg, « Absolutism and Androgyny : the Abbé de Choisy and the Erotics of Trompe l’œil », Baroque Bodies : Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, 2001 ; Elizabeth Guild, « “Le Moyen de faire de cela un grand homme” : The Abbé de Choisy and the Unauthorized Body of Representation », 1994, p. 179-190 ; Joseph Harris, Hidden Agendas : Cross-Dressing in Seventeenth-Century France, 2005 ; Daniel Maher, « Monsieur ma femme ? Le travestissement au XVIIe siècle », dans Écriture de la ruse, 2000, p. 81-93. 2 François-Timoléon de Choisy, et al., « Histoire de la marquise-marquis de Banneville », Le Mercure galant, février 1695, p. 12-101 ; août 1696, p. 171-238 et septembre 1696, p. 85-185.
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et se rapproche même du genre (tout nouveau alors) du conte de fées3. Composée vraisemblablement avant les Mémoires, « La marquise-marquis de Banneville », il est vrai, présente certains des thèmes et épisodes diégétiques des Mémoires. Pourtant, la nouvelle s’approprie nécessairement, et beaucoup plus directement que les Mémoires, des topoï littéraires du travestissement. C’est l’ambiguïté de ces topoï que je voudrais examiner dans cette étude. Si la nouvelle de Choisy reprend certains de ceux-ci en les réitérant, elle en modifie d’autres, de sorte que l’ambivalence, pour ne pas dire la tension, entre respect et altération de ces topoï influe sur la conception du corps travesti telle qu’elle se manifeste dans cette nouvelle. En somme, comme je voudrais le montrer, l’appropriation des topoï du travestissement dans cette nouvelle a pour conséquence non seulement une re-conceptualisation du corps travesti, mais aussi une réflexion sur les limites du corps et du sexe anatomiques. Que faire si son image du corps contredit la réalité de son corps biologique ? C’est la question à laquelle cette nouvelle apporte une réponse, aussi fictive et aussi « féerique » soitelle. Comme son titre l’indique, « La marquise-marquis de Banneville » raconte les aventures d’un jeune marquis à qui la mère impose l’identité féminine. Par crainte de voir son fils encourir le même sort que son mari, officier militaire tué à la guerre, Madame de Banneville, la mère, élève son garçon en fille, et cela dès sa naissance. Il en résulte que Mariane, le marquis transformé en petite marquise, n’a aucune conscience de son état travesti, ce qui ne lui est dévoilé qu’à la fin du récit. Un jour, elle rencontre le marquis de Bercour qui, malgré ses boucles d’oreille, est un spécimen masculin exemplaire – on ne peut plus beau et fort habile aux armes. Très vite, ils tombent amoureux l’un de l’autre, mais Madame de Banneville fait tout pour éviter que le mariage de sa fille ne se réalise. Cependant, face à son intransigeance, Madame de Banneville se voit forcée de lui avouer la vérité sur son sexe. Tout en gardant son travestissement, la petite marquise continue à voir Bercour. Pour faire taire le public, qui y voit un scandale, le couple décide de se marier, mais de vivre ensemble « comme frère et sœur4 ». Arrive le soir des noces où, dans le lit, à leur grande surprise, ils découvrent que leur arrangement platonique prénuptial n’est plus nécessaire : lorsque 3. Voir à ce sujet les remarques de Joan DeJean, « Introduction » (François-Timoléon de Choisy, et al., Histoire de la marquise-marquis de Banneville, 2004, p. viii-ix. Les affirmations de DeJean nonobstant, ces ressemblances restent superficielles, et il y a des différences importantes d’avec les contes de fées qui paraissaient à la même époque, notamment l’absence de cadre ou de personnages merveilleux. 4. Id., p. 58.
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Mariane révèle à Bercour qu’elle est un homme, ce dernier avoue qu’il est en fait une femme. Une fois le mariage consommé, ils décident tous les deux de continuer à se travestir. Dans l’ensemble des textes fictifs du XVIIe siècle, le personnage du travesti n’a rien de proprement insolite, on le sait. Il est relativement fréquent au théâtre, et bien loin d’être absent dans la fiction en prose et les mémoires de l’époque5. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de croire, ce personnage n’a rien de proprement subversif, même s’il peut se prêter à des fins subversives. En laissant de côté pour l’instant la question de la « subversion », on ne peut néanmoins manquer de noter des écarts entre la représentation conventionnelle du travestissement au XVIIe siècle et sa représentation dans la nouvelle. Dès le départ, la nouvelle de Choisy marque sa différence par rapport à cette tradition. D’abord, par le personnage central : alors que la femme travestie en homme est plus fréquente que l’homme travesti en femme, c’est sur ce dernier scénario que se focalise la nouvelle. Ensuite, par le motif du travestissement : tandis que la grande majorité des personnages travestis de l’époque choisissent librement leur déguisement, non seulement la petite marquise se fait imposer le sien, mais elle ne l’apprend qu’à la fin de l’histoire, comme nous l’avons déjà souligné. On ne saurait trop insister sur l’importance de ces détails : ce travestissement à la fois involontaire et inconscient est rare dans l’histoire littéraire du XVIIe siècle. Comme je tâcherai de le montrer par la suite, cette singularité est pour beaucoup dans la reconceptualisation du corps travesti dans et par cette nouvelle. Bien entendu, le corps est l’une des préoccupations majeures dans l’éducation que reçoit la petite marquise. Dans un grand nombre des textes qui mettent en scène un personnage travesti, celui-ci doit passer par une « ré-éducation » pour se conformer le plus possible aux apparences et comportements du sexe/genre adopté. Dans la nouvelle, la situation est bien sûr différente puisqu’il ne s’agit pas de « ré-éducation » mais d’ « éducation » tout court. Très tôt, la mère de l’héroïne veille à ce que son enfant/garçon ne trahisse aucun signe de son véritable sexe. Même avant la naissance, nous précise le texte, « elle se mit en tête de corriger la nature6 ». Le mot « nature » ici doit s’entendre au sens large. La mère se soucie surtout de la formation intellectuelle de son enfant, qui apprend « tout ce qu’une fille de qualité doit savoir, la danse, la musique, le clavecin » mais aussi des disciplines proprement dites (et donc masculines), « les langues, l’histoire, et même la philosophie7 ». 5. Voir Sylvie Steinberg, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, 2001, et surtout, Joseph Harris, op. cit. 6. François-Timoléon de, et al., op. cit., p. 4. 7. Ibid.
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Elle n’oublie pas non plus l’aspect physique de son enfant. Au-delà de ses vêtements, il y a les « corps de fer » que Mariane doit porter « afin de lui faire venir des hanches et lui faire monter la gorge8 ». Nonobstant ce dressage du corps, le physique de Mariane – comme son esprit d’ailleurs – se prête merveilleusement à l’identité féminine que sa mère lui impose. À douze ans, « tout avait réussi et son visage... était déjà d’une beauté achevée9 ». En effet, à plusieurs reprises, le narrateur se délecte à décrire les cheveux blonds, les yeux bleus, le teint blanc, et la bouche vermeille de celle qui passe pour la plus belle fille de Paris10. Bref, tout est réuni pour faire de Mariane une personne exceptionnelle et supérieure : « un esprit si beau semblait être dans le corps d’un ange11 ». Et pourtant, cette évocation du « corps d’un ange » ici, tout en soulignant sa beauté (féminine), peut aussi introduire un léger doute à propos du sexe de la petite Mariane. Les anges, après tout, sont d’un sexe indéterminé. L’éducation que reçoit l’héroïne prend un virage pour le moins non conventionnel lorsque sa mère la confie à une amie, la comtesse d’Aletref, vivant à Paris séparée de son mari afin de s’attirer des amants et d’entretenir son amour pour le jeu. Sous la direction de cette préceptrice mondaine, Mariane ne fait que confirmer un penchant pour la coquetterie qui s’était déclarée très tôt12. En fait, c’est pour parachever ses qualités de jeune mondaine – ou devrions-nous dire « défauts » de jeune mondaine ? – que Madame de Banneville semble avoir engagé le concours de la comtesse : [L]a Marquise de Banneville dormait en paix. Elle connaissait assez la réputation de la Comtesse, qui n’y prenait pas garde de si près, et jamais elle ne lui eût confié sa véritable fille, mais pour Mariane, outre qu’elle l’avait élevée dans des sentiments de vertu, elle voulait un peu, pour se divertir, la laisser sur sa bonne foi13.
Tout ce qui aurait été à éradiquer d’une « véritable » fille est à inculquer chez Mariane, pour le divertissement de sa mère, peut-être, mais aussi et surtout pour son dessein de « corriger la nature14 ». Selon la logique du texte, qui est aussi la logique de la mère, un défaut aussi stéréotypé que 8. Id., p. 5. 9. Ibid. 10. Voir id., p. 5 et 11. 11. Id., p. 4. 12. Id., p. 5. 13. Id., p. 10. 14. Devant la réussite de l’éducation donnée à Mariane, « la mère était ravie de joie et se remerciait à tous moments de son habileté. Il a douze ans, disait-elle tout bas, il faudrait bientôt songer à le mettre à l’académie et, dans deux ans, il suivrait son pauvre père. Et là-dessus, transportée d’affection, elle allait baiser sa chère fille et lui laissait toutes ces petites coquetteries qu’elle eût condamnées dans la fille d’un autre » (id., p. 7).
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la coquetterie devient une sorte de vertu pour la petite marquise puisque c’est le penchant auquel le corps féminin serait particulièrement vulnérable. Approuver et encourager sa coquetterie, c’est « corriger la nature » de la petite marquise, c’est transformer son corps. Que ce soit par son apparence physique ou par son comportement avec les autres, Mariane ne laisse jamais soupçonner qu’elle n’est rien d’autre qu’une jeune fille. Bien entendu, la nouvelle ne fait par là que réitérer un topos du personnage travesti qui, pour le bon déroulement de l’intrigue, doit passer facilement pour l’autre sexe. Mais, en dépit d’une ressemblance superficielle, l’héroïne de Choisy s’écarte de ce topos, car il ne s’agit pour elle ni de volontarisme ni d’intentionnalité. Si la petite marquise passe pour une jeune femme, c’est non seulement qu’elle se croit véritablement femme, mais encore qu’elle incarne – au sens littéral – le féminin. La distance qui la sépare de ce topos du travestissement littéraire peut se mesurer dans sa réaction à une histoire que lui raconte la comtesse d’Aletref à propos d’un prince nordique, le « beau » Sionad, qu’elle aurait aidé à se déguiser en femme pour jouer un rôle de théâtre et qui, à force de prendre ce rôle au sérieux, a pris goût aux vêtements féminins. Finalement, il décide de passer l’été à la guerre, en homme, et l’hiver à Paris, où déguisé en femme, et se faisant appelé Princesse de Garden, il rencontre Mariane. Lorsque celle-ci apprend que la Princesse de Garden n’est autre que le prince Sionad, elle s’écrie : « je ne crois pas que je voulusse m’habiller en fille, si j’étais garçon », à quoi sa mère répond : « Ne jurez de rien... Contentez-vous, ma chère enfant, de faire votre devoir et ne trouvez jamais à redire à ce que font les autres15 ». Au-delà de son ironie délicieuse, cet échange met l’accent sur ce qui distingue le travestissement de Mariane de celui, plus conventionnel (pour ainsi dire), du prince Sionad/Princesse de Garden. Si ce dernier désire passer pour une femme, au vu et au su de tout le monde, la petite marquise n’est nullement consciente du désir qui la pousse à imiter, contre son gré, la conduite du prince Sionad/Princesse de Garden. Cependant, en même temps, cet échange insiste sur ce qui rapproche Mariane du prince Sionad/Princesse de Garden. C’est là le sens de ce que Madame de Banneville dit à sa fille avec sa réplique « Ne jurez de rien ». Le désir de s’habiller en fille ne lui est peutêtre pas aussi étranger qu’elle le croit. Le propos de Madame de Banneville s’avère vrai en fin de compte ; mais il sert aussi à souligner l’idée que se fait cette nouvelle à la fois de l’image du corps et du désir qui la conditionne. Si Mariane croit (pour l’instant) que ce désir et cette image dépendent du sexe anatomique, l’exemple du prince Sionad/Princesse de Garden et, non
15. Id., p. 15.
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sans ironie, l’existence même de la petite marquise prouvent le contraire. Comme Sionad, comme Mariane, et comme Bercour, on peut très bien désirer que son image du corps corresponde à celle du sexe opposé. En tout cas, dans la nouvelle de Choisy, le désir de passer pour le sexe qui n’est pas le sien provient d’un désir plus profond, enraciné dans le corps même. Contrairement à la très grande majorité des personnages travestis de la fiction théâtrale et romanesque de l’époque, Sionad, Mariane, et Bercour possèdent (et sont possédés par) un désir qui va bien au-delà des motivations familiales, politiques, ou amoureuses qui, le plus souvent, sont celles alléguées pour justifier le travestissement et qui disparaissent aussitôt l’objectif atteint. Dans « La marquise-marquis de Banneville », ce désir se manifeste à travers la beauté physique et le souci de la mettre en valeur. Ainsi, les aventures de chacun des trois personnages réservent une place importante au soin qu’ils donnent à leur toilette, leurs vêtements, et divers accessoires (boucles d’oreille, mouches, coiffes, etc.) non pas afin de tromper le regard d’autrui mais bien plutôt pour l’attirer sur la beauté intrinsèque de chacun/e. Est-il surprenant alors qu’ils aient tous une prédilection pour le théâtre, qu’ils deviennent acteurs, suscitant l’admiration des spectateurs, même s’ils ne sont pas sur scène ? À propos de Mariane, par exemple, on lit ceci : elle allait [à la comédie] toujours de bonne heure, afin de recevoir les applaudissements de toute l’assemblée ; car dès qu’on allumait les lustres et qu’on la pouvait remarquer dans sa loge, et le théâtre et le parterre, tout n’avait attention qu’à elle. Chacun se récriait sur ce visage enfantin où toutes les grâces étaient rassemblées : aussi savait-elle bien les faire valoir par ses petites manières16.
Pour Sionad, Mariane et Bercour, le travestissement est le complément logique, voire « naturel » de leur beauté et de leur être. C’est un supplément qui confirme ce vers quoi ils tendent en dépit du sexe anatomique, qu’ils en soient conscients comme Sionad et Bercour, ou non comme Mariane. De même, l’éducation que reçoit Mariane semblerait avoir pour objectif, quoi qu’en pense sa mère, non pas la transformation mais plutôt l’épanouissement de sa « nature ». À son entrée sur la scène du monde parisien, on ne manque pas de l’admirer partout, et le narrateur de remarquer : Un extérieur si charmant était soutenu par ce qu’une bonne éducation peut ajouter à une nature excellente. La petite Marquise avait sur le visage un lustre de modestie qui lui attirait le respect ; elle savait distinguer les temps et n’allait jamais à l’église qu’avec des coiffes, point de mouches, évitant l’étalage que recherchent la plupart des femmes17.
16. Id., p. 26. 17. Id., p. 12.
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Prédisposée à une modestie convenable aux femmes et qui manquerait à la plupart d’entre elles, Mariane illustre les fruits d’une éducation qui vient orner une destinée toute féminine. Elle sait manier ce qui est de l’ordre de l’instinct corporel chez elle afin de mieux faire ressortir l’idéal féminin. C’est ce que reconnaît sa mère lorsqu’elle révèle à Mariane la vérité sur son sexe : « [votre] douceur, [vos] inclinations, [votre] beauté, tout a contribué à mon dessein. [...] L’habitude a fait en vous une autre nature18 ». Que la nouvelle de Choisy attribue le désir du travestissement au plus profond de ses personnages – à leur être, en somme – plutôt qu’aux circonstances extérieures ne la dispense pas de mettre fin au suspense de l’intrigue. Dans les récits de travestissement, il y a très souvent une scène de dénouement, que Joseph Harris a judicieusement proposé d’appeler celle de l’anagnorèse, où la vérité sur le sexe du personnage travesti est révélée19. D’habitude, c’est aussi le moment dans l’intrigue où le personnage abandonne son travestissement et où le public exprime son étonnement et son admiration devant l’illusion créée. Mais dans « La marquise-marquis de Banneville », ce topos de l’anagnorèse subit des altérations importantes. Tout d’abord, il y a deux scènes d’anagnorèse, celle où la mère révèle la vérité à Mariane, et puis celle où Mariane et Bercour s’avouent réciproquement leur secret. Une autre altération se situe dans le dénouement de l’intrigue, qui se déroule dans l’intimité, entre les nouveaux mariés, et non pas devant un public (mis à part celui des lecteurs et des lectrices, bien entendu). Ainsi, il manque à ce dénouement l’expression de l’étonnement et de l’admiration qui accompagne habituellement la révélation du « vrai » sexe. Malgré cela, Mariane et Bercour inspirent néanmoins l’étonnement et l’admiration du public. La seule différence, c’est que ces sentiments sont exprimés, d’une part, non pas au moment du dénouement, mais bien, et à plusieurs reprises dans l’histoire, avant celui-ci, et, d’autre part, non pas en réaction à la révélation du « vrai » sexe, mais bien en réaction aux apparences et aux exploits des deux personnages travestis20. Ce n’est donc pas le travestissement qui provoque l’étonnement et l’admiration du public, mais plutôt les apparences corporelles dont il ignore l’illusion. Ce qui revient à un déplacement et une reformulation des réactions du public semble donner raison à la décision finale du couple de continuer à se 18. Id., p. 53. 19. Joseph Harris, op. cit., p. 51, 129-138. 20. La version de 1696 de la nouvelle multiplie ces réactions, et celles-ci constituent la plupart des additions de cette version.
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travestir, autre altération de l’anagnorèse. S’étant remis de la surprise de leur révélation mutuelle, ils se promettent « une éternelle fidélité » l’un à l’autre, mais aussi à leurs identités sexuées adoptées : « Pour moi, lui dit la petite Marquise, je suis trop accoutumée à être fille, je veux être fille toute ma vie. Comment m’y prendrais-je à porter un chapeau ? » « Et moi, dit le Marquis, j’ai mis l’épée à la main plusieurs fois sans être embarrassé, et je vous conterai quelque jour mes aventures. Tenons-nous en donc où nous en sommes. Jouissez, belle Marquise, de tous les agréments de mon sexe, je jouirai de toute la liberté du vôtre »21.
Selon la logique de l’anagnorèse, Mariane et Bercour mettent fin au suspense créé par le travestissement et rétablissent ainsi un certain ordre sexuel. Mais en quoi consiste cet ordre ? Si, dans la très grande majorité des récits de travestissement, c’est la correspondance entre sexe et genre, ici c’est le maintien du statu quo, du moins aux yeux du public, pour qui les apparences sont sauves. En possession enfin de la vérité sur l’un et sur l’autre, Mariane et Bercour peuvent continuer à « tromper » le public afin de s’adonner à une nature inculquée par l’habitude du travestissement, afin de jouir, chacun/e, des privilèges de l’autre sexe. L’ordre intime qu’ils instaurent est fondé sur le désordre dans le « système du sexe/genre » dominant, un désir qui va à l’encontre de la correspondance sexe = genre et qui vise à créer un corps qui trompe les apparences. Ce qui serait le désordre aux yeux du public (s’il en était conscient) est l’ordre qui consacre le bonheur de ce couple à la fois ordinaire et extraordinaire. Mais, l’ordre intime qui désordonne le système de correspondances entre le sexe et le genre dans ce dénouement est cautionné par un autre ordre, celui du désir hétérosexuel. Tout au long de la nouvelle, comme dans un grand nombre de récits de travestissement, la possibilité et l’apparence d’une relation homosexuelle créent un suspense que doit résoudre l’anagnorèse. Pour Mariane et Bercour, cette apparence/possibilité déclenche une inquiétude profonde. Une fois le travestissement de Bercour dévoilé, sa mystérieuse frilosité jusqu’alors s’explique : croyant que Mariane est une femme comme lui, Bercour refuse d’envisager le mariage, et cela en dépit de sa passion pour elle. L’inquiétude de Mariane est rendue encore plus explicite. Lorsqu’elle apprend qu’elle est un homme et croyant que Bercour est un homme aussi, elle voit désormais dans sa passion pour ce dernier un désir innommable : « qu’as-tu fait », se dit-elle « et comment nommer ces faveurs que tu as accordées au Marquis ? » Puis, elle met en cause une nature qui l’a entraînée dans une passion aux apparences transgressives.
21. François-Timoléon de Choisy, et al., op. cit., p. 60.
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Rougis, malheureuse, rougis, nature aveugle qui ne m’a pas avertie de mon devoir. Hélas ! j’étais dans la bonne foi ; mais puisque je vois clair, il faut à l’avenir avoir une conduite toute différente, et malgré ce que j’aime il faut faire ce que je dois22.
En proie à l’auto-condamnation, elle s’apprête à se méfier d’une nature pourtant valorisée par la mère, le public, voire tout le récit jusqu’à ce qu’elle revoie Bercour. En cet instant, malgré elle et malgré les « preuves » contraires, elle ne peut s’empêcher de conclure : « Non, non... non, cela n’est point, et si cela était vrai, je ne sentirais pas ce que je sens. La nature est sage, et ses mouvements sont raisonnables23 ». Bien entendu, la suite du récit entérine la réaction toute instinctive de la petite marquise. La nature – c’est-à-dire le désir – ne se trompe pas24. Dans un chassé-croisé dont Mariane et Bercour ignorent les enjeux jusqu’à la scène de l’anagnorèse, le désir hétérosexuel est plus fort que les apparences, et en fin de compte il permet au couple d’échapper au double piège de l’homoérotisme et du narcissisme (la coquetterie)25. Il semble réintroduire l’ordre au sein d’un couple et d’un texte menacés de désordre. Cependant, le désir hétérosexuel ne supprime pas un autre désir, celui de la transcendance du sexe adopté. Ces deux désirs co-existent. C’est Mariane qui met en scène cette co-existence de la façon la plus explicite. Refusant de souscrire à la révélation de sa mère, elle continue à se croire fille jusqu’au moment où, sur le lit de noces, Bercour « lui [prend] la main... et la [met] sur la plus belle gorge du monde ». Le narrateur demande alors : « Qui pourrait exprimer ici la surprise et la joie de la petite Marquise ? [Mariane] ne douta plus dans ce moment qu’elle ne fût un garçon26 ». La réalité épistémologique du sexe anatomique est enfin assurée. Et pourtant, aussitôt après la consommation de leur mariage, comme nous l’avons déjà vu, les jeunes mariés refusent d’abandonner leur travestissement, l’attrait et l’habitude de l’autre sexe étant trop fort. Ainsi, pourrait-on dire, Mariane et 22. Id., p. 54. 23. Id., p. 55. 24. La rectitude de la nature/du désir est claire dès la première rencontre de la petite marquise et Bercour. Alors que Mariane « ne sentait rien » pour tous les amants qu’elle attirait (id., p. 26), pour Bercour « elle sentait... ce qu’elle n’avait jamais senti, une certaine joie délicate et profonde qui des yeux passe dans le cœur et qui fait toute la félicité de la vie » (id., p. 29). Plus tard, elle lui déclare : « ... mon cher Marquis, vous êtes fait pour moi. Tout le reste des hommes me déplaît, je ne les puis souffrir. Quand ils viennent dire qu’ils m’aiment, je sens pour eux une répugnance invincible, et de vous, cher Marquis, tout me charme. Vous êtes fait pour moi, cela est sûr... » (id., p. 46). Rétrospectivement, il est clair qu’elle ne ressent de désir que lorsque l’objet est masculin et la relation hétérosexuelle, donc. Le désir que Bercour éprouve pour Mariane est hétérosexuel à son insu, pourrait-on dire. 25. Voir la réaction de la petite marquise à l’histoire du prince Sionad/princesse de Garden : « Ces beaux garçons s’aiment et n’aiment qu’eux » (id., p. 25). 26. Id., p. 60.
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Bercour possèdent chacun/e deux corps correspondant aux deux désirs : un corps qui est mu par le désir (hétéro)sexuel et un autre qui se confond avec le sexe travesti qu’ils désirent adopter, au-delà du sexe anatomique. Contrairement au désir (hétéro)sexuel, univoque et stable, l’image du corps est donc fluide et multiforme. Comme pour souligner cette fluidité et cette multiplicité, la nouvelle propose non pas un exemple de la noncorrespondance entre image du corps et sexe anatomique, mais trois. Tout d’abord, le prince Sionad/Princesse de Garden, qui choisit de passer la moitié de l’année en homme et l’autre moitié en femme. Ensuite, Bercour, qui (pour des raisons inconnues) choisit le costume et le comportement masculins, mais affectionne aussi ce qu’il appelle « les manières un peu efféminées27 », notamment, le port de boucles d’oreille. Enfin, la petite marquise, contrairement aux deux autres, se voit imposer son travestissement et se confond le mieux ou le plus complètement avec cette identité. S’il est vrai qu’il y a une sorte de progression du prince Sionad/Princesse de Garden à Bercour et enfin à Mariane, en ce qui concerne le degré de correspondance avec le sexe adopté, il est tout aussi important de noter ce qui est commun à ces trois personnages. Respectant l’ordre hétérosexuel, tous les trois désirent confondre le corps travesti et le corps sexué, tout en sachant que cette confusion ne sera jamais complète, jamais tout à fait possible. Par ces trois manières différentes d’aspirer à la transcendance du corps anatomique, la nouvelle souligne aussi que les topoï du corps travesti ne sont pas à toujours figés, qu’ils peuvent se prêter à d’autres corps et à d’autres désirs où l’ordre social a du mal à trouver son compte. Lewis C. Seifert Brown University
27. Id., p. 61.
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Textes cités Billaud, Isabelle, « “Une âme de femme dans un corps d’homme” : La représentation du travesti dans les Mémoires de l’abbé de Choisy », Lumen. Travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle. Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies, XXIII (2004), p. 133-149. Charbonneau, Frédéric, « Sexes hypocrites : le théâtre des corps chez Jean-Jacques Bouchard et l’abbé de Choisy », Études Françaises, vol. XXXIV, no 1 (1998), p. 107-122. Choisy, François-Timoléon de, Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon et Charles Perrault, Histoire de la marquise-marquis de Banneville, New York, The Modern Language Association of America, 2004 [éd. Joan DeJean]. —, « Histoire de la marquise-marquis de Banneville », Le Mercure galant (février 1695, p. 12-101 ; août 1696, p. 171-238 ; septembre 1696, p. 85-185). Greenberg, Mitchell, « Absolutism and Androgyny : the Abbé de Choisy and the Erotics of Trompe l’œil », Baroque Bodies : Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, Ithaca, Cornell University Press, 2001. Guild, Elizabeth, « “Le Moyen de faire de cela un grand homme” : The Abbé de Choisy and the Unauthorized Body of Representation », The Romanic Review, vol. LXXXV, no 2 (1994), p. 179-190. Harris, Joseph, Hidden Agendas : Cross-Dressing in Seventeenth-Century France, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2005. Maher, Daniel, « Monsieur ma femme ? Le travestissement au XVIIe siècle », Elzbieta Grozbek (dir.), Écriture de la ruse, Amsterdam/Atlanta, Éditions Rodopi, 2000, p. 81-93. Steinberg, Sylvie, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.
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Clarissa, le corps insaisissable ?
Dire que le corps est central dans le roman de Richardson ne suffit pas1. Il faut dire d’emblée puisque le titre original, Clarissa, or The History of a Young Lady, y invite et que la lecture le confirme, que ce corps est celui de Clarisse2. Mais si la permanence du prénom de l’héroïne dans l’usage peut être le signe de sa place centrale dans l’œuvre, est-on fondé à conclure de la même façon au sujet de son corps ? Et peut-on privilégier ce corps par rapport à ceux des autres personnages ? Clarisse n’a pas seulement un corps, elle est ce corps ; elle est identifiée, et par les autres personnages d’abord, à ce corps. Celui-ci n’est donc pas seulement partie prenante de relations avec d’autres corps : il est le seul enjeu auquel peuvent être rapportés tous les événements du roman. C’est une évidence s’agissant du libertin Lovelace qui cherche à séduire l’héroïne, qui l’enlève, qui la séquestre, qui la pourchasse quand elle s’enfuit, qui la viole enfin, et qui souhaite encore conserver son cadavre, embaumé, et son cœur, dans une urne de cristal ; mais c’est le cas aussi de la famille Harlove qui veut marier de force la jeune fille au nouveau riche et très offrant Solmes, de ce dernier qui laisse entendre à Clarisse qu’une fois en son pouvoir elle
1. Je renvoie à la partie que j’ai consacrée à Clarissa, or The History of a Young Lady dans ma thèse (Avec figures…. Roman et illustration au XVIIIe siècle – Marivaux, Richardson, Rousseau, Rétif de la Bretonne, 2004). 2. Samuel Richardson a publié son roman en trois livraisons Clarissa, or The History of a Young Lady entre 1747 et 1748. Antoine François Prévost d’Exiles, l’« abbé » Prévost, fournit la traduction française qui fut publiée en 1751. À l’instar de nombreux lecteurs européens du XVIIIe siècle, j’ai découvert Clarissa par Clarisse, telle que la nomme et la donne à lire Prévost ; comme eux, je convoque souvent l’œuvre par ce seul prénom francisé, alors même qu’il n’est pas autant mis en valeur dans le titre français. Les citations du texte de Richardson renvoient à l’édition établie par Angus Ross (abrégée en « CH1985 », suivi du numéro de la lettre et des références paginales) ; la traduction de Prévost est citée d’après le texte de la première édition (Nourse, 1751) tel que je l’ai établi (abrégé en « Prévost » suivi du numéro de lettre). Certaines citations ponctuelles renvoient à la réédition intégrale de la traduction de l’abbé Prévost, Lettres anglaises ou Histoire de Miss Clarisse Harlove, 1999 (CH1999). Le lecteur trouvera dans cette édition illustrée et sur le site Utpictura18, http://galatea.univ-tlse2. fr/pictura/UtpicturaServeur/Resultats.php (consulté le 9 mai 2008) des reproductions d’illustrations qui complèteront celles reproduites ici.
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saura lui complaire, et de l’héroïne elle-même enfin, qui refuse de sortir de sa chambre quand sa famille la fait appeler, qui s’enferme quand elle croit qu’elle peut se protéger, qui s’enfuit quand elle ne se sent plus en sécurité… Le corps de Clarisse, parce qu’il est désiré par les autres comme parce qu’il leur est refusé par la jeune fille, cristallise l’enjeu des luttes auxquelles se livrent les personnages. Mais comment ce corps se manifeste-t-il de façon spécifique dans l’œuvre de Richardson ? On pense d’abord à la question générale du corps dans le roman de l’époque : comment articuler le corps comme objet de description et le corps comme sujet de l’action, le corps dont la description semble souvent déposséder celui-là même qui est décrit et le corps qui agit, le corps qui n’est que corps dans le spectacle qu’il offre et le corps qu’on oublierait en tant que corps dans l’action qui l’engage ? Il me semble que l’articulation de ces deux modalités du corps romanesque passe par leur rapport à l’espace. Il s’agit certes d’un point aussi problématique que le premier mais on comprend bien qu’on ne peut pas appréhender l’espace dans le roman par le seul volume textuel qui lui est spécifiquement accordé, dans les descriptions par exemple, ou par sa seule importance thématique. Parce qu’il ne s’agit pas d’un espace réaliste, qui devrait être développé pour exister comme tel, les indications textuelles peuvent ici être limitées : le roman classique s’appuie sur un dispositif que quelques points de repère spatiaux suffisent parfois à mettre en place, a fortiori dans un roman épistolaire, comme celui de Richardson, construit par focalisation interne sur les personnages épistoliers3. Les différentes manifestations textuelles du corps se trouvent unifiées par le dispositif dans lequel il s’inscrit. Dans cette perspective, la prise en compte des illustrations prend tout son sens4. L’image peut actualiser le dispositif spatial que le texte ne fait parfois qu’esquisser. Or, c’est précisément dans le traitement des rapports du corps et de l’espace que réside une part de la spécificité du roman de Richardson. À le résumer, on voit que les épreuves physiques subies par Clarisse suivent une série d’étapes 3. J’emploie « dispositif » au sens de sous-bassement de l’espace, indépendamment de son développement textuel (Philippe Ortel (dir.), Image, discours, dispositif, 2008). 4. Je renverrai aux séries d’illustrations suivantes, parues dans différentes éditions du roman : – 21 estampes d’après Eisen et Pasquier (Nourse, Londres [Paris], 1751) ; – 8 estampes d’après Wale (Rivington, Londres, 1768-1769) ; – 21 estampes de Chodowiecki et Schellenberg (Paul Barde, Genève ; Moutard et Mérigot le jeune, Paris, 1785) ; – 34 estampes d’après Stothard (Harrison and Co, Londres, Novelist’s magazine, 1784) ; – 24 estampes de Chodowiecki (Gräff, Leipzig, 1796). Pour les descriptions bibliologiques de ces éditions, voir ma thèse, Benoît Tane, Avec figures […], op. cit., vol. II, p. 933-942.
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majeures : Clarisse harcelée par sa famille pour épouser Solmes, quitte la maison paternelle ; retenue prisonnière par Lovelace et pressée de lui céder, elle est violée par le libertin ; elle prépare enfin longuement sa mort. Il s’agit de trois moments dans l’ordre chronologique des événements et dans l’ordre narratif. Est-il besoin de préciser que tous trois engagent directement le corps de l’héroïne ? Surtout, ils ne concernent pas uniquement la question au niveau thématique mais ils associent corps et espace. Le corps de l’héroïne est en effet soumis à un trajet, de Harlowe Place, la propriété familiale où elle se trouve dans toute la première partie, à la maison londonienne dite de « la veuve Sinclair », et jusqu’à la chambre unique qu’elle occupe, toujours à Londres, chez Smith. Mais ce trajet marque aussi les étapes d’une réflexion morale sur la place du corps : de l’hésitation de Clarisse à l’épreuve du viol et au triomphe post-mortem de l’héroïne, qui fait passer le roman au plan mystique. Comment rendre cependant compatible cette progression et le fait que si le rapport au corps de Clarisse figure sa vertu, il faut que ce corps reste insaisissable ? C’est ce que je vais explorer à travers ces trois moments privilégiés que sont le départ de Clarisse de la maison paternelle, son viol par Lovelace et la préparation de sa mort. Clarisse quitte la maison paternelle avec lovelace. un corps entre enlèvement et fuite
L’enfermement suivi de la fuite est un enchaînement récurrent qui règle le rapport au corps de Clarisse. Il se met en place à différents niveaux. Mais dans cette logique, le départ de Clarisse joue un rôle décisif : il s’agit d’un moment de passage pour l’héroïne, de sa famille à Lovelace, tant au plan psychologique que spatial. On hésite pourtant d’abord sur la façon de nommer cet épisode. Faut-il parler de fuite ou d’enlèvement ? Comment Clarisse peut-elle continuer à se dire vertueuse alors que tout le monde pense qu’elle s’est enfuie de son plein gré ? Dans ce roman épistolaire, chaque scripteur est conduit à présenter les événements de son propre point de vue et dans ses propres termes, ainsi qu’en fonction de son lecteur, sans qu’aucun narrateur omniscient ne vienne évaluer les rôles : l’ambiguïté est donc ici structurelle, liée à la polyphonie même du genre. Pour se justifier, Clarisse parle et écrit beaucoup : on pourrait dire que toutes ses lettres jouent ce rôle5. Mais les lettres dans lesquelles elle rapporte les événements sont des lettres rétrospectives et destinées à sa
5. Le lecteur sait déjà qu’elle a longtemps résisté à la proposition que lui avait faite Lovelace avant d’accepter qu’il ne l’aide puis de se rétracter dans une lettre dont son correspondant feint de ne pas avoir connaissance : Clarisse vient donc au rendez-vous, près de la porte du jardin, pour s’assurer qu’il a bien compris.
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confidente6. Dans les faits, le discours qu’elle a tenu à Lovelace a échoué, parce qu’autre chose s’est imposé au libertin et a scellé ses projets : la vision du corps de Clarisse… Il revient à Lovelace, dans une lettre postérieure à son ami Belford, d’évoquer son éblouissement lorsque Clarisse a ouvert la porte et de la décrire longuement7. C’est ce corps que Lovelace va piéger. Dans la première lettre de Clarisse, l’irruption d’un Lovelace entreprenant, marquée par une quasi anacoluthe du texte anglais8, suscite la surprise de l’héroïne : sur le point de s’évanouir, elle est entraînée au-dehors. Le récit n’insiste pas sur cette donnée, pourtant à même de justifier l’héroïne : avant même qu’elle ait conscience d’être enlevée, elle est déjà sortie du jardin. Clarisse trouve cependant la force de résister et explique à Lovelace qu’elle ne peut s’enfuir avec lui. Le texte ne revient sur la position des personnages qu’à la fin de ces premiers échanges mais l’on s’aperçoit que la situation est totalement retournée ; le dispositif repose sur deux espaces contigus et sur le renversement de point de vue de l’un à l’autre : la « retraite » désigne le jardin familial, Lovelace l’homme à « fuir » et Clarisse en est réduite à se réjouir de pouvoir rentrer chez elle9 ! De surcroît, il l’encourage à rentrer dans le jardin pour l’accompagner jusque devant ses parents ; la main sur la clef, c’est au tour de Lovelace d’être alors retenu par Clarisse. Enfin, après l’avoir une nouvelle fois effrayée, il prétend lui laisser le choix en lui tendant la clef mais au moment où elle va ouvrir, il annonce l’arrivée de la famille et la presse de partir ; et son complice dans la place de se livrer au bruitage effrayant prévu par le libertin. Les coups et les cris, rendus par les répétitions dans le texte, indiquent une dramatisation qui exclut toute réflexion. Comme le souhaitait Lovelace, Clarisse croit fuir un danger imminent. Alors qu’elle est hors du jardin la menace de la porte « forcée » fonctionne tout de même ; cette porte renvoie d’ailleurs symboliquement à l’angoisse du viol, sousjacent dans le traitement plus « cruel » que jamais qui l’attendrait si elle était rattrapée10. Pressée par la peur, Clarisse se laisse entraîner par Lovelace. Dans sa lettre, elle passe alors de la première à la troisième personne, manifestant 6. CH1985, l. 92 et 94, p. 370-383 ; Prévost, l. 89 et 91. 7. CH1985, l. 96, p. 399. La description est supprimée dans la traduction (Prévost, l. 96). 8. « – and there was he, all impatience, waiting for me » (CH1985, l. 92, p. 374). « Je me trouvai vis-à-vis d’un homme, qui m’attendoit avec l’air d’impatience le plus tendre et le plus animé » (Prévost, l. 91, p. 231). 9. « Your retreat is secure […] – Fly me not so eagerly ! » selon les mots de Lovelace rapportés par Clarisse (CH1985, l. 94, p. 377). « Votre retraite est libre ; elle est sûre […] Ne me fuyez pas avec cet empressement » (Prévost, l. 91, p. 239). 10. « They will instantly burst the door ! – Fly, my dearest life ! if you would not be more cruelly used than ever ! » (CH1985, p. 380, l. 94, p. 380). « Ils auront forcé la porte en un moment. Fuyez, ma très chère vie, si vous ne voulez pas être traitée plus cruellement que jamais... » (Prévost, l. 91).
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l’inconscience avec laquelle elle agit. À travers ce changement énonciatif, les bases du discours défaillent et dans ce récit rétrospectif, la jeune fille fait tableau par sa terreur. Le récit s’interrompt sur l’indication des cavaliers et du carrosse qui l’attendent. Il s’agit de la dernière étape de l’action et du récit. L’évocation de l’enlèvement est encadrée par la mention de l’épée « nue » à laquelle est associée Clarisse elle-même : toutes deux sont « tirées », l’une de son fourreau, l’autre derrière Lovelace, au début du texte en anglais, mais aussi en français11. L’épée signifie bien sûr que la brutalité est à l’œuvre et apporte une forte connotation sexuelle au texte : l’enlèvement annonce le viol à venir. L’attitude et plus encore la posture de Clarisse marquent fortement l’ambivalence de la situation : non seulement ses cris indiquent son refus, mais elle avance tout en tournant la tête vers l’arrière. Ce corps retourné dans un dispositif qui était déjà celui d’une inversion me semble le marqueur le plus caractéristique de cette scène. La fuite est ici un trompe-l’œil. Le modèle sous-jacent à cet événement n’est sans doute pas unique. Le texte ne développe aucun parallèle particulier mais Lovelace avait affirmé être prêt à un « rapt digne de Jupiter12 ». La violence et la ruse du libertin venaient ici répondre, par avance, à toute résistance éventuelle. Le ravissement féminin, fréquent dans la fable, est ainsi le modèle qui s’impose, sans qu’aucun épisode mythologique précis ne soit convoqué. Un autre paradigme se révèle particulièrement efficace pour Clarisse : elle se sent littéralement chassée de la maison de son père13, pour reprendre les termes par lesquels elle désigne exclusivement Harlowe Place après son départ, qui est alors directement assimilée au Paradis. Clarisse est cependant une Ève sans Adam véritable14 : elle est bien chassée par son père mais sans être enlevée par quelqu’un avec qui elle pourrait constituer un couple. Cela n’empêche pas ce modèle de jouer un rôle dans les illustrations (fig. 1 et 2). 11. « He at the same moment drew his sword, and clapping it naked under his arm, took both my trembling hands in his ; and, drawing me swiftly after him… » (CH1985, l. 94, p. 380). À la fin de l’épisode, on trouve « drawn sword » sans autre occurrence de « naked ». « De son côté, il avoit tiré fièrement son épée, qu’il mit nue sous son bras ; et prenant mes deux mains tremblantes dans la sienne, il me tira de toute sa force après lui » (Prévost, l. 91, p. 249). 12. « That would be a rape worthy of a Jupiter ! » (CH1985, l. 35, p. 165). Le « rapt digne de Jupiter » (CH1999, l. 35, vol. I, p. 243) est fidèle à l’expression de Richardson, sans la polysémie du terme anglais. 13. CH1985, l. 94, p. 382 ; Prévost, l. 91, p. 257. 14. « But here, like the first pair, I at least driven out of my paradise » (CH1985, l. 98, p. 393). Par erreur ou par choix, Prévost effectue ici un glissement de sens par rapport au texte anglais, dans lequel « first pair », « premier couple », évoque Adam et Ève, en traduisant par « nos premiers pères ». (Prévost, l. 95, p. 285) Peut-être, s’il n’a pas confondu « pair » et « père », a-t-il voulu éviter une analogie qui aurait paru déplacée à ses lecteurs, notamment dans le cas de Lovelace, entre le couple biblique et les personnages romanesques. De fait, le texte anglais empêche tout développement du parallèle : Clarisse y restreint immédiatement le rapprochement à elle seule.
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Le départ de Clarisse est en effet illustré dans la totalité des séries. Elles représentent toutes les deux protagonistes, la porte du jardin et le carrosse qui doit les emmener ; les artistes n’optent cependant pas tous pour la même composition. L’enjeu est bien l’ambivalence d’un événement qui défie la représentation autant que la nomination. Les compositions les plus simples placent le couple devant la porte fermée. Elles renvoient aussi à une première étape du récit. Dans la plus ancienne de celles-ci, l’estampe d’après Wale, les deux personnages sont face à face, chacun tirant de son côté ; dans cette estampe pas très dynamique, seule la tête de Lovelace tournée vers Clarisse, à l’inverse de son déplacement, indique le mouvement et interdit de ne voir ici qu’un tête à tête amoureux. Dans l’estampe d’après Stothard, Clarisse et Lovelace semblent en plein mouvement parce que le trajet est indiqué par la ligne de fuite, soulignée plus fortement que dans la précédente par le mur du jardin ainsi que par le chemin. Surtout, la surface de l’image est nettement coupée en deux par les troncs d’arbres et par l’angle du mur ; Clarisse, en robe blanche, se détache sur le mur à gauche, tandis que Lovelace, vêtu de sombre, se découpe sur le ciel à droite. Pourtant celle-là, au centre de l’estampe, est visible entièrement, tandis que celui-ci, décalé vers la droite, est en partie dissimulé. Celle-ci, dont le corps est orienté vers le carrosse, tourne la tête vers la gauche et regarde vers la porte ; celui-là a le corps penché en avant, de l’autre côté. Le bras droit passé autour de la taille de la jeune fille et lui tenant les mains, il semble bien l’entraîner de force. Leur mouvement divergent est souligné par les deux arbres qui s’éloignent l’un de l’autre dans leur partie haute. La porte est fermée et la clef, bien que peu visible dans l’estampe, est représentée sur le seuil : le danger n’apparaît donc pas et à défaut, le spectateur voit dans la représentation de Stothard un « simple » enlèvement15. 15. Cette estampe doit être associée à celle qui la suit dans cette série, et qui représente la famille de Clarisse au désespoir devant la porte du jardin (9e estampe d’après Stothard pour Clarissa, or The History of a Young Lady, éd. du Novelist’s Magazine de 1784). Par cette porte représentée dans les deux cas au bord de l’image le spectateur est invité à franchir le mur. Ces deux estampes respectent certes les deux étapes du récit et mettent en scène un lien de causalité, la seconde apportant une justification du geste de Clarisse. En ce sens, elles pourraient faire penser aux grandes compositions picturales de type narratif qui, dans les représentations anciennes d’enlèvement, pouvaient donner une place aux spectateurs de la scène, voire à plusieurs étapes de l’action. Dans L’Enlèvement de Proserpine de Nicolo dell’Abate (1560, Musée du Louvre) par exemple, le groupe des compagnes effrayées occupe tout le registre gauche de la toile tandis que le couple de Proserpine et de Pluton est figuré dans la zone centrale et que le char du dieu est placé à l’arrière-plan, à droite. Mais leur appréhension par le lecteur-spectateur du roman illustré dans lequel elles sont insérées me semble singulièrement différente. Les deux moments et les deux lieux sont d’abord séparés avant d’être reliés par une seconde opération. Entre ces deux moments, ces deux images et ces deux opérations, se développe un « entre-deux » indécis : celui des motivations de Clarisse.
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L’estampe de 1751 d’après Eisen semble d’abord jouer sur la même distribution en deux parties verticales que les précédentes, mais on y décèle deux différences capitales. Antérieure à celles dont je viens de parler et appartenant à la première édition illustrée du roman, elle s’inscrit d’ailleurs dans une autre tradition. D’une part, l’image est composée autrement. Le mur du jardin forme une arête qui occupe la verticale médiane de l’estampe. On a presque l’impression d’une vue en coupe qui opposerait l’intérieur et l’extérieur par rapport au mur. Le couple demeure au premier plan tandis que le carrosse et la porte sont quasiment dans le même éloignement. La distribution à gauche et à droite est d’ailleurs plus rigoureuse et plus systématique ici ; Clarisse est vue de face et a le buste tourné vers la porte ; Lovelace est vu de dos et a le visage tourné vers elle, tout en se dirigeant vers la droite ; l’arête du mur passe exactement entre les deux personnages. Ce chiasme qu’ils figurent est repris sur une ligne oblique par le mouchoir croisé sur la poitrine de la jeune fille, ses mains jointes à celles de son compagnon et les jambes croisées de celui-ci : autant de signes de la tension et de l’ambivalence de la scène. D’autre part, la menace est explicite ici : Lovelace a, conformément au texte, son épée à la main ; surtout, un homme est à la porte, tourné vers les fugitifs et brandissant un bâton. En faisant abstraction du carrosse, on ne serait pas loin d’Adam et Ève chassés du Paradis par l’ange armé d’un glaive de feu. Dans ce type de représentation, il est fréquent que les personnages se retournent vers le lieu qu’ils viennent de quitter, pour marquer leur regret16 et certaines œuvres figurent l’ange mentionné par le texte biblique17. Mais comme l’expulsion d’Adam et l’installation des chérubins semblent deux étapes successives dans la Bible. La présence conjointe de la porte du Paradis, du couple et de l’ange est assez rare18. Chodowiecki, dans l’édition de 1785, montre lui aussi le domestique mais le point de vue est inversé par rapport aux compositions antérieures : on voit la scène depuis la porte. L’illustrateur pousse à l’extrême la logique de l’estampe d’après Stothard dont le mur, en perspective, orientait le regard
16. Il s’agit même d’un indice récurrent du regret, celui de la femme de Loth tournée vers Sodome malgré l’interdiction, ou celui d’Orphée aux Enfers ne résistant pas à la tentation de regarder Eurydice qui le suit. Voir aussi l’attitude de Hickman lorsqu’il quitte l’héroïne mourante : « my eyes fixed the contrary way of my feet » (CH1985, l. 366, p. 1131 ; repris littéralement par Prévost : « les yeux tournés du côté contraire au mouvement de mes pieds », CH1999, l. 304, vol. II, p. 505). 17. « Alors, il renvoie l’homme du jardin pour qu’il travaille le sol dont il a été tiré. Puis, l’ayant chassé, il poste à l’est du jardin les chérubins, et la flamme fulgurante du glaive qui barre l’accès à l’arbre de vie » (Gn 3/24). 18. Albrecht Dürer, dans L’Expulsion du Paradis de la série de la « Petite Passion sur bois », met en scène l’ange derrière Adam et Ève, brandissant son glaive. L’arbre de vie occupe la verticale médiane et sépare le couple de l’ange (Dürer, L’Expulsion du Paradis, 1510, gravure sur bois, dans Albrecht Dürer, Œuvre gravé, 1996, no 98).
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du spectateur vers le carrosse. Ici, la perspective est plus marquée et comme amplifiée par la présence de Léman près de la porte : se succèdent ainsi désormais, à une échelle de plus en plus grande et à distance régulière, la tranche de la porte ouverte qui souligne le bord de l’estampe, Léman puis Lovelace vus de dos, Clarisse à peine retournée tant on distingue mal son profil, et enfin les acolytes vus de face (fig. 3 et 4). La composition s’éloigne de modèles archaïques dans lesquels l’arrièreplan avait pour fonction de figurer la suite des événements. Il n’y a presque plus ici qu’un seul espace et un seul groupe de personnages, qui ne permettent aucune mise en évidence du comportement de Clarisse et du lien entre la fuite et la menace. On peut penser à une autre estampe du même Chodowiecki, intitulée « Proposition de mariage du ravisseur ». Ce titre est le seul oxymore des Propositions de mariage réalisées par l’artiste dès 1780. Il n’est rien d’autre qu’une périphrase ironique de l’enlèvement qui conviendrait parfaitement à l’épisode de Clarisse. Cette estampe est de fait centrée sur l’enlèvement ; bien que la vue soit ici frontale, la jeune fille est portée et entourée par ses ravisseurs comme Clarisse peut sembler l’être dans l’illustration19. Cet épisode met donc en œuvre un espace scindé qui permet d’insister sur le moment de passage. Celui-ci est prolongé, et bien au-delà de toute vraisemblance, par l’interversion des rôles dans le texte, et se trouve mis en avant dans les illustrations davantage par le dispositif spatial que par les éventuels emprunts iconiques et thématiques. Autour du viol de Clarisse. Un corps entre terreur et triomphe La fuite de la maison paternelle est suivie d’un viol qui, d’une certaine façon, la sanctionne : en quittant le domicile familial, Clarisse s’est mise sous la protection mais aussi à la merci du libertin. Pourtant, le viol n’intervient qu’après l’échec de négociations comparables à celles qu’avaient engagées la jeune fille et sa famille avant son départ. De fait, Lovelace attire Clarisse dans le piège qu’il lui a préparé à Londres. Aux complices masculins de la traque et de 19. Chodowiecki a réalisé dix ans plus tard une autre estampe pour cette partie du roman, qui correspond à un moment antérieur du récit. Cette illustration représente Clarisse et Lovelace, à l’extérieur du jardin, devant la porte fermée ; la clef est au sol, aux pieds des personnages. Une telle représentation de Clarisse, un doigt sur les lèvres, réfléchissant devant un Lovelace impassible, les bras croisés, indique un changement vis-à-vis du personnage, d’autant plus que le cadre rappelle explicitement celui de 1785. Les atermoiements de l’héroïne sont de toute évidence tournés en ridicule, par un artiste qui aimait à pratiquer la caricature Le fait de choisir ce moment figé, pendant lequel Clarisse est en train de se perdre, à la place du moment déterminant de la fuite est aussi une façon de privilégier l’instant prégnant, mutation sémiologique dont le Laocoon rend compte à cette époque. Il ne s’agit pas ici de montrer un avant et un après de la scène mais de suspendre l’action.
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l’enlèvement – on se souvient des compagnons convoqués à l’auberge du Cerf-Blanc pour préparer l’enlèvement – succèdent les femmes complices de l’enfermement, comme s’il convenait davantage qu’une femme soit gardée par des femmes, la tradition de la vestale croisant ici le paradigme de la maison de passe. Ces complices sont des compagnes pour l’héroïne : le rôle social qu’elles jouent doit masquer leur fonction véritable. L’exercice est délicat : Lovelace a dû apprendre à une entremetteuse à jouer la veuve de colonel, et à des prostituées, les filles de bonne famille. Il faut en effet, selon ses termes, « mettre à l’épreuve » la résistance de Clarisse, l’amener à accepter le mariage, voire un commerce libre qui serait une victoire sur sa famille. Le recours à la brutalité marquera donc l’échec de ce projet. Surtout, ce viol nous mène au cœur du roman tout en résistant à l’expression romanesque20. Le récit en est inexistant bien qu’il y ait des allusions sans équivoque que la traduction fait disparaître21. Cependant, même dans le texte anglais, ce qui est rapporté du viol de l’héroïne tourne surtout autour de l’événement, qui est préalablement annoncé par toute une série d’événements et ultérieurement repris par des épisodes qui valent pour lui. Ces événements, comme le viol lui-même sont directement liés à la dynamique de la fuite : ils sont suivis par des évasions ou des tentatives de fuite de la jeune fille. Cette inscription dans l’espace du roman invite à parler, avant même le viol, de violations de l’espace22. Pourtant, « échappée », comme elle le dit elle-même, Clarisse ne saurait « réchapper » à Lovelace23. La fuite ne permet en aucun cas de préserver le corps des agressions, à peine à les différer. Il faut donc autre chose pour que le corps, agressé, continue à incarner la vertu : c’est le rôle dévolu aux deux spectaculaires menaces de suicide. Si Lovelace ne commet que tardivement le viol, il n’en tente pas moins plusieurs fois de triompher de Clarisse. Lors de ce que les personnages eux-
20. Le terme « rape » est bien utilisé dans ce sens et s’agissant de Clarisse mais dans une lettre omise par Prévost (CH1985, l. 515, p. 1439). 21. Voir l’explication de Clarisse à Lady Lawrence, la tante de Lovelace : « I was first robbed of my senses ; and then (why should I seek to conceal that disgrace from others, which I cannot hide from myself ?) of my honour » (CH1985, l. 306, p. 985), l’explication de Clarisse à Anne Howe : « death was withheld from me. That would have been too great a mercy » suivi d’un blanc typographique (CH1985, l. 314, p. 1011), le semi-aveu de Lovelace à sa famille : « Supposing (as in the present case) a rape » (CH1985, l. 515, p. 1439). Certains épisodes renvoient également au viol de façon allégorique, comme le rêve de Clarisse d’une femme dévorée par le lion qu’elle avait nourri (CH1985, Paper III, p. 891). 22. J’emprunte cette expression au titre d’un chapitre de Simon Varey, « Richardson and the violation of Space », 1990, p. 181-199. 23. Prévost, l. 270. La distinction renforce la formulation du texte anglais : « Once more have I escaped – but, alas ! I, my best self, have not escaped ! » (CH1985, l. 295, p. 974).
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mêmes nomment rétrospectivement la « fire scene24 », un incendie se serait déclaré au cours de la nuit chez Mme Sinclair et Dorcas, la servante attachée au service de Clarisse, donne l’alerte à toute la maison ; elle se précipite avec affolement vers la chambre de sa maîtresse, selon ce que Lovelace raconte à Belford. Comme en écho à ceux de la fuite, les cris et les coups à la porte de la chambre suscitent la terreur de la jeune fille et la forcent littéralement à ouvrir25. De l’ouïe, on passe immédiatement à la vue et une première description précise l’habillement de la jeune fille. Le spectacle de Clarisse et le désir de Lovelace est plus marqué dans le texte anglais26 mais dans les deux cas, on glisse ensuite de la vue au toucher, particulièrement développé dans le récit de Lovelace. Celui-ci présente en effet son comportement comme motivé par un amour de type courtois qui le fait venir à l’aide d’une jeune fille en détresse mais ses scrupules quant au rhume éventuel de Clarisse, trop dénudée, révèlent cependant toute l’ironie du discours et les « caresses passionnées » accompagnant les mots de réconfort dévoilent le véritable motif du libertin. La « distance » à laquelle Clarisse a tenu Lovelace depuis le début du roman laisse place au contact. Richardson prête à son épistolier un style qui restitue la sensation alors que Prévost explicite la nature de cette sensation : ici par exemple « I could even distinguish her dear heart flutter, flutter, flutter, against mine », où la répétition du verbe rend compte dans le texte même de la pulsation cardiaque, est traduit par « Je distinguais jusqu’aux battements de son cœur27 ». Dès lors, la confrontation des deux personnages est rythmée par la même alternance du désir de Lovelace et de la répugnance de Clarisse. Enfin, devant l’insistance du libertin et l’inefficacité de ses propres suppliques, la jeune fille menace de se suicider si Lovelace ne quitte pas sa chambre. Cette scène annonce l’autre menace de suicide dont elle est une version avortée : les ciseaux sont une arme de fortune et Clarisse ne parvient même pas à s’en saisir28. C’est que là n’était pas encore l’essentiel. 24. CH1985, l. 391, p. 1177 ; « scène de l’incendie » ou « scène du feu » chez Prévost (CH1999, l. 313, vol. II, p. 524). 25. CH1985, l. 225, p. 723 ; Prévost, l. 216. 26. « I beheld », « j’aperçus », est omis par Prévost et « lovely bosom », « adorable poitrine », n’est rendu que par « sein », terme du vocabulaire classique (CH1985, l. 225, p. 723 ; Prévost, l. 216). 27. CH1985, l. 225, p. 723-724 ; Prévost, l. 216. 28. Ces ciseaux ne sont cependant pas insignifiants. Par exemple, quand Diderot évoque le roman de Richardson, il imagine une lutte ouverte entre Anne Howe et Lovelace : « Ces deux êtres-là se seroient donné du fil à retordre. Un beau jour, Lovelace auroit fait l’insolent, et miss Howe lui auroit arraché la peau du visage avec ses ongles, et peut-être crevé un œil avec la pointe de ses ciseaux » (Denis Diderot, « 22 septembre 1761 », Lettres à Sophie Volland [1930], 1978, l. LXI, t. II, p. 29). Instrument tourné contre elle-même dans les mains de Clarisse, les ciseaux se transforment en arme contre Lovelace dans celles de l’énergique Miss Howe. La confrontation est hautement sexualisée : le viol de Clarisse par Lovelace se retourne en aveuglement du libertin par Anne Howe, aveuglement qui renvoie ici à l’angoisse de la castration.
