t emp s , e space e t moder ni t é s Mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin
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t emp s , e space e t moder ni t é s Mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin
t emp s , e space e t moder ni t é s Mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin
S ous la direction de
Brigit te C aulier et Y van Rousseau
Géographie histor ique
Collection fondée par Serge Courville codirigée par Donald Fyson et Y van Rousseau
La collection « Géographie historique » regroupe des scientifiques reconnus et accueille tous les chercheurs préoccupés de donner une dimension spatiale à leurs analyses historiques, quelle que soit leur discipline. Elle rassemble des textes destinés à donner ses fondements à la géographie historique québécoise et à faire connaître l’expérience et l’espace québécois.
Titres parus La Cartographie au Québec, 1760-1840, par Claude Boudreau, 1994. Introduction à la géographie historique, par Serge Courville, 1995. Espace et culture / Space and Culture, sous la direction de Serge Courville et Normand Séguin, 1995. La Sidérurgie dans le monde rural : les hauts fourneaux du Québec au xix e siècle, par René H ardy, 1995. Peuplement et dynamique migratoire au Saguenay, 1840-1960, par Marc St-H ilaire, 1996. Le Coût du sol au Québec, par Serge Courville et Normand Séguin, 1996. Naviguer le Saint-Laurent à la fin du xix e siècle. Une étude de la batellerie du port de Québec, par France Normand, 1997. La Bourgeoisie marchande en milieu rural (1720-1840), par Claude P ronovost, 1998. Paysage, mythe et territorialité : Charlevoix au xix e siècle. Pour une nouvelle approche du paysage, par Lynda Villeneuve, 1998. À la façon du temps présent. Trois siècles d’architecture populaire, par Paul-Louis Martin, 1999. Les Idéologies de développement régional. Le cas de la Mauricie 1850-1950, par René Verrette, 1999. Jacques Rousseau 1905-1970, curriculum-anthologie-témoignages, bibliographie, par Camille L averdière et Nicole Carette, 1999. Le Québec, genèses et mutations du territoire, par Serge Courville, 2000. Petits Pays et grands ensembles : les articulations du monde rural au xix e siècle. L’exemple du lac Saint-Pierre, par Jocelyn Morneau, 2000. Les Cent-îles du lac Saint-Pierre, par Rodolphe De Koninck, 2000. Le Mariage dans la vallée du Haut-Richelieu au xx e siècle, par Martine Tremblay, 2001. Place, culture and identity. Essays in Historical Geography, in Honour of Alan R. H. Baker , Edited by Iain S. Black and Robin A. Butlin, 2001. L’État et le changement agricole dans Charlevoix, 1850-1950, par Normand Perron, 2003. Marshlands : Four Centuries of Environmental Change on the Shores of the St. Lawrence, par Matthew G. H atvany, 2003.
Les Territoires de l’entreprise / The Territories of Business, sous la direction de Claude Bellavance et Pierre L anthier , 2004. Entre empire et nation. Les représentations de la ville de Québec et de ses environs, 1760-1833, par Alain Parent, 2005. Québec-Wallonie : dynamiques des espaces et expériences francophones, sous la direction de Brigitte Caulier et Luc Courtois, 2006. Industrie laitière et transformation agraire au Saguenay-Lac-Saint-Jean, 1870-1950, par Régis Thibeault, 2008 Temps, espace et modernités : Mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin, sous la direction de Brigitte Caulier et Yvan Rousseau, 2009. Hors collect ion Paroisses et municipalités de la région de Montréal au xix e siècle (1825-1861), sous la direction de Serge Courville, avec la collaboration de Jacques Crochetière, Philippe Desaulniers et Johanne Noël , 1988. Entre ville et campagne : l’essor du village dans les seigneuries du Bas-Canada, par Serge Courville, 1990.
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et du ministère de la Culture et des Communications du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives C anada Vedette principale au titre :
Temps, espace et modernités : mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin
(Géographie historique) Textes présentés lors d’un colloque international organisé par le Centre interuniversitaire d’études québécoises et tenu à Saint-Alexis-des-Monts du 7 au 9 mars 2007.
Comprend des réf. bibliogr. Comprend du texte en anglais.
ISBN 978-2-7637-8805-0
1. Modernité - Congrès. 2. Espace et temps - Aspect social - Congrès. 3. Changement social - Congrès. 4. Géographie historique - Congrès. 5. Territorialité humaine - Congrès. 6. Histoire moderne et contemporaine - Congrès. I. Caulier, Brigitte, 1957- . II. Rousseau, Yvan, 1959- . III. Courville, Serge, 1943- . IV. Séguin, Normand, 1944- . V. Centre interuniversitaire d’études québécoises. VI. Collection. CB428.T45 2008
909.83
C2008-941566-3
Direction artistique Émilie Lapierre Pintal Mise en page Amélie Saindon et Émilie Lapierre Pintal Révision linguistique en français Solange Deschênes Révision linguistique en anglais Steven Watt Sources iconographiques de la couverture 1 3 4
8 7
2 5 6
1 Famille Jean-Baptiste Boisvert et Marcelline Lambert, 1900, [détail], collection privée, Michel Boisvert, Québec. 2 Neige fondante, rue Sherbrooke Ouest à Montréal, 16 mars 1938, [détail], Centre de Montréal de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, P48, S1, P2770. 3 Épicerie Cantin & frères, 271, rue Saint-Joseph à Québec, vers 1915, [détail], Archives de la Ville de Québec ; collection iconographique, cote 11240. 4 Police Municipale de la Cité de Québec, 10 novembre 1896 / Livernois, [détail], Archives de la Ville de Québec ; collection iconographique, cote 10708. 5 Conrad Poirier, 1939, [détail], Centre de Montréal de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, P48, S1, P4306. 6 Esquisse géologique et minéraux utiles de la Province de Québec, [détail], n. p, Denis. 7 Le Château Turcotte, [détail], Archives nationales du Canada, Alexander Henderson, C-19389. 8 Escalier du Faubourg, Québec, [détail], Archives nationales du Québec. Photo : Philippe Gingras (1863-1952), P585,D14,P13.
© Les Presses de l’Université Laval, 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada. Dépôt légal (Québec et Canada), 1er trimestre 2009 ISBN 78-2-7637-8805-0
Table
de s mat ière s
Introduction 1
L a modernité en perspectives Yvan Rousseau et Brigitte Caulier première partie
7
L a culture moderne Fondements, origines et mutations
9
Regards sur les termes « moderne », «modernité », «modernisation »
Hubert Watelet
23 Le paradoxe de la modernité et l’avenir de la culture Serge Cantin
37 Postmodernité, sciences sociales et géographie Georges Benko deuxième partie
55 Famille, cycles de vie et modernité 57 Succession, pratiques d’écriture et individualisation
de la famille au xviii e siècle Une approche culturelle du rapport entre droit et modernité Jean-Philippe Garneau
69 Patriarchy and the Hidden Realms of Women’s Agency Nancy Christie
83 Le collège québécois
Réflexions sur la porosité d’un espace traditionnel Ollivier Hubert
Table de s matière s
x
93 Contrôler la vie et la mort ?
Réflexions sur les acquis de la transition démographique Danielle Gauvreau
107 Transition démographique et mise au travail des enfants
dans la ville de Québec à la fin du xix e siècle
Richard Marcoux avec la collaboration de Marie-Eve Harton
121 L’allongement de la jeunesse :
un phénomène contemporain ? Le cas des cohortes québécoises nées entre 1922 et 1981 Charles Fleury troisième partie
137 Communautés, développement et modernités 139 Seeing Pioneers as Modern
Rural Upper Canadians Go Shopping Douglas McCalla
151 Au-delà de l’espace ou en deçà du temps ?
Les stratégies d’adaptation sociosanitaires des « pionniers » modernes en Abitibi-Témiscamingue (Québec), 1932-1952 Johanne Daigle
165 Modernité, transformations économiques
et territoire dans le monde alpin (xviii e -xx e siècles) Des perceptions changeantes Luigi Lorenzetti
177 Mutations agricoles, marchés immobiliers,
stratégies familiales Une comparaison Hesbaye, pays de Herve, Ardenne de 1750 à 1900 Paul Servais
191 L’appropriation de la modernité
L’électricité dans les bidonvilles de Mumbai Pierre Lanthier
205 Des grandes foires médiévales aux expositions universelles
Pour une typologie de lieux d’échanges et de modernité Jean-Marie Yante
Temps, espace et modernités
xi
quatrième partie
217 L’association comme vecteur de la modernité 219 Time, Space and Modernity in Leisure-Related
Voluntary Associations in France 1867-1914 The Case of Cycling Clubs Alan R. H. Baker
231 Re-modelling the Wilderness for Sport
The American Angler and the Construction of Quebec’s Modern Sport Fishery Darin Kinsey
245 L’institutionnalisation d’une pratique sportive
L’exemple du curling québécois Pierre Richard
257 Le paternalisme industriel et la gestion
des risques sociaux au Québec Le cas de la Montreal Tramways Company au début du xx e siècle Martin Petitclerc
271 Les métamorphoses de l’association à Ré (France)
Un révélateur de la modernité en milieu insulaire ? xix e siècle – Première Guerre mondiale Patricia Toucas-Truyen
283 Logiques religieuses et naissance du mouvement
communautaire dans les années 1960 et 1970 Trois-Rivières, un cas particulier Lucia Ferretti cinquième partie
295 L’État et le pouvoir 297 Construire un environnement minier
Les sciences de l’État moderne Stéphane Castonguay
311 Penser l’espace administratif pour le moderniser
L’exemple des subdélégations en Bretagne au xviiie siècle Yann Lagadec
Table de s matière s
xii
323 « Voyez aux Provinces esloingnées de la Cour... »
Enjeux spatiaux de la construction monarchique française (xvie -xviiie siècles) Philippe Hamon
335 La migration administrative au xix e siècle
Réflexion à partir du cas français Jean Le Bihan
347 Le glossaire étymologique du picard
de Jean-Baptiste Jouancoux Mémoire de la langue française et de l’histoire de la grande Picardie Diane Gervais et Serge Lusignan sixième partie
359 Les territoires de la chré tienté 361 The Secularization Problem in Canadian History
The Return of a Paradigm Michael Gauvreau
373 De la « civilisation paroissiale » à la paroisse urbaine
Réflexions préliminaires Gilles Routhier
387 Gestion du temps, gestion de l’espace et modernité
dans le catholicisme L’exemple de l’Afrique subsaharienne Claude Prudhomme
401 Les Églises chrétiennes et l’espace européen
Interrogations et engagements depuis les années 1970
Bernard Delpal
Temps, espace et modernités
xiii
septième partie
415 L a construction des paysages modernes 417 Paysage, territoire et modernité
Le Canada romantique, de Chateaubriand à Théodore Pavie (1791-1829) Jacques-Guy Petit
431 Tradition et modernité dans les rapports
à l’espace maritime Les représentations du golfe du Saint-Laurent à travers les récits de naufrage (1860-1900) France Normand
443 L’espace wallon à travers la bande dessinée
Réalités et perceptions de la « modernité » (1945-2005) Luc Courtois
459 Conclusions 461 Putting my Thoughts on “Temps, espaces et modernités”
into Place
Brian S. Osborne
469 Vous avez dit : modernités ? Alain Croix
475 Hommages 477 Autour de Courville : ses étudiants John Willis
485 De l’espace et du temps… Sherry Olson
489 L’interdisciplinarité comme projet intellectuel
Sur les traces d’un scientifique et d’un bâtisseur Claude Bellavance
495 Un parcours d’historien : Normand Séguin Jean-Claude Robert
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I n t roduc t ion
L a m o de r nit é en pe r spectives Yvan Rousseau et Brigitte Caulier
À l’automne 1994, le Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ) tenait à Québec son colloque fondateur. Les chercheurs de plusieurs disciplines et de traditions universitaires variées y ont confronté les concepts d’« espace » et de « culture » pour penser « les rapports à l’espace et dans l’espace » comme une dimension constitutive de la culture. Dans leur présentation des actes de ce colloque, le géographe Serge Courville et l’historien Normand Séguin évoquaient l’épaisseur historique des changements survenus dans cette territorialité des cultures, dont la « crise de la modernité », définie comme l’une des manifestations les plus actuelles : « En “déterritorialisant” la culture, écrivaient-ils, cette crise est venue perturber le sens des rapports à l’espace et des projets qui, autrefois portés par des récits, fondaient le territoire 1. » Les chercheurs ont voulu revenir sur ce questionnement lors du deuxième colloque international du CIEQ qui s’est tenu en mars 2007. Cet exercice a permis, d’une part, d’éprouver la fécondité d’une lecture du changement culturel intégrant les perspectives du temps et de l’espace et, d’autre part, de contribuer, par la comparaison des points de vue,
1.
Serge Courville et Normand Séguin (dir.), Espace et culture / Space and Culture, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 2.
2
I n troduc tion
des expertises et des résultats de recherche, à la compréhension des fondements spatiotemporels de la modernité dans ses évolutions tant récentes que plus anciennes. Les premières analyses, relayées par les médias et les opinions publiques souvent nostalgiques, ont souligné que les cultures, dans leur acception la plus large, se « déterritorialisent » en même temps que leurs cadres et leurs repères temporels sont bouleversés. Les marques de ces bouleversements des rapports au temps et à l’espace ont été abondamment décrites : culte de l’instantanéité et de la vitesse, délocalisation et « décontextualisation » des rapports sociaux, recul des solidarités territoriales au profit des grands réseaux, individualisation, perte d’attraction et remises en question des grandes utopies téléologiques. N’en faut-il pas moins relire, dans le temps, à diverses échelles et pour différentes formations sociales, les processus de changement associés à la modernité ? Ce volume, Temps, espace et modernités, témoigne de ce foisonnement. Il se veut aussi un hommage à la contribution exceptionnelle des professeurs Serge Courville et Normand Séguin, fondateurs du Centre interuniversitaire d’études québécoises. Leur projet était de doter la communauté scientifique d’un lieu intellectuel dédié à la compréhension de l’expérience historique de la société québécoise à travers l’examen de ses processus génétiques, évolutifs et spatiaux. Parce qu’elle est essentiellement mouvement et dialectique de l’ancien et du nouveau, la notion de modernité a été au cœur de la démarche des professeurs Courville et Séguin, dont l’œuvre tout entière est cimentée par cette volonté partagée de saisir le changement sociétal en faisant du temps et de l’espace des catégories d’analyse au plein sens du terme. C’est cette intention de départ, bien davantage que la valeur heuristique de l’idée de modernité, qui a motivé le choix par les organisateurs du colloque du thème « Temps, espace et modernités ». L’emploi délibéré du pluriel pour le dernier terme de la triade pavait la voie à une réflexion sur les acceptions fort diverses, les unes faisant référence à l’idée de l'avènement dans l'histoire d'une organisation du monde particulière, les autres renvoyant à « la capacité des sociétés humaines à impulser et à intégrer l’innovation technique, économique, sociale, culturelle », selon l’expression utilisée par Alain Croix 2. Le trait fondamental de la modernité est qu’elle livre la société à elle-même dans une mise en scène où elle apparaît à la fois comme son propre fondement et comme sa finalité, indépendamment de toute référence à une transcendance, fût-elle Dieu, la tradition ou la coutume. La rationalisation (technique, scientifique et industrielle), le renouvellement des modes d’exercice du pouvoir et du contrôle social, la complexité croissante des rapports sociaux et des cultures ainsi que l’émergence de l’individu ont été définis comme autant de
2.
Plus loin dans le présent volume, p. 470.
Temps, espace et modernités
3
marques de la modernité. La maîtrise du temps 3 et de l’espace, ajoutera-t-on, est au cœur de la culture moderne telle qu’elle s’est constituée depuis le xvi e siècle et renforcée depuis le xviii e. Peut-on un seul instant imaginer la révolution taylorienne sans le chronomètre ? Penser l’État contemporain sans les entreprises cadastrales des xviii e et xix e siècles d’une étonnante précision qui ont accompagné sa formation ? Et, plus près de nous, comment concevoir nos semaines, voire nos journées de travail, sans l’agenda ? La « raison » moderne, on le voit bien, est à la fois mesure du temps et bornage de l’espace… depuis l’organisation d’ensemble des sociétés jusque dans les manifestations les plus intimes de notre existence quotidienne, sans oublier le contrôle de l’homme sur la nature. La vigoureuse poussée de la mondialisation en cours – et ce n’est pas la première – rend plus que jamais actuelle et combien nécessaire cette réflexion collective sur le temps, l’espace et le changement. Les chercheurs participant au colloque étaient invités à mettre en évidence le jeu de la modernité à différentes échelles spatiotemporelles, avec ses enjeux sociétaux, ses continuités et ses ruptures. Entre le discours que tiennent les sociétés sur elles-mêmes, et les conditions réelles qui prévalent, se profilent des tensions, des contradictions (entre le principe d’universalisme et l’hétérogénéité des cultures par exemple). À tous ces points de vue, la modernité est-elle un moteur, une logique, voire une culture de civilisation particulière, ou tout simplement un mot commode servant à couvrir arbitrairement des réalités hétéroclites ? Renvoie-t-elle à une logique globale embrassant de multiples activités ou, au contraire, correspond-elle à un ensemble de pratiques disparates ? Modernité ou modernités ? Telle est la question centrale explorée dans ces actes. Elle y est examinée en variant les échelles d’analyse : de la localité aux vastes ensembles continentaux, dans la quotidienneté comme dans les grands contextes historiques, dans les manifestations aussi bien symboliques que matérielles de la vie en société, sur le plan des régulations sociales et des projets de société. Autour de sept thématiques se déclinent les 33 études retenues pour la publication. La première pose les fondements de la modernité dans des rappels théoriques et épistémologiques qui interrogent la crise de la modernité, la modernité avancée et la postmodernité. Les suivantes rassemblent des articles qui ont pour dénominateur commun de privilégier les études de cas autour de la famille et les cycles de vie ; des communautés et du développement ; de l’association comme vecteur de la modernité ; de l’État et du pouvoir ; des territoires de la chrétienté ; et enfin de la construction des paysages. L’importance accordée ici au « terrain d’enquête » n’est pas fortuite. Elle rejoint l’une des principales orientations
3.
Hubert Watelet, dir. Quatre essais sur Temps et Culture. Actes du séminaire international Temps et Culture, Québec, CIEQ, (Coll. « Cheminements conférences »), 2000. Voir le suggestif essai de Paul Servais « Temps et culture matérielle. Consommation du temps et temps de la consommation entre Seine et Rhin du xvie au xxe siècle », 9-18.
4
I n troduc tion
du CIEQ pour lequel les instruments de la pensée (théories, méthodes, concepts et notions) acquièrent leur valeur dans le contact effectif, opératoire, avec le matériau empirique soumis à l’analyse. L’ensemble des expériences relatées dans ces actes présente par ailleurs un panorama extrêmement diversifié du travail d’innovation et d’adaptation réalisé par les sociétés humaines, les communautés locales et les institutions en vue d’assurer leur pérennité. Si les modes de vie et d’organisation sociale apparus en Europe vers le xvii e siècle ont fini par exercer une inf luence plus ou moins planétaire, il reste que la question des rythmes, de la spatialité et de l’amplitude des changements offre à l’analyse un matériau d’une extraordinaire complexité. La culture moderne, comme le montrent à l’évidence les articles du recueil, prolonge toujours une histoire ancienne, celle des modernités réalisées dans le passé, en même temps qu’elle n’existe qu’enracinée concrètement dans des rapports à l’espace et dans l’espace. Et dès lors que le chercheur soumet ses réflexions à l’épreuve de l’analyse des situations concrètes et que l’on s’accorde sur le fait que la modernité est mouvement et processus, il n’existe plus une, mais bien des modernités. Le constat de la complexité de la condition moderne présente d’indéniables qualités heuristiques. Nombre de réflexions et bien d’autres pistes de recherche pourraient être évoquées ici. Mais nous laissons à Alain Croix, historien émérite de l’Université Rennes 2, et à Brian Osborne, géographe émérite de l’Université Queen’s, le soin de présenter leurs conclusions et de relancer la réflexion. Cette démarche correspond bien à l’œuvre du géographe Serge Courville et de l’historien Normand Séguin, professeurs émérites de leur université respective : l’Université Laval et l’Université du Québec à Trois-Rivières. À travers des travaux de grande envergure consacrés au Québec rural du xix e siècle, à l’urbanisation et à l’industrialisation de l’axe laurentien avec leur collègue Jean-Claude Robert, ces chercheurs ont contribué au renouvellement de l’historiographie québécoise des trente dernières années. Leur démarche qui privilégie l’interdisciplinarité est vue, autant à l’étranger qu’au Canada et au Québec, comme ambitieuse, créatrice et fédératrice de la communauté scientifique. Elle a changé notre compréhension du Québec en ancrant solidement la place de l’espace dans l’analyse des phénomènes historiques qui s’exprime pleinement dans l’Atlas historique du Québec, le projet intégrateur du Centre interuniversitaire d’études québécoises qu’ils ont fondé en 1993. Sous leur direction, le CIEQ est devenu l’un des principaux centres de recherche au Canada à se consacrer à l’histoire de la culture française en Amérique. Des collègues et d’anciens étudiants évoquent dans ce volume les carrières exceptionnelles de Serge Courville et Normand Séguin, professeurs, pédagogues et scientifiques. Nous retrouvons ces fortes personnalités dans leur parcours intellectuel comme dans leur présence à la communauté universitaire. Les plus jeunes y puiseront des repères à une complicité intellectuelle, de plus en plus rare dans l’université, où l’on vante paradoxalement le réseautage obligé.
