Weimar ou l’hyperinflation du sens Portraits et exils
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Weimar ou l’hyperinflation du sens Portraits et exils
Pensée allemande et européenne dirigée par Philippe Despoix, Laurence McFalls et Guy Rocher Cette collection, parrainée par le Centre canadien d’études allemandes et européennes (Université de Montréal), vise à élargir la connaissance de la pensée sociale, politique, économique et philosophique allemande dans son contexte européen. Ayant débuté par des traductions et des travaux autour de l’œuvre séminale de Max Weber et de celle de Georg Simmel, la collection entend proposer aux lecteurs francophones de nouvelles analyses, interprétations et traductions de penseurs de langue allemande, que ceux-ci soient connus, qu’ils aient été marginalisés par les cloisonnements institutionnels ou encore par l’exil provoqué par la terreur nazie. La collection est ouverte tant aux classiques de la pensée allemande qu’aux débats plus contemporains que suscitent l’élargissement politique et la redéfinition culturelle de l’Europe. En favorisant et en interrogeant les échanges, emprunts et transferts entre champs disciplinaires et linguistiques, mais aussi les synergies et synthèses qu’ils occasionnent, elle cherche à s’accorder aux mutations culturelles et universitaires qui marquent les sciences sociales et humaines en Europe et dans le monde.
Sous la direction de Martine Béland et Myrtô Dutrisac
Weimar ou l’hyperinflation du sens Portraits et exils
LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
La collection « Pensée allemande et européenne » est publiée avec le concours du Deutscher Akademischer Austausch-Dienst. Maquette de couverture: Hélène Saillant Illustration de couverture: Berlin 1935, Potsdamer Platz. Copyright Schikkus Verlag
Mise en page : Martine Béland Révision : Isabelle Tibi
© Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 1er trimestre 2009
ISBN ����������������� 978-2-7637-8858-6
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université Université Laval, Québec Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com
Introduction Weimar et au-delà Constructions d’un régime intellectuel À l’été 2006, l’écrivain Günther Grass, prix Nobel de littérature en 1999, suscitait surprise et indignation en confessant avoir fait partie des unités de la Waffen-SS. Véritable pilier de la culture germanophone d’après-guerre, Grass avait toujours encouragé les Allemands à affronter leur passé. Les débats provoqués par la publication de son livre Pelures d’oignons1 témoignent que l’histoire agitée de l’Allemagne du XXe siècle hante toujours la conscience occidentale. En font preuve, aussi, le nombre important de travaux récents qui portent sur le travail de mémoire des Allemands, autant en ce qui a trait à la Deuxième Guerre mondiale, à la césure entre la RFA et la RDA, ou encore à la construction, depuis 1989, d’une identité et d’une histoire communes et réunificatrices2. Au regard de ce XXe siècle allemand mouvementé, le présent ouvrage s’intéresse au court intermède que fut la république de Weimar (1919-1933), entre la fin du Reich wilhelmien et le début du régime hitlérien. Les études réunies ici considèrent la 1 2
Trad. C. Porcell, Paris, Seuil, 2007. Cf. Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Mémoires allemandes (trad. B. Lortholary et J. Étoré, Paris, Gallimard, 2007) et Peter Carrier, Holocaust Monuments and National Memory Cultures since 1989. The Origins and Political Function of the Vél’ d’Hiv’ in Paris and the « Holocaust Monument » in Berlin (New York, Berghahn, 2005). Nous renvoyons aussi aux multiples productions cinématographiques allemandes récentes, portant sur la Deuxième Guerre mondiale et sur la RDA : La chute (O. Hirschbiegel, 2004), Sophie Scholl. Les derniers jours (M. Rothemund, 2005), Good Bye, Lenin! (W. Becker, 2003) et La vie des autres (F. Henckel von Donnersmarck, 2006), qui ont récolté un succès international et ont rappelé au public étranger la place du travail de mémoire dans la culture allemande.
Martine Béland et Myrtô Dutrisac
république moins de façon empirique, c’est-à-dire comme un régime politique particulier et circonscrit historiquement, que comme un événement intellectuel complexe et ambigu, dont l’empreinte se décèle dans de nombreuses œuvres de pensée. Afin d’apprécier cet événement, une double question directrice a orienté le travail mené en ces pages. Comment pensait-on Weimar sous Weimar? Et au-delà, comment cette réflexion fut-elle ensuite façonnée par l’expérience de l’exil, de nombreux penseurs et artistes ayant dû quitter l’Allemagne dès 1933? Cet ouvrage étudie donc précisément le travail des intellectuels — fussent-ils artistes, savants ou écrivains : il examine leur engagement, la diversité de leur production et les différents lieux où cette production fut créée et diffusée. Il invite à analyser cette période à la croisée de nombreuses disciplines, pour sonder, questionner et — nous osons l’espérer — comprendre un pan de l’histoire allemande. S’il est vrai que le terme de « crise » est un incontournable chez les spécialistes de Weimar3, nous nous devons de rappeler l’expression propre à l’historien Detlev Peukert4. En montrant pourquoi la révolution sociale y est restée inachevée, Peukert explique que la jeune république incarne « la crise de la modernité classique ». Cette période mouvementée est marquée par d’importantes fluctuations du mark, par de fréquents changements de gouvernement et par de profondes transformations des hiérarchies sociales et des fonctions politiques. Or, le présent ouvrage entend souligner que c’est aussi à la faveur d’un formidable accroissement de la réflexivité que la république de Weimar rend manifeste l’essence critique de la modernité — voire la « modernité en tant que crise », comme le disait Peukert. Selon 3
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« Le mot “crise” s’avère être un terme incontournable pour les spécialistes de la république de Weimar. Il a les mêmes frontières que la République ellemême » (Ofer Ashkenazi, « Review of Mortiz Föllmer and Rüdiger Graf, eds., Die “Krise” der Weimarer Republik. Zur Kritik eines Deutungsmusters (2005) », dans H-German, H-Net Reviews, juin 2006, <www.hnet.msu.edu/reviews/showrev.cgi?path=3731159976784>, site consulté le 22 janvier 2008; nous traduisons). Cf. D. Peukert, La république de Weimar : années de crise de la modernité (trad. P. Kessler, Paris, Aubier, 1995). 6
Introduction
cette perspective, Weimar se donne à penser comme un moment de remise en cause des fondements éthiques et esthétiques de la modernité politique. Les bouleversements économiques, politiques et sociaux de l’entre-deux-guerres s’accompagnent en effet d’un autre phénomène. Celui-ci est plus difficile à délimiter, puisqu’il est lié à l’organisation intellectuelle du vivre-ensemble : il s’agit de la multiplication ou de l’inflation du sens dans l’ensemble des registres de l’espace public. En réaction à des manifestations politiques au sens large (notamment l’instabilité de la devise et du régime politique), le foisonnement des réponses qui cherchaient alors à circonscrire le présent montre l’éventail des possibles qui sont associés aux débuts de la démocratie allemande. Plusieurs productions savantes ou artistiques ont témoigné de ces transformations soudaines, comme le fameux Berlin Alexanderplatz du romancier et médecin Alfred Döblin, paru en 1929, ou les dessins et peintures de Georg Grosz, profondément marqués par les effets de la Première Guerre mondiale. Que l’on songe à cette aquarelle représentative de la production artistique de Grosz, intitulée Crépuscule (1922), qui dépeint une scène de rue berlinoise où se côtoient, dans un climat lourd, une variété de personnages citadins, dans le crépuscule d’une journée, mais aussi d’une époque.
Hyperinflation du sens Pour à la fois caractériser et examiner cette période charnière, nous proposons d’employer une métaphore économique. Nous avançons que la république de Weimar connut un véritable déchaînement de l’économie du sens, qui peut être nommé par l’idée d’« hyperinflation du sens »5. Ce déchaînement n’engendre pas une clarification des transformations en cours. Nous souhaitons souligner qu’il témoigne au contraire d’un obscurcissement des schèmes d’intelligibilité : la surabondance des significations 5
Cette métaphore provient d’une conférence prononcée par Alain Deneault en 2005. Cf. l’exergue que Deneault signe dans le présent ouvrage. 7
Martine Béland et Myrtô Dutrisac
entraîne finalement un non-sens. Cela permet de décrire la crise weimarienne suivant une mésentente quant au partage du sens. En effet, si l’idéologie peut être définie comme un principe structurant la distribution et la circulation du sens dans une société6, alors la république de Weimar — qui fait précisément l’épreuve d’une multiplicité déstructurée du sens — peut être comprise comme une société paradoxalement « a-idéologique ». S’il semble au premier abord singulier, ce constat qui remarque la synonymie entre hyperinflation du sens et « a-idéologie » revient en réalité à réitérer la crise protéiforme qui traverse l’Allemagne de 1919-1933. Cet insoutenable déficit de signification ne pouvant perdurer, le régime de Weimar glissa vers un autre type de délire idéologique, dans lequel une vérité unique s’imposa en mettant fin à la circulation effrénée du sens. Weimar comme événement, ou plutôt l’événement Weimar : voilà donc l’objet de ce livre. Marquant à peine plus d’une décennie, cette valse que la jeune république a menée entre l’absence de sens et l’hyperinflation du sens peut être un point de référence pour l’activité du chercheur d’aujourd’hui. Face à l’événement Weimar, celui-ci peut se pencher sur la nature des rapports entre pensée et engagement, en interrogeant les fort nombreuses et diverses réponses des intellectuels allemands à la crise de l’entre-deuxguerres. Ces réactions dessinent un spectre allant de la lutte communiste et théâtrale d’un Bertolt Brecht à l’engagement spirituel dans le combat d’un Ernst Jünger, en passant par l’exil à Shanghai du médecin et écrivain Max Mohr et la découverte de l’Amérique par les philosophes de l’Institut für Sozialforschung. Ce ne sont là que quelques-uns des possibles intellectuels dont témoigne la république de Weimar et que les auteurs ici réunis ont examinés et décortiqués. Ces chercheurs mènent un travail collectif d’analyse visant à cerner quelque chose comme un « régime intellectuel » weimarien — ou pour le dire autrement : un régime de pensée. Cet ouvrage cherche donc moins à proposer 6
Nous renvoyons à cet effet à Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures (New York, Basic Books, 1973), particulièrement au chapitre intitulé « Ideology as a Cultural System ». 8
Introduction
une nouvelle interprétation d’un épisode de l’histoire allemande, qu’à envisager Weimar comme un repère de la vie intellectuelle au XXe siècle. Ce « lieu de mémoire7 » excède ainsi le strict cadre géopolitique ou historique, pour devenir l’empreinte d’un événement intellectuel représentatif de la conscience d’une crise et des réactions possibles à cette prise de conscience. C’est ainsi que Weimar peut « excéder » la république : l’événement Weimar se poursuit dans l’exil de certains de ces écrivains, penseurs, chercheurs et artistes qui commencèrent leur carrière dans l’Allemagne des années 1920, pour la continuer qui aux ÉtatsUnis, qui en Asie, qui sur d’autres terres européennes.
Une perspective interdisciplinaire De nombreuses approches méthodologiques se présentent aux chercheurs voulant étudier la république de Weimar. Aussi cette période a-t-elle donné lieu, déjà, à des études axées sur l’histoire économique, sur l’histoire politique, sur l’histoire des mentalités ou sur l’histoire culturelle8, ainsi qu’à des essais et des récits s’intéressant à l’histoire des intellectuels ou à l’histoire vécue de tout un chacun9. À l’image des Bilderbücher publiés en Allemagne pendant l’entre-deux-guerres10, ce que nous proposons aux 7 8
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Nous reprenons l’expression de l’ouvrage dirigé par Pierre Nora, Les lieux de mémoire (Paris, Gallimard, coll. Quarto, 3 vol., 1997). Cf. respectivement Gerald Feldman, The Great Disorder. Politics, Economics, and Society in the Great Inflation, 1914-1924 (Oxford, Oxford University Press, 1993); Georges Castellan, L’Allemagne de Weimar 1918-1933 (Paris, Armand Colin, 1969); Eric E. Rowley, Hyperinflation in Germany. Perceptions of a Process (Aldershot, Scolar Press, 1994); Wolf Lepenies, The Seduction of Culture in German History (Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2006) ou Jeffrey Herf, Reactionary Modernism. Technology, Culture, and Politics in Weimar and the Third Reich (Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1984). Cf. respectivement Dagmar Barnouw, Weimar Intellectuals and the Threat of Modernity (Bloomington, Indiana University Press, 1988) et Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933 (trad. B. Hébert, Arles, Actes sud, 2004). Cf. par exemple le fameux Bilderbuch de Kurt Tucholsky, qui présente les photomontages de John Heartfield, Deutschland, Deutschland über alles (Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt Verlag, 1964, fac-similé de l’éd. originale 9
Martine Béland et Myrtô Dutrisac
lecteurs se présente comme une série d’« instantanés ». En se penchant sur des figures de pensée saisies à certains moments de leur expérience de la crise weimarienne ou de leur exil, les études composant ce livre, telles une série de clichés photographiques, présentent des étapes dans la construction d’un régime de pensée. La particularité du présent ouvrage tient au moins à deux caractéristiques. Elle découle d’abord de sa volonté de penser la production intellectuelle propre à la société weimarienne à l’aune de l’idée de l’hyperinflation du sens. L’expression « production intellectuelle » est ici à comprendre en un sens large : les pages qui suivent examinent des « échantillons » littéraires, dramatiques, cinématographiques, juridiques, sociologiques, théologiques et philosophiques. Il faut insister sur cette multiplicité des moyens et des matériaux (le discours, la plume, la pellicule, les armes) et des lieux d’expressions (la scène, la presse, l’université et l’exil en tant que renonciation au lieu national). Ce panorama rappelle l’immense productivité et créativité de la société weimarienne, dont le caractère instable n’agit pas comme un frein à l’expression. À cette diversité fait écho la seconde particularité de cet ouvrage, à savoir sa perspective volontairement interdisciplinaire, comme en témoignent les différents horizons propres aux auteurs des chapitres ainsi que les thématiques qu’ils ont choisi d’aborder en empruntant aux traditions nord-américaine, allemande et française. Les auteurs rassemblés ici sont de jeunes chercheurs québécois qui partagent un intérêt pour l’Allemagne de Weimar. Ils proviennent de différents horizons disciplinaires : philosophie, théorie politique, sociologie, théologie, histoire, études littéraires et de 1929); le manifeste pacifiste d’Ernst Friedrich, construit sous la forme d’un recueil de photographies avec collage de citations et de témoignages sur les résultats et les effets de la Première Guerre mondiale, Krieg dem Kriege (Francfort, Zweitausendeins, 1991, fac-similé de l’éd. originale de 1924); le recueil de photographies dirigé par Ferdinand Bucholtz, Der gefährliche Augenblick. Eine Sammlung von Bildern und Berichten (200 Seiten mit über 100 Abbildungen) (Berlin, Junker und Dünnhaupt Verlag, 1931); et le collectif visuel dirigé par Ernst Jünger et Edmund Schultz, Die Veränderte Welt. Eine Bilderfibel unserer Zeit (Breslau, Wilhelm Gottl. Korn Verlag, 1933). 10
Introduction
cinématographiques et prennent la parole pour ausculter la production intellectuelle weimarienne. Qu’ils soient spécialistes de cette période ou que celle-ci se greffe à leurs domaines de recherche, ces chercheurs — qui ont œuvré au sein d’universités allemandes, québécoises et françaises — joignent un intérêt soutenu pour la dynamique de l’espace intellectuel allemand à une attention particulière aux modes de pensée critique qui ont travaillé le XXe siècle. Les penseurs, artistes et autres théoriciens étudiés en ces pages ont d’ailleurs été retenus pour leur valeur paradigmatique et la possibilité qu’ils nous offrent de dégager des articulations entre l’activité intellectuelle et le contexte de crise dans lequel cette activité se déploie. Une attention particulière a aussi été portée à la sélection de figures appartenant à des domaines de spécialisation déjà bien établis (théologie, philosophie), à d’autres qui acquéraient alors une importance nouvelle (cinéma, journalisme) et à certains dont l’identité se transforma au cours de l’entre-deux-guerres (sociologie, droit). Ainsi ce recueil offre-t-il un échantillon d’« instantanés » qui participent à un régime de pensée et qui sont soutenus par une recherche de sens au sein même de l’hyperinflation propre à la république de Weimar. Deux grandes orientations ont de prime abord guidé les études ici rassemblées11. La première amena certains chercheurs à observer la réaction d’intellectuels weimariens face à la crise de l’entre-deux-guerres allemand. Ils interrogent ainsi les réponses que donnèrent des essayistes, romanciers, cinéastes, juristes et dramaturges à cette conscience historique problématisée. Pour le dire autrement, ces auteurs examinent de quelles manières l’expérience quotidienne de l’hyperinflation du sens propre à la crise weimarienne influença l’activité de l’intellectuel. Quels impacts la crise eut-elle sur la compréhension que celui-ci peut 11
Certains chapitres de cet ouvrage sont en partie le résultat de deux journées d’études, l’une tenue en 2005 à l’Université du Québec à Chicoutimi (« De l’intellectuel critique à la crise des intellectuels. Penser et s’engager sous la république de Weimar, 1919-1933 ») et l’autre, à l’automne 2006 à l’Université de Montréal (« Weimar en exil. Écriture et engagement chez les émigrés allemands, 1933-1949 »). 11
Martine Béland et Myrtô Dutrisac
avoir de lui-même et de ses modalités d’intervention dans l’espace public? Cette orientation de travail visait donc moins à rechercher les causes de cette crise du sens, qu’à étudier ses répercussions dans diverses pratiques théoriques ou artistiques. La seconde orientation amena d’autres chercheurs à observer la manière dont l’événement Weimar se poursuivit à la faveur de l’exil de certains penseurs et artistes tant aux États-Unis, qu’en Angleterre ou en Chine. Comment l’expérience de l’émigration soutint-elle l’articulation de nouvelles productions artistiques ou théoriques? En tenant compte des obstacles nourrissant ou freinant ces productions, ainsi que des supports concrets les encadrant (qu’ils aient été institutionnels ou informels), des chercheurs interrogent cette fois la manière dont certains intellectuels rendirent compte « à distance » de l’hyperinflation du sens propre à la république de Weimar, alors que d’autres examinent comment ces parcours et ces œuvres se révèlent être des produits de la crise weimarienne. L’exil permit-il aux intellectuels de rendre la crise intelligible et, éventuellement, de l’assimiler? Cette fois encore, l’objet d’analyse des auteurs était l’événement Weimar et ses répercussions, plutôt que le phénomène de l’exil en soi.
Trajectoires intellectuelles : portraits et exils Portraits et exils : ces deux manières d’aborder les multiples formes du travail intellectuel propre à l’événement Weimar sont aussi deux façons de discuter des complexités et des paradoxes qui caractérisent le régime de pensée issu de l’entre-deux-guerres allemand. L’ouvrage s’ouvre sur une contribution qui lui sert d’exergue. Dans un va-et-vient entre le monde conceptuel et le monde réel — et qui accuse une certaine rupture avec l’écriture académique traditionnelle —, Alain Deneault propose un texte ayant une dimension performative. Mise en lumière par une alternance typographique, cette performance préfigure l’aspect bigarré du présent livre. Dans son exergue, Deneault présente une réflexion 12
Introduction
sur le lien entre économie et « économie du sens » sous la république de Weimar. À partir d’une analyse du Denkbild — cette transformation d’un objet ou d’un état d’esprit en concept — et en faisant appel aux œuvres du philosophe et sociologue Georg Simmel (1858-1918) et du sociologue et critique Siegfried Kracauer (1889-1966), il montre que la période weimarienne est l’occasion à la fois d’une fulgurante inflation des objets de pensée et d’un embrouillement des frontières séparant le sujet pensant de son objet de réflexion. Les propos d’Alain Deneault résonnent au fil des travaux ici réunis. En proposant des portraits d’auteurs et d’artistes weimariens, la première partie du présent ouvrage ne vise pas la présentation exhaustive de leur contribution ou l’appréciation de leur influence, mais bien la description de postures et de possibles intellectuels. Ces portraits, qui s’attardent parfois à présenter des trajectoires de pensée, ont pour objet l’influence de la guerre et de l’après-guerre sur l’activité de l’intellectuel, sur la compréhension qu’il a de luimême et de son travail, sur les symboles qu’il exploite et sur ses modalités d’intervention dans l’espace public. Ils illustrent comment l’utilisation du terme « intellectuel » apparaît et se développe précisément pour qualifier un ensemble de formes de socialisation hétérogènes : des cercles d’intellectuels (comme le Kreis de Stefan George), des associations d’anciens combattants (telles le Stahlhelm, à droite, ou Der Rote Frontkämpferbund, à gauche) ou encore des écoles de pensée (comme le Bauhaus). En effet, après la Grande Guerre et l’éclatement des repères socioculturels entraîné par la transition à la démocratie, la Bildungsbürgertum — la « bourgeoisie éduquée » — disparaît pour laisser place à une catégorie dont les contours et le rôle doivent être redéfinis12. 12
Voilà d’ailleurs en partie l’enjeu du débat opposant les frères Thomas et Heinrich Mann au cours de la Première Guerre mondiale et au début de la république de Weimar. Sur la question des intellectuels, cf. François Dosse, La marche des idées : histoire des intellectuels et histoire intellectuelle (Paris, Seuil, 2003) et Gangolf Hübinger et Thomas Hertfelder (dir.), Kritik und Mandat. Intellektuelle in der deutschen Politik (Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 2005). Sur la Bildungsbürgertum, cf. Jacques Le Rider, L’Allemagne au temps du réalisme. De l’espoir au désenchantement, 1848-1890 (Paris, Albin Michel, 2008). 13
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Cinq chapitres forment d’abord la section « Portraits ». C’est à l’écrivain et essayiste Ernst Jünger (1895-1998), ici qualifié d’« intellectuel au combat », que s’intéresse d’abord Martine Béland. Tout en précisant les fondements de la position philosophique — à mi-chemin entre idéalisme et nietzschéisme — développée par le très jeune officier revenu des tranchées de la Grande Guerre, ce texte examine la fascination jüngérienne pour le combat en tant qu’expérience esthétique intérieure. Martine Béland brosse ainsi le portrait d’une partie importante de la jeunesse allemande sous la république de Weimar. Enthousiaste à l’idée de reprendre les armes, cette jeunesse partageait la lutte menée par Jünger contre un type d’existence jugé beaucoup moins héroïque que le décès au front : le confort de l’existence bourgeoise, associé à une mort doucereuse. Ève Lamoureux se tourne ensuite résolument vers le monde artistique en examinant les principes et les pratiques sur lesquels repose l’univers théâtral du dramaturge Bertolt Brecht (18981956), tels que développés avant son exil de 1933. Artiste engagé dans la lutte communiste, Brecht cherchait à susciter la réflexion, la politisation et la responsabilisation du grand public. Ce portrait du dramaturge montre que, dépouillé de l’illusion, du mimétisme et des émotions propres à la scène dramatique, le théâtre populaire réaliste cherchait à favoriser l’affranchissement de l’individu et à préparer le spectateur au combat politique. Brecht s’était ainsi engagé dans la révolution sociale non pas en montant sur une tribune politique, mais bien en modifiant la scène et les normes de la représentation théâtrale. Augustin Simard aborde par la suite le domaine juridique. Son texte suggère que l’activité des constitutionnalistes sous la république de Weimar, d’abord purement scientifique, autonome et isolée, se transforma politiquement en donnant naissance à une nouvelle figure : celle du juriste engagé. Simard expose les éléments déclencheurs de la crise interne qui ébranla les repères traditionnels de la discipline juridique. Il discute en particulier des problèmes posés par la nouvelle constitution weimarienne et montre que ces difficultés conduisirent les juristes à faire un travail
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Introduction
d’éclaircissement en intervenant dans la sphère publique. Associées à des divergences d’ordre proprement politique, elles sont à la source de querelles méthodologiques importantes. Revenant sur le terrain de la littérature, Myrtô Dutrisac s’intéresse à l’écrivain Thomas Mann (1875-1955). Le romancier de Lübeck, qui se disait « apolitique » et luttait contre la civilisation démocratique pendant la Première Guerre mondiale, offrit pourtant son soutien à la république de Weimar dès 1922, dans un discours prononcé à Berlin. Partant du constat de cette transformation des convictions politiques du romancier, Dutrisac invite le lecteur à accompagner Mann dans sa traversée de la République. À la lumière du contexte socioéconomique ainsi que des propos antérieurs de l’écrivain, elle analyse les arguments qui soutiennent son discours de 1922, notamment son appel à la réconciliation et sa présentation d’un mythe fondateur pour le régime de Weimar. Elle compare ensuite ces arguments aux thèses mises de l’avant par Mann dans son allocution « Un appel à la raison » de 1930. Cela lui permet de s’interroger sur l’engagement des intellectuels et sur certains procédés privilégiés afin d’intervenir dans l’espace public. Pour terminer cette série de portraits en plongeant dans l’univers foisonnant de la cinématographie weimarienne, Jason Roberts propose un texte construit à l’image d’un Bilderbuch des années 1930. Il fait une analyse du film Der letzte Mann du cinéaste Friedrich Wilhelm Murnau (1889-1931), à partir d’une analogie avec la figure de Janus. Le double visage de Janus peut être comparé au double sort réservé par Murnau au personnage du portier, interprété par le comédien Emil Jannings. Celui-ci incarne « l’avant », c’est-à-dire l’ordre bourgeois et la nostalgie d’une époque révolue, mais il représente tout à la fois « l’après », c’est-àdire le début d’un nouvel impérialisme associé à l’Amérique et à Hollywood, capitale mondiale du septième art. J. Roberts souligne que le film de Murnau contient une prémonition : celle de la fin de la binarité, évoquée par une porte tournante qui permet l’entremêlement du dedans et du dehors, rappelant ainsi la vision synchronique et la simultanéité des deux figures de Janus. Cette
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image représenterait la fin de la structure symbolique et normative d’un monde. La seconde partie de cet ouvrage examine l’effet de l’exil sur l’expérience de pensée, l’élaboration d’une œuvre et le rapport d’un auteur à celle-ci. Les contributions permettent de dégager à la fois les stratégies mises en place par différents intellectuels pour assimiler un passé déroutant, et les effets de la disparition des cadres de référence ayant déterminé leur éducation, leur socialisation et leurs productions. Cet examen de différents exils mesure aussi les degrés de transposition de certains motifs de pensée et la portée sur ces motifs de l’immersion des penseurs dans un champ nouveau — politique, social et culturel. Ainsi peuvent être délimitées différentes capacités d’intervention intellectuelle dans la sphère publique, allant, dans certains cas, jusqu’au retrait pur et simple. La section « Exils » s’ouvre par un texte de Christian Roy, qui se tourne vers le domaine de la théologie pour proposer l’hypothèse suivante : pour le théologien et philosophe Paul Tillich (1886-1965), l’émigration aurait été une expérience donatrice de sens. Le texte de Roy traite de la dimension providentielle de l’exil : la réalité américaine à laquelle Tillich fut nouvellement confronté lui permit de clarifier le problème associé à la recherche d’un Dieu national et lui servit de paradigme afin de poursuivre la promotion d’un socialisme religieux. Ce travail était en outre éclairé par une position mitoyenne, Tillich se retrouvant certes partagé entre deux pays, terre natale et terre d’accueil, mais constatant aussi être divisé entre deux fonctions intellectuelles : celle du philosophe et celle du théologien. Kavin Hébert offre ensuite un chapitre sur le sociologue Karl Mannheim (1893-1947). Il propose une analyse de deux articles « autobiographiques » de Mannheim parus en 1921 et 1922, dans lesquels ce dernier fait état de sa préoccupation face à la misère matérielle et spirituelle que vivait l’intelligentsia de la ville de Heidelberg au début de la république de Weimar. Ce chapitre explique comment le témoignage de Mannheim lui servit de point d’appui pour une véritable analyse sociologique de la dynamique 16
Introduction
de la vie intellectuelle à Heidelberg. Il montre par ailleurs que cet effort d’analyse lui permit de comprendre que le déclin irréversible de l’idéologie traditionaliste de la Bildung fut vécu par les intellectuels comme une crise psychologique profonde qui alimenta des formes de sociabilité intellectuelle radicalement esthétiques et conservatrices, comme ce fut le cas avec le cénacle du poète Stefan George (1868-1933). Selon Hébert, les deux articles de Mannheim contiennent les premières réflexions qui sont à l’origine de son modèle d’intelligentsia sans attaches, conçu comme un projet de solidarité intellectuelle visant à résorber la détresse spirituelle et matérielle des intellectuels weimariens. Le chapitre suivant présente un médecin et écrivain méconnu. Mathieu Denis décrit le parcours singulier de Max Mohr (18911937) qui laissa derrière lui famille, littérature et patrie en 1934, pour s’exiler à Shanghai. Un intellectuel juif allemand quittant son pays après 1933 le faisait-il nécessairement pour des raisons politiques? Telle est la question directrice du travail de Denis. Ce dernier souligne qu’une forte tension habitait Mohr : d’une part, il ne s’intéressait guère au sort réservé par les nazis à l’Allemagne et, en un certain sens, à sa femme et sa fille; mais d’autre part, son désir de renouveau et de déracinement s’accompagnait paradoxalement du souhait tout aussi primordial de maintenir des liens solides avec sa famille afin de la voir à nouveau réunie. En restituant cette trajectoire, Mathieu Denis permet d’interroger la diversité des expériences de l’exil et l’articulation de destins privés et nationaux, passant ainsi d’une perspective microhistorique à une optique macrohistorique. Le dernier chapitre de ce livre nous amène enfin dans le domaine de la philosophie. Intéressé par l’élaboration d’une théorie dialectique au cours des années 1930 par l’Institut für Sozialforschung en exil aux États-Unis, Pierre-François Noppen examine ce qui sépare la réflexion des philosophes Max Horkheimer (1895-1973) et Theodor Adorno (1903-1969). Partant d’analyses dialectiques existantes, Horkheimer procédait par abstraction, tandis qu’Adorno poursuivait plutôt la dialectique hégélienne en la débarrassant de son aspect mystique et idéaliste.
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Martine Béland et Myrtô Dutrisac
Noppen donne à voir comment l’expérience de l’exil ainsi que sa confrontation à la société américaine et à son industrie culturelle confirmèrent pour Adorno la nécessité d’une autocritique de la raison. Ce travail de pensée doit conduire à la dénonciation des mécanismes sociaux concrets perpétuant l’objectivation de la conscience, mais aussi à la proposition d’outils et de modèles permettant d’échapper à une telle objectivation.
* De 1919 à 1949, de l’Allemagne en crise à la crise des intellectuels allemands exilés, se construit un véritable régime de pensée dont les ramifications plongent loin dans l’histoire du XXe siècle. Les pages qui suivent décrivent certaines de ses manifestations, sous la forme d’« instantanés » qui contribuent à délimiter l’événement Weimar et à cerner les étapes de la construction de ce régime intellectuel. Les textes qui composent cet ouvrage brossent un portrait de l’événement Weimar comme période d’éclatement ou de dissolution des schèmes de pensée dans tous les domaines de la vie intellectuelle et artistique. C’est en ce sens que la métaphore de l’hyperinflation du sens, ainsi que les conséquences de ce phénomène, se présentent comme le fil conducteur du travail des chercheurs ici réunis. Comme nous l’avons suggéré, le trop-plein de sens propre à la période weimarienne révèle une perte de sens due à l’éclatement des représentations générales avec lesquelles doivent précisément travailler les intellectuels, même (et peut-être surtout) en période de crise. Soulignons à cet effet que l’analyse des moments-limites qui troublent les idées dominantes — des « moments de basculement », pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon13 — et l’étude des représentations de ces moments se révèlent fécondes pour l’étude du politique au sens large. Martine Béland et Myrtô Dutrisac
13
P. Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique (Paris, Seuil, 2002), p. 37. 18
Alain Deneault Une Denkbildung déchaînée sous la république de Weimar On peut imaginer les vicissitudes d’une époque par le devenir d’une simple tournure conceptuelle. Dans l’histoire qui nous intéresse, 1918 marque l’amorce d’un tel devenir. Pour que cesse la guerre et son lot de graves souffrances, la population allemande renverse le Reich et, dans une grande confusion, entre les 7 et 9 novembre, crée trois républiques différentes. La République de Bavière déclarée par Kurt Eisner et la République socialiste libre animée par Wilhelm Liebneck céderont progressivement le pas au chancelier social-démocrate Friedrich Ebert, qui hérite des restes de l’empire. Le philosophe Georg Simmel décède cette année-là. La république de Weimar prendra corps au tout début de 1919, donc après l’armistice de novembre. Simmel avait innové en philosophie en développant un genre d’essai nouveau : le Denkbild. Mais à partir de cette date, cette forme souvent reprise par la suite ne retrouvera jamais le statut qu’elle avait chez lui. L’armistice a été conclu à des conditions désastreuses pour l’Allemagne, et c’est avec les conséquences de ce traité que la république de Weimar devra vivre, jusqu’à son terme en 1933. Chez Simmel, les Denkbilder consistaient à transformer en un concept, dans un texte généralement court, un objet banal ou une notion tout à fait courante en rien prédisposé à alimenter le travail critique de la pensée. Un face-à-face sanglant a opposé les forces du gouvernement social-démocrate — soutenu par les conseils de soldats qui avaient commis des mutineries au moment du soulèvement populaire —
Alain Deneault
et les conseils révolutionnaires. Ceux-ci, moins armés et moins organisés, sont battus. Les conseils sont interdits. Des objets très divers figuraient dans ces essais de Simmel, comme en font foi leurs titres : Le pont et la porte, L’anse, Le visage, Le paysage, Le comédien… Ce pouvait être également des notions vagues : La coquetterie, La mode, L’aventure, Le moment du repas (Mahlzeit), L’amour, Le Destin… Cela restera au fil des années, même quand on reprendra tout autrement ce type d’écrit : le caractère insolite, voire anecdotique, de l’objet de référence, la brièveté du texte, la saisie en un éclair des incidences conceptuelles d’un objet comme si on lui dérobait à la hâte des traits de pertinence d’une profondeur insoupçonnée. Les conseils révolutionnaires, qui réclamaient l’abandon des procédures bourgeoises et l’institution d’un pouvoir ouvrier, se montraient beaucoup plus radicaux que l’ensemble des gens. Les griefs de ces derniers tournaient plutôt autour du froid et de la faim, entre autres concrètes souffrances conséquentes à la Grande Guerre. La population n’a pas massivement partagé les motivations idéologiques des conseils. L’objet quelconque se prêtait à une opération conceptuelle, pour ensuite se fondre en elle et donner son nom à un nouveau concept qui le débordait complètement. Par exemple, L’anse — Der Henkel — écrit en 19111. Simmel souligne que cet appendice tenu aux vases permet de surmonter la dichotomie entre ce qui est utilitaire et ce qui est esthétique. Car grâce à lui, si le vase reste esthétique, il ne l’est plus strictement à la façon d’une altérité. La peinture, elle, relève encore d’une stricte altérité. Personne ne songerait à bondir physiquement dans un paysage peint par Cézanne pour en éprouver de tout son corps la dimension esthétique. Car le tableau indique le seuil d’une coupure où se sont interrompus, dans la réalisation de l’œuvre d’art, les effets d’influence entre elle et le monde extérieur. « À partir des visions du monde réel, d’où certes l’œuvre d’art tire son contenu, elle bâtit un royaume
1
Dans le tome 7 de la Gesamtausgabe de Georg Simmel (Suhrkamp, Frankfurtam-Main, 1995); en français dans La tragédie de la culture, et autres essais (trad. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Rivage, 1988). 20
Une Denkbildung déchaînée
souverain2. » L’objet esthétique se retire des interactions de l’histoire, pour poser. Étant données les conséquences du traité de Versailles, signé finalement le 28 juin 1919, quasi personne ne répond de la république de Weimar. Pour l’extrême gauche, les sociodémocrates, ces « criminels de novembre », ont dévoyé la révolution populaire en s’alliant aux militaires dissidents sous le Reich sans être radicaux pour autant. Le peuple révolté est lui sans voix pour réagir à la crise économique qui s’ensuit à la fin de la guerre. À droite, les militaires défaits pendant la guerre, les conservateurs ainsi que les nationalistes reprochent à toutes les composantes de la gauche d’avoir trahi l’empire et d’avoir entraîné la défaite allemande. Personne, sauf la frange de représentants au pouvoir, ne semble avoir voulu de cette paix-là ni de ce régime-là. Le vase ne figure pas passivement dans le monde, mais il s’intègre à ses contingences. Il est certes esthétique, mais l’anse dont il est doté le fait aussi correspondre à une fonction. L’anse permet donc de traduire le fait d’un double rôle : elle participe à part entière à l’esthétique du vase dans son ensemble; elle en signale par ailleurs, tout comme le bec, la fonction utilitaire. L’anse témoigne donc d’une esthétique qui parvient encore à traverser le monde. Grâce à elle, la beauté du vase peut dès lors se dégager à même des faits de relation qu’il entretient de mille façons avec l’extérieur. Ce double rôle ne lui est toutefois pas exclusif — l’anse en est seulement un médiateur privilégié, que Simmel abandonnera une fois son concept défini, pour aborder par ailleurs des types d’« anse » tout à fait différents. Ce concept a soudainement valeur heuristique. Par exemple, nous vivons tous socialement dans des vases clos, lesquels sont munis d’anses à l’image de celle que Simmel décrit. C’est ainsi qu’on pourra penser l’insertion de cercles sociaux en vase clos dans des espaces plus larges — à travers divers processus de manipulation. Même chose quant à la psyché individuelle : « De même que l’anse, tout en étant disposée à remplir son rôle pratique ne doit pas briser l’unité formelle du vase, de même l’art de vivre exige de l’individu qu’il préserve son rôle dans l’unité organique close sur elle-même du cercle restreint, et qu’en même temps il serve les buts de l’unité plus large3. » « Anse » deviendra ainsi le nom d’une série de 2 3
Op. cit., p. 219. Op. cit., p. 227. 21
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phénomènes analogues dont aucune occurrence ne pourrait passer comme son référent propre. Pas même l’anse du vase, dont on s’est seulement servi comme point d’envol. Elle ne compte pas davantage, dans la série : « ANSE » : a1, a2, a3, a4, a5…, que les autres éléments auxquels elle a prêté son nom. L’objet de référence sitôt isolé se voit emporté dans la chaîne de relations analogiques sans jamais vraiment s’élever au-dessus d’elle. Les soldats rentrent démobilisés et défaits, dans tous les sens du terme. La population a faim. Les victimes de la guerre sont malades. L’Allemagne passe selon le traité de Versailles pour la seule responsable de la guerre. Les clauses de réparation prévoient qu’elle assume en grande partie, financièrement, les réparations des alliés. Elle cède aux vainqueurs 5 000 camions et locomotives, 150 000 wagons et une grande part de sa flotte commerciale 4, sans parler de la perte de millions de tonnes de charbon, d’un important pourcentage de la production agricole et des têtes de bétail, ainsi que de la production pharmaceutique et chimique qu’elle doit concéder5. Le régime est foncièrement déstabilisé par les extrêmes politiques, à gauche comme à droite, ainsi que par des indépendantistes en région. Le Denkbild relève d’un travail de prélèvement propre à l’esprit. L’esprit crée ses concepts à partir des caractéristiques qu’il perçoit à même les choses. Il prélève d’un vase l’idée fonctionnelle de l’anse pour ensuite laisser l’objet à la chaîne de correspondance qu’il orchestre lui-même par la suite, à partir d’observations ultérieures. Le résultat synthétique qu’il en tire, le concept, est opératoire par analogie. Jamais donné en vertu des lois propres de l’esprit, et jamais pour autant incarné dans une chose, il témoigne d’une économie de pensée en fonction de laquelle l’entendement produit des formes de pensée associées à de nécessaires traversées dans les champs de l’expérience. Le concept sous la forme du Denkbild prélève ses éléments constitutifs de l’expérience, en vertu d’une activité propre à l’esprit. Le concept est en quelque sorte lui-même une anse permettant aux modalités intellectuelles d’évoluer dans un monde pratique, en se laissant altérer par ces objets. On sortait alors à peine du
4 5
Cf. Georges Castellan, L’Allemagne de Weimar 1918-1933 (Paris, Armand Colin, 1969), p. 153. Cf. ibid., p. 29. 22
Une Denkbildung déchaînée
néokantisme. La pensée sous la forme du Denkbild était spécifique aux essais de Simmel. L’inflation s’empare évidemment de l’Allemagne. Elle culmine en 1923. L’endettement national donne le vertige, l’inflation galope, la dévaluation du deutsche Mark (DM) par rapport à l’or est de 50 pour cent, les coûts de réparations s’élèvent à 8,2 milliards DM, le déficit budgétaire en 1923 est invraisemblable : 31 milliards DM. Alors qu’en juillet 1922, un dollars américain valait environ 490 DM, en août 1923, il en vaut plus de 4,6 millions6. À cette équivalence surréaliste s’ajoutent d’époustouflantes fluctuations — les prix passent du simple au double en quelques minutes, les données virevoltent sur le marché des changes, tandis que les revenus peuvent brutalement chuter de 75 pour cent. On fait ses courses en brouette pour échanger des liasses de billets. Une image vaut mille mots : cette anecdote de l’homme qui a volé une brouette après avoir déversé par terre toutes les liasses de deutsche Mark qu’elle contenait. L’ambiance cédait à un mélancolique carnaval; personne ne savait conjuguer avec la réalisation amère de ce fantasme qui consiste à crouler sous une montagne d’argent (de pacotille). Tout le monde était millionnaire et personne n’avait jamais été aussi pauvre. Dans Inflation du réalisateur Hans Richter, un concierge balaie des billets de banque qui jonchent le sol par dizaines, se penche et prend à son profit un morceau de savon qui traînait sous le tas. Ce film illustre la crise de la représentation dans laquelle on est plongé. Les objets valsent et se perdent au milieu de billets qui n’arrivent plus à en traduire un semblant de signification, fût-ce arithmétiquement. Même chose dans un film produit la même année, en 1929, Two-Penny Magic, une « magie à deux sous » qui se signale elle-même comme étant de peu de valeur et à la portée de tout le monde. Comme dans Inflation, cette magie consiste à montrer un monde dont les catégories s’écroulent, un monde où tout se fond dans tout. Ici, un astre vu au loin se fait crâne de chauve, et de cet adulte surgit un enfant qui s’agite en réalité tel un cycliste, lui-même devenant plongeur et aussitôt avion, puis oiseau 6
Cf. ibid., p. 153-154. 23
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et lion. Les hommes d’affaires qui surgissent maintenant se métamorphosent en boxeurs, ou plutôt en un couple qui s’embrasse de façon saccadée sous le bruitage d’une mitraillette, pour enfin marcher dans les pas d’un coureur… Tout cela se réfléchit comme différentes images pensantes, littéralement des Denkbilder, qu’on reconnaît à la fin du film lorsqu’elles apparaissent statiques au fil des pages d’un album de photos. Ces mêmes images sont figées après avoir capté les phénomènes hétérogènes du monde dans leurs aléas. Elles témoignent surtout du nouveau statut des Denkbilder sous la république de Weimar, des images qui pensent tous azimuts et ne synthétisent plus rien. Il n’y a plus de processus d’intellection possible par lequel déterminer un critère de relation. Tout pense tout. C’est une Denkbildung déchaînée. On ne sait plus ce que signifie un objet. On assiste à une inflation du signe. Il n’y a plus d’économie monétaire parce qu’il n’y a plus d’économie de pensée. Les choses sont données dans leur forme immédiate. Littéralement, elles ne donnent prise à aucune médiation. C’est une situation intenable philosophiquement. Il devient difficile pour un esprit de prélever des éléments à même les objets qui lui permettront d’élaborer des formes générales. Les formes générales ne sont jamais absolues — pas même chez Platon, pas même ce Dieu de nos monothéismes, ni le Savoir absolu, ni le Surhomme, ni le Capital… — mais constituées à partir de séries d’observations et d’expériences, puis réarticulées sur une scène propre à l’entendement. Par conséquent, comment penser dans un monde d’objets éclatés qui ne signifient plus qu’eux-mêmes, qui ne signifient qu’eux-mêmes et rien de plus? On pourrait croire tout naturellement qu’ils ne signifient dès lors plus rien. Or, c’est le contraire : ils signifient tous trop. Sous la république de Weimar, tous les objets se font Denkbilder. Tous les objets déchargent d’eux-mêmes à l’air libre des séries endiablées de signification. Tout représente plus que lui-même. L’entendement ne parvient pas à domestiquer ces enchaînements de sens pour les soumettre à une économie. Les Denkbilder sont immanents.
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Une Denkbildung déchaînée
Il fallait en revenir, cesser de faire flèche de tout bois pour enfin nommer un chat, un chat. C’est à cette période que Siegfried Kracauer rédige des articles du « Feuilleton » journalistique. On passe alors de l’époque des courts traités spirituels qui prévalaient à l’époque de Simmel aux enjeux de pensée, sur le mode des Denkbilder, qui font directement corps avec les choses. Autour de 1923, année de l’inflation, les articles que Kracauer produit sous cette forme sont abondants. L’intégration des Denkbilder à l’histoire contemporaine se fait en même temps que l’histoire s’intègre aux Denkbilder. Les sujets, très variés, témoignent toujours du temps présent : les sportifs, les romans policiers, la photographie, les cartes postales, le pianiste dans un bar, la critique littéraire, le cinéma, le monde en tant qu’il est couvert de médias… Le journalisme au service duquel Kracauer œuvre en est un effet et c’est à tort qu’on pourrait y élire une cause sociologique. Ce journalisme-là est provoqué par cette histoire-là. D’ailleurs, dans les essais de Kracauer, certains aspects de la presse elle-même font l’objet de Denkbilder. À la grande différence des écrits de Simmel, ici, les objets se suffisent à eux-mêmes pour être Denkbilder. Prenons l’essai sur les sports, Sie Sporten. Le concept est englobant dans la mesure où il intègre réellement tout le monde : « Alle sporten sie jetzt », nous lance l’incipit de l’article. Tous pratiquent du sport aujourd’hui — ou, littéralement : vous tous sportez maintenant; un néologisme à partir du terme sport qui intègre violemment tout le monde à la chose. Ce débordement n’a pas trait qu’aux intéressés, mais aussi au temps de la pratique, c’est-à-dire tout le temps. Sur le mode de ce que Guy Debord appellera par la suite le « cycle spectaculaire marchand », Kracauer énumère les saisons selon lesquelles on est soit au gymnase, soit sur les pistes. Le comment est lui aussi intégral : on obéit au sport, on le pratique sur le mode d’un « Sollen ». On comprend, à suivre cet essai, à quel point les opérations économiques à la Simmel sont à l’époque abolies. Kracauer relate, dans son court texte, l’histoire de quelqu’un qui a souhaité se vouer à un sport particulier seulement après les avoir essayés tous. 25
Alain Deneault
Notre brave homme s’est bien entendu trouvé plongé dans la pire des confusions. Car le Denkbild ne s’exerce plus mentalement dans cette société mais s’éprouve directement en tant que tel. Jusque chez Kracauer, il n’est pas l’astuce par lequel l’esprit synthétise de façon ad hoc une multiplicité de situations, mais ce qui désormais se confond à l’entendue et confond en elle l’esprit qui cherchait précisément à la résumer. Le Denkbild à échelle réelle contraint l’esprit à couvrir l’étendue elle-même, ce qu’il ne peut évidemment pas faire. Sinon, il renferme le cas qui l’intéresse à son occurrence propre sans jamais qu’elle n’ouvre mentalement, comme chez Simmel, à une série infinie d’analogies. Ici, la référence au sport est propre à ellemême et n’incite jamais à penser quelque chose d’analogue qui relèverait du non-sport. Il en va de même du pianiste dans le bar, qui est strictement décrit selon sa nature de pianiste, le texte faisant reposer sa pertinence sur les détails ciselés qu’il parvient à mettre en évidence, comme le ferait par exemple un romancier. Quelque chose vient caractériser de surcroît la spécificité du Denkbild de l’époque. Celui-ci se distingue par de nouvelles caractéristiques, par rapport à la période antérieure. C’est que les Denkbilder incarnés d’alors ont tout de même le mérite de penser de manière charnelle des formes de réifications conceptuelles. Nous nous en apercevons en comparant, par exemple, la série d’articles de Kracauer sur les employés de l’époque en Allemagne et la notion de « personnification » de Karl Marx. On se souvient que, dès la préface de son maître ouvrage, le philosophe matérialiste soutenait que les logiques mêmes du capital prévalaient tellement sur le cours de nos vies que les gens n’en étaient plus que leur personnification. Conséquence, s’attaquer à l’histoire, c’était s’attaquer aux modalités économiques générales en vertu desquelles nous nous mouvons. Cela avait cours tant pour le pauvre qui, aliénant sa force de travail sur un marché éponyme, se confondait littéralement à la machine en ne faisant plus qu’un avec ses rouages, que pour le riche, pour qui les investissements devaient nécessairement entrer en fusion avec
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Une Denkbildung déchaînée
d’autres et convenir de l’irrésistible mouvement de concentration et d’accumulation du capital, sans quoi il s’éliminait. Sans contester frontalement cette thèse, Kracauer s’est mis à étudier les gens, à travers différents portraits croqués dans des Denkbilder sur les entreprises, pour penser sociologiquement les comportements de personnes confrontées à ce capital comme sujet de l’histoire. La catégorie employé, pensée sur un mode historico-charnel, nous montre un patron jubiler en expliquant pourquoi il pourrait mourir sans que l’entreprise pour laquelle il travaille n’en souffre, puisque tout est fait pour que le personnel soit résolument interchangeable. Les écrits de Kracauer n’infirment pas, mais ne les confirment surtout pas pour autant, les thèses sur la « personnification ». Ils cherchent au contraire à montrer en quoi quelque chose jure, dans le réel, au moment où se réifient les catégories économiques. Techniquement, psychologiquement, historiquement, quelque chose de singulier dont le Denkbild témoigne s’interpose entre l’idée qu’étaie la critique de l’économie politique — à savoir que le capital fonctionne comme un rouleau compresseur de l’histoire — et le réel historique où cela a bien cours, relativement. Sous la République weimarienne, le Denkbild ne procède donc ni d’une coupure spirituelle permettant un temps d’organiser philosophiquement la pensée, ni d’un déni opposé à la pensée par une idée de capital capable de tout subsumer sous ses modalités opératoires. Le Denkbild se tisse plutôt de moments, de situations, de gens et de figures en lesquels il se perd et en lesquels il se confond, pour leur donner une charge d’intensité telle qu’il les arrache, pour la conscience, aux fatalités de l’histoire. Doté d’un Denkbild, le penseur sous la république de Weimar doit tirer de la con-fusion, en les spécifiant, les éléments divers qui l’emportent lui-même.
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Partie I
Portraits
Martine Béland La baïonnette, la plume et le marteau Ernst Jünger, figure de l’intellectuel formé au combat Ce chapitre propose le portrait d’une certaine jeunesse allemande sous la république de Weimar, à travers l’étude de la position philosophique de l’une de ses figures de proue : le jeune intellectuel de droite qu’était Ernst Jünger (1895-1998). Essayiste, romancier, diariste, pamphlétaire, entomologiste, Jünger est auteur d’une œuvre immense et variée, écrite sur près de 80 années. Fait remarquable, cet auteur allemand qui a joui d’une grande réception en France et qui a eu droit à de nombreuses traductions françaises de ses ouvrages, a réussi à faire reconnaître son importance autant à gauche qu’à droite du spectre politique. On a ainsi pu lire récemment, au début d’un ouvrage critique envers l’image littéraire de Jünger, qu’« [i]l est entendu que l’on a affaire à une figure de premier plan et à une œuvre majeure de ce temps1 », tout comme on lisait déjà, à la première page d’une revue provenant de la droite littéraire française publiée un an après le centenaire de l’auteur, que « [l]e XXe siècle est le siècle où le prix Nobel n’a pas été attribué à Ernst Jünger2. » Chose certaine, Jünger fut un témoin de premier plan des événements qui ont marqué l’Allemagne de la première moitié du XXe siècle, lui qui a servi comme soldat dans les tranchées de la Grande Guerre, qui a écrit pendant l’entre-deux-guerres de nombreux récits sur son expérience du front et qui a servi comme officier d’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale. L’examen de cette figure
1
2
Michel Vanoosthuyse, Fascisme et littérature pure. La fabrique d’Ernst Jünger (Marseille, Agone, 2005), p. 19. Je tiens à remercier l’un des évaluateurs du manuscrit pour ses commentaires sur ce chapitre. Alain de Benoist, « Ernst Jünger », introduction au numéro éponyme de la revue Nouvelle école (n° 48, Paris, éd. du Labyrinthe, 1996), p. 1.
Martine Béland
intellectuelle paraît donc incontournable dans le cadre d’une étude sur le régime intellectuel weimarien. Après la Première Guerre mondiale, Jünger troqua la baïonnette contre la plume comme arme de choix. De 1919 à 1933, il écrivit plus d’une centaine d’articles politiques dans des revues et des journaux nationalistes de droite et d’extrême droite, tels que Die Standarte, Arminius, Widerstand, Deutsches Volkstum et même le Völkischer Beobachter. Il assura par ailleurs en 1925 la coresponsabilité de la revue Standarte. Wochenschrift des neuen Nationalismus3. Pendant l’entre-deux-guerres, la pensée de Jünger est représentative de l’état d’esprit de la jeune génération allemande qui trouva dans la Grande Guerre une expérience stigmatisante, mais formatrice. C’est dans la violence du combat armé que cette génération vécut son premier engagement pour la nation. Sous la république de Weimar, cette jeunesse se joignit à des regroupements d’anciens soldats et forma des ligues de jeunes nationalistes, comme la Bündische Jugend qui comptait 100 000 membres et qui s’exprimait dans la revue Die Kommenden, coéditée par Jünger de 1930 à 19314. Ces ligues, ces regroupements et leurs revues de droite et d’extrême droite rejetaient en bloc la nouvelle république allemande et le traité de Versailles. Le ton et le contenu de nombreux articles publiés dans ces revues militantes visaient un résultat précis : la mobilisation de la jeunesse dans un mouvement de combat permanent, contre la république naissante. Dans une 3
4
Cette revue prit la relève de Die Standarte, qui était le supplément théorique du Stahlhelm, l’Union des soldats du front, fondée en 1918. L’œuvre journalistique de Jünger a été réunie en 2001 : S. O. Berggötz (dir.), Ernst Jünger. Politische Publizistik 1919-1933 (Stuttgart, Klett-Cotta, 2001). Une bibliographie de la littérature journalistique de Jünger est en outre disponible sur le site Internet <www.juenger.org>. Une anthologie thématique et une analyse de cette dimension de l’œuvre jüngérienne ont été offertes par Bruno W. Reimann et Renate Haßel dans Ein Ernst Jünger-Brevier. Jüngers politische Publizistik 1920 bis 1933. Analyse und Dokumentation (Marbourg, BdWi Verlag, 1995). Cf. Georges Castellan, L’Allemagne de Weimar, 1918-1933 (Paris, Armand Colin, 1972 [1969]) et Klaus Theweleit, Male Fantasies, vol. 2 : Male Bodies. Psychoanalysing the White Terror (trad. S. Conway, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987). 30
La baïonnette, la plume et le marteau : Ernst Jünger
préface de 1930, Jünger écrivait en ce sens que le temps des discussions était passé : maintenant était venu le temps des luttes5.
