Avez-vous lu Cervantèsâ•›? Don Quichotte et le roman en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles)
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›? Don Quichotte et le roman en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles)
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›? Don Quichotte et le roman en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles)
Textes rassemblés et édités par
Emilia Inés Deffis et Javier Vargas de Luna
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couvertureâ•›: Mise en pagesâ•›: Mélanie Bérubé © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 3e trimestre 2009 ISBN 978-2-7637-9002-2
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 Canada www.pulaval.com
Remerciements Les directeurs des Cahiers du CIERL tiennent à remercier le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) pour son soutien, ainsi que la Chaire de recherche du Canada en rhétorique (Université du Québec à Trois-Rivières).
Les Cahiers du CIERL dirigés parâ•›: Thierry Belleguic Marc André Bernier Lucie Desjardins Sabrina Vervacke
Responsables scientifiques du volumeâ•›: Emilia Inés Deffis et Javier Vargas de Luna
«â•›Par ses Cahiers, le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres (CIERL) entend faire écho aux travaux en cours de ses membres. Qu’ils prennent la forme de rapports de synthèse, d’actes de colloques ou de journées d’étude, de dossiers à caractère théorique, méthodologique, ou bien encore documentaire, les Cahiers ont pour vocation de partager l’actualité des activités du CIERL avec la communauté des chercheursâ•›».
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Titres parus dans la collection Savoirs et fins de la représentation sous l’Ancien Régime, 2005 Textes rassemblés et édités par Annie Cloutier, Catherine Dubeau et Pierre-Marc Gendron
Représentations du corps sous l’Ancien Régime, 2007 Textes rassemblés et édités par Isabelle Billaud et Marie-Catherine Laperrière
Histoire et conflits, 2007 Textes rassemblés et édités par Frédéric Charbonneau
Critique des savoirs sous l’Ancien Régime, 2008 Textes rassemblés et édités par Yves Bourassa, Alexandre Landry, Marie Lise Laquerre et Stéphanie Massé
Plaisirs sous l’Ancien Régime, 2009 Textes rassemblés et édités par Nicholas Dion, Manon Plante et Esther Ouellet
Influences et modèles étrangers en France sous l’Ancien Régime, 2009 Textes rassemblés et édités par Virginie Dufresne et Geneviève Langlois
Poétique de la corruption chez Anne Dacier, 2009 Marie-Pierre Krück
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Table des matières
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Emilia Inés Deffis et Javier Vargas de Luna Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XV Michel Moner «â•›Est-ce que l’on sait où l’on vaâ•›?â•›» Don Quichotte et la déconstruction du récit, de l’intrigue et du personnage dans le roman français du XVIIIe€siècle (Marivaux, Prévost, Diderot) . . . . . . . . 23 Jean-Paul Sermain Cervantès et le réalisme antiromanesque françaisâ•›: Sorel, Marivaux, Diderot, Flaubert. . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Patricia Martínez García Je ne suis pas Cervantèsâ•›! Et mon berger Lysis n’est pas Quijotizâ•›!. . . . . . . . . . . . . . . 61 Leila de Aguiar Costa Le roman à distanceâ•›: Sorel et Diderot, héritiers de la Mancha . . . . . . . . . . . . 79 David Leblanc L’histoire tragique de Rosset comme héritière du refus du romanesque de Don Quichotte. . . . . . . . . . 91 Claude La Charité
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
De Cervantès à Lesageâ•›: l’ombre usurpatrice d’Avellaneda. . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Dany Roberge Facteurs de lisibilité, de littéralité et de modernité dans les traductions françaises de
Don Quichotte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Marc Charron
Avant-propos
Avez-vous lu Cervantèsâ•›? La question, que l’on peut prêter à un pédant désireux de provoquer un interlocuteur ignorant, peut aussi s’entendre comme une invitation à revisiter une œuvre fallacieusement familière. En ce sens, elle se veut une sollicitation à la relecture attentive de l’un de nos tout premiers «â•›modernesâ•›». Ainsi posée à l’automne 2005, alors qu’était célébré le 400e anniversaire de la publication de Don Quichotte, la question entendait plus précisément évaluer l’influence de l’œuvre de Cervantes sur le roman français des XVIIe et XVIIIe siècles. Venus de France, d’Espagne et du Canada, une communauté de lecteurs curieux, de ces discretos si chers à Cervantes, s’est ainsi réunie à Québec sous l’égide du Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des lettres (CIERL) pour interroger les devenirs de la fabrique romanesque de Cervantes saisie au prisme de Rosset, Sorel, Challe, Marivaux, Prévost et Diderot. Une introduction de Michel Moner, traducteur des Œuvres romanesques de Cervantes dans la «â•›Bibliothèque de la Pléiadeâ•›», ainsi qu’un article consacré aux diverses traductions actuelles de Don Quichotte encadrent ce recueil dont on comprend qu’il s’inscrit, à l’instar de l’auteur auquel il est consacré, dans une actualité avec laquelle il n’a pas fini de dialoguer. Par delà les réseaux lettrés de la République des lettres, la question «â•›Avez-vous lu Cervantesâ•›?â•›» se veut aussi une invitation à une lecture incessamment relancée du désormais classique espagnol, où il est encore possible de retrouver les mots de notre humanité et les reflets de nos destinées individuelles, engagées qu’elles sont dans le fertile désespoir du Chevalier de la Triste figure. La réalisation du présent volume a bénéficié du soutien institutionnel et financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), du Département des littératures ainsi que de la Faculté des lettres de l’Université Laval, que nous remercions chaleureusement. Nous tenons également à manifester notre gratitude envers les autorités de l’Ambassade d’Espagne à Ottawa et du Consulat Général de France à Québec pour leur appui. Quelques mots, enfin, pour remercier celles et ceux sans qui cette rencontre, et cette publication, n’auraient pu êtreâ•›:
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
Mme Sabrina Vervacke, actuelle directrice du CIERL, dont la constante bienveillance a nourri nos effortsâ•›; M. Thierry Belleguic, alors directeur du Centre, dont l’enthousiasme dix-huitiémiste a su nous engager dans cette voieâ•›; M. Craig Baker, pour ses conseils avisésâ•›; Mme Mélanie Bérubé, pour son précieux soutien éditorial, ainsi que M. Gabriel Marcoux-Chabot pour sa révision rigoureuse du volume. Emilia Inés Deffis Javier Vargas de Luna Québec, 14 janvier 2008
Introduction
«â•›Avez-vous lu Cervantèsâ•›?â•›» La question peut paraître saugrenue ou provocatrice, dès lors qu’elle est posée dans un amphithéâtre, comme ce fut le cas à l’Université Laval, en octobre 2005, dans le cadre de la célébration du quatrième centenaire de la publication de Don Quichotte. Car, évidemment, il s’agit d’abord et avant tout de Don Quichotte. D’où il se confirme que, conformément à une tradition désormais bien établie, l’auteur, l’œuvre et le personnage semblent irrémédiablement destinés à être confondus. Certes, de grands esprits, particulièrement clairvoyants, n’ont pas manqué de dénoncer cette aberrante forme d’identification, source de bien des méprises –€ nombreux sont ceux qui croient encore que Cervantès a été capturé à Lépante, comme le capitaine Ruy Pérez de Viedma, qui raconte sa vie dans Don Quichotte. Moyennant quoi, par un curieux effet de balancier, on s’est attaché non seulement à gommer la dimension biographique du roman de Cervantès, mais encore à exacerber les points de divergence entre l’auteur et son personnage –€on sait, avec Unamuno, à quelles extrémités cela a pu conduire. Mais c’est là un tout autre débat. La question «â•›Avez-vous lu Cervantèsâ•›?â•›» ne vise donc pas tant l’œuvre que le chef-d’œuvre de Cervantès. Et, du reste, au-delà du caractère accrocheur de l’intitulé du colloque, le libellé complet en fixait les limites et les objectifsâ•›: Don Quichotte et le roman en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles). C’est dire que la question posée ne semble pas tant s’adresser à la communauté des lecteurs qu’à cette catégorie bien précise que sont les auteurs de romans, dont les écrits témoignent de la prégnance du grand livre de Cervantès ou en conservent la trace, à commencer par ses imitateurs ou adaptateurs déclarés, plagiaires et autres traducteurs. Entreprise ambitieuse, et qui aurait pu relever de la gageure, si elle n’était demeurée circonscrite, pour l’essentiel, dans les limites de ce colloque, à la réception de Don Quichotte –€ou plutôt des Don Quichotte, car la part belle y est faite à l’imitation d’Avellaneda€– chez les auteurs français des XVIIe et XVIIIe siècles. La communication plénière de Jean-Paul Sermain, qui ouvre le colloque, donne le ton en rappelant que Cervantès écrit un tout autre roman que celui qu’il annonce et en mettant en exergue l’ingénieux sujet du lecteur fou. On y voit par quels détours le roman de Cervantès,
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véritable machine à déconstruire, va prendre place dans la panoplie des stratagèmes mis en œuvre par des auteurs (Marivaux, Prévost, Diderot) qui, ayant précisément pris le roman pour cible, s’appliquent à tourner en dérision l’entreprise de ceux qui prétendent l’ériger en instrument pédagogique, ou à le détourner à des fins d’édification ou d’endoctrinement. Dans la même veine, Patricia Martínez García s’attache, de son côté, à suivre plus particulièrement les traces de Don Quichotte et de son instrumentalisation par les tenants du «â•›réalisme antiromanesqueâ•›». Elle fait ainsi un sort à tous ceux qui, chacun à leur manière, de Sorel à Flaubert, ont repris à leur compte, malgré certaines dénégations (Sorel), les jeux métafictionnels et autres procédés de désabusement imités de Cervantès, dans le souci de façonner un nouveau lecteur de romans, à la fois entendu et critique. Leïla de Aguiar Costa, qui préfère centrer son propos sur l’imitation de Charles Sorel, s’applique tout d’abord à mettre en évidence les liens subtils –€improbablesâ•›?€– entre l’écriture et la musique, qui caractériseraient Cervantès et son imitateur, avant de passer en revue les positions de ce dernier, qui oscillent entre la répudiation affichée du modèle et l’obédience tacite, mais non moins évidente. David Leblanc pousse plus avant la réflexion sur la démarche de Sorel, qu’il met en parallèle avec celle de Diderot, autour du concept de «â•›roman à distanceâ•›», par où il rejoint une question philosophique, à coup sûr centrale dans le roman de Cervantès, et qui semble trouver, au delà des divergences, de profondes résonances dans les écrits de Sorel et de Diderotâ•›: «â•›Qu’est-ce que la véritéâ•›?â•›» C’est en passant par le biais de la traduction, et plus précisément de celle de François de Rosset, que Claude La Charité aborde la question de l’influence de Don Quichotte, dans une communication au titre on ne peut plus explicite et qui résume bien son proposâ•›: déceler ce qui, dans la production nouvellière de François de Rosset, pourrait être redevable de sa fréquentation, en tant que traducteur, des récits cervantins. En prenant dans sa ligne de mire le paradoxe borgésien de Pierre Ménard, et en se référant à Lesage, Dany Roberge rouvre un dossier complexe –€celui d’Avellaneda et de sa fortune en France€– en s’attachant à expliquer les raisons de l’indéniable succès du plagiaire. Il retient que don Quichotte, au Siècle des Lumières, n’est pas encore ce personnage sublime qu’il deviendra par la suite et n’en est donc que plus vulnérable aux rabaissements parodiques et aux détournements dont il est l’objet.
Introduction XVII
Enfin, Marc Charron revient sur le dossier de la traduction, en le plaçant au cœur d’une enquête qui vise à mettre en cause, principalement, la légitimité, ou du moins la pertinence d’une nouvelle traduction de Don Quichotte à l’aube du XXIe siècle, telle que celle de la Pléiade (2001), dont il récuse, exemples à l’appui, les justifications affichées par l’éditeur. Il ne m’appartient évidemment pas de revenir ici sur ces travaux dont le lecteur de cet ouvrage aura tout le loisir de se faire une opinion par lui-mêmeâ•›; pour autant, on trouvera dans les lignes qui suivent quelques échos du débat et des conversations que j’ai pu avoir à l’Université Laval avec les auteurs des communications qui sont publiées ici. Même si ces réminiscences, enrichies par la relecture, n’entrent que pour une petite part dans mon propos. Ceux qui ont lu Cervantès, et plus particulièrement Don Quichotte, ne sont pas unanimes, tant s’en faut, à en célébrer les vertus, et on se perd encore aujourd’hui en conjectures sur les raisons qui en ont fait le succès et qui lui valent d’être considéré comme un texte fondateur, ouvrant la voie au roman moderne. Car, cela va sans dire, ces raisons, multiples, ne sont pas nécessairement perceptibles au premier abord. Les travaux du colloque de Québec sont revenus, du reste avec une certaine insistance, sur quelques points de référence, en reprenant bien entendu ceux qui avaient initialement retenu l’attention des auteurs français, au premier rang desquels figure le roman lui-même, en tant que genre aussi indéfini que controversé, mais aussi en tant qu’objet et vecteur d’un imaginaire qui est tout à la fois, on ne le dira jamais assez, source de fascination et de plaisir, et par conséquent de méfiance et de réprobation. Un objet qui détourne les esprits des chemins balisés des lectures édifiantes pour les entraîner dans la spirale récréative du vagabondage onirique, au point d’en faire perdre la raison. Un objet dangereux, en un mot, dont il importe de maîtriser les mécanismes afin de mieux en contrôler les effets. Cette spécularité du roman, si bien mise en scène par Cervantès, tout comme les jeux métatextuels dans lesquels il excelle, sont autant de leviers pour de multiples questionnements, qui sont demeurés, pour l’essentiel, circonscrits, chez les premiers lecteurs et imitateurs, au champ du poétique et du débat littéraire, dont on sait qu’il n’était pas exempt d’arrière-plans idéologiques. La dérision et le rire, qui vont prévaloir dans les jeux parodiques de la réécriture et dans les premières imitations, accompagnent ainsi le mouvement «â•›antiromanesqueâ•›» et le travail de sape des censeurs et des pédagogues. Un motif emblématique –€celui du lecteur fou intoxiqué par la littérature romanesque€– et une déclaration d’intention –€en finir avec les fadaises du roman de chevalerie€–, que certains prennent encore aujourd’hui
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au pied de la lettre, ont assurément façonné la première réception de Don Quichotte. Ainsi, le personnage a-t-il d’abord été vu comme un pantin ridicule, gouverné par ses délires inspirés du mimétisme romanesque, tandis que la figure du narrateur et ses avatars métatextuels focalisaient l’intérêt, au détriment de la trame et des développements de l’histoire, dont on a surtout retenu, paradoxalement, à quelques exceptions près –€la bataille contre les moulins€– les récits incidents ou interpolés –€tels que l’histoire du «â•›Captifâ•›» ou du «â•›Curieux malaviséâ•›»Â€– dont on sait qu’ils firent l’objet de publications séparées. On ne s’étonnera donc pas que les limites temporelles fixées pour les travaux du colloque aient eu pour conséquence de faire émerger les lignes de force de cette première réception de Don Quichotteâ•›: le débat autour du genre et l’émergence des contre-feux allumés par ceux qui le dénigrent ou voudraient en prendre le contrôle et lui assigner un rôle de formation et d’édification de la jeunesse en élaborant –€c’est le cas de Fénelon€– une sorte d’antidote à ses effets nocifs. Par où l’on rejoint, sans doute, le sempiternel débat sur l’art et la morale, dont on sait qu’il n’est pas étranger aux préjugés nourris envers les «â•›froides fictionsâ•›», pour reprendre le mot de Bossuet, mais qui a surtout contribué, par une sorte d’effet de balancier, à l’exaltation du vrai, dont se réclament les tenants du réalisme littéraire. La question préoccupe Diderot qui, dans un tout autre esprit et avec une grande clairvoyance, la pose dans le face-à-face entre Jacques et son maître, qui met si bien en exergue les paradoxes de l’identité et de l’altérité, et ouvre par là même une autre forme de questionnement du texte cervantin, dont Diderot fut manifestement l’un des rares à avoir entrevu la profondeur. Quant au rapport au vrai, force est de constater que, si l’on veut bien faire abstraction de son inévitable pendant littéraire –€le vraisemblable€–, il se trouve compliqué, en la circonstance, d’un accident qui va profondément marquer les esprits et donner un tour vertigineux à cette question. Cet accident –€que je préfère, pour ma part, qualifier d’incident€– a pour nom Alonso Fernández de Avellaneda. En réalité, il s’agit d’un pseudonyme sous lequel se dissimule le plagiaire qui publie, peu de temps avant celle de Cervantès, une Seconde partie de Don Quichotte, dans laquelle il règle apparemment des comptes avec le Manchot de Lépante, qu’il abreuve, dans son prologue, de propos insultants, et dont il tourne en dérision le roman et les personnages. On sait tout le parti que Cervantès en a tiré dans son propre prologue et dans les derniers chapitres du Don Quichotte de 1615â•›: annexant au récit des aventures de don Quichotte l’un des personnages de l’apocryphe, un gentilhomme du nom d’Alvaro Tarfé, il amène celui-ci, dans sa propre fiction, à reconnaître, devant huissier, que le don Quichotte et le Sancho
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d’Avellaneda ne sont que des imposteurs et de grossières contrefaçons. Moyennant quoi, la question entre le vrai et le faux, le mensonge et la vérité, se complique des avatars de l’imposture et de la surprenante perméabilité de l’œuvre, dont on mesure à quel point elle est ouverte et combien sont nombreuses et subtiles, à travers elle, les passerelles entre la réalité et la fiction. Cela étant, Cervantès n’avait pas attendu l’incident Avellaneda pour décloisonner son récit et en faire un lieu de rencontre et de débat, où auteurs multiples, narrateurs, et autres traducteurs dialoguent avec le lecteur, quand ils ne s’adressent pas directement aux personnages. Et on sait à quel degré de fusion ou de confusion est porté l’artifice, puisque aussi bien, dès les premiers chapitres de la Seconde partie de 1615, les protagonistes dialoguent avec des lecteurs de la Première partie, dans la mesure où –€et c’est là le coup de génie€– les personnages de la Seconde partie, ont lu ou connaissent pour la plupart les aventures de la Première partie. Et sans doute est-ce dans cette réécriture –€véritable réplique de Cervantès à lui-même€– que réside l’essentiel de la trace laissée par le Don Quichotte de 1605, dont l’artifice se complique et les perspectives s’élargissent, au point que sa portée dépasse sans conteste le propos initial et l’horizon d’attente des premiers lecteurs. Que Lesage ait choisi de demeurer aveugle devant ce monument et qu’il ait pris le parti de délaisser le labyrinthe cervantin pour s’engouffrer dans l’impasse de l’apocryphe n’est qu’un regrettable avatar de l’incident Avellaneda, dont les mérites ne sont certes pas négligeables, mais dont le succès est indéniablement dû au talent de Cervantès, que le plagiaire prétend dépouiller, non sans cynisme, des bénéfices qu’il était en droit d’espérer de la deuxième partie de son roman. Pour autant, la réaction de Lesage n’est pas un cas isolé. Et l’idée qui vise paradoxalement à faire de Cervantès le plagiaire d’Avellaneda a été et est encore soutenue, au motif que quelques épisodes de l’apocryphe (publié en 1614) ne sont pas sans ressembler à ceux que Cervantès met en scène dans sa Seconde partie. Mais cette hypothèse se heurte à bien des obstacles. Car, à moins d’imaginer que le plagiat d’Avellaneda ait pu servir de déclencheur à la reprise, par Cervantès, des aventures de don Quichotte –€ce qui est quasiment impossible, compte tenu du peu de temps qui sépare la publication des deux œuvres€–, force est de constater que la concomitance des deux textes plaide plutôt en faveur de Cervantès. N’oublions pas, en effet, que le Don Quichotte apocryphe d’Avellaneda voit le jour près de dix ans après la Première partie du Don Quichotte de Cervantès, dans lequel Avellaneda prétend avoir été attaqué et dont il déclare vouloir tirer vengeance. Sauf que si, comme l’affirme Avellaneda, son livre est une réplique à celui de Cervantès, le moins
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qu’on puisse dire, c’est qu’elle arrive bien tard… En revanche, si l’on admet qu’Avellaneda a été informé du projet de Cervantès d’écrire une seconde partie, on comprend qu’il ait saisi l’occasion de se venger et qu’il ait alors pris la plume à son tour. Ce qui expliquerait la concomitance des deux «â•›suitesâ•›». Au demeurant, on peut légitimement penser que, du moment qu’Avellaneda avait eu vent du projet de Cervantès, il aurait pu tout aussi bien obtenir des informations sur ce que ce dernier écrivait et en profiter pour lui couper l’herbe sous le pied. D’autant que les coïncidences que l’on peut observer entre les deux textes sont concentrées dans les premiers chapitres de l’œuvre de Cervantès. Bref, il est beaucoup plus plausible qu’Avellaneda ait réagi au projet de Cervantès plutôt que l’inverse, moyennant quoi on se trouve devant un cas probablement unique dans l’histoire de la littérature, d’un plagiat par anticipation. En effet –€et il ne semble pas que cela ait été souligné jusqu’ici€– le véritable plagiat d’Avellaneda ne se fait pas tant en direction du Don Quichotte de 1605 que de celui de 1615, auquel il semble avoir emprunté –Â€ sauf à inverser les rôles ou à invoquer d’improbables coïncidences€– quelques-uns de ses épisodes clés. Écran ou miroir, le fait est que le récit d’Avellaneda a indéniablement marqué, dans un premier temps –€notamment en France, où le relais en a été assuré par le succès de Lesage€–, la réception de Don Quichotte. Et, si l’on veut bien accepter l’hypothèse qui vient d’être rappelée ici, force est d’admettre qu’il interfère au moins autant dans la réception du Don Quichotte de 1605 que dans celle de l’œuvre de 1615, dont il recèle paradoxalement les prémisses. On me pardonnera d’avoir ainsi déplacé d’une certaine façon la question initiale, posée par ce colloque, dont on mesure ici à quel point elle est pertinente et complexe, puisqu’elle nous conduit à poser en corollaire la question de savoir si Cervantès avait lu Avellaneda, avant de commencer à écrire sa Seconde partie –€on l’aura compris, pour ce qui me concerne, la réponse est non€–, mais aussi celle de savoir jusqu’à quel point Avellaneda aurait eu connaissance du texte du Don Quichotte de 1615, alors qu’il était en cours d’élaboration –€et dans ce cas, ma réponse est oui. Je voudrais, pour terminer, revenir sur un autre type d’écran ou de miroir, dont il convient de ne pas sous-estimer les effetsâ•›: la traduction. Il n’est pas besoin de souscrire aux théories des tenants de la déconstruction pour admettre que toute lecture, à défaut d’être une mauvaise lecture (misreading), réalise, au regard d’un texte supposé immuable et figé dans l’imprimé, une opération singulière autant qu’éphémère et, qui plus est, affectée d’un coefficient multiplicateur, lui-même incalculableâ•›: celui du nombre des lectures réalisées à partir d’un texte unique. Ce rappel à la plus
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banale des évidences ne peut que nous inciter à la plus grande prudence au regard des traductions qui sont, elles aussi –€et comment pourrait-il en être autrementâ•›?€– soumises au crible d’une lecture qui –€sauf cas exceptionnel de mobilisation d’une équipe de traducteurs€– ne peut que passer par le crible d’une lecture singulière, et par là même éphémère. Autant il fut facile à Pierre Ménard de réécrire Don Quichotte, dans l’imaginaire de Borges, sans en changer une virgule, autant il sera impossible au meilleur des traducteurs de proposer, à quelques années d’intervalle, la même traduction d’un même texte, pour peu que celui-ci soit de quelque extension. Ayant été moi-même traducteur occasionnel de quelques chapitres de Don Quichotte, je sais bien que je serais incapable de retomber systématiquement sur la même traduction que celle que je proposais naguère. Toutefois, mon expérience en la matière n’étant que très limitée, je laisserai aux traductologues le soin de mesurer les écarts qui peuvent se creuser entre l’original et ses traductions, surtout quand celles-ci sont nombreuses et étalées dans le temps. En revanche, je reviendrai sur l’idée d’un original figé à jamais sous les espèces du papier et de l’encre d’imprimerie. Autant le dire tout netâ•›: pour ce qui est de Don Quichotte, cet original n’existe pas. Entendons par là que le texte du chef-d’œuvre de Cervantès est certainement l’un des plus incertains et des plus sujets à caution qui aient jamais été imprimés. L’édition princeps du Don Quichotte de 1605 est, en effet, une véritable catastrophe typographique, à laquelle on a tenté de remédier –€avec des fortunes diverses€– par d’innombrables corrections, rectificatifs et amendements de toutes sortes. Sans compter les conjectures au sujet d’une hypothétique refonte, qui remettrait en cause l’ordre des chapitres, afin, notamment, de tenter de rendre compte de l’incohérence des épigraphes et des contradictions internes dues à l’escamotage –€semble-t-il délibér逖 de certains passages de l’œuvre. On comprend, dans ces conditions, que la question de la traduction puisse paraître relativement secondaire au regard de l’établissement et du toilettage du texte originalâ•›! Or, c’est tout le contraire qui s’est produitâ•›: les traducteurs se sont mis à l’œuvre sans trop se poser de question sur la fiabilité de l’original à partir duquel ils travaillaient. Et il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour disposer enfin, avec l’édition de Francisco Rico, d’une première édition critique (Barcelone, Crítica, 1998) qui, bien qu’élaborée à grand renfort d’érudition par un collectif de spécialistes venus de tous les horizons du cervantisme, n’en a pas moins suscité critiques et controverses. Il s’ensuit que –€sans prétendre répondre aux questions posées lors du colloque et encore moins aux objections formulées à l’encontre de la nouvelle édition de La Pléiade€– toute entreprise de traduction postérieure à la publication
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de l’édition critique de Rico trouve sa légitimité dans le seul fait de disposer d’un original qui, bien qu’encore entaché de quelques imperfections, a été dûment contrôlé et établi par des éditeurs compétents. Et à cet égard, l’édition de la Pléiade l’emporte sur les précédentes, et notamment sur celle d’Aline Schulman –€au moins dans sa première version publiée au Seuil en 1997€–, même si cette dernière, qui fait précisément le choix de la table rase en matière d’érudition et d’ecdotique, n’est pas la moins réussie, ni la moins agréable à lire. Cela dit, je ne saurais clore ces remarques sans faire allusion à l’aspect mercantile –€autre forme de légitimit逖 qui, au-delà des préoccupations érudites et du souci de faire partager au plus grand nombre le plaisir de lire un texte qui compte parmi les plus grands de la littérature, est désormais irrémédiablement liée à toute entreprise de traduction, d’édition ou de réédition de Don Quichotte. Une légende (?) veut que ce livre ait rapporté à lui seul à l’Espagne autant que les usines Ford aux États-Unis. Mais c’est probablement inexactâ•›: il a dû rapporter davantage. Est-ce à dire pour autant que l’on a lu Cervantès en proportionâ•›? Ma réponse estâ•›: rien n’est moins sûr. Michel Moner Le Moulin, 25 octobre 2007
«â•›Est-ce que l’on sait où l’on vaâ•›?â•›» Don Quichotte et la déconstruction du récit, de l’intrigue et du personnage dans le roman français du XVIIIe€siècle (Marivaux, Prévost, Diderot)
Les réécritures de Don Quichotte, comme l’explique Garnier dans sa présentation de l’Histoire de Monsieur Oufle, utilisent le «â•›sujet ingénieuxâ•›» du lecteur fou, et ce malgré le caractère «â•›inimitableâ•›» du roman de Cervantès1. L’inimitable serait ainsi une incitation à l’imitation, cette contradiction est évidente pour un lecteur français de la fin du XVIIIe siècle en regard de plus de cent cinquante ans de reprises et de transpositions du chef-d’œuvre de Cervantès (étudiées par Michel Bardon, Paolo Cerchi et récemment Jean Canavaggio). D’un côté, Garnier se réfère à un mode d’appropriation –€particulièrement prisé au XVIIe et presque réduit au XVIIIe siècle à Bordelon et Marivaux€– qui consiste à reproduire le dispositif inventé par Cervantès (celui du lecteur fou) pour faire la satire des mauvais romans et de ceux qui les aiment ou les prennent trop au sérieuxâ•›: il suffit de remplacer les romans de chevalerie par des cibles équivalentes et plus proches. Par ailleurs, Garnier voit l’éloignement de ce que dénonce Don€Quichotte susciter des interrogations sur les motifs de son succès constant et des doutes sur l’intérêt de sa «â•›satireâ•›» des romans de chevalerie. Témoignent admirablement de ce changement de perception (qui revient à minorer ou même à ignorer la visée antiromanesque de Cervantès) les propos de l’abbé de Villiers à la fin du XVIIe siècle dans un essai consacré au conte de fées2. Après s’être indigné de l’indigence de nombreuses fictions de son époque et avoir soutenu, contre ses contemporains, que le conte de fées se prête, à l’égal de la fable, à un usage pédagogique, il en définit la qualité littéraire (au moins virtuelle) en le rapprochant des romans comiques comme ceux de Cervantès ou de Scarron. Il écarte comme secondaire et révolue la charge de l’écrivain espagnol contre les livres de chevalerieâ•›: 1. Charles-Georges-Thomas Garnier, «â•›Avertissement de l’éditeurâ•›», dans Laurent Bordelon, Histoire de Monsieur Oufle, 1789, p.€1â•‚8. 2. Pierre de Villiers, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps pour servir de préservatif contre le mauvais goût, 1699.
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est-ce parce qu’on dit que don guichot est une satire de la chevalerie espagnole qu’on le trouve agréableâ•›? Quelle allégorie est renfermée dans le roman comiqueâ•›? Quelles instructions peut-on tirer des Amadisâ•›? Touts ces livres sont des livres excellents […]. Quand (ce qui n’est pas), on n’en tirerait aucune autre instruction, ne faudrait-il pas qu’un auteur ait une extrême habileté pour conter de l’air naïf et spirituel qu’on y trouveâ•›? […] Croyez-moi, il faut bien de l’esprit, bien des réflexions et même bien de la capacité pour conter les choses de manière à faire rire et à les rendre toujours agréables3.
Après un premier mouvement de réécriture proche du roman de Cervantès (qui dure environ cinquante ans), sensible à sa valeur burlesque, Villiers (avec Perrault) contribue à une modification profonde de son appréciation et de son utilisation, assez mal repérée par les critiques, car elle conduit à des reprises moins explicites et, plus attentive aux singularités poétiques de Don Quichotte, elle est plus liée aux interrogations des écrivains sur la nature du roman, le rôle de l’intrigue et la création du personnage. Ce développement s’explique par la nécessité de prendre en compte la distance qui se creuse au fur et à mesure que le siècle avance, on l’a dit, mais aussi par les évolutions du roman français (je m’en suis expliqué dans mon Singe de don Quichotte4 et dans Métafictions5), enfin par les propriétés du roman de Cervantès qu’elles contribuent à mettre à jour (c’est sur ce point que je vais m’arrêter). Cervantès assigne dans son Prologue et dans les lignes conclusives de Don Quichotte une intention exclusivement critique (ridiculiser les romans de chevalerie) et il s’appuie pour cela sur la folie de son personnage qui croit en revivre l’exaltation héroïque. Toutefois, les trois sorties de don Quichotte le conduisent à vivre des aventures très différentes de ce qu’il prévoyait, à connaître une réalité multiple au gré de ses rencontres et, par conséquent, à dépasser son rôle fixé au départâ•›: rendre sensible l’incongruité des (mauvais) livres de chevalerie. Cervantès écrit un autre roman que celui annoncé, une extraordinaire exploration de l’Espagne, de la littérature, de la politique et de la morale, conforme aux idéaux formulés par le chanoine de Tolède. 3. Ibid., p.€105. Voir une déclaration voisine chez Perrault au début de la deuxième partie du Parallèle des Anciens et des Modernesâ•›: «â•›mais nous avons des Romans qui plaisent par d’autres endroits, & ausquels l’Antiquité n’a rien de la mesme nature qu’elle puisse opposer, c’est le Don Guichot & le Roman Comique, & toutes les nouvelles des excellens Auteurs de ces deux livres. Il y a dans ces ouvrages un sel plus fin & plus piquant que tout celuy d’Athenes. Il s’y trouve une image admirable des mœurs & un certain ridicule ingenieux qui fait à tous momens la chose du monde la plus difficile, qui est de faire rire un honneste homme du fond du cœur & malgré qu’il en aitâ•›» (Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciencesâ•›: Dialogues avec le poème du siècle de Louis le Grand et une épître en vers sur le génie, 1971, p.€127). 4. Jean-Paul Sermain, Le singe de don Quichotteâ•›: Marivaux, Cervantès et le roman postcritique, 1999. 5. Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730)â•›: la réflexivité dans la littérature d’imagination, 2002.
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Comme l’explique Sanchoâ•›: «â•›[…] il n’y a qu’un mois que nous allons cherchant les aventuresâ•›; et, jusqu’à présent, nous n’en avons rencontré aucune qui le fût vraimentâ•›; et puis il arrive parfois qu’en cherchant une chose, on en trouve une autre6â•›». Le lecteur est comme le chevalier et son écuyerâ•›: il est embarqué dans un projet dont la réalisation décevante devient de moins en moins intéressante avec le temps et, en suivant cette voie, il participe à ce qui n’est pas annoncé, un roman inédit, de la même façon que don Quichotte, malgré lui, vit de vraies aventures et fait des expériences très enrichissantes. Ce roman autre se développe progressivement et de façon détournée, sinon aléatoire, puisque sa formation dépend entièrement des lubies du héros, de sa folie et de sa monture, seule à décider capricieusement du chemin suiviâ•›: circonstance fondamentale dans la volonté chez Cervantès d’insignifiance du tracé de l’intrigue et de la fable du roman. Le projet du romancier est donc indirect et dissimulé, puisqu’il prend le visage et les moyens d’un roman écran, celui qu’on désignera ensuite du terme d’antiroman. Le caractère déceptif et décevant de l’antiroman (qu’il faut plutôt considérer comme un opérateur) est confirmé par l’immobilité de l’intrigue, qui n’évolue quasiment pas du début à la fin. Si la folie du personnage s’atténue, elle ne change pas de nature, et le rapport critique aux romans de chevalerie reste le même, la conclusion (la guérison du héros) ne faisant que dire au lecteur ce qu’il sait depuis le débutâ•›: don Quichotte rejoint le point de vue du narrateur. Ce discours figé permet au romancier d’ajouter les éléments de l’autre roman sans s’imposer aucune composition de l’intrigue, puisque ses éléments viennent en quelque sorte se glisser au hasard des caprices de Rossinante dans la structure antiromanesque. La nouvelle identité du héros se développe elle-même à partir des traits constants de sa folie. Sa caractérisation complexe n’obéit donc pas à une logique unifiée et, surtout, elle n’apparaît elle aussi au lecteur que de façon voilée. Le romancier tire sa liberté de cette structure dédoublée et laisse au lecteur le soin de percevoir le roman vrai (l’envers positif de l’antiroman), de saisir la réalité sociale, morale et littéraire de l’histoire et la complexité du héros. L’antiroman est à certains égards un leurre dans le sens où il ne doit pas être pris pour la fin du roman, son sens ultime ou même son sens principalâ•›: ceux qui y succombent sont dans une situation analogue à celle du héros, consistant non à prendre à la lettre le récit des aventures, mais la fable qu’illustrerait la fiction. 6. Miguel de Cervantès, Don Quichotte, Œuvres romanesques complètes, 2001, vol.€I, p.€507. «â•›[…] no ha sino un mes que andamos buscando las aventuras, y hasta ahora no hemos topado con ninguna que lo sea, y tal vez hay que se busca una cosa y se halla otraâ•›» (Miguel de Cervantès, Don Quijote de la Mancha, 2004, vol.€I, p.€185).
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Dans les dernières années du XVIIe siècle, les lecteurs français de Cervantès prennent conscience de ce fonctionnement déconcertant et en reproduisent l’aspect paradoxal dans leur usage retors du mot «â•›comiqueâ•›». Ce terme s’appliquait à la visée parodique, burlesque du roman de Cervantès, à sa face négative, il caractérise désormais aussi sa face positive, celle qui se construit dans le mouvement même de l’antiroman, cachée, subreptice, majeure. On s’attache dès lors à la vérité morale et sociale du récit, à la profondeur humaine des deux héros, au talent du romancier à saisir l’ensemble de son siècle et de son pays sur un mode plaisant, capable de sourire des travers ou des mensonges, mais aussi de prendre en pitié les victimes. Saint-Évremond, dans une lettre au maréchal de Créqui (1671), crédite l’œuvre de nourrir l’esprit à l’égal de la plus haute poésie (Malherbe), de la plus ambitieuse littérature morale (Montaigne) ou de la tragédie (Corneille), il explique aimer les «â•›aventures amoureusesâ•›» des Espagnolsâ•›: Il y a peut-être autant d’esprit dans les autres ouvrages des auteurs de cette nation que dans les nôtresâ•›; mais c’est un esprit qui ne me satisfait pas, à la réserve de celui de Don Quichotte, que je puis lire toute ma vie sans être dégoûté un seul moment. De tous les Livres que j’ai jamais lus, Don Quichotte est celui que j’aimerais le mieux avoir faitâ•›: il n’y en a point, à mon avis, qui puisse contribuer davantage à nous former un bon goût sur toutes choses. J’admire comment dans la bouche du plus grand fou de la Terre, Cervantès a trouvé le moyen de se faire connaître l’homme le plus entendu et le plus grand connaisseur qu’on se puisse imaginer. J’admire la diversité de ses caractères, qui sont les plus recherchés du monde pour les espèces, et dans leurs espèces les plus naturels7.