Temps, espace et modernités
5
À l’image du travail collectif valorisé au CIEQ, le colloque et le volume qui en découle maintenant ont mobilisé tous les chercheurs dans la discussion de la thématique générale, puis le comité scientifique du CIEQ autour des codirecteurs : Claude Bellavance, Danielle Gauvreau, Sherry Olson et Marc St-Hilaire auxquels se sont joints au fil des mois Caroline Desbiens, Donald Fyson et Pierre Lanthier, ainsi que deux étudiants, Darin Kinsey et Pierre Cambon. Tous ces chercheurs ont prêté généreusement de leur temps et de leurs compétences à la préparation de l’événement. Ils ont reçu l’appui indéfectible du personnel du CIEQ, particulièrement Mireille Lehoux, alors coordonnatrice au CIEQ-UQTR, et Marie Germain dans l’organisation du colloque, avec la collaboration de l’équipe lavalloise, Mélanie Lanouette, Catherine Ferland et Odette Bouchard. Jean-François Hardy, professionnel en informatique, et Émilie Lapierre Pintal, conceptrice graphique, ont travaillé à la conception du site Internet du colloque. Le travail de préparation du manuscrit a réuni une équipe non moins compétente envers laquelle nous sommes tout autant redevables. Marie Germain, Émilie Lapierre Pintal et Amélie Saindon ont assuré la préparation des textes et le montage du volume. Solange Deschênes et Steven Watt en ont effectué la révision linguistique finale. Nous avons par ailleurs contracté une dette importante envers Brian Young, historien de l’Université McGill, pour les commentaires éclairants et généreux qu’il a bien voulu formuler sur une version préliminaire du manuscrit. Enfin, de nombreux organismes ont apporté leur concours à la tenue du colloque et à la publication des actes : l’Université du Québec à Trois-Rivières et l’Université Laval, le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture, le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada, l’Association internationale des études québécoises ainsi que la Communauté française de Belgique. Sans leur soutien financier, ni l’événement ni le volume qui en découle n’auraient été envisageables. Nous souhaitons leur exprimer ici toute notre gratitude.
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première part ie
L a cultu r e m o de r ne Fondements, origines et mutations
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Regards sur les termes « moderne », «modernité », «modernisation » Hubert Watelet Professeur émérite Université d’Ottawa
Cette introduction mi-épistémologique, mi-historiographique à l’emploi des termes « moderne », « modernité », « modernisation » voudrait répondre à un besoin. Trop souvent le sens de ces mots reste tacite alors qu’il fluctue dans le temps et selon les usagers, ce qui suscite des ambiguïtés ou des malentendus. Cette contribution voudrait donc inciter celles et ceux d’entre nous qui utilisent l’une des expressions de cette triade à en préciser le sens, le cas échéant, car ce pourrait nous être utile, comme lors des conclusions du colloque∗. Elle comprend trois parties : un aperçu étymologique, une partie sur les problèmes de périodisation et un survol de certaines orientations d’aujourd’hui. Mais il est évident que ces quelques pages pour un tel sujet n’ont rien d’exhaustif. Elles n’ont d’autre but que de suggérer une réflexion.
*
Comment ne pas rappeler ici la finale du premier volume de l’Atlas historique du Québec fondé par Serge Courville et Normand Séguin (Le pays laurentien, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 126-127) : elle use excellemment du terme modernisation.
l a cult ure moderne : fondemen t s , origine s e t mu tations
10
Aperçu étymologique Modernus apparaît au v e siècle lors de la transition de l’Antiquité romaine au monde chrétien d’Occident et modernitas est attesté au xi e siècle. Les deux termes dérivent de l’adverbe latin romain modo pris au sens de maintenant, récemment 1. Leur rapport à l’Antiquité se retrouve jusqu’à nos jours 2 . Le Novum glossarium pour les ix e-xii e siècles observe l’usage fréquent du vocable modernus, comme adjectif et substantif au sens d’époque présente (moderno tempore), à la différence de l’Antiquité latine en particulier. Modernus s’utilise aussi dans le sens d’homme jeune par rapport au senior ou de celui qui s’attache à de nouvelles méthodes, pédagogiques par exemple. Modernitas apparaît également au sens d’époque présente par opposition ou non à l’Antiquité, ou au pluriel dans le sens de nouveautés, quoique les occurrences mentionnées pour ce terme soient moins nombreuses 3. Ces mots se rencontrent dans des cartulaires, des chroniques, etc. Ils peuvent prendre une connotation péjorative, comme lors du synode de 1075 de Grégoire VII rappelant que modernitas nostra néglige certaines prescriptions 4 ; ou méliorative, ainsi chez Adélard de Bath, agacé par l’inattention à l’apport des moderni que sont les auteurs arabes, en Gaule, début du xii e siècle 5. Lors de la rinascita – la renaissance des arts en Italie –, de Pétrarque à Vasari notamment (xiv e- xvi e siècles), on passe d’une valorisation du christianisme depuis le iv e siècle à celle de l’art antique. Au xvi e, Vasari loue ainsi « l’âge moderne » contrastant avec « le barbare style gothique ». L’idée chemine chez les humanistes allemands 6, mais non en France : Huguet cite simplement l’adjectif « moderne », soit nouveau, et l’adverbe « modernement » au sens de « dans les temps modernes » par rapport à l’Antiquité, ou de récemment. Il ne mentionne pas « modernité 7 ». Si Montaigne qualifie certains écrivains comme Boccace et
1.
Hans Robert Jauss, « La “modernité” dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui », dans Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 159, 163-164.
2.
Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1985, p. 8-9.
3.
Franz Blatt (dir.), Novum glossarium mediae latinatis ab anno DCCC usque ad annum MCC, vol. M-N, Hafniae, Ejnard Munsgaard, 1959-1969, col. 671-673.
4.
Jauss, « La “modernité” », p. 169.
5.
Maurice de Gandillac, Genèses de la modernité, Paris, Cerf, 1992, p. 5.
6.
Jauss, « La “modernité” », p. 170-174 ; Hubert Watelet, « Les Lumières, le Moyen Âge et les études médiévales », dans Carlos Barros (dir.), Actas del III Congreso Internacional « Historia a Debate », tenu à Santiago de Compostela en 2004, à paraître.
7.
Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du xvie siècle, t. 5, Paris, Didier, 1961, p. 294.
Regards sur les termes « moderne », «modernité », «modernisation »
11
Rabelais de « modernes », à cause de leur intérêt pour l’Antiquité comme pour leur époque, il recourt peu à ce mot 8. À la fin des xviie et xviiie siècles, Furetière et Trévoux signalent le terme « moderne » comme adjectif et substantif et Furetière lui attribue aussi une valeur adverbiale. « Moderne » s’oppose à ancien, plus proprement à antique, précise Trévoux. Tous deux révèlent une connotation de supériorité du mot en sciences et en arts : la physique « à la moderne », écrit Furetière, « ne raisonne plus que sur les expériences », tandis que Copernic inaugure « l’astronomie moderne » dès le xvi e siècle, selon Trévoux. Celui-ci fait état de la « querelle des anciens et des modernes », sans citer l’expression 9. L’inspiration de l’Antiquité plutôt que du gothique apparaît comme un écho de la rinascita dans la France du xviiie : « on dit l’architecture moderne, par opposition à l’architecture gothique, quoique l’architecture moderne ne soit belle, qu’autant qu’elle approche du goût de l’antique », note l’Encyclopédie 10. Louis Bescherelle ajoute une idée de « perfectibilité » venue des Lumières, résultant du rapprochement d’œuvres « des temps anciens » et « des temps modernes 11 ». Et Littré, citant La Bruyère, rappelle qu’un auteur « moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs », tout en joignant cette pensée de l’auteur des Caractères : « Nous qui sommes modernes seront anciens dans quelques siècles ». En anglais aussi les jugements de valeur peuvent ressortir, quand modern s’oppose à obsolete par exemple, ou s’emploie dans des expressions comme the modern school of thought 12. Modernitas ne fut pas repris lors de la formation des langues romanes et fut longtemps délaissé 13. On retrouve Modernity en Angleterre dans la première moitié du xvii e siècle, dans le sens de qualité ou condition de ce qui est moderne14. Sur le continent,
8.
Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, t. 3, Paris, Librairie Hachette, 1873, p. 584-585 et éd. « intégrale », t. 5, Paris, Limard-Hachette, 1965, p. 314-315. Les autres mentions de Littré dans le texte se rapportent aux pages citées ici ; voir aussi Claude-Gilbert Dubois, « Modernité du xvie siècle français : “Nouvelleté” ou Renaissance ? », dans Yves Vadé (dir.), Modernités 5. Ce que modernité veut dire, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1998, p. 28-29.
9.
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois..., t. 2, La HayeRotterdam, Leers, 1690, n. p., vo moderne ; Dictionnaire universel françois et latin vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux, nouv. éd., t. 6, Trévoux, 1771, p. 8.
10. Diderot et D’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 9, Neufchastel, Samuel Faulche, 1765, p. 601. 11. Bescherelle, Dictionnaire national… de la langue française, t. 2, Paris, Garnier-Frères, 1867, p. 535 et t. 3, Paris, Garnier-Frères, 1893, p. 475-476. Les autres mentions de Bescherelle dans le texte se rapportent aux pages citées ici. 12. The Oxford English Dictionary (OED), t. 6, 1933, p. 573. 13. Yves Vadé, « Présentation », dans Modernité 5, p. 9. 14. OED, t. 6, p. 574.
12
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Balzac et Heine auraient employé le mot les premiers : Balzac en 1822, au sens d’époque moderne depuis la rinascita, et Heine (Modernität) en 1826, dans celui du souffle de liberté et d’égalité de la Révolution, magnifié par l’épopée napoléonienne 15. Bescherelle ne mentionne pourtant pas le terme en 1867. Littré lui attribue le sens de « qualité de ce qui est moderne » par opposition à l’antique. Bescherelle le rejoint sur ce point en 1893. Finalement, Modernization apparaît en Angleterre au temps des Lumières, dans les deux sens d’action de moderniser et d’état de ce qui est modernisé. Bescherelle et Littré ne mentionnent pas l’équivalent français en 1867 et 1873. Tous deux le signalent toutefois ensuite au sens d’action de moderniser.
Périodisations et obsolescences Si l’on peut considérer que les périodes ancienne, médiévale et moderne prennent naissance à la fin du xvii e ou au début du xviii e siècle, grâce au succès des manuels de l’Allemand Cellarius en particulier (Christoph Keller, 1638-1707), l’habitude de penser par périodes, surtout celle qui est en cours, se forme lentement – non sans réticences – aux xviii e et xix e siècles. Au début du xix e , Ranke déclare, tout en y recourant, que cette tripartition « n’a aucune raison d’être et n’apporte pas le moindre avantage 16 ». Puis, le CanadoAméricain Kirk assure que la fin du xv e siècle est universally recognized comme le début de l’histoire moderne par rapport à l’histoire médiévale 17. N’empêche que Freeman, qui inclut les mediaeval times dans l’histoire moderne, affirme ensuite qu’on ne peut découvrir la fin de l’histoire ancienne et le début de l’histoire moderne 18 . Aussi est-ce en 1902, quand la Cambridge Modern History commence avec la Renaissance, que l’expression acquiert gain de cause comme période – en Angleterre du moins : la Cambridge Ancient History et la Cambridge Medieval History sont fondées peu après ; la Modern History va du xv e au début du xxe siècle. En Allemagne et en France toutefois, au début du xxe, de grandes collections se présentent plutôt comme histoires du monde ou comme histoires générales sans distinction de périodes.
15. Yves Vadé, « L’invention de la modernité », dans id. (dir.), Modernités 5, p. 52-53 ; Heinrich Heine, Säkularausgabe. Werke, Briefwechsel, Lebenszeugnisse, 5, Karl Wolfgang Becker (dir.), Reisebilder I, 1824-1828, Berlin, Akademie-Verlag et Paris, Éditions du CNRS, 1970, p. 79-81. 16. Wallace R. Ferguson, La Renaissance dans la pensée historique, Paris, Payot, 1950, p. 77-78; Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de l’ÉHÉSS, 1990, p. 267-277, 281-282. 17. John Foster Kirk, History of Charles the Bold, Duke of Burgundy, t. 2, Philadelphia, Lippincott, 1864, p. 170. 18. Edward Augustus Freeman, The Methods of Historical Study, London, Macmillan & Co., 1886, p. 7, 20, 36-38.
Regards sur les termes « moderne », «modernité », «modernisation »
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Le sens d’expressions comme modern history ou histoire moderne va évoluer selon les États-nations, les cultures, l’historiographie. En France, les deux dénominations « France de l’Ancien Régime » et « France moderne » se forment successivement. Dans la seconde moitié du xviii e siècle, les hauts fonctionnaires (maîtres de requêtes, etc.) pensent réaliser un « État moderne ». Or, en 1787-1789, de nombreuses brochures, appuyant la révolution en cours, contestent « l’Ancien Régime 19 ». Après la Révolution, Constant et Guizot évoquent la montée de la liberté individuelle, le gouvernement représentatif comme éléments « modernes » en France ou en Europe 20 . C’est L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville qui enracine la notion d’Ancien Régime. L’œuvre est publiée en 1856 en France, en Allemagne et aux États-Unis 21. Le sens du mot « moderne » est plus ambigu, ce qui retarde l’idée d’une période moderne : Constant compare la liberté des « modernes » à celle des anciens 22. Guizot, Hugo, Renan pensent à un contraste France ancienne/France moderne. Chez Flaubert et Valéry, « moderne » tend à signifier contemporain 23. Balzac pourtant gardait l’idée de Cellarius d’une histoire moderne (historia nova) succédant au Moyen Âge (historia medii aevi), et Bescherelle et Littré estiment aussi que cette période s’étend de la Renaissance ou la découverte de l’Amérique « jusqu’à nos jours ». Ce sont Victor Duruy 24 et les grandes œuvres de Taine et de Lavisse axées sur la France contemporaine (1876-1922) qui stabilisent la périodisation française : la Révolution marque peu à peu la coupure « France moderne »/France contemporaine. Bientôt le monde, l’Europe et la France modernes correspondent aux trois siècles d’Ancien Régime et le xixe-début xxe siècle devient l’époque contemporaine. « Quand on veut distinguer, précise Bescherelle en 1893, l’histoire moderne de l’histoire contemporaine, la première s’arrête à la Révolution française. » Une expression de période comme « époque moderne » est vouée au vieillissement sémantique cependant. Si l’on a admis comme synonymes les expressions « Ancien Régime » et « Époque moderne », elles paraissent plus contradictoires de nos jours ; un de Dios n’a pas
19. Denis Richet, L’esprit des institutions de la France moderne, Paris, Flammarion, 1973, p. 6, 90-91, 161. 20. Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 205-217. 21. Charles-Olivier Carbonell, Histoire et historiens, 1865-1885, Toulouse, Privat, 1876, p. 442 ; J.-P. Mayer, « Introduction », dans Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1984, p. 16, 18; Rosanvallon, op. cit., p. 54. 22. Benjamin Constant, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1997, p. 589-619. 23. Alain Rey (dir.), Le Grand Robert de la langue française, 2e éd., Paris, 2001, t. 1, p. 763, t. 2, p. 1076, t. 3, p. 133-134 ; Vadé, « L’invention de la modernité », p. 52-53. 24. Carbonell, Histoire et historiens, p. 535-536.
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manqué de le souligner 25. De plus, la coupure de la Révolution est datée, plus révélatrice de l’historiographie événementielle que de l’actuelle 26. Par contre, l’« histoire du temps présent » ne devrait pas vieillir. Née dans les années 1980 du besoin de distinguer la phase la plus récente de l’histoire contemporaine, elle rappelle en un sens la revue Les Temps modernes, fondée en 1945. Car ces deux mouvements sont conçus selon un temps générationnel, mobile dirions-nous en pensant aux moyennes mobiles : de même que la correspondance au temps des lecteurs reste une des priorités des Temps modernes 27, la possibilité d’interviews de témoins ou d’acteurs encore en vie est inhérente à l’histoire du temps présent 28. Du côté anglo-saxon, l’idée de la modern history, doit aussi s’ajuster. Après la Seconde Guerre mondiale, devant l’essor des travaux sur la révolution industrielle en Angleterre, une seule qualification pour la période xv e -xx e siècle devient gênante. D’où l’expression early modern : si les gens de la Renaissance et de la Réforme, écrit Rice en 1971, établirent les fondements d’une nouvelle Europe, ce ne fut pas une mutation from medieval to modern but from medieval to early modern 29. Bien des travaux des dernières décennies se sont intéressés à l’Early modern England ou l’Early modern Europe, non sans étirer ce moment vers le xviie siècle – vers la révolution de 1688 notamment –, selon les champs abordés. Mais Rice ajoute que des modern historians distinguent aussi une Europe d’avant et d’après la dualité révolution industrielle/Révolution française, qualifiant la première de traditional Europe. Ainsi, tandis que la Révolution française symbolise chez Fasel la césure entre the Old Regime et une modern Europe, la révolution industrielle marque plus nettement chez lui l’écart entre la société « traditionnelle » et la société moderne 30. Si cette manière de voir sauvegarde l’idée que le modern inclut le contemporary, elle engendre une contradiction sémantique comme en France, quand l’early modern time devient partie d’un Old Regime ou d’une époque traditionnelle. De là plusieurs options :
25. Salustiano de Dios, « El Estado Moderno, un cadaver historiografico ? », dans Adeline Rucquoi (dir.), Realidad e imagenes del Poder. España a fines de la Edad Media, Valladolid, Ambito, 1988, p. 389-408. 26. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002 (1975), p. 123-124. 27. Claude Lanzmann, « Aux lecteurs », Les Temps modernes, 580, janvier-février 1995, p. 2. 28. René Rémond, « L’histoire contemporaine », dans François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 249 ; François Bédarida, « La dialectique passé/présent et la pratique historienne », dans ibid., p. 82-83. 29. Eugene F. Rice, « The Foundations of Early Modern Europe, 1460-1559 », dans Felix Gilbert (dir.), The Norton History of Modern Europe, New York, Norton, 1971, p. 3-4. 30. George Fasel, Modern Europe in the Making. From the French Revolution to the Common Market, New York, Dodd, Mead & Cy., 1974, p. 3, 26-28.
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1 - Williams choisit l’esquive dans la Chronology of the… World : son volume des années 1492-1762, succédant à celui du Medieval World, s’intitule simplement The Expanding World. Le Modern World correspond ainsi à la période la plus proche 31. 2 - Burke renonce à la césure des xvie et xviie siècles et prolonge l’early modern history jusqu’au xviii e, ce qui réduit l’inconséquence signalée : la distinction early modern/modern Europe entre les périodes antérieures et postérieures à la dualité révolution industrielle/ Révolution française est plus heureuse que le contraste traditional/modern Europe, car quand débuterait en ce cas l’Europe traditionnelle 32 ? 3 - Bayly, lui, tranche souvent dans sa vaste synthèse The Birth of the Modern World. Chez lui, cette émergence tient d’abord à une « aspiration », « la conviction que l’on est moderne ». Or, avance-t-il, cette assurance devient évidente en Occident, voire en Asie et ailleurs dans le monde, entre 1780 et 1914. Bien des éléments la confortent, dont l’essor des États-nations, de la vie intellectuelle et urbaine 33, et une industrial evolution plutôt que « révolution 34 ». En ce sens, le temps de la « modernité », c’est ce xixe siècle. Bayly parle du Old Regime ou des Old Regimes – selon ceux qui se croyaient modernes au ou encore d’Archaic Globalization puis d’Early Modern Globalization, pour qualifier le temps des « empires agraires » antérieurs à la « naissance du monde moderne » et une transition des années 1760-1830 35. Il voit alors la modernité comme processus et période, celle-ci débutant à la fin du xviiie siècle 36. xix e –
Par ailleurs, dès les années 1960, avant les historiens « du temps présent », des contemporary historians britanniques ou anglophones ont voulu se regrouper. Ils disposent de plusieurs périodiques et d’un institut situé à Londres. La contemporary history n’est pourtant pas conçue comme période distincte, même si certains de ses promoteurs, comme Barraclough, y pensaient 37. L’hinterland de cette histoire est elastic, explique
31. Neville Williams et Philip Waller, Chronology of the Modern World, 1763 to 1992, 2e éd., New York, Simon & Schuster, 1994. 32. Peter Burke, Languages and Communities in Early Modern Europe, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2004, entre autres. 33. Christopher Alan Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914, Oxford, Blackwell, 2004, p. 10-12 (trad. fr. 2006). 34. Ibid., p. 171. 35. Ibid., p. 23-27, 41, 44 sv. 36. Ibid., p. 11. 37. Geoffrey Barraclough, An Introduction to Contemporary History, New York, Basic Book, 1964, p. 12-17.
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Catterall : si les années 1890 peuvent paraître un point de départ, cela dépend aussi des aspects envisagés 38. Il faudrait aller plus loin : 1 - Depuis le xix e siècle, les historiens ont dû tenir compte d’entrées nationales particulières dans la période moderne, que l’on pense à l’Irlande, l’Italie, l’Allemagne, etc., ou à bien des pays du Moyen-Orient, de l’Asie, etc. Mais ils peuvent aussi choisir leurs critères, de la modernité/modernisation d’une nouvelle société (an mil-1348) d’un Levine 39, à La naissance du monde moderne (fin du xviiie siècle-1914) d’un Bayly. 2 - Il semble aussi difficile de s’entendre sur le temps de la modernité que sur la durée de la période moderne. Dans le premier cas, il est vrai, les spécialisations jouent davantage. On parle ainsi d’une « première modernité » du xvi e ou des xv e-xviii e siècles et d’une seconde modernité d’après 1945, par exemple. Ou d’une modernité qui ferait suite à une « prémodernité » et déboucherait sur une « haute modernité », une « modernité tardive » correspondant à notre monde actuel, etc. 40 Nous sommes dans l’espace/temps des « modernités multiples », comme dans une diversité de points de vue sur l’ère moderne. 3 - Puis il y a la part des facilités de langage dont témoignent des appellations comme « surmodernité », « hypermodernité », ultramodernism, pour décrire certains phénomènes – quels termes utilisera-t-on dans 20 ans ? 4 - Et celle de points de vue féministes : jusqu’à quel point l’idée de modernité futelle liée à la masculinité blanche ? Citons simplement ici Francesca Sawaya, car nous devons faire court 41. Mais il est frappant de noter que les féministes se sont plus intéressées à la postmodernité qu’à la modernité.
38. Peter Catterall, « What (if anything) is Distinctive about Contemporary History ? », Journal of Contemporary History, 32, 4, octobre 1997, p. 441-446 et 451. 39. David Levine, At the Dawn of Modernity, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 2001, p. 5-6. L’auteur pose un problème d’une autre ampleur en affirmant dès le début sa conception téléologique du livre (p. 1-2). Comme si d’excellents chercheurs n’avaient pas montré les faiblesses de cette tendance, Levine rappelle ici ces publications qui s’affichent subjectives sous prétexte que l’objectivité idéale n’existe pas. 40. Pour une réaction aux thèses d’Anthony Giddens, voir Jack Goody, Capitalism and Modernity. The Great Debate, Cambridge, UK, Malden, MA, Polity Press, 2004, p. 9-15. 41. Francesca Sawaya, Modern Women, Modern Work. Domesticity, Professionalism and American Writing, 1890-1950, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004, p. 2-3, 10-12.