Étudier le thème de la guerre dans les écrits de jeunesse d’Ernst Jünger Au cours des quinze dernières années, l’histoire des idées s’est penchée sur l’analyse du discours militant d’Ernst Jünger dans les deux décennies d’après-guerre et de son engagement en tant qu’essayiste et pamphlétaire critique de la république de Weimar 6. Dans le monde anglophone, l’Américain Jeffrey Herf est l’un des premiers à s’être intéressé au « modernisme réactionnaire » des tenants de la Révolution conservatrice. En raison de ce qu’il appelait son « réalisme magique » et sa symbolique de la machine, Herf classait le jeune Jünger au sein de cette mouvance de droite et d’extrême droite dont les contours, ainsi que l’a montré le sociologue allemand Stefan Breuer, étaient divers7. Bien qu’incomplète, l’étude de Herf ouvrait des pistes, car une analyse 5
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7
« Ce livre n’est pas pensé comme une explication avec le libéralisme, car l’époque au cours de laquelle le nationalisme pouvait apprendre de ces discussions est désormais révolue. Il est au contraire exclusivement prévu pour cette jeunesse allemande qui connaît non seulement sa responsabilité, mais aussi le devoir qui réussit à positionner ce sentiment de responsabilité de telle manière qu’il puisse déterminer la vie allemande » (Jünger, préface à Krieg und Krieger, Berlin, Junker und Dünnhaupt Verlag, 1930, p. 5; je traduis). Deux études récentes provenant de germanistes français se sont intéressées aux essais militants et aux écrits de guerre jüngériens. Dans le champ de la philosophie politique, Jean-Luc Evard (Ernst Jünger. Autorité et domination, Paris, éd. de l’Éclat, 2004) a étudié le discours révolutionnaire mais conservateur de Jünger dans son œuvre complète, afin de comprendre comment Jünger, d’abord « partisan d’une autorité “totale” » (p. 10), a pu en venir à se détourner du régime totalitaire allemand. Parallèlement, dans le champ des études littéraires allemandes, M. Vanoosthuyse (Fascisme et littérature pure, op. cit.) a cherché à comprendre les mécanismes ayant fait que la figure de Jünger soit passée de celle d’un essayiste fasciste à celle d’un écrivain mondialement reconnu. Cf. S. Breuer, Anatomie de la Révolution conservatrice (trad. O. Mannoni, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1996 [1995]); et J. Herf, Reactionary Modernism. Technology, Culture, and Politics in Weimar and the Third Reich (Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1984), p. 82-83. 31
Martine Béland
de la pensée jüngérienne pendant l’entre-deux-guerres restait à faire. Elle fut entreprise notamment dans le monde francophone, par le germaniste Louis Dupeux. En retraçant le parcours intellectuel du jeune Ernst Jünger, Dupeux décrivit la recherche politico-métaphysique de celui qui se réclamait d’un « nouveau nationalisme » en faveur d’une « révolution allemande »8. Comme Herf avant lui, Dupeux s’intéressait ainsi primordialement aux écrits jüngériens des années 1930, de loin les plus connus de son corpus de jeunesse : Le Travailleur (1932) et La mobilisation totale (1930). Mais dans le contexte de ces études, les écrits de Jünger sur la guerre étaient mis de côté. Pourtant, pour comprendre comment « la quête intellectuelle de “savoir total” et le combat politique pour des solutions “totales” » ont pu mener Jünger « du côté “fasciste”9 » de la Révolution conservatrice, il faut précisément revenir à son « soldatisme » — et donc à ses écrits de guerre. Nous aimerions montrer dans les pages qui suivent comment l’expérience de la guerre des tranchées a marqué Jünger au point de former et d’informer sa pensée telle qu’elle s’est exprimée sous Weimar. Mais plutôt que d’examiner ses textes en fonction du contexte social et politique, nous proposons une interprétation de la philosophie du jeune Jünger sous Weimar en scrutant plus précisément son amalgame de vitalisme nietzschéen et d’idéalisme romantique. Ce chapitre veut ainsi examiner une pensée en formation, de manière à cerner l’expérience fondamentale, existentielle et philosophique, dont l’œuvre très prolifique de Jünger sous Weimar est un écho. Une telle étude donne à comprendre la fascination pour le combat, l’appel aux armes et le rejet de la République qui ont animé une grande part de la jeunesse allemande dans l’entre-deux-guerres. Elle permet aussi d’étudier l’un des possibles de la figure de l’intellectuel sous Weimar : en tant qu’il rejetait le régime en place à partir d’une position de droite — autant par un appel au combat que par une 8
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Cf. L. Dupeux, « Le “nouveau nationalisme” d’Ernst Jünger, 1925-1932. Du soldatisme à la “Totalité” politico-métaphysique » (Études germaniques, vol. 51, 1996, p. 599-625). L. Dupeux, op. cit., p. 623. 32
La baïonnette, la plume et le marteau : Ernst Jünger
quête métaphysique —, le possible intellectuel exemplifié par Jünger est des plus complexes, mais aussi, peut-être, des plus allemands10. En outre, une telle étude rappelle un facteur qui ne doit pas passer inaperçu dans les études weimariennes, à savoir l’omniprésence de la référence à la guerre et aux combats armés dans les discours publics. À se fier aux récits de guerre de Jünger, la République était condamnée d’avance : les anciens soldats, encore jeunes, attendaient impatiemment leur prochain combat. En 1930, les auteurs ayant participé à un collectif dirigé par Ernst Jünger, Krieg und Krieger (Guerre et guerrier), parlaient déjà de la première Guerre mondiale et reconnaissaient que « la guerre est l’événement qui a donné un visage à notre temps11. » Krieg und Krieger se présentait en quelque sorte comme la réponse belliciste et révolutionnaireconservatrice à l’essai antimilitariste publié en 1924 par le pacifiste Ernst Friedrich, Krieg dem Kriege (Guerre aux guerres). Recueil de photographies et collage de citations et de témoignages sur les horreurs de la Première Guerre mondiale, Krieg dem Kriege fut écrit en quatre langues (allemand, français, néerlandais et anglais) afin de rejoindre le plus grand nombre possible de lecteurs. Le message de Friedrich était clair : contre la glorification « en vers et en prose » de la guerre par les « poètes bourgeois » et les « écrivains prolétaires », il souhaitait montrer, par des paroles claires et des photographies crues, que la guerre n’est qu’un cruel « massacre d’hommes12 ». Pour transmettre son message pacifiste, 10
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C’est du moins ce que suggère Louis Dupeux : « La “Révolution conservatrice”, dont Jünger devint l’une des figures de proue, fut très évidemment l’une des principales traductions idéologiques successives de cette quête “allemande” du savoir total… » (op. cit., p. 623). E. Jünger, préface à Krieg und Krieger (op. cit.), p. 5, je traduis (l’allemand se lit : « der Krieg ist das Ereignis, das [sic] unserer Zeit das Gesicht gegeben hat »). C’est dans cet ouvrage que parut pour la première fois l’essai bien connu de Jünger intitulé « La mobilisation totale » (Die totale Mobilmachung). Le titre du recueil, Krieg und Krieger, reprend par ailleurs le titre de l’essai du frère cadet de Jünger, Friedrich Georg Jünger, publié en ses pages. Les citations de cette phrase proviennent d’E. Friedrich, Krieg dem Kriege (Francfort, éd. Zweitausendeins, 1991, éd. conforme à l’éd. originale de 1924), p. 15. 33
Martine Béland
Friedrich employait une méthode multigraphique : photographies, collages et typographies variées. Or, Jünger allait précisément reprendre ce procédé quelques années plus tard : une même méthode servit donc à véhiculer deux messages diamétralement opposés. Ernst Jünger participa à deux ouvrages graphiques au début des années 193013. Ces livres procédaient à une esthétisation de la guerre (photographies de soldats, d’émeutes, de tranchées...), de la vitesse (clichés de voitures de courses, de chevaux en furie…) et de prouesses techniques modernes (images d’avions, de navires de guerre…) tout à fait dans l’esprit du futurisme italien. Walter Benjamin avait d’ailleurs condamné l’esthétisation du combat véhiculée par ces deux ouvrages. Dans sa critique du collectif dirigé par Jünger, publiée dans la revue Die Gesellschaft en 1930, Benjamin soulignait qu’un « mysticisme profond » et « dépravé » animait ses auteurs. Rappelant des idées avancées déjà par Ernst Friedrich en 1924, Benjamin notait que l’ouvrage dirigé par Jünger était « [l]e symptôme d’une exaltation juvénile qui débouche sur un culte, une glorification de la guerre […]. Cette nouvelle théorie de la guerre, qui porte au front la marque de son origine la plus furieusement décadente, n’est rien d’autre qu’une transposition débridée des thèses de l’art pour l’art au domaine de la guerre14 ». Les ouvrages photographiques auxquels participa Jünger donnent raison au verdict de Benjamin. À l’opposé de cette esthétisation du combat, le manifeste pacifiste d’Ernst Friedrich publiait des photographies de mutilés de guerre, des tableaux de statistiques sur les morts, les maladies et les destructions entraînées par les combats de 1914-1918, des photographies 13
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L’un en 1931, sous la direction de Ferdinand Bucholtz : Der gefährliche Augenblick. Eine Sammlung von Bildern und Berichten (200 Seiten mit über 100 Abbildungen) (Berlin, Junker und Dünnhaupt Verlag), dont il écrivit l’introduction; et l’autre en 1933, publié avec Edmund Schultz : Die Veränderte Welt. Eine Bilderfibel unserer Zeit (Breslau, Wilhelm Gottl. Korn Verlag). Les trois dernières citations proviennent de W. Benjamin, « Théories du fascisme allemand. À propos de l’ouvrage collectif Guerre et guerriers, publié sous la direction d’Ernst Jünger », 1930 (dans W. Benjamin, Œuvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, t. 2, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000), p. 199, 199 et 201. 34
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d’exécution, de fosses communes, de charniers, de champs dévastés… Autrement dit, le livre de Friedrich procédait à une désesthétisation de la guerre. Mais que l’on se tourne vers les intellectuels bellicistes, anarchistes ou pacifistes, il est manifeste que la Grande Guerre fut une expérience déterminante pour la philosophie et l’engagement politiques des intellectuels allemands, peu importe leur camp. Ernst Jünger a consigné et analysé son expérience de la guerre dans ses journaux, ainsi que dans une dizaine d’essais publiés immédiatement après la Première Guerre mondiale. Nous plongerons directement dans son œuvre, au moyen de l’analyse d’un essai dense et incontournable : La guerre comme expérience intérieure (1922). Ce texte que Jünger écrivit à 27 ans révèle toute la beauté de sa plume ainsi que la force de ses descriptions — une force à laquelle le lecteur doit pourtant savoir résister, d’autant plus qu’elle sait provoquer un ébranlement qui, comme le souhaitait Jünger, peut difficilement laisser indifférent.
La guerre comme expérience de jeunesse Ernst Jünger écrit dès sa première jeunesse. L’adolescent qui publiait des poèmes au retour de ses pérégrinations à travers la campagne allemande sera toutefois rapidement marqué par une expérience radicalement autre que celle inspirée par le romantisme dixneuvièmiste : celle du combat armé dans un conflit d’une envergure inégalée. Dès 1913, à dix-sept ans, Jünger fuit le confort bourgeois de la maison familiale pour s’enrôler dans la Légion étrangère française en mentant quant à son âge. Ayant signé un contrat de cinq ans, il s’embarque pour l’Algérie, mais il est rapidement rapatrié par voie diplomatique grâce à son père qui refuse de perdre l’aîné de la famille. Toutefois, le 1er août 1914, alors que l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, Jünger s’engage à nouveau, cette fois comme volontaire dans la Kaiserliches Heer. Devenu lieutenant, il passera toute la Grande Guerre aux premières lignes de combat, vivra de longs mois dans les tranchées, recevra de nombreuses blessures et sera finalement
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décoré, le 22 septembre 1918, de l’Ordre pour le Mérite. Haute décoration militaire créée par Frédéric II de Prusse en 1740 et abolie par Hitler, l’Ordre pour le Mérite était généralement décerné à des officiers de grades supérieurs, et non à de simples — et jeunes — lieutenants comme l’était Jünger15. Il faut noter que c’est d’un tout jeune homme dont il est ici question : à la fin de la guerre, Jünger n’a en effet que 23 ans. Si c’était plutôt par envie d’aventure et de défi, et non par pur bellicisme, que le jeune Jünger s’était enrôlé comme soldat, l’officier Jünger, dans les années 1920, développe ce que certains ont appelé à l’époque une « mystique de la guerre16 ». Les livres qu’écrit Jünger sous Weimar sont tout entiers traversés par l’expérience du combat, par la vue du sang et par la proximité de la mort. Pour une génération allemande formée à l’école du romantisme, frappée par la lecture de Nietzsche et marquée par la guerre, la proximité de la mort permettait paradoxalement d’échapper à une autre mort, celle qu’Anaïs Nin appelait alors « l’hibernation ». Cette mort « vivante » est l’existence doucereuse offerte par la vie bourgeoise moderne, une vie si plate qu’elle cèle une mort de l’esprit et de la force humaine. En 1931, Anaïs Nin résume cette perspective dans une entrée de son journal : « Vous vivez ainsi, à l’abri, dans un monde délicat, et vous croyez vivre. Vous lisez alors un livre […], ou bien vous faites un voyage […], et vous vous apercevez que vous ne vivez pas, que vous hibernez. » L’hibernation « apparaît comme une maladie inoffensive. Monotonie. Ennui. Mort. Des millions vivent ainsi (ou meurent ainsi) à leur insu. Ils travaillent dans des bureaux. Ils conduisent une voiture. Ils pique-niquent en famille. Ils élèvent des enfants. Il se produit alors un traitement de choc, une personne, un livre, une chanson, et cela les éveille et les sauve de la mort17. » 15 16 17
Cf. Jünger, Orages d’acier. Journal de guerre, 1920 (trad. H. Plard, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1970), note du traducteur de la page 439. W. Benjamin, « Théories du fascisme allemand », op. cit., p. 199 et 200. Les deux dernières citations proviennent d’Anaïs Nin, Journal (1931-1934) (trad. M.-C. van der Elst, Paris, Stock, coll. Le livre de poche, 1969), p. 21. Cette 36
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La Grande Guerre fut un tel traitement de choc : pour Jünger, l’expérience intérieure de la guerre entraîne une révélation qui peut sauver l’individu de la mort bourgeoise. Le diagnostic qui reconnaît au combat une puissance salvatrice n’était toutefois pas nouveau : il renvoie au vitalisme de type nietzschéen. Dans ses essais de jeunesse sur les Grecs, notamment, Friedrich Nietzsche décrit la dimension essentiellement agonistique et combative de la vie et de la culture humaine18. Jünger pousse ce raisonnement à sa dernière limite, lorsqu’il suggère que la guerre entraîne un retour intégral à la vie. La guerre permet d’apprécier la vie jusque dans sa superfluité, son immédiateté ou son raffinement. « [S]eul qui connaît la nuit peut apprécier la lumière », écrit l’ancien soldat. Il poursuit ainsi : « Nous le devons à la guerre, ce besoin de plonger les fibres les plus infimes de notre être dans la vie, pour l’appréhender dans sa splendeur intégrale. […] J’éprouve alors que l’existence est ivresse et la vie, la vie sauvage, folle, brûlante, une prière de ferveur19. » Le vitalisme nietzschéen a ainsi pu donner un schéma interprétatif pour penser le combat et en ordonner — ou du moins, en assimiler — l’expérience. Pour Jünger, la guerre réveille l’individu somnolent, l’individu en hibernation, pour lui montrer l’infinité des rapports possibles à la vie. Il écrit en 1922 : « Je suis entré dans cette guerre en fils d’une époque totalement imbue de la matière, en citadin des grandes villes, froid et précocement mûri, le cerveau poli en cristaux d’acier par le commerce des sciences naturelles et de la
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prise de conscience est paradigmatique dans l’entre-deux-guerres. Pour n’en citer qu’un autre exemple, c’est le même processus qui est déclenché chez le personnage de Jean-Paul Sartre dans La nausée (1938) : l’écoute d’un air de jazz, Some of These Days, se révèle une véritable expérience fondamentale pour Antoine Roquentin (La nausée, Paris, Gallimard, coll. Le livre de poche, p. 3739). Cf. Nietzsche, « L’État chez les Grecs », 1870, et « La joute chez Homère », 1872 (trad. M. Haar et M. B. de Launay, dans Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs, éd. Colli et Montinari, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990). Les deux dernières citations proviennent d’Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure, 1922 (trad. F. Poncet, Paris, Christian Bourgois, 1997), p. 110; dorénavant cité « GEI », suivi de la page. 37
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littérature moderne. La guerre m’a profondément changé, comme elle l’a fait, je crois, de toute ma génération20. » Ce qu’a décrit Anaïs Nin par la métaphore de l’hibernation, c’est l’état d’esprit de cette génération sous Weimar, que le conflit de 1914-1918 est venu confronter à des situations-limites de l’existence humaine, aux antipodes des conditions de vie bourgeoises. La guerre comme expérience intérieure fut une véritable révélation de la dimension spirituelle et éternelle de l’existence, une expérience fondamentale qui est venue confirmer et amplifier l’antimodernisme d’une génération confrontée à la technicisation des modes de vie, de production et de communication. C’est cette révélation que Jünger a décrite ainsi : « l’on se doute aussi que tout ce qui nous entoure est empreint, plutôt que de rationalité lumineuse, d’un mystère touffu, et cette prise de conscience est un premier pas dans une direction toute nouvelle. Nous avons repris contact avec le sol, puissions-nous […] recouvrer à ce contact notre force pleine et entière21. » Entrevoir un mystère plutôt que posséder un savoir; toucher directement le sol plutôt que de passer par la médiation du confort bourgeois : ces thèmes nous permettent d’atteindre le fond de la question, à savoir la dimension proprement philosophique de l’expérience de Jünger et de son œuvre littéraire sous Weimar. Dans l’entre-deux-guerres, outre son activité journalistique, Jünger publie son journal de guerre, Orages d’acier (1920), ainsi que divers ouvrages imprégnés par l’expérience du front : La guerre comme expérience intérieure (1922), Lieutenant Sturm (1923), Feu et sang (1925), Le boqueteau 125 (1925), Le cœur aventureux (1929)22, La mobilisation totale (1930), Le visage de la guerre mondiale (1930), Sur 20 21 22
GEI, p. 129-130. GEI, p. 130; je souligne. Jünger a publié en 1938 une deuxième version de ce livre, qui est une réécriture complète de l’ouvrage de 1929. Jünger a toujours énormément retravaillé ses textes au fil des ans, et l’édition la plus récente d’Orages d’acier, par exemple, est fort différente de l’édition de 1920. Pour ce seul texte, Jünger avouait qu’il en avait fait plus de cinquante révisions (E. Jünger, correspondance de février 1960 citée par J.-L. Evard, op. cit., p. 272). Les variantes propres aux différentes éditions ont été étudiées par Ulrich Böhme dans Fassungen bei Ernst Jünger (Meisenheim am Glan, A. Hain, 1972). 38
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le danger (1931) et enfin Le Travailleur (1932). Quant à la dimension philosophique de l’expérience intérieure de la guerre et à son effet sur la pensée jüngérienne sous la république de Weimar, le plus révélateur de ces ouvrages demeure La guerre comme expérience intérieure23. Avec ce livre, Jünger dit vouloir faire sa « paix avec la guerre, la considérer comme une chose qui a toujours existé, qui est en nous, la peler de toute écorce de représentations pour dégager la chose en soi24. » Cette phrase révèle que le travail de pensée entamé ici par Jünger se situe à un niveau philosophique. Ce travail de purgation entrepris par un jeune homme qui n’a pas trente ans prend la forme d’un effort de clarification d’une expérience fondamentale de l’existence humaine, définie comme étant son expérience la plus profonde, la plus intime, car la plus proche de « l’homme primitif25 ». Ce qui ressort de ce travail est un unique mélange de nietzschéisme et d’idéalisme : c’est sur cela que nous nous pencherons maintenant.
Le nietzschéisme jüngérien L’historien des idées David Ohana a bien cerné l’effet de la pensée nietzschéenne sur le jeune Jünger : « Dès lors que Jünger fusionna son interprétation de Nietzsche avec sa propre attirance esthétique pour la guerre et avec son expérience des tranchées, il n’était plus un auteur parmi d’autres écrivant sur la guerre : il était devenu son partisan le plus enthousiaste 26. » Jünger a parfaitement assimilé et réaffirmé des dimensions fondamentales de la pensée nietzschéenne, notamment le vitalisme, l’affirmation de la volonté de puissance, la représentation de l’Un originaire (ou de l’être) comme souffrance et création-destruction, et même la définition 23 24 25 26
Première édition : Der Kampf als inneres Erlebnis, Berlin, E. S. Mittler und Sohn, 1922. GEI, p. 93-94. GEI, p. 42. D. Ohana, « Nietzsche and the Fascist Dimension. The Case of Ernst Jünger » (dans J. Golomb et R. S. Wistrich [dir.], Nietzsche, Godfather of Fascism? On the Uses and Abuses of a Philosophy, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2002), p. 272; je traduis. 39
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de la communion dionysiaque avec l’être 27. Mais à cette compréhension toute nietzschéenne de la vie, se greffe une dimension proprement jüngérienne, à savoir un idéalisme qui semble plus précisément redevable au romantisme latent de Jünger et à son antimodernisme, ainsi qu’à son expérience de la guerre. Celleci lui a révélé une chose essentielle, à savoir que même au moment du déchaînement complet de la matière, il subsiste une force ou une volonté (que Jünger appelle de manière équivoque « l’idée28 ») qui convainc les individus de faire fi de la matière (et aussi d’euxmêmes comme matière) pour qu’ils se sacrifient entièrement à une cause non matérielle. C’est ce que révèle le fait que le soldat est toujours poussé à aller plus avant dans le combat et non à reculer, alors que le feu des armées menace pourtant directement son corps et sa vie propres. Voilà pourquoi la situation du soldat des tranchées est révélatrice pour Jünger. Alors qu’il baigne dans l’horreur et le sang, mais qu’il fonce malgré tout tête baissée vers les lignes ennemies, c’est-à-dire vers sa mort, le soldat n’est plus qu’un « conglomérat d’angoisses29 ». Ce soldat soulève une question capitale, que Jünger formule ainsi : « dans ces ténèbres où règne sans partage un sentiment d’angoisse dont on a peine à se faire idée, qu’est-ce qui peut encore pousser l’homme en avant30? » Pourquoi le soldat des tranchées poursuit-il une guerre qui lui laisse deviner la proximité de sa propre mort? La réponse de Jünger est sans équivoque : « le fait même [que le soldat] persiste à se mouvoir démontre qu’il a derrière lui une volonté supérieure. Que l’homme ne la ressente pas, que tout ce qu’il a de personnel s’y oppose, montre à quel point cette volonté doit être puissante 31. » Cette volonté est la volonté de vie qui s’affirme sous la forme d’une volonté de puissance, ou d’accroissement incessant de la puissance — voilà la dimension proprement nietzschéenne de la pensée du jeune Jünger. Celui-ci est résolument nietzschéen 27
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L’on peut consulter à cet égard l’ouvrage consacré par Reinhard Wilczek à la réception jüngérienne de Nietzsche : Nihilistische Lektüre des Zeitalters. Ernst Jüngers Nietzsche-Rezeption (Trier, Wissenschaftlicher Verlag Trier, 1999). GEI, p. 134. GEI, p. 145. GEI, p. 144. GEI, p. 145; je souligne. 40
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lorsqu’il croit que l’impulsion vitale première en l’individu est volonté de puissance, c’est-à-dire volonté d’extension et de croissance de la puissance, avant que d’être lutte pour la conservation de soi32. Mais si la guerre a ainsi révélé à Jünger que l’existence des individus « n’appartient pas à leur personne », il en conclut toutefois que leur existence appartient « à l’idée ». D’où provient ce recours à la notion d’« idée »? Voilà qui dépasse le langage purement nietzschéen. Pourquoi Jünger emploie-t-il un vocabulaire hégélien — ou romantique —, en écrivant par exemple que la Première Guerre mondiale « est la forme la plus terrifiante que l’Esprit qui meut l’univers ait jamais imprimé à la vie33 »? Ce constat que l’idée prime sur la matière est difficile à réconcilier avec le vitalisme nietzschéen de Jünger, c’est-à-dire avec son affirmation de la volonté de puissance. Lorsqu’il écrit que « l’être humain se sait réceptacle de valeurs éternelles et indestructibles34 », la seule définition qu’il donne de telles valeurs est ce fait que « la matière n’est rien et que l’esprit est tout » : il va d’ailleurs jusqu’à écrire que la grandeur humaine repose entièrement sur l’idée selon laquelle « l’esprit est tout35 ». Ce qui acquiert la plus haute valeur, selon Jünger, c’est l’idée : l’idée est supérieure à la personne, et voilà ce que le soldat vient confirmer, lui qui marche « sciemment à la rencontre de la mort36 ». En cherchant à retrouver « l’idéal dans le réel », même dans les 32
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Cf. Nietzsche, « Nous autres hommes sans crainte » (1887), livre V du Gai savoir, § 349 : « l’impulsion vitale […], de sa nature, aspire à une extension de puissance et par là même souvent met en cause et sacrifie la conservation de soi » (trad. P. Klossowski, éd. Colli-Montinari, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997, p. 247-248). Cf. aussi Par-delà bien et mal (1886), I, § 13 : « Un être vivant veut avant tout déployer sa force. La vie même est volonté de puissance, et l’instinct de conservation n’en est qu’une conséquence indirecte » (trad. C. Heim, éd. Colli-Montinari, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996, p. 32). GEI, p. 163. GEI, p. 92. GEI, p. 104 : Jünger souligne « cette seule idée qui convienne à des hommes : que la matière n’est rien et que l’esprit est tout, cette idée sur laquelle repose tout entière la grandeur humaine ». GEI, p. 92. 41
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situations-limites que présente une réalité où chaque instant peut être mortel, Ernst Jünger se ferait-il l’héritier de Goethe? L’on peut en effet voir dans ses écrits de guerre une trace de la sagesse goethéenne qui, contre les Romantiques, refusait de déprécier le réel et le quotidien afin de « reconnaître que chaque instant présent n’est pas trivial, qu’il est nécessaire d’en découvrir la richesse et la valeur, de déceler en lui la présence de l’idéal37 ». Or comment concilier cette idée romantique avec le fond résolument nietzschéen de l’expérience intérieure fondamentale d’Ernst Jünger? Il convient ici de rappeler une dimension du nietzschéisme du jeune essayiste dont la pensée, dans l’essai de 1922 et ailleurs38, est à la fois purgation et effort de conceptualisation. Pour Ernst Jünger, la guerre fut la révélation du fait que la nature profonde et intime de l’être humain est combat. « [L]a vie est radicalement guerrière39 », affirme-t-il en 1929. La vie est une lutte pour la survie, l’existence est donc toujours un combat. Par suite, la guerre est un état normal et constant plutôt qu’un moment d’exception. Or, cette perspective est bien nietzschéenne. Nietzsche croyait que la cruauté et la violence caractérisent le politique, mais qu’elles définissent d’abord et avant tout la vie comme telle : « Chaque instant dévore le précédent, chaque naissance est la mort d’êtres innombrables. La procréation, la vie et le meurtre sont une seule et même chose 40 ». Pour le philosophe, la cruauté précède le politique — ce qui l’amène à décrire l’état de nature comme bellum omnium contra omnes41. La guerre permet donc de voir l’être humain tel qu’il a toujours été et qu’il sera toujours : l’homme primitif, l’homme-bête qui est 37
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Les deux dernières citations proviennent de Pierre Hadot, N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels (Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque idées, 2008), p. 25-26 (Hadot renvoie aux Conversations avec Eckermann, 10 avril 1829). Notamment dans son journal de guerre Orages d’acier, mais aussi dans ses autres essais sur la Première Guerre mondiale. Ernst Jünger, Le cœur aventureux. Notes prises de jour et de nuit, 1929 (trad. J. Hervier, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1995), p. 51. Nietzsche, « L’État chez les Grecs », op. cit., p. 184. Cf. ibid., p. 187. 42
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« totalement effréné dans le déchaînement des instincts42 » quand la vie en lui est rappelée à ses fonctions primitives. En somme, la guerre permet de voir « la lutte pour l’existence dans toute sa nudité », une lutte que remporte nécessairement le plus fort qui fonce alors « plus avant dans la vie43 ». Mais toujours, c’est la vie « dans sa vigueur éternelle44 » qui remporte la victoire, et non l’individu. Le soldat lui-même est perdant d’avance — mais il poursuit néanmoins le combat. La guerre ne fait donc pas découvrir quelque chose de plus élevé que ce que le vernis civilisé nous donne à voir comme étant l’existence. Bien au contraire, la guerre révèle quelque chose de plus profond, de plus enfoui. C’est ce fond intime de l’être humain — tissé de combat pour l’extension de la puissance, de lutte pour la vie, d’égoïsme, de cruauté, de souffrance, d’horreur et finalement d’absurdité —, c’est ce fond tragique qui est le véritable visage de l’être. Or, l’expérience du soldat des tranchées est la mieux à même de donner lieu à cette prise de conscience, puisque le soldat des tranchées est un combattant de tous les instants. C’est parce qu’il a été un « journalier de la mort45 », que Jünger a pu voir la lutte infinie qui se joue en l’homme. Cette découverte, cette profonde expérience intérieure, peut permettre à l’individu d’atteindre des sommets de l’existence humaine : la découverte du fond de l’existence peut mener à la grandeur. Voilà encore une dimension nietzschéenne de la pensée de Jünger. Nietzsche écrivait en 1886 : « nous croyons que la dureté, la violence, l’esclavage, le danger dans la rue et dans les cœurs, le secret, le stoïcisme, la tentation et les diableries de toutes sortes, que tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique en l’homme, ce qui tient en lui du fauve et du serpent, sert aussi bien l’élévation de l’espèce “homme” que son contraire 46 ». Fondées sur la découverte de l’horreur primordiale, la bravoure et le réalisme héroïque, d’après Jünger, sont ainsi des expressions du savoir profond qu’entraîne 42 43 44 45 46
GEI, p. 38. GEI, p. 39. GEI, p. 69. GEI, p. 60. Nietzsche, Par-delà bien et mal, II, § 44 (op. cit.), p. 60-61. 43
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l’expérience du combat47. Or, c’est ici que Jünger fait un saut vers l’idéalisme. Selon lui, la bravoure exprime le primat de l’idée ou de l’esprit sur la matière, car seule cette connaissance permet de faire face à la mort. Le héros est celui qui comprend qu’à travers lui, c’est l’idée ou l’esprit qui s’exprime — le héros comprend qu’il n’est luimême qu’un matériel « que l’idée, sans qu’[il] le sach[e], consume pour atteindre ses buts48 ». Tout soldat n’est pas un héros, mais seul celui qui a fait l’expérience intérieure du combat peut devenir un héros. Jünger présente un portrait très éloquent du héros : « c’est la nature même du héros que l’idée l’entraîne au-delà de tous les obstacles matériels. Nous ressentons la peur parce que nous sommes des êtres périssables, mais si l’impérissable triomphe de cette peur en nous, nous pouvons en être fiers. » Cette réflexion sur la prise de conscience qu’a le héros d’être mû par l’esprit ou l’idée, Jünger la conclut alors ainsi : « On voit que nous sommes vraiment liés à la vie, et pas seulement à l’existence 49. » Voilà qui est révélateur quant au composé complexe qui fait le propre de la pensée jüngérienne sous Weimar. Cette distinction entre vie et existence mérite notre attention. On aura compris que l’existence réfère à cet état d’hibernation que décrivait Anaïs Nin, c’est-à-dire à une quotidienneté que vient briser l’expérience de la guerre 50. Quant à la vie, elle semble revêtir pour Jünger le même caractère que pour Nietzsche. C’est d’ailleurs par une description nietzschéenne de la vie en elle-même que se terminent les réflexions de Jünger dans La guerre comme expérience intérieure : « La voici qui prend son cours devant nous, la vie telle qu’en ellemême, la forte tension, la volonté de lutte et de puissance dans les formes de notre temps, dans la forme qui nous est propre. Devant ce flot énorme qui roule sans discontinuer vers le combat, 47
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Cf. GEI, p. 91-92 : « La bravoure n’est jamais que l’expression d’un savoir ancré au plus profond des consciences : l’être humain se sait réceptacle de valeurs éternelles et indestructibles. » GEI, p. 133. Les deux dernières citations proviennent de GEI, p. 145. Quant à Anaïs Nin, c’est la lecture de l’œuvre du romancier anglais D. H. Lawrence qui l’aura « réveillée » (cf. A. Nin, op. cit., p. 21). 44
La baïonnette, la plume et le marteau : Ernst Jünger toutes les œuvres s’annihilent, tous les concepts sonnent creux lorsque se manifeste l’élémentaire, la colossale énergie qui toujours fut et toujours sera, lors même que depuis longtemps 51 auront disparu les humains, et les guerres avec eux . »
Ce qui est proprement jüngérien dans cette description d’inspiration nietzschéenne, c’est de représenter cette vie comme idée, ou comme esprit — c’est-à-dire d’idéaliser la vie ou de la couper de son incarnation véritable dans la matière en lutte. Un passage est à cet effet significatif : Jünger écrit succinctement qu’« un jour, tôt ou tard, on reconnaît que le devenir est au-dessus de la vie52. » Voilà peut-être la clef permettant de comprendre l’idéalisme de Jünger, qui l’éloigne finalement de Nietzsche. En effet, l’on peut interpréter cette phrase ainsi : selon Jünger, ce qui est au-delà de la vie, c’est-à-dire ce qui est au-dessus de l’impulsion vitale d’extension de puissance, incarnée en toute chose vivante, c’est la compréhension que cette lutte est éternelle et que la vie est donc une incessante création-destruction. Car de dire que le devenir est au-dessus de la vie, et que grâce à une expérience intérieure fondamentale, l’on vient éventuellement à le reconnaître, qu’est-ce sinon affirmer la préséance de la compréhension tout humaine de la vie comme éternelle croissance et extension de la puissance? Le devenir n’est pas inscrit dans les choses mêmes, mais plutôt dans la structure épistémologique humaine, dont l’homme ne peut jamais sortir afin de vérifier s’il y a des choses en soi. Par delà la vie, il y a donc la conscience réaliste du héros — ainsi chez Jünger le niveau épistémologique (et donc le niveau anthropologique) trouve-t-il préséance sur toute hypothèse ontologique. Pour résumer, Jünger conçoit que l’expérience fondamentale de la guerre permet de comprendre ce en quoi consiste la vie, comme combat et éternelle extension de la puissance. Cette compréhension, cette reconnaissance du devenir, c’est la manifestation de « l’idée ». Paradoxalement, c’est donc la guerre qui offre le moment propice à la contemplation philosophique. Si l’on comprend le devenir comme la reconnaissance, par l’être 51 52
GEI, p. 164. GEI, p. 142. 45
Martine Béland
humain, que la vie est volonté de puissance, et si c’est cette reconnaissance qui est la chose la plus haute que puisse atteindre l’esprit humain, alors, écrit Jünger, « [t]ous les buts sont passagers, le mouvement seul est éternel, qui ne cesse de susciter des spectacles splendides et impitoyables53. » De cette affirmation découle un possible éthique que Jünger ne cherche nullement à éviter. Il écrit en effet que « [l]a cause n’y fait rien, tout est dans la conviction54 ». S’il n’y a qu’un mouvement partout présent en tout, toute cause véhicule finalement toujours un seul et même but, qui est l’affirmation et l’extension de la puissance. L’important est donc la conviction de l’agent humain, c’est-à-dire la compréhension finale que l’individu a des forces à la fois « vitales » et « spirituelles » qui guident son action. Ce constat implique deux conclusions propres à la pensée jüngérienne des années d’entre-guerres : d’une part, qu’il importe peu de mourir pour une erreur, du moment que l’on soit mort par conviction, puisque la conviction est le critère de l’authenticité 55; d’autre part, que « tous les moyens de l’esprit et de la violence, y compris le lance-flammes et les gaz de combats56 », sont justifiés pour mener une action guidée par une conviction profonde. Mais une troisième affirmation semble être la plus importante pour Jünger — et c’est d’ailleurs sur elle que se clôt son ouvrage de 1922 —, à savoir que l’expérience intime de la vie comme guerre est l’expérience la plus haute, car elle est la plus profondément liée à l’être, c’est-à-dire à la vie comme création-destruction. Selon Jünger, le soldat qui est sorti indemne de la Première Guerre mondiale avec cette expérience du mouvement supérieur de la vie en lui est un individu qui a eu la possibilité de vivre l’une des expériences les plus intimes qu’il soit donné à l’être humain de faire. Cette expérience — comme Walter Benjamin l’avait aussitôt remarqué avec inquiétude — est essentiellement esthétique : c’est une contemplation qui ne peut qu’acquiescer devant « le 53 54 55 56
GEI, p. 164. GEI, p. 160. Cf. GEI, p. 160. GEI, p. 142. 46
La baïonnette, la plume et le marteau : Ernst Jünger
tournoiement de la vie 57 » dans lequel l’individu humain est intriqué. Jünger souligne le caractère rare et précieux de cette expérience, lorsqu’il écrit : « S’abîmer dans l’inutilité sublime [du mouvement éternel] comme on le fait dans une œuvre d’art ou dans le ciel étoilé, voilà qui n’est accordé qu’à peu d’entre nous58. » Cette expérience de la vie revêt pour lui une valeur suprême59. Dès lors que l’individu se détache de son Moi pour se fondre dans « l’éternel grand tout60 » auquel il appartient et qui le meut, que lui importe la mort, que lui importe toute cause? L’on pourrait être tenté d’ajouter : que lui importe l’action? Cette question rejoindrait d’ailleurs les préoccupations de Nietzsche dans La naissance de la tragédie, qui mettait en garde contre les états d’extase dionysiaque qui, de par la communion qu’ils entraînent avec l’être ou l’Un originaire, peuvent anéantir en l’individu toute envie de l’action 61. Mais chez le jeune Jünger, l’action ne semble jamais menacée par le nihilisme — et comment pourrait-elle l’être, puisque même l’action individuelle la plus meurtrière, à savoir l’enthousiasme du soldat courant à sa propre mort, est comprise par Jünger comme le signe le plus haut de la dimension spirituelle de la vie humaine? Le héros jüngérien ne peut être passivement nihiliste s’il est par définition cet homme animé d’une conviction, conscient qu’il est d’être mû par une idée. La solution à la dégénérescence bourgeoise, selon Jünger, est le dynamisme 62. Le réalisme héroïque définit le combat comme l’action primordiale, et la contemplation du mouvement combatif de la vie comme l’acte esthétique essentiel.
57 58 59 60 61
62
GEI, p. 70. GEI, p. 164. Cf. GEI, p. 92. GEI, p. 70. Cf. Nietzsche, La naissance de la tragédie, 1872 (trad. M. Haar, P. LacoueLabarthe et J.-L. Nancy, éd. Colli-Montinari, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997), par exemple les § 7, p. 55; § 1, p. 30; et § 21, p. 155. Cf. D. Ohana, op. cit., p. 275. 47
Martine Béland
La baïonnette, la plume, le marteau — et le rameau Par son mélange particulier d’idéalisme et de nietzschéisme, Ernst Jünger a assurément contemplé l’une des alternatives fondamentales de la philosophie, qui avait aussi accaparé Nietzsche : l’alternative entre une philosophie esthétique (tournée vers la contemplation) et une philosophie pratique (tournée vers l’action). Le jeune Jünger à la baïonnette sera devenu sous la république de Weimar un rude mais talentueux manieur de la plume, un talent qu’il aura choisi de mettre à la contribution d’un appel à l’action dans le sens du réalisme héroïque, d’un réveil spirituel de l’Allemagne et de la préparation de l’« époque toute nouvelle63 » qui selon lui se dessinait après la Grande Guerre. Par suite, l’homme à la plume aura tôt fait d’en appeler à l’homme au marteau, c’est-à-dire au Travailleur comme incarnation de l’esprit du temps, la seule figure humaine pouvant donner un sens au monde de la technique 64. Selon Jünger, l’être humain n’est pas menacé d’inertie, puisqu’il est toujours et déjà à fond impliqué dans l’action. Ce que la pensée jüngérienne menace de court-circuiter, ce serait donc plutôt l’éthique entendue autrement que comme acquiescement héroïque à la supposée « beauté » du « vouloir enflammé du sang65 ». Pour Jünger, « [l]a folie et le monde ne font qu’un66 » : aussi considère-til tout effort pour vouloir rationaliser le monde comme étant au mieux naïf et au pire, voué aux mêmes échecs que les efforts en vue de vivre cette folie à plein régime. Pour le Jünger de l’entredeux-guerres, le politique, entendu comme effort d’instaurer une durée et une stabilité dans le vivre-ensemble humain, est chose impossible. Ce qui est, c’est le combat, la lutte, la destruction, le chaos, le désordre, qui traduisent l’impulsion vitale fondamentale comme éternelle expansion de la puissance. Et ce qui doit être, c’est la compréhension esthétique individuelle de ce mouvement 63 64 65 66
GEI, p. 163. Cf. E. Jünger, Le Travailleur, 1932 (trad. J. Hervier, Paris, Christian Bourgois, coll. Choix essais, 1994). GEI, p. 164. GEI, p. 160. 48
La baïonnette, la plume et le marteau : Ernst Jünger
destructeur de la vie, dans la conscience réaliste du héros. Tout équilibre des forces est illusoire : voilà ce que sait le réaliste héroïque. Il sait aussi que la vie, en lui comme partout, n’est qu’une volonté d’accroissement de la puissance. De par cette philosophie qui découle du vitalisme nietzschéen et de l’expérience fondamentale du soldat du front pendant la Grande Guerre, le héros jüngérien en vient à lancer des appels au combat, à la guerre totale, à la guerre continuelle — puisque la guerre est le déclencheur et la condition de possibilité de la contemplation philosophique. Cette voie dangereuse prise par une certaine réception de la pensée nietzschéenne a été critiquée au XXe siècle. L’esthétisation du combat et la mystique de la guerre qui peut prendre sur soi de justifier les pires atrocités, Walter Benjamin les a rapidement condamnées. En réponse aux thèses du jeune Jünger, Benjamin écrivait en 1930 : « nous n’admettrons pas que vienne nous parler de la guerre celui qui ne connaît rien d’autre que la guerre. Radicaux à notre manière, nous demanderons : D’où venez-vous? Et que savez-vous de la paix 67? » Il semble que l’officier Jünger aura finalement entendu l’appel de Benjamin. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il publiait un essai par lequel il tournait finalement la page de la Révolution conservatrice et de l’appel au combat : La paix 68.
67 68
W. Benjamin, op.cit., p. 209. Rédigé à Paris en 1943, cet essai fut édité à trois reprises en Allemagne en 1945, mais empêché de diffusion et saisi par les autorités. Il put paraître en 1946 à Amsterdam, avant d’être publié en France en 1948 (trad. B. et A. Petitjean, Paris, Table ronde), puis enfin en Allemagne, en 1949. 49
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Ève Lamoureux Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution Pour paraphraser l’une des interrogations soulevées dans l’introduction à ce volume : comment Brecht pense-t-il Weimar sous Weimar? Il est difficile de répondre à cette question, surtout dans le cadre restreint d’un chapitre, puisque le personnage est complexe, sa production foisonnante et ses champs d’intervention multiples : il fut critique artistique, poète, écrivain dramatique, metteur en scène et théoricien. Né en 1898 d’une famille petite-bourgeoise d’Augsbourg, Brecht s’installe définitivement à Berlin en 1924. C’est dans cette ville qu’il remportera ses premiers grands succès d’abord dans les cercles d’avant-garde, puis avec un public élargi. Lors de son exil forcé, en 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag, il est reconnu mondialement et bien implanté à la fois comme auteur dramatique et metteur en scène important ayant bouleversé la conception du théâtre et de son rôle social et politique. La vision brechtienne du monde est résolument culturelle, voire spécifiquement artistique. Cette lorgnette sera la sienne tout au long de sa vie, même si il s’y jumelle une vision politique. Antimilitariste, Brecht s’oppose très tôt à l’establishment culturel et aux valeurs bourgeoises et conservatrices. Chez lui, la « crise de la modernité classique » signifie d’abord la non-adéquation entre la réalité moderne (économique, politique, technique et culturelle) et la structure narrative du drame classique, sa mise en scène et la tradition psychologisante du théâtre du XIXe siècle1. Elle prendra la forme, ensuite, de la nécessité de transformer radicalement le régime par le communisme et d’une interrogation sur le rôle que les artistes et l’art doivent y jouer. C’est ainsi que Brecht s’en 1
Cf. Rainer Nägele, « L’autre scène : entre(nt) Brecht et Artaud » (Revue de littérature comparée, n° 310, 2004), p. 148. 51
Ève Lamoureux
prend aux fondements éthiques et esthétiques de la modernité politique2 en proposant toutefois une voie alternative à celles prises par les avant-gardes artistiques dominantes : l’expressionnisme (décisif entre 1910 et 1922), puis le dadaïsme (courant fort politisé en Allemagne et dont une partie de ses membres se tourneront vers la révolution et entretiendront des liens étroits avec le constructivisme russe, donnant ainsi la Nouvelle objectivité)3. Deux grandes questions seront explorées en ces pages. D’abord, nous nous interrogerons sur la spécificité de l’engagement brechtien pendant la période de la république de Weimar et sur les présupposés culturels et idéologiques sur lesquels il repose. Ensuite, nous expliciterons les éléments essentiels de la révolution artistico-politique du théâtre mise de l’avant et expérimentée par ce dramaturge.
Les singularités de l’engagement brechtien Chez Brecht, la nature des rapports entre pensée et engagement est particulière. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent qu’encore aujourd’hui, le personnage, sa vie et son œuvre fascinent toujours. Premièrement, Brecht est un intellectuel humaniste engagé, conceptualisant le rôle de l’artiste en tant qu’intervenant social déterminant, mais pas au sens politique usuel. Son champ d’action est la culture. Le rôle révolutionnaire des créateurs, selon lui, passe par une refonte en profondeur de l’art en lui-même. Deuxièmement, sa vision idéologique évoluera beaucoup sous Weimar. Il passera, au moment de la Première Guerre mondiale, d’une poésie empreinte de sentiments patriotiques (odes à la guerre et au sacrifice pour la patrie) à une attitude querelleuse, durant la première moitié des années 1920, teintée d’anarchisme et 2 3
À cet égard, cf. l’introduction au présent volume. Cf. John Willett, Les années Weimar. Une culture décapitée (Paris, F. Hazan, 1984), p. 13. 52
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
de nihilisme4. C’est durant cette période qu’il crée ses premières pièces de théâtre, Ball (1918) et Tambour dans la nuit (1919), et qu’il écrit des critiques littéraires et théâtrales dévastatrices. Sa conversion au marxisme sera plus tardive (à partir de 1926) et, selon le mythe qu’il a lui-même répandu, assez drastique. Elle découlerait de l’échec de recherches effectuées en vue de l’écriture d’une pièce sur la Bourse aux céréales de Chicago. Or, après maintes lectures de traités d’économie et rencontres avec des économistes, l’auteur abandonne le projet puisqu’aucune des explications fournies ne rend réellement compte de la situation. Il se tourne alors vers Marx. En l’espace de quelques mois, le Brecht largement connu, marxiste et révolutionnaire, aurait ainsi fait son apparition, ce dernier faisant sienne la onzième thèse de Marx sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer 5 ». Cependant, cette « conversion » brechtienne suit une tendance plus générale de radicalisation de l’art de gauche dans la deuxième moitié des années 19206, que la crise économique et l’augmentation des conflits entre communistes et fascistes ne feront qu’exacerber. À partir de ce moment, Brecht prend aussi clairement parti contre Hitler et le fascisme 7, adoptant la vision propre aux communistes de l’époque : « l’antisémitisme n’est qu’une ruse, quelque chose d’accessoire et de momentané [par rapport à la lutte des classes] et pas cet élément constitutif du nazisme8 ».
4 5 6 7
8
Cf. Francine Maier-Shaeffer, Bertolt Brecht. Voix allemandes (Paris, Belin, 2003), p. 11. Cf. Karl Marx, « 11e thèse sur Feuerbach » (dans Maximilien Rubel [dir.], Œuvres III. Philosophie, Gallimard, 1982), p. 1033. Cf. J. Willett, op. cit., p. 16. Sa lutte contre le fascisme se fera, notamment, en étant directeur quelques années de la revue Das Wort, publiée à Moscou et ouverte à toutes les tendances de l’opposition antihitlérienne. Jean Ruffet, « Brecht de passage à Moscou du 18 au 30 mai 1941 » (Les temps modernes, n° 622, 2002-2003), p. 124. 53
Ève Lamoureux
Le marxisme adopté par Brecht, du moins de 1926 à 1933, est qualifié de « marxisme populaire9 ». C’est durant cette période qu’il obtient son premier grand succès, l’Opéra de Quat’sous (1928), créé en collaboration avec Kurt Weill, qu’il écrit et met en scène ses pièces didactiques et qu’il conceptualise son théâtre épique. Le travail de Rocheleau10 met d’ailleurs en lumière la richesse protéiforme de son œuvre et insiste sur son expérimentation radicale de plusieurs « formes de communication » (opéra, théâtre musical, pièces didactiques, théâtre épique, réécriture de classiques, cinéma, radiodiffusion, etc.), l’élément décisif étant chez lui la relation entre l’œuvre et le spectateur. Son interrogation centrale est alors la tension entre l’individu et le groupe, la réflexion sur « comment une communauté peut être créée et par quels liens elle demeure assemblée 11 ». La troisième raison expliquant le particularisme de l’engagement brechtien est que Brecht ne sera jamais un marxiste « orthodoxe ». Comme l’explique Maier-Shaeffer, « son adhésion au marxisme ne passe pas par le communisme, et n’est pas liée à une pratique politique12 ». Brecht gardera toujours ses distances par rapport au Parti communiste allemand (dont il ne sera jamais membre), il ne s’exilera pas en U.R.S.S. et, même s’il ne critique jamais directement Staline, il refusera systématiquement les mots d’ordre en provenance des partis communistes, notamment au sujet des formes que doit revêtir l’art de gauche. À titre d’exemple, dans ses pièces, il ne met pas en scène des héros positifs révolutionnaires, mais il explore la plupart du temps « les contradictions et les errements des victimes et des opprimées13 ». Selon lui, « il ne s’agit pas d’adopter le théâtre au discours politique, fût-il révolutionnaire, mais de le transformer radicalement en le politisant : le théâtre comme affaire politique et 9 10 11 12 13
F. Maier-Shaeffer, op. cit., p. 11. Alain-Michel Rocheleau, Bertolt Brecht et la nouvelle communication (Québec, Nota bene, 2000). Nikolaus Müller-Schöll, « La notion d’Einverständnis : Brecht entre Kafka et Carl Schmitt » (Revue de littérature comparée, n° 310, 2004), p. 155. F. Maier-Shaeffer, op. cit., p. 18. Jean-Paul Dufiet, « Un homme dans l’histoire » (Spirale, no 189, 2003), p. 52. 54
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
non le politique comme la nouvelle affaire du théâtre 14 ». De la même façon, il aura des polémiques sérieuses, notamment avec Lukács, sur la vision russe du réalisme. Brecht sera aussi toujours vigilant au sujet de l’importance de l’exploration formelle et de la qualité artistique. En outre, son art reste irréductible à son idéologie et comprend de multiples aspects « non déterminés » résultants d’une « vision conflictuelle du monde et de l’art15 » sur lesquels les théoriciens actuels insistent plus depuis l’effondrement du bloc soviétique. Quatrièmement, les influences de Brecht sont multiples, ce qui explique en partie la diversité et la complexité de son œuvre. Comme la plupart des artistes de l’époque, il est très intéressé par les avancées technologiques alors importantes, ainsi que par l’attrait que suscite, au début des années 1920, l’avant-garde soviétique : la possibilité d’un monde nouveau, la promotion d’une conception moderniste de l’art et la mise de l’avant du réalisme16. Cela dit, dès le milieu de la décennie, les « mythes américains17 » jouent aussi un rôle important dans l’imaginaire artistique berlinois : plaisirs quotidiens, rythme de vie effréné, spectacles à grand déploiement, jazz, romans policiers, sports, etc. Plusieurs de ces composantes se jumelleront à la vision marxiste de Brecht qui, d’ailleurs, fréquente les matchs de boxe avec le metteur en scène Erwin Piscator et écrit pour le magazine misportif et mi-littéraire Arena. Sa métaphore préférée, pour parler de son théâtre, est d’ailleurs celle du stade ou du cirque. Elle lui permet d’insister sur le fait que le théâtre n’est pas simplement parole, discours, mais aussi, et peut-être surtout, corps, gestus, soit
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Jean-François Chiantaretto, Bertolt Brecht, penseur intervenant (Paris, Publisud, 1985), p. 35. Daniel Mortier, « Texte de théâtre et indétermination. À propos de l’Opéra de quat’sous » (Revue de littérature comparée, n° 310, 2004), p. 230. Cf. J. Willett, op. cit., p. 40. Jean-Michel Palmier, « Berliner requiem » (Magazine littéraire, n° 190, 1982), p. 32. 55
Ève Lamoureux
habileté à montrer que les comportements des personnages sont tributaires de normes et de positionnements sociaux 18. Au fondement de sa conception théâtrale, nous retrouvons aussi l’influence déterminante de la culture de masse. Comme chez les tenants du théâtre de boulevard, Brecht croit que l’art ne doit plus être réservé aux élites cultivées et doit être déterminé et produit par la masse. Il emprunte plusieurs éléments à la culture populaire qui l’éloigne d’un art de gauche plus classique : le comique, le conte, les songs.. Ceux-ci lui permettent de s’opposer au drame classique et à son pathos. À des fins d’illustration, la majorité de ses personnages sont généralement naïfs. Or, comme l’explique Silhouette : « Naïf signifie du point de vue de la narration et du style refroidir, dédramatiser, pour ériger le banal et la simplicité en catégorie théâtrale 19 ». Brecht retient aussi de l’art populaire les idées, essentielles chez lui, de communion et de participation du public. Cette idée de la massification de la culture va certes être reprise et politisée par les communistes dans le sens d’une appropriation militante de l’art par le peuple, mais elle provient de l’influence américaine et de la mécanisation de la culture. Comme Walter Benjamin, Brecht y verra plusieurs avantages, dont la prolétarisation des artistes (« L’homme — c’est-à-dire l’intellectuel! — ne redevient pas homme en sortant de la masse mais en y pénétrant20 ») et l’exacerbation des contradictions de l’art bourgeois favorisant la fin de sa légitimité. Tout comme Piscator, il expérimentera les nouvelles technologies et jouera, tout au long de sa carrière, avec la question de la « vision bourgeoise » de la propriété intellectuelle.
18 19
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Cf. R. Nägele, op. cit., p. 149. Marielle Silhouette, « Hans im Glück (1919) : du conte populaire à la forme dramatique, le théâtre lieu d’échanges » (Revue de littérature comparée, n° 310, 2004), p. 213. Citation de Brecht reprise par Burkhardt Lindner, « Le débat sur la culture de masse » (dans G. Raulet [dir.], Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris, Anthropos, 1984), p. 276. 56
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
Finalement, un dernier aspect doit être abordé afin d’expliquer la singularité de l’engagement brechtien, soit sa démarche ou sa méthode de travail. Il est très difficile de rendre compte de sa conception de l’art révolutionnaire puisque la tradition analytique 21 tend à figer sa pensée et à la présenter comme une doctrine monolithique et achevée. Or, rien n’est plus faux. Il développe sa vision grâce à une « pratique quotidienne […] expérimentale et collective », à un va-et-vient constant entre la théorie et la pratique. Son seul ouvrage théorique systématique, Petit organon pour le théâtre, a été mis en forme uniquement en 1948. De plus, Brecht considérait que l’art ne devait jamais se réduire à un arsenal de techniques formelles, qu’il devait être remis continuellement en question en fonction de la praxis et modifié selon l’évolution de la société. Le dramaturge s’est d’ailleurs soumis à cet exercice exigeant. Il retravaillait sans cesse ses pièces et ses mises en scène en tenant compte de l’accueil du public et de la critique, mais aussi de l’épreuve du temps et des transformations sociales. Ainsi, comme l’affirme Maier-Shaeffer : « Force est de constater que le système clos est davantage le produit de la réception qu’une théorie fermement établie par l’auteur22 ».
Les fondements théoriques de la conception artistique brechtienne Passons maintenant à l’exploration de certains des éléments artistiques transformés par Brecht afin de rendre l’art adapté au XXe siècle et à même de contribuer à l’avènement d’une société
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Plusieurs auteurs actuels (dont Dufiet, op. cit., Maier-Shaeffer, op. cit., et Rocheleau, op. cit.) insistent sur le fait qu’une grande partie de la tradition analytique qui se penche sur Brecht (au niveau de la théorie, de la mise en scène et de l’analyse littéraire) a eu tendance à présenter sa conception de manière trop figée, comme étant définitive, perdant de vue ainsi non seulement l’évolution de la pratique et de la pensée du dramaturge, mais aussi les multiples expérimentations, les nuances et les innovations formelles qui échappent à la dimension idéologique de l’œuvre. Les deux dernières citations proviennent de F. Maier-Shaeffer, op. cit., p. 22. 57
Ève Lamoureux
communiste23. Son combat est mené à la fois par les thématiques abordées dans ses œuvres narratives et par la théorisation et la mise en pratique d’une conception révolutionnaire du théâtre. C’est cette dernière, plus particulièrement, que nous nous proposons d’analyser maintenant. Brecht en appelle à la création d’un théâtre radicalement métamorphosé et ce, pour deux raisons : le théâtre classique n’est plus adapté à la modernité et il vise à assurer l’ordre bourgeois. Tout ce qui est objet de réjouissance est hors-d’œuvre, pour reprendre ses propres termes. La fable, élément clé de la représentation, ne suscite plus d’écho chez les spectateurs. Les reproductions données des événements ne correspondent plus à leur réalité vécue. De plus, ce théâtre sollicite uniquement leur émotivité. Or, le nouveau théâtre, selon le dramaturge, doit plutôt être scientifique et interpeller aussi la rationalité des gens, favoriser leur distance critique. Son objectif doit être la démystification des forces de domination et le déconditionnement du public face aux idéologies admises. C’est ainsi, par une refonte en profondeur à la fois du fond, mais aussi de la forme, que l’art peut devenir révolutionnaire et cesser de renforcer l’ordre établi. Brecht tente d’en faire un outil pédagogique, mais dans un sens particulier qui s’éloigne de plusieurs des conceptions artisticopolitiques qui en font un simple moyen de propagande politique. Il sollicite la « réflexion » des gens et non leur « conviction24 ». Il rejette l’idée d’envoûter son public et tente plutôt de provoquer sa participation consciente par le biais d’un dialogue entre la scène et la salle. Il n’est donc pas question de « didactisme » mais plutôt d’« apprentissage25 ».