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Au moment même où la menace de suicide échoue, Clarisse agit sur Lovelace de façon plus efficace par le spectacle de son corps dénudé par la lutte. Cet épisode suggestif donne lieu à une description. Clarisse fait ici doublement tableau. Le spectacle pathétique, sur lequel elle entendait jouer, échoue au bénéfice du tableau érotique qu’elle constitue malgré elle29 : le contact l’emporte encore sur la vue dans le texte anglais. Le tableau féminin procède chez Richardson par déconstruction du blason : l’éparpillement des « beautés » correspond à la succession des baisers tandis que le regard vient rassembler le tout dans un deuxième temps ; chez Prévost, l’ajout inaugural du « spectacle » restaure en revanche le blason visuel, cadre traditionnel de la description du corps féminin dans la poésie depuis Pétrarque et mis à mal par la logique érotique, sensible et tactile, du texte anglais. De fait, une telle description, exceptionnelle dans le roman de Richardson, pose problème. Les personnages eux-mêmes se font l’écho de l’indécence de la scène30 qui a également choqué les lecteurs du roman : évoquée comme une description enflammée, la scène du feu risque d’« embraser » littéralement le lecteur31. Les critiques ont été suffisamment importantes pour que Richardson cherchât à se justifier32 sans dire néanmoins pourquoi il choisit de confier au jeune homme le récit le plus développé de cet épisode alors qu’il a mis en scène en de multiples occasions la terreur de Clarisse à travers des lettres de l’héroïne ;
29. « Wicked wretch ! – insolent villain ! – Yes, she called me insolent villain, although so much on my power ! And for what ? – only for kissing (with passion indeed) her inimitable neck, her lips, her cheeks, her forehead, and her streaming eyes, as this assemblage of beauties offered itself at once to my ravished sight » (CH1985, l. 225, p. 725). « Insolent ! Misérable ! Infâme !... s’est-elle écriée tout d’un coup. Oui, elle a eu l’audace de m’appeller infâme, quoique livrée actuellement à mon pouvoir. Et pourquoi ? Parce que ne pouvant résister au charmant spectacle que j’avois devant les yeux, j’ai saisi sa tête de mes deux mains, et dans le même transport j’ai baisé successivement son cou, ses lèvres, ses joues, son front et ses yeux baignés de larmes, à mesure que cet assemblage de beautés s’offroit à ma vue » (Prévost, l. 216, p. 373). 30. Voir par exemple la réaction de Clarisse elle-même, dans le récit qu’elle fait à Miss Howe après sa fuite (CH1985, l. 230, p. 756). Belford, destinataire initial de la lettre de Lovelace, lorsqu’il accepte de la communiquer à Clarisse à la fin du roman, ne supprime que ce passage-là, en donnant au passage à la scène le nom qui lui restera (« The warm description of her person in the fire scene, as I may call it, I have omitted », CH1985, l. 391, p. 1177 ; Prévost, l. 313). 31. « Clarissa’s Charms are all displayed before our Eyes, her lovely naked Bosom, and fine turn’d Limbs, exposed in the Struggling. – We can hardly avoid being fired with the warm Description : And imagine with Lovelace, that he might hurt the tenderest and loveliest of all her Beauties » (Francis Plummer, A Candid Examination of the History of Sir Charles Grandisson, 1755, cité par Thomas Keymer (éd.), Samuel Richardson’s Published Commentary on “Clarissa” (1747-1765), 1990, vol. I, p. 122). 32. Le titre même de sa réponse, Answer to the Letter of a Very Reverend and Worthy Gentleman, Objecting the Warmth of a Particular Scene in the History of Clarissa mentionne de façon périphrastique la description de Clarisse (cité par Thomas Keymer (éd.), id., p. 129-139).
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c’est la conjonction du projet de Lovelace et de son échec qui ferait l’intérêt, moral, de la scène, davantage que la description de Clarisse. C’est à voir33… Pourtant, cette série d’événements s’achève sur la fuite de Clarisse. Il s’agit bien sûr de préserver encore la vertu du personnage féminin en insistant sur sa résistance mais aussi de servir une logique poétique : par la séparation totale des protagonistes, le retardement de la consommation sexuelle est seul à même de relancer le roman. Clarisse est retrouvée à Hampstead par Lovelace qui prétend la mettre sous la protection de sa propre famille. Il la contraint cependant à faire halte chez Mme Sinclair où son angoisse est somatisée de la façon la plus spectaculaire par l’héroïne : frénétique, elle s’écroule « comme s’il s’étoit fait une dissolution dans ses jointures34 ». La brutalité n’est plus seulement annoncée, elle est comme anticipée. La lettre suivante date de fait du lendemain matin ; dans l’intervalle, le viol a été perpétré. Un simple billet de Lovelace dit en une ligne : And now, Belford, I can go no farther. The affair is over. Clarissa lives. And I am Your humble servant, R. Lovelace [Filet] The whole of this black transaction is given by the injured lady to Miss Howe, in her subsequent letters, dated Thursday July 6. To which the reader is referred. [Filet]35
Le dispositif textuel se combine au discours pour évoquer un acte qui ne saurait se raconter. Le viol vient en outre interrompre la communication entre les personnages. D’une part, Clarisse est stupéfaite et silencieuse. D’autre part, elle ne communique plus avec Lovelace. Avant le viol, l’emprisonnement de Clarisse était toujours environné d’une fiction qui en masquait la réalité ; après, l’illusion ne peut plus durer. Le mot de « prison » devient explicite pour désigner la maison de Mme Sinclair et désormais, la brutalité de Lovelace s’exerce sans fard. Le libertin veut posséder Clarisse consciente, comme une « dernière épreuve » qui repousse
33. Les illustrateurs s’emparent de fait de cette scène spectaculaire dans tous les sens du terme. Wale et Stothard prêtent encore à Clarisse le geste canonique de la main ouverte pour lui faire manifester son refus. 34. « For here, just now, having sent in the above note by Dorcas, out came my beloved with it in her hand : in a fit of frenzy ! – True, by my soul ! […] I raised her : but down she sunk, as if quite disjointed » (CH1985, l. 256, p. 880-881). « Frénésie » traduit « frenzy » chez Prévost (Prévost, l. 245, p. 418). 35. CH1985, l. 257, p. 883. Les expressions « I can go no farther » et « it’s over » sont récurrentes au sujet du viol dans le roman. La traduction ne donne que le texte de Lovelace : « Ma foi ! Belford, je n’ai plus rien à prétendre. Mes grandes vues sont remplies. Clarisse est vivante, et je suis ton très-humble serviteur, Lovelace » (Prévost, l. 246, p. 427).
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la limite que semblait constituer le viol36. Il monte avec ses complices une intrigue pour mettre Clarisse en position d’accusée : il feint de découvrir qu’elle a voulu soudoyer Dorcas et ameute toute la maison en jouant son rôle d’homme furibond37. Clarisse s’enferme dans sa chambre, provoquant l’exaspération des libertins. La propriétaire de la maison est prête à faire enfoncer ses propres portes pour aller la chercher : il s’agit de la faire comparaître devant ses juges, de gré ou de force. C’est le moment que Clarisse choisit pour venir d’elle-même. Il y a du coup de théâtre dans cette entrée, pourtant attendue, voire provoquée. L’arrivée de l’héroïne qui défie volontairement ses accusateurs infléchit leur plan car elle ne vient pas en victime mais en triomphatrice. Là encore, le spectacle visuel se substitue aux discours. De façon symptomatique les paroles de l’ensemble des personnages d’abord impossibles puis la menace de suicide de Clarisse et sa détermination suspendent tout dialogue. Venue défier ses adversaires, l’héroïne n’a rien à leur dire et ne veut que leur en imposer38. Les paroles sont interrompues, les mots de Lovelace « entrecoupés » et la prière que l’on prête à Clarisse est « secrète ». Elle ne laisse plus voir que le « blanc » de ses yeux, indice d’un regard d’aveugle, et s’aperçoit presque par hasard que Lovelace s’est éloigné. Le spectacle est donc à sens unique : il est celui que constitue Clarisse pour ses adversaires, celui de l’innocence pour le vice. Avec la sortie triomphale de l’héroïne et la retraite du libertin dans sa propre chambre, la situation s’est totalement inversée et s’achève « The history of the Lady and the Penknife39 » (fig. 5 et 6). Cette seconde menace de suicide de Clarisse constitue un sujet d’estampe dans toutes les séries que j’ai mentionnées, à l’exception de celle d’après Wale. L’illustration d’après Pasquier représente une pièce dont la configuration est curieuse par rapport à celle, particulièrement simple, des autres illustrations de la série de 1751. Le suicide est imminent et la menace à son apogée. On reconnaît en effet Clarisse, debout à droite, Lovelace à genoux au centre et trois femmes debout à gauche, Mme Sinclair et ses deux « nièces ». À la surface de l’image, la partie gauche est tenue par Lovelace et ses complices tandis que la position de Clarisse, à droite et à 36. « Enough, sayest thou, have I tried thi paragon of virtue. Not so ; for I have not tried heer at all – All I have been doing is but preparation of a trial » (CH1985, l. 223, p. 719). « Tu ajoutes que “je n’ai que trop éprouvé ce modèle de vertu”. Erreur, car je n’ai pas encore commencé à l’éprouver » (Prévost, l. 214, p. 353). 37. CH1985, l. 281, p. 946 (Prévost, l. 259). 38. « J’ai fait un mouvement pour m’approcher d’elle. Elle s’est retirée jusqu’au mur, contre lequel elle s’est appuyé le dos, tenant la pointe du canif sur son sein, qui paroissoit y toucher en se soulevant » (Prévost, l. 259, p. 478). 39. CH1985, p. 951-952. « L’histoire de la dame incomparable et du canif » (Prévost, l. 259).
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la verticale de l’arête du mur, est soulignée par l’opposition entre les deux pans de mur ; cette dernière est par ailleurs placée entre les deux chaises. Le rayon de lumière conduit le regard sur son geste, son bras replié et le couteau qu’elle porte à sa poitrine. Dans la profondeur de l’image, l’espace dans lequel se situe la confrontation, compris entre la porte et la chaise au premier plan à droite, est délimité par le tapis. Comme Lovelace est à genoux, il est représenté en outre encore plus petit que ne le veut sa place ; il ménage ainsi un vide entre Clarisse et les femmes qui semblent s’affronter. L’arête du mur vient bloquer l’héroïne qui ne peut plus reculer mais les autres personnages ne s’apprêtent pas à intervenir. Leurs gestes manifestent avant tout leur émotion. Un décentrement s’effectue par l’intermédiaire des spectateurs et des objets : la scène est autant celle que constituent Lovelace et ses complices entourant Clarisse que le spectacle de la jeune fille elle-même, sur le point de se suicider. La mise en scène de Stothard est beaucoup plus dramatique que celle de Pasquier. Clarisse est mise en évidence, au milieu des autres personnages cette fois ; vêtue de blanc dans une pièce sombre, elle est la seule à être debout, les bras levés, la main gauche ouverte comme pour implorer le ciel, la main droite fermée sur le couteau. Cette opposition est renforcée par Chodowiecki, qui recourt à des contrastes très marqués. Par exemple, le plateau de la table, fortement éclairé, est totalement blanc, tandis que son ombre portée forme un trapèze noir sur le sol. Clarisse est à droite, dos au mur, et fait face aux trois femmes et à Lovelace. Elle porte le couteau à sa poitrine et semble sur le point de l’y enfoncer tandis que son visage est levé vers le ciel ; les trois femmes détournent le regard et leur complice, agenouillé, baisse la tête. Clarisse est éclairée par les flambeaux comme une actrice par les feux de la rampe ; son ombre est projetée sur le mur derrière elle. Pourtant, plus encore que chez Stothard, personne ne regarde personne ; le spectacle est donné pour le lecteur-spectateur de l’estampe. L’attitude de Clarisse fait d’elle une « autre Lucrèce », pour reprendre ses propres termes40 ; or les représentations de la vertueuse romaine sont très nombreuses, mais ce sont souvent des portraits qui la montrent au moment de son suicide, comme une allégorie de la vertu et rarement
40. Nous empruntons cette expression au roman lui-même (CH1985, l. 222, p. 710 ; Prévost, l. 213). Ian Donaldson, dans son étude sur le mythe de Lucrèce, a également utilisé cette citation comme intitulé du chapitre entier qu’il consacre à Clarissa, or The History of a Young Lady (Ian Donaldson, The Rapes of Lucretia, A Myth and its Transformations, 1982).
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avec des spectateurs41. Les représentations narratives42 ne se rencontrent guère dans l’illustration du XVIIIe siècle : chaque estampe illustre un moment du texte et, quand elle synthétise plusieurs moments, elle le fait sans incohérence spatiale, dans le cadre d’une seule image. En revanche, deux estampes peuvent constituer une séquence continue. Il est intéressant que les deux scènes de l’histoire de Lucrèce puissent évoquer deux scènes illustrées du roman de Richardson : la scène de l’agression de Lucrèce par Tarquin renvoie à l’intrusion de Lovelace dans la chambre de Clarisse, avant sa fuite, et le suicide de la Romaine à la menace de suicide de Clarisse que nous venons d’analyser. Ce couple d’estampes existe dans la série d’après Pasquier, dans celles de Chodowiecki de 1785 et de 1796. Pourtant, à la différence de Lucrèce, Clarisse n’accomplit pas son geste : on peut invoquer l’interdit religieux pour expliquer sa réticence, et de fait l’héroïne de Richardson va se consacrer à la préparation mystique de sa mort, mais au moment de la menace tout était sur le point de basculer. C’est surtout la logique romanesque qui suspend le geste de Clarisse : encore une fois, un événement est à la fois annoncé et différé dans le roman qui joue sur tous les plans. Suspendre la scène du suicide empruntée à l’Antiquité profane, c’est pouvoir développer encore la scène chrétienne de la « belle mort » qui doit racheter les fautes du personnage, et retirer malgré tout le bénéfice poétique du suicide : le corps de Clarisse peut encore servir à la machine romanesque. Vers la mort de Clarisse. Un corps entre cercueil et Ciel Après l’enlèvement et le viol, la mort constitue la dernière étape du destin romanesque de Clarisse. Mais bien que son décès permette d’une certaine façon son retour chez ses parents, la boucle narrative et spatiale n’est rendue possible que par un changement radical de perspective et de niveau du rapport au corps. Ce déplacement correspond à une évolution mystique qu’indiquent la multiplication des références religieuses et le développement du paradigme chrétien. Clarisse jugée par sa famille au début du roman pouvait renvoyer rétrospectivement au Christ devant Pilate, son arrestation pour dettes à la sortie de l’église peut évoquer celle du Christ aux Oliviers ;
41. Lucas Cranach, Lucrèce, vers 1530 (Alte Pinakothek, Munich) ; Rembrandt, 1664 (National Gallery, Washington). 42. Je pense notamment à la fresque de Botticelli (Histoire de Lucrèce, 1500, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum), mais aussi à l’estampe anonyme qui orne l’édition de 1674 de Historische Chronik de J. L. Gottfried, citée par Ian Donaldson.
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avec son Assomption rêvée par Lovelace et sa quasi Dormition, la référence devient plus nette encore43. Ce changement coïncide avec le passage définitif à un corps souffrant mais passif. Le mouvement erratique et vain, mais qui fondait la vertu de l’héroïne jusque-là, laisse place à l’abandon, nouveau signe de cette vertu. La description s’impose dès lors davantage ; elle est le support d’une contemplation non plus érotique mais morale, voire mystique non seulement parce qu’il ne s’agit plus des mêmes personnages, Lovelace n’ayant plus accès à Clarisse, mais parce que le rapport au corps de cette dernière se modifie. Ainsi Belford, ancien complice libertin qui avait déjà pris fait et cause pour Clarisse, notamment depuis le viol, est définitivement converti par la vision de l’héroïne abandonnée dans la prison où elle est retenue pour ses dettes supposées. Son corps est enfin directement associé au cercueil dans une série d’épisodes. Succédant à la scène où Belford découvre Clarisse dans sa prison, les retrouvailles de l’héroïne avec le colonel Morden, son cousin et tuteur rentré d’Italie où il était depuis le début du roman, mettent en œuvre tous ces éléments. Après avoir tenté en vain d’attendrir la famille Harlove44, il est appelé par Belford au chevet de la jeune fille, qui est malade au point que son médecin pense qu’elle peut mourir dans la journée. Clarisse se repose sous la surveillance d’une garde et de la maternelle Mme Lovick sur le sein de laquelle elle s’est assoupie. Morden, qui a quitté sa cousine quand elle avait douze ans, voudrait la voir au plus vite45. À condition de prendre des « précautions », l’assoupissement de Clarisse n’est pas un obstacle au spectacle de son corps ; au contraire, Morden veut profiter de ce moment où sa cousine est inconsciente pour la contempler à loisir. Le regard associe ici spectacle et dissimulation. Morden se cache dans le dos de Clarisse afin de la voir sans être vu. Il s’agit de ne pas causer de choc à cette dernière mais aussi, de façon plus implicite, de surprendre un spectacle qu’elle dissimulerait si elle était prévenue d’une telle visite : ce que Morden veut voir, non sans une certaine curiosité morbide, c’est l’effet de la maladie sur sa cousine, dont la beauté était prometteuse46. 43. CH1985, l. 417, p. 1218 (Prévost, l. 327). Sur l’Assomption de Clarisse, voir Margaret-Ann Doody, A Natural Passion : A Study of the Novels of Samuel Richardson, 1974, p. 234-236. 44. CH1985, l. 459, p. 1321-1328 (lettre supprimée par Prévost). 45. CH1985, l. 474, p. 1351 (Prévost, l. 342). 46. « She gave promises of being one of the finest women in England » disait Morden ; « She was so, a very few months ago » répond Belford (CH1985, l. 474, p. 1351). « Elle promettoit d’être quelque jour une des plus belles femmes d’Angleterre », ce à quoi Belford répond ici, s’adaptant à la réception européenne de l’œuvre : « peu de mois auparavant, peut-être étoit-elle la plus belle femme de l’Europe » (Prévost, l. 342).
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Ce désir n’est pas sans rapport avec l’expression de Belford à propos de Clarisse mourante, qui parle d’elle comme d’un « aimable squelette47 ». La contemplation de la belle endormie est il est vrai récurrente dans la littérature : il s’agit souvent d’une contemplation érotique qui prélude au plaisir48 alors que la scène se veut ici touchante avant tout. Belford, qui accompagne Morden, décrit Clarisse à Lovelace telle qu’il la découvre49. Il s’agit d’un moment déjà figé dans l’histoire : la malade est assoupie et Mme Lovick n’ose bouger. Les contraires (la blancheur et la rougeur, le froid et le chaud) se cristallisent sur les deux joues contrastées du personnage50. Cette description vient prolonger celle de la prison : la « robe de satin blanc51 » établit ce lien et essaime dans l’ensemble du roman. Clarisse ne quitte plus cette tenue après le viol : elle consacre la pureté de l’héroïne et fait écho à l’allégorie mariale et aux symboles virginaux gravés sur le cercueil décrits peu auparavant52. Sans qu’il y ait identification entre Clarisse et la figure mariale, le groupe qu’elle constitue avec Mme Lovick n’est pas sans rappeler celui d’une mère à l’enfant, d’autant plus que la métaphore maternelle est explicite. En fait, l’image de la Vierge à l’enfant se superpose à celle de la pietà : Clarisse est inconsciente, dans les bras de sa compagne qui la baigne de ses pleurs. Ces deux modèles picturaux pourraient appuyer l’ambivalence du « triste spectacle » dont Morden « a joui assez longtemps53 ». Un indice va d’ailleurs rappeler la proximité de la mort et relancer le jeu de la dissimulation. Un paravent masque en effet le cercueil que Clarisse a acheté. Or, à un mouvement de sa cousine, Morden se cache derrière ce paravent et découvre le cercueil. Belford lui explique quelle est la volonté expresse de la malade au moment où elle se réveille vraiment et Morden doit rester caché. Clarisse, apprenant qu’il est dans la maison, veut se préparer à l’accueillir et lui cacher le cercueil. Par un tour de passe-passe digne de la comédie, on lui fait croire que Morden arrive par la porte sans avoir rien vu. Le corps malade, comme le cercueil avant la mort, ne peut donner lieu qu’à un spectacle par effraction et partiel54. 47. Prévost, l. 329, « Lovely skeleton » (CH1985, l. 419, p. 1231). 48. On pense bien sûr à « La Belle au bois dormant » des Contes de Perrault. Pour la réutilisation de ce motif par Marivaux dans La vie de Marianne, voir mon article : « Quand Valville rencontre Varthon. Un prince travesti ? », dans Marivaux subversif, 2003, p. 151-162. 49. CH1985, l. 474, p. 1351 ; Prévost, l. 342. 50. Cette présence simultanée, dans le sommeil ou dans l’évanouissement, des signes de la vie et de la mort accompagne le topos de la belle endormie. 51. Prévost, l. 342 ; « dressed, as I told you before, in her virgin satin white » (CH1985, l. 474, p. 1351). 52. CH1985, p. 1306-1307, l. 451 ; lettre supprimée par Prévost. 53. L’expression est de Prévost, l. 342, qui ajoute sa cheville habituelle. 54. Les illustrateurs prisent peu ce sujet ; voir malgré tout la 29e estampe d’après Stothard en 1784 et la 20e estampe de Chodowiecki en 1796.
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Lors de la maladie de l’héroïne, l’importance prise par son corps s’était déjà manifestée comme une réduction aux yeux des personnages eux-mêmes ; ainsi la périphrase « the unhappy body » par laquelle Arabelle Harlove désigne sa sœur avant même sa mort55. Clarisse, déjà, n’était plus qu’un corps passif. La fin du roman consacre le retour du corps dans la maison paternelle. Restaurée dans son intégrité, la fille perdue retrouve l’admiration unanime de sa famille. La boucle du roman, ouverte par le départ de l’héroïne, paraît ainsi se refermer. Tel est le sens des symboles placés sur le cercueil : le serpent qui se mord la queue, symbole de l’éternité mais ici aussi du retour ; la date qui est gravée est en outre celle du départ de Clarisse du château d’Harlove : tout le reste du roman devient une sorte de parenthèse niée par le retour à la maison56. De fait, après la mort de Clarisse, l’espace se réduit au cercueil ; il s’agit d’une ultime réduction qui fait coïncider l’espace avec le corps même de l’héroïne. Tout se concentre désormais sur un objet. Les Harlove veulent voir, et posséder, la dépouille de celle qu’ils avaient rejetée ; Clarisse elle-même avait préparé la dispersion de son corps en destinant par testament à ses proches préférés une boucle de ses cheveux dans une bague reliquaire ; Lovelace, surtout, a la « fantaisie » de « faire ouvrir le corps de Miss Harlove et le faire embaumer57 ». Ce motif du corps « ouvert », outre la fascination qu’il révèle pour le mystère que constitue le corps féminin58, est le point d’aboutissement indépassable de la poursuite du corps de l’héroïne. Devenu relique, ce corps conserve une place capitale mais partagé, dispersé, il continue à ne pas appartenir à un seul et ce, plus que jamais : il devient le support de la légende, à même de disculper enfin Clarisse et de servir le culte de sa vertu59. La vertu est centrale dans le roman de Richardson. Le mot et le thème reviennent sans cesse dans le discours des personnages. En tant que sujet, la vertu donne en effet lieu au discours moral, extrêmement développé
55. CH1985, l. 352, p. 1109 ; lettre omise par Prévost. 56. « My father’s house » donne lieu à un jeu de mots de Clarisse dans la lettre ultime qu’elle adresse à Lovelace, l’expression renvoie à Harlowe Place pour son destinataire alors qu’elle a un sens mystique pour l’épistolière (CH1985, l. 421.1, p. 1233 ; Prévost, lettre incluse dans la l. 330). 57. Prévost l. 354 et l. 355 ; « to have the lady opened and embalmed » (CH1985, l. 496, p. 1382 ; voir aussi, l. 497, p. 1383-1384). 58. Sur ce motif, voir Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté (L’image ouvrante 1), 1999. 59. Un lien s’établit entre le corps de Clarisse et sa correspondance, qui n’est pas une simple métaphore, les dernières lettres étant rédigées sur son cercueil. Clarissa, or The History of a Young Lady s’inscrirait en ce sens parfaitement dans la logique étudiée par Anne Deneys-Tunney, Écritures du corps de Descartes à Laclos, 1992.
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dans le texte. Il me semble pourtant que ce discours ne suffit pas à rendre compte de ce rôle dans le roman. D’une part, ce discours est appuyé par le geste, mais on est encore alors dans un cadre rhétorique dans la mesure où l’un et l’autre expriment la vertu. D’autre part et surtout, la parole s’avère souvent déceptive, voire inefficace ; enfin, le discours moral doit être soutenu par l’action s’il ne veut pas être un « simple » discours justement. Aussi, en proposant deux centres à ce roman, « suis-je conduit à établir une équivalence et une équation à trois termes : Clarisse, son corps, sa vertu. Ce que Clarisse appelle sa vertu ne passe pas par le seul discours ; cette vertu me semble matérialisée par les postures du personnage au moins autant qu’elle est exprimée par ses prises de position. Ce sont donc les conflits autour de son corps, cette confrontation du désir et du refus, qui mettent à la fois à l’épreuve et en évidence sa vertu. Ce corps, enlevé mais échappant à toute véritable emprise, avili mais s’imposant moralement dans les épreuves, mort enfin mais quasi glorieux, reste insaisissable, toujours menacé et toujours préservé ; son parcours permet non plus d’exprimer mais de manifester la vertu de l’héroïne. Benoît Tane Université de Toulouse – Le Mirail
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Textes cités Albrecht Dürer, Œuvre gravé, Paris, Musée du Petit Palais, 1996 [catalogue rédigé par Sophie Renouard de Bussierre]. Deneys-Tunney, Anne, Écritures du corps de Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992. Diderot, Denis Lettres à Sophie Volland, Paris, Éditions d’aujourd’hui, 1978 [1930] [éd. André Babelon]. Didi-Huberman, Georges, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté (L’image ouvrante 1), Paris, Gallimard, 1999. Donaldson, Ian, The Rapes of Lucretia, A Myth and its Transformations, Oxford, Clarendon Press, 1982. Doody, Margaret-Ann, A Natural Passion : A Study of the Novels of Samuel Richardson, Oxford, Clarendon Press, 1974. Keymer, Thomas (éd.), Samuel Richardson’s Published Commentary on Clarissa (1747-1765), Londres, Pickering and Chatto, 1990, vol. I. Ortel, Philippe (dir.), Image, discours, dispositif, Paris, L’Harmattan, 2008. Richardson, Samuel, Lettres angloises ou Histoire de Miss Clarisse Harlove, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007 [éd. Benoît Tane et Stéphane Lojkine, trad. Antoine François Prévost]. —, Lettres anglaises ou Histoire de Miss Clarisse Harlove, Paris, Desjonquères, 1999, 2 vol. [éd. Shelly Charles, trad. Antoine François Prévost]. —, Clarissa, or The History of a Young Lady, New York,Viking, 1985 [éd. Angus Ross]. Tane, Benoît, Avec figures... Roman et illustration au dix-huitième siècle – Marivaux, Richardson, Rousseau, Rétif de la Bretonne, thèse de doctorat, Montpellier, Université Paul-Valéry, 2004. —, « Quand Valville rencontre Varthon. Un prince travesti ? », Franck Salaün, Marivaux subversif, Paris, Desjonquères, 2003, p. 151-162. Varey, Simon, « Richardson and the violation of Space », Space and the EighteenthCentury English Novel, Cambridge Studies in Eighteenth-Century English Literature and Thought, Cambridge University Press, no 7 (1990), p. 181199. Utpictura18, http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/UtpicturaServeur/Resultats.php (consulté le 9 mai 2008).
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Figure 1 : Isaac Taylor (1730-1807) d’après Samuel Wale (1721-1786), Lovelace enlève Clarisse, gravure à l’eau-forte, 12,6 x 7,7 cm, dans Samuel Richardson, Clarissa, Londres, J. Rivington, 1768, Toulouse, Bibliothèque municipale.
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Figure 2 : Charles de Beauvais (1730-1780) d’après Charles Eisen (1720-1778), Lovelace enlève Clarisse, gravure à l’eau-forte, 12,6 x 7,7 cm, dans Samuel Richardson, Histoire de Miss Clarisse Harlove, Paris, Nourse, 1751, collection particulière.
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Figure 3 : Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), Lovelace enlève Clarisse, gravure à l’eau-forte, dans Samuel Richardson, Clarisse Harlowe, Genève, Paris, Barde/Mérigot, 1785, Lunel, Bibliothèque municipale, Fonds Médard.
Le corps romanesque
Figure 4 : Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), Proposition de mariage du ravisseur, 1780, gravure à l’eau-forte, 8,2 x 4,6 cm, collection particulière.
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Figure 5 : Louis Legrand (1723-1807) d’après Jacques Jean Pasquier (?-1785), Clarisse menace de se suicider, gravure à l’eau-forte, 13 x 8,3 cm, dans Samuel Richardson, Histoire de Miss Clarisse Harlove, Paris, Nourse, 1751, collection particulière.
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Figure 6 : Daniel-Nicolas Chodowiecki (1726-1801), gravure à l’eau-forte, dans Samuel Richardson, Clarisse Harlowe, Genève, Paris, Barde/Mérigot, 1785, Lunel, Bibliothèque municipale, Fonds Médard.
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Le corps équivoque dans quelques romans de femmes du XVIIIe siècle
Comment parler du corps écrit dans le roman du XVIIIe siècle ? Dans Écritures du corps de Descartes à Laclos, Anne Deneys-Tunney rappelait qu’au XVIIIe siècle « on est passé d’une conception anatomique (cartésienne) du corps à une conception physiologique où le corps est désormais dominé par la sensation » et que « le corps – dans les romans – se met à investir les sentiments, la sociabilité, et surtout le langage, le discours : le corps devient éloquent1 ». Le corps ainsi individualisé deviendrait le site même du sentiment et du langage, de la connaissance. Deneys-Tunney écrit : Désormais, ce n’est plus le cogito qui sait, mais le “sentiment”, cette zone d’ombre qui émerge progressivement à la lumière, et qui est comme le lieu où le corps advient à la conscience, ou le corps devient savoir, un savoir instinctif et donc vrai2.
Mais la représentation romanesque de cette accession du corps à la sensibilité, à la parole, au savoir ne privilégie-t-elle pas bien souvent le corps masculin ? L’étude de Deneys-Tunney se concentre par exemple sur quatre romans écrits par des hommes et dans lesquels le corps sensible, sujet désirant, reste en général le corps masculin, alors que le corps objet du désir et de l’écriture est avant tout le corps féminin, chacun restant finalement « à sa place », impasse irréductible ? Les écritures de femmes ont-elles quelque chose à nous dire sur cette question ? Si oui, comment représentent-elles cette impasse et tentent-elles de la surmonter ? Plusieurs études portant sur la « sensibilisation/féminisation » des personnages masculins, en particulier dans la période de transition entre les Lumières et le romantisme, ont informé ma lecture. Abigail Solomon Godeau a analysé les deux paradigmes concurrents-complémentaires de la masculinité – celui de la masculinité héroïque que l’on trouve dans le Serment des Horaces de David, et celui du jeune éphèbe androgyne3 – tels qu’ils réapparaissent 1. Anne Deneys-Tunney, Écritures du corps de Descartes à Laclos, 1992, p. 22. 2. Ibid. 3. Un bon exemple de cette masculinité « féminisée » représentée dans la peinture néoclassique est Le sommeil d’Endymion de Girodet, 1791.
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dans la peinture néoclassique dans les décades avant et juste après la Révolution4. Selon elle, la tendance à la « féminisation » du corps masculin réapparaît régulièrement au cours de l’histoire, notamment dans l’art grec, l’art néoclassique, et… aujourd’hui5. Elle ne dénoterait pas une accession des femmes au pouvoir et à la parole, mais au contraire un moyen de réduire la peur du féminin en l’incorporant au masculin, justifiant ainsi l’exclusion des femmes de la vie sociale et politique. Cette analyse est d’autant plus pertinente si on replace l’art néo-classique dans le contexte de la Révolution et de la question de la participation des femmes à la vie publique. Dans le domaine littéraire mais dans une perspective très proche, Claudia Johnson, dans son Equivocal beings6 montre comment dans le roman sentimental anglais des années 1790, l’idéal de l’homme sentimental7 développé tout au long du XVIIIe siècle, se révèle comme ayant en fait justifié une plus grande aliénation des femmes, car l’incorporation des attributs traditionnellement « féminins » au paradigme du « masculin », a en fait servi à reléguer la femme à la non existence littéraire, sociale et politique. Johnson analyse des romans de Wollstonecraft, Radcliffe, Burney et Austen pour montrer comment ces auteurs comprennent le personnage « sentimental » et le mettent plus ou moins en question dans leur écriture en créant des personnages masculins et féminins à la sexualité « équivoque », terme que j’emprunte ici à Johnson et qu’elle a elle-même emprunté à Wollstonecraft8. Dans le contexte plus modeste de cette lecture, où j’éviterai d’aligner l’œuvre avec la biographie de l’écrivaine9, j’observerai les représentations du corps sensible des personnages masculins et féminins écrits dans quelques 4. Abigail Solomon-Godeau, Male Trouble. A Crisis in Representation, 1997. 5. À cet égard il est intéressant que Girodet soit « redécouvert » au début du XXIe siècle, qu’il soit le sujet d’une exposition itinérante importante au Musée du Louvre à Paris, au Metropolitan Museum of Art à New York, Chicago et au Musée des Beaux-arts de Montréal entre 2005 et 2007, et qu’il fasse l’objet d’un article de Michael Kimmelman dans le NY Times intitulé « Girodet Has His Comeback Moment at the Met » (26 mai 2006). 6. Claudia Johnson, Equivocal Beings. Politics, Gender, and Sentimentality in the 1790s, 1995. 7. Selon Claudia Johnson, ibid., p. 4-5, cet idéal, lié à un profond conservatisme politique, est exemplifié par Burke, en particulier dans ses Reflexions on the Revolution in France (1790s). 8. Mary Wollstonecraft a utilisé le terme de manière extrêmement négative dans A Vindication of the Rights of Woman pour qualifier les homosexuels auxquels les « hommes sentimentaux » allaient bientôt « rendre visite » (Claudia Johnson, id., p. 11). 9. Comme Elizabeth Heckendorn Cook, « Going Public : The Letter and the Contract in Fanni Butlerd », Epistolary Bodies. Gender and Genre in the 18th Century Republic of Letters, 1996, p. 115, 139), je déplore la réinscription moderne des écrits de femmes dans le domaine du « privé » : la critique en effet a souvent tendance à chercher le sens de l’œuvre dans la biographie de l’écrivaine. Selon Heckendorn Cook, ce genre de critique perpétue la distinction entre sphère publique et sphère privée instituée pendant les Lumières et qui a en fait renforcé la marginalisation des femmes écrivaines et leur exclusion du canon littéraire.
Le corps équivoque dans quelques romans de femmes
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romans de femmes, en particulier les romans de celles qui mettent en texte une forte ambiguïté ou « équivoque » sexuelle. Le repérage des ces moments du récit dans lesquels le corps et la sexualité semblent échapper à la dualité masculin/féminin devrait nous permettre de mettre à jour, dans ces écritures féminines « éclairées », un questionnement des paradigmes de la masculinité et de la féminité qui dominent les discours de leur temps, et qui justifient dans une soi-disant « nature » la répartition de rôles sociaux distincts – public versus privé – entre les hommes et les femmes. Ce repérage fera peut-être également apparaître des variations dans ces représentations au fil du siècle, liées aux pratiques sociales et aux idéologies d’une société en évolution. Les Mémoires du comte de Comminge de Mme de Tencin (1735) : le corps travesti
Publié en 1735, ce roman mémoire dans la tradition de l’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) raconte les amours malheureuses du jeune comte de Comminge et d’Adélaïde de Lussan. Le jeune narrateur est tombé amoureux d’Adélaïde, fille d’un cousin détesté de son père. Pour protéger la femme qu’il aime, il a brûlé les papiers qui auraient dépossédé le cousin en faveur de son père. Lorsque celui-ci l’apprend, il fait enfermer le jeune homme. Adélaïde, pour le faire libérer, se marie avec M. de Bénavides, personnage détestable et jaloux. Comminge essaie de revoir Adélaïde contre sa volonté et est surpris à ses genoux par le mari jaloux qui tente de tuer sa femme. Après un duel au cours duquel le mari est gravement blessé, Adélaïde est enfermée puis donnée pour morte par son mari. Le jeune comte se retire alors dans un couvent pour s’abandonner à sa douleur. On découvre finalement de la bouche d’un moine mourant qui n’est autre qu’Adélaïde, qu’à la mort de son mari, elle s’est travestie en homme pour s’enfuir et a rejoint le comte sans qu’il le sache en prenant l’habit de moine dans son couvent. Ce roman paru sous l’anonymat se place d’emblée dans l’équivoque sexuelle, puisque l’auteur s’y est travestie en narrateur masculin, mais surtout parce que ce narrateur semble destiné dès le début de l’histoire à transgresser la loi du père en brûlant sans hésiter les titres qui garantiraient le triomphe de celui-ci. Et en cela le « déguisement » du comte sous une fausse identité lorsque son père l’envoie chercher les documents qui vont ruiner la famille de son cousin est très intéressant car il suggère que l’amour-passion ne peut naître qu’en dehors du nom et de la loi du père. Dans ce court roman, la fonction de l’écriture est littéralement de ressasser la douleur du narrateur, de renouveler le sentiment amoureux en l’absence de l’être aimé et de sublimer l’amour. Les Mémoires s’ouvrent sur
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ces lignes : « Je n’ai d’autre dessein en écrivant ces Mémoires de ma vie que de rappeler les plus petites circonstances de mes malheurs, et de les graver, encore s’il est possible, plus profondément dans mon souvenir10 ». Le corps en larmes, souvent évoqué dans ce texte, est symptomatique de cette fonction de l’écriture qui coule comme ses larmes. Les dernières « paroles » du narrateur retiré dans un ermitage pour attendre la mort ne laissent aucun doute à ce sujet ; « je partis dès l’instant pour ce lieu ; j’y suis depuis plusieurs années, n’ayant d’autre occupation que celle de pleurer ce que j’ai perdu11 ». Et pourtant, ce corps passionné et sensible, ce corps faible et souvent passif12 d’un personnage qui semble refuser l’hégémonie masculine, reste avant tout dénoté au masculin car il incarne le pouvoir et la force du désir et du regard masculin sur l’objet féminin. En ce sens, l’écriture-larmes est également écriture-jouissance et ne peut l’être que par l’élimination, la disparition de l’autre13. Adélaïde refusant de se donner à lui sans le consentement de son père, le comte rentre chez lui et décrit ainsi son état : « mes larmes coulaient et j’y trouvais une espèce de douceur ; quand le cœur est véritablement touché, il sent du plaisir à tout ce qui prouve à lui-même sa sensibilité14 ». Et plus tard dans le couvent lorsqu’il pense qu’Adélaïde est morte : « L’affreuse solitude, le silence […], la tristesse de tous ceux qui m’environnaient me laissaient tout entier à cette douleur qui m’était devenue si chère, qui me tenait presque lieu de ce que j’avais perdu15 ». Lieu de la douleur, lieu de l’écriture-larmes, lieu du plaisir solitaire d’un narrateur dont l’auteur a marqué la prise de conscience des limites de sa « sensibilité » en lui faisant dire : « Je me reprochais […] de l’aimer plus pour moi que pour elle16 ». Au contraire, tout dans le personnage d’Adélaïde revendique une sensibilité qui la place dans un espace équivoque irréductible. Adélaïde raisonne quand le comte est perdu, elle ne se complaît pas dans les larmes, et surtout elle agit. Elle va d’abord se « déguiser » en épouse – et en subir toutes les conséquences – pour assurer la liberté de l’homme qu’elle aime.
10. Alexandrine Claude de Tencin, Mémoires de comte de Comminge, dans Romans de femmes du XVIIIe siècle, 1996, p. 21. Les citations viennent de cette édition. 11. Id., p. 56. 12. La maîtrise de son corps échappe très souvent au personnage. Il se laisse enfermer, « tombe en faiblesse » ou est au bord de la syncope et même de la mort bien plus souvent qu’un des Grieux. Voir par exemple, id., p. 33-34, lettre d’Adélaïde et p. 35, la fièvre et la maladie du comte après qu’il apprend le mariage de la jeune femme. Enfin, il « tombe en faiblesse » et frôle la mort quand il apprend la « mort » d’Adélaïde, p. 45. 13. Anne Deneys-Tunney, op. cit., p. 25. 14. Alexandrine Claude de Tencin, loc. cit., p. 31 (je souligne). 15. Id., p. 52 (je souligne). 16. Id., p. 40.
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Même dans son rôle d’épouse soumise, elle reste un personnage fort, qui a choisi de livrer son corps à un homme violent et jaloux pour ne pas renier son amour. Et Mme de Tencin renforce l’équivoque du personnage en le faisant se travestir d’abord en homme pour fuir la maison de son mari, puis, de manière permanente, en moine, pour – comble du sacrilège – retrouver la proximité du corps de l’homme qu’elle aime. Adélaïde mourante fait ainsi son examen de conscience devant les hommes de Dieu qui recueillent ses dernières paroles : Quelle était la disposition que j’apportais à vos saints exercices ? un cœur plein de passion tout occupé de ce qu’il aimait : Dieu qui voulait, en m’abandonnant à moi-même, me donner de plus en plus de raisons de m’humilier un jour devant lui, permettait sans doute ces douceurs empoisonnées que je goûtais à respirer le même air, à être dans le même lieu. Je m’attachais à tous ses pas […]. Je le suivais partout et si j’étais quelques heures sans le voir, je croyais que je ne le verrais plus17.
Comme l’ont déjà remarqué ses lecteurs modernes, l’acte de contrition du moine-Adelaïde sur son lit de mort, marqué par l’oxymore des « douceurs empoisonnées », ne convainc pas vraiment. Et nous reste bien plutôt l’image de ce corps de femme passionné qui ne vit et ne respire que pour sentir la présence physique de l’autre. Le roman de Tencin travaille à créer des personnages équivoques, entre deux. Mais le personnage d’Adélaïde frappe parce qu’il transgresse le rôle passif d’objet aimé souvent attribué dans le roman à la femme18 : Adélaïde n’est finalement ni homme ni femme, ni l’un ni l’autre, mais corps actif, passionné, désirant et sensible. Les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd, de Mme Riccoboni (1757) : corps écriture et corps public
Ce corps individualité et sujet désirant, nous le retrouvons quelque vingt années plus tard avec Fanni Butlerd, mais il va passer du domaine privé au domaine public en se parlant et en s’écrivant de lui-même pour lui-même et pour les autres. Le premier roman de Riccoboni, les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd, est un roman épistolaire à une voix qui raconte, à travers les lettres de Fanni, la naissance de sa passion puis de sa liaison avec Alfred, un lord anglais qui finalement l’abandonne pour faire un mariage avantageux. Elle refuse le « partage » qu’il lui propose et le roman se termine avec un réquisitoire sans 17. Id., p. 54. 18. Voir à ce sujet l’excellent article de Lynn Ramey : « A Crisis of Category : Transvestism and Narration in Two 18th-Century Novels », 1994, p. 72-77, et la comparaison qu’il établit entre le roman de Tencin et Manon Lescaut.
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appel sur l’hypocrisie d’Alfred et, faisant écho à la lettre XXXIV des Lettres d’une Péruvienne19, sur l’injustice faite aux femmes dans une société qui les juge selon un double standard tout en les condamnant à l’ignorance. Le personnage masculin dans ce roman n’a rien d’équivoque : Fanni découvre peu à peu que, parangon du personnage masculin séducteur, il a joué et s’est joué de sa sensibilité pour obtenir qu’elle se donne à lui. Pourtant, Fanni, femme trompée et délaissée, frappe par la passion avec laquelle elle revendique sa subjectivité et sa sexualité dans et par son écriture, accaparant ainsi l’autonomie sexuelle souvent marquée dans le roman au masculin. Ainsi, l’écriture renouvelle le mythe de Pygmalion : alors qu’elle attribuait à Alfred le rôle de Pygmalion dans la lettre VII20, Fanni s’octroie bien vite le beau rôle dans le mythe de la création masculine qu’est devenue la légende de Pygmalion depuis les Métamorphoses d’Ovide. C’est maintenant Alfred qui devient « le marbre » et Fanni le sujet qui l’anime, inversant les rôles. En effet, le portrait d’Alfred qu’elle possède et qui n’est pas très ressemblant21 devient, par l’intermédiaire de l’imaginaire érotique de Fanni, un véritable substitut du corps d’Alfred. Il est d’ailleurs remarquable que, au moment même de cette transformation, alors qu’elle est séparée de l’objet de ses désirs, elle fasse référence à l’ensemble lettre-portrait comme à une « statue » sur le point de s’animer : Vous voilà debout sur ma table, appuyé contre mon écritoire ; votre lettre sert de piédestal à la jolie statue : ses yeux, fixés sur les miens, semblent vouloir faire passer dans mon cœur le feu dont ils brillent : cette bouche qui sourit, paraît vouloir s’ouvrir pour me parler22.
Et nouveau Pygmalion, Fanni « transforme » son portrait et donne la vie à l’image idéale de son désir : Pauvre petit portrait, si mal reçu, si rejeté que tu perdais auprès de mon amant ! mais que tu m’es devenu cher ! Par combien de caresses j’ai réparé l’espèce de dédain avec lequel je te pris ! que de jours il a passé dans mon sein ! Que je l’ai baisé ! combien de fois je l’ai pressé contre mon cœur ! J’avais du plaisir à me dire, il est là, mon cher Alfred, il est à présent ce que j’aime le mieux. Les jours de courrier, je lui suis un peu infidèle, la lettre est préférée ; mais toutes mes nuits sont à lui23. 19. Cette lettre sur la condition des femmes en France a été ajoutée par Graffigny en 1752 au texte original des Lettres d’une Péruvienne (1747). 20. Marie-Jeanne Riccoboni, Lettres de Mistriss Fanni Butlerd, dans Romans de femmes du XVIIIe siècle, 1996, p. 186 : « Avant que vous me fissiez éprouver ces mouvements auxquels vous voulez que mon âme s’abandonne, j’étais tranquille, contente ; je n’avais de peines que celles dont aucun être ne peut s’affranchir, et que nous devons tous supporter dans la position où le sort nous a placés : vous m’arrachez à cet état. Semblable à Pygmalion, vous animez un marbre ». 21. Id., p. 209, 211. 22. Id., lettre LXXXV, p. 246. 23. Ibid. Pour d’autres exemples de cette véritable « mise à la vie » du portrait, voir les lettres LI, p. 215 ; LII, p. 216 ; LXIII, p. 225, etc.
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La lettre bien sûr elle aussi devient corps, à la fois celui de Fanni et celui, désiré, d’Alfred, et vient sublimer l’être aimé absent et trompeur24. Carmen Boustani a parlé très justement de « chair linguistique » pour qualifier la lettre dans Fanni Butlerd 25. Fanni accapare également dans son écriture une fantaisie érotique de pouvoir inspirée des contes orientalistes licencieux. Mais contrairement aux Bijoux indiscrets (1748) par exemple, dans lequel les « bijoux » féminins font les frais de l’anneau porté par le Sultan Mangogul voyeur, Fanni imagine que, détentrice de l’anneau magique de Salomon qui rend lui aussi invisible, elle s’introduit dans la chambre de son amant pour une nuit de plaisir dans laquelle elle laisse libre cours à sa sexualité26 : Je songe à ce merveilleux anneau dont on a tant parlé ce soir : on me le donne, je l’ai, je le mets à mon doigt, je suis invisible, je pars, j’arrive… où ? devinez ? dans votre chambre : j’attends votre retour, j’assiste à votre toilette de nuit, même à votre coucher. […] Vos gens retirés, vous endormi, il semble que je dois m’en retourner ; ce n’est pas mon dessein, je reste… En vérité je reste… Mais croyez-vous que je respecte votre sommeil ? Point du tout : pan, une porcelaine ou un bronze sur le parquet ; crac, les rideaux tirés ; […] Mais Milord s’éveillera, l’esprit rira ; il sera reconnu […] et puis le silence, la nuit, l’amour… Aie, aïe, vite, vite, qu’on m’ôte l’anneau. Bon dieu, où m’allait-il conduire27 ?
Et ce corps réveillé, sensible et sensuel, ne meurt pas, ne dépérit pas, n’attend pas la mort comme celui de beaucoup de personnages romanesques féminins et masculins d’avant et d’après ce roman28. Bien plutôt, il consacre son équivoque en devenant corps-écriture public. Dès le court texte liminaire en effet, le lecteur apprend que la narratrice a choisi de transformer son expérience privée en un livre qu’elle publie elle-même, sans aucune aide ou garantie masculine29. Comme l’a montré Elizabeth Heckendorn-Cook, la lettre/corps passe du domaine privé au domaine public, subvertissant ainsi la distinction public-masculin/privé-féminin30. Le corps du personnage féminin est marqué d’une équivoque sexuelle irréversible. 24. Voir par exemples, id., p. 189, 195, 206, 207, etc. 25. Carmen Boustani, « L’écriture-corps dans les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd de Madame Riccoboni », dans L’épreuve du lecteur. Livres et lectures dans le roman d’Ancien Régime, 1995, p. 328-338. Voir en particulier p. 336. 26. Cette fantaisie se poursuit dans la lettre XLII, Marie-Jeanne Riccoboni, loc. cit., p. 208. Voir également la fantaisie de la fée ou sylphide, p. 229. 27. Id., p. 197. 28. On pense par exemple à La princesse de Clèves, Manon Lescaut, et plus tard Caliste, Mistriss Henley, Ourika, Olivier et bien d’autres. 29. Les lettres sont en effet introduites par un texte liminaire intitulé « Mistriss Fanni à un seul lecteur ». Cette accession à la création littéraire se fait souvent par l’intermédiaire d’un « éditeur », même dans les romans postérieurs, comme les Lettres de Mistriss Henley de Charrière (une amie) ou Ourika de Duras (le jeune docteur). 30. Elizabeth Heckendorn Cook, op. cit., p. 114-139.
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Dans son premier roman, Riccoboni crée un personnage féminin qui fait dans l’écriture une véritable découverte de sa sexualité mais qui également trouve dans l’écriture publique une nouvelle forme de pouvoir qui remet en question le lien soi-disant « naturel » entre féminin et privé. En fait, il semble que Riccoboni ait inventé dans son roman une écriture qui ressemble fort à l’univers créé par la fée ou la sylphide toute puissante imaginée par Fanni, dans lequel l’homme aimé – le public ? – n’a plus que l’illusion du pouvoir : Moi, je me fais des contes. Tantôt fée, tantôt sylphide, toujours ta maîtresse, je forme un nouvel univers ; je le soumets à tes lois : je te cache mon être sublime, mon immense pouvoir, non pour éprouver ton cœur, mais par un mouvement de délicatesse31.
Adèle de Sénange, de Mme de Souza (1794, écrit dès 1788) : le triomphe de Pygmalion ? Je me limiterai ici à quelques remarques sur l’usage que fait Adèle de Sénange du mythe de Pygmalion. Dans ce roman épistolaire à une voix, le narrateur, Lord Sydenham, est le parangon de l’homme sentimental et sensible. En apparence, c’est une histoire d’amour heureuse – une exception notable dans notre corpus –, qui se termine par le mariage de Sydenham avec la jeune Adèle, veuve de M. de Sénange qui l’a épousée – mariage blanc – pour l’arracher aux griffes d’une mère qui voulait l’obliger à devenir religieuse. Mais ce personnage, tout en exhibant et revendiquant les attributs « féminins » de la sensibilité, ne remet jamais totalement en question le regard aliénateur qu’il porte sur la jeune femme, ou plutôt il ne peut y échapper. Dès sa rencontre avec Adèle à la sortie du couvent, il imagine comment il pourrait la façonner : « Quel plaisir de la guider, de lui montrer le monde peu à peu et comme par tableaux, de lui donner ses idées, ses goûts, de la former pour soi32 ! ». Le verbe « former » suggère une fantaisie de pouvoir sur la jeune femme qui deviendrait, telle Galatée, l’image du désir de son créateur. Or, le narrateur n’échappe jamais totalement à cette fantaisie, et tout ce qui dans la conduite de la jeune fille ne correspond pas à l’image de la femme idéale qu’il s’est construite le désespère. Colère, mépris, jalousie, fureur, tous les sentiments envahissent tour à tour son cœur et son corps qui est sans cesse souffrant et insatisfait. D’ailleurs, la présence physique du personnage suffit à enlever toute spontanéité et toute joie à Adèle. Je pense en particulier à l’épisode de la fête33 ou celui de la visite simultanée de
31. Marie-Jeanne Riccoboni, loc. cit., p. 229. 32. Adèle de Souza, Adèle de Senange, dans Romans de femmes du XVIIIe siècle, lettre II, p. 571. 33. Id., p. 630.
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Mortagne (choisi par la mère pour Adèle) et du narrateur, qui ne sont pas sans rappeler celui du bal dans les Lettres de Mistriss Henley (1784). Dans ces épisodes en effet, le corps de la jeune femme se contraint sous le regard de l’homme dont il se sent l’objet34. En fait, ce roman me semble mettre en évidence les limites du personnage masculin sentimental et en particulier, comme l’a montré Claudia Johnson dans son étude sur le roman anglais de la même période, le fait que la revendication masculine de sensibilité n’aille pas nécessairement de pair avec la valorisation des femmes ou une amélioration de leur condition. Dans Adèle de Senange, le fait qu’Adèle, à qui son défunt mari a voulu donner l’indépendance physique et financière en lui léguant sa fortune, redevienne dépendante – à la demande du narrateur – en cédant toute sa fortune… à son frère, est hautement symbolique de cette aliénation du sujet féminin par le sujet masculin « féminisé » ou « sensible ». Et on n’en peut douter lorsqu’on lit ces lignes dans l’avant dernière lettre de lord Sydenham à son ami : « Oh ! je ne mérite pas mon bonheur ; mais puissé-je le justifier par la conduite du reste de ma vie35 ! »36. Claire d’Albe, de Mme Cottin (1799) : les corps transgresseurs et jouissants
Ce roman épistolaire polyphonique qui eut un grand succès reprend bien des thèmes, topoï et éléments narratifs de La nouvelle Héloïse. Il raconte l’amour impossible entre Claire d’Albe, jeune femme de vingt-deux ans et mère de deux enfants, mariée à quinze ans par son père à son meilleur ami sexagénaire, et le neveu/fils adoptif de celui-ci, Frédéric, dix-neuf ans. La majorité des lettres sont écrites par Claire à son amie Élise. Tout le roman raconte la naissance de l’amour-passion entre les deux personnages, exprimé d’abord par Frédéric, nié puis finalement reconnu par Claire qui, après avoir avoué ses sentiments au jeune homme, doit le forcer à partir. Elle l’envoie chez Élise. La santé de Claire se détériore, et Frédéric traîne une existence malheureuse. Monsieur d’Albe, qui a compris les sentiments des jeunes gens, demande à Élise de tromper les amants en faisant passer Frédéric
34. « Je n’ai rien à me reprocher, me dit-elle ; et cependant je ne suis plus contente… », id., p. 665. 35. Id., p. 671. 36. À cet égard, l’analyse de Medha Karmarkar (« Narrative Transvestism and the Male/Female Friendship in Adèle de Souza’s Adèle de Sénange », 1996, p. 40-49) ne me semble pas convaincante. En effet, il est difficile de parler de personnages qui tendent vers une « androgynie psychologique », car ni le personnage masculin ni le personnage féminin ne parviennent à échapper aux stéréotypes sexuels qui les conditionnent.
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pour inconstant auprès de Claire et en faisant croire à celui-ci que Claire l’a oublié. Mais Frédéric apprend la vérité et accourt chez Claire mourante. Ils consomment leur amour sur la tombe de son père. Claire se repent et meurt, et Frédéric disparaît à jamais. Dans le corpus analysé, ce roman apparaît comme une exception, en ce que Mme Cottin, en « féminisant » Frédéric et en « masculinisant » Claire37, parvient à créer des personnages qui se rejoignent dans une sorte de parité et échappent tous deux au genre censé les déterminer. La forme polyphonique du roman participe à cette sorte de « mise en parité » des deux sujets/corps amoureux, chacun se disant par l’écriture. Nous avons ainsi une multiplicité de points de vues qui crée un discours dans lequel ni le corps de l’homme ni celui de la femme ne se résume à être le produit du regard de l’autre, et dans lequel les corps passionnés finissent par littéralement remplir l’espace de l’écriture : je ne puis dormir ; j’erre dans ta maison, je cherche la dernière place que tu as occupée ; ma bouche presse ce fauteuil où ton bras reposa longtemps, je m’empare de cette fleur échappée de ton sein ; je baise la trace de tes pas […] ; mes larmes baignent le seuil de ta porte […]38.
Ici, le corps de Claire envahit l’écriture de Frédéric. Dans d’autres passages, l’inverse se produit : « ces lettres si tendres, malgré moi, je les presse sur mes lèvres, je les pose contre mon cœur […]39 », écrit Claire à Frédéric. Les corps des deux personnages disent également leur maladie, leurs tourments, dès qu’ils sont séparés. Claire écrit ainsi à son amie : Mon Élise, j’ai été obligée de suspendre ma lettre ; je souffrais d’un mal singulier ; […] J’éprouve un étouffement insupportable, les artères de mon cœur se gonflent, je n’ai plus de place pour respirer, il me faut de l’air40.
Le corps de Frédéric, séparé de Claire qu’il croit indifférente, devient peu à peu insensible et muet. Élise écrivant à M. d’Albe pour lui reprocher son stratagème le décrit ainsi : « J’observe seulement que son regard est plus sombre et son silence plus absolu : il concentre toutes ses sensations en luimême, rien ne perce, rien ne l’atteint, rien ne le touche41 ». Et lorsque Élise lui présente un portrait de Claire, il le lui rend « avec froideur » en disant 37. De nombreux passages au début du roman jouent à « inverser » les rôles traditionnels en présentant Frédéric comme la « page blanche » à former, plein de candeur et de naïveté enfantine, p. 697, 699 et Claire, qui a trois ans de plus, comme son « grave précepteur », p. 698 ; et comme un « moraliste », p. 702. Voir Mme Cottin, Claire d’Albe, dans Romans de femmes du XVIIIe siècle, 1996. Les citations viennent de cette édition. 38. Id., p. 738. 39. Id., p. 739. 40. Id., p. 744. 41. Id., p. 757.
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seulement ces quelques mots : « Ce n’est pas elle42 ». Le corps de Frédéric ne peut plus sentir, et ni le langage ni l’art – le portrait qu’Élise lui montre – ne peuvent sublimer le corps aimé absent. En fait, ils ne semblent pouvoir vivre qu’ensemble, unis en une figure équivoque qui trouve son point culminant dans la scène d’amour sacrilège qui bafoue la loi du père en même temps que les règles sexuelles et morales d’une société : Elle l’a goûté dans toute sa plénitude, cet éclair de délice qu’il n’appartient qu’à l’amour de sentir ; elle l’a connue, cette jouissance délicieuse et unique, rare et divine comme le sentiment qui l’a créée ; son âme, confondue dans celle de son amant, nage dans un torrent de volupté43.