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De Certeau n’a pas tort de faire observer que, d’un point de vue épistémologique, nos expressions de périodes ne sont guère que des « catégories historiques », chacune d’elles ayant sa propre logique 42.
Situations d’aujourd’hui
Polysémie et « fuite sans fin » Chez les auteurs occidentaux qui ont pensé aux sens récents des termes « moderne », « modernité », « modernisation », on note deux convergences. La première a trait au caractère polysémique de ces mots 43. On peut le relier à la diversité des sources de nos façons de voir et à la démocratisation de la recherche. Citons quatre sources principales de cette triade : 1 - La montée de l’individualisme, disons successivement dans la pensée depuis Guillaume d’Occam, en politique et dans la société, jusqu’aux formes extrêmes actuelles 44. 2 - La sécularisation – le lent recul du religieux –, les Lumières et l’Aufklärung, depuis le sapere aude de Kant, notamment 45. 3 - L’ensemble SCUIT : mouvement scientifique, capitalisme/urbanisation/industrialisation, progrès technologiques et ses représentations. 4 - Les courants littéraires et artistiques – incluant le Modernism, etc. –, qui tendent à innover en s’éloignant des anciens 46. Un simple rappel suffit ensuite de la démocratisation du monde universitaire : de l’essor de la recherche et des spécialisations, surtout depuis la seconde moitié du xxe siècle ; donc de la multiplication des chercheurs de toutes disciplines.
42. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, p. 115. 43. Vadé, « Présentation », p. 13, 23 ; Étienne Ganty, Penser la modernité. Essais sur Heidegger, Habermas et Eric Weil, Namur, Presses de l’Université de Namur, 1997, p. 15-17. 44. Sur ces dernières, Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 12-15, 34-37, 57 ; Goody, Capitalism and Modernity, p. 7-9. 45. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1795), Paris, Boivin, 1935 ; Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 292-293 ; Ganty, Penser la modernité, p. 577-580 ; François Bédarida, La société anglaise du milieu du xix e siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 338-345, 445-446. 46. Alexis Nouss, La modernité, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 23-27 ; Carl E. Schorske, Thinking with History. Explorations in the Passage to Modernism, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 3-4, 145-174.
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Paul Veyne ajouterait – en explicitant de Certeau – que les termes de la triade sont trop riches d’associations d’idées pour donner des concepts d’analyses satisfaisants. Ce sont des « agrégats… composites », dont l’utilité faiblit encore à mesure qu’on les applique à des sociétés différentes 47. Comment s’accorder dans ces conditions sur le sens des trois mots entre chercheurs de disciplines différentes, voire d’une même discipline ? La seconde convergence marque une opposition de ces expressions aux traditions. Comme si l’on ignorait l’étymologie du mot (tradere, transmettre) et l’image de Hegel : « the tradition, écrivait-il, … is no motionless statue, but is alive, and swells like a mighty river, which increases in size the further it advances from its source 48 ». Le succès du recueil d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition (1983), n’a-t-il pas témoigné de ces oublis 49 ? On parle donc de rupture, d’éloignement « des sociétés de la tradition 50 », même des Lumières à certains égards 51, sans les idéaliser pour autant 52 . « Le moderne est autosuffisant : chaque fois qu’il apparaît, il fonde sa propre tradition », écrit Paz 53. Ainsi, le recul ou la disparition du grec et du latin dans le secondaire, en Occident, éloigne de l’Antiquité et de la culture antique, mais aussi de l’idée même de tradition 54. Or peu à peu, des quatre sources de la triade présentées, la troisième et la première paraissent constituer le moteur. Appelons-le le SCUITI : sciences, capitalisme/urbanisation/ industrialisation, multitechnologies/cybernétique, en contexte individualiste 55. Dans quelle mesure
47. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978, p. 88-95. 48. E. S. Haldane et Frances H. Simson (trad.), Hegel’s Lectures on the History of Philosophy, t. 1, London, New York, Routledge & Kegan Paul et The Humanities Press, 1955, p. 2-3; voir aussi Gadamer, Vérité et méthode, p. 302-304, 381. 49. Voir aussi Peter Burke, Varieties of Cultural History, Ithaca, N.Y., 1997, p. 189. Chez Courville, la dualité tradition/modernité dans l’espace québécois du xixe correspond à une « compénétration », Serge Courville, « Tradition et modernité. Leurs significations spatiales », Recherches sociographiques, 34, 2, 1993, p. 223. 50. Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 362-380 ; Habermas, Le discours philosophique, p. 8-9, 18; Gérard Raulet, « Le concept de modernité », dans Vadé (dir.), Modernité 5, p. 128 et 131. 51. Jean-Claude Guillebaud, La trahison des Lumières, Paris, Seuil, 1995, p. 28-35, passim. 52. Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1999, p. 429-433, entre autres. 53. Octavio Paz, Point de convergence. Du romantisme à l’avant-garde, Paris, Gallimard, 1967, p. 14-15. 54. Par exemple, Jonathan Gathorne-Hardy, The Public School Phenomenon, 597-1977, London, Hodder and Stoughton, 1977, p. 372. 55. Céline Lafontaine, L’empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004, p. 23-32, passim, entre autres.
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les idées associées à cette triade sont-elles sous l’emprise d’une telle puissance 56 ? Il est vrai qu’il faut aujourd’hui tenir compte : 1 - de la new ascendancy of Finance 57 et du market fundamentalism 58. 2 - De l’incidence du militaire et du politique sur l’humanité 59. On comprend les expressions d’un Balandier : la modernité : c’est « une fuite sans fin » et « le mouvement plus l’incertitude 60 ». Il y a cependant des résistances 61. Citons Serres dénonçant la conception du temps que suscite pareil mouvement, lorsqu’on l’associe à l’idée de progrès : De même que, dans l’espace, nous nous situions au centre, au nombril des choses et de l’univers, de même, pour le temps, par le progrès, nous ne cessons d’être au sommet, à la pointe, à l’extrême perfection du développement. Du coup, nous avons toujours raison, pour la simple, banale et naïve raison que nous vivons au moment présent 62 .
Cette critique de l’« ethnocentrisme » peut introduire au dernier point.
Une éclipse du terme modernisation Si les années 1950-1960 furent celles de la théorie de la modernisation sur le plan socioéconomique, il n’en est plus de même aujourd’hui. En deux mots, malgré leurs différences, les chercheurs envisageaient cette modernisation comme un processus qui, parti d’Europe et d’Amérique du Nord, allait s’étendre aux « sociétés traditionnelles » de toute la planète. Le succès des Stages of Economic Growth de Rostow fut tel que ce livre pourrait symboliser cette
56. Taylor, Grandeur et misère, p. 15-19, 76-79 ; Alain Touraine, Critique de la Modernité, Paris, Fayard, 1992, p. 240. 57. Joseph E. Stiglitz, The Roaring Nineties, London, New York, Norton & Cy, 2003, p. xiv (trad. fr. 2003) ; Guillebaud, La trahison, p. 41-43, 51-54, 61-64 ; Taylor, ibid., p. 16, 19. 58. Joseph E. Stiglitz, Making Globalization Work, New York, London, Allen Lane, 2006, p. xiii (trad. fr. 2006). 59. Rosalie Bertell, Sans danger immédiat ? L’avenir de l’humanité sur une planète radioactive, Lachine, Québec, La pleine lune, 1989, p. 123-139, 231-243, 305-311, passim ; Hubert Watelet, « 1989-1991 ou 2001 ? Réflexions sur les conséquences de l’effondrement de l’Union soviétique », à paraître dans Carlos Barros (dir.), Actas del III Congreso Internacional « Historia a Debate », tenu en 2004 à Santiago de Compostela. 60. Georges Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 14 et 132. 61. Nouss, La modernité, p. 74. 62. Michel Serres, Éclaircissements, Paris, Bourin, 1992, p. 76-77.
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école de pensée 63. En ces décennies de la guerre froide du reste, celle-ci s’accordait avec les intérêts occidentaux. Puis, dans les années 1970, des pressions internationales venant en partie du tiersmonde et une pensée plus critique concordent. On parle de pays en développement plutôt que de pays sous-développés et l’on conteste nettement l’ethnocentrisme d’une conception surtout anglo-américaine, se fondant sur ses propres critères, sans bases d’observation suffisantes des sociétés traditionnelles : approche que l’on qualifie d’exclusive et d’« impérialisme de catégories ». On use moins du terme modernisation 64. De nombreux de chercheurs entament des études concrètes. L’éclairage glisse du passé socioéconomique de l’Amérique latine à celui de l’Inde et de la Chine, surtout à partir des années 1980 65. Les recherches s’orientent aussi vers d’autres champs, comme celui de l’essor extraordinaire du savoir, dans la civilisation musulmane de l’Espagne du Haut Moyen Âge 66 . Et le travail critique se poursuit, s’attaquant à l’ethnocentrisme de fondateurs tels que Marx et Weber et à ses conséquences en sciences sociales. Frank en vient à renoncer à la théorie du développement du sous-développement dont il fut l’un des principaux promoteurs 67 . Voici quelques résultats de ce révisionnisme des dernières décennies : 1 - Une mise en valeur d’un dynamisme non occidental ignoré ou négligé, en Inde et en Chine. Pour Pomeranz, on a projeté sur le passé de la Chine l’image qu’on s’est donnée d’elle aux xixe et xxe siècles 68 . 2 - Un vif débat sur les rapports Orient/Occident d’autrefois, car ils montrent bien des similarités, sinon certains avantages, côté asiatique. Pour Frank, qui se base essentiellement sur les flux monétaires de 1500 à 1800, la Chine occupait une position centrale, et
63. Walter W. Rostow, The Stages of Economic Growth. A Non-Communist Manifesto, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 1960 (1re éd.). 64. Asa Briggs et Peter Burke, A Social History of the Media, Cambridge, UK, Polity Press, 2002, p. 256-257 ; Dean C. Tipps, « Modernization Theory and the Comparative Study of Societies : A Critical Perspective », Comparative Studies in Society and History, vol. 15, nº 3, 1973, p. 206-207, 212-214, 216. 65. Prasannan Parthasarathi, « The Great Divergence », Past and Present, nº 176, 2002, p. 275-276. 66. Goody, Capitalism and Modernity, p. 73-74, 159. 67. James Morris Blaut, Eight Eurocentric Historians, New York, Guilford Press, 2000, p. 19-30 ; Andre Gunder Frank, ReOrient. Global Economy in the Asian Age, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1998, p. 12-22 ; Goody, ibid., p. 75. 68. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2000, p. 11; Parthasarathi, « The Great Divergence », p. 278. Voir aussi Jacques Gernet, Le monde chinois, t. 2, xe-xixe siècles, Paris, Colin, 2005 (1972).
Regards sur les termes « moderne », «modernité », «modernisation »
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l’Inde n’était pas en reste, dans l’économie mondiale des xvii e et xviii e siècles 69. Quand et comment la « grande divergence » s’est-elle produite, quand les rapports se sont-ils inversés, deviennent les grandes interrogations. 3 - D’où la question sous-jacente, qui tient aux résistances : y aurait-il malgré tout une « supériorité » européenne ou occidentale à l’origine de cette inversion ? L’éclipse du terme modernisation, elle, n’est pas finie, quoi qu’il soit difficile de s’en passer. Goody lui donnerait volontiers le sens d’un immense processus d’échanges de tous genres, traversant les périodes et parcourant les continents 70.
69. Parthasarathi, ibid., p. 276 ; Goody, Capitalism and Modernity, p. 76-77. 70. Goody, Capitalism and Modernity, p. 158-160.
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Le paradoxe de la modernité et l’avenir de la culture Serge Cantin Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
A près s’être voulu « maître et possesseur de la nature », pour évoquer la fameuse formule du Discours de la méthode, l’homme moderne se retrouverait trois siècles plus tard prisonnier, selon Hannah Arendt, « de deux processus surhumains : la Nature et l’Histoire, condamnés l’un et l’autre à progresser indéfiniment sans jamais atteindre de telos inhérent, sans jamais approcher d’idée pré-établie 1 ». C’est ce paradoxe, longtemps dissimulé par l’utopie d’un nouveau monde à venir, que je voudrais tenter, sinon d’élucider, du moins d’éclairer dans ce texte, en m’inspirant surtout des diagnostics à maints égards convergents que Hannah Arendt et Fernand Dumont ont portés sur la culture moderne. Bien sûr, je ne suis pas sans ignorer la méfiance que mon concept de modernité est susceptible d’inspirer à ceux pour qui la modernité ne saurait s’écrire qu’au pluriel, comme dans le titre même de ce colloque : Temps, espace et modernités. Ce n’est pas, qu’on le comprenne bien, que je conteste la diversité, dans le temps et dans l’espace, des formes et des contenus culturels modernes. Mais j’estime que cette diversité procède elle-même de la dynamique moderne, qu’elle correspond aux diverses formes sous lesquelles s’est accompli, et continue de s’accomplir, le long processus d’accul-
1.
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 346.
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turation ou d’adaptation des sociétés traditionnelles à un nouveau mode de civilisation : la modernité 2. On aura compris que mon point de vue n’est pas celui – tout à fait légitime, il va sans dire – de l’historien soucieux d’objectivité et attentif à la complexité des phénomènes et à la richesse de leurs connexions. Ma démarche se veut plutôt analytique et réflexive ; elle est celle du philosophe-essayiste que je suis, qui cherche tant bien que mal à faire coïncider la connaissance de soi et celle de l’histoire ; qui s’évertue, en somme, à trouver ou à donner un sens à ce que les hommes font et défont.
L a fin des utopies et le triomphe de l’animal laborans Persister aujourd’hui à chercher un sens à l’histoire humaine, c’est continuer à faire crédit à une certaine philosophie de l’histoire 3, malgré le discrédit où celle-ci est tombée dans notre modernité démocratique-individualiste. « Dégrisé de son optimisme, écrit JeanClaude Guillebaud, l’homme occidental avance vers l’avenir de façon étrange ; il titube à contrecœur comme s’il était promis non point à la “fin de l’Histoire” mais à la déportation vers l’inconnu. L’avenir ? Sa représentation elle-même est hors de portée 4. » « Aujourd’hui, remarquait de son côté Emmanuel Levinas, nous avons vu disparaître l’horizon qui apparaissait derrière le communisme, d’une espérance, d’une promesse de délivrance. Le temps promettait quelque chose. Avec la disparition du communisme, le trouble atteint des catégories très profondes de la conscience européenne 5. » On pourrait multiplier les citations qui, depuis la chute du mur de Berlin, font état du même trouble, de la même inquiétude diffuse face à l’avenir, du même dégrisement paradoxal. Dégrisement paradoxal, en effet, et à un double titre. D’abord parce que les hommes modernes que nous sommes avaient longtemps cru que la modernité allait quelque part, qu’elle était porteuse d’une vérité se réalisant progressivement dans et par l’histoire. Ce postulat d’immanence de la vérité à l’histoire, fondateur de la modernité occidentale, a donné lieu, comme on le sait, à un grand nombre d’utopies, de la religion de l’humanité d’Auguste Comte à la société sans classes de Marx en passant par le nouveau
2.
Voir à ce sujet les travaux de Louis Dumont, en particulier Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, et « L’identité collective » dans L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard, 1991, p. 15-56.
3.
Voir à ce sujet Marcel Gauchet, « On n’échappe pas à la philosophie de l’histoire. Réponse à Emmanuel Terray », dans La condition politique, Paris, Gallimard, (TEL), 2005, p. 181-203.
4.
Jean-Claude Guillebaud, La trahison des lumières, Paris, Seuil, (coll. « Points »), 1995, p. 11-12.
5.
Cité par Jean-Claude Guillebaud, La refondation du monde, Paris, Seuil, coll. « Points », 1999, p. 115.
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christianisme de Saint-Simon : autant de « projections dans l’avenir d’un monde autre que celui-ci », autant de « modèles utopiques » qui ont inspiré et justifié, non seulement les grandes idéologies modernes, mais le travail des sciences de l’homme et des philosophies 6. Or, si l’idée de progrès continue certes de fournir une justification aux recherches anthropologiques contemporaines (au sens large, littéral, que Fernand Dumont donne au mot « anthropologie »), force est d’admettre que l’horizon que celles-ci projettent dans l’avenir a perdu beaucoup de sa visibilité, la science de l’homme tendant à devenir elle-même une sorte d’industrie soumise à des règles de fonctionnement de plus en plus formalisées et qui échappent aux chercheurs eux-mêmes. Ainsi le report utopique au futur, qui, depuis les Lumières, avait servi, implicitement ou explicitement, à fonder et à légitimer le travail de la raison dans l’histoire, semble n’avoir été lui-même qu’une illusion, ou plutôt celle à la source de toutes les autres. Revenus des utopies, dégrisés de l’avenir radieux qu’elles nous promettaient, ne nous resterait-il plus pour toute imagerie du progrès que la mondialisation ? Bien pauvre représentation s’il en est, plus chargée de fatalité que d’espérance, et qui incite à chercher ailleurs, dans la vie privée, le sens et la finalité de nos existences. Pourtant – et c’est l’autre aspect du dégrisement paradoxal que je veux souligner –, si nos sociétés dites postmodernes paraissent avoir définitivement congédié les naïves promesses de l’avenir pour exalter celles du présent et du moi 7, elles n’en continuent pas moins d’être essentiellement tournées vers l’avenir et de prétendre pouvoir se produire elles-mêmes en se projetant dans le futur. Mais que sauraient-elles donc produire dès lors que se trouve récusé tout modèle de l’avenir, que s’est évanouie toute représentation un peu ferme de la fin de l’histoire ? La réponse n’est pas longue à chercher : elles produisent, et plus qu’en abondance, des marchandises, des biens de consommation, des gadgets de toutes sortes, toutes ces choses utiles et inutiles qui ressortissent à ce que Fernand Dumont a appelé « l’institutionnalisation généralisée de la culture », qui consiste en gros à arraisonner la « culture première », c’est-à-dire la culture comme milieu de vie, à la domestiquer en la produisant. Or ce processus d’institutionnalisation ou de rationalisation généralisée ne peut conduire, selon le sociologue québécois, qu’à une impasse, celle dont nous sommes aujourd’hui prisonniers dans une culture qui, n’étant plus que « l’objet d’une production
6.
Voir Fernand Dumont, L’anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, Presses universitaires de France, 1981.
7.
À cet égard, la curieuse faveur dont jouissent aujourd’hui en Occident le bouddhisme ainsi que les philosophies hellénistiques, en particulier le stoïcisme et l’épicurisme, toutes doctrines apolitiques et axées sur le souci de soi, n’est peut-être qu’un indice parmi d’autres de la crise de l’avenir et de l’absence de « projet de société ».
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incessante », s’en trouve par là même relativisée et déréalisée, tant comme milieu de vie (culture première) que comme horizon (culture seconde) Dire que la culture n’est plus que « l’objet d’une production incessante », cela revient ni plus ni moins à reconnaître qu’elle est soumise à ce que Hannah Arendt désigne pour sa part comme « le processus dévorant de la vie ». Prédominant depuis deux siècles au moins en Occident, ce processus ne s’est pas moins considérablement accéléré, étendu, amplifié, mondialisé au cours des dernières décennies, au point de mettre en péril les institutions humaines de la permanence, c’est-à-dire la culture elle-même : La vie est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l’use, la fait disparaître […]. La vie est indifférente à la choséité d’un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin 8.
Je ne puis résumer ici, même à très grands traits, l’analyse approfondie à laquelle Hannah Arendt, dans The Human Condition, soumet la triade de la vita activa, ces trois activités humaines fondamentales que sont pour elle le travail, l’œuvre et l’action. Disons, pour aller au plus court, que ce qu’Arendt met bien en évidence dans « son second chefd’œuvre 9 », ce qui lui paraît déterminant à l’époque moderne, qui commence pour elle au xvi e siècle, c’est l’arrivée sur la scène publique du travail et de l’économie de ce que les Grecs anciens appelaient l’oikos, c’est-à-dire de toutes ces activités liées au processus vital, à la production et à la reproduction de la vie, activités qui, avant l’époque moderne, avaient été confinées au domaine privé de la maisonnée et de la famille. Or, pour nécessaires et vitales qu’elles soient pour l’homme, ces activités n’en demeurent pas moins, selon Arendt, des activités futiles, en ce sens que les choses qu’elles produisent, grâce au travail humain ou à celui des machines, ne sont pas faites pour durer, pour rester dans le monde, mais pour être consommées ou jetées après usage et remplacés par d’autres objets, par d’autres produits, et cela indéfiniment, en vertu du « métabolisme de travail de l’homme avec la nature ». À la différence de l’œuvre, activité qui fournit au monde ces objets durables que sont les monuments, les livres, les tableaux, etc., l’activité du travail n’a, elle, d’autre but que la perpétuation de l’espèce humaine. Quelle que soit la joie ou la satisfaction qu’il puisse par ailleurs procurer, le travail répond d’abord chez l’homme à la nécessité (animale) de vivre, de subsister.
8.
Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 109 et 116.
9.
Ainsi Paul Ricœur qualifiait-il l’ouvrage de Hannah Arendt dans sa préface à la réédition de Condition de l’homme moderne, chez Calmann-Lévy en 1983 (p. I).
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Tout le problème pour Arendt – et qui la rend si critique, voire méfiante à l’égard de la modernité –, c’est que, loin de disparaître lorsque le travail devient, grâce à la science et à la technique, extraordinairement productif, cette futilité propre à l’activité économique ne fait au contraire que s’étendre quand, obnubilée par cette fécondité inouïe du travail, la société moderne finit par annexer tout le domaine de l’œuvre au travail, par imposer à celle-là la mesure et les critères propres à celui-ci : nous avons changé l’œuvre en travail, nous l’avons brisée en parcelles minuscules jusqu’à ce qu’elle se prête à une division où l’on atteint le dénominateur commun de l’exécution la plus simple afin de faire disparaître devant la force de travail (cette partie de la nature, peut-être même la plus puissante des forces de la nature) l’obstacle de la stabilité « contre-nature », purement de-ce-monde, de l’artifice humain 10.