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Brecht croit profondément à l’importance d’une transformation radicale de la société. Son statut de « non orthodoxe » concerne les mots d’ordre politique et artistique des partis communistes (donc un désir d’autonomie de la pensée et de l’action) et non des doutes à propos de l’urgence d’une révolution communiste et des principes au fondement de la pensée marxiste. David Gilbert, « Brecht au Québec : au-delà des malentendus » (Jeu : cahiers de théâtre, n° 43, 1987), p. 118. F. Maier-Shaeffer, op. cit., p. 16. 58
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
L’artiste, par son œuvre, propose sa vision des conditions réelles d’existence et des rapports de domination, et suggère de possibles transformations. Les spectateurs, eux, sont invités à réfléchir à la fois au monde dans lequel ils vivent et à la représentation de ce monde qui leur est livrée sur la scène. Ainsi, le théâtre arrache l’homme à son aliénation en le rendant sujet pensant et sujet responsable des transformations à opérer pour améliorer ses conditions de vie. Comme plusieurs de ses contemporains marxistes, Brecht croit que les œuvres favorisant cet objectif de démystification de la domination bourgeoise doivent répondre à deux critères : être réalistes et populaires. Par contre, sa compréhension de ces deux concepts est assez originale. Examinons premièrement ce qu’il entend par un art populaire : « Populaire veut dire : compréhensible aux larges masses; adoptant et enrichissant leurs modes d’expression; adoptant leur point de vue, le consolidant et le corrigeant; représentant la partie la plus avancée du peuple de telle sorte qu’il puisse accéder au pouvoir, c’est-à-dire dans des formes compréhensibles aux autres fractions du peuple; renouant avec les traditions et les continuant; transmettant à la partie du peuple qui aspire à la direction les conquêtes de celle qui assume cette direction actuellement26. »
Le théâtre brechtien est un art qui s’inspire, qui se nourrit des réalités du peuple et qui s’adresse à celui-ci. Le public visé n’est pas la classe bourgeoise, habituelle spectatrice et consommatrice d’art. La représentation aborde des thèmes chers à la masse et revêt une forme qui l’interpelle. Cette importance d’un art « populaire » est présente dès ses débuts et façonne toute son écriture. Maier-Schaeffer en fait même l’une des composantes de son talent dramaturgique : « L’art de l’expression juste, qui soit le nerf d’un problème général dans une langue singulière, susceptible de toucher le plus grand nombre, l’art de la formule citable, l’art de
26
B. Brecht, Sur le réalisme (t. 2 des Écrits sur la littérature et l’art, trad. A. Gisselbrecht, Paris, L’Arche, 1970), p. 116. 59
Ève Lamoureux
Brecht l’écrivain populaire, proche du peuple et reconnu par lui27 ». Son adhésion au marxisme l’amènera, par la suite, à envisager le peuple dans sa potentialité révolutionnaire. L’interpeller de manière adéquate revient donc à encourager sa prise de conscience face au rôle qu’il doit jouer dans le développement qualitatif de l’Histoire : le bouleversement du mode de production et l’instauration du communisme. Brecht s’adresse au peuple militant. De plus, le théâtre ne doit pas simplement s’adresser au peuple, mais il doit chercher à l’inclure dans la production. C’est un autre changement important. Traditionnellement, les spectateurs sont plutôt passifs. Or, le dramaturge entend faire de son public un producteur dans la création par le biais de son attention critique. L’art engagé marxiste se doit aussi d’être réaliste. Selon le dramaturge, cette forme artistique est la seule à même de rendre l’art révolutionnaire. Il la définit ainsi : « Réaliste veut dire qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux; qui dénonce les idées dominantes comme les idées de la classe dominante; qui écrit du point de vue de la classe qui tient prêtes les solutions les plus larges aux difficultés les plus pressantes dans lesquelles se débat la société des hommes28. »
Le réalisme, chez Brecht, est donc étroitement imbriqué aux impératifs de la lutte des classes. Un artiste réaliste doit s’exercer : (1) à révéler la réalité occultée, à démystifier l’idéologie dominante; (2) à rendre cette réalité compréhensible pour le peuple; et surtout (3) à l’exposer d’un point de vue offensif. Le peuple, au sortir de la représentation, doit mieux saisir le rôle révolutionnaire qu’il doit jouer et avoir reçu l’impulsion le convainquant de passer à l’action. L’élément critique est le point nodal du réalisme brechtien. Il ne s’agit pas de calquer, par l’art, la réalité, mais de la saisir et de l’illustrer dans une perspective dialectique. La conscience critique devient donc l’élément central de l’engagement des deux 27 28
F. Maier-Shaeffer, op. cit., p. 38. Brecht, Sur le réalisme, op. cit., p. 117. 60
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
participants de l’art que sont l’artiste et le public. Elle détermine, en fait, le rapport de l’art au politique chez Brecht. Le théâtre n’est pas un moyen d’intervention révolutionnaire direct. La représentation est un lieu de prise de conscience, un moment du processus dialectique. Dort résume avec clarté cette idée lorsqu’il parle de l’art brechtien comme d’un lieu de médiation entre la connaissance et l’action29. Le théâtre ainsi envisagé favorise une meilleure compréhension de la réalité sociale et prépare les gens en vue du combat à mener. Pour le dramaturge, une personne acquiert et approfondit sa conscience critique en s’exerçant à penser par elle-même et en remettant systématiquement en question le connu, le sens commun. Cet exercice est libérateur. Il favorise l’affranchissement face aux idéologies dominantes et la prise en main du destin à la fois individuel et collectif. L’émancipation exige d’une personne qu’elle prenne conscience de la place qu’elle occupe et de la fonction qu’elle exerce au sein de la structure sociale. Elle demande aussi une bonne compréhension des contradictions et des conflits qui agissent au sein de cette structure. Finalement, elle requiert de découvrir comment une personne peut modifier, révolutionner son environnement. La connaissance qui découle du jugement critique autonome est donc en elle-même pouvoir. Elle entretient un lien avec le politique : elle est un instrument de déconditionnement et de rejet de la domination idéologique. Plus important encore, cette prise de conscience est envisagée comme un acte révolutionnaire en luimême, comme une transformation de l’individu en sujet agissant. Grâce à leur prise de conscience, les spectateurs sont amenés à réfléchir sur le monde qui les entoure et, par ce simple fait, ils deviennent sujets et acquièrent un certain contrôle sur le social. Gerhard Höhn explique la transformation qui s’opère : « Pour le dialecticien au théâtre, montrer concrètement sur scène (grâce au moyen de la distanciation) que le monde est transformable, cela ne signifie pas seulement une intervention qui déchire le voile idéologique : cela revient déjà à changer la réalité. 29
Cf. Bernard Dort, Lecture de Brecht (Paris, Seuil, 1960). 61
Ève Lamoureux Montrer les lois qui régissent l’ordre social, c’est déjà le changer. L’unité entre la théorie et la pratique s’achève ainsi dans la pratique théâtrale, comprise comme transformation réelle30. »
Il est important de préciser que la mission qu’octroie Brecht au théâtre, son refus du simple divertissement, n’entraîne pas l’abandon de l’idée du plaisir. Au contraire! Le dramaturge évalue d’ailleurs que son théâtre est en mesure d’en procurer un particulier : le plaisir de la connaissance, ou encore, le plaisir de vivre sa vie consciemment. En outre, pour que l’art soit engagé, politique, cela demande un travail qui concerne autant la forme que le fond. Sans cela « l’œuvre est réduite à néant31 ». De même, la préoccupation de créer un art populaire n’est pas liée à la question de la qualité artistique, de l’expérimentation formelle, poétique, scénique : « Le peuple comprend les formulations audacieuses, approuve les points de vue nouveaux, surmonte les difficultés de forme, quand ce sont ses intérêts qui parlent32 ».
Le théâtre épique Brecht élabore une conception théâtrale particulière qu’il nomme le théâtre épique. Ewen le définit ainsi : « Brecht se sert du terme épique, emprunté à Aristote, pour décrire plusieurs incidents simultanés, ceux-ci n’étant pas liés par la structure organique de la tragédie concernant la règle des unités, ni par les obligations tenant au développement de l’intrigue, à la montée de l’action, à la crise et à sa résolution33. »
Dans ce théâtre, la narration se substitue à l’action qui est la forme dramatique traditionnelle du théâtre. L’objet du drame est modifié. Au lieu d’établir une fable illustrant des conflits entre les 30
31 32 33
Gerhard Höhn, « Brecht-Korsh, marxisme critique, critique du marxisme » (dans B. Dort et J.-F. Peyret [dir.], Bertolt Brecht, t. 1, Paris, L’Herne, 1979), p. 187. Brecht, Les arts et la révolution (t. 3 des Écrits sur la littérature et l’art, trad. B. Lortholary, Paris, L’Arche, 1970), p. 149. Brecht, Sur le réalisme, op. cit., p. 125. Frederic Ewen, Bertolt Brecht : sa vie, son art et son temps (trad. É. Gille, Paris, Seuil, 1973), p. 163. 62
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
personnages — conflits se résolvant à la fin de la pièce à la satisfaction du public —, la représentation met plutôt en scène une démonstration des contradictions sociales. Le sujet abordé ne concerne plus l’homme par rapport à lui-même, ni l’homme par rapport au destin, ni l’homme par rapport à Dieu, mais l’homme dans la société et influencé par elle. Brecht ne « représente pas ce qui se passe dans l’homme (théâtre psychologique et de caractère), mais montre comment les hommes agissent les uns sur les autres dans des conditions sociales et économiques données34 ». Le matériau de base de ce théâtre est le gestus. Il consiste en un ensemble de gestes35 socialement signifiants, empruntés à la réalité qu’endossent les personnages afin de s’écarter de la psychologie individuelle et d’insister sur la règle sociale nommant lesdits comportements et attitudes36. L’objectif ultime n’est plus de transporter le public dans l’illusion, mais de le faire réfléchir sur une proposition d’explication du social. Le théâtre épique, contrairement au théâtre classique, ne se veut pas un lieu d’illusion signifiant le monde, pour reprendre les termes de Jacques Poulet37. La représentation est, et reste, représentation. Ce théâtre se nourrit de la dialectique. Il est un genre narratif qui mise sur la rupture en opposition à la structure organique de la tragédie. La tension dramatique doit être brisée, il ne doit pas y avoir un crescendo provoqué par le suspense et l’attente du dénouement. En fait, l’attention du spectateur doit rester constante du début à la fin. Pour ce faire, chaque scène est en elle-même complète, coupée en quelque sorte du reste de la représentation. Chacune propose une thèse, une explication, sur laquelle le public est appelé à réfléchir. La pièce se 34 35
36 37
J.-P. Dufiet, op. cit., p. 53. Le théâtre brechtien se définit d’ailleurs beaucoup plus par les gestes que par les dialogues : « Le geste comme matière et tête du théâtre et de son langage, le théâtre gestuel comme opposé au drame dialogique, signalent un certain déplacement de l’accent entre une dialectique intersubjective dramatisée dans les dialogues dramatiques et un théâtre comme spectacle où l’accent est mis sur le corps et le jeu entre les corps » (R. Nägele, op. cit., p. 149). Cf. J.-F. Chiantaretto, op. cit. Jacques Poulet, « Épique : Théâtre » (dans Dictionnaire du théâtre, Paris, Enclyclopædia universalis et Albin Michel, 1998), p. 305. 63
Ève Lamoureux
caractérise aussi par l’absence de conclusion. Alors que dans le théâtre classique la fable débouche habituellement sur une morale portée et illustrée par le personnage principal, il ne saurait y avoir ni résolution de crise, ni morale dans le théâtre brechtien. La représentation reste ouverte au devenir et aux questionnements : « Les différents éléments, dramatiques, lyriques, philosophiques ne contiennent jamais à eux seuls ni même à eux tous la signification globale de la pièce. Ils ne cessent, au contraire, de se contester, et c’est dans cette distance soigneusement entretenue, dans ces dissonances que se loge l’intervention du spectateur. Celui-ci est appelé à analyser les idéologies spontanées que véhiculent l’action, le chant ou la médiation, c’est-à-dire à les confronter, à les référer au bout du compte à une histoire en devenir, dans laquelle il est lui-même impliqué38. »
Nous n’avons pas ici l’espace nécessaire pour une description exhaustive de toutes les techniques théâtrales élaborées par Brecht39. Les quelques exemples suivants nous permettent toutefois d’illustrer plus concrètement en quoi consiste le théâtre épique. En ce qui a trait à la représentation générale, les techniques visent surtout à rappeler constamment au spectateur qu’il est au théâtre. Pour ce faire, le spectateur peut assister aux derniers préparatifs des comédiens; le rideau de scène peut être soit inexistant, soit à demi levé; les lumières de la salle peuvent rester allumées; les changements de décor sont faits à la vue du public. De plus, la représentation doit chercher à supprimer les éléments pouvant susciter la surprise ou la fascination. Ceux-ci 38 39
Philippe Ivernel, « Bertolt Brecht (1898-1956) » (dans Dictionnaire du théâtre, op. cit.), p. 136. Il faut d’ailleurs faire très attention, puisque Brecht refusait de caractériser une forme « juste » d’art à partir de certaines techniques. Il insistait sur le fait que, puisque le monde est non seulement contradictoire, mais en perpétuelle mutation, l’art devait sans cesse évoluer. Nous illustrons donc ici simplement quelques-unes des techniques qu’il a créées et expérimentées afin de rendre plus concret son théâtre. Cela dit, définir celui-ci par une liste de techniques est l’une des erreurs que plusieurs des théoriciens actuels reprochent aux analystes passés ainsi qu’aux metteurs en scène, ceux-ci ayant ainsi contribué à scléroser l’œuvre de Brecht. 64
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
déconcentrent l’écoute rationnelle et critique des spectateurs. En ce sens, le contenu général de la pièce ainsi que sa conclusion peuvent être divulgués au public dès le départ. Quant à l’interprétation, le comédien doit veiller à empêcher le processus d’identification, d’une part, entre lui et son personnage et, d’autre part, entre les spectateurs et son personnage. Eddershaw résume bien cette double distanciation : « L’acteur sait que je sais qu’il sait que je le regarde me conter une histoire 40 ». L’objectif du jeu de l’acteur est de dépeindre le comportement d’un individu dans telle ou telle situation et de mettre en lien sa conduite avec des causes sociales, non de rendre de manière convaincante et émouvante une destinée humaine. Cependant, comme le souligne Martineau, l’idée n’est pas d’écarter complètement l’émotion dans le jeu, mais de l’inscrire dans des « situations concrètes » et de la « motiver par des rapports sensibles avec les autres personnages41 ». L’acteur doit faire de l’action même de montrer un acte artistique. Il ne doit pas parvenir à un effet, mais prendre position sur des thèses et orienter son jeu en conséquence. Quelques techniques favorisent cette distance critique de l’acteur : son jeu ne doit pas être dicté par ses propres sentiments; il ne doit pas vivre le personnage, mais le comprendre et le présenter; il doit laisser voir au public qu’il connaît les rebondissements et la fin de la pièce, un peu comme un conteur le fait; il peut manifester en aparté sa surprise ou sa réprobation devant les gestes accomplis par son personnage; etc. Finalement, le décor, la musique et tous les autres procédés scéniques, tel l’éclairage, ne sont pas considérés par Brecht comme un soutien à l’action. Au contraire, ils doivent accentuer le caractère anti-illusionniste de la représentation. Les décors n’ont pas comme fonction de reproduire la réalité. Suggérant le lieu dans lequel se déroule l’action et mettant en relief les réalités sociales, ils servent eux aussi à transmettre le message à débattre. La musique, 40 41
Margaret Eddershaw, Performing Brecht. Forty Years of British Performances (Londres, Routledge, 1998), p. 17; je traduis. Maureen Martineau, « Mettre en scène selon Brecht » (Jeu : cahiers de théâtre, n° 43, 1987), p. 114. 65
Ève Lamoureux
quant à elle, ne doit pas accompagner l’action, elle est indépendante et séparée. Elle concourt à briser le rythme de la représentation. Brecht est connu pour ses songs, qui sont en fait des poèmes chantés. Selon lui, ils incarnent la musique gestuelle par excellence.
Une esthétique en rupture Brecht déconstruit avec le théâtre épique les principes constitutifs de la tragédie tels qu’ils ont été définis traditionnellement. Il s’en prend tout particulièrement au concept de la catharsis dont la définition première provient d’Aristote. C’est pourquoi l’on qualifie le théâtre brechtien de théâtre « non aristotélicien ». La catharsis signifie, dans l’acception que lui donne Brecht : « L’opération qui consiste à purger le spectateur de la crainte et de la pitié qu’il éprouve en imitant les incidents que provoquent ces émotions. Cette catharsis a pour base un acte psychique particulier, l’empathie, celle du spectateur avec les individus dont les interprètes imitent les actes42. »
L’effet cathartique découle de l’identification du spectateur avec les émotions vécues par l’acteur, au point où il se confond avec le personnage. Cette identification suscite chez lui des sentiments de pitié et de crainte qui, en définitive, lui permettent d’extérioriser et de purger ses propres malaises. Brecht remplace cette catharsis par le principe de Verfremdung, dont la traduction française est controversée, les auteurs adoptant l’effet de distanciation ou l’effet d’étrangeté selon qu’ils insistent sur l’idée de créer une distanciation entre le spectateur et la scène (et donc de solliciter sa rationalité critique) ou, encore, « d’inviter le public à regarder avec des yeux nouveaux, un regard neuf, la réalité 43 ». La définition donnée par le dramaturge est la suivante : « Une reproduction distanciée est une reproduction qui permet, certes,
42 43
Citation de Brecht reprise par F. Ewen, op. cit., p. 163. M. Martineau, op. cit., p. 113. 66
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
de reconnaître l’objet reproduit, mais en même temps de le rendre insolite44 ». Brecht vise donc l’effet inverse que celui de la catharsis. Au lieu de rechercher l’identification du spectateur avec le comédien et son personnage, l’ensemble des éléments théâtraux est orchestré aux fins de créer un effet d’étrangeté. Le spectateur reste suspicieux à l’égard de la représentation. Le fait de regarder de loin, ou avec distance, une situation ou un objet familier permet, selon le dramaturge, de saisir autrement la réalité. Cette remise en question du familier prend évidemment, chez lui, la direction d’une démystification de l’idéologie bourgeoise et de sa domination. Ainsi, les effets de distanciation doivent « ôter aux processus offrant prise à la société le sceau du familier qui aujourd’hui les protège de toutes actions45 ». Le public est ainsi appelé à découvrir la singularité de la situation qui modèle son existence. Cette prise de conscience est le point de départ de la critique qui elle-même peut débouler sur l’action. D’ailleurs, la fable doit insister sur le non-déterminisme de l’Histoire : le monde est transformable. En définitive, l’esthétique créée par Brecht vise à priver la scène de sa substance sensationnelle, pour reprendre les termes de Benjamin46. Le théâtre n’est plus porteur de moments émotifs forts où le public est transporté, en vase clos, dans le monde du rêve et de l’illusion. Au contraire, il devient porteur d’une réflexion critique. Le spectateur a la responsabilité de rester éveillé et en état de doute. L’effet de distanciation offre la possibilité de reproduire les comportements humains de façon non naturelle, permettant ainsi d’illustrer les motivations les sous-tendant. Les comportements des personnes ou les événements présentés n’apparaissent plus comme allant de soi et, par le fait même, ils deviennent objets d’interrogation. La représentation ouvre donc la voie à l’action. 44 45 46
Brecht, Petit organon pour le théâtre (trad. J.Tailleur, Paris, L’Arche, 1970), p. 57. Ibid., p. 58. Cf. Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht (trad. P. Laveau, Paris, François Maspero, 1978). 67
Ève Lamoureux
La finalité politique de l’esthétique brechtienne Brecht, nous venons de le voir, s’exerce à contrecarrer l’effet cathartique de la dramaturgie classique. Approfondissons un peu les raisons qui le motivent. La catharsis implique un processus d’identification du spectateur qui est intrinsèquement relié à la mimésis, qui est l’art de représenter. Ainsi, toute production théâtrale projette sur la scène une reproduction du monde à laquelle le spectateur, par le biais du personnage, s’identifie. Or qu’est-ce qui est représenté? Le réel? Comme l’explique Marchand, la mimésis n’est pas l’art de représenter le réel en lui-même, mais plutôt la reproduction culturelle de celui-ci : « Celle-ci [la mimésis] se résume essentiellement à l’Acte de représenter, mais encore faut-il ne pas se méprendre sur le sens de la représentation : il ne s’agit certes pas de la plate imitation d’un réel, mais de sa (re) formulation. En un mot, la mimésis consiste à transformer l’ordre du réel en un tout autre ordre qui le réalise pour rendre possible le retour du refoulé sous sa forme niée. [...] Ce qui est imité n’est pas le monde, mais le monde représenté selon la fiction et dans le cadre d’une culture et d’un code47. »
La catharsis a pour effet d’entraîner le spectateur à expulser de façon inconsciente son émotivité négative (crainte, doute, colère, sentiment d’injustice, etc.) par le biais de l’identification ou de la communion émotive qui se crée. Ainsi, la structure du théâtre classique se conclut par une réconciliation du public à la fin de la représentation qui, en définitive, l’amène à accepter la vision, souvent fataliste, du réel qui lui est proposée. Le spectateur, selon Brecht, est ainsi enfermé dans une logique culturelle déguisée et présentée comme la réalité. La représentation joue alors sa fonction sociale assignée : l’acceptation de l’ordre social. Or les aspirations artisticopolitiques de Brecht l’empêchent d’adhérer à cette forme d’art qu’il considère comme un moyen sournois de domination idéologique. C’est pourquoi il s’attaque 47
Alain Bernard Marchand, « Mimésis et catharsis. De la représentation à la dénégation du réel chez Aristote, Artaud et Brecht » (Philosophiques, vol. 15, n° 1, 1998), p. 108. 68
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
aux deux éléments théâtraux assurant la catharsis : la passivité du public et la fusion salle-scène. Ces derniers provoquent un oubli de la scène qui assujettit les spectateurs au discours véhiculé. Le théâtre brechtien déconstruit la scène représentative traditionnelle. La méthode théâtrale instaurée permet de favoriser la conscience critique du public à l’égard de la société, nous l’avons déjà vu, mais aussi à l’égard de la représentation en elle-même, de la vision du monde qui y est reproduite. Le spectateur n’est pas un simple réceptacle de la vision de l’auteur et du metteur en scène. Au contraire, il se distance lui-même de celle-ci afin d’être à même de la discuter et de l’évaluer à l’aune de sa propre expérience et de ses propres systèmes de sens. Trois techniques sont mises en place par Brecht à cette fin : il revendique et expose sa propre orientation politico-philosophique et en instruit le spectateur; la fable ne véhicule pas un message univoque, elle insiste sur les contradictions imposant ainsi un questionnement et un positionnement de la part des spectateurs; finalement, plusieurs techniques, dont celle de l’effet de distanciation, sont mises en œuvre afin que le public garde toujours une distance critique. La représentation ne débouche pas sur un sens figé, sur une vérité unique. Elle engendre de nombreuses questions auxquelles tous les acteurs de la présentation (le public, mais aussi le metteur en scène, les comédiens, les techniciens) sont amenés à réfléchir. Il y a donc création d’une distance entre la scène et la salle. Cette distance est fondamentale pour le dramaturge. Elle permet l’émergence d’un dialogue entre la rationalité du public et la rationalité véhiculée par la fable et le jeu. Ainsi, personne ne détient un sens, une vérité qu’il transmettrait aux autres. Au contraire, le sens n’appartient ni à la scène, ni à la salle. D’ailleurs, il n’est pas nécessairement présent dans le lieu du théâtre. Les diverses rationalités se rencontrent et dialoguent. C’est pourquoi Brecht conçoit les spectateurs comme des producteurs de la représentation. Le dialogue engagé entre la scène et la salle favorise une confrontation des divers points de vue, mais aussi la mise en place d’un lien, d’un pont, entre le monde de l’illusion et celui du réel. 69
Ève Lamoureux
Le refus de l’illusion mimétique de la représentation ramène le spectateur à son propre vécu. Il est alors à même d’opposer sa réalité, son expérience, à la reproduction donnée de celle-ci. Marchand explique ainsi le dialogue créé entre la fiction et le réel : « Il va sans dire, par conséquent, que le théâtre brechtien n’est pas scénocratique, imposant le langage de la scène comme le seul langage du réel, dans la mesure où il renonce volontiers à la sidération du spectateur, et l’oblige à quitter non seulement l’Action, la suite du récit, mais l’univers du théâtre, pour revenir à son monde à lui. Ainsi, la communication envisagée par Brecht ouvre une faille pour avoir lieu quelque part entre la scène et la salle, entre le lieu de production du sens et celui de la réception du sens, dans la rencontre de la fiction (du réel signifié) et du réel (du monde réel) : soit, du point de vue du spectateur, une prise en charge du monde qui marque l’éveil de la conscience politique48. »
Le théâtre brechtien favorise donc l’apparition d’un espace réflexif critique. Ce dernier émerge du choc entre ce qui est représenté sur scène et les diverses conceptions des spectateurs ramenés vers eux-mêmes et leur propre vécu. Ceux-ci sont interpellés afin de développer leur conscience critique, sans être enfermés dans la logique de la représentation. L’auteur, d’ailleurs, s’assure lui-même de ne pas proposer un discours univoque. Ainsi la rationalité critique des spectateurs est-elle réellement sollicitée. Ils ne sont pas les simples réceptacles des propositions normatives de l’auteur et du metteur en scène : ils deviennent des sujets prenant part à une réflexion politique sur leurs conditions de vie et sur les moyens de les transformer. Brecht fait confiance à leur jugement. Il est convaincu que la prise de conscience du peuple ne peut qu’aller dans le sens de la révolution à accomplir…
* L’engagement de Brecht sous l’Allemagne de Weimar prend donc la forme d’un rejet assez global de l’art et de la société bourgeoise — rejet qu’il transforme toutefois en exploration créative de voies alternatives sous la forme d’œuvres dramatiques extrêmement 48
A. B. Marchand, op. cit., p. 125-126. 70
Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution
riches et d’une conception de l’art profondément révolutionnée et révolutionnaire. Sa réponse à la « crise du politique49 » qui secoue l’époque est la mise sur pied d’un lieu, en l’occurrence d’un lieu théâtral, qui permet de s’interroger en commun sur le monde à construire et sur la responsabilité de chacun à l’égard de celui-ci. La fable, la mise en scène, le jeu des comédiens, les décors, les éclairages, la musique concourent à créer un rapport singulier entre la scène et la salle, qui transforme tous les acteurs présents en producteurs et qui favorise l’idée, primordiale chez le dramaturge, « d’apprendre à apprendre (soi-même)50 ». Sa responsabilité d’intellectuel est donc de se positionner lui-même à l’égard de la société, d’agir conséquemment à ses principes et de s’engager dans et par son domaine propre d’activité, soit la culture, et de tenter de motiver les autres à en faire autant.
49 50
N. Müller-Schöll, op. cit., p. 156. F. Maier-Shaeffer, op. cit., p. 17. 71
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Augustin Simard Portrait du légiste en militant L’engagement des constitutionnalistes dans une « république sans républicains » La doctrine constitutionnelle — ou plus exactement, l’étude savante du droit constitutionnel, ce qu’on appelait alors la Staatsrechtslehre — a connu de profonds bouleversements dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui encore, les « discussions de Weimar » résonnent dans les travaux de nombreux constitutionnalistes allemands et américains, connaissant des prolongements parfois inattendus. Mais outre l’apport proprement théorique et méthodologique de ces fameuses « discussions de Weimar1 », la nouveauté décisive réside peut-être dans la redéfinition radicale du rapport entre l’activité savante du constitutionnaliste et son investissement politique. C’est ce remodelage, aussi soudain que radical, de la relation entre pratique scientifique et pratique politique que le présent chapitre voudrait interroger. À l’idéal de retenue et de pureté méthodologique, qui était valorisé pendant la période impériale (1871-1918), va succéder sous Weimar le modèle du juriste engagé, pamphlétaire et militant. Analyser les formes multiples et changeantes qu’a pris l’engagement des constitutionnalistes dans l’Allemagne de Weimar excède bien sûr les limites de ces quelques pages; il s’agira plutôt de fixer quelques repères, en identifiant les conditions générales qui ont rendu possible cette conversion inopinée des Begriffe (théoriques) en Positionen (polémiques). Mais il faut tout de suite introduire une remarque préalable. Pendant tout la période de l’entre-deux-guerres, la doctrine 1
Pour un rapide survol, on pourra consulter l’anthologie commode publiée par Arthur J. Jacobson et Bernhard Schlink, Weimar. A Jurisprudence of Crisis (Berkeley, University of California Press, 2000). 73
Augustin Simard
constitutionnelle est demeurée, sur la majeure partie du continent européen, un savoir exclusivement théorique et spéculatif, c’est-à-dire une discipline universitaire, dénuée de toute prétention pratique crédible. La chose peut sembler contre-intuitive, tant la doctrine constitutionnelle paraît aujourd’hui une discipline éminemment opératoire, pragmatique, composante à part entière de la formation et du travail de l’avocat. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous sommes témoins, il est vrai, d’un aplanissement de la doctrine constitutionnelle et de sa technicisation. Risquons cette hypothèse : le développement du contrôle de constitutionnalité depuis les années 1950 a entraîné l’inféodation progressive de la doctrine constitutionnelle (du juriste savant) au contentieux constitutionnel (au juge)2. Pour le dire de façon cavalière, avec l’affirmation des juridictions constitutionnelles et l’extension des libertés fondamentales (l’élargissement du « bloc de constitutionnalité »), le droit constitutionnel est devenu un droit comme les autres — à l’image du droit des contrats et des obligations, par exemple —, c’est-àdire un droit avec ses règles de procédure et sa jurisprudence propres, et la tâche de la doctrine constitutionnelle s’est trouvée réduite à la mise en forme à postériori d’un ensemble de décisions judiciaires. Il s’agira donc, ici, de revenir en arrière, à une époque précédant l’établissement définitif du contrôle de constitutionnalité, une époque pendant laquelle l’autonomie du droit constitutionnel ne pouvait reposer sur une juridiction bien définie, mais devait être fondée théoriquement, en s’efforçant notamment d’en définir la spécificité par rapport aux domaines de la politique, de l’histoire et de la philosophie du droit. Cette époque a été marquée, en France, par les travaux de Maurice Hauriou, Léon Duguit, René Carré de Malberg, et des autres grands maîtres de la Troisième République. En Allemagne, elle a correspondu aux grands débats doctrinaux de la république de Weimar. Il faut donc garder à l’esprit que le droit 2
Olivier Beaud, « Joseph Barthélemy ou la fin de la doctrine constitutionnelle classique » (Droits. Revue française de théorie juridique, n° 32, 2000), p. 89-91. 74
Portrait du légiste en militant
constitutionnel demeure, au tournant du siècle et pendant l’entredeux-guerres, le fait d’un petit cercle d’universitaires spécialisés. Ceux qui s’y consacrent n’ont guère d’autres perspectives que l’enseignement et l’érudition. Largement dépourvue d’effets pratiques, la théorie constitutionnelle a le charme d’un vieux bibelot inutile et poussiéreux — un peu comme le droit romain, à la même époque. Il ne saurait être question pour le constitutionnaliste d’alors d’employer sa science à rédiger, par exemple, « un projet de constitution3 » que l’on retrouverait en vente dans toutes les librairies.
I. Cette situation d’isolement, qui tient au rapport (ou à l’absence de rapport) que la théorie constitutionnelle entretient avec la pratique juridique concrète, est accentuée en sol allemand par la façon dont la discipline s’est constituée sur la base d’une méthode qui exclut toute considération historique, politique ou spéculative, au profit de critères strictement logiques et intra-juridiques4. Cette nouvelle méthode reçoit sa formulation classique en 1876, dans le Staatsrecht des Deutschen Reiches de Paul Laband. Pour Laband et ses disciples (ceux que l’on a appelés l’école de l’Isolierung), l’autonomie de la science du droit public repose sur un effort de reconstruction, de formalisation et de « purification » du raisonnement juridique. Le présupposé essentiel de cette approche, c’est le postulat de la complétude du matériau juridique et à fortiori de l’ordre constitutionnel — c’est-à-dire la vision du droit comme un système objectif, clos, déductif et exempt de lacune (lückenlos). Et c’est ce postulat qui autorise le constitutionnaliste à subsumer n’importe quel acte de l’État sous des catégories juridiques, sans référer à des données extérieures au système du droit. 3 4
Comme le fit récemment le constitutionnaliste Daniel Turp, Nous, Peuple du Québec. Un projet de constitution du Québec (Québec, éd. du Québécois, 2005). Pour une description et une critique de cette méthode, de la part d’un des plus importants protagonistes de la doctrine constitutionnelle weimarienne, cf. Heinrich Triepel, Staatsrecht und Politik (Berlin, Preußischen Druckerei- und Verlags Aktiengesellschaft, 1926). 75
Augustin Simard
L’ambition sous-jacente à l’école de l’Isolierung était de faire de la théorie constitutionnelle une discipline scientifique positive, rigoureuse et neutre, suivant un modèle gnoséologique emprunté (certes, avec beaucoup de candeur) aux sciences de la nature. La politique ou l’histoire n’y apparaissent plus que comme la matière amorphe qui emplit les catégories juridiques, elles n’aident en rien le théoricien à découper et à clarifier l’essence de celles-ci. Pire, les considérations extra-juridiques risquent de brouiller les intérêts de connaissance du juriste-savant et de faire basculer la science du droit dans le dilettantisme et la partisanerie. Voilà, pour Laband, la figure sous laquelle se présente l’ennemi : la théorie constitutionnelle exige spécialisation et unité méthodologique, sans quoi elle sombrera dans la « littérature de journal », ce qui est pour Laband la pire des hérésies. Non plus des publicistes pamphlétaires, non plus des Robert von Mohl et des Ferdinand Lasalle, mais des spécialistes consciencieux et dévoués à leur entreprise scientifique… On ne saurait surestimer la prégnance de cet idéal disciplinaire chez les juristes allemands au tournant du siècle. Le mouvement de l’Isolierung va en effet façonner le développement de la doctrine constitutionnelle allemande et déterminer la manière dont elle sera enseignée jusqu’au seuil de la république de Weimar. Le prestige de Laband est immense, et son enseignement, universellement respecté. C’est à juste titre qu’il est considéré comme le « théoricien officiel » du système constitutionnel bismarckien5.
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L’influence de Paul Laband sur le développement de la théorie constitutionnelle allemande est indissociable de son analyse « scientificojuridique » du conflit qui opposa le chancelier Bismarck au Landtag prussien sur la question du budget, entre 1862 et 1866. Dans un petit opuscule (Das Budgetrecht nach den Bestimmungen der Preussischen Verfassungs-Urkund unter Berücksichtigung der Verfassung des Norddeutschen Bundes, Berlin, Guttentag, 1871), Laband s’efforçait de montrer que, si le budget est bien une loi quant à sa forme (et qu’à ce titre, il nécessite la collaboration du Landtag), il relève, quant à son contenu, de la simple ordonnance administrative, car il ne concerne que l’organisation des organes de l’État et n’empiète pas sur les droits fondamentaux. En votant le budget, le Landtag ne fait rien de plus 76
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Même si l’édifice commence à se fissurer dès 1914, c’est encore l’image de l’Isolierung qui préside aux premiers commentaires savants sur la Constitution de Weimar — la nouvelle constitution fédérale qui entre en vigueur le 11 août 1919. Ainsi, lorsqu’est fondée en 1922 la Vereinigung der deutschen Staatsrechtslehrer (l’Association des professeurs allemands de droit constitutionnel), l’on s’attendait à voir apparaître un forum paisible et feutré, où l’on discuterait entre spécialistes, loin des tumultes de la politique et des clameurs de la rue. C’était d’ailleurs l’objectif avoué des fondateurs de l’association : cultiver l’image d’une discipline unie dans sa méthode et ses objectifs, au sein de laquelle les positions partisanes et les conflits idéologiques n’ont pas leur place. À chaque année, l’Association tenait d’ailleurs un symposium sur un thème précis (les pouvoirs du président selon l’article 48, le concept d’égalité au sens de l’article 109), et c’est toujours les mots « Einheit, Harmonie, geistige Gemeinschaft » qui servaient à décrire l’atmosphère de la rencontre 6. En fait, un coup d’œil — même distrait — aux procès-verbaux laisse apercevoir une tout autre image. Au fil des années, ce qui apparaissait d’abord comme un groupe bien intégré va progressivement se dissoudre, jusqu’à éclater en une multitude de factions antagonistes. Mais ce qui surprend davantage, c’est que les controverses scientifiques recoupent des oppositions politiques essentielles — des oppositions sur la valeur de la démocratie
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qu’accepter les prévisions financières du gouvernement pour l’année à venir. En ce sens, si le Landtag refuse le vote du budget, le fonctionnement de l’État ne sera pas affecté : taxes et impôts ne cesseront pas d’être prélevés, et le gouvernement n’aura qu’à conserver la même assiette fiscale pour contourner un parlement récalcitrant. Par cette analyse étroitement « juridique » — qui atteint son pinacle dans la dissociation opérée entre un concept formel et un concept matériel de loi —, Laband évacue complètement la charge politique associée au consentement à l’impôt et au vote du budget par les représentants du peuple (telle qu’on la trouve chez Locke, par exemple). Sur cette question, cf. Peter C. Caldwell, Popular Sovereignty and the Crisis of German Constitutional Law (Durham, Duke, 1997), p. 16-25. Ulrich Scheuner, « Die Vereinigung der deutschen Staatsrechtslehrer in der Zeit der Weimarer Republik » (Archiv des öffentlichen Rechts, n° 97, 1972), p. 349-372. 77
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parlementaire et sur le sens de l’idéal républicain. Si en 1926 les lignes de front commencent déjà à se dessiner, on peut dire que c’est à partir de 1927 et de 19287 que les échanges deviennent musclés et — disons — « inamicaux ». La façade de la belle unité éclate à l’été 1932, alors que, devant la polarisation des camps et le redoublement des hostilités, l’Association décide de reporter son symposium annuel. Sage décision, puisque plusieurs membres de l’Association ont déjà rejoint l’une ou l’autres des factions politiques en lutte, ou agissent à titre de conseillers pour un syndicat, un parti ou un ministère quelconque, quand ils ne baignent pas carrément dans les intrigues du cabinet Papen8. Le drame de cette petite société savante (qui va renaître de ses cendres après la guerre, en 1950) rend lisible une nouvelle figure : celle du juriste engagé, du streitbare Jurist, comme on l’appellera plus tard — une figure qui apparaît comme le négatif inversé du modèle du juriste-savant, prôné par l’école de l’Isolierung et qui avait dominé la théorie constitutionnelle allemande depuis un demi-siècle. Comment expliquer un tel renversement? Quelle nécessité a poussé une poignée de savants largement détachés des enjeux politiques quotidiens, recherchant la « pureté »
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Le symposium de 1928, qui portait sur le contrôle de constitutionnalité, mettait aux prises Triepel et Kelsen. Alors que Triepel abordait la question suivant un point de vue très large, historique et généalogique, Kelsen proposait une analyse étroitement logique qui mettait l’accent sur l’existence du contrôle de constitutionnalité comme critère formel de la « constitution » (cette conférence de Kelsen a été traduite en français la même année, dans la Revue du droit public, assurant aux vues de Kelsen un assez large auditoire). Devant le fossé qui séparait les deux constitutionnalistes quant aux prémisses épistémologiques les plus élémentaires de leur analyse, Richard Thoma tenta de suggérer un rapprochement; mais pour Kelsen et Triepel, comme pour la plupart de ceux qui assistaient à la conférence ce jour-là, la chose était devenue claire : l’unité de la discipline était bel et bien chose du passé. Cf. Peter C. Caldwell, op. cit., p. 78-84. Michael Stolleis, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland (Munich, Beck, vol. 3, 1999), p. 199-202. 78
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méthodologique et soucieux d’éviter toute « contamination » partisane, à sauter pieds joints dans l’arène 9? Il existe évidemment plusieurs façons de répondre à cette question. En référant à l’histoire des mentalités, on pourrait montrer que cette conversion du juriste-savant en juriste-militant répondait à une brutalisation10 du champ universitaire allemand en général, une brutalisation bien sûr liée au traumatisme de la démobilisation, à l’hyperinflation des années 1922-1923, à la précarisation des intellectuels, à la militarisation de la politique au début des années 1930, etc. En fait, dira-t-on, c’est là un phénomène qui a affecté la plupart des disciplines universitaires sous Weimar — les plus prestigieuses (l’histoire et la philosophie) comme les plus marginales (la sociologie). Une réponse de cet ordre ne serait évidemment pas fausse, mais elle demeurerait superficielle. Car on ne dirait alors rien de spécifique sur la logique de l’engagement politique des constitutionnalistes, on l’assimilerait au 9
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Le renversement de cet idéal « insulaire » du juriste-savant peut bien sûr être mis en relation avec les préoccupations esthétiques et philosophiques qui ont marqué « l’esprit » de Weimar. Les analogies sont nombreuses, par exemple, entre le refus du positivisme juridique et la critique du formalisme en art, telle qu’on la trouve formulée dans l’expressionnisme, dans le Bauhaus ou dans le théâtre de Brecht. Il est manifeste que chez un juriste comme Erich Kaufmann (cf. infra, note 18), la critique du formalisme participe d’une « quête de substance » plus vaste, aux puissants accents esthétiques et métaphysiques. En repérant ce genre d’analogies, il faut toutefois se garder de sous-estimer la logique propre de la sphère juridique et les contraintes qui l’accompagnent. Si le refus de l’Isolierung participe bien de « l’esprit de Weimar », c’est surtout parce qu’il répond à l’épuisement de la capacité organisatrice de la loi — un épuisement constaté de facto et qui se traduit, pour le juriste, par un brouillage de tous les repères disciplinaires. La crise de la loi et la mise en échec du modèle légicentrique ébranlent l’économie sémantique de la doctrine constitutionnelle et de la pratique du juriste. Sous cet angle, cette crise correspond parfaitement à ce que Deneault décrit sous le terme « d’hyperinflation » (cf. supra, p. 24 sq.). C’est dans ce cadre précis que l’on doit comprendre la posture du « juriste engagé », bien plus qu’en fonction d’une « sensibilité » ou d’un « esprit » qui animerait l’Allemagne de l’entredeux-guerres. Pour une analyse de la « brutalisation » de la politique allemande à partir d’un réinvestissement des souvenirs de 1914-1918, cf. George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme (Paris, Hachette, 1999), p. 181-206. 79
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mieux à un rapport instrumental et purement accidentel. L’engagement ne devrait en effet rien à la nature des discours et des médiations par lesquels il s’incarne — ici, la théorie constitutionnelle. Ce que j’aimerais suggérer, au contraire, c’est que l’engagement politique des constitutionnalistes obéit, pour une large part, à des intérêts et des critères internes à la théorie constitutionnelle. C’est à l’intérieur même de leur sphère que les constitutionnalistes vont trouver les motifs de leur engagement politique, et c’est de l’intérieur d’elle qu’ils vont articuler leurs interventions. Reprenant les mots d’Althusser, on dira qu’il y a une étroite imbrication entre la prise de parti théorique en politique et l’intervention politique dans la théorie11. En ce sens, le juriste engagé de Weimar représente peut-être moins le symptôme d’une crise propre à l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, que l’expression d’un malaise, d’un désarroi ressenti par la théorie constitutionnelle elle-même face à la transformation soudaine de ses objets d’étude. Pour le dire autrement, la politisation rapide et radicale des constitutionnalistes apparaît comme une réaction à l’effondrement du modèle classique de l’État de droit libéral, qui servait à la fois d’idéal normatif et de cadre d’intelligibilité à la théorie constitutionnelle depuis plus d’un siècle. Le cas de la république de Weimar s’avère ici particulièrement instructif, en ce qu’il révèle de façon transparente cet effondrement et la réaction qu’il déclenche.
II. À quelle logique obéit cet investissement politique, admettant qu’il ne tient pas d’abord à un climat de crise généralisée, mais plutôt à une impasse propre à la théorie constitutionnelle? Comment s’opère concrètement, pour un professeur de droit constitutionnel dans l’Allemagne des années 1920-1930, le passage de la posture de savant à celle de militant? Il faut repérer une transformation qui affecte deux registres distincts : d’abord, l’apparition d’un nouveau 11
L. Althusser, « Lénine devant Hegel » (dans Lénine et la philosophie, Paris, Maspero, 1972), p. 75 sq. 80
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« matériau », c’est-à-dire la mise en place d’une nouvelle constitution; ensuite, une querelle méthodologique qui éclate au milieu des années 1920 et qui va avoir des conséquences considérables sur la définition de la discipline, ainsi que sur le genre d’arguments qui seront considérés admissibles en son sein. La nouvelle constitution de 1919 a soulevé de très nombreux problèmes d’interprétation, et les passer en revue excéderait largement le cadre de la présente étude. Bornons-nous simplement à faire ressortir la façon dont la nouvelle constitution a bouleversé le travail quotidien des constitutionnalistes. Ce qu’il est essentiel de souligner ici, c’est la différence de nature entre cette nouvelle constitution — républicaine, pluraliste, avec de fortes tendances socialisantes — et l’ancien système de la monarchie limitée, tel qu’il s’est imposé en Allemagne après 1848. Le système de la monarchie limitée reposait sur une représentation dualiste : le monarque représentait l’État dans sa continuité et le parlement, le peuple organisé en corporations — on parle indistinctement de ständische Vertretung et de Volksvertretung. La constitution ne fondait donc pas la puissance publique à proprement parler, à l’instar des constitutions révolutionnaires américaines et françaises, puisque celle-ci existait déjà : elle était une composante de l’État patrimonial, avec ses fonctionnaires et son armée. Dans cette optique, la constitution se laissait plutôt envisager comme un pacte intervenant entre le monarque et le peuple, un pacte visant à limiter le champ d’action de l’exécutif monarchique, en l’obligeant à collaborer avec le parlement dans la confection des lois. De fait, jusqu’en 1919, le pouvoir du parlement fut essentiellement indirect et négatif — le pouvoir de simplement consentir à la loi proposée. Pour les doctrinaires allemands du XIXe siècle (Robert von Mohl), la représentation populaire désigne en réalité un mécanisme de « sauvegarde du droit » : il ne fait que s’assurer que les lois ne sont pas établies au détriment des citoyens (au sens de Bürger)12.
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Jacky Hummel, « État de droit, libéralisme et constitutionnalisme durant le Vormärz » (dans O. Jouanjan [dir.], Figures de l’État de droit. Le Rechtsstaat dans 81
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En 1919, c’est ce système dualiste qui bascule. La constitution n’est plus un pacte, mais l’expression — nécessairement unilatérale — du pouvoir constituant du peuple dans sa généralité. Die Staatsgewalt geht vom Volke aus, comme l’énonce lapidairement l’article 1 (al. 2) de la Constitution de Weimar. Pour les démocrates et les socialistes (Hugo Preuss et les pères de la constitution), c’est le triomphe tant attendu de l’État populaire (Volkstaat) sur l’État autoritaire (Obrigkeitstaat), la revanche sur 1848 et sur Bismarck. Mais aux yeux du juriste — autrement prosaïque — cela signifie avant tout le recentrement des pouvoirs constitués autour d’un parlement qui ne se contentera plus d’un rôle négatif — une garantie des droits du peuple contre l’arbitraire monarchique —, mais qui devient ipso facto maître du jeu politique. Mais, c’est un maître du jeu d’un genre nouveau : concentrant sur lui les demandes des divers groupes sociaux organisés, le parlement devient le site d’une conflictualité inédite — conflictualité dont les premières élections, celles de juin 1920, vont révéler la profondeur. Il y a donc bien une nouvelle constitution, un nouvel ordre des pouvoirs constitués, mais il ne semble plus y avoir d’instance capable d’en fixer, de façon « autorisée » et définitive, le sens. Weimar fut, comme on l’a dit, une « démocratie improvisée » (T. Eschenburg). Au milieu de cette improvisation, en l’absence d’un interprète incontesté, la théorie constitutionnelle va faire figure d’oracle, le seul à vrai dire, vers lequel se tournent spontanément tous les regards — en raison du capital de confiance qu’elle a accumulé avant la guerre, en raison de sa prétention à l’objectivité scientifique, en raison enfin du sentiment de continuité et de stabilité qu’elle inspire 13. L’abandon du modèle du pacte constitutionnel et le changement de fonction du parlement introduisent donc au cœur de l’édifice de Weimar un élément d’incertitude, auquel les constitutionnalistes vont être appelés à s’attaquer. Mais ce qui, plus encore, va fournir un motif inépuisable d’intervention aux
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l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, Presses universitaires de Strasbourg, 2001), p. 143-144. Cf. M. Stolleis, op. cit., p. 156-157. 82
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constitutionnalistes, c’est la seconde moitié de la nouvelle constitution, qui porte sur « les droits et devoirs fondamentaux des Allemands ». Il s’agit d’une énumération de droits substantiels, qui vont de l’égalité devant la loi jusqu’aux prestations de sécurité sociale, en passant par la protection des communautés religieuses, la politique familiale et la gestion des relation de travail. Un catalogue de 56 articles passablement bigarré, donc, qui reflète le compromis instable sur lequel repose la constitution de 1919 — compromis entre les démocrates du DDP (Parti démocrate allemand), le parti catholique, les socialistes, les grands syndicats ouvriers et les associations patronales (accord Liegen-Stinnes). Les juristes ne vont pas se contenter de souligner l’incohérence de ce compromis, la nécessité de trier le bon grain de l’ivraie et d’introduire une hiérarchie. Ils vont surtout s’interroger sur le mode d’effectivité de ce genre de droits — droits opposables, programmatiques ou simplement symboliques? —, allant jusqu’à mettre en doute leur compatibilité avec le système parlementaire exposé dans la première moitié de la constitution de 1919. Tout cela avec des conséquences extrêmement divergentes, bien sûr, selon les affinités politiques de chacun et les circonstances du moment. En somme, l’asymétrie et la disparité entre les deux moitiés de la constitution de Weimar — la première établissant le système parlementaire et l’équilibre des pouvoirs, la seconde introduisant des droits fondamentaux et des garanties juridiques — va offrir aux constitutionnalistes une remarquable plateforme pour intervenir théoriquement dans la politique. Un dernier point qui mérite d’être soulevé concernant la nouvelle constitution avec laquelle les juristes doivent désormais travailler, c’est la procédure de législation simplifiée, ou plutôt son absence dans le texte de 1919. La constitution de Weimar ne prévoit en effet aucun mécanisme de délégation temporaire du pouvoir législatif 14. La seule possibilité en ce sens, c’est le détour 14
Fidèle en cela à John Locke qui, dans son Second traité du gouvernement civil (trad. J.-F. Spitz, Paris, P.U.F., 1994) affirme que « le pouvoir législatif dérive du peuple par une concession […] positive et volontaire; il ne peut être autre que ce que la concession positive a transmis, qui n’était que de faire des lois, et non des législateurs » (p. 103). 83
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par une loi d’habilitation (Ermächtigungsgesetz), une procédure qui équivaut à un amendement constitutionnel et qui est, par le fait même, très difficile à manier. Or on sait que, assaillis par les conflits civils, la démobilisation et l’hyper-inflation, les premiers cabinets républicains devront trouver des moyens d’accélérer le tempo législatif. Et la seule alternative sera l’utilisation extensive de l’article 48 sur les pouvoirs d’exception du président (qui ne sont qu’une simple actualisation de l’institution classique de « l’état de siège »15). C’est ainsi qu’en 1923, les mesures budgétaires déflationnistes du gouvernement Wirth vont être mises en œuvre au moyen d’une compétence conçue à l’origine pour répondre à une situation d’urgence militaire. Les pouvoirs d’exception du président deviennent la voie de contournement d’un parlement jugé trop lent ou récalcitrant, et ils vont annexer progressivement l’ensemble du domaine de la loi. Que faut-il donc penser, sur le plan juridique, de la présence de deux législateurs concurrents à l’intérieur d’une même constitution, et de la confusion qui s’installe entre le décret-loi et la loi ordinaire? C’est une question qui soulève, chez les constitutionnalistes, des polémiques d’autant plus violentes qu’elles ont une portée politique évidente. Le nouvel équilibre constitutionnel et les incertitudes qui l’accompagnent (quant à la place du parlement, à la nature des droits fondamentaux, à la législation d’exception) ouvrent, pour le juriste, un champ d’intervention théorique dans les luttes politiques. Sa science est désormais sollicitée, il doit répondre à une demande d’expertise ou de contre-expertise. Or, cette intervention théorique dans la politique se double, presque naturellement, d’une intervention politique dans la théorie. Et c’est là le plus intéressant : les constitutionnalistes s’affrontent au milieu des groupes et des partis, à titre d’experts, de conseillers et de commentateurs intéressés; mais, de retour dans les corridors de l’université, dans les rencontres de l’Association des professeurs de droit constitutionnels, dans les pages des revues savantes, par recensions interposées, ils poursuivent leur combat. L’objectif, 15
Cf. la monographie de Carl Schmitt, La dictature, 1921 (trad. M. Köller et D. Séglard, Paris, Seuil, 2001). 84
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certes, n’est pas le même : il s’agit maintenant de définir l’identité de la discipline et de fixer des normes de validité scientifique. Mais les camps et les factions demeurent grosso modo les mêmes. Ceux qui s’opposaient la veille dans l’espace public, sur des questions de politique constitutionnelle, à grand renfort d’arguments théoriques, s’affrontent aujourd’hui dans l’enceinte de la discipline, sur des questions de méthodes, aux moyens d’arguments ouvertement « partisans ». Comment s’opère cette singulière politisation d’un discours théorique? Nous ne pouvons relever ici que quelques points d’intersection. L’affrontement majeur, vers lequel convergent la plupart des différends qui animent la doctrine constitutionnelle de la république de Weimar, c’est la querelle autour de la contestation du positivisme juridique16. Disons simplement que, commençant d’abord par rejeter les prétentions hégémoniques du constructivisme étriqué de Laband et ses disciples, on aboutit à refuser carrément toute productivité aux méthodes d’interprétation purement logiques et exégétiques. Il s’agit donc, avant tout, d’une querelle méthodologique — la Methodenstreit, comme on l’a appelée. Cette fronde antipositiviste rassemble de jeunes juristes brillants, à l’esprit spéculatif, qui affichent une certaine distance face à la République de 1919 et à la démocratie parlementaire — à l’exception de Hermann Heller, dont il faudra dire deux mots plus loin. Dans le camp des défenseurs du positivisme, on retrouve des constitutionnalistes un peu plus âgés, formés à l’école de Laband, avec laquelle ils ont depuis pris leur distance, mais dont ils conservent l’idéal de scientificité — des juristes qui sont d’ailleurs à ranger, pour la plupart, parmi les Vernunftrepublikaner (à l’instar de Thomas Mann17).
16 17
Cf. M. Stolleis, op. cit., p. 171-186. Nous laissons de côté la question de savoir s’il est possible de repérer, au sein de la trajectoire de pensée de Mann entre 1922 et 1930, une inflexion (et même une rupture) vers un engagement plus affirmé en faveur de la démocratie libérale. Sur cette question, on lira avec profit la contribution de M. Dutrisac au présent ouvrage. 85
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C’est à Erich Kaufmann que l’on impute habituellement le déclenchement des hostilités, à la publication, en 1921, de son brûlot contre le néokantisme et ses avatars dans le domaine de la théorie juridique. « Dans le néokantisme, peut-on y lire, l’ordre intelligible du juridique est réduit à des généralités abstraites ou encore à un formalisme technique, et la réalité sociale, métajuridique, est ramenée à une matière neutre, sans valeur, classifiable18 ». Dès l’origine, le courant antipositiviste s’affirme comme un rejet du formalisme, du logicisme et de l’abstraction, au profit d’une « compréhension vivante » des phénomènes juridiques et d’une recherche de concrétude. Cette exigence de substance et de plénitude travaille à ouvrir la doctrine constitutionnelle aux apports des « sciences humaines » nouvellement constituées, c’est-à-dire des sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften), de la psychologie, d’une philosophie sociale d’inspiration hégélienne (celle de Theodor Litt, par exemple) et, parfois, de la phénoménologie (chez Gerhard Leibholz). Grâce à ce contact étroit avec d’autres discours disciplinaires, la théorie juridique en général — et la théorie constitutionnelle en particulier — devrait pouvoir élargir son objet de façon à englober le droit dans sa dimension normative et dogmatique (la règle), mais aussi son enracinement dans la vie sociale, dans des oppositions d’intérêts et dans le tissu symbolique d’une communauté. Le sens véritable de cet engouement pour les sciences humaines s’éclaire à considérer la façon dont cette nouvelle orientation disciplinaire sert de relais à une certaine idée du droit naturel. Mais loin d’être militant, il s’agit d’un jusnaturalisme discret, l’appel à une « justice éternelle » ou à un « ordre naturel », qui vaut surtout comme une limite matérielle à la rationalité et à la plasticité du droit, limite que le positivisme n’a de cesse d’outrepasser au profit d’un hybris, d’une volonté débridée de création (un Gesetzesabsolutismus). Cette tendance jusnaturaliste va donc se développer dans un sens nettement conservateur : ce sont 18
Erich Kaufmann, Kritik der neukantischen Rechtsphilosophie. Eine Betrachtung über die Beziehung zwischen Philosophie und Rechtswissenchaft, 1921 (réimp., Aalen, Scientia, 1964), p. 93-94. 86
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avant tout les limites du pouvoir législatif (c’est-à-dire du parlement dans lequel la sociale-démocratie conserve, jusqu’en 1932, la première place) que l’on prend soin de souligner. On se méfie du pouvoir d’un parlement omnipotent et républicain, et on cherche à l’entraver à priori. L’un des enjeux sur lesquels vont s’affronter les constitutionnalistes — et dont la résonance politique s’avère immédiate — est le sens de l’article 109 WRV sur l’égalité devant la loi. Aux moyens d’une interprétation extrêmement large de cet article, le camp antipositiviste tente de dégager un étalon matériel, qui vaut contre le législateur et qui lui impose des exigences quant au contenu des lois. Comme le remarquait Franz Neumann, alors jeune avocat attaché au SPD (Parti social-démocrate), « après que la constitution de Weimar eut établi la souveraineté du parlement, les constitutionnalistes ont commencé à transformer le principe d’égalité en une maxime destinée à entraver la suprématie législative du Parlement19 ». Il faut mentionner que cette interprétation a d’abord été développée pour contrer les mesures de réévaluation du mark par le gouvernement fédéral, mesures qui avaient comme conséquences pratiques d’annuler les créances, dettes et hypothèques contractées antérieurement. Cette politique de dévaluation monétaire, concluaient donc les tenants d’une interprétation extensive de l’article 109, viole les postulats éternels de justice et d’égalité sur lesquels reposent toute idée de droit20. Cet argument sera repris par les juges du haut Tribunal du Reich — dont les sympathies antirépublicaines ne font aucun mystère — qui menaceront à mots couverts, dans une lettre en date du 8 janvier 1924, d’invalider les décrets de réévaluation21.