Commentaire aux implications majeuresâ•›: Saint-Évremond dissocie du personnage et de sa folie (qui sert de support à la machinerie burlesque et antiromanesque du livre) le propos de l’écrivain, radicalement inverse, qui développe l’intelligence la plus avisée et tournée vers une connaissance des hommes à la fois «â•›recherchéeâ•›» et «â•›naturelleâ•›» (donc fortement instructive sur le plan moral). Villiers, déjà évoqué, reprend l’idée de Saint-Évremond et en tire des conséquences radicalesâ•›: importe peu ce qui commande explicitement le propos du romancier, la destruction des romans de chevalerie n’est qu’un moyen. Il appartient à Marivaux, dans les années 1713-1715, d’avoir développé cette lecture provocante et d’avoir élargi la proposition de Villiers et ce qu’il dit sur la visée antiromanesque de Don Quichotte à ce qui définit alors, et peut-être pour tout lecteur jusqu’à aujourd’hui, le sens du romanâ•›: sa visée démonstrative, le sens de sa fable, la valeur exemplaire de son personnage. Marivaux écarte tout cela d’un revers de plume dans son
7. Saint-Évremond, Œuvres, 1741, t.€3, p.€48.
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Télémaque travesti, d’une façon très subtile, c’est-à-dire en rejouant le leurre même du roman cervantin dont il se sert pour en étendre la portée critique au-delà des vieux romans et pour atteindre les romans les plus respectables et les plus conformes à toutes les attentes littéraires et moralesâ•›: leur valeur d’exemple ou de parabole (entée sur le personnage et son destin) est un leurre et ceux qui y succombent ressemblent au Chevalier à la Triste Figure. Trois des quatre romans de jeunesse de Marivaux s’inscrivent dans la série des reprises du «â•›sujetâ•›» de Don Quichotte et semblent donc en maintenir la lecture réductrice à son propos burlesque et critique. Dans son Télémaque travesti, qui nous retiendra ici, il imagine un roman entièrement focalisé sur deux personnages qui prennent Les aventures de Télémaque, le noble et pédagogique roman de Fénelon (1699), comme des instructions pour euxmêmesâ•›: ils veulent les revivre dans les Cévennes soumises aux dragonnades de Louis€XIV8. Marivaux se moque ainsi de la volonté esthétique et morale de l’écrivain de donner des leçons au lecteur et, dans son écriture, d’anticiper le sens moral à dégager d’une composition préméditée. Mentor, le maître du héros, prend en charge ce programme pédagogique et est ainsi, à l’intérieur de l’intrigue, le support du projet littéraire de l’écrivain. Il en formule le sens moral et, comme celui-ci a servi de principe à la composition du roman, il doit désormais servir de modèle au lecteur (suivant ainsi l’exemple du jeune Télémaque). Marivaux articule sa critique sur trois plansâ•›: il vise la niaiserie de Fénelon, précepteur du dauphin qui croit pouvoir susciter chez son élève l’envie de faire comme un héros de roman, il vise de façon plus générale l’illusion que la représentation d’un comportement moralement bon pourrait amener le lecteur à l’adopter, et il voit dans cette application, prise à la lettre dans son roman-pamphlet, une folie égale à celle de don Quichotte. Cette moderne folie a pu échapper à l’attentionâ•›: en effet, ce qui est demandé au jeune Télémaque, intrinsèquement bon, est en général approuvé, mais c’est la pertinence de cette demande, la possibilité qu’elle soit suivie d’effets, qui participent de l’illusion du prélat, de sa folie. L’attaque ne vise donc pas tant l’impropriété du livre de Fénelon (offrant un prince antique en modèle à l’héritier de Louis XIV) que l’impropriété de sa démarche pédagogique. Marivaux se sert de Don Quichotte pour contester la prétention du roman de Fénelon, Les aventures de Télémaque, à donner une leçon au lecteur 8. «â•›On trouvera dans cette histoire même liaison et même suite d’aventures que dans le vrai Télémaqueâ•›» (Marivaux, Le Télémaque travesti, 1972, p.€722). M. Brideron croit le destin de son neveu «â•›conformeâ•›» à celui de Télémaque et il l’incite à compléter cette ressemblanceâ•›: «â•›voici un livre où sont écrites les aventures d’un prince dont la situation était pareille à la vôtreâ•›; il semble que la conformité vous prescrive mêmes actions et mêmes entreprises. Lisez son histoire, mon cher fils, lisez-la, et s’il se peut, concevez l’envie de l’imiterâ•›» (ibid., p.€724).
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et élargit cette critique au point de refuser de mettre le roman au service d’une intention morale, se dressant ainsi contre les demandes des autorités et des institutions littéraires et religieuses adressées de façon impérative au roman9. La force de la critique de Marivaux est que, à un troisième niveau, elle montre la convergence entre ce projet moral, l’illusion de son usage à la don Quichotte et les préceptes classiques de la composition qui utilisent l’itinéraire du personnage, sa caractérisation et l’intrigue dans laquelle il se déploie comme support de son messageâ•›: c’est condamner le roman à être l’illustration d’un sens a priori, dûment estampillé par les autorités morales. Ce conformisme se mesure aussi chez Fénelon à son écriture vainement pompeuse et à son romanesque de pacotille. Le roman se développe alors en stéréotypes pour ne pas déroger aux convenances de la morale et de la société. Critique fondamentale parce qu’elle met en question les principes mêmes de la composition qui demandent la réalisation d’un plan et une cohérence du personnageâ•›: constructions préalables qui vont à l’encontre du mouvement inventif et ouvert du roman. Avec une habileté vertigineuse, Marivaux ne répète pas le propos parodique antiromanesque de Cervantès, mais comprend le rôle que celui-ci joue dans une économie déceptive de l’écriture romanesque et de la lectureâ•›: Cervantès invitait à lire ailleurs qu’en lui, derrière le propos affiché de l’intrigue et du personnage, le sens du roman. La destruction radicale du roman de Fénelon (on comprendra que je ne partage pas le modérantisme d’Henri Coulet et de Frédéric Deloffre) soutient le refus de tout sens moral de la fable et du personnage qui atteint paradoxalement le roman même de Marivauxâ•›: la bonne lecture de ce roman suppose qu’on le lise autrement que comme une charge antiromanesque. Saint-Évremond et Villiers dans leurs jugements, Marivaux dans son écriture, nous fournissent les clefs d’un mode ou d’un genre d’antiroman que le XVIIIe siècle français va pratiquer avec une constance et une invention extrêmesâ•›: dans une construction à double face qui fait du roman proclamé un leurre devant être rejeté, dénoncé et inversé pour laisser apparaître un autre roman, répondant aux intentions profondes du romancier, mais qui ne se laisse découvrir qu’à partir de son double factice, séducteur, auquel il faut se laisser prendre un moment pour s’en détacher, écarter ce qu’il promet et entrer dans le propos profondément critique, car sceptique, du roman. Ceci suppose que l’antiroman Don Quichotte n’était plus apprécié pour sa destruction des romans de chevalerie, mais dans le rapport entre cette destruction et la reconstruction du roman. Le Télémaque 9. Demandes que les philosophes reprennent à leur compte au nom des Lumières et auxquelles un Marmontel, par exemple, entend répondre avec son Bélisaire (1767).
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travesti installait cette tension au cœur même de tout roman qui liait son sens au dessein de la fable et à la valeur exemplaire du personnage. Lien non pas défait mais interrogé, mis en question, ironisé par les romanciers du XVIIIe€siècle. La méfiance et les pratiques négatives du XVIIIe siècle français résultent en partie de la conception restrictive par les autorités morales et littéraires de cette détermination du sens romanesque, conception exposée justement dans le roman de Marivaux. On le sait, le XIXe siècle va au contraire s’attacher à composer des intrigues significatives et des personnages symboliques, de Scott à Hardy, de Balzac à Stendhal, de Flaubert à Zola. Le roman du XVIIIe siècle (du moins dans sa mouvance critique qui inclut toutes les grandes œuvres aujourd’hui retenuesâ•›!) va donc transposer le dispositif de Cervantès qui consiste à utiliser le propos dominant de l’idéologie (ici antiromanesque) venu contaminer l’intrigue (aboutissant à la reconnaissance de sa folie par don quijano el bueno) et le personnage (érigeant en exemple la maladie du lecteur) pour instaurer subrepticement une autre réflexion morale, littéraire et sociale, une intrigue éclatée et ouverte, un personnage contradictoire et libre. L’une des formes préférées du roman au XVIIIe siècle, les faux mémoires, s’est prêtée particulièrement à ce mode paradoxal d’écriture. Marivaux a exploité avec audace ce genre dans ses œuvres de jeunesse. Je m’en tiendrai ici à La vie de Marianne10, commencée en 1727 environ et publiée de 1731 à 1742. Comme dans tous les grands romans du XVIIIe€siècle (Prévost, Crébillon, Rousseau, Laclos), Marivaux confie à son héroïne non seulement le soin de mener l’intrigue et de rédiger le récit qui en rend compte, mais aussi d’en exprimer le sens, d’en revendiquer la valeur et l’interprétationâ•›: satire de la société, analyse du pouvoir féminin, formation d’un discours qui ignore les contraintes de la langue savante et les hiérarchies du style. Marivaux pousse ainsi à l’extrême la possibilité, offerte par le genre romanesque appelé mémoires, de confier au personnage la composition du récit, la formulation de sa signification et l’institution de sa propre personnalité. Cela a été souvent relevé, Marivaux sape avec une égale constance cette prétention grâce à trois procédés convergents bien connus. D’une part, Marivaux laissant en suspens les deux intrigues concernant l’héroïne et Tervire, la fin du roman ne coïncide pas avec la fin de l’entreprise mémorialiste de l’héroïne et moins encore avec le compte rendu des aventures qui l’ont conduite à sa position d’éminence sociale et de retraite morale (interruption qui vaut aussi pour Le paysan parvenu et qui ne signifie que l’inachèvement du roman leurre, pas du roman souterrain, le
10. Marivaux, La vie de Marianne, 1997.
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vrai). Le second procédé est l’étalement dans le temps de la publicationâ•›: le roman est publié en onze parties (les trois dernières en bloc) qui contredisent (et en atténuent donc la portée) l’hypothèse du manuscrit trouvé (rédigé par Marianne, puis édité) en intégrant dans le texte les réactions à la publication de chaque partie, ce qui permet au romancier de faire prendre à son héroïne une succession de nouveaux départs et donc, comme l’affirme Marc Escola, de rédiger son propre livre «â•›dans l’ignorance de sa suite11â•›», ruinant par avance la signification englobante de l’intrigue. De fait, le récit est comme immobilisé dans des accidents infimes et dans la dilatation informe des scènes, et l’intrigue est minuscule en regard de la longueur du texte. Le troisième procédé est d’avoir miné le discours de vérité de son héroïne mémorialiste. D’une part, en la laissant elle-même inciter au soupçon sur sa sincérité et son honnêteté et d’autre part en la plaçant dans une situation où il lui est impossible (de même qu’à Jacob dans ses mémoires) d’expliquer les conditions et les motifs de sa fulgurante ascensionâ•›: tout au plus lui est-il permis de laisser entendre qu’en est donnée une version maquillée et invraisemblable, sinon miraculeuse. Le roman repose donc sur un discours trompeur qui ne doit pas être écarté par l’interprétation, mais intégré à elle, pris d’une certaine façon comme l’objet d’un roman dont le lecteur a la charge et qui repose sur un mouvement inachevable de compréhension. L’apparence d’un discours authentique et vrai, la myopie du récit, l’absence de direction de l’intrigue (qui s’enlise après trop de méandres) participent ainsi d’un nouveau roman ou d’un contre-roman fondé sur le refus d’une ligne directrice qui aurait été préméditée et aurait pris la forme d’un plan, d’une prévision de son terme final, ainsi que sur la complétude et l’unité du sujet. Le problème de la fiction, pointé par Valéry comme par J.€Roubaud, est de s’accomplir et de s’abolir dans l’achèvement de l’intrigue. Marivaux y échappe en laissant le roman se recommencer dans une succession d’actes de pensée et d’écritures qui se réalisent au présent. Certes, le titre de l’œuvre et la position initiale de la mémorialiste placent le roman dans la perspective d’un mode accompliâ•›; mais le renversement quichottesque (le fonctionnement double) permet de compenser cette fixité mortelle par assez d’indétermination pour que ces carcans se desserrent. L’expérience ainsi faite par le lecteur s’apparente à celle que l’on fait, à l’époque, du roman de Cervantèsâ•›: dans La vie de Marianne, il est à la fois soumis au leurre d’un sens méthodique, fini, de l’intrigue, du récit et du personnage 11. Marc Escola, conférence faite au colloque La poétique du roman d’Ancien Régime, ENS, juin 2005. Voir aussi, du même auteur, «â•›Récits perdus à Santillaneâ•›», 2004, p.€263â•‚279.
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et confronté à l’échec de ce roman, du moins au refus de limiter le roman à cette figuration. Une telle expérience de déception (au double sens de tromperie et de faillite) vise les romans traditionnels et les exigences sociales et culturelles qui lui sont imposées (exposées par Georges May), ce qu’on pourrait appeler l’illusion du personnage (facile à caractériser et à unifier), l’illusion de la morale et l’illusion que les histoires permettent de saisir le mouvement de la vie et de la pensée. Exactement contemporain de Marivaux, Prévost exploite la même structure discursive du roman, c’est-à-dire cette opposition entre l’emprise d’un sens affiché de l’intrigue, du récit et du personnage, et l’inversion de ce modèle qui oblige à chercher d’autres sens à l’intrigue et d’autres manières de saisir la subjectivité. Il n’a pas donné à ses personnages la propriété d’un style unique (à l’inverse de Marivaux), mais, au moins dans ses trois premiers grands romans (Mémoires et aventures d’un homme de qualité, Cleveland, Le Doyen de Killerine), il a attribué aux héros mémorialistes un projet idéologique fort qui les amène à rapporter leurs aventures à de grandes valeurs religieuses, politiques, morales ou amoureuses, à faire de ce qui arrive leur confirmation ou leur illustration. Ils les invoquent comme principes de vie ou d’interprétation, ils écrivent le récit de leur vie à partir de son terme qui s’impose éminemment comme conclusionâ•›: ce qu’ils ont vécu est immédiatement saisi à un niveau supérieur d’intelligibilité. Les romans de Prévost se présentent ainsi comme des réalisations parfaites de ce dont se moque Marivaux et dont il a vu la contestation à l’œuvre dans le chef-d’œuvre de Cervantès. Prévost attire aussi loin que possible son lecteur dans le piège du fantasme romanesque, mais finalement pour le dénoncer comme Cervantès et Marivaux. Il joue pour cela principalement sur les contradictions internes du récit, sur l’impossibilité d’accorder les aventures à l’interprétation qui en est faite par le narrateur et, de façon plus générale, par des énoncés aberrants et provocateurs. Les lecteurs de Cleveland ont ainsi d’emblée pu mesurer combien était spécieuses les positions de Mme Cleveland (dans son projet d’éducation), de mylord Axminster (dans la présentation de sa vengeance meurtrière), de Mme Lallin (dans son désintéressement), combien la mise en scène du mémorialiste par lui-même infirme la conclusion de sagesse qui est censée dominer son texteâ•›: elle n’inspire pas son écriture et n’a aucun effet sur sa disposition affective et morale. La conversion qui est censée mettre fin à sa quête «â•›philosophiqueâ•›» et lui assurer la sérénité ne donne lieu à aucun exposé précis ou convaincant. Plus que les contradictions du héros, cette fin marque de façon radicale l’écart entre le point de vue du héros et le
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propos du romanâ•›: Prévost expose en détail les vues critiques et libertines, dénonce la politique religieuse de Louis€XIV, lui oppose implicitement la Glorieuse Révolution anglaise de 1688, en se servant d’un héros qui, lui, fait une fin vaguement conformiste et pieuse. Mais il ne laisse pas ce personnage exposer les contenus ou la force persuasive de ses ultimes convictionsâ•›: il en fait donc une affaire qui ne regarde que le personnage et ne peut devenir matière commune pour le lecteur. Sur tous les plans, celui de la morale, de la politique, de la religion, de la subjectivité, la leçon assénée par le mémorialiste et construite par la progression de ses aventures est donc démentieâ•›: non seulement le personnage, comme les autres de Prévost, échappe à toute maîtrise, mais, sur toutes les questions qu’il soulève, le roman fait apparaître la difficulté de tenir le discours conformiste, explorant ainsi obliquement d’autres voies critiques et esquissant d’autres expériences existentielles. Le roman se constitue en défiant l’apparence normée qu’il se donne et dont il se sert pour placer le lecteur au cœur d’une subversion généralisée. Marivaux et Prévost écrivent au même moment, et recourent à des moyens voisins pour engager un mouvement antiromanesque qui ne repose pas sur le personnage du fol ami des fictions, de la parodie ou du burlesque, mais qui amène le lecteur à se distancer de ce que le roman lui-même met au premier plan. Intrigue, récit et personnage se constituent de façon dissimulée derrière les affirmations de morale et de cohérence subjective, explorent ainsi des zones qui ne sont pas thématisées ou commentées par le narrateur, qui lui échappent, comme la vraie vie de don Quichotte se soustrait au schéma antiromanesque qui finalement fonctionne comme un subterfuge. Notre troisième exemple, Jacques le fataliste et son maître, est le seul à mentionner Don Quichotte explicitement et à introduire une critique comique des romans, de leurs lieux communs et des attentes niaises des lecteurs. Il ignore pourtant le personnage du lecteur fou et laisse ses héros vivre et raconter leurs aventures sur un mode sérieux (comme le font Marivaux et Prévost). La dissociation du propos antiromanesque et de la dynamique romanesque n’est plus à l’œuvre à l’intérieur d’un même discours, d’une même fiction (comme chez Cervantès, Marivaux et Prévost, peut-être plus profondément paradoxaux), mais elle se manifeste dans une distribution séparée de deux types d’énoncés apparaissant successivementâ•›: à côté de la satire, le roman, et non plus l’un dans l’autre. Dans l’œuvre de Diderot, le propos antiromanesque est devenu explicite (et non plus oblique, comme chez Marivaux, ou profondément dissimulé, comme chez Prévost). Il est confié, on le sait, au dialogue dominant qui introduit l’auteur et un lecteur pour discuter du roman qui se déroule, le briser, le
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paralyser, le brouiller12â•›; la fiction elle-même est centrée sur le dialogue entre Jacques et son maître, qui comprend lui aussi de nombreux dialogues, etc. Ces enchâssements multiples permettent de mettre sans cesse en rapport le récit avec les conditions complexes de sa production, de sa transmission, de sa réception13. Par différents procédés trop raffinés pour être décrits ici, Diderot donne d’une part à ses récits la forme satisfaisante et close du bon conte, de l’anecdote, de la nouvelle, capable de séduire, de provoquer, de saisir l’originalité d’une vie ou d’une situation, possédant donc tous ces apprêts trompeurs dénoncés par Marivaux et Prévost, récits qui peuvent circuler, s’échanger comme ce denier du rêve dont parle Marguerite Yourcenar, et d’autre part il oppose à ces récits deux principes d’incertitude diversement évoqués et mis en scène. Le premier, assez simple, est un soupçon sur la langue, le discours, le récit, toujours condamnés à l’approximation, à la variation en fonction des buts de l’orateur conteur, de la situation de communication, des détails et circonstances retenus, si bien que se multiplient les versions douteuses d’une histoire dont toute assurance disparaît. En deuxième lieu, le dialogue du romancier avec le lecteur (ou parfois des personnages conteurs avec leur auditoire) porte sur la possibilité de suivre ou non un fil narratif, de s’arrêter à un croisement pour abandonner un personnage et en suivre un autre, de sortir d’une histoire pour entrer dans une autre qui la croise, d’introduire une infime circonstance qui imposerait des déviations importantes, sinon de fabuleux tête-à-queue. Diderot veut ainsi faire comprendre que tout récit est fondé sur des schématisations, des oublis, des artifices, qu’il doit nécessairement oublier un protagoniste, son point de vue, son itinéraire propre, au profit d’un autre, que toute compréhension, tout récit est partiel, arbitraire, faux, toute évaluation un choix personnel et intéressé. Tout récit, tout conte, ne subsiste que sous la menace de tous ses frères et cousins, qu’il doit écarter, et qui attendent tapis dans l’ombre pour donner un autre sens, une autre direction, à chacun de ces moments et ainsi l’empêcher d’arriver définitivement à bon port. Tout récit s’inscrit virtuellement dans un réseau qui finit par l’absorber. Il découpe un moment d’un tableau vivant dont chaque partie s’intègre dans autant de tableaux vivants qui le traversent dans la troisième dimension. Le roman Jacques le fataliste progresse en soutenant le charme et la nécessité de faire des contes et des récits pour rendre sensibles les conditions de leur inadéquation, de 12. Notre titre est la cinquième des six questions que l’auteur adresse au lecteur en ouverture du livre. 13. Je renvoie pour l’antécédent cervantin de cela au livre de Michel Moner, Cervantès conteur. Écrits et paroles, 1989.
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leur mensongeâ•›: en prenant conscience de cet arbitraire du récit on peut approcher de sa vérité. Le génie de Diderot est d’avoir repensé le dispositif quichottesque en écartant les développements de Marivaux et de Prévost et d’avoir inventé un nouveau moyen littéraire d’en poursuivre le propos littéraire et moral, en utilisant en particulier les propriétés du conte et du dialogue qu’avaient littérairement formées Hamilton puis Crébillon dans leur parodie du conte de fées. De ces lectures de Don Quichotte, sur le mode d’une réflexion critique ou d’une création en dialogue, on peut retenir deux conclusions. La première intéresse l’histoire de la réception du chef-d’œuvre espagnol. Dans les commentaires du XVIIe et du XVIIIe siècle français, on a peut-être trop retenu leur tonalité appréciative et leurs liens aux deux grands paradigmes comico-burlesque puis romantique qu’ils viendraient illustrer ou réfuter (bien mis en évidence par Anthony Close, favorable au premier, tandis que Jean Canavaggio ne veut pas renier le second). La génération classique (le dernier tiers du XVIIe siècle) propose une lecture spécifique qui résulte d’un doute à l’égard de la portée satirique du livre de Cervantès et dénie tout intérêt à sa critique des romans de chevalerie. Il faut donc y trouver autre chose et supposer que Cervantès l’y a misâ•›: son livre ne se réduit ni à la pensée du héros ni à la démonstration de sa folie. Attention au roman qui conduit à mettre au second plan le héros –€à l’inverse du mouvement romantique. Cela revenait à faire de la parodie contre les romans non le sens ultime du texte, mais un moment nécessaire –€qui peut devenir trompeur€– pour donner sa liberté (dans la mesure où cela la soustrayait à toute idéologie morale ou littéraire) au destin des personnages et à la fécondité des situations. Don Quichotte serait à lire comme un anti-antiroman, terme qui suppose qu’on donne deux sens différents au mot antiâ•›: un contre-antiroman, plutôtâ•›! Dans la lecture de Don Quichotte, entre les deux paradigmes burlesque (XVIIe) et romantique (XIXe), le XVIIIe€siècle offrirait ainsi un troisième paradigmeâ•›: celui du paradoxe. La deuxième conclusion porte sur l’histoire du roman français au XVIIIe siècle. On a déjà beaucoup étudié l’art du sens détourné mis en œuvre par Marivaux, Prévost et Diderot. Il consiste à présenter le récit fait par un personnage (récit oral ou écrit) et à le mettre en doute. On a moins mesuré ce que de telles pratiques pouvaient avoir d’antiromanesque. Le lien avec Don€Quichotte permet de considérer l’apparence de plénitude, de composition et de conclusion offerte par les narrateurs comme conforme aux normes et aux attentes morales et esthétiques, comme la manifestation d’un romanesque décent et comme un moyen à la fois de dissimuler et d’exprimer d’autres expériences et d’autres façons de les rendre sensibles. Par
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là, le roman du XVIIIe siècle s’oppose à celui du siècle suivant en refusant de donner un sens surplombant au tracé de l’intrigue, au conflit des idéologies, à la consistance des personnages. Il répond ainsi à sa façon au défi posé à tout romancierâ•›: comment préserver la liberté des personnages, maintenir l’incertitude de l’existence, l’impossibilité à dire simplement une situation ou une émotion. L’abstraction qu’implique le retournement antiromanesque (la réduction polémique de sa cible, son mécanisme brutal qui a sollicité au contraire les adversaires farouches du genre romanesque) peut ainsi être mise au service d’une manifestation très fine de l’indéterminé, de l’indicible, du confus. Jean-Paul Sermain Paris 3€–€Sorbonne nouvelle
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
Textes cités Bardon, Maurice, Don Quichotte en France au XVIIe et au XVIIIe siècle, 1605â•‚1815, Paris, Honoré Champion, 1931, 2€t. Bordelon, Laurent, Histoire de Monsieur Oufle, dans Charles-Georges-Thomas Garnier, Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, Amsterdam / Paris, s.é., 1789, t.€36. Canavaggio, Jean, Don Quichotte du livre au mythe. Quatre siècles d’errance, Paris, Fayard, 2005. Cervantès, Miguel de, Don Quijote de la Mancha, Barcelone, Galaxia Gutenberg / Círculo de lectores /€Centro para la edición de los clásicos españoles, 2004 [éd. Francisco Rico], 2€vol. —, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2001 [éd. Jean Canavaggio], 2€vol. Cherchi, Paolo, Capitoli di critica cervantina (1605-1789), Rome, Bulzoni, 1977. Close, Anthony, The Romantic Approach to Don Quixoteâ•›: A Critical History of the Romantic Tradition in Quixote Criticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1978. Diderot, Denis, Jacques le fataliste et son maître, Genève, Droz, 1976 [éd. Simone Lecointre et Jean Le Galliot]. Escola, Marc, «â•›Récits perdus à Santillaneâ•›», dans Béatrice Didier et Jean-Paul Sermain (dir.), D’une gaîté ingénieuseâ•›: L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, Louvain / Paris / Dudley, Peeters, 2004, p.€263â•‚279. Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de, La vie de Marianne, Paris, Gallimard (Folio), 1997 [éd. Jean Dagen]. —, Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1972 [éd. Frédéric Deloffre et Claude Rigault]. May, Georges, Le dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715â•‚1761), Paris / New Haven, Presses universitaires de France€/ Yale University Press, 1963. Moner, Michel, Cervantès conteur. Écrits et paroles, Madrid, Casa de Velázquez, 1989. Perrault, Charles, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciencesâ•›: Dialogues avec le poème du siècle de Louis le Grand et une épître en vers sur le génie, Genève, Slatkine Reprints, 1971. Saint-Ûvremond, Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de, Œuvres, Paris, s.é., 1741, t.€3.
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Sermain, Jean-Paul, Métafictions (1670-1730)â•›: la réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Honoré Champion, 2002. —, Le singe de don Quichotteâ•›: Marivaux, Cervantès et le roman postcritique, Oxford, Voltaire Foundation, 1999. —, Don Quichotte, Cervantès, Paris, Ellipses, 1998. Villiers, Pierre de, Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps pour servir de préservatif contre le mauvais goût, Paris, Jacques Collombat, 1699.
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Cervantès et le réalisme antiromanesque françaisâ•›: Sorel, Marivaux, Diderot, Flaubert
Depuis les débuts de sa réception critique en France, le Quichotte fut essentiellement considéré comme une œuvre comique et satirique qui unissait le divertissement du lecteur et la critique de la littérature chevaleresque. À une époque marquée par le discrédit généralisé de la fiction narrative, les premières transpositions françaises de l’œuvre de Cervantès exploitent son potentiel critique pour le diriger contre le récit idéalisé chevaleresque et pastoral, connu en France sous le nom de roman. Le retournement antihéroïsant de la fiction romanesque proposé par Cervantès inspire une nouvelle pratique du roman, mise au service d’une dénonciation des invraisemblances et des effets pernicieux de la littérature d’évasion. Dans le prolongement du Quichotte se développe la lignée des parodies littéraires ou antiroman, terme mis en tête de l’édition de 1633 du Berger extravagant par Sorel. À rebours des fictions héroïques, l’antiroman promeut un réalisme comique antilittéraire soutenu par de nouvelles stratégies du vraisemblable qui visent aussi bien l’univers de la fiction que les procédés du discours narratif. Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d’envisager l’influence du Quichotte dans la tradition française du réalisme antilittéraire et métafictionnel, dont les avatars successifs seront décisifs pour le renouvellement du récit de fiction dans son évolution vers le roman au sens moderne du terme, en tant que synonyme de «â•›réaliste1â•›». Cette réflexion s’inscrira donc dans le cadre d’un réalisme antiromanesque et métafictionnel qui cherche à produire un effet de «â•›réalismeâ•›» par les rapports d’opposition qu’il établit, de manière hypertextuelle, avec la tradition du romanesque. Dans un premier temps, il sera question d’établir les éléments qui définissent ce réalisme antiromanesque et métafictionnel tel qu’il est institué dans 1. Il ne sera pas question ici du réalisme tel qu’il sera conçu par les romanciers du XIXe siècle, en tant que représentation d’un univers concret, contemporain au lecteur, qui lui donne une image de ses mœurs et de sa psychologie, dans lequel les déterminations physiques, économiques et sociales occupent le premier plan du roman. Cependant, cette ligne de réflexion est une voie d’approche également possible dans l’étude de l’influence cervantine (voir Jean-Paul Sermain, Don Quichotte, Cervantès, 1998, p.€107â•‚112).
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
l’œuvre de Cervantès et, par la suite, d’analyser la manière dont ces éléments sont repris par les écrivains qui ont transposé, à des époques différentes et de façon plus ou moins créative, le dispositif critique antiromanesque du Quichotte pour dénoncer les leurres du roman et déjouer les artifices du vraisemblable romanesque.
Le Quichotte, modèle antiromanesqueâ•›: le désabusement du lecteur
Sans prétendre à dresser une poétique exhaustive de l’antiroman, je me bornerai à dégager les caractères essentiels de ce réalisme antilittéraire tel qu’il est institué par Cervantès dans le Quichotte. De façon générale, on peut considérer que Cervantès met en place des stratégies d’un vraisemblable antiromanesque qui contredisent les conventions du vraisemblable romanesqueâ•›: l’antiroman affirme sa vérité en exhibant et en déjouant les impostures des romans. Comme le Quichotte, l’antiroman est un livre sur les effets de lecture, puisqu’il y est question de ce qui leurre le lecteur et provoque sa méprise, qu’il s’agisse du héros-lecteur troublé par ses lectures, et que les personnages «â•›raisonnablesâ•›» tenteront de reconduire sur la bonne voie, ou du lecteur préfiguré dans le texte que le narrateur essayera de prévenir contre les impostures, les leurres, les falsifications des fables romanesques. Voué au désabusement, à la désillusion du lecteur, le métadiscours critique antilittéraire s’enchâsse dans le roman en tant que composante essentielle du genreâ•›; il se déploie parallèlement sur le plan de l’univers de la fiction, qui opère le renversement antihéroïsant des histoires romanesques, et sur le plan du discours narratif, pris en charge par un narrateur qui déjoue les conventions narratives typiques du roman. De l’intérieur de la fiction, la critique dirigée contre l’invraisemblance du roman est déployée au moyen du dispositif parodique de la folie romanesque, qui permet d’enchâsser dans l’histoire «â•›réalisteâ•›» (qui met en place un contexte matériel et des personnages proches de la réalité contemporaine du lecteur) une histoire romanesque –€celle qu’imagine le lecteur troublé par ses lectures. Par opposition à la facticité de l’univers représenté dans les romans, les personnages et les actions de l’antiroman semblent plus «â•›véritablesâ•›», de la même façon que l’histoire de don Quichotte, exposé aux pénuries effectives de la vie errante, met en évidence l’invraisemblance des romans dans lesquels les chevaliers n’ont pas à s’occuper de leur nourriture, de leur tenue ou de leur bourse. La folie romanesque sert en même temps à discréditer la littérature qui l’a provoquée et à accréditer le «â•›réalismeâ•›» du monde proposé par le livre.
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La critique antilittéraire se déroule également sur le plan du discours narratif, par la façon dont le narrateur se présente au lecteur et conduit son récit. L’effet de réalisme est promu par la présence d’un narrateur métafictionnel qui reprend dans son discours les procédés typiques des romans, pour les exhiber en tant qu’artifices et les déjouer au moyen de la parodie. Ainsi, au lieu de se dissimuler tel que le recommande la poétique néoaristotélicienne, le narrateur antiromanesque s’exhibe ouvertement dans son travail d’écriture, interpelle le lecteur, partage avec lui sa réflexion sur la poétique du récit, découvre les erreurs ou les incohérences de sa narration pour paraître plus «â•›véritableâ•›». Cervantès avait parodié les artifices du roman chevaleresque au moyen du système d’auteurs interposés qui lui permettait de multiplier ironiquement les preuves ou les attestations de vérité «â•›historiqueâ•›»Â€ caractéristiques des fictions romanesquesâ•›: l’allusion aux sources manuscrites, les lacunes du premier narrateur, la confusion des noms, l’arrêt brusque de la narration dans le chapitre IX, l’interruption du manuscrit, la mise en scène de Cid Hamet, l’appel aux archives de la Manche, qui ferment le premier Quichotte, sont autant de clins d’œil qui détournent parodiquement tous ces procédés, mettent en évidence leur caractère conventionnel et découvrent au lecteur le revers de l’illusion romanesque. Mais la fiction cervantine n’était pas sans exposer le caractère fictif de la narration qui se proposait de «â•›deshacer la autoridad2â•›» des «â•›fábulas mentirosas3â•›», par l’utilisation ludique de tous ces recours et par la mise en scène de l’historien Cid Hamet, présenté parfois comme chroniqueur consciencieux de la vérité et «â•›flor de los historiadoresâ•›» et autant de fois comme «â•›falsarioâ•›», «â•›embusteroâ•›», «â•›magoâ•›» et «â•›encantadorâ•›». Il se trouve ainsi que l’histoire véridique de don Quichotte, qui prétend dénoncer la fausseté des romans, est racontée par un personnage qui contredit, de par son caractère fabuleux et invraisemblable, la prétention réaliste de l’histoire. Ce personnage fantastique, qui appartient plutôt au monde romanesque issu de l’imagination de don Quichotte, est inadmissible, inconcevable dans l’univers réaliste que nous propose le texte. On se retrouve donc face à un premier paradoxe du réalisme antilittéraire de Cervantèsâ•›: par opposition aux romans chevaleresques, l’auteur ne veut pas abuser le lecteur. La fiction qu’il nous propose est vraie uniquement dans la mesure où elle se présente telle qu’elle est véritablementâ•›: une invention, certes ingénieuse, mais qui n’en demeure pas moins une fiction. Voici donc un leurre qui se montre comme tel et ne trompe pas.
2. Miguel de Cervantès, Don Quijote de la Mancha, 1999, p.€149. 3. Ibid., p.€305.
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Réalisme et construction dialogique Le vraisemblable antiromanesque proposé par le Quichotte tient également à la façon dont l’auteur présente l’histoire en jouant habilement sur la diversité des opinions émises par les divers personnages, les différents intermédiaires et les auteurs successifs. Face aux perspectives univoques et totalisantes des narrations héroïques, le Quichotte propose un modèle de construction polyphonique qui récuse toute vérité autoritaire et permet la confrontation dialogique d’une multiplicité de voix et de points de vue divergents. Cette polyphonie se déploie aussi bien à l’intérieur de la fiction que sur le plan du discours narratif et de sa mise en scène énonciative. Du point de vue de l’histoire, l’univers de la fiction permet de mettre en scène l’antagonisme de voix, de discours, de perspectives€contradictoiresâ•›: celui du couple de contraires (l’idéalisme romanesque de don Quichotte, le réalisme pragmatique de Sancho)â•›; celui du personnage fou et des personnages soit disant raisonnables. La polyphonie intradiégétique se voit démultipliée par la profusion des contes, des récits intercalés qui sont autant de voix et de perspectives différentes. Le monde romanesque nous est ainsi présenté comme lieu de rencontre d’une multiplicité de discours et de perspectives organisées de façon dialogique, qui contrecarrent toute interprétation définitive et mettent en place un perspectivisme ironique, érigé sur des vérités relatives et ambiguës selon lesquelles l’ordre moral et social, officiellement accepté comme rationnel, peut comporter quelque forme d’aliénation, et la folie s’avérer progressivement être une forme de lucidité. Cette construction polyphonique est reprise sur le plan du discours narratif et de la mise en scène énonciative. Face aux narrations épiques, dans lesquelles le locuteur principal soutient le point de vue du héros et entérine son exemplarité, le locuteur principal prend dans le Quichotte ses distances par rapport aux discours et aux points de vue des personnages. Il se tient en retrait, dissimulé par le subterfuge de l’interposition des différents auteurs, du traducteur, de l’éditeur, qui sont autant de «â•›lecteursâ•›» interprétant le texte qu’ils transcrivent ou traduisentâ•›: l’auteur indéterminé qui signe les dédicaces et le prologue, le premier narrateur qui dit s’appuyer sur des sources manuscrites, le segundo autor qui trouve le manuscrit arabe et commande sa traduction en castillan, le traducteur, l’historien Cid Hamet, postérieurement présenté comme autor primero. Au niveau extradiégétique, la polyphonie devient dialogique4 du fait qu’aucune de 4. Horst Weich, «â•›Don Quichotte et le roman comique français du XVIIe et du XVIIIe siècleâ•›», 1995, p.€241â•‚261.
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ces perspectives n’est prise en charge par le locuteur principal. D’autant plus que ces différentes voix se désavouent, se corrigent les unes les autres, signalent les erreurs, les incohérences du récit qu’elles nous présententâ•›: les sources du premier narrateur sont contradictoires quant au nom du héros, le deuxième auteur met en doute la sincérité du Cid du fait qu’il est arabe, le traducteur se méfie de l’authenticité du chapitre Vâ•‚II, qu’il tient pour apocryphe «â•›porque en él habla Sancho con otro estilo del que se podía prometer de su corto ingenio5â•›». Cid Hamet désapprouve son traducteur lorsqu’il affirme «â•›que no le tradujo su intérprete como él le había escrito6â•›», et met en doute le récit que fait don Quichotte à Montesinos. Pour finir, don Quichotte lui même se méfie de son chroniqueur lorsqu’il affirme «â•›que no ha sido sabio el autor de mi historia, sino algún ignorante hablador, que a tiento y sin ningún discurso, se puso a escribirla, salga lo que saliere7â•›». La réalité que nous propose le livre n’est pas imposée par un discours dominant (celui d’un personnage, celui du narrateur). Elle se construit à partir d’une multiplicité de voix et de perspectives dans laquelle toute vérité définitive devient problématique. Par la vertu même de cette polyphonie, le parcours du héros échappe constamment à toute interprétation univoque, y compris au moment de la désillusion finale et des derniers instants du chevalier. L’indécision quant à la signification ultime qui doit être accordée à la «â•›guérisonâ•›» de don Quichotte «â•›suspend le rôle conclusif du dénouement8â•›» et rend problématique l’interprétation que le lecteur doit tirer de la fable. Cervantès aurait donc éludé la réalisation de la vérité romanesque au moyen du discours auctorial pour la rapporter à un dialogue de voix et de perspectives contradictoires. Cette construction dialogique peut être considérée comme la conséquence de la conception esthétique du réalisme de Cervantès qui rapporte le domaine du vrai à une relativisation incessante des notions de vérité et d’autorité. Or, cette «â•›ambiguïté douteuseâ•›», selon les mots de Kundera9, est l’un des traits qui définissent le réalisme moderneâ•›: elle est devenue, depuis Cervantès, la trace par excellence de la vérité romanesque.
5. Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€336. 6. Ibid., p.€430. 7. Ibid., p.€334. 8. Jean-Paul Sermain, «â•›La fin de Don Quichotteâ•›: une leçon troublante pour les romanciers français du XVIIIe siècle (Marivaux, Rousseau, Diderot, Laclos)â•›», 2007, p.€51â•‚60. 9. Milan Kundera, L’art du roman, 1987, p.€12.