Et dans cet épilogue où un narrateur omniscient accapare la performance de l’écriture et évoque le corps jouissant à la troisième personne – scrupule de bienséance ? –, je a bien du mal, après cette description de la scène d’amour, à convaincre par ses propos moralisateurs et par le récit de la mort « honorable » de l’héroïne, d’autant plus que le dernier mot qu’elle exhale avant de mourir est le nom de Frédéric44. Les deux personnages pré-romantiques de Frédéric et Claire habitent ce court roman dans une relation d’égalité et de proximité qui réécrit le discours moralisant de l’honneur et de la vertu dont il est pourtant imprégné. Ils accèdent ainsi, comme l’a montré de manière convaincante Samia Spencer en comparant ce court roman à La nouvelle Héloïse45, à une sorte de figure androgyne. Cette figure idéale impossible, inacceptable, inclusive du corps masculin et féminin et ne privilégiant ni l’un ni l’autre, se présente comme une alternative à l’effacement du sujet féminin par le corps masculin sensible qui s’est construit tout au long du XVIIIe siècle. Olivier ou le secret de Claire de Duras (1822, publié en 1971) : le corps abhoré et le corps pétrifié
Ce roman inachevé rédigé vers 1822 a été établi et publié pour la première fois en 1971 par Denise Virieux46. À travers la correspondance polyphonique entre Louise, sa sœur Adèle, Olivier et la belle-mère de 42. Ibid. 43. Id., p. 764. 44. « À présent, je meurs en paix, dit-elle. Je peux paraître devant Dieu… Je vous offensai plus que lui, il ne sera pas plus sévère que vous. Alors, jetant sur lui un dernier regard, elle serra la main de son amie, prononça le nom de Frédéric, soupira et mourut », id., p. 768. 45. Samia Spencer, « Reading in Pairs : La nouvelle Héloïse and Claire d’Albe », 1995, p. 166-172. 46. Claire de Duras, Olivier ou le secret, 1971.
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Louise, il raconte l’histoire d’amour entre Louise de Nangis, mariée sans amour puis veuve tôt dans l’histoire, et Olivier, comte de Sancerre, héros romantique dont la mélancolie et la douleur cachent un « obstacle » secret qu’il ne peut révéler mais qui l’empêche de devenir le mari de Louise. On devine, dans sa correspondance avec Louise et sa sœur Adèle, que ce secret est l’impuissance47. Malgré le contrat de vie commune « innocente » ou « fraternelle » proposé par Louise, Olivier se suicide. Le corps tourmenté et douloureux du personnage romantique remplit ici l’écriture. Au fil des lettres d’Olivier, mais aussi de celles de Louise et d’Adèle, se construit un corps marqué par son « secret » mais également par une extrême sensibilité qui le « féminise » à outrance. Sa pâleur et sa faiblesse, ses cris et ses larmes, sa violence parfois, ses fièvres et ses « délires », prennent la place centrale dans le récit. Ce corps appartient à un personnage éminemment équivoque qui semble donc devoir échapper à sa destinée masculine. Et pourtant le rapport au corps du personnage romantique qu’est Olivier ressemble fort à celui d’Ourika. Comme le personnage féminin du roman de 1823, il en vient à détester son corps car il ne se conforme pas au modèle social qu’il a intériorisé. Pour Ourika, c’est celui de la jeune fille blanche dont la destinée est de devenir épouse et mère, pour Olivier, c’est celui de l’homme dont l’honneur masculin passe par le mariage et la paternité48. Il écrit ainsi à Louise : Je donnerais pour te posséder tout ce que le monde estime. […] Jamais, jamais je ne te serrerai dans mes bras, jamais nous ne serons unis. Ah ! Louise, tu me demandes ce funeste secret, mais je ne puis le dire, tout mon sang se révolte à cette pensée de dévoiler mon malheur. La honte, le désespoir, se partagent ma triste vie49.
Il affirme bien à plusieurs reprises la primauté de sa passion sur « tout ce que le monde estime50 » et essaie de se convaincre qu’il pourra vivre avec Louise dans l’union équivoque qu’elle lui propose : « Cette douce union plus sacrée que tous les liens que le monde estime ne sera jamais brisée51 », écritil à Louise. Mais dans une des dernières lettres, Louise, qui n’a pas deviné le secret d’Olivier, lui offre de se donner à lui, et ce malentendu semble
47. Voir id., en particulier les lettres XII et XIV (adressées à Adèle, la marquise de C), et également les lettres XXXIV et XXXVI (adressées à Louise). 48. Pour une bonne analyse du traitement subversif des codes de l’honneur masculin et féminin dans Olivier ou le secret, voir Chantal Bertrand-Jennings, « Masculin/féminin : codes de l’honneur dans Olivier ou le secret de Claire de Duras », Le dix-neuvième siècle à l’épreuve du genre, 1999, p. 89-104. 49. Claire de Duras, op. cit., p. 187. 50. Id., p. 186. 51. Ibid.
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provoquer le délire final du personnage et son suicide. Il semble bien alors que le suicide final d’Olivier marque l’impossibilité où il se trouve d’échapper à la destinée d’homme « possesseur » et de père déjà écrite pour lui par sa société. Ce corps abhorré qu’Ourika laissera dépérir, il doit le détruire, et l’équivoque inacceptable avec lui. Mais qu’en est-il du corps féminin dans ce roman ? Il ne pleure pas, ne crie pas, n’est sujet ni aux fièvres ni au délire. Alors que le corps sensible d’Olivier est tout à ses souffrances, celui de Louise accapare la prérogative masculine de l’initiative en proposant un contrat de bonheur nouveau, une « innocente union52 » qui ferait fi des normes sociales : « Seuls nous savons ce qu’il nous faut. Ils appartiennent à un autre monde, ceux qui veulent nous conseiller et nous juger ; nous ne leur demandons rien : qu’ils nous laissent en paix53 ! ». Et son corps dont la chasteté est la garante de l’« honneur » féminin, elle n’hésite pas à l’offrir à Olivier : « cette vertu, je l’aime plus que tout, mais je t’aime plus qu’elle54 ». Et pourtant, on réalise au fil du roman que le corps d’Olivier a investi le domaine du sentiment à tel point qu’il ne laisse plus aucun espace à celui de Louise, s’y substitue en quelque sorte, comme le montre ce passage d’une lettre de Louise à sa sœur : Tu ne me retrouveras plus, Louise n’est plus ce que tu l’as laissée ; toute entière dans un autre, son existence est perdue dans celle d’Olivier. Je n’ai plus d’opinions, de pensées, d’idées que les siennes : il me semble qu’il m’inspire et que son âme habite bien plus en moi que la mienne55.
Lignes prémonitoires frappantes, puisque la dernière lettre de sa sœur nous la présente comme ayant littéralement cessé d’exister : Ma sœur n’a point de fièvre, elle ne semble pas souffrir, elle n’a pas de délire : mais elle regarde sans voir, elle agit sans penser […] : elle n’a pas pleuré, elle n’a donné aucun signe de douleur, ce n’est pas de l’affliction qu’elle éprouve, ah ! madame, c’est bien plus ! je lui ai adressé les paroles les plus tendres, je l’ai serrée dans mes bras, arrosée de mes larmes, mais je pleurais sur une statue, elle me regardait avec étonnement, je voyais les traits de Louise et je ne les reconnaissais plus : ils étaient dépouillés de tout ce qui les animait autrefois. Cette physionomie si mobile, si pleine de vie et de sensibilité, il n’en reste aucune trace. […] Ah ! Madame, j’ai perdu ma sœur : elle n’est pas morte, mais elle n’existe plus ! Son cœur, son âme, sa raison, tout a disparu56.
52. Id., p. 190. 53. Id., p. 187. 54. Id., p. 194. 55. Id., p. 192. 56. Id., p. 196 (souligné par l’auteur de l’article).
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Une fois Olivier mort, Louise-Galatée est redevenue « statue », inapte à l’existence et à l’individualité sans la présence de l’homme qui l’a « animée ». En fait, l’accession du corps à la sensibilité et au langage/passion apparaît comme réservée au personnage masculin, même « impuissant » et « féminisé » au maximum. Au corps féminin il ne reste plus de lieu propre, plus rien que la non-existence, la pétrification. Dans Ourika au moins, l’héroïne terminera son histoire, même si elle est encadrée dans une narration au masculin, en sujet sentant et passionné, avec le nom de Charles sur les lèvres. Le roman inachevé de Mme de Duras crée un héros romantique dont le corps équivoque – peut-être symbolique du « mal du siècle » –, annule littéralement le corps sensible du personnage féminin. Sa mise en équivoque se fait donc au détriment de la subjectivité féminine et entérine le pouvoir masculin, comme l’a montré Margaret Waller en analysant d’autres textes dans son ouvrage sur la représentation de l’impuissance dans le roman romantique57. Et quelle image plus frappante de la disparition du corps féminin que la dernière phrase du court épilogue : « Le monde oublia bientôt jusqu’à son existence58 » ? L’analyse des corps équivoques inventés dans quelques romans de femmes du long XVIIIe siècle me semble mettre en évidence un questionnement original sur la place de l’homme et de la femme comme corps sensibles, raisonnables et parlants dans le roman et dans la société de leur temps. Tous ces romans en effet disent le risque d’élimination de l’autre féminin incorporé dans un idéal masculin qui permettrait l’avènement d’une nouvelle ré-publique dominée par les hommes « sensibles ». Ils mettent en écriture un rêve d’accession du corps romanesque, masculin ou féminin, à une sensibilité positive qui pourrait, si on veut me permettre de reprendre l’expression d’une de mes héroïnes de roman préférées59, « remettre les choses à leur place » en ébranlant les paradigmes du masculin et du féminin de leur temps. Dans le contexte limité de cette lecture, il semble cependant que ce rêve soit plus accessible aux personnages romanesques du milieu et de la fin du XVIIIe siècle que j’ai analysés, en particulier dans les Mémoires du 57. Margaret Waller, The Male Malady : Fictions of Impotence in the French Romantic Novel, 1993. Voir en particulier son excellente analyse de Lélia de George Sand (ch. 6, p. 137-175). 58. Claire de Duras, op. cit., p. 201. 59. Je pense bien sûr au personnage-narrateur-auteur des Lettres de Mistriss Henley (1784) d’Isabelle de Charrière qui, suggérant à sa correspondante de publier ses lettres, et les opposant au Mari sentimental (1783) de Samuel de Constant, se justifie ainsi : « Je crois que beaucoup de femmes sont dans le même cas que moi. Je voudrois, sinon corriger, du moins avertir les maris ; je voudrois remettre les choses à leur place, et que chacun se rendît justice » (Isabelle de Charrière, Œuvres complètes, 1980, vol. VIII, p. 102).
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comte de Comminge, les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd et Claire d’Albe, qu’à ceux marqués par la sensibilité romantique de Mme de Duras dans Olivier ou le secret. Car Louise, retournant à la pierre, redevenue corps dans son acception cartésienne, semble bien être la représentation symptomatique d’un espace politique, social et littéraire dont la femme, malgré – et peut être à cause – du triomphe de la « sensibilité » dans le nouveau paradigme de la masculinité, se trouve effectivement exclue. Marie-Hélène Chabut Lehigh University PA
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Textes cités Bertrand-Jennings, Chantal, « Masculin/féminin : codes de l’honneur dans Olivier ou le secret de Claire de Duras », Le dix-neuvième siècle à l’épreuve du genre, Toronto, Université de Toronto, Centre d’études du XIXe siècle français Joseph Sablé, 1999, p. 89-104. Boustani, Carmen, « L’écriture-corps dans les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd de Madame Riccoboni », Jan Herman (éd.), L’épreuve du lecteur. Livres et lectures dans le roman d’Ancien Régime, Louvain, Peeters, 1995, p. 328-338. Charrière, Isabelle de, Lettres de Mistriss Henley, Œuvres complètes, Amsterdam, G. A. Van Oorschot, 1980, vol. VIII [éd. Dennis M. Wood]. Cottin, Sophie, Claire d’Albe, Raymond Trousson (éd.), Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, 1996, p. 691-769. Deneys-Tunney, Anne, Écritures du corps de Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992. Duras, Claire de, Ourika, Raymond Trousson (éd.), Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, 1996, p. 985-1007. —, Olivier ou le secret, Paris, Corti, 1971 [éd. Denise Virieux]. Heckendorn Cook, Elizabeth, « Going Public : The Letter and the Contract in Fanni Butlerd », Epistolary Bodies. Gender and Genre in the 18th Century Republic of Letters, Stanford, Stanford University Press, 1996, p. 114-139. Johnson, Claudia, Equivocal Beings. Politics, Gender, and Sentimentality in the 1790s, Chicago and Londres, University of Chicago Press, 1995. Karmarkar, Medha, « Narrative Transvestism and the Male/Female Friendship in Adèle de Souza’s Adèle de Senange », Women in French Studies, 4 (1996), p. 40-49. Ramey, Lynn, « A Crisis of Category : Transvestism and Narration in Two 18th-Century Novels », Proceedings of the Fourth Annual Gradudate Student Conference in French and Comparative Literatures, New York, Columbia University Press, 1994, p. 72-77. Riccoboni, Marie-Jeanne, Lettres de Mistriss Fanni Butlerd, Raymond Trousson (éd.), Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, 1996, p. 183-270. Solomon-Godeau, Abigail, Male Trouble. A Crisis in Representation, New York, Thames and Hudson, 1997. Souza, Adèle de, Adèle de Sénange, Raymond Trousson (éd.), Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, 1996, p. 567-672. Spencer, Samia, « Reading in Pairs : La nouvelle Héloïse and Claire d’Albe », Romance Languages Annual, 7 (1995), p. 166-172. Tencin, Alexandrine Claude, Mémoires du comte de Comminge, Raymond Trousson (éd.), Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, 1996, p. 21-56. Waller, Margaret, The Male Malady : Fictions of Impotence in the French Romantic Novel, New Jersey, Rutgers University Press, 1993.
Les égarements du corps et de l’écrit : usages parodiques du corps dans Tristram Shandy et Jacques le fataliste
Les « égarements » dont il est question dans le titre du roman de Crébillon1 renvoient à un certain dérèglement de la conduite ou des mœurs, généralement condamné par la morale. Je me propose cependant de détourner de son sens supposé cette expression, pour prendre « égarement » dans une acception plus large, celle désignant l’« action de s’écarter de ce qui est défini par la morale, la raison, comme la norme ; état qui en résulte2 ». Cette définition permet en effet de penser la notion d’égarement en analogie avec la démarche parodique, qui consiste précisément à s’écarter d’une norme qui se trouve rappelée, de manière plus ou moins explicite, dans l’énoncé parodique même. La norme, dans le cadre des études de topoï n’est définie ni par la morale, ni par la raison (même si elle est sans doute censée les respecter toutes deux dans la plupart des cas), mais par la récurrence, qui permet la mise en place d’une norme d’usage et détermine de la sorte un certain horizon d’attente du lecteur de romans. La représentation du corps dans le roman est si diverse qu’il est difficile de la réduire à un système simple d’« hypo-topoï », pour forger un néologisme par analogie avec l’« hypotexte » genettien3. Pourtant, à lire les romans parodiques du XVIIIe siècle qui nous occuperont ici4, le traitement du corps semble supposer l’existence d’une certaine norme « officielle » du corps romanesque, par rapport à laquelle nos textes se situeraient. C’est sur cette hypothèse que repose la présente étude, qui peut avoir une double conséquence d’un point de vue topique : contribuer à la mise en place d’une 1. Claude Crébillon, Les égarements du cœur et de l’esprit ou Mémoires de M. de Meilcourt [1736], 1977. 2. Dictionnaire culturel en langue française, 2006. 3. Voir Gérard Genette, Palimpsestes, 1982. 4. Eux-mêmes ancrés dans une tradition comique et anti-romanesque aussi ancienne que le genre romanesque même. Voir sur ce point le très éclairant volume d’Études françaises dirigé par Ugo Dionne et Francis Gingras, « De l’usage des vieux romans », 2006.
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topique du roman comique d’une part et, du fait de la dimension parodique et anti-romanesque de ce comique, mettre en lumière, comme en négatif, certaines tendances récurrentes de la représentation romanesque du corps dans le roman dit « traditionnel ». C’est essentiellement à travers Tristram Shandy de Sterne (1759-1766)5 et Jacques le fataliste de Diderot (1773)6 que nous aborderons ici les usages parodiques du corps dans le roman comique. La mise en regard de ces deux œuvres n’a en soi rien d’original, on peut même avancer qu’elle est un peu convenue et a été maintes fois explorée par la critique. Le rapprochement est d’autant plus attendu que, rappelons-le, Diderot lui-même le fait explicitement, en présentant, non sans humour et ironie, la fin de son propre texte comme un plagiat du roman de Sterne. Plus que par leur relation intertextuelle, ces deux romans nous intéresseront cependant en tant que représentatifs de la tradition du roman comique, à une certaine période de son évolution : l’Anglais et le Français, en effet, lorsqu’ils écrivent et publient leurs textes respectifs dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, condensent et dépassent les enjeux du roman comique et parodique des siècles et décennies précédents (Rabelais, Cervantès, Scarron, Marivaux, Fielding) ; en outre, en s’intéressant à la place et la représentation du corps dans le roman, on verra que leur écriture parodique tient compte d’une évolution propre au XVIIIe siècle, ce « siècle de la sensibilité ». Il serait évidemment simplificateur de vouloir montrer que le roman parodique est comique et critique parce qu’il accorderait une place au corps là où le roman « traditionnel » s’efforcerait soit de le passer pudiquement sous silence, soit de le magnifier au point de le désincarner. C’est d’autant plus vrai au XVIIIe siècle, où le roman, de Prévost à Rousseau, en passant par Richardson et Fielding, invente une forme de « réalisme7 », notamment par une prise en compte du corps sensible et vivant. Les « torrents de larmes » du roman héroïque ont cédé partout la place à de plus raisonnables mouchoirs mouillés, sans pour autant que ce souci de mesure et de vraisemblance ne soit toujours, chez ces romanciers, le fruit d’une démarche parodique. Celle-ci se construit par un jeu explicite, exhibé, avec la norme romanesque, notamment en ce qui concerne la manière de représenter le corps et d’en parler. C’est ce que nous montrerons en revenant sur l’importance du « réalisme grotesque » (Bakhtine) dans la tradition de l’anti-roman telle 5. Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, 1967 ; traduction française, Vie et opinions de Tristram Shandy, 1982. 6. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître [1773], 1973. 7. Nous utilisons ce terme dans le même sens qu’Ian Watt dans The Rise of the Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, 1957.
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que la reprennent à leur manière nos deux auteurs, puis en mettant en évidence le jeu d’écriture qui accompagne les usages parodiques du corps, en particulier amoureux, chez Diderot et Sterne. Enfin, nous relierons ces égarements volontaires du corps et de l’écrit avec l’exigence de vérité et de naturel de ces romans à la fois ludiques, critiques et théoriques. Relativité et permanence de l’écart : l’incarnation du héros et les enjeux parodiques du « réalisme grotesque » La part importante du corps dans un récit peut ou non constituer un écart par rapport à la norme, selon le moment de l’histoire du roman où l’on se situe et l’hypotexte tacite que la parodie se donne comme cible. Il est à noter que, dans la tradition du roman comique, cet hypotexte est le plus souvent un hypogenre, ce qui ne va pas sans simplification : la parodie, lorsqu’elle insiste par le réalisme grotesque sur l’incarnation du héros, critique et donc simplifie son hypogenre (épopée, roman sentimental, roman de chevalerie…) comme « idéaliste », même si au cas par cas, la réalité est bien plus complexe, et le corps bien plus présent que ne le laisseraient penser les romans parodiques8. Ainsi, lorsque l’on considère les romans de chevalerie du XVIe siècle à la lumière de Don Quichotte, il est souvent moins question des œuvres singulières dans leur diversité9 et leur complexité que de leur image générique, simplifiée par un regard polémique, celui du « pourfendeur du roman de chevalerie » que se vante d’être Cervantès dans son prologue10. Selon cette « norme » de l’hypogenre, reconstruite notamment par le discours du fou romanesque même 11, le chevalier romanesque est un ensemble de vertus morales, guerrières et amoureuses, mais il n’a pratiquement pas de corps, puisque (toujours selon don Quichotte) il ne dort ni ne mange jamais12. Dans un tel contexte, la place importante
8. Les romans parodiques, qui, de ce point de vue, sont donc également satiriques, voire polémiques. 9. Contrairement aux idées reçues, Cervantès en tient bien compte, notamment à travers l’inventaire sélectif de la bibliothèque auquel se prêtent le curé et le barbier (El Ingenioson Hidalgo don Quijote de la Mancha [1605], 1992, I, 6) : Amadis de Gaule et Tirant lo Blanc sont épargnés, et leur grandeur reconnue par les deux censeurs. 10. Nous savons bien que son roman est en fait bien plus que cela. 11. À chaque fois, notamment, que don Quichotte se croit obligé d’instruire Sancho des « lois » de la chevalerie telles qu’il les a comprises d’après ses lectures multiples et répétées. 12. Voir par exemple Miguel de Cervantes, op. cit., I, 8, et I, 10. Dans ce dernier chapitre, Don Quichotte extrapole par souci de vraisemblance et suppose bien que les chevaliers devaient se nourrir au moins chichement, mais puisqu’il n’en est pas question dans les livres, cela ne lui donne pas matière à imitation.
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accordée par Cervantès au corps de ses personnages, que ce soit la « triste figure » du héros ou la panse capricieuse de son écuyer, prend une valeur parodique : l’hypogenre est convoqué par le discours explicatif de l’hidalgo et détourné par les actions concrètes, plus ou moins corporelles, des personnages y compris don Quichotte13. Le corps dans la bataille De même, l’insistance régulière de la narration ou des personnages sur l’état piteux dans lequel chaque bataille laisse le héros attire l’attention sur son humanité, à travers son corps souffrant, et constitue un écart explicite avec la dimension sublime des chevaliers de romans. Rabelais, dans Pantagruel avait déjà pareillement insisté sur l’invraisemblance du traitement épique du corps dans la bataille, par exemple en décrivant l’improbable guérison d’Epistémon décapité14. Que ce soit en insistant sur la corporalité de l’humanité moyenne ou en exagérant les conséquences de l’héroïsme sublime, l’insistance sur l’écart avec la norme tacite dictée par la récurrence recherche, à travers la parodie, un effet à la fois comique et critique. Dans les deux cas, cela passe par une réintroduction du corps dans le traitement des batailles, qui signale soit par la trivialité, soit par l’excès comique, ce qui, selon les mots de Scarron, héritier en cela de Rabelais et de Cervantès, est « plus selon la portée de l’humanité que ces héros imaginaires de l’Antiquité qui sont quelquefois incommodes à force d’être trop honnêtes gens15 ». Un siècle et demi plus tard, cependant, que Jacques soit blessé au genou chez Diderot, certes, constitue un trait « réaliste », vraisemblable, mais on ne peut pas dire pour autant que cette présence du corps ait en soi de valeur parodique : en 1773, le lecteur s’est habitué à ce que les personnages de fiction aient un corps ressemblant au sien et puissent souffrir physiquement. Le corps est le lieu d’une expérience commune de la douleur ou du plaisir, comme les échanges de Jacques avec son maître en témoignent. En revanche, par rapport à ce que Diderot inscrit dans son texte comme l’hypogenre romanesque dont il cherche constamment à distinguer son propre récit, le corps érotique qui se trouve au centre des « amours de Jacques » conserve une fonction d’écart, et donc une valeur parodique. De même, chez Sterne, l’oncle Toby a été blessé à la bataille de Namur et n’a rien d’un héros de guerre : cela n’aurait rien de subversif, si cette blessure n’était
13. Il mange ainsi avec appétit ce que lui proposent les bergers, id., I, 11. 14. François Rabelais, Pantagruel, 1997, XXX. 15. Paul Scarron, Le roman comique [1651], 1985, I, 19.
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située à l’aine ; dans ses amours avec la veuve Wadman, cette localisation est en effet déterminante, tant l’« aimée » se soucie de la virilité de son éventuel époux16. Le traitement du corps amoureux, comme celui du corps dans la bataille, est un lieu privilégié de mise en évidence de l’écart parodique par rapport à la « norme » romanesque : à chaque fois, l’effet parodique principal est lié au contraste burlesque du grand au petit, du noble et de l’héroïque au bas matériel et corporel ; la désacralisation du romanesque par l’insistance sur les réalités corporelles fait rire, et en retour, ce rire met en évidence les topoï d’un corps romanesque qui peut paraître excessivement désincarné. Là encore, la tradition comique et satirique est largement reconnaissable dans la démarche de Sterne et celle de Diderot, mais nous verrons aussi qu’ils la dépassent tous deux, en particulier du côté de l’exploitation parodique du corps aimé ou amoureux. Le portrait de la dame Le portrait de la femme aimée est souvent révélateur, dans la tradition comique, de cette fonction parodique du corps réel, par opposition au corps idéalisé des héroïnes romanesques. Dulcinée, la dame parfaite de don Quichotte est ainsi évoquée comme une paysanne hommasse par Sancho17. L’écart entre l’idéal romanesque et la réalité concrète est alors renforcé par le fait qu’il est explicite dans le dialogue même des personnages : Sancho insiste sur les qualités physiques de la paysanne qu’il semble inventer de toutes pièces à ce moment du roman ; don Quichotte, tout en ne niant pas cette réalité d’Aldonza Lorenzo, défend la perfection de sa Dulcinée en tant que créature de son imagination, intégrant de ce fait au discours du personnage la conscience même de la déréalisation du corps que nécessite l’invention littéraire. Fielding romancier se souvient ouvertement de l’auteur de Don Quichotte, qu’il cite en référence à plusieurs reprises, de même que Marivaux ou Scarron. C’est dans leur sillage qu’il s’inscrit lorsqu’il procède au passage obligé qu’est le portrait de l’héroïne de Tom Jones (1749), Sophia Western, « aussi parfaite que possible18 », donc en réalité forcément imparfaite, bien que l’étant de la manière la plus charmante qui soit. Sterne pousse à l’extrême la mise en évidence des topoï liés à la caractérisation de la dame, par une démarche qui évite de compromettre tant l’autorité du narrateur que celle des personnages : en proposant pour tout portrait de la
16. Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., L. IX. 17. Miguel de Cervantes, op. cit., I, 31. 18. Henry Fielding, The History of Tom Jones, a Foundling [1749], 1985, IV, 2.
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veuve Wadman une page blanche, laissant au lecteur, si instruit des conventions romanesques, le soin de la compléter à sa guise19. S’il se décharge ainsi sur le lecteur de la description physique de la dame, Sterne s’amuse cependant à prendre ouvertement le contre-pied de la tradition en ce qui concerne la caractérisation psychologique du personnage féminin : la prétendante de l’oncle Toby est en effet montrée comme une vieille fille rattrapée par sa libido et décidée à s’assurer de la virilité de celui qu’elle a décidé d’épouser20. Cette prise en compte de la libido dans le roman n’est certes pas neuve : les références directes de Sterne à Rabelais et à Cervantès le disent bien. Celui-ci, par exemple, évoque par la voix de Tristram et à l’occasion du portrait de Yorick les frasques de Rossinante21 ; sans le nommer, mais en s’inscrivant régulièrement en réaction par rapport à Fielding, il ne peut par ailleurs ignorer le Tom Jones de Fielding, héros honnête et vertueux, mais trop souvent conduit par les excès de ses « esprits animaux ». De Cervantès à Fielding, le roman s’est en effet construit une « nouvelle province22 » où le corps humain, souffrant, imparfait, lieu et objet de désirs, a pleinement sa place. C’est donc dans un contexte déjà très « incarné » que se situent Diderot et Sterne : ils déplacent cependant à bien des égards le point de vue sur ce « nouveau23 » corps romanesque. Le corps déplacé et l’amour égaré : le « beau desordre24 » du jeu parodique
Sans avoir à remonter au-delà du XVIIIe siècle, on peut rappeler qu’entre Fielding et Sterne, le roman s’est peu à peu placé sous le signe du « novel 25 », plus réaliste notamment par la prise en compte désormais normale du corps, sensible, souffrant, aimant, sexué : les héros de Marivaux se sont formés au contact de ceux de Rabelais, Cervantès, Scarron, comme le montrent ses romans de jeunesse, ouvertement parodiques ; Fielding a lu et aimé Marivaux et Scarron, il ne cesse de citer Cervantès en référence. Pourtant, Marivaux et Fielding sont devenus pour les auteurs de la seconde moitié du siècle des représentants de la « norme » romanesque, notamment en ce qui concerne la 19. Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., VI, 38. 20. Id., IX, 26-27. 21. Id., I, 10, cf. Miguel de Cervantes, op. cit., I, 15. 22. Cf. Fielding revendiquant l’invention de « a new province of writing », dans Tom Jones (II, 1). 23. On n’est jamais assez prudent lorsque l’on utilise des notions comme « normal », « nouveau », « moderne », « réaliste »… aussi vastes que relatives. C’est dans cette perspective que nous employons ici les guillemets. 24. Charles Mauron traduit ainsi l’exclamation « Confusion ! » de Walter Shandy chez Sterne, The Life and Opinions [...], op. cit., III, 23. 25. Ce mot n’apparaît cependant comme terme générique et critique qu’à la fin du XVIIIe siècle. Sur l’histoire de cette notion et la pertinence de son usage dans la critique, notamment par opposition à romance, voir notamment les précisions de A. Bony et F. Ogée, Henry Fielding : Joseph Andrews, 2000, p. 50-sq.
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représentation du corps. Avec Sterne et Diderot, le jeu parodique suppose donc une radicalisation du traitement anti-romanesque : le corps et l’amour ne se contenteront pas d’être sensibles, il seront respectivement sexués et sexuels, dans un horizon d’attente encore largement déterminé par des habitudes romanesques et sentimentales. La parodie alors ne consiste plus seulement à confronter l’idéal et le corporel, mais à déplacer le corporel même pour mieux déjouer les attentes du lecteur de roman, dans un va-et-vient entre ses habitudes romanesques et ses « idées mal tournées ». Du sensible au sexuel : radicalisation du discours parodique sur l’amour Chez Diderot, les amours de Jacques ne laissent pas de doute sur la nature d’abord sexuelle de ces aventures, le maître exigeant par exemple le récit circonstancié du dépucelage de son valet comme l’histoire la plus intéressante qui soit, car « on aime celle à qui on donne [son pucelage] comme on est aimé de celle à qui on le ravit26 ». Nous insisterons ici sur le fait que la dimension parodique suppose un écart visible dans le texte, entre les deux pôles, celui de la « normalité » convoquée, rappelée, reconstruite, et celui de la subversion de cette norme. C’est pour cette raison que la parodie tend à établir la norme, à signaler la récurrence topique, en creux, en retour, en regard, en conséquence de la démarche ludique et comique de détournement et de réécriture. À défaut d’une co-présence de ces deux éléments, on n’a pas affaire à de la parodie, mais à une forme de provocation plus sociale que littéraire, du côté de la scatologie ou du libertinage. C’est ainsi que le corps chez Rabelais n’est pas toujours un moyen de parodie, même s’il est toujours source de comique ; de même, dans l’œuvre de Diderot, un conte licencieux comme Les bijoux indiscrets n’a pas la même dimension parodique et réflexive qu’un texte comme Jacques le fataliste. La question des attentes du lecteur et le fait que l’auteur choisisse ou non de satisfaire ces attentes supposées prennent ici, semble-t-il, une importance discriminante. Dans Jacques le fataliste, Diderot-parodiste met ouvertement en scène l’écart qu’introduit son récit par rapport aux attentes de son lecteur : Comment un homme de sens, qui a des mœurs, qui se pique de philosophie, peut-il s’amuser à débiter des contes de cette obscénité ? – Premièrement, lecteur, ce ne sont pas des contes, c’est une histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut-être moins, quand j’écris les sottises de Jacques, que Suétone quand il nous transmet les débauches de Tibère. […] Et que vous a fait l’action génitale, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure le signe de vos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos yeux et vos oreilles en seraient souillés27 ?
26. Denis Diderot, Jacques le fataliste […], op. cit., p. 237. 27. Id., p. 260-261.
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Ayant fait raconter à Jacques ses dépucelages successifs, réels ou feints, où la narration s’étend plaisamment sur les plaisirs charnels de l’amour28, Diderot imagine une objection du lecteur qui lui permet d’affirmer son souci de vérité non romanesque et sa liberté dans le choix de ses sujets narratifs : le thème de l’amour physique est donc revendiqué, sous l’autorité de Montaigne, comme un défi aux attentes frileuses et bien pensantes de son lecteur et son traitement privilégié s’inscrit dès lors dans la stratégie de ce que j’ai appelé par ailleurs29 la « déception parodique », dont le principe est la frustration du lecteur dans ses attentes romanesques. Pareillement, l’amour chez Sterne, conjugal ou non, est d’abord l’acte physique, sur l’interruption fâcheuse duquel s’ouvre d’ailleurs le récit de Tristram Shandy. Bien qu’il s’y prenne de manière moins directe que Diderot, Sterne détourne lui aussi les attentes de son lecteur, au moment d’ouvrir le récit de Tristram sur les circonstances bâclées de sa conception : Pray, my dear, quoth my mother, have you not forgot to wind up the clock ? -------------—Good G— ! cried my father, making an exclamation, but taking care to moderate his voice at the same time, —— did ever woman, since the creation of the world, interrupt a man with such a silly question ? Pray, what was your father saying ? Nothing. CHAPTER 2 – Then, positively, there is nothing in the question that I can see, either good or bad. – Then let me tell you, Sir, it was a very unseasonable question at least, – because it scattered and dispersed the animal spririts, whose business it was to have escorted and gone hand-in-hand with the HOMUNCULUS, and conducted him safe to the place destined for his reception30.
L’innocence du lecteur est ici moquée d’entrée de jeu, lorsque sa curiosité sur la nature de « l’interruption » inopinée est d’abord déroutée brutalement 28. Par exemple, id., p. 255-256 : « Le fait est qu’après quelque temps de repos et de silence, je ne me trouvai ni elle dessous, ni moi dessus, ni elle dessus, ni moi dessous ; car nous étions l’un et l’autre sur le côté ; qu’elle avait la tête penchée en devant et les deux fesses collées sur mes deux cuisses. Le fait est que, si j’avais été moins savant, la bonne dame Marguerite m’aurait appris tout ce qu’on peut apprendre. Le fait est que nous eûmes bien de la peine à regagner le village ». 29. Voir ma thèse de doctorat, « Le roman parodique au XVIIIe siècle en Angleterre et en France », 2000. 30. Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., I, 1 et 2, p. 35-36 ; et traduction, Vie et opinions […], op. cit., p. 28-29 : « – Pardon mon ami, dit ma mère, n’avez-vous pas oublié de remonter la pendule. – Grand Dieu ! s’exclama mon père, non sans un effort pour étouffer sa voix, depuis la création du monde, une femme a-t-elle jamais interrompu un homme par une question si sotte ? – Pardon, que disait votre père ? – Rien. CHAPITRE II Je ne vois donc rien dans la question de votre mère qui fût bon ou mauvais. Je la considère pour moi, monsieur, comme au moins hors de propos – car elle éparpilla et dispersa ces esprits vitaux dont la fonction eût été d’accompagner et de conduire par la main l’HOMUNCULUS jusqu’au lieu destiné à le recevoir ».
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(ce n’est pas dans son discours, que Mme Shandy vient d’interrompre son mari), puis réorientée avec une grande précision physiologique vers le véritable propos de la narration : les « esprits animaux » que Tom Jones avait si ardents, « l’action génitale » dont Diderot revendique la dignité. Aussi bien chez Sterne que chez Diderot, la réorientation du thème traditionnel de l’amour vers l’acception sexuelle du mot relève de ce qu’on pourrait appeler une déprogrammation parodique des attentes du lecteur, conditionnées par les bienséances classiques et par le sentiment romanesque. Nous avons étudié ailleurs31 ce traitement parodique du thème amoureux chez ces deux auteurs à partir d’un exemple bien connu : la scène d’amour allusive, comique et érotique, que rapporte Trim à l’occasion des soins qu’il reçut d’une religieuse à son genou blessé et sa réécriture par Diderot, lorsqu’il entreprend de compléter à la troisième personne le récit des amours de Jacques avec Denise, à la fin de son roman. Je propose de n’en reprendre ici que les chutes : I perceived, then, I was beginning to be in love – As she continued rub-rub-rubbing – I felt it spread from under her hand, an’ please your honour, to every part of my frame – The more she rubbed, and the longer strokes she took – the more the fire kindled in my veins – till at length, by two or three strokes longer than the rest my passion rose to the highest pitch – I seized her hand – – And then thou clapped’st it to thy lips, Trim, said my uncle Toby – and madest a speech. Whether the corporal’s amour terminated precisely in the way my uncle Toby described it, is not material ; it is enough that it contained in it the essence of all the love romances which ever have been wrote since the beginning of the world32.
De son côté, le narrateur de Diderot termine ainsi le récit des soins prodigués par Denise au genou blessé de Jacques : Denise posa sa flanelle au-dessus du genou, et se mit à frotter là assez fermement, d’abord avec un doigt, avec deux, avec trois, avec toute la main. La passion de Jacques, qui n’avait cessé de la regarder, s’accrut à tel point, que, n’y pouvant plus résister, il se précipita sur la main de Denise… et la baisa.
31. Yen-Mai Tran-Gervat, « Chaste hommage ou audace érotique ? Le baiser dans les romans parodiques des Lumières », dans Les baisers des Lumières, 2004, p. 119-129. 32. Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., VIII, 22, p. 547-549 ; et traduction, Vie et opinions […], op. cit., p. 519 : « Je perçus alors les approches de l’amour. Sous cette friction répétée, je le sentis se répandre et gagner tout mon corps ; plus elle frottait fort et plus loin le feu s’allumait dans mes veines, deux ou trois mouvements enfin d’une ampleur plus marquée élevèrent ma passion à son paroxysme, je lui saisis la main – – Pour la presser, j’imagine, contre tes lèvres, dit mon oncle Toby, et faire ta déclaration. Cette scène des amours de Trim s’acheva-t-elle exactement comme l’imaginait mon oncle Toby, rien ne le prouve. L’essence du romanesque amoureux tel que les hommes l’ont chanté depuis le commencement du monde ne s’y trouve pas moins incluse ».
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Mais ce qui ne laisse aucun doute sur le plagiat, c’est ce qui suit. Le plagiaire ajoute : « Si vous n’êtes pas satisfait de ce que je vous révèle des amours de Jacques, lecteur, faites mieux, j’y consens. De quelque manière que vous vous y preniez, je suis sûr que vous finirez comme moi ». – Tu te trompes, insigne calomniateur, je ne finirai point comme toi. Denise fut sage. – Et qui est-ce qui vous dit le contraire ? Jacques se précipita sur sa main, et la baisa, sa main. C’est vous qui avez l’esprit corrompu, et qui entendez ce qu’on ne vous dit pas33.
L’effet comique repose bien sûr dans les deux textes sur la manière dont la narration s’arrange pour suggérer l’éveil du désir érotique, ou « amour », pour ensuite priver son lecteur de sa concrétisation. Or ce retournement est proprement parodique, car c’est précisément à cette occasion que reparaît l’amour romanesque, dont la rencontre avec le désir érotique équivaut à la confrontation parodique entre hypertexte et hypotexte. Chez Sterne, c’est la fin romanesque que s’empresse de souffler l’oncle Toby ; chez Diderot, c’est la déception en deux temps des attentes du lecteur, grâce au jeu sur le référent du pronom « la » et sur le sens du verbe « baiser ». Ainsi, par un retour inattendu, après avoir été évincé par les histoires grivoises (Diderot) ou les allusions sexuelles à peine masquées (Sterne), le romanesque vient, dans les deux cas, renverser à son tour les attentes à présent coquines du lecteur, liées à son « esprit corrompu ». Si le corps sensuel et sexuel a ici une fonction parodique, c’est donc moins par le retournement burlesque du noble en trivial, que par la convocation simultanée et toujours surprenante des deux acceptions du mot « amour », l’une romanesque, l’autre sexuelle : c’est la rencontre entre un horizon d’attente déterminé dans un sens ou dans l’autre, et l’intrusion ludique, troublante, toujours comique de son envers, qui nous permet ici de parler d’effet parodique. C’est ce qui apparaît très clairement chez Sterne et Diderot, où la déprogrammation parodique du thème amoureux semble se mettre également en place à travers des stratégies d’évitement et de détournement, où la libido est omniprésente tout en s’effaçant au moment où le lecteur l’attend le plus. Dire ou ne pas dire : le corps imaginé L’enjeu est alors dans le fait de dire ou de ne pas dire, et le lecteur est renvoyé aux égarements de sa propre imagination (romanesque ou libertine) :
33. Denis Diderot, Jacques le fataliste […], op. cit., p. 327-328.
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– « It was not love » – for during the three weeks she was almost constantly with me, fomenting my knee with her hand, night and day – I can honestly say, an’ please your honour – that * * * * * * * * * * * * once. That was very odd, Trim, quoth my uncle Toby. I think so too – said Mrs Wadman. It never did, said the corporal34.
Ce dialogue précède immédiatement l’histoire de la béguine : le jeu avec les astérisques représente très explicitement la place que le narrateur de Sterne garde à son lecteur dans la représentation du corps et de ce qu’un homme peut bien faire avec lorsqu’il se trouve seul avec une femme quotidiennement pendant trois semaines… Le non-dit est plus riche en connotations pour le lecteur, renvoyé à ses propres représentations, elles-mêmes conditionnées à la fois par ses lectures romanesques, par ses lectures autres que romanesques et par sa propre expérience. Sterne pousse ce procédé à l’extrême, puisqu’il choisit le signe visuel pour figurer le silence de la narration. Il en est de même pour le portrait de la veuve Wadman, comme on l’a déjà vu : Cervantès faisait s’entrechoquer l’idéal et le grotesque ; Fielding dressait méthodiquement le portrait réaliste d’une héroïne aussi parfaite que peut l’être un être humain ; Sterne choisit la page blanche. Diderot, quant à lui, choisit de dire sans dire, en utilisant volontiers des variantes de la prétérition par lesquelles, dans Jacques le fataliste, les détours de l’écrit désignent plus sûrement la réalité du corps que son évocation directe : JACQUES : […] Je jouais toujours de la serpe sur le taillis, ne regardant guère où je frappais et frappant souvent à côté. Enfin, Suzanne me dit : « Jacques, est-ce que tu ne finiras pas bientôt ? – Quand vous voudrez, madame Suzanne. – Est ce que tu ne vois pas, dit-elle à demi-voix, que je veux que tu finisses ?... » Je finis donc, je repris haleine, et je finis encore ; et Suzanne... LE MAÎTRE : T’ôtait ton pucelage que tu n’avais pas35 ?
34. Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., VIII, 20, p. 546 ; et traduction, Vie et opinions […], op. cit., p. 517 : « – […] ce n’était pas de l’amour, car, en trois semaines où elle demeura constamment auprès de moi, nuit et jour, baignant mon genou de ses propres mains, je puis dire honnêtement à Votre Honneur, *************************************************************** pas une seule fois. – Très bizarre, Trim, dit mon oncle Toby – – En effet, dit Mrs Wadman. – Jamais, dit le caporal ». 35. Denis Diderot, Jacques le fataliste […], op. cit., p. 253.
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Les expressions volontairement répétées comme « je finis 36 » ou encore, « je rêvais37 », agissent dans le texte comme autant de métonymies verbales, ne désignant qu’indirectement l’acte sexuel qui se trouve au centre du récit de Jacques, à la fois par l’évitement du sens et la suggestion du rythme. On voit donc comment le traitement du corps amoureux ou aimé, à travers le non-dit, le vide ou les détours du langage, contribue à l’esthétique du détour, de la digression qui est bien connue pour être commune aux deux auteurs, chacun à sa manière. Si l’écriture s’égare à propos du corps, ce n’est pas seulement parce qu’elle laisse le soin aux égarements du lecteur de combler les vides volontaires de la narration. Le corps est loin de ne faire l’objet que du silence chez Diderot et Sterne. Il est même omniprésent dans les deux romans mais, comme la narration même, il n’est jamais là où on l’attend au sein du récit, et surtout, ce n’est pas toujours la partie du corps qu’on attendrait qui fait l’objet d’un développement. En amour, le lieu traditionnel du sentiment est le cœur ; le lieu érotique prévisible est le sexe. Or aucun de ces deux organes n’est central dans les histoires d’amour que nous racontent Diderot et Sterne. Cupidonparodiste se plaît en effet à viser les parties du corps les plus incongrues et à détourner le regard du lecteur des parties les plus intimes de l’anatomie pour mieux attirer son attention sur elles. Le corps recomposé : physiologie atypique du corps amoureux Outre le genou de Jacques, qui comme pour le Trim de Sterne, apparaît chez lui comme un point érotique privilégié, on peut penser à l’oreille de l’hôtesse dont Jacques perçoit les ébats matrimoniaux à travers la cloison de sa chambre38 : le « Ah, l’oreille ! » de l’hôtesse déplace l’imagination du lecteur, comme celle de Jacques indiscret, du sexe vers une autre partie du corps. Non seulement la scène n’est qu’entendue, mais la seule partie du corps qui soit ici explicite est « l’oreille » ; ainsi cet organe, le seul représenté ici, dit à la fois l’incomplétude de l’évocation érotique (par la perception comme par la représentation du corps) et l’inutilité de dire ou de voir les choses pour qu’aux yeux du lecteur, elles apparaissent de manière fort suggestive : Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux ; mais la femme, après avoir répété l’oreille, l’oreille, plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finit par balbutier à syllabes interrompues l’o... reil... le, et à la suite de cette o...reil... le, je ne sais quoi, qui,
36. Voir aussi id., p. 244, 251. 37. Id., p. 255. 38. Id., p. 52-53.
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joint au silence qui succéda, me fit imaginer que son mal d’oreille s’était apaisé d’une ou d’autre façon, il n’importe : cela me fit plaisir. Et à elle donc39 !
Dans cette manière de suggérer le sexe par une autre partie du corps, Diderot se souvient sans doute en partie de Sterne : Tristram-narrateur affectionne en effet le procédé qui consiste à nier, pour mieux les affirmer dans l’imaginaire du lecteur, les connotations érotiques de certaines parties du corps. Le nez, la moustache40, donnent ainsi lieu à de longs développements censés traiter de ces mots et de ce qu’ils désignent dans leur sens le plus strict et le plus innocent ; mais le scrupule seul qui consiste à repousser toute arrière-pensée sexuelle suffit à l’induire chez le lecteur et à conférer au texte l’ambiguïté même qu’il prétend écarter. Ce déplacement parodique du corps amoureux se retrouve dans le traitement, souvent comique, des amours de l’oncle Toby : lorsqu’enfin il récompense la patience du lecteur à ce sujet, Tristram-Sterne offre à l’intrigue romanesque un véritable miroir déformant, où le siège de l’amour se loge dans les parties du corps les plus inattendues. Ainsi, quelques jours après l’arrivée sous son toit de l’oncle Toby, la passion de la veuve se manifeste par les talons lorsque, dans un mouvement aussi vif qu’inattendu, ils font sauter l’épingle de chasteté qui cloue cette « fille d’Ève » tous les soirs sous les draps de son lit : – With a kick of both heels at once, but at the same time the most natural kick that could be kicked in her situation – for supposing ****** *** to be the sun in its meridian, it was a north-east kick – she kicked the pin out of her fingers – the etiquette which hung upon it, down – down it fell to the ground, and was shivered into a thousand atoms. From all which it was plain that widow Wadman was in love with uncle Toby41.
Sterne sacrifie ici dans la dernière phrase à la rhétorique traditionnelle des signes indiscutables de l’amour. Les libertés qu’il prend par rapport à la tradition romanesque n’en sont que plus visibles : soupçonné de ne pas savoir faire la différence entre les deux « bouts » d’une femme, lorsqu’enfin l’oncle Toby prend conscience qu’il est amoureux (onze ans après la révélation de la veuve Wadman), le signe que lui en donne son corps est l’éclatement d’une ampoule qu’il avait aux fesses pour avoir trop chevauché ! Le lecteur voit là toutes ses associations habituelles contrariées par une situation aussi
39. Ibid. 40. Voir Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., III, 31 et V, 1. 41. Id., VIII, 9, p. 524 ; et traduction, Vie et opinions […], op. cit., p. 495 : « […] Mrs Wadman, d’un coup de talon double et pourtant le plus naturel qu’elle pût donner dans sa position (car ****** *** il fut porté nord-est en prenant ce que l’on imagine comme le soleil à son méridien), fit sauter l’épingle des doigts de Brigitte : du même coup, l’étiquette y attachée, sauta, croula, vaine de poussière. D’où il ressort avec évidence que Mrs Wadman était amoureuse de mon oncle Toby ».
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comique qu’inédite : le rire que ne peut manquer de susciter l’oncle Toby amoureux est à la fois un reste de rire « grotesque », étant donné la partie de l’anatomie concernée42, et une forme d’autocritique immédiate du lecteur trop romanesque, confronté directement à ses penchants sentimentaux lorsque ceux-ci sont si joyeusement déroutés. Notons pourtant, dans le coup de talons révélateur de la veuve Wadman, qu’il s’agit du « plus naturel qu’elle pût donner dans sa position » ; de même, chez Diderot, la question du dépucelage est abordée en partie parce qu’elle est à la fois un défi aux conventions romanesques et l’un des événements les plus « naturels » de la vie humaine : le corps déplacé n’est peut-être pas tant une excentricité qui serait l’apanage ludique du parodiste, qu’une invitation à reconsidérer comme non-naturel le corps construit dans l’imaginaire collectif par la tradition romanesque. Écrire le corps, écrire l’histoire : la pente « naturelle » du roman Chez Sterne et plus encore peut-être chez Diderot, le refus du romanesque s’inscrit dans un extrême, voire excessif attachement aux faits, au vrai, qui rattache le récit davantage à l’histoire qu’au roman. Or dans cette quête du vrai, le corps occupe une place centrale, ne serait-ce que parce que c’est par lui que le narrateur perçoit le monde (par ses sens) et le raconte (voix, gorge) ou l’écrit (la main tenant la plume). Si l’écriture s’égare du côté du corps, elle ne fait donc en cela que suivre la pente naturelle du vivant. C’est ce que souligne plaisamment le récit d’un des dépucelages de Jacques : Le fait est qu’elle était fort déshabillée, et que je l’étais beaucoup aussi. Le fait est que j’avais toujours la main où il n’y avait rien chez elle, et qu’elle avait placé sa main où cela n’était pas tout à fait de même chez moi. Le fait est que je me trouvai sous elle et par conséquent elle sur moi. Le fait est que, ne la soulageant d’aucune fatigue, il fallait bien qu’elle la prît tout entière. Le fait est qu’elle se livrait à mon instruction de si bon cœur, qu’il vint un instant où je crus qu’elle en mourrait. Le fait est qu’aussi troublé qu’elle et ne sachant ce que je disais, je m’écriai : « Ah ! dame Suzanne, que vous me faites aise ! ». […] Le fait est qu’après quelque temps de repos et de silence, je ne me trouvai ni elle dessous, ni moi dessus, ni elle dessus, ni moi dessous ; car nous étions l’un et l’autre sur le côté ; qu’elle avait la tête penchée en devant et les deux fesses collées contre mes deux cuisses. Le fait est que, si j’avais été moins savant, la bonne dame Marguerite m’aurait appris tout ce qu’on peut apprendre. Le fait est que nous eûmes bien de la peine à regagner le village. Le fait est que mon mal de gorge est fort augmenté, et qu’il n’y a pas d’apparences que je puisse parler de quinze jours43. 42. Walter Shandy se fait ensuite un plaisir de demander des nouvelles de son « âne » à son frère, en anglais ass : Toby s’empresse de le tenir au courant des suite de l’éclatement de l’ampoule à cet endroit de son anatomie. 43. Denis Diderot, Jacques le fataliste […], op. cit., p. 255-256.
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Au-delà du comique verbal lié à la répétition de l’expression « le fait est que44… », et si l’on passe rapidement sur la présence ici d’une nouvelle série de références obliques au corps, cette anaphore plaisante présente l’intérêt de souligner l’un des enjeux majeurs de la démarche parodique de Diderot après Sterne : l’attachement aux faits, dans une démarche d’historien, et non de romancier. La dernière occurrence de « le fait est que… », dans la citation ci-dessus, présente un changement d’objet, d’autant plus visible qu’il s’inscrit par ailleurs dans une structure rhétorique identique : il ne s’agit plus de rendre compte de faits passés, mais de la réalité concrète et présente de la situation du locuteur. C’est l’un des motifs récurrents de digression dans Jacques le fataliste : le récit est interrompu ou détourné du fait de contraintes liées au corps du narrateur. C’est le cas des narrateurs secondaires, comme Jacques, ici ou ailleurs45, ou encore l’hôtesse du Grand Cerf, qui a besoin de boire46 ; mais aussi du narrateur principal, double de Diderot lui-même qui, dans son constant dialogue avec le lecteur, fait littéralement entendre sa voix, relais physique et graphique de la pente « naturelle » de ses pensées. En cela, Sterne, avec tous les développements de Tristram-narrateur sur les contraintes matérielles du livre écrit et à écrire47, a précédé Diderot. Le récit-voix, dans les deux cas, apparaît comme un prolongement du corps, tant dans l’écriture que dans la matérialité même du livre. Le roman et le vrai : des récits « organiques » On a souvent commenté, à propos notamment des premiers chapitres de Tristram Shandy, la théorie des associations d’idées que Tristram emprunte à Locke48, pour expliquer notamment la raison de l’interruption fondatrice de l’acte reproducteur par sa mère49. Cet emprunt est loin de n’être qu’une application révérencieuse de la pensée du philosophe par Sterne : pour Locke en effet, ce type d’associations d’idées incongrues (entre la pendule à remonter et le devoir conjugal) est représentatif de la faiblesse humaine et source de folie. Chez Sterne, elles sont la base de la singularité des caractères et de l’humanité 44. Dans l’extrait, amputé ici du développement sur la confusion entre Dame Marguerite et Dame Suzanne, elle est répétée quinze fois. 45. Voir par exemple Denis Diderot, Jacques le fataliste […], op. cit., p. 202, 264-265. 46. Id., p. 158. 47. Par exemple, il n’hésite pas à imposer à sa lectrice de reprendre le livre plusieurs pages en arrière, ou rend compte de son état de santé au moment d’écrire, Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., I, 20 et III, 28. 48. Voir par exemple l’interprétation essentiellement sérieuse de cette relation entre Sterne et Locke dans Helen Moglen, The Philosophical Irony of Laurence Sterne, 1975. 49. Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., I, 4.
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des personnages, mais aussi, dans une large mesure, le principe de l’écriture même, en tant que discours « vrai », participant de la communication humaine. En effet, il apparaît clairement que, loin de condamner comme le fait Locke les associations d’idées les plus bizarres, Sterne les met en valeur notamment sous la forme des hobby-horses (passions dominantes, « dadas » ou « chimères », selon les traductions), précisément parce que, loin de ne relever que de l’esprit (la raison, la logique), de telles associations d’idées, de faits ou d’actes, tirent leur origine du corps, de ses sensations, de ses habitudes, de ses postures et de leurs liens toujours imprévisibles avec l’intellect. Ce principe affecte la conduite même du récit qui, de manière analogue à l’être humain dont le corps vient régulièrement perturber l’ordonnancement raisonné des pensées, se donne comme une construction spontanée, comme une structure organique. Dans le cas de Jacques le fataliste, le récit repose lui aussi sur des articulations anatomiques, du thème à la forme : le genou devient cheville rhétorique (si l’on peut se permettre cette image audacieuse). Dans la série des dépucelages de Jacques, à laquelle nous avons emprunté l’essentiel de nos exemples, la transition d’un épisode à l’autre repose sur l’association des corps, l’évocation de l’un suscitant celle d’un autre, par une analogie relevant de la mémoire des expériences physiques50 : Justine évoque Bigre, dont le nom donne lieu à un développement, qui conduit à Suzanne, puis à Marguerite, et au « petit homme ». À propos de ce dernier, le maître finit par s’impatienter : « Qui estil ? », demande-t-il. En effet, la primauté du corps dans la progression du récit de Jacques a inversé la logique narrative à laquelle on pourrait s’attendre : un corps en a appelé un autre, puis un autre, au point que la caractérisation du personnage du « petit homme » précède son identification. Chez Sterne, cette influence du corps sur la logique narrative est, une fois encore, poussée à l’extrême : en ce siècle où le corps est devenu « le baromètre de l’âme51 », Sterne propose un roman qui se plaît à s’interroger sur le bienfondé de toute interprétation univoque, notamment du langage du corps52, dont il envisage différentes relations possibles avec l’âme, qui offrent autant de possibles narratifs explorés par le texte. Les chapitres inauguraux semblent laisser penser que Tristram inverse radicalement ce rapport : l’obliquité de son esprit s’explique, pour Tristram, par les conditions bâclées de sa conception, au cours de laquelle, on s’en souvient, les « esprits animaux » ont été dispersés par la question malvenue de Mme Shandy, elle-même due à une association 50. Denis Diderot, Jacques le fataliste […], op. cit., p. 240-sq. 51. Henri Coulet, cité par Charlotte Burel dans « Le corps sensible dans le roman du XVIIIe siècle », 1997, p. 108. 52. Voir, outre l’exemple étudié ci-dessous, Laurence Sterne, The Life and Opinions […], op. cit., IV, 27 : le fameux épisode de la châtaigne chaude.
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d’idées non-pertinente, reliant par une sotte habitude la perception du son d’une horloge qu’on remonte avec les habitudes du corps au moment du devoir conjugal. Pourtant, la prise en compte des différents points de vue possibles sur un même événement introduit d’autres relations entre corps et esprit, suggérant autant d’histoires différentes. Ainsi, au début du livre III de Tristram Shandy, le fait que Walter Shandy, saisissant sa perruque de la main droite, aille chercher son mouchoir de la main gauche dans sa poche droite donne lieu à une série de considérations variées sur la ligne zigzaguante ainsi obtenue : les causes possibles de destitutions de rois, une évocation de fortification dans l’esprit de l’oncle Toby, une maxime triviale sur le rapport entre corps et esprit, enfin les différentes interprétations possibles de l’état d’esprit de Walter Shandy, sont autant de voies dans lesquelles s’engage successivement la narration53 à partir de cette posture singulière. Nous nous contenterons ici de citer la dernière, qui illustre fort bien les possibles égarements de l’interprétation, qui sont autant de facettes de la vérité, dont rend compte l’écrit à partir de la prise en compte minutieuse du corps : Any man, Madam, reasoning upwards, and observing the prodigious suffusion of blood in my father’s countenance, – by means of which (as all the blood in his body seemed to rush into his face, as I told you) he must have reddened, pictorically and scientifically speaking, six whole tints and a half, if not a full octave above his natural colour : – any man, Madam, but my uncle Toby, who had observed this, together with the violent knitting of my father’s brows, and the extravagant contortion of his body during the whole affair, – would have concluded my father in a rage ; […]. Any man, I say, Madam, but my uncle Toby, the benignity of whose heart interpreted every motion of the body in the kindest sense the motion would admit of, would have concluded my father angry and blamed him too. My uncle Toby blamed nothing but the taylor who cut the pocket hole ; – so sitting still till my father had got his handkerchief out of it, and looking the same time up in his face with inexpressible good-will – my father at length went on as follows54.