19 20
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Franz L. Neumann, The Rule of Law. Political Theory and the Legal System in Modern Society, 1936 (Leamington Spa, Berg, 1986), p. 274. Il va de soi qu’à titre de salariés de l’État ou de rentiers, les juges et les professeurs d’université comptèrent parmi les principales victimes de la dévaluation du mark. Pour un bilan plus nuancé, cf. Detlev Peukert, La république de Weimar. Années de crise de la modernité (trad. P. Kessler, Paris, Aubier, 1995). Cf. P. C. Caldwell, op. cit., p. 148 sq. 87
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Le refus du positivisme juridique, le virage vers les sciences humaines, le retour à une idée diffuse du droit naturel — tous ces développements internes à la doctrine constitutionnelle participent, en fait, d’une mise hors circuit du législateur parlementaire. Au fond, c’est une déclaration de guerre des constitutionnalistes contre le nouvel ordre républicain de 1919 gravitant autour du Reichstag. Au fil des années, en prenant modèle sur l’interprétation de l’article 109, les constitutionnalistes vont progressivement transformer les droits fondamentaux contenus dans la seconde section de la constitution de Weimar en principes supra-légaux qui s’imposent directement contre la volonté du parlement22. De façon générale, on va chercher là l’ébauche d’une « contre-constitution », capable de faire pièce au système de la légalité parlementaire — ce qui, concrètement, peut signifier l’instauration d’un pouvoir de contrôle des lois parlementaires par la magistrature, ou encore la suppression pure et simple du régime des partis au profit d’un président rassembleur, plébiscitaire et paternel23. Pour les constitutionnalistes de Weimar, l’intervention politique dans la théorie découle donc de l’imbrication étroite entre des enjeux méthodologiques liés à l’évolution de leur discipline, des problèmes soulevés par l’interprétation de certaines dispositions de la constitution de 1919 et une prise de parti quant à la valeur du système représentatif parlementaire. En schématisant un peu, on retrouverait, d’un côté, le rejet du positivisme juridique, l’insistance sur la supériorité du droit par rapport à la simple loi parlementaire et la relativisation de la légalité constitutionnelle au profit d’un ordre concret de « valeurs » ou de « garanties institutionnelles »; et, de l’autre, un positivisme défensif, la fidélité tenace au principe de la souveraineté du 22
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Pour un aperçu éclairant, cf. l’article de Michael Stolleis, « Judicial Review, Administrative Review, and Constitutional Review in the Weimar Republic » (Ratio Juris, vol. 16, n° 2, 2003), p. 266-280. Pour une analyse plus détaillée de cette érosion de la légalité constitutionnelle, je renvoie à la troisième section de mon ouvrage La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité/légitimité sous Weimar (Paris, Presses de la M.S.H., à paraître en 2009). 88
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parlement, le refus de reconnaître des limites autres que procédurales à la volonté du législateur, la résistance enfin au retour du droit naturel au nom d’un idéal de scientificité. Comme certains observateurs critiques l’ont noté aux dernières heures de la république de Weimar, puis dans l’exil, on peut interpréter la formation du front antipositiviste comme l’expression, sophistiquée, certes, des intérêts économiques et des ressentiments politiques de la bourgeoisie allemande, conservatrice, contre un parlement associé au pluralisme, au socialisme et au traité de Versailles. Qu’un des motifs sous-jacents de la « querelle de méthodes » soit effectivement la défense de l’ordre bourgeois « traditionnel » — propriété privée, famille, religion — paraît en effet indéniable. Cependant, afin d’éviter la simplification et le déterminisme socioéconomique, il faut peut-être creuser davantage. Il faut voir notamment comment cette méfiance envers la politique parlementaire ne naît pas seulement d’un intérêt de classe, mais aussi (et surtout) d’une remise en cause du modèle classique de l’État de droit libéral et de sa prémisse essentielle : la primauté de la loi, ou le légicentrisme. Selon ce modèle classique, l’organisation des organes de l’État gravite autour de la loi; stable, générale, formelle, expression du consentement populaire 24, la loi est le point de référence central d’un vaste réseau de règlements, d’ordonnances et de directives plus spécifiques. Or, avec la guerre, la mobilisation et la démobilisation, avec la cartellisation industrielle et la montée de l’État social, il devient évident que la primauté de la loi est chose du passé. Par la force des nécessités post bellum, le législateur doit admettre de plus en plus de nouveaux modes de régulation. En d’autres termes, sa loi doit se faire flexible, soluble, diffuse; elle doit pouvoir être élaborée rapidement, mise en œuvre sans délai et abrogée avec célérité. La crise de l’État de droit classique est avant tout une crise de son médium privilégié : la loi. Moins le système de la légalité paraît capable d’organiser l’action de l’État, plus le légicentrisme s’érode, et plus le positivisme juridique s’avère impropre à décrire le 24
Locke, op. cit., § 134. 89
Augustin Simard
fonctionnement effectif de l’État. Et c’est la conscience de ce phénomène irréversible qui donne sa teinte un peu crépusculaire au positivisme de Weimar, un positivisme dégrisé, conscient désormais de n’offrir qu’une position de repli dans un combat perdu à l’avance.
III. Il s’agissait surtout, jusqu’à présent, de présenter une sorte de relevé topographique des enjeux qui ont conduit les constitutionnalistes à intervenir dans les débats politiques de l’entre-deux-guerres, et surtout à politiser leurs concepts. J’aimerais terminer en esquissant le parcours de trois constitutionnalistes lors des dernières années de la République. Trois trajectoires exemplaires, en ce qu’elles révèlent comment les éléments examinés plus haut ont pu se combiner sous la forme d’un engagement individuel et cohérent. La première figure est celle de Gerhard Anschütz, représentant typique de ce que je viens d’appeler le positivisme crépusculaire. Anschütz fut l’un des constitutionnalistes allemands les plus respectés du XXe siècle. Membre du comité constitutionnel de 1918 réuni autour de Hugo Preuss, il est l’auteur du grand commentaire systématique sur la constitution de Weimar, un modèle du genre qui a connu pas moins de quatorze éditions en autant d’années. Disciple de Paul Laband (même s’il a pris ses distances face au constructivisme méthodologique, en prônant une compréhension génétique et historique des normes constitutionnelles25), juriste-savant soucieux d’impartialité et de neutralité, Anschütz est aussi un républicain convaincu. Sa position politique laisse deviner — davantage qu’elle ne le révèle explicitement — un point de passage entre la méthode positiviste et la démocratie parlementaire : une conception de la loi comme expression de la volonté générale, la défense de la démocratie comme régime de l’indétermination et le refus d’accorder un statut 25
Cf. Walter Pauly, « Gerhard Anschütz » (dans A. Jacobson et B. Schlink [dir.], Weimar. A Jurisprudence of Crisis, op. cit.), p. 129. 90
Portrait du légiste en militant
supra-légal à la constitution. La constitution, en d’autres mots, doit être envisagée comme une loi comme les autres, toujours à la disposition du législateur26 : ce n’est pas un « ordre de valeurs » intangible ou l’expression du génie d’un peuple. C’est évidemment une position de plus en plus difficile à défendre à mesure que le système parlementaire se disloque, suite à l’avènement du chancelier Brüning et aux élections de septembre 1930. Dans les dernières années du régime, l’attitude d’Anschütz illustre à merveille une posture qu’il convient sans doute d’appeler la « défensive institutionnelle ». Se gardant bien d’indiquer une voie de sortie, Anschütz se borne simplement à réfuter les arguments de ses collègues en faveur de la suppression de la légalité parlementaire au nom de la sauvegarde de la constitution (Carl Schmitt27) ou de l’état d’urgence constitutionnel (Johannes Heckel28). Le constitutionnaliste doit s’en tenir au droit positif, il ne peut pas cautionner un coup de force, aussi « urgent » et « nécessaire » soit-il. À vrai dire, les catégories mêmes d’« urgence » et de « nécessité » doivent éveiller ses soupçons. Envisagé rétrospectivement, face à l’ampleur du désastre qui suivra, il est commun de ridiculiser ce genre de légalisme. À tort cependant : il suggère un rapport remarquablement réflexif à l’engagement politique. Un rapport empreint de modestie, adossé à la conviction que même la théorie constitutionnelle la plus sophistiquée ne peut combler le gouffre entre la pensée et l’action politique. En cherchant à le faire, le théoricien ne joue pas seulement à l’apprenti sorcier, mais il cède aussi au fantasme du surplomb et s’expose à de redoutables retours de flamme. À cette posture de la défensive institutionnelle et — osons le mot — du « retrait engagé », on peut opposer une posture inverse, qui serait celle de l’approfondissement socialiste. La trajectoire du 26
27 28
Cf. son commentaire de l’article 76 dans Die Verfassung des deutschen Reichs vom 11. August 1919 (14e éd., réimp., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchegesellschaft, 1960), p. 401 sq. Carl Schmitt, « Legalität und Legitimität », 1932 (dans Verfassungsrechtliche Aufsätze, Berlin, Duncker und Humblot, 1958). Johannes Heckel, « Diktatur, Notverordnungsrecht, Verfassungsnotstand » (Archiv des öffentlichen Rechts, vol. 22, 1933). 91
Augustin Simard
jeune Hermann Heller en fournit une bonne illustration. D’origine autrichienne, Heller entre chez les socialistes en 1920 et fait ses premières armes dans la résistance républicaine contre le putsch de Kapp. Chez lui, l’engagement politique ne laisse aucune place à la demi-mesure : animateur des universités populaires, personnalité importante du SPD, pamphlétaire redoutable. Sa nomination comme professeur à Berlin, en 1928, résulte directement de ces liens avec le cabinet Müller (SPD). Dans le cénacle des constitutionnalistes, Heller s’est fait d’abord connaître par sa critique décapante du positivisme d’Anschütz et, surtout, de Kelsen. Pour lui, la théorie constitutionnelle n’est pas une simple science des normes, c’est plutôt une science politique au sens fort du terme. Délestant le droit constitutionnel de sa matérialité, réduisant la réalité de l’État à un complexe de normes, le positivisme a en fait dissout les objets qu’il prétendait décrire. Contre cette méthode absurde, le maître mot de Heller est Wircklichkeit (effectivité). La fougue qu’il met à attaquer le positivisme s’explique, à ses yeux, par le fait que l’idéal d’une science du droit neutre apparaît comme le symptôme d’une crise intellectuelle plus générale : c’est une station intermédiaire sur la route qui conduit du formalisme au nihilisme puis, enfin, au fascisme29. Le positivisme reflète donc une situation encore confuse, celle de l’État libéral, ou « l’État de droit formel », une situation qui doit se dénouer soit avec le socialisme démocratique, soit avec la dictature autoritaire (réactionnaire ou bolchevique). L’alternative est ainsi dépourvue de troisième terme : ou bien l’État de droit libéral devient un État de droit social, un sozialer Rechtsstaat, et les droits formels qu’il proclame sont convertis en égalité réelle; ou bien l’État de droit libéral régresse dans une forme quelconque de dictature 30. À partir de 1930, Hermann Heller va donc se retrouver dans la situation paradoxale du 29
30
Cf. Hermann Heller, Faschismus und Europa (Berlin, Walter de Gruyter, 1929). L’analyse hellerienne du fascisme, envisagé comme conséquence d’une crise générale de la pensée politique européenne, a déjà été exposée par J. A. Barash, « Fascisme et crise du droit dans la perspective de Hermann Heller » (dans J.-F. Kervégan [dir.], Crise et pensée de la crise en droit, Paris, E.N.S., 2002), p. 114-124. Hermann Heller, Rechtsstaat oder Diktatur? (Tübingen, Mohr, 1930), p. 23-24. 92
Portrait du légiste en militant
socialiste forcé de défendre les conquêtes de l’État de droit bourgeois, contre une bourgeoisie prompte à sacrifier ses conditions d’existence politique — les libertés publiques — au profit de l’ordre et de la tranquillité 31. La dernière figure que je mentionne en terminant fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt inquiétant : c’est celle de Carl Schmitt. Aux postures de la défensive institutionnelle et de l’approfondissement socialiste, la trajectoire de Schmitt ajoute une troisième possibilité : celle du coup d’État « préservateur »32. Comme pour Heller, la critique du positivisme est le leitmotiv de l’œuvre weimarienne de Schmitt : il faut se dégager du fantasme de l’Isolierung à la Laband et à la Anschütz, en ramenant les réalités politiques au cœur de la doctrine constitutionnelle. Mais alors que Heller emploie un concept de politique « classique » (politique = polis = État), Schmitt vide le concept de toute substance, jusqu’à en faire une sorte de « coefficient33 » instable qui affecte l’ensemble des activités humaines, et dont l’ordre constitutionnel cherche à anticiper et à contrôler les variations. La position de la théorie constitutionnelle ne peut par conséquent guère être assimilée à celle de n’importe quel discours scientifique, neutre et cumulatif. Elle revêt, au contraire, la forme d’une intervention toujours tendue et « engagée » (streitbare), repoussant et prévenant la dangerosité du moment politique (la fameuse discrimination ami/ennemi). Toutes les analyses de Schmitt entre 1930 et 1933 s’adossent à une pensée de la crise de l’État légal-parlementaire (auquel il assimile la république de Weimar), crise conçue comme un déplacement — ou à mieux dire, une fuite du politique. Cette crise atteint certes des proportions proprement métaphysiques 31
32 33
C’est cette position qu’exprime Otto Wels dans son discours au Reichstag le 23 mars 1933, lorsqu’il motive le refus du SPD d’appuyer la loi d’habilitation réclamée par le nouveau chancelier Hitler : « La Constitution de Weimar n’est pas une constitution socialiste. Mais nous restons fidèles aux principes de l’État de droit, d’égalité juridique et de droit social qui y sont inscrits » (cf. Carlos Miguel Herrera, « Constitution et social-démocratie à Weimar », dans Droit et gauche. Pour une identification, Sainte-Foy, P.U.L., 2003, p. 109). Sur cette question, cf. l’excellent ouvrage d’Olivier Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme (Paris, Descartes & cie, 1999). J’emprunte cette expression à Jean-François Kervégan. 93
Augustin Simard
pour Schmitt; mais elle a aussi des conséquences autrement pratiques sur le terrain de la politique constitutionnelle. Ainsi, à compter de 1930, Schmitt va développer une justification juridique de l’usage intensif des pouvoirs d’exception dans une multitude de domaines (justice, fonction publique, fiscalité) et de la mise en place d’un cabinet détaché du parlement. En 1932, on retrouvera Schmitt parmi les conseillers du ministre Kurt von Schleicher 34, occupé à développer divers scénarios pour un coup d’État (dissolution du parlement, suspension des élections, mise hors la loi des partis « ennemis de l’État ») destiné à sauvegarder la substance « véritable » de la constitution — c’est-à-dire à la purger de ses composantes républicaines et socialistes. À l’été 1932, alors que Berlin est au bord de la guerre civile, ce n’est plus un débat de méthode qui sert de terrain d’affrontement politique aux constitutionnalistes, mais un procès opposant le gouvernement fédéral, conduit par le major Franz von Papen, au gouvernement prussien social-démocrate, démis par Papen et remplacé par un commissaire militaire. On y retrouve Heller comme avocat du SPD, soutenu par Anschütz, envoyé en renfort par le gouvernement de Bavière, contre Carl Schmitt qui fait partie de l’équipe d’experts du procureur fédéral. Les échanges sont évidemment houleux, puisque c’est la survie du dernier bastion de la République qui est en jeu35. Mais l’issue du procès n’aura aucune 34
35
Cf. le livre d’Ellen Kennedy, Constitutional Failure. Carl Schmitt in Weimar (Durham, Duke University Press, 2004), p. 154-183, ainsi que la thèse de Lutz Berthold, Carl Schmitt und der Staatsnotstandplan am Ende der Weimarer Republik (Berlin, Duncker & Humblot, 1999). Bien qu’il soit guidé par un souci du détail remarquable, on peut reprocher au travail de Berthold sa perspective d’ensemble qui l’inscrit, hélas, au sein d’une tendance apologétique déjà pléthorique. Pour une analyse des positions respectives de Schmitt et de Heller dans ce procès, on consultera l’ouvrage de David Dyzenhaus, Legality and Legitimacy. Carl Schmitt, Hans Kelsen and Hermann Heller in Weimar (Oxford University Press, 1998), qui contient quelques thèses très fortes, en dépit du moralisme un peu agaçant de l’exposé. Pour un tableau du procès et de ses péripéties, on consultera les souvenirs d’Arnold Brecht (The Political Education of Arnold Brecht. An Autobiography 1884-1970, Princeton University Press, 1970), qui était alors ministre dans le cabinet Braun et qui a étroitement collaboré 94
Portrait du légiste en militant
importance, puisque au moment où tombera le jugement, les amarres de la légalité auront déjà toutes cédé. Carl Schmitt, comme on sait, adhérera alors au parti nazi, s’assurant ainsi une brillante carrière de professeur et de conseiller d’État. Gerhard Anschütz prendra sa retraite, disparaîtra de la vie publique et vivra reclus à Heidelberg jusqu’en 1945 (il mourra en 1948 d’un accident de voiture à l’age de 81 ans). Hermann Heller, enfin, se trouvera ipso facto privé de son poste en sa double qualité de juif et de socialiste, mais réussira à gagner l’Angleterre, puis l’Espagne républicaine, où il se verra offrir une chaire à l’Université de Madrid. Il mourra moins d’un an plus tard, terrassé par une crise cardiaque à l’âge de 42 ans.
* Rappelons les limites que s’imposait notre analyse : il s’agissait de relever les conditions ayant rendu à la fois possible et vraisemblable la mise en cause de la posture étriquée du juriste-savant (à la Laband), au profit d’une compréhension plus militante du rôle du constitutionnaliste. Certes, cette conversion peut être examinée à la hauteur du discours savant produit par les juristes eux-mêmes, la Staatsrechtslehre, en repérant les glissements qui s’y sont opérés quant aux objets privilégiés, aux méthodes acceptées, à la définition de la discipline et à ses critères de scientificité. Cet aspect théorique/gnoséologique — que l’on peut assimiler grosso modo à la contestation du positivisme juridique — est aujourd’hui bien documenté. Cet examen permet bien sûr de relever plusieurs analogies entre la transformation rapide du discours juridique et ce qui se produit, à la même époque, au sein d’autres sphères culturelles (art, philosophie, littérature). Mais il faut encore caractériser, pour emprunter les termes de Max Weber, le type de rapport qui existe entre ce nouvel « esprit » du droit et cette « éthique » de l’engagement, puisqu’il n’y a aucune raison de postuler une correspondance de l’un à l’autre. C’est l’épuisement avec Hermann Heller. On portera tout spécialement attention aux pages 360 à 364 qui relatent un bel échange entre Brecht et Schmitt. 95
Augustin Simard
de la capacité organisatrice de la loi ordinaire qui, voudrait-on croire, sert ici de point d’articulation. Dans sa dimension indissociablement pratique (multiplication d’ordonnances quasilégislatives et des mesures d’exception) et théorique (disparition du légicentrisme et du Rechtsstaat comme références obligées), il bouleverse le rôle traditionnel du juriste et le contraint à se redéfinir. La question qui se pose en bout de ligne est celle de savoir dans quelle mesure ce travail de redéfinition est demeuré propre à l’Allemagne de Weimar. Si la « dévaluation » de la loi et des références qui y sont attachées a affecté, dès la première moitié du XXe siècle, la plupart des démocraties parlementaires, nulle part ailleurs pourtant elle n’a été vécue sur le mode obsessif de la « crise ». Obsession de la crise qu’intensifient, dans l’Allemagne de Weimar, l’importance accordée à l’idéal de l’Isolierung, l’ampleur prise par les pratiques gouvernementales d’exception et, enfin, le décalage entre l’enseignement universitaire et la pratique professionnelle du droit36. Du coup, l’intérêt de l’expérience weimarienne tient peut-être moins à sa singularité qu’à son caractère exemplaire : elle rend lisible, en l’amplifiant au maximum, une transformation de la science juridique, de sa fonction et de son statut, qui s’est opérée de façon plus ou moins souterraine dans l’ensemble des démocraties libérales.
36
Cf. Marie-Benedicte Vincent, « Facultés de droit en crise : formation et socialisation des élites allemandes sous la république de Weimar » (Astérion, n° 4, 2006 : ). 96
Myrtô Dutrisac Thomas Mann et la république de Weimar Le passage du mythe à la raison On peut parler de « culpabilité » au sens mythique, mais la vérité profonde est que tous ont voulu et réclamé la guerre, ne pouvant plus supporter de vivre sans elle. Sinon, elle ne se serait pas produite. Et ne serait-ce pas plutôt un honneur qu’une honte, pour l’humanité, si elle ne pouvait accepter à la longue de vivre dans un état bourgeois lui assurant sécurité et protection? […] L’homme n’a pas le sentiment que la civilisation, le progrès, la sécurité, soient un idéal absolu. En lui existe, sans aucun doute, un élément primitif héroïque, une profonde aspiration au terrible […] L’« esprit » réclame avec instance l’« humanité »; mais que serait une humanité qui aurait perdu ses composantes viriles? Thomas Mann, Considérations d’un apolitique (1918) La guerre est romantique. Nul n’a jamais contesté l’élément mystique et poétique qui lui est inhérent. Nier qu’elle est aujourd’hui un romantisme exécrable, une poésie ignoblement déformée, serait de l’entêtement. Et pour ne pas laisser le national tomber complètement dans le discrédit ni devenir tout à fait un objet d’anathème, il faudra le comprendre de plus en plus, conformément à sa nature artistique et presque exaltée, comme l’objet d’un culte pacifique. […] Le monde, les peuples sont aujourd’hui vieux et sages, chacun d’eux a laissé bien loin derrière lui le stade de la vie épique et héroïque. Essayer d’y retourner équivaut à une sauvage rébellion contre la loi du temps, à une contre-vérité psychique. Thomas Mann, De la république allemande (1922)
À l’automne 1922, Thomas Mann témoigne publiquement son engagement envers la république de Weimar. Dans un discours prononcé à Berlin, « De la république allemande1 », il invite le peuple allemand à se réconcilier avec le nouveau régime politique. Une rapide mise en contexte s’impose : en juin de la même année, Walter Rathenau est assassiné par des partisans d’un groupe d’extrême droite. On sait, par ailleurs, que le ministre des affaires 1
Dans T. Mann, Les exigences du jour (trad. J. Naujac et L. Servicen, Paris, Grasset, 1976; dorénavant cité « EJ »), p. 20-60. 97
Myrtô Dutrisac
étrangères n’est guère mieux apprécié par l’extrémité gauche de l’échiquier politique. À cela s’ajoute que la valeur du mark est très instable; c’est le début de la crise d’inflation. Ensuite, en janvier 1923, l’Allemagne étant incapable de verser les réparations prévues par le traité de Versailles, la France occupe la Ruhr. C’est par conséquent en plein moment de tourmente économique et politique que Mann prend la parole. Rappelons que pendant la Grande Guerre, l’écrivain se range du côté de l’Empire et contribue, par la plume, à l’effort de guerre allemand. À l’instar de plusieurs autres intellectuels et artistes, il s’oppose à la démocratie et aux idéaux qui lui sont associés. Ces idéaux, suivant Mann, ne conviennent pas à la culture et à la nature allemandes, qui sont fondamentalement apolitiques. En 1922, il se porte maintenant à la défense de ce régime et demande à ses compatriotes de s’y rallier. Il est témoin de la haine ressentie pour la démocratie, symbole, pour de nombreux Allemands, de défaite et d’humiliation. Il constate aussi que ceux qui ne s’opposent pas à la république ne trouvent pas toujours de motifs leur permettant d’en faire la défense, en ce moment de crise et d’instabilité : certains regardent la sphère politique avec scepticisme, alors que d’autres sont déconcertés par l’absence de consensus qui l’habite. Espérant pouvoir transformer cette humeur malveillante, indifférente ou perplexe, Mann propose à son pays ce qui s’apparente, selon nous, à un mythe fondateur, lequel permet d’offrir une image positive au nouveau régime politique. C’est cette transformation des idées et de l’allégeance politiques de Thomas Mann qui fait l’objet de ce chapitre. Doit-on voir dans cette conversion un certain opportunisme ou une manifestation de la complexité de l’époque et de ses enjeux? Le discours de 1922 représente-t-il un moment de rupture ou bien s’offre-t-il comme une évolution logique de la position défendue par Mann dans les Considérations d’un apolitique2, le recueil d’essais rédigés entre 1914 et 1918?
2
Thomas Mann, Considérations d’un apolitique (trad. J. Naujac et L. Servicen, Paris, Grasset, 2002; dorénavant cité « CA »). Sur T. Mann et le politique, 98
Thomas Mann et la république de Weimar
L’analyse du discours « De la république allemande » permet d’abord de témoigner de l’état d’esprit dans lequel se trouve à la fois l’écrivain, au début de la république de Weimar, ainsi que ceux qu’il souhaite convaincre. On prend ainsi le pouls de l’époque 3. Cet examen permet ensuite de constater qu’il convient mieux de parler de la métamorphose que subissent les convictions défendues par Mann, en 1918, que d’une rupture définitive avec ces convictions. Ce qui se voit transformé est surtout le type d’arguments auquel a recours l’écrivain, sous le régime de Weimar, afin de défendre son point de vue. L’examen d’une autre conférence publique importante, prononcée en 1930, « Allocution allemande. Un appel à la raison »4, permet d’apprécier cette transformation. Cela suscite parallèlement une réflexion plus générale sur ce que signifie être un intellectuel dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, ainsi que sur l’imbrication des aspirations particulières et des aventures de la vie en communauté, des destins privés et collectifs.
Quelques considérations sur l’« apolitique » Thomas Mann Au début de la Grande Guerre, Thomas Mann met de côté l’écriture du roman La montagne magique pour se consacrer à ses Considérations d’un apolitique. Ce recueil lui permet de réagir aux événements auxquels est confronté son pays5 ainsi qu’à l’étude
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4 5
cf. Walter A. Berendsohn, Thomas Mann : Artist and Partisan in Troubled Times (trad. G. C. Buck, Alabama, University of Alabama Press, 1973) et Odile Marcel, La maladie européenne : Thomas Mann et le XXe siècle (Paris, Presses universitaires de France, 1993). Cf. Gilbert Krebs et Gérard Schneilin (dir.), Weimar ou De la démocratie en Allemagne (trad. V. Robert, Asnières, Publications de l’Institut d’Allemand, 1994), et en particulier l’article de Bernard Spies, « Le développement d’une pensée démocratique chez les écrivains dans la république de Weimar, 19181924 » (p. 91-106), ainsi que George L. Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l’idéologie allemande (trad. C. Darmon, Paris, Calmann-Levy, 2006). Dans EJ, p. 102-122. Thomas Mann signale d’abord son engagement nationaliste et son soutien aux Allemands dans de courts textes : une étude historique, Frédéric et la grande 99
Myrtô Dutrisac
polémique sur Émile Zola publiée par son frère Heinrich Mann, en 1915, dans laquelle celui-ci s’en prend aux écrivains non engagés et apolitiques, qu’il qualifie de parasites6. Le combat qui fait rage sur le vieux continent se reproduit donc au sein même de la famille Mann. Les Considérations, ouvrage provoqué par un conflit européen et un conflit fratricide, sont publiées en 1918, alors que l’issue de la guerre est évidente. Dans son recueil, l’écrivain oppose la Kultur allemande à la civilisation et aux idéaux européens (et universels) défendus par son frère, qu’il nomme le « littérateur de la civilisation »7. Résistant à l’idée de l’artiste engagé qui peut se faire critique du monde, Thomas Mann défend une conception de l’art dont la finalité est d’inciter à la vie et de la glorifier, de glorifier le monde — un type d’art convenant fondamentalement à la nature allemande 8. Comme il l’affirme, en réaction aux idées défendues par Heinrich, et en particulier à son idéal du progrès : « Il s’agit de la politisation, de la radicalisation de l’Allemagne, il s’agit de son humanisation, au sens latin et politique et de sa déshumanisation au sens allemand… Pour employer le mot
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coalition (1915), ainsi que quelques essais (dont le plus important est Pensées de guerre, en 1914) et lettres ouvertes, qui sont autant de réponses à Romain Rolland, avec lequel il polémique. Plusieurs des écrits de Heinrich Mann antérieurs à 1918 proposent une critique de l’empire de Guillaume et des valeurs sur lesquelles il repose. On peut consulter, à cet effet, le livre de Karin Verena Gunnemann, Heinrich Mann’s Novels and Essays. The Artist as Political Educator (Rochester, Camden House, 2002). Comme l’affirme Éric de Dampierre, dans « Note sur “Culture” et “Civilisation” » (Comparative Studies in Society and History, vol. 3, n° 3, avril 1961, p. 328-340), les romantiques vont exalter la Kultur et en faire « un attribut de la nation et de l’État. On la concevra comme l’expression de l’âme de la communauté et on l’opposera à [la] Zivilisation issue de la science, pourvoyeuse de progrès technique et de machinisme » (p. 337). À la dichotomie entre la Kultur, en tant qu’« idéal de réalisation de la personne » (p. 330), et la civilisation, associée aux idéaux des Lumières, au progrès et à la raison (p. 333-334), on peut donc rattacher l’opposition entre le spirituel et le matériel. Cf. aussi l’ouvrage de Wolf Lepenies, The Seduction of Culture in German History (Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2006). CA, p. 472. 100
Thomas Mann et la république de Weimar préféré, le cri de guerre et de jubilation du littérateur de la civilisation, il s’agit de la démocratisation de l’Allemagne, ou, pour tout résumer et ramener à un dénominateur commun, il s’agit de sa dégermanisation… Et je devrais participer à ce scandale9? »
Thomas Mann se décrit comme un homme du XIXe siècle, dont l’âme est nourrie à la fois de romantisme, de musique, de pessimisme, d’humour et de valeurs bourgeoises. Il défend moins la monarchie de Guillaume qu’il ne critique la démocratie de l’« Entente civilisatrice », qui représente une menace pour ce qui est Allemand, pour la musique et l’esprit allemands. Ce siècle nouveau qu’il observe, il le compare au XVIIIe siècle, qui « enseigne que l’on devrait croire 10 ». L’écrivain, pour sa part, préfère le réel à l’utopie, à ce qui est souhaitable, et il préfère la vie à l’esprit, choix qui se manifeste par une attitude ironique 11. Il rejette la tendance au nivellement civilisateur, à l’homogénéisation des cultures et de la vie spirituelle, associées à la civilisation, et leur préfère les manifestations d’un « moi problématique12 ». Doit-on traiter l’écrivain — et ceux de ses compatriotes qui défendent une vision apolitique de l’art — de parasite? La question du rôle et de l’utilité de l’art et de l’artiste est au cœur du débat opposant les deux frères. Ce qui est assuré est que la publication des Considérations d’un apolitique marque la fin de l’apolitisme de Thomas Mann, dans la mesure où il s’engage publiquement dans une polémique. L’ouvrage n’est prêt pour 9 10
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CA, p. 65. CA, p. 27-31, 41 et 58. Comme l’affirme Jacques Brenner dans son introduction aux Considérations d’un apolitique, Mann est un « monarchiste par pur dégoût de la politique » (p. 10). « Nietzsche, qui a défini avec le plus d’acuité critique le caractère de son époque, a représenté, en un certain sens, un “apogée” de ce genre : l’esprit se reniant en faveur de la vie, de la vie “intense” et donc “belle”, voilà à coup sûr un affranchissement total et définitif de la “domination des idéaux”, une soumission à la puissance, non plus fataliste mais enthousiaste, celle d’une ivresse érotique […] [D]eux possibilités jumelles sont issues de l’expérience nietzschéenne. L’une est cet esthétisme effréné, cet esthétisme de la Renaissance, ce culte hystérique de la force […]. Dans mon cas, l’autonégation de l’esprit au profit de la vie s’est muée en ironie » (CA, p. 30). CA, p. 26. 101
Myrtô Dutrisac
publication qu’au moment où le résultat de la guerre ne fait plus aucun doute. Pourtant, Mann n’en suspend pas la sortie, même s’il se fait des soucis au sujet de sa réception13. Il assume sa prise de position. On peut supposer que le désir de riposter au « littérateur » et à ses disciples ainsi que celui de justifier son point de vue, motivations indéniables au début de la rédaction des Considérations, s’accompagnent maintenant de l’exigence de discuter et de réfléchir aux événements de 1914-1918 et aux transformations que connaît l’Allemagne. Pendant les premières années d’après-guerre, Mann est peu présent dans l’espace public. Il faut consulter son journal ou sa correspondance pour observer l’accueil progressif qu’il réserve aux changements et aux événements politiques14. L’écrivain se concentre sur la rédaction de quelques courts textes (nouvelles et poèmes) dont les sujets sont peut-être révélateurs du désir ou du besoin de s’éloigner des feux des projecteurs et de l’instabilité qui caractérise la vie de la république. L’un d’entre eux, en effet, s’intéresse à Bauchan, le chien de la famille (Maître et chien, 1919), et un autre porte sur le Bébé, c’est-à-dire sur la fille cadette de l’écrivain, Elisabeth (Le chant du bébé, 1919). Les événements du quotidien sont exploités comme autant de bouées de sauvetage, de sujets salutaires qui permettent d’échapper momentanément aux bouleversements marquant le monde extérieur. Néanmoins, cette période est aussi celle de la reprise du travail sur La montagne magique : Mann poursuite son dialogue avec son époque sur le terrain de la fiction. Si son ralliement graduel à la république de Weimar est d’abord une affaire privée, après 1921, Thomas Mann revêt de plus en plus souvent son chapeau d’essayiste politique15. Mann prend aussi la 13
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On peut consulter, à cet effet, les entrées de son Journal de septembre 1918 (les Considérations seront publiées en octobre) : T. Mann, Journal 1918-1921, 19331939 (trad. R. Simon, Paris, Gallimard, 1985). Dans le Journal, voir en particulier ses réflexions sur la République des Conseils de Munich, à laquelle il n’est pas antipathique. Pour une liste complète des essais de Thomas Mann, voir les six volumes publiés par les éditions Fischer (T. Mann, Essays (Band 1-6), Frankfurt, Fischer Verlag, 1993) ou encore les Œuvres complètes, aussi publiées chez Fischer 102
Thomas Mann et la république de Weimar
parole : il prononce des conférences dans lesquelles il discute de la situation socio politique de son pays. Le point marquant de son adhésion publique et décisive à la république est sans aucun doute le discours fait à Berlin à l’automne 1922. L’écrivain défend le nouveau régime contre la menace que lui fait subir une certaine fraction de l’Allemagne.
« De la république allemande » (1922) : une double réconciliation Thomas Mann prononce le discours « De la république allemande » le 15 octobre 1922, à la Beethovensaal de Berlin. L’objectif officiel est de rendre hommage au dramaturge et écrivain Gerhart Hauptmann (1862-1946), que Mann désigne comme « le chef spirituel du Reich post-impérial » et dont il célèbre l’authentique germanité 16. En réalité, tout autant qu’une célébration de l’œuvre de Hauptmann, le discours est une invitation lancée à cette jeunesse pour laquelle la république de Weimar n’est qu’un symbole de la défaite allemande 17. Comme l’affirme Mann, parlant directement à Hauptmann qui est dans la salle : « c’est à elle aussi que je veux à nouveau m’adresser aujourd’hui par-dessus votre personne; je veux, je dois m’entretenir avec elle aussi, c’est là le sens du compte que nous avons à régler18 ». D’une manière qui laisse deviner une certaine urgence (ce que laisse entendre l’utilisation du verbe « devoir »), Mann choisit d’utiliser sa notoriété et cette tribune qu’on lui offre afin de régler des comptes avec la jeunesse. Il prend la parole de manière décisive et désigne sa cible et son camp. Comme il l’affirme à Gerhart Hauptmann, aux jeunes se trouvant dans l’auditoire et à
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(Mann, Gesammelte Werke in dreizehn Bänden, Frankfurt, Fischer Taschenbuch Verlag, 1990). EJ, p. 22. Gerhart Hauptmann, que l’on considère comme le père du naturalisme dans la littérature allemande moderne, défend une position pacifiste pendant la Grande Guerre. Il s’agit d’une invitation à la jeunesse et aux « [b]ourgeois disséminés parmi les rangs de la jeunesse universitaire » (EJ, p. 29). EJ, p. 20. 103
Myrtô Dutrisac
l’Allemagne tout entière : « Mon propos est, je vous le dis franchement, de vous rallier dans la mesure où cela est nécessaire, à la république, à ce que l’on nomme démocratie et que j’appelle humanité19 ». On peut légitimement se demander si Mann cherche uniquement à convaincre la jeunesse de la valeur de la république ou s’il ne cherche pas aussi à se convaincre lui-même. La jeunesse est évidemment un acteur primordial de l’avenir proche de son pays. Elle est aussi un acteur courtisé par différentes voix et factions dont les paroles ne sont pas forcément toujours des incitations au compromis et à la conciliation. C’est donc en toute connaissance de cause que l’écrivain choisit son camp. Pour ce qui est de se convaincre lui-même, il est sans doute possible, en 1922, de ranger l’écrivain dans la catégorie des « républicains par raison », les Vernunftrepublikaner, ceux qui, selon l’historien Peter Gay, « mirent leur raison au service de la réconciliation » et « s’efforcèrent de réconcilier les classes entre elles, les partis avec l’État, l’Allemagne avec le reste du monde — et eux-mêmes avec le républicanisme 20. » Nous nous intéresserons davantage au contenu du discours de Thomas Mann qu’à la définition de son attachement — par conviction, par raison, ou même par nécessité — à la république. L’écrivain sait que ses propos, sa prise de position sur le présent, ne seront pas bien reçus par l’ensemble de son auditoire, et, par extension, du peuple allemand. Il sait aussi qu’il ne peut prendre la parole, en 1922, tout en ignorant la position défendue antérieurement. S’adresser aux Allemands suppose un retour critique sur les idées défendues pendant la Grande Guerre. Doiton l’accuser d’opportunisme, puisqu’il soutient maintenant le régime politique autrefois décrié? Ce qui est certain, c’est qu’en défendant la république, Mann s’expose à la critique de ceux qui étaient ses adversaires d’hier, les pacifistes et les partisans de la
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EJ, p. 28. Peter Gay, Le suicide d’une république : Weimar 1919-1933 (trad. J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 1993), p. 46. 104
Thomas Mann et la république de Weimar
civilisation. En outre, il risque de se faire de nouveaux et nombreux adversaires. Il faut mettre un bémol quant à cette idée de retour critique sur les thèses défendues dans les Considérations d’un apolitique. Dans une certaine mesure, le discours « De la république allemande » permet à l’écrivain de concilier ses anciennes croyances à la réalité nouvelle. Comme il l’affirme dans l’avant-propos qu’il rédige pour la publication de son discours, ce ne sont pas son être et ses convictions les plus intimes qui se sont transformés. C’est son époque qui change, ce qui exige un ajustement de ses pensées. Cependant, sa fidélité au désir de défendre l’« humanité allemande » reste intacte21. En cet automne 1922, Mann se demande pourquoi il vit dans un « monde à l’envers » où la jeunesse n’est pas associée à l’amour du changement mais à l’amour du passé 22. Affrontant le mécontentement exprimé par une partie de son auditoire 23, il explique pour quelles raisons l’on doit se tourner vers la république. L’Allemagne est en pleine crise d’inflation24 : l’écrivain, dans sa nouvelle Désordre (1926), propose une description de cette période où les repères politiques et économiques se brouillent, une période où, comme il l’affirme dans le discours « De la république allemande », « [n]ous vivons à une cadence rapide […] sous un éclairage qui change en un clin d’œil25 ». Le plancher symbolique sur lequel est construite la république est incertain, et les problèmes dont souffre l’économie ne font rien pour apaiser les sentiments d’humiliation et de ressentiment provoqués par la guerre et par le traité de Versailles. Pensons à ces termes utilisés pour désigner la paix : Schandfrieden et Schmachfrieden, paix honteuse ou infâme.
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EJ, p. 17-19. EJ, p. 29. Voir la préface de Jacques Brenner à T. Mann, Les exigences du jour, p. 10. Une monnaie de transition, le Rentenmark, est émise en novembre 1923 par le chancelier Gustav Stresemann pour pallier au problème de l’hyperinflation. Le Reichsmark, pour sa part, sera introduit en août 1924. EJ, p. 21. 105
Myrtô Dutrisac
Malgré tout, affirme l’écrivain, il faut se porter à la défense de cette république titubante, à laquelle il choisit de se rallier, car on peut y trouver quelque chose de réjouissant : on peut se retrouver en elle, puisque la république coïncide avec des faits intérieurs. Là se trouve un des éléments centraux de son discours. Pour Mann, il serait digne de lutter contre ce régime politique né de la défaite s’il ne correspondait pas aux faits intérieurs, s’il ne pouvait être associé à la vérité ou à l’essence du peuple allemand, ainsi qu’à son évolution. Mais il est absurde de lutter contre la manifestation de vérités intérieures, et la république et la démocratie sont « aujourd’hui […] de cet ordre 26 ». Afin de se porter au secours de la jeune démocratie, il n’est pas question, pour l’écrivain, d’abandonner l’idéal romantique. Plutôt, il faut le redéfinir. Mann discute d’un romantisme devenu « objet d’un culte pacifique » et qui est « au-dessus de tout obscurantisme » ou de toute « réaction27 ». Il veut montrer à ces jeunes en quête d’un principe pouvant leur redonner une certaine fierté qu’il existe une autre façon de parler leur langage et d’agir noblement. La guerre, affirme l’écrivain, est devenue « un romantisme exécrable », et l’on doit abandonner toute forme de sentiments belliqueux. Ils ne sont plus à l’ordre du jour, ils ne peuvent être, aujourd’hui, que brutalité dépourvue d’honneur. Cela ne signifie pas pour autant que l’on doive s’abandonner soi-même, abandonner l’Allemagne, le national, le particulier, la sphère de la personnalité en tant qu’« élément romantique ». La conjoncture actuelle permet la coïncidence de l’universel (la démocratie, l’humanité) et du national28. L’écrivain affirme qu’il peut dorénavant mener son combat pour la défense de la nation et de la culture allemande dans la sphère politique alors que cela était impossible avant et pendant la Grande Guerre. En effet, il y avait alors un clivage entre la vie nationale et l’État; l’Empire résistait « à la réalisation de la beauté allemande ». Mann cite Novalis (Friedrich von Hardenberg), pour 26 27 28
EJ, p. 29-30 et 32-33. EJ, p. 25-26. EJ, p. 24-25 et 27. 106
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qui « [a]ucun État n’a davantage été dirigé comme une usine que la Prusse, depuis la mort de Frédéric-Guillaume 1er29 ». Cela ne peut qu’inciter à l’« abstinence politique », au repli sur soi de l’artiste. La république, au contraire, est « un nom pour le bonheur national issu de l’unité de l’État et de la culture ». La république est réconciliation. Et elle est « échu[e] en partage » à tous les Allemands. Comme l’annonce Mann, elle « est devenu[e] notre affaire, que nous devons mener à bien ». La république est un projet, une construction, un destin que l’on doit vouloir 30. Il est donc question, dans ce discours, d’une double réconciliation : celle des jeunes ou des Allemands avec la république, et celle de la sphère nationale et romantique avec la sphère universelle et démocratique. Il reste maintenant à voir exactement pour quelles raisons la république est noble et correspond aux « faits intérieurs », suivant Thomas Mann.
Un mythe fondateur pour la nouvelle république Partant de cette double réconciliation, l’écrivain propose les assises de ce qui s’offre selon nous comme un mythe fondateur pouvant soutenir le régime de Weimar. La république que nous contemplons, affirme l’écrivain, la république allemande en tant que réalité intérieure, est une œuvre du peuple qui est née au début de la Grande Guerre, au moment où il se souleva pour défendre son pays. Comme il le dit, « il n’est pas vrai, absolument et aucunement (soit dit pour relever le défi) que la république, en tant que réalité intérieure (je ne parle pas en ce moment de fixations constitutionnelles), soit la création de la défaite et de la honte. Elle est la création de l’exaltation et de l’honneur. Elle est, jeunes gens, la création de l’heure, dont vous ne voulez pas que des sarcasmes hargneux la renient et l’insultent, l’heure où le peuple se leva, prêt à mourir. C’est alors qu’elle s’est formée en vos poitrines. […] [C]e qui en somme a pâli à l’époque, ce qui a reculé et s’est voilé de brume à vue d’œil, ce furent les puissances qui jusqu’alors avaient été l’État, et c’est en vous qu’il est né alors, 29 30
EJ, p. 46. EJ, p. 30. Mann utilise le concept d’amor fati. 107
Myrtô Dutrisac dans votre communauté enflammée reposa sa vie, vous avez été la république et si aujourd’hui elle est dans la honte (ce que je ne conteste pas), il serait lâche de l’abandonner au lieu de l’aider et de la rendre à nouveau “digne de vous”31. »
Suivant cet extrait du discours de 1922, il faut voir d’abord que la république de Weimar, selon Thomas Mann, peut être perçue comme le fruit non pas d’un échec, mais bien du courage et de la résolution qui conduisirent le peuple allemand aux champs de bataille, en 1914. En un premier temps, en identifiant le moment de sa naissance à cet acte de bravoure et d’abnégation, l’écrivain fait de la république un régime noble. Il élabore une vérité sur son origine dont elle peut être fière, modifiant ainsi la représentation de ce régime que se font ses compatriotes. En un deuxième temps, Mann reconnaît qu’il reste encore à donner à cette nouvelle démocratie, qui est aussi un destin, une forme définitive qui sera digne des Allemands. La république ne correspond pas au traité de Versailles; un document ne fait pas un peuple. Plutôt, elle reste « quelque chose à créer », à laquelle on doit offrir « une idée, une âme, un esprit vital32 ». La république se présente comme un possible à définir en commun. Il affirme enfin qu’il faut avoir le courage de s’attaquer à cette tâche. En jouant sur cette corde sensible que sont les sentiments d’honneur et de lâcheté, Mann incite habilement son auditoire à assumer sa responsabilité à l’égard de ce possible, tout comme il dit le faire lui-même. D’abord, il admet avoir autrefois donné des armes à ceux qui protestent aujourd’hui contre la république 33. Ensuite, il parle de « notre responsabilité », celle de chacun et, de manière particulière, de la responsabilité de l’écrivain, la
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EJ, p. 32-33; nous soulignons. EJ, p. 19. Comme il le dit : « je sais, jeunes gens, ce que moi qui dois craindre d’avoir, par besoin de liberté spirituelle, livré des armes à l’obscurantisme — je sais, dis-je, ce que moi précisément, je dois à ce silence qui règne à présent » (EJ, p. 27). 108
Thomas Mann et la république de Weimar
démocratie étant pour lui un régime politique qui met de l’avant les élites spirituelles34. Mann définit ainsi la république de Weimar comme le produit d’une union et d’une réconciliation de l’État et de la nature allemande, nature dont la personnalité se manifesta pendant la guerre, par-delà les préoccupations de la vie ordinaire 35. C’est sur l’importance accordée à ce moment où le peuple allemand s’est dit prêt à mourir, où il prit entre ses mains le destin de l’État, de la nation et de la culture allemande, que repose le mythe fondateur de la république que produit selon nous l’écrivain. Ce moment, Mann le présente comme l’instant inaugural où apparaît la république en tant que possible et en tant qu’unité, instant dont le souvenir, ramené à la mémoire de chacun, peut évoquer du même coup la responsabilité qui est la sienne 36. Ce qui s’apparente à un véritable récit de fondation, présenté par Mann dans « De la république allemande », sert aussi de critique des mythes entourant l’image héroïque d’un Frédéric le Grand ou encore d’un Otto von Bismarck. Ces mythes sont toujours omniprésents en 1922, dans ce régime dont l’existence même est un affront aux symboles historiques et aux images qui
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EJ, p. 22. Cette idée de la responsabilité revient fréquemment dans le discours (voir aussi aux pages 20, 30, 32 et 60). Il serait intéressant de dresser un parallèle avec les discours prononcés par Martin Heidegger, en 1933, au moment où il est nommé recteur de l’Université de Fribourg. Tout comme le fait Thomas Mann dans ses Considérations d’un apolitique et au début des années 1920, Heidegger s’oppose à la « civilisation ». Néanmoins, le philosophe encense la guerre et les vertus militaires, qui doivent être mises de l’avant afin d’affronter cette « mission spirituelle qui force le destin du peuple allemand à recevoir l’empreinte typique de son histoire » (Heidegger, « Discours de rectorat : l’Université allemande, envers et contre tout ellemême », Écrits politiques 1933-1966, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1995, p. 99). C’est là une poursuite — celle de transcender la vie ordinaire — qui anime les intellectuels associés à la révolution conservatrice. On pense entre autres aux écrits du jeune Ernst Jünger, qui font l’objet du premier chapitre du présent volume. Cf. EJ, p. 30-31. 109
Myrtô Dutrisac
composent l’imaginaire allemand 37. Selon l’écrivain, il faut se défaire de ces modèles qui génèrent de la nostalgie et font l’apologie d’un passé glorieux. Il faut aussi se défaire de cette tendance à s’isoler dans la contemplation d’un idéal, celui de la pensée pure, que l’on peut atteindre seulement dans la sphère individuelle. On peut le répéter : la défense de l’art et de la Kultur allemandes ne contraint plus, selon lui, à se détourner de l’État, qui est maintenant expression de la vie nationale. Cela fait partie de l’image mythique de la république en tant que réconciliation, construite par Mann. Un des principes mis de l’avant afin de rallier ces jeunes qui ont soif d’un certain mysticisme — soif, nous le supposons, qui est perçue et exploitée par l’écrivain — est celui de l’humanité. Mann en discute comme d’un nouvel élément « social et intérieur, à la fois humain et aristocratique » qui occupe « une place intermédiaire belle et digne » entre le romantisme exacerbé et le rationalisme plat38. L’humanité, suivant l’écrivain, est d’abord une « pensée vécue » qui échappe à la raison et permet de se consacrer à ce nouveau type de romantisme, qui est « culte pacifique ». Enfin, affirme-t-il, on doit comprendre qu’humanité et démocratie sont la même chose : la première ne serait « qu’un nom classique et démodé pour désigner la seconde ». L’humanité correspond donc à un fait intérieur — c’est-à-dire à la nature allemande — et permet de créer des liens entre les meilleurs éléments d’une autre époque et l’Allemagne de l’après-guerre, entre l’amour du passé et celui de la liberté, entre les éléments individuels ou nationaux et les éléments universels. Elle produit de l’unité en permettant aux hommes d’aller au-delà du moi39. Cette suite d’idées est révélatrice du désir, voire de l’exigence, de créer un mythe qui pourrait convaincre les Allemands que la république peut être « la patrie de nos cœurs ». Pour ce faire, afin de rallier ceux qu’il nomme ses « compatriotes déconcertés et
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Cf. P. Gay Le suicide d’une république (op. cit.), p. 114-124. EJ, p. 39. EJ, p. 39-42. 110
Thomas Mann et la république de Weimar
récalcitrants40 », Mann fait appel aux passions et avance sur ce terrain que la guerre a rendu instable, et que la république de Weimar n’a pas réussi à consolider, à coup d’images fortes qui, il l’espère, seront unificatrices. Examinons maintenant si Mann a toujours recours à ces procédés, à cette manière de se déplacer dans une époque en quête de repères, lorsqu’il prononce une autre conférence importante dans la célèbre salle berlinoise, à l’automne 1930.
« Allocution allemande. Un appel à la raison » (1930) Invité par l’Association des romanciers allemands à parler de son prochain roman, le 17 octobre 1930, Thomas Mann demande à son auditoire quelle valeur cela peut bien avoir à la lumière de ce qu’il nomme les « circonstances actuelles ». Après quelques années de relative accalmie, pendant lesquelles la vie semblait vouloir reprendre un cours plus normal, l’Allemagne connaît de nouvelles perturbations socioéconomiques et politiques, indissociables de la crise économique mondiale. Le mécontentement est un terreau fertile pour les extrémismes, et le peuple allemand, affirme l’écrivain, est « déchiré, divisé » et privé « de toute vision impartiale41 ». Cela est confirmé par le résultat des élections du 11 septembre 1930, qui permettent au Parti national-socialiste de s’emparer de 107 sièges au Reichstag, alors qu’il en occupait précédemment douze. Observant ces réalités, Mann prend à nouveau la parole dans la Beethovensaal et prononce l’« Allocution allemande. Un appel à la raison ». Tout comme en 1922, ses mots ont un effet immédiat : il y a une telle émotion et une telle agitation dans la salle que l’écrivain et son épouse se voient contraints de la quitter par l’escalier de derrière 42. Ce qui nous intéresse n’est pas de reproduire tout le chemin parcouru par Mann depuis le début de 40 41 42
EJ, p. 40-41. EJ, p. 104-105. Cf. J. Brenner, préface à Mann, dans EJ, p. 10-11. 111
Myrtô Dutrisac
la république de Weimar et de discuter de chacune des étapes marquant sa réflexion. Cela supposerait d’examiner aussi ses œuvres romanesques, fiction et politique étant chez lui étroitement imbriquées. Plutôt, nous observerons ce qui distingue les deux conférences prononcées à Berlin. Le titre de l’allocution de 1930 apparaît révélateur du sentiment d’urgence provoqué par la situation présente. Il suggère un changement de ton de la part de l’écrivain : plutôt qu’un appel à la réconciliation, reposant sur l’évocation d’un possible, Mann propose un appel à la raison, contemplant et dénonçant un réel qui l’effraie. Il affirme, dès le début de son allocution, qu’il y a des heures — comme l’heure actuelle — où les artistes ne peuvent plus se concentrer sur leur vie intérieure. La nécessité fait en sorte que « la plongée de l’humain dans l’éternel […] apparaît temporairement comme un luxe [et] devient moralement impossible43 ». Ainsi, l’écrivain, plutôt que de lire et de commenter quelques extraits de son travail en cours, utilise l’occasion qui lui est offerte afin d’affronter ce que l’on peut désigner comme les « exigences du jour44 ». Si Mann discutait d’obscurantisme en 1922, il est maintenant question de fanatisme 45. Il fait allusion, dans son « Allocution allemande », à la quête de repères de ses compatriotes, suite à la défaite de 1918, et à l’humiliation provoquée par le traité de Versailles. Il constate, en cet automne 1930, que l’on n’a pas su surmonter l’humiliation, trouver un sens à la défaite et voir dans la république un régime qui convient à la nature allemande. Mais plutôt que de chercher à réconcilier les Allemands avec ce régime — ce qui est le propre du discours de 1922, mythe fondateur à l’appui —, l’allocution prononcée par Mann en 1930 est surtout
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EJ, p. 103. C’est le titre du recueil d’essais publié par Thomas Mann en 1930 : Die Forderung des Tages. Reden und Aufsätze aus den Jahren 1925-1929. Jacques Brenner et la traductrice Louise Servicen donnèrent ensuite ce titre à un ouvrage rassemblant une série de textes politiques de l’écrivain, datant de 1976 (ouvrage qui n’est pas la traduction du recueil de 1930). Cf. EJ, p. 105, 112. 112
Thomas Mann et la république de Weimar
une mise en garde et un acte d’accusation, une réponse à un résultat électoral inquiétant, qui sert un parti inquiétant. La doctrine du national-socialisme, suivant Mann, repose sur l’allégation suivant laquelle un nouvel état d’âme de l’humanité est né. Elle conduit, contre la raison, à un type particulier de célébration de la vie et de l’inconscient, à une certaine « religiosité de la nature » liée aux excès46. Ce culte irrationnel de la nature se déploie contre l’idéal de l’humanité défendu par l’écrivain en 1922, et contre l’idéal d’unité animant l’allocution de 1930. « [T]out semble permis », affirme Mann, « la raison se voile la face ». Il décrit l’état présent comme celui d’un « retour à l’état sauvage », où se dresse le monstre inquiétant d’un parti dont la haine est le principal moteur, puisqu’il « ignore lui-même » où il veut conduire l’Allemagne47. Mann accuse, à coup de formules élégantes et percutantes. Il dénonce l’irrationalisme hargneux du national-socialisme qui, au nom de l’Allemagne, s’attaque aux Allemands qui ne partagent pas son point de vue. L’écrivain ne tente plus de forger un mythe fondateur mais demande tout simplement à ses compatriotes de se ranger du côté de la social-démocratie et de la forme de marxisme qui lui est propre. Ses arguments ne s’appuient pas sur un appel au patriotisme et à l’affirmation de l’identité nationale. Plutôt que de cerner uniquement ce qui caractérise « l’esprit allemand », Mann met de l’avant ce qu’il a en commun avec la civilisation européenne afin de lutter contre cette humeur, cette inclination irrationnelle qui s’exprime de plus en plus fortement dans son pays. On constate là une importante dissimilitude avec ses propositions de 1922, qui, profitant des passions réveillées ou créées par la guerre, cherchaient à convaincre la jeunesse en célébrant la spécificité allemande.