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Le berger extravagant de Sorelâ•›: un réquisitoire contre les romans
Charles Sorel développe dans Le berger extravagant (1627â•‚1628) une virtualité du Quichotteâ•›: la tentation ultime du chevalier lorsque, vaincu par Sanson Carrasco et forcé de retourner dans sa bourgade, il conçoit l’idée de vivre en berger de pastorale et de fonder une Arcadie fictive. Comme le rappelle Gérard Genette dans Palimpsestes10, l’antiroman de Sorel se construit sur une double relation d’hypertextualitéâ•›: l’imitation du modèle antiromanesque du Quichotte et la parodie du genre pastoral et chevaleresque représenté par l’Astrée. La critique antiromanesque se déroule sur le plan de l’histoire au moyen de la récréation du dispositif parodique de la folie livresque, qui permet d’opposer les mystifications de l’idéal romanesque à un environnement lucide et narquois. La construction polyphonique du Quichotte est recréée en opposant le discours et la perspective de Lysis à ceux des personnages raisonnables et en intercalant des récits qui, appartenant à des genres différents, servent de prétextes aux interventions pédantes de Clarimond concernant les mérites et les dangers des romans. Sauf que le conflit entre ces visions se résout par un dénouement€qui efface toute ambiguïtéâ•›: on décide de désabuser Lysis et son retour au bon sens est récompensé par le mariage. Guérison facile et mariage heureux qui contrastent avec le dénouement mélancolique du Quichotte, dans lequel la guérison reste problématique. Si Cervantès se sert de la conclusion pour suspendre son rôle conclusif, Sorel accorde à la guérison de son héros une signification univoque qui corrobore le point de vue des personnages raisonnables et la censure des lectures romanesques. Sur le plan littéraire, le métadiscours critique de révocation du roman prend le pas sur toute autre interprétation et, de même, sur le plan moral, le récit ne fait qu’entériner la réprobation de la folie et l’encensement du retour à l’ordre et au bon sens. Sur le plan du discours narratif, on pourrait penser que Le berger extravagant fait écho à la construction polyphonique du Quichotte par la superposition des auteurs et des intermédiaires et le retrait apparent du locuteur principal. Cette mise à distance s’effectue, dans un premier temps, par la mise en place d’un auteur feint, Jean de la Lande, puis par le recours à un auteur fictif, Francion, le protagoniste du premier roman de Sorel qui se serait inspiré de sa «â•›périodeâ•›» pastorale pour concevoir l’histoire de Lysis. À la fin du quatorzième livre, le narrateur avoue à ses lecteurs que l’histoire qu’il nous raconte est basée sur des mémoires attribués à Philiris et Clarimond,
10. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, 1978, p.€168â•‚170.
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personnages du roman, auxquels Lysis lui-même aurait commandé de transcrire son histoire. L’ambiguïté quant à l’origine et à l’autorité de l’histoire s’accroît lorsque le narrateur principal se présente tantôt comme l’inventeur d’une histoire fictive, tantôt comme le transcripteur ou l’éditeur de l’histoire. Mais les effets polyphoniques de cette mise en scène énonciative sont repris en main par le paratexte critique métanarratif des «â•›Remarquesâ•›», insérées à la fin de chaque livre, dans lesquelles l’auteur intervient comme instance supérieure qui canalise toutes les voix et reconduit le discours vers le didactisme antiromanesqueâ•›: la condamnation récurrente et un peu lourde des romans. La dimension dialogique est donc réduite par la voix auctoriale qui prend en charge de façon univoque le discours et le point de vue des personnages raisonnables contre le faux berger. Le berger extravagant reste en cela une œuvre dans l’esprit moraliste du Grand Siècle. Par surcroît, dans sa lutte à corps perdu contre les romans, Sorel semble avoir perdu la partieâ•›: au lieu d’écrire une histoire ingénieuse, il aurait sans doute préféré gagner un litige.
Pharsamon de Marivauxâ•›: la parodie au second degré C’est une autre variante qu’exploite Marivaux dans Pharsamon ou Les nouvelles folies romanesques, écrit en 1713, publié en 1737 et rebaptisé en 1765 Le Don Quichotte moderne. Le modèle imité est le Quichotte, médiatisé par l’antiroman de Sorel, et les cibles de la parodie sont une fois de plus «â•›les anciens romans, les Amadis de Gaule, l’Arioste, et tant d’autres livres11â•›» auxquels il faudrait ajouter d’autres modèles non déclarés explicitementâ•›: les héros des romans baroques de la Calprenède (Cassandre, Cléopâtre, Pharamond) de Germaine de Scudéry (Clélie et Le grand Cyrus) et d’Honoré d’Urfé (L’Astrée). Mais, de l’hypotexte cervantin, Marivaux ne retient que la dérision de l’amour romanesque. Et, contrairement à Sorel, il n’oppose pas à son héros un entourage lucide et narquois, puisque non seulement le valet partage à demi la folie du maître, mais encore sa Dulcinée le surpasse dans sa manie livresque. N’ayant pas à affronter la réalité prosaïque, les deux héros se conforment ensemble au modèle romanesque, doublés par le couple des serviteurs qui imitent, dans un effet de dédoublement grotesque, le comportement des maîtres. Ce qui intéresse Marivaux serait donc, plutôt que le conflit des visions et le dialogue des discours, le jeu de l’imitation, déployé ici au second, au troisième degréâ•›: Cliton imite grossièrement Pharsamon, qui 11. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, Pharsamon ou Les nouvelles folies romanesques, 1972, p.€393.
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imite Pharamond, qui imite Amadis. Fatime imite Cidalise, qui imite les Cassandre, Cléopatre, Clélie, Astrée, qui imitent les héroïnes des romans anciens. La dérision des excès de l’amour romanesque, la démonstration de sa facticité, ne tient pas ici de sa confrontation au démenti de la réalité prosaïque, mais de l’inflation des éléments romanesques et de la dévaluation progressive des modèles par le jeu des dédoublements, des imitations superposées dont ils sont l’objet. Et si le romanesque est pastiché, si son caractère invraisemblable est nommément exposé, il n’est pas pour autant explicitement censuré, d’autant plus que le dénouement brusqué ou l’inachèvement du texte laisse en suspens toute conclusion définitive et renforce l’ambiguïté de la position auctoriale, qui dit aussi bien le refus que l’attirance de Marivaux pour les modèles romanesques. De ce point de vue, l’auteur s’éloigne de la réprobation sévère et univoque de Sorel et se rapproche de l’esprit de Cervantès qui enchâssait dans son histoire antiromanesque, et de façon sérieuse, des genres, des récits romanesques. L’exhibition du caractère illusoire de la fiction romanesque se déroule aussi sur le plan de la narration, au moyen de la mise en scène d’un narrateur métafictionnel et autoconscient dans la droite lignée de Cervantès, médiatisée cette fois par Le roman comique de Scarron. Marivaux surenchérit sur les intromissions de son narrateur métafictionnel qui se montre en toute circonstance le maître d’un jeu qu’il peut diriger à son caprice. De même que les auteurs et les intermédiaires du Quichotte, le narrateur de Marivaux se montre ouvertement dans son travail d’écriture, suspend l’illusion romanesque, ironise sur les descriptions qu’il pourrait faire et qu’il ne fait pas, se corrige, expose son indécision quant à ce qu’il devrait ou ne devrait pas raconterâ•›: «â•›Je ne sais pas si je dois dire un mot sur ce qui suivit12â•›»â•›; «â•›Il me prend presque envie d’effacer ce que je viens d’écrireâ•›: qu’en dites-vous lecteur13â•›?â•›» La suspension de l’illusion romanesque exhibe, de façon cervantine, le caractère éminemment fictif de l’histoire que nous lisons, affichée comme une pure invention qui se construit sous nos yeux. Mais le retournement de l’illusion romanesque joue aussi sur la présence d’une autre voix extradiégétiqueâ•›: celle du lecteur, que Marivaux introduit comme une instance ironique qu’il confronte avec le narrateur. La polyphonie dialogique du Quichotte serait donc reprise de façon créative par la mise en scène du dialogue entre le narrateur et le lecteur qui permet d’opposer deux perspectives antinomiques, car il
12. Ibid., p.€450. 13. Ibid., p.€457.
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faut signaler que ces deux voix incarnent deux conceptions opposées du roman. Si le narrateur se présente comme un narrateur non conventionnel, le lecteur, en revanche, représente les expectatives conventionnelles des lecteurs de romans. Revendiquant une narration «â•›comme il fautâ•›», le lecteur critique le narrateur, lui reproche sa façon parfois négligente, parfois ennuyeuse de raconter l’histoire, l’oblige à se justifier, exige des changements dans la suite de son histoire, se moque de son inaptitude à bien conduire le récit. Fatigué du narrataire qui n’arrête pas de lui poser des questions importunes, le narrateur refusera de lui répondreâ•›: «â•›Oh, je réponds à cela que… mais plutôt je n’y réponds rien du tout14â•›». Il lui demandera même de sortir du livreâ•›: Pour vous, monsieur le critique, qui direz peut-être qu’on se serait bien passé de cette conversation, en ami je vous conseille de quitter le livreâ•›; car si vous vous amusiez à critiquer tout ce qu’il y aurait à reprendre, votre critique deviendrait aussi ample que le livre même15.
Les interventions du narrateur et le dialogue avec le lecteur permettent d’insérer dans le récit une réflexion métalittéraire sur la nature du roman qui, menée de façon discontinue, aboutit de façon progressive à l’élaboration d’une sorte d’art romanesque à l’œuvre, en construction. L’écrivain nous fait passer dans le laboratoire de l’inventionâ•›: il partage avec le lecteur l’apprentissage de ses pouvoirs d’écrivain. Il nous découvre l’inconsistance inhérente à l’invention littéraireâ•›: «â•›un Rien a fait votre critique, à l’occasion du Rien qui me fait écrire mes folies. Voilà bien des riens pour un véritable rien16â•›». La folie romanesque n’appartient pas seulement au lecteur, elle est prise en charge par le narrateur, par l’écrivain lui-même, voué un peu absurdement à donner libre cours à toutes ses «â•›foliesâ•›». Le modèle antiromanesque ne sert plus de réquisitoire contre la fausseté et les torts des romans, il est plutôt un laboratoire dans lequel l’écrivain s’exerce librement au moyen du pastiche et de l’imitation, interroge ses modèles, explore en tâtonnant les possibilités de la fiction, à la recherche d’une voix singulière, d’une esthétique nouvelle. Plutôt qu’une diatribe contre le romanesque, Pharsamon est une réflexion sur l’imitation en tant que ressource d’écriture et voie de recherche d’une esthétique narrative. Pharsamon serait ainsi la parodie des débuts de l’écrivain aux prises avec la littérature, envisagée ici comme réécriture ludique, imitation créative, pratique intertextuelle.
14. Ibid., p.€570. 15. Ibid., p.€541. 16. Ibid., p.€562.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
Diderot et Jacques le fataliste et son maîtreâ•›: les paradoxes du roman
C’est cette possibilité de l’antiroman comme laboratoire de la fiction à l’œuvre qui sera pleinement exploitée par Diderot dans Jacques le fataliste et son maître, écrit entre 1770 et 1775 et publié en 1796. L’influence de Cervantès est médiatisée par l’interposition du roman comique français et des romanciers anglais Fielding (admirateur de l’œuvre de Marivaux, soit dit au passage) et Sterne. Il peut sembler curieux que Diderot ait contracté une dette de reconnaissance envers un ouvrage «â•›mineurâ•›» d’un écrivain qu’il affectait de mépriser. Le Quichotte est une référence obligatoire mais voilée dans Jacques le fataliste et son maître. Non seulement Diderot se sert-il du modèle antiromanesque de Cervantès pour déjouer les aventures et les amours romanesques, mais il l’exploite aussi comme ressource dialectique (à la manière de Voltaire dans Candide) contre les systèmes philosophiques du passé et, c’est bien possible, contre toute prétention philosophique à une connaissance certaine de la réalité. Si bien qu’il faudrait peut-être parler d’un réalisme antilittéraire, qui dénonce les leurres de la littérature romanesque, et d’un réalisme antiphilosophique qui déjoue les leurres de la littérature philosophique. Mais il faut remarquer que le modèle antilittéraire cervantin est ici luimême l’objet d’un retournement parodique qui renverse les composantes essentielles du Quichotte. Diderot reprend le couple cervantin des contraires complémentaires, sauf qu’ici, comme l’annonce le titre, le serviteur passe devant le maître. C’est Jacques, en effet, qui conduit le maître et c’est Jacques qui essaye de le convertir à sa philosophie fataliste, que l’on pourrait tenir pour une forme de manie quichottesque. Jacques serait donc victime de la folie livresque provoquée par les lectures philosophiques, sauf que celles-ci lui viennent de seconde mainâ•›: c’est son capitaine, présenté par le narrateur comme un chevalier «â•›d’un autre siècleâ•›» avec son «â•›coin de folieâ•›»17, fervent lecteur de Spinoza, qui lui aurait fourré dans la tête toutes ces idées. Et il faut rappeler que le capitaine constitue avec son camarade un deuxième couple de contraires qui reproduit de façon paroxystique l’antagonisme et le rapport de dépendance entre Jacques et son maîtreâ•›: incapables de vivre séparés l’un de l’autre, ils ne peuvent s’empêcher, dès qu’ils sont ensemble, de se battre en duel. Plutôt qu’un Quichotte, Jacques serait donc un Sancho «â•›quichottiséâ•›», qui trottine à côté d’un Sancho en voie de quichottisation –€le maître€–, alors que
17. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, 1946, p.€559.
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le véritable don Quichotte€–€l’extravagant capitaine anachronique€– se trouve absent. Comme l’est aussi l’hypotexte essentiel, que le narrateur cite indirectement, puisqu’il fait allusion, non à Cervantès, mais à son continuateur (Avellaneda, traduit par Lesage)â•›: Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu’ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho et Richardet sans Ferragus, ce que le continuateur de Cervantes et l’imitateur de l’Arioste, monsignor Forti-Guerra, n’ont pas assez compris, lecteur, causons ensemble jusqu’à ce qu’ils se soient rejoints18.
On retrouve donc le couple complémentaire cervantin et le dialogue des contraires –€le fatalisme de Jacques, la liberté du maître€– bien qu’un renversement des rôles de maître et de serviteur se soit produit. Et, de la même façon que l’idéalisme quichottesque était confronté avec la réalité empirique, le dogmatisme abstrait de Jacques est soumis à l’épreuve des expériences particulières que livrent les histoires multiples qui s’enchâssent dans le roman. Seulement, nouvelle inversion parodique, dans ce dialogue avec la réalité, Jacques n’agit pas comme un fataliste, mais comme quelqu’un qui croit à la liberté qu’a l’homme de maîtriser son destin, tandis que le maître, soi-disant défenseur du libre arbitre, agit avec la passivité d’un véritable fataliste. Finalement, l’obscurité des cas que nous présente l’ensemble des histoires déployées dans le roman vient entériner l’indéterminisme fataliste de Jacquesâ•›: nous ne pouvons rien comprendre, rien prédire des comportements et des destins humains. Tout semble, en effet, écrit d’avance sur ce grand rouleau indéchiffrable, incompréhensible. Parmi bien d’autres exemples, l’épisode du cortège funèbre qui transpose l’aventure de don Quichotte19 le prouve, car si celui-ci était finalement désabusé par le Bachelier Alonso López, Jacques restera sur sa faimâ•›: il ne pourra savoir si le cortège funèbre qu’il voit défiler transporte le corps de son capitaine bien aimé. Il n’y a pas de place ici pour le désabusement, la désillusion n’a pas lieu. En fin de compte, dans un ultime retournement parodique, c’est le «â•›fouâ•›» qui semble avoir raison. La confrontation dialogique des discours et des perspectives du maître et du serviteur nous amène à l’indéterminisme philosophique dans lequel est subsumé le fatalisme de Jacques, que nous pouvons tenir pour équivalent du perspectivisme ironique de Cervantès, qui contrecarre tout jugement, toute vérité définitive. Le fatalisme serait ici acceptation, résignation face à l’ambiguïté douteuse, irréductible, d’une réalité qui révoque toute vérité
18. Ibid., p. 555. 19. Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€196â•‚198.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
définitiveâ•›: «â•›Le bien amène le mal, le mal amène le bien. Nous marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie et dans notre affliction20â•›». Telle serait la leçon indéterminée que nous propose la fable. Cette construction dialogique est reprise sur le plan de la mise en scène énonciative du roman, au moyen du dialogue entre le narrateur et le lecteur extradiégétiques, qui reproduit l’antagonisme de Jacques et du maître. Par sa mise en scène, par son déroulement, le discours narratif contredit et exhibe à la fois les conventions du romanesque. Tout d’abord, ce n’est pas le narrateur qui commence le livre, mais le lecteur, avec les questions typiques que se pose tout lecteur qui amorce un roman. Et si le lecteur se comporte comme un lecteur conventionnel qui veut lire des histoires d’amour racontées de façon romanesque, le narrateur se découvre comme un narrateur anticonventionnel et peu fiable, qui ignore ses réclamations et, refusant de se comporter comme un romancier, s’engage à nous raconter une histoire véritableâ•›: «â•›je ne fais pas un roman21â•›»â•›; «â•›ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore22â•›». Dans le dialogue entre le narrateur et le lecteur, nous retrouvons donc deux conceptions opposées du romanâ•›: un narrateur antiromanesque et un lecteur qui attend un récit comme il faut. L’antagonisme de Jacques et du maître est ainsi repris sur le plan extradiégétiqueâ•›: le lecteur critique le narrateurâ•›: «â•›[V]otre Jacques n’est qu’une insipide rapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre23â•›». Le lecteur, à son tour, mérite la réprobation du narrateurâ•›: «â•›Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n’est pas poli24â•›»â•›; «â•›Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous deux, ce n’est pas moi25â•›». Mais il faut remarquer que le romancier ne contredit pas seulement les conventions narratives du romanesque et les expectatives conventionnelles du lecteur de romansâ•›; il se contredit lui-même, et ce, de plusieurs façons. Les contradictions entre les différents auteurs et intermédiaires du Quichotte sont accentuées par le fait que le narrateur réunit à lui tout seul des rôles incompatiblesâ•›: il affiche d’abord le rôle de créateur qui invente sa fiction€–€«â•›Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le
20. Denis Diderot, op.€cit., p.€571. 21. Ibid., p.€514. 22. Ibid., p.€535. 23. Ibid., p.€686. 24. Ibid., p.€558. 25. Ibid., p.€686.
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récit des amours de Jacques26â•›»Â€–, alors qu’il se veut par la suite historien fidèle de la vérité (à la façon de Cid Hamet) –€ «â•›Je fais l’histoireâ•›; cette histoire intéressera ou n’intéressera pasâ•›: c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai27â•›»Â€– et se présente finalement comme l’éditeur d’un manuscrit incomplet, à la manière de l’autor segundo du Quichotte qui trouve le manuscrit arabe et le fait traduire par le mauresque. Mais il faut encore souligner que, dans chacun de ses rôles, le narrateur finit par se contredire et se découvre comme un imposteur qui ment de façon évidenteâ•›: alors qu’il expose d’abord sa liberté de diriger à son caprice les péripéties et les personnages, il se découvre plus tard déterminé, contraint par un texte manuscrit. Il se dit éditeur d’un manuscrit plein de lacunes, mais, dans le mémoire qu’il nous présente, nous le découvrons lui-même en conversation avec le lecteur28. Il se dit historien, mais il étale ses pouvoirs, son contrôle absolu sur la fiction, et montre donc qu’il s’agit d’un conte, d’une invention. Il s’engage à ne pas nous raconter une histoire romanesque en interrompant son récit, en retardant son développement, en insérant des péripéties incroyables –€«â•›Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez dans les romans29â•›»Â€– et c’est justement ce qu’il ne fait pas, puisqu’il interrompt sans arrêt tous les récits et amalgame dans son dénouement toutes les topiques du romanesqueâ•›: rencontres fortuites, duel, emprisonnement de Jacques, libération par Mandrin, retrouvailles au château de Desglands. Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu’on a volé au maître de Jacquesâ•›: et vous vous tromperez. C’est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrementâ•›; mais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore30.
Ce n’est pas le cheval du maître, nous dit le narrateur, mais ce sera en effet le cheval du maître, tel que cela arrive dans les romans, et plus précisément dans le Quichotte, sauf que là –Â€nouvelle inversion parodique€– c’était l’âne de Sancho qui disparaissait aussi mystérieusement. Parodie au second degré, Jacques le fataliste retourne ironiquement le modèle antiromanesque de Cervantès et renverse, dans un jeu de rotation carnavalesque, tous les procédés antiromanesques du Quichotte pour étaler au grand jour les paradoxes du roman et aboutir à une esthétique qui va de pair avec le développement d’une pensée philosophique également paradoxale. 26. Ibid., p.€506. 27. Ibid., p.€700. 28. Il convient de rappeler que ce même paradoxe technique avait déjà été utilisé par Cervantès lorsque Cid Hamet se plaint parce que son traducteur n’a pas traduit correctement ce qu’il avait écrit (Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€430). 29. Denis Diderot, op. cit., p.€516. 30. Ibid., p.€535.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
L’antiroman de Diderot déjoue les certitudes confortables du romanesque et redéfinit le champ et les enjeux du roman philosophique, en tant que lieu où le philosophe expose ses paradoxes sans pouvoir les résoudre. Par un retournement paradoxal, le romancier qui ment dit la vérité et le philosophe déterministe ne pourra que souscrire à l’indéterminisme le plus radical. «â•›Est-ce que l’on sait où l’on va31â•›?â•›» demandait le narrateur au début du roman. Si le romancier ne sait pas où il va, le philosophe, lui, ne sait pas où nous allons. Le réalisme antilittéraire et antiphilosophique de Diderot soutient une poétique du paradoxeâ•›: le roman est vrai du fait qu’il affirme l’impossibilité de circonscrire la réalité dans un modèle littéraire ou dans un système philosophique. Le véritable fou serait ici le lecteur qui demeure confortablement installé dans le monde artificiel des romans, ou dans les principes abstraits d’une philosophie.
Madame Bovaryâ•›: Flaubert et la poétique du leurre L’exemple du Quichotte pourrait être à la base de certains paradoxes du réalisme flaubertien, de certains procédés que l’on pourrait tenir pour antiromanesquesâ•›: la démystification du romanesque «â•›romantiqueâ•›», de ses clichés et de ses conventions rhétoriques, mais aussi le démontage de la poétique réaliste qui est censée la corriger, comme celui des effets de réalisme qu’elle met en place. On connaît l’admiration que Flaubert a toujours portée à l’œuvre de Cervantès, signalée dans sa Correspondance comme le livre des origines32. Lecture fondatrice, le Quichotte est l’exemple d’une idée essentielle dans la théorie esthétique de Flaubertâ•›: celle de l’art comme illusion, comme artifice qui fait rêver et permet d’échapper à la réalité. Il est aussi l’exemple symbolique d’un conflit existentiel dans lequel s’est reconnue la génération romantiqueâ•›: le décalage entre l’idéal et la réalité, entre la littérature et la vie. De ce point de vue, l’œuvre de Flaubert, dans son ensemble, rejoint le projet premier de Cervantèsâ•›: la désillusion, le désenchantement du lecteur. Le désabusement du lecteur se joue sur deux plansâ•›: celui de l’histoire, qui tourne en dérision les grands rêves, les grandes ambitions du romantisme sentimental et personnel (Madame Bovary), du romantisme politique et social (L’éducation sentimentale), du romantisme scientifique et positiviste (Bouvard et Pécuchet), et celui de la poétique narrative qui s’applique à démonter subtilement les leurres de la fiction, à déjouer les pièges, les falsifications du romanesque romantique.
31. Ibid.,€p.€505. 32. Gustave Flaubert, Correspondance, 1980, t.€2, p.€111.
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Cette conception antiromanesque est particulièrement visible dans Madame Bovary, souvent considéré comme le roman d’une rupture avec l’idéologie et l’esthétique du romantisme avec lequel Flaubert se serait identifié dans ses œuvres de jeunesse (Novembre, Mémoires d’un fou). Dans la droite lignée de Cervantès, Flaubert établit une poétique de la désillusion qui relève aussi bien des enjeux thématiques de la fiction, mettant en place l’itinéraire de son héroïne du leurre au désabusement, que des options formelles qui déjouent l’illusion romanesque et promeuvent les effets d’un réalisme antiromanesque. La trace du réalisme antilittéraire et métafictionnel serait donc perceptible sur le plan de l’histoire, qui reprend le dispositif de la folie livresque au moyen de l’héroïne lectrice qui veut vivre à la façon des personnages de la littérature romantique, et met en place un «â•›romantisme burlesqueâ•›», équivalent de «â•›l’épique burlesqueâ•›»33 de Cervantès. Les procédés antiromanesques se déroulent également sur le plan du discours et de l’écriture. La poétique narrative de Flaubert déjoue les clichés et les effets lyriques de l’illusion romantique au moyen d’une modulation subtilement ironique de la prose intimiste et sentimentale du romantisme romanesque. À la centralité et à l’omniprésence du moi auctorial romantique, Flaubert oppose l’effacement du narrateur et l’adoption d’un point de vue impersonnel et objectif que nous pouvons tenir pour une forme de réalisme antiromanesque. Et si le romanesque romantique se trouve démystifié par l’écriture de Flaubert, il en va de même des leurres et des artifices de la poétique réaliste qui est censée corriger les mystifications de la littérature romantique. De façon paradoxale, la poétique réaliste se trouve ainsi subtilement déjouée par le texte qui sera bientôt reconnu et consacré comme le modèle indépassable du réalisme littéraire. En tant que livre sur les effets de lecture, Madame Bovary reprend certains topoï métalittéraires du Quichotteâ•›: l’idéalisme livresque, l’inventaire des lectures, les discussions littéraires, la réprobation des romans. L’origine livresque de l’idéalisme d’Emma Bovary se lie avec la fantaisie chevaleresque d’Alonso Quijano, puisque tous deux nourrissent leurs rêveries d’une même source littéraireâ•›: la tradition de la romance, au sens romanesque européen, épique dans le cas de don Quichotte, romantique et sentimentale dans le cas d’Emma. Du quichottisme de Cervantès, Flaubert ne retient que la dérision de l’amour romanesque sur lequel il construit le quichottisme féminin de son héroïne, résolue à trouver dans la vie la passion que décrivent les livres. Les références aux lectures qui forment l’imaginaire romanesque de
33. Harry Levin, El Realismo francés, 1974, p.€308.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
l’héroïne nous permettent de faire la synthèse du romantisme sentimental, depuis Paul et Virginie, jusqu’à Walter Scott, en passant par Chateaubriand et Lamartine, pour arriver aux passions contemporaines à la façon de Balzac ou de George Sand34. Comme chez Cervantès, le récit permet de mettre en scène le décalage entre les rêveries romanesques d’Emma et la médiocrité d’un environnement oppressant qui ne laisse aucune place aux rêves littéraires. Le roman exploite pleinement l’ancrage rural en Normandie et la platitude de l’atmosphère provinciale, ce qui renforce l’impression de réalité du récit qu’on nous propose. L’antagonisme des perspectives tient ici au couple de contraires constitué par Emma, portée par ses lectures vers l’idéal, le sublime, l’irrationnel poétique, et Charles, qui introduit le réel, le grotesque, le rationalisme réaliste. Mais il tient également au décalage entre le point de vue d’Emma et celui du reste des personnages, représentés, pour la plupart, par les séducteurs (Léon, Rodolphe) et les ambitieux (Homais, Lheureux). Le monde chimérique de l’héroïne est donc démenti de façon implacable par l’ensemble de la société de Yonville, enfermée dans une conception étriquée du bonheur, confondu avec un matérialisme vulgaire et égoïste, qui rend compte de la banalisation des grandes ambitions intellectuelles du romantisme. Mais, comme le signale René Girard35, l’opposition entre l’exceptionnalité du héros et la vulgarité du monde réel, typique des romans de Stendhal et de Balzac, n’est plus opérative chez Flaubert. Emma n’incarne pas de valeurs comme Rastignac ou Julien Sorelâ•›: fondé sur des lectures erronées, son idéal est associé à la richesse, aux voluptés d’une vie mondaine et à des émotions illusoires. Il convient de souligner que, tout comme chez Cervantès, ces perspectives ne sont pas démenties ou ratifiées par le narrateur. En fait, tous ces discours, dont le locuteur principal se sert sans les prendre en charge, sont autant de représentations du leurre, de la bêtise. Le retrait du narrateur sous le couvert d’une objectivité réaliste fonctionne ici comme une forme de construction dialogique, qui déjoue les conventions narratives du romanesque romantique à la façon du roman balzacien, présidé par un narrateur omniprésent qui juge, explique, accompagne le lecteur, l’oriente dans l’interprétation de la signification du récit. La disparition élocutoire du narrateur ou plutôt 34. Si l’inventaire critique de la bibliothèque est réservé à Bouvard et Pécuchet (Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Œuvres, 1951, t.€2, p.€826â•‚844), on retrouve dans Madame Bovary la condamnation des effets pernicieux des romans, prononcée par la belle-mère (Gustave Flaubert, Madame Bovary, Œuvres, 1951, t.€1, p. 406), faisant écho au curé et à la nièce de don Quichotte (Miguel de Cervantès, op. cit., p.162-165), et les discussions sur le danger moral de la musique et de la littérature, dans la bouche de Homais et du prêtre Bournissien (Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p.€490â•‚491), qui renvoient aux propos des personnages de Cervantès. 35. René Girard, «â•›Problèmes de technique chez Stendhal, Cervantes et Flaubertâ•›», 1961, p.€153.
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les manifestations ambiguës d’une instance polymorphe (quelqu’un d’insaisissable) donnent lieu à une narration dont «â•›l’idiotieâ•›»Â€–€absence de point de vue distinct ou particulier€– pourrait indiquer l’alliance avec la bêtise qu’incarnent les personnages. Le texte compte donc sur la collaboration du lecteur, qui doit également être en garde contre une autre forme de bêtise –€ de leurre€ – qui consisterait à épouser la perspective des personnages leurrés (Emma, Charles), des exploiteurs (Lheureux), des séducteurs (Léon, Rodolphe) ou des hypocrites (Homais). C’est donc sur le plan de l’écriture que l’on doit chercher la trace du réalisme métafictionnel et antilittéraire flaubertien. L’ironie métafictionnelle ne s’expose pas au moyen des interventions ou des commentaires du narrateur, comme chez Cervantèsâ•›; elle se déploie sur le plan de l’écriture, de la construction textuelle, qui accuse une forte présence auctorialeâ•›: la disparition du locuteur sur le plan énonciatif ne serait donc qu’un nouveau leurre. L’ironie métafictionnelle flaubertienne apparaît tout d’abord dans la réécriture parodique du langage romantique, subtilement imbriquée dans le langage réaliste, qui se déroule de différentes façons. Je n’en relèverai que trois exemples. Comme chez Cervantès, on retrouve l’infiltration du langage des livres dans le langage de la vie. Ainsi, lors de leur première rencontre au Lyon d’Or, Emma et Léon parlent de façon ridicule comme des personnages de roman. À ce propos, Flaubert écrit dans sa correspondanceâ•›: «â•›Ce sera, je crois, la première fois que l’on verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier36â•›». Les jeunes gens, en effet, empruntent dans leurs propos les grands topoï de la littérature romantiqueâ•›: — Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout. — Ohâ•›! j’adore la mer, dit M. Léon. — Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéalâ•›? — Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des vallées entières quand les nuages s’entr’ouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extaseâ•›! Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant37.
36. Gustave Flaubert, Correspondance, op. cit., p.€155. 37. Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p.€399.
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On retrouve ici tous les lieux communs du paysage romantiqueâ•›: couchers de soleil au bord de la mer, cimes montagneuses, cascades et précipices que fréquentaient en contemplateurs solitaires les héros de Rousseau et de Chateaubriand. De façon ironique, Léon rapporte les impressions d’un cousin voyageur. Et l’on relèvera l’évocation de la topique romantique par excellence, l’inspiration, auquel la poétique formaliste flaubertienne oppose l’idée du travail sur les formes, les «â•›affres du styleâ•›». Une deuxième forme de réécriture parodique apparaît dans les interludes lyriques dans lesquels la description épouse le point de vue d’Emma pour évoquer un paysage, une atmosphère, qui réfléchit de façon symbolique l’état d’âme du personnage. On assiste alors à l’inflation poétique de la prose, au déploiement des métaphores, mais l’effet poétique est subitement dissipé par l’intrusion de l’ironie, qui fait retomber l’image dans la réalité prosaïque, basse, banale. Voici un fragment descriptif qui accompagne une des rencontres d’Emma et Rodolpheâ•›: La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, élégante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairaitâ•›; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité d’étoiles, et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d’où ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant, en fusion. La nuit douce s’étalait autour d’euxâ•›; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, surées et plus mélancoliques que celles de saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier38.
On se retrouve ici face à un sabotage de l’image romantique à la façon de Chateaubriand. Scandé en trois mouvements, le fragment dessine dans son amorce une nuit stéréotypée qui déploie de somptueuses métaphoresâ•›: «â•›monstrueux candélabreâ•›», «â•›serpent […] couvert d’écailles lumineusesâ•›». La description conduit à l’évocation des sentiments des amants, dans un mouvement d’identification de l’extériorité et de l’intériorité typique de l’écriture romantique. Mais l’enchantement est subitement dissipé par le dénouement descriptif et le changement de rythme qui provoquent une
38. Ibid., p.€506╂507.
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chute littérale et métaphorique de l’imageâ•›: de la montée de la lune dans le ciel à la chute de la pêche de l’espalier, de l’animal mythologique aux animaux de basse cour. De cette fusion de langues et de registres, de l’illusionnisme romantique et de la réalité prosaïque, la scène des comices agricoles39 nous offre une autre forme de réalisation. On assiste ici à une sorte d’arrangement stéréophonique, d’orchestration de différentes voix, et notamment de deux discours antagoniques, reliés dans un accouplement musical, symphoniqueâ•›: le discours politique du conseiller de préfecture (avec sa rhétorique vaine et démagogique) et le discours galant de Rodolphe, qui témoigne de sa grande maîtrise des clichés romantiques les plus éculés, mais les plus efficaces, pour déployer tous les appâts rhétoriques du séducteur. Mais il faut aussi remarquer que, si les artifices de la langue romantique sont subtilement parodiés, il en sera de même pour la poétique réaliste qui est censée corriger ses excès, ses mystifications. En parfait illusionniste, Flaubert désarticule tous les mensonges que renferme la fiction. De la même façon que Cervantès déjoue les artifices des fables chevaleresques tout en exhibant le caractère illusoire de la narration supposée véridique qu’il nous propose, Flaubert procède au démontage subtil des effets et des ressorts de l’illusion réaliste, exhibée en tant qu’artifice d’écriture. Et ce dévoilement se produit de façon cervantineâ•›: par l’inclusion d’erreurs, d’incohérences qui perturbent le code réaliste, qui désarticulent les effets de réel. Si bien que l’on pourrait parler d’une poétique du leurre dont Emma serait la première victime, et la seconde pourrait être le lecteur lui-même. C’est donc sur le plan de la mise en texte qu’apparaît l’ironie flaubertienne, par le biais d’une réflexivité métafictionnelle qui renvoie surtout au caractère textuel, constructif et verbal de l’histoire que nous lisons, qui porte le lecteur à prendre conscience de cette textualité, à réaliser que l’illusion fictionnelle n’est qu’un effet du travail de l’écriture sur le langage, le produit du travail auctorial sur l’écriture. Il y a, dans Madame Bovary, des erreurs, des incohérences curieuses chez un écrivain aussi méticuleux que Flaubert, qui corrigeait jusqu’à huit fois ses brouillons (deux mille quatre cents pages de brouillon sont conservées pour les trois cents pages qui forment le roman). Il convient de rappeler l’irritation de Flaubert à l’égard de l’inaptitude des critiques contemporains, incapables de voir ce qu’il y avait «â•›à voirâ•›» dans son texteâ•›: «â•›Je déclare, du reste, que tous ces braves gens-là (de L’Univers, de la Revue
39. Ibid., p.€445╂466.
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des Deux Mondes, des Débats, etc.) sont des imbéciles qui ne savent pas leur métier. Il y avait à dire, contre mon livre, bien mieux, et plus40â•›». Ces erreurs, ces contradictions sont concentrées dans la scène d’ouverture qui décrit l’arrivée du nouveau à l’étude (l’entrée du lecteur dans le livre). Les traces d’une maîtrise du style voisinent les maladresses d’une rédaction scolaire (pléonasmes, allitérations lourdes, discordances de style). Gide lui-même était forcé de reconnaître que le début de Madame Bovary était «â•›fort mal écritâ•›». Le roman commence avec l’erreur apparente du «â•›nousâ•›»â•›: le narrateur collectif intradiégétique reste flottant, sans identité, et disparaît de façon mystérieuse, laissant place au narrateur impersonnel, à la troisième personne. Hésitation ou fluctuation qui n’est pas sans évoquer le retrait du locuteur principal dans le Quichotte, dissimulé derrière les auteurs et intermédiaires superposés. Encore faut-il ajouter les contradictions du narrateurâ•›: au début, il affirme que le nouveau était resté «â•›d errière la porteâ•›» et «â•›q u’on l’apercevait à peineâ•›»41, mais il nous présente, à la ligne suivante, une description détaillée de sa tenue et de sa casquette. Une deuxième contradiction flagrante préside à la disparition de ce «â•›nousâ•›». Avant de s’évaporer, ce narrateur mystérieux avoue une amnésie étrange –€«â•›Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui42â•›»Â€– qui nous fait penser au «â•›no quiero acordarme43â•›» de l’incipit cervantin. Or, cette assertion est immédiatement démentie, non seulement par les détails que le narrateur vient de nous donner, mais aussi par le récit exhaustif qu’il nous offre, dans les pages qui suivent, de la vie de Charles Bovary. Le narrateur se présente donc dès l’incipit du roman comme un narrateur peu fiable, contradictoire, qui exhibe les lacunes, les incohérences de son récit. Mais le narrateur n’est pas le seul à se leurrer. Le lecteur aussi risque d’être dupe en lisant le texte. On parle souvent de Madame Bovary comme d’un texte «â•›anamorphiqueâ•›», qui change d’apparence selon la perspective que l’on adopte, tout comme certains tableaux baroques, dans lesquels un objet indéterminable, flou, se découvre sous une autre apparence lorsque le spectateur change d’angle de vision44. Ainsi, le roman de Flaubert permet une lecture réaliste, mais insère dans ce monde vraisemblable des éléments incongrus, incohérents dans une logique réaliste.
40. Gustave Flaubert, Correspondance, op. cit., p.€740. 41. Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p.€327. 42. Ibid., p.€332. 43. Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€153. 44. Francisco Fernández, La scène originaire de Madame Bovary, 1999, p.€145-156.
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L’exemple le plus flagrant se trouve dans cette scène d’ouverture apparemment réaliste et dans laquelle s’insèrent des éléments qui ne le sont pasâ•›: dans un régime de rationalité réaliste, sur fond d’une scène ordinaire, banale (l’arrivée à l’étude du nouveau), apparaissent un personnage et un objet dont l’irréalisme de la description passe inaperçu lors d’une première lecture. Il suffit de modifier la perspective pour voir surgir de cette description objective, réaliste, sous l’apparence d’une banale casquette, un objet anamorphiqueâ•›: une coiffure abracadabrante et magique, inconcevable, impossible dans l’univers réaliste que nous propose le texte. Dans Madame Bovary, il n’y a pas que le narrateur qui se trompe, le lecteur qui entre dans le livre pour la première fois, tout comme le nouveau lors de son premier jour de classe, sera leurré et porté à confondre la réalité et la fantaisie. Il est intéressant de remarquer que c’est précisément dans «â•›cette perpétuelle fusion de l’illusion et de la réalité45â•›» que réside, d’après Flaubert, l’un des traits les plus décisifs du génie artistique de Cervantès. Patricia Martínez García Universidad Autónoma de Madrid
45. Gustave Flaubert, Correspondance, op. cit., p.€179.
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Textes cités Cervantès, Miguel de, Don Quijote de la Mancha, Obras completas, Madrid, Castalia, 1999 [éd.€Florencio Sevilla Arroyo]. Diderot, Denis, Jacques le fataliste et son maître, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1946 [éd.€André Billy], p.€505â•‚741. Fernández, Francisco, La scène originaire de Madame Bovary, Oviedo, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Oviedo, 1999. Flaubert, Gustave, Correspondance, Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1980 [éd.€Jean Bruneau], t.€2. —, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1951 [éd.€ André Thibaudet et René Dumesnil], 2€t. Genette, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1978. Girard, René, «â•›Problèmes de technique chez Stendhal, Cervantès et Flaubertâ•›», Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, p.€145â•‚157. Kundera, Milan, L’art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1987. Levin, Harry, El Realismo francés, Barcelone, Laia, 1974. Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de, Pharsamon ou Les nouvelles folies romanesques, Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1972 [éd. Frédéric Deloffre et Claude Rigault], p.€389â•‚682. Sermain, Jean-Paul, «â•›La fin de Don Quichotteâ•›: une leçon troublante pour les romanciers français du XVIIIe€siècle (Marivaux, Rousseau, Diderot, Laclos), Mélanges de la Casa de Velázquez, vol.€XXXVII, no 2 (2007), p.€51â•‚60. —, Don Quichotte. Cervantès, Paris, Ellipses, 1998. Sorel, Charles, Le berger extravagant, Genève, Slatkine Reprints, 1972. Weich, Horst, «â•›Don Quichotte et le roman comique français du XVIIe et du XVIIIe siècleâ•›», Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no€48 (1996), p.€241â•‚261.