Oscillant ici entre une excessive rigueur logique (la déduction attendue) et un complet arbitraire (l’attitude de l’oncle Toby), l’interprétation des attitudes du corps signale la complexité du monde et de sa perception ; contrairement 53. Id., III, 2, 3, 4, 5. 54. Id., III, 5, p. 175-176 ; et traduction, Vie et opinions […], op. cit., p. 157 : « Tout homme, Madame, parlant ainsi à un interlocuteur debout et le voyant s’empourprer comme mon père lorsque, je l’ai dit, tout le sang de son corps parut lui sauter au visage, faisant au moins monter son teint picturalement et scientifiquement de six tons et demi, sinon d’une octave, au-dessus de sa couleur naturelle, tout homme, madame – mon oncle Toby excepté – qui eût, en outre, observé chez son interlocuteur un tel bourrelet des sourcils, une si extravagante contorsion de tout le corps, se fût dit : « Cet homme est fou de colère ». […] Excepté, dis-je, mon oncle Toby que sa bienveillance incitait à donner de chaque mouvement l’interprétation la plus aimable, tout homme, madame, eût conclu que mon père était en colère et l’eût blâmé. Mon oncle Toby blâma seulement le tailleur qui avait coupé la poche. Calmement assis et le regard levé plein d’une indicible tendresse, il attendit que l’extraction ait pris fin. Sur quoi mon père poursuivit : […] ».
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à ce que le tout début du roman pourrait laisser penser, Sterne ne met pas en place un système de rapport entre accidents du corps et états de l’âme, qui se trouverait dans l’inversion de leur relation supposée : à l’image de son écriture, cette relation est flottante, libre, « naturelle », si l’on entend par « nature » l’« ensemble de l’univers, en tant qu’il est le lieu, la source et le résultat de phénomènes matériels55 ». En cela, le roman comique expérimente par le jeu littéraire la lucidité et la liberté de l’esprit philosophique de son auteur : C’est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées se succéder sous ma plume, dans l’ordre même selon lequel les objets se sont offerts à ma réflexion, parce qu’elles n’en représenteront que mieux les mouvements et la marche de mon esprit. […] Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes de la nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes, peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux, de leurs longues et fréquentes interruptions et de la rareté des génies créateurs, que quelques pièces rompues et séparées de la grande chaîne qui lie toutes choses ?
Tristram-Sterne décrit-il par ces mots le principe de son écriture ? Non, il s’agit ici de Diderot, qui nous fait part de ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1753)56… La boucle semble bouclée, d’un dialogue littéraire qui, dans l’ordre même de la cause à la conséquence, de la source au « plagiat », d’un auteur à l’autre, de l’esprit à la plume, semble devoir rendre incertaines les voies « naturelles » du récit et de la création pour mieux en faire sentir les mouvements, quitte à contrarier les réflexes conditionnés du lecteur. La démarche parodique, telle que la mettent en œuvre Sterne et Diderot dans Tristram Shandy et Jacques le fataliste, s’appuie donc en grande partie sur la représentation du corps : comme lieu de l’expérience humaine et sensible, celui-ci rattache les deux auteurs des « Lumières » à la tradition burlesque et grotesque ; comme objet de tentation et de frustration, le corps se fait présent-absent, à contretemps des attentes du lecteur de roman ; fondement d’un récit qui joue avec la notion même de structure comme ensemble organique, le statut « naturel » du corps sert à la fois d’objet privilégié et de métaphore polymorphe à une écriture imprévisiblement ludique. Yen-Mai Tran-Gervat Université de Poitiers
55. Art. « Nature », Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (consulté le 26 décembre 2007). 56. Les citations sont extraites, respectivement, des points 1 et 6. Le texte consulté est celui de l’ABU : http://abu.cnam.fr/cgi-bin/donner_html?interpret2 (consulté le 26 décembre 2007) ; autre édition : Denis Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, 2005.
Les égarements du corps et de l’écrit
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Textes cités Bony, Alain et Frédéric Ogée, Henry Fielding : Joseph Andrews, Paris, Didier érudition, CNED, 2000. Burel, Charlotte, « Le corps sensible dans le roman du XVIIIe siècle », Michel Delon et Jean-Christophe Abramovici (éd.), Le corps des Lumières, de la médecine au roman, Littérales, no 20 (1997), p. 101-120. Cervantes, Miguel de, El Ingenioso Hidalgo don Quijote de la Mancha, Madrid, Edición Cátedra, 1992 [1605] [intro. John Jay Allen]. C rébillon , Claude, Les égarements du cœur et de l’esprit, ou Mémoires de M. de Meilcour, Paris, Gallimard, 1977 [1736]. Dictionnaire culturel en langue française, Alain Rey (dir.), Paris, Le Robert, 2006. Diderot, Denis, Pensées sur l’interprétation de la nature, Paris, Garnier-Flammarion, 2005 [1753] (et : http://abu.cnam.fr/cgi-bin/donner_html?interpret2, consulté le 26 décembre 2007). —, Jacques le fataliste et son maître, Paris, Gallimard, 1973 [1771-1778] [éd. Yvon Bélaval]. Dionne, Ugo et Francis Gingras (dir.), De l’usage des vieux romans, Études françaises, vol. XLII, 1 (2006). Fielding, Henry, The History of Tom Jones, a Foundling, Harmondsworth, Penguin Classics, 1985 [1749] [éd. R.P.C. Mutter]. Genette, Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982. Moglen, Helen, The Philosophical Irony of Laurence Sterne, Gainesville, University Press of Florida, 1975. Rabelais, François, Pantagruel, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1997 [éd. Guy Demerson]. Scarron, Paul, Le roman comique, Paris, Gallimard, 1985 [1651] [éd. Jean Serroy]. Sterne, Laurence, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, Paris, GarnierFlammarion, 1982 [éd. Serge Soupel, trad. Charles Mauron [1946]]. —, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, London, Penguin Classics, 1967 [1759-1769] [éd. Graham Petrie, intro. Christopher Ricks]. Tran-Gervat, Yen-Mai, « Chaste hommage ou audace érotique ? Le baiser dans les romans parodiques des Lumières », Alain Montandon (dir.), Les baisers des Lumières, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 119-129. —, « Le roman parodique au XVIIIe siècle en Angleterre et en France, de Marivaux à Jane Austen », Thèse de doctorat en littérature comparée, Université de Paris IV – Sorbonne, 2000. Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (consulté le 26 décembre 2007). Watt, Ian, The Rise of the Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, Berkeley, University of California Press, 1957.
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« Ce sont amis que vent emporte. » Le récit de la flatulence au XVIIIe siècle
Je chante un vent sorti, non de ces peaux de loutres, Dont Eole forma le tissu de ses outres, Mais de vivantes peaux, de soufflets souterrains, Qui s’enflent dans le ventre, et ronflent sous les reins. […] Des haut-faits, des bruits sourds à la fois messagère, Toi dont l’oreille entend, et voit l’univers, Déesse qui parcourt et la terre et les airs, Applique ta trompette à ton noble derrière. Apprends, par cette voie, apprends nous clair et net, La source, la naissance et les effets du p… J.-M. Roubaud, La pétarade, 1799, Chant I
Quel est le lieu du pet ? Phénomène volatil, qu’on ne saurait vraiment situer, qui échappe à l’œil alors même qu’il frappe l’oreille et le nez, il se dérobe aussi aux grandes catégories narratives de l’Ancien Régime. Perpétuel indésirable, le pet est d’emblée trop libre, trop leste pour le roman « convenable » – celui qui tente de transcender ou de faire oublier son appartenance à un genre de toutes façons conspué ; mais il est aussi trop inoffensif, trop plaisamment espiègle pour trouver place dans une littérature ouvertement transgressive, scabreuse ou pornographique. La flatulence participe de la polissonnerie, de l’esprit potache ; elle choque, elle indispose parfois, mais ne saurait entraîner jusqu’au bout de la répugnance et du dégoût. Le pet est toujours ou trop, ou trop peu. Son espace se limite
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à une sorte de zone interstitielle, trop franche pour être honnête, à égale distance de Silling et de la Haute Romancie1. Il n’est sans doute pas besoin d’insister sur la première de ces exclusions, soit l’inadmissibilité du pet dans le roman « non scabreux ». Sauf erreur, Cleveland ne pète pas, non plus que Marianne, Zilia, Saint-Preux ou la Merteuil. Même Jacob et Gil Blas, que leurs origines paysannes pourraient exempter des délicatesses nobles ou bourgeoises, ne se permettent pas ces trop grossiers vents du bas. Le rejet pornographique de la flatulence, lui, mérite cependant qu’on s’y arrête. Il s’agit d’un refus relatif, certes : le pet n’est pas aussi absent du roman obscène que du roman (diversement) convenable ; mais son statut reste problématique. L’exemple de Sade suffira sans doute ici. Il est bien sûr toujours périlleux de tirer du texte sadien des conclusions générales ; mais le caractère extrême de l’œuvre peut être considéré, en l’espèce, comme un avantage méthodologique : on peut supposer, étant donné ce qu’on sait par ailleurs de ses préoccupations fécales, de ses obsessions coprophagiques et de ses propensions anales, que personne n’aura été plus loin que Sade dans la thématisation ou l’érotisation de la flatulence. Bref, peu importe ce qu’on trouvera ici, on ne saurait être ailleurs qu’en-deçà. Or on constate déjà, chez Sade, cet intérêt au mieux mitigé qui caractérise la relation de la pornographie, et de la pornographie la plus scatophile, aux vents et aux vesses.
1. Cela peut aussi expliquer le silence de la critique « spécialisée » à l’égard du pet. La scatologie n’est plus en effet le « dernier tabou » de la critique et de l’histoire de la littérature – le tabou qui reste quand tous les autres, de la bestialité à l’inceste, du cannibalisme à l’infanticide, ont été joyeusement transgressés (voir Jeff Persels et Russell Ganim, « Scatology : The Last Taboo », dans Fecal Matters in Early Modern Literature and Art. Studies in Scatology, 2004, p. xiii-xxi). L’existence même d’ouvrages collectifs ou individuels consacrés à la question scatologique – dans la littérature allemande contemporaine (Dieter et Jacqueline Rollfinke, The Call of Human Nature. The Role of Scatology in Modern German Literature, 1986), dans le roman canadien-anglais (Reinhold Kramer, Scatology and Civility in the English-Canadian novel, 1997), dans le corpus européen du XVIe siècle (Russell Ganim (éd.), Fecal Matters […], op. cit.) – montre bien que l’interdit a été en partie levé. La littérature excrémentielle a ses classiques, ses grands maîtres – Rabelais, Swift – qui ont déjà sécrété leur amas de commentaires. Des disciplines voisines comme la sociologie, l’histoire culturelle ou les cultural studies se sont elles aussi intéressé à ce que David Inglis appelle « l’expérience excrétoire » de la modernité (David Inglis, A Sociological History of Excretory Experience. Defecatory Manners and Toiletry Technologies, 2000 ; voir aussi Dominique C. Laporte, Histoire de la merde : prologue [1978], 2003 ; Martin Monestier, Histoire et bizarreries sociales des excréments, des origines à nos jours, 1997 ; et Ralph. E. Lewin, Merde : Excursions in Scientific, Cultural, and Sociohistorical Coprology, 1999). Émerge ainsi, petit à petit, un champ d’étude nouveau, un terreau riche et (forcément) bien engraissé, qui chez les anglo-saxons a déjà reçu son appellation contrôlée : celle de shit crit. Or, sauf rares exceptions (comme l’Histoire anecdotique du pet de l’Antiquité à nos jours de Jean Feixas et Romi, 1991 – dont le caractère anecdotique fait un outil justement problématique –, ou le chapitre de Barbara C. Bowen, « The “Honorable Art of Farting” in Continental Renaissance Literature », dans Fecal Matters […], op. cit., p. 1-13), les vents y sont notoirement sous-représentés.
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Les pets et autres ventosités apparaissent trente et une fois dans Les cent vingt journées de Sodome, ce qui peut sembler important, mais reste néanmoins négligeable en comparaison des excréments solides, vers lesquels se porte plus volontiers l’affection sadienne, ou des meurtres, amputations, dégradations et sévices qui font autrement la matière du roman. Ces pets ne jouent d’ailleurs le plus souvent qu’un rôle secondaire, au mieux préliminaire. Ils constituent rarement le centre d’une « passion », simple ou double ; parmi les rares passions proprement flatulentes, seule la première, contée par la Duclos lors de la « Sixième journée », ne s’accompagne d’aucune complication. Là, et seulement là, un vieux libertin jouit en se faisant péter dans la bouche par une jeune fille2. Dès le deuxième épisode centré sur le pet, un détail s’ajoute : le libertin dont il s’agit alors (« un maître des requêtes d’environ soixante ans ») ne se livre également qu’aux pets, mais aux pets de femmes « plus vieilles que lui […] dont les fesses n’[offrent] plus que l’image d’un vieux parchemin servant à humecter le tabac3 ». Ainsi la surenchère s’empare immédiatement des passions flatulentes. Le pet ne sera recevable que lorsqu’il sera accompagné de circonstances aggravantes (sacrilège4, mise en scène compliquée5) ou de substances complémentaires6. Il aura aussi droit de cité quand il sera multiplié, comme dans le jeu de « pète-engueule », où les quatre amis avalent la production venteuse de leurs trente-six sujets, métamorphosés pour l’occasion, « au moyen de quelque drogue », en trente-six péteurs compulsifs7. Plus souvent encore, toutefois, le pet sera relégué dans les marges de l’action, faisant l’objet d’une mention rapide dans une litanie de petites pratiques8 ou remplissant la fonction d’amuse-gueules dans un des
2. Sade, Les cent vingt journées de Sodome, Œuvres, 1990, t. 1, p. 140-141. Le caractère buccal ou facial du pet fait partie, pour Sade, de sa définition même – ce qu’on peut déjà considérer, bien sûr, comme un indice de son essentielle innocuité. Les amis de Silling finiront d’ailleurs par interdire « expressément aux épouses, aux jeunes garçons et aux filles, de péter ailleurs que dans [leur] bouche » (p. 270). 3. Id., p. 144. 4. Id., p. 317, no 62 (« [il] pète et fait péter dans un calice ») et 71 (« [il] fait péter la fille sur l’hostie, y pète lui-même, et avale après l’hostie en foutant la putain »). 5. Id., p. 253 (où il s’agit d’avaler les pets d’un homme jaloux), 304 (où les pets sont offerts par une femme nue, montée sur une escarpolette) et 319, no 86 (« [il] se fait fouetter par des cochers de fiacre et des garçons maréchaux, les passant deux à deux et faisant toujours péter dans sa bouche celui qui ne fouette pas »). 6. Id., p. 155 (urine), 213 (eau de lavement) et 314 (urine et salive). 7. Id., p. 270 ; l’épisode avait été préfiguré par une séance moins systématique de flatulence collective (p. 149) et trouvera un écho au numéro 6 de la « Troisième partie », p. 329 (« [il] se fait péter dans la bouche par quatre filles, en en enculant une cinquième, puis il change. Toutes pètent, et toutes sont enculées »). 8. Id., p. 185 (« [après] quelques libertinages assez indécents, quelques pets, encore quelques petits reste d’étrons, beaucoup de propos et de grandes impiétés de la part de l’abbé […], on se rhabilla et chacun fut se coucher »). Voir aussi p. 156, 165, 171-172, 273, 299 et 313.
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festins d’excréments qui rythment l’inventaire sadien9. Ces données glanées dans Les cent vingt journées de Sodome se confirment ailleurs dans l’œuvre : les vents des deux dernières Justine10, comme ceux de l’Histoire de Juliette11 ou de La philosophie dans le boudoir12, sont à la fois rares et accessoires – épice chargée de pimenter une orgie balbutiante, ou entremets préparant l’appétit pour des nourritures plus substantielles. Déjà évacué par la littérature convenable, le pet subit donc un sort symétrique dans les textes transgressifs – et jusque dans les litanies volontiers scatologiques d’un Sade. Il reste trop sage et trop « propre » pour figurer par lui-même, en luimême, dans de telles tentatives outrancières. Se situe-t-il pour autant dans un espace non topique ? Entre le roman et son investissement (ou son dépassement) pornographique se situe en effet le vaste champ de ce qu’on désigne comme l’« antiroman » : un roman comique, parodique, plaisamment libertin, dégagé du romanesque conventionnel, sans toutefois emprunter la voie de la transgression obscène. Au-delà et en-deçà, dans l’interstice qui sépare la bien-pensance de la subversion effrénée : voilà défini un espace qui se superpose précisément à celui du thème flatulent, et où il faudrait le pister systématiquement. Mes ambitions seront ici plus modestes. Je m’intéresserai à un ensemble plus restreint de textes, qui prennent explicitement le pet pour objet. La seconde moitié du XVIIIe siècle semble à cet égard constituer une sorte d’âge d’or de la littérature éolienne ; elle fournit à elle seule la plus grande partie des volumes de la Bibliotheca flatulentia. Si on produit aux XVIe et XVIIe siècles quelques énigmes, blasons et apologies paradoxales de la flatulence, ce n’est qu’à partir des années 1750 que paraissent des travaux substantiels, en prose et en vers, sur l’écologie des vents du dessous, dont sont désormais détaillés les charmes, les horreurs et les bienfaits. L’art de péter, « essay théori-physique » de Pierre Thomas Nicolas Hurtaut13, propose ainsi, dès 1751, une dissertation plaisamment scientifique sur le thème de la flatulence. Hurtaut y présente une typologie fondée sur la dimension sonore du pet, distinguant le pet « vocal », le « diphtongue » et le « muet », chacune de ces catégories se déclinant à son tour en genres et en espèces. Les
9. Id., p. 167-168, 182, 193, 200 et 206. 10. Sade, Justine ou Les malheurs de la vertu, Œuvres, 1995, t. 2, p. 256 ; La nouvelle Justine ou Les malheurs de la vertu, Œuvres, 1995, t. 2, p. 610, 641, 666, 685, 700, 701, 812, 866, 922, 1001 et 1093-1094. 11. Sade, Histoire de Juliette, Œuvres, 1998, t. 3, p. 322, 370, 389, 412, 570, 625, 1053, 1171, 1172 et 1177. 12. Sade, La philosophie dans le boudoir, Œuvres, 1998, t. 3, p. 160. 13. Pierre Thomas Nicolas Hurtaut, L’art de péter, essay théori-physique et méthodique, 1751. Une édition du texte a été récemment donnée par Antoine de Baecque, Paris, Payot, 2006. Nous citons d’après l’édition de 1751.
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intertitres suggèrent une division méthodique de la matière, à coups d’« exorde périodique », de « petit corrolaire », de « réflexion problématique » et de « section auxiliaire ». Cet essai (qu’on ne doit pas confondre avec une parodie de L’art poétique portant le même titre, publiée en 1879, mais apparemment « tirée d’un Almanach de poche » de 1783) est suivi en 1755 des Histoire et aventures de Milord Pet14, « conte allégorique » erronément attribué à Duclos. Ce petit roman raconte la carrière du personnage éponyme, qui naît aux « Pays bas », dans la ville de Culotte ; après une jeunesse honteusement dissipée, il se lance dans plusieurs carrières, où ses qualités trouvent différents emplois. Milord Pet sera tour à tour soldat, tambour major, musicien, médecin et courtisan ; puis, lassé des choses de ce monde et poussé par sa nature aérienne, il montera au ciel où les dieux, reconnaissant son statut quasi-divin, lui confieront « le soin du tonnerre ». L’année suivante voit la publication d’un texte qui me retiendra longtemps, L’esclavage rompu15, dans lequel Pierre-Jean Lecorvaisier relate la fondation et les premiers travaux de la « Société des Francs-Péteurs », mélange de maçonnerie et d’Académie de province, pour laquelle le combat des Lumières prend la forme, temporaire mais exclusive, de la liberté de péter en public. Après un hiatus de quelques décennies, on assiste à la toute fin du siècle à une nouvelle floraison flatulente, avec la parution coup sur coup de La pétarade16, poème en vers et en quatre chants racontant les épiques démêlés de trois pets et d’un nez, puis de l’Éloge du pet de Mercier de Compiègne17, qui se contente de donner un tour plaisant à des matériaux empruntés. Explorant les limites de ce qu’on peut encore appeler le XVIIIe siècle, on inclura dans ce petit corpus La crépitonomie18, poème de 1815 qui reprend sous forme (assez agréablement) versifiée le propos des traités antérieurs ; on y ajoutera aussi la Description des six espèces de pets19, plaquette populaire qu’il est comme souvent difficile d’attribuer ou de dater précisément, mais qui semble contemporaine des textes dont il est ici question, ou au mieux légèrement postérieure. J’aurais aimé inclure, pour l’amour de la complétude, quelques titres recensés mais 14. Anonyme, Histoire et aventures de Milord Pet. Conte allégorique, par Madame F***, 1755. 15. Pierre Jean Lecorvaisier, L’esclavage rompu ou la Société des Francs-Péteurs, 1756. J’ai utilisé l’édition de 1776, publiée à la suite de L’art de péter. 16. Joseph Marie Roubaud, La pétarade, poème en quatre chants ; œuvre posthume de l’Ab. R******, avec notes par P.J.G., 1799. 17. Claude-François-Xavier Mercier de Compiègne, Éloge du pet, dissertation historique, anatomique et philosophique, 1798. 18. Ducastel de Saint-Paul, La crépitonomie, ou l’art des pets. Poème didactique en trois chants, 1815. 19. Anonyme, Description des six espèces de pets, ou Six raisons pour se conserver la santé, prêchée le Mardi gras, par le père Barnabas, péteur en chef, au Village des Vesses, Province des Étrons, goûtez qu’ils sont bons, s.d.
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apparemment introuvables comme Le dieu des vents, ou Aventures d’Éole, métamorphosé en pet, théoriquement imprimé à La Haye en 1776, ou ces Malheureux amours de M. Pet-en-Haut et de Mademoiselle Vesse-en-dessous, qui sont peut-être (et peut-être pas) l’« Histoire du Prince Pet-en-l’air et de la reine des Amazones », l’avant-dernier chapitre de L’art de péter. À défaut d’avoir réuni tout ce que les Lumières ont écrit ou pensé sur le pet, on peut cependant déjà émettre, sur cette production, quelques hypothèses et suppositions. Ces textes peuvent évidemment être rassemblés en raison de leur date et de leur objet ; mais ils présentent aussi quelques unités d’un autre ordre. Ils sont d’abord unis par leur caractère parodique – que semble plus ou moins appeler le pet, comme la scatologie en général. Tous les genres canoniques ou solennels du second XVIIIe siècle sont épinglés : récit biographique (Milord Pet) ; recueil académique (La Société des Francs-Péteurs) ; poème épique (La pétarade) ; poésie didactique (La crépitonomie) ; sermon dominical, testament, nouvelles à la main (Description des six espèces de pets). Seule la poésie dramatique semble échapper à la flatulence – mais c’est pour mieux faire les frais de Syrop-du-cul, tragédie héroïco-merdique et de Caquire, parodie de Zaïre, dont les éditeurs de la Bibliotheca scatologica, qui en ont pourtant vu d’autres, décrivent comme la pièce « la plus sale du genre20 ». Marquée par l’application de formules nobles (épopée, discours) à une matière vile (le pet) – application dans laquelle on reconnaît l’essence même de la pratique burlesque –, la parodie se révèle par d’autres indices. Comme tous les éléments du péritexte, l’épître dédicatoire est systématiquement détournée, adressée à des protecteurs que caractérise moins leur position sociale que leur familiarité avec la matière étudiée : les ouvrages sont tour à tour offerts « À M. le Comte de Vent Sec et Bruyant » (La Société des Francs-Péteurs), « À leurs excellences Messeigneurs Carnaval et Careme-Prenant » (L’art de péter), « À Messieurs les Vidangeurs de la Ville & Généralité de Paris » (Milord Pet), quand ce n’est pas tout bonnement « Aux Ventres » (La pétarade). Au-delà même du paratexte, l’extravagance de certaines propositions, l’éloge ad absurdum de la ventosité, le projet universellement partagé de faire des pets la base d’une pratique musicale : tout porte à considérer cette littérature dans une perspective goguenarde et décalée. Un doute finit toutefois par s’échapper. Pour peu qu’on écarte les épisodes trop grossiers et qu’on fasse fi des développements les plus déjantés – pour peu qu’on abandonne, en somme, une lecture unifiante 20. Pierre Jennet, Jean-François Payen et Auguste Veinant, Bibliotheca scatologica ou Catalogue raisonné des livres traitant des vertus, faits et gestes de très noble et très ingénieux Messire LUC (à rebours), Seigneur de la Chaise et autres lieux, mêmement de ses descendants et autres personnages de lui issus [1849], 1992.
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et synthétique de textes qui ne l’appellent certainement pas –, on se prend à s’interroger, par exemple, sur le véritable caractère de La crépitonomie (dont l’évocation des prisons révolutionnaires, où a été emprisonné le père du poète, n’a rien à envier à celles qu’on trouve dans la littérature contemporaine) ou sur la signification profonde de L’esclavage rompu. Ce dernier roman, en particulier, complique le diagnostic général de parodicité. Si là encore l’imagination venteuse s’emporte parfois – comme dans le rituel d’initiation des impétrants, ridiculement détaillé, ou dans l’architecture de la salle de réunion des Francs‑Péteurs, dont chaque siège est organisé de manière à permettre l’amplification et la réverbération des vents –, les propos libéraux et les pétitions de principe éclairées s’écartent étonnamment peu du discours habituel des Lumières. Les mêmes lieux, les mêmes figures, les mêmes mots d’ordre y sont employés, apparemment sans dérive – si ce n’est bien sûr de l’identification systématique du pet aux Lumières elles‑mêmes. Dans l’« Apologie du pet » qui occupe la quasi-totalité du cinquième livre, le ton reste mesuré, presque convaincant. Lorsqu’il évoque les épisodes ou les autorités qui constituent le fonds commun de tous les écrivains pétophiles, Lecorvaisier n’en tire pas les conséquences extravagantes des « vrais » parodistes : comme dans tout bon éloge paradoxal, la qualité de l’éloge en vient (presque) à occulter le paradoxe. Le texte reste donc frappé au coin du bon sens, alors que se multiplient les occasions de dérapage – d’où, à certains égards, l’un des plus perplexifiants ouvrages de la littérature du XVIIIe siècle21. Unifiés par le régime parodique – fût-il à l’occasion problématique – les textes de notre bibliothèque flatulente se distinguent également par leur caractère (diversement) fictionnel ou narratif. Certains (Milord Pet, L’esclavage rompu, La pétarade) sont des récits en bonne et due forme, 21. Les Francs-Péteurs évoquent les Apôtres (ils sont douze au départ, quand les visite pour la première fois leur version du Saint-Esprit) ; ils rappellent les cyniques (leur première rencontre a lieu dans un Jardin, et il n’est sans doute pas besoin, après Peter Sloterdijk et Michel Onfray, de rappeler l’importance de la scatologie pour l’école de Sinope) ; ils suggèrent la Société de Jésus (par leurs pulsion missionnaires, expansionnistes et civilisatrices). Pour un lecteur du XXIe siècle, toutefois, la communauté qu’ils font venir le plus immédiatement à l’esprit est celle que le réalisateur danois Lars Von Trier a présentée dans Les Idiots (1998). Comme les jeunes scandinaves de cet étrange brûlot, pour lesquels la conquête de la liberté ne peut s’effectuer que par l’imitation publique des symptômes de la maladie mentale, et qui sont donc sans cesse appelés à cultiver leur « idiot intérieur », les FrancsPéteurs sont soumis à un régime de subversion perpétuelle. Ce qui les rend libres est en même temps ce qui les enchaîne : la seule liberté qui leur est refusée est celle de ne pas péter, de ne pas enfreindre le tabou social ou mondain. On trouve ainsi, dans ce texte aux propos mesurés, aux occasionnelles envolées burlesques, des accents inquiétants, dont la jovialité du ton ne rend pas la digestion plus aisée.
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même si l’élan de la narration y est freiné par les exigences de l’allégorie ou de la démonstration. Mais même les ouvrages qui se présentent comme des « traités », des sommes didactiques en prose ou en vers, s’interrompent le temps de saynètes, d’anecdotes, de passages historiques ou autobiographiques. Qu’il y ait mise en scène de l’énonciation (comme dans la Description des six espèces de pets, avec son curé de campagne en chaire) ou simple inscription de l’auteur dans sa dissertation (comme dans La crépitonomie, avec son évocation des années de collège du poète, ou sa peinture déjà évoquée des geôles révolutionnaires), qu’il y ait un véritable développement narratif ou une simple insertion d’apophtegmes et d’exempla, la littérature flatulente est indissociable d’une certaine fictionnalisation – déjà supposée, il est vrai, par la pratique parodique elle-même. On peut enfin rapprocher ces opuscules sur le plan – plus anecdotique peut-être, mais tout aussi déterminant – de la réception. Ce que j’ai désigné un peu plaisamment comme une Bibliotheca flatulentia a été envisagé comme tel, d’un bloc, par les bibliographes spécialisés. L’annotateur anonyme de l’exemplaire de la Description des six différentes espèces de pets conservé à la Bibliothèque nationale de France établit ainsi une liste de dix-huit ouvrages « composés sur le Pet tant en prose qu’en vers22 » – liste qui a servi de point de départ à cette recherche. Jennet, Payen et Veinant, les compilateurs de la Bibliotheca scatologica de 1849, regroupent dans un même chapitre (introduit par la lettre P) les romans et traités sur les ventosités ; le second XVIIIe siècle s’y avère tout à fait dominant. Ces textes ont d’ailleurs été non seulement associés, mais bien réunis par des conservateurs ou des archivistes diligents. Le volume Y2.42449-42452 de la BNF regroupe les Histoire et aventures de Milord Pet, L’art de péter, La Société des Francs‑Péteurs et La crépitonomie, dans une incarnation tardive et imprimée de ces codices médiévaux, où les copistes colligeaient des textes apparemment disparates, dont l’unité était ainsi subtilement suggérée23. Ces réunions et évocations communes sont d’autant plus faciles, du reste, que les textes flatulents se citent et se copient sans vergogne, se situant sur la mince frontière qui sépare l’intertextualité du plagiat pur et simple. L’art de péter est à bien des égards une traduction française de la dissertation latine De peditu ejusque 22. Cote BN 16-Z-1196. L’inventaire occupe sept pages manuscrites, à la suite des 16 pages imprimées du « sermon ». 23. Voir Francis Gingras, « Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du XIIIe siècle (Chantilly, Condé 472) », 2006, p. 35-38.
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speciebus, même si Hurtaut affirme en préface que « cette matière avait été négligée jusqu’à présent24 ». Arroseur arrosé, il a été lui-même plagié par Mercier de Compiègne dans l’Éloge du pet, qui emprunte aussi à La Société des Francs-Péteurs – et ainsi de suite. Au-delà de ces pillages et de ces prélèvements manifestes, toutefois, les récits de la flatulence articulent une topique qui, si elle n’est pas toujours absolument narrative, est en tous cas constamment répétée. Ainsi, la parodie amène les écrivains du pet à employer une terminologie facétieuse, qui joue sur les rapprochements entre le lexique savant et le vocabulaire de la scatologie. L’art de péter s’avère à cet égard particulièrement insistant, en multipliant les allusions à une « matière » traitée jusque dans ses « fondements » et qu’on cherche à faire « sentir » ou « goûter » au lecteur25. De façon plus générale, ce sont les même grandes catégories qui, dans à peu près tous ces ouvrages, composent le discours sur le pet. La dimension thérapeutique fait l’objet d’amples développements, proposant une physiologie et une diététique du pet, pour insister lourdement ensuite sur les désagréments physiques et moraux qui peuvent procéder d’une trop longue rétention26. Le statut changeant du pet, selon les époques et les sociétés, est lui aussi détaillé, donnant parfois lieu à de petites litanies « ethnographiques », où sont comparés les différents
24. Pierre Thomas Nicolas Hurtaut, op. cit., p. 7. 25. Par exemple : « Cette matiére que je vous offre aujourd’hui analysée dans toute l’exactitude possible avoit été extrêmement négligée jusqu’à présent, non pas qu’on la jugeat indigne d’être maniée, mais parce qu’on ne l’estimoit pas susceptible d’une certaine méthode & de nouvelles découvertes […] » (Id., p. 7 ; je souligne). « Or avant de mettre le nés dans ses espéces, il est nécessaire de prouver que les vents sont engendrés par la pituite & les alimens flatueux […] » (p. 17). « Nous avons dit qu’il étoit nécessaire que la matiére du Pet soit attiédie & legérement atténuée ; nous allons le soutenir & avec fondement » (p. 18). « Ces Messieurs effleurent la matiére, mais faisons-la leur sentir & goûter telle qu’elle est » (p. 27). « Nous avons fait cette petite annotation parce qu’elle nous a paru nécessaire, & convenir à l’obscurité & à la difficulté du passage : nous n’en voulons pas dire davantage, ni disputer avec qui que ce soit » (p. 36). On aura sans doute compris, à la lecture de cette petite anthologie, le caractère répétitif – et ultimement fastidieux – du procédé. 26. L’« Avis au lecteur » de L’art de péter affirme ainsi qu’« Un pet qui pour sortir a fait un vain effort, / Dans les flancs déchirés reportant sa furie, / Souvent cause la mort. / D’un mortel constipé qui touche au sombre bord, / Un Pet à temps laché pourroit sauver la vie » (Id., p. 8-9). Quatre chapitres (8-11) sont du reste consacrés par Hurtaut aux « effets [malins ou bénéfiques] des pets ». Voir aussi Anonyme, Histoire et aventures de Milord Pet […], op. cit., ch. 8 (« Milord Pet médecin ») ; Pierre Jean Lecorvaisier, op. cit., p. 12, 67 et suivantes ; Anonyme, Description […], op. cit., 2e partie ; Joseph Marie Roubaud, op. cit., p. 62 (qui montre que le pet ne bénéficie pas qu’à la santé de l’émetteur : « Il soulage à la fois le ventre de son auteur, / Et fait épanouir la rate à l’auditeur ») ; et Ducastel de SaintPaul, La crépitonomie, op. cit., dont l’auteur, se donne comme un simple vulgarisateur des principes énoncés dans La pneumathologie du docteur Combalusier, « qui donne d’excellents moyens de se guérir, quand un vent retenu cause des gonflements, des coliques, la tympanite et d’autres maladies cruelles » (p. 13).
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pets « nationaux »27. De même, la divinité accordée par certains Anciens à la flatulence – incarnée chez les Égyptiens par le dieu Pet, chez les Babyloniens par Belphégor, chez les Romains par Crépitus – fournit un fondement mythologique à sa réhabilitation 28. Enfin, la nature sonore du pet appelle irrésistiblement des considérations sur sa musicalité. Milord Pet monte un petit orchestre, où il est à « lui seul la Musique vocale et instrumentale », imitant à la perfection « le Serpent et le Basson, la Flûte et le flageolet29 ». La pétarade propose la formation d’une harmonie des vents30. Quant à la salle où se réunit la Société des Francs-Péteurs, elle constitue en fait un gigantesque orgue à pets, donnant à Lecorvaisier l’occasion d’envoyer quelques vannes à la musique italienne, qui « saisit souvent dans la nature des objets plus analogues avec ceux des Francs-Peteurs, tels que le mouvement d’une marmite pleine d’oignons et de chataignes » : « on imagine que les anti-François, en fait de musique, seront au moins Correspondans de l’ordre des Francs-Péteurs31 ». Il y a enfin quelques thématiques récurrentes, voire obsessionnelles, qui sont peut-être moins attendues que les précédentes. La première a trait à l’opposition que ces textes installent, en sourdine, entre le masculin et le féminin – opposition qui prend généralement la forme d’un contraste entre le pet (bruyant, honnête, inodore) et la vesse (silencieuse, sournoise et pestilentielle).
27. « Non-seulement le tempérament et le régime, mais les mœurs et la législation agissent, réagissent et modifient les diverses flatuosités. Voyez ce que les historiens rapportent sur la pâleur des Juifs, pendant leur captivité, et l’infiltration des p… sour le règne des Tibère. […] Les p… patagons n’ont assurément pas la tournure débile de celui du Lapon ou du Sybarite. Les p… Athéniens, ronds et fluttés, avaient comme le langage, cette cadence rithmique, que Sparte ne connaissait pas, mais qui était compensée par l’éclat, la sécheresse et le laconisme. Les p… de Béotie furent sans caractère jusqu’à Pélopidas. Ceux de Rome, pendant ses beaux jours, furent forts, pleins et prononcés » (Joseph Marie Roubaud, op. cit., p. 12-14). « Suivant les mœurs, les pays, les talents, / Les vents qu’on pousse ont des sons différents. / Grossier, borné, plaisant par fantaisie, / Le pet brutal nous vient de la Russie ; / Né parmi nous, fougueux, souple à propos, / Le pet tonnerre est celui des héros : / L’Italien, en chantant sa romance, / Sait du clairon moduler la cadence » (Ducastel de Saint-Paul, op. cit., p. 22-23). 28. « Mars fut formé d’un p… de Junon. / Un p… fut fait au ciel par le ventre d’Ethon. / La sybille p…tait en rendant ses oracles. / Les p… de Jupiter sont féconds en miracles. / À Rome, en d’autres lieux, le p… eut des autels » (Joseph-Marie Roubaud, op. cit., p. 62-63). Voir aussi Anonyme, Histoire et aventures de Milord Pet […], op. cit., p. 68-69 (où le héros est un protégé de Crépitus) ; Pierre Jean Lecorvaisier, op. cit., p. 62 ; Joseph-Marie Roubaud, op. cit., p. 14-15 ; Ducastel de Saint-Paul, op. cit., p. 18. Pierre Thomas Nicolas Hurtaut, op. cit., plus sacrilège encore, accorde à la flatulence des pouvoirs quasi-divins : « Nous lisons encore dans les mêmes livres, les histoires d’une infinité de maisons délivrées de la possession des Diables par le secours de ces Pets diphtongues » (p. 41). 29. Anonyme, Histoire et aventures de Milord Pet […], op. cit., p. 38. 30. Joseph Marie Roubaud, op. cit., p. 32-34. 31. Pierre Jean Lecorvaisier, op. cit., p. 51-52. Voir aussi Pierre Thomas Nicolas Hurtaut, op. cit., p. 50-52 ; Anonyme, Description […], op. cit., p. 5 (« il est clair que le pet l’emporte indéfiniment au-dessus de l’orgue, puisque n’ayant qu’un seul trou, un seul secret, un petit buffet & point de clavier, il ne laisse pas de rendre tous les tons, & les sons de l’orgue le mieux composé »).
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Le corpus flatulent, pour autant qu’on puisse en juger, est intégralement masculin. La page de titre de l’Histoire et aventures de Milord Pet attribue le conte à « Mme Jeanne F*** », qu’on a pu identifier à Mme Fagnan, l’auteure du Miroir des princesses orientales ; on peut aussi conclure, plus prosaïquement, que le cryptonyme désigne Mme « Jeanne Fesse » – qui signe d’ailleurs l’épître. Cependant, mise à part cette exception possible mais improbable, tous les ouvrages attribués le sont à des hommes ; leur humour relève plutôt du collège et de la salle de garde, que de la ruelle et du salon – bien qu’il s’agisse sans doute là d’un partage artificiel, et que la meilleure compagnie n’exclue pas, au XVIIIe siècle, la plus franche grivoiserie32. Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas de voir incessamment glosé ce quatrain de l’abbé Cotin : Je parle et me tais à la fois, Et bien souvent lorsqu’on me presse Je deviens femelle traîtresse D’hardi masle que je serois33.
La vesse – qu’on appelle aussi, comme par hasard, le « pet féminin » – n’est pas toujours représentée de façon aussi négative. On rend parfois hommage à sa discrétion, aux efforts qu’elle déploie pour respecter les convenances : c’est par la vesse qu’une dévote réussit à faire fuir Milord Pet, qui l’assaillait sournoisement34. Mais on met plus volontiers l’accent sur sa traîtrise, sur sa félonie, qu’on assimile à la duplicité de la femme. Cette association atteint un sommet de négativité dans La Société des Francs-Péteurs ; alors qu’ailleurs la vesse est envisagée comme un type, une catégorie du pet35, elle devient ici son contraire, ce par rapport à quoi il se définit. C’est en distinguant 32. Voir à ce propos les remarques d’Antoine de Baecque dans sa « Préface » à Pierre Thomas Nicolas Hurtaut, op. cit., p. 21 et suivantes. 33. Charles Cotin, Recueil des énigmes de ce temps, IIe partie, énigme XVI ; cité dans Pierre Jennet, Jean-François Payen et Auguste Veinant, op. cit., p. 76. La strophe est paraphrasée par Boursault dans La Comédie sans titre, ou Le Mercure galant, où elle sert au personnage de Beaugénie à démontrer son esprit. C’est cette version de Boursault qu’on retrouvera en exergue de Anonyme, Description […], op. cit, non paginé (« Je suis un invisible corps, / Qui de bas lieu tire mon être ; / Et je n’ose faire connoître, / Ni qui je suis, ni d’où je sors : / Quand on m’ôte la liberté, / Pour m’échapper j’use d’adresse ; / Et deviens femelle traîtresse, / De mâle que j’aurois été »). 34. Anonyme, Histoire et aventures de Milord Pet […], op. cit., p. 30-31. 35. Voir par exemple Pierre Thomas Nicolas Hurtaut, op. cit., qui distingue le « pet de demoiselle » de la vesse elle-même (p. 45 et 59) ; Anonyme, Description […], op. cit., p. 8. Pour Roubaud, l’auteur de La pétarade, la vesse marque plutôt la faiblesse de la femme que sa traîtrise : « La v… dérive du même principe que les autres éructations, il ne lui manque qu’un certain degré de force. L’élaboration ne se fesant qu’incomplettement dans les sujets faibles, le gaz y acquiert moins d’intensité. Il glisse, coule plutôt qu’il ne surgit, c’est une sorte de p… dégénéré […]. Les femmes v…., parceque les grandes forces physiques leur manquent ; si quelquefois un mâle instinct les distingue de leur sexe, et leur permet le p…, on les tire sur-le-champ de la classe commune, en leur appliquant le proverbe : Femme qui p…. n’est pas morte » (op. cit., p. 10-12).
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ces deux modes de la ventosité, par exemple, qu’on absout le pet du péché de puanteur. Le pet ne pue pas ; il s’épuise tout entier dans sa pétaradante musicalité. La vesse, elle, « déloge sans aucun bruit, et fait part en sortant de ce qu’elle a de plus disgracieux pour l’odorat36 ». Le combat contre la vesse est même donné comme une des raisons pouvant justifier l’acceptation sociale du pet. Il faut préférer sa faconde gauloise à la vilénie délétère de son pendant féminin : le pet sert la Société, en la délivrant d’un mal qui l’allarme & qui nuit à ses plaisirs. La vesse […] trouble l’oeconomie de la Société par sa nature malfaisante : le pet est son antidote ; il la détruit, & il est sûr de l’empêcher de paroître, dès qu’il a eu lui-même assez de force pour se faire un passage : car il est évident […] qu’on ne vesse que parce qu’on n’a pas voulu peter ; & par consequent que partout où se trouvera le pet, la vesse n’aura point lieu37.
Ducastel de Saint-Paul prend apparemment le contrepied de cette topique misogyne quand il fournit, au premier chant de La crépitonomie, une cosmogonie de la flatulence. Le premier vent serait selon lui contemporain de la Chute et de la sortie du Paradis terrestre ; or, à cette occasion, c’est Ève qui aurait émis le pet originel, et Adam la vesse primordiale : Avant ce jour, trop fatal aux humains, Où sur la pomme Ève porta les mains, Et nous chassa d’un lieu plein de délices, Aucun Zéphyr n’avait flatté ses cuisses ; Mais quand ses yeux virent l’ange vengeur Le fruit alors lui tourna sur le cœur ; Elle gonflait, tombait en défaillance, Quand un gros pet soulagea sa souffrance : Adam poussa alors de grands cris dans les airs, Crut que la foudre ébranlait l’univers ; Et se baissant pour pleurer sa faiblesse, Il donna jour à la première vesse38.
Les rôles sont inversés : le pet est féminin, la vesse est masculine ; c’est la femme qui, la première, laisse entendre sur Terre le « foudre » de ses cuisses, et l’homme qui, peureusement, laisse échapper le premier « pet timide ». C’est d’ailleurs non seulement la typologie coutumière de la flatulence qui est ici renversée, mais la hiérarchie paradisiaque elle-même. Succédané d’Adam, dont elle n’est jamais qu’un morceau anobli, Ève devient l’unité initiale, le principe dont tout procède : ce n’est qu’en réponse à son big bang intestinal que flûte la vesse adamique. Reste bien sûr à savoir si ce rebrassage
36. Pierre Jean Lecorvaisier, op. cit., p. 67. 37. Id., p. 70-71. 38. Ducastel de Saint-Paul, op. cit., p. 21-22.
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des responsabilités se fait vraiment à l’avantage de la femme. Initiatrice du pet – qui n’est lui-même, après tout, qu’une réaction au courroux divin –, elle ne sort pas de l’épisode sans tache. Une Ève virile et flatulente n’en demeure pas moins la pécheresse fondamentale, celle dont la faute et les gaz accompagnent encore ses lointains descendants. Qu’à cela ne tienne : dans une littérature qui prend aussi unanimement position pour le pet, et contre la vesse, le fait d’associer cette dernière à l’homme pourrait (presque) passer pour une victoire du féminisme. La seconde thématique procède à un télescopage, tout aussi détonnant, de la flatulence et des Lumières. Les discours sur le pet invoquent spontanément le vocabulaire traditionnel de la liberté, de la servitude, de l’esclavage et de la libération. Parfois, c’est le pet lui-même qu’on doit libérer, sous peine de connaître la colère de cet encombrant captif39 ; mais c’est souvent le péteur (ou celui qui voudrait l’être) qui est présenté comme une victime des conventions, un otage des préjugés – au péril de sa santé, sinon de sa vie. Commentant le célèbre Édit de Claude sur le pet public, l’auteur de L’art de péter soutient ainsi que les lois de la pudeur ne doivent pas, en ces matières, l’emporter sur le bien-être du sujet : si quelqu’un en est tellement esclave qu’il ne puisse en secouer la chaîne, nous ne pouvons lui conseiller rien de mieux que de dissimuler son Pet, soit en en rejetant l’incongruité sur son chien, soit en toussant, soit en crachant bien fort, ou en faisant quelque bruit équivalent40.
Mais c’est à nouveau dans La Société des Francs-Péteurs qu’est le plus clairement déclinée cette topique, où la Liberté elle-même se confond avec ces libertés qu’on prend (et ne devrait pas prendre) en bonne compagnie. Tout le roman peut être perçu comme un déploiement de son titre bifide, qui met à égalité les Lumières (L’esclavage rompu) et la scatologie (La Société des Francs-Péteurs) – en donnant déjà une priorité syntagmatique aux premières. Le pet n’est pour les membres de la Société que le premier, et le premier seulement, des préjugés dont il s’agit de combattre la tyrannie. Quand commence le récit, les douze apôtres qui constitueront le noyau des Francs-Péteurs dissertent dans un jardin de Caen, essayant d’établir quels sont les préjugés
39. Voir par exemple cette strophe d’une romance composée à l’époque révolutionnaire : « Un pauvre Pet réduit à l’esclavage / Las de souffrir une sale prison / Est-il puni pour se faire un passage ! / La liberté fut toujours de saison » (cité dans Jean Feixas et Romi, op. cit., p. 122). Voir aussi Anonyme, Description […], op. cit., p. 13 et 14 ; Ducastel de Saint-Paul, op. cit., p. 21 (« Je nomme pet, cet invisible corps, / Léger, subtil et souple en ses ressorts, / Qui dans nous-même exerce son ravage / Quand on s’obstine à boucher son passage, / Et qui sortant de sa sombre prison, / Répand dans l’air sa douce exhalaison »). 40. Pierre Thomas Nicholas Hurtaut, op. cit., p. 75-76 ; je souligne.
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qui « gènent d’avantage la liberté, & dont il est à propos de se départir41 ». C’est un vent échappé à l’un des dissertateurs qui cristallise autour du pet cette croisade éclairée. Le véritable combat reste celui des Lumières ; le pet n’en est jamais qu’un moyen – et il n’est pas exclu qu’il soit justement un moyen d’annuler, par son grossier voisinage, les Lumières et leur combat. Le parallèle est en tous cas constamment filé. Les salles qui mènent à la loge (ou à la « case ») des Francs-Péteurs sont tapissées de tapisseries et de tableaux, minutieusement décrits, où les allégories du privilège, de l’esclavage et du préjugé l’emportent en nombre sur les figures de la flatulence – lesquelles interviennent, comme dans le titre, en second lieu, après que le principe des Lumières ait été nettement et noblement posé42. L’exorde du discours sur le pet, qui occupe une grande partie du cinquième livre, pourrait trouver place dans n’importe quelle anthologie du XVIIIe siècle éclairé43. Le rituel d’intronisation – qui sépare l’initié de l’« esclave », c’est-à-dire de « tout ce qui n’est point Franc-Peteur44 » – procède lui aussi à une lourde mise en scène de la délivrance, symbolisée par le dépôt des « chaînes » de la convention et du préjugé45. La qualification des néophytes s’obtient elle-même par un long affranchissement : le catéchumène doit étendre systématiquement son usage du pet, pratiquant d’abord la flatulence dans le domaine familial et privé, pour la porter ensuite dans l’espace (de plus en plus) public. La toute dernière étape de cette initiation consiste à choquer quelques bourgeoises triées sur le volet. Le thème se confirme alors par un ultime retournement. 41. Pierre Jean Lecorvaisier, op. cit., p. 1. 42. La première antichambre est la « Salle des Esclaves », dont la porte représente, sur la face extérieure, « un esclave d’Alger […] courbé sous les coups de ses maîtres » (id., p. 45), et sur sa face intérieure une allégorie du Préjugé, « caractérisé sous la forme d’une vieille coquette en lunettes assise auprès d’une Bibliothèque de livres bleus » (p. 46). Les murs de la pièce sont décorés de vastes figures, représentant la sujétion et le préjugé, dans ses variantes aristocratiques (un « Courtisan chargé d’épaisses chaînes d’or, dont il oublie le poids, lorsque deux coureurs, six grands laquais & ses gens le soutiennent », p. 46), juridiques (un homme vêtu d’une « tunique émaillée de fer doré », dont chaque maille « porte le nom de Loi, d’Articles de la Coutume, d’Ordonnance, & toute la bordure […] est formée de petits lacets brillants que l’on nomme Privilèges », p. 46) ou culturelles (une figure d’Anglais qui « présente d’une main les plans du parc de S. James & d’un potager ordinaire de Londres, & […] laisse tomber de l’autre main les plans de Versailles & des Thuilleries », p. 47). Aucune mention de la flatulence, dans les tableaux comme dans leur commentaire. La deuxième antichambre, elle, montre la voie de l’esclavage rompu, et met directement en regard les Lumières scientifico-intellectuelles et la liberté de péter. Deux tableaux dominent la pièce : « Dans l’un de ces tableaux en grand, on voit la Liberté peinte avec ses attributs, elle est vêtue de blanc, elle tient d’une main un sceptre, de l’autre le prisme de Newton & le compas de Descartes rassemblés, prés d’elle est un joug rompu : l’autre tableau placé en vis-à-vis sur la porte de la Case, représente Zéphire couronné de fleurs ; un grouppe d’hommes libres à côté de lui, figure la Société naissante & rassemblée qui lui rend hommage […] » (p. 48-49). 43. Id., p. 58-59. 44. Id., p. 33. 45. Id., p. 54-55.
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La valeur du Franc-Péteur – son accession à la liberté – se mesure à la véhémence avec laquelle on exige son enfermement : plus il y aura de murmures, plus les femmes importantes feront des démarches auprès des Commandans de places et de Châteaux, & ensuite chez les Officiers de Police, pour solliciter la vengeance d’un pareil attentat commis en leur personne, plus la conduite du nouveau Franc-Péteur paraîtra régulière & digne de la Société46.
Le passage des « libertés » sociales et mondaines à la Liberté politique s’opère ici à rebours. Ce n’est plus le pet qui figure l’affranchissement, mais la sévérité de la menace qui garantit la valeur du péteur. Cela dit, il faut encore peu de choses pour qu’un discours « sincère » ou ambigu sombre dans la parodie. La pétarade de Roubaud, publiée à une époque plus méfiante envers les déclarations éclairées, procède à ce renversement. Le rapport des Lumières aux pets y est d’abord permuté. Dans La Société des Francs-péteurs, la libération du pet pouvait être considérée comme une propédeutique, une préparation à la liberté politique. Dans la préface de La pétarade, la liberté politique devient une condition de la libération du pet (à laquelle le sans-culotisme a d’ailleurs contribué – trop brièvement – en faisant « disparoître jusqu’au costume serré du pantalon ») : La politesse qui naquit à la cour des rois, n’est qu’un joug importun, qui ajoute l’esclavage civil à l’esclavage politique ; elle ne convient pas à l’homme libre, qui doit avoir son franc-agir. Il faut qu’il p… là où le talon rouge n’a pas osé v…ser. Le sol de la liberté est le seul où le p… puisse croître. Jusqu’à présent relégué dans les ateliers, ou les chaumières, il s’infiltrait, plutôt que de frapper les lambris dorés ; mais dégagé des préjugés, qui l’étouffaient au berceau, il a pris son essor ; il éleve une voix fière et mâle, dans les lieux même où le Français exerce sa souveraineté ; diadême, ou bonnet rouge, tout est égal pour lui47.
Le Franc-Péteur pétait pour affirmer la fin de son esclavage. Chez Roubaud, c’est la liberté acquise, c’est la République elle-même qui contraint le citoyen à la flatulence. L’homme libre ne peut pas ne pas péter. L’obligation imposée aux Francs-péteurs – celle de péter quoi qu’ils en aient – porte désormais sur l’ensemble de la Nation. Mais La pétarade ne s’arrête pas là ; les vents y forment la base d’une dystopie flatulente, dont les prétentions totalitaires renvoient à celles des Lumières programmatiques et terroristes. Le pet, une fois libéré, peut être circonscrit, réglementé, mis à contribution par le pouvoir. Dans la mesure où il tient « du caractère de celui qui l’émet, comme les vins et les fruits de la qualité du terrain », le pet forme la meilleure
46. Id., p. 39. 47. Joseph-Marie Roubaud, op. cit., p. 18-19.
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manière de « bien juger les hommes48 ». Il serait donc opportun de mettre cet outil à profit dans la création de « Gymnases français », « où les jeunes gens se présenteront chaque jour, pour y manifester leurs vents, dont il sera fait registre49 ». À défaut de cette solution, qui permettrait pourtant la création d’un Aréopage gazeux, on pourrait au moins soumettre les candidats politiques au test du vent. Les dirigeants, les ambassadeurs et les commis de l’État devraient ainsi montrer, par la qualité de leur « matière subtile », qu’ils sont dignes de l’office qui leur est confié50. Ceux dont les pets ne rencontreraient pas les critères de pureté minimale seraient tenus à l’écart d’un gouvernement qui n’accorde plus de place à la corruption du corps ou de l’âme, exprimée par le souffle d’en-bas. Et voici qu’à nouveau la flatulence est sans lieu. À la fois masculin et féminin, emblème de la liberté et figure de la tyrannie, le pet est incapable de se fixer ; en matière d’investissements symboliques et idéologiques, comme sur le plan de son appartenance générique, il est précisément la question qui ne se pose pas. Ugo Dionne Université de Montréal
48. Id., p. 13. 49. Id., p. 14. 50. Id., p. 24-29.
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Textes cités Anonyme, Description des six espèces de pets, ou Six raisons pour se conserver la santé, prêchée le Mardi gras, par le père Barnabas, Péteur en chef, au Village des Vesses, Province des Étrons, goûtez qu’ils sont bons, Lélis, chez Goderfe, s.l.s.d. —, Histoire et aventures de Milord Pet. Conte allégorique, par Madame F***, La Haye, Gosse junior, 1755. Bowen, Barbara C., « The “Honorable Art of Farting” in Continental Renaissance Literature », Russel J. Ganim (éd.), Fecal Matters in Early Modern Literature and Art. Studies in Scatology, Aldershot, Ashgate, 2004, p. 1-13. Ducastel de Saint-Paul, La crépitonomie, ou l’art des pets. Poème didactique en trois chants, Paris, Michaud, 1815. Feixas, Jean et Romi, Histoire anecdotique du pet de l’Antiquité à nos jours, Paris, Ramsay, 1991. Ganim, Russell (éd.), Fecal Matters in Early Modern Literature and Art. Studies in Scatology, Aldershot, Ashgate, 2004. Gingras, Francis, « Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du XIIIe siècle (Chantilly, Condé 472) », Études françaises, vol. XLIII, no 1 (hiver 2006), p. 13-38. Hurtaut, Pierre Thomas Nicolas, L’art de péter, essay théori-physique et méthodique, Paris, Payot, 2006 [éd. Antoine de Baecque]. —, L’art de péter, essay théori-physique et méthodique, « En Westphalie, chez Florent-Q, rue Pet-en-Gueule, au Soufflet » [Paris, Jean-Baptiste Langlois], 1751. Inglis, David, A Sociological History of Excretory Experience. Defecatory Manners and Toiletry Technologies, Lewiston, Queenston, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2000. Jennet, Pierre, Jean-François Payen et Auguste Veinant, Bibliotheca scatologica ou Catalogue raisonné des livres traitant des vertus, faits et gestes de très noble et très ingénieux Messire LUC (à rebours), Seigneur de la Chaise et autres lieux, mêmement de ses descendants et autres personnages de lui issus, Paris, Éditions contre-moule, 1992 [1849]. Kramer, Reinhold, Scatology and Civility in the English-Canadian Novel, Toronto, University of Toronto Press, 1997. Laporte, Dominique C., Histoire de la merde : prologue, Paris, Christian Bourgois, 2003 [1978]. Lecorvaisier, Pierre Jean, L’esclavage rompu ou la Société des Francs-Péteurs, Paris, Langlois, 1776 [1756]. Lewin, Ralph. E., Merde : Excursions in Scientific, Cultural, and Sociohistorical Coprology, New York, Random House, 1999. Mercier de Compiègne, Claude-François-Xavier, Éloge du pet, dissertation historique, anatomique et philosophique, Paris, Lorisse, 1999 [1798].