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EJ, p. 109. EJ, p. 111-112, 117. 113
Myrtô Dutrisac
Thomas Mann, un citoyen sous la république de Weimar Que révèlent ces dissimilitudes et en quoi permettent-elles de réfléchir au rôle et à la responsabilité des intellectuels allemands pendant l’entre-deux-guerres? Quelles leçons peut-on tirer de l’analyse de l’allocution du 17 octobre 1930? Le 14 septembre de la même année, soit deux jours après les élections fédérales, Thomas Mann prononçait un discours à une conférence du Club Rotary à La Haye, dont voici un extrait : « Nous sommes poètes, c’est-à-dire les hommes de l’aventure et du rêve sensuel — peut-être. Mais nous prêtons serment à l’esprit, quand l’âme dévoyée menace de faire la honte de l’humanité, et quand l’heure nous appellera, nous prendrons la parole pour assurer le triomphe d’objectifs d’une rationalité décente. Telle est en bref, Messieurs, la situation de l’écrivain européen, sa situation entre deux feux. En vous en parlant, je n’ai pas parlé d’irréalités qui ne vous concernent en rien, j’ai parlé, je pense, de vos aventures et de vos expériences à tous. La situation que j’ai esquissée est au fond celle de l’homme en général. […] Établir en vivant un équilibre entre ses exigences, mettre en accord les droits imprescriptibles de la personnalité individuelle et nationale avec les impératifs catégoriques que nous imposent notre vie en communauté et la vie des peuples, telle est l’exigence du jour 48. »
Le titre de ce discours est « La situation spirituelle de l’écrivain à notre époque ». Mann affirme — ce qui concorde avec l’analyse de la forme et du contenu de l’« Allocution allemande » — que face à la nécessité, l’écrivain, l’intellectuel, est avant tout un citoyen et un être humain. Quelle est sa responsabilité, lui qui a accès à un certain auditoire? D’une part, en ce moment de crise, il doit lutter comme il le peut contre le fanatisme, par la parole et par l’écriture49. Ce combat, l’écrivain le mène au nom d’une « rationalité décente », gardant à l’esprit qu’il est soumis à l’impératif catégorique que suppose la vie en communauté 50. D’autre part, il doit être un modèle d’équilibre, ce qui lui permet de mener ce combat. Cet équilibre, on peut le supposer, est celui 48 49 50
EJ, p. 99-100; nous soulignons. Ce n’est pas (nécessairement) l’art qui doit se faire critique, mais bien l’artiste. Il est déjà question de l’Aufklärung politique en 1922. Cf. EJ, p. 27 et 51. 114
Thomas Mann et la république de Weimar
entre les rôles d’artiste et de citoyen. Il permet aussi de concilier le fait d’être Allemand et celui d’être Européen, deux états qui ne sont nullement contradictoires et exclusifs. Tout comme dans son allocution du 17 octobre, ce que Mann met de l’avant, en ce temps où « la raison se voile la face », n’est pas ce qui fait la spécificité de son peuple mais ce qui l’unit au reste de l’Europe : le principe de la liberté, la primauté de la raison, la défense de l’humanité. En cet automne 1930, Thomas Mann prend la parole en tant qu’« écrivain européen ». Jouant sur la devise du Rotary International, « Servir d’abord », il parle du « devoir de concilier la liberté et le service51 ». Il discute aussi d’événements concrets, du réel, « de [n]os aventures et de [n]os expériences à tous ». En ceci, l’écrivain reste fidèle aux idées présentées dans les Considérations, à sa préférence pour la vie telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être52. En même temps, il y a un monde qui sépare son rejet de l’idéal bourgeois de la sécurité au nom de la célébration d’un « élément primitif héroïque » et « viril » de 191853, de la primauté qu’il accorde, en 1930, à la probité, à la mesure et au « courage de la patience54 ». La défense de la particularité allemande — la thèse de la Sonderweg55 — est remplacée par un appel aux idéaux universels. L’attrait et la fascination pour la mort, la maladie et la dégénérescence sont remplacés par un appel à la raison. Dans « De la république allemande », en 1922, Mann discute de la « sympathie pour la mort » qui l’anime et qui habite aussi une partie de ses jeunes concitoyens. Il veut montrer comment et pourquoi cette sympathie doit conduire à la décision de servir la vie56, à une réconciliation allemande entre les deux extrêmes que sont la vie et la mort, le romantisme et la démocratie. Cette 51 52 53 54 55
56
EJ, respectivement p. 112 et 101. Cf. supra, la note 10. Cf. supra, la première citation en exergue (CA, p. 387). EJ, p. 112-113. Pour une présentation générale des débats sur la thèse du Sonderweg, de la voie particulière empruntée par l’Allemagne, cf. Jürgen Kocka, « German History Before Hitler. The Debate about the German Sonderweg » (Journal of Contemporary History, vol. 23, 1998), p. 3-16. Cf. EJ, p. 59. 115
Myrtô Dutrisac
thématique disparaît de l’allocution de 1930. Ce n’est pas que la tension soit résolue : on peut penser qu’elle est au cœur non seulement de La montagne magique57, mais aussi de l’œuvre de l’écrivain dans son ensemble. Ce penchant personnel et « national », Mann le questionne incessamment, jusqu’à en mesurer définitivement les conséquences dans le Docteur Faustus, œuvre-phare d’un homme qui, du haut de ses 72 ans, observe ce qu’il reste de l’Allemagne et de sa Kultur au moment où s’achève la Deuxième Guerre mondiale. Mais l’écrivain, face à l’urgence que lui inspire la situation, n’exploite pas cette tension. Il fonde plutôt son appel public sur des idéaux qu’il présente comme étant incontestables pour les Allemands et pour le reste de l’Occident. Il en est de même pour sa relation au mythe : en 1922, il tente de réconcilier ses compatriotes avec la jeune république, ce qui suppose de montrer ce qui unit les éléments romantique et individuel ou national, d’un côté, à la démocratie et à l’humanité en tant qu’universels, de l’autre58. Afin de faire oublier les anciennes idoles (Frédéric et Bismarck), il propose un mythe fondateur qui rend compte de la réalité allemande et des passions qui lui sont propres. Pour contrer un mythe, donc, il en construit 57
58
C’est l’objet principal de ce roman dont Mann entreprend l’écriture en 1912 et qui ne sera complété qu’en 1924, nourri par les événements marquant la vie de l’écrivain et de son pays. Nous y reviendrons (cf. infra, la note 60). Contrairement à l’allocution de 1930, il semble possible d’appréhender le discours de Thomas Mann, en 1922, comme celui d’un « maître » expliquant à son auditoire le contenu positif de ses désirs de grandeur. Cette remarque est inspirée par une conférence prononcée par le philosophe Leo Strauss, presque une vingtaine d’années plus tard, dont le titre est « Le nihilisme allemand » (trad. O. Seyden, Commentaire, vol. 22, n° 86, 1999, p. 309-325). Strauss décrit la jeunesse nihiliste de son pays, qui s’est laissée séduire par le national-socialisme, et affirme que les jeunes auraient « eu besoin de maîtres » pour leur expliquer « la signification positive et non pas seulement destructrice de leurs aspirations » à la grandeur (p. 315). La seule réponse qui eût pu être adéquate, affirme-t-il, ne vint pas d’un Allemand, et ne fut pas offerte à temps : c’est celle que proposa Winston Churchill dans un discours de 1940, suite à la défaite des Flandres, alors qu’il discutait de la participation des Anglais comme du « plus grand moment de la Grande-Bretagne » (p. 316; pour le discours de Churchill, « Their Finest Hour », voir dans Into Battle, Londres, Cassel and Co., 1943, p. 225-234). 116
Thomas Mann et la république de Weimar
un autre, il fait appel au même type de langage. En 1930, toutefois, il ne cultive plus les passions particulières dans le but de réconcilier, et son allocution s’offre comme une convocation à bien comprendre le réel et à y faire face en étant guidé par la raison. On pourrait se demander à quel succès peuvent aspirer ces paroles raisonnables face à ces manifestations « du retour à l’état sauvage59 » associées au Parti national-socialiste. Mais laissons cette question en suspens afin de constater que cette prise de parole marque une nouvelle étape dans la réflexion de l’écrivain. En 1922, il s’engage publiquement envers la république en conciliant les observations et problèmes qui nourrissent son œuvre artistique aux considérations qui l’habitent en tant qu’Allemand et citoyen. En un certain sens, on peut dire qu’il s’engage en tant qu’artiste et créateur, de manière presque performative, en énonçant un mythe qui crée de l’appartenance. En 1930, il semble y avoir rupture entre ces deux rôles. Le discours politique ne se présente plus comme un laboratoire propice à l’exploration « en commun » de tensions qui sont possiblement insurmontables. Si les paroles de Mann ont encore comme finalité de modifier un état de chose, il y aurait maintenant distanciation entre l’artiste (et ses contradictions) et le personnage public, séparation de l’éros artistique et de la responsabilité qui est celle du citoyen. À l’instar de Hans Castorp, le personnage principal de La montagne magique, Mann, l’homme public, choisit finalement « le devoir et le service de la vie 60 » plutôt que la fascination pour la maladie et la mort. Cela marque le véritable début de sa carrière publique en tant que « champion de l’humanisme occidental contre le fanatisme 61 ». 59 60 61
EJ, p. 111. C’est cette question que pose Leo Strauss (voir la note précédente). CA, p. 354. J. Brenner, introduction à Mann, CA, p. 13. La dernière étape décisive sera franchie en 1936, au moment où Mann écrit une lettre ouverte au Neue Zürcher Zeitung. Il y déclare que rien de positif ne peut découler du pouvoir en place, « ni pour l’Allemagne, ni pour le monde ». La réaction est immédiate : il perd sa citoyenneté allemande. On retrouve la lettre de Mann, adressée à Eduard Korrodi, sur le site Internet suivant : <www.exil117
Myrtô Dutrisac
On peut repérer dans ce choix une confirmation de la position défendue dans les Considérations d’un apolitique, où Mann distingue le problème social « du problème moral, de l’expérience intérieure », affirmant que l’art ne doit pas être l’instrument du progrès mais plutôt celui de l’individu qui affronte l’éternel, le caractère problématique de l’existence, sans chercher à abolir « les frontières entre l’art et la critique62 ». Cela veut-il dire que l’art et la philosophie, en tant que disciplines qui, d’une certaine manière, se nourrissent de l’équivoque, du flou et de l’incertain, doivent être reléguées à la sphère privée en période de crise? On pourrait soutenir, au contraire, que les artistes et les philosophes sont indispensables à la représentation de la crise, à sa « mise en sens », ce qui permet de la rendre intelligible. Ou peut-être cela signifie-til, comme le soutient Mann dans ses essais de 1918, que l’œuvre de l’artiste ne doit jamais être un instrument de critique? Mais on peut penser que l’artiste, même s’il ne cherche qu’à « glorifier le monde », est un acteur important du changement en étant créateur de possibles. Ces questions demeurent ouvertes. Ce bref portrait du parcours de Thomas Mann, de la Grande Guerre à 1922, et de 1922 à l’automne 1930, aura toutefois permis d’offrir un aperçu de ce que signifie être un intellectuel, sous la république de Weimar, en mettant l’accent sur différents modes d’intervention (essais et discours) ainsi qu’en examinant leur forme (le type de langage et d’images employé). Il pose aussi les fondements généraux d’une interrogation sur la relation complexe qu’entretiennent art et politique, ou langage artistique et langage politique. Enfin, un autre questionnement se dessine, portant sur l’enchaînement des destins particuliers et collectifs et sur les valeurs fondatrices soutenant la vie commune et dont on doit assurer la pérennité.
62
club.de/dyn/9.asp?Aid=98&Avalidate=262493312&cache=83951&url=5449 1%2Easp> (consulté le 20 juillet 2008). CA, p. 26, 38 et 81. 118
Jason Roberts Der Januskopf : un double visage du cinéma weimarien Ecce tibi faustum, Germanice, nuntiat annum inque meo primum carmine Ianus adest Iane biceps, anni tacite labentis origo, Solus de superis qui tua terga vides, Dexter ades ducibus, quorum secura labore Otia terra ferax, otia pontus habet. Voici que, t’annonçant une heureuse année, Ô Germanicus, et le premier dans mon poème, apparaît Janus. Janus au double visage, toi qui ouvres l’année au silencieux glissement, toi qui, seul des dieux d’en haut, peux voir ton propre dos, assistes et protèges nos chefs, dont les travaux assurent la paix à la terre féconde, la paix à la mer. Ovide, Les Fastes
Friedrich Wilhelm Murnau, considéré en Allemagne et ailleurs comme l’un des plus importants cinéastes du XXe siècle, est aussi l’un des rares à avoir connu la gloire autant dans son pays natal, l’Allemagne déchirée de l’après-Première Guerre mondiale, qu’en exil, dans l’Amérique en expansion et dans son usine à rêve, Hollywood. Murnau était un exilé né. Son homosexualité et sa sensibilité artistique lui interdirent tout compromis étendu avec la société, le commerce et l’industrie. Il émigra assez tôt aux ÉtatsUnis, mais ne compléta par lui-même qu’un seul film à Hollywood : Sunrise (L’aurore, 1927). Ce fut un film marquant, qui reçut trois Oscars en son temps1. Dégoûté par l’interférence du 1
Pour un aperçu des rapports entre le cinéma de Murnau et Hollywood, l’on peut consulter l’article « “Regarde-moi dans les yeux, ma petite”, ou de l’influence berlinoise sur Hollywood » (Paris, 1984, disponible sur Internet à 119
Jason Roberts
studio system, il dut cependant s’exiler à nouveau, bien loin, cette fois, afin de réaliser avec l’aide du célèbre documentariste Robert Flaherty un film tourné en Polynésie, Tabu (1931). Celui-ci fut un film testament, car Murnau n’en avait plus pour longtemps à vivre : il mourut dans un accident d’automobile à deux semaines de la première, à New York, du « plus grand film de l’histoire du cinéma2 ». Avant sa mort, Murnau avait l’impression de ne plus avoir de chez-lui et d’être condamné à errer. Malgré sa courte vie, il aura irrémédiablement laissé sa trace dans l’histoire du cinéma, produisant plusieurs classiques — des films qui ont mené le médium vers de nouveaux horizons, autant techniques que thématiques ou esthétiques. Murnau est le maître des paradoxes, le grand manipulateur de l’ombre et de la lumière, matériaux bruts du cinéma. Son style particulier est maintenant inséparable de l’image que l’on se fait du cinéma allemand à ses débuts, en particulier dans sa version expressionniste fortement marquée par la figure du double, ou de la dualité, qui en sont des thèmes récurrents. Aussi le présent chapitre se propose-t-il d’examiner la figure du double dans l’œuvre de Murnau, par l’entremise de la figure archaïque de Janus, le dieu bicéphale de la religiosité romaine, maître des portes et des passages, des débuts et des fins. Une telle lecture, comme par analogie, ouvre la porte vers une interprétation des enjeux que recèle le symbolisme expressionniste de Murnau. Nous souhaitons ainsi montrer que la figure de Janus est une clef essentielle de son cinéma, comme le suggèrent l’existence du film perdu Der Januskopf (Le crime du docteur Warren, 1920), qui situe la figure du dieu romain au sein des préoccupations du réalisateur, mais aussi l’utilisation, dans le film Der letzte Mann (Le dernier des hommes, 1924), de la symbolique de la porte tournante. L’histoire de cette invention récente, la porte tournante, typique de la modernité urbaine du début du XXe siècle, nous permettra ensuite
2
l’adresse suivante, consultée le 25 août 2008 : ) par l’anthropologue de la culture Daniel Devoucoux. Eric Rohmer (signé Maurice Scherer), « La revanche de l’Occident » (Cahiers du cinéma, n° 21, 1953). 120
Un double visage du cinéma weimarien
d’approfondir l’interprétation de Der letzte Mann en relation avec les théories postmodernes que Thomas Hardt et Antonio Negri ont développées dans leur livre Empire. Cette lecture qui suggère le caractère prémonitoire du film Der letzte Mann, lorsqu’elle est placée en un rapport triangulaire avec la symbolique de la figure de Janus, et l’éclatement de celle-ci provoquée par la symbolique circulaire et aplanissante de la porte tournante, illustre bien la restructuration des normes de la vie sociale, politique et économique, caractéristique de l’époque weimarienne. Comme le précise le germaniste Marc Silbermann : « L’expressionnisme est une réaction esthétique à une société qui subit des changements radicaux dans ses relations sociales et ses hiérarchies de pouvoir, mais il expose d’une manière privilégiée des transformations beaucoup plus vastes et fondamentales à un moment où la société weimarienne cherche à s’ajuster aux effets de la modernité3 ». La dimension « déchaînée4 » de Weimar est en outre réfléchie, dans la société contemporaine, par le passage des structures binaires des impérialismes anciens à une redéfinition de la dynamique sociale, politique et économique en vue de la constitution d’une nouvelle forme de société qui aurait dépassé ces paradigmes de la binarité, vers l’édification à la fois monolithique et multidimensionnelle d’un empire supranational. Comme nous le soulignerons, le Letzte Mann de Murnau, par le biais de sa remarquable maîtrise des possibilités symboliques de l’appareil cinématographique, anticipe de telles théories et en illustre la réalisation.
La figure du dieu Janus À l’opposé de nombreux dieux du panthéon romain, Janus n’a pas de corollaire en Grèce antique. Il serait même une divinité qui précède les autres dieux, de manière à être identifié comme le dieu 3
4
Marc Silbermann, « The Modernist Camera and Cinema Illusion : Friedrich Wilhem Murnau’s The Last Laugh » (dans Silbermann, German Cinema. Texts in Context, Detroit, Wayne State University Press, 1995), p. 20; nous traduisons. Nous faisons ici référence à la caméra « déchaînée » utilisée dans Der letze Mann, dont nous parlerons plus loin. 121
Jason Roberts
des dieux. Il est le « créateur assurant la cohésion des éléments, liés pas couples5. » C’est pourquoi il est représenté par une figure à deux têtes qui regardent dans des directions opposées. Janus est chaosmos6, forme préorganisée de l’univers, engendrée avant la création du monde et l’émergence de la dualité caractérisée par son visage. Ainsi Ovide, faisant parler Janus, écrit-il : « C’est alors que moi, qui n’étais naguère qu’une boule, une masse informe, je pris un aspect et des membres dignes d’une dieu7. » Janus est le Médiateur, il se situe à la charnière des opposés. Il permet le passage d’un état à un autre. C’est pourquoi il est associé aux commencements et aux fins. Il est le « dieu porte-clefs », intercesseur qui se situe à la frontière entre mondes, entre la campagne et la ville (que l’on pense au Sunrise de Murnau), entre les hommes et les dieux (Tabu), entre le jour et la nuit (Nosferatu). Il est aussi associé aux portes, aux couloirs, aux passages et aux transitions. Il est le dieu des portiers ainsi que des concierges8. Janus et son culte chez les Romains avaient une signification toute particulière en temps de guerre, d’où leur importance, aussi, dans la mythologie entourant la constitution de l’Empire : en temps de paix, les portes du temple de Janus étaient fermées; en 5
6 7 8
Ovide, Les Fastes (trad. et notes H. Le Bonniec, Paris, Belles lettres, 1990), p. 201. Cette citation provient des notes qui accompagnent cette édition. Le livre I des Fastes débute par une longue description du dieu Janus. Ovide fait aussi parler le dieu, qui s’adresse au lecteur. Ce premier chapitre correspond au premier mois de l’année, janvier, dont l’étymologie renvoie évidemment à Janus, dieu romain des commencements. En outre, l’écriture des Fastes correspond à la naissance de l’Empire romain. À cet égard, quelques parallèles avec l’Allemagne sont possibles. Comme le précise H. Le Bonniec, « [l]e triomphe de Germanicus sur les Germains (symbolisés par le Rhin) n’eut lieu qu’en 17 après J.-C., année de la mort d’Ovide, mais le sénat le lui avait accordé dès le début de » l’an 15 après J.-C. (ibid., p. 202). On sait que la célèbre bataille du Teutoburger Wald permit en 9 après J.-C. aux tribus germaniques d’empêcher l’Empire romain de latiniser les territoires d’outreRhin. Ce souvenir nourrira l’imaginaire et le nationalisme allemands jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Ce néologisme est élaboré comme concept dans le travail philosophique de Gilles Deleuze et de Félix Guattari. Le terme est aussi présent chez Joyce. Ovide, Les Fastes, op. cit., p. 201. D’où l’étymologie du mot anglais janitor pour désigner un concierge. 122
Un double visage du cinéma weimarien
temps de guerre, elles étaient ouvertes. Comme l’affirme le traducteur d’Ovide : « Il faut que subsiste le lien magico-religieux qui unit l’armée à la Ville : la Porte fermée serait un obstacle surnaturel à la rentrée des guerriers9. » Le temple de Janus, dans cette version tardive du culte romain, est celui dont les portes fermées permettent de préserver la paix. Chez les Romains, la guerre n’aurait pas de fonction spécifiquement belliqueuse, mais elle répondrait au besoin de l’Empire d’étendre son territoire, en vue, justement, d’établir la pax universalis. En temps de guerre, les portes ouvertes du temple de Janus symbolisent la propagation de la paix à partir du centre de la ville au cœur de l’Empire. « Quand j’ai décidé de laisser sortir la Paix de sa paisible demeure, elle marche librement sur des routes sans obstacles; le monde entier sombrerait dans un carnage sanglant, si de solides verrous ne tenaient les guerres emprisonnées10. » Ce qui chez les « barbares » est la libre expression de la sauvagerie animale de l’homme, est transformé par les Romains en fonction civilisatrice. Faire la guerre pour assurer la paix; maintenir la paix grâce à la guerre : voilà le double visage nécessaire de l’ambition impériale11. Ainsi que le dit Janus : « Comme votre portier, assis près du seuil de votre demeure, voit les sorties et les entrées, ainsi moi, portier de la céleste cour, je regarde à la fois l’Orient et l’Occident12. » Cette figure de Janus a beaucoup intéressé Murnau. En 1920, le cinéaste allemand est très en demande dans les studios et travaille à pas moins de six films. Certains d’entre eux sont perdus à jamais. Parmi les disparus figure Der Januskopf, une adaptation du roman de Robert Louis Stevenson, Dr. Jekyll and Mr. Hyde. Malgré la disparition du film, de nombreuses notes et versions de scénarios permettent d’en reconstituer le récit. Dans la version de Murnau, c’est le docteur Warren (Dr Jekyll) qui se transforme en monsieur O’Connor (M. Hyde). Cependant, cette transformation n’a pas lieu de la même manière que dans l’histoire originale — c’est-à9 10 11 12
Ovide, Les Fastes, op. cit., p. 201. Ibid., p. 18-19. La notion de pax universalis est d’ailleurs récupérée par le discours américain contemporain. Ovide, Les Fastes, op. cit., p. 19. 123
Jason Roberts
dire par l’entremise d’une expérience scientifique avec des produits chimiques. Murnau fait plutôt intervenir l’action surnaturelle d’un buste du dieu Janus. Dans la séquence d’ouverture du film, Warren/O’Connor achète le buste pour l’offrir en cadeau à sa bien-aimée, Jane Lanyon. Toutefois, effrayée par le buste, Jane refuse ce cadeau. Warren/O’Connor le conserve donc pour lui. C’est à ce moment qu’a lieu la première transformation. Le Dr Warren, devenu M. O’Connor, retourne voir Jane. Il l’enlève et l’emporte dans son laboratoire. Lorsqu’il se remet de son épisode, horrifié par son comportement, le Dr Warren décide de placer le buste de Janus aux enchères — mais le magnétisme de la statuette est déjà si fort que le Dr Warren se sent obligé de la racheter. Une seconde transformation intervient alors, qui pousse Warren/O’Connor à commettre des actes de violence de plus en plus inexplicables, qui le poussent finalement à s’isoler dans son laboratoire où il ingère un poison mortel. Le Dr Warren meurt donc agrippé au buste de Janus qu’il sert fermement contre sa poitrine. La présence centrale qu’occupe la figure de Janus dans ce film n’est pas anodine et porte en elle les fondements d’une grille d’interprétation fructueuse pour l’étude de l’œuvre de Murnau.
Der letzte Mann En 1924, avec Der letzte Mann, Murnau réalise un film qui révolutionne le médium du cinéma à bien des égards. Scénarisé par Carl Mayer, figure importante de cette époque, le film raconte l’histoire d’un vieux portier dans un hôtel chic, l’Atlantic. Fier de son métier, soignant bien ses moustaches volumineuses et son uniforme à l’étoffe riche et aux boutons dorés, le portier, interprété par Emil Jannings, est congédié lorsque l’administration s’aperçoit de son âge trop avancé : il n’arrive plus à soulever les énormes valises des clients de l’hôtel. Confus et démoralisé, le portier doit dorénavant travailler aux toilettes et porter une simple veste blanche. N’arrivant pas à s’ajuster à cette nouvelle réalité et émasculé par la perte de son riche uniforme, il cache cette situation à sa femme et à son entourage. Ainsi se termine la 124
Un double visage du cinéma weimarien
première partie du film. Jusqu’ici, l’œuvre ne comporte aucun intertitre, ce qui était remarquable à cette époque où le langage du cinéma silencieux narratif dépendait généralement de cet outil. Ici, Mayer, Murnau et le caméraman Karl Freund réussissent à perfectionner le langage de l’image afin de dépasser cette dépendance et de raconter l’histoire par la simple communication des images, le jeu expressif de Jannings et la liberté de la caméra. L’intertitre qui apparaît au milieu du film explique que les auteurs ont pris pitié de leur personnage et qu’ils souhaitent lui donner une seconde chance. Comme le précise l’historien Marc Ferro, « le producteur ne voulait pas que le malheureux portier de l’Hôtel Atlantic termine sa vie dans la déchéance et la solitude, une telle fin eût discrédité la société et le régime qui le tolèrent, en l’occurrence la république de Weimar13. » La seconde moitié du film montre le portier à la table du restaurant de l’hôtel : il se fait servir toutes les nourritures possibles et les partage avec les gens de son entourage, peu importe leur statut social. Le revirement de situation s’explique par le fait qu’un millionnaire américain avait choisi de léguer sa fortune à la dernière personne rencontrée de son vivant — en l’occurrence, l’employé des toilettes, c’est-à-dire l’ancien portier. Ainsi, si la première partie du film se moque ingénieusement de l’imaginaire germanique avec son misérabilisme nostalgique et tragique, la deuxième partie se moque à l’inverse du sempiternel happy-end américain qui, au risque de trahir la réalité de la vie, préfère faire passer tous les récits par l’impératif fictif d’un monde meilleur, milliardaire et imperméable. Marc Silbermann commente ce revirement : « L’énergie anarchique qui se dissimule derrière cette inversion exagérée est moins évocatrice d’une prise de conscience de la déchéance du système, qui est le premier à générer une telle dégradation, que d’une capitulation devant la toute-puissance de celui-ci. […] Au final, cette fin heureuse semble suggérer que toute rédemption face à la dégradation sociale, l’humiliation et la perte d’authenticité (les valeurs individualistes si chères à la culture traditionnelle) repose sur la consommation et le statut 13
Marc Ferro, Cinéma et histoire (Paris, Gallimard, 1993), p. 22. 125
Jason Roberts social qui en découle, une prise de conscience en parfaite résonance avec les multiples transitions économiques et sociales qui s’effectuent en Allemagne en 1924 14. »
Der letzte Mann eut une influence remarquable sur le cinéma américain. À cet égard, Siegfried Kracauer était catégorique : « En vertu de la mobilité totale de la caméra, Le dernier des hommes a fortement influencé la technique cinématographique de Hollywood 15. » En effet, en plus de la révolution du langage cinématographique — qui consiste notamment, comme nous l’avons souligné, en la quasi-absence d’intertitres —, Der letzte Mann est le premier film à presque entièrement abandonner le trépied afin de donner à la caméra une liberté complète. Libérée de ses amarres, la caméra glisse dans l’action comme un être vivant, elle se rapproche des visages, s’en éloigne, vibre avec l’émotion des personnages et suit allègrement le déplacement des corps en mouvement. Silbermann souligne : « L’introduction du entfesselte ou de la caméra déchaînée dans Der letzte Mann a été un accomplissement formidable qui a marqué à la fois le terme et le point tournant du processus de narrativisation progressive de la dynamique reliant le spectateur et l’action16. » Murnau était alors au sommet de ses prouesses techniques, opérant la transformation de la caméra de simple outil d’enregistrement vers son rôle de « voyeur ultime et omniscient17 ». Comme l’indique Silbermann, « dans son rôle d’émancipatrice du regard du spectateur, la caméra déchaînée correspond aussi à la mobilité sociale expérimentée pendant les années Weimar et cela de manière autant positive que négative18. » Déjà, à partir de cette évocation préliminaire de la structure narrative et symbolique de Der letzte Mann, il est possible de voir comment la figure de Janus s’y intègre. Elle symbolise passages et transformations, l’axe central autour duquel se rattachent les 14 15 16 17 18
M. Silbermann, op. cit., p. 35. S. Kracauer, De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand (Lausanne, éd. L’Âge d’homme, 1973), p. 114. M. Silbermann, op. cit., p. 23. Ibid., p. 24. Ibid., p. 31. 126
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dualités dans leur affrontement. Premièrement, la structure en miroir du film, dont l’unique intertitre du milieu forme le pli, permet l’identification avec la double tête du dieu. Cette séparation évoque le passage de la société de la vieille Europe (représentée dans la première partie du film) vers l’américanisation généralisée de la société (figurée dans la seconde partie). Ainsi, deux univers s’affrontent et entrent en dialogue. L’intertitre du milieu est alors la porte, le passage à franchir qui assure cette transformation. Le passé (l’Europe et l’impérialisme national) est anéanti en direction d’un avenir (l’Amérique et la constitution d’un empire supranational). La structure du film dénote une analyse de cette transformation. De même, le film est divisé en deux selon l’axe richesse/pauvreté. L’uniforme du vieux portier étant le symbole de la richesse de la classe bourgeoise d’avant-guerre, lorsque l’employé est congédié de son poste et devient gardien des toilettes, c’est toute la richesse de la vieille Europe qui est liquidée, minée par une série de crises économiques. Le film met aussi en scène la dualité entre jeunesse et vieillesse. C’est l’âge avancé du portier qui pousse l’administration de l’hôtel à le faire remplacer par un homme plus jeune. Ainsi se conjugue le passage d’une génération vers une autre. Une scène très éloquente illustre d’ailleurs cette dynamique. Un jour où le portier entre au travail comme d’habitude, paré de son précieux uniforme, il avance vers les portes tournantes pour accueillir de nouveaux clients. Dans le mouvement vers l’extérieur qui fait tourner la Drehtür (porte tournante) autour de son axe, le vieux portier s’aperçoit qu’un homme plus jeune, à l’uniforme identique, pénètre dans l’hôtel par le mouvement inverse. Seul et démuni, rejeté par le mouvement centrifuge de cette porte, le portier tente de revenir sur ses pas et de pousser les panneaux de verre dans le sens opposé, de faire marche arrière et de reculer les aiguilles du temps. Mais le mécanisme de la porte est à sens unique : l’accès est donc momentanément bloqué… La dure réalité s’installe : plus rien ne sera comme avant.
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Jason Roberts
Drehtür La porte tournante est une figure symbolique primordiale pour la compréhension du Letzte Mann. Point de jonction entre le monde extérieur souvent pluvieux (symbolisant la réalité allemande, avec sa violence et sa pauvreté) et le monde intérieur opulent (représentant le palace des riches et des nantis qu’est l’hôtel Atlantic), cette porte tournante, dont la caméra déchaînée épouse la rotation, est l’axe que franchit quotidiennement le portier, entre l’accueil des visiteurs et la prise en charge de leurs bagages. De l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur à l’extérieur, ce mouvement rotatif de la porte est aussi l’axe du film : Murnau montre que de la richesse à la pauvreté et de la pauvreté à la richesse, il n’y a qu’un demi-tour à faire. L’intertitre unique fait écho à cet axe, et c’est aussi le spectateur qui, par le biais de la coupure divisant le film en deux parties opposées, traverse cet axe. Le spectateur participe ainsi, dans la première partie, à l’expérience tragique de la courbe descendante expressionniste, alors que dans la seconde, il prend part à l’expérience expansionniste de la courbe ascendante hollywoodienne. Pour comprendre la symbolique de la porte tournante, il est utile de dire quelques mots sur l’origine de cette invention. C’est l’américain Théophilius Van Kannel qui, en 1888, propose la première version de cet appareil. Dans le but de faciliter la circulation des clients dans les espaces commerciaux, mais surtout pour proposer une alternative aux portes traditionnelles qui laissent entrer le vent et le froid à l’intérieur des immeubles, la porte tournante fait son apparition dès le début du XXe siècle au rez-de-chaussée des immeubles à plusieurs étages des grandes villes américaines. Dans les années 1920, elle devient même un symbole du « american way of life », mais aussi de l’étourdissement causé par le rythme accéléré des transformations à l’intérieur de la société. La porte tournante déconstruit d’ailleurs la binarité qui caractérise l’ouvert et le fermé des portes traditionnelles. Elle est ainsi à la fois fermeture et ouverture, empêchant la communication directe entre l’intérieur et l’extérieur, tout en permettant un renouvellement contrôlé de l’air par la rotation 128
Un double visage du cinéma weimarien
continuelle des unités ou partitions qui la caractérisent. Ainsi, « l’invention de Van Kannel, vendue sous le slogan always closed, constitue une étape importante dans le but d’obtenir un “plein contrôle” des conditions atmosphériques à l’intérieur des édifices — en d’autres mots, vers la création, finalement, d’espaces indépendants des rythmes et des contraintes de la Nature19. » La modernité de l’invention de Van Kannel se conjugue effectivement à l’idée victorienne de la peur de la nature sauvage, de ses hasards et de ses mouvements imprévisibles. La commercialisation de l’appareil passe par un appel aux affects du consommateur, par la mise en scène d’un enjeu moral, comme l’écho du combat éternel entre la Raison et la Nature. Dans les dépliants de vente de l’époque, la porte tournante est mise en parallèle avec « la révolution de la terre elle-même, tous deux nous emportant par leur mouvement rotatif d’un monde ancien vers un monde nouveau, de la détermination de la sphère humaine par les forces matérielles vers la maîtrise de celles-ci par l’humain20. » Or, si la porte tournante de Van Kannel est « toujours fermée », confortant l’idéologie victorienne et sa valorisation de la sacralité de l’espace domestique, il est évident que parallèlement, cette porte est aussi « toujours ouverte »! Elle déconstruit ainsi la dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, le sacré et le profane, pour se diriger vers un univers paradoxal qui rejette les concepts binaires. Ce mécanisme lisse voit donc l’émergence de la figure de Janus sous deux perspectives simultanées. Ainsi, la « Drehtür à laquelle il préside pendant qu’il travaille devient l’emblème de cet homme qui “fait le tour” d’une société fragmentée. […] Chez Murnau, ce qui est perçu initialement comme la simple coïncidence qui unit le mouvement de deux hommes devient violence exercée par un ordre social aliénant envers ses fonctionnaires anonymes21. »
19
20 21
Reyner Banham, The Architecture of the Well-Tempered Environment (Chicago, University of Chicago Press, 1969), p. 73-74, cité dans James Buzard, Perpetual Revolution (Internet : ); nous traduisons. J. Buzard, op. cit., p. 5. Ibid., p. 12-13. 129
Jason Roberts
Il devient évident, à partir de ces réflexions, que la figure de Janus est une clef importante pour l’analyse du symbolisme de Der letzte Mann. Par le simple fait que le personnage principal soit un portier, le film est déjà tributaire d’une référence à peine dissimulée au dieu romain des portes et des passages. Or c’est la présence récurrente ainsi que l’importance symbolique de la porte tournante comme élément central de la structure narrative, qui donnent son envol à une interprétation du film de Murnau guidée par la figure de Janus. Nous avons vu que dans le contexte romain, le temple de Janus reste ouvert en temps de guerre et fermé en temps de paix. Qu’en est-il cependant, si nous mettons cette tradition en relation avec la porte tournante de Van Kannel, qui est toujours ouverte, et toujours fermée? Quel sens peut revêtir l’omniprésence du mythe de Janus dans le contexte d’un film structuré à partir de l’image d’un glissement rotatif de panneaux de verre autour d’un axe central? Avec la présence paradoxale de la simultanéité de l’ouvert et du clos, telle que figurée par le symbole de la porte tournante, quelle idée peut-on se faire des notions de guerre et de paix dans le contexte transitoire de l’Allemagne weimarienne, qui annonce déjà le passage vers la constitution d’un « nouvel ordre mondial »?
Le passage Dans leur livre Empire, Michael Hardt et Antonio Negri élaborent une théorie selon laquelle le monde dans lequel nous habitons est caractérisé par une nouvelle forme d’impérialisme, dont nous esquisserons ici les contours. Il n’est plus question de l’impérialisme nationaliste du monde moderne, mais d’une structure de pouvoir et de domination véritablement postmoderne, qu’ils appellent tout simplement « Empire ». Comme l’Empire romain, cet empire est à la recherche de la pax universalis, mais il court-circuite les notions traditionnelles concernant l’exercice du pouvoir. Le symbolisme de la porte tournante, toujours ouverte, toujours fermée, est ici évocateur et particulièrement fertile en ce qui concerne la conception de la
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Un double visage du cinéma weimarien
guerre et de la paix propre à l’Empire. Tel que l’indiquent Hardt et Negri : « La paix, l’équilibre et la cessation des conflits sont les valeurs vers lesquelles tout est dirigé. L’évolution du système mondial (et du droit impérial en tout premier lieu) semble être le développement d’une machine qui impose des procédures de contractualisation continuelle conduisant à l’équilibre systémique : une machine qui engendre un appel continuel à l’autorité22. »
Il n’est donc plus tellement question de guerre ou de paix, mais plutôt du maintien et de la régulation continuelle des conflits afin, paradoxalement, de conduire à la création impériale d’une paix universelle. L’analogie est forte entre cette image d’un système mondial équilibré et l’image de la porte tournante dont le fonctionnement dépend, à l’intérieur d’un cadre défini par un axe central rotatif, d’une entente continuelle entre l’individu qui entre et l’individu qui sort, un rapport de force perpétuel qui assure parallèlement le bon fonctionnement de la mécanique. Citons à nouveau les auteurs d’Empire : « La capacité à former un système est, en effet, présupposée par le processus réel de sa formation. De surcroît, le processus même de formation et les sujets qui agissent en lui sont attirés d’avance vers le tourbillon positivement défini du centre, cette attraction devient irrésistible, non seulement au nom de la capacité du centre à employer la force, mais aussi au nom du pouvoir formel (qui réside au centre) à encadrer et systématiser la totalité23. »
* Ce que Der letzte Man met en scène, c’est la vieille Europe et ses empires coloniaux, nationalistes et hiérarchiques, cédant la place au nouveau paradigme mondial inauguré par l’impérialisme américain de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Le vieux portier déchu, victime du système en décomposition de la république de Weimar, se transforme comme par magie en millionnaire, 22 23
Thomas Hardt et Antonio Negri, Empire (trad. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000), p. 37. Ibid., p. 38-39. 131
Jason Roberts
basculant en un instant de la pauvreté à la richesse, de la misère à la prospérité. Mais le film de Murnau élabore cette transformation de manière tout ironique, à travers une caricature odieuse qui amplifie la notion d’absurdité présidant à ce mouvement de rotation arbitraire. Pour commenter ce film avec les mots de Hardt et Negri, l’on pourrait dire que « [d]’aucuns qualifient cette situation de “gouvernance sans gouvernement” pour indiquer la structure logique, parfois imperceptible mais toujours (et de façon croissante) efficace, qui emporte tous les acteurs dans l’ordre du tout24. » Il est peu probable que Murnau et le scénariste Carl Mayer aient pu entrevoir une telle extension de la symbolique employée dans Der letzte Mann. Néanmoins, le choix de Janus comme image signifiante s’avère judicieux. Bien plus, l’utilisation de la figure de la porte tournante, ni ouverte, ni fermée, fait éclater en morceaux l’image archaïque d’un Janus romain, dont la binarité assure le bon fonctionnement de l’ordre ancien. De l’Empire romain au SaintEmpire romain germanique, dont le nazisme souhaitait raviver l’ancienne gloire, se dessine le terrain d’une nouvelle forme de domination mondiale — dont la porte tournante est le symbole — déconstruisant la binarité (l’ouvert et le fermé) et dépassant toute dialectique vers l’obtention d’un consensus généralisé. L’Allemand Murnau, revenant à plusieurs reprises dans son œuvre sur la figure de Janus, songeait-il aussi à l’emblème héraldique de l’Empire austro-hongrois, l’aigle à deux têtes, dont Hardt et Negri font « une représentation adéquate de la forme contemporaine de l’Empire25 »? Ainsi en a-t-il été de l’Europe pendant la guerre froide, l’Allemagne en particulier ayant été le lieu central de cette division, scindée en deux parties, Est et Ouest : voilà une représentation de Janus vivant. L’écroulement du mur de Berlin, à cet égard, montre bien une tendance vers le dépassement de l’ancienne binarité, vers la désintégration des frontières en prévision d’un plus grand territoire géré par le consensus universel et la pax universalis. Comme une Drehtür qui 24 25
Ibid., p. 37. Ibid., p. 91. 132
Un double visage du cinéma weimarien
étourdirait même le dieu romain des portes, « [l]’ordre et la paix — valeurs suprêmes que l’Empire propose — ne peuvent jamais être obtenus, mais ils sont néanmoins continuellement reproposés26. » Grâce au cinéma de Murnau et au chef-d’œuvre expressionniste que constitue Der letzte Mann, nous voilà d’emblée et prémonitoirement avisés.
26
Idem. 133
Partie II
Exils
Christian Roy L’esprit comme migration dans les écrits autobiographiques de Paul Tillich Philosophe de la religion et théologien de la culture, Paul Tillich réussit admirablement à transplanter aux États-Unis une problématique existentielle du sens de la vie qui, dans son cas particulier, non seulement tenait à l’expérience de perte des repères si typique de l’intellectuel weimarien, mais lui permettait en outre de réinterpréter celle-ci au prisme de l’expérience non moins typique de l’émigration. Il fait même de cette dernière un critère de sens et le paradigme de l’esprit dans les nombreux écrits à teneur autobiographique rythmant le cours de sa carrière américaine, dont les principaux figurent dans le précieux recueil de Documents biographiques récemment traduits en un volume de l’édition française des œuvres de Tillich, en cours depuis une quinzaine d’années sous l’égide des Presses de l’Université Laval. Je me propose donc de montrer en quel sens et jusqu’à quel point, en tant que chrétien, Paul Tillich « pouvait discerner, dans son émigration, la main de la Providence 1 », garante d’un sens intérieur qui lui permit d’accepter activement cette contrainte extérieure, plutôt que de passivement la subir comme une fatalité. Il est vrai que, dans son cas, cette émigration s’était effectuée dans une certaine sérénité, vu les circonstances. Placé sur la toute première liste d’intellectuels indésirables que le régime nazi a fait publier dans les journaux le 13 avril 1933, Paul Tillich avait pu, le 10 mai, voir consigné aux flammes des autodafés dès sa sortie son nouvel ouvrage Die sozialistische Entscheidung (qu’un autre émigré, Karl Mannheim, citera favorablement dans les différentes 1
Peter Slater, « Tillich’s Theology in Cross-Cultural Perspective » (dans M. Despland, J.-C. Petit et J. Richard [dir.], Religion et Culture. Actes du Colloque du centenaire, Québec/Paris, P.U.L./Cerf, 1987), p. 583.
Christian Roy
nouvelles éditions à l’étranger de Mensch und Gesellschaft im Zeitalter des Umbaus2). Tillich fut simultanément suspendu de la Faculté de philosophie de l’Université de Francfort-sur-le-Main, dont il avait été doyen en 1931-1932 et où il avait notamment eu pour collègues et partenaires de discussion Theodor Adorno et Max Horkheimer. Mais il reçut bientôt, à l’instigation des célèbres théologiens américains Richard et Reinhold Niebuhr, l’offre de s’établir à New York en tant que professeur invité pour un an au Union Theological Seminary, bastion du libéralisme religieux et politique, tout en donnant des cours de philosophie à l’Université Columbia, de l’autre côté de Broadway. Ayant préalablement obtenu du ministère des Cultes de Prusse son congé en bonne et due forme, Paul Tillich fut donc de la première vague de ces European Scholars, pour la plupart allemands, dont s’enrichit la vie culturelle américaine grâce à Hitler. Son activité de conférencier, favorisée à partir de 1934 par Reinhold Niebuhr, qu’il rejoint alors avec d’autres collègues du Union dans sa Fellowship of Socialist Christians3, acquit assez vite à Tillich une notoriété considérable auprès des émigrés, ce qui lui valut de présider pendant quinze ans le Self-Help for German Émigrés mis sur pied en 1936, et devenu SelfHelp for Émigrés from Central Europe pendant la guerre. C’est ainsi qu’il rédigea sur leurs instances, pour paraître en juin 1938, un pamphlet formulant la Tâche politique et intellectuelle des émigrants allemands, non sans avoir sondé au préalable les différents courants d’opinion entre lesquels ils se répartissaient.