Se pourrait-il qu’un jour, cet « obstacle » que constitue le monde s’étant écroulé sous la pression du « processus dévorant de la vie », les hommes, éblouis, aveuglés par l’extraordinaire productivité de ce processus, ne sachent même plus en reconnaître la futilité et le non-sens, bref qu’ils n’aient même plus conscience de l’absurdité d’une vie entièrement axée sur la consommation ? Tel est en tout cas le danger qu’appréhendait Hannah Arendt. « Ce que nous avons devant nous, prévenait-elle, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire 11. » En d’autres termes, ceux du « chansonnier » québécois Félix Leclerc, l’infaillible façon de tuer un homme c’est de l’empêcher de travailler en lui donnant de l’argent, surtout quand cet homme « ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté 12 ». Il ne lui reste plus alors, comme dirait Dumont, qu’à « s’asseoir au bord du chemin de l’histoire pour regarder le défilé des acteurs, des politiciens, des artistes, des scientifiques, et parfois des philosophes », tant il est vrai qu’« à un milieu livré à la production ne peut correspondre qu’un horizon qui soit spectacle de la production 13 ». N’est-ce pas à un tel danger spectaculaire, si minutieusement décrit par Guy Debord 14 , que sont exposés les hommes qui vivent dans des sociétés où la culture n’est
10. Condition de l’homme moderne, op. cit. p. 142. « Nous n’avons plus d’œuvres, nous n’avons plus que des produits », disait déjà Balzac au milieu du xixe siècle. Je tire cette citation d’André Enégren, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984, p. 37. 11. Ibid., p. 12. 12. Ibid., p. 11. 13. Fernand Dumont, « Mutations culturelles et philosophie », Argument, loc. cit., p. 94. 14. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (1re édition; Buchet-Chastel, 1967).
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plus qu’une industrie parmi d’autres, où l’on fabrique des « œuvres » comme on produit des automobiles ou des frigidaires ? Société où la tradition a cédé la place à la production ; où l’autre monde, celui que promettait la religion et par rapport auquel prenait sens le monde ici-bas, semble s’être dissous dans l’immanence à soi de l’individu naturel, cet être hypothétique que les théoriciens du contrat social prirent jadis pour point de départ de leurs spéculations politiques : La société sortie de la religion, souligne Marcel Gauchet, […] est portée par un « naturalisme» d’un nouveau genre […] où la nature ne s’oppose pas à la « surnature», mais à la « culture » […]. Un naturalisme intimement lié à l’individualisme et qui opère une déculturation au nom de l’individu, de par l’ambition de celui-ci d’accéder à une existence immédiate et directe par lui-même […]. Une logique puissante fait revivre l’état de nature parmi nous et tend à faire croire que l’homme existe avant et indépendamment de ces formes et médiations de culture qui lui procurent ce qui n’apparaît plus que comme une identité sociale contingente et extrinsèque. Cet appareillage culturel se trouve disqualifié ou relativisé au nom des besoins, des désirs, des intérêts, de l’authenticité de l’individu, au regard desquels il ne parvient plus à faire figure que de carcan arbitraire et autoritaire. Nous sommes ici à la source de la déshumanisation insidieuse qui travaille notre monde. Elle n’a rien à voir avec l’humanité sauvage de l’âge totalitaire. Elle fait le meilleur ménage avec un humanisme de principe ; elle n’est animée par aucune hostilité envers la culture. Elle est une déshumanisation d’indifférence, d’oubli et d’incompréhension. Elle est « bienveillante et douce », eût dit Tocqueville. Ce pourquoi elle est mal saisissable 15 .
Ce n’est pas uniquement la religion qui se trouve menacée par cette naturalisation de l’homme ; c’est, plus fondamentalement encore, « la faculté de prendre conscience de soi en prenant distance », c’est « la persistance millénaire d’un lieu de la Transcendance, d’une césure par laquelle la collectivité ou l’individu pouvaient interpréter leur immanence en la réfractant sur un autre monde 16 ». L’homme naturalisé dont parle Gauchet est celui qui aurait appris, ou à qui l’on aurait appris, à se dispenser de cette réfraction ; mais à quel prix ? C’est bien de déshumanisation qu’il s’agit ici, et d’aliénation, mot banni du vocabulaire politically correct de notre temps. Non pas de l’aliénation du moi, comme le croyait Marx ; non pas de l’aliénation du pour soi dans l’en soi, pour employer le vocabulaire sartrien ; mais, au contraire, de l’aliénation par rapport au monde (worldlessness). Car, s’il est vrai
15. Marcel Gauchet, Un monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’Atelier et les Éditions ouvrières, 2004, p. 247-248. 16. Fernand Dumont, L’institution de la théologie. Essai sur la situation du théologien, Montréal, Fides, 1987, p. 208.
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que la fonction de l’artifice humain, de l’œuvre, est d’offrir aux hommes « un séjour plus durable et plus stable qu’eux-mêmes 17 », d’instaurer cette permanence et cette stabilité qui protègent l’homme de l’exubérante monotonie physique ou biologique du cycle naturel ; si, autrement dit, l’œuvre est la condition par laquelle l’homme peut vivre, non pas seulement dans un milieu naturel, mais dans un monde dont il a conscience, dans un lieu qui est à la fois distance et mémoire, bref dans une culture 18, alors on peut dire que l’homme moderne naturalisé, l’homme devenu animal laborans (avec ou sans travail), loin d’avoir conquis le monde en voulant le refaire, loin de s’en être rendu « maître et possesseur », l’a perdu, peut-être irrémédiablement.
Le monde perdu et le concept moderne d’histoire Ce changement de l’œuvre en travail, qui signe la défaite de l’homo faber et le triomphe de l’animal laborans, avec le danger que ce triomphe fait courir à l’avenir de la culture, Arendt l’explique par la position centrale qu’en est venu à prendre, dans la mentalité même de l’homo faber moderne, le concept de processus qui, en substituant à la primauté du « quoi » – de l’objet fabriqué – la primauté du « comment » – du procédé de fabrication lui-même –, a enlevé « à l’homme fabricateur, à l’homme constructeur, les normes et les mesures fixes et permanentes qui, avant l’époque moderne, lui ont toujours servi de guides dans l’action et de critères dans le jugement 19 ». Dans un tel cadre, purement instrumental, toutes les fins se dégradent en moyens, tout but atteint n’étant lui-même que moyen en vue d’une fin nouvelle qui, « une fois atteinte, cesse d’être une fin et perd sa capacité de guider 20 ». Mais cette substitution du comment au quoi, avec la perte de l’objet qui en est résultée, comment elle-même l’expliquer ? Comment le concept de processus est-il parvenu à s’imposer dans la mentalité de l’homo faber ? Ce qui revient à se demander ce qui a bien pu se passer pour qu’on en arrive, au xviii e siècle, à considérer la raison « moins comme une possession que comme une forme d’acquisition », « non comme l’idée d’un être, mais comme celle d’un faire », non comme « un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités » mais comme « une énergie 21 ».
17. Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 171. 18. Fernand Dumont, Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, [Montréal], Bibliothèque québécoise, 1994 (1re édition : Hurtubise HMH, 1968). 19. Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 345. 20. Ibid., p. 173. 21. Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Paris, Agora, 1986, p. 53 (Fayard, 1966).
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On devine que ce n’est pas uniquement le développement de la société commerciale et capitaliste qui est en cause dans cette perte de l’objet 22, dans ce « vaste mouvement qui, de l’identification de l’homme avec ses œuvres, allait porter l’attention, à l’encontre de l’homme, sur ses œuvres et leur logique interne 23 ». Pour Arendt, ce sont des découvertes et des événements survenus au seuil de l’époque moderne, notamment celle du télescope, qui s’avérèrent déterminants en remettant radicalement en question le statut de la raison, son pouvoir de révélation 24. « Si l’œil humain peut trahir l’homme au point que tant de générations ont cru que le Soleil tourne autour de la Terre, il faut renoncer à la métaphore des yeux de l’esprit; elle se fondait finalement, encore qu’implicitement et même quand elle servait par opposition aux sens, sur la confiance dans la vision corporelle 25. » Ce renoncement n’implique rien de moins, comme Arendt l’explique minutieusement, que la disparition corrélative du monde donné par les sens et du monde transcendant, disparition qui marque le divorce de l’être et de l’apparaître et le repli de la vérité dans le sujet, conditions de la mathématisation de la physique moderne 26. Au seuil du très beau livre qu’il a consacré au passage « du monde clos à l’univers infini », Alexandre Koyré, après avoir évoqué un certain nombre de facteurs susceptibles de rendre compte de la « crise de la conscience européenne » au xviie siècle, attire l’attention sur « un processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l’homme, ainsi qu’on le dit parfois, a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu’aux structures mêmes de la pensée 27 ».
22. Voir « L’objet perdu », chapitre IV de L’anthropologie en l’absence de l’homme, op. cit., p. 151-191. 23. Ibid., p. 158. 24. Voir à ce sujet le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne : « La vita activa et l’âge moderne », op. cit., p. 279-366. 25. Ibid., p. 309. 26. Tout au long de sa démonstration, Arendt s’appuie sur les témoignages de plus grands savants du xx e siècle, dont Erwin Schrödinger, qui écrivait en 1952 dans Science and Humanism : « À mesure que notre œil mental pénètre dans des distances de plus en plus petites et des temps de plus en plus courts, nous voyons la nature se comporter d’une manière si totalement différente de ce que nous observons dans les corps visibles et palpables de notre environnement qu’aucun modèle construit, d’après nos expériences à grande échelle, ne saurait être « vrai » (cité par Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 323, note 1). 27. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, (coll. « Idées »), 1973 (1957), p. 10-11.
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Par quoi l’homme moderne a-t-il remplacé le monde ? Faut-il souligner que, dans notre civilisation, le devenir remplace comme référence le cosmos où les Grecs cherchaient le critère ultime des comportements humains; il remplace aussi ce temps eschatologique qui permettait au christianisme d’autrefois de négliger l’explication positive des événements. Contrairement aux Anciens, nous ne disposons plus d’un arrière-monde ; ou plutôt, l’arrière-monde, c’est maintenant l’histoire elle-même. Les auteurs des philosophies de l’histoire croyaient l’appréhender, sinon le décrire ; nous nous accordons sur la vanité de ces tentatives, mais nous n’avons pas supprimé pour autant le renvoi plus ou moins implicite à ce devenir qui se profile derrière nos reconstructions partielles du passé 28.
Autrement dit, dans la situation d’aliénation au monde où nous sommes, sans cosmos et sans cité politique 29, le devenir historique n’est pas plus concevable que la nature elle-même. Comme elle, l’histoire n’est plus, dit Dumont, qu’une ombre. Cette ombre n’est ni l’histoire réelle au sens de ce qui s’est passé (Geschichte) ni la connaissance de l’histoire (Historie) ; elle est plutôt ce qui permet, sans recours à une transcendance (à une histoire sainte surplombant l’histoire profane), de les concevoir l’une et l’autre, et de rendre par là même possible le travail de l’historien, comme du sociologue ou de l’ethnologue 30. Et c’est précisément parce que la nature et l’histoire ne sont plus que des ombres – qu’elles n’ont plus, en d’autres termes, de signifiés ou de référents – que l’homme moderne peut être dit (selon la formule d’Arendt placée en liminaire de ce texte) prisonnier « de deux processus surhumains : la Nature et l’Histoire, condamnés l’un et l’autre à progresser indéfiniment sans jamais atteindre de telos inhérent ». Ce qui revient à dire que l’homme moderne « où qu’il aille ne rencontre que lui-même », rejeté qu’il est, en l’absence d’un monde commun, « dans la prison de son esprit, dans les limites des schémas qu’il a lui-même créées 31 ». Dans son article « Le concept d’histoire : antique et moderne », repris dans La crise de la culture, Arendt insiste sur le fait que ces schémas subjectifs, ces processus mentaux toujours en devenir n’ont pas seulement dévoré « l’objectivité solide du donné », mais que, en éliminant « toutes les notions de commencement et de fin », ils « ont fini par retirer son sens au processus unique total qui était à l’origine conçu pour leur donner sens », avec pour résultat d’établir « l’humanité dans une immortalité terrestre potentielle ». Or rien, selon
28. Fernand Dumont, L’avenir de la mémoire, Québec, Nuit blanche éditeur, 1995, p. 63. 29. « Il nous reste l’État, les partis, les enceintes des universités ou des technocraties ; mais nous n’avons plus de Cité », écrit Dumont (L’anthropologie en l’absence de l’homme, op. cit., p. 190). 30. Voir L’anthropologie en l’absence de l’homme, op. cit., p. 39 et suiv. 31. Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 119 et 324.
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Arendt, n’est plus étranger à l’esprit du christianisme que cette idée d’une immortalité terrestre de l’humanité, qui « ne nous permet pas de nourrir des espérances eschatologiques » et « élimine en fait de l’histoire séculière toutes les spéculations religieuses sur le temps 32 ». En quoi Hannah Arendt, qui était pourtant agnostique, se révèle encore une fois très voisine des positions du chrétien Fernand Dumont, qui a tenu lui aussi à marquer la rupture que les temps modernes représentent par rapport à la temporalité religieuse chrétienne, nonobstant tout ce dont la modernité est redevable au christianisme. En définitive, en perdant l’autre monde, le monde d’en haut, les hommes modernes n’ont pas gagné celui d’en bas, contrairement à ce que d’aucuns voudraient encore nous faire croire 33. Tout ce qu’ils ont obtenu dans l’échange, c’est le pouvoir de produire indéfiniment, sinon désespérément, le monde, dans une histoire « sans telos inhérent », sans commencement ni fin. « Résolu à accomplir méthodiquement toutes les démarches destinées à le libérer de l’inconfort – celui d’avoir froid, ou celui de se sentir coupable –, l’homme moderne, écrit Pierre Manent, ne voit plus devant lui que des instruments de son projet d’émancipation, ou des obstacles à celui-ci. Plus rien de substantiel, que ce soit loi, bien, cause ou fin, ne retient son attention, ni ne ralentit son avance. Il est celui qui court, et qui courra jusqu’à la fin du monde 34. »
Culture, mémoire, religion On se méprendrait si l’on ne voyait dans cette critique dumont-arendtienne qu’un long détour pour mieux justifier à la fin (à la manière d’un Leo Strauss) le retour à la bonne vieille tradition conçue comme seul remède efficace pour traiter les maux de notre modernité. Nos deux penseurs savent trop bien que la reconduction pure et simple de la tradition ne peut être qu’un leurre, sinon l’une des mystifications auxquelles seront de plus en plus tentés de recourir des sociétés et des pouvoirs en mal d’unanimité. Ce qui ne veut pas dire pour autant que, la tradition s’étant dissoute sous les sunlights de la modernité, il n’y aurait plus qu’à s’asseoir dans son TGV et à contempler « l’ère du vide » et « l’empire de l’éphémère »
32. Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gaillimard, coll. « Idées », 1972, p. 119 et 92. 33. Par exemple Luc Ferry, pour qui la modernité n’est fondamentalement rien d’autre qu’une sécularisation du christianisme, qu’un processus d’humanisation du divin et de divinisation de l’humain, qui implique la réalisation dans le monde du contenu des valeurs chrétiennes. Voir Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996. Voir également Luc Ferry et Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2004. 34. Pierre Manent, La cité de l’homme, Paris, Fayard, 1994, p. 70.
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dont un Gilles Lipovetsky loue depuis trente ans – en toute désinvolture postmoderne – les vertus libératrices pour les individus autosuffisants que nous serions devenus. Un sociologue comme Fernand Dumont est trop sensible au temps réel des sociétés pour souscrire à une telle vue de l’esprit. « En tout cas, dit-il, jusqu’à notre époque, les durées traditionnelles ont coexisté avec les durées empiriquement déterminées. Et si celles-ci sont devenues de plus en plus envahissantes, leur juxtaposition avec les traditions est cruciale pour comprendre l’originalité de la culture moderne 35. » Elle l’est également pour comprendre le sens de cette « nouvelle praxis sociale », de cette utopie que Dumont appelle de ses vœux à la fin du Lieu de l’homme. L’ordre qui préside à la vie commune ne relevant plus, dans nos sociétés modernes, d’un principe sacré qui viendrait du dehors garantir le lien entre les hommes, le sort de la culture 36 se trouve dès lors étroitement lié à la participation politique (à l’action, au sens arendtien), à l’aménagement sans cesse repris du monde, du « lieu de l’homme », par des individus que, dans un cadre démocratique, rien ni personne (comme Rousseau l’avait si fortement souligné) ne peut légitimement contraindre. Mais qu’est-ce qui motivera cette participation politique ? Dans les termes de Dumont : « À partir de quoi les hommes pourront-ils se représenter l’avènement de leur histoire ? » Quelles seront « les raisons profondes du rassemblement des hommes 37 » ? C’est à ce problème capital – au commencement de la politique moderne et qui n’a jamais été vraiment résolu, sinon dans l’abstrait par les doctrines du contrat social ou dans les faits par le totalitarisme – que cherche à répondre la notion dumontienne de mémoire. Par mémoire, Dumont entend non pas la conservation de tel ou tel héritage du passé, mais la préservation de l’avènement, c’est-à-dire du « mode d’appréhension de la temporalité que représente la tradition », dont Dumont postule qu’il « est essentiel à la nature de la culture 38 ». Or, dans les conditions modernes, cette fidélité à « l’avènement » ne peut s’accomplir que sous le mode de la conscience historique, que par la prise en charge du sens
35. Le lieu de l’homme, op. cit., p. 245. 36. Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, Éd. de l’Hexagone, 1987. 37. Le lieu de l’homme, op. cit., p. 266. 38. Ibid., p. 250.
34
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d’un passé qui, « n’éclairant plus l’avenir 39 », exige désormais, si l’homme ne veut pas perdre la mémoire de ce qu’il est, sa profondeur 40, d’être interrogé, interprété, discuté. Mais ce mode d’appréhension de la temporalité propre à la tradition, dans quelle mesure est-il lié à la religion, dans quelle mesure a-t-il besoin d’elle pour s’exercer ? Ce qui frappe en tout cas, c’est que son érosion s’est faite en concomitance avec le mouvement de sécularisation des sociétés occidentales. D’où la question : une sortie totale de la religion ne risquerait-elle pas de se traduire par l’extinction de ce mode d’appréhension traditionnelle de la temporalité dont Dumont postule qu’il est « essentiel à la nature de la culture », donc à l’homme lui-même ? Pour Marcel Gauchet, cette participation semble déjà effective: « Pour la première fois, dit-il, notre compréhension temporelle de nous-mêmes — je parle de la compréhension spontanée, quotidienne, pratique — est réellement et complètement soustraite à l’immémoriale structuration religieuse du temps 41. » Si c’était vrai, si « la compréhension spontanée, quotidienne, pratique » était « complètement soustraite à l’immémoriale structuration religieuse du temps », à ce que Dumont appelle l’avènement par opposition à l’événement, alors il faudrait bien admettre qu’il n’y a plus grand espoir ni pour la culture ni pour l’homme. Mais c’est sans compter sur les capacités de résistance et d’invention de la culture commune, sur ce que Michel de Certeau appelait le « braconnage 42 ». Pour Dumont, « l’érosion engendre la réaction 43 » ; la disparition des traditions suscite, selon l’expression de Danièle Hervieu-Léger, des « politiques de la tradition 44 ».
39. « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », écrivait déjà, prophétiquement, en 1835, Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (Œuvres complètes, éd. J.P. Mayer, tome I, 2, Vue générale, Paris, Gallimard, 1979) . 40. « Nous sommes, écrit Hannah Arendt, en danger d’oubli et un tel oubli – abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre – signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l’homme autrement que par le souvenir » (La crise de la culture, op. cit., p. 125). 41. Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 23. 42. Cf. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, (Folio-Essais), 1990. 43. Le Sort de la culture, op. cit., p. 102. 44. Danièle Hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, Paris, Éditions du Cerf, 1993, p. 258.
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Il n’empêche que Dumont prenait au sérieux « la mort de l’homme » qu’annonça naguère un Michel Foucault. « Un degré zéro de la tradition est-il concevable sans que la culture et l’homme disparaissent ? », demandait-il 45. Certes, « ce degré zéro de la tradition » était, pour Arendt comme pour Dumont, une « hypothèse-limite », dans laquelle l’un et l’autre refusaient de se complaire, mais qu’ils eurent la lucidité et le courage de regarder en face. Car c’est bien à un danger d’amnésie collective, à une maladie d’Alzheimer universelle que nous conduisent la disparition des traditions et « le triomphe de l’animal laborans ». Un danger devant lequel « nos combats d’hommes et de chrétiens peuvent prendre leur sens d’ensemble 46 ».
45. Le lieu de l’homme, op. cit., p. 250. 46. Fernand Dumont, « La sociologie et le renouveau de la théologie », dans La Théologie du renouveau, II, Montréal et Paris, Fides et Éd. du Cerf, 1968, p. 317.
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Postmodernité, sciences sociales et géographie Georges Benko Université Paris I – Panthéon-Sorbonne
La
modernité et la postmodernité ne sont pas à l’origine des concepts apparte -
nant aux sciences sociales . On peut qualifier ces termes plutôt comme les modes (les fondements) de civilisations caractéristiques. Malgré des diversités symboliques et géographiques, les deux termes s’imposent en Occident. Pourtant, les deux notions demeurent confuses, se prêtant à diverses interprétations, et connotent globalement toute une évolution historique et un changement de mentalité. Inextricablement on navigue depuis trente ans entre des mythes et des réalités dans tous les domaines : les arts, l’architecture, les mœurs, l’idéologie, la politique, etc. Modernité et postmodernité sont nées de certains bouleversements profonds de l’organisation sociale, économique, politique, en s’accomplissant au niveau des mœurs, du mode de vie et de la vie quotidienne.
Comme ce ne sont pas des concepts d’analyse, il n’y a pas de lois de la modernité ou de la postmodernité. Il n’y a que des traits dans les deux cas, les morales canoniques des changements qui s’opposent. C’est « The Tradition of New 1 ». Elles jouent comme idées-forces et comme idéologie maîtresse, sublimant les contradictions de l’histoire dans les effets de civilisation. Elles sont liées à des crises historiques de structures. Modernité et post-
1.