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Le corps de Psyché : du mythe antique à l’illustration libertine
Bien loin de voir dans le style néo-classique de la fin du XVIIIe siècle un simple désir de mode Jean Starobinski propose, dans Les emblèmes de la raison, de l’appréhender comme la manifestation de l’importance du retour du platonisme : Après un siècle qui leur semble caractérisé par l’exaltation des valeurs sensibles et des bonheurs épidermiques, ils [c’est-à-dire les artistes du style néo-classique de la fin du XVIIIe siècle] se donnent la mission de ramener l’art sous l’autorité de la pensée. Dans la richesse dramatique du baroque, dans les prodigalités subtiles du rococo, ils ne reconnaissent plus la marque de l’esprit : ce ne sont à leurs yeux qu’un excitant trouble où l’âme est absente. Ils veulent par conséquent écarter les séductions mortelles de la « manière » et des afféteries : ils n’y voient que déperdition de force1.
La pertinence du diagnostic est indéniable. De Winckelmann à Goethe en passant par Chénier, de Schelling à Hölderlin, de Canova à Girodet et tant d’autres, toute l’époque témoigne de ce désir de ressourcement et de régénération. Le tournant néo-classique apparaît alors dans ce contexte comme un mouvement de redressement esthétique, comme la volonté d’une époque de soumettre par un retour aux sources l’art à la raison, et les sens à l’idée. Le retour au jaillissement originaire antique, le besoin de « révélation primitive » serait, selon Starobinski, un mouvement de réaction « contre la corruptrice séduction de l’agrément sensible ». Et il ajoute : « L’on aspire à un art qui ne s’adresserait plus aux yeux seuls, mais à l’âme (par l’entremise inévitable du regard)2 ». C’est dans ce contexte qu’il relève la surprenante renaissance du mythe de Psyché non pas seulement, comme on l’a observé, pour exprimer une sensibilité plus grave dans les choses de l’amour, mais bien d’avantage parce que cet art qui veut atteindre l’âme éprouve le besoin de se représenter lui-même dans l’allégorie et l’emblème3.
1. Jean Starobinski, 1789, les emblèmes de la raison, 1973, p. 112. 2. Id. p. 113. 3. Ibid.
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De fait, tout comme Kant à cette époque donne la formule de l’art défini comme « Symbol der Sittlichkeit4 », tandis que Goethe privilégie le symbole comme transformation de « l’apparence en idée, l’idée en une image, mais de façon que l’idée dans l’image reste définitivement active et hors d’atteinte5 », tout contribue, dans cette analyse du tournant néo-classique de la fin du XVIIIe siècle, à confirmer la domination que l’idéalisme instaure – non seulement en philosophie mais aussi dans les arts – au terme d’une époque profondément marquée par le sensualisme. Dans ce tableau, la place est d’avance assignée au libertinage. C’est au début du livre que Starobinski l’évoque en accentuant son épuisement au terme du siècle. Reprenant à son compte la fameuse thèse baudelairienne, il évoque Mirabeau, Sade et les Liaisons dangereuses comme le point ultime d’une transgression des limites qui rencontre naturellement au terme de son parcours non seulement libertin mais libertaire la sombre révélation de son néant. La fin de Don Juan en serait la révélation musicale et théâtrale : « Les hommes de 1787 pouvaient sans doute facilement reconnaître dans le foudroiement de Don Giovanni le dernier instant, l’instant suprême d’une existence entièrement composée d’instants fugitifs6 ». Il y a dans les analyses admirables du livre à la fois une incontestable pertinence et quelque chose de problématique. S’il semble difficile d’en infirmer la démarche générale, y compris l’idée essentielle que c’est la Reine de la Nuit qui triomphe de cette apothéose de clarté idéelle, il semble en revanche que le rôle de repoussoir que joue dans le tableau de l’époque la littérature libertine, placée de toute évidence du côté de la dépense de jouissance, ne répond pas à la profonde ambivalence de rationalité et de désir qui l’habite et la partage. La jouissance de l’instant (le passage du libertin au libertaire), n’est que l’un des deux versants de l’ambivalence libertine, l’autre étant de toute évidence la stratégie de contrôle et l’ambition d’un projet de réappropriation de la jouissance par la raison – la « volonté de savoir7 » comme le disait Foucault, qui d’ailleurs ne suffit à elle seule jamais à définir le statut de la représentation libertine tant que l’on ne prend pas en compte le jeu qu’elle mène du donner à savoir au donner à voir. À repousser ainsi trop exclusivement le libertin dans le camp de l’hédonisme8, en identifiant donc de façon trop univoque le libertinage et en 4. Emmanuel Kant, Ire partie, « Analytique du Sublime », § 59, « De la beauté comme symbole de la moralité », Critique de la faculté de juger, p. 340-343. 5. Goethe cité par Jean Starobinski, op. cit., p. 114. 6. Id., p. 30. 7. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, 1976, p. 25-67. 8. C’est-à-dire de la jouissance de l’instant. Il est probable d’ailleurs que la lecture que Kierkegaard fait de Don Juan, de l’instant donjuanesque dans le cadre de sa définition de l’érotisme musical jette son ombre sur ces belles analyses de Starobinski.
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court-circuitant en même temps ce qui en lui ne relève pas seulement d’un type ou d’une attitude, mais aussi d’un mode de représentation, Starobinski fait, dans ce diagnostic pourtant si pertinent, l’économie d’une analyse esthétique plus complète, qui, sans aboutir à un démenti de ses analyses, pourrait les déplacer quelque peu. On pourrait s’attendre à ce que le mythe de Psyché, de par sa tendance à basculer vers l’idéel, n’ait aucune incidence sur la représentation libertine. C’est faire trop peu de cas de l’entrecroisement des topoï et des motifs et oublier la remarquable propension de la représentation libertine (texte et image / image dans le livre et image donnée à voir par le texte) à tirer parti de matériaux antérieurs, soit parce qu’il sont assimilables par nature (comme c’est par exemple le cas avec la série des Amours des dieux, dont il est extrêmement facile de suspendre la glorification immanente du beau corporel pour n’en retenir que le matériau pornographique), soit parce qu’ils contiennent en eux une tension et une ambivalence qui permet de les réutiliser par renversement et dévoiement. Le cas du mythe de Psyché en est justement un parfait exemple. L’une des raisons essentielles en est que l’épiphanie érotique est la cheville même du récit, sa péripétie, et qu’elle acquiert pour le mythe une valeur de charnière, puisque l’interdiction de voir Éros, qui appelle sa transgression, est à la fois la cause des malheurs de Psyché, le moment de la faute et de la catastrophe, la cause de la disparition d’Éros et, au terme d’une recherche douloureuse, l’heureuse faute grâce à laquelle les retrouvailles sont possibles. Il y a là un moment d’équilibre précaire au cœur du mythe. La fonction charnière du regard et de la valeur que le mythe donne au moment de ce regard le prédispose à devenir un matériau topique pour la représentation libertine, qui place le kairos, le moment décisif, l’instant décisif au cœur de son dispositif – qu’il s’agisse d’une logique de séduction ou de prédation, de voyeurisme ou de dévoilement. Certains mythes antiques ont ainsi en commun d’être utilisables pour une représentation de type libertin non pour leur contenu, mais à cause de la valeur décisive qu’ils donnent à la temporalité du regard comme expression de vitesse et moment de basculement – c’est le cas justement du mythe de Psyché, mais aussi de celui de Diane et Actéon, tous deux centrés sur un interdit de regard et propices à une exacerbation de l’instant de surprise érotique. Ce n’est certainement pas un hasard s’ils ont été particulièrement travaillés à cet endroit par la représentation picturale. Il faudrait y ajouter le mythe d’Ariane et de Dionysos, particulièrement propice à l’exposition du regard voyeur.
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Dans aucun des cas, la transposition, l’appropriation libertine du matériau mythique se fait à partir du contenu narratif. Ce n’est jamais le mythe en soi, son mythos au sens aristotélicien du terme, qui fait fonction de substrat, mais plutôt ce que j’appellerais la pause scopique. C’est véritablement d’un arrêt sur l’image qu’il s’agit. La sélection des éléments topiques – aussi bien en termes de séquence narrative que de motif iconographique – est alors poussée à l’extrême. Dans le cas du mythe de Psyché, ce que la représentation libertine peut finalement retenir et exploiter, c’est la scène de la découverte nocturne – on pouvait s’y attendre. En ce sens, la remarque que Starobinski fait sur la signification de la réapparition du mythe à la fin du XVIIIe doit être relativisée. Il s’agit peut-être moins d’un retour du mythe dans le contexte d’un retour au platonisme que de la recomposition de son utilisation pour une nouvelle donne, opposée à la précédente. Et peut-être s’agit-il moins d’un changement de sensibilité que du besoin de l’art de se représenter soi-même dans l’allégorie et l’emblème, ce qui vaut tout autant pour la tendance néo-platonicienne que Starobinski dégage que pour la réutilisation du mythe par la représentation libertine – avec seulement pour conséquence que les signes de l’allégorie et de l’emblème sont alors strictement inversés. Si la formule que Starobinski propose est pleinement valable pour le groupe célèbre de Canova, elle l’est tout autant pour la représentation libertine, à condition de remplacer le mot âme par celui de désir. On reste bien dans un cas comme dans l’autre dans le tournoiement de la dialectique platonicienne, utilisée à des fins contraires. Rappelons que le texte d’Apulée n’est pas premier. Tout d’abord parce qu’il est dans certains de ses épisodes essentiels une ekphrasis. Comme l’a relevé Carl C. Schlam, le cortège de Vénus (IV, 31), le banquet nuptial sur l’Olympe (V, 24), mais aussi ce qui nous intéresse particulièrement, c’est-àdire la découverte nocturne d’Éros par Psyché (V, 22-23), sont des ekphrasis de monuments contemporains ou antérieurs à Apulée9. Mais il s’inscrit aussi dans ces innombrables représentations de Psyché ailée, de l’âme-papillon, bref de tout ce qui fait tendre la légende vers le mystère initiatique, et dont bien sûr la représentation libertine ne peut rien tirer. Pour que le motif iconique devienne pour elle utilisable, il faut opérer en quelque sorte une castration iconographique déplacée : leur couper les ailes – à lui et à elle – c’est la condition première. Il est en ce sens intéressant de revenir sur la façon dont la tradition iconographique et l’art ont utilisé les ailes, comme l’on peut utiliser tel ou tel mot en le mettant en valeur ou en atténuant sa portée. Les représentations
9. Carl C. Schlam, The “Metamorphoses” of Apuleius : On Making an Ass of Oneself, 1992.
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les plus anciennes de la figure de Psyché hiérarchisent clairement le rapport du corps aux ailes et appuient tout particulièrement le dynamisme ascendant de l’éros, l’eros pteros10. Psyché, selon la légende, a recours à Zéphyr pour se déplacer, elle s’accroche à Éros quand il fuit pour le suivre, un instant, dans son vol, avant de choir sur le sol11. Pour ce qui est du mythe et de sa signification, tant que l’on fait abstraction de sa traduction iconographique, on est en droit de se demander si Psyché a vraiment un corps. On pourrait en un certain sens dire que cette indécision est le défi dont la représentation hérite, et que la manière d’y répondre définit par principe le statut de cette représentation. La célèbre sculpture néo-classique d’Antonio Canova le montre parfaitement. Il est clair qu’une simple photo ne suffit pas, et que seul notre regard tournant autour du couple pourrait permettre de déployer dans le temps et l’espace un message artistique transparent. Quoi de plus sensuel et suggestif que ces ailes érigées raides et drues, ce mouvement d’enlacement des corps qui éveille autant le désir qu’il le transpose immédiatement en idée ? Les corps lovés et tournoyants d’Éros et de Psyché ne prennent ici vraiment corps que si le relais du regard, tournant autour de la sculpture (et seul ce tournoiement permet sa manifestation) transpose la vision en contemplation esthétique. On ne peut pas mieux exprimer que ne le fait ce couple célèbre de Canova la formule de Starobinski que l’on vient de rappeler : « L’on aspire à un art qui ne s’adresserait plus aux yeux seuls, mais à l’âme, par l’entremise inévitable du regard ». Pour que l’art ne s’adresse plus aux yeux seuls, il faut qu’il s’adresse à eux – dialectique qui vient bien confirmer, en ce moment de renaissance platonicienne, que le sensualisme (dont la représentation libertine est le moment extrême) avait oublié la leçon du Phèdre et du Banquet selon laquelle la beauté est un chemin nécessaire de l’idée, mais n’en est justement que la voie. Le traitement du motif des ailes est très différent à la Renaissance. Quelques exemples suffiront. Dans la gravure Psyché et Cupidon de Giorgio Ghisi (fig. 1), inspirée d’une fresque de Giulio Romano de 1528, l’équilibre représentatif des ailes et du corps annihile le dynamisme ascendant dont relève le versant spiritualiste d’aspiration et de participation inhérent à la figure de Psyché, tant qu’on l’interprète comme un double du mythe du char ailé du Phèdre12, comme ce fut si souvent le cas entre le XVe et le XVIIe siècle13. 10. Cf. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs : étude de psychologie historique, t. 2, ch. 51 : « Psyché, phasma, simulacre ». 11. La scène est représentée de manière très frappante dans un dessin de Nicolo dell’Abbate (XVIe siècle), Zéphyr et Psyché (Oxford, Ashmolean Museum). 12. Platon, Phèdre, 264a-269b. 13. Cf. par exemple la gravure de Brueghel l’Ancien intitulée Paysage avec envol de Psyché.
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À l’envol de Psyché, Giorgio Ghisi représente, comme Giulio Romano dont il s’inspire, Psyché allongée – comme dans un banquet, où les corps allongés s’exposent sans que rien ne laisse entendre leur potentialité aérienne. Mais parce que cette scène n’est que le double en représentation de la scène philosophique qu’elle dédouble, le double registre sans lequel la dialectique platonicienne ne peut se mette en route fait entièrement défaut. Même si l’on trouve mis en évidence dans cette gravure le motif antique de l’âme papillon, la balance penche entièrement chez Giulio Romano et Ghisi du côté de la chair et du corps célébré dans toute son immanence sensible. Certes, les ailes ont une fonction de rappel, mais, artistiquement parlant, elles sont de l’ordre de l’accessoire. Le principal est la glorification des corps et de l’art, dans une relation de réversibilité qui interdit que s’en dégage toute allusion à l'ascension dialectique, comme dans son substrat platonicien. Et quand les interprétations platonisantes de la Renaissance ou le marbre de Canova représentent la figure selon son dynamisme ascensionnel, celui-ci est ici entièrement absorbé ailleurs par le vertige de l’éros, vertige immanent et purement charnel dont l’une des expressions les plus remarquables est peut-être la fresque de Perino del Vaga, Rencontre nocturne d’Éros et de Psyché qui se trouve au palais Doria de Gênes (fig. 2)14. Dans d’autres représentations, la subversion de l’interprétation platonicienne est opérée par une dialectique contraire qui assure la primauté de l’immanence non par un jeu dialectique entre chair et âme (corps et aile), mais dans un contraste entre corps ailé et corps allongé, le corps dormant de Psyché et le regard d’Éros tombant sur lui entraînant la représentation vers un point de gravité spirituel – celui de la chair glorieuse de l’art. C’est le cas dans la gravure de Giacopo Caraglio intitulée Éros et Psyché (fig. 3) ou dans la gravure Éros s’approche de Psyché de Jan Muller (fig. 4), d’après un bas relief de Bartholomeus Spranger, dans laquelle on remarque l’insistance de la matérialité et du poids des choses : poids de la tenture, poids du carquois, ailes tombantes, position de Psyché endormie presque au bord de la chute, chute de l’eau, arc à terre – ou encore dans la gravure Éros s’approche de Psyché de Jacob Matham d’après un dessin d’Abraham Bloemaert (fig. 5), où l’on voit aussi combien la gravité tire l’aérien vers le bas, mouvement descendant que tous les visages et les regards – sauf un – accusent. S’il est légitime de se demander, en prenant en compte l’intertexte seul et non ses images – ou en n’en prenant en compte la visualité qu’en tant qu’elle relève de l’enargeia ou de l’ekphrasis, de l’intérieur donc du narratif – si 14. Expression que l’on retrouve de manière moins suggestive, mais tout à fait dans le même état d’esprit dans une gravure du maître au dé à laquelle correspond le vitrail no 12 (1542-1544) du château d’Écouen que l’on peut voir au musée Condé à Chantilly.
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Psyché a vraiment un corps, un bref regard sur la représentation renaissante montre bien à quel point l’art se donne justement la tâche de répondre à cette question : oui, Psyché a un corps. Et il s’agit précisément de le donner à voir et d’en accuser la chair, par laquelle et dans laquelle la beauté irradie. Pour la représentation libertine, tout était donc déjà très largement préparé et il ne s’agissait plus que de réutiliser les matériaux que l’art avait livrés à profusion. Mais il fallait d’abord obligatoirement opérer une « castration esthétique ». On n’imagine pas, dans l’illustration libertine, de distribuer ainsi des ailes sans discernement entre hommes et femmes, et d’oser à ce point sublimer les corps que l’imagination ascensionnelle spiritualisée en vienne à désirer les étreintes archangéliques dont rêvera le siècle suivant – que l’on pense par exemple à William Bouguereau, qui a sans doute imaginé l’une des représentations les plus spiritualisantes de Psyché. Dans la représentation libertine, seul Éros a droit aux ailes, à condition qu’il s’en tienne bien à son rôle, parfaitement allégorique et mutin à la fois, comme par exemple dans un frontispice de l’édition de Vénus dans le cloître, lui-même directement inspiré d’une gravure de Beham15. Même chose pour Zéphyr, que le libertinage réinvente non plus comme adjuvant de la dynamique ascensionnelle de l’âme, mais comme adjuvant de l’approche érotique, comme par exemple dans le poème L’abeille justifiée (poème III) du recueil Les baisers de Claude-Joseph Dorat, lorsque l’amant s’approchant de la belle endormie se voit devancé dans son désir par l’action de zéphyr, où le topos de l’approche de Psyché endormie (Jan Muller et Jacob Matham) est réutilisé16 : Thaïs a des fleurs pour parure: Les tresses de ses cheveux blonds Descendent en plis vagabonds, Jusques aux nœuds de sa ceinture. Son sein captif qui se débat Sous une gaze transparente, Amoureusement se tourmente Pour sortir vainqueur du combat, Et moi je languis dans l’attente. Zéphyr alors, soufflant exprès, Dérange la gaze, l’entrouvre. Au gré de mes soupirs discrets, Déjà plus d’un lis se découvre.
15. Cf. la reproduction des deux gravures dans Jean-Pierre Dubost, « Notice sur les gravures libertines », dans Romanciers libertins du XVIIIe siècle, 2000, t. 1, p. LXXV. 16. Topos iconographique que le satorien pourrait dénommer : 0n approche une femme qui dort.
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Voici l’instant de me servir17.
L’attention aux détails nous permet d’observer que le motif iconographique ou la topique des postures et des situations du corps, à l’aide de laquelle l’art ramène Psyché sur terre et l’arrache à la dynamique ascensionnelle que le platonisme exige d’elle, converge avec ce qui a lieu sur le plan de l’écriture, dans la mesure où les procédés de détournement que l’écriture opère dans le contexte italien du XVIe siècle et ce que je viens de souligner dans le corpus de l’écriture libertine française du XVIIIe siècle ne sont qu’une seule et même histoire, dont la rencontre des Modi de Romano et des Sonnetti lussoriosi de l’Arétin sont en quelque sorte la scène originaire. De même que les gravures des Modi de Raimondi d’après Giulio Romano vont émigrer en quelque sorte vers l’écriture et inaugurer deux cents ans d’histoire mêlée d’écriture libertine et de gravure érotique, cette histoire est aussi celle de topiques iconographiques et romanesques croisées. Dans ces migrations, interférences et reconfigurations, tout peut en principe s’échanger : le texte et l’image, le mythème et le topos, le motif et la situation18. Limitons-nous à l’exemple de la scène de la visite nocturne de Psyché qui est particulièrement provocateur. Rien ne peut montrer aussi crûment la façon dont le donner à voir libertin vient se loger dans la topique iconographique du mythe que les illustrations de Thérèse philosophe. Thérèse philosophe est un roman pervers et militant, sophiste et rationaliste à la fois. Le but de la fiction est d’une part de dénoncer la dissimulation religieuse et, d’autre part, d’affirmer la volonté du désir et son inévitable déploiement. Le discours philosophique – qui consiste à déplacer le spinozisme vers le matérialisme – n’avance jamais seul, mais toujours par le biais de « descriptions exactes » ou « descriptions circonstanciées », comme l’annonce la table des matières qui précède le roman19. En parfaite conformité avec le rationalisme des Lumières, il s’agit de soulever le voile, de dévoiler dans le secret des pratiques la manipulation de l’innocence – et en même temps de redonner au désir sexuel son innocence et sa valeur de force originaire. Aux premières scènes qui évoquent l’éveil naturel de la sexualité dans l’enfant20 fait suite aussitôt le tableau de la perversion morale du clergé – c’est le fameux épisode de la mise en pratique des préceptes théologique du père Dirrag qui, une fois ses principes exposés dans un langage parfaitement 17. Claude-Joseph Dorat, Les baisers, 1770, p. 61-62. 18. Cf. mon article Jean-Pierre Dubost, « Avatars du mythe d’Ariane dans l’illustration libertine », 2003, p. 99-120, dans lequel je suis à la trace les récurrences iconographiques du motif des «mésaventures de la belle endormie », des sarcophages antiques aux illustrations libertines en passant par la gravure de la Renaissance. 19. Jean-Pierre Dubost, « Notice sur les gravures libertines », op. cit., p. 869-872. 20. Id., p. 875.
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savant, décide de passer à la pratique et demande à Mlle Eradice d’accomplir un « exercice spirituel ». Le père Dirrag demande donc à Mlle Eradice de se livrer à la méditation et de se laisser flageller en même temps. À genoux devant lui sur un prie-dieu, le regard tourné selon ses ordres vers le livre saint, elle soulève alors comme il le lui demande ses jupes et sa chemise jusqu’à la ceinture et son confesseur en profite pour lui enfiler ce dont il se refuse à révéler la vérité toute crue et toute nue, vérité recouverte par le nom de cordon de Saint-François21. Si tout le jeu du texte consiste à mettre le récit de la scène de cette soit disant « confession » et sa description dans la bouche de Thérèse à la fois narratrice et spectatrice de la scène – alors qu’elle n’a, comme elle le dit elle-même, « encore aucune connaissance » de « ce mystère » auquel elle assiste – la gravure elle, est l’immédiate révélation de la vérité. Il en va de même dans la gravure de l’édition supposée de 1780 dans laquelle le thème de la révélation, de la manifestation de la vérité, est décliné par le biais d’une recomposition du mythe de Psyché, par la récupération du motif iconographique de la scène de la visite nocturne (V, 22-23), dont je rappelle qu’elle est elle déjà chez Apulée une ekphrasis. Le contexte en est le suivant : la jeune Thérèse, âgée à peine de sept ans, semble être travaillée par une maladie du corps et de l’âme qu’un médecin, appelé au secours de la mère, n’arrive pas à déceler. Notons que la narratrice ajoute que sa mère est devenue dévote après sa naissance. Voici le passage qui correspond à l’illustration : « Ma mère, craintive pour mes jours, ne me quitta plus et me fit coucher avec elle. Quelle fut sa surprise lorsqu’une nuit, me croyant endormie, elle s’aperçut que j’avais la main sur la partie qui nous distingue des hommes, où, par un frottement bénin, je me procurais des plaisirs peu connus d’une fille de sept ans, et très communs parmi celles de quinze. Ma mère pouvait à peine croire ce qu’elle voyait. Elle lève doucement la couverture et les draps ; elle apporte une lampe qui était allumée dans la chambre et, en femme prudente et connaisseuse, elle attend constamment le déroulement de mon action. Il fut tel qu’il devait être ; je m’agitai, je tressaillis, et le plaisir m’éveilla » 22.
La mère gronde alors la jeune Thérèse, qui fond en larme, ne comprenant pas ce que celle-ci veut dire « par les termes d’attouchement, d’impudicité, de péché mortel23 ». Ce que le corps fait sans le savoir, c’est à dire découvrir par soi-même la vérité, et ce qu’aucune remontrance et aucun appel à la crainte de la punition divine ne parviendra à freiner, c’est l’accomplissement du plaisir. Il ne reste plus, du motif antique, que les accessoires, l’attitude et la composition – presque tout donc pour ce qui est de la topique
21. Id., p. 887-889. 22. Id., p. 875-876. 23. Id., p. 876.
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iconographique, et en apparence absolument rien de la signification. C’est bien sûr le cas si l’on se place uniquement sur le plan de la diégèse. Mais si l’on considère l’économie de la représentation narrative et le jeu du récit et de l’image, il en va tout autrement. Dans le mythe de référence, l’apparition d’Éros à la lumière de la lampe de Psyché a pour conséquence la disparition du dieu. Pour le dispositif texte-image de Thérèse Philosophe, le plaisir est le moteur du désir : « elle attend constamment le dénouement de mon action. Il fut tel qu’il devait être : je m’agitai, je tressaillis et le plaisir m’éveilla24 ». Placée par le choix iconographique dans l’attitude de la belle endormie, Thérèse est éveillée par le plaisir, et cet éveil est ontologiquement nécessaire, inévitable. La lampe est alors à la fois secondaire – lumière accessoire de la lumière naturelle – mais elle est aussi, du point de vue de la représentation, éclairage de l’éveil, lumière artificielle – grâce au jeu de la citation – posée sur la lumière naturelle. Le Titien, ami de celui qui publie à Rome en 1524 une série de 20 estampes issues de la mythologie antique représentant les dieux en action, ces fameuses postures, Modi, gravées par Raimondi d’après Giulio Romano, devenues « postures arétines » pour la postérité, est aussi celui qui a pris pour le premier l’initiative de réveiller la belle endormie. Mais la Vénus d’Urbino, c’est le défi du regard de l’art au regard du spectateur. Le défi vient bien sûr du regard de l’artiste, qui regarde dans les yeux par le regard vénusien celui dont le regard ne regarde la beauté que pour voir à travers elle l’invisible de l’idée. Alors que dans la gravure de l’édition de 1780 de Thérèse philosophe que l’on vient de commenter, la belle endormie, regardée par le regard effaré de la mère dévote, est donnée à voir au lecteur comme révélation de la vérité du plaisir. On ne pourra donc pas vraiment dire, avec Starobinski, que le retour platonicien que le revenir du mythe de Psyché manifeste à la fin du XVIIe siècle exprime « un art qui ne s’adresserait plus aux yeux seuls, mais à l’âme, par l’entremise inévitable du regard », sauf à en conclure que le jeu de la représentation libertine ne s’adresse pas à l’âme, mais à l’esprit seul, ce qui irait à l’encontre du principe, essentiel à la posture libertine, que la sensation anime l’esprit – ou, pour le dire plus savamment dans le langage de la savante Tullie de L’Académie des dames : Qui aperit vulvam aperit et mentem25. Jean-Pierre Dubost Université Blaise Pascal – Clermont II 24. Ibid. (mes italiques) 25. « Qui ouvre la vulve ouvre aussi l’esprit » (ma traduction), cité dans Jean-Pierre Dubost (éd.), L’Académie des dames ou la Philosophie dans le boudoir du Grand Siècle : dialogues érotiques, 1999, p. 105.
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Textes cités Boyer d’argens, Jean-Baptiste, Thérèse philosophe. Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2000, t. 1. p. 867-977. Dorat, Claude-Joseph, Les baisers, Paris, Delalain, 1770. Dubost, Jean-Pierre, « Avatars du mythe d’Ariane dans l’illustration libertine », Revue des Sciences Humaines, no 271 (juillet-septembre 2003), p. 99-120. —, « Notice sur les gravures libertines », Patrick Wald Lasowski (dir.), Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2000, t. 1 p. LXIII- XCIX. —, (éd.), L’Académie des dames, ou, la philosophie dans le boudoir du Grand siècle : dialogues érotiques, Arles, Éditions Philippe Picquier, 1999. Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, Aubier, 1995 [trad. française Alain Renaut]. Schlam, Carl C., The “Metamorphoses” of Apuleius : On Making an Ass of Oneself, Chapel Hill, Univsersity of North Carolina Press, 1992. Starobinski, Jean, 1789, les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973. Vernant, Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs : études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1985.
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Figure 1 : Giorgio Ghisi (1520/21-1582), Psyché et Cupidon, 1574, gravure sur cuivre d’après une fresque de Giulio Romano (1492 ou 1499-1546) à Gênes, Palazzo del Tè (1528).
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Figure 2 : Perino del Vaga (1500-1547), Rencontre nocturne d’Éros et Psyché, ca. 1536-1547, fresque, Gênes, Palais Doria.
Figure 3 : Jacopo Caraglio (ca. 1505-1565), Éros et Psyché, gravure sur cuivre, 17,5 x 13,3 cm (détail), d’après Les amours des Dieux de Perino del Vaga (1500/01-1547).
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Le corps romanesque
Figure 4 : Jan Muller (1571-1628), Cupidon découvre Psyché dans son lit, gravure sur cuivre, 36,2 x 57 cm (détail) d’après un bas-relief de Bartholomeus Spranger (1546-1611).
Figure 5 : Jacob Matham (1571-1631) d’après Abraham Bloemaert (1564-1651), Psyché et Cupidon, 1607, gravure au burin, 41,8 x 30,2 cm, image tirée de Marcel G. Roethlisberger, Abraham Bloemaert and his sons, Doornspijk, Davaco, 1993, vol. II, no 177.
quatrième partie
corps Métaphore
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Faire corps : la métaphore de l’unité dans les réflexions sur le roman
Lors du colloque de Queen’s, Madeleine Jeay attirait notre attention sur des topoï « qui ont aussi une dimension métaphorique, c’est-à-dire ceux qui ont un caractère de réflexivité sur l’écriture et ses processus. Ce caractère métatextuel »1 de la métaphore, et aussi ce caractère métaphorique des réflexions métatextuelles, méritent effectivement que nous nous y arrêtions, parce que, si nous les connaissons tous et en rencontrons tous les jours des manifestations, nous passons à côté, tant les métaphores sont lexicalisées : par exemple celle de texte, ou celles, lorsque nous parlons de composition du roman, de structure et de plan, qui relèvent en fait de l’architecture, ce terme lui-même étant convoqué dans les mêmes circonstances pour éviter de répéter le mot composition2. Nous ferons d’abord un tour rapide des métaphores qui apparaissent à propos du roman lorsqu’il est question d’unité, cette unité qui constitue – avec son impact sur les mœurs – la plus grande partie des discussions théoriques autour de l’accession au XVIIe siècle du roman au statut de genre reconnu. Voyons d’abord les métaphores de la soudure ou de la couture, comme, par exemple, chez Montaigne : [...] et m’estonne que ceux qui s’adonnent à cela, ne s’avisent de choisir plutôt dix mille très-belles histoires qui se rencontrent dans les livres, où ils auraient moins de peine et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s’entretenant, il ne faudrait qu’il fournit du sien que la liaison, comme la soudure d’un autre métal ; et pourroit entasser par ce moyen force veritables evemens de toutes 1. Madeleine Jeay, « Le topos : une familière étrangeté », dans Étrange topos étranger, 2006, p. 62. 2. Malgré les habitudes récentes et insistantes, je n’emploierai pas dispositio. Le XVIIe siècle dit fort bien : disposition (et invention, élocution et même phrase) avec le sens que lui a légué la rhétorique. Employer le latin pour éviter « l’appauvrissement » moderne de disposition, c’est manquer la spécificité de la langue du XVIIe siècle, et donc la présence historique de celui-ci. Comme si l’on disait res publica pour l’emploi que l’on fait au XVIIe siècle de république, sous prétexte que le mot n’a plus de nos jours le même sens. De plus, l’emploi de disposition n’est pas neutre dans les polémiques du XVIIe siècle autour du roman : c’est lui chercher des antécédents établis et honorables du côté de l’utile.
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sortes, les disposant et diversifiant selon que la beauté de l’ouvrage le requerroit, à peu près comme Ovide a cousu et rapiécé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diverses3.
Ensuite il y a bien sûr celle du tissu dont on épargnera les répétitions, mais qui, dans une variante amusante, tout à fait burlesque de facture, donne à Tristan L’Hermite l’occasion de prendre une métaphore au sens propre pour habiller « une petite muse » nouvelle-née de vêtements taillés dans différents genres littéraires : Elle a desjà pour bracelets Deux jolis petits virelets [...] On met des-jà sur le metier Le fil d’un roman tout entier Pour passementer ses brassieres Qui seront des œuvres entieres. Son bonnet sera fait aussi D’un poeme un peu racourci, Où l’on verra pour broderie Tous les vers d’une bergerie4.
Ce texte contient aussi la métaphore du fil (vers 4 ci-dessus), très fréquente ; que l’on pense par exemple à « des intrigues [...] si bien meslées, qu’on ne les puisse retrancher sans rompre le fil de l’histoire5 ». Enfin, on peut noter celles peut-être un peu sadiques de la liaison, et de l’enchaînement comme par exemple celle-ci : [...] il est toujours nécessaire, que l’adresse de celui qui les [les Épisodes et les histoires] emploie, les fasse tenir en quelque façon à cette action principale afin que par cet enchaînement ingénieux, toutes ces parties ne fassent qu’un corps ; et que l’on n’y puisse rien voir de détaché ni d’inutile6.
S’il faut peut-être la rencontre avec Tristan pour res-sentir sous la lexicalisation l’opération, le travail de la métaphore du texte, il n’en est pas tout à fait de même pour l’expression « faire corps », probablement parce que dans notre langue elle est désuète : dans la dernière citation par exemple, l’évocation du corps fait encore image avant de s’effacer sous l’effet des termes « détaché » et « inutile ». Et il n’est pas difficile à ceux ou celles qui sont plus 3. Michel de Montaigne, Essais, 1950, II, 35. 4. Tristan L’Hermite, « Epistre burlesque [...] à une demoiselle de dix ou douze ans qui s’estoit mise à faire des vers », Les vers héroïques, 1925 [1648], p. 281-282. 5. François de Gerzan, « Préface au Lecteur », L’histoire africaine [...], dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, 2004, p. 64. 6. Georges et Madeleine de Scudéry, « Préface d’Ibrahim » [1641], dans Poétiques du roman […], op. cit., p. 138.
Faire corps
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portés aux références antiques qu’au sadomasochisme de percevoir que, dans l’expression, le mythe de Protée fait figure d’allégorie lointaine de la composition des romans. Faire corps : j’ai rencontré cette expression d’abord chez Jean-Pierre Camus, que je crois être un authentique théoricien de la littérature, mais qui consigne presque entièrement ses réflexions dans le porte-à-faux de la métaphore, et dans la quasi-convergence de métaphores diverses, dans une posture critique que je trouve tout à fait intéressante et éminemment typique des premières décennies du XVIIe siècle, pour lesquelles je ne prononcerais pas le mot de baroque. C’est donc chez lui que j’ai trouvé l’expression dans un passage qui vient à la fin d’un de ses principaux textes « théoriques » : Ce liure d’Euenemens est vn ciel estoilé, dans lequel on pourra remarquer diuerses estoiles & plusieurs constellations, sur lesquelles on pourra faire des iugemens, & plus vtiles & plus certains que ceux des iudiciaires. C’est vne guirlande tissuë de beaucoup de fleurs, vn miel composé de quantité d’herbes dont les sucs sont differens : vne theriaque faite de plusieurs ingrediens, & où le serpent du vice est assaisonné de tant d’antidotes, qu’au lieu de nuire, il apportera de l’vtilité. C’est vn ouurage de marquetterie, où chaque piece faisant son corps a vne couleur & vne vertu particuliere, & toutes ensemble feront vne prospectiue qui ne sera point desplaisante7.
Il suffit de prendre ce texte au sérieux et au pied de la lettre, pour penser qu’on a là un esprit tout autre que celui de la géométrie classique, une réflexion à l’aise dans le porte-à-faux, dans le glissement, le déplacement, qui finit par nous dire que le métatextuel n’est que la métaphore du textuel, qu’il est dans la distance que prend la métaphore d’avec le sens propre, et dans l’entre-deux des métaphores ; ceci suffirait donc pour qu’on ait là matière à livre : que faut-il que je pense sur les conditions de la pensée en ce début de XVIIe siècle pour croire qu’un ciel étoilé puisse être, « littéralement et dans tous les sens8 », une guirlande de fleurs, mais aussi un miel, une thériaque et une marqueterie ? On comprend qu’il s’agit là pour Camus d’une réflexion sur ce qu’est un recueil, puisque le volume des Evenemens singuliers est composé de ce que nous appelons des nouvelles, mais que Camus, dans le titre comme ailleurs, appelle des événements. Quarante ans plus tard, Arnauld d’Andilly n’emploie pas autrement les mots : « [...] je résolus de rassembler plusieurs
7. Jean-Pierre Camus, « Préface », Les evenemens singuliers, 1995, p. 174. 8. Rimbaud à sa mère, selon sa sœur, à propos d’Une saison en enfer. Voir Isabelle Rimbaud, Reliques, 1921, p. 143.
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de mes lettres qui pussent faire corps avec celle-là, afin de former un juste volume d’une grosseur assez raisonnable [...]9 ». Je glose alors ainsi la dernière phrase de Camus, à laquelle je me limiterai, sans oublier qu’elle est glosée par celles qui la précèdent et qu’en quelque sorte les sens croisés des métaphores précédentes viennent se déposer dans la dernière. Donc, l’ouvrage de marqueterie ne sera pas déplaisant si : 1. chacune de ses parties garde son caractère propre, nous dirions son individualité, au prix d’un sévère anachronisme. 2. ses parties sont vues (« pro-spective ») toutes ensembles dans un ordre émergent créé, qui est cet ensemble dont elles sont en retour les conditions. À mon sens, et pour dire où je vais, je crois que, plutôt que de nous perdre encore une fois dans le cercle herméneutique du tout et de la partie, nous dirions ceci plus efficacement en affirmant que le tout est la cause finale de la partie. Camus nous dit donc que le secret du plaisir du recueil (de nouvelles) est celui du tout-ensemble : la diversité des parties fait l’agrément du tout, le recueil ayant par contre sur le roman peut-être cet avantage, que chaque partie « fait corps » puisqu’elle est en elle-même un récit complet. Le recueil, et cela vaudra pour le roman, est un corps de corps10. On aura compris sans doute que, dans une belle boucle de récursion, ce texte s’interprète lui-même : le plaisir de ce paragraphe (je ne dis pas son sens : c’est peut-être la même chose, et c’est ce « c’est peut-être la même chose » qui fait toute la différence) vient de ce que ces métaphores sont, dans le fil de la lecture, une à une, diverses, ne vont pas dans le même sens, divergent. Chacune a sa vertu (action, efficacité, force) propre ; mais mises toutes ensemble sous le regard, elles font plaisir. Camus nous dit que le plaisir du lecteur est celui de voir toutes ensemble les parties diverses – divergentes, presque – d’un ensemble, à condition que chacune de ces parties ait été d’abord gardée dans sa singularité propre11.
9. Arnauld d’Andilly, Mémoires d’Arnaud d’Andilly, 1824, t. 2, p. 84. 10. Le roman, dans l’histoire largement mythique qu’il se donne au XVIIe siècle, se constitue en genre contre son hérédité, qui est volontiers décrite comme un rassemblement « décousu » d’histoires diverses. 11. Un peu plus tôt dans la même préface, Camus donnait le même sens au mot : « Tous ces evenemens que j’appelle Singuliers, tant pour estre rares & notables, que pour n’avoir point de connexité les uns avec les autres, chascun faisant son corps [...] » (Les evenemens singuliers, op. cit., p. 12). On le retrouve aussi dans un texte de 1625 : « [...] rudis indigestaque moles, raison, similitudes, concepts, tant pressé et serré, chaque lopin y fait son corps, & telle ligue (sic, pour ligne ?) se peut étirer en un discours de longue haleine » (« Discours preambulaire, au lecteur », Premières homélies quadragésimales, 1625).
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Le sens de l’expression n’est pas très loin de notre usage contemporain, qui ne connaît que deux sens : faire corps peut désigner l’action de plusieurs individus qui se regroupent dans une même organisation, qui s’unifient. Déjà Saint Paul dans l’épître aux Éphésiens12, parle de s’unir pour former « un seul corps et un seul esprit » ; et, un peu dans le même sens, on parle du corps enseignant par exemple, ou des grands corps de l’État. L’expression peut aussi décrire une union forte entre deux « entités » : faire corps avec la nature, faire corps avec son bateau ou sa voile, faire corps avec l’Essence divine. Le XVIIe siècle connaît bien ce sens : [...] on appelle les Pretieuses certaines personnes du beau sexe, qui ont sceu se tirer du prix commun des autres, et qui ont acquis un espece et un rang tout particulier. Font-elle corps parmy elles, demanda Philonime ? S’assemblent-elles en lieux et temps reglé ? Ont-elles d’employ et d’objet fixe13 ?
Mais le terme a quand même quelque peu dérivé et abandonné le domaine de la critique littéraire : on ne dit plus par exemple qu’un volume de poésies fait corps. Et Camus met l’accent plutôt sur l’unité que sur la com-position, ce qui n’est pas le cas, comme on va le voir, de ses contemporains. La même expression, « faire corps », est employée par les Scudéry dans le texte déjà cité plus haut14 et, quoi qu’il en soit de la fréquence de l’expression faire corps elle-même, le mot corps se trouve effectivement souvent dans les textes théoriques, plutôt avec les sens de partie principale, d’intrigue première : Cecy servira de tiltre pour l’utilité des lecteurs, et neantmoins cela ne sortira pas du corps de la narration qui ne sera point interrompuë15. [...] ce défaut vient, à mon avis, de ce que le compilateur n’ayant aucun poème sur ces aventures qui pût entrer dans le corps de sa rhapsodie, nous ne les y rencontrons point16.
12. Éphésiens 4,4. 13. Michel de Pure, La pretieuse, 1938, t. 1, p. 12. Puis, plus loin : « La Pretieuse de soy n’a point de définition ; les termes sont trop grossiers pour exprimer une chose si spirituelle. On ne peut concevoir ce que c’est que par le corps qu’elles composent, et par les apparences de ce corps. / Ce corps est un amas de belles personnes [...] Les parties, quoy que diferentes entr’elles ne laissent point d’auoir un beau rapport auec le tout ; et quelque diuersité ou opposition qui arrive, l’harmonie n’en est point interrompuë et mesme elle en est plus agreable » (t. 1, p. 67) (c’est dans la lettre de Gename à Niassare, qui est une lettre où bien sûr l’Auteur veut faire preuve d’esprit). 14. Georges et Madeleine de Scudéry, loc. cit, note 6. L’éditrice ajoute une note : « L’image est traditionnelle ; elle est fréquemment utilisée par les théoriciens italiens du XVIe siècle, notamment C. Giraldi et Le Tasse ». Un renvoi dans la même note à Antoine Adam, dans son volume Romanciers du XVIIe siècle, tourne un peu court, parce que celui-ci ne fait que mentionner les mêmes Giraldi et Le Tasse sans les citer ; en fait, ARTFL ne semble contenir que trois occurrences – mais il reste à approfondir cette recherche dans le site http://humanities.uchicago.edu/orgs/ARTFL/. 15. Charles Sorel, Le berger extravagant [1627], 1972, p. 404 16. Abbé d’Aubignac, Conjectures académiques [1676], 1925, p. 63
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Quand elle se fait plus précise, la formule « développée », en quelque sorte, de la métaphore, fait appel au mot membres : Si les histoires que vous récitez n’ont point de liaison les unes avec les autres, et si elles ne font intrigue et ne se mêlent à la principale histoire qui doit régner, pour servir comme de membres à ce corps ; on dira que vous n’avez aucun art :��.
Et encore bien sûr chez Jean-Pierre Camus dans des lignes particulièrement denses en métaphores, selon son habitude (corps, membres, couture, soudure, liaison, tissu) : Je me contenteray d’avoir examiné les principales narrations qui sont les membres plus remarquables du corps de cette histoire, sans m’amuser à esplucher mille petites inventions que les judicieux verront assez clairement ne servir qu’à faire la soudure plus unie, la cousture plus douce la liaison plus aysee, les passees moins perceptibles, le tissu plus esgal [...]18.
Cette conception de l’unité sans jointures visibles19, c’est bien sûr celle, classique, sur laquelle nous avons tous peiné, du texte écrit de façon à ce que les transitions ne se voient pas. Souvenons-nous quand même que nous sommes ici devant les textes théoriques des débuts du roman, et qu’il s’agit bien de « com-position » (cum-ponere), et qu’il ne faut pas occulter ce dont ces théoriciens sont très conscients : le roman est fait de pièces et morceaux, très près de la Ménippée chère à Bakhtine. Ces textes théoriques n’ont de sens que si on rétablit la tension, qu’ils essaient de gérer, entre la variété traditionnelle, bientôt nommée dispersion, et l’unité émergente d’un genre qui cherche à se définir. Cette tension, il faut la conserver dans le concept de corps parfait, qui vient aussi sous la plume de ces théoriciens et qui résume tout ce que je viens de dire. À partir du XXe siècle qui ne travaille qu’en prenant l’unité pour acquise, on risque de ne pas apercevoir cette tension dans l’idée de perfection, à cause d’une perte moderne de sens, due, c’est ce que je vais essayer de démontrer maintenant, à une perte massive de la philosophie antique. Voici d’abord ce corps parfait sous la plume de Huet20 :
17. Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Préface à Rosane [1639], dans Poétiques du roman […], op. cit., p. 110. Les deux points finals sont dans le texte. 18. Jean-Pierre Camus, Agathonphile, 1970, p. 115. Il y a ici encore un jeu, que l’on apprend à jouer avec Camus, qui consiste à tirer le sens à partir d’une sorte d’ars combinatoria, en produisant des définitions métaphoriques à partir de chacun des termes mentionnés, simplement en les faisant venir chacun à leur tour comme terme défini. Ainsi on peut faire : « l’unité » (« la soudure plus unie ») est douce et aisée quand les membres sont liés au corps ; le corps est uni quand le tissu est cousu, etc. 19. L’anglais dit bien mieux : seamless. 20. Voir aussi l’introduction au Traité de l’origine des romans de Pierre-Daniel Huet par Camille Esmein, « Unité d’action et ‘corps parfait’ », Poétiques du roman […], op. cit., p. 401-403.
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S’il est vrai, comme il [Giraldi] le reconnaît lui-même, que le Roman doit ressembler à un corps parfait, et être composé de plusieurs parties différentes et proportionnées sous un seul chef ; il s’ensuit que l’action principale, qui est comme le chef du Roman, doit être unique et illustre en comparaison des autres ; et que les actions subordonnées, qui sont comme les membres, doivent se rapporter à ce chef, lui céder en beauté et en dignité, l’orner, le soutenir et l’accompagner avec dépendance : autrement ce sera un corps à plusieurs têtes, monstrueux et difforme [...]. Les Grecs qui ont si heureusement perfectionné la plupart des sciences et des arts, qu’on les en a cru les inventeurs, ont aussi cultivé l’art romanesque, et de brut inculte qu’il était parmi les Orientaux, ils lui ont fait prendre une meilleure forme en le resserrant dans les lois de l’Épopée, et joignant en un corps parfait les diverses parties sans ordre et sans rapport qui composaient les Romans avant eux21.
Inutile de souligner tous les points d’adhérence entre ce texte et les précédents : corps, composé, parties différentes, membres, diverses parties, etc. On est ici en présence de la formulation tardive et achevée de la théorie du roman au XVIIe siècle, et de l’affirmation, assez peu surprenante, de la nécessité de l’ordre et de l’unité. Mais avant de conclure – comme on le fait tout le temps, un peu trop vite à mon sens – à l’évolution classiciste du roman vers l’unité et vers l’honnêteté, son inséparable compagne (il faut bien qu’unité et honnêteté aient quelque chose en commun ; serait-ce par hasard la raison ?), avant de conclure à ce « progrès » du roman que cela représente, il faut se souvenir d’Aristote et de la Poétique, où apparaît curieusement la référence à l’animal dans les définitions et de la tragédie et de l’épopée : voici trois textes dans la traduction de l’édition Dupont-Roc et Lallot : (a) En outre, pour qu’un être soit beau, qu’il s’agisse d’un être vivant [zôon] ou de n’importe quelle chose composée [sunestèken ek tinôn], il faut non seulement que les éléments en soient disposés [tetagmena] dans un certain ordre, mais aussi que son étendue [megethos] ne soit pas laissée au hasard. Car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordonnance [taxei] ; c’est pourquoi un être vivant ne saurait être beau s’il est très petit (car le regard [theôria] s’abîme dans la confusion, lorsque sa durée confine à l’imperceptible [anaisthètou]) ni s’il est très grand (car le regard ne peu l’embrasser d’un seul coup, en sorte que l’unité de l’ensemble [to hen kai to holon] échappe au regard des spectateurs) ; qu’on imagine par exemple un être qui mesurerait dix mille stades... Ainsi de même que les corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine étendue, mais que le regard puisse embrasser aisément [eusunopton], de même les histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse retenir aisément [eumnèmoneuton]22. (b) Venons en à l’art de représenter par le récit [diègèmatikès] en vers. Il est bien clair que, comme dans la tragédie, les histoires doivent être construites en forme de drame
21. Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, dans Poétiques du roman […], op. cit., p. 481482 et 496. 22. Aristote, Poétique, 1980, ch. 7, 50b34-52a5. De même, ch. 24 : « on doit pouvoir embrasser d’un seul regard [sunorasthai] le début et la fin », 59b19.
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et être centrées sur une action une [mian praxin] qui forme un tout [holèn] et va jusqu’à son terme [teleian], avec un commencement, un milieu et une fin [telos], pour que, semblables à un être vivant un et qui forme un tout [hèn holon], elles produisent le plaisir qui leur est propre ; leur structure [suntheseis] ne doit pas être semblable à celle des chroniques qui sont nécessairement l’exposé, non d’une action une, mais d’une période unique avec tous les événements qui se sont produits dans son cours [...]23. (c) Aussi, de même que, dans les autres arts de représentation, l’unité de la représentation provient de l’unité de l’objet, de même l’histoire [muthos], qui est représentation d’action, doit l’être d’une action une et qui forme un tout [mias te einai kai tautès holès] ; et les parties que constituent les faits doivent être agencées [sunestanai] de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué��.
Aussi salutaire que puisse être le retour à Aristote, il n’est pas simple, car il faut se souvenir que nous parlons ici de roman, et que nous cherchons à comprendre ce que la métaphore du corps a apporté à sa théorie ; ce qui concentre tout de même la recherche. On sait que la quête de la dignité du roman, s’est faite sur deux fronts : celui de sa régularité (son obéissance à des règles) et celui de son honnêteté. Seul le premier point ici importe : mais cette régularité a aussi été conférée au roman quand on a pu croire à son unité, Huet et d’autres allant chercher dans l’épopée le modèle de cette unité. C’est ici donc que se place ce retour à Aristote, dont on peut résumer la position : l’épopée bien constituée est, lorsqu’on considère son muthos (son « histoire », dans le vocabulaire de Gérard Genette), semblable à la tragédie, en ce qu’elle est composée [sun, tag-] de parties diverses (et l’épopée a cet avantage de pouvoir ajouter des parties, ce qui la fait plus belle du point de vue de l’étendue) pour former une action qui forme un tout. En résultera dans le spectateur, le plaisir propre à chaque genre littéraire, qui vient de ce que en un seul acte de vision ou de mémoire, il peut saisir ce muthos. Le poiein, le faire, le métier de poète, consiste ici donc à ramener à une unité des actions qui, dans le donné historique, n’en avaient pas afin de permettre au spectateur, en miroir, de se faire le plaisir propre à chaque genre littéraire, au spectacle ou à l’écoute. Il est clair (pour parler comme Aristote, « dèlon »), en rapprochant maintenant les textes du XVIIe siècle cités ci-dessous de ceux de la Poétique, que les théoriciens du roman au XVIIe siècle avaient fort bien assimilé ces textes, et qu’Aristote a fourni le gros du soutien stratégique pour la théorie technique du roman.
23. Id., ch. 23, 59a20. 24. Id., ch. 8, 51a30-sq.
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Reste le corps (ce n’est pas la première fois que le corps est reste : « plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps » disait Molière des prudes qui se gendarmaient devant les jeux de mots de La critique de l’école des femmes25). Il insiste, ce corps, parce que ce sur quoi tout pivote (ou a pivoté, peut-être au XVIIe siècle justement) c’est justement cet animal d’animal, qui sert de modèle naturel à l’intégration fictive (fictio, poièsis) des parties en un tout. On est donc devant ceci : le modèle du roman est l’épopée dont le modèle - encore une fois pour ce qui est du muthos, c’est à dire de la sustasis – est la tragédie dont le modèle à son tour est le corps – une métaphore – qui sert de modèle dans la mesure où il est « hèn holon ». Ici, il faut faire le mot à mot de la phrase qui se trouve à la ligne 3 sq. de la citation (b) : « peri mian praxin holèn kai teleian ekhousan archèn kai mesa kai telos, hin’ hôsper zôon hen holon poiè tèn oikeian èdonèn [...] ». Ceci est très largement un rappel de ce qui avait été dit au chapitre 7 que l’on retrouve dans la citation (a). Il ne suffit pas pour expliquer le recours à la métaphore animale de dire que la comparaison vient sous la plume d’Aristote parce que le modèle de la science pour lui est histoire naturelle, l’examen de la nature, et qu’il donne ainsi à la fiction une assise naturelle, et à sa théorie un modèle épistémologique voulant que l’on traite des choses humaines comme on traite les phénomènes naturels. Il me semble clair que la comparaison avec l’animal vient parce que celui-ci est un modèle d’unité. Cette action qui est « mian, holèn kai teleian » est l’homologue d’un animal hen holon. Comprenons, en fondant en une seule les deux expressions qui se superposent dans la notion de faire-tout, que l’unicité (mian, hen), le faire-tout (holèn) et le mené-jusqu’à- terme (teleian) sont indissociables l’un de l’autre. Le faire-tout, le faire-corps pour en revenir à notre sujet, ne peut se penser que si on sait quel est le terme auquel cet animal, ou cette tragédie, ou toute autre chose composée, doit être parvenu. Chez Aristote, la beauté pourvoyeuse de plaisir à la perception n’est que la beauté qui est propre à la chose contemplée ; il n’y a de beauté et d’unité que propre à la chose contemplée, et je n’ai de plaisir à la voir que si je sais à quelle fin elle est destinée. La beauté du cheval est dans la course, comme sa vertu, et donc son unité, la com-position de ses membres reprend, reflète, doit être pensée avec, son telos, sa fin. Ceci après tout fait sens : la beauté du cheval n’est pas celle du lion. Et c’est ainsi, je crois, qu’il faut comprendre que la phrase citée en (b) enchaîne de façon un peu surprenante l’unité de l’action de la tragédie au plaisir spécifique que procurent de façon semblable l’animal bien proportionné, et la tragédie ou l’épopée bien construites.
25. Molière, La critique de l’école des femmes, 1965, sc. 3.
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Si nous nous accordons sur cela, alors peut-être pourrons-nous voir où la poétique du roman (et de la littérature classique entière) s’est désaccordée. Car l’une des manières courantes de traduire teleios, c’est : « parfait », qui n’est pas forcément un faux-sens si on lui garde son appartenance à son infinitif parfaire, ou per-ficere, qui est bien le façonner-complètement qui correspond à mener-à-son-terme. Nous avons perdu dans parfait le sens de ce construit-pour-atteindre-un-but qu’il a bien encore au XVIIe siècle, témoin cette phrase d’une poétique du roman du début du siècle : Tout ainsi que pour la disposition et beauté du corps humain, il est necessaire qu’outre le juste nombre des membres qu’il doit avoir, la nature les rende acomplis de la proportion et mesure qui leur sont deuës : afin qu’une jambe, ou un bras, n’estant pas de plus de grandeur que l’autre, la personne en soit belle et adroicte suivant la perfection qui luy est requise. De mesme il est besoing que tout poëme soit entierement doué de la bonté du langage, autrement les vers les plus coulans, les conceptions les plus belles, et toutes autres beautez et gaillardises qu’ils pourroient avoir, ne sçauroient le garentir qu’il ne parut tousjours beaucoup defectuëux26.
J’ai eu bien de la chance de trouver ce texte grâce au thésaurus ARTFL, parce qu’il éclaire exactement ce que je veux dire : on peut, dans ce texte, récupérer une lecture aristotélicienne sous la lecture doxale que tout le monde fait en y voyant peu de différence avec les autres textes. Mais Deimier ne dit pas parfait, comme Huet et les Scudéry, il dit bien mieux, bien plus près du grec : « accompli », per-fectus, teleios, mené-à-son-terme, « accompli » étant glosé deux lignes plus loin : suivant « la perfection qui luy est requise », cette requête étant celle de son but propre. C’est un texte qui a parfaitement gardé le finalisme aristotélicien (pour peu qu’on se dessille l’entendement de ses taies cartésiennes et mécanistes) : la proportion et la mesure ne sont pas dans le calculable ou plutôt, ce calculable ne l’est que grâce à la fin assignée aux membres, qui est la beauté du corps : proportion et mesure « qui leur sont deuës ». L’expression, comme celle de « perfection qui lui est requise », ne fait sens que dans une vision finaliste de la fiction. Par conséquent, cette perfection et cette régularité que notre doxa contemporaine voit émerger au XVIIe siècle dans la littérature, régularité ensuite annexée par la même doxa au règne de la raison, elle-même assimilée au cartésianisme en dépit du recours constant des théoriciens de l’époque à l’autorité d’Aristote, doit être à mon sens comprise d’après la métaphore du corps, qui est incontestablement un souvenir d’Aristote dont on a vu les échos textuels dans les citations des Scudéry et de Huet. Qu’est-ce que cela change ? Je serais tenté de dire, pas beaucoup et tout.