2
3
Dans une note sur les liens entre planification et pouvoir, Mannheim oppose ainsi au décisionnisme « fasciste » de Hans Freyer dans Wirtschaft und Planung (Hambourg, 1933), où la violence de la prise et de l’exercice du pouvoir est le facteur déterminant, « le livre de Paul Tillich, Die sozialistische Entscheidung, Potsdam, 1933, qui à bien des égards a trouvé la bonne approche à ces problèmes » (Mannheim, Man and Society in an Age of Reconstruction. Studies in Modern Social Structure. With a Bibliographical Guide to the Study of Modern Society, trad. E. Shils de l’éd. all. parue à Leyde, Pays-Bas, en 1935, « revue et considérablement augmentée par l’auteur », Londres, 1940; éd. américaine : New York, Harcourt, Brace & World, Inc., p. 194, note 1). Cf. Isabelle Richet, « De l’utopie socialiste au réalisme chrétien. Reinhold Niebuhr et le New Deal » (Transatlantica, 2006, 1: Beyond the New Deal, <www.pensamientocritico.org/isarich0706.html>). 136
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich
Malgré sa bonne fortune, ce n’est pas tant dans la chance qu’il a eue de pouvoir continuer sa carrière et son engagement politique presque sans hiatus que Paul Tillich situait une dimension providentielle, que dans l’occasion privilégiée que lui fournissait la rupture de l’exil de poursuivre sa vocation, avérée à chaque moment de sa vie, à « se tenir entre deux modes d’exister incompatibles, sans être complètement à l’aise ni dans l’un ni dans l’autre et sans prendre de décision définitive entre aucun des deux4 ». C’est en ces termes que Tillich entame en 1936 l’esquisse autobiographique « On the Boundary » qui ouvre son premier recueil de textes traduits en anglais, The Interpretation of History, alors qu’il doit avouer pour finir qu’« une fois de plus [son] désir de donner une forme définitive à sa pensée a été frustré par [le] destin-de-frontière, qui [l’]a jeté sur le sol d’un nouveau continent » aux approches de la cinquantaine5. Or dans cette interprétation que livre Tillich de sa propre histoire sur l’arrière-plan d’un demi-siècle d’histoire allemande, c’est tant symboliquement que chronologiquement que la série des domaines à la frontière desquels il s’est tenu, cherchant un nouvel équilibre après chaque rupture — ainsi entre théologie et philosophie, entre Église et société, entre religion et culture, entre luthéranisme et socialisme, entre idéalisme et marxisme — culmine avec la frontière entre le pays natal et la terre étrangère. Cette dernière frontière fournit même la clé pour lire toutes les autres, puisque Tillich estime « avoir commencé à être un “émigrant” personnellement et spirituellement longtemps avant d’avoir quitté de fait sa patrie 6 ». L’émigration devient ainsi le paradigme qui structure rétrospectivement tout un parcours typique d’intellectuel weimarien, une fois qu’elle est assimilée théologiquement à la vocation d’Abraham, soit à l’ordre que reçoit la figure prophétique du patriarche à l’origine des trois monothéismes de « quitter sa terre natale, sa communauté familiale et cultuelle, son peuple et son rang, sur la foi d’une 4 5 6
Paul Tillich, Documents biographiques (trad. R. Galibois, Québec/Paris/Genève, P.U.L./Cerf/Labor et Fides, 2002), p. 13; dorénavant cité « DB ». DB, p. 62. DB, p. 59. 137
Christian Roy
promesse qu’il ne comprend pas7. » En effet, pour Tillich, si, « à l’occasion, ce qui est demandé, c’est d’émigrer “physiquement” », « l’ordre de quitter son propre pays est plus souvent un appel à rompre avec les autorités en place et les modèles sociaux et politiques dominants, à leur résister de façon active ou passive », ou sur un plan plus intérieur, à « s’écarter des modes reçus de croire et de penser », à « poser des questions radicales qui ouvrent sur du neuf et de l’inexploré. » L’émigration est affaire de rupture temporelle plus que de déplacement dans l’espace, puisque « la terre étrangère est dans le futur » en tant qu’« au-delà du présent » où se révèle « une part d’étrangeté » en ce qui semblait le plus familier. « Nous avons là cette expérience métaphysique d’être seul dans le monde, que l’existentialisme choisit pour son expression de la finitude humaine8 »; or nulle appartenance ne saurait combler l’abîme auquel elle nous confronte. C’était là une expérience chèrement acquise par Paul Tillich, au prix d’une difficile conquête de l’autonomie face à l’hétéronomie de l’ethos autoritaire prussien dans lequel il avait été élevé en tant que fils de pasteur de campagne, né aux confins du Brandebourg et de la Silésie en 1886. Comme pour tant d’autres intellectuels de la république de Weimar, l’expérience de la Première Guerre mondiale a été cruciale à cet égard, révélant à Tillich « le caractère démonique et destructeur de la volonté de puissance nationale », même s’il estime, à l’instar encore une fois de bien des Allemands de tous bords ulcérés par la paix de Versailles, que « la sorte de pacifisme prônée par les nations victorieuses et satisfaites d’elles-mêmes est teintée d’idéologie et de pharisaïsme ». Comme on le verra, Tillich se sentira plus à l’aise au pays de Wilson une fois qu’une nouvelle guerre y aura entamé le prestige de ce genre de « pacifisme légaliste », dans les milieux théologiques avancés en particulier. N’empêche qu’il reconnaît dans « une nation où des représentants de toute nation et de toute race peuvent vivre en citoyens » « un idéal qui s’accorde mieux à l’image de l’humanité unie que celui de l’Europe à l’heure tragique où elle se démembre de ses propres 7 8
DB, p. 58. DB, p. 59. 138
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich
mains », alors même que la réalité économique et politique évolue dans le sens d’une solidarité planétaire. Or « qu’on soit de plus en plus conscient d’une humanité unie rend présent et anticipe, pour ainsi dire, la vérité qui est à l’état implicite dans une croyance en un royaume de Dieu auquel appartiennent toutes les nations et toutes les races9 », conformément à la promesse faite à Abraham par le Dieu de l’histoire qui entend les bénir toutes, Dieu d’un pays étranger et non pas Dieu lié au sol natal, comme le sont les divinités païennes. « Ce Dieu, le Dieu du prophète et de Jésus, détruit à tout jamais tous les nationalismes religieux. […] Pour le chrétien de toute confession, le sens de ce commandement ne se discute pas. Il doit toujours quitter son propre pays et entrer dans une terre qui lui sera montrée. Il doit croire à une promesse purement transcendante10. » Sur le plan personnel, cela implique pour Tillich qu’écrire son autobiographie en pays étranger « est un destin qui, comme tout vrai destin, représente en même temps la liberté11. » Sur le plan politique, la vocation d’Abraham renvoie à La décision socialiste de 1933, qui prend le contre-pied de l’engagement pro-nazi d’Emanuel Hirsch, l’autre grand théologien du kairos comme moment historique de la réalisation d’un aspect du royaume de Dieu, puisqu’on a pu opposer « nationalisme religieux et socialisme religieux » comme « deux options dans les années de Weimar12 ». Du moins est-ce ainsi que Tillich voyait les choses dès l’automne 1928 dans une conférence sur les « Religions sans église », prononcée devant l’Association allemande pour le 9 10 11 12
DB, p. 61. DB, p. 59. DB, p. 58. C’est le titre d’un chapitre d’A. James Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate. A Study in the Political Ramifications of Theology (Lewiston [NY], Edwin Mellen Press, 1989, p. 139-195). Il n’empêche qu’un proche des socialistes religieux autour de Tillich sous Weimar, Otto Heinrich von der Gablentz, avait pu alors s’activer à favoriser le dialogue entre les milieux nationalistes et le mouvement social, et que son rôle de médiateur dans la ligne de Tillich s’avérera décisif pendant la guerre dans l’élaboration du programme politique du Cercle de Kreisau de la Résistance allemande contre Hitler. 139
Christian Roy
développement des sciences politiques, où il désignait comme l’« un des types les plus importants de l’attitude religieuse de notre époque » « l’attitude nationale-religieuse, qui consiste à voir dans la nation l’inconditionné comme tel et à être saisi par lui jusqu’à ce niveau qui est plus profond que l’être purement physique ». C’est sur ce terrain que d’aucuns comme Hirsch ou les Deutsche Christen ont pu se mettre « à la recherche d’un “Dieu allemand” », c’est-àdire, en vérité, d’un démon, selon Tillich. « Car seul le Dieu qui se tient dans l’inconditionnalité de l’au-delà […] n’est pas un démon. C’est le seul Dieu, non pas le Dieu des juifs, mais le Dieu qui écrase le peuple juif comme on peut le relire chez tous les prophètes » (Emmanuel Levinas ne pourra-t-il pas d’ailleurs parler de l’élection des juifs comme d’une persécution divine?), « et aussi le Dieu qui peut écraser n’importe quel peuple, qui n’est lié à aucun peuple particulier. » À la différence de la théologisation nationaliste du romantisme politique, le socialisme religieux « ne veut pas sacraliser » le mouvement utopique-révolutionnaire porté par l’universalisme spirituel, mais lui apporte un appui critique en témoignant de « cet au-delà de l’être devant lequel toute réalisation [historique], y compris la réalisation socialiste qui vient, se trouve encore une fois soumise au jugement13 ». C’est sur cette base qu’en 1933, La décision socialiste critique les pouvoirs mythiques de l’origine, qui enracinent toute pensée conservatrice telle que le nationalisme dans la vitalité de l’être donné; Thomas Mann ne parlait-il pas en 1918 dans ses Betrachtungen eines Unpolitischen du « concept de vie » comme du concept « le plus allemand, le plus goethéen, et au sens le plus élevé, religieux du terme, le plus conservateur14 »? Paul Tillich quant à lui accorde une préséance à l’autorité prophétique d’un inconditionnellement nouveau, faisant valoir l’exigence d’un devoir-être jamais donné au cœur de toute pensée démocratique 13
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Traduction de « Nichtkirchliche Religionen » (Main Works/Hauptwerke, vol. 5, p. 125-140), p. 139-140, par J. Richard pour son édition en préparation de Tillich, La rencontre des religions (Québec/Paris/Genève, P.U.L./Cerf/Labor et Fides, 2007). Thomas Mann, Reflections of a Nonpolitical Man (trad. W. D. Morris, New York, Ungar Publishing Company, 1987), p. 58; je traduis. 140
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich
telle que le socialisme. Jean Richard en conclut que pour Tillich « l’émigration constitue un pas en avant dans la direction qui était déjà celle du socialisme religieux », en une « démarche de rupture15 » qui, selon La décision socialiste, ne peut pourtant pas être une pure et simple séparation de l’origine, car « si l’exigence est l’essence propre de l’homme, alors elle trouve son fondement dans l’origine, et par conséquent la provenance et la destination n’appartiennent pas à des mondes différents16. » De même, selon l’autobiographie de 1936, le détachement qu’implique l’émigration n’exclut d’aucune façon un attachement profond à l’origine nationale, sur laquelle il n’y a dès lors pas lieu de s’étendre, puisqu’elle n’est pas mise en cause17. Comme il le répétera dans les « Autobiographical Reflections » de 1952 ouvrant The Theology of Paul Tillich, « émigrer à l’âge de quarante-sept ans veut dire appartenir à deux mondes : à l’ancien aussi bien qu’au nouveau où l’on vous a reçu à bras ouverts. Le lien avec l’Ancien Monde a été maintenu de différentes manières », notamment par le biais de l’amitié d’autres réfugiés allemands, qui lui ont « tout facilité » — « tout en me rendant plus difficile une chose », avoue Tillich : « l’adaptation au monde nouveau. Mais c’est ma conviction, confirmée par nombre d’amis américains, qu’une trop rapide adaptation n’est pas ce que le Nouveau Monde attend de l’immigrant, mais plutôt la préservation des vieilles valeurs et leur traduction dans les mots de la nouvelle culture 18. » En ce sens, « Migration Breeds New Cultures », pour citer le nouveau titre d’un article réédité dans le Protestant Digest de février 1940, d’abord paru sous celui de « Mind and Migration » en 15
16 17 18
Jean Richard, « L’émigrant d’après Paul Tillich », communication au XIe Colloque international Paul Tillich (Paris, 12-14 mai 1995), p. 8. Je tiens à remercier Jean Richard de m’avoir fourni ce texte, ainsi qu’un autre fondamental sur le même sujet : Anne-Marie Reijnen, « Vers de nouveaux mondes : la migration dans l’œuvre-vie de Tillich » (dans Mutations religieuses de la modernité tardive. Actes du XIV e Colloque international Paul Tillich, Marseille, 2001, dir. M. Boss, D. Lax et J. Richard, Münster, LIT Verlag, 2002). Paul Tillich, Écrits contre les nazis (1932-1935) (trad. L. Pelletier, intro. J. Richard, Québec/Paris/Genève, P.U.L./Cerf/Labor et Fides, 1994), p. 29. DB, p. 59-60. DB, p. 81. 141
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septembre 1937 dans Social Research, la revue de la Graduate Faculty of Political and Social Science fondée comme Université en Exil en 1933, parmi les textes d’une première série de discussions ayant eu lieu du 13 au 15 avril 1937 pour célébrer, à l’occasion du quatrième anniversaire de cette institution, l’« unité essentielle » entre « deux cultures et deux traditions », découverte « sous la menace d’une dogmatique tyrannique 19 ». « Mind and Migration » conjugue les thématiques tant du discours final de Thomas Mann (passé du conservatisme au libéralisme sous Weimar) : « The Living Spirit », que des deux articles suivants du dossier, sur l’influence et sur la condition sociale de l’intellectuel exilé, par Harold Lasswell et Hans Speier respectivement. Dans son texte, Paul Tillich entend montrer que la relation entre esprit et migration n’a rien d’accidentel, puisque l’esprit est migrateur en son essence, si bien que sa créativité ne fait qu’un avec la capacité qu’a l’être humain d’émigrer, soit d’aller au-delà de tout état de choses donné, en passant du particulier à l’universel par la culture, et de l’immanence à la transcendance par la religion. Ce mouvement du donné actuel vers de nouveaux horizons de possibilité procède de l’exigence absolue d’un commandement et d’une promesse dont la vocation d’Abraham fournit implicitement le modèle. Le mouvement de retour sur l’origine apparaît plus clairement cette fois comme essentiel. En effet, la mise à distance de soi n’est pas une synthèse créatrice si l’ancien passe dans le nouveau sans reste par assimilation pure et simple au non-soi. La migration est alors stérile. Si la séparation d’avec soi nous mène à l’étranger, il faut qu’un mouvement en sens inverse nous ramène de l’étranger en un retour sur soi, puisque nous ne pouvons voir ce que nous sommes que par les yeux des autres. « Without selfseparation there is no self-recognition20. » Tillich conclut en invoquant l’expérience des intellectuels en exil : « Notre émigration forcée et notre séjour dans cette terre d’immigrés nous ont affranchis, petit
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Préface de la rédaction à Social Research, vol. IV, n° 3, 1937, p. 264. Paul Tillich, « Mind and Migration » (Social Research, vol. IV, n° 3, 1937), p. 297. 142
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich
à petit, du provincialisme national; ils ont transformé le concept abstrait d’Europe en une réalité concrète 21. » Cette expérience de Tillich n’avait rien d’unique : le penseur protestant suisse Denis de Rougemont pourra notamment attester du rôle crucial de l’exil américain dans sa propre prise de conscience d’une « réalité concrète » de l’Europe transcendant les identités nationales, prélude à son militantisme fédéraliste d’aprèsguerre. Mais de son côté, saisi par le zèle du néophyte, Paul Tillich se laisse un moment obnubiler par sa nouvelle citoyenneté américaine : « I Am an American », proclame le titre d’un éditorial pour le Protestant Digest de juin-juillet 1941, où il explique que cette affirmation signifie du même coup qu’il n’est plus provincial. C’est donc au nom de l’humanité qu’il peut s’adresser par la Voix de l’Amérique à ses anciens compatriotes allemands pris dans le cercle vicieux d’un provincialisme meurtrier, au fil de cent neuf brèves allocutions radiodiffusées entre 1942 et 1944. Paul Tillich s’avise alors avec d’autres émigrés du péril d’un nouveau Versailles, menant à de nouveaux conflits, que représentait notamment le Plan Morgenthau, brièvement avalisé par Roosevelt et Churchill en septembre 1944 à leur seconde conférence de Québec. Ce plan prévoyait de morceler l’Allemagne afin de la mettre à jamais hors d’état de nuire en démantelant intégralement son infrastructure industrielle pour ne laisser qu’une société agraire famélique. Tillich jouera donc un rôle de premier plan dans le Council for a Democratic Germany, de sa création en juin 1944 à sa mise en sommeil en mai 1945. Or cette suprême tentative de réaliser sa vision sociopolitique se brise sur l’écueil de Yalta, qui révèle immédiatement parmi les intellectuels émigrés d’Allemagne cette irrémédiable division entre les blocs de l’Ouest et de l’Est, en passe de broyer dans leur étau tout espoir de voir émerger du conflit une humanité unie et harmonieuse. C’est dans cette amère déception que prend sa source le relatif retrait de Tillich de l’activité politique et de l’interprétation de l’histoire, en raison de « l’échec complet d’un sérieux effort politique que j’avais fait pendant la guerre pour établir des contacts entre l’Est et l’Ouest 21
Ibid., p. 298; je traduis. 143
Christian Roy
en vue de la réorganisation de l’Allemagne après la guerre 22 », comme il insiste dans sa réponse de 1949 au Christian Century qui lui demande, comme à d’autres personnalités, en quoi sa pensée a changé durant la dernière décennie. Tillich évoquera plus d’une fois ses réserves sur le titre de « Beyond Religious Socialism » dont la rédaction affubla un texte où il affirmait pourtant : « Je ne mets pas en doute la validité des conceptions fondamentales du socialisme religieux; je reste convaincu qu’elles indiquent le mode de vie politique et culturel qui peut seul permettre de construire l’Europe, mais je ne suis pas du tout sûr que dans un avenir prévisible, on ait la possibilité d’adopter les principes socialistes-religieux 23. »
La situation était encore tout autre dix ans plus tôt : « Alors qu’avant la Seconde Guerre mondiale, il y avait quelques raisons d’espérer que l’esprit socialiste-religieux, qui gagnait du terrain à l’Est comme à l’Ouest (bien que sous des formes différentes), tempérerait et empêcherait le conflit, plus rien n’autorise aujourd’hui un tel espoir. L’attente que nous avions cultivée après la Première Guerre mondiale, d’un kairos, d’un “accomplissement du temps” imminent, a été deux fois brisée, d’abord par la victoire du fascisme, puis par la situation qui a suivi sa défaite militaire24. »
Bien plus que l’exil proprement dit, c’est cette répétition du traumatisme de l’écrasement des espoirs de rénovation historique et spirituelle qu’avait fait naître en lui la Révolution allemande de 1918, qui détermine la nouvelle orientation plus intérieure, moins ostensiblement engagée, du Tillich américain de l’après-guerre : « Au lieu d’un kairos créatif, je vois un vide que l’on ne peut rendre créatif que si on l’accepte et si on le supporte, et que si, en rejetant toutes les solutions prématurées, on le transforme en un profond “vide sacré” de l’attente 25. » Cela évoque un peu le climat de la Kehre survenue dans la pensée de Martin Heidegger, une fois qu’il eut tirée la leçon de ses 22 23 24 25
DB, p. 87. Idem. Idem. Idem. 144
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich
propres déceptions politiques. C’est d’ailleurs en retenant l’attitude plus que les réponses de la philosophie existentielle que Tillich fera désormais sa marque en théologie, par sa « méthode de corrélation » des angoisses contemporaines avec les thématiques bibliques, ayant de plus en plus recours aux aperçus de la psychologie des profondeurs pour l’aider dans son exploration du « vide sacré » de l’âme des modernes. La fréquentation des psychothérapeutes (comme son élève Rollo May) se substitue alors en partie à celle des artistes d’avant-garde auprès de qui il cherchait les signes des temps sous Weimar. Au moment précis du point tournant de son parcours d’intellectuel, en janvier 1945, Paul Tillich avait eu un dialogue privé avec Max Horkheimer, son ancien collègue de Francfort, qu’il n’avait cessé de côtoyer à la New School for Social Research. D’une part, à ceux qui l’enjoignent de faire sa théologie et de laisser la politique aux autres, il répond qu’il ne voit « pas de séparation entre la théorie et la praxis. Je crois qu’avec la plus pauvre des expériences qu’il m’est donné de faire, je suis plus près de la véritable unité de la théorie et de la praxis que ne l’est Horkheimer ». D’autre part, il admet que ses ambitions sont devenues plus modestes même dans son activité théologique, pourtant moins contrariée que son engagement politique, mais non sans lien avec ses cuisants revers de ce côté, et toujours à la jonction entre théorie et praxis : « Je croyais autrefois pouvoir amener un tournant fondamental de la théologie chrétienne avec les catégories du socialisme religieux. Mon espoir se limite aujourd’hui à doter les Américains d’une théologie bien élaborée, ce qu’ils n’ont jamais eu26. » Cet espoir du moins sera satisfait, surtout par les trois volumes de la Systematic Theology qui paraîtront à partir de 1951, bientôt traduits en Allemagne, où ses œuvres complètes sont publiées à partir de 1958. Il avait fait une première tournée dans son pays 26
Erdmann Sturm (dir.), « Paul Tillich und Max Horkheimer im Dialog. Drei bisher unveröffentliche Texte (1942-1945) » (Zeitschrift für Neuere Theologiegeschichte, vol. 1, 1994), p. 297 (cité dans J. Richard, « L’émigrant d’après Paul Tillich » (op cit., p. 18). 145
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natal dès 1948; Hans-Georg Gadamer, dont le débat public avec Tillich à propos de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger connut un succès sans précédent, le trouva alors beaucoup plus « attentif aux autres » que lorsqu’ils étaient collègues à Marbourg au milieu des années 1920. Relatant cette visite en 1949, Tillich se dépeint admettant volontiers avoir beaucoup à apprendre de la pensée et de la réalité américaines sur le plan de l’éthique sociale et individuelle, malgré l’indéniable retard des États-Unis sur l’Europe dans le domaine de la théologie systématique. Il ne s’empressait pas moins d’ajouter que le récent écroulement du pacifisme aux États-Unis, s’agissant d’une idéologie dont l’importance l’avait d’abord surpris et inquiété à son arrivée, l’avait aidé à se « sentir à sa place dans le travail théologique de ce pays27 ». Il n’était manifestement pas allé de soi de trouver cette place dans son pays d’accueil, comme il s’en expliquera en 1952 dans sa contribution à une série de conférences sur l’émigration intellectuelle. Dans « The Conquest of Theological Provincialism », qui paraît l’année suivante dans le recueil The Cultural Migration. The European Scholar in America, Tillich admet n’avoir pas du tout été sûr, à la veille d’émigrer en 1933, qu’il pourrait poursuivre son travail théologique et philosophique ailleurs qu’en Allemagne28. Vingt ans plus tard, on mesure le chemin parcouru quand, revenu de son enthousiasme de nouvel immigrant, il n’oppose plus l’universalisme intrinsèque de l’identité américaine aux incurables provincialismes des nations européennes, mais ose mettre en garde ses concitoyens contre le provincialisme qui les guette à leur tour au sein d’une superpuissance délaissant sa générosité de terre d’accueil ouverte aux immigrants pour ne plus tolérer qu’une célébration conformiste et bornée de l’American way of life. Cette allusion à l’étroitesse d’esprit du maccarthysme se fait plus explicite lorsqu’en 1960, le Christian Century lui demande à nouveau de jeter un regard rétrospectif sur la décennie écoulée. Il nie alors avoir 27 28
DB, p. 86. P. Tillich, « The Conquest of Theological Provincialism » (dans W. Rex Crawford, The Cultural Migration. The European Scholar in America, Philadelphie, University of California Press, 1953), p. 138. 146
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich
« changé ses priorités » en ce qui concerne le socialisme religieux parce qu’il se serait « tourné vers la pensée existentialiste, comme certains observateurs l’ont cru ». Il y avait déjà « des éléments fortement existentialistes » dans son engagement des années de Weimar. Seulement, avec la guerre froide, il a « eu le sentiment que les activités politiques étaient difficiles, et peut-être mal venues à ce moment-là, pour un citoyen américain né en Allemagne. Il m’a semblé plus fructueux », écrit-il, « de lier la religion à la culture dans les domaines où l’on pouvait travailler sans la gêne des limites imposées par le climat politique de l’époque29 ». En effet, si la lutte contre le Grand Inquisiteur qu’il n’avait dû cesser de mener comme intellectuel allemand de sa génération avait pu « faire relâche » à son arrivée dans le Nouveau Monde, ce n’est que « jusqu’au début de la première moitié de ce siècle » — manière historiquement distanciée de faire allusion à l’actualité dans ses « Autobiographical Reflections » de 195230. Certes n’allait-il pas jusqu’à prétendre que McCarthy était le nouveau nom de Hitler, comme nombre de ses amis réfugiés européens auxquels il reprochait de faire bon marché des forces de résistance à toute tendance fasciste que recèleraient toujours les grassroots et le heartland, ainsi qu’il s’en félicitait dans un recueil d’entretiens paru l’année de sa mort en 1965, alors que le péril semblait déjà bien lointain31. Mais à l’époque même, Paul Tillich croit prudent de mettre en sourdine la sympathie pour la visée humaniste initiale du marxisme qui perçait encore dans la critique du communisme figurant dans les quatre Terry Lectures de 1950, quand il en tire en 1952 son livre peut-être le plus célèbre : The Courage to Be. Il y recentre en outre la critique du conformisme présent dans la société américaine sur la réaction hostile qu’a souvent celle-ci envers les formes culturelles anticonformistes telles que l’art moderne et la philosophie existentielle, désignés comme influences subversives de l’étranger, en quoi 29 30 31
DB, p. 96. Charles W. Kegley, E. Robert et W. Bretall (dir.), The Theology of Paul Tillich (New York, Macmillan, 1964), p. 3-21; cité d’après DB, p. 82. D. Mackenzie Brown, Ultimate Concern. Tillich in Dialogue (Londres, S.C.M. Press), p. 68-69. 147
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l’anticommunisme trahit les mêmes réflexes collectivistes que le communisme qu’il prétend pourchasser. Au vu de cette atténuation, au profit de la seule critique culturelle centrée sur l’expression individuelle, d’une dimension marxienne de son engagement socialiste encore mise de l’avant dans son autobiographie de 193632, peut-être est-il permis de voir dans le tournant de Paul Tillich vers l’intériorité existentielle et la psychologie des profondeurs une forme d’« émigration intérieure », en un double sens individuel et social, au sein même de la terre promise américaine des réfugiés de Weimar et de l’universalisme migrateur, victime à son tour des démons du provincialisme idolâtre qui guette partout l’esprit. Ce n’est pas un hasard s’il note dans son autobiographie de 1952 combien les étudiants américains demeurent émotionnellement étrangers à « la réalité du passé », faisant allusion à une forme de provincialisme temporel propre au Nouveau Monde, que son bagage d’Allemand marqué par l’héritage romantique lui permet maintenant de critiquer. « C’est le destin de l’Europe que d’expérimenter, à chaque génération, la richesse et la tragédie de l’existence historique et, par conséquent, de penser en référence au passé, tandis que l’histoire de l’Amérique a commencé avec la perte du passé, tant comme fardeau que comme richesse33. » Outre le progressisme naïf associé à cette attitude, Paul Tillich s’attarde sur les racines théologiques d’une autre forme spécifiquement américaine de résistance à sa propre doctrine, marquée par le romantisme de Schelling, « voulant que la nature participe au processus de la chute et du salut ». « Il fut l’un des motifs pour lesquels je fus toujours en désaccord avec la théologie de Ritschl, pour qui un fossé infranchissable sépare nature et personnalité, et pour qui Jésus a comme rôle de libérer la vie personnelle de l’homme de ce qui, en lui et hors de lui, l’asservirait à la nature. Quand je vins en Amérique, je découvris que le calvinisme et le puritanisme étaient les alliés 32
33
Cf. Elliott Harvey Shaw, « The Politics of The Courage to Be » (Marburg Journal of Religion, vol. 4, n° 2, 1999 : ). DB, p. 66. 148
Les écrits autobiographiques de Paul Tillich naturels du ritschlianisme, à ce point de vue. La nature est une chose qu’il faut contrôler moralement et techniquement, et seuls sont admis à l’égard de la nature les sentiments subjectifs d’un caractère plus ou moins sentimental. Il n’y a pas de participation mystique dans la nature, pas d’intelligence du fait que la nature est l’expression finie du principe infini de toutes choses, pas de vision du conflit divino-démonique dans la nature34. »
Ces fluctuations de l’attitude de Paul Tillich envers son nouveau pays seraient après tout conformes à son sens de l’ambivalence du sacré non seulement dans la nature, mais dans la société. Sa théologie de la culture trouve ainsi partout les éléments d’une possible ouverture créatrice vers l’inconditionné, l’esprit y apparaissant comme fondamentalement exposé à la chute dans un démonisme destructeur, qui survient chaque fois que sont absolutisées les formes même les plus dignes par lesquelles il s’incarne dans les cultures humaines. C’est qu’alors est arrivée l’heure d’une nouvelle émigration, que ce soit au propre ou au figuré. De même y a-t-il à la migration un arrière-plan invariant dans la pensée de Paul Tillich, soit « l’angoisse de la vie, c’est-àdire angoisse de perdre le sens de sa vie », si familière aux intellectuels du régime de Weimar; car il s’est fait une spécialité de l’élucider aussi bien dans l’Amérique de la consommation et du conformisme que dans l’Allemagne de l’inflation et de l’aventurisme où, dès 1929, il avait posé pour principe que « la question de l’homme moderne, c’est la question du sens35 ».
34 35
DB, p. 64-65. Traduction de « Nichtkirchliche Religionen » (Main Works/Hauptwerke, vol. V, p. 125-140), p. 139-140, par J. Richard, pour son édition en préparation de P. Tillich, La rencontre des religions (op. cit.). 149
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Kavin Hébert Exil et solidarité Karl Mannheim, témoin de la scène intellectuelle allemande Partout, dans la mesure où il n’avait pas de qualification dans le milieu scientifique officiel grâce à des travaux dits positifs, ou s’il ne venait pas au moins de la hiérarchie universitaire, l’intellectuel se sentait de trop. Theodor W. Adorno
L’objectif que poursuit ce chapitre est de mettre en lumière le rôle du sociologue Karl Mannheim (1893-1947) dans l’histoire des intellectuels allemands et d’Europe centrale dans le premier tiers du XXe siècle. Bien qu’on le connaisse aujourd’hui comme l’un des pères fondateurs de la sociologie de la connaissance avec Max Scheler sous la république de Weimar, rares sont les lecteurs qui osent encore s’aventurer dans une œuvre vieillissante. L’ensemble de ses travaux a été maintes fois critiqué par une réception marxiste et philosophique qui a péremptoirement érigé Mannheim en un avatar de la crise de la pensée historiciste qui polarisait la communauté universitaire des années 1920-19301. En s’intéressant seulement aux problèmes philosophiques et épistémologiques que le sociologue soulevait — il est vrai — en 1
Sur la pensée historiciste de Mannheim, cf. Kurt Lenk, Marx in der Wissenssoziologie (Neuwied, Luchterhand, 1972), Michael Löwy, Paysage de la vérité (Paris, Anthropos, 1976) et l’excellent ouvrage de Reinhard Laube, Karl Mannheim und die Krisis des Historismus (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2005). Pour la réception philosophique et épistémologique, cf. Hannah Arendt, « Soziologie oder Philosophie? », dans V. Meja et N. Stehr, Der Streit um die Wissenssoziologie (vol. 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1981, p. 515-526), Paul Ricoeur, Idéologie et utopie (Paris, Seuil, 1974) et plus récemment Anne Kupiec, Karl Mannheim : idéologie, utopie et connaissance (Paris, éd. du Félin, 2006).
Kavin Hébert
suscitant l’opprobre et l’indignation de ses contemporains, cette réception est passée à côté d’un questionnement sociologique beaucoup plus important sur la détresse spirituelle et matérielle que vivait l’intelligentsia allemande à cette époque 2. Ce questionnement nous oblige à être non seulement attentif à la trajectoire biographique de Mannheim, mais plus largement au contexte socioculturel dans lequel il s’inscrivait. À cet effet, l’exil hongrois de Mannheim à Heidelberg en 19201921 est un épisode important de son existence, parce que c’est à ce moment précis qu’il commença à s’intéresser sérieusement à la sociologie. Du même coup, cet intérêt pour cette jeune discipline qui se développe à la marge du savoir universitaire n’est pas sans lien avec un témoignage qu’il nous livre sur les conflits idéologiques qui polarisent la petite communauté intellectuelle de Heidelberg dans un contexte de crise culturelle, politique et économique. C’est précisément ce témoignage qui constituera l’objet de ce chapitre, et mon propos portera essentiellement sur deux aspects. D’abord, j’entends montrer que les impressions que nous livre Mannheim sur la scène intellectuelle heidelbergeoise sont indissociables de sa condition de réfugié et d’exilé, conférant à son témoignage toutes les qualités d’une véritable analyse sociologique. Et ensuite, j’avancerai que cet effort d’analyse est guidé par le souci de mieux comprendre la détresse existentielle et spirituelle que ressentaient certains intellectuels de cette époque par rapport au déclin irréversible de l’idéologie traditionaliste de la Bildung universitaire3 sous Weimar — une crise existentielle que l’on nomme plus communément « exil intérieur ». Ce sont, du moins, les hypothèses que je développerai en ces pages en me 2
3
Un questionnement sociologique que j’analyse plus largement dans ma thèse de doctorat (K. Hébert, Karl Mannheim et la question des intellectuels sous la république de Weimar, Université de Montréal, 2006). On entend par là une vision néo-humaniste et philosophique du monde qui croit en la prétention normative de la culture dans tous les domaines de la vie. Une telle représentation du monde fonctionne comme un système de croyances porteur de sens qui détermine le style de vie propre à une élite culturelle bourgeoise, la Bildungsbürgertum, dont l’existence remonte à la fin du XVIIIe siècle et qui est en voie de disparition sous la république de Weimar (cf. ci-dessous, p. 157-158). 152
Exil et solidarité : Karl Mannheim
basant sur ses deux lettres publiées dans une revue hongroise au début des années 1920. Afin de comprendre la continuité de ses préoccupations quant à la détresse des intellectuels weimariens, j’esquisserai enfin les raisons qui, à la veille de la victoire de Hitler à la chancellerie allemande, ont réduit à néant les efforts de Mannheim de penser la réconciliation des intellectuels autour d’un projet de solidarité visant à surmonter l’angoisse de l’exil intérieur.
Heidelberg comme laboratoire intellectuel En 1921, Karl Mannheim arrive à Heidelberg. Ses célèbres Heidelberger Briefe qu’il publia dans une revue hongroise d’exilés sont un excellent témoignage de son intérêt pour la question des intellectuels en Allemagne 4. À cette époque, Heidelberg est un microcosme intellectuel qui n’est pas encore tout à fait sorti de l’Empire. Elle se situe à la charnière d’une époque révolue depuis la récente défaite allemande de 1918 et d’une nouvelle époque, celle d’une société démocratique, à laquelle elle s’adapte difficilement. La dynamique intellectuelle de la petite ville ne semble pas déroger à la forme de sociabilité déjà existante dans l’ère wilhelminienne, habituée à la vieille ambiance universitaire et dominée par une bourgeoisie éduquée (Bildungsbürgertum) qui, malgré les signes de son déclin, est encore bien à sa place à l’Université de Heidelberg. Cette forme de sociabilité bourgeoise, loin d’être unilatéralement traditionaliste, tolère une certaine forme de cosmopolitisme marquée par la présence d’une population étudiante étrangère, et par l’existence de cercles et de salons littéraires, philosophiques et politiques. N’est-ce pas le signe qu’à l’aube des années 1920, la modernité classique est plus que jamais implantée à Heidelberg et qu’elle ne semble pas être dérangée, du moins en apparence, par cette crise évoquée par l’historien Detlev Peukert5? Pourtant, la crise de la modernité 4
5
K. Mannheim, « Heidelberger Briefe I » (1921), dans E. Karádi & E. Vezér, Georg Lukács, Karl Mannheim und der Sonntagskreis (Frankfurt am Main, Sendler, 1985), p. 73 (dorénavant cité « HB »; toutes les traductions sont les miennes). Cf. D. J. K. Peukert, The Weimar Republic. The Crisis of Classical Modernity (New York, Hill & Wang, 1993). 153
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classique se fait déjà sentir à cette époque, mais ses manifestations demeurent encore souterraines, difficiles à percevoir. À Heidelberg, la crise de la modernité classique n’a rien à voir avec cette « chape d’acier » dont Weber parlait, mais s’apparente plutôt à une « cage dorée » confirmée par l’aspect enchanteur des lieux 6. Certes, Heidelberg n’est pas totalement à l’abri des misères de l’après-guerre et la menace de l’inflation commence à se faire sentir, du moins dans l’imaginaire de ses intellectuels. Avant que la crise inflationniste n’enflamme définitivement les esprits bercés par le confort de la tradition, l’inquiétude était palpable. Les deux lettres que Mannheim a écrites reflètent bien ce sentiment. En arrivant dans cette petite ville de province, sa position de visiting scholar, en tant qu’étudiant à l’habilitation, lui permettait de prendre ses aises et de se sentir relativement intégré au milieu universitaire allemand. Issu d’une famille bourgeoise d’origine allemande et juive de Budapest, il maîtrisa très tôt l’allemand et put sans peine se plonger dans l’étude de la philosophie allemande. Dans les faits, il était un réfugié politique malgré lui, étant indirectement impliqué dans le régime communiste de Belá Kuns de par ses liens avec Lukács et le Sonntagskreis7. Son statut d’étranger aurait été pour lui un sérieux obstacle à son intégration allemande s’il n’avait pas profité de l’esprit d’ouverture et de la tolérance de l’intelligentsia libérale de Heidelberg. D’un autre côté, ce nouveau statut, loin d’être totalement négatif, fut pour lui un avantage qui lui permettait de poser un regard à la fois distant et intéressé sur la société allemande, qui n’est pas sans 6
7
Dans cette même veine, l’impact de l’environnement naturel de la ville sur l’imaginaire des intellectuels est très bien mis en évidence par Mannheim lorsqu’il écrit : « Heidelberg est la ville de l’automne et du printemps. En hiver, l’homme se couvre et réfléchit ou bien observe, debout sur la berge du Neckar, ce vieux pont magnifique et arqué avec ses voûtes naturelles » (HB, p. 73). E. Karádi, « Macht und Ohnmacht des Geistes. Mitteleuropäische Intellektuelle im Budapest “Sonntagskreis” » (dans G. Hübinger et W. J. Mommsen, Intellektuelle im Deutsche Kaiserreich, Frankfurt am Main, Fischer, 1993). Mannheim fut un des seuls membres du Sonntagskreis, avec l’historien de l’art Arnold Hauser, à ne pas avoir joué de rôle actif dans le régime des Soviets. 154
Exil et solidarité : Karl Mannheim
rappeler la figure simmélienne de l’étranger : « J’ai le sentiment du dehors d’être un étranger, comme un éclaireur envoyé de l’avant, comme un observateur isolé [vorgeschobener] d’un petit groupe d’hommes qui surveillent si quelque part quelque chose se manifeste, s’il y a des hommes hors de leur demeure. Lorsque les hommes sont ensemble, je suis là aussi; lorsqu’ils apprennent, j’apprends avec eux; et je souhaiterais vivre et m’installer parmi eux, mais pourtant je ne trouve pas ma place8. »
Les lettres de Mannheim sont écrites sous la forme d’une « sociologie autobiographique », une forme d’interactionnisme symbolique avant la lettre, de sa propre situation d’intellectuel en exil, mais aussi de celle de la communauté intellectuelle de Heidelberg. Ce que ses lettres laissent entrevoir, c’est la façon dont ses réflexions sur sa situation d’étranger deviennent l’occasion d’ébaucher une analyse sociologique de son propre milieu. Il se retrouve donc à « sociologiser son existence », c’est-àdire à extérioriser son point de vue d’étranger et de réfugié et d’en faire une méthode expérimentale pour étudier les conditions d’émergence des intellectuels en Allemagne au début du XXe siècle9. Dans ses lettres, Mannheim se trouve à exposer la formule génératrice de ce qui deviendra plus tard sa sociologie des intellectuels. Il en expose déjà les principes théoriques : « De par ses signes, nous pourrons apercevoir les caractéristiques de cette petite et mince couche d’hommes que sont les intellectuels progressistes allemands d’aujourd’hui. Il en a 8 9
HB, p. 73. Mannheim développera bien davantage cette forme d’expérimentation sociophilosophique dans le cadre de son enseignement au courant des années 1920 à l’Université de Heidelberg et au début des années 1930 à l’Université de Francfort-sur-le-Main. Dans son séminaire de sociologie du printemps de 1930, il tente de donner une appréciation plus précise des fondements théoriques de sa « sociologie autoréflexive » qu’il formule dans un langage phénoménologique très proche de celui de Heidegger. Cf. Mannheim, Allgemeine Soziologie. Mitschrift der Vorlesung von 1930 (dans M. Endress et I. Srubar, Karl Mannheims Analyse der Moderne, Opladen, Leske & Budrich, 2001); cf. aussi K. Hébert, op. cit., ch. 5. 155
Kavin Hébert toujours été ainsi que nous, écrivains, nous en faisons partie d’une quelconque façon; et que lorsque nous écrivons, nous examinons sans toujours le savoir les opinions et les préjugés de notre caste particulière, et lorsque nous prétendons écrire l’histoire des intellectuels, nous racontons non seulement l’aventure de quelques “pionniers” [Voraneilender], mais nous y participons en même temps que nous formons avec ces quelques hommes le centre du monde10. »
Malgré son statut d’outsider, Mannheim a le sentiment d’appartenir à cette petite élite universitaire qui croit fermement à sa capacité de s’élever au-dessus de la société ou de se mettre légèrement en retrait d’elle, en la jugeant comme si le « centre du monde » était un lieu secret accessible seulement aux hommes de lettres. Mais ce sentiment de supériorité s’estompe immédiatement lorsqu’il interroge l’existence de cette « caste » au regard des récents bouleversements. Mannheim nous fait part ainsi des transformations profondes qui s’opèrent, à cette époque, dans le monde universitaire allemand, et plus particulièrement dans le contexte du déclin de la philosophie de la Bildung et de la spécialisation de la connaissance sur l’existence de la bourgeoisie éduquée : « L’éducation et les humanités (sciences de la culture) ont produit une nouvelle catégorie socioéconomique d’individus qui les organisaient selon un mode de vie spontané et qui déplaçaient ces hommes dans un monde isolé et inintelligible; tandis qu’au sein des cultures chinoises et indiennes tout homme se situait dans une caste particulière et bien visible, cette “visibilité” s’estompe temporairement chez nous parce que ces hommes n’ont pas de caractéristiques bien définies11. »
Mannheim était au fait que la remise en cause de la place dominante de la Bildung dans le champ universitaire au début du XXe siècle s’inscrivait dans un processus de différenciation 10 11
HB, p. 74. HB, p. 75. Pour un exposé plus précis sur le rôle central qu’occupe la Bildung dans la stratification du milieu universitaire depuis le XIXe siècle, cf. F. Ringer, The Decline of German Mandarine (Cambridge, Cambridge University Press, 1969) et H.-U. Wehler, Essais sur l’histoire de la société allemande 1870-1914 (trad. F. Laroche, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2003, p. 68-91). 156
Exil et solidarité : Karl Mannheim
sociologique qui tendait à obscurcir les frontières d’une classe d’individus cultivés autrefois plus homogène. Tout le problème pour Mannheim était de cerner la façon dont se dessinait cette différenciation qui disloquait le milieu de vie traditionnel des intellectuels à Heidelberg. Même s’il ne possédait pas encore l’appareillage théorique de la sociologie de la connaissance, il avait le regard assez aiguisé pour voir comment, au sein de cette « petite et mince couche d’hommes cultivés », se positionnaient les clivages sociaux et idéologiques dans une petite ville qui semblait, en apparence, n’avoir été ébranlée ni par la guerre, ni par la révolution. Sur un plan plus existentiel, Mannheim était confronté à une dynamique intellectuelle qu’il n’avait jamais connue auparavant à Budapest. « Comment est-il possible que l’on puisse voir dans une petite ville de province l’âme de la grande Allemagne? Le fondement [de cette question] repose communément sur une décentralisation culturelle de l’Allemagne. Les différents courants de pensée ne sont pas du même groupe d’individus cultivés d’un seul lieu ou d’une grande ville; les nouvelles pensées, sensations ou expériences trouvent plutôt leurs points d’entrée dans de nombreuses petites villes dispersées dans les provinces. Le tout provient de traditions multiples, de plusieurs origines locales. La province et la petite ville ne sont pas le dernier lieu de rayonnement ou du déclin de la vie d’un centre culturel dans la périphérie, mais son point d’origine12. »
Mannheim voit dans cette décentralisation une force que le milieu intellectuel hongrois n’avait pas. Si cela avait été le cas à Budapest, ce milieu aurait pu éviter la fin tragique qu’il a connue avec la dictature de Horthy, qui détruisit d’un seul coup et dispersa dans l’exil une culture intellectuelle qui s’était centralisée dans la capitale. Mais du même coup, Mannheim nous parle aussi de la réalité spécifiquement allemande, c’est-à-dire celle d’un pays qui n’avait jamais connu, de par sa morphologie géopolitique, de centre culturel urbain comme Budapest, et où, à la fin du XIXe siècle, 60 pour cent de la population se concentrait dans les 12
HB, p. 77. 157
Kavin Hébert
petites villes de moins de 2000 habitants13. À Heidelberg, les hommes cultivés ne sont pas des acteurs anonymes dans une grande ville impersonnelle. Ils incarnent et personnifient euxmêmes la spécificité culturelle de la petite ville qu’ils habitent. Leur esprit s’édifie dans des petits cercles d’individus engagés qui finissent par manifester des prédispositions de prophète 14. Sur ce point, l’intensité de la dynamique culturelle des petites villes de province que Mannheim esquisse dans ses lettres révèle simultanément le caractère profondément antagoniste des pensées et des expériences qui en émergeait. Mannheim s’émerveille, en faisant référence à Max Weber, du fait qu’il puisse coexister à Heidelberg des formes de pensée à la fois cosmopolites et provinciales. La décentralisation culturelle ne produisait pas selon lui d’unité culturelle, mais dissolvait son contenu dans une multiplicité de directions, dessinant une constellation de divinités locales qui se comptaient selon la récurrence des « ismes » et de ses sectateurs. La prolifération de petits prophètes locaux était le paradoxe fondamental de cette culture intellectuelle décentralisée. Le fondement de leur pensée était conçu comme un « programme » et leur vécu s’accomplissait au gré des possibilités qui s’offraient à eux, révélant en réalité l’absence de contenu que ce programme prétendait remplir. Cette situation prouvait, aux yeux de Mannheim, que les véritables fondements de la pensée des intellectuels allemands étaient l’indécision et l’absence de liens, et ce malgré leur attachement à leur localité. Le paradoxe résidait dans leur propension à raisonner sur les choses irrationnelles et à les organiser selon un mode de développement organiciste15. Telle est la direction conservatrice que prenait à Heidelberg ce 13 14 15
Cf. F. Ringer, op. cit., p. 15. HB, p. 78. HB, p. 80-81. À Budapest, cette pensée organiciste avait pour Mannheim une signification idéologique différente, car elle était davantage associée à une forme de projet révolutionnaire que le jeune Lukács incarnait au début des années 1910. Mannheim reprend cette conception monadique de la Bildung dans ses conférences de l’École libre de Budapest en 1918-1919. Cf. Mannheim, Die Grundlagen der Kulturphilosophie (dans E. Karádi et E. Vezér, op. cit., p. 207-231). 158
Exil et solidarité : Karl Mannheim
polythéisme idéologique en proie à d’inévitables confrontations. Le danger qui guette la petite communauté d’esprits libres est que cette rivalité crée, selon les termes de notre auteur, un « blocage des énergies spirituelles ». Dans nos propres termes, ce blocage constituerait le premier symptôme souterrain de la crise de la modernité classique. Ce blocage a comme conséquence importante de rendre visible les effets paradoxaux d’une différenciation sociologique entre les universitaires et les littéraires. Le Bildungsideal n’incarne désormais plus l’unité d’une caste d’universitaires, mais un champ de bataille où s’affrontent les visions du monde les plus opposées. Dans ses lettres, Mannheim démontre que cette différenciation sociable a complètement bouleversé les attaches institutionnelles de l’idéologie de la Bildung. « La vie intellectuelle de Heidelberg se concentre à deux pôles opposés : à un pôle sont les sociologues et les “géorgiens” sont à l’autre; le représentant idéaltypique du premier est le défunt Max Weber et celui de l’autre est le poète Stefan George. D’un côté l’université, de l’autre un monde littéraire extra-universitaire et sans attaches; l’un représente la tradition protestante et l’autre s’oriente sur le catholicisme16. »
Chaque pôle réfère à un lieu d’ancrage institutionnel précis : Max Weber est vu comme le représentant d’une sociologie positiviste « universitaire » qui évacue entièrement l’idéologie de la Bildung; George est le représentant du Bildungsideal qui ne trouve plus son lieu d’expression à l’université comme à l’époque du grand juriste Carl von Savigny, mais plutôt dans sa périphérie ou plus exactement dans des cercles littéraires17. Mais cette division n’était aucunement définitive selon Mannheim, et l’adhésion à une de ces deux visions du monde ne signifiait pas que les individus appartiennent exclusivement à la profession universitaire ou à la 16 17
HB, p. 84. Concernant les divergences idéologiques autour du Bildungsideal sous la république de Weimar, cf. D. Kettler et G. Lauer, « The “Other Germany” and the Question of Bildung : Weimar to Bonn » (dans D. Kettler et G. Lauer, Exile, Science and Bildung. The Contested Legacy of German Emigre Intellectuals, New York, Palgrave-Macmillan, 2005, p. 7-13) et K. Hébert, op. cit., p. 28-36. 159
Kavin Hébert
profession littéraire, ni, d’ailleurs, au protestantisme ou au catholicisme18. Explicitement, la teneur idéaltypique de cette division entre l’univers littéraire et le monde universitaire tenait lieu de « topographie sociologique » d’une communauté de gens de lettres et d’universitaires qui s’adaptait tant bien que mal aux effets d’une différenciation sociale qui avait définitivement brouillé ses anciens repères institutionnels. À cet égard, l’université ne représente plus pour eux une attache fiable et, à l’intérieur de ses murs et de ses salles de cours, le Bildungsideal n’est plus garant de certitude intellectuelle. Weber et George confirment cette évolution : alors que le premier s’inscrit ouvertement dans l’institution universitaire, bien qu’il refuse les finalités pédagogiques traditionnelles de la Bildung en n’y voyant que le lieu des « spécialistes sans esprit », le second s’en détourne complètement et fuit dans les « communautés charismatiques » que sont les cercles extra-universitaires d’intellectuels. Dans ses lettres, Mannheim porte un intérêt tout particulier à ce dernier type de communauté. Sans jamais y avoir participé, il en fait une critique qu’il appuie à la fois sur une observation de type sociologique et sur sa propre expérience personnelle du Sonntagskreis de Lukács à Budapest.
Stefan George et son cénacle : une critique de la mythification de la Bildung La communauté charismatique est définie par Mannheim comme un lieu de sociabilité intellectuelle qui se fonde sur la capacité d’attraction de son instigateur et dont la cohésion repose sur une union spirituelle sans faille. Il réfère bien sûr au cercle littéraire de 18
HB, p. 86. Le plus grand disciple de George fut incontestablement Friedrich Gundolf qui était professeur de poésie à la Faculté de philosophie de l’Université de Heidelberg. Pour sa part, même s’il avait occupé plusieurs chaires universitaires, Weber était davantage un chercheur privé resté longtemps à l’écart du monde universitaire. Cf. K. Sauerland, « Heidelberg als intellektuelles Zentrum » (dans H. Treiber et K. Sauerland, Heidelberg im Schnittpunkt intellektueller Kreise, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995). 160
Exil et solidarité : Karl Mannheim
Stefan George, Der Ring, qu’il caractérise comme « la forme la plus profonde de solidarité humaine et ne pouvant se réaliser seulement que dans les contenus les plus purs, dont la forme d’existence est conforme à la croyance religieuse 19 ». Ce qui intéressait Mannheim était l’organisation du « cénacle » comme forme de sociabilité aristocratique, permettant à ses membres de se renfermer en eux-mêmes et de ne laisser sortir du cercle que l’expérimentation radicale d’une esthétique abstraite, tout en croyant redonner des fondements mythiques à la vie quotidienne. D’un côté, l’expérience communautaire géorgienne se trouvait à refléter ce que la plupart des universitaires conservateurs recherchaient dans le Bildungsideal : une théorie pédagogique qui conçoit l’enseignement de la Bildung dans le cadre d’une relation privilégiée entre le professeur et ses étudiants, et dont la personnalité et le vécu sont les deux composantes essentielles. D’un autre côté, cette théorie était réinterprétée par les géorgiens sous une forme radicalisée, comme se réalisant dans une relation exclusivement « charismatique ». On comprend ici que cette voie est à l’opposé de la position de Max Weber qui se sentait obligé de travailler dans le monde pour le monde, et ne pouvait donc pas tolérer cette forme d’aristocratie spirituelle et ésotérique qui ne faisait selon lui que dissimuler un « culte de l’autorité20 ». Dans le même esprit, Mannheim critiquait « l’inadéquation » fondamentale entre, d’une part, une forme de sociabilité caractérisée par une fusion spirituelle des membres du cercle, fusion se fondant sur la parole de son leader charismatique, et d’autre part, une conception radicalement métaphysique de la culture21. Autrement dit, il présentait ces cercles comme étant un lieu de sociabilité à caractère religieux, mais dont la religion ellemême restait à être dictée par un prophète; un lieu où les croyants se tenaient en attente d’une croyance qui ne fait que reproduire une sensibilité esthétique vide de sens. Mannheim s’exprime ainsi : « Cette inclinaison inouïe des hommes, de nature intellectuelle et non pas 19 20 21
HB, p. 87. P. Honigsheim, The Unknown Max Weber (New York, Transaction, 2002), p. 205. HB, p. 89-90. 161
Kavin Hébert
spirituelle, pour toute forme de Salut confirme l’existence d’un sentiment conscient d’un vide et d’un manque qu’ils ne parviennent pas à combler22 ». Pour Mannheim, les conséquences pratiques d’une telle sociabilité intellectuelle étaient à redouter, car elle exprimait la tendance des intellectuels à souscrire à l’apolitisme quasi-religieux ambiant de l’idéologie conservatrice et nationaliste de l’époque. La secte géorgienne scellait ainsi le destin des intellectuels de son époque : « La communauté géorgienne est vue de l’intérieur comme un laboratoire pour les intellectuels en devenir de la société d’aujourd’hui, en tant que solution à un problème “d’exil intellectuel et spirituel”. Sa finalité réside dans la fermeture d’esprit, pensant avoir trouvé par ses sentiments un fondement avec lequel elle peut s’endormir. Elle s’est renfermée et s’est enveloppée dans le contenu de la culture et — en excluant les choses de ce monde — elle s’est aliénée elle-même23. »
Ce type de communauté est en fait en éternel conflit contre la « parole du progrès », le matérialisme ambiant, les masses et le socialisme; bref, contre tout ce qui provient de sa propre époque. Mannheim ne nie pas que cette attitude critique face à la situation contemporaine lève le voile sur les tares de la vie allemande, mais, d’un autre côté, il reproche aux géorgiens de ne revêtir que les habits des réformistes. Leur passivité politique se manifeste dans un programme culturel hautement esthétique et abstrait qui ne vise aucunement à trouver des solutions sur le plan politique concret. Il ne fait pas de doute pour Mannheim que « [aussi] longtemps que ce noyau charismatique vivra, il produira un contenu culturel fondamentalement contradictoire 24 ». En ce sens, le programme géorgien ne peut plus prétendre être le porteur authentique de la Bildung parce qu’il évacue, au bout du compte, l’idéal pédagogique qui lui est traditionnellement associé pour n’en faire qu’un objet de contemplation. En fuyant délibérément dans leur propre « intériorité », les géorgiens pensaient avoir emporté 22 23 24
HB, p. 81. HB, p. 91. HB, p. 90. 162
Exil et solidarité : Karl Mannheim
avec eux la Bildung; ils n’ont finalement reproduit que sa forme métaphysique, tout en croyant avoir renoué avec les « contenus culturels » anéantis par la modernité. En choisissant de vivre intensément dans leur propre intériorité, ils n’ont fait qu’entretenir des semblants de mythologies, croyant y voir la réalité de la vie allemande alors que ce n’était en fait que les ombres dansantes de la caverne de Platon. Autrement dit, la fuite vers l’intériorité constituait selon Mannheim le revers de la médaille du processus de différenciation de la bourgeoisie éduquée au début des années 1920. À première vue, la décentralisation culturelle de l’Allemagne contribuait positivement à la dynamique intellectuelle de la petite ville de Heidelberg. En fait, Mannheim considérait la radicalisation de l’idéologie de la Bildung au sein du cercle géorgien comme étant l’aboutissement fatal de la crise culturelle allemande. Cette idéologie ne pouvait que contraindre les intellectuels allemands à se réfugier dans un « exil intérieur », résultat à la fois de leur incompréhension des transformations socioéconomiques auxquelles étaient confrontées les professions éduquées et des nouvelles exigences imposées par l’évolution erratique de la culture politique weimarienne. Pour Mannheim, la présence de cercles intellectuels et littéraires de type charismatique en Allemagne ne pouvait être que le symbole d’un temps révolu. La critique que fait Mannheim des conséquences négatives d’une telle sociabilité intellectuelle le confirme dans ses craintes de voir ce « blocage des énergies spirituelles » se généraliser à l’ensemble de la communauté des intellectuels allemands. Du même coup, cette analyse critique lui permet, d’une certaine façon, de tirer des leçons de sa propre expérience d’une sociabilité intellectuelle charismatique. Ses lettres deviennent un prétexte pour réfléchir sur son propre échec au Sonntagskreis de Lukács à Budapest, lorsqu’il refusa de suivre son ancien maître sur les traces de la révolution prolétarienne, préférant s’en tenir à une forme d’apolitisme culturel25. Par contre, l’apolitisme qu’il professait à 25
Pour plus de détails sur son « apolitisme culturel », l’on peut se référer au cours sur la philosophie de la culture que Mannheim donna à Budapest 163
Kavin Hébert
l’égard du régime des Soviets de Budapest n’était pas comparable avec celui d’un Stefan George et adhérait à la croyance que seule la révolution socialiste pouvait remédier à cette crise de la modernité classique en renouvelant son contenu culturel. Les lettres de Heidelberg ont plutôt été l’occasion pour Mannheim de s’affranchir de la relation charismatique qui l’unissait à Lukács quelques années auparavant, doutant du bien-fondé de son engagement dans le parti communiste hongrois. Pour notre auteur, la « politisation » excessive du milieu intellectuel hongrois incarné par Lukács ne se distinguait pas véritablement de « l’apolitisme » radical des communautés charismatiques incarnées par George. Ces deux positions représentaient les effets pervers de ce « blocage des énergies spirituelles ». À Heidelberg, ses espoirs se fondèrent, du moins pour un certain temps, sur le type de sociabilité intellectuelle anti-charismatique propre au cercle de Max Weber. Mannheim ne refusait pas en elle-même l’idée du renouvellement culturel tant espéré par George et ses disciples, mais il récusait la nécessité de croire à la parole du premier prophète venu sans égard au contenu de sa parole, dans le seul espoir de voir surgir une nouvelle communauté d’âmes nobles. En conséquence, sans adhérer pleinement au scepticisme de Max Weber — qu’il qualifiait de pessimisme désillusionné — Mannheim choisit de conserver son rôle d’étranger, entre les « demeures » qu’il évoquait au début de ses lettres, ne parvenant pas à trouver sa place entre Weber et George. Autrement dit, Mannheim est un intellectuel qui, son statut d’outsider l’obligeant, préfère attendre que les forces en présence se déchaînent les unes contre les autres avant de s’engager formellement pour l’une ou pour l’autre.
Exil et solidarité à Francfort en 1930 Les impressions que Mannheim nous a laissées dans ses lettres sur la scène intellectuelle heidelbergeoise constituent un témoignage quelques années auparavant, Die Grundlagen der Kulturphilosophie (op. cit.); cf. également R. Laube, Karl Mannheim und die Krisis des Historismus (op. cit.). 164
Exil et solidarité : Karl Mannheim
de son expérience personnelle en tant qu’exilé. Mais elles permettent aussi de remarquer qu’il avait visiblement compris que l’intelligentsia allemande, au sortir de la Première Guerre mondiale, craignait pour elle-même la possibilité de vivre un tel exil. À cet effet, l’œuvre weimarienne de Mannheim a été une tentative d’exorciser la peur des intellectuels de ce sentiment de déracinement, et c’est précisément à partir de cette expérience qu’il tenta d’insuffler chez eux un sentiment de solidarité. Par ailleurs, il n’est pas surprenant que Mannheim se soit prononcé en 1924 contre l’idée d’un retour de la diaspora hongroise au bercail à la suite de l’amnistie promulgué par l’amiral von Horthy 26. Il cherchait à démontrer à ses compatriotes, de même qu’il le faisait pour les Allemands, que l’exil et la solidarité n’étaient pas des notions contradictoires. L’ensemble de ses travaux sociologiques des années 1920, et plus spécifiquement son grand ouvrage Ideologie und Utopie, furent une tentative de donner un fondement méthodologique et politique à sa volonté de recoller les fragments de l’unité perdue de l’intelligentsia allemande et de leur proposer une nouvelle façon de penser leur solidarité. Mannheim était parfaitement conscient que ce modèle de solidarité ne pouvait plus obéir à un principe d’enracinement communautaire, comme le prétendaient les défenseurs de la vision traditionaliste du Bildungsbürgertum. Seule la posture de l’exilé ou de l’étranger simmélien était en mesure de fournir au jeune sociologue de nouveaux arguments susceptibles de donner un fondement sociologique à son modèle d’intelligentsia sans attaches. Certes, les origines juives de Karl Mannheim ont été pour quelque chose dans son ambitieux projet de concilier exil et solidarité, mais ce fut davantage la communauté universitaire de Francfort-sur-le-Main qui, au début des années 1930, collait le plus à son modèle d’intelligentsia sans attaches. D’une certaine façon, la ville était pour lui à la fois la réplique et l’antithèse de ce que fut Heidelberg pour les intellectuels. D’un côté, elle en était une 26
Cf. K. Mannheim, « Briefe aus der Emigration » (dans R. Laube, Karl Mannheim und die Krisis des Historismus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004), p. 591. 165
Kavin Hébert
réplique dans la mesure où on retrouvait la vieille rivalité qui divisait la communauté de Heidelberg entre les poètes et les sociologues. Mais cette rivalité influençait très peu la dynamique intellectuelle de Francfort, du fait de l’absence de maîtres charismatiques influents comme George27. D’un autre côté, elle en était l’antithèse en ce sens que la communauté universitaire francfortoise comptait les professeurs les plus progressistes de toute l’Allemagne, notamment grâce à la présence de l’Institut für Sozialforschung dirigé par Max Horkheimer. Point de rivalité démiurgique entre de fortes personnalités, mais plutôt un pluralisme idéologique beaucoup plus harmonieux et coopératif. Nommé au printemps 1930 professeur de sociologie à la faculté de philosophie de l’Université de Francfort, Mannheim a eu vraiment l’impression d’avoir perçu chez ses collègues une volonté d’expérimenter de nouvelles formes de solidarité qui consolideraient la conquête d’autonomie de l’intelligentsia allemande. Ou pour le dire dans le langage mannheimien, il voyait à l’œuvre une intelligentsia qui semblait se donner comme mission d’explorer « les ramifications de la totalité dynamique » et qui deviendrait ainsi « la médiatrice privilégiée entre le quotidien et l’histoire28 ». Pour la première fois depuis l’époque de Budapest, Mannheim se sentit chez lui non pas parce qu’il y retrouvait une nouvelle patrie, mais parce qu’il se retrouvait au sein d’une communauté dont le principe de solidarité n’était pas soumis à un impératif d’enracinement national ou de soumission à un chef charismatique comme chez les georgiens. Pour la première fois, son statut de juif étranger, qui, tout au long des années 1920, l’avait maintenu dans une sorte de marginalité, fut reconnu comme un facteur essentiel et positif pour la conquête d’autonomie de l’intelligentsia. Sur un plan très formel, Mannheim personnifie ainsi les aspirations et les intérêts d’une communauté intellectuelle de tendance libérale et 27
28
Sur cet aspect, cf. l’ouvrage de W. Schivelbusch, Intellektuellendämmerung. Zur Lage der Frankfurter Intelligenz in dem zwanziger Jahren (Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1982). K. Mannheim, Ideologie und Utopie (Bonn, Cohen, 1929), p. 123; cf. K. Hébert, op. cit., p. 198. 166
Exil et solidarité : Karl Mannheim
progressiste. Dans les faits, cela n’a pas empêché cette dernière de contester et de dénoncer le modèle d’intelligentsia sans attaches29. En ce sens, si la communauté intellectuelle francfortoise incarnait pour Mannheim l’idéal de l’intelligentsia sans attaches, ses collègues n’y voyaient rien de plus qu’une forme d’expérimentation philosophique parmi tant d’autres. L’intelligentsia francfortoise reconnaissait Mannheim comme l’un de ses grands intellectuels, ce qui ne voulait pas dire pour autant qu’elle devait toujours le prendre au sérieux. Autrement dit, elle comprenait que l’exil, dans la forme expérimentale et théorique qu’il prenait dans le concept d’intelligentsia sans attaches, pouvait représenter un facteur susceptible de créer une nouvelle solidarité intellectuelle, mais qu’il ne devait pas devenir une règle d’action susceptible de définir et d’étiqueter le principe d’organisation de la communauté intellectuelle. C’est précisément ce que Horkheimer, à sa manière, reprochait à Mannheim, c’est-à-dire de se maintenir dans l’illusion positiviste, affirmant que sa théorie de l’intelligentsia sans attaches ne serait susceptible d’aucune façon de constituer un principe d’action politique pour les intellectuels30. Voilà un signe qu’à Francfort, l’intelligentsia progressiste était beaucoup plus apolitique que Mannheim ne le croyait. Au bout du compte, le rêve de Karl Mannheim de réconcilier exil et solidarité se buta à la contingence de l’histoire qui ne lui 29
30
Ce fut surtout Max Horkheimer et son institut qui s’y employèrent (cf. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle, théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1996). Ibid., p. 55-57. La réaction de Horkheimer à l’égard des thèses que Mannheim développe dans Ideologie und Utopie mériterait d’être analysée non plus dans la perspective néo-marxiste qui est propre à la théorie critique, mais dans le contexte d’une absence généralisée de consensus au sein de l’intelligentsia allemande sur la définition du rôle de l’intellectuel en Allemagne au début des années 1930. Mis à part les divergences entre Horkheimer et Mannheim quant à la place que la théorie occupe dans l’activité intellectuelle, les deux auteurs étaient tout autant préoccupés par les conséquences néfastes de l’isolement des intellectuels en marge de la scène politique. Ainsi, l’apolitisme de l’intelligentsia francfortoise s’expliquerait par l’incapacité de s’entendre sur la solution à privilégier pour engager sérieusement les intellectuels sur la voie de la politisation sans en faire des propagandistes. 167
Kavin Hébert
était pas du tout favorable. En 1933, quelques jours après l’élection de Hitler à la chancellerie, il dut s’enfuir de nouveau. Avec raison, si son projet n’eut pas de prise en Allemagne, il le transporta avec lui en Angleterre, déterminé plus que jamais à faire de l’exil une forme d’expérimentation théorique, dans le but non plus seulement d’en dégager le principe fondateur de la solidarité des intellectuels, mais plus largement, le principe de la reconstruction démocratique des sociétés occidentales31.