Harold Rosenberg, The Tradition of New, New York, Horizon Press, 1960, 285 p.
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modernité expriment de façon ambiguë les crises de la civilisation et des connaissances, dans une fuite en avant continuelle. Les deux voulaient imposer une régulation culturelle nouvelle. C’est pour cette raison qu’elles se trouvent au centre des débats actuels dans tous les domaines des sciences humaines.
L a modernité « Il n’y a pas de sens unique de la modernité, parce que la modernité est elle-même une quête de sens 2. »
Dans le couple qu’elle forme avec le mot tradition se situe la notion de modernité : est moderne ce qui se définit, par rapport à son émergence dans le temps, comme « présent ». Le mot modernus apparaît en bas latin à la fin du v e siècle, venu de modo, « tout juste, récemment, maintenant ». Modernus ne signifie donc pas ce qui est nouveau, mais ce qui est actuel, contemporain de celui qui parle. L’appel à la tradition, en matière esthétique ou de la pensée, renvoie a contrario à un système de valeurs qui prend en compte l’acquis du passé comme étant définissable, stable et utilisable comme modèle par l’écriture, l’art ou la pensée d’aujourd’hui. Si l’on utilise le terme de modernité, on implique par son emploi même une certaine rupture dans le temps entre passé et présent, et une rupture entre les modèles du passé et ceux que le présent peut ou doit élaborer. Pour reprendre la formule althussérienne, la modernité est, peut-être, un concept manqué qui témoigne du manque d’un concept : un mot de grande consommation dont l’approbation cognitive en tant qu’objet épistémologiquement isolable fait défaut. La fragilité théorique des tentatives de conceptualisation en témoigne largement (identité du terme mais différences du concept, faible charge théorique assumée par le mot, degré de cohérence peu avancé, etc.). On peut faire référence à la notion de modernité comme 1 - une forme distincte de temporalité, 2 - une expérience sociale et esthétique inextricablement liée à la modernisation du capitalisme, 3 - un projet (inachevé), pensé comme l’effet/effectuation d’un rapport de forces, et pour cette raison traversé par une tension qui lui est constitutive. Une acception normative de la modernité ne signifie pas simplement qu’elle produit ses normes par elle-même à l’intérieur de son espace, qu’elle « ne peut ni ne veut emprunter à une autre époque les critères en fonction desquels elle s’oriente 3 ». Mais, bien plus, une
2.
Henri Meschonnic, Modernité modernité, Lagrasse, Éd. Verdier, 1988, 316 p.
3.
Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, 484 p.
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telle acception suggère, premièrement, que le degré de modernité se mesure à l’aune de son écart d’avec les formes « traditionnelles » de la vie sociale et, deuxièmement, que le temps historique lui-même est normativement ponctué, identifié à un mouvement homogène de continuité à caractère progressif. Pourtant, un état des lieux des conséquences cumulées de la modernité nous dissuade d’un tel mirage progressiste. La curieuse odyssée de la modernité est parsemée de discontinuités et de ruptures, de tournants et de tentatives avortées. Elle n’est ni la linéarité de la tradition du nouveau qui finirait par banaliser toute rupture ni le « conservatisme par le changement » comme l’affirme Baudrillard. De même que la notion de modernité n’est pas exempte d’ambiguïtés qui réf léchissent le choix des thèmes que le terme recouvrirait, la tentative de dater la gestation du moderne ainsi que ses étapes de formation n’est pas dénuée d’embûches. Habermas a essayé de dégager un sens précis du terme « moderne ». Il nous indique d’abord que « c’est à la fin du v e siècle que le terme “moderne” fut utilisé pour la première fois, aux fins de distinguer du passé romain et païen un présent chrétien qui venait d’accéder à la reconnaissance officielle 4 ». Selon cette acception, le moderne se distingue du concept des temps modernes : « Moderne », on pensait aussi l’être du temps de Charlemagne, au xiie siècle et à l’époque des Lumières – c’est-à-dire à chaque fois qu’un rapport renouvelé à l’Antiquité a fait naître en Europe la conscience d’une époque nouvelle. D’autre part, le concept profane de temps modernes exprime la conviction que l’avenir a déjà commencé : il désigne l’époque qui vit en fonction de l’avenir qui s’est ouverte au nouveau qui vient. […] Ce n’est qu’au cours du xviie siècle que le seuil historique se situant autour de 1500 a été, en effet, rétrospectivement perçu comme un renouveau 5.
Trois grands événements historiques marquent le début des temps modernes : la découverte du Nouveau Monde, la Renaissance et la Réforme. Une deuxième phase peut ensuite être discernée à partir du xixe siècle où le moderne se ramifie et se déplace, jusqu’au point de devenir (vers le milieu du xix e siècle) modernité esthétique – conçue comme la rupture et le rejet esthétique de l’académisme. Cela semble être d’ailleurs le point de vue de Baudrillard, pour qui la modernité « n’est repérable en Europe qu’à partir du xvie siècle, et ne prend tout son sens qu’à partir du xixe siècle 6 ».
4.
Ibid.
5.
Ibid.
6.
Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopædia Universalis, Paris, 1985, p. 424.
40
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Pour Habermas, c’est surtout le siècle des Lumières qui cristallise la nébuleuse mystérieuse du moderne en esprit du temps : […] c’est seulement avec les idéaux de perfection prônés par les Lumières françaises, avec l’idée, inspirée par la science moderne, d’un progrès infini de la connaissance et d’une progression vers une société meilleure et plus morale que le regard échappa progressivement à l’envoûtement qu’avaient exercé sur chacune des époques modernes successives les œuvres classiques de l’Antiquité 7.
L’affranchissement du moderne de la fascination de l’Antiquité coïncide alors avec la prise de conscience de son projet historique. Enfin, toujours selon Habermas, l’adjectif « moderne » ne se substantivise que « très tard dans les langues européennes des temps modernes – à peu près depuis le milieu du xixe siècle, le processus de rupture avec le modèle de l’art antique est inauguré au début du xviiie siècle par la célèbre “Querelle des Anciens et des Modernes”. Le parti des modernes se révolte contre l’idée que le classicisme français se fait de lui-même en assimilant le concept aristotélicien de perfection à celui de progrès, tel qu’il avait été suggéré par la science moderne 8 ». On peut constater que l’itinéraire terminologique du moderne recouvre l’espace d’une grande durée historique et connote généralement le sentiment d’une rupture avec le passé, les temps modernes renvoient à une configuration historique datée (notamment, à partir de la Renaissance). Le projet moderne se cristallise intellectuellement au cours du xviii e siècle. Mais ce n’est qu’à partir du xix e siècle que la modernité acquiert une densité sociale et pratico-esthétique (modernisme). De ce point de vue, le xix e siècle constitue un tournant. Il devient clair que le problème de datation n’est pas indépendant de celui de la définition / conceptualisation de la notion de modernité. Qui plus est, une démarche qui consisterait à (pro)poser des hypothèses de périodisation historique risque d’effacer toutes les différences au sein de la même période historique et de rejeter ainsi tous les éléments qui entrent en dissidence avec la ligne de développement hégémonique de la modernité. Mais le plus grand danger vient du fait d’envisager la modernité (et le processus de modernisation) en matière d’essence (rationnelle, contractuelle, logique de complexification) qui s’objectiverait dans les structures historiques. Ce problème est décisif pour la critique de la conception habermasienne de la modernité. La diversité des mutations qui marquent la « présence massive » de la modernité ne se ramène pas à la concrétisation de la finalité émancipatoire du projet moderne (la modernité comme application du projet
7.
Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, n° 413, 1981, p. 950.
8.
Idem, Le discours philosophique de la modernité, loc. cit.
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moderne, le moderne devenu modernité, à savoir détermination concrète du moderne, état du moderne, en d’autres mots : substantif qui a remplacé l’adjectif ). La modernité n’est pas l’application/concrétisation d’un projet préalablement posé. Dans le cas contraire, elle apparaîtrait ordonnée par le déploiement de la logocentricité historique moderne, qui en deviendrait sa force motrice. Les idéalités du projet moderne s’imposeraient comme le moteur propulsif du processus de mise en modernité. Le constat de ces impasses actuelles (la défaite de la modernité sur tous les fronts) se traduirait automatiquement par la faillite du projet moderne. Une telle lecture facilite la percée des positions « post »-modernes qui condamnent le projet moderne comme intellectuellement périmé et répréhensible sur le plan éthique, voire réactionnaire. Or, la modernité en tant qu’expérience historique n’est pas un ordre inexorable contenu en germe dans le projet moderne lui-même, étant partie organique de la formation historique moderne. Le projet moderne, en effet, se constitue de manière agonale comme résultat d’un rapport de forces, voire en tant qu’expression de tensions coagulées qui condensent au niveau discursif les déchirures immanentes à la modernité. Seule alors une conceptualisation de la modernité en termes de modernité capitaliste pourrait rendre compte du caractère contradictoire de cette expérience historique et penser l’itinéraire du projet moderne à partir des contradictions du monde réel. Cette affirmation signifie que le projet moderne est le résultat de compromis, d’ambiguïtés, voire d’amalgames. Il est constamment remis en question par des résistances et traversé par des contre-tendances, sans cesse érigé en enjeu par les puissances sociales matérielles ou idéelles en position de tir. Qui plus est, il subit des transmutations et des déplacements par la dynamique de ses propres scissions. D’autre part, le mouvement socialiste lui-même a progressivement remis en question l’unité de la raison des Lumières en insérant une dimension de classe au sein de la modernité capitaliste. En somme, si le projet moderne n’a pas la cohérence présupposée, c’est parce qu’il fait partie de cette réalité mouvante (et par conséquent inachevée), transitoire et en fuite, qu’est la modernité capitaliste. Réalité dont les champs et les modes de déploiement restent à expliciter. Je propose une classif ication en trois ordres de l’expérience historique de la modernité. – La modernité en tant qu’expérience sociale globale, indissociable des processus de modernisation capitaliste de l’espace productif et étatique, devenue aujourd’hui forme hégémonique et universelle.
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– La modernité comme expérience de vie quotidienne, mieux, logique capillaire de quotidienneté et ligne dominante du développement du vécu, voire mode de perception du temps historique. – La modernité en tant que quête (et inquiétude) culturelle, référentielle qui fascinait Rimbaud (« il faut être absolument moderne ») et Baudelaire, autrement dit, héritage lié à la production esthétique des avant-gardes (modernisme).
L a postmodernité En l’espace de trente ans, le concept de postmodernité est devenu l’un des plus chatoyants parmi ceux qui ont cours dans les discussions concernant l’art, la littérature ou la théorie sociale. La notion de « postmodernité » relève d’un réseau de concepts et de modes de pensée en « post » ; je n’en donne que quelques exemples : société post-industrielle 9, poststructuralisme 10, post-fordisme 11, post-communisme 12, post-marxiste 13, post-chrétien 14, post-hiérarchique 15, post-bureaucratique 16 , post-libéralisme 17, post-développement 18 ,
9.
Voir : Daniel Bell, The Coming of Post Industrial Society. A Venture in Social Forecasting, New York, Basic Books, 1973 ; Alain Touraine, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969.
10. Voir : Alastair Bonnett, « Situationism, geography, and poststructuralism », Environment and Planning D : Society and Space, 1989, 7, 2, 131-146 ; Peter Dews, Logics of Disintegration. Post-Structuralist Thought and the Claims of Critical Theory, London, Verso, 1987 ; Richard Harland, Superstructuralism. The Philosophy of Structuralism and Post-Structuralism, London, Routledge, 1987 ; Geraldine Pratt, « Reflexions on Poststructuralism and Feminist Empirics, Theory and Practice », Antipode, 1993, 25, 1, 51-63. 11. Voir : Ash Amin (dir.), Post-Fordism, Oxford, Blackwell, 1994 ; David Harvey, The Condition of Postmodernity, Oxford, Basil Blackwell, 1989. 12. François Fejtö, La fin de démocraties populaires. Les chemins du post-communisme, Paris, Seuil, 1992. 13. Richard Peet et Michael Watts, « Introduction : Development Theory and Environment in an Age of Market Triumphalism », Economic Geography, 1993, 69, 3/4, 227-253. 14. Voir : Émile Poulat, L’ère postchrétienne, Paris, Flammarion, 1994 ; Yves Lambert, « Vers une ère postchrétienne ? », Futuribles, 1995, 200, 85-111. 15. Quinn D. Mills, L’entreprise post-hiérarchique, Paris, Inter éditions, 1994. 16. Charles Heckscher et Anne Donnellon (dir.), The Post-Bureaucratic Organization. New Perspectives on Organizational Change, London, Sage, 1994. 17. John Gray, Post-liberalism. Studies in Political Thought, London, Routledge, 1993. 18. Arturo Escobar, « Imagining a post-development era? Critical thought, development and social movements », Social Text, 1992, 31/32, 20-56.
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post-freudien 19, post-impérialisme 20 , post-philosophique 21 , post-urbaine 22 , postcolonial 23, post-capitalisme 24, parmi les expressions les plus évoquées. Une bonne partie des théories « se modernisent » aussi en « post » : post-modernized Simmel 25, la localisation des entreprises post-wéberiennes 26, la théorie post-impasse 27, la culture post-télévision 28 et le sociologie post-lazasfeldienne 29 ; même l’administration publique ou encore le marketing deviennent postmodernes 30. La postmodernité est mise en relation avec le féminisme 31,
19. Nadine Amar, Gérard Le Gouès et Georges Pradier (dir.), Surmoi II. Les développements postfreudiens, Paris, PUF, 1995. 20. Frans J. Schuurman, Beyond the Impasse : New Directions in Development Theory, New Jersey, Zed Books, 1993. 21. Pierre Fougeyrollas, Vers la Nouvelle Pensée. Essai postphilosophique, Paris, L’Harmattan, 1994. 22. Rob Kling, Spencer Olin et Mark Poster, Postsuburban California, Berkeley, University of California Press, 1991. 23. Voir : Robert Young, Post-colonial Theory, Oxford, Blackwell, 1987 ; Sarah Harasym (dir.), The PostColonial Critic, London, Routledge, 1990 ; B. Aschcroft, G. Griffiths et H. Tiffin (dir.), The Post-Colonial Studies Reader, London, Routledge, 1994. 24. Michel Vakaloulis, « Post-capitalisme ou capitalisme post-moderne? Structures fondamentales et facteurs de nouveauté », Futur antérieur, 1994, 21, 45-57. 25. Deena Weinstein et Michael Weinstein, Postmodern(ized) Simmel, London, Routledge, 1993. 26. Voir : Allen J. Scott, Metropolis, Los Angeles, University of California Press, 1988 ; Georges B. Benko, Géographie des technopôles, Paris, Masson, 1991. 27. Frans J. Schuurman, Beyond the Impasse : New Directions in Development Theory, loc. cit. 28. Peter D’Agostino et David Tafler (dir.), Transmission. Toward a Post-Television Culture, London, Sage, 1994. 29. Dominique Pasquier, « Vingt ans de recherches sur la télévision: une sociologie post lazarsfeldienne ? », Sociologie du travail, 1994, 36, 1, 63-84. 30. Voir : Charles J. Fox et Hugh T. Miller, Postmodern Public Administration, London, Sage, 1995 ; Stephen Brown, Postmodern Marketing, London, Routledge, 1995. 31. Voir : Liz Bondi, « Feminism, postmodernism, and geography : space for women ? », Antipode, 1990, 22, 2, 156-167 ; Linda Nicholson (dir.), Feminism/Postmodernism, London, Routledge, 1990 ; Kate Soper, « Feminism, humanism and postmodernism », Radical Philosophy, 1990, 55, 11-17.
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l’écologie 32, l’environnement 33, la religion 34, la planification 35, l’espace 36, etc. Géographie, sociologie, philosophie, littérature, architecture, arts plastiques sont entrés dans leur période de postmodernisme. Le « post- » est incontournable ! La fin du xx e et le début du xxi e siècle se conjuguent en post. Malaise ou renouvellement des sciences sociales, des arts, de la philosophie sont dans l’air du temps. Il n’est pas étonnant que le « post- » dans tous ces contextes soit ambigu. Il ne veut pas seulement dire après. L’après peut impliquer la continuité comme la rupture. Mais, s’il s’agit de continuité, pourquoi un préfixe et un nouveau mot ? Sans réussir, sémantiquement, à se détacher. Tourné vers la rupture et la continuité en même temps. Une vraie rupture trouve son nom ; il reste du continu dans le « post- » et du linéaire. Postmoderne. Rompre, dans le mythe de rupture de la modernité, est un geste moderne par excellence. Pour rompre avec le modernisme, le postmodernisme doit le répéter. Postmoderne, ce terme fédérateur d’une pluralité de tendances pèche par une sorte d’indétermination sémantique conforme à l’hétérogénéité de son contenu (elliptique, cryptique, partial et provisoire, etc.). Il s’agit, comme l’explique un des principaux théoriciens du postmodernisme, d’un concept « équivoque, de catégorie disjonctive, doublement modifié par l’impulsion du phénomène elle-même ainsi que par les perceptions changeantes de ses critiques 37 ».
32. Voir : Ulrich Beck, Ecological Politics in an Age of Risk, Oxford, Polity Press, 1995 ; Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992. 33. Matthew Gandy, « Crumbling land: the postmodernity debate and the analysis of environmental problems », Progress in Human Geography, 1996, 20, 1, 23-40. 34. Voir : Chetan Bhatt, Liberation and purity. Race, new religious movements and the ethics of postmodernity, London, UCL Press, 1996 ; Ernest Gellner, Postmodernism, Reason and Religion, London, Routledge, 1992. 35. Voir : Michael J. Dear, « Privatization and the rhetoric », Environment and Planning D : Society and Space, 1989, 7, 4, 449-462 ; Edward W. Soja, « Aménager dans/pour la post-modernité », Espaces et Sociétés, 1993, 74/75, 203-214. 36. Voir : Alastair Bonnett, « Art, ideology, and everyday space: subversive tendencies from Dada to postmodernism », Environment and Planning D : Society and Space, 1992, 10, 1, 69-86 ; David Harvey, « Between Space and Time : Reflections on the Geographical Imagination », Annals of the Association of American Geographers, 1990, 80, 3, 418-434. 37. Paolo Portoghesi, Le post-moderne. L’architecture dans la société post-industrielle, Paris, Electa Moniteur, 1983.
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Daniel Charles 38 l’a rencontré chez le peintre anglais Chapman qui, en 1880, se définissait comme « postmoderne », ce qui signifiait pour lui « plus moderne », moderne autrement, par rapport aux impressionnistes français. Wolfgang Welsch 39 a découvert l’adjectif « postmoderne » chez l’écrivain allemand Rudolf Pannwitz, un « nietzschéen » du début de ce siècle, qui proclamait dans un texte de 1917 : « Trempé par les sports, éduqué militairement, excité par le religieux, l’homme postmoderne est un mollusque à carapace, un juste milieu de décadent et de barbare, porté par le flot sorti du tourbillon fécond de la grande décadence de la révolution radicale du nihilisme européen 40 ». Mais le terme « postmoderne » entre en usage vers le milieu des années 1960 (en ordre dispersé), avec l’instauration, à peu près dans l’ensemble du monde occidental, d’un climat défavorable au modernisme 41. Des courants artistiques et des tendances épistémiques entrent en collision avec les figures instituées de la modernité, en envahissant l’architecture, le théâtre, le cinéma, la musique et la danse, la philosophie, la psychanalyse, la théologie et l’historiographie, la littérature et la critique littéraire, enfin les technologies cybernétiques, les sciences et l’épistémologie. Problème : cette évolution se limite-t-elle simplement à l’émergence d’une nouvelle constellation d’idées, matinée de nouvelles pratiques esthétiques ? Ou connotet-elle une véritable révolution qui ouvrirait sur l’époque du règne du simulacre et de la déréalisation quasi achevée du monde (« une fin du monde sans tragédie » selon la formule de Baudrillard) ? Mieux : quels sont les phénomènes dont le postmoderne serait la traduction ? – La seule modification de la fonction sociale de la sphère culturelle, voire l’inf lation de la forme esthétique qui envahit de part en part les pratiques sociales de la quotidienneté (Image Ridden World) ? – L’érosion de la force autolégitimatoire des récits spéculatifs, l’implosion de l’idée du progrès et la désuétude de la représentation unitaire d’un sujet – foyer exclusif de production de sens ? – Les mutations politiques et sociales actuelles de dimension historique, à savoir la nouvelle phase de modernisation sociale du système capitaliste qui accentue les tensions de la modernité planétaire ?
38. Daniel Charles, « Temps, musique, post-modernité », Temps libre, 1985, 12, 71-78. 39. Wolfgang Welsch, « Modernité et Postmodernité », Les Cahiers de philosophie, 1988, 6, 21-31. 40. Rudolph Pannwitz, Die Krisis der europäische Kultur, Werke, Bd.2, Nürnberg, 1917, p. 64. 41. Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé », op. cit., p. 965.
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Le postmodernisme recouvre tous ces phénomènes. Il renvoie en un seul et même mouvement à une logique culturelle qui valorise le relativisme et l’(in)différence, à un ensemble de processus intellectuels qui offrent des structurations significatives du monde, extrêmement fluctuantes et indéterminées, à l’opposé de la catégorisation moderne du monde et, enfin, à une configuration de traits sociaux qui signifierait l’irruption d’un mouvement de discontinuité au sein de la condition moderne et l’omniprésence de la culture narcissique de masse, etc. Autrement dit, la condition postmoderne évoque une vision/mouvance culturelle, une mutation intellectuelle au sein de l’humanisme occidental et une expérience historique (de sensibilité) particulière, ancrée sur un support historique spécifique. Notamment, elle s’avère être l’expression d’une réconciliation avouée avec le monde du fétichisme marchand, l’attitude de déculpabilisation face aux contradictions de la modernité, voire la tradition de « l’épuisement » de l’héritage moderne. Ce déploiement pluridimensionnel empêche de donner un sens unifié du postmodernisme. De cette manière, le postmodernisme se présente sous une forme confuse, otage de ses sédimentations sémantiques imbriquées ; parfois supplément d’âme culturelle de la société post-industrielle, parfois version « radicale » de la « post-histoire » ou figure intellectuelle f lirtant avec le poststructuralisme, etc. De fait, sa pertinence comme schéma chronologique et typologique se trouve érodée.