Je ne suis pas Cervantèsâ•›! Et mon berger Lysis n’est pas Quijotizâ•›!
Je suis bien las d’entendreâ•›/â•›Parler d’Amarilis,╛╛/â•›De Cloris, de Silvandre,╛╛/â•›D’Amarante et de Philisâ•›:╛╛/â•›J’aime le nom d’Aminte,â•›/â•›Et celui de Margotâ•›:╛╛/â•›C’est que l’un rime à pinte,╛╛/â•›Et l’autre rime à pot. Le nom de Celimène,â•›/â•›Et celuy de Cloris,╛╛/â•›Ne produisent que peine,╛╛/ Que rigueurs, que méprisâ•›:╛╛/â•›J’aime le nom d’Aminte,╛╛/ Et celui de Margotâ•›:╛╛/ C’est que l’un rime à pinte,╛╛/â•›Et l’autre rime à pot1.
L’épigraphe qui me sert d’exergue peut surprendre. Empruntée à un air français de cour du XVIIe siècle, elle se prête cependant comme image appropriée à la compréhension de l’acte littéraire des auteurs d’histoires véritables ou de romans comiques –€et je fais ici l’hypothèse que Cervantès et Charles Sorel s’inscrivent dans ce genre romanesque€ –, et comme illustration des préoccupations de composition littéraire qui habitent le siècle. Je m’expliqueâ•›: l’air de cour est un genre qui fleurit au XVIIe siècle, il constitue l’un des éléments les plus importants des jeux de société qui se manifestent à partir de la musique et des Belles Lettres. Ce n’est pas un hasard si des écrivains comme Mlle de Scudéry, Martin de Gomberville et Antoine Furetière voient des relations entre la poésie et la musiqueâ•›; ils affirment que l’une et l’autre se présentent comme medium des passions ou s’inscrivent dans un même registre de relations art-nature-imitation. Rappelons que des auteurs comme Du€Bellay et La€Mesnardière composent des textes pour certains airs et que Paul Scarron introduit dans ses ouvrages des «â•›chansonsâ•›» qui serviraient de matériau pour les musiciens-auteurs. Or, à l’écoute de quelques airs de cour du XVIIe siècle, il semble évident que le genre reproduit la taxinomie commandant les Belles Lettresâ•›: airs «â•›sérieuxâ•›» et airs «â•›galantsâ•›», régis essentiellement par le motif de la passion amoureuse –€Diogène, dans le Dialogue des héros de roman, de Boileau, n’insinuait-t-il pas que, dans le domaine des lettres, la marque des héros (de roman) est d’être tous amoureux, que c’est bien l’amour qui fait la vertu héroïque,
1. Bénigne de Bacilly, «â•›Je suis bien las d’entendreâ•›», Airs de cour, 1981.
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c’est-à-dire, la vertu romanesque2â•›? Or, l’air de l’épigraphe, air galant, que j’appelle ici comme illustration, disons, divertissante, s’inscrit dans le même registre de la parodie littéraire –€Don Quijote et Le berger extravagant ne sont-ils pas des textes hantés par l’épithète «â•›parodiquesâ•›»â•›?€–â•›: il se présente comme le côté souriant et badin des airs pleins de circonspection et, parfois, de mélancolie. Pour compléter le cadre musical, je souligne que les vers qui parlent des prénoms à l’ancienne sont chantés sur un ton langoureux –€Pluton, dans le même dialogue de Boileau, ne se plaint-il pas que Cyrus est trop pleurnichardâ•›?€– et que ceux qui parlent d’Aminte et de Margot sont entonnés sur un ton enjoué. Bien évidemment, la moquerie s’appuie sur un jeu avec les prénoms. Voilà bien un topos que fréquentent à la fois l’art musical et l’art littéraire. L’air met en scène des prénoms empruntés à la littérature pastorale, des prénoms d’extraction antiquisante –€grecque ou latine€– et des prénoms d’extraction française. Aux premiers, qui fatiguent l’ouïe et qui, pleins de valeur indexicale –€la littérature pastorale en est remplie€–, n’apportent que des malheurs, se substituent les prénoms d’Aminte et de Margot, ordinaires il est vrai, mais qui le sont encore plus parce qu’ils permettent les rimes avec des activités du quotidien, liées ici à la boisson (pinte et pot). Or, introduire des prénoms français dans la scène littéraire, ainsi que musicale, équivaut bien à la recherche de l’accommodatio aux temps présentsâ•›: dans Le roman bourgeois, par exemple, les personnages s’appellent Javotte, Madame Vollichon, Collantine, Belastre3â•›; dans le prologue des Nouvelles françaises, l’un des personnages de Segrais reproche aux Français leur préférence, due à une vaste culture livresque, pour des prénoms tels que Artabaze ou Iphidamante, affirmant qu’il n’y aurait rien de déplaisant à rencontrer des héros portant les prénoms de Richard ou de Laurens4; dans ses «â•›Remarques sur le treizième livre du Berger extravagantâ•›», Charles Sorel n’est-il pas surpris –€«â•›Quelle resuerie5â•›!â•›»Â€– que les «â•›Romans François ayent des noms qui signifient quelque chose en Grecâ•›», des «â•›noms extraordinairesâ•›»6 qui cependant ne signifient rien en langue françaiseâ•›? N’affirme-t-il pas, dans les «â•›Remarques sur le premier livre du Berger extravagantâ•›», l’inexistence de gentilshommes français appelés «â•›Monsieur Cleandre, Monsieur Orize,
2. Nicolas Boileau, Dialogue des héros de roman, 1966, p.€441â•‚489. 3. Antoine Furetière, Le roman bourgeois, 1981. 4. Jean Regnault de Segrais, «â•›Les nouvelles françaises ou Les divertissements de la princesse Aurélieâ•›», dans Henri Coulet (dir.), Idées sur le roman. Textes critiques sur le roman français, XIIe-XXe siècle, 1992, p.€95. 5. Charles Sorel, Le berger extravagant, 1972, p.€723. 6. Id.
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ny Monsieur Alcide7â•›»â•›? N’appelle-t-il pas l’un de ses personnages Adrian, «â•›qui est un nom propre à sa qualité & à sa nationâ•›», au détriment «â•›des Anaxandres, des Polemarques, & d’autres nomsâ•›»8â•›? Ne transforme-t-il donc pas, à des fins parodiques, le prénom de son bourgeois français Louis en Lysis, le berger dominé par la «â•›folieâ•›» romanesque, à l’instar de Quijote, qui aspirait à s’appeler Quijotizâ•›? La lecture que je propose des rapprochements –€s’ils existent€– entre Miguel de Cervantès et Charles Sorel suivra les commentaires acerbes proférés par ce dernier dans ses «â•›Remarques sur le quatorzième livre du Berger extravagantâ•›» –€apparat paratextuel d’importance, on le sait, car la voix auctoriale y énonce un discours critique sur le genre romanesque et sur ses enjeux moyennant une négation de toute ressemblance entre son roman et celui de Cervantès. C’est bien connu, mais il convient de le rappelerâ•›: les «â•›Remarquesâ•›» fonctionnent comme une espèce de vecteur des motifs littéraires présents à la fois dans le genre romanesque et dans le genre poétique. Pour cela même, il est possible d’affirmer que les «â•›Remarquesâ•›» sont comme un long ex-ergon qui régit la construction du roman sorélien, mais qui considère également de façon critique «â•›tout ce qu’il y a de remarquable dans les Romans, & dans les ouvrages poëtiques, avec quelques autres observations, tant sur le langage, que sur les avantures9â•›». De plus, les «â•›Remarquesâ•›» peuvent aussi être comprises comme une glose interminable qui travaille à l’intérieur d’un réseau, d’une constellation lettrée d’auteurs et d’œuvres10. Par conséquent, les «â•›Remarquesâ•›» se donnent comme but de démontrer «â•›ce qu’il y a de bon & de mauvais dans les Romans et dans les Poësies11â•›». Puisque j’attribue aux «â•›Remarquesâ•›» le statut d’ex-ergon, il serait convenable de définir ce que j’entends par là. La machine liminaire serait une espèce de point de liaison, ou même de frontière, qui régit une relation dialectique entre l’espace-en-retrait (du lecteur, mais aussi de l’écrivain) et l’espace-en-avant (du texte, ou de la représentation quand il s’agit du genre 7. Ibid., p.€556. 8. Id. 9. Ibid., p.€549. 10. Maurice Blanchot aurait pu dire de ces «â•›Remarquesâ•›» qu’elles constituent un long «â•›commentaireâ•›». Il conviendrait de reproduire ici précisément son observation concernant le parcours lecture-commentaire-écritureâ•›: «â•›Nous avons lu un livre, nous le commentons. En le commentant, nous nous apercevons que ce livre n’est lui-même qu’un commentaire, la mise en livre d’autres livres auxquels il renvoie. Notre commentaire, nous l’écrivons, nous l’élevons au rang d’ouvrage. Devenu chose publiée et chose publique, à son tour il attirera un commentaire qui, à son tour […]â•›» (Maurice Blanchot, L’entretien infini, cité dans Antoine Compagnon, La seconde main ou Le travail de la citation, 1979, p.€155). 11. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€551.
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théâtral). Espace même de l’exergue où l’auteur peut inscrire sa propre voix ou recevoir une impression venue d’ailleurs –€de la voix de quelque personnage. À cela s’ajoute le fait que le texte liminaire se révèle un acte essentiellement rhétorique qui insère les mécanismes énonciatifs dans une situation épidictique par excellenceâ•›; dans ce sens, il agit comme une espèce de niche où s’inscrivent toutes les informations dont la connaissance conditionne la réception de l’ouvrage et la compréhension du livre, ne serait-ce que par le fait de s’appuyer sur une topique précise, sur une systématique courante de présentation du texte. C’est Sorel lui-même qui affirme l’importance de cette assistanceâ•›: dans l’un des paragraphes de ses «â•›Remarques sur le quatorzième livre du Berger extravagantâ•›», il observe, de façon péremptoire, que l’on ne doit pas lire les «â•›Remarques sans l’histoire, ny l’histoire sans les Remarques12â•›». En substance, aux quatorze livres où s’entend la voix narrative du berger Lysis correspondent ceux des «â•›Remarquesâ•›». Dans ceux-ci, la voix auctoriale, qui est lecteur optimus, assure un rôle extra-fictionnel et procède à la paraphrase de la narration, la reprend, la complète, la réécritâ•›; auctor devenu commentator, elle propose un troisième discours, incisif et décisif, en exposant et en imposant le parcours de lecture et ses codes. Il se présente ainsi au lecteur un nouveau contrat exégétique, un modèle herméneutique rénové, celui de l’anti€/ contre-fiction, de l’anti€/ contre-héros. Ainsi compris, le paratexte suppose une relation avec le lecteur€ / récepteur qu’il importe de circonscrire. Dans ce sens, il faut maintenant énoncer quelques observations concernant le public-lecteur du XVIIe siècle français afin de mieux comprendre le succès du roman –€notamment épique et héroïque. Charles Sorel, cette fois-ci dans De la connoissance des bons livres (1671), confirme le succès du genre et affirme que son public-lecteur est composé des «â•›Femmes & [des] Filles, [et des] Hommes de la Cour & du Monde13â•›». Ce public féminin, qui chercherait et trouverait dans les romans une «â•›recreationâ•›», irait jusqu’à croire que tous ces romans ont été écrits «â•›pour [sa] gloireâ•›»14. Sorel semble d’accord avec cette perspective, car il affirme que ces romans confirment le «â•›triomphe15â•›» du sexe féminin. Le même avis est présent dans le «â•›Livre treizièmeâ•›» du Berger extravagantâ•›: le personnage féminin appelé Amarille défend, comme nous le rappellent les «â•›Remarquesâ•›», «â•›la lecture & la doctrine16â•›» des romansâ•›; s’ils étaient 12. Ibid., p.€744. 13. Charles Sorel, De la connoissance des bons livres ou Examen de plusieurs autheurs. Supplément des traitez de la connoissance des bons livres, 1981, p.€136. 14. Id. 15. Id. 16. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€730.
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défendus aux femmes, elles perdraient «â•›beaucoup de leur creditâ•›» et de leur «â•›autorité sur les hommesâ•›» puisque les romans les rendent «â•›plus sçavantesâ•›»17. Pierre-Daniel Huet, pour sa part, pense que l’influence des femmes est déterminante pour la supériorité du roman français18. Rappelons-nous qu’une importante lignée comique –€je pense à ce sujet à Molière€– associe l’imaginaire romanesque à l’univers féminin, en attribuant à cette association une connotation soit critique –€la cible première étant, sans aucun doute, les précieuses€– soit positiveâ•›: dans L’école des femmes, Agnès, la petite «â•›sotte19â•›» d’Arnolphe, bien qu’élevée dans la plus absolue ignorance, paraît maîtriser les rouages d’une casuistique amoureuse dans un billet doux qu’elle écrit à Horace (le seul passage en prose, soulignons-le, dans cette comédie en vers). C’est pourquoi, aux yeux d’Arnolphe, elle ressemblerait aux «â•›héroïnes du tempsâ•›», remplies de «â•›tendresseâ•›» et de «â•›beaux sentimentsâ•›» avec leurs «â•›versâ•›» et leurs «â•›romansâ•›»20. Ce qui, dans une autre comédie, aurait été considéré comme une censure, dans L’école des femmes, par le fait d’être proféré par un personnage qui n’a pas la sympathie du spectateur –€et Arnolphe intègre une typologie comique qui transforme le vieillard amoureux d’une jeune fille inexpérimentée en un personnage ridicule€– s’assume pleinement comme valeur positive. Il est également à observer que dans cette association entre roman et public féminin réside indirectement la méfiance de la critique par rapport au genre. Cette méfiance, fondée sur la dichotomie entre roman et histoire (également entre poésie et histoire) est surtout énoncée par le discours masculin qui oppose en général l’un et l’autre genre discursif, le discours féminin, bien plus flexible, ne procédant pas à une lecture aussi normative de la question. Bien que l’opposition entre roman et histoire soit présente, des auteurs comme Madame de Villedieu et Madame de Sévigné entrelacent l’un et l’autre discours sans établir de frontières par trop définies. Madame de Lambert, pour sa part, défend clairement le royaume de l’imagination romanesque, qui aurait été transformé en royaume féminin précisément parce que l’on interdit aux femmes l’accès «â•›au pays de la raison et du savoir21â•›». Or, c’est justement à cette «â•›disposition à préférer l’illusion agréable au véritable ennuyant22â•›» que s’attaquera au XVIIIe siècle Condillac dans son Essai sur l’origine des connaissances humainesâ•›: il y affirmera que la 17. Id. 18. Pierre-Daniel Huet, «â•›Lettre à M. de Segrais sur l’origine des romansâ•›», dans Henri Coulet (dir.), op. cit., p.€112â•‚113. 19. Molière, L’école des femmes, Œuvres complètes, 1932, t.€1, p.€429. 20. Ibid., p.€455. 21. Anne-Thérèse de Marguenat-de-Courcelles, marquise de Lambert, Réflexions nouvelles sur les femmes, 1727, cité par Roger Marchal, Madame de Lambert et son milieu, 1991, p.€227. 22. Id.
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«â•›lecture des romans est par trop dangereuse aux jeunes gens du sexe féminin dont le cerveau est beaucoup crédule23â•›». N’est-ce pas justement à cette prévention que Madame de Lambert s’était référéeâ•›? Pour Condillac, donc, les romans causent de grands dégâts à l’esprit des jeunes filles, disposées qu’elles sont à construire les plus beaux châteaux en Espagne –€métaphore pour le royaume de l’imagination. Mais, également au XVIIIe€siècle, une voix contraire défendra la lecture des romans par les jeunes filles. Rétif de la Bretonne, dans Les Françaises, ou XXXIV exemples choisis dans les mœurs actuelles, propres à diriger les filles, les femmes, les épouses et les mères, considère en effet que les romans constituent «â•›l’instruction la plus efficace, dans un siècle comme le nôtre24â•›». Si le genre peut corrompre, s’il peut s’avérer pervers, souligne Rétif de la Bretonne, Jean-Jacques Rousseau n’aurait pas écrit de romans. Pour l’auteur, ce ne sont donc pas les romans qui doivent être réprouvés, mais les mauvais romansâ•›; ce ne sont pas les discours qui doivent être censurés, mais les mauvais discours. Il paraît donc évident, dans cet apparat paratextuel incontournable, que la voix auctoriale sorélienne se donne le but ultime d’attribuer au Berger extravagant la marque de la nouveauté et de l’originalité, et de présenter à un lecteur probable des règles nouvelles ou de lui indiquer le chemin herméneutique à suivre pour bien comprendre son ouvrage novateur. Pour ce faire, il faut procéder à la disqualification des modèles littéraires qui le précèdent et, tâche qui s’avère encore plus ardue, disqualifier le plus célèbre d’entre euxâ•›: le Don Quijote de Cervantèsâ•›! Les «â•›Remarquesâ•›», dans le but de «â•›rendre les fables mesprisablesâ•›» à partir de l’intérieur même du roman –€car Le berger extravagant se sert du procédé efficace aujourd’hui connu sous l’appellation de mise en abyme€–, doivent s’appuyer sur «â•›ce qu’il y a de plus excellent dans les plus celebres Romans du mondeâ•›»25. Il faut le redireâ•›: dans ce XVIIe siècle, on réserve au Quijote l’espace de la notoriété. Donc, il importe à Sorel de s’en moquer, ce qu’il fera dans un long paragraphe occupant deux pages de l’ex-ergon divisé en quatorze livres, distribués pour leur part sur plus de deux cent soixante pages26. La voix auctoriale, qui s’avérera parfois bien trop sévère, ne se dérobe pas et rappelle que «â•›quelques uns disent que [s]on livre n’est qu’une imitation 23. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746, p.€124. 24. Nicolas Rétif de la Bretonne, «â•›Les françaisesâ•›», dans Henri Coulet (dir.), op. cit., p.€196. 25. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€744. 26. L’auteur même signale l’extension de ses «â•›Remarquesâ•›»â•›; il se sert de cette observation pour affirmer l’importance de son long texte liminaireâ•›: «â•›Il est vray que ie pourrois encore faire d’autres remarques sur mes remarques, & que i’aurois beaucoup de choses curieuses à y mettre, mais ie ne les veux pas faire plus longues qu’elles sont, puisque i’ay atteint la grosseur du volume que ie voulois emplir. Ie n’ay plus que fort peu de points à toucherâ•›» (id.).
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de Dom€Quixote de la Mancheâ•›», que quelques-uns pointent le fait que son «â•›berger a un valet qui fait le plaisant comme Sanchoâ•›», et que l’un des personnages de son roman, Fontenay, «â•›reproche aussi à Lysis qu’il a quelque chose de l’humeur de ce Chevalier errantâ•›»27€. De plus, la voix auctoriale avoue avoir lu le Don Quijote à l’âge de douze ans, mais ne pas l’avoir relu au moment de la composition de son Berger extravagant. Il semble évident que l’aveu d’un tel écart temporel permet à l’auteur de nier toute contamination et toute appropriation, d’autant plus qu’il n’était pas, à l’occasion de la première lecture, «â•›en un aage capable d’y remarquer beaucoup de choses28â•›», Voilà pourquoi, moyennant la burla si en vogue au XVIIe€siècle, je me suis permis de jouer de manière badine avec les noms et prénoms dans le titre de mon interventionâ•›: il n’est absolument pas invraisemblable que Sorel ait pu dire qu’il n’était pas Cervantès et que son berger Lysis n’était pas Quijotizâ•›! Néanmoins, il faut remarquer que la voix paratextuelle ne laisse pas de reconnaître que ces deux personnages sont «â•›fousâ•›» –€et le topos de la folie par identification romanesque, pour parler comme Michel Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, est présent non seulement dans les romans de Sorel et de Cervantès, mais également dans d’autres textes fictionnels de ce XVIIe siècle. En ce sens, une nouvelle parenthèse s’impose afin de nous demander pourquoi plusieurs auteurs du XVIIe ainsi que du XVIIIe siècle blâment le genre romanesque. Enfin, pourquoi détester les romansâ•›? À la base de la vitupération, il y a le fait que le roman soit plein d’«â•›impertinencesâ•›» et d’«â•›extravagancesâ•›» –€selon Sorel dans Le berger extravagant€– qui séduisent l’esprit moyennant d’agréables rêveries et le trompent avec d’insidieuses douceurs. Ce que l’on refuse, ce sont donc les «â•›foliesâ•›» propres au genre. À la lecture du Berger extravagant, par exemple, on relève plusieurs moments où l’auteur attribue l’épithète «â•›insenséâ•›» ou «â•›fouâ•›» à Lysisâ•›: il se meut sans difficultés dans un univers imaginaire€et, grâce à sa propre «â•›folieâ•›», prend la fiction pour la réalité. Voilà ce que paraît affirmer, dans le même registre, le chanoine cervantin, lors de son entretien avec don Quijote dans le chapitre€49 de la Première partie. Au chanoine, d’ailleurs, de l’interroger sur ses illusions et ses méprisesâ•›: ¿â•›Es posible, señor hidalgo, que haya podido tanto con vuestra merced la amarga y ociosa lectura de los libros de caballerías, que le hayan vuelto el juicio de modo que venga a creer que va encantado, con otras cosas de este jaez, tan lejos de ser verdaderas como lo está la misma mentira de la verdad29â•›?
27. Id. 28. Ibid., p.€745. 29. Miguel de Cervantès, Don Quijote de la Mancha, 2004, p.€503.
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Raisonnable et lucide, le chanoine s’aperçoit que les romans de chevalerie ne sont que des «â•›fables et des étourderiesâ•›»â•›; il interpelle don Quijote, en l’avertissant des dangers de ces lecturesâ•›: ¡Â€Ea, señor don Quijote, duélase de sí mismo y redúzgase al gremio de la discreción y sepa usar de la mucha que el cielo fue servido de darle, empleando el felicísimo talento de su ingenio en otra lectura que redunde en aprovechamiento de su conciencia y en aumento de su honraâ•›! Y si todavía, llevado de su natural inclinación, quisiere leer libros de hazañas y de caballerías, lea en la Sacra Escritura el de los Jueces, que allí hallará verdades grandiosas y hechos tan verdaderos como valientes30â•›!
Néanmoins, le discours de Sorel ne permet pas une interprétation aussi immédiate et univoque. Il est difficile de juger si la «â•›folieâ•›» de Lysis est folie véritable ou folie dissimulée –€et je me demande si c’est possible dans le cas du Quijote. Dans les Remarques, la voix auctoriale signale qu’elle n’a jamais dit que son berger était «â•›toujours plongé dans le centre de la follie31â•›», car il jouit de moments raisonnablesâ•›; voilà pourquoi elle l’aurait seulement qualifié d’«â•›extravagantâ•›». Dans la préface du tome€2 du Berger extravagant, elle insinue que la plus importante caractéristique de Lysis est la «â•›simulationâ•›» plutôt que la «â•›folieâ•›»â•›: Ie [fais] voir que le Berger Extravagant dans sa plus grande follie en sçait plus que ceux qui se moquent de lui & que ceux dont ie me mocque, & qu’il ne dit presque rien qui ne soit apuyé de l’auctorité des plus doctes personnages du monde32.
C’est suivant cette perspective qu’il faut lire l’amusant épisode où Lysis fait le mort –€«â•›mourir […] par feinte33â•›», «â•›feinte mort34â•›»Â€– en imitant ses modèles (des héros romanesques qui «â•›se sont tuez en raison par la rigueur de leurs Maistresses35â•›»). Son but est bien précisâ•›: inviter ses compagnons, qui contrairement à lui, se veulent lucides, à le considérer comme mort. Ce qui s’insinue alors, c’est un jeu de représentation, d’imitation et de tromperieâ•›; jeu qui dénoncerait la dissimulation et l’artifice. La «â•›folie par identification romanesqueâ•›» de Lysis serait tout simplement une impostureâ•›; ce berger, qui semble un sot aux yeux de ses compagnons, raconte à la manière d’un auteur de roman –€ce n’est pas par hasard s’il souhaite que ses aventures pastorales soient racontées dans un roman€–, ou met en scène à la manière d’un auteur de théâtre,
30. Ibid., p. 504. 31. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€664. 32. Ibid., p. 261. 33. Ibid., p.€452. 34. Ibid., p.€453. 35. Ibid., p.€452.
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les «â•›e xtravagances 36â•›» et les «â•›a vantures37â•›» de plusieurs personnages présents «â•›dans d’autres auteurs38â•›». Cependant, la lucidité semble avoir balisé toutes ses actions, car dans le dernier chapitre du Berger, il avoue qu’il a toujours connu la vérité, que s’il avait été cas de «â•›folieâ•›», c’était dans le but d’«â•›abuser aussi les autres39â•›». Enfin, l’«â•›extravagance, c’est celle des autres40â•›» et non pas celle de Sorel€/ Lysis, comme le veut la voix auctoriale dans les Remarques. Ce n’est sans doute pas avec la même dimension, mais peut-être dans le même but, que l’épisode «â•›Del donoso y grande escrutinio41â•›», qui se déroule dans la bibliothèque de l’ingénieux hidalgo Quijote, s’inscrit dans le registre du blâme de la fiction littéraire. L’épisode est bien connu, mais il mérite ici d’être rappeléâ•›: il s’agit du moment où le cura et le barbero décident de s’attaquer aux enchanteurs qui habitent les livres, tous des grands instigateurs du mal. Voilà que sont alors jetés au feu des textes condamnables soit parce qu’ils sont mensongers, absurdes, présomptueux, soit parce qu’ils présentent «â•›dureza y sequedad de estilo42â•›». On voit alors brûler, parmi d’autres «â•›livres de chevalerieâ•›», l’anonyme Amadis de Grecia, le Don Olivante de Laura de Torquemada, le Florismarte de Hircania de Melchor Ortega. Il importe cependant de rappeler que quelques compositions appartenant aux genres les plus divers ont échappé à la furia vindicative des censeurs. Nous voyons donc comme cible d’éloges, parmi d’autres textes, l’Amadis de Gaula –€malgré une certaine polémique entre les participants à l’expurgation43€–, le Palmerín de Ingalaterra44, l’Historia de famoso caballero Tirante el Blanco45, la Diana de Jorge de Montemayor, ainsi que tous ceux que le barbero considère être 36. Ibid., passim. 37. Ibid., p.€453. 38. Ibid., p.€261. 39. Ibid., p.€545. 40. Ibid., p.€551. 41. Miguel de Cervantès, op. cit., p. 60â•‚69. 42. Ibid., p.€62. 43. D’après le cura, l’Amadis de Gaula «â•›parece cosa de misterioâ•›», et ce texte serait le responsable de tous les autres textes du même genre qui ont suivi, puisqu’il est «â•›dogmatizador de una secta tan mala, le debemos sin excusa alguna condenar al fuegoâ•›». De son côté, le barbero considère, suivant ainsi d’autres avis, qu’il s’agit du «â•›mejor de todos los libros que de este género se han compuestoâ•›», «â•›el único en su arteâ•›». Et voilà que l’on laisse vivre l’Amadis de Gaula (id.). 44. Si le Palmerín échappe à l’expurgation, il le doit à la défense du licenciadoâ•›: «â•›Este libro, señor compadre, tiene autoridad por dos cosasâ•›: la una, porque él por sí es muy bueno; y la otra, porque es fama que le compuso un discreto rey de Portugal. Todas las aventuras del castillo de Miraguarda son bonísimas y de grande artifícioâ•›; las razones cortesanas y claras, que guardan y miran el decoro del que habla, con mucha propiedad y entendimientoâ•›» (ibid., p.€64â•‚65). 45. Le cura s’avère être son plus grand admirateurâ•›: «â•›he hallado en él un tesoro de contento y una mina de pasatiemposâ•›» (ibid., p. 65).
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les textes les mieux écrits «â•›en verso heroico, en lengua castellana46â•›», «â•›ricas prendas de poesía47â•›», des vers capables de rivaliser avec «â•›los más famosos de Italia48â•›»â•›: La Araucana de Don Alonso de Ercilla, La Austríada de Juan Rufo, et El Monserrato de Cristóbal de Virués. Il ne serait sans doute pas inutile de répéter que, dans l’univers du roman du XVIIe siècle, la même «â•›folie par identification romanesqueâ•›» subjugue la jeune bourgeoise Javotte, du Roman bourgeois d’Antoine Furetière. Son but s’apparente ici à celui de Sorel et de Cervantèsâ•›: dénoncer les risques de la lecture de romans qui, lus «â•›sans choix et sans discrétionâ•›» par une tête curieuse, en général celle d’une jeune fille, peuvent «â•›lui corrompre l’espritâ•›»49. Javotte tombe alors dans «â•›le piège50â•›» des récits des passions amoureuses qui, évidemment, ne pouvaient être autres que ceux présents dans les cinq tomes de L’Astrée –€ces tomes, rappelons-le, lui sont offerts par Pancrace, le jeune homme qui lui avoue son amour et cherche à la séduire en «â•›contrefais[ant] admirablement Céladon51â•›». Après la lecture, Javotte prend Astrée pour modèle, contrefait ses actions et ses discours, croit lui ressemblerâ•›; et comme le motif premier duquel on se moque dans ces histoires comiques, c’est bien l’amour, elle prend Céladon pour Pancrace. Résultatâ•›: «â•›elle prenait tout ce que Céladon disait à Astrée comme si Pancrace le lui eût dit en propre personne, et tout ce qu’Astrée disait à Céladon, elle s’imaginait le dire à Pancrace52.â•›» Fermons maintenant la parenthèse concernant le blâme du genre romanesque. Je me tourne à nouveau vers les «â•›Remarques sur le quatorzième livre du Berger extravagantâ•›». C’est seulement à la conclusion de la composition de son ex-ergon que la voix auctoriale, excitée sans doute par les censures, se décide à «â•›repasser les yeux par dessus le livre de ce valeureux Chevalier53â•›» –€l’acte de tout simplement «â•›repasser les yeuxâ•›» comportant sans doute une nuance de mépris qui attribue peu de poids et d’importance au roman cervantin. C’est précisément de cette relecture qu’émergent les commentaires soréliens sur le Don Quijote. Ce long paragraphe métadiscursif se présente comme un répertoire vertigineux, et parfois fastidieux, de ce qui serait, aux yeux de Sorel, le plus grave péché de Cervantèsâ•›: l’invraisemblance. C’est ainsi que, ligne après ligne, la voix
46. Ibid., p.€69. 47. Id. 48. Id. 49. Antoine Furetière, op. cit., p.€144. 50. Id. 51. Ibid., p.€145. 52. Ibid., p. 143. 53. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€745.
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liminaire passe en revue les épisodes qui la laissent vraiment incrédule. Nous la voyons alors affirmer qu’il n’est absolument pas vraisemblable «â•›que le Duc prenne tant de peine pour avoir du plaisir de Dom Quixote, & qu’il fasse faire tant d’apareil pour le tromper en tant de manieres54â•›». Reconnaissant que quelques-uns puissent s’accommoder des péripéties badines du duc, la voix liminaire questionne cependant la possibilité que Sancho ait pu être envoyé «â•›dans un Bourg pour en estre gouverneur55â•›» et que ses habitants aient pu recevoir «â•›en grand nombreâ•›», comme elle ne laisse pas d’observer, «â•›un tel homme pour Iuge ou pour Maireâ•›»56. Ce qui lui paraît encore plus incroyable, c’est que le duc prenne plaisir «â•›pour avoir envoyé là Sancho à gros frais & avec grosse suitte57â•›». Elle se demande également s’il est possible de croire «â•›que le Curé quitte ses oüailles, & le barbier quitte sa practique pour s’en aller fort loin par pays chercher Dom Quixote de la Manche afin de le ramener à sa maison58â•›». Don Quijote s’imagine qu’un moulin à vent est un géantâ•›? Qu’un troupeau de brebis est une arméeâ•›? Oui, répondront quelques-uns, qui ajouteront aussi que cela est dû à la folie qui le porte à l’illusion. Néanmoins, réplique la voix liminaire sorélienne, de plus en plus stupéfaite, voilà bien quelque chose qui est tout autant impossibleâ•›: le chevalier ne peut pas être «â•›fou iusqu’à ce poinctâ•›», car si sa folie est de cette espèce, celle qui s’associe à la perte absolue et totale du jugement, il «â•›ne pourroit pas parler avec tant de discretion sur les autres chosesâ•›»59.
54. Id. 55. Id. On lit dans Don Quijote, à propos de cet épisodeâ•›: «â•›Mirad, amigo Sancho –€respondió el duque€–â•›: yo no puedo dar parte del cielo a nadie, aunque no sea mayor que una uña, que solo a Dios están reservadas esas mercedes y gracias. Lo que puedo dar os doy, que es una insula hecha y derecha, redonda y bien proporcionada y sobremanera fértil y abundosa, donde, si vos os sabéis per maña, podéis con las riquezas de la tierra granjear las del cieloâ•›» (Miguel de Cervantès, op. cit., p.€865). 56. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€745. 57. Id. Dans Don Quijoteâ•›: «â•›Salió, en fin, Sancho acompañado de mucha gente, vestido a lo letrado, y encima un gabán muy mucho ancho de chamelote de aguas leonado, con una montera de lo mismo, sobre un macho a la jineta, y detrás de él, por orden del duque, iba el rucio con jaeces y ornamentos jumentiles de seda y flamantes. Volvía Sancho la cabeza de cuando en cuando a mirar a su asno, con cuya compañía iba tan contento, que no se trocara con el emperador de Alemaniaâ•›» (Miguel de Cervantès, op. cit., p.€879). 58. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€745. Le barbero et le cura, il faut le rappeler, se mettent en «â•›mascaradeâ•›» – «â•›No le pareció mal al barbero la invención del cura, sino tan bien, que luego la pusieron por obra. Pidiéronle a la ventera una saya y unas tocas, dejándole en prendas una sotana nueva del cura. El barbero hizo una gran barba de una cola rucia ou roja de buey donde el ventero tenia colgado el peineâ•›»Â€(Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€257) –€dans le chapitre€27 de la première partie afin de «â•›decir a Don Quijote para moverle y forzarle a que con él [cura] se viniese y dejase la querencia del lugar que había escogido para su vana penitenciaâ•›» (ibid., p.€258). 59. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€745.
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Voilà qu’une interrogation€ s’imposeâ•›: l’étonnement de Sorel serait-il de même nature que celui du chanoineâ•›? Car nous le voyons également se demander, dans le chapitre€49 de la Première partie, étonnéâ•›: ¿â•›Y cómo es posible que haya entendimiento humano que se dé a entender que ha habido en el mundo aquella infinidad de Amadises y aquella turbamulta de tanto famoso caballero, tanto Emperador de Trapisonda, tanto Felixmarte de Hircania, tanto palafrén, tanta doncella andante, tantas sierpes, tantos endriagos, tantos gigantes, tantas inauditas aventuras, tanto género de encantamentos, tantas batallas, tantos desaforados encuentros, tanta bizarría de trajes, tantas princesas enamoradas, tantos escuderos condes, tantos enanos graciosos, tanto billete, tanto requiebro, tantas mujeres valientes y, finalmente, tantos y tan disparatados casos como los libros de caballerías contienen60â•›?
Il convient aussi de rappeler que l’invraisemblance des histoires fictionnelles, en particulier des romans de chevalerie, est également pointée par le chanoine, dans le même chapitre€49 de la Première partie, alors qu’il est en conversation avec don Quijote. Selon lui, voilà bien des romans «â•›falsos y embusterosâ•›», «â•›todos mentira y liviandadâ•›», dont les histoires sont très éloignées de la vérité, car «â•›fuera del trato que pide la común naturalezaâ•›»61. Le grand danger réside dans la lecture que le «â•›vulgo ignoranteâ•›» peut en faireâ•›: il s’agit d’une occasion de faire prendre pour «â•›verdaderas tantas necedadesâ•›»62 et de les croire comme telles. Mais qu’est-ce qui éloignerait alors Quijote de Lysis, tous les deux «â•›fousâ•›», comme l’admet la voix liminaireâ•›? Quijote se laisse tromper par des moulins à vent et par des brebisâ•›; Lysis pense qu’un paysan est un satyre, qu’un acteur est un véritable berger –€il confond ainsi comédie et réalit逖, que lui-même s’est métamorphosé en un véritable berger, que les yeux de son adorée Charité ont brûlé son chapeau… D’après les Remarques, la folie de Lysis n’est pas véritablement folie, mais manque de bon sensâ•›; d’autant plus que le personnage lui-même déclare à la fin du roman que son but était de faire croire aux autres qu’il croyait à toutes ces choses, tout en n’en croyant que la moitié. La conclusion semble alors logique à la voix liminaireâ•›: les divers artifices qui simulent une telle folie rendent l’histoire de Charles Sorel «â•›si naïve que quand elle seroit fausse, l’on la tiendroit pour toute vraye63â•›». De plus, contrairement à don Quijote, qui abandonne son état de folie «â•›sans que l’on dise par quel moyen64â•›», Lysis laisse de côté son «â•›extravaganceâ•›»
60. Miguel de Cervantès, op. cit., p.€503. 61. Ibid., p.€415. 62. Id. 63. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€745. 64. Id.