31
Je développe cet aspect ailleurs : cf. K. Hébert, « Karl Mannheim, penseur de la démocratie dans l’exil » (dans Cahiers de recherche sociologique, n° 44, sept. 2007, p. 51-66). 168
Mathieu Denis « Je ne sais plus rien de la politique » La correspondance de Shanghai de Max Mohr (1934-1937)1 Évitons tout malentendu : ce chapitre est un essai de microhistoire. Peut-être exige-t-il des lecteurs et lectrices pour cette raison un certain déplacement. Car sa raison d’être première réside dans la chance inhabituelle que nous offre la conservation des lettres d’exil de l’auteur et médecin Max Mohr. Il ne s’agit ni d’exemplifier une expérience collective, ni de lire ces lettres comme on lit celles d’un Adorno ou d’un Thomas Mann, dont la publication éventuelle aura surpris leur auteur moins que quiconque. Nous sommes tenus ici à une autre approche en raison de la qualité remarquable de la source : l’intégralité des 200 lettres et cartes postales et de la centaine de photos envoyées de Shanghai entre 1934 et 19372. Tâchons de pénétrer dans le quotidien d’un exil ordinaire, d’y découvrir l’univers que Max Mohr décrit à sa femme et sa fille. Attardons-nous aussi aux opérations à l’œuvre dans ses lettres pour maintenir les liens, mais parfois aussi la distance, avec celles-ci. Ces deux chroniques, celle d’un médecin juif allemand exilé à Shanghai, celle d’un père de famille à l’étranger tâchant de faire vivre sa famille restée au pays, 1
2
L’auteur remercie vivement Nicolas Humbert pour les documents fournis et les réponses aux nombreuses questions. Il remercie aussi les professeurs Li Kangqin, de l’Université de Shanghai, Jean-Guy Daigle, de l’Université d’Ottawa, ainsi que les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et critiques. Ces lettres, pour la plupart manuscrites, sont difficilement déchiffrables. Cet article repose sur une quarantaine de lettres éditées par Nicolas Humbert pour la publication de Max Mohr, Das Einhorn (Bonn, Weidle Verlag, 1997), une dizaine dactylographiées et cinq manuscrites. Cette correspondance n’est pas encore versée au fonds Max Mohr de la Monacensia de Munich. Elle a été mise à notre disposition par N. Humbert, petit-fils de Mohr.
Mathieu Denis
forment le cœur de cette correspondance. Elle devient le lieu de rencontre de la famille : le détail des honoraires perçus relève à la fois de l’anecdote du quotidien, de l’explication des réalités de la ville, de la justification pour les faibles sommes câblées en Allemagne. C’est bien à une histoire intime de l’exil que nous avons affaire. La correspondance de Mohr, ce sont aussi des photos. L’importance de la photographie pour l’histoire socioéconomique ou l’histoire de la construction des identités a été fortement réaffirmée ces dernières années3. De nombreuses études cherchent à expliciter les rhétoriques propres aux photographies4. Le plus remarquable dans la correspondance de Mohr tient néanmoins dans le rapport entre les deux propos, celui des lettres et celui des photos. Ces dernières complètent, corrigent ce que l’auteur des lettres raconte, trahissent ce qu’il tait. Nous le verrons, le véritable récit que fait Mohr de son exil à sa famille est celui qui émerge dans ce croisement du texte et de l’image. Dans cet univers intime, les réalités quotidiennes occupent tout l’espace. Mohr tourne le dos à son pays d’origine pour mieux contempler sa vie nouvelle ou exprime à l’occasion une certaine nostalgie de la Heimat. Mais les enjeux politiques, même quand ils le touchent directement, n’y apparaissent qu’au détour d’autres préoccupations et rarement comme on l’attendrait. On découvre un homme qui tait longtemps ses origines juives à sa femme, en dépit des risques encourus par leur fille. On le voit parler avec enthousiasme d’un responsable local du parti nazi. On assiste à son voyage au Japon au moment du déclenchement de la guerre sino-japonaise. Finalement, le plus frappant de cette correspondance d’exil est qu’elle résiste précisément à une lecture trop strictement politique. Or les quelques études et rééditions qui l’ont récemment délogé de l’oubli resituent Max Mohr au cœur de 3
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Gerhard Paul (dir.), Visual History. Ein Studienbuch (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006). L’utilisation des images en histoire fut le thème principal du Deutscher Historikertag (Congrès des historiens allemands) de 2006. Charles A. Hill et Marguerite Helmers (dir.), Defining Visual Rhetorics (Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 2004), p. 1. 170
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
la culture juive de la république de Weimar5, de l’exil des intellectuels après 19336 et de l’histoire des communautés juives en exil, par exemple celle de Shanghai7. Aiguillonnés par ce qu’ils y décèlent d’emblématique, c’est en auteur juif, opposé au régime hitlérien et exilé de la première heure, qu’on veut le peindre. Caricature plus que portrait; car si les considérations politiques ont motivé son départ, c’est l’Allemagne de Weimar autant que celle de Hitler qu’il rejetait; car il fit alors le choix de la médecine contre l’écriture, synonyme de misère matérielle; car il s’affichait chrétien autant que juif; car il ne servit pas d’éclaireur aux milliers de juifs allemands qui le suivirent à Shanghai, où il côtoyait des Allemands et certains nazis. Mais alors : parcours trop singulier pour qui souhaite une compréhension globale de l’exil allemand? Évitons les alternatives exclusives. Le récit de Mohr peut se lire comme une mise en garde contre la tendance à essentialiser l’exil des intellectuels allemands de l’immédiat après 1933, comme une invitation à plus de souplesse dans notre compréhension des motifs de départ et du rapport qu’entretiennent les exilés à l’Allemagne nazie. L’enjeu méthodologique ne tient pas tant dans la difficulté à faire coïncider catégories générales et parcours individuels. De fait, une tension traverse la recherche, tension relative à la signification politique des exils d’intellectuels, où la forte conscience des événements et l’engagement des uns façonnent un propos supposé valoir pour l’expérience des autres. Donnons-en deux exemples récents. Dans Weimar en exil8, Jean-Michel Palmier propose une typologie des « auteurs allemands exilés » fondée sur la nature de leur opposition au nazisme. Il reprend pour ce faire des catégories mises au point par Matthias Wegner pour les seuls 5 6
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Barbara Pittner, Max Mohr und die literarische Moderne (Aix-la-Chapelle, Shaker Verlag, 1998). Carl-Ludwig Reichert, Lieber keinen Kompaß als einen falschen. Würzburg – Wolfsgrub – Shanghai. Der Schriftsteller Max Mohr (1891 bis 1937) (Munich, Monacensia, 1997). Astrid Freyeisen, Shanghai und die Politik des Dritten Reiches (Würzburg, Königshausen & Neumann, 2000), p. 391-393. Jean-Michel Palmier, Weimar en exil (Paris, Payot, 1988). 171
Mathieu Denis
« auteurs exilés antifascistes9 » : (a) écrivains politisés poursuivant de l’étranger la lutte contre le nazisme (Heinrich Mann); (b) adversaires passionnés du régime ne croyant pas à l’opposition (Kurt Tucholsky); (c) anciens pourfendeurs de l’action politique radicalisés (Thomas Mann); (d) auteurs politiques abandonnant la plume (Heinrich Brüning). Palmier adjoint une dernière catégorie à celles de Wegner : (e) les auteurs apolitiques que le régime considérait opposants du seul fait de leur départ (Max HermannNeisse). Ce faisant, il transforme tout « auteur apolitique », de par son statut de paria dans son propre pays, en « auteur antifasciste ». Est-ce pour contrer des généralisations hasardeuses : l’édition anglaise a retiré ce trait d’égalité entre intellectuels exilés et émigration antinazie, sur laquelle, par son sous-titre, elle fait porter le livre10. L’ouvrage de Joseph Horowitz sur l’apport à la culture américaine des artistes exilés du XXe siècle11 confirme cette tendance à faire de tout départ d’intellectuel en période de trouble politique, un exil politique. Or une part non négligeable des parcours d’exilés qu’il retrace ne se distingue en rien de ceux d’immigrants venus aux États-Unis pour des raisons diverses12. Le problème ne réside pas dans la confusion entre exil et immigration, mais plutôt dans la tendance à surcharger de signification politique les départs d’intellectuels allemands et, à la suite, le rapport qu’ils devraient entretenir avec le régime nazi. C’est pourtant à un autre récit de l’exil que nous convie Max Mohr, dans lequel les questions politiques apparaissent, certes, mais investies et conduites par d’autres considérations. Un exil peut-être plus ordinaire qu’il n’y paraît, dans une conjoncture
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M. Wegner, Exil und Literatur. Deutsche Schriftsteller im Ausland, 1933-1945 (Bonn, Athenäum, 1967). Jean-Michel Palmier, Weimar in Exile. The Antifascist Emigration in Europe and America (Londres, Verso, 2006). Joseph Horowitz, Artists in Exile. How Refugees from Twentieth-Century War and Revolution Transformed the American Performing Arts (New York, Harper Collins, 2008). Cf. la recension de Robert Gottlieb dans The New York Review of Books, 18 mai 2008. 172
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
extraordinaire. Pas plus que quiconque les intellectuels ne vivent que de politique.
I. Le succès de sa première pièce, Improvisationen im Juni, écrite en 1922, incita Max Mohr, un médecin de 31 ans, deux fois décoré pendant la guerre, à abandonner la pratique médicale pour l’écriture. Prolifique 13 et reconnu — Hollywood s’intéressa un temps à ses pièces14 —, il devint rapidement un proche du metteur en scène Carl Meinhard 15, des stars du cinéma Heinrich George et Albrecht « Al » Joseph16, de la romancière Grete Weil17; il connut Thomas Mann18; il fut critiqué par Kurt Tucholsky 19. Son roman Die Freundschaft von Ladiz figura au nombre de la
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Une douzaine de pièces de théâtre, quatre romans, des pièces radiophoniques et des recueils de poèmes. Cf. Reichert, Lieber keinen Kompaß als einen falschen, p. 119-121. Les archives de la radio allemande (Deutsches Rundfunkarchiv) ont conservé la trace d’au moins trois participations de Max Mohr à des programmes radiophoniques entre 1928 et 1932. Lettre de Max Mohr à Carl Meinhard, 21 novembre 1930, en possession de l’auteur. Le fonds Carl Meinhard au Theatermuseum de Cologne contient 18 lettres de Mohr, écrites entre février 1929 et juin 1931. Résumé des lettres préparé par Dr Roswitha Flatz, 21 mars 1991, copie en possession de l’auteur. Albrecht Joseph, Mohr, s.d., 8 pages, non publié, copie en possession de l’auteur. Grete Weil, Erinnerungen an Max Mohr, texte envoyé par fax à Nicolas Humbert le 2 décembre 1998, 5 pages, non publié, copie en possession de l’auteur. Deux lettres de Mohr à Mann sont publiées dans T. Mann, Briefe 1889-1936 (Francfort, Fischer Verlag, 1961), p. 379; cf. aussi Erika et Klaus Mann, Escape To Life. Deutsche Kultur im Exil (Munich, Edition Spangenberg, 1991), p. 242245. Peter Panter, « Auf dem Nachttisch », Weltbühne, 5 mai 1928, dans Kurt Tucholsky, Gesamtausgabe. Texte und Briefe 10 (Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2001), p. 197-205, p. 201-202. 173
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dizaine de best-sellers du Deutscher Buch-Club de 193120. Il se lia à D. H. Lawrence, dont il assura même en partie le suivi médical21. Travailleur acharné, Mohr fut victime des tumultes économiques des années de Weimar. L’hyperinflation de 1923 réduisit comme peau de chagrin les recettes de son premier succès. L’irrégularité et l’insuffisance de ses revenus lui imposaient une production soutenue et de qualité inégale, engrenage que des réussites passagères, notamment Ramper (1925), adaptée au cinéma, n’enrayèrent pas. La crise accrut ces difficultés et Mohr, en 1931, était « ruiné22 ». Époque de misère matérielle et spirituelle : Mohr partageait le pessimisme culturel de son ami Lawrence. « Je sais l’Allemagne, ses chrétiens comme ses juifs, sa ville comme sa campagne, perdue et de dernier ordre [sechsträngig]23… » Au cours des dernières années de la république, il quitta la ferme de Tegernsee (Bavière) où habitaient sa femme et sa fille, pour la vie de « tramp », d’artiste berlinois sans attache, puis revint pour repartir. Son roman d’octobre 1933, Frau ohne Reue, témoigne de ces tiraillements et faux départs, annonce son abandon de la littérature au profit de la médecine et son embarquement pour la Chine, où sa femme et sa fille devaient le rejoindre 24. Peu d’indices que la conjoncture politique immédiate ait seule entraînée ce départ, que l’acteur « Al » Joseph, dans ses souvenirs, croit pouvoir dater d’avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, à l’instar d’intellectuels allemands de renom partis bien avant 1933. Faille de la mémoire, mais aussi méprise révélatrice d’un homme qui savait Mohr juif, alors que la femme de ce dernier l’ignorait. Mohr, en 20 21
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G. R. Vowles, « What Do Germans Read? », The German Quarterly, vol. 8, n° 3 (mai 1935), p. 106-109, p. 107. Les lettres de D. H. Lawrence à Mohr ont été publiées dans Die Neue Rundschau, n° 4, 1933. Les lettres de Mohr à Lawrence sont vraisemblablement perdues. Lettre à Carl Meinhard, 21 novembre 1931 (résumé Flatz). Lettre à Carl Meinhard, 26 décembre 1931 (résumé Flatz). Eva Mohr, fille de Max, dans le film documentaire Wolfsgrub de Nicolas Humbert (1985-1986). DVD, Winter & Winter Edition, Munich, 2006. 174
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
effet, avait vu de premières fiançailles annulées par la famille de la promise en raison de ses origines juives, et sans doute souhaité éviter que ne se reproduise cette triste expérience. Finalement mise au courant en 1935 dans les circonstances décrites par la suite, Käthe Mohr identifiera la crainte de la répression antisémite comme motif du départ de son mari, au terme de plusieurs années d’hésitation. De fait, Mohr quitta en 1934 et pas avant. Peu d’éléments pourtant dans la correspondance de Mohr qui le montrent sensible à la question de l’antisémitisme hitlérien et ses répercussions. Lui-même s’affichait chrétien, parfois juif et chrétien, parfois ni l’un ni l’autre Au sujet de l’achat d’un de ses romans par Hollywood, cette phrase : « Que Dieu, celui de mon père et celui de ma mère, fasse que ça réussisse. Cela devrait bien être le cas puisque je dispose de deux Dieux; je crains toutefois qu’ils n’aient l’un comme l’autre quitté cette planète 25. » Sans doute précarité économique, pessimisme culturel et crainte de l’antisémitisme se conjuguaient-ils chez Mohr en mal-être existentiel, cause première de son émigration.
II. Ses cartes postales entre Hambourg et Shanghai (voir la Figure 1) racontent les conditions d’un voyage de sept semaines26. « Des malades, des amoureux nerveux, des enfants ridicules et mal élevés, des enfants terriblement délicieux, un bébé de deux mois, des girls frimeuses, un juif allemand très désagréable que j’évite à tout prix, des Espagnols fêtards, onze nations à bord. [...] Piscine tôt le matin, puis gymnastique, breakfast, 4 heures [d’étude de la] médecine, [...] puis anglais ou chinois, deck, ping-pong, repas du soir, deck, musique, baignade, lit27 » (20 novembre 1934).
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Lettre à Carl Meinhard, 21 novembre 1930, copie en possession de l’auteur. Au milieu des années 1920, le trajet en moyenne durait 55 jours, certains navires l’accomplissaient en 25 jours à compter de 1935. Cf. Freyeisen, op. cit., p. 44. Pour les lettres de Max à Käthe Mohr, seule la date est indiquée. 175
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Figure 1 : Carte postale envoyée lors de la traversée vers Shanghai, 1937
Figure 2 : Mohr et son chauffeur, le « boy » Wong, 1937
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La correspondance de Shanghai de Max Mohr
Le dépaysement promis et le statut extraterritorial de Shanghai expliquent ce choix. Divisée depuis le milieu du XIXe siècle entre la partie chinoise, les concessions internationale et française — les deux concessions regroupaient 1,7 millions d’habitants, chinois à 98 pour cent, soit la moitié de la population de la ville —, la ville constituait une zone franche avant la lettre, dont la libéralité juridique s’appliquait aux personnes comme aux biens. Garanties et protégées par des ententes particulières, les concessions étrangères avaient fait de Shanghai un havre commercial florissant et une terre d’accueil aux indésirables du monde, puisque, sans passeport ni visa, sans garantie financière ni travail, on pouvait s’y installer. Parmi la douzaine de communautés de la concession internationale, les britannique, américaine, indienne, russe et allemande étaient les plus importantes. Dès 1937, 18 000 juifs d’Allemagne et d’Autriche y trouvèrent également refuge 28. Le consulat général allemand de Shanghai évaluait à 1100 le nombre de ressortissants allemands de la concession internationale en 1930 (1990 sept ans plus tard). Il dénombrait près de 90 compagnies (et plus du double en 1937) et une vingtaine de petits commerces. Loin de représenter la société allemande, la communauté de Shanghai se composait pour 80 à 90 pour cent d’employés, d’artisans, de fonctionnaires et de commerçants, ouvriers et agriculteurs en étaient pratiquement absents. Quant aux couches supérieures, managers, hauts-fonctionnaires et entrepreneurs, elles représentaient 10 à 20 pour cent. Solidement implantée avec ses clubs sociaux et sportifs, associations diverses, journaux et commerces, la communauté allemande possédait aussi un hôpital, une chambre de commerce, une église, une école, un fonds d’entraide et un tribunal d’arbitrage des conflits de travail. L’onde de choc du bouleversement politique et la « peur du communisme » expliquent que, longtemps sans assises 28
Marcia Reynders Ristaino, Port of Last Resort. The Diaspora Communities of Shanghai (Stanford, Stanford University Press, 2001); Joan Rossmann et Paul Rosdy, The Port of Last Resort (1999), DVD, Winter & Winter Edition, Munich, 2005. 177
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importantes, le parti nazi regroupa en quelques mois, en 1933, près de 10 pour cent des Allemands de Shanghai. L’aryanisation des institutions allemandes se fit pourtant non sans difficultés. Car pour préserver les échanges commerciaux et la bonne entente avec les autres communautés de la ville, nombreux étaient les Allemands qui affectaient un désintérêt de la politique. Certains, tel l’entrepreneur Fred Siemssen, ont pu affirmer leur opposition au nouveau pouvoir sans être inquiétés29. Mohr installa son appartement et son cabinet sur une artère vitale de la concession internationale, Bubbling Well Road, prolongement du boulevard commercial Nanjing Road et lieu de résidence couru. « L’appartement est maintenant comme suit : salle de consultation (deux fenêtres géantes sur Bubbling Well Road) : grand bureau (acheté d’occasion : 15 marks), 4 chaises, 1 table à instruments, 1 grande armoire médicale (ancienne, belle, ensemble 30 marks), 1 sofa (emprunté), 4 rouleaux chinois avec de la peinture sur soie […], 1 paravent […], rideaux (avec les lampes, trouver les meilleurs au meilleur prix m’a coûté le plus grand effort). Chambre à coucher : pour l’instant seulement 1 divan (10 marks), du linge, valise avec couvercle en rotin comme table de chevet, toujours pas de rideaux. Salle de bains : 2 armoires installées, le téléphone arrive cette semaine (dans le couloir). Ceci est à peu près toute la maison... » (24 février 1935)
C’est naturellement dans la communauté allemande, comptant déjà un médecin pour 120 habitants, que Mohr tenta, en vain quant à l’essentiel, de se forger une clientèle30. Le grand nombre de médecins de la concession internationale, certains « arrivés ici avec des appareils à rayons X de 30 000 marks », compliqua son établissement. « [L]a concurrence est démesurée (1000 médecins chinois, 300 russes, 20 vieux Allemands établis et 40 médecins émigrants tout autour)31. » (8 mars 1935) « Généralement, les 29 30
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Freyeisen, op. cit., p. 54, 62-64, 191. Par comparaison, la Chine ne comptait alors qu’un médecin pour 80 000 à 100 000 Chinois, ce rapport étant d’environ un pour 1500 en Europe occidentale. Une enquête de 1935 dénombrait bien 1182 médecins chinois pratiquant la « médecine occidentale » à Shanghai, essentiellement dans les concessions 178
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
médecins trouvent un appui chez leurs compatriotes. Les médecins juifs arrivés d’Allemagne sont les seuls qui ne peuvent compter sur un cercle déterminé, pas même chez les juifs, qui consultent en partie encore des médecins germano-aryens. Les cercles allemands évitent le plus possible les médecins juifs, parce qu’une forte pression en ce sens s’exerce évidemment ici aussi32. » Pour faire connaître ses services dans la communauté, Mohr plaça des encarts dans le journal fortement nazifié Deutsche Shanghai Zeitung 33. À Shanghai les fortes disparités sociales se calquaient essentiellement sur l’origine ethnique. Ne pouvant se constituer de clientèle allemande, Mohr se fit le médecin de tous. Ses comptes rendus des honoraires perçus selon l’origine ethnique et sociale des malades rappellent la déontologie de l’époque : le médecin, « artiste et homme charitable », se devait de faire payer les riches pour soigner les pauvres34. « Pour ce qui est de la médecine : par exemple 1 visite chez 40 enfants de coolies : 0 pfennig; 1 visite ou vaccination chez des patients relativement pauvres : 3 dollars; 1 visite ou vaccination chez des patients riches : 15 dollars; 1 visite ou vaccination chez un cas très riche et très difficile : 30 dollars; 1 traitement pendant 1 mois de 150 enfants de coolies : 0 pfennig; 1 traitement pendant un mois chez un Chinois riche, 300 dollars35… » (24 février 1935)
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étrangères, alors que le consulat général allemand recensait quinze médecins allemands dans la concession internationale en 1934. Cf. Xiaoqun Xu, Chinese Professionals and the Republican State. The Rise of Professional Associations in Shanghai, 1912-1937 (Cambridge, Cambridge University Press, 2001), p. 44; et Freyeisen, op. cit., p. 64. Si cette lettre date bien de mai 1935, comme l’indique Reichert qui la cite (Lieber keinen Kompaß als einen falschen, p. 104), il faut envisager que Mohr ne parlait pas ici ouvertement de lui-même, puisque ce n’est sans doute qu’en octobre qu’il dévoila ses origines à sa femme (cf. la partie IV du présent texte). Sur ce quotidien fondé en 1932 par des membres du parti nazi, cf. Freyeisen, op. cit., p. 254-259. Pierre Darmon, Le médecin parisien en 1900 (Paris, Hachette, 2003), p. 202. Il s’agit de yuans ou dollars chinois, voire « dollars mexicains », valant 0,34 $ US en 1934, mais pas plus que 0,30 $ un an plus tard. 179
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À sa femme, Mohr dressait non sans humour un diagnostic original de ses patients. Origine ethnique, honoraire négocié et s’il avait été versé : « Jeune Anglaise avec bébé, eczéma, promptement guéri, 20 dollars », « une Russe qui saigne sans arrêt; prétend que son argent se trouve à la banque American Oriental qui a fait faillite hier avec bruit, menteuse », « une Chinoise, veut maigrir (avare, 2 dollars) », « un Chinois anémique, veut grossir (va payer, 7 dollars) », « un Allemand, eczéma tropical au pied du type Hongkong Foot (payé, 3 dollars) », « Autrichien, escroc, avec une dysenterie (ne paiera jamais) », « Indien avec blennorragie (payé, 5 dollars) », « un Hollandais, migraine (paiera probablement, 4 dollars) », « Chinois avec moelle épinière (payé, 4 dollars) », « une grosse et riche Perse dans la salle d’attente. Sera dégraissée. 5 dollars la piqûre. » Journal d’un médecin de Shanghai où émergent quelques rares figures connues, un ministre du Guomindang ou la romancière Vicki Baum. « Vicky Baum était ici un soir. J’ai eu l’honneur de la vacciner contre le choléra, pendant son tour du monde. Elle s’est terriblement abaissée et abrutie dans sa richesse américaine. L’on ne vit pas que d’argent, mais il en faut tout de même un peu » (8 mars 1935), raillait le désargenté Mohr, singeant les propos de l’auteure de Grand Hôtel. Il fit une impression non moins forte à Baum qui à l’évidence s’en inspira pour son roman Shanghai Hotel (1937). Comment ne pas le deviner sous le masque du médecin juif Emanuel Hain, combattant médaillé de la guerre? Mais qu’a raconté Mohr? À l’inverse de celui-ci, Hain voit sa bien-aimée refuser de rompre ses fiançailles comme l’exige sa famille. Parti à Shanghai, le médecin écrit à sa femme et sa fille, dans l’attente de leur réunion.
III. Les lettres de Mohr relatent un labeur ardu et peu rentable, évoquent les difficultés à s’implanter. Tout tend vers la réunion de la famille, devant suivre l’établissement du cabinet. Le médecin consignait pour cette raison revenus irréguliers et dépenses. « Le
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cabinet s’agrandit et j’ai du travail [...] comme tu ne peux l’imaginer. » (6 novembre 1935) « L’argent ne rentre qu’avec difficulté, au compte-goutte, pas de réserves jusqu’ici. » (7 décembre 1935) Pour bonifier ses revenus, Mohr offrit un service de nuit sur appel, le poussant dans les bas-fonds de la ville. « Fatigué des night calls, cette semaine trois fois de suite, et pendant la journée pas une minute pour rattraper le sommeil. Le téléphone sonne. L’adresse est indiquée, dans une langue quelconque, j’appelle le taxi Ford, passe en revue la sacoche, j’y vais, l’autre jour une demi-heure de trajet en voiture, à trois heures du matin, au port, les plus misérables putains à coolies, entre les Japonaises et les Chinoises, les Russes à 20 cents, terriblement vieilles et pauvres. [...] [À] sept heures au plus tard, ça sonne à nouveau. C’est arrivé trois fois de suite cette semaine — mais en contrepartie, je gagne 100 dollars, et une période plus tranquille suivra (9 février 1936). »
Pour se fidéliser une clientèle, Mohr offrait des abonnements permettant de recourir à ses services pour des périodes d’un mois à une année, pour des sommes forfaitaires variant grandement : 300 dollars pour un mois (24 février 1935), 100 dollars pour une année (19 janvier 1936). Il entretenait sa femme du désagrément de voir ses « abonnés » faire appel à lui de jour et de nuit, pour des peccadilles (12 et 19 janvier 1936). Shanghai au premier tiers du XXe siècle, ou la faiblesse de la loi : au delà de la pauvreté de certains de ses patients, les services de Mohr, y compris auprès de « patients riches » (19 janvier 1936), restaient souvent non rétribués. Difficile d’éviter les pratiques de régulation extra-policière, privées et semi-mafieuses à Shanghai36. Mohr fit appel à un percepteur privé pour toucher les sommes qui lui étaient dues. « C’est ce que tout le monde fait ici. » (25 août 1935) Il en nourrit de grands espoirs, lui qui au terme des neuf premiers mois n’avait rien envoyé, crut pouvoir câbler 500 dollars à sa femme dans les sept jours. Ses difficultés persistèrent néanmoins et ses envois demeurèrent irréguliers. « Dès que l’argent rentrera de nouveau, je pourrai recommencer à câbler. 36
Bryan G. Martin, The Shanghai Green Gang. Politics and Organized Crime, 1919-1937 (Berkeley, University of California Press, 1996). 181
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Encore 2000 à recouvrer, et pas de dettes actives. » (31 janvier 1936) « Ça fait maintenant un an et demi et je ne vous donne encore qu’insuffisamment et irrégulièrement, et ça me peine beaucoup, et avec l’hiver qui approche. Je crois que j’aurai encore besoin d’un an pour bien m’établir. » (13 septembre 1936) Les rentrées d’argent étaient irrégulières, mais on pouvait néanmoins vivre avec peu à Shanghai. « Je ne fais encore que difficilement 1000 dollars par mois, ce serait largement suffisant pour nous ici, s’il ne fallait pas payer le voyage, le départ et l’installation » (12 janvier 1936). Il n’existe que quelques données relatives aux revenus à Shanghai au cours des années 193037, mais ce revenu semblait correspondre à celui d’un médecin chinois bien établi pratiquant la « médecine occidentale » dans la concession internationale ou à celui d’un employé non chinois de la concession internationale38. Mohr se montrait attentif à tenir sa femme au courant de ses dépenses. Il détaillait un budget mensuel de 300 dollars : « Loyer 160 dollars, 20 dollars d’impôts, 10 pour le téléphone, 10 électricité, 20 pour le boy, 30 nourriture, 50 déplacements. » (24 février 1935) Les 160 dollars mensuels du loyer laissent supposer une demeure, qui, sans être cossue, pouvait n’être habitée que par des étrangers ou des Chinois riches39. La nourriture, dont se chargeait le « boy » Wong (voir la Figure 2), ne représentait qu’une part infime de ses frais. « Aujourd’hui 37
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Les statistiques du Bureau des affaires sociales de Shanghai n’indiquent que la croissance du salaire moyen d’un ouvrier qualifié mâle chinois pour quelques branches. Cf. Christopher Howe, Wage Patterns and Wage Policy in Modern China, 1919-1972 (Cambridge, Cambridge University Press, 1973), p. 1725. Xu, Chinese Professionals and the Republican State, op. cit., p. 54-59. Dans les années 1930, un sous-ministre chinois gagnait 675 $. Le chef (non chinois) des pompiers de la concession internationale gagnait quant à lui 1800 dollars, le commissaire de police, 3200 dollars. Cf. All About Shanghai and Environs. A Standard Guide Book (Shanghai, University Press, 1934), ch. 11 (disponible sur Internet : <www.talesofoldchina.com/library/all.cfm>). Le loyer d’une famille chinoise de classe moyenne de cinq personnes était évalué à environ 65 $, celui d’une famille pauvre à 30 $, au cours des années 1920. Cf. Xu, Chinese Professionals and the Republican State, op. cit., p. 65. 182
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
dimanche, il m’a apporté : côtelettes d’agneau, maïs, ananas, fèves, le tout pour 30 cents avec des restes pour ce soir! » (25 août 1935). Les 20 dollars mensuels de Wong correspondaient au salaire d’une pauvre prostituée russe ou chinoise 40. Il ne faut pas se surprendre qu’un immigrant sans le sous ait eu un serviteur, les familles étrangères les moins aisées en comptaient souvent trois ou quatre41. Cet unique domestique peut être même compris comme le signe du souci d’épargne. Que dire alors de la voiture que se procura Mohr? Introduites à Shanghai au début du siècle, les voitures étaient l’apanage des Occidentaux et des Chinois très riches. La population chinoise se déplaçait en tramway ou à bicyclette, le plus souvent par « l’autobus n° 11 », c’est-à-dire à pied 42. Précieuse à tout médecin effectuant des visites à domicile dans une grande ville, l’automobile représentait pourtant un luxe inaccessible pour lui en Europe et sans doute des frais dont il voulut se justifier auprès de sa femme. Ici, les photos jouèrent un rôle important. Car elles sont nombreuses à le montrer dans sa voiture, affichant les allures d’un médecin européen prospère, comme s’il illustrait la chronique de ses efforts d’établissement par la représentation de l’aisance qui sera celle de la famille réunie. Mohr paraît tiraillé entre la vie qu’il promettait à sa famille et son incapacité d’y participer encore pleinement. Il ironisait d’un côté sur la journée de la riche communauté allemande, libérée des tâches domestiques : « 11h-13h : cocktail; 13h-15h : Tiffin 43 (chemise amidonnée!); 17h-18h : thé; 20h-22h dîner » (13 juillet 1936). De l’autre, il tint à se procurer un smoking et des chemises chez « un tailleur anglais de première qualité » pour ses sorties et soirées au sein de la communauté allemande. Il s’en disculpait : « Il 40 41 42 43
Christian Henriot, Belles de Shanghai. Prostitution et sexualité en Chine aux XIXe et XXe siècles (Paris, C.N.R.S. éditions, 1997), p. 132. Marie-Claude Bergère, Histoire de Shanghai (Paris, Fayard, 2002), p. 105. Frederick Wakeman, Policing Shanghai, 1927-1937 (Berkeley, University of California Press, 1995). Tiffin est un mot pidgin signifiant « plat qui se mange à la cuillère », autrement dit le repas du midi. Le smoking était généralement de mise pour les repas du soir. 183
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doit en être ainsi », « le tout a coûté 140 Marks (il en aurait coûté 70 chez le Chinois ou le Russe mais ce serait idiot, en Allemagne je paierais entre 400 et 500) » (20 septembre 1935). Situation somme toute honnête, qui ne permettait pas d’entretenir une famille demeurée en Allemagne. Du reste, l’inflation et la dévaluation du dollar chinois à compter de 1935 l’interdisaient. « Tu ne dois pas attendre jusqu’à la dernière seconde pour télégraphier : “Vite envoyer de l’argent.” Je perds et perds avec tous ces envois d’argent. Vraiment, ça me coûte de 10 à 20 fois plus cher l’envoi. Je t’ai expliqué cela dans chacune de mes lettres depuis un an. Ah! Vous savez bien que je vous envoie jusqu’au dernier cent et que je souffre de voir les versements s’espacer. Mais je perds et perds, et tout le monde rit de moi. Comprenez-vous la situation et l’inflation qu’il y a ici? » (6 octobre 1936). Envois nombreux et versements espacés; dichotomie où s’expriment les efforts et l’incapacité de Mohr à hisser sa famille au-dessus de la misère.
IV. La correspondance devint ainsi le lieu de rencontre de la famille où le détail des finances se discutait. Elle était aussi le lieu d’échange de conseils, réflexions et sentiments. Mohr s’y montrait attentif à protéger l’étroitesse des liens avec sa femme et sa fille. Il était attentif au traitement des oreillons d’Eva (4 janvier 1936), soucieux d’éventuels problèmes de glande thyroïde (19 et 31 janvier 1936). Ayant lu sur de violents orages en Bavière, il voulut savoir si la toiture tenait le coup (12 janvier 1936). Les lettres de Mohr puisaient souvent dans la sémantique du renouveau et de la renaissance. Une métamorphose physique, puisqu’il mangeait « désormais beaucoup de fruits » (25 août 1935), faisait de la natation (12 janvier 1936) et, malgré les évidences photographiques, prétendait avoir arrêté de fumer (4 et 31 janvier 1936) et maigri. Une métamorphose culturelle, alors qu’il apprenait le mandarin et cherchait à faire partager sa passion pour la Chine. « C’est si beau ici, il n’y a aucune déception. Chaque 184
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fleur, chaque photo est telle que l’on rêve la vie terrestre chez nous et que l’on finit par oublier, en devenant radoteur et méchant » (18 décembre 1934). Ses photographies participaient à vanter cette vie nouvelle qui attendait sa famille, montrant des maisons de thé, vendeurs de rue et pêcheurs (voir la Figure 3). Il s’émouvait devant le quotidien des Chinois qui survivaient en marge de la richesse coloniale. « J’ai récemment demandé à Wong qui était le crieur qui me réveille parfois la nuit à 4 heures. Les coolies de Yates Road se rassemblent sous la fenêtre de ma chambre. C’est toujours là que s’installent les crieurs avec de la nourriture, des journaux, du thé, du riz, etc.; et il y en a un qui vient toujours à 4 heures. Wong m’a dit qu’il s’agit d’un marchand de fleurs : à 4 heures du matin les plus pauvres s’achètent pour un dixième de cent de fleurs, de leurs 20 cents quotidiens. » (25 avril 1936) Cette mue devait s’achever par de nouvelles fiançailles du couple réuni : « Je te fais la demande — le plus sérieusement du monde — que nous nous remarions. Qu’en dis-tu? Le monde est extraordinairement beau. Le monde réel, le monde chinois, est si doux, tandis que le monde d’Amérique-Europe-littératurepolitique-technique-capital est si violent! Tout ce qui est violent mourra. Tout ce qui est doux, tout ce qui provient du principe lunaire, tout ce qui aide, tout ce qui est naïf, survivra. » (27 juin 1935) « Mais en tout état de cause, l’horrible période des crampes au ventre est gone. Pff! La littérature comme gagne-pain, que c’est obscène! Le pauvre [D. H.] Lawrence! Le pauvre Crampes Mohr [Krämpfe Mohr] et tout le théâtre [des éditeurs] Müller-UllsteinFischer. Les pauvres diables qui se démènent encore dans tout ça! » (7 décembre 1935) « Je ne sais plus rien de la politique, ici on désapprend ça tout à fait. Ça ne m’intéresse plus du tout, avec la meilleure volonté, sous aucun point of view. Je suis complètement mort, au point de vue poétique, littéraire, politique et érotique. Toute ma force, toute mon âme est occupée par cette nouvelle vie. Mais ça en vaut la peine. » (9 février 1936)
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Figure 3 : Cordonnier de rue à Shanghai, 1935
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Le désapprentissage de la politique et l’abandon de l’écriture étaient des gages supplémentaires du bonheur qui attendait la famille. Outre ses lettres à Käthe, soulignait Mohr, sa seule activité littéraire consistait désormais à rédiger des rappels de paiement et il demeura longtemps incapable d’écrire à l’éditeur Suhrkamp ou à Thomas Mann (« Je ne sais pas quoi écrire », 7 décembre 1935). Deux lettres de Shanghai à ce dernier nous sont néanmoins connues grâce aux extraits cités par Erika et Klaus Mann. S’il y embellissait peut-être sa réussite, il ne cachait pas son désintérêt de la situation de l’Allemagne à l’un des phares de l’exil antifasciste. « Très cher Monsieur Mann, lorsque j’arrivai ici il y a un an avec 10 dollars en poche, je ne possédais, outre mes instruments, ma médecine, quelques photos de ma famille demeurée en Allemagne, les lettre de D. H. Lawrence et ce sentiment magnifique d’en avoir terminé avec l’État allemand, outre tout cela donc, je ne possédais que votre lettre qui m’a rejoint à Ceylan, une bonne nourriture [Wegzehrung] pour le voyage pour laquelle je ne vous ai pas encore remercié… Je suis désormais un médecin très, très occupé, je palpe et écoute [behorche] des Chinois et des Indiens, des Britanniques et des Russes, et toutes les autres nationalités balancées ensemble dans cette ville [dieser wirr zusammengewürfelten Stadt]; j’ai une clinique pour enfants de coolies (ad maiorem Dei gloriam) et gagne bien ma vie en compensant avec des courtiers en caoutchouc et des ministres de Nankin malades44. »
Mohr pourtant fut rattrapé par la politique allemande. À l’automne 1935, affolée par l’avis de l’office des écrivains du Reich, la Reichsschriftskammertum, interdisant les ouvrages de son mari — qui seront brûlés —, Käthe Mohr, plénipotentiaire de ses droits, n’obtint que des réponses embarrassées et rapides à ses questions. Mohr dévoila ses origines juives, cause de l’interdiction, à sa femme qui les ignorait et il le fit en l’enjoignant à ne pas
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Mann et Mann, Escape To Life. Deutsche Kultur im Exil (op. cit.), p. 243. Cette lettre date du 16 février 1936. Les passages retirés l’ont été par les éditeurs. Si les lettres de Mohr à sa femme mentionnent occasionnellement son travail avec des enfants de coolies, celles que nous avons consultées sont malheureusement laconiques à ce sujet. 187
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s’inquiéter45. Dans ses lettres, Mohr paraissait vouloir maintenir à tout prix la rupture d’avec son pays d’origine et peu enclin à chercher à comprendre la situation qui y régnait. Il se montrait incapable de mesurer ce que signifiait pour sa fille le fait de devenir « métissée au premier degré (demi-juive) » non déclarée, au moment des Lois de Nuremberg : « Je te prie, au grand nom de Dieu, oublie tout ceci. [...] Ma très chère Käthe, tu ne peux t’imaginer comme je suis au delà de tout ça. Cela n’a rien à voir avec moi — corps, esprit, dignité, poésie et médecin — ni avec mon avenir ni le vôtre. Je sais ce qui est le premier de tes soucis : Eva, et c’est aussi le mien. Tu règles tout merveilleusement bien avec elle, et il m’est très pénible de te savoir si seule au milieu de tous ces soucis pour l’enfant. » (6 novembre 1935) Käthe tint cachée cette vérité, y compris à leur fille, et parvint à ne pas attirer davantage l’attention des autorités sur sa famille (voir la Figure 4)46. Elle n’eut pas à en découdre avec la censure, les enveloppes continuèrent de porter le nom de l’expéditeur banni dont les lettres n’étaient nullement cryptées. Impuissant, Mohr observait néanmoins cette situation de loin, presque de la façon qu’il enjoignait sa femme dans la même lettre à enduire le cou de leur fille d’une solution d’iode contre des problèmes de glande thyroïde. « Ça me fait de la peine que tu aies eu des problèmes en raison de la politique raciale, plus que je ne le croyais, vraisemblablement — mais là tu écris que tout a été surmonté et Evalein semble désormais safe, grâce à toi apparemment, relativement aux nouvelles lois. Je suis content que tu écrives de façon aussi juste à ce sujet, car je ne peux pas t’aider. » (31 janvier 1936) 45
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Il reproduit sa réponse à la Reichsschriftskammertum dans sa lettre du 6 novembre 1935 : « Je vous confirme par la présente réception de votre courrier du 15 octobre qui ne m’est arrivé ici qu’aujourd’hui et pour lequel je vous remercie. J’ai pris note de votre décision, de votre justification ainsi que des autorisations de l’instance de réclamation et vous renvoie par la présente l’épinglette, la carte, la carte d’identité ainsi que la carte de dramaturge. Je m’abstiendrai d’autres publications sur votre territoire. » Cf. le récit d’Eva Mohr dans Wolfsgrub (op. cit.). Elle ne fut mise au courant de son statut que quelques années plus tard, lorsqu’elle dut quitter le Gymnasium, désormais interdit aux « demis-juifs ». 188
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
C’est encore l’éloignement de l’Allemagne qui s’exprimait, d’une autre façon mais au même moment, dans son enthousiasme pour la rencontre d’Edmund Fürholzer, membre du parti nazi à Shanghai. « Il s’appelle Fürholzer et est un ami d’Anni Kienast, que vous devez absolument saluer de sa part à la première occasion. Il était, il y a dix jours, à Munich, c’est fantastique, avion SingapourLe Cap, on pourra sous peu, en quatre jours, voler chez soi, lorsque la ligne du nord fonctionnera. Il devrait, je crois, devenir consul-général ici, il joue un grand rôle ici, ami personnel de Hitler — mais hier nous n’avons que parlé bavarois, nous nous entendons à merveille, c’est vraiment un type charmant, Number One ici, c’était une grande réception en smoking (chez madame Mohr-Solf47, de bons amis, la fille de l’ambassadeur Solf) et nous n’avons fait que nous marrer en bavarois pendant la réception top raffinée [scheissfein], un plaisir. […] Mais la meilleure blague, bien bavaroise, les autres ne l’ont pas comprise, alors que je me roulais à terre : un vieux paysan et une vieille paysanne sont assis sur le banc devant leur maison. Le paysan dit : “Dis donc, tu fais une de ces têtes aujourd’hui, non mais t’as vu l’air que tu fais aujourd’hui?” La paysanne, toute blanche, lui répond : “Tu vois pas que je meurs, tête de lard?” : elle tombe à la renverse — elle est morte. En tout cas, c’était bien sympathique; plus tard j’ai dû m’occuper d’un cas grave du cœur, une grosse Anglaise, très difficile, jusqu’à 3 heures du matin. » (19 janvier 1936)
La nostalgie de la Heimat exprimée ici dans le plaisir de parler bavarois et l’excitation d’un trajet de quatre jours pour rentrer « chez soi » — un pays qui vient d’interdire ses livres — s’afficha rarement si distinctement dans la correspondance de Mohr.
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Lagi Solf (1909-1954) était la fille de Wilhelm Solf, vétéran des Affaires étrangères allemandes et alors ambassadeur au Japon. En 1935, Lagi MohrSolf habitait Shanghai avec son mari, un Mohr nullement lié à Max. Il s’agit peut-être de Wolfgang Mohr (1903-1979), spécialiste de l’histoire de l’imprimerie chinoise, qui vécut en Chine entre 1932 et 1956. Remariée au comte Hubertus von Ballestrem en 1940, Lagi Solf anima avec sa mère Johanna Dotti un cercle d’opposants formé de diplomates et connu sous le nom de Solf-Kreis, qui fournit de faux passeports à de nombreux juifs. Les activités du cercle furent démasquées en 1944. Les deux femmes n’évitèrent leur procès qu’à la suite du bombardement allié du 3 février 1945 dans lequel périt le juge Freisler, professionnel de la justice expéditive et tonitruante. 189
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Edmund Fürholzer, était, comme Mohr, né en 189148. Spécialiste des langues anciennes, des cultures amérindiennes et des questions agricoles, c’est aux États-Unis qu’il adhéra au parti nazi à la fin des années 1920. Son intérêt pour le Tibet attira l’attention de l’entourage de Chiang Kai-shek qui l’invita en 1932 à cordonner l’intensification de la production rizicole dans le sud du pays. D’une longue expédition au Tibet en 1935, il tira un livre racontant l’initiation des contacts entre le régime hitlérien et le royaume indépendant tibétain, qui voyait dans l’Allemagne, « plus forte et plus majestueuse que jamais », « le guide, le maître et le libérateur des peuples opprimés49 ». La politique étrangère allemande se réaligna progressivement sur le Japon au milieu des années 1930 et les médiateurs nazis de la coopération avec la Chine, désormais désavouée, tombèrent en disgrâce à Berlin50. Dessaisis de tout rôle au plus tard au déclenchement de la guerre sino-japonaise de 1937, ils n’eurent souvent d’autre choix que de rentrer au pays. C’est ce que fit Fürholzer avec sa famille. Lorsque Mohr rencontra Fürholzer, en janvier 1936, la politique étrangère allemande en Asie demeurait empreinte d’ambiguïté, notamment en raison des grands intérêts économiques qui liaient les deux pays. Peut-être dans ce contexte transitoire l’ingénieur agricole Fürholzer pouvait-il encore être pressenti pour jouer un certain rôle diplomatique à Shanghai. Mais il était trop identifié au régime de Nankin dont Berlin se distanciait pour occuper le poste de consul-général, comme l’écrivit Mohr51.
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Les détails biographiques se rapportant à Edmund Fürholzer ont été fournis par sa fille, Karin Janssen, qui prépare une biographie de son père. Je la remercie vivement. Edmund Fürholzer, Haro! Haro! So sah ich Tibet (Berlin, Limpert Verlag, 1942), p. 346. Donald M. McKale, « The Nazi Party in the Far East, 1931-1945 » (Journal of Contemporary History, 12/2, avril 1977), p. 291-311. Ce poste était occupé depuis 1934 par le colonel Hermann Kriebel, ami personnel de Hitler, qui dut le quitter au printemps 1937, suite à deux lettres où il plaidait contre l’alignement unilatéral sur Tokyo. Cf. Freyeisen, op. cit., p. 206. 190
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
Figure 4 : Mohr et une photographie de sa fille, 1937
Figure 5 : Mohr au lac Yamanake, 1937
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La correspondance de Mohr nous offre malgré elle ici une indication politique d’importance, suggérant qu’au début de 1936, la nazification de la communauté allemande de Shanghai et de ses élites et l’alignement sur Tokyo ne sont pas encore choses réalisées : des émissaires nazis proches de Chiang Kai-shek célébraient l’arrivée de la nouvelle année chez la fille de l’ambassadeur au Japon, elle-même future opposante au régime hitlérien.
V. Mohr connaissait l’intérêt grandissant pour les écrits des auteurs exilés et pensa pouvoir en tirer profit. Du moins est-ce ainsi qu’il présenta à sa femme la reprise de son roman inachevé Einhorn. « [J]e veux entreprendre sérieusement le nouveau Einhorn dès la semaine prochaine. Cela rapportera aussi le surplus d’argent nécessaire pour vous et moi, pour vous montrer le monde. Pas trop vite, parce que j’aurai besoin, outre le travail au cabinet, de toute l’année 1936 avant de pouvoir le proposer à un éditeur angloaméricain et espérer une grosse somme d’argent. Patience! » (21 mars 1936) Mais l’éloignement et l’accablement du travail se firent sentir, cependant que le manque d’argent repoussait toujours les retrouvailles. « Si seulement vous pouviez tenir encore un an ou deux. […] Peu importe ce qu’Eva entendra ou saura plus tard sur toi et moi, sur son père et sa mère, nous sommes demeurés fidèles à notre vérité intérieure au travers des troubles anciens et nouveaux, pas vrai? N’oublie pas et rappelle-lui combien j’aime sa mère et l’estime et la remercie. Blablabla, on dirait que je veux m’écraser en avion sur le territoire jaune, ou encore me flinguer, en compagnie d’une amante jaune. Ni un ni l’autre n’arrivera. Je dois arrêter de fumer, dicter chaque jour Einhorn, traiter des patients, lire des articles de médecine, faire de l’argent. Et vous porter toujours dans mon cœur, mes deux amours, peu importe la manière dont l’avenir jouera avec nous. Ne te fais pas de soucis. » (1er novembre 1936)
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La correspondance de Shanghai de Max Mohr
Durant ces mois, Mohr hésitait. Sa femme et sa fille devaient-elles le rejoindre un jour en Asie? « Hélas, au fond Shanghai est une ville Babylone, insensée, déséquilibrée. Vous ne devriez jamais venir ici » (7 mars 1937); « Il faudra bientôt que nous parlions très concrètement de 1938. » (20 mars 1937) Ce que l’auteur donnait à pressentir à sa femme, une photo le confirmera. Mohr s’était épris de l’infirmière Agnes Siemssen, fille de Fred Siemssen, de la firme du commerce du thé Siemssen & Krohn, connu dans la communauté allemande de Shanghai pour son opposition au national-socialisme52. Il fit avec elle un voyage au Japon à l’été 1937, coûteux périple qu’il justifiait à sa femme dans un courrier de février 1937 comme l’occasion de terminer son roman. Pourtant, il envoya du Japon une photo sur laquelle il apparaissait à côté de deux chevaux — un aveu muet bien compris à Tegernsee (voir la Figure 5)53. Annoncée depuis plusieurs mois, la guerre sino-japonaise éclata pendant le voyage de Mohr. Il réussit à rentrer sur un navire militaire britannique qui essuya les tirs des avions japonais. La ville détruite par les bombes, aux prises avec le choléra et la malaria, horrifia l’ancien de 14-18. Il envoya des photos des combats, qu’il prétendit avoir prises de sa chambre, alors qu’il les avait achetées54. « On entend les coups de feu ici et j’ai vu des soldats cigarette au bec (de mon lit!) se faire tirer par milliers d’ici [sic] et tomber du toit. […] C’est certainement la plus horrible de toutes les guerres jusqu’à maintenant. » (2 novembre 1937) Mais si ces lettres et photos instauraient une distance quasi insurmontable, comme le soulignait Käthe, Mohr chercha tant bien que mal à protéger l’espace d’intimité que la correspondance avait jusqu’alors forgé. Visiblement alarmé du sentiment de sa femme, il proposa une rencontre en Autriche au printemps 1938. « Je le veux vraiment et si le cabinet est anéanti, j’irai en troisième classe via la Sibérie aller-retour. Tu écris : “Tout est si loin, moi et 52 53 54
Sur Fred Siemssen, cf. Freyeisen, op. cit. Cf. le récit d’Eva Mohr, dans Wolfsgrub (op. cit.). On trouve les mêmes par exemple sur la banque de ressources électroniques sur l’histoire de l’Est asiatique (). 193
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toi dans les lettres.” Penses-tu à la guerre uniquement? Je ne le sais pas. Souvent je suis fatigué et triste, alors vous me soutenez, toi et Eva et la poésie, en dépit de l’éloignement, mais la guerre épuise. » (29 septembre 1937) Mais Mohr ne vécut pas jusqu’aux retrouvailles. Dans sa toute dernière lettre, il raconta sa participation à l’évacuation d’institutions religieuses pour vieillards et jeunes démentes. « Avec un petit destroyer hollandais sur le Wang-Po, à 300 mètres des combats, l’enfer total. Des milliers de nouveaux réfugiés, le fleuve rempli de bateaux en feu, à la dérive. Vacarme d’enfer des avions, bombes, grenades, mitraillettes. […] Je vais bien mais impossible d’écrire des lettres, hier après l’action de sauvetage infernale, j’étais si thrilled que je vous ai envoyé, à toi et à Eva, des baisers par télégramme. […] Depuis si longtemps pas de courrier de toi55. » (12 novembre 1937) Mohr décéda le lendemain. Käthe et Eva reçurent plus tard une malle avec des photos et le manuscrit inachevé d’Einhorn, sans nom d’expéditeur. Le capitaine du navire qui avait amené Mohr à Shanghai trois ans plus tôt tenta sans succès de ramener secrètement les cendres : il dut se débarrasser de l’urne après sa découverte lors d’un contrôle, l’Allemagne interdisant le rapatriement des juifs allemands décédés. Il inscrivit pour Käthe d’une croix l’endroit où l’urne fut jetée à la mer. La part de mystère entourant les circonstances du décès et la disparition du corps — suicide, comme le prétendaient les nazis de Shanghai? Disparition orchestrée par lui? — fut en partie dissoute lorsque Agnes Siemssen rencontra plusieurs années plus tard Eva Mohr et confirma que son père était décédé dans un taxi, d’une angine de poitrine mal soignée56. Cette brusque mort mit fin à un parcours singulier à maints égards. Ce qui frappe pourtant à la lecture de la correspondance de Max Mohr, c’est l’expérience intime que représente l’exil. Dans 55 56
Le télégramme du 11 novembre auquel Mohr fait allusion se lisait comme suit : « Allright. Baisers. » Cf. le récit d’Eva Mohr, dans Wolfsgrub (op. cit.). 194
La correspondance de Shanghai de Max Mohr
le récit de son quotidien, les considérations politiques par exemple n’apparaissent que conjuguées à d’autres préoccupations : soucis financiers, efforts d’intégration, dur labeur, nostalgie, mais aussi promesse d’une vie meilleure, nouvelles rencontres, difficulté à maintenir les liens malgré la distance, etc. Parions qu’au-delà des circonstances particulières, cette caractéristique fut le lot d’un nombre important d’exilés, intellectuels et anonymes.
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Pierre-François Noppen Entre continuité et rupture L’Institut für Sozialforschung en exil et le projet d’une dialectique Pour les collaborateurs de l’Institut für Sozialforschung, l’expérience de Weimar se solde par un exil forcé, après qu’en mars 1933, le nouveau régime eut confisqué ses avoirs et fait cesser ses activités. L’Institut trouve alors asile à Genève d’où l’on prépare son départ du continent. Dès l’année suivante, il se pose à New York dans des locaux prêtés par l’Université Columbia. C’est de cet exil que durant les années 1930 se prépare la réponse au mal qui gagne l’Europe et dont Weimar semble alors n’avoir été que le signe annonciateur. La réponse bien connue à la crise viendra sous la forme d’une théorie critique de la société, selon la formule issue de l’essai séminal de 1937, Théorie traditionnelle et théorie critique. Moins connue cependant est la part des efforts, à vrai dire toujours croissante, qui, au cours des années 1930, est investie dans l’élaboration d’une théorie dialectique; c’est-à-dire d’une théorie de la dialectique et non simplement d’une théorie à caractère dialectique1. Pourtant, la théorie 1
On s’étonne d’ailleurs que ce projet n’ait pas été examiné de plus près étant donné l’importance que lui accordait Horkheimer : « Tous mes plans sont actuellement conçus pour pouvoir travailler dans les prochaines années à ce livre dont toutes mes études antérieures, publiées ou non, n’étaient que les ébauches » (lettre à Mme Favez, février 1939, citée dans Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort : histoire, développement, signification, trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, P.U.F., 1993, p. 169). Quand on l’a évoqué, c’est pour souligner le caractère inachevé des réflexions que Horkheimer consacre à la théorie dialectique et au rapport qu’elle entretient avec la théorie critique de nature interdisciplinaire (cf. Wiggershaus, op. cit., p. 169 sq. et David Held, Introduction to Critical Theory. Horkheimer to Habermas, Cambridge, Polity Press, 1990 [1980], p. 175 sq.); ou encore pour rappeler qu’au tournant des années 1940,
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dialectique est mobilisée pour résoudre un problème philosophique de la première importance qui, de surcroît, se pose de façon particulièrement aiguë en ces années de tourmente : celui du critère de vérité et d’objectivité de la théorie. La théorie navigue alors en effet entre deux écueils. D’une part, la quête de critères permettant d’orienter la recherche doit éviter de succomber à la tentation de transfigurer la réalité, ce qui lui ferait perdre son emprise sur la réalité. D’autre part, la « réalité », qui, de part et d’autre de l’Atlantique, apparaît chiffrée, ne semble plus pouvoir fournir de balises fiables à la théorie, ce qui explique qu’aucune science empirique ne semble alors être à sa mesure. Ce chapitre veut montrer en premier lieu comment Max Horkheimer, qui dirige alors l’Institut, conçoit le projet d’une théorie dialectique pour répondre à ce dilemme. Je présenterai les motifs qui animent le projet horkheimerien d’une théorie dialectique, la façon dont il entreprend de l’élaborer et les difficultés auxquelles, ce faisant, il est confronté. Je montrerai ensuite comment Adorno précise sa propre version du projet en réponse aux ébauches de Horkheimer et comment la rencontre de la société américaine vient confirmer son orientation. Mais d’abord, faisons un bref détour pour voir comment, en sa formulation marxienne, le projet d’une théorie dialectique présente un double visage2.