26. Pierre de Deimier, L’académie de l’art poétique, 1610, chap. 14, p. 364.
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Le roman comme les autres genres devraient alors être reconduits à leur théorie finaliste, ce qui ne fait que rétablir le spectateur/lecteur comme fin, telos, de la fiction : non pas partenaire libre d’un contrat de lecture, mais inscrit dans le processus même de fiction comme sa cause. Car les textes sont clairs : les règles ne sont là que pour produire une œuvre qui fasse surgir dans le spectateur le plaisir propre au genre en question. Il me semble que rétablir, dans la définition de l’art de fiction (poièsis), le plaisir comme cause finale n’est pas indifférent. Car ce plaisir, toujours dans cette « épistèmè » finaliste, n’est plus celui auquel un sujet libre accède par l’adhésion à une esthétique qui soumet son objet à la règle et au compas, selon les assises finalement mathématiques de la proportion et de la symétrie, mais le plaisir qui vient du teleios, qui est à la fois ce qui est accompli, achevé, « fineux » – comme on dit épineux, ce qui serait le néologisme le plus proche de entelès, synonyme de teleios – parce qu’il est en correspondance avec son telos, et beau-plaisant-aisé27 parce que sa place, pourrait-on dire, est déjà inscrite dans le lecteur qui l’attend et lui confère son entéléchie. L’acte de lecture n’est dans ce cas que l’acte du texte, le texte en acte. Et cela ferait retourner le roman, ou du moins le premier roman, avant sa mise au pas et au compas, à une relation je-tu, dialogique, entre un auteur et un lecteur qui sont tous deux parties prenantes de la création, à l’intérieur d’un champ qui est celui de la con-versation, du tourné-vers-l’autre28, l’une des formes d’insertion dans la société de la création artistique, j’en suis convaincu, telle qu’elle se développe au XVIIe siècle. Dans cette conception de la création en général et de la fiction en particulier, c’est le roman qui est dans la conversation, et non pas la conversation dans le roman. L’œuvre est encore fortement déterminée par les relations personnelles (personnes, coteries, groupes) ; l’exiguïté des « champs » (Bourdieu) y est certainement pour quelque chose. Mais ce serait, je crois, méconnaître l’importance de l’enjeu que de voir dans cette insistance des rapports personnels un simple artefact de la petitesse des groupes impliqués dans les circuits de la 27. J’ai essayé, en détachant dans les citations d’Aristote les préfixes, de montrer la convergence chez lui du tout-ensemble (sun-) et du bien/beau/aisé (eu-). C’est parce que l’œuvre ou l’animal sont « bien mis-ensemble » qu’ils sont « bien perçus », et source de plaisir. 28. Non pas parce que la conversation serait orale. La conversation, dans son premier sens (sémantiquement et chronologiquement), est l’ensemble des rapports humains civilisés (on ne voit pas que les classes inférieures aient de la conversation). L’échange oral en fait partie, partie majeure, mais partie seulement. Et si l’on veut une idée de la distance entre ces lieux de conversation et le reste de la population parisienne, on peut lire les lettres d’Angélique Arnauld pour l’année 1652, l’année où Sapho inaugure son salon : dans l’anarchie qui fait suite à la débandade des héros de la Fronde célébrés dans Le grand Cyrus, il meurt 100 pauvres par jour à l’Hôtel-Dieu, où ceux-ci sont entassés à 7 par lit (« Lettre à la Reine de Pologne au sujet des misères de la France et en particulier de Paris », 28 juin 1652).
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production artistique. Une certaine aristocratie accède dans le deuxième tiers du XVIIe siècle à une culture qu’elle forme selon des rapports individualistes et « distingués » (fondés sur la distinction). Les objets, les objets d’art entre autres, et la création artistique en particulier, sont suscités et déterminés par des habitudes de conversation que nous dirions privées, relevant plus de la courtoisie que de l’échange, plus de l’art de vivre que du métier, plus du plaisir que de l’esthétique, plus du passager que de l’immortel. Si tel est le cas29, l’interprétation de la métaphore « faire corps » ne peut pas se réduire – surtout pour le roman – à la définition de l’unité qui prévaudra par la suite. En bref, il faut voir l’unité que j’essaie d’extraire de son corset classique, comme étant fille de la métaphore et n’étant pas un des grands impératifs catégoriques de la création du Beau ; elle est plus près de l’empirie, moins sûre d’elle ; elle est simplement la politesse que l’auteur fait à la lectrice pour que celle-ci puisse avoir du plaisir à la lecture. L’œuvre « fait corps » pour pouvoir être « bien vue ensemble », aisément saisie par l’esprit, tout comme dans la conversation je tâche de ne rien prononcer qui demande à l’interlocutrice un effort qui pourrait faire obstacle à notre plaisir de converser, ou plutôt à la conversation elle-même, tout court, car il n’y a point de conversation sans plaisir. On se trouve donc à un glissement de sens près : le siècle va en fait très vite dériver préférant d’autres connotations de « faire corps » : architecturale (« corps de logis »), politique (le « corps politique », avec sa hiérarchie monarchique30) vers la conception de l’unité qui fera alors de l’éthique conversationnelle et de l’attention à l’instant juste, la simple inconstance. La « raison » et « l’honnêteté » prêcheront avec insistance l’unité au roman, avec dans le rôle du Commandeur un Aristote tout étonné de se retrouver statue de pierre et voix de l’éternité à laquelle les œuvres sont appelées31. Et j’espère avoir fait mesurer de quel secours la raison fut alors à celui qui dit – quelque janséniste sans doute – que « faire corps » n’était pas pour « faire plaisir ». Max Vernet Queen’s University
29. Rien ici n’est nouveau : il y a longtemps (depuis au moins Antoine Adam) que cet attachement à l’inconstance, de Théophile de Viau à La Fontaine, est un « des » dix-septièmes siècles. Je veux éviter simplement qu’on en fasse de nouveau une « mode », un « style », une marge du XVIIe classique. 30. Voir la citation de Huet ci-dessus, note 22. 31. Comment est-on arrivé à faire de l’Aristote empiriste pour qui le plaisant et le facile sont le vertueux et le bon, ce Dieu vétérotestamentaire de l’interdit, de la contrainte et de l’effort ?
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Textes cités Adam, Antoine (éd.), Romanciers du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1962. Arnauld, Angélique, Lettres de la Revérende Mère Marie Angélique Arnauld, abbesse et réformatrice de Port-Royal, Utrecht, Aux dépens de la Compagnie, 1742, t. 2. Arnauld d’andilly, Robert, Mémoires d’Arnauld d’Andilly, Paris, Foucault, 1824, t. 2. Aristote, Poétique, Paris, Seuil, 1980 [éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot]. Aubignac, François Hédelin, abbé, Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade, Paris, Hachette, 1925 [1676]. Camus, Jean-Pierre, Les evenemens singuliers, Max Vernet (éd.), Jean-Pierre Camus : Théorie de la contre-littérature, Sainte-Foy, Les éditions Le Griffon d’argile, Paris, Librairie Nizet, 1995. —, Agathonphile, Genève, Droz / Lille, Minard, 1970. —, Premières homélies quadragésimales, Lyon, Pierre Rigaud, 1625. Deimier, Pierre de, L’académie de l’art poétique, Paris, Chez Jean de Bordeaulx, 1610. Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, « Préface à Rosane », Camille Esmein, Poétiques du Roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004 [1639], p. 103112. Gerzan, François du Soucy (sieur de), « Préface au Lecteur », L’histoire africaine [...], Camille Esmein, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004, p. 62-66. Huet, Pierre-Daniel, « Traité de l’origine des romans », Camille Esmein, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004, p. 441-535. L’hermite, Tristan, « Epistre burlesque [...] à une demoiselle de dix ou douze ans qui s’estoit mise à faire des vers », Les vers héroiques, Paris, Garnier, 1925 [1648]. Jeay, Madeleine, « Le topos : une familière étrangeté », Étrange topos étranger, Actes du XVIe colloque de la SATOR, Les Presses de l’Université Laval, 2006, p. 59-75. Molière, La critique de l’école des femmes, Œuvres complètes II, Paris, GarnierFlammarion, 1965. Montaigne, Michel de, Essais, Paris, Gallimard, 1950 [éd. Albert Thibaudet]. P ure , Michel de, La pretieuse, Paris, Droz, 1938-1939, 2 vol. [éd. Émile Magne]. Rimbaud, Isabelle, Reliques, Paris, Mercure de France, 1921.
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Scudéry, Georges et Madeleine de, « Préface d’Ibrahim [1641] », Camille Esmein, Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004, p. 137-149. Sorel, Charles, Le berger extravagant, Genève, Slatkine, 1972 [1627].
La (dé)formation du visage dans le roman pastoral : entre l’inventio figurative et la dispositio romanesque
L’action strictement individuelle de Celidée, en défigurant elle-même l’extrême beauté de son visage, à l’aide du diamant de la bague de la druide Cléontine1, dépasse, en quelque sorte, dans la seconde partie de L’Astrée, la formule similaire des épisodes créés par Plutarque dans La vie des hommes illustres et par Bandello dans les Histoires tragiques, pour devenir un signe théorique d’une écriture qui s’éloigne de la banalité des choses dites et accompagne le cycle de l’affirmation d’un romanesque exquis – celui qui fera de L’Astrée, ou du moins des parties écrites par d’Urfé, un livre plein d’« inventions raisonnables ». L’expression appartient à Scudéry, dans sa célèbre préface d’Ibrahim (1641), et laisse deviner que la singularité que l’auteur accorde au roman pastoral de d’Urfé – ainsi que la singularité du geste de Celidée – est entraînée par la conjonction parfois ontologiquement opposée du beau et du naturel, soit dans les corpsvisages des acteurs (l’inventio figurative) soit dans le corps de l’écriture (la dispositio romanesque) : […] en effet, il [d’Urfé] est admirable partout : il est fécond en inventions, et en inventions raisonnables ; tout y est merveilleux, tout y est beau ; et ce qui est le plus important, tout y est naturel et vraisemblable. Mais entre tant de rares choses, celle que j’estime le plus est qu´il sait toucher si délicatement les passions, qu´on peut l´appeler le Peintre de l´âme. Il va chercher dans le fond des cœurs les plus secrets sentiments ; et dans la diversité des naturels qu´il représente, chacun trouve son portrait2.
1. Voir, au sujet de cette « histoire » figurant dans la deuxième partie de L’Astrée, l’ouvrage de Madeleine Bertaud, L´Astrée et Polexandre. Du roman pastoral au roman héroïque, 1986, p. 65-84. 2. La préface d’Ibrahim ou l’illustre Bassa, attribuée normalement à Georges de Scudéry peut être consultée dans l’ouvrage récent que Camille Esmein a publié sur et avec les textes émergeants d’une poétique du roman au XVIIe siècle (dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, 2004, p. 142).
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Ne faisant point allusion, bien entendu, à l’histoire du visage automutilé de Celidée, mais intégrant le texte urféien dans une réflexion plus vaste sur le romanesque jusqu’au début du « tournant historique » qui correspond, selon Camille Esmein3, à la transition non linéaire des grands romans aux petites histoires (si évidente semble-t-elle à Du Plaisir, en 1683 – « Les petites Histoires ont entièrement détruit les grands romans4 »), Scudéry semble reprendre le sens du discours du narrateur de cette histoire enchâssée. En fait, Thamire, lui aussi personnage du récit, souligne face à son auditeur – la nymphe Léonide – la vérité de ce qui va être dit : « je ne celeray ny ne desguiseray rien de la vérité […]5 », ce propos correspondant à un souci de respecter le sujet de l’histoire et la vraisemblance du récit dans le cadre des « Bergeries ». En outre, Scudéry semble aussi avoir conscience, d’un point de vue théorique, de la vraisemblance exemplaire du roman. Le « Peintre de l’âme » est celui qui saisit, dans le discours et à travers l’inscription des personnages dans le discours, un « certain monde », voire le monde où « chacun trouve son portrait ». Son analyse manifestet-elle le caractère singulier d’un roman qui intègre l’histoire de Celidée, Thamire et Calidon, celle-ci faisant figure d’exemplum qui se situe entre la figuration particulière du corps – celle que d’Urfé fait appartenir à un genre – et la disposition du romanesque – celle qui, selon Sorel, dans sa Bibliothèque françoise, accommode les aventures amoureuses racontées au « temps de l’écriture » : Mais nostre Nation n’est pas demeurée dans cette honte de ne pouvoir imiter les Estrangers : Ils ont mesmes esté surpassez par l’Astrée de Messire Honoré d´Urfé, ouvrage tres exquis, dont plusieurs avantures sont dans le genre vraysemblable, & les Discours en sont agreables & naturels. Il s’y trouve quantité d’Histoires détachées qui se racontent, lesquelles nous fournissent des exemples de toutes les sortes d´accidens qui peuvent arriver entre les Personnes qui aiment, & cela est parfaitement accomodé au Temps que cela est introduit6.
Les deux théoriciens appartiennent, en quelque sorte, au rang des personnages qui lisent l’histoire à l’intérieur de l’histoire : Thamire juge, devant la nymphe Léonide, la mutilation du visage de Celidée la « plus
3. La notion a été développée par Camille Esmein en tant que construction théorique dans un pertinent article où l’auteur réfléchit sur le « tournant » de 1660 dans l’histoire du roman français (Camille Esmein, « Le tournant historique comme construction théorique : l’exemple du “tournant” de 1660 dans l’histoire du roman », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), no 0 (juin 2005), URL : http://www. fabula.org/lht/0/Esmein.html (consulté le 9 mai 2008). 4. Sébastien Du Plaisir, « Sentiments sur l’histoire », dans Poétiques du roman, op. cit., p. 761. 5. Honoré d’Urfé, L’Astrée, 1966, IIe partie, p. 27. 6. Charles Sorel, La bibliothèque françoise, 1970, p. 54.
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estrange et genereuse action que jamais fille ait faite7 » ; Galathée, dans le tome suivant, explique à Damon, stupéfait face au visage mutilé du personnage, que ces blessures […] sont les plus glorieuses marques que fille porta jamais. […] Damon admira ceste resolution en ceste jeune fille, et plus encores en une bergere, puis que ces generositez ne se rencontrent guere souvent que parmy les courages plus relevez8.
Vu de l’extérieur (Scudéry et Sorel) ou de l’intérieur (les nymphes du règne utopique d’Amasis), le visage déformé de Celidée reste une sorte de point de départ et de point d’arrivée, bref, un point d’ancrage, soit de l’état du corps dans la métaphysique urféienne des passions, soit de l’état de l’historicité d’une écriture qui suppose, en quelque sorte, la modernité du texte, c’est-à-dire, l’adéquation de l’intemporalité du corps à sa temporalité dans le romanesque, dans la première partie du XVIIe siècle. « le langage du corps »9 La déformation du visage peut s’inscrire et s’écrire, dans L’Astrée, dans une poétique de l’indiscrétion du corps10 ; l’exposition du visage déformé face à l’autre qui regarde cette sorte de déguisement bizarre anticipe le sens ultime de la visibilité de la distorsion du beau face aux autres, face au lecteur et face à l’écriture pastorale. Le texte du roman – ainsi que Les épistres morales et amoureuses où l’auteur fait déjà remarquer que « les moeurs de l’âme suivent le tempérament du corps11 » –, décrit une série de maladies psychosomatiques des bergers/personnages qui deviennent des « lieux » du discours. Des « lieux » qui, dans une logique néoplatonicienne, prennent place au coeur de l’axiologie de l’intimisme qui associe l’amour et la mort, l’amour véritable et la souffrance extrême devenue valeur inestimable de l’être. Lysis l’explique assez nettement à Corilas : « Mais il faut considerer qu´un amant n´est pas à soy mesme, et que de toutes ses erreurs il en faut accuser la violence de son mal12 » ; et Céladon en donne des signes visibles lorsqu’il se sent prisonnier de la jalousie de Galathée, sans que le discours n’accuse inventions figuratives ou
7. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IIe partie, p. 448. 8. Id., IIIe partie, p. 580. 9. Je reproduis ici volontairement le titre du sous-chapitre de « La perception visuelle », conçu par Eglal Henein dans une étude fondamentale consacrée au déguisement dans L’Astrée, où l’auteur analyse le reflet des différents états de la passion dans le visage et dans le corps des personnages romanesques (Heglal Henein, Protée romancier. Les déguisements dans L´Astrée d´Honoré d´Urfé, 1996). 10. Id., p. 83. 11. Honoré d’Urfé, Les épistres morales et amoureuses, 1973, p. 472-473. 12. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IVe partie, p. 186.
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aucune excentricité dans ce comportement accepté par l’individu et par les autres, tant il devient banal dans l’univers des bergeries, voire redondant, presque obsessif13. Le sens premier des altérations du visage – soit, par exemple, la pâleur, la maigreur – se mêle à une dialectique néoplatonicienne corps/âme, admise depuis Sannazaro et Montemayor (le « mal d’amour »), à « l’ambition ascétique14 » que Silvandre expose ouvertement à l’inconstant Hylas, celui qui sait « peu en amour », dès la première partie du roman : « mourir en soy pour revivre en autruy, c’est ne se point aimer que d´autant que l´on est agreable à la chose aimée, et bref c’est une volonté de se transformer, s’il se peut entierement en elle15 ». L’amour étant considéré une maladie réelle par les physiciens et les moralistes du Moyen Âge et de la Renaissance16, on comprend aisément cette sorte de perversion figurative à laquelle cède la pastorale quand la pâleur du visage annonce l’évanouissement du corps et de l’esprit – une sorte de « mort déguisée ». Les signes de la mélancolie peuvent être ceux du visage d’Astrée quand elle finit le récit du suicide de Céladon dans le Lignon – la déformation provoquée par l’image de la mort de l’autre17 ; ceux de Madonte suite au suicide de Damon et à la vision de son « mouchoir plein de sang18 » ; ou ceux de Céladon, lorsque, isolé dans sa grotte, dans un bois épais, il ne peut plus voir le visage d’Astrée, son visage changé par la souffrance extrême étant dépeint comme le double déformé/ dé-fait de soi-même :
13. « Ce qui le [Céladon] toucha si vivement [se savoir prisonnier de Galathée], qu´au lieu que son mal n´alloit que trainant, il devint si violent, que le soir mesme la fievre le reprit, si ardante, que Galathée l´estant allé voir, et le trouvant si fort empiré, entra fort en doute de sa vie, et plus encore, quand le lendemain son mal se rendant tousjours plus grand, il leur evanouit deux ou trois fois entre les bras. […] Si bien que le berger courut une grande fortune de sa vie, et telle qu´un soir il se trouva en si grande extremité, que les nymphes le tindrent pour mort ; mais en fin il revint à soy, et peu apres fit une tres grande perte de sang, qui l´affaiblit de sorte, qu´il voulut reposer » (id., Ire partie, p. 106). 14. Le concept a été développé par Paul Koch qui considère la vie (fictionnelle) des bergers un symbole de la nostalgie d´une existence irréalisable (Paul Koch, « L’ascèse du repos, ou l´intention idéologique de L’Astrée », 1977, p. 386-398). 15. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ire partie, p. 290. 16. John T. Cull réflechit sur la maladie amoureuse et la violence esthétique dans le roman pastoral, en établissant un répertoire historique de « cas », n’oubliant pas le Moyen Âge (John T. Cull, « Further observations of violence in the spanish pastoral novel », 1984, p. 58-59). 17. « […] il se precipita dans ce goulphe, où se noyant, il noya d´un coup tous mes contentements. A ce mot elle devint pasle comme la mort, et n´eust esté que Phillis la reveilla, la tirant par le bras, elle estoit en danger d´esvanouyr » (Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ire partie, p. 152). 18. « Tant y a que me mettant au lict, je faillis perdre l´entendement, me semblant à tous coups que Damon me poursuivoit, et sur tout ce mouchoir plein de sang me revenoit devant les yeux […] » (id., IIe partie, p. 242-243).
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Ainsi alloit trainant sa vie ce triste berger qui en peu de temps se rendit si pasle et si deffait, qu´à peine l´eust-on peu recognoistre. Et luy mesme quelquefois allant boire à la proche fontaine, s´estonnoit quand il voyoit sa figure dans l´eau, comme estant reduit en tel estat il pouvoit vivre19.
Les diverses maladies qui assaillent les personnages des « Bergeries » et qui peuvent les pousser jusqu’à la folie renvoient à une éthique vertueuse et à une rhétorique de l’amour qui admet la projection de l’âme dans le corps20. Il s’agit, en ces cas, de montrer les déviations de l’ascèse du repos à laquelle, selon certaines critiques21, les bergers du Lignon aspirent. L’imperfection de l’âme n’est que le signe du « réalisme » naturel qui assure, à la fois, la légitimation éthique et esthétique des « histoires feintes », d’autant plus que le berger retrouve dans le visage déformé de soi-même la réplique de son appartenance au monde réel (imparfait) qui lui sert, à lui et au lecteur du XVIIe siècle, d’objet de vraisemblance. Ainsi, la petite vérole qui atteint le visage de Dorinde, dans la quatrième partie du roman, lui déforme les traits – « le visage tout couvert de taches rouges, et qui peu à peu se grossissant, s’empoullerent de telle sorte, que veritablement elle [la] rendirent affreuse22 » ; mais cette maladie sera l’objet d’une interprétation erronée par Périandre, l’amant qui l’abandonne car il la croit morte quand la beauté a disparu de sa face. Si la mort symbolique du visage signifie l’anéantissement de l’être par l’effet de la passion, il n’y a, en effet, qu’un paradoxe superficiel entre les intentions ascétiques de d’Urfé et les modalités de lecture et d’évaluation du roman par un public qui (re)connaissait les « bons livres » par les « bonnes instructions » et leur utilité face aux comportements23. Or ce paradoxe superficiel, il fait partie d’une invention conceptuelle mise en texte, de façon très claire, au moment où Celidée, conformément à la conception platonicienne, reconnaît qu’il est impossible de « pratiquer une beauté 19. Id., Ire partie, p. 487. 20. Il y en a plusieurs exemples dont la fièvre violente subie par Alcidon lorsqu’il prend connaissance de la passion d’Euric par Daphnide (IIIe partie) ; la langueur insupportable de Cryseide et d’Arimant, suite à leur séparation involontaire (IIIe partie) ; l’état d’aliénation de Rosileon entraîné par l’impossibilité d’aimer Rosanire (IVe partie). 21. Paul Koch, art. cit. 22. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IVe partie, p. 174. 23. Ces notions ont été utilisées par Charles Sorel dans l’analyse qu’il entreprend à propos du roman pastoral et de L’Astrée, en particulier : « On y voit de bonnes instructions sur diverses occurences, avec quantité de discours où la doctrine est jointe à la beauté et à l´agrément, pour en former des conversations les plus utiles du monde. Que si l´on fait dire tout cela à des personnes champestres, selon que nous nous les sommes figurées, c´est qu´on présuppose que l´innocence et la pureté de leur vie leur ont donné plus de liberté de philosopher » (Charles Sorel, De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, 1981, p. 155-156).
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bien aimable sans l’aimer24 » et qu’elle verse des larmes devant la beauté de son visage projetée sur le miroir qui lui servira à observer sa propre destruction : Ce serait, dit elle, être bien inhumaine, mes yeux, si vous ne pleuriez la prochaine perte de cette beauté qui autrefois vous a rendus si contents, et pleins de joie, quand glorieux d’une si chère et aimable compagnie, il ne vous semblait point de voir un autre visage, qui se pût égaler au vôtre. […] A ces mots, ô Dieu ! madame, quelle estrange et genereuse action vous vay-je raconter ? A ces mots, dis-je, Celidée met la pointe du diamant à son front, et d´une main genereuse se l´enfonce dans la peau, et quoy que la douleur fut extresme, si se le couppe-t’elle d´un costé à l’autre, et grinssant les dens du mal que la blessure luy faisoit, elle en faict de mesme à ses joues, et se faict de chaque costé trois ou quatre profondes cicatrices, si longues et si enfoncées, que veritablement il ne luy restoit plus rien de la beauté qu’elle souloit avoir25.
La disjonction des deux voix du discours, celle de Celidée (la voix rapportée) et celle du narrateur second, Thamire, qui met en évidence le pouvoir des deux gestes volontaires et individuels – regarder la beauté extrême de soi-même pour la détruire ensuite – obéit à la logique d’un « réalisme » qui s’introduit le long du roman de d’Urfé. C’est, en fait, ce « réalisme » qui permet à Sorel d’en considérer les aventures dans le cadre d’un « genre vraisemblable » et à Scudéry d’en louer la « diversité des naturels ». Ainsi L’Astrée est compris par les deux auteurs, dans le cadre de la poétique des « Fables pastorales », comme un exemplaire presque unique, voire un « exemple » du parcours des visages et des formes du roman qui, dans la première moitié du siècle, démontre une sensibilité en déséquilibre26. Une sensibilité qui néanmoins respecte les codes pastoraux (l’amour-douceur et l’amour-tourment) sans nier que l’invention sous-jacente aux visages bucoliques protéiformes est un enjeu de la disposition romanesque qui semble la proie de cette « apparence de vérité » dont le texte a besoin pour être « lu » à l’époque. Il s’agit, donc, aussi, d’un « problème » de disposition du récit : la forme ou la déformation du visage sont retenus comme un speculum de la forme ou la déformation du texte en soi, vis-à-vis les lecteurs des premières décennies du XVIIe siècle, les lecteurs qui se placent déjà imperceptiblement « entre les Grands Romans et les Petites Histoires » et qui ressentent, comme d’Urfé, le glissement de la fable vers un regard différent (en transition) sur le romanesque. 24. Citation ayant trait à la Ire partie du roman de d’Urfé, mise en contexte par Madeleine Bertaud, op. cit., p. 81. 25. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IIe partie, p. 446, 448. 26. Georges Molinié conçoit la psychologie de la première moitié du XVIIe siècle comme une sensibilité en déséquilibre, où l’homme se partage entre l’amour-plaisir et l´amour-tourment (Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, 1982, p. 366).
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« distorsions de l’histoire » La distorsion volontaire du visage de Celidée est conçue d’après la logique des « déviations » formelles inscrites au cœur d’un romanesque totalisant que d’Urfé essaie de constituer, dans un effort de dépasser les frontières du récit bucolique pour ne pas l’exclure du contraste esthétique. Le regard angoissé de Celidée découpant, dans le miroir, la fugacité de l’instant où le beau résiste à la laideur (la mort du visage bucolique) ressemble au regard encore faible de Céladon, à peine réveillé d’un suicide non accompli dans le Lignon, entrevoyant une peinture de Saturne : dispositions romanesques ou les
[…] la bouche degouttante de sang, et pleine encore d´un morceau de ses enfants, dont il en avoit un demy mangé en la main gauche, auquel par l´ouverture qu´il luy avoit fait au costé avec les dents, on voyoit comme panteler les poulmons, et trembler le cœur27.
Le regard du berger sauvé par les nymphes d’Amasis se situe dans un paysage pictural d’où s’efface l’idéalisme bucolique (des modes de lecture établis), donnant lieu à des signes d’une peinture grotesque, fondée sur la distorsion du corps et des gestes – le vieux Saturne qui dévore, la bouche sanglante, ses propres enfants démembrés n’est que le signe visible de la violence latente qui fait partie de l’essence fondatrice de la « Bergerie »28. Cette construction du corps déformé à partir du mythe et de la peinture (des transferts implicites des réfractions baroques), reconduit le monde décrit à une dimension assez hétérogène des émotions humaines d’où dépend la violation de l’idéalisme esthétique virgilien. Le grotesque pouvant être vu comme une « expérience de la lucidité29 » qui révèle maintes fois l’érosion des états du monde, son introduction dans la pastorale reste liée, au premier chef, aux corps des bergers (et à leurs visages) pour après se réfléchir dans le corps du texte, voire dans son organisation romanesque. Il ne s’agit plus de reconstruire des arcadies invraisemblables (ou utopiques) mais des arcadies qui laissent entrevoir des liens multiples à l’Histoire – Montemayor et Cervantès en ont eu conscience et d’Urfé l’explicite davantage –, même si ces liens ouvrent des voies à un hybridisme 27. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ire partie, p. 41. 28. Il y a plusieurs réflexions critiques sur la présence de la violence dans le roman pastoral, quelquesunes faisant allusion aux éléments d’un grotesque esthétique manifesté dans le corps des personages/ bergers : Barbara Mujica, « Violence in the Pastoral Novel from Sannazaro to Cervantes », 1976, p. 39-55 ; Kathleen Wine, « L´Astrée Landscapes and the Poetics of Baroque Fiction », 1986, p. 141-153 ; Marta Teixeira Anacleto, « La violence dans la “bergerie” : sens et/ou contre-sens d´un “scénario” étrange », dans Violence et fiction jusqu’à la Révolution, 1998, p. 175-184 ; Paul M. Ilie, « Grotesc Elements in the Pastoral Novel », 1971, p. 319-328 ; Simeon Kahn Heninger Jr., « The Renaissance Perversion of Pastoral », 1961, p. 254-261. 29. Voir Jean Onimus, « Le grotesque et l’expérience de la lucidité », 1966, p. 290-291.
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formel où l’idéal de beauté ou la « patrie de rêve » (une sorte de métonymie utopique) n’excluent point le grotesque. Ainsi cette désagrégation de l’ordre bucolique est-elle soutenue paradoxalement par le code du genre (les satyres, les sauvages de la Diana en sont déjà des visages « étranges » faisant souvent appel à l’érotisme des cadres décrits). Telle est l’image de Mandrague, qui, selon Adamas – le druide/narrateur de l’histoire enchâssée –, étant passionnément amoureuse de Damon et sachant que celui-ci aimait Fortune, enchante la Fontaine de la Vérité d’Amour pour que l’amant voit dans ses eaux que l’amante aime un autre que lui. La distorsion grotesque du visage de la sorcière, présenté dans un tableau expliqué par le druide – le discours plastique devient discours intersubjectif –, ne peut être conçu qu’à l’intérieur d’un monde peuplé par des monstres qui symbolisent, d’abord, le déséquilibre présent dans une éthique de la passion qui traverse l’ouvrage : Ceste vieille que vous voyez si ridée qu´il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage, maigre, petite, toute chenue, les cheveux à moitié tondus, toute accroupie, et selon son aage plus propre pour le cercueil que pour la vie, n´a honte de s´esprendre de ce jeune berger. […] Voyez comme il semble qu´elle marmotte, et comme elle tient les yeux tournez d´une estrange façon, la bouche demy ouverte, et faisant une mine si estrange des sourcils, et du reste du visage, qu´elle monstre bien de travailler d´affection30.
Discours plastique et intersubjectivité s’entrecroisent aussi dans le commentaire au tableau cinquième qui représente le suicide de Damon, après avoir consulté la Fontaine, Adamas retenant la difformité du corps, voire les traits défigurés du visage, dont le réalisme descriptif – le roman baroque « se donne toujours à voir31 », il s’offre au regard – montre le rapport perturbé de celui qui n’est pas aimé vis-à-vis le monde : […] la teste panchée sur l´espaule droitte, les yeux à demy fremez et demy tournez […] la bouche entr´ouverte, les dents en quelques endroits un peu descouvertes, et l´entre-deux du nez fort retiré, tous signes d´une prompte mort32.
En outre, les monstres qui peuplent le Forez (comme ceux qui peuplent les Arcadies espagnoles de Montemayor, Alonso Perez, Gil Pólo, Cervantes), s’encadrent dans une logique du romanesque adéquate aux « Histoires détachées qui […] fournissent des exemples de toutes sortes d’accidents qui peuvent arriver entre les Personnes qui aiment33 » et dont l’étrangeté (« les étranges effets » décris dans les sous-titres) fait partie d’une vraisemblance
30. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ire partie, p. 447. 31. Voir Maurice Lever, Le roman français au XVIIe siècle, 1981, p. 32. 32. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ire partie, p. 449-450. 33. Voir citation de Sorel, La bibliothèque françoise, op. cit., p. 54.
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admise par et dans le texte du roman pastoral. Un exemple à retenir : celui de « l’étranger » qui essaie de baiser Diane, endormie près de la fontaine des Sicomores, et dont le visage était […] reluisant de noirceur, les cheveux raccourcis et meslez comme la laine de nos moutons, quand il n’y a qu’un mois ou deux qu´on les a tondus, la barbe à petits bouquets clairement espanchée autour du menton, le nez aplaty entre les yeux et rehaussé et large par le bout, la bouche grosse, les levres renversées, et presque fendues sous le nez. Mais rien n´éstoit si estrange que ses yeux, car en tout le visage il n´y paraissoit rien de blanc, que ce qu´il en descouvroit, quand il les rouloit dans la teste34.
C’est lui qui tuera Filidas et qui sera tué par Filandre, celui-ci décédant ensuite dans les bras de sa bergère, après un continuum tragique de déguisements provoqués par la jalousie. Cette victoire éphémère de Filandre sur le monstre35 ne peut signifier que la désarticulation partielle d’un idéal amoureux et pastoral : Filandre « planta le bout ferré de sa houlette entre les deux yeux […], il le saisit à la gorge, et de mains et de dents paracheva de le tuer36 ». Le symbole bucolique devient, ainsi, l’instrument de la mort violente de celui qui a essayé le viol de la bergère (et le viol de l’espace édénique de la fontaine), sans que le cadre pastoral ne se développe a contrario et que le grotesque ne soit intégré dans le monde des bergers annulant seulement à la surface ses archétypes. On peut, en effet, très souvent deviner dans l’animalité des personnages l’introduction violente d’Éros dans les bergeries37 (comme dans les Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu) ce qui permet, en quelque sorte, d’élargir le champ de signification du texte et l’élaboration d’un romanesque multiforme qui dépend de la recherche formelle à travers laquelle le roman de la première moitié du siècle cherche à se légitimer. Si les contemporains de d’Urfé, pensant à des épisodes comme celui de l’histoire de Diane, voient le roman comme un « venin qui corrompt » le lecteur (Boileau en dénoncera l’absence de pudeur38), Sorel en rédigeant la « Deffense des fables pastorales » où il défend L’Astrée, en particulier, justifie l’exemplarité esthétique et éthique du texte, lorsqu’il fait allusion à « […] toutes les manières d’aventures » que l’auteur y a introduit car « le roman […] contient plusieurs autres romans, lequel d´ailleurs est recommandable en ce que l´on n’y voit rien autre chose que les effets d´une affection legitime39 ». C’est la variatio de la disposition 34. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ire partie, p. 232. 35. Voir id., Ire partie, p. 234 : « Hélas ! ce fut bien une victoire chèrement achetée ». 36. Id., Ire partie, p. 233-234. 37. Voir Gérard Genette, Figures I, 1966. 38. Voir Maurice Lever, « Charles Sorel et les problèmes du roman sous Louis XIII », 1977, p. 88. 39. Voir Charles Sorel, De la connoissance des bons livres […], op. cit., p. 153.
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romanesque – ou l’inversion de l’élément naturel, mise à l’instar de la dimension rationnelle de la vie – celle qui se trouve dans les frontières du récit pastoral et de la réalité, de la fable et du monde représenté. Ainsi la liberté inventive du romancier (interdite aux moralistes) lui permet de céder à Celidée la maîtrise de l’action de « son » histoire et de se servir, pour renoncer à la beauté exceptionnelle de son visage et annuler le désir « fol » de Calidon, d’un objet dont, selon Cléontine, la « marque ne s’en va depuis que le sang en sort40 ». Les cicatrices profondes de Célidée (qui s’éclipsent par miracle dans le dénouement de Baro) réfléchissent l’épistémologie asymétrique du texte qui s’adapte aux formes du « temps » : le temps d’un cadre romanesque qui reprend les étranges effets que l’amour produit dans les gestes et attitudes des personnages ; le temps historique, celui « des inventions raisonnables » (Scudéry) qui justifie le visage le plus déformé des bergers du Lignon. Le visage désintégré ou inversé par la guerre41 se réfléchit, de ce fait, sur le Forez peuplé par des « monstres », selon le point de vue de Clindor, lors du siège de Marcilly42. Les modes de connaissance et de représentation du monde ne sont plus uniformes, ils sont plutôt « informes » dans un univers qui n’est plus fermé sur lui-même mais sur les déviations ontologiques qu’il est censé accueillir. Clindor ne laisse point de souligner, dans son discours, l’éthique de cette déviation formelle de l’espace arcadique, comme si le corps de Meronte suspendu dans la muraille de Marcilly, le sang qui sort de la bouche et des yeux de Climante lorsqu’il se suicide face à la découverte de sa conspiration contre Lindamor, ne faisaient partie que d’une vision du monde transversale qui, dans le roman de l’époque, permettait l’imbrication des histoires tragiques dans le roman pastoral. On comprend alors que ce monde clos et ouvert, à la fois, où l’histoire n’est pas vraie mais romancée comme le souligne Eglal Henein43, ce monde où l’histoire est une réfraction qui réorganise l’essence formelle de la fiction, reste aussi ouvert, dans une ambiguïté fondatrice, au monde des combats entre chevaliers – Damon et Argantée, neveu de Polémas, par exemple. C’est là que le langage du corps met en évidence ce mélange apparemment 40. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IVe partie, p. 445-446. 41. Il s’agit, dans l’ensemble, du visage sous-jacent (pour reprendre les mots de Phillis) à la « métamorphose d’une troupe de bergers [en] une compagnie de gens de guerre » (id., Ve partie, p. 12). 42. « O dieux ! madame, que dans le Forets, que parmy nous, et qu´en nos jours ces monstres se trouvent, et que nostre terre inaccoustumée à soustenir une charge si honteuse, ne s’entr’ouvre point pour les engloutir dans le profond de ses entrailles, nous ne sçavons qu´en dire ny qu’en juger, sinon que le ciel lassé de nos fautes et de nos crimes, vueille nous punir plus griesvement qu’en tous les siecles passez ! » (id., IVe partie, p. 715-716). 43. Eglal Henein, op. cit., p. 47.
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étrange de la générosité et de la laideur du visage entraînée par la haine, d’une mystique de la mort et de la banalité brutale de la vie44. La synthèse en est atteinte partiellement, dans la logique du romanesque de la conclusion de Baro, quand Lindamor apportera la tête de Polémas à Amasis, en tant que signe de la punition de sa perfidie et preuve de la fidélité du chevalier à la Nymphe45. Cette déviation formelle de l’univers forézien qui est aussi une déviation picturale des visages – la tête coupée de Polémas que Lindamor apporte, à la fin du combat à Amasis, reproduit, en quelque sorte, le « non-visage » – s’intègre dans un ordre axiologique qui accentue les infractions à la représentation du monde bucolique. Mais le consentement à la distorsion esthétique peut devenir « correction » et, donc, formulation acceptée d’un romanesque forcément ambigu ou en formation : la suite de Baro, même si elle ne représente pas le dénouement envisagée par d’Urfé, démontre justement, à mon avis, par cette transgression de lecture, la solution romanesque « vraisemblable », voire attendue par un certain public – une disposition romanesque « possible » : les visages parfaits d’Astrée et de Céladon46 s’adressant vers la Fontaine résistent au non-visage de Polémas ou aux visages déformés des monstres qui habitaient le Forez, sans néanmoins parvenir à les effacer, car ils font partie essentielle d’une certaine « forme de roman » où les visages sont décrits et s’inscrivent dans la disposition textuelle. Reste que la désintégration de l’ordre naturel des visages parfaits du roman pastoral et l’exposition récurrente des visages déformés, soulignent le regard esthétique que l’écrivain de la première moitié du siècle et son lecteur jetaient sur un mode d’écriture qui montrait le « faire texte » comme « un faire “possible” du texte » et de la fiction sous la Régence et sous Louis XIII. Scudéry le dit admirablement, lorsqu’il affirme, dans la préface d’Ibrahim, que « tout y est merveilleux, tout y est beau ; et ce qui est plus important, tout y est naturel et vraisemblable ». 44. « A ce mot, il s´avance l’espée haute, et l´estranger le va rencontrer couvert de son escu, et plein d´un si grand despit pour les reproches qu’il luy avoit faites, qu´il sembloit que le feu luy sortoit des yeux ; et là ils commencerent l´un des plus furieux combats qui se peut voir entre deux chevaliers » (Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IIIe partie, p. 289). 45. Id., Ve partie, p. 121. 46. « Et certes c’estoit une tre-agreable chose de voir cet ordre, et la beauté de tant de personnes, car Astrée qui n’avoit plus de soucy qui l’affligeast, avoit pris plaisir à se parer de toutes les graces dont la nature et la joye ont appris d’embellier un visage. Ses yeux n’estoient plus enflez comme ils l’estoient au temps que sa douleur les entretenoit dans une humidité perpetuelle, mais riant et si clairs qu’il pouvoient estre mis en comparaison avec cet Astre, qui donne le jour et la vie à l’univers : ses cheveux n’estoient plus nonchalamment espars […] elle les avoit arrangez sous une guirlande faite de diverses fleurs, et bien qu’elles fussent des plus belles de la saison, elles sembloient toutefois reculer de son visage, de honte de se voir surmontées par celles qui paroissoient sur ses joues et sur son teint » (id., Ve partie, p. 466-467).
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En fait, finalement, les « rares choses » de la fable pastorale et, en même temps, « l’apparence de vérité » que Huet lui attribue dans son Traité de l’origine des romans47 sont conformes à l’impossibilité, écrite par Baro (et prononcée par Celidée) d’expliquer la guérison du visage de la bergère : « Il me serait impossible [dit-elle à Adamas] de vous raconter comme cela s’est fait48 ». Or, cette impossibilité de mettre en texte l’invraisemblable d’un évènement singulier, le secret de la fable– la disparition merveilleuse, voire extravagante, de la déformation du visage de Celidée – esquissée à la surface du texte par le secrétaire de d’Urfé, est déjà un signe, à la fin des années 1620, de la mutilation même d’une forme qui cherchait une formule pour pouvoir intégrer, dans le discours de la narration, « les accidents particuliers » qui, dans La bibliothèque françoise de Sorel, constituent le sujet ou la matière des nouvelles à venir49. Pour l’instant, cette réflexion reste circonscrite à la question centrale que le chevalier Damon d’Aquitaine pose à Galathée quand il voit, pour la première fois, le visage mutilé de Celidée – « Que veut dire que cette jeune bergère a le visage si gâté de coups ? Il semble qu’elle soit si sage et discrète, comment est-ce que ce malheur lui est arrivée50 ? ». La question du chevalier – qui est aussi celle du roman de l’époque et celle de mon analyse – devient, en fait, un « problème » théorique qui fait partie de l’inventio et de la dispositio d’un cadre romanesque situé entre les histoires feintes se faisant encore l’écho de la gloire des Valois et les petites histoires galantes de la société polie du temps de Du Plaisir. Entre les deux formules, l’histoire du visage déformé de Celidée, racontée « sans rien déguiser de la vérité » par Thamire, souligne l’essence aporétique du corps de l’écriture romanesque « de » et « dans » la Bergerie du XVIIe siècle. Marta Teixeira Anacleto Universidade de Coimbra
47. Voir Pierre-Daniel Huet, « Traité de l’origine des romans », dans Poétiques du roman, op. cit., p. 533-535. Voir aussi, à ce sujet, l’étude de Mieczyslawa Sekrecka, « La théorie de la fiction d´après la doctrine classique », 1984, p. 63-82. 48. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., Ve partie, p. 218. 49. « On se garentissoit de cette Barbarie, en s’arrestant aux agreables inuentions de l’Astrée & à ses beaux & sçauans Discours, qu´on aimoit dauantage, & qui depuis peu auoient acquis du credit. On commençoit aussi de connoistre ce que c´estoit des choses Vray-semblables, par de petites Narrations dont la mode vint, qui s’appelloient des Nouuelles ; On les pouuoit comparer aux Histoires veritables de quelques accidens particuliers des Hommes », Charles Sorel, La bibliothèque françoise, op. cit., p. 54-55, 177-181. 50. Honoré d’Urfé, L’Astrée, op. cit., IIIe partie, p. 580.
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Scudéry, Georges de, « Préface d’Ibrahim ou l’illustre Bassa », Esmein, Camille (éd.), Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 137-149. Sekrecka, Mieczyslawa, « La théorie de la fiction d’après la doctrine classique », Zagadnienia Rodzajów Literackich, vol. XXVI, 1, no 51 (1984), p. 63-82. Sorel, Charles, De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, Genève/Paris, Slatkine, 1981. —, La bibliothèque françoise, Genève, Slatkine Reprints, 1970. Teixeira Anacleto, Marta, « La violence dans la “bergerie” : sens et/ou contresens d´un “scénario” étrange », Martine Debaisieux et Gabrielle Verdier (éd.), Violence et fiction jusqu´à la Révolution, Tübingen, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1998, p. 175-184. Urfé, Honoré d’, Les épistres morales et amoureuses, Genève, Slatkine Reprints, 1973. —, L’Astrée. Nouvelle édition publiée sous les auspices de la « Diana » par M. Hugues Vaganay, Genève, Slatkine Reprints, 1966, 5 tomes/parties. Wine, Kathleen, « L´Astrée Landscapes and the Poetics of Baroque Fiction », Symposium (été 1986), p. 141-153.
L’incorporation et la question de l’accréditation du discours
L’Incorporation, le pacte de véridicité et l’écriture Je voudrais inscrire au centre de ma réflexion la notion d’incorporation. Cet intéressant concept, emprunté à Dominique Maingueneau1, recouvre plusieurs réalités à la fois. Incorporation désigne d’abord le processus par lequel l’œuvre elle-même « prend corps ». D’autre part, l’énonciation de l’œuvre confère une corporalité à celui qui en est ce que Dominique Maingueneau appelle « le garant », c’est-à-dire celui qui assume la responsabilité de l’énoncé2. Incorporation de l’œuvre et incorporation du « garant » donc. L’assimilation de l’organisation textuelle à un corps, premier volet de la définition, est évidemment un lieu commun qu’on trouve dans tous les manuels de rhétorique, qui se souviennent de Platon et de Phèdre, où Socrate déclare : Eh bien, tu avoueras du moins, je pense, qu’un discours doit être constitué comme un être vivant, avec un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités, toutes parties bien proportionnées entre elles et avec l’ensemble3.
Le second aspect de l’incorporation, la corporalité du « garant » donc, sera plus important pour la question que je veux soulever ici. Comment concevoir le rapport entre la « garantie » qu’offre le texte – de sa crédibilité, de sa fiabilité, de son authenticité… – et la « corporalité » ? C’est cette question, qui est celle de l’accréditation du discours qui orientera ma réflexion. Je vois pour ma part, et dans l’immédiat, quatre cas de figures. « Je suis un livre vivant, ô mon lecteur ! Lisez-moi4 » s’exclame Rétif de la Bretonne dans le roman autobiographique Sara, ou dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, faisant écho à Montaigne, qui déclare dans le troisième 1. Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, 1993, p. 140. 2. Id., p. 139. 3. Platon, Phèdre, 1964, 264-c, cité par Dominique Maingueneau, op. cit., p. 151. 4. Nicholas-Edme Rétif de la Bretonne, Sara, ou dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, 1984, p. 240.
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livre des Essais que « tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi5 ». Le corps autobiographique, c’est le nom que Paule Adamy6 donne au premier aspect de l’incorporation proposé ici, implique une unité retrouvée, unité métaphorique, où le livre prend la place de l’homme, où le comparant de l’écriture se substitue au comparé de la vie, racontée sans faire d’entorses à la vérité. Derrière le propos exalté de Rétif, on aperçoit bien sûr l’ombre de Rousseau, brandissant son livre devant l’Éternel, dans une scène pathétique évoquant la fin des temps, au début des Confessions : Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon […]7.
Dans l’écriture autobiographique, l’incorporation de l’homme dans l’œuvre apparaît comme la caution d’un pacte de véridicité, de transparence de l’énoncé auquel, à l’instar de Rousseau, Rétif adhère : « vous voyez la Nature, la Vérité, destituées de tous les ornements romanesques du mensonge8 ». Si Rétif se fait lire comme un livre vivant, l’incorporation de Rousseau dans le livre s’accompagne d’un long processus de déchéance physique qui l’entraine infailliblement vers la mort, nécessaire à la publication de son livre et à sa résurrection triomphante dans la scène apocalyptique que nous venons de citer. L’incorporation autobiographique est intimement liée à un corps mort, à une voix d’outre-tombe, comme on pourrait le montrer à partir de Chateaubriand, de Rousseau, mais aussi de Voltaire, dont les écrits autobiographiques n’ont jamais été étudiés de manière suivie et cohérente. Là où l’entreprise autobiographique est tout entière inscrite par Rousseau sous le signe de l’agonie – « J’étais né presque mourant9 » – Voltaire pousse à l’extrême cette scénographie de la mort en déclarant : « Je suis né tué10 ». Je vois un deuxième cas de figure de l’incorporation en la parole performative telle qu’elle s’énonce dans le serment, où le « je » fait corps avec la parole : « Je jure !, je promets !, je garantis ! ». La performance impliquée par l’énonciation dépend d’une « première personne de l’indicatif présent, qui en énonçant le verbe au présent, accomplit effectivement l’acte nommé11 ».
5. Michel de Montaigne, Essais III, 1980, p. 853. 6. Paule Adamy, Les corps de Jean-Jacques Rousseau, 1997, p. 45-143. 7. Jean-Jacques Rousseau, Confessions, 1968, vol. I., p. 43. 8. Nicholas-Edme Rétif de la Bretonne, op. cit., p. 240. 9. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 45. 10. Cf. Jean Goldzink, Voltaire. La légende de saint Arouet, 2002, p. 17. 11. Shoshana Felman, Le scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin, où la séduction en deux langues, 1980, p. 19.
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Quand dire c’est faire, le discours s’incorpore dans l’unité profonde de celui qui parle et celui dont il est parlé, du « je » de l’énonciation et du « je » de l’énoncé. Comme la parole autobiographique, la parole performative établit un pacte de véridicité qui inscrit l’Institution dans le langage. En effet, l’expression du moi intime, l’écriture autobiographique donc, n’en est pas moins une parole institutionnalisée, dans la mesure où sa structure discursive profonde n’est pas fondamentalement différente de la parole performative. Le moi intime se pose lui-même comme la garantie physique de la véracité de son dire. C’est devant les autres que les pactes autobiographique et performatif sont conclus. Parole performative et parole autobiographique se posent devant le « tribunal » des hommes et de l’Éternel. Mais qu’est-ce qu’une parole performative écrite, où énonciateur et énoncé sont forcément distanciés ? Le pacte impliqué par le serment, la promesse, ou l’engagement de tout genre, a besoin, dès qu’il passe à l’écrit, d’être cautionné par une signature. L’apposition d’un nom au bas de l’écrit, geste institutionnel, est une manière de ramener l’écriture à un corps, à un individu qui s’« en-gage » devant l’Institution, par laquelle il pourrait être puni si le pacte n’est pas respecté. La signature signifie l’incorporation par l’écriture, qui montre de manière emblématique que la fiabilité et la véridicité de l’écriture dépendent d’une procédure qui ramène la parole à un corps. Parole performative et écriture autobiographique sont liées l’une et l’autre à un pacte de véridicité dont le « garant » est le corps. Mais dans l’un et l’autre cas, le pacte est susceptible d’être faussé, quand la parole est ramenée à un faux corps, à un corps imaginaire ou à un corps qui se dérobe. L’autobiographie n’est parfois pas loin de l’autofiction quand le « je » devient un autre, corps imaginé. La possible perversion de l’incorporation performative, d’autre part, est admirablement évoquée par le titre de l’ouvrage de Shoshana Felman, Le scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin, où la séduction en deux langues12. Avec la figure de Don Juan se produit le refus de la coïncidence du corps et de la parole, le refus de remplir ses engagements, de payer ses dettes, d’épouser celle à qui on a fait des promesses formelles. Don Juan abuse de l’institution de la promesse en marquant la libération de la langue de toute forme d’incorporation. L’action commise par le corps est en conflit avec la parole donnée. Coupé du corps qui se porte garant, le discours perd tout ancrage. Se livrant à la manipulation, il s’ouvre au mensonge et s’expose à l’hypocrisie.
12. Id., p. 13. D’une manière qui rejoint notre propos, Shoshana Felman parle du « scandale (à la fois théorique et empirique, historique) du rapport incongru mais indissociable, entre le langage et le corps ».
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Le « je » oral du serment d’une part et le « je » de l’écriture autobiographique d’autre part peuvent être inscrits aux deux extrémités opposées d’un axe, que nous appellerons l’axe du Moi, qui va de la parole incarnée – parole performative qui fait ce qu’elle dit – à l’écriture comme réincarnation, de l’homme incorporé au livre au travers duquel il survit. Dans la figuration des variantes de l’incorporation que je veux mettre en place ici, cet axe horizontal est croisé d’un axe vertical où s’installent deux autres modalités de l’incorporation. Vertical, cet axe, en ce qu’il visualise deux variantes de la parole autoritaire, de la Loi. Là où l’axe horizontal du Moi rendait compte de l’incorporation d’un homme dans sa parole, l’axe vertical de la Loi visualise la situation inverse où une parole est incorporée en l’homme. La modalité la plus évidente est la parole de l’homme de Loi, qui « incarne » les volontés et les décrets de l’État, ou durant l’Ancien Régime, la volonté du Roi. Le juge ne parle pas en son propre nom, c’est le livre de la Loi qui parle à travers lui. L’autre modalité de l’incorporation de la parole autoritaire sera centrale dans mon propos. Il s’agit de la parole divine devenue chair : l’incarnation christique de la promesse divine devenue corps du Christ, et la transsubstantiation du corps du Christ devenu pain, ne sont que les vestiges les plus immédiatement visibles d’une forme d’incorporation qui innerve l’imaginaire biblique sous la forme de la logophagie, c’est-à-dire du livre mangé, dont l’Apocalypse de Jean offre un bel exemple. L’exemple que voici, moins connu, est tiré du prophète Ézechiel, qui reçoit sa mission par une main céleste qui lui tend un livre : Et toi, fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire « ne sois pas rebelle comme la maison de rébellion ; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner ». Je regardai et voici qu’une main se tendait vers moi et dans cette main il y avait un rouleau de livre. Il se déroula devant moi et le rouleau était écrit au recto et au verso et contenait des lamentations, des plaintes et des gémissements […] Et il me dit : « Fils de l’homme, mange ce que tu trouves là, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël »13.
L’écriture divine s’incorpore dans l’homme, le prophète, qui sert d’intermédiaire et de « garant » entre Dieu et son peuple. Le corps de l’homme se nourrit de la parole divine qu’il n’ingurgite que pour mieux la restituer, intacte et sans qu’un mot y soit changé. L’écriture divine est véridique et inaltérable. Elle contient sa volonté et ses décrets inamovibles. La fin de l’Apocalypse de Jean, livre divin remis par l’ange à l’apôtre pour qu’il le mange avant de le restituer comme écriture, est très explicite à ce sujet :
13. Ézechiel, 2, 8-10 et 3, 1-3.
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18. J’atteste, moi, à tous ceux qui entendent les paroles de prophétie de ce livre : si quelqu’un y ajoute, Dieu lui ajoutera les plaies décrites dans ce livre. 19. Si quelqu’un arrache aux paroles de ce livre de prophétie, Dieu lui arrachera sa part d’arbre de vie et de ville sainte décrits dans ce livre14.
Le corps du prophète devient le garant de la parole divine, écriture céleste redevenue oralité, incorporée dans celui qui soutiendra le pacte de véridicité conclu entre Dieu et son peuple. Les quatre cas de figure – parole autobiographique, parole performative, parole judiciaire et parole divine – placés ici aux extrémités de deux axes croisés, sont des figurations de la parole devenue Institution et de l’Institution incarnée dans la parole. La fin de l’Apocalypse de Jean nous permet de mettre le doigt sur un problème discursif fondamental, qui obsède la culture occidentale depuis l’invention de l’écriture : comment l’écriture peut-elle garantir sa véridiction ? Un discours écrit échappe à son énonciateur. Un tiers peut s’en saisir à tout moment et lui faire dire autre chose que ce qu’il ne dit en réalité. Coupée d’un corps parlant, l’écriture est un discours qui peut être parlé par d’autres. Le problème dont nous voulons ici repérer quelques traces dans les discours littéraire et théologique, est évoqué par Platon, dans Phèdre. C’est Socrate qui parle : C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu’ils parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur de t’expliquer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la même. Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même15.
Dans ce dialogue de Platon, premier grand texte de critique littéraire sans doute, la spécificité de l’écriture est pensée en termes de coupure entre énonciateur et énoncé. Cette séparation est métaphorisée dans l’image du père abandonnant son enfant. « Manuscrit trouvé » et « enfant trouvé » sont deux topoï narratifs d’une extraordinaire ténacité depuis l’Antiquité, on le sait. L’un et l’autre impliquent une forme de désincorporation et posent le problème de l’accréditation du discours. S’il est vrai que l’écriture, chez Platon, se définit en termes d’abandon, le manuscrit trouvé apparaît comme le topos par excellence figurant la dérive du sens, l’incapacité de se défendre propre au discours écrit. Métaphore du manuscrit trouvé, le topos de l’enfant
14. Apocalypse, « Épilogue », 18, 19. 15. Platon, op. cit., p. 166.
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trouvé ou sans origine, quant à lui, est la figuration narrative de ce problème de l’accréditation du discours : un enfant sans père qui se pose comme garant n’inspire aucune confiance. Placé devant les nombreuses perspectives qui s’ouvrent ici, je m’engagerai dans la voie qui doit me conduire au roman des temps modernes en passant par un épisode médiéval. C’est durant le Moyen Âge que naît le roman moderne, dans un difficile et fascinant processus d’affranchissement du discours narratif s’autonomisant par rapport au canon, c’est-à-dire l’écriture biblique, qu’on appellera encore pendant longtemps tout simplement l’Écriture. Dans ce qui suit, j’aimerais proposer l’hypothèse que le discours littéraire se définit comme affranchissement par rapport au discours religieux. L’incorporation du discours religieux, nécessaire à l’établissement du pacte de véridicité, ramènera le texte à un corps, mort. Le discours romanesque, en revanche, dans la mesure où il est un discours non-institutionnel et même anti-institutionnel, fonde son autonomie sur la perversion systématique de l’incorporation propre au discours religieux. Il le fait notamment par la mise en œuvre des deux topoï présentés ci-dessus : le manuscrit et l’enfant trouvés. Mais voyons d’abord comment les choses fonctionnent dans le discours théologique. Le problème du pacte de véridicité lié à l’écriture s’y pose de manière particulièrement aiguë en ce que la parole divine est nécessairement parole coupée du corps parlant de Dieu. Face à ce problème, l’imaginaire religieux a développé différents scénarios pour accréditer la Révélation écrite, c’est-àdire la transmission de la parole divine aux humains par la voie du livre. Le livre offert par l’ange et mangé par le prophète ou l’apôtre n’en est qu’une des variantes. Un autre topos de transmission livresque est l’enlèvement du prophète au ciel où il prend connaissance de la parole de Dieu. Une troisième variante est le manuscrit, trouvé sous l’autel d’une église ou dans un tombeau, et souvent les deux à la fois16. On peut se contenter ici d’un exemple combiné offert par l’Apocalypse apocryphe de Paul, qui est précédée d’une sorte de préface, où il est raconté comment saint Paul a été enlevé au troisième ciel. Ce qu’il y apprend doit rester secret. Seize ans plus tard, après la mort de Paul, un ange lié à celui qui habite sa maison à Tarse l’ordre de retourner les fondations. En creusant l’homme trouve un coffret contenant les sandales de Paul à côté d’un manuscrit qui est celui que nous allons lire. 16. Cf. Wolfgang Speyer, Die Literarische Fälschung im Heidnischen und Christlichen Altertum, 1971, p. 67 : « Seitdem die Schrift erfunden ist, haben religiöse Menschen an die Möglichkeit geglaubt, schriftliche Mitteilungen aus der Welt der Götter erlangen zu können, sei es, dass ein Engel eine schriftliche Botschaft überbringt, sei es, dass der Freund Gottes in den Himmel entrückt wird und dort in himmlischen Büchern liest oder dass der Fromme zufällig eine schriftliche Botschaft göttlicher Herkunft findet ».