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moyennant des raisons irréfutables, et non par un simple «â•›miracleâ•›»65. Selon la voix sorélienne, nombreux sont les épisodes qui, dans le Quijote, n’ont rien de vraisemblable et qui, pour cause, construisent le roman sur des piliers bien peu solides. Les avoir signalés et, par le fait même, démontrés, suffit à certifier que tout le reste chancellera, ou s’écroulera bientôt. En outre, les «â•›Remarquesâ•›» blâment la construction romanesque même de Cervantès, qui n’a pas su travailler une matière bien plus belle que celle à la disposition de Sorel. Elles lui reprochent encore de n’avoir pas su explorer la force évocatrice et productrice d’images d’un personnage comme Quijoteâ•›: contrairement à Lysis, «â•›qui n’a qu’à garder ses moutons dans un pré de deux ou trois arpensâ•›», qui ne voit pas d’autre chose et à qui «â•›il n’arrive point de nouveautezâ•›», le chevalier voyage, fait l’expérience de plusieurs aventures et «â•›ne songe qu’à des forteresses, des palais enchantez, des tournois & des rencontresâ•›»66. De plus, les censures s’adressent à la pratique, d’ailleurs bien courante depuis le XVIe€siècle, des nouvelles enchâssées, auxquelles la voix sorélienne paratextuelle greffe les épithètes de «â•›naivetez rustiquesâ•›» et de «â•›choses inutilesâ•›»67. Elle se réfère, entre autres, à l’histoire du «â•›Curioso Impertinenteâ•›», sans laisser de souligner que Cervantès «â•›les devroit mettre à part dedans ses Nouvelles68â•›», mais non dans le Quijote –€dans La bibliothèque françoise, voilà qui mérite d’être souligné, les Nouvelles exemplaires de Cervantès sont considérées «â•›naturellesâ•›», «â•›circonstantiéesâ•›» et «â•›remplies de naivetez et d’agremensâ•›»69. Au blâme sorélien n’échappe même pas le style cervantin, qui aurait recours à des manières de parler «â•›bassesâ•›», à des «â•›gausseries [qui] ne consistent qu’en iuremens & en proverbesâ•›»70. Le berger extravagant, au contraire, puisqu’il se démarque si fortement du roman de Cervantès, présente un style «â•›à demy sérieux, & tout remply de pointes & de pensees convenables au suiet71â•›». La voix paratextuelle approche de sa conclusion sur le Don Quijote. En raison de l’appartenance du Berger extravagant à une modernité littéraire qui, de l’intérieur même de l’espace traditionnel du roman –€sous son visage pastoral, précieux et galant€–, cherche à déstructurer les canons, à ébranler les convictions, à choquer les usages, à rassembler des partisans, à autoriser 65. Id. 66. Ibid., p.€746. 67. Id. 68. Id. 69. Charles Sorel, La bibliothèque françoise, de M. C. Sorel, ou Le choix et l’examen des livres françois qui traitent de l’éloquence, de la philosophie, de la dévotion et de la conduite des moeurs, 1997, p.€160. 70. Charles Sorel, Le berger extravagant, op.€cit., p.€746. 71. Id.
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de nouveaux genres et à réfléchir sur une manière littéraire différente et nouvelle, la voix auctoriale des «â•›Remarques sur le quatorzième livre du Berger extravagantâ•›» paraît conférer les lauriers de la victoire au roman sorélien. Tout d’abord, parce que Cervantès ne semble pas avoir accompli celui qui devait être son but ultimeâ•›: moyennant toutes ses badineries, s’attaquer aux romans de chevalerie. Sorel va jusqu’à dire qu’il placerait seulement «â•›en quatre pages tout ce qui sert dedans ce livre contre ceux qu’il attaque72â•›». Résultatâ•›: on n’y voit que des «â•›chimeres inutiles73â•›». Ensuite, parce que Cervantès vise tout simplement «â•›des livres monstrueux qui se condamnent assez d’eux mesmes74â•›». À lui, Sorel, revient une tâche bien plus ardueâ•›: combattre, en Moderne qu’il est, «â•›des autheurs que l’antiquité a reverez, & que ce siecle cy revere encore75â•›», et cela à partir de raisons irréfutables et pleines de doctrine. Enfin, l’élément qui éloigne définitivement Le berger extravagant du Quijoteâ•›: le texte espagnol n’aurait pas la possibilité de s’attaquer aux romans, car lui-même, dans sa propre composition et histoire, n’est qu’une «â•›infinité de contes fort romanesques & qui ont fort peu d’aparence de verité76â•›». C’est pourquoi la voix paratextuelle affirmeâ•›: «â•›comme telle, [l’histoire] peut estre mise au rang de tant d’autres qui ont treuvé icy leur attaque77â•›». Une dernière digressionâ•›: j’aimerais rapidement interroger les textes sorélien et cervantin en ce qui concerne l’émergence du motif de la représentation théâtrale. Comme on le sait, et sans doute très bien, Cervantès dédie quelques-unes des pages de son Quijote à la discussion sur le genre théâtral, plus précisément sur la comédie. Je pense, bien évidemment, au chapitre€48 de la première partie, quand le chanoine s’arrête sur la comédie des Modernes afin d’en dévoiler les vertus, mais aussi, et notamment, les vices moraux et stylistiques. Topos fréquent au XVIIe€siècle, l’éloge et le blâme de la comédie se placent dans le registre des règles, dont on suit la trace€–€en imitateur, voire en acolyte des Anciens et de l’Antiquit逖 ou dont on refuse la tutelle. Jeu d’imitation ou d’émulation, il est évident que se prononcer sur ce mode d’énonciation –€si l’on veut parler comme Aristote€– confère au discours du chanoine toute son actualité. Le voilà ainsi qui affirme que son entreprise d’écrire un livre de chevalerie était vouée à l’échec, car il suivait le chemin des préceptes, ce même chemin dont s’éloignent les comédies, «â•›estas que ahora se usan, las imaginadas como las de historiaâ•›», et ennuierait le 72. Id. 73. Id. 74. Id. 75. Id. On sait que le XVIIe€ siècle met en scène, dans des camps adverses, des Anciens et des Modernes, dans un combat fort virulent de défense et de réfutation de la tradition lettrée. 76. Id. 77. Id.
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lecteur, qui n’est que «â•›desvanecido vulgoâ•›»78. Ce public ordinaire, sans lettres et sans jugementâ•›; ce public composé d’«â•›ignorantesâ•›», ce public qui ne peut en aucun cas être comparé aux «â•›doctos y discretosâ•›», aime entendre, et «â•›con gustoâ•›», ce genre de «â•›disparateâ•›» et ces choses «â•›que no llevan pies ni cabezaâ•›» et que, malgré cela, «â•›las tiene y las aprueba por buenasâ•›»79. Voilà pourquoi le chanoine, dégoûté, ne s’aventure pas dans ces voies, déjà si corrompues par les auteurs –€qui s’inclinent devant le goût de la «â•›populaceâ•›»Â€– et par le lecteur moderne. Comme on le voit, et c’est une chose bien connue, les comédies auxquelles s’attaquent le chanoine et le cura sont celles dites «â•›disparatadasâ•›», ou qui contreviennent à la vraisemblance. L’intervention du cura s’inscrit de façon exemplaire dans ce refus de l’irrégularité comiqueâ•›; écoutons-le dans son dialogue avec le chanoineâ•›: En materia ha tocado vuestra merced [...] que ha despertado en mí un antiguo rencor que tengo en las comedias que ahora se usan, tal, que iguala al que tengo en los libros de caballeríasâ•›; porque habiendo de ser la comedia, según le parece a Tulio, espejo de la vida humana, ejemplo de las costumbres y imagen de la verdad, las que ahora se representan son espejos de disparates, ejemplos de necedades e imágenes de lascívia. Porque, ¿â•›qué mayor disparate puede ser en el sujeto que tratamos que salir un niño en mantillas en la primera escena del primer acto, y en la segunda salir ya hecho hombre barbadoâ•›? ¿â•›Y qué mayor que pintarnos un viejo valiente y un mozo cobarde, un lacayo retórico, un paje consejero, un rey ganapán y una princesa fregonaâ•›? ¿â•›Qué diré, pues, de la observancia que guardan en los tiempos en que pueden o podían suceder las acciones que representan, sino que he visto comedia que la primera jornada comenzó en Europa, la segunda en Asia, la tercera se acabó en África, y aun si fuera de cuatro jornadas, la cuarta acababa en América, y así se hubiera hecho en todas las cuatro partes del mundoâ•›? [...] Y es lo malo que hay ignorantes que digan que esto es lo perfecto y que lo demás es buscar gullurías80 [...].
Il faut néanmoins rappeler que le blâme contre les auteurs comiques épargne Lope de Vega, que le cura définit comme «â•›felicísimo ingenio de estos reinosâ•›», et qui aurait composé des comédies «â•›con tanta gala, con tanto donaire, con tan elegante verso, en tan buenas razones, en tan graves sentencias, y, finalmente, tan llenas de elocución y alteza de estilo, que tiene lleno el mundo en su famaâ•›»81. Or, Lope de Vega semble provoquer à la fois l’admiration et la répulsion chez Charles Sorel. Dans La bibliothèque françoise, la voix sorélienne affirme que L’Arcadie de Lope est encore pire que la Diane de Montemajor, à cause de ses «â•›longues plaintes en vers, et [du] peu d’ordre de quelques avantures,
78. Miguel de Cervantès, op. cit., p.€493. 79. Id. 80. Ibid., p.€495â•‚496. 81. Ibid., p.€497.
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[qui] en oste le goust82â•›». Dans les «â•›Remarques sur le sixième livre du Berger extravagantâ•›», quelques-unes de ses églogues, par contre, sont jugées d’invention «â•›assez agréable83â•›». Un peu plus loin, dans les «â•›Remarques sur le douzième livre du Berger extravagantâ•›», la voix auctoriale revient sur ces jugements positifs et une fois de plus s’attaque au Moderne espagnolâ•›: dans le Pelerin de Lope de Vega il y a une histoire d’un Chevalier Espagnol appelé Fabio qui est berger dans l’Espagne mesme, & qui garde en effect les moutons d’une mestairie, estant porté à cela par le changement de sa maistresse. Il raconte ses amours d’un stile le plus grotesque qui fut iamais, & nous fait connoistre qu’encore que Lope ayt parlé de luy serieusement, il fait sans y penser un berger encore plus extravagant que le nostreâ•›: car il est plus estrange de voir qu’un gentil’homme de qualité s’est fait Berger, que non pas le fils d’un marchand, qui n’a quasi rien veu que ses livres84.
L’intervention sorélienne que je viens de citer n’est pas surprenante, car l’on sait que le «â•›Troisième livreâ•›», le «â•›Neuvième livreâ•›», et les «â•›Remarquesâ•›» qui les commentent, ont comme premier but la dénonciation, moyennant le procédé de la reductio ad absurdum, de la fascination de la représentation théâtrale. C’est ce qui, précisément, atteint Lysisâ•›: dans le «â•›Troisième livreâ•›», par exemple, quand il arrive à l’Hôtel de Bourgogne afin d’y assister à une «â•›farce risibleâ•›» et à une «â•›incomparable Pastoraleâ•›»85. Lysis se couvre alors d’un «â•›habit décentâ•›», une toilette de berger, car «â•›[l]es bergers vont representer leurs amours [...]â•›»86 et qu’il doit être habillé comme eux, puisqu’il est «â•›de leur profession87â•›». Or, Lysis ne fera que «â•›prendre la Comedie pour une vérité88â•›», comme le lui dit l’un de ses compagnons. Expliquons l’épisodeâ•›: en raison d’un malentendu qui trompe le protagoniste de la pièce, Lysis envahit la scène, pense être un véritable berger, s’adresse non pas par hasard en vers à l’un des protagonistes fictionnels –€qu’il prend pour une personne réelle, à laquelle il voulait révéler le piège qui lui est tendu€– et, enfin, interrompt la pièce, après les huées du public, qui imaginait qu’il faisait partie de la troupe. Le «â•›Neuvième livreâ•›», de son côté, propose une sorte de réforme théâtraleâ•›: le but ici, c’est de réaliser un théâtre «â•›véritableâ•›», de transformer la vie en une comédie –€«â•›Je ne regarde le Monde que comme une Comédie89â•›», disait déjà Sorel dans son Histoire comique de Francion. Par-delà le topos du theatrum mundi, ce qui importe à Sorel, qui prête sa voix aux personnages
82. Charles Sorel, La bibliothèque françoise, op. cit., p.€157. 83. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€615. 84. Ibid., p.€695. 85. Ibid., p.€97. 86. Id. 87. Ibid., p.€98. 88. Ibid., p.€99. 89. Charles Sorel, Histoire comique de Francion, 1996, p.€566.
Je ne suis pas Cervantèsâ•›! Et mon berger Lysis n’est pas Quijotizâ•›!
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de son Berger, c’est de représenter certaines «â•›fablesâ•›» avec l’intention de s’en moquer –€comme, par exemple, l’enlèvement de Psyché, la descente aux enfers d’Orphée, la mort subite de Pyrame€–, en énumérant par ailleurs leurs supposées incongruités. Le résultat sera bien «â•›une façon de Theatre qui [sera] nompareille [et qui aura] pour théâtre le grand eschaffaut de la nature90â•›», c’est-à-dire que tout y sera directement lié au «â•›naïfâ•›» et, surtout, au «â•›véritableâ•›»â•›: «â•›[s]i un berger doit sortir d’un boccage, il sortira d’un vray bocageâ•›; s’il doit boire en une fontaine, il bevra en une vraye fontaine91â•›». Le théâtre ainsi proposé ferait voir une «â•›veritable histoire92â•›». «â•›Anti-Roman qui donne à voir les sottises des romans93â•›», comme le veut la voix auctorialeâ•›; critique badine des «â•›livres impertinents94â•›», «â•›tombeau des Romans, & des absurditez de la Poësie95â•›», Le berger extravagant ne pourrait, c’est ce qu’affirme Sorel, en aucun cas être rapproché du Don Quijote et d’autres textes espagnols, précisément en raison de sa visée métadiscursive. En effet, et je termine sur les mots de la voix paratextuelle, «â•›il ne seroit guere à propos de monstrer que l’on manque de doctrine quand il est question de monstrer que les autres n’en ont point96â•›»… Leila de Aguiar Costa Universidad de Campinas
90. Charles Sorel, Le berger extravagant, op. cit., p.€350. 91. Id. 92. Id. 93. Ibid., p.€15. 94. Id. 95. Id. 96. Ibid., p.€746.
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Textes cités Bacilly, Bénigne de, Airs de cour, Arles, Harmonia Mundi, 1981 [enregistrement sonore]. B oileau , Nicolas, Dialogue des héros de roman, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1966 [éd. Françoise Escal], p.€441â•‚489. Cervantès, Miguel de, Don Quijote de la Mancha, Madrid, Real Academia Española€/€Asociación de Academias de la Lengua Española, 2004. Compagnon, Antoine, La seconde main ou Le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979. Condillac, Étienne Bonnot de, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Amsterdam, P.€Mortier, 1746, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k87990k, site consulté le 18 mars 2008 [en ligne]. Coulet, Henri (dir.), Idées sur le roman. Textes critiques sur le roman français, XIIeXXe siècle, Paris, Larousse, 1992. Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 2003. Furetière, Antoine, Le roman bourgeois, Paris, Gallimard, 1981 [éd. Jacques Prévot]. Lambert, Anne-Thérèse de Marguenat-de-Courcelles, marquise de, Réflexions nouvelles sur les femmes, Paris, F. Le Breton, 1727, http://gallica.bnf.fr/ ark:/12148/bpt6k722771, site consulté le 18 mars 2008 [en ligne]. Marchal, Roger, Madame de Lambert et son milieu, Oxford, The Voltaire Foundation, 1991. Molière, L’école des femmes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1932 [éd. Maurice Rat], t.€1. Sorel, Charles, Histoire comique de Francion, Paris, Gallimard (Folio), 1996 [éd. Fausta Garavini]. —, De la connoissance des bons livres ou Examen de plusieurs autheurs. Supplément des traitez de la connoissance des bons livres, Genève, Slatkine Reprints, 1981. —, Le berger extravagant, Genève, Slatkine Reprints, 1972. —, La bibliothèque françoise de M. C. Sorel, ou Le choix et l’examen des livres françois qui traitent de l’éloquence, de la philosophie, de la dévotion et de la conduite des moeurs, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1664, http://gallica.bnf.fr/ ark:/12148/bpt6k89695z, site consulté le 19 janvier 2008 [en ligne].
Le roman à distanceâ•›: Sorel et Diderot, héritiers de la Mancha
The Understanding, like the Eye, whilst it makes us see, and perceive all other Things, takes no notice of it selfâ•›: And it requires Art and Pains to set it at a distance, and make it its own Object1. John Locke, An Essay Concerning Human Understanding
Le réalisme, pour le commun des lecteurs, est une affaire de détails et de descriptions dont on ne voit pas venir la finâ•›: «â•›Ô Sancho, dit don Quichotte, tu produis tant de témoins et tant d’indices que je ne puis m’empêcher de déclarer que tu dois dire la vérité2.â•›» Mais le conteur qui veut être cru doit-il nécessairement sacrifier l’intérêt de son récit sur l’autel du vraisemblableâ•›? Non, poursuit don Quichotteâ•›: «â•›Passe outre et abrège ton conteâ•›: car je te vois en train de n’achever point de deux jours3.â•›» Qu’ils soient imaginaires ou réels, les faits précèdent le récit qui les rappelle. Le bon conteur a donc tout intérêt à mettre l’emphase sur la source des faits qu’il raconte, plutôt que sur leur somme. Par exemple, rien de mieux pour passer un épisode sous silence que de justifier l’ellipse par un manque «â•›regrettableâ•›» dans le manuscrit d’origine. «â•›Délire laborieux et appauvrissant, commente Borges, que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire4.â•›» Ce qui est raconté d’après le «â•›livre intelligibleâ•›», pour reprendre une opposition platonicienne, n’existe alors que de façon indirecte, oblique ou virtuelle, selon le bon vouloir d’un narrateur qui commentera le plus souvent son «â•›livre sensibleâ•›» par une affirmation du typeâ•›: «â•›Ceci n’est pas un livre, mais l’histoire d’un livreâ•›». Autrement dit, nous ne sommes pas devant l’essence de la chose, 1. Je traduisâ•›: «â•›L’entendement, comme l’œil, tandis qu’il nous fait voir et percevoir toutes les autres choses, ne tient pas compte de lui-mêmeâ•›: et cela prend de l’art et du mal pour le mettre à distance, et en faire son propre objetâ•›» (John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, 1975, p.€43). 2. Miguel de Cervantès, Don Quichotte, 2001, t.€2, p.€267. 3. Id. 4. Jorge Luis Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, Œuvres complètes, 1993, t.€1, p.€451.
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seulement l’une de ses représentations possibles. En prenant Don Quichotte pour modèle, le concept borgésien du métalivre propose donc une forme condensée de ce que j’appellerai ici le roman à distanceâ•›: livre au second degré dont le dédoublement lucide permet au romancier de donner chair au livre qu’il a en tête en écrivant un tout autre livre, c’est-à-dire un livre fantôme à travers lequel se devine un livre vivant. Selon Fausta Garaviniâ•›: «â•›C’est ce qui arrive dans le Francion où, d’une édition à l’autre, s’accroît le volume de la voix d’un narrateur qui prend ses distances avec l’histoire qu’il raconte, traite ses lecteurs avec insolence, échappe en liberté au plan de son récit5.â•›» Cette liberté du Francion, nous allons le voir, n’est pas sans lien avec celle de Jacques le fataliste. Enfin, sachant que Sorel a vu Théophile être emprisonné pour ses écrits et que Diderot l’a lui-même été pour avoir publié sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient6, on comprendra que ces deux libertins aient pu trouver un certain réconfort dans le fait de noircir les pages de leurs romans à l’ombre tutélaire de Cervantès.
La vraie histoireâ•›? D’abord publiée en 1623 (livres Iâ•‚VII, sorte d’autobiographie du jeune Francion), puis en 1626 (augmentée des livres VIIIâ•‚XI, correspondant à l’aventure italienne), La vraie histoire comique de Francion ne prend sa forme définitive qu’avec la refonte en douze livres de 1633. Contraint par la censure à se distancier de son ouvrage après le pamphlet du père Garasse contre les libertins du Parnasse satyrique (1622) et surtout après l’emprisonnement suivi du procès et du bannissement de Théophile de Viau (1623-1625), Sorel en profite pour s’inscrire dans une entreprise de mise à distance romanesque –€et non du romanesque€–, la mise en scène d’un roman au second degré étant à même d’approfondir la charge critique tout en offrant aux censeurs une image suffisamment ambiguë pour éviter toutes représailles directes. Francion révélera d’ailleurs lui-même cette stratégie à l’intérieur de la fictionâ•›: «â•›Je disais cela avec une façon si libre et si gaie que celui à qui je parlais ne s’en put offenser ouvertement et fut forcé de tourner tout en raillerie7.â•›» C’est donc dans le texte de 1633, au moment même où Le berger extravagant devient L’anti-roman, que Sorel attribue la rédaction de Francion à un certain Moulinet du Parc, auteur de seconde main qui tiendrait l’histoire de la bouche même de Francion. Il s’agit d’une stratégie narrative pour le moins ironique, considérant que Sorel le citera dans La bibliothèque française 5. Fausta Garavini, «â•›Préfaceâ•›», dans Charles Sorel, Histoire comique de Francion, 2000 [1623-1633], p.€23â•‚24. 6. La Lettre paraît en juin€1749â•›; l’ouvrage est censuré, et Diderot est emprisonné en juillet. 7. Charles Sorel, op.€cit., p.€267â•‚268.
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(1664-1667) pour son «â•›peu de force et peu d’élégance8â•›». C’est ainsi que la transmission orale du récit vient marquer l’écart entre l’histoire réelle et La vraie histoire du livre, cette dernière s’arrêtant précisément au moment où Francion s’apprête à raconter les «â•›nonpareilles aventures9â•›» que l’on vient de lire. En ce sens, la dédicace à Francion annonçait déjà les failles du passage à l’écritâ•›: «â•›Je ne doute point que si vous eussiez voulu prendre la peine de mettre par écrit vos aventures au lieu que vous vous êtes contenté de me les raconter un jour de vive voix, vous eussiez fait tout autre chose que ce que j’ai fait10â•›». Par ailleurs, ajoute le sieur du Parc, «â•›il ne me semble point que votre réputation puisse courir de risque, si je fais une histoire de vos aventures passéesâ•›; vu que je les ai déguisées d’une telle sorte, y ajoutant quelque chose des miennes, et changeant aussi votre nom, qu’il faudrait bien être subtil pour découvrir qui vous êtes11â•›». Ce passage empêche toute lecture au premier degré de La vraie histoire comique de Francion, lorsque apparaît au livre premier un pèlerin «â•›dont le vrai nom était Francion12â•›». Bref, voilà Sorel qui attribue la rédaction à Nicolas du Parc, qui écrit plus ou moins fidèlement d’après un récit rapporté par Francion, récit à l’intérieur duquel Francion rapporte lui-même ses frasques antérieures à d’autres personnages, si bien que le moindre énoncé devient potentiellement suspect, La vraie histoire basculant peu à peu dans l’univers incertain de l’apocryphe. En somme, nous dit Todorov, «â•›[s]eule la destruction du discours peut en détruire le vraisemblable […]. Seulement, ces dernières phrases relèvent d’un vraisemblable différent, d’un degré supérieur, et en cela elles ressemblent à la véritéâ•›: celle-ci est-elle autre chose qu’un vraisemblable distancé et différé13â•›?â•›» Entre le lecteur et le fond historique se dresse donc l’art de celui qui mène le récit comme bon lui sembleâ•›: «â•›il ne tiendrait qu’à moi que tout cela n’arrivât14â•›», répète sans relâche le narrateur de Jacques le fataliste et son maître. «â•›Telle fut à la lettre la conversation, affirme-t-il, […] mais quelle autre couleur n’aurais-je pas été le maître de lui donner15â•›», ajoute-t-il en songeant à tout ce qu’il pourrait faire de cette riche matière aussi malléable que Jacques lui-même, «â•›la meilleure pâte d’homme qu’on puisse imaginer16â•›». 8. Voir la note d’Anna Lia Fianchetti (ibid., p.€689â•‚690). 9. Ibid., p.€673. 10. Ibid., p.€33. 11. Ibid., p.€34. 12. Ibid., p.€47. Je souligne. 13. Tzvetan Todorov, «â•›Introduction au vraisemblableâ•›», La notion de littérature et autres essais, 1987, p.€94. 14. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Œuvres, 1994, t. 2, p.€721. 15. Ibid., p.€738. Je souligne. 16. Ibid., p.€724. Je souligne.
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Il s’agit pourtant de s’en tenir à une seule version des «â•›faitsâ•›», une seule façon de bien «â•›présenterâ•›» les choses, afin que le repoussoir de tout ce qui n’arrive pas donne un air doublement réel à ce qui, dans les faits, «â•›arriveâ•›»â•›: Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire […] ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille […]. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas ou le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaineâ•›? […] Un faiseur de roman n’y manquerait pas, mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas, c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. […] Il ne tiendrait qu’à moi d’arrêter ce cabriolet [qui vient à nous] et d’en faire sortir avec le prieur et sa compagne de voyage une suite d’événements en conséquence desquels vous ne sauriez ni les amours de Jacques, ni celles de son maîtreâ•›; mais je dédaigne toutes ces ressources-là, je vois seulement qu’avec un peu d’imagination et de style, rien de plus aisé que de filer un roman17.
Mais que veut dire Diderot lorsqu’il écritâ•›: «â•›Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempliâ•›»â•›? La typologie du conte qu’il propose à la fin des Deux amis de Bourbonne (1770) nous éclairera sur ce point. Diderot y décrit d’abord le conte merveilleux (Homère), puis le conte plaisant (La Fontaine), et enfin le conte historique, dont les modèles sont Scarron et, bien sûr, Cervantèsâ•›: Celui-ci se propose de vous tromper […]â•›; il a pour objet la vérité rigoureuseâ•›; il veut être cruâ•›; il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmesâ•›; effets qu’on n’obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l’éloquence est une source de mensonge, et rien de plus contraire à l’illusion que la poésieâ•›; l’une et l’autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance. Comment s’y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromperâ•›? Le voiciâ•›: il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, […] que vous serez forcé de vous dire en vous-mêmeâ•›: «â•›Ma foi, cela est vraiâ•›; on n’invente pas ces choses-là.â•›» C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de l’éloquence et de la poésieâ•›; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l’art, et qu’il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poète, véridique et menteur18.
Comme le disait déjà Macrobe, il est certaines fables dont l’argument «â•›relève de l’imagination et où la progression est tissée d’éléments inventés […]â•›; dans d’autres en revanche l’argument s’appuie bien sur une base véridique solide, mais cette vérité est présentée à travers un agencement imaginaire, et on parle alors de narration fictive, non de fictionâ•›». Si la première catégorie est «â•›étrangère aux ouvrages philosophiquesâ•›», la seconde permet au contraire de rencontrer «â•›plusieurs façons de présenter le vrai par le biais de l’imaginaireâ•›»19. Les romans de Sorel et Diderot appartiendraient donc à cette seconde catégorie, mais que dire de cette «â•›base véridique solideâ•›»
17. Ibid., p.€883. 18. Denis Diderot, Les deux amis de Bourbonne, Œuvres, op.€cit., t. 2, p.€479â•‚480. 19. Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, 2001, p.€7.
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dont se réclamait déjà Cervantès en attribuant à un historien méticuleux le fameux manuscrit dont son propre Quichotte ne serait qu’une pâle copie, commentaire et retranscription d’une traduction plus ou moins fiableâ•›? Tenons-nous en pour l’instant à cette définition du vrai avancée par Jean Starobinski dans Montaigne en mouvementâ•›: «â•›Le vrai, c’est le positif encore inconnu impliqué par la négation dirigée contre le mal foisonnantâ•›; le vrai n’a pas de visage déterminé, il n’est que l’énergie inapaisée qui anime et qui arme l’acte de refus20.â•›» Voilà qui résume assez bien les motivations profondes de cette pratique cervantine qu’est le roman à distance. Ainsi, explique Francion, «â•›les propos que nous inventons sont meilleurs que ceux qui viennent des lieux communs21â•›». «â•›Et voilà tout juste pourquoi je n’aime pas les contes, dira Jacques, à moins que je ne les fasse22â•›». C’est ce refus des normes romanesques et sociales que je propose ici d’interroger à la lumière de l’antipéristase, terme philosophique qui désigne l’action de deux qualités contraires, dont l’une, par son opposition, excite et fortifie l’autre23, en l’occurrence le maléfice du roman fortifiant le bien-fondé d’une authentique quête de vérité.
Le pour et le contre «â•›Rien n’est plus sot que de traiter avec sérieux de choses frivolesâ•›; mais rien n’est plus spirituel que de faire servir les frivolités à des choses sérieuses24.â•›» Voilà une formule d’Érasme qui résume très bien la stratégie romanesque adoptée par Cervantès et ses héritiers des XVIIe et XVIIIe siècles, le roman n’étant devenu un genre sérieux qu’au tournant du XIXe. Il suffit de rapprocher ce passage du Francion€–€«â•›Je veux parler d’un roman qui est meilleur que les histoires, car mes rêveries valent mieux que les méditations des philosophesâ•›»Â€– et ce passage de l’Éloge de Richardson –€«â•›Ô Richardsonâ•›! j’oserai dire que l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges, et que ton roman est plein de vérités25â•›»Â€–, pour bien voir que Sorel et Diderot ne concevaient pas du tout le roman comme un genre méprisable en soi, dédaignant au contraire dans le roman des autres –€nuance importante€– tout ce potentiel resté inexploité au profit de conventions artificielles, refuge d’esprits médiocres. Il ne s’agit pas pour eux de refuser le roman sous toutes ses formes, mais bien d’en explorer les innombrables possibilités laissées en
20. Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, 1982, p.€18. 21. Charles Sorel, op. cit., p.€554. 22. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, op. cit., p.€826. Je souligne. 23. Note d’Anna Lia Franchetti dans Charles Sorel, op.€cit., p.€714. 24. Érasme, Éloge de la folie, 1964, p.€14. 25. Denis Diderot, Éloge de Richardson, Œuvres, op.€cit., t.€4, p.€162.
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plan par le manque de vision de ces romanciers au premier degré dont les écrits n’offrent aucune résistance aux normes établies. Diderot le dit dans ses Pensées philosophiquesâ•›: «â•›Ce qu’on n’a jamais mis en question n’a point été prouvé. […] L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possiblesâ•›; le sot ne voit guère de possible que ce qui est26.â•›» Il faut donc que ça grince, qu’il y ait tension, jeu, mouvement. Le vrai roman ne s’écrira qu’à ce prixâ•›: dynamique, tendu, critique, afin qu’apparaissent enfin les potentialités qui donneront au genre sa profondeur réelle, c’est-à-dire sa vérité, le roman ayant ceci de commun avec Montaigne qu’il «â•›propose des fantasies informes et irresolues, […] non pour establir la verité, mais pour la chercher27â•›». N’ayant «â•›de l’inclination qu’au mouvement28â•›», plus enclin à «â•›donner matière d’écrire, que d’écrire lui-même29â•›», Francion ressemblait lui-même «â•›à ces chevaliers errants dont nous avons tant d’histoires30â•›», le narrateur insistant sur «â•›la vivacité de son esprit qui, par la lecture des bons livres, s’était garanti des ténèbres de l’ignorance31â•›», au point où l’on crut qu’il était «â•›magicienâ•›» et qu’il avait «â•›communication avec les démons32â•›». Le maître. — Mais où diable as-tu appris tout celaâ•›? Jacques. — Dans le grand livre. Ahâ•›! mon maître, on a beau réfléchir, méditer, étudier dans tous les livres du monde, on n’est jamais qu’un petit clerc quand on n’a pas lu dans le grand livre33.
«â•›Le plus beau livre que vous puissiez voir, répliqua Francion, c’est l’expérience du monde34.â•›» Le livre idéal se veut donc le miroir du monde réel, le vraisemblable étant, toujours selon Todorovâ•›: «â•›le masque dont s’affublent les lois du texte, et que nous sommes censés prendre pour une relation avec la réalité35â•›». Or, les livres existent aussi bien que les hommes, de sorte qu’en se réclamant à la fois du livre et du réel, le roman à distance impose au lecteur la double autorité de celui qui a parcouru le monde et parcouru les livres qui y renvoient, son dédoublement lucide ayant ceci de particulièrement efficace qu’il donne à lire les illusions du monde à travers celles des livres. En témoigne ce dialogue entre Diderot et son lecteur imaginaireâ•›:
26. Denis Diderot, Pensées philosophiques, Œuvres, op.€cit., t.€1, p.€28. 27. Michel de Montaigne, Essais, Œuvres complètes, 1976, p.€302. 28. Charles Sorel, op. cit., p.€403. 29. Ibid., p.€568. 30. Ibid., p.€550. 31. Ibid., p.€460. 32. Ibid., p.€479. 33. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, op. cit., p.€837. 34. Charles Sorel, op. cit., p.€588. 35. Tzvetan Todorov, loc.€cit., p.€88.
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— Et votre Jacques n’est qu’une insipide rapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre. — Tant mieux, mon Jacques en sera moins lu. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez tort. Si mon ouvrage est bon, il vous fera plaisirâ•›; s’il est mauvais, il ne fera point de mal. Point de livre plus innocent qu’un mauvais livre36.
Ce qui est bien sûr une façon détournée de direâ•›: «â•›point de livre plus subversif qu’un bon livreâ•›».€ Le narrateur, d’ailleurs, avait déjà averti son lecteurâ•›: «â•›Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite, soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m’en lave les mains37.â•›» Cette image de l’auteur qui s’en lave les mains n’a en outre rien de gratuit, puisque l’allusion à Ponce Pilate nous ramène précisément devant la fameuse question posée au Christâ•›: «â•›Qu’est-ce que la véritéâ•›?â•›» (Évangile selon saint Jean,€XVIII, 36â•‚38) Or, écrivait Diderot en songeant à son ambitieux projet d’Encyclopédie, «â•›[i]l faudra indiquer l’origine d’un art, et en suivre pied à pied les progrès quand ils ne seraient pas ignorés, ou substituer la conjecture et l’histoire hypothétique à l’histoire réelle. On peut assurer qu’ici le roman serait souvent plus instructif que la vérité38.â•›»
Le Diable au corps Le recours à la fable n’est pas un simple moyen détourné de parler de la condition humaineâ•›: «â•›On ne peut ni ne doit appeler tromperie, observa don Quichotte, les choses qui ont pour but une fin vertueuse39.â•›» Si le libre-penseur y trouve son compte, c’est que la fiction est en soi un lieu de pensée ouvert à toutes les remises en question, l’exercice d’une méthode en puissance, telle la fameuse «â•›méthode de défamiliarisationâ•›» dont parlera Chklovski40, ce déplacement du regard qui remet en mouvement ce qui semblait acquis, automatique, invisible à l’œil de l’entendement parce que trop près de lui. L’antiroman serait donc une formule creuse, le cheval de Troie d’une attaque beaucoup plus subversiveâ•›: l’antidoxa. En mêlant le vrai au faux, le maléfice de la «â•›narration fictiveâ•›» dont parlait Macrobe permet ainsi de refuser à la pensée du philosophe le repos que les hommes lui accordent trop facilement, comme en fait foi la liberté d’action allouée à Méphistophélès par le Seigneur dans le Faust de Goetheâ•›: «â•›De tous les esprits négateurs, c’est l’ironiste qui me pèse le moins. L’activité de l’homme peut trop
36. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, op.€cit., p.€871. 37. Ibid., p.€757â•‚758. 38. Denis Diderot, Encyclopédie, Œuvres, op.€cit., t. 1, p.€426â•‚427. 39. Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€188. 40. Victor Chklovski, «â•›L’art comme procédéâ•›», 1966, p.€76â•‚97.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
aisément faiblir. Il s’accorde bravement le repos absoluâ•›; c’est pourquoi je lui donne volontiers le compagnon qui stimule et agit et doit se comporter en Diable41.â•›» Est-ce à dire que le mal peut servir le souverain bien, le roman, la vérité philosophiqueâ•›? «â•›Et quel mal y aurait-il à celaâ•›? pourrait répondre Jacques. Un paradoxe n’est pas toujours une fausseté42.â•›» Ce à quoi le maître pourrait répliquerâ•›: «â•›Eh bienâ•›! rien n’est plus sûr que tu es inspiréâ•›: est-ce de Dieu, est-ce du diableâ•›? Je l’ignore. Jacques, mon cher ami, je crains que vous n’ayez le diable au corps. […] C’est que vous faites des prodiges et que votre doctrine est fort suspecte43.â•›» Diderot le faisait déjà remarquer dans ses Pensées détachées sur la peintureâ•›: «â•›S’il y a des dieux, il y a des diablesâ•›: et pourquoi ne s’opérerait-il pas des miracles par l’entremise des uns et des autres44â•›?â•›» C’est bien ce pouvoir démiurgique de la fiction qui le fascine chez Richardsonâ•›: «â•›J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions […]â•›; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents, je sentais que j’avais acquis de l’expérience45.â•›» Le roman, à l’instar du diable, a donc le pouvoir de dilater l’espace et de contracter le tempsâ•›; et c’est bien pour le maintenir dans tous ses pouvoirs que Diderot fera semblant de ne pas s’abandonner à l’écriture de ce genre qui le fascineâ•›: «â•›Il est bien évident que je ne fais point un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité, serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable46.â•›» Ainsi procède l’enchantementâ•›: l’œil s’émerveille d’autant plus qu’il se voit lui-même, comme l’entendement, en train d’être trompé. C’est ce que Cécile Cavillac appellera un «â•›pacte d’illusion consentie47â•›». Pour reprendre une conclusion de Roland Barthesâ•›: «â•›nous comprenons mieux alors ce qu’est une distanceâ•›: un espace qui nous est donné par l’histoire, non pour que nous l’abolissions ou le récupérions, mais pour que nous en fassions, tel quel, une part de notre vérité48.â•›»
41. Johann Wolfgang von Goethe, Faust, 2003, p.€40. 42. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, op.€cit., p.€751. 43. Ibid., p.€905. 44. Denis Diderot, Pensées détachées sur la peinture, Œuvres, op.€cit., t.€4, p.€1054. 45. Denis Diderot, Éloge de Richardson, op.€cit., p.€156. 46. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, op.€cit., p.€722. 47. Cécile Cavillac, «â•›Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelleâ•›», 1995, p.€23â•‚46. 48. Roland Barthes, «â•›Préface au tome IX de l’Encyclopédie Bordasâ•›», Œuvres complètes, 2002, t.€4, p.€981â•‚982.
Le roman À distance╛: Sorel et Diderot, héritiers de la Mancha
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Sur les tréteaux du paradoxe Jacquesâ•›: «â•›“Tout ce qui nous arrive de bien et de mal en ce monde est écrit là-haut.” Savez-vous, monsieur, quelque moyen d’effacer cette écritureâ•›? Puis-je n’être pas moi, et étant moi, puis-je faire autrement que moiâ•›? Puis-je être moi et un autre49â•›?â•›» On connaît déjà la réponse de Rimbaud, c’est pourquoi j’attirerai plutôt votre attention sur ce mot de don Quichotte au chevalier du Boisâ•›: «â•›Il faut que vous sachiez que ce don Quichotte dont vous parlez est le plus grand ami que j’aie au monde, voire si grand ami que je puis dire que je le tiens pour un autre moi-même50.â•›» Comme un certain pèlerin prétendra parler au nom de Francion –€«â•›Étant vêtu en pèlerin, je suis pèlerin, […] et par ainsi le pèlerin vous implore pour Francion51â•›»Â€–, don Quichotte parle ici au nom de ce personnage de chevalier errant qu’il n’incarne lui-même qu’au second degré, si bien qu’Alonso Quixano semble ici révéler sa face lucide en quittant momentanément son rôle pour se porter à la défense de son œuvre. C’est ce que répètera Ben Engeli, le propre double de Cervantès, au moment de ranger sa plume et de faire ses adieux définitifs à la dépouille de son personnageâ•›: «â•›Pour moi seul, naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut agir, moi écrire. Enfin, lui et moi ne sommes qu’une même chose52â•›». Le personnage de roman s’est donc approprié les vertus que Diderot attribuait au comédien idéalâ•›: «â•›Un grand comédien est un€autre pantin merveilleux dont le poète tient la ficelle, et auquel il indique à chaque ligne la véritable forme qu’il doit prendre53â•›»â•›; «â•›ce n’est plus lui qui agit, c’est l’esprit d’un autre qui le domine54â•›». Voilà qui permet de relire tout autrement ce passage de La religieuseâ•›: «â•›Mon enfant, vous êtes possédée du démon, c’est lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporteâ•›; rien n’est plus vraiâ•›: voyez dans quel état vous êtes55â•›!â•›» Le diable, ici, c’est l’homme de lettres. En rédigeant Jacques le fataliste en parallèle avec Le paradoxe sur le comédien, Diderot aura donc trouvé dans le personnage de roman la parfaite incarnation du grand fantôme qu’il rêvait de voir surgir de sous le voile des mots. «â•›[ J]e ne regarde le monde que comme une comédie56â•›», affirmait déjà Sorel dans une épître «â•›Aux grandsâ•›», absorbée par le discours romanesque dans le Francion de 1633. On retrouvera plus tard ce détachement esthétique
49. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, op.€cit., p.€717. 50. Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€117. 51. Charles Sorel, op.€cit., p.€81â•‚82. 52. Miguel de Cervantès, op.€cit., p.€601. 53. Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Œuvres, op.€cit., t.€4, p.€1406. 54. Ibid., p.€1415. 55. Denis Diderot, La religieuse, Œuvres, op.€cit., t.€2, p.€319. 56. Charles Sorel, op.€cit., p.€564.