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le projet d’une dialectique s’estompe en même temps que les promesses de la première théorie critique et pour interroger les « fondements normatifs » du modèle qui lui succède (cf. entre autres Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité : douze conférences, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, et Sheyla Benhabib, Critique, Norm and Utopia. A Study of the Foundations of Critical Theory, New York, Columbia Press, 1986). Je ne considérerai pas ici la contribution de Herbert Marcuse au projet. Notons simplement que si Horkheimer fait venir Marcuse à New York dès l’hiver 1934 afin d’entamer rigoureusement le travail sur la dialectique, ce dernier se voit écarté du projet en 1941, après qu’Adorno ait rejoint Horkheimer en Californie. Les discussions rapportées plus bas montrent bien l’importance qu’a Adorno, dès 1939, pour l’élaboration du projet. 198
L’Institut für Sozialforschung en exil
I. Le projet d’une théorie post-hégélienne de la dialectique voit le jour dans une lettre que Marx écrit en 1868 à Joseph Dietzgen, un théoricien socialiste allemand alors installé à Saint-Pétersbourg. De cette lettre, il ne nous est parvenu que les trois phrases suivantes : « Quand je me serai débarrassé du fardeau de l’économie, j’écrirai une “dialectique”. Les vraies lois de la dialectique se trouvent déjà chez Hegel, mais dans une forme mystique. Cela vaut la peine de la dégager de cette forme3. » Mais Marx est mort avant même d’avoir terminé son économie, dont les derniers livres ont été publiés à titre posthume par Engels; il ne s’est donc jamais consacré à ce projet. La question que se sont posée certains penseurs inspirés par les écrits de Marx, et que l’on peut d’ailleurs toujours se poser, est de savoir en quoi aurait consisté sa dialectique. Question apparemment futile, puisque l’histoire a rendu son verdict, à moins bien sûr de ranimer le projet. Alors, on devra se pencher sur les remarques éparses que Marx nous a laissées et, naturellement, sur le corps de ses analyses — au premier chef, sur sa critique de l’économie politique. Dans la Postface à la deuxième édition allemande du Capital, Marx nous explique en effet que la méthode d’exposition de sa critique est dialectique. S’il reconnaît sa dette envers Hegel, Marx prend soin de marquer la distance qui l’en sépare : « Ma méthode dialectique, non seulement diffère par le fondement de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le processus cognitif, qu’il métamorphose sous le nom d’idée en un sujet autonome, est le démiurge de la réalité, laquelle ne constitue que l’apparition extérieure de l’idée. Pour moi, à l’inverse, l’idéel n’est rien d’autre que le matériel traduit et transposé dans le cerveau humain4. » Pour Marx, il s’agit donc de remettre la dialectique sur ses pieds. À son avis, on y parvient en s’attachant au « fondement matérialiste » de la théorie. 3 4
Marx-Engels Werke, vol. 32 (Berlin (R.D.A.), Dietz Verlag, 1968), p. 547 (dorénavant cité « MEW 32 »). Cf. Postface à la deuxième édition allemande (1873) du Capital (trad. J. Roy, Paris, éd. Sociales, 1975), p. 29 (MEW 23, p. 18-28); trad. modifiée. 199
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Ainsi le théoricien peut-il, au mieux, parvenir à reproduire en pensée la réalité. Et pour ne jamais se laisser abuser, il doit river ses analyses au principe épistémique d’une scission nette entre la pensée et la réalité, qu’implique l’affirmation du principe matérialiste. Après ce préambule, il aurait fallu à Marx mettre en évidence la logique à l’œuvre dans la méthode d’exposition. En regard du succès qu’ont connu les théories marxiennes, il est étonnant de constater combien peu de penseurs se sont penchés sur le projet marxien d’une dialectique. Signe que la postérité de Marx n’a pas en général reconnu l’intérêt d’une théorie de la dialectique. Si l’essentiel de la « dialectique » marxienne est déjà contenu dans les analyses du Capital, de la Contribution à la critique de l’économie politique ou encore des Grundrisse, pourquoi s’attarder à la méthode et risquer ainsi de s’empêtrer de nouveau dans des problèmes philosophiques? Qui voudrait poursuivre l’entreprise critique n’aurait qu’à prendre modèle sur la critique de l’économie politique, à suivre le principe épistémique sous le signe duquel Marx place sa méthode — toujours celui de la distinction entre pensée et réalité — et à s’efforcer de reproduire la réalité en se mesurant directement sur elle. Et puis, n’est-il pas bien normal de se demander pourquoi disputer de méthode quand il s’agit de transformer le monde? Marx n’en a-t-il pas lui-même largement montré la nécessité? Plane donc sur la théorie dialectique une ombre, celle d’une régression vers la théorie et l’attitude contemplative qu’elle semble impliquer. Certaines difficultés internes au projet le rendent aussi particulièrement problématique. Les remarques de Marx nous laissent le choix entre deux avenues pour développer la théorie dialectique : on peut soit tenter de dégager la dialectique de son enveloppe mystique en faisant la critique de l’idéalisme hégélien, soit procéder pour ainsi dire par abstraction à partir du corpus des analyses marxiennes. D’un côté, on se voit confronté à des concepts et des catégories d’une extrême difficulté; la haute teneur spéculative des concepts de la logique hégélienne rend toute critique extrêmement difficile. De l’autre côté, on est pris, à l’inverse, avec des concepts et des catégories d’une telle densité
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L’Institut für Sozialforschung en exil
matérielle qu’on peine à y voir l’empreinte de processus cognitifs (marchandise, travail et ainsi de suite)5. Enfin, des raisons sociales et politiques ont freiné la réflexion sur la logique à l’œuvre dans la critique de l’économie politique. Je passe sur ces raisons pour exposer plutôt celles qui ont motivé la réflexion sur la méthode dialectique dans le contexte particulier des recherches menées dans le fameux Institut für Sozialforschung dans les années 1930. Je montrerai donc comment Max Horkheimer a entrepris de développer sa théorie dialectique en suivant la seconde des deux avenues indiquées plus haut. Sur ce fond, je pourrai exposer les raisons qui ont poussé Adorno à opter plutôt pour la première avenue.
II. En 1931, alors qu’il prend officiellement la tête de l’Institut, Max Horkheimer développe un vaste programme de recherche interdisciplinaire, qui s’articule selon deux axes : le premier consiste en des recherches en philosophie sociale, en histoire, dans le domaine privilégié des marxistes, l’économie politique, de même qu’en sociologie, en anthropologie et, bien sûr, dans le domaine de la nouvelle psychologie. En somme, il s’agit de mettre en commun tous les domaines des jeunes sciences sociales pour répondre « à la vieille question du rapport entre l’existence particulière et la raison 5
On pourrait encore concevoir une troisième avenue : retourner aux écrits de jeunesse de Marx dans lesquels il entreprend une critique de Hegel. Mais cela excède ici mon propos. Qu’on me permette cette remarque : si le jeune Marx avait entrepris une critique de Hegel, rien ne laisse croire que vingt-cinq ans plus tard, alors qu’il écrit à Dietzgen, Marx considère que ses tentatives de jeunesse livrent ne serait-ce que les principes de la théorie dialectique qu’il projette alors. En 1873, Marx écrit : « J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode. […] La mystification que subit la dialectique entre les mains de Hegel n’enlève rien au fait qu’il ait été le premier à présenter consciemment l’ensemble des formes universelles de son mouvement. Chez lui, elle marche sur la tête. On doit la remettre sur ses pieds pour découvrir le cœur rationnel dans l’enveloppe mystique » (Postface à la deuxième édition allemande du Capital, op. cit., p. 29; MEW 23, p. 27; trad. modifiée). 201
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universelle, entre la réalité et l’idée, la vie et l’esprit ». Horkheimer se propose ainsi d’étudier le « rapport entre la vie économique de la société, le développement psychique des individus et les transformations dans les régions culturelles au sens strict, auxquelles appartiennent non seulement ce qu’on appelle les contenus spirituels de la science, de l’art et de la religion, mais aussi le droit, les mœurs, la mode, l’opinion publique, le sport, les divertissements, le style de vie, etc. 6 ». L’autre axe consiste en une réflexion fondamentale sur les principes de la méthode, réflexion qui doit fournir une orientation globale à la recherche interdisciplinaire. La fonction prescrite alors à la théorie dialectique est de nous éclairer sur les processus cognitifs concourant à l’intégration des savoirs disciplinaires7. Il s’agit en quelque sorte pour Horkheimer de poursuivre la réflexion sur la méthode dialectique, amorcée une décennie plus tôt par Georg Lukács et Karl Korsch8. En bref, Lukács radicalise le principe du verum-factum de Vico, selon lequel nous ne connaissons véritablement que ce que nous faisons nous-mêmes : l’histoire devient intelligible comme produit de l’activité humaine rationnelle9. Le caractère inintelligible de la société bourgeoise 6
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Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches de l’Institut de recherche sociale », 1931 (dans Théorie critique : essais, trad. Groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978, p. 77 pour les deux citations). En plus d’intégrer à son équipe certains des collaborateurs de Carl Grünberg, premier directeur de l’Institut fondé en 1923, Horkheimer s’entoure de jeunes chercheurs dans les champs de compétence pertinents : Friedrich Pollock (économie), Erich Fromm (psychologie), Leo Löwenthal (culture), Theodor W. Adorno (culture, dans les années 1930), Herbert Marcuse (théorie dialectique) (cf. Wiggershaus, op. cit.). On pourrait ajouter à cette courte liste le nom de Lénine dont les Cahiers sur la dialectique de Hegel (trad. H. Lefebvre et N. Guterman, Paris, Gallimard, 1967) ont été publiés à titre posthume. Lénine avait prononcé en 1922 le mot d’ordre que Korsch cite en épigraphe à Marxisme et philosophie : « Nous devons nous livrer à l’étude systématique de la dialectique de Hegel du point de vue matérialiste » (trad. C. Orsoni, présenté par K. Axelos, Paris, Minuit, 1960, p. 65). Après Marx et Lukács, Horkheimer reprend à son compte le principe vichien. Il consacre d’ailleurs un chapitre de son ouvrage sur la philosophie bourgeoise de l’histoire (1930) à Vico (« Vico et la mythologie », dans 202
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s’explique donc par le fait que la raison ne s’y trouve pas assez réalisée. Aussi s’agit-il d’œuvrer à réaliser toujours davantage la raison dans le monde. Horkheimer en appelle à une connaissance encore plus incisive des mécanismes de la société bourgeoise, condition sine qua non d’une réalisation de la raison. L’idéal est toujours celui d’un monde devenu par ce moyen intelligible, ou du moins plus intelligible quand s’estompe l’idéal d’une révolution totale10. Ainsi, en 1931, le programme de l’Institut se présente-t-il comme un vaste projet de recherche interdisciplinaire orienté par les idéaux de la raison et motivé par l’impératif d’une transformation radicale de la société. Et c’est alors surtout, semble-t-il, la question de l’orientation des sciences qui inquiète Horkheimer. Mais après la victoire de Hitler en 1933, c’est le projet de la dialectique qui s’impose dans l’esprit de Horkheimer et, par voie de conséquence, dans les activités de l’Institut. Ce projet devient rapidement synonyme d’un sauvetage des idéaux des Lumières et, avec eux, du moment critique de la pensée. C’est qu’une nouvelle circonstance voit le jour : du jour au lendemain, la destruction de la culture est instaurée en culte d’État (et ce, paradoxalement, au nom de la suprématie de la culture allemande)11. Si le matérialisme historique condensait la misère de la condition ouvrière en quelques phrases assez simples pour permettre à l’ouvrier moyen de saisir en un regard son destin et assez puissantes pour soulever les ardeurs révolutionnaires de milliers d’entre eux, les techniques de terreur dont disposent désormais les tyrans d’Europe parviennent à museler des peuples entiers. Ce n’est plus simplement le symbole de la critique, comme phare de la société, qui est attaqué en de longs discours; c’est sa
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Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, trad. D. Authier, Paris, Payot, 1980). Dès Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire Horkheimer souligne que la philosophie doit chercher à réaliser la raison dans le monde (op. cit., p. 112 et 135). Cf. l’excellent ouvrage de Wolf Lepennies, The Seduction of Culture in German History (Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2006). 203
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réalité, son effectivité elle-même, qui d’abord est attaquée, puis carrément éliminée dans la figure de ses représentants. Universellement diagnostiquée et largement discutée avant 1933, la crise des sciences s’aggrave et prend virtuellement l’allure d’une catastrophe à l’échelle des civilisations12. Mon propos n’est pas ici de dramatiser outre mesure. Comprenons seulement que ces événements intiment à Horkheimer le devoir de promouvoir avec emphase les idéaux des Lumières et de faire valoir le potentiel critique de la raison — ce qui explique en partie l’importance croissante que prend au fil des années 1930 l’axe philosophique du programme de l’Institut13. La théorie dialectique que projette Horkheimer n’échappe pas aux difficultés que j’ai soulevées plus haut. Entre s’attaquer au corpus plus substantiel de la logique hégélienne ou bien tenter de dégager les règles de la méthode à l’œuvre dans le corpus des analyses marxiennes, Horkheimer opte donc pour la seconde approche. Horkheimer doit d’abord replacer les analyses de Marx sur une trame plus vaste et ce, pour plusieurs raisons. Avec la Révolution bolchevique s’est en quelque sorte ouvert le moment révolutionnaire. Certes, Horkheimer n’est pas dupe de Staline et de ses apparatchiks. Mais le « charme universel d’octobre14 », continue de s’exercer sur l’Europe entière, et Horkheimer n’y est pas insensible. Par ailleurs, devant le gouffre qui s’ouvre en Allemagne, la théorie marxienne apparaît quasi 12
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Cf. « Bemerkungen über Wissenschaft und Krise », 1932 (dans Gesammelte Schriften, vol. 3 : Schriften 1931-1936, Frankfurt a./M., Fischer, 1988; dorénavant cité « GS 3 ») et les comptes rendus de discussion : « Science et crise. Différence entre l’idéalisme et le matérialisme. Discussions au sujet des thèmes du cours de Max Horkheimer » (Adorno, Horkheimer, L. Löwenthal et al., 1931-1932), dans GS 12. En partie seulement, en effet, puisque la circonstance de l’exil mettait dramatiquement en péril la libre poursuite de la recherche empirique — perte de repère d’abord, mais perte de moyens aussi, à commencer par les moyens financiers (cf. Wiggerhaus, op cit.). L’expression renvoie directement au titre d’un chapitre de l’ouvrage de François Furet ayant pour titre Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée du communisme au XXe siècle (Paris, Laffont, coll. Le livre de poche, 1995). 204
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impuissante. D’une part, s’il peut alors sembler que se réalisent les prédictions de Marx — sur les crises et l’effondrement du régime capitaliste —, on voit aussi combien les ouvriers sont sensibles à la propagande. D’autre part, l’idéologisation et la vulgarisation des théories marxiennes lui ont fait perdre de leur efficace. En même temps qu’il devient nécessaire de comprendre par quels mécanismes un Hitler peut tenir une population dans la terreur, il devient nécessaire de sauver le moment critique et l’impulsion révolutionnaire qui donnent leur force aux théories marxiennes. C’est d’ailleurs là, soit dit en passant, tout un pan de la critique des idéologies qui est demeuré en marge des analyses marxiennes. Horkheimer travaille donc à recentrer la critique de l’économie politique sur une trame plus vaste et à développer une théorie dialectique qui permette de comprendre les ressorts de l’intégration des différents savoirs empiriques. Ce ne sont donc plus les seules analyses de Marx qui incarnent les processus que cherche à saisir la théorie dialectique, mais comme l’écrit Horkheimer, l’« état actuel du savoir » ou encore l’« expérience en progrès15 ». À vrai dire, ce n’est plus tant la méthode de Marx qu’il cherche à comprendre que celle de l’intégration critique des concepts obtenus par analyse. Comme il l’écrit en 1937, la théorie critique représente « l’état le plus avancé du savoir16 ». La tâche d’une théorie dialectique consiste donc à 15
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Pour ne citer qu’une des multiples occurrences des deux expressions : « Sur le problème de la vérité » (op. cit., p. 186 et 199 respectivement). Ce passage de la page 186 sq. illustre bien la position de Horkheimer : « Tant que les expériences obtenues dans la perception, la déduction, la recherche méthodique, les événements historiques, le travail quotidien et la lutte politique résistent aux moyens de connaissance disponibles, ils sont la vérité. La réserve abstraite, selon laquelle notre connaissance, dans son état actuel [Erkenntnisstand], pourrait un jour faire l’objet d’une critique justifiée et se trouver susceptible d’être corrigée, ne se traduit pas chez les matérialistes par une libéralité à l’égard d’opinions contradictoires, voire par une hésitation sceptique, mais par la vigilance à l’égard de ses propres défauts et par la mobilité de la pensée. » Théorie traditionnelle et théorie critique (trad. C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1974), p. 91. À la page 69 du même essai, Horkheimer écrit que la théorie critique représente la « forme la plus évoluée de pensée ». 205
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dégager les processus cognitifs qui sont sollicités pour dépasser la particularité des savoirs disciplinaires. Elle doit donc s’ajuster et s’ajuster encore à une théorie en constante évolution pour élaborer la logique de sa progression. Quand vient le temps, cependant, de passer à l’élaboration de cette théorie et de formuler les règles de la pensée critique, Horkheimer ne parvient qu’à ébaucher quelques caractéristiques générales de la pensée dialectique qu’il dissémine dans différents essais17. Il s’approprie le principe épistémique de Marx, en l’interprétant à la lumière de la fonction radicalement progressiste qu’il confère au savoir. La distinction épistémique entre la pensée et la réalité prend ainsi l’allure d’une tension insurmontable entre la pensée et la réalité, tension qui est néanmoins constitutive des processus réels. Horkheimer considère l’activité théorique depuis une perspective pratique. En réalité, le concept de cette tension ne fait selon Horkheimer qu’exprimer du point de vue de la conscience théorique — donc du point de vue du sujet qui pense — « la confrontation de l’homme avec son environnement naturel et social18 ». En retour, cette confrontation décrit le processus par lequel se construit et se transforme la société, processus dont la forme fondamentale est le travail. Conscient de son rôle dans la production sociale, le penseur critique est condamné à poursuivre l’œuvre du savoir et à tenter d’étendre son emprise sur le monde de la vie. Tant qu’une société d’êtres libres n’aura pas vu le jour, le penseur critique ne pourra trouver de repos. 17
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Cf. principalement « À propos de la querelle du rationalisme dans les sciences sociales » (1934), « Sur le problème de la vérité » (1935), « La dernière attaque contre la métaphysique (1937) (tous trois dans Théorie critique : essais, op. cit.) et Théorie traditionnelle et théorie critique (1937; op. cit.). Des quatre textes, celui qui présente l’élaboration la plus détaillée de ces caractéristiques est sans aucun doute celui de 1935. Et encore là, Horkheimer résume ces caractéristiques en six maigres points (p. 199 sq.) qui sont encore loin de constituer une théorie dialectique digne de ce nom. « À propos de la querelle du rationalisme dans les sciences sociales » (1934), op. cit., p. 144 (trad. modifiée). À la page suivante, Horkheimer écrit : « Les concepts, les jugements et les théories sont des phénomènes [Phänomene] qui se développent au cours de la confrontation des hommes entre eux et avec la nature » (trad. modifiée). 206
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Cet état d’inquiétude non seulement caractérise fondamentalement la pensée comme dialectique, mais caractérise encore la dialectique comme « ouverte » (unabgeschlossen)19. Le théoricien cherche à comprendre la totalité, mais il n’y a tout simplement pas accès. Son emprise sur la réalité ne s’étend qu’aussi loin que l’état du savoir le permet. Dans cette totalité, les concepts entretiennent les uns par rapport aux autres un rapport de dépendance — cela caractérise de façon générale toute logique dite « matérielle ». Je préciserai plus loin l’idée d’une logique matérielle (ou dialectique)20. Pour l’instant, voyons que, d’une part, la transformation de la réalité entraîne la modification de la signification des concepts; que, d’autre part, la modification du sens d’un concept entraîne la restructuration de la totalité du savoir et modifie potentiellement la signification des autres concepts. Penser de façon critique, c’est donc replacer les concepts issus des sciences particulières dans l’horizon de cette totalité et en modifier ainsi la signification en fonction de la lutte que mène le théoricien « pour venir à bout du monde 21 ». Horkheimer reprend une autre distinction marxienne, celle entre les catégories plus matérielles (marchandise, travail, capital) et les catégories plus formelles (tendance, loi, valeur). Le sens des premières comme celui des secondes est affecté autant par les modifications sociales et historiques que par les modifications théoriques. Si Horkheimer refuse de fixer un cadre pour la théorie dialectique et de déterminer un ensemble de règles invariables pour la pensée critique, il ajoute néanmoins une troisième couche théorique, celle des caractéristiques les plus générales de la pensée, qui contrairement aux précédentes, ne semblent pas, quant à elles, 19 20
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Cf. entre autres « Sur le problème de la vérité », op. cit., p. 186. Pour Horkheimer en effet, comme pour Adorno, « logique matérielle », « logique dialectique générale », voire « dialectique matérialiste » sont des expressions synonymes, même s’ils ne s’entendent pas sur la signification à donner à ces expressions. À ma connaissance, l’expression « logique matérielle » ne survient qu’une fois sous la plume de Horkheimer (« La dernière attaque contre la métaphysique », 1937, dans Théorie critique : essais, op. cit., p. 149). « Discussion sur le positivisme et la dialectique matérialiste » (Horkheimer et Adorno, 3 février 1939), dans GS 12, p. 473. 207
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varier. Non seulement le statut de ces caractéristiques est-il problématique, mais elles apparaissent elles-mêmes presque vides de sens, tant elles sont générales et abstraites22. Cela est tout à l’image de son rapport à la théorie et aux catégories générales de la logique et de la métaphysique. Quand Horkheimer ne tient pas les catégories de sujet, d’objet, de pensée, d’être, d’identité, de vérité, etc., pour « absolument vides de sens23 », il argumente en faveur de leur rejet24, tant et si bien qu’il ne nous laisse plus qu’avec le squelette d’une théorie dialectique qui, finalement, ne prendra jamais corps25.
III. J’ai montré quelles difficultés soulevait le choix de la seconde avenue pour l’élaboration d’une théorie dialectique (soit procéder par abstraction à partir du corpus des analyses dialectiques existantes). Cela me permettra dans la suite de ce texte de mettre en relief l’autre avenue, celle qu’emprunte Adorno dès le début des années 1930. Je montrerai comment la confrontation entre 22
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Horkheimer n’établit pas lui-même explicitement la distinction entre ces trois couches théoriques. On peut cependant le faire sur la prémisse que, contrairement à celui des catégories matérielles et formelles, le sens des « caractéristiques les plus générales de la pensée dialectique » apparaît invariable, même si Horkheimer soutient que les caractéristiques générales de la pensée sont « tirées de son histoire antérieure »; Horkheimer dit qu’elles sont « relativement constantes » (« Sur le problème… », op. cit., p. 200 pour les deux citations). « Hegel et le problème de la métaphysique », 1932 (dans Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, op. cit.), p. 147. « Discussion sur la dialectique » (Horkheimer et Adorno, date présumée 1939), dans GS 12, p. 528 sq. Ni Dialektik der Aufklärung (1945), ni Eclipse of Reason (1947) ne livreront la théorie dialectique tant espérée de Horkheimer. La discussion de 1946 entre Horkheimer et Adorno montre bien la difficulté que représente pour Horkheimer l’élaboration d’une théorie dialectique (cf. « Sauvetage des Lumières. Discussions à propos d’un écrit envisagé sur la dialectique », dans GS 12, p. 594 sq.). Quinze ans après la conception du projet, Horkheimer se heurte encore à des problèmes dans la conception des orientations fondamentales de sa théorie dialectique. 208
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Adorno et Horkheimer permet de dégager les problèmes spécifiques motivant l’élaboration d’une théorie dialectique de même que le principal défi qui attend la théorie dialectique dans la forme qu’Adorno souhaite lui donner. Je montrerai ensuite comment Adorno entreprend de relever ce défi en soumettant sa théorie à l’épreuve des transformations structurelles qui affectent les sociétés occidentales et comment les tendances qu’il voit à l’œuvre dans la société américaine, qu’il découvre au tournant des années 1940, agissent à ses yeux comme les révélateurs de ces transformations. Cela me permettra aussi de jeter quelque lumière sur ce mot magique qu’est devenu le mot de dialectique et de mesurer par anticipation certains succès et certains insuccès de la théorie dialectique qu’Adorno mit près de trois décennies à concevoir, soit de la fin des années 1930 jusqu’à la publication, en 1966, de la Dialectique négative. Dès leurs séminaires de 1932, tenus dans les locaux de l’Institut, soigneusement enregistrés et en partie publiés dans les œuvres complètes de Horkheimer, Adorno s’oppose à la vision de Horkheimer et soumet sa propre vision du projet26. De 1932 à 1939, Adorno demeure en périphérie des activités principales de l’Institut. Entre 1939 et 1946 se tisse entre les deux philosophes un intense rapport de collaboration. Et durant toutes ces années, les critiques d’Adorno, qui nous sont rapportées dans les comptes rendus de discussions de 1932, de 1939 et de 1946, vont tourner sensiblement autour des deux mêmes points. En fait, Adorno souligne deux tendances dans la pensée de Horkheimer qui lui paraissent inconciliables. Quant à la pratique, Horkheimer lui semble être un matérialiste, mais quant à la théorie, une sorte de positiviste. Il lui semble donc d’un côté défendre l’idée selon laquelle la réalité est le produit de l’activité humaine, que ses catégories sont objectives, au sens où elles déterminent jusqu’aux formes de la pensée humaine et, de l’autre côté, adhérer de façon 26
Cf. « Science et crise… » (op. cit., dans GS 12), en particulier les p. 365, 368 et 371 sq., et « L’actualité de la philosophie », conférence inaugurale de 1931 (trad. A. Birnbaum et M. Métayer, dans Tumultes, n° 17-18, 2002), p. 153172). Dans ce dernier texte, Adorno affirme déjà certaines des orientations fondamentales de sa pensée. 209
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quasi inconditionnelle au donné. Horkheimer n’a d’autre recours pour définir sa théorie dialectique que celui de l’état du savoir (Erkenntnisstand). Or, justement, la théorie dialectique doit fournir la ressource critique qui permette de dépasser l’état du savoir; elle doit exposer l’élément critique de la pensée. En bref, Horkheimer cherche à fonder sur le donné la théorie dialectique qui doit en retour fonder sa critique du donné. Mais le problème n’est pas tant la circularité du procédé que les conséquences qu’engendre pour la théorie le fait de ne pas reconnaître cette circularité. Le problème, de l’avis d’Adorno, c’est que Horkheimer prétend qu’on peut faire fi des concepts et des catégories de la pensée dans l’élaboration d’une théorie dialectique sous prétexte qu’ils sont périmés27. Et voilà qui vient donner sa première justification à l’orientation que privilégie, pour sa part, Adorno. En 1939, il propose de poursuivre la dialectique hégélienne, de la dégager de son enveloppe mystique, selon le souhait de Marx, c’est-à-dire de rompre avec le principe idéaliste qui commande d’avance l’interruption du mouvement, le principe de l’identité entre sujet et objet28. Hegel déterminait la dialectique comme « l’activité de concept29 ». Marx scelle la distinction entre la pensée et la réalité. À partir de là, la dialectique apparaît comme le procédé par lequel la pensée parvient à reproduire adéquatement la réalité. C’est dire 27 28
29
Cf. « Science et crise. Différence… » (op. cit., dans GS 12), p. 379, et « Discussion sur la dialectique » (op. cit., dans GS 12), p. 526 sq. Cf. « Discussion sur le positivisme et la dialectique matérialiste » (op. cit., dans GS 12), p. 488. À la page suivante, il écrit : « Une négation déterminée de la position hégélienne serait l’optimum d’une vérité théorique telle que je peux la concevoir. » L’orientation d’Adorno est toujours conforme au motif de la critique de l’idéalisme, exprimé dès 1931 (cf. « Actualité de la philosophie », op. cit.). Dans les discussions de 1932, Adorno déterminait l’idéalisme comme suit : « Ce n’est pas le commencement des phénomènes spirituels qui est idéaliste, mais l’interruption du questionnement en vue de déterminer où l’on peut les reconnaître [Abbrechen der Frage, wo sie erkannt werden]. » Quelques lignes plus loin, on peut lire : « L’essence de l’idéalisme est de donner un sens à tout événement » (dans GS 12, p. 380 pour les deux citations). Encyclopédie des sciences philosophiques, I : La science de la logique (trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970), § 141, Add., p. 257. 210
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que l’élaboration des concepts dépend du développement de la réalité sociale. Horkheimer fait un pas de plus : il ancre la dialectique sur le sol de la praxis, mais la considère uniquement dans l’horizon de la praxis. Adorno va tenter de corriger ce dernier travers. Faisant écho à la formule hégélienne, Horkheimer détermine la vérité comme la totalité. Mais par totalité, il comprend sans plus « une expression qui résume le savoir théorique 30 ». C’est par rapport à l’ensemble du savoir qu’on juge de la vérité d’une connaissance. Jamais, cependant, ce savoir n’est-il achevé. Il ne peut s’assurer de lui-même qu’en se poursuivant; autrement dit, en se corrigeant. C’est cela qui, toujours selon Horkheimer, caractérise l’ouverture de la dialectique. À quoi Adorno répond que cette caractéristique n’est pas assez radicale. Le problème réside dans le concept de totalité lui-même auquel, à son avis, Horkheimer n’accorde pas tout son sérieux. La totalité est un concept faux, selon Adorno. Il est le concept d’une « apparence nécessaire » forgée par la philosophie bourgeoise, bref la quintessence de l’idéologie bourgeoise et non, comme le soutient Horkheimer, le concept qui représente « notre édifice théorique en entier31 ». Adorno ajoute que le seul véritable critère de vérité que l’on ait est celui de la « dissolution des apparences », de la « négation de ce qui est faux 32 » — deux formules qui expriment l’autocorrection de la raison. Pour autant, on ne saurait réduire la théorie dialectique à la seule formulation du principe de la tension insurmontable entre la pensée et la réalité; autrement dit, à l’expression de l’activité du sujet. Adorno soutient que la tâche d’une théorie dialectique consiste à résoudre le problème suivant : d’un côté, la donation (Gegebenheit), sur laquelle on doit s’orienter pour penser, est ellemême constituée dialectiquement; de l’autre côté, la construction 30
31 32
« Discussion sur le positivisme… » (op. cit., dans GS 12), p. 490. Horkheimer veut souligner par là que son concept est dépourvu de prétention ontologique emphatique. Ibid., dans GS 12, p. 491. Ibid., dans GS 12, p. 490 pour les deux citations. 211
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dialectique demeure non contraignante tant et aussi longtemps qu’on n’en trouve pas immédiatement l’inscription dans le donné. À quoi Adorno ajoute que résoudre philosophiquement un problème n’est pas lui trouver une solution, mais en montrer les racines, le montrer pour le problème qu’il est et, par là, le dissoudre comme problème. Il souligne que cela n’équivaut pas à le rejeter comme un faux problème, comme le fait selon lui Horkheimer. Adorno distingue ainsi deux conceptions du problème. Suivant la conception ordinaire du problème, la solution viendra soit, dans le cas d’un problème théorique, enrichir un savoir, soit, dans le cas d’un problème pratique, améliorer une pratique. Mais la forme du problème philosophique se distingue de la forme ordinaire du problème. La question suivante se pose dont l’élucidation appelle l’élaboration d’une théorie dialectique : comment parvenir à connaître le donné si le seul moyen de parvenir à le connaître est de se référer à ce qui n’est pas simplement donné, mais construit33? Le principe d’une logique matérielle consiste à dire qu’un lien de dépendance sémantique lie certains concepts entre eux. Cela signifie en somme qu’en invoquer un, c’est en invoquer implicitement certains autres, c’est-à-dire qu’on ne peut en comprendre certains sans en comprendre aussi d’autres, puisque leur sens est interdépendant. Par exemple, il est difficile de comprendre le concept de sujet sans celui d’objet; de même, il apparaît impossible de comprendre le concept d’apparence, sans comprendre aussi le concept d’essence. Cela signifie aussi que lorsqu’un de ces concepts pose problème, on devra recourir aux autres pour se l’expliquer. Toujours selon les principes d’une logique matérielle, on ne construit pas un problème; non, il survient au détour d’une 33
Cf. « Discussion sur la dialectique » (op. cit., dans GS 12), p. 528 sq., et « Discussion sur le matérialisme et le positivisme » (op. cit., dans GS 12), p. 479 sq. Dès 1931, Adorno prend l’énigme pour modèle du problème philosophique. La particularité de l’énigme est qu’elle se dissout comme problème sitôt qu’on en découvre la clef (cf. « Actualité de la philosophie », op. cit., p. 163). 212
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interprétation et se pose à nous jusqu’à ce qu’on y trouve une réponse satisfaisante. Il faut donc que le problème que formule Adorno apparaisse comme le problème qui se pose à la théorie dialectique. Il faut que ce soit ces concepts-là (sujet, objet, donation, construction, vérité, apparence, totalité, et ainsi de suite) qui permettent d’élaborer la théorie dialectique et aucun autre. Par conséquent, Adorno doit convaincre Horkheimer que ce qu’il cherche est véritablement la solution à ce problème; mieux : que sous ses formulations trop générales et ses tentatives infructueuses, c’est bien ce problème-là qui taraude Horkheimer. Ici encore, l’histoire entre en scène. Après deux années passées à Oxford à essayer en vain d’obtenir un doctorat et le droit d’enseigner, Adorno rejoint en 1938 les membres de l’Institut installés depuis 1934 à New York. Comme bon nombre de juifs européens, Adorno finit par entrer dans le port de la métropole pour apercevoir, fasciné, le skyline de Manhattan. Il s’installe et goûte une première fois à la vie trépidante de ces Américains qui rêvent de succès économique. À New York, Adorno découvre une société libérale enfin sortie de la récession. Depuis sa perspective marxienne, la période d’expansion fulgurante dans laquelle entre alors l’économie américaine correspond à un nouvel essor du principe d’échange. L’étau de l’objectivation se ressert sur les consciences américaines. Depuis sa perspective de représentant de la haute culture européenne, cependant, cette nouvelle phase d’expansion prend une signification toute particulière. Elle correspond au moment de l’autonomisation de la raison instrumentale. Jusqu’alors le savoir avait servi les plus hautes aspirations; il avait été mis au service de l’émancipation de l’individu. Du moins, tel était la visée des Lumières. Les idéaux modernes ont en effet motivé la quête de connaissance, l’instauration de la société libérale et la formation de sa culture. Mais libéré du joug de la haute culture, le savoir allait pouvoir s’étendre à toutes les sphères d’activité, s’adapter aux usages et être utilisé à toutes les fins. Il n’y avait donc pas de contradiction entre le savoir et la barbarie des troupes de choc de Hitler. En fait, celle-ci résultait comme une conséquence quasi logique du projet des Lumières (Aufklärung). Le célèbre constat rapporté dans 213
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Dialektik der Aufklärung est accablant : l’essor des Lumières se solde par leur autodestruction34. En arrivant en 1941 à Pacific Palissades, faubourg de Los Angeles, Adorno se retrouve en plein centre névralgique de l’industrie culturelle américaine. Sous son regard se confirme pour l’ensemble de la sphère culturelle les idées qu’il développait au cours des années 1930 dans ses écrits de sociologie de la musique35. La planification dont avaient rêvé les marxistes était devenue réalité, mais elle était alors entièrement mise au service de la reproduction du système libéral et ce, par un procédé tout simple : la marchandisation de masse de la culture. Dans l’Europe qu’avait connue Adorno, la sphère culturelle était le lieu où s’exprimaient la souffrance et les aspirations humaines (au bonheur, à la liberté, à la fraternité), mais aussi la délicatesse des sentiments, la puissance des passions, la noblesse de l’esprit humain et de ses quêtes. Mais, comme il le rapporte dans le chapitre sur la production industrielle des biens culturels de Dialektik der Aufklärung, « le fait de croire que la barbarie de l’industrie culturelle est une conséquence du retard culturel, du décalage entre la conscience américaine et le développement de la technologie, est une profonde erreur. L’Europe préfasciste n’a pas su suivre la tendance conduisant vers une monopolisation de la culture. C’est à un tel retard que l’esprit devait justement un reste d’autonomie, ses derniers représentants et le fait même d’exister en dépit de l’oppression36 ». Selon son diagnostic, la 34 35
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Horkheimer et Adorno, La dialectique de la Raison (trad. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974), p. 15. Dans Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute (1938), premier texte qu’il rédige en sol américain, Adorno écrit : « L’ensemble de la vie musicale contemporaine est dominé par la forme de la marchandise : les derniers vestiges précapitalistes ont disparu » (trad. C. David, Paris, Allia, 2003, p. 28). La dialectique de la Raison, op. cit., p. 141. Revenant en 1969 sur ses années d’exil, Adorno présente en ces termes l’effet de la rencontre avec la société américaine : « C’est en Amérique que je perdis ma foi naïve en la culture, et devint capable de voir celle-ci de l’extérieur. Je préciserai en ceci : en dépit de toute critique sociale, et de la pleine conscience que j’avais du primat de l’économie, l’importance absolue de l’esprit avait toujours été pour moi 214
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marchandisation de l’art procédait d’une série de formatages permettant au matériau d’être transformé en biens, pouvant ensuite être consommés. À quoi s’ajoutaient les moyens industriels permettant leur production et leur distribution à grande échelle. Ainsi s’ouvrait l’ère du divertissement37.
37
quelque chose qui allait de soi » (« Recherches expérimentales aux ÉtatsUnis », dans Modèles critiques, trad. M. Jimenez et É. Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 297). Prenant le contre-pied de l’interprétation voulant qu’en bon mandarin de la haute culture allemande, Adorno ait considéré de loin, et avec un certain mépris, la société américaine, David Jenemann montre admirablement dans Adorno in America (Minneapolis/London, University of Minnesota Press, 2007) à quel point Adorno était impliqué non seulement dans les milieux de la recherche empirique aux États-Unis, mais encore directement dans le milieu de l’industrie culturelle. Il montre notamment comment le Princeton Radio Research Project, dirigé par Paul Lazarfeld et dont Adorno était l’un des principaux collaborateurs, a contribué à façonner l’industrie radiophonique (cf. ch. 2). Il présente en outre un important projet de film auquel Adorno a travaillé avec Horkheimer, qui permit aux deux hommes d’acquérir une connaissance de toute première main des milieux de la production hollywoodienne (cf. ch. 3). Dans Selbstrachtung aus der Ferne. Tocqueville, Weber und Adorno in den Vereinigten Staaten, Claus Offe remarque que, contrairement à ses deux illustres prédécesseurs européens, Adorno n’a pas tant enquêté sur les États-Unis que fait de la recherche aux États-Unis et ce, en tant qu’Européen naturalisé, en tant que juif allemand rescapé du régime nazi et en tant que fier et reconnaissant citoyen américain tout à la fois (Adorno-Vorlesungen 2003, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2004, p. 91 sq.). Adorno n’a donc pas simplement séjourné aux États-Unis, il s’y est établi et y a poursuivi son œuvre critique. Cela vient confirmer l’idée selon laquelle, loin de s’être tenu en retrait de la société américaine et d’avoir ruminé des considérations intempestives, Adorno s’y est vivement intéressé. Il a directement et de bien des façons été confronté aux réalités politiques; ses activités ont été suivies par le F.B.I.; il a même dû pratiquer l’autocensure pour éviter d’être associé aux communistes (par l’intermédiaire de Hans Eisler). Il n’a donc pas étudié la société américaine en tant qu’observateur étranger, mais il en a éprouvé, certes avec une sensibilité particulière, les structures et institutions, les paradoxes et les tensions durant près de onze années. Autrement dit, l’objet de sa critique est naturellement devenu pour lui la réalité de la vie dans la société américaine et, en particulier, comme cela devient tout à fait manifeste dans les Minima moralia, le poids que ses dynamiques font peser sur l’individu. C’est pourquoi la formule de Martin Jay, celle d’un exil permanent, qui exprime de façon hyperbolique la 215
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Le cœur du problème, c’est la réification de la conscience. La réification procède de l’objectivation, un phénomène fort simple que d’aucuns qualifieraient d’inclination naturelle de l’esprit humain. Les marxistes, les pragmatistes et les théoriciens de l’École de Francfort considèrent pour leur part que nos capacités d’objectivation sont le résultat d’un long processus de formation de l’esprit humain, certaines dispositions naturelles aidant. Par objectivation, on désigne au départ simplement notre capacité à former des représentations. En langage kantien, l’objectivation est le travail de l’entendement. Celui-ci saisit ce qui est donné dans l’intuition (le divers sensible) dans une représentation conceptuelle (qui agit comme une règle de synthèse). L’objectivation confère aux choses une certaine densité qui nous les rend donc disponibles. À partir du moment où une représentation conceptuelle est formée, on peut en faire usage, pour communiquer, par exemple. Mais une fois qu’on a la représentation, on se trouve en quelque sorte pris avec. Car, pour s’en défaire, pour la corriger, voire simplement pour la peaufiner, on doit en briser le sceau. Or, pour se former une représentation de quoi que ce soit, il faut fournir un effort. Et pour briser le sceau d’une représentation, il faut fournir un nouvel effort. Mais il y a plus. Car pour y parvenir, il faut encore disposer des outils nécessaires. Et ce n’est qu’au moyen de concepts qu’on peut arriver à corriger un concept. Les choses se compliquent encore lorsqu’on aperçoit que les représentations conceptuelles ne viennent jamais seules; elles sont toujours inscrites dans des pratiques. On ne peut donc combattre les représentations sans combattre les pratiques et l’attrait — voire souvent la nécessité — économique qu’il y a à adhérer aux position du critique, correspond mieux à la posture intellectuelle d’Adorno (Permanent Exiles. Essays on the Intellectual Migration from Germany to America, New York, Columbia University Press, 1985). D’ailleurs, après son retour à Francfort en 1949, c’est plutôt l’Allemagne de la reconstruction qui devient son principal sujet de préoccupation. On voit alors d’ailleurs ses considérations sur les États-Unis se modifier en profondeur (cf. en particulier, Adorno, « Recherches expérimentales aux États-Unis », op. cit.).
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représentations qui leur sont liées. Pour atteindre le succès économique, les agents de la société libérale qu’Adorno a sous les yeux (et dont il devient lui-même un représentant) doivent se former à des pratiques dont les finalités leur échappent, en espérant que ces mêmes pratiques leur seront bénéfiques. C’est pourquoi il défend qu’une théorie critique de la société doit mettre en évidence les mécanismes sociaux qui permettent la perpétuation de la réification et nous donner ainsi les outils qui permettraient d’y échapper et de poursuivre nos propres finalités. Aux yeux d’Adorno, l’industrie culturelle incarne la force de pénétration universelle du principe d’échange. Aucun domaine de la vie n’est plus épargné par les puissances réifiantes. Les marchands de rêves s’attaquent même aux idéaux humains — aux mêmes idéaux qui, selon le jeune Marx, étaient formulés sous une forme fausse dans la philosophie et qu’il s’agissait pour lui de réaliser. C’est pourquoi une théorie critique fondée sur le modèle de la critique de l’économie politique ne convient plus. Le besoin se fait sentir d’une autocritique de la raison qui s’appuie sur une physionomie des formes de vie capitalistes, laquelle permettrait de mettre en évidence l’empreinte des rouages de la société capitaliste sur les formes déterminantes de l’agir38. C’est aussi pourquoi une 38
Cf. Axel Honneth, « Eine Physionomie der kapitalistischen Lebensform. Skizze der Gesellschaftstheorie Adornos » (dans Dialektik der Freiheit. Adorno Frankfurter Konferenz 2003, Frankfurt a./M., Suhrkamp, 2005). Dans ce brillant et rare essai sur la théorie sociale d’Adorno, Axel Honneth distingue trois couches dans l’analyse adornienne de la société. La première consiste en une interprétation de la genèse de la seconde nature que constituent les rapports chosifiés de la vie dans la société capitaliste (cf. « Actualité de la philosophie », op. cit.). La deuxième consiste en une physionomie des formes de vie capitalistes. Le concept de physionomie est ici directement emprunté à Adorno (cf. par exemple, Mahler. Une physionomie musicale, trad. J.-L. Leleu et T. Leydenbach, Paris Minuit, 1976). Comme le relève Honneth (op. cit.), il ajoute au concept d’interprétation la nuance selon laquelle l’activité de l’esprit se reflète aussi dans les gestes et mimiques, dans la corporalité de l’être humain (p. 178; je traduis). Il s’agit donc d’interpréter les « figures d’agir déterminantes de la réalité sociale de façon à ce qu’elles apparaissent comme les expressions de la forme de vie capitaliste qui pénètrent jusqu’à la corporalité et les gestes des acteurs » (p. 167). La troisième couche consiste en un effort pour garder en éveil la conscience de la possibilité de 217
Pierre-François Noppen
description in abstracto des processus rationnels ne suffit plus : elle ne permettrait pas de rendre compte de nos capacités réelles à surmonter la réification. La théorie dialectique doit fournir le (ou les) modèle(s) du processus qui permet de surmonter la réification, en somme, le modèle du processus d’autocorrection. Son mouvement est double : elle doit, d’une part, prendre ainsi appui sur l’interprétation des figures dominantes de la rationalité pour déceler le potentiel d’autocorrection. D’autre part, elle doit, dans un mouvement à sens inverse, tester les modèles de rationalité sur la réalité sociale et discerner leur ancrage social et historique; elle est en ce sens une critique des conceptions dominantes de la rationalité39. Alors seulement la théorie dialectique, telle que la conçoit Adorno, apparaît-elle comme un élément de critique sociale.
* Certes, Horkheimer partage avec Adorno le diagnostic de l’autodestruction de la raison et bon nombre de conceptions corollaires; il a d’ailleurs consacré un second ouvrage à ce thème (Eclipse of Reason). Pour autant, il ne se rallie pas à Adorno sur l’orientation à donner à la théorie dialectique. Les réserves que Horkheimer émet en 1946, lors du dernier de leurs échanges rapportés dans les œuvres de Horkheimer, ne témoignent plus tant de son désaccord que de sa perplexité devant la tâche titanesque qu’Adorno se propose d’entreprendre. En effet, plus encore qu’une critique des concepts à haute teneur spéculative de la philosophie hégélienne, ce dernier propose une critique de tous les concepts susceptibles de concourir à décrire l’état jugé maladif de la raison40. La difficulté du projet — formulé d’ailleurs à partir de la question de la possibilité même d’une théorie dialectique — se
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transformer la réalité réifiée, alors que les mécanismes sociaux pénètrent l’être humain jusqu’à inhiber certains réflexes sensoriels de résistance. La théorie dialectique met à l’épreuve autant la pertinence (fonction sociale) des conceptions de la rationalité que leur justesse. En fait, celle-ci apparaît inextricablement liée à celle-là. Cf. « Sauvetage des Lumières… » (op. cit., dans GS 12), p. 600 sq. 218
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reflète dans l’hermétisme devenu légendaire qu’on attribue aux œuvres qui en sont issues. Je termine sur trois remarques critiques. (1) En même temps qu’il affirme que les concepts de donation, de construction, de sujet, d’objet, de raison, etc., dépendent les uns des autres et, par suite, que le projet d’une théorie dialectique est inextricablement lié à eux, Adorno affirme qu’on ne peut supposer la totalité qui garantirait que seuls ces concepts sont appropriés pour développer une théorie dialectique. Par conséquent, la question de savoir si une meilleure description des processus cognitifs et, en particulier, de l’activité critique d’autocorrection est possible, demeure en principe ouverte. (2) Si le sens des concepts est lié à des pratiques inscrites dans une réalité sociale et portées par des conditions matérielles, alors une fois ces pratiques et ces déterminants matériels évanouis, que reste-t-il? Comment comprendre qu’Adorno et quelques autres compatriotes exilés demeurent les seuls à incarner ces pratiques (réflexives, philosophiques, culturelles)? (3) Pour apprécier la théorie dialectique d’Adorno, il faut encore, en vertu du principe de cette théorie, prendre en compte notre situation historique ou plus précisément notre rapport, lui aussi historiquement déterminé, à la théorie adornienne. Comment s’expliquer l’optimisme adornien? Au premier regard, il semble qu’Adorno, qu’on dit parfois encore notre contemporain, ne puisse apparaître à qui n’a pas sa formation et ne chérit pas comme lui sa culture, à qui ne trouverait sans doute pas en elle la force de s’élever dans l’exil en ultime rempart devant les assauts systématiques perpétrés sur elle, il semble donc qu’il ne puisse nous apparaître autrement que comme un penseur pessimiste. C’est que convaincu du péril, il reste attaché à cette culture dont s’enorgueillissait une civilisation qui, à nombre d’entre nous, semble aujourd’hui révolue. Mais alors, comment expliquer que, ce faisant, en réalité, nous nous trouvions partager l’étonnement et les réserves déjà exprimés par Max Horkheimer, ainsi que par la plupart de ses contemporains, à l’égard ses travaux?
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Présentation des auteurs Martine BÉLAND détient un doctorat en philosophie de l’EHESS (Paris). Elle est chercheur associée au Centre canadien d’études allemandes et européennes de l’Université de Montréal et professeur de philosophie au Collège Édouard-Montpetit. Ses recherches portent sur Nietzsche et sur la réception de sa pensée dans l’espace culturel germanophone. Elle a publié des articles sur Nietzsche, Heidegger et Jünger, et prépare un ouvrage sur la philosophie du jeune Nietzsche. Alain DENEAULT est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Paris-VIII. Il anime le Collectif Ressources d’Afrique et est actuellement chercheur-enseignant en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Mathieu DENIS détient un diplôme de troisième cycle du Centre d’études germaniques de Strasbourg et un doctorat en histoire de l’Université Humboldt de Berlin. Il a publié divers articles sur l’Allemagne contemporaine et est l’auteur de Jacques-Victor Morin : syndicaliste et éducateur populaire (VLB, 2003). Il collabore avec Robert Salais à une histoire du chômage en Allemagne. Myrtô DUTRISAC est chercheur postdoctoral au Centre canadien d’études allemandes et européennes de l’Université de Montréal. Elle a complété un doctorat en science politique. Ses recherches et publications portent sur les liens entre la philosophie politique, l’écriture et la littérature, sur la construction des œuvres de pensée et sur la question de la responsabilité des intellectuels. Elle s’intéresse présentement à la question du politique dans l’œuvre de Thomas Mann. Kavin HÉBERT est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de Montréal. Il est chercheur associé au Centre canadien d’études allemandes et européennes de l’Université de Montréal et professeur de sociologie au Cégep de Sherbrooke. Ses champs de recherche couvrent la théorie sociologique, la
Présentation des auteurs
sociologie politique et l’histoire de l’Allemagne contemporaine, et ses travaux portent sur la démocratisation de la culture politique allemande sous la république de Weimar et la République fédérale allemande. Ève LAMOUREUX est spécialiste de l’analyse des rapports entre art et politique. Son mémoire de maîtrise porte sur Bertolt Brecht et sa conception de l’art engagé. Son doctorat explore les contours de l’engagement actuel chez les artistes en arts visuels du Québec. Elle est chargée de cours au Département de science politique de l’Université Laval. Pierre-François NOPPEN est chercheur postdoctoral au Département de philosophie de l’Université de Montréal et chercheur invité à l’Université de Chicago. Après avoir fait des études en Allemagne (FU-Berlin) et complété un doctorat en France (Paris-Sorbonne), il poursuit ses recherches sur la philosophie européenne des XIXe et XXe siècles et, en particulier, sur la théorie critique, la théorie dialectique et l’herméneutique philosophique. Ses recherches postdoctorales portent sur la question de l’ancrage social et historique des concepts. Jason ROBERTS a fait des études en littérature française et en philosophie avant de se tourner vers le cinéma. Artiste visuel dès son jeune âge, il se consacre depuis 2000 à la réalisation d’une série de long-métrages de fiction expérimentale portant sur le Québec et une variété de thématiques dont le suicide, le fascisme, l’hermaphrodisme et la religion. Il réalise maintenant un projet de science fiction sous la forme d’un triptyque cinématographique inspiré des théories et de l’esthétisme de Georges Bataille. Christian ROY détient un doctorat en histoire de l’Université McGill. Il a été Hoover Fellow in Applied Ethics au Centrum voor economie en ethiek (Université catholique de Louvain) à titre de spécialiste du personnalisme français. Traducteur de plusieurs langues, il participe à l’édition française des œuvres de jeunesse allemandes de Paul Tillich (coédition P.U.L./Cerf/Labor et Fides). Outre de nombreux articles, il a publié les ouvrages Traditional Festivals. A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005) et
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Présentation des auteurs
Alexandre Marc et la Jeune Europe 1904-1934 (Presses d’Europe, 1999). Il est membre du Conseil d’administration de la Fonderie Darling, centre d’art contemporain du Vieux-Montréal (). Augustin SIMARD est professeur adjoint au Département de science politique de l’Université de Montréal où il enseigne la pensée politique. Ses principaux intérêts de recherche se regroupent autour des idées politiques et de la théorie constitutionnelle en France et en Allemagne. Il a terminé un manuscrit sur l’antinomie légalité-légitimité dans les débats doctrinaux de la république de Weimar (éd. de la MSH, à paraître en 2009) et s’attache présentement à un travail portant sur le problème de la « sauvegarde de la constitution » (Verfassungsschutz) dans une perspective comparative.
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Remerciements Nous tenons à remercier le Centre canadien d’études allemandes et européennes de l’Université de Montréal pour l’appui et l’encadrement qu’il nous a offert. Nous adressons des remerciements particuliers à Philippe Despoix pour ses précieux commentaires, ainsi qu’à Augustin Simard pour l’aide fournie pour les demandes de subvention et pour sa participation à l’organisation des activités de recherche ayant mené à la préparation de cet ouvrage. Nous remercions aussi Nicolas Humbert de nous avoir donné l’autorisation de reproduire les photographies issues de la collection de Max Mohr. Enfin, des remerciements sont adressés au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ainsi qu’au Centre d’études et de recherches internationales et au Département de philosophie de l’Université de Montréal pour leur appui lors de la préparation de ce manuscrit.
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Table des matières Martine BÉLAND et Myrtô DUTRISAC Introduction. Weimar et au-delà. Constructions d’un régime intellectuel .......................................................................................................5 Alain DENEAULT Une Denkbildung déchaînée sous la république de Weimar ...................19
Partie I : Portraits Martine BÉLAND La baïonnette, la plume et le marteau. Ernst Jünger, figure de l’intellectuel formé au combat ...................................................................29 Ève L AMOUREUX Bertolt Brecht : un artiste engagé dans la révolution .............................51 Augustin SIMARD Portrait du légiste en militant. L’engagement des constitutionnalistes dans une « république sans républicains » ............73 Myrtô DUTRISAC Thomas Mann et la république de Weimar. Le passage du mythe à la raison .........................................................................................................97 Jason ROBERTS Der Januskopf : un double visage du cinéma weimarien.......................119
Partie II : Exils Christian ROY L’esprit comme migration dans les écrits autobiographiques de Paul Tillich ..................................................................................................135
Kavin HÉBERT Exil et solidarité. Karl Mannheim, témoin de la scène intellectuelle allemande ....................................................................................................151 Mathieu DENIS « Je ne sais plus rien de la politique ». La correspondance de Shanghai de Max Mohr (1934-1937) .....................................................169 Pierre-François NOPPEN Entre continuité et rupture. L’Institut für Sozialforschung en exil et le projet d’une dialectique ....................................................................197
Présentation des auteurs ...........................................................................221 Remerciements...........................................................................................224
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Collection P en sée a lleman de et europ éenn e Presses d e l’Un iver sité Lav al, Qu éb ec - Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, traduction et présentation par Michel Coutu et Dominique Leydet avec la collaboration de Guy Rocher et d’Elke Winter, Québec, Presses de l’Université Laval / Paris, Cerf, 2001. - Elke Winter, Max Weber et les relations ethniques. Du refus du biologisme racial à l’État multinational, suivi de Le débat sur « race et société » au Premier Congrès des sociologues allemands (1910), traduit par Vanessa Wilkening et Elke Winter, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004. - Michel Coutu, Guy Rocher (dir.), La légitimité de l’État et du droit. Autour de Max Weber, Québec, Presses de l’Université Laval / Paris, LGDJ, 2006. - Philippe Despoix, Peter Schöttler (dir.), Siegfried Kracauer. Penseur de l’histoire, Québec, Presses de l’Université Laval / Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006. - Pierre Gendron, La modernité religieuse dans la pensée sociologique. Ernst Troeltsch et Max Weber, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006. - Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, présentation par Alain Deneault, Québec, Presses de l’Université Laval / Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006. - Jeffrey Reid, L’anti-romantique. Hegel contre le romantisme ironique, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007. - Georg Simmel, Esthétique sociologique, présentation par Philippe Marty, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme / Québec, Presses de l’Université Laval, 2007. - Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, textes choisis et présentés par Philippe Despoix, traduits de l’allemand par Sabine Cornille, nouvelle édition, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme / Québec, Presses de l’Université Laval, 2008.