Espace, lieux, non-lieux Espace, lieux, non-lieux, hypermodernité, mondialisation,… de nombreuses réf lexions sont parties, d’une manière assez technique, sur la transformation contemporaine des lieux ; une modernité poussée à l’extrême, vers une hypermodernité. Un voyage au-delà du moderne, au-delà des lieux. L’espace s’appréhende en tant que catégorie et réalité matérielle. Les philosophes en traitent comme d’un principe de l’entendement, d’une des formes de la connaissance, d’un outil de production théorique au même titre que le temps, auquel il est lié. Les sociologues le considèrent sous le double aspect d’un produit de la société et d’un producteur social. Dans sa relation à l’espace, par son travail présent et celui des générations antérieures, l’homme crée des lieux. Les anthropologues ont centré leur attention sur les espaces les plus qualifiés, en leur conférant une triple fonction : identitaire, relationnelle et historique. La surmodernité, dans sa relation active avec l’espace, peut être envisagée sous trois aspects quant à ses effets les plus significatifs : la déqualification, la déréalisation et la virtualisation. La déréalisation correspond à la mobilité, aux réseaux, à « contrer l’espace », la virtualisation introduit une coupure, elle brouille la distinction entre le réel et le réel virtuel, c’est l’univers de la télévirtualité. La déqualification désigne les espaces pauvrement spécifiables.
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Les non-lieux illustrent le contre-type du lieu anthropologique, présenté par Marc Augé 42. Les non-lieux cumulent la caractéristique d’être ceux où l’on passe et de requérir de leurs usagers des conduites que l’on peut dire mécaniques, d’en faire des opérateurs plus que des individus singularisés. Qu’est-ce qu’une géographie de nulle part ? Bien sûr, c’est le contraire de quelque part, donc d’un lieu ou encore mieux d’un milieu. On peut lire aussi « mi-lieu » c’est-à-dire moitié lieu, moitié non-lieu. Un espace où ne sont symbolisées ni identité, ni relation, ni histoire : les aéroports, les autoroutes, les chambres d’hôtel interchangeables, les moyens de transport… C’est la première fois dans l’histoire de la planète que les non-lieux (ou les milieux) occupent tant d’espace. Il ne s’agit pas d’opposer un bon lieu, humain, à un mauvais non-lieu, déshumanisé. Vivre dans un petit village où tout le monde vous observe n’est pas toujours agréable. Le lieu a parfois trop d’âme. Cette âme forme le milieu. Il peut être terroriste. Inversement, le non-lieu n’est pas toujours désagréable. Attendre son avion en rêvant, sans être interrompu par personne, peut communiquer un sentiment de paix. Du côté du lieu, il y a le sens, mais aussi la non-liberté, la contrainte. Du côté du non-lieu, une liberté individuelle qui peut aller jusqu’à l’absurde et la perte d’identité. Lorsqu’un nationaliste parle du cosmopolitisme, il invoque les lieux contre les non-lieux, c’est-à-dire contre les espaces de brassage. Cela dit, il y a des non-lieux dans des endroits où ils n’ont rien à faire. Les vendeurs dans une grande surface ou les pompistes dans une station-service participent à la familiarité quotidienne. De même, les gens préfèrent aller au bistrot plutôt que boire leur café devant un distributeur automatique ! La deuxième moitié du xx e siècle nous a offert ces (ou ses) espaces. La vitesse, les transports 43, la mondialisation des échanges, de la circulation, de la consommation engendrent la fabrication de lieux interchangeables, identiques partout dans le monde, où l’on passe sans s’arrêter, sans rencontrer personne. Les exemples sont nombreux : autoroutes, péages, énormes parkings, aéroports, distributeurs automatiques (argent, boisson, billets, etc.), centres commerciaux, supermarchés, chaînes de distribution et de marques (Benetton, Lacoste, Hugo Boss, Ralph Lauren, etc.). chaînes d’hôtellerie et de restauration (Novotel, Hilton, McDonald’s, etc.) … Dans un aéroport, un hypermarché, les gens passent les uns après les autres sans aucune nécessité de relation. Un nouveau Jules Verne n’écrirait pas Le tour du monde en quatre-vingts jours – il faudrait vraiment que le passager ralentisse – mais Le tour du monde sans un mot. Il pourrait prendre le pari que son héros se donne soixante-
42. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. 43. Paul Virilio, L’art du moteur, Pais, Galillée, 1993 ; Idem, La vitesse de libération, Paris, Galillée, 1995.
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douze heures et fait le tour du monde sans prononcer un mot. Au prix d’un sourire ou de quelques mufleries. La logique économique n’échappe pas non plus à la logique de « nulle part ». Les entreprises utilisent aussi ces espaces sans histoires (dans tous les sens du terme). Les banlieues lointaines attirent les entreprises par les avantages économiques (abattement des taxes, règlements assouplis pour l’utilisation du sol). Aujourd’hui, elles se déplacent au-delà des réseaux de transports en commun vers les zones appelées Nowheresville : les villes de « nulle part ». Ce phénomène est décrit par Garreau en 1992 (cité par Galletti 44 ) dans son ouvrage sur les déplacements des entreprises vers ce qu’il appelle des « nulle part ». Ces « nulle part » s’appellent par exemple « 287/78 » une zone qui est à une heure à l’ouest de Wall Street dans un endroit légèrement boisé du New Jersey. Ces « nulle part » ont obtenu leur identité des autoroutes inter-États 287 et 78 qui se croisent à cet endroit. Ces connexions autoroutières ont encouragé quelques-unes des grandes entreprises américaines à échapper aux inconvénients du centre (prix foncier, encombrements et autre gaspillage) pour des espaces plus vastes récemment créés. Par exemple, la zone « 287/78 » possède plus de bâtiments que le centre de La Nouvelle-Orléans. On y trouve Johnson & Johnson, A.T.& T., Bristol Myers entre autres. Jérôme Galletti dans son rapport de 1992 montre que la force de ces espaces, est la réponse aux besoins de la voiture, du jet et de l’ordinateur 45. Donc ce qui crée ces Edge Cities (villes de bordure, de marge), c’est la fonction et non pas l’image visuelle du centre-ville bien défini et des bâtiments plus hauts. On a l’impression que le « nulle part » a une connotation d’un fonctionnalisme extrême. Il y a aussi notre manière de regarder le monde. Ainsi, la consommation touristique est souvent un regard abstrait, inattentif aux autres. Les mêmes gens qui vous racontent avec jubilation leurs souvenirs de Marrakech se scandalisent de prétendues difficultés que créeraient les Maghrébins dans des banlieues qu’ils n’habitent pas ! De même, le jeu des images nous donne l’illusion d’une familiarité avec le Texas ou le Kurdistan. Autres exemples de ce rapport illusoire au lieu, les petits écriteaux des autoroutes qui vous indiquent ce que vous verriez si vous vous arrêtiez. En réalité, vous ne vous arrêtez pas, mais vous voyez défiler des pancartes indiquant « Vézelay, colline éternelle », « Village fortifié du xiie siècle ». Nous assistons à une mise en spectacle du monde. Nous vivons une époque sans précédent. Tout bouge. Le rapport au dogme des religions traditionnelles est bouleversé, partis et syndicats sont en crise. L’adhésion à des valeurs ordonnait le quotidien. Le militant n’est pas nécessairement celui qui discute de
44. Jérôme C. Galletti, Aux lieux du bureaux, Paris, Ministère de l’Équipement, 1992. 45. Ibid.
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l’idéologie tous les jours pas plus que le catholique ne s’interroge quotidiennement sur le sens de la présence réelle de Dieu, mais leurs pratiques donnaient du sens à la vie sociale. Entre l’individualisation absolue d’une part et la mondialisation de l’autre, il y a des trous dans la couche idéologique. Les excès d’espace, de temps, d’événements, d’informations ont des conséquences. Il y a cinquante ou cent ans, on n’avait pas tous les jours le sentiment d’être dans l’histoire. Aujourd’hui, la radio, la télé donnent l’impression qu’il se passe des événements d’importance historique tous les jours. On a l’histoire sur les talons. S’installe une confusion entre l’histoire et l’actualité. Ces trois excès, de temps, d’espace et d’événements, donnent le sentiment d’une perte du sens. Or, ce qui est nouveau, ce n’est pas que le monde ait peu ou pas de sens, c’est que nous éprouvions tous les jours le besoin de lui en donner un. Jadis, dans son village, le sens allait de soi. Aujourd’hui, nous sommes invités à donner un sens à tout, du terrorisme au Pérou à l’islamisme en Algérie. On s’installe dans une situation de communication solitaire, comme semble l’exprimer la multiplication des non-lieux. La simple coexistence d’individus n’est pas possible. Le lien social se recompose nécessairement. Reste à savoir dans quelles conditions. Le risque existe de chercher des principes d’identité simplistes, comme la revendication d’identité ethnique, la fabrication de l’étranger, le fascisme. Mais on peut aussi, et de ce point de vue l’enjeu européen est très important, additionner la progression des droits de l’individu, la responsabilisation croissante de chacun. Refonder quelque chose en France ou en Europe implique de ne pas parler en simples termes d’identité nationale, mais de relation à l’autre. Le monde a changé. L’autre intéresse moins, ou alors on s’en méfie. Pourquoi l’immigration est-elle vue d’emblée sous son angle problématique ? C’est admettre l’idée d’autres plus autres que les autres, les étrangers. Fabriquer de l’étranger parce qu’on ne sait plus penser l’autre relève de la pathologie sociale. Le statut des étrangers en France, ceux qui ne veulent plus l’être et ceux qui veulent le rester est une question cruciale. Une question que nous avons dans notre histoire toujours bien résolue, mais sur laquelle existe un vrai clivage politique. Il n’est pas vrai qu’excepté l’extrême-droite tout le monde soit d’accord. Aujourd’hui, on pense l’étrangeté de l’autre, on ne pense pas son altérité. Penser l’altérité, c’est aussi penser l’identité, la relation, le lien. Nous créons des catégories d’exclusion alors que nous sommes faits pour vivre les uns avec les autres. Un véritable bouleversement se produit dans de la vie quotidienne. Les foyers sont devenus autosuffisants pour l’information, pour l’image et le son. Cette situation présente une tendance marquée à double face : une ouverture planétaire en recevant l’information sur le monde entier à la vitesse de la lumière, et en même temps un isolement personnel et l’individualisation des expériences de communications ; j’appellerais ce phénomène la com-
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munication solitaire. L’habitat se désintègre de la vie et de l’espace urbain sans pour autant s’isoler. Les gens vivent au même moment le même événement, retransmis par CNN ou par d’autres chaînes de télévision, à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de distance, assis dans le même modèle de fauteuil fabriqué par IKEA, dans le même type de chambre conçue par Holiday Inn, en mangeant le hamburger fourni par McDonald’s. Les lieux et le milieu n’ont pas la moindre signification. Le géographe a toujours affaire à au moins deux espaces : celui du lieu qu’il étudie (une région, une ville, etc.) et celui, plus vaste, où ce lieu s’inscrit et d’où s’exercent des influences et des contraintes qui ne sont pas sans effet sur le jeu interne des relations locales. Le géographe est ainsi condamné au strabisme méthodologique : il ne doit perdre de vue ni le lieu immédiat de son observation ni les frontières pertinentes de ses marches extérieures. Dans ce monde postmoderne, une partie de cet extérieur est faite de non-lieux et une partie de ces non-lieux est faite d’images. La fréquentation des non-lieux, aujourd’hui, est l’occasion d’une expérience sans véritable précédent historique d’individualité solitaire et de médiation non humaine entre individu et puissance publique. Le géographe des sociétés contemporaines retrouve donc la présence individuelle dans l’univers englobant où il était traditionnellement habitué à repérer les déterminants généraux qui donnaient un sens aux configurations particulières ou aux accidents singuliers. Dans le monde « hypermoderne » ou « surmoderne », on est toujours et on n’est plus jamais « chez soi », les zones de frontières n’introduisent plus jamais à des mondes totalement étrangers. L’hypermodernité – qui procède simultanément des trois figures de l’excès que sont la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des références – trouve naturellement son expression complète dans les non-lieux. Il n’y a plus d’analyse sociale qui puisse faire l’économie des individus, ni d’analyse des individus qui puisse ignorer les espaces par où ils transitent. Il y a donc place, peut-être dès maintenant, malgré la contradiction apparente des termes, pour une géographie de nulle part, ou une géographie des non-lieux, hors-lieux ou au moins mi-lieux. Mais, sous l’effet du temps, les non-lieux ne le restent pas entièrement. Ils s’inscrivent dans un paysage social ancien et plus large. Ils finissent par façonner des habitudes. Ils sont soumis, eux aussi, à ce travail que Michel de Certeau 46 a qualifié d’« intervention du quotidien », et par cela ils acquièrent quelque qualité. Cela conduit à reconnaître deux des formes de la réappropriation de l’espace, actuelle mais en relative continuité avec les
46. Michel De Certeau, Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Union générale d’édition - 10/18, 1980.
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pratiques passées : la constitution progressive, lente, des non-lieux en lieux davantage qualifiés, la revalorisation des lieux banaux par une meilleure intégration de ceux qui, plus anciens, chargés de signification et répertoriés, sont institués lieux de mémoire.
Conclusion Faut-il conclure ? Pouvons-nous tirer quelque conclusion certaine ? Ce n’est pas sûr. Certains affirment que c’est impossible. Pourtant, certaines idées apparaissent avec force, sur le plan de la méthode et dans l’avancement du débat. Nous avons la chance d’avoir vécu, de vivre aujourd’hui une crise spectaculaire du monde intellectuel, une remise en question des fondements théoriques de toute l’orientation moderne de la pensée. Si le terme de postmodernité apparaît d’ores et déjà comme l’un des cris de ralliement des années 1980 et 1990, bien malin qui peut dire ce qu’il adviendra. On peut bien sûr parier sur son déclin. Mais des phénomènes aussi insolites que… la lenteur de circulation des idées lui assurent des résurgences inopinées, comme une actualité factice ou une survie énigmatique. Le postmodernisme apparaît au total comme un signifiant libre, paradoxal parce qu’il est essentiellement imaginaire ou, si l’on préfère, comme une fiction conceptuelle, une catégorie qui est de l’ordre du comme si… Tout se passe comme si le futur était devenu un lieu vide… Faisons comme si la modernité était achevée… Pour voir ! Ni volontariste ni activiste, la démarche postmoderne est bien plutôt une passion à « tisser des altérités » dont elle profilerait les arêtes. Le modèle de la modernité n’y serait qu’une trace insistante. C’est pourquoi construction, déconstruction et reconstruction seraient condensées dans un même geste. On voit bien que la pensée postmoderne risque d’être assimilée à un métadiscours dans son projet même d’approcher le vif de l’expérience. En fait, elle vit cette oscillation : elle est alors une forme indicielle, « sismographique », apte à s’ouvrir à l’empirie de la sensibilité esthétique et sociale. Dans ses avancées comme dans ses impasses, elle infirmerait déjà l’acte par lequel la rationalisation des discours invalide ce qui se passe en plein air. Son contexte d’origine qu’est la modernité n’est pas pour autant nié, mais il est altéré pour que la liberté qui en son temps avait permis la créativité soit préservée. La question est de savoir s’il est possible et comment il est possible de penser et d’introduire du changement. Comme si nous étions aux prises pour la première fois avec un véritable problème pratique : nous sommes les auteurs de ce qui change, mais ce changement est si rapide que nous pouvons désormais, par un retour sur l’histoire immédiate, discerner et discuter les décisions qui, cumulées, en modifient l’économie. Cette histoire proche, devenue critique permanente du présent, nous délivre définitivement des illusions
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de la table rase. Il suffit d’observer et d’imaginer l’état prochain du monde, puis de nous demander si nous le voulons, en sachant que, à peine entreprises, les transformations que nous projetons modifient déjà les termes de ce vouloir. Dans le retrait symbolique de l’histoire s’inaugure une étrange circularité du désir et de la praxis. En se racontant sa propre odyssée, en la fictionnant au jour le jour, l’humanité postmoderne espère être en mesure d’en infléchir les significations. Et, s’il s’agit d’un effet de leurre, ce leurre constitue en soi une question.
Une des grandes questions de notre discipline actuellement est : comment prendre la mesure du rapport complexe entre les mouvements qui ont agité, et agitent, la géographie et les tiraillements de la modernité ? Peut-être même sont-ce les sirènes du postmodernisme qui suscitent chez beaucoup de géographes un tel retrait par rapport à la recherche de cadres théoriques généraux ? Quoi qu’il en soit, il semble bien que la pensée géographique ait autant embrassé le modernisme, comme avec la « révolution quantitative », que le postmodernisme, avec l’éclatement des théories ou le souci pluraliste. On connaît la promesse de bonheur que faisait le modernisme par son recours à une autonomisation des sphères de la science, de la morale et de l’art, dans l’attente d’une synthèse supérieure toujours remise à plus tard. De moins en moins de gens y croient ; c’est la fin des consensus forts autour de quelques idées mobilisatrices. La raison bat en retraite et la science est en crise. Mais il s’agit, en fait, d’une science positiviste qui se pose contre le récit. Même dans leurs aspects apparemment les plus rationnels ou formalisés, les sciences sociales reposent sur un certain nombre de mythes fondateurs 47, retraçables dans quelques grands récits. La géographie, à l’instar d’autres sciences, est de nature narrative 48. Le pluralisme du discours géographique s’impose alors, et c’est là un défi de l’analyse épistémologique, car les formes du discours et le sens entretiennent des relations multiples et non équivoques. À cette conclusion de style « postmoderne » fait écho une vision analogue de ce qui se passe dans la société : atomisation des individus et repli sur des solidarités f luctuantes et circonstancielles. Au niveau
47. Paul Claval, Les mythes fondateurs des sciences sociales, Paris, PUF, 1980. 48. Vincent Berdoulay, Des mots et des lieux. La dynamique du discours géographique, Paris, Éd. du CNRS, 1988.
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des pratiques géographiques, ce sont le retour au local, les jeux de langage – comme écrivait Lyotard –, donc la valorisation de la pluralité des lieux. Mais alors on est en droit de s’inquiéter – comme faisait Habermas – du danger d’un pouvoir qui s’exercerait sans frein dans un tel contexte d’apparente décentralisation. C’est toute la question de la démocratie qui est en jeu. La pensée géographique s’en trouve interpellée à son tour. Les géographes doivent donc redécouvrir les liens entre les lieux et les pratiques démocratiques : les uns comme les autres, au niveau scientifique comme au quotidien, ne pourront échapper aux jeux du discours : moderne ou postmoderne, c’est la question – au moins de ce chapitre.
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deuxième part ie
Famille , cycles de vie et m o de r nit é
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Succession, pratiques d’écriture et individualisation de la famille au x viii e siècle Une approche culturelle du rapport entre droit et modernité
Jean-Philippe Garneau Université du Québec à Montréal, CIEQ
Dire que le droit entretient des rapports étroits avec la modernité relève sans doute du truisme. Encore faut-il souligner que cette affiliation peut se lire de différentes façons dans la longue durée occidentale, en fonction des conceptions parfois très différentes que chacun se fait de la modernité 1 ou du droit 2. Comme instrument de l’État qui se construit à partir des « temps modernes », le droit est volontiers associé, par exemple, aux mécanismes de légitimation du pouvoir monarchique et en particulier aux rituels de l’obéissance des sujets 3. L’institution juridique – la justice criminelle surtout – est parfois considérée comme
1.
À titre d’illustration, voir les textes de G. Benko et H. Watelet dans le présent ouvrage.
2.
On conçoit aisément que l’univers du droit constitue une réalité complexe, mais cette diversité me semble trop peu souvent prise en compte dans les études historiques.
3.
Je pense plus précisement aux études portant sur l’exécution publique à l’époque moderne, notamment : Douglas Hay, « Property, Authority and the Criminal Law », dans Douglas Hay, Peter Linebaugh, J. G. Rule et autres, Albion’s Fatal Tree. Crime and Society in Eighteenth-Century England, Middlesex, Penguin, 1975, p. 13-63 ; Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ; Robert Muchembled, Le temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus. xv e- xviiie siècle. Paris, A. Colin, 1992 ; Pascal Bastien, L’exécution publique à Paris au xviiie siècle. Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel, Champ Vallon, 2006.
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famille , c ycle s de vie e t modernité
l’un des outils importants du processus de civilisation qui aurait contribué à l’émergence de l’« homme moderne » au cours de la période d’Ancien Régime 4. Mais, s’il existe un lien privilégié entre droit et modernité, c’est sans doute du côté de l’individualisme qu’il faut le chercher. Comme idéologie durable, la modernité est également associée à une vision du monde centrée sur l’homme, héritage de la Renaissance qui se renouvelle à l’époque des Lumières en faisant de l’individu l’atome fondamental de la société « moderne » (ou du moins libérale) 5. On connaît l’importance que la théorie politique du contrat accorde au consentement de chacun des citoyens formant le peuple (ou la nation), pacte fondamental censé garantir la liberté (surtout politique) des sujets du roi. Dans l’univers juridique (droit naturel moderne), l’individu est désormais conçu comme porteur de droits subjectifs, l’expérience anglaise étant parfois citée comme exemple précoce de ce phénomène en raison d’une tradition libérale que plusieurs font remonter à la Magna Carta de 1215 6 . L’affirmation éclatante des « Droits de l’homme » à la fin du xviii e siècle est sans doute le cas le mieux connu du lien entre la loi et la valorisation de l’individu, même si ces droits en apparence universels seront longtemps limités en matière de genre, de classe sociale, de groupe ethnique, etc. Dans le domaine des rapports économiques, cette théorie se traduit par l’autonomie de la volonté individuelle, principale instance créatrice de droits et d’obligations au sein de la société civile. Expression privilégiée de la modernité juridique, la liberté contractuelle de l’individu prime résolument les droits ou les contraintes du groupe (famille, communauté, association, etc.). Le contrat garanti par la loi se substitue, pour reprendre la formule célèbre de Maine, au statut inscrit dans la parenté et la coutume 7. Cette vision libérale des rapports sociojuridiques triomphe au xix e siècle, particulièrement avec le développement du droit des obligations qui favorise les artisans de la transition au capitalisme, un processus souvent associé à l’un des avatars de la modernité, la modernisation de la société dite
4.