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chez Flaubert, qui dira ne plus considérer le monde que «â•›pour l’emploi d’une illusion à décrire57â•›». Proust insistera pour sa part sur le fait «â•›qu’un livre est le produit d’un autre moi58â•›» que celui manifesté par l’auteur dans les autres sphères de son existence. Nous voilà ainsi au seuil d’une mystification plus grande, celle-là même qui se joue toujours entre la transparence sensible et l’opacité intelligible de la fiction, quelque part entre la caverne de Platon et celle de Montésinos, là où la folle destinée d’un homme-pantin n’est plus que fils inextricables, mus par la magie des mots, entre les mains du diable de lettres. David Leblanc Université Laval (CIERL)
57. Cité dans Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, 2002, p.€149. 58. Ibid., p.€127.
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Textes cités Barthes, Roland, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, t.€4. Borges, Jorge Luis, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1993 [éd. Jean Pierre Bernès, trad. Paul Bénichou et al.], t.€1. Cavillac, Cécile, «â•›Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelleâ•›», Poétique, n°Â€101 (1995), p.€23â•‚46. Cervantès, Miguel de, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Paris, Gallimard, 2001 [trad. César Oudin et François de Rosset, revue par Jean Cassou], 2€t. Chklovski, Victor, «â•›L’art comme procédéâ•›», dans Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1966, p. 76â•‚97. Diderot, Denis, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1994 [éd. Laurent Versini], 5€t. Ûrasme, Éloge de la folie, Paris, Garnier Flammarion, 1964 [trad. Pierre de Nolhac]. Goethe, Johann Wolfgang von, Faust, Paris, Gallimard, 2003 [trad. Claude David]. Locke, John, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford, Clarendon Press, 1975 [éd. Peter H. Nidditch]. Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, Paris, Les Belles Lettres, 2001 [éd. Mireille Armisen-Marchetti]. Montaigne, Michel de, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1976 [éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat]. Proust, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 2002. Sorel, Charles, Histoire comique de Francion, Paris, Gallimard, 2000 [éd. Fausta Garavini]. Starobinski, Jean, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982. Todorov, Tzvetan, La notion de littérature et autres essais, Paris, Seuil, 1987.
Page laissée blanche intentionnellement
L’histoire tragique de Rosset comme héritière du refus du romanesque de Don Quichotte
Les liens qui unissent François de Rosset à Cervantès sont à la fois évidents et ténus, en tout cas problématiques. Chacun sait qu’il a été le premier traducteur français, avec Vital d’Audiguier, des Nouvelles exemplaires en 1614, et le premier traducteur de la seconde partie du Don Quichotte en 1618. L’on sait par ailleurs que l’année même où paraît la traduction des Nouvelles exemplaires, Rosset publie la première édition des Histoires tragiques de nostre temps, appelées à rester longtemps un best-seller, de l’Ancien Régime jusqu’à Sade, et même au-delà. Pourtant, entre le Rosset traducteur de Cervantès et le Rosset des Histoires tragiques, la critique s’est plu à voir une sorte de parfaite solution de continuité, comme si cohabitaient chez ce pauvre polygraphe deux personnalités diamétralement opposées, un traducteur avide de Cervantès et un écrivain mercenaire qui ne l’avait jamais lu. Évidemment, on pourra faire valoir avec raison que François de Rosset était un écrivain à gages, vivant d’expédients, sans projet littéraire précis, vivotant au gré des petits contrats de traduction que lui confiaient des éditeurs surtout soucieux de rentabilité commerciale. Aussi, à la grande question de ce collectif «â•›Avez-vous lu Cervantèsâ•›?â•›», la première tentation, qui a été la mienne souventes fois en préparant cet article, aurait été de répondre qu’il n’avait pas lu Cervantès, mais qu’il l’avait seulement traduit. À l’évidence, cette réponse aurait de quoi laisser perplexe. Quiconque connaît la traduction, même la traduction de l’Ancien Régime avec ce qu’elle suppose de belles infidèles et de latitude laissée au traducteur, sait qu’il s’agit d’un exercice dont le traducteur ne peut pas sortir indemne. Aussi, il apparaît plus constructif de supposer que Rosset est un lecteur de Cervantès, et même un lecteur perspicace, posant un jalon de sa réception en France, même sans préface tonitruante ni document quelconque qui nous livre à chaud ses impressions de lecture. Cette communication étudiera plus précisément les quatre histoires tragiques ajoutées par Rosset à son recueil en 1619 et leur rapport avec le roman de Cervantès, sur le plan du refus du romanesque. Les six autres nouvelles introduites dans l’édition posthume de 1620 ont été écartées
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
en raison de leur authenticité douteuse. Il s’agira de mettre en évidence que Don Quichotte, par sa radicale mise en cause du genre romanesque, en particulier dans la seconde partie, a peut-être d’abord exercé une influence sur des genres narratifs connexes tels que l’histoire tragique. i.
La traduction des Novelas exemplares et le choix du
sous-genre de l’histoire tragique comme antidote au fabuleux
En postulant que le Don Quichotte constitue la consécration de la faillite d’un genre, presque son inventaire avant décès (le roman héroïque, dont l’archétype est l’Amadis de Gaule1), on peut supposer que le lecteur de Cervantès pouvait espérer trouver l’antidote de ce roman épique dans l’autre genre qui permit à l’auteur du Don Quichotte de s’illustrer, à savoir la nouvelle, d’autant qu’il s’agit d’un genre qui, par définition, se réclame de l’argumentum, c’est-à-dire du vraisemblable (à mi-chemin donc entre l’historia et la fabula selon la typologie de la Rhétorique à Herennius2, sans cesse reprise par la tradition). Remarquons d’entrée de jeu que le Don Quichotte a certainement connu différentes catégories de lecteurs du vivant même de Cervantès, certains plus attachés à la dénonciation des romans de chevalerie, clairement explicitée dans la conclusion de la seconde partie, d’autres plus attachés aux idéaux incarnés par don Quichotte, en somme le «â•›quichottismeâ•›» tel que le définit Miguel de Unamuno au début du XXe siècle, contre Cervantès lui-même3. Cette alternative a la vie dure, car, aujourd’hui encore, on pourrait sans doute parler d’une lecture «â•›savanteâ•›» du Quichotte comme déconstruction du roman héroïque (celle de la critique universitaire et, en particulier, des historiens de la littérature) et d’une lecture «â•›populaireâ•›» voyant dans le protagoniste le héros et le redresseur de torts que l’on sait. 1. Ce n’est pas un hasard si cette œuvre apparaît dès l’avant-texte, dans le facétieux sonnet liminaire «â•›d’Amadis de Gaule à Don Quichotte de la Mancheâ•›» (Miguel de Cervantès, Don Quichotte, Œuvres romanesques complètes, 2001, t.€1, p.€401). Dès le chapitre€1, don Quichotte débat avec le curé du village «â•›sur la question de savoir qui était le meilleur chevalierâ•›: de Palmerin d’Angleterre, ou d’Amadis de Gauleâ•›» (ibid., p.€410). 2. Cicéron, Rhétorique à C. Herennius, 1869, p.€7. Le traité a longtemps été attribué à tort à Cicéron. L’auteur distingue trois types de narrationâ•›: fabuleuse (fabula), historique (historia) et vraisemblable (argumentum). 3. À propos du quichottismeâ•›: «â•›Car il y a un quichottisme philosophique, sans doute, mais aussi une philosophie quichottesque. Est-elle autre chose, au fond, celle des conquistadors, des contre-réformateurs, celle de Loyola, et surtout, dans l’ordre de la pensée abstraite mais sentie, celle de nos mystiquesâ•›?â•›» (Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, 1937, p.€359). À propos de la volonté d’ériger ce quichottisme contre Cervantès lui-mêmeâ•›: «â•›J’écrivis ce livre [Vida de Don Quijote y Sancho] contre les cervantistes et les érudits, pour faire une œuvre de vie de ce qui était et continue à être lettre morte pour la plupart. Que m’importe ce que Cervantès voulut ou ne voulut pas y mettre et ce qu’il y mit réellementâ•›?â•›» (ibid., p.€354).
L’histoire tragique de Rosset
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George Hainsworth a montré dans quel mépris Vital d’Audiguier tenait les auteurs espagnols en général, à qui il reprochait «â•›un style barbare et une ignorance complète de l’art de composer un livre4â•›», et le Cervantès des Nouvelles exemplaires en particulier, dont il condamnait la «â•›façon d’escrire bigearre, extravagante et barbareâ•›», les «â•›reditesâ•›» et le «â•›galimathias perpetuelâ•›»5. Malgré cette attitude critique, et peut-être en raison des contresens qui prolifèrent dans sa traduction de Cervantès, Vital d’Audiguier, à la différence de Rosset, apparaît le partisan d’une interprétation quichottesque à la Unamuno, ce qui explique qu’il multipliera les emprunts explicites, tant au Quichotte qu’aux Nouvelles exemplaires, le tout en reconduisant, sans le critiquer, le genre du roman de chevalerie, avec ce que cela suppose de fantastique, de surnaturel, de bigarrure et de mélange des genres, dans son Histoire trage-comique de nostre temps sous les noms de Lysandre et Caliste, publiée en 1615. Malgré l’apparente similitude de titre avec le recueil de Rosset, l’œuvre de Vital d’Audiguier est un pur roman de chevalerie qui ne se contente pas de renvoyer au Don Quichotte, mais s’en veut même une imitation. Le quichottisme de l’auteur est d’ailleurs clairement perceptible dans l’«â•›Advertissement au lecteurâ•›» qui aurait pu être signé par le chevalier à la triste figure lui-mêmeâ•›: Lecteur, je pensois te donner cette piece plus parfaite, ou du moins mieux corrigee que les precedentesâ•›; Mais deux choses en ont rendu le dessein que j’en avois impossible. L’une que l’ayant commancee depuis six mois parmy des divertissemens tels que ceux qui me conoissent peuvent sçavoir, j’en ay demeuré les trois et demy blessé de huict coups d’espee, avec des douleurs qui me faisoyent plustost songer a ma conscience, qu’à cette histoire sans conter le desplaisir d’avoir esté volé quinze jours après un Assasinat, qui m’avoit reduit a l’extremité, intermedes sanglants de cette Tragecomedie. L’autre qu’estant pressé du desir que j’ay de servir le Roy autrement qu’avec la plume, ainsi que ma Naissance, et sa bonté m’y obligent, et du peu de loysir que j’avois a demeurer dans Paris en une occasion qui semble en avoir tiré tout le monde6.
Quant à Rosset, sans doute un lecteur plus sensible à la critique du roman héroïque qu’à l’héroïsme de don Quichotte, on décèle un phénomène inverse. George Hainsworth avait noté le peu d’influence que les Novelas ejemplares de Cervantès avaient eu sur sa propre pratique d’écriture de la nouvelle. Il est vrai que les points de contact entre les nouvelles exemplaires espagnoles
4. George Hainsworth, Les Novelas ejemplares de Cervantès en France au XVIIe€ siècle, 1933, p.€48â•‚49. 5. Ibid., p.€60. 6. Vital d’Audiguier, Histoire trage-comique de nostre temps sous les noms de Lysandre et de Caliste, 1616, Aiv, vo et Av, ro.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
et Les histoires tragiques de nostre temps (1614, 1615 et 16197) sont à toute fin pratique inexistants. La raison tient sans doute à ce que les Novelas sont peutêtre surtout exemplaires de la crise d’exemplarité propre à la Renaissance. Cervantès lui-même, dans le prologue de son recueil, semble hésiter quant au sens véritable du qualificatif qu’il a choisi pour désigner ses nouvellesâ•›: Je leur ai donné le nom d’exemplaires, et si tu y regardes de près, il n’en est aucune dont on ne puisse tirer quelque exemple profitable, et n’était la peur de m’étendre sur le sujet, peut-être eussé-je pu te montrer le fruit savoureux et honnête que l’on pourrait tirer de toutes ensemble et de chacune d’elles en particulier8.
Dans le prologue de la seconde partie de Don Quichotte, Cervantès admet que ses nouvelles peuvent être considérées comme étant plutôt satiriques, comme le lui reproche un détracteur, et revient sur l’idée que l’exemplarité qu’il postule pour le genre qu’il a pratiqué tient d’abord à une certaine variétéâ•›: «â•›Pour autant, je n’en suis pas moins reconnaissant à monsieur l’auteur en question d’avoir dit que mes nouvelles sont plus satiriques qu’exemplaires, mais qu’elles sont bonnesâ•›; ce qui n’aurait pas été le cas si l’on n’y trouvait pas un peu de tout9â•›». Le titre de la traduction française, peut-être dû à Rosset lui-même10, est d’ailleurs révélateur du caractère problématique de l’exemplarité mise en avant par le titre originalâ•›: Les nouvelles de Miguel de Cervantes Saavedra, où sont contenues plusieurs rares adventures, et memorables exemples d’amour, de fidelité, de force de sang, de jalousie, de mauvaise habitude, de charmes, et d’autres accidents non moins estranges que veritables11. C’est plutôt le caractère inédit, sinon inouï, des récits que leur valeur exemplaire qui est ici souligné. Peut-être en raison de leur exemplarité discutable ou problématique (ne pensons qu’à la nouvelle qui clôture le recueil, «â•›Le colloque des chiensâ•›»), les nouvelles de Cervantès ne pouvaient pas influencer le genre de l’histoire 7. On ne retiendra ici que les éditions publiées du vivant de Rosset. Il en existe d’innombrables rééditions posthumes, avec des ajouts de polygraphes, le plus souvent anonymes. Pour une bibliographie plus détaillée, voir «â•›Bibliographie sommaireâ•›» dans François de Rosset, Les histoires mémorables et tragiques de ce temps, 1994, p.€25â•‚26â•›; George Hainsworth, «â•›Rosset and his Histoires Tragiquesâ•›», 1930â•›; et Sergio Poli, «â•›Su alcune edizioni dimenticate delle Histoires tragiques di François de Rossetâ•›», 1979. 8. Miguel de Cervantès, Nouvelles exemplaires, Œuvres romanesques complètes, op.€cit., t.€2, p.€8. 9. Miguel de Cervantès, Don Quichotte, op.€cit., p.€898. 10. Rosset a traduit les six premières nouvelles (La belle Égyptienne, L’amant liberal, De la force du sang, Le jaloux d’Estremadure, Rinconet et Cortadille, Le docteur Vidriera), alors que d’Audiguier signe la traduction des six dernières (L’Espagnolle angloise, Les deux pucelles, La Cornelie, L’illustre Fregonne ou Servante, Le trompeur mariage, Le colloque de Scipion et de Bergance). Ce qui permet de penser que le titre est de Rosset, c’est le fait que les six dernières ont, dans le recueil, un titre qui leur est propreâ•›: Six Nouvelles de Michel Cervantes (George Hainsworth, Les Novelas ejemplares de Cervantès [...], op.€cit., p.€58â•‚59). 11. Ibid., p.€58.
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tragique, dont le succès s’expliquait par le désir du public de briser le secret de l’instruction criminelle, instauré au XVIe siècle12. Tout comme la justice d’Ancien Régime dont elle est un relais, l’histoire tragique repose sur l’exemplarité et la rétribution et se fonde sur une construction en trois tempsâ•›: d’abord, la loi, ensuite la transgression ou l’infraction, et enfin, la punition13. En réalité, l’histoire tragique de Rosset semble plutôt tributaire du refus du romanesque tel qu’on le trouve dans le Don Quichotte, dont Rosset traduira la seconde partie en 1618. ii.
L’histoire tragique de Rosset, chaînon manquant entre Cervantès et le «â•›tournant historique du romanâ•›»â•›? Un mot d’abord sur l’histoire tragique, qui apparaît en France en 1560 avec la traduction par Pierre Boiaistuau d’un choix de nouvelles italiennes de Matteo Bandello. Malgré ses origines littéraires, l’histoire tragique va très rapidement chercher à se distinguer du genre de la nouvelle, en prenant ses arguments dans les faits divers de la chronique judiciaire, c’est-à-dire à fonder son inventio non plus sur la fabula, comme dans le roman héroïque, ni même sur l’argumentum (le vraisemblable) comme la nouvelle, mais sur l’historia, le fait avéré ou du moins relaté par l’imprimé sous forme d’occasionnels ou de canards sanglants14. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre la référence à l’historien Polybe dans 12. Thierry Pech, Conter le crime. Droit et littérature sous la Contre-Réformeâ•›: les histoires tragiques (1559-1644), 2000. 13. Dietmar Rieger résume avec une concision admirable la vulgate structuraliste (formulée par Propp et Todorov) à ce proposâ•›: «â•›[O]n s’est très vite mis d’accord pour voir dans l’histoire tragique une “histoire de loi” se basant sur la tripartition “loi-transgression / infraction-punition”. La formulation ou évocation d’une norme est suivie de l’histoire exemplaire d’une infraction à cette norme, d’une perturbation de l’ordre normatif qui, lui, est restauré à la fin par la punition impitoyable du coupableâ•›» (Dietmar Rieger, «â•›“Histoire de loi” –€“histoire tragique”. Authenticité et structure de genre chez F.€de Rossetâ•›»,€1994, p.€462). L’étude, qui a fait date dans cette perspective, est évidemment celle d’Anne de Vaucher Gravili, Loi et transgression. Les histoires tragiques au XVIIe€siècle, 1982. Elena Boggio Quallio, tout en reprenant cette structure immuable du récit –€1)€énonciation de la loi, 2)€surgissement d’un obstacle, 3)€déchaînement de la tragédie€–, fait valoir un certain infléchissement de la conception du tragique dans le temps, d’une introspection des sentiments et des actions des personnages au XVIe€siècle à une recherche d’effet sur le lecteur au XVIIe€siècle (Elena Boggio Quallio, «â•›La structure de la nouvelle tragique de Jacques Yver à Jean-Pierre Camusâ•›», 1981). 14. Maurice Lever définit ainsi ces petits bulletins d’information, communément appelés «â•›canardsâ•›» ou «â•›occasionnelsâ•›»â•›: «â•›Ces minces brochures, généralement anonymes et vendues par colportage, relataient des faits divers particulièrement étranges ou terrifiants, propres à frapper l’imagination et à ébranler les nerfsâ•›: crimes, viols, incestes, monstres, catastrophes naturelles, phénomènes célestes, fantômes et diableries en tous genres, procès en sorcellerieâ•›» (Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, 1993, quatrième de couverture). Roger Chartier, quant à lui, distingue l’«â•›occasionnelâ•›», inscrit dans l’urgence de l’actualité, du «â•›canardâ•›», relation commandée par l’État d’un fait divers où l’événement n’est qu’un prétexte au renforcement de la morale (Roger Chartier et al., Histoire de l’édition française, 1983, p.€509).
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la préface «â•›Au lecteurâ•›»â•›: «â•›Ce que Polibe a remarqué, parlant de l’Histoire, est très véritable, Lecteur15.â•›» Ce souci d’inscrire le genre dans la «â•›véritéâ•›» de l’actualité, qui procède sans doute d’un refus, sinon du romanesque, du moins du fabuleux, va si loin chez Rosset que, comme l’a observé Maurice Lever, «â•›[…] des pages entières des Histoires tragiques ne sont que des transcriptions à peine remaniées des canards d’information16â•›». De fait, les histoires tragiques de Rosset sont des récits à clefs recourant à une onomastique et à une topographie de convention pour renvoyer à des personnages et à des lieux bien connus des lecteurs, ce qui renforce d’autant l’effet de réel. C’est ainsi que la ville de «â•›Suseâ•›» renvoie à Paris, la «â•›Perseâ•›», à la France, «â•›Alcandreâ•›», à Henri IV, le «â•›sofiâ•›», à Louis XIII, etc. Pour Thierry Pech, le succès de l’histoire tragique tient au secret de l’instruction criminelle, instauré au XVIe siècle par souci de ne pas publiciser des comportements déviants. Ce secret aurait suscité auprès du public le désir d’obtenir une sorte de reconstitution des délibérations dont il était exclu17. Il explique par ailleurs l’importance de l’amende honorable et de la confession publique, dont la fonction ultime était de valider la condamnation grâce à la reconnaissance du crime par le condamné lui-même. La préoccupation à laquelle obéit cette mise en récit du crime aurait procédé d’une sorte de réaction à la désacralisation de la représentation du monde et, partant, de l’incapacité à expliquer le mal18. Mais on ne saurait réduire l’histoire tragique à un simple épiphonème judiciaire. L’émergence du genre est également liée à une volonté de renouvellement esthétique, sans doute dans le sillage de la redécouverte de la Poétique, à une époque où la France est en passe de devenir «â•›la fille 15. François de Rosset, op.€cit., p.€35. 16. Maurice Lever, «â•›De l’information à la nouvelleâ•›: les “canards” et les “histoires tragiques” de François de Rossetâ•›», 1979. p.€582. 17. «â•›L’histoire a donné raison à Pierre Ayrault [juriste ayant critiqué les dispositions de l’ordonnance de Villers-Cotterêts visant à renforcer le secret de la procédure criminelle], bien plus tôt qu’on ne le pense. Dès le XVIe€siècle, l’imprimé et la littérature ont servi de conservatoire à la délibération et aux “passions judiciaires”. C’est ce que cette étude aimerait montrer à partir de récits aujourd’hui oubliés. Dans les années qui suivent le verrouillage de la procédure inquisitoire, apparaissent en France des nouvelles qui se font une spécialité du récit criminelâ•›: les “histoires tragiques”. De 1560 à 1650, ces recueils connaissent un succès quasi-inégaléâ•›» (Thierry Pech, op.€cit., p.€14). 18. «â•›Mais pourquoi raconter le crimeâ•›? Ne suffit-il pas de le décrire, de le stigmatiser ou de le déplorerâ•›? Le choix du récit semble motivé par l’affaissement ou l’insuffisance des modèles épistémologiques traditionnelsâ•›: si l’on raconte le crime, c’est peut-être justement parce qu’on ne sait plus se l’expliquer. Privée des ressources du surnaturel et d’une justice qui expose publiquement ses modèles de vérité, la modernité en est réduite à mettre le mal en récit. C’est à l’histoire qu’il incombe désormais d’explorer les combinaisons possibles de la nécessité, du hasard et de la liberté, de démêler la part des causes, des circonstances et des motifsâ•›» (id.).
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aînée de l’aristotélisme poétique19â•›», selon la belle formule de Michel Magnien. De ce point de vue, l’histoire tragique s’inscrit dans une histoire des formes narratives. Dans un récent article 20, Camille Esmein a d’ailleurs montré à quel point le constat de Du Plaisir voulant, en 1683, que «â•›[l]es petites Histoires [aient] entièrement détruit les grands Romans21â•›», a donné lieu à une construction théorique, la théorie du tournant dans l’histoire du roman. Cette théorie du tournant suppose que le roman classique serait apparu dans les années 1660, en une sorte de génération spontanée, avec Madame de Lafayette. Or, Esmein a démontré clairement que cette construction reposait sur la volonté de célébrer le siècle de Louis XIV par les contemporains plutôt que sur un quelconque souci d’exactitude historique. Pour rendre compte de ce passage du modèle épique à une histoire véritable caractérisée par sa narration linéaire et efficace, le critique invite à renoncer à l’hypothèse du «â•›surgissement d’une œuvre unique et inauguraleâ•›» pour situer plutôt l’origine du roman moderne dans un «â•›dialogue polémique avec les vieux romansâ•›»22€. Les Histoires tragiques de Rosset constituent, me semble-t-il, l’un des nombreux interlocuteurs de ce dialogue polémique. Le refus du romanesque dans l’histoire tragique de Rosset change de nature, selon que l’on se situe avant ou après la traduction de la seconde partie du Don Quichotte. iii.
Avant la traduction du Don Quichotte,
l’histoire comme antidote à la fable
L’une des histoires les plus célèbres de Rosset est sans nul doute l’histoire€VII, «â•›Des amours incestueuses d’un frère et d’une sœur, et de leur fin malheureuse et tragiqueâ•›». La notoriété de ce récit est à la mesure de celle de l’anecdote judiciaire sur laquelle elle repose, à savoir l’exécution, le 2 décembre 1603, à Paris, de Julien et Marguerite de Ravalet, condamnées pour inceste23. Là comme ailleurs, Rosset a pu faire son miel des canards publiés à la suite de l’exécution24. Le fondement même de l’histoire tragique 19. Aristote, Poétique, 1990, p.€61. 20. Camille Esmein, «â•›Le tournant historique comme construction théoriqueâ•›: l’exemple du “tournant” de 1660 dans l’histoire du romanâ•›», http://www.fabula.org/lht/0/Esmein.html, site consulté le 9 février 2008 [en ligne]. 21. Ibid., §Â€1. 22. Ibid., §Â€42. 23. À ce propos, voir Tancrède Martel, Julien et Marguerite de Ravalet (1582-1603). Un drame passionnel sous Henri IV, 1920. 24. Pour le texte de l’un de ces canards relatant l’exécution, voir Maurice Lever, Canards sanglants, op.€cit., p.€103â•‚109.
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est donc avéré et attesté par la chronique judiciaire, ce qui permet de la rattacher à l’historia. Seule l’onomastique fait écran à l’anecdote judiciaire, les frère et sœur étant rebaptisés Lizaran et Doralice par Rosset. Pour le reste, il s’agit là d’une histoire tragique parfaitement conforme au modèle canonique, avec ses trois parties constitutives évoquées précédemmentâ•›: la loi, la transgression et la punition. La longue entrée en matière ne cesse d’attirer l’attention du lecteur sur la trop grande intimité de ces deux enfants€–€«â•›Ils couchaient ordinairement ensemble et, par aventure, ce fut trop longtemps25â•›»Â€–, mais surtout sur le caractère illicite de leurs amoursâ•›: Doralice, consolée par la promesse de Lizaran [de rester près d’elle malgré son mariage] qu’elle aimait non seulement comme un frère, mais encore d’une amour violente, pardessus tout le reste des hommes, ne se soucia guère plus d’épouser ce vieillard [Timandre] qui, désormais, servira de couverture à ses abominables plaisirs26.
Le terme de loi était d’ailleurs utilisé explicitement, le frère et la sœur se réclamant de la tolérance du panthéon des Anciens à l’égard de l’incesteâ•›: «â•›Je dirai donc qu’après plusieurs divers mouvements ils prirent pour exemple la loi que Jupiter et Junon [frère et sœur, unis par le mariage], exécrables déités des païens, pratiquèrent27.â•›» Évidemment, de prémices d’aussi mauvais augure, on imagine que la transgression ne saurait tarder. De fait, leur inceste finit par être découvert par une servanteâ•›: «â•›Toutefois le Ciel, qui ne peut plus longtemps souffrir cet horrible et incestueux adultère, permit qu’un jour une servante les trouva sur le fait28â•›». Le mari en étant informé, le frère et la sœur s’enfuient et s’installent finalement à Paris, où ils croient être aussi bien cachés que «â•›s’ils étaient en Canada29â•›». Or, une fois connue, cette transgression appelle forcément punition. Avant même que la justice des hommes ne se saisisse de l’affaire, on sent la nature inéluctable de la conclusion, parce que le Ciel y veilleâ•›: «â•›La justice divine, qui marche à pas de laine, étendait déjà son bras de fer30â•›». À la veille de leur arrestation, le texte revient sur l’inéluctabilité du châtimentâ•›: «â•›Il fallait que le détestable crime qu’ils commettaient devant Dieu fût publié devant les hommes par un châtiment public et exemplaire31.â•›» Comme de juste, les deux finiront décapités en place de Grève (en raison de leur noblesse).
25. François de Rosset, op.€cit., p.€208. 26. Ibid., p.€210. 27. Ibid., p.€211. 28. Ibid., p.€212. 29. Ibid., p.€216. 30. Ibid., p.€215. 31. Ibid., p.€216.
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Mais le plus important dans la conclusion demeure la confession du crime par les condamnés à mort, car il s’agit là de la seule manière de légitimer auprès du peuple la validité de la procédure criminelle tenue à huis clos. En confessant son crime, le condamné reconnaît du même souffle la véracité des faits, la légitimité de la loi et de la condamnation. Ce n’est que dans ces rares instants d’aveu que le narrateur de Rosset cède la parole à ses personnages. De ce point de vue, Doralice est une condamnée à mort impeccableâ•›: Courage, mon frère, dit alors Doralice, puisqu’il faut mourir, mourons patiemment. Il est temps que nous soyons punis de ce que nous méritons. Ne craignons plus de confesser notre péché devant les hommesâ•›: aussi bien faut-il que nous en rendions bientôt compte à Dieu. Sa miséricorde est grande, mon cher frère, il nous pardonnera, pourvu que nous ayons une vraie contrition de nos fautes. Hélas, Messieurs, dit-elle aux juges, je confesse que je mérite justement la mort, mais je vous supplie de me la donner, la plus cruelle qui se puisse imaginer, pourvu que vous donniez la vie à ce pauvre gentilhomme. C’est moi qui suis cause de tout le mal. J’en dois recevoir toute seule la punitionâ•›; et puis sa grande jeunesse vous doit toucher à compassion. Il est capable de servir un jour son prince en quelque bonne occasion32.
Or, force est de constater que, si l’inventio de ce type d’histoire tragique est bien historique et donc étrangère en principe au romanesque, il n’en demeure pas moins que la dispositio (l’enchaînement des événements et la causalité mécanique qui lie loi, transgression et punition) demeure entachée de romanesque. iv.
Après la traduction du Don Quichotte,
le tragique comme refus du romanesque de l’exemplarité
À propos de l’édition de 1619 des Histoires tragiques de Rosset, la dernière qu’il donnera de son vivant et la seule qu’il fera paraître après sa traduction de la seconde partie de Don Quichotte, il convient d’abord de formuler quelques observations sur les quatre nouvelles histoires qui sont ajoutées au recueil, à savoir, dans l’ordreâ•›: l’histoire€ I, «â•›Des enchantements et sortilèges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse et de sa fin malheureuseâ•›», mettant en scène l’assassinat de Concino Concini et la condamnation de son épouse Leonora Galigaï sur ordre de Louis XIII, l’histoire€V, intitulée «â•›De l’exécrable docteur Vanini, autrement appelé Luciolo, de ses horribles impiétés et blasphèmes abominables, et de sa fin enragéeâ•›», l’histoire€XI, «â•›De la mort tragique du valeureux Mélidor et de la belle Clymène, et de la fin funeste et lamentable du
32. Ibid., p.€218.
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généreux Polydor, après avoir exercé une sévère vengeance contre sa femme et son adultèreâ•›», et enfin, l’histoire€XVII, «â•›Des cruautés de Lystorac et de sa fin funeste et tragiqueâ•›», mettant en scène la fin de Thomas de Guémadeuc. Il faut ensuite remarquer que toutes ces nouvelles histoires tragiques relatent des événements essentiellement politiques ou religieux, ce qui représente un infléchissement notable du recueil vers la thématique de l’«â•›ambitionâ•›», pour utiliser l’euphémisme de Rosset, alors que les éditions antérieures privilégiaient les amours illicites, illégitimes, incestueuses, adultères. Deux d’entre elles seront retirées des rééditions ultérieures, en raison de leur hardiesse et du fait qu’elles désignent nommément certaines grandes familles de l’époque à la vindicte publique. Ce sera le cas de l’histoire€XVII, à propos de laquelle Anne de Vaucher Gravili écritâ•›: «â•›Cette histoire intitulée Des cruautés de Lystorac et de sa fin funeste et tragique sera ôtée des publications suivantes, sur la demande de la famille, car la fille du baron épousera le neveu du cardinal de Richelieu, moins de neuf ans plus tard33â•›». Il en sera de même de l’histoire relatant la condamnation du docteur Vanini, la cinquième du recueil, dont Anne de Vaucher de Gravili dit encoreâ•›: «â•›Le contenu en est dangereux et les noms des grands dignitaires de la cour et de l’Eglise y sont cités. Peut-être relevée à ce moment-là –Â€c’est du moins l’hypothèse d’Adolphe Baudoin, archiviste de Toulouse et auteur d’une biographie critique de Vanini en 1879€– l’édition Chevalier de 1619 ne sera plus reprise par la suite34.â•›» Mais, par delà la réception ultérieure de ces histoires politiquement sensibles, il convient de relever l’ambivalence, sinon l’ambiguïté, de la morale dont elles sont toutes quatre porteuses35. En fait, tout se passe comme si Rosset cherchait à déconstruire la causalité mécanique sur laquelle les histoires antérieures reposaient et qui supposait qu’à toute transgression à une loi précise corresponde infailliblement une punition exemplaire. Dans la toute première nouvelle, par exemple, le lecteur ne peut qu’être perplexe face à l’assassinat de Concino Concini en pleine rue, sans autre forme de procès. Or, cette mort brutale, même commanditée par Louis XIII, contrevient au dispositif habituel des histoires tragiques selon lequel, comme dans le rituel pénal de l’époque, les condamnés sont tenus d’avouer leur culpabilité. 33. Ibid., p.€14. 34. Ibid., p.€18. 35. J’entends ici «â•›moraleâ•›» non pas tant comme une vérité d’ordre social ou religieux, mais plutôt comme la causalité entre loi, transgression et punition.
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De même, la morale de l’histoire du docteur Vanini apparaît tout aussi ambiguë, dans la mesure où, même si l’athée est justement châtié, le narrateur marque son étonnement par rapport à la patience de Dieu qui, pour un Vanini condamné, en laisse plusieurs autres impunis, alors que toute l’histoire fait valoir en long et en large les arguments de Vanini en faveur de l’athéismeâ•›: C’est l’histoire de l’exécrable docteur Vanini que j’ai décrite sommairement afin de n’excéder point les bornes que j’ai accoutumé de garder en mes histoires tragiques. Il reste maintenant de considérer combien la patience de Dieu est grande de souffrir ces abominables blasphèmes et ces exécrables impiétés. […] Je m’en étonne, dis-je, puisque Vanini ne manque point de compagnons en ses blasphèmes36.
Enfin, dans l’histoire de Polydor qui, après avoir tué sa femme et son amant pris en flagrant délit d’adultère, meurt aux mains du satrape Polémandre, contre lequel il s’était révolté, l’ambiguïté atteint son combleâ•›: Nous remarquons en cette histoire plusieurs succès mémorables qui doivent servir d’instruction à tous ceux qui font profession de l’honneur. Une extrême courtoisie et une ingratitude intolérable accompagnée d’un fol amour, qui est toujours suivi de la pénitence ou de quelque malheur extrême. Nous y voyons encore les jugements de Dieu que l’on ne peut sonder. Car si l’on voulait dire que la fin malheureuse de Polydor procède de la sévère vengeance qu’il exerça contre sa femme et contre son adultère, ce serait une grande témérité. Disons plutôt qu’il y a des maisons, voire des plus illustres, desquelles le meurtre, le sang et les morts funestes ne se séparent jamais37.
Or, en déconstruisant l’implacable mécanique exemplaire qui opérait dans ses histoires antérieures, Rosset cherche sans doute l’antidote au romanesque de l’exemplarité (logée dans la dispositio). Dans un premier temps, il avait cherché à se prémunir contre ce romanesque par le recours à l’historia comme source de son inventio, c’est-à-dire par le recours au genre même de l’histoire tragique. Puis, en voyant le romanesque revenir dans l’implacable logique de la tripartition loi-transgression-punition sous la forme d’une fiction judiciaire, il a peut-être voulu s’en prendre cette fois à la dispositio romanesque de l’histoire tragique, sans toutefois arriver à une solution probante. On sent néanmoins que Rosset tente, dans ces ultimes histoires tragiques, un nouveau déplacement du vraisemblable (de l’argumentum pour emprunter le terme rhétorique), peut-être sous l’influence de la Poétique d’Aristote, où la poésie est jugée plus «â•›philosophiqueâ•›» que
36. François de Rosset, op.€cit., p.€178. 37. Ibid., p.€282.
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l’histoireâ•›: «â•›le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité38â•›». On pouvait déjà voir pointer cette lente conversion à la vraisemblance dans la justification qu’il donnait en 1615 de sa nouvelle traduction de La suitte de Roland le furieux, dans laquelle il explicitait€son exigence de vraisemblance à l’égard du détail romanesque, tout fabuleux que soit son fondementâ•›: «â•›Encores que le Romant soit bien souvent fabuleux, il est necessaire neantmoins que le vray semblable y paroisseâ•›; que la Chronologie y soit observée, et principalement la Cosmographie39.â•›» Or, dans le cas de la poétique ultime de l’histoire tragique de Rosset, on pourrait reprendre la formule, mutatis mutandisâ•›: «â•›encore que l’histoire tragique soit historique, il est nécessaire néanmoins que le vraisemblable40 y paraisseâ•›». En replaçant ce cas particulier d’un Rosset qui cherche d’abord une alternative à la fable romanesque dans l’histoire, puis qui cherche à recomposer cette histoire pour en évacuer le romanesque de l’exemplarité et atteindre une vraisemblance dans la dispositio, on pourrait y voir l’un des nombreux essais de renouvellement des genres narratifs qui mènent de Don Quichotte au roman «â•›moderneâ•›». En conclusion, il resterait à répondre à une dernière questionâ•›: pourquoi Cervantès est-il si évanescent, si insaisissable chez Rosset, alors qu’on sent bien son esprit dans la quête d’une alternative au genre du roman héroïqueâ•›? Et, question subsidiaireâ•›: pourquoi Cervantès est-il explicitement présent chez un Vital d’Audiguier, alors que rien, dans l’esprit du moins, n’y est plus étrangerâ•›? La réponse se trouve peut-être dans le testament de don Quichotte, en particulier dans la clause qui concerne le mariage de sa nièceâ•›: [M]a volonté est que si Antonia Quijana, ma nièce, veut se marier, qu’elle épouse un homme dont on se soit d’abord assuré qu’il ne sait pas ce que sont les livres de chevalerieâ•›; et si l’on venait à découvrir qu’il le sait et que ma nièce n’en veut pas moins se marier avec lui, j’entends qu’elle perde tout ce que je lui ai laissé et que mes exécuteurs pourront donner en œuvres pies et à leur volonté41.