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La préface est censée ramener l’écrit de saint Paul à son corps, ou pour le moins à l’objet qui lui a appartenu et grâce auquel il a pu porter la parole de Dieu aux humains : ses sandales. Cet exemple peut être inscrit dans une chaîne topique de manuscrits trouvés dans un tombeau. L’origine de ce topos n’est pas religieuse mais remonte à une technique d’accréditation dont la plus ancienne occurrence, qui a sans doute inspirée les autres, nous ramène au deuxième siècle avant notre ère, et aux livres du roi romain Numa Pompilius, retrouvés par un paysan dans un cercueil déterré par hasard et contenant le corps du roi philosophe. Un autre exemple probant est la lettre du pape Leon écrite à Flavianus pendant le concile de Chalkedon, où il devait tenir tête à des adversaires redoutables. D’après un « historien » du VIIe siècle, le pape Léon aurait déposé cette lettre sur la tombe de saint Pierre avec la demande d’en corriger les éventuelles erreurs. Après quarante jours, un ange lui serait apparu avec le message que saint Pierre avait lu la lettre et qu’il avait donné son assentiment au contenu17. Il est clair par cet exemple que les manuscrits « trouvés » au tombeau sont le plus souvent des manuscrits « déposés » au tombeau afin d’accréditer l’écriture par incorporation. La voix de l’ange ne suffit pas à conférer à l’écrit l’autorité dont il a besoin ; il faut que cette voix passe par le corps de quelqu’un qui de son vivant avait cette autorité. Le corps est censé authentifier le livre. En l’absence du corps vivant de celui qui est à l’origine du texte, c’est le corps mort qui en est le garant. Dans l’Antiquité tardive et tout au long de l’époque médiévale, le topos du manuscrit trouvé dans le tombeau est très étroitement lié à la « fraude pieuse » suscitée par le culte des reliques. Ainsi, pendant le règne de l’empereur Zénon (474-491), un exemplaire autographe de l’évangile de Mathieu fut retrouvé sur le corps de l’apôtre Barnabas dont on venait de découvrir le tombeau. Ici encore c’est un ange qui indique l’endroit où l’on doit faire les fouilles. Mais en l’occurrence, ce n’est pas le corps de Barnabas qui est le garant de l’écriture selon Mathieu, mais l’évangile de Mathieu qui fait de Barnabas une autorité de l’Église, puisque c’est de la main même de Mathieu qu’il tient son évangile. Le manuscrit redécouvert servira d’argument dans la lutte de l’Église de Chypre pour l’indépendance par rapport à celle d’Antioche en ce qu’il sert de base « légale » à la réclamation d’un siège épiscopal chypriote. On se souviendra aussi de l’exemple plus récent de John Smith, fondateur de la secte des Mormons qui, sur les indications d’un messager du ciel apparu dans un rêve, entreprend des fouilles, pour enfin découvrir
17. Id., p. 50.
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un manuscrit. Dans le discours religieux ou théologique, qui ne craint pas de se servir de la fraude, le manuscrit trouvé apparaît comme un instrument d’accréditation du discours qui s’effectue par le rapprochement du discours d’un corps mort qui lui confère l’autorité dont il a besoin pour être cru. Les perversions de l’incorporation dans le roman moderne L’apparition du roman moderne, avec les chefs-d’œuvre de Rabelais et de Cervantès, se signale par une distorsion profonde de la logique de l’incorporation et par son inversion parodique. Si les manuscrits sont trouvés dans des tombeaux, ceux-ci sont souvent vides ou contiennent des objets qui n’offrent aucune garantie accréditant l’écrit. Chez Rabelais, le corps contenu dans le sarcophage est pourri18, ne pouvant offrir aucune garantie d’authenticité et encore moins la véridicité du manuscrit. Le manuscrit trouvé apparaît comme irrémédiablement coupé d’un corps qui puisse le légitimer ou cautionner le pacte de véridicité. Rabelais se souvient ici presque certainement de la version archétypale du topos, le manuscrit trouvé dans le cercueil de Numa Pompilius, qu’il tourne en dérision : Pour en venir à nos moutons, je vous dis que c’est par un don souverain des cieux que les origines et la généalogie de Gargantua nous ont été tranmises plus intégralement que toutes les autres (excepté celles du Messie dont je ne parlerai pas, car il ne m’appartient pas de le faire ; d’ailleurs ces diables que sont les calomniateurs et les cafards s’y opposent). Elles furent trouvées par Jean Audeau dans un pré dont il faisait curer les fossés, près de l’arceau Galeau, au-dessous de l’Olive, en allant sur Narsay ; les piocheurs heurtèrent de leurs houes un grand tombeau de bronze, d’une longueur incommensurable, à tel point qu’ils n’en trouvèrent jamais le bout parce qu’il pénétrait trop avant sous les écluses de la Vienne. En l’ouvrant à un certain endroit, marqué d’un gobelet, autour duquel était écrit en lettres étrusques : « ici l’on boit », ils trouvèrent neufs flacons, dans l’ordre qu’on dispose les quilles en Gascogne. Celui du milieu cachait un gros, gras, gris, joli, petit, moisi livret, d’une senteur plus forte mais non meilleure que celle des roses. On y trouva la généalogie en question, rédigée non pas sur du papier, du parchemin ou de la cire, mais sur de l’écorce d’ormeau, en lettres de chancellerie, mais tellement altérées par le temps que c’est à peine si on pouvait en reconnaître trois de suite19.
L’univers quichottesque est divisé en deux espaces complémentaires, la Sierra où les aventures arrivent et la taverne où on se les raconte. Dans l’un et dans l’autre, les personnages trouvent des manuscrits. Il y a la valise trouvée dans la Sierra Morena, contenant les tablettes de Cardenio sur lesquelles ce dernier a griffonné quelques poèmes. Dans la taverne, d’autre part, aura lieu une longue discussion sur le roman de chevalerie. Au beau milieu d’un de ces
18. François Rabelais, « Quatrième chapitre », Gargantua, Œuvres complètes, 1973. 19. Id., p. 42-43.
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débats, le tavernier sort une malle, oubliée par un voyageur et contenant trois romans de chevalerie en manuscrit : Car lorsque vient le temps de la moisson, bien des moissonneurs se rassemblent ici les jours de fête, et il y en a toujours un parmi eux qui sait lire. Il prend alors un de ces livres et nous nous mettons à plus de trente autour de lui et restons avec tant de plaisir qu’il nous ôte mille cheveux blancs20.
Cette malle contient en outre le magnifique récit du « Curieux impertinent ». Le curé en fera la lecture devant les autres. Quand le groupe se remet en route et que les adieux sont faits, le tavernier découvre encore un troisième manuscrit, qui n’est pas des moindres : il n’est autre qu’une des Nouvelles exemplaires de Cervantès, « Riconete et Cortadillo ». Nous avons affaire ici, sans aucun doute, à une mise en abyme, où au travers du topos du manuscrit trouvé et la juxtaposition de trois types de récits – tous en manuscrit – contenus dans la même valise, se réfléchit la conception cervantine du roman. Trouvés dans une valise abandonnée, les manuscrits apparaissent comme désoriginés, sans origine. Ce à quoi on assiste dans cette scène est l’apparition ex nihilo du texte dans une communauté d’auditeurs, tout sexe et tous états sociaux confondus. Les manuscrits sont déconnectés d’un auteur, mais l’un deux – « Riconete et Cortadillo » – peut être attribué à Cervantès même. Cervantès ne signe pas ce texte, mais son ombre plane sur les auditeurs. Certains lecteurs le reconnaîtront, d’autres pas. Le roman moderne apparaît comme un manuscrit trouvé que personne n’est venu réclamer, discours autonome, autogénétique, causa sui, sans l’incorporation susceptible de lui assurer une crédibilité stable et univoque. Les exemples du topos du manuscrit trouvé (dans un tombeau) sont légion au XVIIIe siècle. La valise trouvée de Lesage21 (1740), traducteur de la suite apocryphe du Don Quichotte qu’on doit à Avellaneda, raconte comment deux jeunes nobles trouvent une valise à côté d’un cadavre que leurs chiens de chasse viennent de déterrer. C’est vraisemblablement un courrier tué par des voleurs. Le contenu de la valise constituera le roman qu’on lit, ensemble hétérogène, dû à des auteurs différents dont l’identité est irrécupérable. Le cadavre, que les chiens achèvent de manger, n’offre aux lettres trouvées dans la sacoche aucune autorité. En 1782, Baudouin de Guémaduc reprendra ce modèle quichottesque de la valise trouvée dans L’espion dévalisé. Le portefeuille perdu par l’espion contient un fatras de notes sans intérêt, à côté de quelques comptes rendus plus suivis, dont l’heureux possesseur du manuscrit extrait les récits qu’il publie. Jean-Baptiste Artaud parodiera
20. Cervantès, Don Quichotte, Œuvres complètes, 2001, p. 682. 21. Alain-René Lesage, La valise trouvée, 1740.
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le motif dans La petite poste dévalisée (1767) en justifiant la publication indiscrète des lettres trouvées par l’assertion que c’est le seul moyen de faire parvenir les lettres à leur destinataire. Le topos du manuscrit trouvé comme accréditation des discours est tourné en dérision. La problématique de l’incorporation atteindra une complexité vertigineuse chez Sade, dans Aline et Valcour où les identités sont brouillées de manière presque irrécupérable. Aline, la fille de Mme de Blamont, ressemble physiquement à Sophie, une jeune fille qu’on retrouve dans un bois peu après qu’elle a donné la vie à un enfant. Son affreuse et étrange aventure, où la prostitution se mêle à l’inceste, amène peu à peu l’hypothèse qu’elle pourrait être la seconde fille de Mme de Blamont, Claire, que sa mère croyait morte. Vérification faite au village où Claire avait été donnée en nourrice, on trouve dans le cercueil qui est censé contenir ses restes le cadavre d’un chien. On découvre en effet que le président de Blamont avait secrètement fait élever à la campagne sa fille Claire, crue morte par sa mère, afin de la prostituer à son ami de débauche Dolbourg aussitôt l’âge nubile atteint. Le cercueil ne contenant pas le cadavre de la fille crue morte accrédite un moment l’hypothèse que Sophie et Claire sont une et la même personne. L’hypothèse s’avérera pourtant fausse. En effet, la nourrice de la petite Claire avait eu ses propres projets et avait mis sa propre fille à la place de Claire, envoyée chez une autre nourrice. La fille que le président de Blamont vient chercher n’est donc pas Claire, mais Sophie, la fille d’une paysanne. Mais qu’est devenue Claire. Ici entre en scène une quatrième fille, Élisabeth de Kerneuil, également donnée en nourrice à la paysanne, Claudine Dupuis. La petite Élisabeth meurt et pour que la récompense promise ne lui échappe pas, Claudine Dupuis donne Claire à la comtesse de Kermeuil à la place d’Élisabeth, qui est enterrée sous le nom de Jeanne. Claire devient ainsi Élisabeth de Kerneuil et arrivera des années plus tard, après avoir fait le tour du monde, au château de Mme de Blamont, Verfeuille, sous le nom de Léonore. Cette Léonore, est donc Claire, qui retrouvera en Mme de Blamont une mère et en Aline une soeur, quoiqu’elle soit en tout son antipode et ne lui ressemble en rien. Dans Aline et Valcour, l’identité est prisonnière d’une chaîne de substitutions vertigineuses liées à la mort : mort de Claire, véritable pour sa mère, fausse pour son père ; mort d’Élisabeth de Kerneuil, qui amène une substitution dans la substitution, jusqu’au moment des retrouvailles, où les liens du sang lient celles qui ne se ressemblent pas. La mort rend l’identité manipulable, l’ouvre au romanesque.
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Dans cet exemple sadien, le topos de l’enfant trouvé et celui du retour au tombeau sont étroitement liés. Le retour au tombeau, où la vérité est littéralement enterrée, n’offre plus aucune garantie de véridiction. La vérité échappe aux manipulateurs mêmes. À trompeur, trompeur et demi. Le corps est devenu un signifiant sans référent. Au travers de son maniement de ce double topos, le roman moderne s’affirme comme un discours autonome, coupé de son géniteur, enfant irrémédiablement abandonné par son père. L’avènement du roman moderne est un processus d’autonomisation, constamment figuré par les deux topoï interrogés ici qui contribuent à la remise en question de l’incorporation nécessaire à la conclusion d’un pacte de véridicité et d’univocité. Un dernier exemple mérite d’être discuté dans le détail. Il s’agit de celui de Sylvie dans l’Histoire de Des Frans et de Sylvie de Robert Challe. Dans Les illustres Françaises, la naissance de Sylvie est entourée du plus grand mystère. Dès le début sa personne est placée sous l’enseigne de l’enfant trouvé, à commencer par son nom. Sylvie porte le même nom qu’un autre enfant abandonné, Henriette-Sylvie de Molière, de Mme de Villedieu, qui a été trouvée à la lisière de la forêt, Silva22. L’extraordinaire histoire d’amour de Sylvie et Des Frans commence aux Enfants-Trouvés, le jour de la Nativité de la Vierge23, où Des Frans lui demande de tenir avec lui un enfant sur les fonds baptismaux. Alors qu’une relation se noue peu à peu, Sylvie demeure extrêmement discrète quant à sa naissance et n’arrête pas de rappeler à Des Frans qu’il ne la connaît pas24. Ce qui fait pourtant que Des Frans passe outre à ce secret de naissance, c’est le corps de Sylvie : Je vous en fais encore ressouvenir, vous ne me connaissez pas. – Je vous connais, repris-je, par où je vous connaîtrai toujours, pour la plus belle personne du monde, et la plus accomplie ; le reste m’est indifférent : il n’y a que vous qui me charme (sic), et vous seule…25
22. Mme de Villedieu, Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière, 2003, p. 44 : « Je fus nommée HenrietteSylvie, par ordre de ma mère, à ce que l’on m’a dit. Henriette, sans doute, pour quelque raison, qui n’était connue que d’elle seule, et Sylvie, apparemment, parce que j’étais venue au monde à l’entrée d’un bois appelé le bois de Sylves ? Je reçus le nom de Molière, qui m’est demeuré par habitude, de ceux qui se donnèrent le soin de m’élever, et qui le portaient eux-mêmes ». 23. Cf. Robert Challe, Les illustres Françaises, 1996, p. 372, note 3 : « Ce jour revêt une valeur symbolique en ce que toute l’histoire de Sylvie est liée au drame de sa naissance ». 24. Robert Challe, op. cit., p. 380 : « Vous ne savez ni qui je suis, ni qui je puis être. Peut-être suis-je tellement au-dessus de vous, que je vous tromperais si je souffrais vos assiduités plus longtemps : peutêtre suis-je aussi tellement au-dessous de vous et de ce que vous devez prétendre, que vous auriez honte d’un attachement aussi bas que le vôtre ; ainsi, soit pour vous, soit pour moi, dégagez-vous pendant que vous pouvez le faire avec honneur ». 25. Id., p. 380.
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Pour Des Frans, le corps de Sylvie est le garant de son honneur, de sa crédibilité. Mais Sylvie reprend de plus belle : L’entêtement où vous êtes, dit-elle, en m’interrompant, vous fait trouver dans moi toutes ces qualités ; vos yeux mieux ouverts ne les y verraient pas longtemps. Croyez-moi, ne vous obstinez point à m’être fidèle, je ne mérite point l’ardeur que vous me témoignez ; rendez-vous à vous-même26.
Mais dès qu’il s’éloigne et qu’il n’a plus sous les yeux le merveilleux visage de Sylvie et ses cheveux qui descendent jusqu’à terre, le doute ressaisit Des Frans. « Je tâchais de développer le mystère de sa naissance […] je la suppliais de me le découvrir, je n’avançais rien et je l’aurais encore longtemps ignoré, si je ne l’avais appris que par une voie toute extraordinaire27 ».
Cette voie extraordinaire est un paquet envoyé par une main inconnue. Un manuscrit va dire enfin la vérité sur Sylvie. On apprend à Des Frans que son amante n’a connu ni père ni mère, qu’elle a elle-même été exposée devant une porte pour être portée aux Enfants-Trouvés, où elle est restée jusqu’à l’âge de huit ans, au moment où Mme de Cranves l’a demandée pour en faire une protégée. Protection dont elle a fort abusé. L’origine inconnue de Sylvie alimente ensuite des réflexions et des soupçons sur ses actions, qui s’accompagnent d’accusations de vol et de libertinage. Coupée de son origine et d’un corps paternel susceptible de la reconnaître, Sylvie devient un corps parlé, donnant lieu à un discours qui, en tant que manuscrit anonyme, ne possède aucune garantie de véridicité. Le manuscrit qui est censé éclairer Des Frans sur la fiabilité de Sylvie, le jette dans le plus grand désarroi : Je vous laisse à penser ce que je devins à cette lecture. Tantôt je traitais tout cela de fable, tantôt j’y ajoutais foi, et ne savais à quoi me déterminer. Je me ressouvenais qu’elle n’avait jamais voulu me déclarer qui elle était de naissance. Cela me persuadait qu’on ne m’écrivait rien que de vrai. Mille résolutions me passèrent par l’esprit sans m’arrêter à pas une28.
Dans le roman du XVIIIe siècle, l’enfant trouvé est souvent la métaphore du discours incertain, mensonger, dans la mesure où l’enfant n’a pas de père qui se porte garant, et dans la mesure où le discours de l’enfant ne peut pas s’ancrer dans une origine stable, fixe, connue et fiable. L’enfant trouvé est la figure du discours flottant, qui se prête aux conjectures et aux soupçons. Enfant trouvé, Sylvie est un corps parlé par un autre. L’enfant trouvé ne trouve de garant qu’en lui-même, en son propre corps. Ramené à un corps
26. Id., p. 381. 27. Id., p. 383. 28. Id., p. 386.
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parlant, le discours dont Sylvie est la métaphore regagne un peu de sa transparence. Dans Les illustres Françaises se trouvent plusieurs scènes où l’incorporation du discours restitue l’innocence et arrête le flux des lectures auquel s’expose l’enfant abandonné comme métaphore de l’écriture. Après la lecture de la lettre remise par l’inconnu, Des Frans triomphe de son inclination. Il décide de rompre avec Sylvie et de récompenser sa présumée fausse conduite par l’humiliation. Un soir, ses pas égarés l’amènent chez elle et il lui jette la lettre à la figure en la comblant de ses railleries. C’est à ce moment que Des Frans s’aperçoit de nouveau que Sylvie a un corps. Au moment le plus violent de la crise, le discours s’incorpore et remonte le courant au point de retrouver la source de univocité : Je jetai les yeux sur elle dans ce moment ; je me perdis. Elle était encore à mes pieds, mais dans un état à désarmer la cruauté même. Elle était toute en pleurs : le sein qu’elle avait découvert, et que je voyais par l’ouverture d’une simple robe de chambre ; ses cheveux qu’elle avait détachés tombaient tout du long de son corps, et la couvraient toute ; sa beauté naturelle que cet état humilié rendait plus touchante ; enfin mon étoile qui m’entraînait, ne me firent plus voir que l’objet de mon amour et l’idole de mon coeur. Le puis-je dire sans impiété ? Elle me parut une seconde Madeleine ; j’en fus attendri, je la relevai, je lui laissai dire tout ce qu’elle voulut. Je ne lui prêtai aucune attention ; je n’étais plus à moi29.
Une seconde visite ébranlera tout à fait Des Frans, et c’est encore le corps de Sylvie qui répare la rupture et rétablit la transparence du signe. Sylvie, corps parlé dans la lettre anonyme envoyée à Des Frans, redevient corps parlant. Le discours s’incorpore : Le peu de temps que j’avais été malade m’avait extrêmement changé. Mon esprit plus abattu que mon corps était d’une langueur encore plus grande. Je m’étais préparé à lui rendre son diamant, à retirer les papiers de ses mains, et de lui dire un dernier adieu […] Je la trouvai toute pâle, et tellement changée que j’en fus surpris ; elle était dans un abattement égal au mien. Le teint qu’elle avait terni, les yeux qu’elle avait abattus, me firent voir dans sa beauté une douceur que je n’y avais jamais vue. Il était de mon destin de lui trouver tous les jours des charmes nouveaux. J’eus pitié de l’état où elle était. La compassion réveilla toute ma tendresse. J’oubliai mes résolutions ; et bien loin de lui dire les duretés que j’avais préméditées, je ne songeai qu’à la consoler30.
L’histoire pourrait se terminer ici. Mais l’exploration de l’enfant trouvé comme métaphore de la non-incorporation s’approfondit. L’écriture, déclare Platon, dit toujours la même chose, sans pour autant « signifier » la même chose du fait qu’elle ne sait pas à qui elle doit et à qui elle ne doit pas parler. Les illustres Françaises de Robert Challe offrent de cette figure du signe un
29. Id., p. 399. 30. Id., p. 402.
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exemple intéressant. La lettre anonyme envoyée à Des Frans, coupée de son locuteur Rouvières, dit à la fois vrai et faux, selon la lecture qu’on en fait. Elle s’expose à une double lecture sans que la couche signifiante soit changée : Voilà vos papiers, Monsieur, me dit-elle, je vous les rends, j’en connais l’auteur et la main […] Eh bien, Monsieur, continua-t-elle, je ne disputerai point contre la vérité. Ce qu’on vous a écrit est vrai dans toutes ses circonstances et dans toutes ses apparences ; mais il est faux par les motifs qui en sont encore inconnus ; et dont le secret n’est su que de Monsieur de commandeur de Villeblain, de Madame Morin et de moi, et c’est ce que je vais vous apprendre31.
Le long récit qui suit confirme l’innocence de Sylvie. Elle est noble issue d’une grande famille. Ce qui le prouve c’est sa ressemblance physique avec le marquis de Buringe, son père, mort sur le champ de bataille : « j’étais le vivant portrait de mon père32 ». Cette histoire sera complétée par le commandeur de Villeblain, le tuteur de Sylvie, qui achève de l’innocenter. Mais le pire est encore à venir. Comme l’écriture, dans laquelle le corps parlant devient corps parlé, le corps peut convaincre d’une fausse vérité. Le corps de Sylvie, comme la lettre du fourbe Rouvières, peut dire vrai dans toutes les circonstances et les apparences, et pourtant mener à une lecture fausse. Après le mariage de Sylvie avec Des Frans, l’exploration du problème de l’incorporation est relancée pour atteindre au vertige. Une nuit, quand il rentre plus tôt que prévu de ses terres, Des Frans trouve Sylvie endormie dans les bras d’un autre homme, Gallouin. La contemplation du corps nu de Sylvie, de « ce sein que j’idolâtrais », qui prouve de manière incontestable l’adultère est simultanément ce qui excite la colère de Des Frans et ce qui l’éteint. La vérité, cruelle et intolérable, dont le corps de Sylvie est la preuve irréfutable, force Des Frans de croire à ce que ses yeux lui montrent et que pourtant son coeur n’arrive pas à accepter : Quelle vue ! Quelle rage ! Quel désespoir ! Imaginez-vous ce que je devins. Je mis l’épée à la main dans le dessein de les percer l’un et l’autre ; mais un mouvement qu’elle fit me désarma. Je jetai les yeux sur ce sein que j’idolâtrais. Toute ma fureur m’abandonna, je n’écoutai plus ma rage que pour plaindre mon malheur. Peut-on être capable d’une si grande faiblesse ? J’appréhendai de la couvrir de honte, si j’éclatais dans le moment. Je respectai son honneur dans le temps même qu’elle outrageait si cruellement le mien. Je ne pus me résoudre à me venger par une cruauté, qui, quoique légitime dans ce moment, s’accordait si mal avec la tendresse de mon amour, et la générosité de mon cœur33.
31. Id., p. 403. 32. Id., p. 405. 33. Id., p. 475.
L’incorporation et la question de l’accréditation du discours
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Après avoir trainé son épouse dans un cachot, l’avoir humiliée dans son corps en lui coupant et en jetant au feu sa magnifique chevelure, après que, pardonnée, Sylvie s’est retirée à tout jamais dans un cloître pour y mourir de langueur, après avoir raconté tout ce récit à la compagnie assemblée, Des Frans apprendra par la voie de Dupuis, que Sylvie n’était pas coupable et qu’elle ne s’était livrée à Gallouin que sous l’effet d’un sortilège. En effet, le fil du collier que porte Sylvie, que Gallouin arrive à détacher par une ruse, a été trempé dans du sang de la victime, ce qui donne au collier la force d’un aphrodisiaque. Le récit débouche sur une invraisemblance que le lecteur accepte d’autant plus facilement qu’elle l’émeut profondément. Ainsi, le roman moderne montre à travers certains de ses topoï ce qu’il est : un discours qui s’est affranchi de l’univocité du discours révélé, manuscrit trouvé, enfant trouvé, mise en circulation de discours que la lecture peut arrêter un moment sans pouvoir en arrêter le sens ou le processus de signification. Comme le montre la fameuse lettre 48 des Liaisons dangereuses (1781), écrite par Valmont sur le dos d’une prostituée, l’écriture, envoyée, séparée du corps parlant, est susceptible d’être redestinée, de manière à ce que le discours s’ouvre à des lectures différentes, contradictoires. La lettre est un discours parlé dès que l’écriture est séparée du corps parlant. En même temps, de manière tout aussi emblématique, l’écriture est ramenée à un corps, celui d’Émilie34. Nouvelle unité du corps et de l’écriture qui signifie cette fois-ci non pas la véridicité, mais au contraire la « prostitution » du sens. Si le discours épistolaire est en quelque sorte l’emblème de la parole désincarnée, mise en circulation, la lettre 48 des Liaisons dangereuses ramène l’écriture à un corps pour marquer la perversion du pacte de véridicité. Jan Herman Katholieke Universiteit Leuven
34. Pour un développement de la problématique de la perversion du signe linguistique chez Sade, voir le remarquable livre de Mladen Kozul, Le corps dans le monde, 2005.
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Textes cités Adamy, Paule, Les corps de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Champion, 1997. Cervantes, Miguel de, Don Quichotte, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2001, vol. I [éd. Jean Canavaggio]. —, Nouvelles exemplaires, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2001, vol. II [éd. Jean Canavaggio]. Challe, Robert, Les illustres Françaises, Paris, Le livre de Poche, 1996 [éd. Frédéric Deloffre et Jacques Cormier]. Felman, Shoshana, Le scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin, où la séduction en deux langues, Paris, Seuil, 1980. Goldzink, Jean, Voltaire. La légende de saint Arouet, Paris, Gallimard, 2002. Kozul, Mladen, Le corps dans le monde, Louvain-Paris, Peeters, 2005. Laclos, Pierre Ambroise Choderlos de, Les liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, 1979 [éd. Laurent Versini]. Lesage, Alain-René, La valise trouvée, s.l., 1740. Maingueneau, Dominique, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993. Montaigne, Michel de, Essais III, Paris, Gallimard, 1980 [éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat]. Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 1964 [éd. Émile Chambry]. Rabelais, François, Gargantua, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1973. Rétif de la Bretonne, Nicholas-Edme, Sara, ou dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, Paris, Stock, 1984 [éd. Maurice Blanchot]. Rousseau, Jean-Jacques, Confessions, Paris, GF-Flammarion, 1968, vol. I. [éd. Michel Launay]. Speyer, Wolfgang, Die Literarische Fälschung im Heidnischen und Christlichen Altertum, Munich, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1971. Villedieu, Madame de, Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière, Paris, Desjonquères, 2003 [éd. René Démoris].
L’affranchie par amour ou le corps émergent du roman moderne
Un topos romanesque, c’est d’abord l’inquiétante étrangeté de ce que je reconnais sans bien savoir pourquoi, le tiers lieu architextuel des temps mêlés et des territoires surimprimés, un double emploi qui ne cesse de se démultiplier, une sorte de syllepse proliférante dont le sens propositionnel – celui de la structure actantielle – se déforme et se trouble avec la pluralité des contextes1. Pour qu’il y ait tiers lieu, donc topos, il faut ou décontextualiser entièrement ou saisir les contextes en simultané, mais cette saisie est essentiellement antihistoriciste ; autrement dit, si les topoï n’ont, en tant que tels, de sens que flou, bougé, imprécis et irréductiblement virtuel, l’historisation vertueuse les anéantit en faisant travailler la différence ségrégative contre la ressemblance et l’analogie. En ébauchant, d’Ovide à nos jours, la lignée d’une réécriture légendaire, celle de Héro et Léandre2, j’avais sans doute, je m’en rends compte aujourd’hui, contourné ce problème grâce au primat de la répétition explicite – soulignée plus que contestée par les variantes et mutantes – sur la coïncidence topique. L’ancienneté pour le moins bimillénaire du topos de la rencontre amoureuse infiniment répétée (« c’est toujours la première fois ») facilitait l’oblitération de l’émergence. Or, en me proposant, dans l’urgence intuitive, de dessiner les contours d’un topos apparu tard dans la saison d’Ancien Régime, et dans deux cultures quasiment sans communication pertinente entre elles, comme je vais le faire maintenant, je ne pressentais qu’à peine le nœud herméneutique, paradoxal, voire gordien, que je viens de signaler. S’il est impossible de choisir entre trancher et démêler, il faudra tenter de faire en sorte que chacune de ces deux actions puisse se faire passer pour l’autre.
1. Dumas fils l’entrevoit dans sa préface à Manon Lescaut : Manon est éternelle, ses hommes sont de leur temps, nous dit-il en quelque sorte. Reste à savoir comment et pourquoi le roman renverse ce rapport dans ses contenus narratifs. 2. Voir Didier Coste, « Une rencontre infiniment répétée : Héro et Léandre », dans Topographie de la rencontre dans le roman européen, 2008, p. 261-285.
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Voici de quoi il s’agit, au(x) départ(s) : en France en 1731, dans le nord de l’Inde en 1790, une courtisane meurt, sans explication médicale convaincante, de l’amour même qui la soustrait à sa condition. Attention, nous n’avons pas affaire à une quelconque Madeleine comme on en a connu beaucoup, à une pénitente qui se détourne de l’amour humain, qui l’abstrait et le sublime au profit du divin : il était relativement facile à la prostituée de se vendre à Dieu, qui est à tous les coins de rue, car on reste là dans l’universel. Manon Lescaut et Khanum Jan s’assignent une tâche beaucoup plus ardue : celle d’exalter et de sanctifier le singulier. Elles y réussissent, certes, mais leur héroïsme, pour moderne qu’il soit, n’a pas encore d’autre modèle que celui de l’antique tragédie opposant en vain la conduite ordonnée de soi au désordre implacable de la totalitaire machine démonique. Avec d’autres conséquences fatales – la résignation, pire que la mort, pour l’amant/l’époux terrestre choisi, elles y laissent cette peau qui fut tant convoitée, ces formes tant cotisées à la Bourse du plaisir et de la parade. Mes interrogations, hélas, exhaleront, dans le meilleur des cas, le formol. À l’horizon de cette morgue dont les premiers cadavres sont trouvés au XVIIIe siècle, ma question ultime au roman sera peut-être : que nous dit-il ainsi du tragique de son avènement ? Quelle nostalgie de l’indifférencié nourritil dans l’échec radical qu’il figure de la représentation spécifique ? Ou, en d’autres termes, de quoi se consume le corps romanesque moderne ? Pour ce faire, je remonterai d’une insoutenable exhibition/ exhumation, celle du cadavre de Marguerite Gautier, à la mort de Manon, je passerai de là, à la voile, à celle d’une danseuse qui fut quelques années plus tard l’héroïne du premier roman indien, pour redescendre d’un coup jusqu’à la disparition physique des courtisanes de Premchand, dans le Gange, au début du XXe siècle. J’en oublierai bien d’autres en chemin. Un lugubre ministère Puisqu’il faut, avec le regard de l’illustrateur Lynch, plonger en pleine page dans la fosse3, acquittons-nous d’abord de ce peu ragoûtant devoir : C’était terrible à voir, c’est horrible à raconter. [...] et cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc, rose et joyeux que j’avais vu si souvent. [...] Au milieu de cet éblouissement, j’entendis le commissaire dire à M. Duval : -reconnaissez-vous ? -oui, répondit sourdement le jeune homme. -alors fermez et emportez, dit le commissaire4.
3. L’illustration mentinnée ici se trouve entre les pages 46 et 47 de l’édition citée ci-dessous. 4. Alexandre Dumas fils, La dame aux camélias, 1886, illustrée par A. Lynch, avec une préface de Jules Janin et une nouvelle préface inédite de l’auteur, p. 46-47.
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Le visage du cadavre pourri et creux, dont les bandeaux de cheveux dissimulent mal les fosses vertes des joues, a, bien sûr, pour première caractéristique, la perte de ses yeux, des trous à leur place, où le regard « ébloui » par l’invisible, l’insondable, s’enfonce vertigineusement. C’est cette perte même, cette dépense infinie, qui, d’ailleurs, est reconnue et permet une reconnaissance, on l’aura remarqué, grammaticalement sans objet (« reconnaissez-vous ? [...] fermez et emportez »). Le regard aveuglé reconnaît rien qu’il n’avait pas connu ; la voix sourde dit inaudiblement ce que l’oreille n’avait pas entendu. La chose n’a pas de nom dans le monde de la diégèse, elle porte, dans celui de la fiction, le titre d’une œuvre, sœur aînée de Marie Duplessis, devenue Marguerite à la campagne et camélia à la ville, pour mieux s’effeuiller et se faner. Car tout se passe comme si des Grieux eût mieux fait de laisser dévorer par les chacals la dépouille de sa belle plutôt que de lui creuser de ses mains une sépulture dans les sables du temps. La continuité d’une fiction à l’autre, voire leur emboîtement, est, on s’en souviendra, profondément et doublement inscrite dans le texte de Dumas fils. C’est « au lendemain de la soirée où elle était venue [le] trouver5 », et en réponse au plus long discours qu’elle lui tient oralement, qu’Armand Duval envoie Manon Lescaut à Marguerite, et c’est en lui rendant cette même Manon, achetée cent francs à la vente par huissier, « inscrite » par Armand et dont les pages avaient été « d’endroits en endroits [...] comme mouillées par des larmes6 » la nuit de la séparation définitive, que le narrateur fait la connaissance du protagoniste et obtiendra son récit, y compris la lecture des dernières lettres de Marguerite. Le double sens de « rendre heureux » dans ce contexte pousse assez loin l’équivoque quand Armand avoue au narrateur : « Vous venez de me rendre bien heureux en me donnant ce livre7 » et Marguerite avait dit à Armand qu’elle l’eût souhaité « amant de [ses] impressions bien plus que de [son] corps8 ». La traînée de larmes, depuis le Pacy de Prévost jusqu’au cimetière du Montparnasse de Dumas, s’étend d’un livre à l’autre, elle est aussi fluidement lisible que les larmes de des Grieux qui arrosent et balisent le chemin de Paris à la Louisiane et retour. Il faut alors lire, avec l’extraordinaire préface de Dumas fils, le non moins extraordinaire « avis au lecteur » que donne l’éditeur anglais Louys Glady, à la seconde édition de luxe de Manon qu’il imprime en 1878 : son coup de génie, à l’en croire, est un « simple
5. Id., p. 138. 6. Id., p. 190. 7. Id., p. 30. 8. Id., p. 134.
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fil rouge », ce même fil, sans doute, qui lui permet d’inventer un auteur double et composite : « Prévost-Dumas » [sic et à deux reprises]. Dumas fils, pour sa part, à qui il n’est même pas loisible de se faire un prénom, ne rechigne pas à se rendre ainsi le complice de l’habilleur de vénal corps romanesque qu’est l’éditeur. Il écrit d’ailleurs de Manon que « remaniée un peu [...] elle fonctionne maintenant comme la vapeur et la photographie9 ». N’hésitant pas plus à confondre les époques que le sacré et le marchand, ou le livre, « bréviaire des courtisanes », et les incarnations de son « éternel » modèle, il va jusqu’à faire de Manon, débarbouillée des scories de l’œuvre de Prévost, insipide homme de qualité, un nouveau Moïse nu sauvé par la fille de Pharaon, et de pareils ouvrages le réceptacle de toute jeune bourgeoise : « Or votre fille est femme, et elle est contenue dans ces livres, aussi bien dans Manon Lescaut que dans les autres10 ». Au terme de cette considérable agitation tropique, on ne sait plus si le roman est métaphore ou métonymie de la fille vénale, ni si elle est la synecdoque ou l’allégorie du romanesque ; et c’est là précisément l’efficace de ce cocktail, comme on ne disait pas encore – on disait punch –, et le juste fruit de ses motivations profondes : le corps romanesque et le corps féminin sont à tout moment interchangeables, jusque dans leur perte, comme dans leur répétition et leur filiation. Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait. Après ce que vous venez d’entendre, la conclusion de mon histoire est de si peu d’importance qu’elle ne mérite pas la peine que vous voulez bien prendre à l’écouter11.
Avec la mort de Manon comme de Marguerite, précoce mais non prématurée, car venue à point nommé, « tout est fini », la postérité le reconnaît en privant des Grieux de son initiale éponymie comme son propre récit le dépouille à jamais de conscience, de connaissance et d’intérêt. Dans « La mort de Manon Lescaut » de Camille Roqueplan12, dessin d’un artiste contemporain de Dumas père et de la jeunesse de Dumas fils, scène traitée sur le mode d’une pietá, le chevalier est dans la posture de Marie, Manon dans celle du Christ, sacrifiée pour mieux ressusciter ; c’est le second affranchissement de la courtisane, désormais 9. Alexandre Dumas fils, « préface » dans l’abbé Prévost, Histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux, 1878, p. xv. 10. Id., p. xxiv. 11. Id., p. 218. 12. Musée du Louvre, département des Arts graphiques. Source : Base de données « Joconde », http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr (consulté le 20 février 2008).
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entretenue par la seule veille du temps sur son corps détruit, consommé, mais indéfiniment reproductible et rhabillable sous forme de roman (bref, si possible) ou de nouvelle. Dumas fils, lucide malgré lui, par son cynisme d’équarrisseur, non par la boutique qu’il tient officiellement de morale catholique Second Empire, n’hésite pas à écrire de Manon : [...] pour qu’on t’adore, qu’on te chante, qu’on t’encense et qu’on t’immortalise, il faut que tu meures jeune, en pleine beauté et en pleine passion, comme nous t’avons fait mourir, nous qui t’avons chantée. T’obstines-tu à vivre, tu deviens encombrante et ignoble13.
Mais la raison aphoristique qui en est donnée (« Si la puissance de la volupté est éternelle, l’empire de celle qui la donne est de courte durée14 ») n’est pas convaincante par elle-même dans sa trop grande généralité qui n’éclaire guère l’économie de la lecture et de l’écriture, les paramètres temporels, la rythmique du plaisir du texte. Les phrases que nous venons de citer sont aussitôt suivies d’une scène éclairante : si la prostituée survit et vieillit, ses anciens clients en sont dégoûtés ; réduite à la condition de maquerelle à la petite semaine, elle leur procure une fillette, « qui est [sa] fille quelquefois15 », ou sa petite sœur, ou les deux à la fois, comme Marguerite l’est de Manon, et ainsi de suite. Tandis que la pénitente, la paysanne pervertie de Rétif, par exemple, met un terme à la lignée féminine des filles perdues (Ursule a, du marquis, un fils), le corps romanesque de l’affranchie par amour, irrachetable, incurable, enveloppé dans un fragile linceul de papier, ne cesse de s’échapper de son pli livresque que rouvre la lame acérée du lecteur, pour revenir hanter nos nuits, fatalement reproduit et rénové, accommodé à la mode du jour, suivant une obsédante compulsion de répétition. Une danseuse à jamais figée Presque à l’autre bout du monde, du côté de Kanpur et de Lucknow, et juste à mi-chemin dans le temps entre des Grieux et Duval, un autre jeune homme de bonne famille, musulmane celle-ci, Syed Muhammad Hasan Shah (Dieu lui pardonne) s’éprend éperdument, nous dit-il, d’une jeune courtisane du nom de Khanum Jan et produit, après la mort de celle-ci, un récit autobiographique mêlé de citations des poètes persans,
13. Alexandre Dumas fils, « préface », dans l’abbé Prévost, op. cit., p. xxxii. 14. Ibid. 15. Id., p. xxxiii.
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Le corps romanesque
récit qui passe résolument pour le premier roman indien16, depuis sa version anglaise par la célèbre écrivaine Qurratulain Hyder, en 1993. Si les narrateurs de Manon Lescaut et de La dame aux camélias les donnent en quelque sorte comme trouvé(e)s respectivement dans une charrette et dans une vente aux enchères (technique d’énonciation énoncée qui caractérise, depuis les emboîtements narratifs cervantins, entre autres, le passage du conte oral à l’écrit), l’histoire de ce document et de sa littérarisation idéologiquement et esthétiquement fonctionnelle est encore plus mystérieuse et rocambolesque. Dans son avant-propos de « traductrice », Mme Hyder (le Diable l’emporte) ne rend compte de ses sources que pour jeter sur elles un opaque écran de fumée. Si l’« éditeur indien » affirme paradoxalement qu’elle a « abrégé et traduit » Hasan Shah « en adhérant strictement au texte ourdopersan17 », nous apprenons dans l’avant-propos que le manuscrit original était en persan, légèrement émaillé de hindi. Non seulement ce n’est pas ce manuscrit qui est traduit – c’est une première traduction en ourdou, « fidèle » mais abrégée et commentée, de la fin du XIXe siècle, ailleurs appelée « rendu » ou « version », mais la traductrice n’a pas pris connaissance du manuscrit initial18, elle indique seulement qu’un certain Professeur de l’Université Musulmane d’Aligarh a écrit sur l’œuvre un article dans lequel il déclare, lui, l’avoir vu, conservé dans la « célèbre Bibliothèque Orientale Khuda Baksh » et avoir trouvé fidèle la traduction en ourdou... Quant à la postface, elle complique encore le parcours en ce qui concerne le titre : le manuscrit de 1790, « simplement intitulé L’histoire de la Beauté et de l’Amour19 » est devenu Nashtar (« Le scalpel ») dans la version ourdou pour prendre l’étiquette The Nautch Girl dans l’édition indienne du texte anglais, et The Dancing Girl dans l’édition pour le marché américain.
16. Le critique Vinay Lal (« The Courtesan and the Indian Novel, a review-article », MANAS – History and Politics, http://www.sscnet.ucla.edu/southasia/History/British/Umrao.html (consulté le 28 février 2008), tout en identifiant le genre masnavi (associé à Rumi et pratiqué par les poètes soufi) comme l’une des sources de ce récit et sans s’engager en faveur des affirmations peu argumentées de Mme Hyder, reconnaît volontiers que ce récit, par son usage intensif du dialogue comme par le détail réaliste mêlé à des artifices fictionnels franchit un pas décisif hors des genres persans traditionnels. Malgré la souplesse du masnavi couvrant une gamme de fonctions de l’épique au sentimental, le récit de Hasan Shah semble bien faire irruption dans l’espace générique et discursif existant comme un objet textuel mutant et apparaît bien à ce titre comme émergent au sens de Jean-Marie Grassin. 17. Hasan Shah, The Dancing Girl, 1993, p. vii (ma traduction). 18. Les comptes rendus critiques de la traduction Hyder, souvent sévères par ailleurs, affirment tous, eux, que le manuscrit n’existe plus. 19. Hasan Shah, op. cit., p. 95.
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Nautch Girl est de l’indo-anglian colonial20 (alias « Hobson-Jobson ») pour désigner les danseuses traditionnelles qui servaient à l’amusement des riches Indiens depuis l’époque moghole puis aussi des officiers, administrateurs et négociants britanniques. Une miniature de 1830 donne une assez bonne idée d’une troupe de nautch à Delhi au tournant du XIXe siècle21. Nous observons donc dans cette étrange histoire transtextuelle un double mouvement : au fur et à mesure que le corps textuel se perd, est allégé, amputé et défiguré, son titre, d’abord allégorique et abstrait, devient sentimental (le scalpel étant la métaphore de la douleur du deuil qui charcute le cœur) puis restitue et enfin modernise et transfère aux mirodromes étasuniens le corps de la malheureuse héroïne à laquelle il ne reste plus qu’à glisser des dollars dans son string. Mais, en résumé, que nous raconte Hasan Shah, qui, lui au moins, est historiquement attesté, et comment pouvons-nous imaginer qu’il le raconte, à travers le sommaire remake que l’on nous sert aujourd’hui ? « Descendant du prophète et petit-fils d’un hakim réputé, j’avais vingt ans et j’étais munshi, employé aux écritures au service d’un officier de la Compagnie des Indes, dont je tenais les comptes et qui menait un train au-dessus de ses moyens. Il était généreux et familier avec moi, mais autoritaire aussi. Une compagnie d’amuseurs professionnels (danseuses chanteuses prostituées, leur famille étendue d’entremetteuses et de souteneurs et leurs musiciens) se présente, et il l’engage, surtout à cause d’une jeune femme particulièrement belle et douée, Khanum Jan, dont il n’obtient pas pour autant les faveurs, devant se contenter de coucher avec Bi Jan, une consœur moins attrayante. Ébloui par Khanum Jan, sa beauté, ses talents, son caractère énergique et espiègle, son mystère et son ironie, je tombai fou amoureux d’elle, mais elle ne pouvait devenir ma maîtresse, étant au service de mon maître. Espérant échapper à la condition héréditaire de courtisane, elle se marie symboliquement avec moi en secret. Mais mon maître est muté et doit congédier ses baladins. Je conviens avec ma bienaimée que je la rejoindrai dès que possible sur le fleuve pour l’enlever et partir me cacher avec elle. Or je n’avais pas achevé mon bilan comptable, mon maître me retient plusieurs jours, j’échoue à rattraper Khanum Jan, partie déjà malade et dépérissante de fièvres inexpliquées, et lorsque j’arrive 20. D’après Pran Nevile, Stories from the Raj : Sahibs, Memsahibs and Others, 2004, extraits repris dans Sunday Tribune, 25 juillet 2004, « le mot nautch est la forme anglicisée du mot hindi/ourdou nach, dérivé du sanskrit nritya à travers le prakrit nachcha, qui veut dire danse ». 21. Source : http://www.tribuneindia.com/2004/20040725/spectrum/main1.htm (consulté le 20 février 2008).
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enfin à Lucknow, j’apprends son décès ; désespérant de ma venue, elle s’était laissée mourir. Mon chagrin est terrible. En me rendant sur sa tombe, je me suis roulé sur le sol, je suis tombé dans une fosse ouverte et j’y ai perdu une chaussure22 ». Hasan Shah ponctue de détails très réalistes (préparation des repas, maquillage, chevaux et voitures, calculs de dépenses et de gains divers) et de dialogues familiers les invocations à Dieu et aux mânes de ses ancêtres. Mais lui et sa belle utilisent souvent les textes de la haute poésie lyrique persane, de la chanson contemporaine (ghazel) et l’improvisation en vers pour se passer les messages de leur amour, de leurs désirs et de leurs fâcheries. Le complexe dispositif sémiotique du film bollywoodien est déjà présent23, car il n’a fait que fixer à usage grand public celui du roman émergent en tant que pot-pourri multigénérique où se rencontrent les théâtres tragique et comique, l’histoire et l’épopée, le lyrique et la théologie, l’argumentation et la poétique. Le corps de Khanum Jan, à la fois resplendissant et maladif, stylisé et orné, chaste et prostitué, libre et uni, reflète toutes ces apparentes contradictions, à tel point qu’on ne saurait dire s’il est une figure du genre naissant, ou si le genre naissant prend cette forme parce qu’il ne saurait représenter rien d’autre que l’affranchie par amour et son impossible rédemption physique. Quand Hasan eut fini son conte, il demanda à la Voix Divine de lui en dire la période et la date par la méthode de taamia ou codage, ce qui donne, pour signaler l’année 1205 de l’hégire, l’énoncé « ce merveilleux récit aux nombreuses couleurs est arrivé à sa fin24 ». Par delà le jeu floral d’encryptage/ décryptage afférent à la poétisation traditionnelle, que vient faire le divin dans cette affaire très terrestre après tout, et d’autant que Khanum Jan, dévote et impolluée d’après son amant ou mari putatif, n’a pas le moindre péché sur la conscience ? Et, deuxième question, souvent posée par tous ceux qui se sont penchés sur les origines de la littérature indienne moderne : comment se fait-il que, dès 1790, un jeune employé de bureau indien, qui ne savait guère d’anglais – à en juger par ses transcriptions de noms d’officiers – et qui, de toute façon, n’avait certainement pas accès, par ses employeurs peu lettrés et occupés à des plaisirs et des visées plus terre à terre, aux romans de « Richardson, Fielding 22. Mon sommaire, bien sûr. 23. La nautch girl est restée jusqu’à nos jours un personnage favori du cinéma indien grand public et s’est même trouvée la protagoniste de films occidentaux ou de ceux de la société de production Merchant-Ivory. The Guide de Narayan et le film célèbre qui en a été tiré peuvent parfaitement être lus comme un retournement ironique du topos fondé par Hasan Shah. 24. Hasan Shah, op. cit., p. 94.
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et Sterne25 », ait pu inventer indépendamment et sans le savoir, une forme narrative pionnière, laquelle allait rester d’autre part sans influence pendant longtemps – son texte, comme celui des romans de Casanova et de Potocki, ses contemporains, ne réapparaissant qu’à des intervalles centenaires ? Peut-être aurons-nous une ébauche de réponse en regroupant les deux questions à première vue disparates. Je suggère qu’entre le début du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe se dégage une classe radicalement nouvelle de romans à intrigue sexuelle – dont ni Justine, ni Juliette ni Clarissa ne font partie – et qui, quelle que soit leur morale apparente, s’identifient au corps féminin en tant que tel, car ce dernier n’appartient en dernier ressort qu’à lui-même, dans la solitude et l’indépendance de la fiction26. Tous ceux que je pourrais citer – et il faudrait d’emblée ajouter Atala à leur liste – sont au moins en partie des romans « coloniaux » ; jetés dans la rencontre de l’autre comme monde, du monde comme autre résistant à toute interprétation transcendante, ils montrent que le roman est, par avance, prothèse d’une histoire sainte dont l’original s’évacue par toutes les aspirations de la vie sauvage, sans loi écrite. Aucune pénitence n’y est plus possible, car, qu’on le sache et le veuille ou non, les livres de comptes de Dieu, d’Allah ou de Vishnou sont fermés ; mais il n’y a pas encore et/ou déjà plus en ce monde de lieu où être libre, c’est frappant de la Louisiane de Prévost comme de l’Inde de Hasan Shah, ou du Meschacébé de Chateaubriand. D’où, comme un retour de la peste émanant des dieux charognards, la perte chaque fois inéluctable du corps de l’affranchie et, à l’occasion, celle du corpus de l’irrédemption – tel le manuscrit de La dame aux camélias, jeté à la mer en doublant le cap de Bonne Espérance, de sorte qu’il faut toujours et encore recommencer le même récit. Le roman, vampire de l’affranchie Beaucoup plus tard encore, qu’il s’agisse de Monelle ou des grandes horizontales, et que l’on soit en Occident ou en Orient, les « filles » amoureuses n’auront, sous la plume des romanciers ou des librettistes comme dans l’objectif des cinéastes, pas d’autre choix, sauf à retomber anachroniquement dans les genres bas médiévaux, que de disparaître physiquement ou de se parcheminer dans les bonnes œuvres. Premchand, le grand romancier ourdou et hindi du premier tiers du XXe siècle connaissait bien les deux traditions romanesques modernes
25. Id., p. xv. 26. Ce qui nous vaudra plus tard l’autobiographie d’Unrao Jan, transcrite ou assumée par Mirza Mohammad Hadi Ruswa.
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(l’européenne confirmée des réalistes anglais ou de Victor Hugo à Tolstoï, et l’orientale indienne en voie de formation, de Ratan Nath Sarshar récrivant Don Quichotte à Tagore, en passant par Bankim et en commençant, peutêtre, par Hasan Shah). Il nous fournit ainsi, expérimentalement, plusieurs versions distinctes du sort de l’affranchie par amour, dont aucune ne coïncide exactement avec les modèles canoniques. J’en citerai trois. Dans le Marché aux beautés, de 1917, récemment traduit sous le titre Courtesans’ Quarter, nous en sommes encore à la repentance, mais celle-ci n’a rien de religieux et s’exerce en officiant comme responsable d’un orphelinat modèle (et laïc) pour filles de prostituées. Dans Ghaban (« L’abus de confiance », 1929-31), traduit en anglais sous le titre Ghaban : the Stolen Jewels, Zohra, la prostituée au grand cœur de Calcutta se dévoue au protagoniste masculin et à son épouse Jalpa, jusqu’au moment où elle se noie dans le Gange en tentant de sauver une femme emportée par la crue du fleuve. Dans la nouvelle « L’actrice », de 1930, celle-ci, au dernier moment, renonce par amour à l’engagement du grand seigneur qui veut l’épouser et quitte tout, une nuit, en traversant le fleuve vers une destination inconnue. On peut donc noter qu’avec le temps, si le comportement des héroïnes prostituées reste finalement causé par un amour désintéressé dont la force et la constance suffisent par elles-mêmes à racheter la souillure de leur condition, leur disparition, par contre, devient en quelque sorte de plus en plus autonome, comme dans la nouvelle tardive « La Prostituée », de 1933. La danseuse a fini de sortir du temple. Cette autonomie, qu’en des temps troublés la mort seule procure, dit enfin clairement la liberté conquise et l’indépendance, encore fragile et douloureuse, certes, mais si belle, de la fiction romanesque quand elle ne veut plus rien devoir aux récits fondateurs, aux mythes téléologiques. Didier Coste Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3
et Université de Sfax
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Textes cités Coste, Didier, « Une rencontre infiniment répétée : Héro et Léandre », Jean-Pierre Dubost (éd.), Topographie de la rencontre dans le roman européen, ClermontFerrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2008, p. 261-285. Dumas Alexandre (fils), La dame aux camélias, Paris, Quantin, 1886 [préface de Jules Janin et nouvelle préface inédite de l’auteur]. Lal, Vinay, « The Courtesan and the Indian Novel, a review-article », MANAS – History and Politics, http://www.sscnet.ucla.edu/southasia/History/British/ Umrao.html (consulté le 20 février 2008). Nevile, Pran, Stories from the Raj : Sahibs, Memsahibs and Others, Delhi, Indialog Publications, 2004, extraits repris dans Sunday Tribune, 25 juillet 2004. Premchand, Munshi, The Oxford India Premchand, New Delhi, Oxford University Press, 2004. —, Courtesans’ Quarter, Karachi, Oxford University Press, 2003 [trad. Amina Azfar]. Prévost, Antoine François, abbé, Histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux, Londres, Louis Glady Éditeur, 1878 [précédée d’une préface par Alexandre Dumas fils]. Ruswa, Mirza Mohammad Hadi, Umrao Jan Ada : Courtesan of Lucknow, Hyderabad, Disha Books, 1993 [trad. Khushwant Singh et M.A. Husaini]. Shah, Hasan, The Dancing Girl, New York, New Directions, 1993 [trad., notes, avant-propos et postface par Qurratulain Hyder].
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Corps lisant, corps dans les livres à travers les gravures de roman au XVIIIe siècle
« La lecture, acte intérieur qui engage l’être entier sans que son apparence en soit changée, permet de toucher aux limites de la peinture1 », écrit l’historien de l’art Jan Białostocki dans son ouvrage consacré à la symbolique du livre dans l’art. Tour de force pictural qui fait affleurer à la surface d’un visage saisi en premier plan la vie intérieure d’un individu, ses pensées et ses émotions, qui fixe sur la toile une durée plutôt que cet instant auquel la peinture est habituellement condamnée, la scène de lecture est un défi que les artistes du XVIIIe siècle ont aimé relever. De leur côté, les romans de la même époque n’ont cessé dans leurs récits de revenir sur le thème de la lecture, du goût des livres et des bibliothèques au XVIIIe siècle. Qu’en est-il dans l’illustration romanesque, qui se tient entre roman et peinture ? Ou pour le dire avec les mots de l’historien de l’art : la lecture, représentée dans l’illustration, permet-elle de toucher aux limites de la gravure ? C’est à l’aide de quelques illustrations de roman que j’essayerai de répondre. Corps lisants La scène de lecture est dans les romans un excellent stratagème pour donner à voir un corps, que ce soit un stratagème du romancier, par exemple chez Prévost, dans une scène tirée des Mémoires d’un honnête homme (1745) : « D’ailleurs, cette belle personne avoit les yeux immobiles sur son livre. J’y gagnois la vue de la plus belle main du monde ; mais je ne découvrois que la moitié du visage2 » ; ou que ce soit un stratagème du personnage lui-même qui, faisant semblant de lire, donne son corps à regarder, comme chez Marivaux dans Le paysan parvenu : 1. Jan Białostocki, Livres de sagesse et livres de vanités. Pour une symbolique du livre dans l’art, 1993, p. 46-47. 2. Prévost, Mémoires d’un honnête homme [1745], 1999, p. 86.
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Je la trouvai qui lisait couchée sur un sopha, la tête appuyée sur une main, et dans un déshabillé très propre, mais assez négligemment arrangé […]. Je ne perdis rien de cette touchante posture ; ce fut pour la première fois de ma vie que je sentis ce que valaient le pied et la jambe d’une femme ; jusque-là je les avais comptés pour rien ; je n’avais vu les femmes qu’au visage et à la taille, j’appris alors qu’elles étaient femmes partout3.
Grâce à un livre se dessinent ainsi de nombreux portraits volés de personnages romanesques, de femmes surtout, composant toute une mosaïque de fragments vus : ici un bout de main, là un bout de jambe. Il se trouve que ces deux scènes ont été illustrées, l’une en France et l’autre en Allemagne et c’est à partir d’elles et de quelques autres que je chercherai à articuler mon propos sur la lecture entre texte et image dans les romans du XVIIIe siècle. Voici l’illustration de la scène tirée du Paysan parvenu (fig. 1) : cette gravure se trouve dans la traduction allemande de 17534, il s’agit d’un frontispice. L’interprétation iconographique tire nettement la scène vers l’érotisme qui était latent dans le texte et c’est une manière de situer le roman de Marivaux, pour le public allemand, dans un certain registre galant. Nous voyons les deux personnages de haut, dans une demeure nobiliaire avec quelques pièces de mobilier et des tableaux dont celui du mari défunt au centre, Mme de Ferval étant veuve. Jacob, qui vient de se marier, se rend chez elle. Il a bien été annoncé par une servante et pourtant Mme de Ferval fera semblant d’être surprise de le trouver là, surprise dont seul peut être dupe le naïf qu’est encore Jacob. Ce que la gravure développe est une suggestion du texte qui est de métaphoriser l’acte de lire. La lecture du livre est une fausse lecture, car ce qui est à lire n’est pas le livre ouvert mais, selon une analogie renforcée par le jeu des formes, un corps féminin désirant – Mme de Ferval est éprise de Jacob et elle s’apprête à lui proposer une liaison amoureuse. Le corps de Mme Ferval est un livre : il suffit de regarder sa jupe, le pli central et les deux pans de tissu qui retombent de part et d’autre, eux-mêmes plissés et ombrés comme une écriture qui s’y tient là – alors que le livre lui est blanc. Je ne développerai pas ces métaphores du pli, pli de la robe, pli du papier et enfin pli intime du corps, puisque c’est bien cela qui est en fin de compte désigné, selon une continuité que Claire Jaquier a magistralement analysée dans L’erreur des désirs5. 3. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, Le paysan parvenu ou Les mémoires de M*** [17341735], 1981, p. 225-226. 4. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, Der durch seine freymüthige Aufrichtigkeit glücklich gewordene Bauer, Oder : Die sonderbaren Begedenheiten des Herrn von ***, 1753, Frontispice. Cette édition illustrée du paysan parvenu est antérieure aux éditions illustrées en France et en Hollande identifiées par Philip Stewart, « Le paysan parvenu illustré », 1997, p. 67-84. 5. Claire Jaquier, L’erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, 1998, en particulier le ch. 2 « Le pli, thème romanesque et modèle herméneutique », p. 37-sq, et les deux suivants.