Norbert Elias, La civilisation des mœurs (traduction de l’allemand par Pierre Kamnitzer), Paris, Presses Pocket, 1974 ; Robert Muchembled, L’invention de l’homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988 ; Alan Hunt, « The Role of Law in the Civilizing Process and the Reform of Popular Culture », Canadian Journal of Law and Society / Revue canadienne de droit et société, vol. 10, no 2, 1995, p. 5-29.
5.
Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
6.
Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism : The Family, Property, and Social Transition, Oxford, Basil Blackwell, 1978. Voir aussi plus généralement Harold J. Berman, Law and Revolution : The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1983.
7.
Henry S. Maine, Ancient Law : Its Connection with the Early History of Society and its Relations to Modern Ideas, Londres, J. Murray, 1861.
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« traditionnelle 8 ». L’histoire de ce « triomphe » est bien documentée, même si l’atomisation réelle des rapports sociaux est un phénomène beaucoup plus récent, davantage perceptible dans la société contemporaine d’après-guerre pour laquelle le droit social occupe désormais une place centrale 9. D’autres phénomènes témoignent du rapport entre le droit et l’individu, en marge de la représentation abstraite de ce dernier comme être politique ou sujet de droit. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault s’intéresse au « pouvoir de l’écriture » mis au service des techniques disciplinaires qui se seraient développées à partir du xviii e siècle. Selon lui, la « mise en écriture » de cas individuels aurait alors permis d’abaisser le « seuil d’individualité descriptible » ayant jusque-là touché uniquement les riches et les puissants 10. Cette culture de l’écrit, qui permet la création d’un savoir permanent sur l’individu, on la retrouve pourtant ailleurs qu’à l’hôpital, à l’armée ou à l’école, avant même la période envisagée par Foucault. En lien avec le développement de l’État monarchique, la pratique juridique a également effectué au quotidien un travail important de documentation de l’individu, en le singularisant, en lui attribuant les signes de la personnalité (nom, âge, sexe, etc.), contribuant ainsi à individualiser les membres du groupe ou de la population dans l’espace et le temps social. Inlassablement, les représentants de la loi ont assumé l’humble tâche de transcrire, au fil des procédures ou des actes juridiques, l’individualité d’hommes et de femmes de diverses appartenances sociales, malgré les biais évidents qu’une logique bourgeoise et propriétaire a longtemps imprimés à cette pratique juridique. Même si ce savoir ne débouche pas nécessairement sur le « jeu moderne des coercitions sur les corps, les gestes, les comportements 11 », est-il besoin de rappeler que l’histoire sociale a fondé une partie de son renouvellement (analyse sérielle, prise en compte des classes populaires, etc.) sur l’exploitation des sources de la pratique judiciaire ou notariale particulièrement susceptibles de livrer un témoignage quantifiable sur la réalité de personnes jusqu’alors oubliées par l’histoire ? Or, si l’étude globale reste à faire, il ne fait pas de doute à mon avis que l’essor de ces pratiques d’écriture qui contribuent à promouvoir l’individualité repose en partie sur
8.
H. Berman, op. cit. ; Morton J. Horwitz, The Transformation of American Law. 1760-1860, Cambridge, Harvard University Press, 1977 ; Jean-Louis Gazzaniga, Introduction historique au droit des obligations, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
9.
Voir par exemple Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Éditions Aubier, 2001.
10. M. Foucault, op. cit., p. 221-227. 11. Ibid., p. 223-224.
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le développement de l’appareil juridique en Occident, particulièrement sur le travail des praticiens du droit depuis au moins la fin du Moyen Âge 12. Ce phénomène semble particulièrement évident pour les actes juridiques rédigés au nom de l’égalité successorale, peut-être parce que le principe d’égalité est intimement lié à celui de la modernité et de l’individualisme comme idéologie politique 13. Lorsque l’égalité successorale se combine au principe de la protection des enfants d’âge mineur et s’exprime à travers la procédure de tutelle, le procédé juridique d’individualisation ressort encore plus nettement, bien que celui-ci résulte paradoxalement de l’encadrement étatique du gouvernement de la famille légitime. Même si cette pratique juridique mériterait d’être envisagée beaucoup plus largement que je ne le ferai ici, elle me semble bien appartenir à un phénomène de valorisation de l’individu qui, au xviii e siècle, contribue sans doute encore peu à la « gouvernementalité » d’un Foucault 14 mais s’inscrit clairement à mon avis dans le sillage de l’idéologie toute moderne de l’individualisme. Je me propose de souligner, dans les lignes qui suivent, la pertinence de cette approche culturelle du droit en appuyant mon propos sur une étude de la pratique successorale de familles canadiennes du xviii e siècle. L’enquête portait sur une région rurale en aval de Québec, la côte de Beaupré, petite enclave agricole dont la population ne compta pas beaucoup plus de 2 000 habitants durant la période étudiée 15. Malgré ce contexte rural et colonial, la recherche révèle l’importance des pratiques juridiques d’écriture qui, tout en reproduisant la famille légitime, singularisent le plus souvent ses forces vives, les enfants d’âge mineur. Nous examinerons d’abord un cas de figure qui, sans être représentatif de toutes les situations en matière de règlement successoral, permet du moins de cerner la nature du procédé d’individualisation que les praticiens du droit effectuent à la suite de la rupture de l’union conjugale.
12. Au sujet des praticiens du droit, voir par exemple Claire Dolan (dir.), Entre justice et justiciables : les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au xx e siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005. 13. Tocqueville a écrit des pages toujours pertinentes, à défaut d’être entièrement convaincantes, sur le lien historique à établir entre la démocratie et une égalité successorale qui tend à « niveler » les conditions sociales. Il y a encore beaucoup à dire à mon avis sur le rôle que le droit privé, en tant que savoir structurant, a joué dans la construction de la modernité politique. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Éditions Robert Lafond, (coll. « Bouquins »), 1986, p. 75-81. 14. Je pense bien sûr aux travaux de Michel Foucault sur la gouvernementalité, notamment dans : Sécurité, territoire, population. Cours au collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil et Gallimard, 2004. Mais voir aussi la critique pertinente de Bruce Curtis, « Foucault on Governmentality and Population : The Impossible Discovery », Canadian Journal of Sociology / Cahiers canadiens de sociologie, 27, 4, Automne 2002, p. 505533. 15. Voir Jean-Philippe Garneau, Droit, famille et pratique successorale. Les usages du droit d’une communauté rurale du xviiie siècle canadien, thèse de doctorat (Ph. D.), Université du Québec à Montréal, 2003.
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L a succession du père : l’exemple de la famille Gagnon Le 13 décembre 1759, alors que Québec est tombée aux mains des Britanniques depuis peu, s’ouvre le règlement de la succession de Jean Gagnon, un habitant de Saint-Joachim « tué par les anglais » le 23 août de la même année 16 . Décédé à l’âge de 69 ans, ce chef de famille laisse dans le deuil cinq enfants issus de sa première union, tous mariés au moment du décès, de même que six enfants d’âge mineur et leur mère, seconde épouse du défunt. Réalisés quelques jours après l’élection de tutelle, l’inventaire après décès, la vente judiciaire des biens meubles et le partage immobilier font voir assez clairement la complexité de la comptabilité familiale qu’impliquent la présence des deux lits et le principe d’égalité entre les héritiers. C’est pour déterminer la part respective des enfants de chacun des lits que le notaire et les officiers de justice sont appelés à rédiger les procédures qui préciseront également l’étendue des droits auxquels la veuve peut prétendre en vertu de son contrat de mariage et du régime matrimonial de la communauté de biens prévu par la coutume de Paris, en vigueur dans la colonie 17. Devant les officiers de la juridiction seigneuriale de Beaupré (située à une vingtaine de kilomètres de la résidence du défunt), les parents et amis assemblés procèdent d’abord à l’élection du tuteur et du subrogé-tuteur des « sous-âgés ». Selon l’usage, la mère des mineurs est élue tutrice, à l’unanimité, tandis que l’unique garçon du premier lit accepte de jouer le rôle de subrogé-tuteur, gardien en principe des intérêts successoraux des jeunes enfants. Le greffier qui rédige l’acte de tutelle prend soin de noter le prénom et l’âge de chacun des mineurs. Le rang des enfants, pourtant égaux en droit, est d’abord déterminé par leur genre – les garçons d’abord, puis les filles – et, au sein de ces deux catégories, par l’âge. Les sept membres de l’assemblée de parents et amis – tous des hommes mariés sinon d’âge adulte – sont tour à tour nommés. Selon l’usage, leur lien avec les mineurs est précisé, bien que, dans le présent cas, la plupart d’entre eux soient vaguement qualifiés de cousin ou d’ami, à l’exception du demi-frère des mineurs qui se déplace au tribunal pour l’occasion. Lors de l’inventaire après décès qui débute le lendemain, chacun des membres de la famille conjugale est désigné nommément. Parmi les enfants mineurs qui trouvent place immédiatement après le nom du défunt et de ses deux épouses, les trois plus vieux montrent avec leur mère les biens faisant l’objet de la recension du notaire. Tous les enfants du premier lit figurent également dans le document, à titre d’héritiers paternels, ce qui inclut les époux
16. Registre paroissial de Sainte-Anne-de-Beaupré, acte de sépulture du 27 août 1759, http://www.genealogie.umontreal.ca/fr/member/Acte.asp ?235395. 17. À ce sujet, voir par exemple France Parent et Geneviève Postolec, « Quand Thémis rencontre Clio : les femmes et le droit en Nouvelle-France », Les Cahiers de droit, vol. 36, no 1, 1995, p. 293-318.
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des filles dont certains apposent leur signature au bas de chacune des « vacations » (l’inventaire dure deux jours). Les onze enfants et la veuve sont encore une fois soigneusement identifiés lors du partage de la terre paternelle. Après avoir déterminé ce qui revient à chacun en vertu du droit et de l’histoire juridique de la famille, le notaire inscrit leur prénom sur douze petits billets « roulés l’un comme l’autre » (la veuve a droit à une part d’enfant), les place dans un « petit bonnet » et demande à un enfant, choisi pour la circonstance (mais non identifié), de les tirer au sort un à un 18. L’exemple, longuement décrit, appartient à la société rurale du xviii e siècle et met en scène un groupe familial de l’un des plus vieux terroirs de la colonie canadienne. Le règlement de la succession, qui se déroule sur plusieurs jours, est un événement qui inscrit ce groupe dans la communauté locale. Le tribunal de la seigneurie, l’église paroissiale et la maison familiale constituent en effet les principaux décors de l’action. Les témoins, l’enfant qui tire au sort les lots des copartageants, les hommes qui évaluent « à défaut d’huissier » les biens de l’inventaire, la plupart des enchérisseurs lors de la vente judiciaire, tous ces gens sont de la paroisse du défunt et font sans doute partie de la parentèle. Il est évident que ce règlement devant les hommes de loi résulte de la dynamique familiale, les enfants du premier lit – les gendres particulièrement – ayant peut-être fait pression sur la veuve pour déterminer et recevoir les avantages promis à leur contrat de mariage respectif. Ces hommes, de jeunes chefs de famille, n’appartiennent pas tous à la paroisse cependant et certains se sont établis dans de nouvelles régions de colonisation comme en « Nouvelle-Beauce ». Étant donné leur absence (l’année 1759 a été rude, mais l’absence des gendres n’est pas rare en d’autres temps), le procureur fiscal de la juridiction de Beaupré est appelé à les représenter pour la circonstance : cette précaution purement formelle n’en est pas moins révélatrice de l’importance du principe d’égalité applicable aux membres du groupe familial. On ne sait si les épouses, filles et héritières du défunt, sont présentes lors du règlement mais c’est bien le nom des maris qui figure néanmoins sur les billets du partage de la terre, signe de la mentalité patriarcale de l’époque. On ne sait pas non plus si, dans les faits, d’autres personnes ont assisté, de près ou de loin, aux étapes du règlement. Il n’est pas rare en effet de trouver au bas de l’acte un signataire qui ne figure nulle part ailleurs dans le document, sorte de témoin surnuméraire. On rencontre également à l’occasion la mention d’un aïeul, d’un domestique, voire d’un étranger de passage, bien que ces personnes n’aient pas d’intérêt légal à être partie à l’acte juridique.
18. Bibliothèque et archives nationales du Québec à Québec (BANQ-Q), CN-301, S76 : élection de tutelle, 13/12/1759 ; inventaire après décès, 14 et 15/12/1759 ; vente judiciaire, 15/12/1759 ; partage immobilier, 16 et 17/12/1759.
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L’importance du procédé d’individualisation de la famille : l’exemple de la tutelle Les informations sur cette réalité familiale, nous les devons à ceux qui sont chargés d’appliquer le droit ou, du moins, d’agir au nom de ses règles, selon les formes en usage. Depuis le xvi e siècle au moins, les documents de la pratique juridique sont, avec les registres paroissiaux dont ils complètent parfois les « lacunes » (du point de vue de l’historien), les deux principaux instruments chargés de « cartographier » la famille conjugale. Mais ils le font en représentant individuellement les membres légitimes qui composent cette famille. Chacun à leur façon, ces pratiques d’écriture personnalisent parents et enfants, inscrivant sur le mode individuel une partie de la réalité plus touffue de la parentèle ou de la communauté locale 19. Cet entourage est également singularisé dans la plupart des actes civils ou juridiques, mais la catégorisation se fait en fonction du lien de parenté ou de proximité avec les membres de la famille à l’honneur. Lorsque des précisions d’ordre personnel leur sont attribuées, elles répondent généralement aux exigences juridiques concernant le genre et l’âge. Même dans l’ordre juridique du xix e siècle libéral, seuls les hommes d’âge adulte peuvent être représentés, l’inclusion des femmes étant, comme on le sait, plus tardive encore. Je crois qu’il importe de souligner également que cette documentation, proprement colossale, a fait assez tôt l’objet d’une centralisation étatique, au moyen des modalités de dépôt au greffe judiciaire et autres sanctuaires officiels de la mémoire des familles et des biens 20. Les objectifs de cette thésaurisation sont multiples. La logique fiscale ou l’encadrement moral des familles président généralement à l’immense travail qui, pris globalement, inscrit sur le papier les traits individuels d’une très large portion de la population. Même si ce savoir sur la population est médiatisé par la reproduction de l’institution familiale, il est intéressant de constater que ces documents publics permettent encore aujourd’hui un traitement de nature parfois statistique de ses membres. On sait que les registres paroissiaux et les actes notariés constituent une bonne part de la documentation des historiens de la
19. Cette comparaison avec la cartographie emprunte librement à la pensée de Boaventura de Sousa Santos « Droit : une carte de la lecture déformée. Pour une conception post-moderne du droit », Droit et société, vol. 10, 1988, p. 363-390. 20. En France, pour les actes notariés, la monarchie administrative a établi plusieurs institutions de centralisation de l’information. Certaines de ces institutions, comme l’insinuation ou le dépôt des minutiers au greffe de la juridiction compétente, existent aussi dans la colonie : André Vachon, Histoire du notariat canadien 1621-1960, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1962. Pour le contrôle des registres paroissiaux, voir Anne Lefebvre-Teillard, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 76-79; Gérard Bouchard et André La Rose, « La réglementation du contenu des actes de baptême, mariage, sépulture, au Québec, des origines à nos jours », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 30, nº 1, 1976, p. 67-84.
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société, surtout chez ceux qui s’intéressent à la structure des familles et aux comportements démographiques. Je pense particulièrement à la remarquable réussite du Programme de recherche en démographie historique de l’Université de Montréal qui, fort de registres paroissiaux et d’actes notariés assez bien conservés, s’était donné comme mandat « de reconstituer exhaustivement la population du Québec ancien depuis le début de la colonisation française au xvii e siècle 21 ». Encore récemment, Jean-Pierre Bardet s’est appuyé sur les élections de tutelle de la région parisienne pour pallier la perte des registres paroissiaux du xviiie siècle et reconstituer ainsi certains traits démographiques des familles, comme la fécondité ou la charge familiale que représentaient les enfants 22. Pour ce dernier cas du moins, au moins deux raisons expliquent que de telles études statistiques (ou du moins quantitatives) puissent être entreprises. D’abord, les documents de la tutelle identifient de façon assez rigoureuse, comme nous l’avons vu, chacun des enfants non émancipés de moins de 25 ans, de même que leur père, leur mère et les enfants majeurs qui, le cas échéant, participent à l’assemblée des parents et amis. L’institution de la tutelle dite « dative », c’est-à-dire autorisée en justice, exige en effet que le praticien s’enquière auprès des parents de la présence d’héritiers qui, par la « faiblesse de leur âge », sont considérés comme des incapables aux yeux de la loi. Puisque le principe de l’égalité entre les héritiers attribue à chaque enfant légitime du défunt une part dans l’avoir de ce dernier, que cette part soit réduite ou non à un minimum comme la « légitime », les actes de tutelle doivent en principe inclure tous les enfants à protéger. Curieusement, c’est parce qu’ils ne possèdent pas une personnalité juridique entière que ces enfants doivent être plus soigneusement identifiés par l’officier public. Mais c’est aussi que l’assemblée des parents et amis représente un phénomène massif dans ces régions marquées tout autant par un régime de relative égalité successorale que par le modèle de la famille conjugale 23. J.-P. Bardet retrouve en moyenne plus de 1 000 actes par an durant la période 1727-1790 pour le seul Châtelet de Paris. Toutes
21. Voir la présentation sur le site du PRDH : http ://www.genealogie.umontreal.ca/fr/leprdh.htm. 22. Jean-Pierre Bardet, « Les procès-verbaux de tutelle : une source pour la démographie historique », dans J.-P. Bardet, F. Lebrun et R. Le Mée (dir.), Mesurer et comprendre. Mélanges offerts à Jacques Dupaquier, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 67-93 ; « Acceptation et refus de la vie à Paris au xviii e siècle », dans La Vie, la Mort, la Foi, le Temps. Mélanges offerts à Pierre Chaunu, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 1-21. 23. À propos de l’accélération de la modernisation de la famille dans le contexte colonial canadien, voir Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au xviie siècle, essai, Montréal, Boréal, 1988. L’historienne prétend que cette modernisation doit peu aux institutions publiques (p. 414), mais l’encadrement juridique de la famille légitime est au contraire bien réel et, à mon avis, contribue à diffuser les représentations du discours officiel en la matière.
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proportions gardées, c’est nettement plus considérable que les quelque 60 procès-verbaux annuels que Maurice Garden dénombre en moyenne pour Lyon au cœur du xviii e siècle 24. L’une des différences expliquant cet écart notable semble tenir à la conception sociale et juridique de la famille dans cette région : les dossiers observés par M. Garden ne concernent que les cas où la veuve, ou parfois un parent, est appelée à remplacer à la tête de l’unité domestique le père décédé. Dit autrement, les veufs ne se présentent à peu près jamais devant l’officier de justice pour obtenir la tutelle de leurs enfants mineurs. Au contraire, la situation parisienne montre que l’assemblée de parents et amis se tient à peu près aussi souvent à la suite du décès de la mère que du père 25. La situation est la même dans la région de Beaupré pour une période similaire. La technique de la reconstitution des familles montre que l’ouverture de la tutelle concerne environ trois familles sur quatre lorsque le décès du premier parent laissait au survivant au moins un enfant d’âge mineur. Si les partages successoraux réalisés devant notaire sont beaucoup moins fréquents, presque toutes ces familles, qui se plient généralement de bonne grâce au rituel de l’élection, font également procéder à l’inventaire après décès 26.
Le travail d’écriture des praticiens du droit pour la côte de Beaupré Des variations existent également dans le travail des praticiens du droit chargés de préciser les traits essentiels de l’individualité des enfants mineurs. Le tableau qui suit illustre la situation pour la tutelle des familles de Beaupré 27. Dans l’ensemble, les deux tiers des dossiers comportent au moins le prénom de chacun des mineurs. La proportion tombe à un tiers lorsqu’on considère les procès-verbaux donnant également l’âge des enfants, une information pourtant essentielle pour s’assurer de la minorité des héritiers. Près d’un dossier sur dix ne donne aucune précision relative aux principaux intéressés de la tutelle. On remarque aussi des écarts notables selon les années : la fin du Régime français connaît une amélioration certaine mais seule la période 1762 à 1782 présente une certaine constance
24. Maurice Garden, « Les relations familiales dans la France du xviiie siècle : une source, les conseils de tutelle », dans B. Vogler (dir.), Les actes notariés. Source de l’histoire sociale xvie- xix e siècles (Actes du Colloque de Strasbourg, mars 1978), Strasbourg, Istra, 1979, p. 173-186. 25. Jean-Pierre Bardet, loc. cit., p. 8. Pour un portrait d’ensemble, voir aussi Anne Lefebvre-Teillard, op. cit., p. 402 et suiv. 26. Pour plus de détails, voir Jean-Philippe Garneau, op. cit. 27. Ce tableau repose sur une analyse des procès-verbaux d’assemblée de parents et amis du Bailliage de Beaupré (conservés aux Archives du Séminaire de Québec) ou de la Prévôté de Québec (BANQ-Q). Pour le détail de la méthodologie, on se rapportera à ma thèse déjà citée.
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dans l’identification des mineurs (alors que, paradoxalement, le droit civil français est en principe aboli dans la colonie de 1764 à 1774 !).
100 % 90 % 80 % 70 % 60 % 50 % 40 % 30 % 20 % 10 % 0%
Prénom et âge
Prénom seulement
Nombre de mineurs seulement
Aucune précision
Tableau 1 Identification des mineurs dans les actes de tutelle de Beaupré, 1725-1786 (n 286)
Il semble d’ailleurs que le cadre juridique soit la principale cause de ces fluctuations. Par exemple, la précision des vingt premières années du Régime britannique s’explique par un changement dans l’administration de la justice : c’est le notaire de l’endroit, plutôt que le juge, qui est désormais autorisé à assembler les parents et amis (dans la maison du défunt). Le personnel juridique est également en cause puisque la qualité de l’écriture subit un changement radical au moment où, en 1782, le vieux notaire se retire au profit de son fils, visiblement moins consciencieux en la matière. De toute évidence, la pratique connaît des fluctuations qui rehaussent parfois sensiblement le « seuil d’individualité descriptible ». Mais les principes et les usages juridiques décrits jusqu’ici semblent suffisamment prégnants dans la colonie pour qu’un simple notaire de campagne s’emploie à tracer un portrait individualisé de la côte de Beaupré,
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beaucoup plus net en tout cas que celui des seuls chefs de famille qui ressort des dénombrements de l’époque.