38. Aristote, op.€cit., p.€98 (1451a 36 et suivants). 39. Arioste, La suitte de Roland le furieux, 1615, Aii, vo. 40. Il y aurait beaucoup à dire de cette vraisemblance que l’on pourrait définir de bien des façons. Mais il n’en demeure pas moins que la causalité inéluctable de l’histoire tragique canonique est invraisemblable en regard de l’expérience qu’ont les hommes et les femmes de l’Ancien Régime de l’appareil judiciaire, qui est tout sauf un modèle d’efficacité. 41. Miguel de Cervantès, Don Quichotte, op.€cit., p.€1425.
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À la lumière de ces dernières volontés, on pourrait répondre, sur le mode plaisant, que Rosset a épousé sans dot la nièce d’Alonso Quijano le Bon, déshérité du genre romanesque, dont il avait trop bien compris les rouages et la recette, alors que d’Audiguier a hérité du fonds de commerce de don Quichotte, de son héroïsme dérisoire et de son esprit fanfaron. Claude La Charité Université du Québec à Rimouski
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«â•›Avez-vous lu Cervantèsâ•›?â•›»
Textes cités Arioste, La suitte de Roland le furieux, Paris, Robert Foüet, 1615 [trad. François de Rosset]. Aristote, Poétique, Paris, Livre de Poche, 1990 [trad. Michel Magnien]. Audiguier, Vital d’, Histoire trage-comique de nostre temps sous les noms de Lysandre et de Caliste, Paris, Toussainct, 1616. Boggio Quallio, Elena, «â•›La structure de la nouvelle tragique de Jacques Yver à Jean-Pierre Camusâ•›», dans Jean Lafond et André Stegmann (dir.), L’automne de la Renaissance 1580-1630, Paris, Vrin, 1981, p.€209-218. Cervantès, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2001 [éd. Jean Canavaggio], 2€t. Chartier, Roger et al., Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 1983, t.€1. Cicéron, Rhétorique à C. Herennius, Œuvres complètes, Paris, Firmin-Didot, 1869 [éd. M. Nisard], t.€1. Esmein, Camille, «â•›Le tournant historique comme construction théoriqueâ•›: l’exemple du “tournant” de 1660 dans l’histoire du romanâ•›», Fabula-LHT, http://www. fabula.org/lht/0/Esmein.html, site consulté le 9 février 2008 [en ligne]. Hainsworth, George, Les «â•›Novelas exemplaresâ•›» de Cervantès en France au XVIIe€ siècle. Contribution à l’étude de la nouvelle en France, Paris, Honoré Champion, 1933. —, «â•›Rosset and his Histoires Tragiquesâ•›», The French Quarterly, vol.€XII (1930), p.€124-141. Lever, Maurice, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993. —, «â•›De l’information à la nouvelleâ•›: les “canards” et les “histoires tragiques” de François de Rossetâ•›», Revue d’histoire littéraire de la France, vol.€LXXIX, no€4 (1979), p.€577-593. Martel, Tancrède, Julien et Marguerite de Ravalet (1582-1603). Un drame passionnel sous Henri IV, Paris, Lemerre, 1920. Pech, Thierry, Conter le crime. Droit et littérature sous la Contre-Réformeâ•›: les histoires tragiques (1559-1644), Paris, Honoré Champion, 2000. Poli, Sergio, «â•›Su alcune edizioni dimenticate delle Histoires tragiques di François de Rossetâ•›», Studi francesi, no 69 (1979), p.€488â•‚495. Rieger, Dietmar, «â•›“Histoire de loi” – “histoire tragique”. Authenticité et structure de genre chez F.€de Rossetâ•›», XVIIe€siècle, vol.€XLVI, no€3 (1994), p.€461â•‚477. Rosset, François de, Les histoires mémorables et tragiques de ce temps, Paris, Livre de Poche, 1994 [éd. Anne de Vaucher Gravili]. Unamuno, Miguel de, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, 1937 [trad. Marcel Faure-Beaulieu]. Vaucher Gravili, Anne de, Loi et transgression. Les histoires tragiques au XVIIe€siècle, Lecce (Italie), Milella, 1982.
De Cervantès à Lesageâ•›: l’ombre usurpatrice d’Avellaneda
Dans son apologue désormais célèbre, intitulé «â•›Pierre Ménard, auteur du Quichotteâ•›», Borges adopte une posture ambiguë à l’égard de Cervantès. Personne ne doutera de ce que l’auteur argentin ait voulu, à travers sa fiction, rendre un hommage à Cervantès, et souligner la pérennité de son Don Quichotte. Mais l’hommage –€et c’est là l’une des perversions de ce texte€– tourne volontiers à la contestation, voire à l’outrage. Que Cervantès soit un romancier populaire du XVIIe siècle, on en convient sans difficultéâ•›; mais que son œuvre ne soit plus aujourd’hui qu’un «â•›prétexte à toasts patriotiques [et] à éditions de luxe indécentes1â•›», cela est propre à irriter plusieurs d’entre nous aujourd’hui. En revanche, Pierre Ménard, l’auteur que met en scène Borges, fait l’objet d’un éloge, et non des moindres. Éloge paradoxal2, en fait, puisque le narrateur du récit affirme que Ménard est infiniment supérieur à Cervantès et que son projet de reproduire mot à mot, en plein XXe siècle, le Don Quichotte surpasse de loin les intentions originales du romancier espagnol. On reconnaît ici l’intelligence malicieuse de Borges, et l’efficacité de son usage raisonné du paradoxe. En regard de Pierre Ménard, écrivain confidentiel, «â•›symboliste de Nîmesâ•›», émule de Julien Benda et de Bertrand Russell, Cervantès ne peut être qu’un «â•›complaisant précurseurâ•›»3. Retenons bien cette formuleâ•›: c’est, à peu de choses près, celle par laquelle Alonso Fernandez de Avellaneda, le faussaire de Tordésillas, désignait Cervantès au début du Siècle d’or espagnol. Lui aussi, à l’évidence, tentait d’éclipser Cervantès et de le reléguer dans l’ombre. Sans doute n’est-il pas inutile, à l’occasion du quatrième centenaire de Don Quichotte, de revenir sur cette histoire –€passionnante€– qui court d’Avellaneda à Pierre Ménard, de la réalité à la fiction, et qui s’arrête un moment à Lesage, le picaro des lettres françaises. Il s’agira pour nous, en bref, de réfléchir à la postérité française de Cervantès, à ses périls, à ses enjeux. 1. Jorge Luis Borges, «â•›Pierre Ménard, auteur du Quichotteâ•›», 1994, p.€50. 2. Il faudrait écrire une suite à l’histoire de l’éloge paradoxal qu’a mise au jour Patrick Dandrey dans un livre important, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, 1997. Nul doute que, dans cette perspective, Borges devrait figurer parmi la liste des auteurs à étudier. 3. Jorge Luis Borges, op. cit., p.€47.
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i.
Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
L’ombre usurpatrice d’Avellaneda
Un rappel s’impose d’emblée, qui mettra en perspective les principaux éléments de l’«â•›affaire Avellanedaâ•›». L’histoire de la seconde partie apocryphe de Don Quichotte est bien connue. Publiée sous le pseudonyme d’Avellaneda, en 1614, cette seconde partie surprend Cervantès neuf ans après qu’il eut publié la première partie des aventures de don Quichotte. N’eût été ce coup d’éclat, Cervantès n’aurait peut-être jamais donné la suite de son roman de 1605. Cependant, pour combattre à armes égales et défier le faussaire Avellaneda, il se remet aussitôt à son écritoire et compose toutes affaires cessantes la seconde partie que nous connaissons, qu’il publie un an plus tard, soit en 1615. Ainsi s’engage une lutte entre Cervantès et Avellaneda, une lutte qui, comme nous le verrons, aura pour enjeu essentiel la postérité du Quichotte. L’hostilité entre les deux romanciers est vive, d’autant plus que le faussaire, dans sa préface de 1614, traite son rival de vieux manchot pitoyable. Cette pointe ad hominem, disgracieuse entre toutes, blesse Cervantès, comme il le confesse dans son «â•›Prologue au lecteurâ•›». Il se défend bien, toutefois, de riposter avec la même bassesse. Sa vengeance, il l’obtiendra sur le terrain de la littérature, grâce à une manœuvre que nous aurons le loisir de commenter un peu plus tard. Plaçons-nous pour l’instant du côté de la réception. Dans l’Espagne du début du XVIIe siècle, la contrefaçon d’Avellaneda obtient un relatif succès. L’affront qui est infligé à Cervantès est de bien peu de poids en comparaison du plaisir que promet le livre d’Avellaneda. Aussi les lecteurs sont-ils enchantés de pouvoir retrouver, après presque dix ans, le personnage de don Quichotte. Sous la plume d’Avellaneda, le Chevalier à la Triste Figure se transforme en une créature grimaçante et pathétique. Le bon Sancho, pour sa part, est représenté sous les traits d’un cabotin mal dégrossi et stupide. En somme, la migration des héros de Cervantès pose un grave problème d’identité. Au départ, nous avions deux personnages nuancés et complexes, qui étaient capables de folies, mais aussi de bon sens. Ces personnages sont remplacés, dans la seconde partie apocryphe, par deux «â•›bouffons répugnants et grotesques4â•›», selon l’expression de Jean Canavaggio. Il va sans dire que nous préférons aujourd’hui reléguer aux oubliettes les bouffons d’Avellaneda. Dans notre culture, le Don Quichotte de Cervantès est, pour reprendre les mots de Marthe Robert, «â•›le Livre des livres, la Bible prophétique qui, abolissant l’Âge d’or des Belles-Lettres, fonde l’ère trouble
4. Jean Canavaggio, «â•›Préfaceâ•›», dans Miguel de Cervantès, Don Quichotte, 2001, t.€1, p.€21.
De Cervantès À Lesageâ•›: l’ombre usurpatrice d’Avellaneda
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de la modernité5â•›». Par conséquent, nous n’apprécions pas que ce «â•›Livreâ•›» soit confondu avec une parodie basse et ridicule. Mais les lecteurs du XVIIe siècle, soucieux en premier lieu de se divertir, n’ont pas mis au pilon la contrefaçon d’Avellaneda. Nous y reviendrons. Cervantès n’a d’autre choix que de réagir rapidement à l’imposture dont il est victime, bien malgré lui. Aussi rédige-t-il une seconde partie de Don Quichotte qui, de l’avis unanime des spécialistes, reste un sommet d’humour et de virtuosité, d’intelligence et d’à-propos, bref, une véritable leçon de littérature. La stratégie de Cervantès consiste à incorporer à sa propre fiction la matière introduite par Avellaneda et à la phagocyter dans le même mouvement. C’est le cas du personnage de don Alvar Tarfé, qui apparaît pour la première fois dans la seconde partie apocryphe. Cervantès, jouant à imiter l’imitateur, s’approprie ce personnage et l’utilise comme une pierre de touche, dans sa riposte à Avellaneda. Au hasard de la route, en effet, don Quichotte rencontre ce gentilhommeâ•›: «â•›Vous êtes, sans aucun doute […] cet Alvar Tarfé de qui le nom est imprimé en la seconde partie de l’Histoire de don Quichotte de la Manche6â•›». Don Alvar Tarfé répond par l’affirmative et laisse entendre qu’il vient tout juste de laisser son ami don Quichotte à Tolède. Devant l’absurdité de cette affirmation, le Chevalier à la Triste Figure protesteâ•›: «â•›Enfin, seigneur don Alvar Tarfé, c’est moi qui suis don Quichotte de la Manche, et celui-là même de qui parle la renommée, et non pas ce malheureux qui a voulu usurper mon nom et s’honorer de mes pensées7.â•›» Sancho se mêle alors de la partie et présente des preuves si indéniables que don Alvar Tarfé doit se rendre à l’évidenceâ•›: son ami de Tolède n’est pas le vrai don Quichotte, mais plutôt un imposteur. Non content de cet aveu, don Quichotte s’empresse de faire venir un alcade pour recueillir une déclaration de don Alvar Tarfé. Celui-ci collabore jusqu’à la dernière minute et signe un papier qui confirme tout ce qui a été entendu. De cette déclaration officielle devant le juge de paix, il y aurait bien sûr beaucoup à dire. Notons simplement qu’elle a la valeur d’un acte notarié et qu’elle revêt une dimension performativeâ•›; grâce à elle –€et de façon fulgurante€–, Cervantès reprend tous ses droits, et profite de l’occasion pour servir une leçon vertigineuse à son ennemi juré. Don Alvar Tarfé établit en toute rigueur qu’il n’existe qu’un seul don Quichotte et que tous les autres sont des bouffons risibles. Il est difficile de concevoir une vengeance plus efficace et plus dévastatrice, plus ingénieuse et plus définitive. Pour un
5. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, 2000, p.€12. 6. Miguel de Cervantès, op. cit., t.€2, p.€584. 7. Ibid., p.€586.
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peu, nous dirions qu’Avellaneda ne s’est jamais remis de ce coup de maître de Cervantès. Mais l’histoire nous oblige à réviser aussitôt ce jugement et à prendre acte de la persistance curieuse du faussaire. ii.
La traduction de Lesage
Nous en voulons pour preuve le témoignage d’Alain René Lesage, l’auteur de Gil Blas et du Diable boiteux. En 1704, Lesage publie une traduction de la contrefaçon d’Avellaneda, et l’assortit d’une préface dans laquelle il fait l’éloge du plagiaire. Sans doute est-il naturel, dira-t-on, que Lesage fasse la promotion de l’auteur qu’il traduit, quitte à exagérer ses mérites. Nous en convenons de bonne foiâ•›: la concurrence est forte dans le monde de l’édition, et la carrière littéraire est déjà assez ingrate sans que l’on doive, pour chaque livre, risquer la banqueroute. Seulement, il importe de nuancer l’analyse que propose Maurice Bardon dans son ouvrage classique, Don Quichotte en France au XVIIe et au XVIIIe siècleâ•›: [La] partialité de Lesage, écrit-il, s’explique facilement. Point n’est besoin d’accuser l’infirmité de son goût. Il faut bien qu’il procure des lecteurs à son œuvreâ•›; et comment y réussirait-il mieux qu’à l’aide d’énergiques paradoxesâ•›? Il ne s’agit pas ici d’être vrai, ni même sincèreâ•›: il suffit d’attirer le public, de le conquérir par la promesse d’une nouveauté alléchante. Ne cherchons pas en l’espèce autre chose que le désir de s’assurer un succès de librairie8.
À notre avis, il y a plus. L’éloge d’Avellaneda, dans la préface de Lesage, a pour contrepartie une attaque en règle contre Cervantès et son œuvre. Sans autre forme de procès, le créateur de don Quichotte est qualifié de «â•›Copiste9â•›». Puis, Lesage entreprend de montrer en quoi Avellaneda est plus digne d’attention que ce vulgaire «â•›Copisteâ•›». On conviendra que ce parti pris est déconcertant, surtout de la part d’un écrivain qui pouvait se targuer de connaître intimement la littérature espagnole. Pourquoi Lesage s’emploiet-il à vanter Avellaneda et à flétrir Cervantèsâ•›? S’agit-il d’une ruse bassement commercialeâ•›? On pourrait certes revenir à cette idée de Maurice Bardon, et croire que le traducteur se sert de Cervantès comme d’un repoussoir, afin de mieux monter en épingle Avellaneda. Mais quelques indices, encore une fois, nous autorisent à penser qu’il y a plus, et que l’opinion de Lesage est mieux fondée dans les faits. Nombreuses, en effet, sont les critiques dirigées contre Cervantès dans la traduction du roman d’Avellaneda. Avec cet art de la digression dont il a le secret, Lesage émaille ici et là son texte de commentaires qui sont autant 8. Maurice Bardon, «â•›Cervantès, Avellaneda, Lesageâ•›», Don Quichotte en France au XVIIe et au XVIIIe siècle, 1931, t.€1, p.€411. 9. Ibid., p.€410.
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d’occasions d’égratigner le grand romancier espagnol. Ici, il lui reproche ses longueurs, ses chapitres décousus, son manque d’unitéâ•›; là, il insiste lourdement sur l’invraisemblance de la nouvelle du «â•›Curieux impertinentâ•›»â•›; là encore, il trouve à redire aux «â•›dissertations froidesâ•›» et aux «â•›traits sérieux de moraleâ•›» que renferme son roman10. Lesage, en d’autres mots, ne semble pas convaincu par l’œuvre de Cervantès, et il ne se prive pas de le dire. Tout se passe, en fait, comme s’il n’avait pas voulu plaisanter dans sa préface, sous couleur de mousser ses ventesâ•›; tout se passe comme si sa préférence allait véritablement à Avellaneda, le romancier sans imagination, le fruste, le m’as-tu-vu, l’adepte des «â•›vilenies scatologiques11â•›», comme l’écrit Maurice Bardon. Se peut-il que Lesage ait commis une telle faute de goût, une telle erreur de jugementâ•›? Alors qu’on le croyait mort et enterré, voilà que le faussaire Avellaneda resurgit et qu’il retient l’attention de Lesage, aux dépens de Cervantès. Ce renversement ne s’explique peut-être que si l’on s’attache à la question de l’interprétation des aventures de don Quichotte, à l’aube du Siècle des Lumières. iii.
L’interprétation du Quichotte à l’aube des Lumières
Les commentateurs s’entendent généralement pour distinguer trois périodes dans l’histoire de l’interprétation de Don Quichotte12. Une première, d’abord, se déploie de 1605 jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, durant laquelle le chef-d’œuvre de Cervantès est perçu unanimement comme un livre comique. Pendant ces années où le roman suscite quantité de réécritures sur le mode parodique, on rit beaucoup de don Quichotte de la Manche, le pauvre hidalgo qui a perdu le jugement, «â•›du peu dormir et beaucoup lire13â•›», comme l’explique bien Cervantèsâ•›; on s’esclaffe de ses mésaventures, de son attachement à un monde livresque dépourvu de toute réalité. Les rieurs sont comblésâ•›; même les censeurs les plus sévères ne sont pas insensibles au destin de don Quichotteâ•›: ils l’interprètent, en effet, comme une dénonciation véhémente des dangers de la lecture, comme une illustration de ce que Pierre Nicole appellera l’«â•›hérésie imaginaire14â•›». Plus tard, c’est-à-dire vers le milieu du XVIIIe siècle, à une époque que l’on assimile à bon droit au tournant romantique, un changement de perception se fait jour dans la littérature consacrée à Cervantès. Dans un récent essai intitulé «â•›Pourquoi ne rit-on plus de don Quichotteâ•›?â•›», Yannick Roy remarque 10. Ces critiques sont résumées par Maurice Bardon (ibid., p.€418â•‚419). 11. Ibid., p.€417. 12. Lire par exemple la monographie de Jean-Paul Sermain, Don Quichotte, Cervantès, 1998. L’auteur consacre un bon chapitre à l’histoire de l’interprétation de Don Quichotte. 13. Miguel de Cervantès, op. cit., t.€1, p.€69. 14. Pierre Nicole, Les imaginaires, ou Lettres sur l’hérésie imaginaire, 1667.
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que «â•›graduellement, on s’est avisé qu’il y avait chez le célèbre gentilhomme de la Manche quelque chose de beau et de noble, un certain courage, une forme de grandeur qui avaient échappé aux premiers lecteurs et qu’on devait soustraire à la moquerie et à la dérision15â•›». En un mot, les romantiques ne rient plus de don Quichotte, ou si peuâ•›; sa déraison leur apparaît sublime et son combat pour préserver les mirages de son imagination contre tous les dénis de la réalité revêt à leurs yeux une dimension exemplaire, voire héroïque. Enfin, une troisième période de l’interprétation de Don Quichotte s’ouvre au XXe siècle, sous l’influence des Borges, Kundera, Joyce et Fuentes. Tous ces romanciers s’accordent sur une série de pointsâ•›: que Cervantès est le fondateur du genre romanesqueâ•›; que son Don Quichotte est une œuvre polyphonique qui mêle différents registres et se nourrit de leur irrésolutionâ•›; que son roman, bref, annonce de façon programmatique tous les thèmes de la modernitéâ•›: la relativité des points de vue, la pluralité des discours, les pouvoirs de l’imagination, l’intrication du réel et de la fiction. Ainsi, du rire des premiers lecteurs –€franc et parfois même incoercible€–, à la lecture plus philosophique des romanciers du XXe siècle, il y a une longue histoire interprétative dont nous devons tenir compte. Il est frappant de constater que les lecteurs, pendant cette longue histoire, n’ont rien inventé et que le roman de Cervantès contenait bel et bien, en son épaisseur feuilletée, toutes les lectures qui ont été proposées. Multiplicité, hétérogénéité, «â•›impuretéâ•›»â•›: voilà ce qui suscite aujourd’hui l’admiration des lecteurs de Don Quichotte. C’est peut-être aussi, paradoxalement, ce qui a pu rebuter Lesage et, avec lui, un certain nombre de ses contemporains au XVIIIe siècle. Lisons, en guise d’exemple, un extrait du Journal des savants du 31 mars 1704. En réponse à la traduction de Lesage qui vient alors de paraître, un auteur écritâ•›: «â•›Avellaneda semble avoir raison de reprendre Cervantes en plusieurs occasions, et sur tout en ce qu’il fait dire à Sancho des choses qui sont au dessus de sa portéeâ•›; le Sancho d’Avellaneda est beaucoup plus simple16â•›». On sait que le célèbre écuyer, dans le roman de Cervantès, est doté d’une psychologie complexe qui, à l’instar de don Quichotte lui-même, lui confère une partie de son intérêt. Que Sancho puisse tenir de temps à autre des discours sensés, voire pénétrants, le collaborateur du Journal des savants n’est pourtant pas disposé à l’admettreâ•›; il préfère le simple d’esprit hyperbolique que met en scène Avellaneda dans sa seconde partie apocryphe. En somme, compte tenu des origines vulgaires de Sancho, le bouffon d’Avellaneda lui apparaît plus vraisemblable, mais aussi –€sans doute€– plus «â•›comiqueâ•›». Il
15. Yannick Roy, «â•›Pourquoi ne rit-on plus de don Quichotteâ•›?â•›», 2001, p.€54. 16. Cité par Maurice Bardon, op. cit., p.€423.
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semble bien que ce type de lecture ait été fréquemment renouvelé dans la première partie du siècle, dans la foulée de la traduction de Lesage. C’est ainsi qu’en 1605 les Nouvelles de la République des Lettres publient un autre commentaire, lui aussi significatif. Le rédacteur, heureux de pouvoir découvrir Avellaneda en traduction française, écrit, bon princeâ•›: «â•›Le public jugera, lequel, de Cervantes ou de Avellaneda, a mieux exécuté son Projet17â•›». Que l’on ait pu écrire une chose pareille est à peine croyable aujourd’hui, alors que Cervantès loge au panthéon de la littérature mondiale. Que l’on ait pu, dans ce débat, prendre ouvertement fait et cause pour Avellaneda est tout aussi renversant. Mais il faut bien saisir les circonstances qui ont permis au faussaire de talonner Cervantès si longtemps. N’oublions pas que, dans la perspective où se placent les lecteurs du début du XVIIIe siècle, don Quichotte n’est pas encore le personnage sublime, déchiré entre le rêve et la réalité, auquel les romantiques allemands vont s’identifier. Il n’est pas non plus le champion de l’ambiguïté auquel feront référence les romanciers modernes, Kundera en tête de liste. Don Quichotte, en ce début de siècle, n’est qu’un fou, un personnage de farce, un lecteur dont «â•›le cerveau a séché18â•›». On rit ferme de ses aventures et de ses déboires répétés, qui forment une satire de ce qu’on a pu appeler depuis la «â•›lecture pathologiqueâ•›». Toutefois, la frontière entre la satire et la caricature, en pareil cas, est mince, et les partisans d’Avellaneda la transgressent sans état d’âme. Ont-ils été nombreux au XVIIIe siècle, ces suppôts d’Avellanedaâ•›? Avançons bride en main. Il convient de parler d’une tradition souterraine qui, ressuscitant Avellaneda, se trouvait de loin en loin à faire ombrage à Cervantès. Cette tradition se poursuit au XIXe siècle, comme en témoigne avec zèle un hispaniste de l’époque, Germond de Lavigne, qui publie, en 1852, une étude sérieuse intitulée Les deux Don Quichotte, dans laquelle il oppose les mérites respectifs de Cervantès et d’Avellaneda. La discussion, on s’en doute, tourne à l’apologie du second. Enfin, la tradition culmine dans la fiction borgésienne qui, comme toujours, représente un point limite de la pensée. Le personnage de Pierre Ménard n’est-il pas une sorte d’Avellaneda fantasmatiqueâ•›? Ne se propose-t-il pas de supplanter Cervantès sur son propre terrain, en ne négligeant rien, quitte même à reprendre mot à mot, ligne à ligne, son Don Quichotteâ•›? Dany Roberge Université Laval (CIERL)
17. Id. 18. Pour reprendre l’expression de Miguel de Cervantès, op. cit., t.€1, p.€69.
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Textes cités Bardon, Maurice, Don Quichotte en France au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1931, 2€t. Borges, Jorge Luis, «â•›Pierre Ménard, auteur du Quichotteâ•›», Fictions, Paris, Gallimard (Folio), 1994 [trad. Roger Caillois, Nestor Ibarra et Paul Verdevoye], p.€41â•‚52. Cervantès, Miguel de, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Paris, Gallimard (Folio), 2001 [trad. César Oudin et François de Rosset, revue par Jean Cassou], 2€t. Dandrey, Patrick, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, Presses universitaires de France, 1997. Nicole, Pierre, Les imaginaires, ou Lettres sur l’hérésie imaginaire, Liège, Adolphe Beyers, 1667. Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 2000. Roy, Yannick, «â•›Pourquoi ne rit-on plus de don Quichotteâ•›?â•›», L’inconvénient, no€6 (août 2001), p.€53â•‚60. Sermain, Jean-Paul, Don Quichotte, Cervantès, Paris, Ellipses, 1998.
Facteurs de lisibilité, de littéralité et de modernité dans les traductions françaises de Don Quichotte
Dans le domaine littéraire, la question de la lisibilité des ouvrages classiques n’est pas une problématique qu’on aborde fréquemment, même lorsqu’il s’agit de textes qui remontent à plusieurs siècles. Et peut-être pour cause, puisque cette notion est généralement associée au domaine de la littératie ou de la linguistique pragmatique1. S’il est vrai, donc, que cette question n’est que rarement prise en compte (en littérature), les commentaires au sujet du vocabulaire archaïsant, de la longueur des phrases ou de l’emploi excessif des pronoms relatifs dans certaines œuvres qui remontent à plusieurs siècles (comme Don Quichotte) lorsqu’il est question de leur traduction et surtout de leur retraduction, sont, quant à eux, monnaie courante, tellement qu’on reconnaîtra d’emblée que la difficulté de lecture des versions antérieures figure parmi les premiers facteurs évoqués par les traducteurs eux-mêmes pour justifier une nouvelle version, une autre retraduction, des classiques qui remontent à plusieurs siècles2. Autrement dit, parmi les différences entre les originaux et les textes traduits, ou entre 1. Au sujet de la lisibilité, l’équipe visibilité du Service d’Analyse de Textes par Ordinateur (ATO) de l’Université du Québec à Montréal et de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal écritâ•›: «â•›Le concept de lisibilité d’un texte renvoie à la plus ou moins grande difficulté de lecture d’un texte en fonction, entre autres, du type de vocabulaire utilisé (par exemple, vocabulaire connu ou inconnu) et de la longueur des phrases du texte. En d’autres termes, le concept de lisibilité ne concerne ni le sens du texte ni sa structure argumentaire, mais seulement les indices de surface du texte.â•›» L’indice de lisibilité «â•›désigne, en ATO, des mesures d’ordre numérique permettant d’apprécier la difficulté ou la facilité de lecture, de compréhension et de mémorisation d’un texte ou des parties d’un texte. Ces mesures sont calculées à partir de paramètres comme la longueur des mots, la longueur des phrases, l’usage de certaines constructions de phrase (par exemple, l’emploi excessif des pronoms relatifs) ou autres. Un des indices classiques de la lisibilité est l’indice de Gunning.â•›» (Anonyme, «â•›Glossaireâ•›», Ato, http://www.ling.uqam.ca/sato/glossaire/glos_idx.htm, site consulté le 7 janvier 2008 [en ligne]. 2. Par exemple, dans sa préface à la traduction de Don Quichotte d’Aline Schulman, Jean-Claude Chevalier écritâ•›: «â•›Cervantes, en ses parties narratives, a une phrase longue et sinueuse, lentement développée, rebondissant de cause en concession, puis de relatives en adversation, pleine de mots de liaison, subordonnants et coordonnants. L’habitude de son temps et sa volonté propre. Ce ne sont plus les mœurs du nôtreâ•›» (Jean-Claude Chevalier, «â•›Préfaceâ•›», dans Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1997, t.€1, p.€11).
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les classiques dans leur langue originale et ces mêmes classiques lorsqu’on les aborde spécifiquement du point de vue de leur traduction, et plus encore, entre le Quichotte en version originale et toute version traduite, il faut tenir compte d’une distinction en ce qui a trait à la lisibilité. Il semblerait, en effet, que la langue des traductions vieillisse, par opposition à la langue des classiques en version originale, dont on ira parfois en édition jusqu’à moderniser la graphie, mais rarement beaucoup plus. Ce qui est certain, c’est que la lisibilité des classiques est plus souvent qu’autrement une affaire de traduction et de traducteurs. Suivant cette logique, le texte traduit renfermerait, contrairement (encore une fois) à l’œuvre originale, une lisibilité qu’il faudrait dans ce cas qualifier de «â•›temporaireâ•›» ou, mieux, d’«â•›expirableâ•›», comme si la lisibilité des textes traduits était d’abord une question de rythme auquel les traductions deviennent caduques. Les auteurs de nouvelles traductions de textes qui remontent à plusieurs siècles ne font-ils pas d’ailleurs habituellement valoir que leur version s’adresse au «â•›lecteur d’aujourd’hui3â•›» dans une langue qu’il reconnaît comme sienne, plutôt que dans une langue qui appartient à une autre époqueâ•›?
La traduction du Quichotte et le lecteur d’aujourd’hui De l’aveu même de Jean Canavaggio, il ressort clairement que l’une des principales raisons ayant motivé le projet de retraduction du Quichotte pour la Bibliothèque de la Pléiade était la volonté de présenter un texte qui viendrait remplacer une version antérieure jugée désuète et dont la langue avait trop vieilli pour le «â•›lecteur d’aujourd’hui4â•›». Canavaggio donne en tout premier lieu la raison pour laquelle lui et ses collègues n’ont pas jugé bon de faire le même choix que Cassouâ•›: Si nous n’avons pas suivi Jean Cassou dans sa démarche, c’est parce qu’au terme de plus d’un demi-siècle le travail des premiers traducteurs, tout en continuant de retenir l’attention du spécialiste, déconcerte en revanche le lecteur d’aujourd’huiâ•›: plus éloigné du français classique qu’on ne l’était il y a près de soixante-dix ans, ce dernier, plutôt que de déchiffrer un texte plus ardu, sinon plus opaque, que l’original espagnol, souhaite disposer d’une version accessible5. 3. Il s’agit là, par exemple, du terme qu’utilise Jean Canavaggio dans la «â•›Note à la présente éditionâ•›» qui précède la toute dernière traduction du Quichotte parue dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2001. 4. La version antérieure étant dans ce cas-ci celle de Jean Cassou, version qui remontait à 1934 et qui avait été publiée en 1949 dans la même Bibliothèque de la Pléiade, et qui se présentait non pas comme une traduction mais plutôt comme une version «â•›revue, corrigée et annotéeâ•›» de la toute première traduction française du Quichotte, à savoir celle de César Oudin de la Première partie en 1614 et celle de François de Rosset de la Deuxième partie en 1618. Nous utilisons ici l’édition de cette version de Cassou publiée dans la collection Folio en 1988. 5. Miguel de Cervantès, Œuvres romanesques complètes, 2001, t.€1, p.€lxxiiâ•‚lxxiii.
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En réalité, ce commentaire étonne quelque peu, non pas tellement parce que la traduction d’Oudin et de Rosset ou ses particularités linguistiques «â•›déconcerte[raient] le lecteur d’aujourd’huiâ•›», ni non plus parce qu’elles «â•›continu[eraient] de retenir l’attention du spécialisteâ•›». En fait, il est assez logique que cela soit effectivement le cas, s’agissant d’un texte datant du début du XVIIe siècle. C’est plutôt ce que sous-entend le commentaire de Canavaggio qui étonne, à savoir que cette version d’Oudin et de Rosset, même une fois revue et corrigée par Cassou, serait à ce point éloignée du «â•›lecteur d’aujourd’huiâ•›» qu’elle aurait rendu nécessaire une nouvelle traduction en 2001, alors que le «â•›français classiqueâ•›», toujours selon la terminologie de Canavaggio, aurait encore été tout à fait accessible au «â•›lecteur d’aujourd’huiâ•›» des années 1930. Le commentaire de Canavaggio suppose aussi qu’il serait impensable de répéter en 2001 l’expérience de Cassou de 1934 (soit revoir et corriger la première traduction d’Oudin et de Rosset), en raison du prétendu fossé entre la langue du «â•›lecteur d’aujourd’huiâ•›» du début du XXIe€ siècle et le «â•›français classiqueâ•›» du XVIIe€ siècle. Plus encore, le commentaire de Canavaggio suppose que la langue du «â•›lecteur d’aujourd’huiâ•›» des années 1930 ait été suffisamment semblable au «â•›français classiqueâ•›» pour qu’on ait trouvé tout à fait lisible, en 1934, une version simplement revue et corrigée d’une traduction vieille de plus de trois cents ansâ•›; autrement dit, suffisamment près pour que ce lecteur d’il y a à peine trois ou quatre générations ait trouvé acceptable, accessible, compréhensible, bref lisible, une simple révision d’un texte datant du début du XVIIe€siècle plutôt qu’une nouvelle traduction en bonne et due forme. Il y a aussi autre chose qui étonne dans le commentaire de Canavaggio, soit l’idée selon laquelle une version française du Quichotte trouvant son origine dans le «â•›français classiqueâ•›» du XVIIe siècle, mais néanmoins produite il y a soixante-dix ans (donc, pratiquement au milieu du XXe€siècle), serait perçue comme étant quasi incompréhensible, ou tout au moins difficilement compréhensible, pour le lecteur du début du XXIe€ siècle. En fait, non seulement la parution d’une nouvelle traduction du Quichotte dans la Bibliothèque de la Pléiade à l’automne 2001 vient-elle en quelque sorte soulever la question du statut de prestige que détenait jusqu’alors la révisioncorrection de Cassou, mais également celle de la question de la lisibilité même du Quichotte en traduction et, plus généralement, la question de la véritable lisibilité de versions qui remontent à peine à quelques générations. Cela dit, le désir du «â•›lecteur d’aujourd’huiâ•›» de disposer d’une version accessible du Quichotte est un facteur bien réel dont tout traducteur se doit de tenir compte. À ce sujet, Canavaggio écritâ•›: «â•›C’est précisément à ce vœu qu’ont voulu répondre tous ceux qui ont
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cherché à accorder Cervantès aux façons de penser et de sentir de leurs contemporainsâ•›: au premier chef Louis Viardot6 […].â•›» Toutefois, il faut comprendre des propos de Canavaggio que cette façon de faire ne peut se réaliser si l’on se distancie trop du texte de départ au profit d’une tentative de «â•›facilitationâ•›» de la lecture, car, poursuit Canavaggio, «â•›à vouloir plonger Cervantès dans un bain de jouvence, il [Viardot] sacrifie l’ample mouvement des séquences narratives originelles dont il brise constamment le rythme7â•›». Par exemple, même s’il va jusqu’à dire de la traduction de 1837 de Louis Viardot qu’«â•›elle a, il faut le reconnaître, assez bien résisté à l’épreuve du tempsâ•›» et que l’auteur de la plus importante traduction française du Quichotte au XIXe€siècle «â•›a su conférer à sa traduction un allant qui, aujourd’hui encore, entraîne le lecteurâ•›», Canavaggio s’empresse de préciser que son auteur «â•›n’y est parvenu qu’en prenant d’assez larges libertés avec l’original espagnolâ•›»8. Curieusement, c’est tout comme si Canavaggio se trouvait à établir un rapport inversement proportionnel entre la «â•›résistance au tempsâ•›» et le degré de liberté prise avec le texte à traduire, particularité qui devrait intéresser au plus haut point toute étude portant sur la lisibilité. Quoi qu’il en soit, Canavaggio semble persuadé que c’est en réaction contre la position de traduction exemplifiée entre autres par la version cibliste de Viardot qu’a vu le jour l’entreprise de traduction la plus littérale que le Quichotte ait connue en français, tout en soulignant avec insistance son caractère naïfâ•›: Il faut comprendre comme une réaction contre une telle tendance la revendication d’un idéal dont on sait aujourd’hui qu’il n’est qu’un mirageâ•›: restituer le texte original au mot près, à travers un jeu d’équivalences posé comme une manière de norme, mais qui, en fait, est on ne peut plus arbitraire. C’est ainsi que Jean Labarthe et Xavier de Cardaillac ont publié, au lendemain de la Première Guerre, un Don€ Quichotte qui aspire à nous donner une transposition exacte de chaque motâ•›: tentative louable, mais qui repose sur un critère inapplicable –€celui du décalque – et qui aboutit, en dernière instance, à un texte généralement plat, en dépit de l’emploi de tours et d’expressions pittoresques empruntés à l’occitan9.
Et puis, à ce choix qui repose sur l’inapplicabilité du procédé de traduction du décalque, correspond à son tour une alternativeâ•›: Ce constat d’échec [celui de l’entreprise de Labarthe et Cardaillac] explique un choix diamétralement opposéâ•›: plutôt que de suivre pas à pas la lettre de l’original cervantin, en retrouver l’esprit dans une version plus rigoureuse que celle qu’avait conçue naguère
6. Ibid., p.€lxxiii. 7. Id. 8. Id. 9. Id.
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Viardot, mais forgée dans le creuset d’un français vivant, celui que nous lisons, écrivons et parlons et, comme telle, conforme à nos mœurs comme à l’attente de nos contemporains. C’est cette attente qu’ont voulu satisfaire Francis de Miomandre, il y a plus d’un demi-siècle, et, récemment, Aline Schulman […]. Cette dernière version […] manifeste assurément la vitalité du chef-d’œuvre de Cervantèsâ•›; mais cette vitalité autorise tout pareillement notre projet10 […].
D’ailleurs, la principale réserve que formule Canavaggio€à l’endroit de la version de Schulman concerne l’oralité et le «â•›degré de modernitéâ•›», pour ainsi dire, de cette dernièreâ•›: [T]ranposer ces effets [il est fait référence ici à la façon dont Cervantes exploite les ressources de la langue parlée] dans la langue littéraire d’aujourd’hui, «â•›parlée telle qu’au théâtre et non dans la rueâ•›» [c’est là le projet de Schulman dans ses propres mots], pour en restituer la modernité, risque de compromettre l’indispensable distance que le lecteur d’aujourd’hui doit garder vis-à-vis d’un texte devenu classique, s’il ne veut pas, en lui ôtant sa patine, le priver de son charme11.