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Pour montrer jusqu’où la gravure de roman peut pousser ces analogies, j’intercale avant d’en venir à Prévost une gravure (fig. 2), où l’on peut dire que la métaphore est consommée. Cette gravure est tirée des Veillées du Couvent de Mercier de Compiègne, roman de 1793, où le livre est significativement tombé. Dans un décor de voluptueux plissés, le corps féminin est là entièrement donné à voir avec en plus ce qui n’est évidemment pas une puce, mais qui n’est pas un homme non plus, c’est un sylphe. Et même, pour être plus précis, un sylphe qui est en fait le fruit de la lecture à laquelle la jeune fille s’est adonnée, un conte érotique intitulé Le berger sylphe qui l’a portée à la rêverie. Sa rêverie a pris corps, comme on dit. Ainsi le corps masculin que l’on devine derrière la nuée est-il un effet de lecture. Corps imaginaire, imaginé, il est en analogie parfaite avec toute illustration l’effet d’une lecture. Revenons maintenant à l’épisode de Prévost évoqué tout au début (fig. 3), et à cette scène bien plus chaste qui a été elle aussi illustrée. C’est Marillier qui, dans les Œuvres choisies de l’abbé Prévost6, a dessiné la scène dont voici le détail : Je descendis pour la messe, en souriant d’une diligence qui ne m’étoit pas fort ordinaire, car à peine étoit-il neuf heures. Je pris une chaise derrière celle d’une femme que je fus surprise de voir aussi matineuse que moi. […] J’aurois suivi tout d’un coup le mouvement qui me fit souhaiter de voir son visage, si le respect du lieu & de la considération que je crus devoir à une femme de cette apparence, n’eussent servi de frein à ma curiosité. Cependant je n’y pus résister jusqu’à la fin de la messe. Etant passé de l’autre côté de l’église, je m’avançai un peu sur la même ligne, de sorte qu’en tournant la tête, je crus découvrir aussitôt un visage connu. Mon embarras fut à me rappeler où j’en avois pu voir un si charmant. La belle femme ! fus-je tenté de m’écrier. […]. D’ailleurs, cette belle personne avoit les yeux immobiles sur son livre. J’y gagnois la vue de la plus belle main du monde ; mais je ne découvrois que la moitié du visage.
La scène n’est plus privée mais elle se tient dans un lieu public, dans une église, avec une foule fervente. Tout le monde participe par la voix à la liturgie, comme le montrent les bouches ouvertes – est-ce une prière, chantent-ils ? –. Trois figures féminines ont un livre à la main : l’une qui regarde vers l’autel comme la majorité des autres figures, une autre dont nous voyons le profil, une main et le livre ouvert – c’est-à-dire littéralement ce que nous dit le texte de la « belle femme », ce qui nous inviterait a priori à l’identifier comme telle –, mais selon un procédé déceptif à la manière de Prévost, ce n’est pas la bonne. C’est le regard du personnage masculin qui nous désigne une dernière figure comme celle de la femme dont il désire tant vérifier l’identité. Son visage nous est dissimulé par un capuchon noir, très noir, qui fait comme une tache sombre sur l’image, et nous en voyons les deux mains (et non pas une seule) qui tiennent un livre.
6. Prévost, Œuvres choisies de l’abbé Prévost, 1784, t. 33, vis-à-vis de la p. 98.
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Nous ne la voyons pas, tandis que le personnage la voit – en partie mais il la voit : sa main et son profil – puisqu’il est dans cette position assez stupéfiante sur le côté droit de l’image. Ce que le personnage voit (c’est-à-dire ce qui renvoie au contenu du texte) et ce que nous, nous voyons (ce qui renvoie au contenu de la gravure) ne se correspondent pas. Certes, cela est en partie inévitable en raison d’un changement de point de vue entre la focalisation interne qui régit un roman-mémoires et la focalisation externe qui régit la gravure lorsque celle-ci, comme c’est la règle générale, représente le couple et donc inclut l’observateur dans l’image. Pourtant dans le cas présent, il y a un effort manifeste d’occultation. Disparaît pour nous le détail qui est l’objet du fantasme, ce demi-visage, dont il a besoin dans sa recherche de l’identité de cette femme. Bref cette image nous cache ostensiblement ce que le texte nous montre. Elle nous le cache en affichant son effort d’occultation, sous le noir intense de ce vêtement. Nous ne voyons pas son regard à elle, ses yeux si utilement immobiles sur son livre. Si elle nous cache la lectrice, en revanche l’image nous montre certaines choses en plus qui ont, me semble-t-il, une certaine importance. Elle nous montre des tableaux, une magnifique architecture, une rosace sculptée : c’est-à-dire qu’elle expose et célèbre les trois arts du dessin (architecture, peinture, sculpture), ceux qui ont une affinité propre avec la nature visuelle de la gravure. À côté de cela nous avons des livres qui représentent les arts verbaux mais rapprochons-nous du livre qu’elle a entre les mains et regardons-le de plus près. Ce livre est en réalité un livre d’images7 ! Voici un « détail », au sens de Daniel Arasse, c’est-à-dire un dispositif secret caché par l’artiste mais qui offre une clé de lecture de l’œuvre. Il y a bien ici un livre, mais non verbal, iconique qui appartient donc au registre expressif et formel de l’image elle-même et qui, en faisant semblant d’inclure le support textuel à sa trame, ajoute en réalité un supplément visuel. La lecture imaginée Fausse lecture qui transforme un corps désirant en un livre ouvert (dans Le paysan parvenu), vraie lecture – mais occultée – d’un livre qui est en réalité constitué d’images et qui devient la miniature de l’image que nous regardons (dans Mémoires d’un honnête homme) : entre les deux, dans les Veillées du Couvent une lecture qui a eu lieu mais qu’on ne nous a pas montrée et dont nous ne voyons que l’effet sous la forme d’un corps imaginé qui matérialise exactement le titre du conte lu, le berger sylphe. Ainsi, entre le texte de roman et ses gravures, le
7. Je remercie Anne Spica d’avoir confirmé cette hypothèse en m’indiquant l’importance des livres d’images pour la pratique de la messe à l’âge classique et le fait que leur usage manifeste une grande dévotion de la part des fidèles.
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thème de la lecture est pris dans un jeu de contournement ou de détournement. Et pour cause ! La lecture est en effet dans l’iconographie romanesque et contre les attentes générales, une thématique extrêmement marginale : parmi un corpus de deux mille trois cents gravures de romans8 que j’ai constitué en travaillant dans les éditions d’époque, c’est-à-dire en les considérant dans leur contexte propre et dans leur série iconographique d’origine, j’ai constaté que l’acte de lire effectif n’est représenté que dans moins de 2 % des gravures. C’est très peu, surtout si l’on considère l’omniprésence de cette thématique dans les textes, mais aussi son importance dans la peinture de la même époque. Sur une grande échelle, l’illustration romanesque écarte d’ailleurs la représentation du livre en général, qui ne concerne que 7 % des gravures. Mais surtout elle écarte très significativement la représentation de l’acte de lire. D’où l’importance de regarder avec attention ces quelques gravures qui donnent à voir l’acte de lire, comme nous avons commencé à le faire. Un homme qui lit sa pièce de théâtre à une collection de bûches affublées de perruques, un ours qui lit un livre sur les démons (M. Oufle avec une peau d’animal enfilée à l’occasion du carnaval), une lectrice aux grands yeux hypnotisés par son livre au point de ne pas sentir l’homme qui frôle son bras d’un baiser, un enfant en langes qui tient un volume à côté de sa savante mère tandis qu’un serpent s’échappe tranquillement d’un globe terrestre derrière lui9… L’imaginaire de la lecture déployé par les illustrations est surprenant voire bizarre, il ne vise pas à une forme d’adhésion ou de reconnaissance du spectateur envers cette manière de lire qui serait proche de la sienne ou bien qui lui serait proposée comme modèle à imiter – comment se reconnaître dans ces images parfois saugrenues ? – mais plutôt à provoquer une certaine rêverie autonome sur le sujet de la gravure. Voyons pour terminer l’une de ces gravures, celle qui me semble la plus remarquable par son dispositif visuel. Sur une gravure de 1726 de la traduction française parue en Hollande du Robinson Crusoe de Defoe (fig. 4). Robinson sidéré par ce qu’il vient de lire, quelques lignes de cette Bible ouverte devant lui et qui fut longtemps oubliée au fond d’un coffre, est comme projeté en arrière par le souffle de ces paroles. L’effet de sa lecture est si puissant qu’au même instant, il en a une vision mentale figurée dans un nimbe rayonnant au-dessus de sa tête. L’image est presque noire à l’exception de deux foyers de lumière étincelants : le buste de Robinson avec les pages lisibles de la Bible devant lui qui amplifient la lueur de la bougie et ce nimbe au-dessus de sa tête mettant
8. Voir l’anthologie d’images présentée dans Nathalie Ferrand, Livres vus, livres lus. Une traversée du roman illustré des Lumières, SVEC, 2009:03. 9. Ibid.
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en scène les paroles bibliques inscrites sous ses yeux, « Invoque-moi au jour de ton affliction, & je te délivrerai, & tu me glorifieras ». La légende de la gravure parle de la « conversion » de Robinson. Il n’est pas indifférent pour la compréhension de cette gravure de souligner ce qu’elle doit à la longue tradition des images de dévotion. Cette disposition sur deux niveaux dont l’un représente une lecture privée de la Bible et l’autre l’image intérieure qu’elle suscite rappelle par exemple celle que l’on trouve dans le Livre d’Heures de Marie de Bourgogne analysé par Daniel Arasse dans son magistral ouvrage sur Le détail. On voit ainsi dans une de ces enluminures, Marie de Bourgogne en train de lire son Livre d’Heures tandis qu’une fenêtre ouverte la représente dans une chapelle à l’intérieur de laquelle elle se trouve à genoux devant la Vierge à l’Enfant, scène de « sainte conversation » qui réalise l’aspiration de la dévote au cours de sa lecture contemplative. L’historien de l’art souligne l’intérêt d’un tel dispositif qui relève de la panoplie de moyens de la peinture de dévotion pour émouvoir le fidèle et qui décrit « avec précision le processus de l’imagination dévote10 » : celle-ci passe par la production d’images intérieures qui doivent réaliser l’affectum devotionis, selon la terminologie de l’époque, c’est-à-dire une expérience affective personnelle où s’accomplit le mystère de la foi sous la forme d’un rapport original du croyant à sa religion. Ainsi la gravure du roman de Defoe puise dans cette technique de l’image dévote où l’on voit le lecteur et à côté de lui une image intérieure qui est produite par sa lecture contemplative et dans laquelle il se trouve lui-même représenté – cette image participant d’une expérience de lecture personnelle et témoigne de l’effet réussi du texte religieux sur le fidèle. Cette scène très spectaculaire nous met sous les yeux l’acte même d’imaginer par la lecture. Le problème est pourtant que cette scène-là n’a jamais eu lieu dans le roman : la scène ainsi dépeinte est celle de la première lecture de la Bible par Robinson, lecture qui est un échec car Robinson reçoit ces paroles divines avec incrédulité : A l’ouverture du Livre, les premieres paroles qui se presenterent, furent celles-ci : Invoque-moi au jour de ton affliction, & je te délivrerai, & tu me glorifieras. Ces paroles étoient fort propres pour l’état où je me trouvois, & elles firent impression sur mon esprit dans le tems de la lecture : mais le mot de délivrer sembloit ne pas me concerner & n’avoir aucune signification à mon égard : ma délivrance étoit une chose si éloignée & même si impossible dans mon imagination, que je commençai à parler le langage des enfans d’Israël, qui disoient, lors qu’on leur promit de la chair à manger, Dieu pourroit-il dresser une table dans le Désert ? & moi aussi incredule qu’eux, je me mis à dire, Dieu lui-même pourroit-il me délivrer de cette place11 ?
10. Daniel Arasse, Le détail, 1997, p. 81. 11. Daniel Defoe, La vie et les avantures surprenantes de Robinson Crusoe, 1721, t. 1, p. 167-168.
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En réalité, ces paroles n’agiront sur lui que dix ans plus tard quand il verra le pied d’un sauvage sur son île. Il y a donc une vraie contradiction à représenter ainsi l’épisode : la contradiction porte non seulement sur sa qualification excessive de « conversion » mais surtout dans le déploiement abusif d’une image au-dessus du personnage, alors que lui-même dit que la scène est « impossible dans [son] imagination ». Il est manifeste que l’illustrateur a voulu cette scène en dépit du texte. Et tant mieux pour nous qui voyons ce qu’aucune autre illustration, à l’intérieur de notre corpus, ne nous met sous les yeux : l’acte d’imaginer ce qu’on lit. Dans un roman, défini par l’époque et illégitime en partie à cause de cela, comme ouvrage d’imagination, l’articulation de la lecture avec la production d’images mentales n’est pas à prendre à la légère. Que le support de production de cette image soit la Bible est une « ruse » particulièrement bien trouvée. Car cette gravure fait de la lecture un acte d’imagination – plutôt qu’un acte d’intellection. Lire (la Bible) équivalant à produire des images, on ne peut plus contester le roman comme stimulant l’imagination. Ceci est au bénéfice du genre romanesque. Au bénéfice de l’illustration elle-même, on peut noter que cette gravure met sur le même plan la lisibilité d’un texte et sa visibilité : un texte efficace et qui réussit à atteindre son lecteur, c’est un texte qui devient visible. L’image est le témoin de la réussite d’un texte à travers la lecture. De là à suggérer que pour qu’un texte soit efficace, il doit être accompagné d’images, garantes des effets de lecture, il n’y a qu’un pas. À l’issue de ce parcours, il me semble qu’on peut répondre positivement à la question de départ : la scène de lecture porte bien la gravure à ses propres limites. Pourtant, il nous faut pour finir décrocher notre regard de ces quelques gravures si fascinantes et nous déprendre de l’illusion que donne toute série d’images arrachée à son système propre, pour redire que la scène de lecture reste une scène exceptionnelle à l’intérieur de l’univers illustré du roman du XVIIIe siècle, passionnante mais exceptionnelle. La rareté de la scène de lecture dans les illustrations de romans qui, eux, la représentent à foison met en évidence que chacun de ces deux espaces, textuel et visuel, met à l’honneur la pratique du regard qui régit sa propre réception : dans la gravure, la pulsion scopique des personnages, comme celle du « spectateur » de l’illustration, ne saurait être qu’exceptionnellement entravée par l’obstacle d’un livre. Si le texte de roman trouve son compte à représenter l’acte de lire pour parler de soi et de ses effets, la gravure a peutêtre à y perdre : peut-elle accorder à la lecture une place majeure dans son dispositif sans risquer la redondance par rapport aux opérations déjà requises par le texte, une sorte d’écrasement ou de mise à plat de son expressivité ?
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De là la violence que la gravure fait subir au texte quand elle s’approprie quand même la scène de la lecture : l’effacement dans le cas de Prévost sous la forme de cette tache noire qui occulte la lectrice et qui substitue au livre de mots un livre d’images, la condensation et la contradiction littérale dans le cas de Defoe. Ce rejet apparemment paradoxal du lisible dans l’illustration romanesque montre encore que les gravures ne sauraient être tenues pour de simples appendices textuels, comme pourrait le suggérer une métaphore critique qui veut que les images soient à lire, comme si un même principe herméneutique devait valoir pour le texte comme pour ses illustrations. Livre à voir et livre à lire : cette ligne nette de partage, révélée par le détail livresque entre texte et image, montre que ces deux opérations de l’esprit et de la perception auxquelles nous invitent ces œuvres Janus ne doivent pas être superposables afin de pouvoir efficacement cumuler leurs effets de séduction et assurer au roman illustré une pleine réussite. Nathalie Ferrand Centre National de la Recherche Scientifique, Oxford
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Textes cités Arasse, Daniel, Le détail, Paris, Flammarion, 1997. Bialostocki, Jan, Livres de sagesse et livres de vanités. Pour une symbolique du livre dans l’art, Paris, Éditions des Cendres, 1993. Defoe, Daniel, La vie et les avantures surprenantes de Robinson Crusoe, Amsterdam, chez L’Honoré et Chatelain, 1721. —, La vie et les avantures surprenantes de Robinson Crusoe, Amsterdam, chez L’Honoré et Chatelain, 1726. Ferrand, Nathalie, Livres vus, livres lus. Une traversée du roman illustré des Lumières, SVEC, 2009:03, 282 p. Jaquier, Claire, L’erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne, Éditions Payot, 1998. Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de, Der durch seine freymüthige Aufrichtigkeit glücklich gewordene Bauer, Oder : Die sonderbaren Begebenheiten des Herrn von ***, Frankfurt, Leipzig, Johann August Raspe, 1753. —, Le paysan parvenu ou Les Mémoires de M***, Paris, Gallimard, 1981 [17341735] [éd. Henri Coulet]. Mercier de Compiègne, Claude-François-Xavier, Veillées du Couvent, Paris, Mercier, Girouard, 1793. Prévost, Antoine François, abbé, Mémoires d’un honnête homme, Amsterdam, Vijon, Lampsaque 1999 [Paris, Prault, 1745] [éd. Érik Leborgne]. —, Œuvres choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, Paris, Hôtel Serpente, 1784, t. 33. Stewart, Philip, « Le paysan parvenu illustré », Revue Marivaux, vol. VI (1997), p. 67-84.
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Le corps romanesque
Figure 1 : Anonyme, dans Marivaux, Der durch seine freymüthige Aufrichtigkeit glücklich gewordene Bauer, Oder : Die sonderbaren Begebenheiten des Herrn von ***, Frankfurt, Leipzig, Johann August Raspe, 1753, frontispice.
Corps lisant, corps dans les livres
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Figure 2 : Anonyme, O dieux ! Dieux ! Que sens-je là ! Ce n’est point une puce, dans ClaudeFrançois-Xavier Mercier de Compiègne, Veillées du Couvent, Lutipolis [Paris], Mercier Girouard, 1793, p. 133.
642
Le corps romanesque
Figure 3 : Joseph de Longueil (1730-1792) d’après Clément Pierre Marillier (1740-1808), La belle femme !, dans Antoine-François Prévost, Œuvres choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam, Paris, Hôtel Serpente, 1784, t. 33, en regard de la p. 98.
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Figure 4 : Anonyme, Rêve et conversion de Robinson, dans Daniel Defoe, La vie et les avantures surprenantes de Robinson Crusoe, Amsterdam, L’Honoré et Chatelain, 1726, t. 1, en regard de la p. 216.
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Index des artistes, des auteurs et des textes A Abano, Pietro d’ 207. Abate, Nicolò dell’ 486. Abélard, Pierre Lettres et épîtres amoureuses 30. Adam de la Halle Jeu de la feuillée 61. Adam, Pierre Michel 358, 369. Albert le Grand 207. Alembert, Jean Le Rond d’, voir Encyclopédie Amyot, Jacques Histoire Æthiopique de Heliodorus 135. Andreini, Isabella La Mirtila 433. André le Chapelain De Amore 429. Année littéraire 255. Anonyme Belle Hélène de Constantinople 68. Debat des deux gentilzhommes espagnolz 83. Description des six espèces de pets 545, 546, 548. Des incubes et des succubes, et si les démons peuvent engendrer 457.
Édit de Claude 553. Énéas 418, 419, 422. Enfances Guillaume 421. Escuirel 427. Guillaume de Palerne 419. Histoire et aventures de Milord Pet 545, 548-551. La chanson de Roland 372. Lai de Narcisse 429. Lancelot 425-427. La vie de sainte Marie l’Égyptienne 57, 60, 61, 65, 66. La vie de saint Jehan Paulus 67. La vie du pape saint Grégoire 66. Le dieu des vents 546. Le livre d’Artus 427. Le livre du Graal 426. Les merveilles de Rigomer 65. Les mille et une nuits 106, 397, 398. Les sentences des Pères du désert 58. Livre d’Heures de Marie de Bourgogne 636. Malheureux amours de M. Pet-enHaut 546. Orson de Beauvais 422. Perceforest 440, 442, 443, 448. Pyrame et Thisbé 419. Quinze Joyes de mariage 76. Raoul de Cambrai 421. Tristan 417, 420. Valentin et Orson 68. Vénus dans le cloître 156, 565. Vie de sainte Agnès 63, 64. Vie de saint Johan 66.
646
Apulée 17, 562, 567. Arétin, L’ Sonnetti lussoriosi 566. Arioste Roland furieux 13, 28, 38, 41, 371-382, 385-387. Aristote 3, 18, 75, 207, 371-373, 375, 378, 379, 581-586. Éthique à Nicomaque 75. Physiognomonica 207. Poétique 581. Arnaud de Ronsil, Georges Mémoires de chirurgie 153. Arnauld, Angélique 585. Arnauld d’Andilly 577, 578. Mémoires 578. Artaud, Jean-Baptiste 611. La petite poste dévalisée 612. Aubignac (abbé d’) Conjectures académiques 579. Audran, Girard Les proportions du corps humain 321, 335. Augustin (Saint) 418, 423, 426. De Musica 418. De Trinitate 418. La cité de Dieu 423, 426. Auneuil, Louise de Bossigny 459, 462. Les chevaliers errants 459. Austen, Jane 506. B Bachelier, Jean-Jacques 359.
Le corps romanesque
Bacon, Francis De l’interprétation de la Nature 327. Bacqueville de la Potherie Histoire de l’Amérique septentrionale 95. Baculard d’Arnaud, François de Le prince de Bretagne 33, 51. Nouvelles historiques 51. Baillet de Saint-Julien, Louis Guillaume Lettre à Monsieur C[hardin] sur les caractères en peinture 215. Balzac, Honoré de 225. Bandello, Matteo 140, 589. Histoires tragiques 589. Barbier, Marie-Anne 251. Barye, Louis Antoine 381. Basile, Gianbattista Pentamerone 441, 443. Bataille, Georges 434. Baudelaire, Charles 433. Baudouin, Pierre-Antoine 305. Beaumer, Madame de 252. Beham, Hans Sebald 565. Behn, Aphra 103, 106, 108-112. Oronoko (trad. La Place) 106111, 113, 115. Oroonoko 106, 108. Bembo, Pietro Azolains 443. Benoist, Françoise-Albine Puzin de la Martinière 252, 261, 262.
index des artistes, des auteurs et des textes
Célianne 261.
647
Boucher, François 165.
Bernard, Catherine Le comte d’Amboise 136.
Bougainville, Louis-Antoine de Écrits sur le Canada 95.
Bernardin de Saint-Pierre, Jacques-Henri 183-200. Études de la nature 188, 189, 194, 195, 223. Paul et Virginie 184-186, 188, 190, 192-195, 198, 199. Voyage à l’Île de France 184, 187, 188, 191-193, 196-199.
Bouguereau, William 565.
Berquin, Arnaud 33-35, 52. Romances 34, 52.
Brabant, Charles 386.
Bourchardon, Edme 166. Bourges, Clémence de 250. Boyer d’Argens, Jean-Baptiste 157. Thérèse philosophe 147, 157, 159, 566, 568.
Binet, Louis 8, 32, 34, 47-50, 53.
Brantôme, Pierre de Bourdeille dit Recueil des Dames 85.
Blessebois, Pierre-Corneille Le rut ou la pudeur éteinte 160.
Briquet, Fortunée 252.
Bloemaert, Abraham 564, 572. Boccace Décaméron 27.
Buffon, Georges Louis Leclerc de 191, 222, 319, 320, 331, 332. L’histoire naturelle de l’Homme 191, 222, 319.
Bodin, Jean De la démonomanie des sorciers 455.
Burney, Frances (Fanny) 506.
Bonnefons, J.C. 94, 95. Voyage au Canada 94.
Callot, Jacques 225.
Bordelon, Laurent Histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle 462, 463. Bordone, Paris 435. Borzone, Luciano 343, 350. Bosse, Louis 343, 350. Botticelli, Sandro 287, 288, 290, 298, 495.
C Camus, Jean-Pierre 132, 133-135, 139-141, 577-580. Agathonphile 580. Alcime 134, 141. L’amphithéâtre sanglant 132, 135, 139. Les evenemens singuliers 577, 578. Premières homélies quadragésimales 578. Canova, Antonio 17, 559, 562564. Capella, Martianus 138.
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Caraglio, Giacopo 564, 571. Casanova, Giacomo 293, 627. Casanove, Francisco Giuseppe 302. Castilhon, Jean-Louis 103, 106, 112-114. Zingha, reine d’Angola 106, 112, 113, 115. Cervantes, Miguel de 17, 19, 440-442, 448, 522-524, 526, 531, 595, 610, 611. Colloque des chiens 447. Don Quichotte 221, 462, 523525, 611, 628. La Fuerza de la sangre 441. La Illustre fregona 441. Nouvelles exemplaires 441, 611. Césaire de Heisterbach Dialogus miraculorum 427, 428. Chabot, Thomas-François Lettres sur la cour de Louis XIV 246. Challe, Robert 10, 19, 192, 209, 248, 613, 615. Les illustres Françaises 192, 613, 615. Chamfort, Nicolas Maximes et pensées 220. Charles de Beauvais 501. Charpentier, Étienne 151, 165, 166, 167. Charrière, Isabelle de 11, 248, 252, 257-262, 511, 518. Camille ou le nouveau roman 259. La nature et l’art 261.
Le corps romanesque
Le noble 248, 257, 258. Lettres de Mistriss Henley 511, 513, 518. Lettres neuchâteloises 260. Sainte-Anne 259. Trois femmes 258. Chateaubriand, François-René de 351, 604, 627. Atala 351, 627. Chénier, André 559. Chodowiecki, Daniel-Nicolas 216, 217, 219, 224, 230, 482, 487, 488, 494, 495, 497, 502, 503. Choisy, François-Timoléon de 469-471, 473-476. Histoire de la marquise-marquis de Banneville 15, 469, 470. Chrétien de Troyes 65, 420, 427. Cligès 420, 422. Yvain ou le chevalier au lion 65, 66, 427. Christine de Pizan 62, 63, 231235, 237-241. Le livre de la cité des dames 62, 63, 241. Le livre de la mutacion de Fortune 10, 231-235, 237, 238-241. Cicéron 213, 347, 348. De l’orateur 347. Tusculanes 213. Le tableau naturel de l’homme 225. Claudel, Paul 301. Cleland, John Fanny Hill 125.
index des artistes, des auteurs et des textes
Cochin, Charles-Nicolas 4, 13, 38, 41, 321, 322, 371, 373- 376, 378-382, 387. Colonna, Francesco 15, 137, 435, 437, 438, 442, 443, 446-449. Le songe de Poliphile 15, 137, 435, 437, 438.
649
D Danzel, Jérôme 168. David, Jacques-Louis 339-348. Defehrt, A. J. 321, 336. Defoe, Daniel 635, 636, 638, 643. Robinson Crusoe 4, 635, 636, 643.
Combalusier La pneumathologie 549.
Deimier, Pierre de L’académie de l’art poétique 584.
Constant, Samuel de Le mari sentimental 518.
Delacroix, Eugène 377, 381.
Cornaro, Alvise Luigi Discorsi della Vita sobria 186.
Deny, Martial 43.
Denis, Madame 250.
Corneille Le menteur 208.
Deschamps, Eustache Le miroir de mariage 76.
Cotin, Charles Recueil des énigmes de ce temps 551.
Desenne, Alexandre-Joseph 13, 354, 366.
Cottin, Sophie 16, 513, 514. Claire d’Albe 513, 514, 519.
Desmarets de Saint-Sorlin, Jean Rosane 580. Dictionnaire de l’Académie 126.
Cowper, William 148, 152, 169, 170. Anatomy of Humane Bodies 152, 169, 170.
Dictionnaire de Trévoux 126.
Coypel, Charles Antoine 4.
Diderot, Denis 10, 12-14, 16, 183, 184, 187, 189, 190, 192, 196, 197, 199, 209, 212-214, 223-225, 268, 293, 301-312, 319, 321, 322, 326-333, 336, 339, 340, 342-345, 352, 357-361, 391-396, 398-402, 404, 405-409, 411, 412, 414, 416, 458, 490, 522-536, 538. Essais sur la peinture 12, 214, 307, 310, 311, 327, 328, 330, 331, 404, 409. Essai sur la poésie dramatique 327, 332.
Cranach, Lucas 495. Crébillon fils 253, 521. Les égarements du cœur et de l’esprit 521. Le sylphe 459. Crenne, Hélisenne de 74-76, 82, 250. Angoysses douloureuses 74, 76.
Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises 252.
650
Jacques le fataliste 12, 16, 302, 303, 305-307, 311, 391, 398, 399, 401, 407, 521, 522, 527, 530, 531, 534-536, 538. La religieuse 14, 214, 391, 392, 399, 402, 405, 407, 414. Le fils naturel 393. Le neveu de Rameau 192, 213, 302, 303, 307, 311, 400, 409. Le paradoxe sur le comédien 400, 408. Les bijoux indiscrets 190, 311, 391-394, 398-400, 407, 411, 412, 511, 527. Lettres à Sophie Volland 490. Lettre sur les aveugles 304, 311. Lettre sur les sourds et muets 304, 327, 406, 408, 416. L’oiseau blanc, conte bleu 398, 407. Pensées sur l’interprétation de la nature 538. Salons 12-14, 301-305, 307, 310, 311, 327, 329, 331, 339, 340, 342, 344, 345, 401, 404, 406-408. Diermerbroeck, Isbrand de Anatomie du corps humain 152, 153. Disdier, François-Michel 150152, 154, 164-168. Tableaux anatomiques 150, 164-168. Dorat, Claude-Joseph Les baisers 565, 566. Doré, Gustave 377, 386. Du Bos, Jean-Baptiste Réflexions critiques sur la poésie et la peinture 271.
Le corps romanesque
Ducastel de Saint-Paul 545, 549, 550, 552, 553. La crépitonomie 545-549, 552. Duclos, Antoine-Jean 39. Duclos, Charles Pinot- 274, 545. Dumas, Alexandre (fils) 619-623. La dame aux camélias 19, 620, 624, 627. Du Plaisir, Sébastien 135, 137, 576, 589, 590, 600. La Duchesse d’Estramène 137. Sentiments sur l’histoire 590. Duras, Claire de 16, 103, 106, 114, 511, 515, 516, 518, 519. Olivier ou le secret 511, 515, 516, 519. Ourika 106, 114-116, 511, 516-518. Dürer, Albrecht 324, 377, 487. E Eisen, Charles 4, 8, 26, 30, 37, 44, 482, 487, 501. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers 151, 183-187, 189, 196, 197, 199, 222, 223, 268, 301, 321, 327, 336. Engel, Johann Jacob 224, 608. Idées sur le geste et l’action théâtrale 224. Érasme 76, 443. Colloques 76.
index des artistes, des auteurs et des textes
651
F
Galien, Claude 81, 207.
Fagnan, Marie-Antoinette Miroir des princesses orientales 551.
Galland, Antoine 106. Les mille et une nuits 106, 397, 398.
Fannière, les frères 381.
Gall, Franz Joseph 225.
Fénelon, François de Salignac de La Mothe 131, 407. Dialogue des morts 407. Lettre à l’Académie 131.
Garrick, David 224, 400. Gerzan, François du Soucy (sieur de) 576. L’histoire africaine 576.
Fielding, Henry 17, 224, 225, 522, 525, 526, 531, 626. Tom Jones 525.
Ghendt, Emmanuel Jean Népomucène de 45.
Flore, Jeanne Contes amoureux 75.
Ginguené, Pierre Louis 374.
Flores, Juan de 73, 82, 83. La deplourable fin de Flamete 83. L’histoire d’Aurelio 73, 82. Formey, Johann Heinrich Samuel Nouveaux mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres 220. Fragonard, Jean-Honoré 304, 305, 375, 377. Frey, Jean Cécile 207. Furetière, Antoine 208, 209, 456, 457. Dictionnaire universel 456, 457. Roman Bourgeois 208, 209. Füssli, Johann Heinrich 218. G Gabriel, Louis Biographie universelle 374.
Ghisi, Giorgio 563, 564, 570. Giorgione, Giorgio Barbarelli da Castelfranco, dit 435. Giotto di Bondone 152, 308. Girodet, Anne-Louis 505, 506, 559. Goethe, Johann Wolfgang von 10, 215, 217, 219, 220, 224, 226, 559, 560. Der Sammler und die Seinigen 217. Faust 215. Poésie et vérité 219, 220. Urfaust 215. Gomberville, Marin le Roy de 134. Gottfried, J. L. Historische Chronik 495. Goya, Francisco de 193, 376, 381. Graaf, Regnerus de 148, 153. Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme 153.
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Le corps romanesque
Graffigny, Françoise de 246, 269, 510. Lettres d’une Péruvienne 268, 269, 510.
Herder, Johann Gottfried Ist die Schönheit des Körpers ein Bote von der Schönheit der Seele ? 217.
Gratalorus, Guilielmus 207.
Hersent, Louis 13, 358, 360, 369.
Gravelot, Hubert 27, 39.
Hess, Ludwig 219.
Greuze, Jean-Baptiste 307, 309, 310, 317, 318, 357, 358.
Hoffmann, Ernst Theodor Wilhelm 225, 226. Fantasiestücke 225. La fenêtre d’angle de mon cousin 226. Le chevalier Gluck 225.
Grimm, Friedrich Melchior 224, 303, 327, 344. Correspondance littéraire 224, 302, 303, 343. Grimm, Jacob et Wilhelm 442. Contes 441, 497. Guémaduc, Baudouin de L’espion dévalisé 611. Guibert de Nogent De vita sua 427. Guillaume de Berneville 61, 62, 66. Vie de saint Gilles 62, 66, 68. Guillaume de Lorris 429. Le roman de la rose 428.
Hogarth, William 12, 13, 208, 220, 224, 225, 319, 322-333. Caracters and Caricaturas 224. Industry and Idleness 224. L’analyse de la beauté 208, 220, 323-325, 327, 337. The Laughing Audience 224. Holbach (baron d’) 359. Hölderlin, Johann Christian Friedrich 559. Homère 216, 219, 376, 406. Iliade 376.
Guillet, Pernette du 250, 252.
Horace 406. Art poétique 406, 545.
H
Houdon, Jean-Antoine 216, 230.
Halbou, Louis-Michel 40.
Huet, Pierre-Daniel 135, 138, 576, 580-582, 584, 586, 589, 600. De l’origine des romans 135, 580, 581, 600.
Hallay, Madame du 250, 251. Heinse, Wilhelm 218. Héliodore d’Émèse 134. Histoire Æthiopique 135. Helman, Isidore Stanislas 367. Helvetius, Jan Friddrich 207.
Hugo, Victor 628. Hurtaut, Pierre Thomas Nicolas 544, 549, 550, 551, 553. L’art de péter 544-546, 548, 549, 553.
index des artistes, des auteurs et des textes
Hygin Fables 436. I Inchbald, Elizabeth Nature and Art 261. Ingres, Jean-Auguste Dominique 377. Isidore de Séville 59, 231. Etymologiae 59, 231. J James, Robert Dictionnaire de médecine 327. Jean de Meun Le roman de la rose 428. Jennet, Pierre 546, 548, 551. Bibliotheca scatologica 546, 548. Jones (graveur) 381. Journal des Dames 247, 252, 262. Journal encyclopédique 199, 374. Juvénal Satires 208. K Kalm, Pehr Voyages de Pehr Kalm dans l’Amérique Septentrionale 94. Kant, Immanuel 183, 220, 221. Anthropologie du point de vue pragmatique 220, 221. Critique de la faculté de juger 560. Keller, Balthazar 321.
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Klinger, Friedrich Maximilian Faust 221. Krafft, Johann Peter 381. L La Barre de Beaumarchais, Antoine de Le temple des muses 26. L’abeille 247. La Bellière, Claude de Physionomie raisonnée 207. Labé, Louise Débat de Folie et d’Amour 267. La Bruyère, Jean de 208. La Bussière, Mademoiselle de 249. La Caze, Louis de 196, 200. Idée de l’homme physique et moral 200. La Chambre, Marin Cureau de 207. Laclos, Pierre Ambroise Choderlos de 191, 292. Les liaisons dangereuses 12, 292, 560, 617. La Fayette, Madame de 137, 138, 174, 272. Histoire de Mme Henriette d’Angleterre 174. La princesse de Clèves 131, 272, 279, 511. Zayde 137, 138. Lafitau, Joseph François Mœurs des sauvages ameriquains comparées aux mœurs des premiers temps 94.
654
La Fontaine, Jean de 457, 458, 586. Les amours de Psyché et de Cupidon 457, 458. La Font de Saint-Yenne, Étienne 352, 353, 360, 361. Lagrenée, Louis Jean François 307-309, 316. La Mettrie, Julien Offray de L’homme-machine 183. La Morlière, Charles de 270-273. Angola 270, 271, 274, 279. Lancre, Pierre de Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons 447. Lanfranco, Giovanni 381. L’Ange, Jean 154. L’école des filles 153, 154, 157. Lannel, Jean de Le romant des Indes 141. La Place, Pierre Antoine de, voir Behn, Aphra La Porte, Joseph de 11, 246, 247253, 255, 257, 261, 262, 409. Histoire littéraire des femmes françaises 11, 246, 247, 249253, 255, 257, 262.
Le corps romanesque
La physiognomonie ou l’art de connaître les hommes 213. Physiognomische Fragmente 214, 215, 217, 218. Le Barbier l’ainé, Jean-JacquesFrançois 13, 354, 357, 365, 368, 405, 414, 523. Le Brun, Charles 3, 207, 214, 217, 224. La conférence sur l’expression générale et particulière 3. Le Code noir 104, 115. Lecorvaisier, Pierre Jean 545, 547, 549, 550, 552, 554. L’esclavage rompu 545, 547, 553. Legrand, Louis 503. Le Marchand, Françoise Boca 30, 45. Lémery, Louis 148, 149. Sur les monstres 149. Le Mire, Noël 37. Léon l’Hebreu Dialoghi d’amore 443, 597. Le Page du Pratz, Antoine-Simon Histoire de la Louisiane 97, 102.
La Suze, Comtesse de 250, 251.
Leprince de Beaumont, JeanneMarie 247, 252, 253. Lettres diverses et critiques 247.
Launay, Nicolas de 52, 364.
Leroux, Jean Marie 366.
Laval, Antoine Jean de Voyages de la Louisiane 96.
Le Roy, Jacques 50, 53.
Lavater, Johann Caspar 10, 207, 213-226. Aussichten in die Ewigkeit 219.
Lesage, Alain-René 10, 209, 611. Gil Blas 209, 542. La valise trouvée 611.
index des artistes, des auteurs et des textes
Lessing, Gotthold Ephraïm 222, 224, 304. Laocoon 304, 408, 409, 488. Lessius, Nicolas Hygiasticon 186.
655
Lussan, Louise d’Esparbès de 251, 507. Lynch (illustrateur) 620. M
Le Vacher de la Feutrie, Thomas 149, 156. Dictionnaire de chirurgie 149.
Maître de 1515 437.
Levasseur, Jean-Charles 164. Levy, Henri-Léopold 381.
Mann, Thomas Lotte à Weimar 217.
L’Héritier de Villandon, MarieJeanne 469.
Marcassus, Pierre de L’éromène 439.
Lichtenberg, Georg Christoph 216, 219, 222, 224, 225, 230. Almanach de Goettingue 230. Schriften und Briefe 222.
Mariage, Louis-François 135, 365, 368.
Lingée, Charles Louis 51, 373.
Marivaux, Pierre Carlet de Champlain de 10, 17, 191, 197, 209-212, 225, 481, 497, 522, 525, 526, 631, 632, 640. La vie de Marianne 197, 210213, 497. Le paysan parvenu 209-211, 631, 632, 634.
Lingée, Éléonore 358. Linné, Carl von Systema Naturae 105. Lips, Johann Heinrich 219. Locke, John 535, 536. Lomazzo, Paolo 324. Longueil, Joseph de 642. Longus 439. Daphnis et Chloé 438, 439, 447. Loxus 207. Lucrèce 78, 133, 406, 415, 494, 495. De natura rerum 406. Lully, Jean-Baptiste 372.
Malebranche, Nicolas De la recherche de la vérité 456.
Marillier, Clément-Pierre 26, 31, 45, 51, 52, 633, 642.
Marmontel, Jean-François 5, 6, 13, 190, 199, 280, 339, 342, 344348, 351-359, 361, 364, 366, 367, 458, 459, 462. Bélisaire 13, 339, 341- 345, 351. Contes moraux 351. Éléments de littérature 280, 346, 347, 352. Heureusement 5. Les Incas 351, 353, 361, 364, 366, 367.
656
Matham, Jacob 564, 565, 572. Mendelssohn, Moses 222. Ménuret, Jean-Jacques 196. Mercier de Compiègne, ClaudeFrançois-Xavier 545, 549, 633, 634, 641. Éloge du pet 545, 549. Veillées du Couvent 633, 641. Mercier, Louis-Sébastien 107, 183, 186-188, 190-192, 225, 226. L’an deux mille quatre cent quarante 107. Tableau de Paris 183, 186, 226. Merck, Johann Heinrich 222. Mey, Philippe 207. Michaud, Joseph François Biographie universelle 374. Michelin, Édouard 381.
Le corps romanesque
Montemayor, Jorge de 433-445, 592, 596. Les sept livres de la Diane 433445. Montenay, Georgette de 250. Montesquieu 103, 106. Lettres persanes 8, 103, 106, 107. Montfaucon de Villars, NicolasPierre-Henri 15, 455, 458, 459, 461. Le Comte de Gabalis 458, 459, 461. Montreux, Nicolas de Les bergeries de Julliette 433, 445, 446. Moreau le jeune, Jean Michel 13, 27, 40, 354, 357, 364, 367, 373-375.
Mieris le jeune, Frans van 415, 416.
Morellet, André, abbé 304.
Mirabaud, Jean-Baptiste de 374.
Murat, Henriette-Julie de Castelnau comtesse de Le sylphe amoureux 459.
Molière 171, 174, 583, 613. Dom Juan 160, 171. La critique de l’école des femmes 583. Monnet, Charles 29, 43. Montaigne, Michel de 171, 172, 200, 207, 528, 575, 576, 603, 604. Essais 171, 207, 576, 604. Montalvo, Garci Rodriguez de 74, 75, 77-80, 82, 440. Amadis de Gaule 74, 78, 79, 81, 85, 439, 440, 443, 523.
Muller, Jan 564, 565, 572.
Musäus, Johann Carl August 221, 222. Physiognomische Reisen voran ein physiognomisch Tagebuch 221. Musset, Alfred de 276, 277. Premières poésies 277. N Natoire, Charles Joseph 164. Nervèze, Antoine de Amours diverses 133.
index des artistes, des auteurs et des textes
Nicolai, Friedrich 221, 222. Sebaldus Nothanker 221. Nicquet, Honorat 207. Noverre, Jean-George Lettres sur la danse 223.
Pernety, Antoine-Joseph Connaissance de l’homme moral par celle de l’homme physique 207. Perrault, Charles 442, 469, 497. Contes 441, 442, 497.
O
Pétrarque 491.
Octovien de Saint-Gelais 76, 138. Séjour d’honneur 138.
Pezzl, Johann Ulrich von Unkenbach 221.
Ovide 26, 37, 234-376, 417, 419, 435, 510, 576, 619. Les fastes 435. Les Héroïdes 419. Les métamorphoses 37, 234, 376, 419, 510.
657
Pfenninger, Johann 219. Philostrate Images 138. Picart, Bernard 26. Piccolomini, Eneas Silvius Œuvres érotiques 76.
P
Pierre, Jean Baptiste Marie 408.
Palatine, princesse Lettres de Madame duchesse d’Orléans née princesse Palatine 245.
Platon 17, 18, 213, 461, 563, 603, 607, 615. Le banquet 213, 563. Phèdre 18, 563, 603.
Pasquier, Jacques Jean 27, 482, 493-495, 503.
Pline l’Ancien 187, 437.
Payen, Jean-François 546, 548, 551. Pénicault, André-Joseph Relations ou annales véritables de ce qui s’est passé dans le pays de la Louisiane 95. Perez, Alonso 596. Perino del Vaga 564, 571. Pernetti, Jacques Lettres philosophiques sur les physionomies 207.
Plummer, Francis A Candid Examination of the History of Sir Charles Grandisson 491. Plutarque 105, 589. La vie des hommes illustres 589. Pólo, Gil 596. Ponce, Nicolas 38, 41, 373-375, 378, 387. Porta, Giambattista della 207, 224. Potocki, Jan 5, 627.
658
Poussin, Nicolas 137, 340, 343, 348, 407, 408, 416. Premchand, Munshi 620, 627. L’abus de confiance 628. L’actrice 628. La Prostituée 628. Marché aux beautés 628. Prévost d’Exiles, Antoine François abbé 9, 11, 16, 29, 42, 171-174, 176-181, 267, 273, 276, 277-279, 481, 484, 485, 487, 489494, 496-498, 522, 621-623, 627, 631, 633, 638, 642. Campagnes philosophiques 174, 177. Cleveland 273. Le doyen de Killerine 172. Le philosophe anglais 29, 42, 273, 279. Le pour et contre 171, 177-181. Manon Lescaut 267, 277, 278, 507, 509, 511, 619, 622, 624. Mémoires d’un honnête homme 631, 634. Mémoires et aventures d’un homme de qualité 173, 176. Princen, Madame de 247. Pseudo-Aristote Physiognomonica 207. Puget de la Serre, Jean Le roman de la cour 141. Pure, Michel de La pretieuse 579. Q Queverdo (illustrateur) 30.
Le corps romanesque
R Rabelais, François 17, 19, 522, 524, 526, 527, 542, 610. Gargantua 610. Pantagruel 524. Racine, Jean 276, 339, 340. Bérénice 339. Phèdre 276. Radcliffe, Ann 506. Raimondi, Marcantonio 566, 568. Raphaël, Raffaello Sanzio, dit 377. Raynal, Guillaume-Thomas 107, 303. Histoire des deux Indes 107. Rembrandt, Harmensz van Rijn, dit 404, 413, 495. Renaudot, Théophraste De la petite fille velue 457. Rétif de la Bretonne, NicholasEdme 8, 32-35, 47-50, 53, 293, 481, 603, 604, 623. La paysanne pervertie 32, 33, 49, 50, 623. Le paysan perverti 32, 47. Les contemporaines 32, 34, 48, 53. Sara 603. Reynolds, Joshua 306, 307. Riccoboni, Marie-Jeanne 11, 16, 247, 252-258, 261, 268, 272, 279, 281, 509-512. Histoire d’Ernestine 255. Lettres de Fanni Butlerd 16, 253, 254, 257, 268, 280, 509511, 519. Lettres de Juliette Catesby 254.
index des artistes, des auteurs et des textes
Lettres de Milord Rivers 256. L’histoire du marquis de Cressy 254, 255. Richardson, Samuel 15, 481, 482, 485, 489-491, 495, 496, 498, 501-503, 522, 626. Clarissa 15, 481, 486, 494, 498, 501, 503. Pamela 15. Rimbaud, Isabelle Reliques 577. Rioult, Louis Édouard 381. Robert de Boron 424, 425, 426. Merlin 424, 425, 461. Rocca, Bartolommeo della 207. Roches, Madeleine et Catherine 250. Romano, Giulio 563, 564, 566, 568, 570. Roqueplan, Camille 622. Rosset, François de 132, 133, 135, 136, 139, 140, 455, 457, 461. Histoires mémorables et tragiques de ce temps 132, 455. Rotrou, Jean de L’hypocondriaque 439.
659
Émile 186, 187. La nouvelle Héloïse 4, 12, 267, 270-272, 274, 275, 280, 288, 513, 515. La reine fantasque 186. Rêveries du promeneur solitaire 190. Ruswa, Mirza Mohammad Hadi 627. Rutebeuf 57. S Sade, Donatien Alphonse François, marquis de 7, 8, 12, 19, 34, 35, 54, 55, 113, 119, 120, 122-127, 147, 152, 154-156, 158, 192, 275, 285, 286-290, 292, 293, 295-297, 299, 322, 458, 542-544, 560, 612, 617. Aline et Valcour 12, 113, 285, 286, 290, 292, 293, 295, 296, 299, 612. Histoire de Juliette 8, 54, 55, 119, 122, 123, 126, 127, 147, 544. La nouvelle Justine 120, 123127, 275, 544. La philosophie dans le boudoir 147, 154, 155, 158, 544. Les cent vingt journées de Sodome 124-127, 160, 192, 322, 543, 544.
Roubaud, Joseph-Marie 541, 545, 549-551, 555. La pétarade 541, 545-547, 550, 551, 555.
Saint-Réal, César de Dom Carlos 136.
Rousseau, Jean-Jacques 11, 185187, 190, 191, 199, 211, 216, 220, 267-270, 272-274, 604. Confessions 199, 604.
San Pedro, Diego de 74, 76, 77, 79, 80, 83.
Sannazaro, Jacopo 446, 592. Arcadia 446.
660
La prison d’amour 77, 79, 80, 82, 83. Petit traité de Arnalte et Lucenda 74. Sarshar, Ratan Nath 628. Savonarole, Jérôme 207. Scarron, Paul 17, 522, 524- 526. Le roman comique 524. Schellenberg, Johann Rudolf 219, 482. Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph von 559.
Le corps romanesque
Sorel, Charles 134-136, 138, 209, 579, 590, 591, 593, 594, 596, 597, 600. De la connoissance des bons livres 135, 593, 597. Francion 209. La bibliothèque françoise 590, 596, 600. Le berger extravagant 134, 136, 579. Souza, Adèle de 512, 513. Adèle de Sénange 512, 513. Spranger, Bartholomeus 564, 572.
Schiller, Friedrich von 217, 225. Über Anmut und Würde 217.
Stendhal Armance 272.
Schmoll, Georg Friedrich 219.
Sterne, Laurence 211, 225, 326, 522-536, 538, 627. Tristram Shandy 522, 528, 529, 531, 533, 537.
Scott, Michael 207. Scudéry, Georges et Madeleine de 1, 132, 133, 135, 137, 251, 576, 579, 584, 589-591, 594, 598, 599. Clélie, histoire romaine 133. Ibrahim 576, 589, 599. Le grand Cyrus 133-135, 137. Segura, Juan de L’histoire amoureuse de Flores 74. Shah, Hasan 623-628. The Dancing Girl 624. Shakespeare, William 108, 215, 433. Jules César 215. Silvain, François Traité du Sublime 356. Smollet, Tobias 224.
Stothard, Thomas 482, 486, 487, 492. Swift, Jonathan 224, 542. T Taillemont, Claude de 433, 443, 444. Discours des Champs faëz 433, 443, 444. Tasse, Le 27, 39, 579. Jérusalem délivrée 27, 372, 375377, 380, 381. Taylor, Isaac 501. Tencin, Alexandrine Claude 16, 507-509. Mémoires du comte de Comminge 507, 518.
index des artistes, des auteurs et des textes
Théocrite Idylles 434. Tissot, Samuel Auguste David 186, 190. Avis au peuple sur la santé 186. Titien, Tiziano Vecellio, dit 280, 435, 568. Tonti, Chevalier de Relations de la Louisiane 95. Tristan L’Hermite 576.
661
Vigneul-Marville Mélanges d’histoire et de littérature 208. Villedieu, Madame de 84, 613. Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière 613. Villon, François 61. Virgile 105, 131, 406, 409, 434. Bucoliques 434. Énéide 409.
U
Vivaldi, Antonio 372.
Urfé, Honoré d’ 32, 134, 137, 138, 194, 433, 446, 448, 449, 589, 590, 591-600. L’Astrée 3, 15, 18, 32, 131, 133, 134, 137, 138, 194, 208, 433, 443, 445-448, 589-600. Les épistres morales et amoureuses 591.
Voltaire 28-31, 40, 43, 46, 103105, 180, 183-185, 190, 192, 200, 216, 230, 250, 344, 346, 604. Candide 29, 104, 346. Ce qui plaît aux dames 31. Dictionnaire philosophique 183, 184. Essai sur l’histoire générale 346. La pucelle d’Orléans 27, 28, 31, 40, 46. Lettres philosophiques 183, 200.
Urrea, Pedro Manuel Ximénez de 73, 78. La pénitence d’amour 73. Ussieux, Louis d’ 371, 373-375, 378, 379, 381, 382. V Van Dyck, Antoon 342-345, 347, 350. Vatry, Louise-Marguerite 250, 251. Verstegan, Richard, pseudonyme de Richard Rowlands. Théâtre des cruautés 139. Vésale, André De Humani corporis fabrica 151, 178.
Voragine, Jacques de 58, 377. La légende dorée 58, 376, 377. W Wace Roman de Brut 424. Wale, Samuel 482, 486, 492, 493, 501. Watelet, Claude-Henri L’art de peindre 327. Wieland, Christoph Martin 225.
662
Winckelmann, Johann Joachim 10, 216-218, 320, 355, 559. Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques 216, 320. Von der Grazie in Werken der Kunst 217. Wolff, Christian 218. Wollstonecraft, Mary 506. Z Zimmermann, Johann Georg 219, 223. Von der Erfahrung in der Arzneykunst 223.
Le corps romanesque
Les collections de la République des Lettres Série sources Section critique
Épigone, histoire du siècle futur (1659) par Michel de Pure
Édition établie par Lise Leibacher-Ouvrard et Daniel Maher (2005)
La création. Poème hexaméral anonyme du XVIe siècle Édition établie par Gilles Banderier (2007) Section document
La conquête des lettres au Québec (1759-1799). Anthologie Bernard Andrès (2007)
Siméon-Prosper Hardy. Mes Loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance (1753-1789) Édition établi par Daniel Roche et Pascal Bastien (2008)
Série études Le corps parlant. Savoirs et représentations des passions au XVIIe siècle Lucie Desjardins (2001)
Les silences de l’histoire. Les mémoires français du XVIIe siècle Frédéric Charbonneau (2001)
Libertinage et figures du savoir. Rhétorique et roman libertin dans la France des Lumières (1734-1751) Marc André Bernier (2001)
Argumentaires de l’une et l’autre espèce de femme. Le statut de l’exemplum dans les discours littéraires sur la femme (1500-1550) Marie-Claude Malenfant (2003)
La parole incertaine. Montaigne en dialogue Philip Knee (2003)
L’optique du discours au XVIIe siècle. De la rhétorique des jésuites au style de la raison moderne (Descartes, Pascal) Jean-Vincent Blanchard (2005)
Les spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste Louis Van Delft (2005) (Prix La Bruyère 2006 de l’Académie francaise)
Vie de Prévost (1697-1763) Jean Sgard (2006)
Généalogie du roman. Émergence d’une formation culturelle au XVIIe siècle en France Michel Fournier (2006)
L’antiquité travestie et la vogue du burlesque en France (1643-1661) Jean Leclerc (2008)
Les trois sources des philosophies de l’histoire (1764-1798) Bertrand Binoche (2008)
Procès du « philosophisme révolutionnaire » et retour des Lumières. Des lendemains de thermidor à la restauration Jean-Jacques Tatin-Gourier (2008)
Série symposiums Portrait des arts, des lettres et de l’éloquence au Québec (1760-1840) Bernard Andrès et Marc André Bernier (dir.) (2002)
« Écrire et conter ». Mélanges de rhétorique et d’histoire littéraire du XVIe siècle offerts à Jean-Claude Moisan Marie-Claude Malenfant et Sabrina Vervacke (dir.) (2003)
Songes et songeurs (XIIIe-XVIIIe siècle)
Nathalie Dauvois et Jean-Philippe Grosperrin (dir.) (2003)
Figures du sentiment : morale, politique et esthétique à l’époque moderne Syliane Malinowski-Charles (dir.) (2003)
Science et épistémologie selon Berkeley Sébastien Charles (dir.) (2004)
Les académies (Antiquité – XIXe siècle). Sixièmes « Entretiens » de La Garenne Lemot Jean-Paul Barbe et Jackie Pigeaud (dir.) (2005)
Une étrange constance. Les motifs merveilleux dans les littératures d’expression française du Moyen Âge à nos jours Francis Gingras (dir.) (2006)
Tempus in fabula. Topoï de la temporalité narrative dans la fiction d’Ancien Régime Daniel Maher (dir.) (2006)
Les songes de Clio. Fiction et Histoire sous l’Ancien Régime
Sabrina Vervacke, Éric Van der Schueren et Thierry Belleguic (dir.) (2006)
Charles Sorel polygraphe
Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren (dir.) (2006)
Parallèle des Anciens et des Modernes. Rhétorique, histoire et esthétique au siècle des Lumières Marc André Bernier (dir.) (2006)
Les discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité Thierry Belleguic, Éric Van der Schueren et Sabrina Vervacke (dir.) (2007)
Pierre « Émile » Fontanier. La rhétorique ou les figures de la Révolution à la Restauration. Françoise Douay et Jean-Paul Sermain (dir.) (2007)
Histoires d’enfants. Représentations et discours de l’enfance sous l’Ancien Régime Hélène Cazes (dir.) (2008)
Dix ans de recherche sur les femmes écrivains de l’Ancien Régime : influences et confluences. Mélanges offerts à Hannah Fournier Guy Poirier (dir.) (2008)
Ris, masques et Tréteaux. Aspects du théâtre du XVIIIe siècle. Mélanges en hommage à David A. Trott.
Marie-Laure Girou Swiderski, Stéphanie Massé et Françoise Rubellin (dir.) (2008)
Une traversée des savoirs. Mélanges offerts à Jackie Pigeaud
Éric Van der Schueren, Philippe Heuzé et Yves Hersant (dir.) (2008)
Les discours du corps au XVIIIe siècle : littérature-philosophie-sciences Hélène Cussac, Anne Deneys-Tunney et Catriona Seth (dir.) (2009)
Vérité et fiction dans les entrées solennelles à la Renaissance et à l’âge classique John Nassichuk (dir.) (2009)
Génétique matérielle, génétique virtuelle. Pour une approche généticienne des textes sans archives Patrick Dandrey (dir.) (2009)
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