On le voit bien, Canavaggio estime qu’il y a des risques inhérents à toute tentative de traduction qui désire restituer la modernité des moyens déployés par Cervantès afin d’exploiter les ressources de la langue parlée, ainsi qu’à toute tentative qui, au nom du principe de lisibilité, est prête à sacrifier la «â•›patineâ•›» propre au Quichotte. Le risque d’hypothéquer la lisibilité du texte traduit semble donc constituer, selon Canavaggio, un danger réel, mais uniquement dans le cas de versions telles que la révision-correction de Cassou ainsi que de la traduction «â•›décalquéeâ•›» de Labarthe et Cardaillac, quoique pour des raisons complètement différentes. Même si les commentaires de Canavaggio s’inscrivent dans un courant qu’on pourrait qualifier de «â•›modernisation historicisanteâ•›» du Quichotte12, lequel ne peut se réaliser qu’au prix d’un laborieux exercice de déchiffrement ou d’une tentative irréaliste de vouloir reproduire l’original. Dans les deux cas, le problème que soulève Canavaggio est bel et bien celui de ce qu’il estime être la difficile lisibilité des versions de Cassou et de Labarthe et Cardaillac, la première pour cause du prétendu «â•›vieillissement de la langueâ•›», la seconde pour cause de littéralité excessive13.
10. Ibid., p.€lxxiiiâ•‚lxxiv. 11. Ibid., p.€lxxiv. 12. Ce courant appelle nécessairement une position traductive dont il est déjà possible d’affirmer qu’elle a produit l’une des versions les plus réussies de l’histoire, de près de quatre siècles, du Quichotte en français. 13. Au sujet de cet aspect de la traduction de Labarthe et Cardaillac, Canavaggio reprend très brièvement le même propos dans son plus récent ouvrage, Don Quichotte, du livre au mythe. Quatre siècles d’errance, 2005, p.€182.
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
Lisibilité et littéralité dans la traduction de Labarthe et Cardaillac Nous laisserons de côté ici la question de la lisibilité de la révisioncorrection de Cassou, qui, à l’instar de celui d’Oudin et de Rosset, est un texte relativement connu (entre autres à cause de sa parution, au fil des décennies, dans les collections Folio et Bibliothèque de la Pléiade des éditions Gallimard) afin de nous concentrer exclusivement sur la traduction prétendument décalquée de Labarthe et Cardaillac, au sujet de laquelle à peu près rien, curieusement, n’a été écrit. Qu’en est-il au juste de cette traductionâ•›? Propose-t-elle en effet la transposition exacte de chaque motâ•›? Et si oui, de quelle manière sa lisibilité s’en trouve-t-elle atteinteâ•›? D’une part, il est vrai que, dans la préface à leur traduction, Labarthe et Cardaillac affirment avoir «â•›[…] suivi pas à pas, rendu phrase par phrase et presque mot par mot, le texte lui-même14â•›». Ils ajoutent même, quelques lignes plus loinâ•›: Nous avons cherché à nous effacer continuellement devant Cervantès et à étouffer en nous toute personnalité. Ce n’est pas l’œuvre seule, c’est son esprit, c’est sa manière, c’est son style que nous nous sommes efforcés de faire passer dans notre traduction. Les longues périodes, c’est à peine si nous les avons allégées en les coupant discrètement par notre ponctuation. Nous avons tenu à respecter les répétitions voulues et jusqu’aux négligences fréquentes du texte, fort excusables chez un écrivain qui improvisait sa fable avec une facilité géniale et se souciait peu de relire ses brouillons et de corriger des épreuves. Et, les premiers en cela, nous avons fidèlement reproduit cette façon d’écrire d’après laquelle Cervantès, à la mode latine, procède par mots accouplés […]15.
À cela s’ajoute bien sûr le commentaire de Canavaggio déjà cité sur la «â•›transposition exacte de chaque motâ•›» et «â•›sur le critère inapplicable du décalqueâ•›» propre à l’entreprise de Labarthe et Cardaillac, commentaire qui semblerait confirmer a priori l’excès de littéralité de cette traduction. À nouveau, il faut préciser que si l’on ne devait s’en tenir qu’à ces quelques commentaires de Canavaggio (le seul critique, ou à peu près, à avoir commenté un tant soit peu cette traduction) ainsi qu’aux propos des traducteurs eux-mêmes, la traduction de Labarthe et Cardaillac devrait effectivement s’avérer très littérale, de par sa quête avouée de «â•›littéralité extrêmeâ•›» et de par sa volonté manifeste de suivre l’original cervantin de près afin de tendre vers cette «â•›autre langueâ•›» (en l’occurrence, l’espagnol) appartenant à une «â•›autre époqueâ•›» (en l’occurrence, celle du XVIIe siècle). Pourtant, il ressort d’une analyse, même partielle, que cette traduction est très littérale pour ce qui est de la transposition directe de réalités culturelles
14. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, 1923â•‚1926, t.€1, p.€viii. 15. Id.
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spécifiquement espagnoles, mais qu’elle se montre souvent peu littérale dans le choix des équivalents français, dans le respect de l’ordre des mots et de celui de la syntaxe, moins littérale en fait que non seulement la plus récente traduction du Quichotte parue dans la Bibliothèque de la Pléiade il y a à peine quelques années, mais aussi que la toute première traduction d’Oudin de 1614, que la révision-correction de cette dernière réalisée par Cassou en 1934, mais aussi que la traduction de Jean Babelon de 1929, saluée par Cassou comme un ouvrage qui «â•›se présente sans appareil critique et qui, par conséquent, a dû, dans son texte même, résoudre toutes les difficultés et ne présenter au lecteur qu’une surface lisse16â•›», et qui «â•›atteint ce but avec une parfaite élégance, un art et une intelligence achevés17â•›». La traduction de Labarthe et Cardaillac va même jusqu’à s’avérer souvent moins littérale que la version très «â•›actualisanteâ•›» d’Aline Schulman parue en 1997. À première vue, le (relativement) faible degré de littéralité de la traduction de Labarthe et Cardaillac étonne, se posant en contradiction directe, comme on l’a déjà vu, avec non seulement ce que Canavaggio écrit dans sa «â•›Note préliminaireâ•›», mais aussi avec ce que les deux traducteurs affirment eux-mêmes dans leur préface. Ce qui frappe d’abord, c’est qu’à plusieurs reprises Labarthe et Cardaillac ne choisissent pas l’option la plus évidente ou la plus naturelle pour le choix des équivalences lexicales. Souvent, les deux traducteurs refusent de rendre un mot espagnol par son correspondant français naturel. C’est le cas de la traduction du passage suivant (exemple no€118)â•›: «â•›¿â•›Cómo que es posible que cosas de tan poco momento y tan fáciles de remediar puedan tener fuerzas de suspender y absortar un ingenio tan maduro como el vuestro, y tan hecho a romper y atropellar por otras dificultades mayores19â•›?â•›» Labarthe et Cardaillac optent pour le verbe «â•›corriger20â•›» afin de rendre le verbe «â•›remediarâ•›» alors que toutes les autres traductions, y compris celle de Schulman, utilisent simplement le verbe «â•›remédierâ•›». De plus, on remarquera l’absence de reproduction des verbes accouplés à la fin de la phrase dans la traduction de Labarthe et Cardaillac, alors qu’ils parlent eux-mêmes du «â•›procédé des mots accouplésâ•›» chez Cervantèsâ•›; on remarquera d’ailleurs que c’est la version de Babelon, parue à peine cinq ans après celle de Labarthe et Cardaillac, qui se montre ici la plus littérale. 16. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, 1988, t.€1, p.€14. 17. Ibid., p.€15. 18. Les passages tirés de l’original espagnol ainsi que des traductions françaises correspondantes se trouvent en annexe. Les exemples discutés ici y sont numérotés de 1 à 10. 19. Miguel de Cervantès, Don Quijote de la Mancha, 1998, t.€1, p.€13. 20. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1923â•‚1926), t.€1, p.€6.
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En outre, Labarthe et Cardaillac sont également les seuls à rendre le terme «â•›gramáticoâ•›» par «â•›humaniste21â•›» dans le passage suivant (exemple no€2)â•›: «â•›Y con estos latinicos y otros tales os tendrán siquiera por gramático, que el serlo no es de poca honra y provecho el día de hoy22.â•›» Les autres traducteurs (y compris Schulman, encore une fois) optent pour le terme «â•›grammairienâ•›». Il faut reconnaître toutefois que ni le sens du texte ni sa structure argumentaire ne sont remis en cause dans de tels cas, sauf qu’on s’expliquera assez mal de tels choix de traduction, à moins qu’il ne s’agisse d’une tentative de ne pas traduire littéralement, contrairement à ce qu’affirment Canavaggio et les deux traducteurs. De plus, la traduction de Labarthe et Cardaillac est celle qui respecte le moins ici la syntaxe originale. Il arrive même que la traduction de Labarthe et Cardaillac se montre la moins littérale de toutes les versions mentionnées, mais cette fois-ci en déformant le sens original. C’est le cas de la traduction du passage suivant (exemple no€ 3)â•›: «â•›[…] y quizá alguno habrá tan simple que crea que de todos os habéis aprovechado en la simple y sencilla historia vuestra23 […]â•›». Ce sont Labarthe et Cardaillac qui s’éloignent le plus du sens original en transposant «â•›alguno tan simpleâ•›» par «â•›bonne âme24â•›». De plus, la traduction de Labarthe et Cardaillac€est la seule (peut-être avec celle de Schulman) qui laisse tomber ici toute notion de «â•›profitâ•›». On se rappellera également que Labarthe et Cardaillac disent dans leur préface avoir «â•›tenu à respecter les répétitions vouluesâ•›»â•›; pourtant, il n’en est rien pour ce qui est de la traduction de l’adjectif «â•›simpleâ•›», dont la répétition se veut très ironique25. Un autre exemple d’une traduction qui paraît a priori on ne peut plus directe est celle de «â•›humanoâ•›» dans le passage suivant (exemple no€4)â•›: «â•›[…] ni tiene para qué predicar a ninguno, mezclando lo humano con lo divino, que es un género de mezcla de quien no se ha de vestir ningún cristiano entendimiento26 […]â•›». On observera d’abord la traduction de «â•›humanoâ•›» par «â•›profaneâ•›», dans les traductions de Labarthe et Cardaillac et de Schulman (les premiers au singulier et la deuxième au pluriel), alors que tous les autres traducteurs s’en sont tenus au correspondant français «â•›humainâ•›». Cependant, on comprendra que Schulman associe, dans le même environnement linguistique, les termes «â•›profaneâ•›» et «â•›sacréâ•›», de manière à présenter au 21. Ibid., p.€7. 22. Miguel de Cervantès, Don Quijote, op.€cit., t.€1, p.€15. 23. Ibid., p.€17. 24. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1923â•‚1926), t.€1, p.€9. 25. On pourrait faire valoir le même commentaire pour ce qui est de celle du couple mezclando / mezcla dans l’exemple no 4. 26. Miguel de Cervantès, Don Quijote, op. cit., t.€1, p.€17.
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«â•›lecteur d’aujourd’huiâ•›» les deux termes qui forment l’opposition usuelle entre ces deux concepts. De plus, on notera que les traductions de la dernière partie de la phrase sont, chez Labarthe et Cardaillac, Canavaggio, Oudin et Oudin-Cassou, quasi identiques. La traduction de Labarthe et Cardaillac du néologisme «â•›asnalmenteâ•›» au septième chapitre figure également parmi les moins littérales (exemple no€5). À vrai dire, c’est Canavaggio et Cassou qui reproduisent le plus littéralement l’expression «â•›escudero caballero asnalmenteâ•›» dans le passageâ•›: «â•›En lo del asno reparó un poco don Quijote, imaginando si se le acordaba si algún caballero andante había traído escudero caballero asnalmenteâ•›; pero nunca le vino alguno a la memoria27€[…]â•›». La traduction de Labarthe et Cardaillac s’avère également la moins littérale en ce qu’elle modifie bien souvent plus que toute autre l’ordre original des mots et des idées. C’est le cas de la phrase suivante, l’une des première du roman (exemple no€6)â•›: «â•›Frisaba la edad de nuestro hidalgo con los cincuenta años28.â•›» Ici, ce sont les textes de Canavaggio et d’Oudin-Cassou qui se montrent les plus littéraux. Ils remplacent tous deux «â•›edadâ•›» par «â•›âgeâ•›» alors que les versions de Labarthe et Cardaillac et de Babelon ne transposent pas «â•›edadâ•›» (jugeant probablement son sens impliciteâ•›?). Ce que ces deux dernières traductions perdent en littéralité, elles semblent toutefois le gagner ici en lisibilité et en modernité. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que la traduction de Babelon reprend très souvent celle de Cardaillac, d’autant plus quand on pense que Cassou dit de la traduction de Babelon qu’elle ne «â•›présente au lecteur qu’une surface lisseâ•›» et que celle de Labarthe et Cardaillac, selon Canavaggio, «â•›aboutit à un texte généralement platâ•›». C’est encore une fois ce qui se produit dans la traduction du passage suivant (exemple no€ 7)â•›: «â•›[…]€ y tienes tu alma en tu cuerpo y tu libre albedrío como el más pintado29 […]â•›». Labarthe et Cardaillac sont les seuls à inverser l’ordre des termes «â•›almaâ•›» et «â•›cuerpoâ•›» en rendant la phrase parâ•›: «â•›[…] que dans ton corps tu disposes de ton âme et de ton libre arbitre en souverain30 […]â•›». Une autre alternative («â•›tu as ton âme dans ton corpsâ•›», ou une légère variante de celle-ci) reprendrait littéralement la syntaxe originale et constituerait de toute manière une formulation plus naturelle en français. S’il y a manque de lisibilité dans des cas comme ceux-ci, ce n’est donc pas tant pour des raisons de décalque ou de transposition exacte et directe, mais plutôt parce qu’il y a absence d’idiomaticité.
27. Ibid., p.€92. 28. Ibid., p.€36. 29. Ibid., p.€10. 30. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1923â•‚1926), t.€1, p.€4.
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La traduction de Labarthe et Cardaillac peut aussi se montrer la moins littérale dans la transposition de certaines expressions imagées et historiquement marquées. C’est le cas pour la traduction du passage suivant (exemple no€8)â•›: Estaba en el primero cartapacio pintada muy al natural la batalla de don Quijote con el vizcaíno, puestos en la mesma postura que la historia cuenta, levantadas las espadas, el uno cubierto de su rodela, el otro de la almohada, y la mula del vizcaíno tan al vivo, que estaba mostrando ser de alquiler a€tiro de ballesta y la mula del vizcaíno tan al vivo, que estaba mostrando ser de alquiler a tiro de ballesta31.
Labarthe et Cardaillac sont les seuls (hormis Oudin) à ne pas rendre l’expression «â•›a tiro de ballestaâ•›» par l’une des expressions équivalentes, idiomatiques en françaisâ•›: «â•›à un tir d’arbalète32â•›» ou «â•›à portée d’arbalète33â•›»â•›; tout au plus, se contentent-ils de gloser l’expression originale et de donner son équivalent littéral dans une note en bas de page. Doit-on comprendre que leur traduction de l’expression, soit «â•›à bonne distance34â•›», se veut plus abstraiteâ•›? Même la traduction de Schulman se trouve sur ce point plus littérale que celle de Labarthe et Cardaillac, en optant pour l’expression «â•›à une portée d’arbalète35â•›». On comprend alors mal pourquoi l’expression, dont Labarthe et Cardaillac ne peuvent ignorer qu’elle relève du monde de la chevalerie, n’est pas directement intégrée à leur traduction. Là où la traduction de Labarthe et Cardaillac est souvent la plus littérale, c’est dans la transposition du lexique qui exprime certaines réalités culturelles typiquement espagnoles, comme dans le cas des termes culinaires utilisés dès les premières lignes du roman pour décrire la diète de don Quichotte. Ces termes, Labarthe et Cardaillac les reprennent directement dans leur traduction36. En effet, les deux traducteurs transposent exactement les originaux «â•›salpicón37â•›», «â•›duelosâ•›» et «â•›quebrantosâ•›»38, en ajoutant une note en bas de page pour expliquer ce à quoi ces termes renvoient. Canavaggio transpose respectivement ces mots par «â•›salpiconâ•›» et par «â•›œufs frits au lardâ•›» avec des notes reprenant mot à mot l’expression originale «â•›duelos y quebrantosâ•›», et en y ajoutant de brèves explications39. Dans la traduction d’Oudin40, ainsi que dans la révision
31. Miguel de Cervantès, Don Quijote, op.€cit., t.€1, p.€109. 32. Miguel de Cervantès, Œuvres romanesques complètes, op.€cit., t.€1, p.€460. 33. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1929), t.€1, p.€103. 34. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1923â•‚1926), t.€1, p.€95. 35. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1997), t.€1, p.€97. 36. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1923â•‚1926), t.€1, p.€21. 37. Miguel de Cervantès, Don Quijote, op.€cit., t.€1, p.€9. 38. Ibid., p.€10. 39. Miguel de Cervantès, Œuvres romanesques complètes, op. cit., t.€1, p.€409. 40. Miguel de Cervantès, L’ingénieux don Quixote de la Manche, 1614, p.€1.
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correction de Cassou41, ces deux expressions sont rendues par «â•›saupiquetâ•›» et «â•›œufs et du lardâ•›» respectivementâ•›; Babelon, lui, les traduit par «â•›hachis de viandeâ•›» et «â•›œufs au lardâ•›»42, Schulman par «â•›hachisâ•›» et «â•›œufs au lardâ•›»43. À vrai dire, Labarthe et Cardaillac sont donc les seuls à ne pas avoir francisé ces termes. Il en va de même des noms spécifiques de poisson mentionnés à la fin du deuxième chapitre (lorsque l’aubergiste offre du poisson séché à don Quichotte), noms que Labarthe et Cardaillac sont les seuls (avec Oudin) à reprendre intégralement. Canavaggio et Cassou francisent, quant à eux, ces mêmes noms de poissons. Pour ce qui est de Cassou, il omet de transposer plusieurs éléments de ce passage, dont deux noms de poissons, alors que Babelon conserve les termes «â•›abadejoâ•›» et «â•›bacalaoâ•›», mais francise «â•›curadilloâ•›» et «â•›truchuelaâ•›». Enfin, presque partout dans ce deuxième chapitre mais également à plusieurs reprises dans le reste du roman, Labarthe et Cardaillac reprennent le terme espagnol «â•›ventaâ•›» plutôt que de le traduire simplement par «â•›aubergeâ•›». De manière similaire, on remarquera le cas du passage€suivant (exemple no€9)â•›: «â•›no se os dé dos maravedís44â•›». Labarthe et Cardaillac remplacent «â•›maravedísâ•›» par «â•›maravedísâ•›», c’est-à-dire qu’ils reprennent le terme espagnol tout en marquant graphiquement son caractère étranger. La traduction de Schulman, qui est à l’évidence la moins littérale, se veut en fait la plus lisible, en ce sens que le lecteur ne peut se heurter à aucune difficulté d’interprétation. Enfin, on notera que Labarthe et Cardaillac offrent la traduction la plus littérale de l’expression «â•›morisco aljamiado45â•›» (exemple no€10), en la rendant par «â•›More aljamiado46â•›», traduction qui, pour le lecteur français, n’acquiert cependant tout son sens qu’à la lumière de la note explicative qui l’accompagne. De plus, on ne saurait aller jusqu’à parler, dans de pareils cas, de la lisibilité ou de l’accessibilité réduite de la traduction de Labarthe et Cardaillac, en raison nommément de la présence de cette note explicative. À la lumière de ces dix exemples, quelques constatations s’imposent. De façon générale, on retiendra que la traduction de Canavaggio est souvent la plus littérale (d’où il ressort qu’on ne puisse établir nécessairement de lien effectif, proportionnel ou inversement proportionnel, entre «â•›lisibilitéâ•›»
41. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1988), t.€1, p.€67. 42. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1929), t.€1, p.€23. 43. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1997), t.€1, p.€43. 44. Miguel de Cervantès, Don Quijote, op.€cit., t.€1, p.€14. 45. Ibid., p.€107. 46. Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo, op.€cit. (1923â•‚1926), t.€1, p.€93.
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et «â•›littéralitéâ•›»). On peut également affirmer que la révision-correction de la traduction d’Oudin par Cassou tient souvent à peu de chose (à un point tel qu’il y a lieu de se demander en quoi consiste réellement la révision-correction de Cassou et, conséquemment, en quoi la traduction d’Oudin aurait pu être déconcertante, voire «â•›difficilement lisibleâ•›», pour un lecteur des années 1930, au point de justifier ce que Canavaggio appelle la «â•›démarche suivieâ•›» par Cassou47). Enfin, on constate qu’il y a souvent peu de progression, sur le plan de la lisibilité au sens défini ici, depuis la version d’Oudin jusqu’à la révision de Cassou, puis du texte de Cassou jusqu’à la version de Labarthe et Cardaillac, et de cette dernière jusqu’à la traduction parue il y a quelques années seulement dans la Bibliothèque de la Pléiade. En ce qui a trait à la traduction de Labarthe et Cardaillac, on peut avancer avec assurance qu’elle est, de toutes les traductions discutées ici, celle qui s’avère la moins systématique à conserver l’ordre des mots et la syntaxe originale, ou encore à rendre des termes usuels espagnols par leurs équivalents naturels français. Toutefois, on observe que la traduction de Labarthe et Cardaillac se montre la plus littérale quant à la transposition directe de certains termes ou de certaines réalités se rapportant spécifiquement à la culture espagnole. Bien que la question mérite d’être explorée plus en profondeur (l’analyse présentée ici ne comportant qu’une dizaine d’exemples), une chose demeure toutefois certaineâ•›: Labarthe et Cardaillac n’ont pas, comme ils le mentionnent dans leur préface, «â•›[…] suivi pas à pas, rendu phrase par phrase et presque mot par mot, le texte lui-mêmeâ•›». Leur traduction n’est pas non plus, comme le prétend Canavaggio, «â•›une transposition exacte de chaque motâ•›», ni «â•›ne repose[-t-elle] sur un critère inapplicable –€celui du décalqueâ•›». Que faut-il alors comprendre du fait que Labarthe et Cardaillac n’aient pas traduit le Quichotte aussi littéralement que ne le soutient Canavaggio, ni que les traducteurs ne le laissent entendre eux-mêmes dans leur préfaceâ•›? Les choix qu’ils font en général sont-ils de nature à influer sur la modernité du Quichotte et aussi sur la propre lisibilité du texte traduitâ•›? Doit-on voir dans ces choix une des raisons qui puisse expliquer qu’on recense autant de traductions (plus ou moins littéralistes) au XXe siècle et autant de rééditions de la traduction de Viardot depuis cent cinquante ansâ•›? Se prononcer définitivement ici serait trop hâtif, mais il est néanmoins clair que si l’on doit critiquer la lisibilité des traductions passées du Quichotte, notamment 47. D’où l’inévitable tentation d’avancer comme hypothèse l’absence réelle (ou, au mieux, l’absence très limitée) de lien entre lisibilité et historicité.
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celle de Labarthe et Cardaillac (c’est-à-dire celle dont la lisibilité a le plus été remise en question par l’un des traducteurs qui les ont suivis au XXe siècle), il est essentiel que cela se fasse à partir de critères qui tiennent compte de la modernité des traductions, et ce autrement qu’en faisant strictement référence à «â•›l’actualisation de la langue littéraireâ•›». La modernité des versions traduites du Quichotte, tout comme la modernité encore très réelle du Don Quijote de 1605, tient notamment à la capacité des traductions à soulever autant de questions, de réflexions, de controverses, de doutes et d’incertitudes que le fait l’original de Cervantès. Peut-être cette modernité tient-elle entre autres à ce que Labarthe et Cardaillac qualifient eux-mêmes de «â•›négligences fréquentes du texte cervantin, de fable souvent improvisée, de brouillons peu relus et d’épreuves non corrigéesâ•›». En cela, la traduction de Labarthe et Cardaillac était hier et demeure encore aujourd’hui plus moderne qu’on ne l’a jusqu’ici reconnu. Marc Charron Université d’Ottawa
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Annexe Exemple 1 «â•›¿â•›Cómo que es posible que cosas de tan poco momento y tan fáciles de remediar puedan tener fuerzas de suspender y absortar un ingenio tan maduro como el vuestro, y tan hecho a romper y atropellar por otras dificultades mayoresâ•›?â•›» (Rico48, p.€13) «â•›Comment est-il possible que des choses de si peu d’importance et si faciles à corriger puissent suffire à arrêter et à troubler un esprit aussi mûri que le vôtre et si habitué à affronter des difficultés plus grandes et à les surmonterâ•›?â•›» (Cardaillac, p.€6) «â•›Comment se peut-il que des choses de si peu d’importance et si aisées à remédier puissent être assez fortes pour arrêter et décourager un esprit aussi mûr que le vôtre, et aussi habitué à aborder et surmonter des difficultés bien plus grandesâ•›?â•›» (Canavaggio, p.€393) «â•›Comme quoy est-il possible, que des choses de si peu d’importance, & si aisées à remédier, puissent avoir la force, de tenir en suspens & estonner un esprit si meur qu’est le vostre, & si accoustumé à traverser & passer par dessus des difficultez plus grandes que celles-lââ•›?â•›» (Oudin, p.€viiiâ•‚ix) «â•›Comment est-il possible que des choses de si peu d’importance et si aisées à remédier puissent avoir la force de tenir en suspens un esprit si mûr qu’est le vôtre et si accoutumé à passer par-dessus des difficultés plus grandes que celles-làâ•›?â•›» (Oudin-Cassou, p.€54) «â•›Comment est-il possible que de semblables bagatelles, à quoi il est si facile de remédier, aient la force de suspendre et d’absorber un esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement grandesâ•›?â•›» (Babelon, p.€7) «â•›Est-il possible qu’un esprit aussi mûr que le vôtre, accoutumé à surmonter et à vaincre des difficultés autrement plus grandes, se laisse arrêter par des choses de si peu d’importance, auxquelles il est si facile de remédierâ•›?â•›» (Schulman, p.€27)
48. Pour une plus grande clarté et afin de ne pas alourdir le texte, les différentes versions de Don Quichotte seront identifiées dans cette annexe par le nom de leur traducteur, ou de l’éditeur scientifique dans le cas des éditions Rico et Canavaggio. À moins d’indication contraire, c’est toujours nous qui soulignons.
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Exemple 2 «â•›Y con estos latinicos y otros tales os tendrán siquiera por gramático, que el serlo nos es de poca honra y provecho el día de hoy.â•›» (Rico, p. 15) «â•›Et, avec ces latinades et d’autres semblables, on vous tiendra même pour un humanisteâ•›; au jour d’aujourd’hui, être cela n’est pas d’un petit honneur ni d’un mince profit.â•›» (Cardaillac, p.€7) «â•›Et avec ces bribes de latin et autres de même sorte, on vous tiendra à tout le moins pour grammairienâ•›; ce qui n’est pas peu d’honneur ni de profit pour aujourd’hui.â•›» (Canavaggio, p.€395) «â•›Et avec ces petits traits de Latin, & autres semblables, on vous tiendra a tout le moins pour Grammairien, car ce n’est pas peu d’honneur n’y de proffit pour le iour d’auiourd’hui que de l’estre.â•›» (Oudin, p.€x) «â•›Et, avec ce latinicon et autres sentences de même farine, on vous tiendra à tout le moins pour grammairien, ce qui pour le jourd’hui n’est pas de peu d’honneur ni de profit.â•›» (Oudin-Cassou, p.€55) «â•›Avec ces bouts de latin, et quelques autres semblables, on vous tiendra du moins pour grammairien, ce qui, à l’heure qu’il est, n’est pas d’un petit honneur ni d’un mince profit.â•›» (Babelon, p.€9) «â•›Avec ces bouts de latin et quelques autres, on vous prendra au moins pour un grammairien, ce qui, à l’heure qu’il est, n’est pas un petit honneur ni un mince avantage.â•›» (Schulman, p.€29) Exemple 3 «â•›[…] y quizá alguno habrá tan simple que crea que de todos [los autores en un libro que los acote todos, desde la A hasta la Z] os habéis aprovechado en la simple y sencilla historia vuestra […].â•›» (Rico, p.€17) «â•›[…] peut-être se rencontrera-t-il quelque bonne âme pour croire que vous les avez tous [les auteurs dans un livre qui les mentionne tous] utilisés dans votre simple et naturelle histoire.â•›» (Cardaillac, p.€9) «â•›[…] et peut-être se trouvera-t-il quelqu’un d’assez naïf pour croire que vous les avez tous mis à profit dans votre simple et naïve histoire […].â•›» (Canavaggio, p.€396) «â•›[…]€& peut estre y aura-il quelqu’un si simple, qu’il croira que vous en aurez fait vostre profit en vostre tant sincere histoire.â•›» (Oudin, p.€xii) «â•›[…]€et peut-être y aura-t-il quelqu’un d’assez simple pour croire que vous en aurez fait votre profit en votre tant naïve et sincère histoire.â•›» (OudinCassou, p.€57)
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
«â•›[…]€il se trouvera peut-être encore quelqu’un d’assez simple pour croire que vous les avez mis à profit dans votre histoire ingénue et tout unie.â•›» (Babelon, p.€10) «â•›[…] et il se trouvera peut-être un lecteur assez sot pour croire que vous les avez tous mis à contribution dans l’histoire simple et sans enflure que vous avez composée.â•›» (Schulman, p.€30) Exemple 4 «â•›[…]€ni tiene para qué predicar a ninguno, mezclando lo humano con lo divino, que es un género de mezcla de que no se ha de vestir ningún cristiano entendimiento.â•›» (Rico, p.€17) «â•›[…] il ne cherche à sermonner personne en mêlant le profane et le divin, genre de bigarrure dont ne doit se vêtir aucun entendement chrétien.â•›» (Cardaillac, p.€9) «â•›[…] il n’a pas lieu non plus de prêcher à personne, en mêlant l’humain avec le divin, une sorte de mélange dont ne se doit revêtir aucun entendement chrétien.â•›» (Canavaggio, p.€396) «â•›[…] aussi n’a-il que faire de prescher à personne, meslant l’humain avec le divin, qui est une espece de meslange, dont ne se doit revestir aucun Chrestien entendement.â•›» (Oudin, p.€13) «â•›[…] aussi n’a-t-il que faire de prêcher à personne, mêlant l’humain avec le divin, qui est une espèce de mélange dont ne se doit revêtir aucun entendement chrétien.â•›» (Oudin-Cassou, p.€57) «â•›Il n’a pas non plus de sermon à faire, en mêlant les choses humaines et divines, ce qui est une sorte de mélange que doit réprouver tout entendement chrétien.â•›» (Babelon, p.€11) «â•›Son but n’est point de prêcher personne en mêlant le profane et le sacré, mélange dont devrait se garder tout esprit chrétien.â•›» (Schulman, p.€30) Exemple 5 «â•›En lo del asno reparó un poco don Quijote, imaginando si se le acordaba si algún caballero andante había traído escudero caballero asnalmenteâ•›; pero nunca le vino alguno a la memoria€[…].â•›» (Rico, p.€92) «â•›Cette question de l’âne fit réfléchir un peu don Quichotteâ•›; il cherchait à se rappeler si quelque chevalier errant avait emmené un écuyer chevauchant un baudet, mais jamais aucun nom ne lui vint à la mémoire.â•›» (Cardaillac, p.€77)
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«â•›Sur ce qui est de l’âne, don Quichotte s’y arrêta un peu, se demandant s’il se souvenait que quelque chevalier errant eût emmené avec lui un écuyer asinesquement montéâ•›; mais aucun ne lui revint en mémoire.â•›» (Canavaggio, p.€447) «â•›Quant à ce point de l’asne Don Quixote s’y arresta un peu, imaginant pour veoir s’il se souvenoit point, qu’aucun Chevalier errant, eust mené d’Escuyer monté sur un asne, mais pas un ne luy vint en memoire.â•›» (Oudin, p.€59 + noteâ•›: «â•›l’Espagnol dit asinemens cavalierâ•›») «â•›Quant à ce point de l’âne, don Quichotte s’y arrêta un peu, se creusant le cerveau pour voir s’il se souvenait qu’aucun chevalier errant eût mené d’écuyer asinesquement monté, mais il ne lui en vint pas un en mémoire.â•›» (Oudin-Cassou, p.€111) «â•›Sur cette question de l’âne, don Quichotte réfléchit un peu, cherchant à se rappeler si quelque chevalier errant s’était fait suivre d’un écuyer monté sur un baudet.€ Mais jamais sa mémoire ne put lui en fournir un seul.â•›» (Babelon, p.€83) «â•›Cela embarrassa quelque peu don Quichotte, qui chercha à se rappeler si jamais chevalier errant avait été accompagné d’un écuyer à dos d’âne.â•›» (Schulman, p.€82) Exemple 6 «â•›Frisaba la edad de nuestro hidalgo con los cincuenta años […].â•›» (Rico, p.€36) «â•›Notre hidalgo frisait la cinquantaine€[…].â•›» (Cardaillac, p.€22) «â•›L’âge de notre gentilhomme frisait la cinquantaine […].â•›» (Canavaggio, p.€409) «â•›L’aage de nostre Gentil-homme approchoit de cinquante ans.â•›» (Oudin, p.€2) «â•›L’âge de notre gentilhomme frisait la cinquantaine.â•›» (Oudin-Cassou, p.€67â•‚68) «â•›Notre hidalgo frisait la cinquantaine […].â•›» (Babelon, p.€23â•‚24) «â•›Notre hidalgo frisait la cinquantaine […].â•›» (Schulman, p.€55)
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Avez-vous lu Cervantèsâ•›?
Exemple 7 «â•›[…]€tienes tu alma en tu cuerpo y tu libre albedrío como el más pintado […].â•›» (Rico, p.€10) «â•›[…] dans ton corps tu disposes de ton âme et de ton libre arbitre en souverain […].â•›» (Cardaillac, p.€4) «â•›[…] tu as ton âme chevillée au corps et ton libre arbitre comme le plus habile […].â•›» (Canavaggio, p.€392) «â•›[…] tu as ton ame en ton corps, & ton liberal arbitre aussi bien que le plus mignon & le mieux habillé.â•›» (Oudin, p.€vi) «â•›[…] tu as ton âme en ton corps, et ton libre arbitre, aussi bien que le plus mignon et le mieux habillé […].â•›» (Oudin-Cassou, p.€52) «â•›[…] tu as ton âme logée dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le mieux fourni€[…].â•›» (Babelon, p.€4) «â•›[…] ton âme t’appartient, tu as ton libre arbitre autant que n’importe qui […].â•›» (Schulman, p.€38) Exemple 8 «â•›[…] y la mula del vizcaíno tan al vivo, que estaba mostrando ser de alquiler a tiro de ballesta.â•›» (Rico, p.€109) «â•›[…] la mule du Biscayen était si bien prise sur le vif qu’à bonne distance elle sentait la bête de louage.â•›» (Cardaillac, p.€95 + noteâ•›: «â•›A tiro de ballestaâ•›: à portée d’arbalète, à bonne distance.â•›») «â•›[…] et la mule du Biscayen si bien prise sur le vif qu’à un tir d’arbalète elle sentait la bête de louage.â•›» (Canavaggio, p.€460) «â•›[…] & la mule du Biscayn y estoit si bien representee au vif, qu’elle monstroit à veuë d’œil estre de loüage.â•›» (Oudin, p.€78) «â•›[…] et la mule du Biscaïen y était si bien représentée au vif qu’on l’aurait reconnue à un tir d’arbalète pour être de louage.â•›» (Oudin-Cassou, p.€125) «â•›La mule du Biscayen était figurée tellement au vif, qu’à portée d’arbalète on y reconnaissait une bête de louage.â•›» (Babelon, p.€103) «â•›La mule du Biscayen avait été si bien prise sur le vif que l’on reconnaissait la bête de louage à une portée d’arbalète.â•›» (Schulman, p.€97)
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Exemple 9 «â•›[…] no se os dé dos maravedís […].â•›» (Rico, p.€14) «â•›[…] n’y attachez pas pour deux maravedís d’importance […].â•›» (Cardaillac, p.€6â•‚7. Le mot maravedís est en italique dans le texte original.) «â•›[…] ne vous en souciez pas pour deux liards.â•›» (Canavaggio, p.€394) «â•›[…]€ne vous en souciez pas pour un liard […].â•›» (Oudin, p.€ix) «â•›[…]€ne vous en souciez pas pour un liard […].â•›» (Oudin-Cassou, p.€54) «â•›[…] n’en faites pas cas pour deux maravédis […].â•›» (Babelon, p.€7â•‚8) «â•›[…] ne vous en souciez nullement […].â•›» (Schulman, p.€28) Exemple 10 «â•›[…] anduve mirando si parecía por allí algún morisco aljamiado que los leyese, y no fue muy dificultoso hallar intérprete semejante€[…].â•›» (Rico, p.€107â•‚108) «â•›[…] je cherchai si l’on ne voyait pas par là quelque More aljamiado qui pût le faireâ•›; un tel interprète ne me fut pas difficile à rencontrer […].â•›» (Cardaillac, p.€93 + noteâ•›: «â•›Moro aljamiadoâ•›: More parlant le castillan. On appelait aljamia la langue castillane parlée par les Mores, et algarabia la langue arabe parlée par les Espagnols. De là vient notre motâ•›: charabia.â•›» Le mot aljamiado est en italique dans le texte original.) «â•›[…] je regardai si n’apparaissait pas dans les parages quelque morisque frotté de castillan qui pût les lire, et je n’eus pas grand peine à trouver semblable interprète […].â•›» (Canavaggio, p.€458â•‚459 + noteâ•›: «â•›Un morisco aljamiado, dit l’original, c’est-à-dire, parmi les descendants des musulmans demeurés dans la péninsule à la fin de la Reconquête (1492) à condition de devenir chrétiens, un de ceux qui étaient capables de parler castillan. […]â•›») «â•›[…] ie me mis a regarder s’il paroissoit point par là quelque Morisque sçavant, qui les leustâ•›: & ne me fut pas fort difficile de trouver un interprete semblable […].â•›» (Oudin, p.€77 + noteâ•›: «â•›De la Synagogue.â•›») «â•›[…] je me mis à regarder s’il ne paraissait point là quelque Morisque castillanisé qui les lût et me servît d’interprète, ce qui ne me fut pas fort difficile à rencontrer€[…].â•›» (Oudin-Cassou, p.€124) «â•›[…] je me mis à regarder si je n’apercevais point quelque Morisque parlant castillan qui pût les lire, et je n’eus pas grand’peine à rencontrer un tel interprète […].â•›» (Babelon, p.€101) «â•›[…] je me mis aussitôt en quête d’un morisque parlant notre langue, qui pût les lire pour moi. Je trouvai sans peine mon interprète […].â•›» (Schulman, p.€96)
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«â•›Avez-vous lu Cervantèsâ•›?â•›»
Textes cités Anonyme, «â•›Glossaireâ•›», Ato, http://www.ling.uqam.ca/sato/glossaire/glos_idx.htm, site consulté le 7 janvier 2008 [en ligne]. Canavaggio, Jean, Don Quichotte, du livre au mythe. Quatre siècles d’errance, Paris, Fayard, 2005. Cervantès, Miguel de, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2001 [éd.€Jean Canavaggio], t.€1. —, Don Quijote de la Mancha, Barcelone, Instituto Cervantes / Crítica, 1998 [éd. Francisco Rico], t.€1. —, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Paris, Seuil, 1997 [trad.€Aline Schulman], t.€1. —, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Paris, Gallimard, 1988 [trad. César Oudin revue par Jean Cassou], t.€1. —, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Paris, La Cité des Livres, 1929 [trad.€Jean Babelon], 4€t. —, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Toulouse, Privat, 1923â•‚1926 [trad.€Xavier de Cardaillac et Jean Labarthe], 4€t. —, L’ingénieux don Quixote de la Manche, Paris, Jean Foüet, 1614 [trad.€César Oudin].