Malgré les variations parfois importantes de la pratique successorale dans l’espace et dans le temps, l’écrit juridique témoigne d’un procédé descriptif qui individualise les forces vives de la famille. De nombreux actes notariés, mais en particulier les documents de la tutelle, donnent lieu à l’identification des membres de la famille et à leur catégorisation en fonction d’attributs sociaux de la personnalité, comme le prénom, le sexe et l’âge. Dans ce double travail, le représentant de la loi produit un savoir qui, s’il contribue d’abord à la reproduction symbolique de la famille légitime et du pouvoir d’Ancien Régime, n’en porte pas moins sur la population comme ensemble d’individus socialement situés, ciblant en particulier une catégorie, les enfants d’âge mineur 28. Masse imposante de documents manuscrits, ces « archives de peu de gloire » – pour faire encore écho à M. Foucault – ont fait le bonheur de plus d’une génération d’historiens et d’historiennes sans qu’on ne reconnaisse pleinement leur contribution fondamentale au processus de mise en scène de l’individu au cœur de la modernité occidentale. L’individualisme, idéologie politique qui triomphe au xviii e mais surtout au xixe siècle, ne serait-il pas déjà à l’œuvre dans les pratiques d’écriture d’humbles représentants de l’État et de l’Église catholique des Temps modernes, dans ce qui témoigne d’une réalité peut-être plus structurante que le discours bien connu des grands ou des savants et pour laquelle le droit privé et les usages juridiques prennent une place jusqu’ici trop négligée ?
28. Au sujet de la famille comme instrument d’une « gouvernementalité » ayant pour objet dernier la population, voir Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, p. 107-108.
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If one follows the older trajectory of women’s history,1 the productive labour which women performed within the household was the means by which they expanded their authority within the home. This, combined with the later construction of the household as a largely female sphere conceived around the ideal of the moral mother, was in turn translated into a set of peculiarly female responsibilities and rights which became the ideological foundation for first-wave feminism and arguments for reforming the legal and political structures which had constrained women’s participation in the public sphere. 2 This perspective acknowledges that marriage was an economic necessity, but contends
1.
Nancy F. Cott, The Bonds of Womanhood: Women’s Sphere in New England, 1780-1835 (New Haven: Yale University Press, 1977); Carl N. Degler, At Odds: Women and the Family in American from the Revolution to the Present (New York: Oxford University Press, 1980); Joan M. Jensen, Loosening the Bonds: Mid-Atlantic Farm Women, 1750-1850 (New Haven and London: Yale University Press, 1986).
2.
Mary P. Ryan, Cradle of the Middle Class: The Family in Oneida Country, New York, 1790-1865 (Cambridge: Cambridge University Press, 1981); Kathryn Kish Sklar, Catharine Beecher: A Study in American Domesticity (London and New Haven: Yale University Press, 1973). For Canada, see Ramsay Cook and Wendy Mitchinson, eds., The Proper Sphere: Woman’s Place in Canadian Society (Toronto: Oxford University Press, 1976); Linda Kealey, ed., A Not Unreasonable Claim: Women and Reform in Canada, 1880s-1920s (Toronto: Women’s Educational Press, 1979); Carol Lee Bacchi, Liberation Deferred?: The Ideas of the English-Canadian Suffragists, 1877-1918 (Toronto: University of Toronto Press, 1983).
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that the numerically smaller group of women who worked for wages were more equal and that the domain of the public marketplace provided the best opportunity “for resistance to patriarchal power,” both within the family and in society at large. 3 Thus, women are considered to have been active agents of historical change only when they participated in the expanding market economy. Women who remained “enclosed in a patriarchal household” were by necessity passive and unable to “express their heresies to society at large,” while those “productive” women who sold their goods and their labour in the marketplace were those who “loosened the bonds” of dependency.4 I am not arguing for a complete dismantling of this feminist paradigm. What I wish to present is a framework for historical investigation that considers not only women’s work roles, but also provides ample space for other channels for women’s agency and other definitions of self-identity, especially when considering the ways in which women of various classes resisted the constraints of patriarchy prior to the 1940s. 5 By equating women’s individualism and citizenship rights with paid labour, this older feminist historiography has constructed a paradigm upon notions of bourgeois individualism, framed by a notion of political rights founded upon property ownership.6 The overarching equation historians assert between individualism, liberal society, and modernity wich is defined in terms of male civil subjects tends to lead historians of women to focus upon the public sphere as a natural realm of feminist action. Feminists would answer that this is so because modern feminism has been concerned to enshrine women’s right to equality with men. However, what does one make of women who did not formally resist patriarchy but who were complicit, largely for reasons of social status and economic survival, in upholding patriarchal relations? If the majority of women did choose to accept marriage as the best option for survival, historians might well focus upon the family itself both as a terrain of patriarchal governance and of protest, albeit protest which is individualized, often covert, and hidden from the public gaze.
3.
See Bridget Hill, “The Marriage Age of Women and the Demographers,” History Workshop Journal 28 (1989): 139-41; Bridget Hill, Women, Work and Sexual Politics in Eighteenth-Century England (Oxford: Basil Blackwell, 1989).
4.
Jensen, Loosening the Bonds, 76, 117, 207.
5.
Veronica Strong-Boag, “The Girl of the New Day: Canadian Working Women in the 1920s,” Labour/ Le Travail 4 (1979), is still arguably the best article on the larger pattern of women’s work. For an assessment of the historiography on gender and work, see Nancy Christie, “By Necessity or by Right: The Language and Experience of Gender at Work,” Labour/Le Travail 50 (2002): 117-48.
6.
For a longer discussion and critique of this particular feminist reading of Locke, see Nancy Christie, “Families, Private Life, and the Emergence of Liberalism in Canada,” paper presented at the conference “Canada on Display,” Frost Centre, Trent University, 13-14 April 2007.
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The family, like any other disciplinary institution, was a realm of constant negotiation and boundary-making between the dominant and subordinate, and if we wish to reveal the forms of resistance which may have been uniquely those of women, we should seek them within the realm of the household, both in its more public and private guises. This requires an intense historical investigation of the family as a real historical entity, and also entails utilizing sources which hitherto have been regarded as antiquarian and mundane. This is the informal writing of women in letters and diaries. Viewing these forms of private discourse as politicized documents through which women formulated on a daily basis a sense of selfhood and of power alters the way in which political feminism is defined, and may better reflect the peculiar forms of female protest which did not resemble male social movements in terms of their relationship to either the public sphere or the state, but which while hidden were no less important in creating a personal identity as a political subject. It is to the “micro-sociologies of power,” 7 which historians might turn to uncover the voices of women and the ways in which they perceived patriarchy, to explore how they conceived their status within the family, and to understand what alternate hege mon ies women appropriated to foment sedition within the frame of family government, while at the same time publicly preserving an identity of accommodation and conformity to prevailing social norms. There is a historical convention that adheres to the concept of a “golden age” of women’s power through productive labour in the pre-capitalist economy. However, more recently, scholars have argued that precapitalist households were highly patriarchal, thus providing an inhospitable environment for female independence and authority, irrespective of the economic contribution of women within the household. Industrialization
7.
Michael J. Braddick and John Walter, “Grids of Power,” in Braddick and Walter, eds., Negotiating Power in Early Modern Society: Order, Hierarchy and Subordination in Britain and Ireland (Cambridge: Cambridge University Press, 2001), 1-3, 19. On diary writing as a political act, see Suzanne L. Bunkers and Cynthia A. Huff, eds., Inscribing the Daily: Critical Essays on Women’s Diaries (Amherst: University of Massachusetts Press, 1996).
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did not change this situation, and women’s work remained ephemeral. 8 In Canada, Bettina Bradbury’s pathbreaking book Working Families challenged the older trajectory of family history outlined at the beginning of this article. Bradbury has demonstrated the continued vitality of the interdependent household throughout the process of industrialization. While recognizing the importance of women’s work within the household, it does not idealize work as a guarantor of women’s equality. Rather, women and children rem ained dependents of the male head of the family, irrespective of their economic contributions, and work remained defined by familial practices and expectations well into the nineteenth century.9 Earlier historians of the family and work have viewed the rise of the market econ omy, waged labour and industrialization as the critical factors which determined the decline of patriarchal control. The most important means by which fathers exerted control over their family was through their ownership of land; once sons left the household in search of work, patriarchy was irrevocably weakened.10 The link between industrialization and individualistic social relations has been criticized by some historians who have demonstrated how rural household production was replaced by notions of male citizenship founded upon the male breadwinner ideal. Industrialization expanded male prerogatives.11 Similarly, a number of scholars have critiqued the assumption that patriarchy declined
8.
Pamela Sharpe, Adapting to Capitalism: Working Women in the English Economy, 1700-1850 (London: Macmillan, 1996), 137, 143-45, 151; Pamela Sharpe, “Introduction,” in Pamela Sharpe, ed., Women’s Work: The English Experience, 1650-1914 (London: Arnold, 1998). See also Sara Horrell and Jane Humphries, “Women’s Labour Force Participation and the Transition to the Male Breadwinner Family, 1790-1865,” in Sharpe, Women’s Work, 189; Pat Hudson and W.R. Lee, “Introduction,” in Pat Hudson and W.R. Lee, eds., Women’s Work and the Family Economy in Historical Perspective (Manchester and New York: Manchester University Press, 1990), 5; Gay L. Gulickson, “Love and Power in the ProtoIndustrial Family,” in Maxine Berg, ed., Markets and Manufactures in Early Industrial Europe (New York: Routledge, 1991), 207, 221-2. For Ireland, see Mary Cullen, “Breadwinners and Providers: Women in the Household Economy of Labouring Families, 1835-6,” in Maria Luddy and Cliona Murphy, eds., Women Surviving: Studies in Irish Women’s History in the Nineteenth and Twentieth Centuries, (Dublin: Poolbeg Publishing, 1990), 85-116; Joanna Bourke, Husbandry to Housewifery: Women, Economic Change, and Housework in Ireland, 1890-1914 (Toronto: Clarendon, 1993), 273-5.
9.
Bettina Bradbury, Working Families: Age, Gender, and Daily Survival in Industrializing Montreal (Toronto: McLelland and Stewart, 1993), 220.
10. Nancy Folbre, “Patriarchy in Colonial New England,” The Review of Radical Political Economics 12, no. 2 (1980): 4-13; Nancy R. Folbre, “The Wealth of Patriarchs: Deefield, Massachusetts, 1760-1840,” Journal of Interdisciplinary History 16, no. 2 (1985): 199-220; Allan Kulikoff, “The Transition to Capitalism in Rural America,” William and Mary Quarterly, 3rd Series 46, no. 1 (1989): 144. 11. Jean Boydston, Home and Work: Housework, Wages, and the Ideology of Labor in the Early Republic (New York: Oxford University Press, 1990), 43, 136, 157.
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along with the demise of household production, and their work has expanded the historical framework by which to study patriarchy.12 Despite the challenges to the notion that the modern egalitarian family arose alongside the expansion of the market economy in North America, it was still so firmly enshrined within transatlantic historiography that Carole Shammas was the first to challenge the assumption that the American Revolution fundamentally altered social and political relations by embedding notions of Lockian individualism broadly within the civic culture.13 Shammas’ synthetic overview of household authority seeks to define modernity not in terms of industrialization and urbanization but by the degree to which patriarchs controlled subordinates within the family; it revises the assumption that economic factors predetermined household status; and by examining broader social values through the lens of family governance, it gives the family an active role in determining political and economic change.14 Shammas postulates that the family formed the primary unit of government in a society characterized by a weak state and religious pluralism. In contrast to husbands and fathers in Britain, colonial American men had vast powers over dependents, including wives, children, indentured labourers, and slaves. This patriarchal family system was sol i dif ied during the eighteenth century, irrespective of the rise of affective family ties, and it was little disrupted by the American Revolution. Shifting her view away from the standard explanations of republicanism, the growth of market capitalism, or the unavailability of land, Shammas examines the family itself for clues to explain the downfall of patriarchal authority in mid-nineteenth-century America. The problem, as Shammas sees it, was the inability of fathers to control the choice of marital partners for their children. Once this weakness was exposed between 1840-1880, the emerging welfare state further chipped away at the rights of fathers by creating spaces for institutional living outside the traditional
12. Elizabeth Fox-Genovese, Within the Plantation Household: Black and White Women of the Old South (Chapel Hill and London: University of North Carolina Press, 1988); Suzanne Lebsock, The Free Women of Petersburg: Status and Culture in a Southern Town, 1784-1860 (New York: W.W. Norton, 1984); Kathleen Brown, Good Wives, Nasty Wenches and Anxious Patriarchs: Gender, Race, and Power in Colonial Virginia (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1996); Victoria E. Bynum, Unruly Women: The Politics of Social and Sexual Control in the Old South (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1992); Victoria Bynum, “Reshaping the Bonds of Womanhood: Divorce in Reconstruction North Carolina,” in Catherine Clinton and Nina Silber, eds., Divided Houses: Gender and the Civil War (New York: Oxford University Press, 1992); Peter W. Bardaglio, Reconstructing the Household: Families, Sex and the Law in the Nineteenth-Century South (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1995); Cara Anzilotti, In the Affairs of the World: Women, Patriarchy and Power in South Carolina (Westport: Greenwood Press, 2002). 13. Ruth Bloch, Gender and Morality in Anglo-American Culture (Berkeley: University of California Press, 2003). 14. Carole Shammas, A History of Household Government in America (Charlottesville: University of Virginia Press, 2002), xiii, 12-13, 20.
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household, while changes in property laws led to an emergence of separate spheres, which reflected a new balance of power in the family between husbands and wives. While Shammas has overcome the historiographical straitjacket, which previously stated that the seeds of individual rights within the family were planted in the early colonies and flourished under republicanism and has offered an explanation for change which focuses on legal boundaries rather the standard theme of economic functionality, she posits the mid-nineteenth century for the death knell of male authority within the house hold. However, her conclusions regarding the way the welfare state undermined male authority within the family beg the question that if the welfare state in a liberal society was relatively weak, how then did it transform the structure of family existence for the majority of Americans? If Shammas’ theoretical suggestions are applied to Canada, then her conclusions regarding the impact of the welfare state upon the patriarchal family system are even more problematic, for in many respects the state assisted in no small way in upholding male authority in so far as it redefined the preeminence of men’s rights to both work and welfare throughout the twentieth century.15 Despite these apparent weaknesses, her broad definition of household authority is an important perspective if historians are to conceptualize the way in which men main tained power within the household. Many of the observations she makes regarding the way in which fathers were able to assert control over the labour of their sons in the New World are borne out in Canada, where families depended upon kin for much of their labour during settlement. Far from diminishing the powers of the head of the family, early settlement may well have increased his power to control the labour both of sons on the land, and of daughters who were sent out to be domestic servants. In the absence of a formal poor law, female family members were made even more dependent on male kin for survival;16 and in a society of extreme religious pluralism, family patriarchs had even greater control of the religion of their wives and children. Moreover, like in the United States, nineteenthcentury Canadian society had weak state structures which in turn contributed to an elevation of the household head upon whom devolved many of the powers of the state. It might well be argued that Canadian families were no less patriarchal than their American counterparts; however, in the absence of early reform movements concerned with the rights of women, and the consequent lateness in removing the legal restraints for married women,
15. Nancy Christie, Engendering the State: Family, Work, and Welfare in Canada (Toronto: University of Toronto Press, 2000). 16. Nancy Christie, “A ‘Painful Dependence’: Female Begging Letters and the Familial Economy of Obligation,” in Nancy Christie and Michael Gauvreau, eds., Mapping the Margins: The Family and Social Discipline in Canada, 1700-1975 (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 2004), 69-102.
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patriarchy survived longer in Canada, and inroads in the power of the male head of family did not surface in any organized fashion until between 1880 and 1900. Since men controlled almost all arenas of household government, in what ways did women seek to challenge those aspects of patriarchal control which they found opprobrious? Shammas has provided a valuable outline of the ways in which law structured and sustained patriarchy throughout the nineteenth century and her interpretive framework does reinforce the somewhat forgotten reality that the family was the most fundamental institution for defining the boundaries of male authority. It is likewise necessary to add the voices and attitudes expressed by both men and women through the processes of daily life as recorded in letters and diaries. Although there are drawbacks to epistolary evidence, in so far as we lose sight of the perspectives of illiterate members of society, because Canada was a settlement society many almost illiterate people seem to have felt compelled to put pen to paper out of a sense of duty to preserve family relations from afar, the practice of letterwriting transgressed ethnic, class, religious and gender boundaries. However, it should be noted that the most extensive archival collections of family correspondence remain those from the middle-classes and above. In these narratives of everyday experience we can plumb the ways in which both men and women defined patriarchy, and through female epistolary networks of support we can understand the way in which family dependents resisted aspects of male authority while at the same time upholding a hierarchical social structure for reasons of social status or mere survival.17 First, I turn to Mary Jarvis, wife of Sam Jarvis, Commissioner of Indian Lands. Because of his government post, Sam Jarvis lived almost permanently away, thus leaving Mary with the onerous responsibility of being a “deputy husband,” a term used to describe women who were forced by their husband’s absences to usurp the role as head of the family. If Mary Jarvis felt “sadly harassed with work,” did she at least initiate and control it? In turn, did she see in her labours a sense of incipient self-sufficiency and independence? Did her extensive personal knowledge of Sam’s business affairs provide Mary with a measure of equality within the household? To fully understand the way in which power was shared within the Jarvis household one must not adopt the fallacy of assuming that there was a direct correlation between Mary Jarvis’ extensive unpaid labour and her level of power in
17. Ellen Ross, “‘Fierce Questions and Taunts:’ Married Life in Working-Class London, 1870-1914,” Feminist Studies 8, no. 3 (1982): 596; David Vincent, Bread, Knowledge and Freedom: A Study of NineteenthCentury Working Class Autobiography (London: European Publishing, 1981). See also Florencia E. Mallon, “Patriarchy in the Transition to Capitalism: Central Peru, 1830-1950,” Feminist Studies 13, no. 2 (1987): 379-84, 391. Mallon theorises that patriarchy is not independent from class relations, nor is its shape determined by types of economic production.
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the household. What becomes immediately apparent from the constant flow of correspond ence from Sam Jarvis is that even though he lived some distance away from the household he very much saw himself as the decisive head of the family, wherein Mary served in a clearly submissive role, despite her apparent authority as a “deputy husband.”18 Clearly, Mary Jarvis’ household labour, her childrearing practices, and her spending decisions all fell under Sam Jarvis’ control. Mary did not contest this division of power. In fact, when she mistakenly spent the gold coins Sam had left in her charge for his household’s expenses she apologized for not having first consulted him, “which I certainly ought and should have done.” She then felt compelled to explain the necessity of having to pay the servants, the shoemaker’s account, and other household bills, “to show you that the girls and myself have not indulged in unnecessary expenses.” Interestingly, Mary linked herself symbolically with the other female dependents in the family, her daughters. Although she accepted Sam’s authority to determine the economic arrangements within the family, she was not uncritical of patriarchal dominance.19 Although Mary Jarvis harboured fantasies about preferring paid labour to marriage, work was seen as neither a source of authority nor a basis for female autonomy; rather, it was seen as the mark of her husband’s failure as a patriarch. If we assume that Sam Jarvis was not an untypical husband and that most men assumed they should and could “govern in all things,” 20 the avenues of protest available to disgruntled wives were few. Most wished to uphold patriarchal structures, even though this meant enduring many of the inequalities that this hierarchical family system implied. Indeed, private female epistolary networks remained one of the few outlets for female protest, but women remained isolated within their families. There is perhaps no more disturbing evidence of the limited range of female autonomy and the degree to which the notion of the affective family merely rendered married women more dependent upon the goodwill of husbands than the sorrowful letter of Ann Melvin to her sister Janet, one of the few she was able to write in a stolen moment when her tyrannical husband had departed for the nearby village. In her desperate cry for help, Ann Melvin described herself as a “Poor unfortunate woman.” 21 She then concluded by asking her family to pray for her. What
18. Archives of Ontario (hereafter AO), Jarvis-Powell Papers, Sam to Mary, 27 Nov. 1823, 14 Aug. 1833, 21 April 1835, 31 Aug. 1835, 10 Jan. 1838, June 1841, 7 Dec. 1841, 30 Dec. 1841, 12 April 1842, 14 April 1842, 25 July 1842, 9 Sept. 1842, 27 Feb. 1843, 15 March 1843, 23 March 1843. 19. AO, Jarvis-Powell Papers, Mary to Sam, 10 April 1843. 20. Toronto Libraries, Baldwin Room, Powell Papers, Anne Powell to brother, 11 Nov. 1841. 21. AO, Bacon Collection, Anne Melvin to my dear sister Janet, 18 June 1851. Her other consolation is that she has a female servant who, like herself, is Scottish.
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remains hidden is that she probably resorted to private spiritual consolation on a daily basis. It is this private realm of religious experience to which we must turn to uncover the patterns of female resistance and the ways in which women constructed notions of female selfhood and agency which differed from ideas of masculine individualism based upon the ownership of property. Religion has been a hard sell for feminist theory and Protestant evangelical thought has not been appreciated as a means to explore the modern self, which has been defined in secular terms. Nor have historians considered religious thought as an ideolo gical touchstone for notions of human agency, largely because religious faith is based upon a notion of submission to God’s will. However, Protestant thought has bequeathed a dual legacy: on the one hand, religious thought has served as a bulwark of hegemonic power, including patriarchal family authority; but religion has likewise been appropriated by marginal members of society, including women, as a discourse of subordination, in which its vast cultural authority has been appropriated to combat the hegemonic power of men. 22 Religion, rather than work, provided women with a powerful sense of identity and selfworth, so much so that it enabled women to leave abusive relationships. That men viewed their wives’ faith in an alternative, spiritual patriarch as a del ib erate challenge to their household authority is no more clearly demonstrated than in the case of Sarah Welch Hill, a farm woman who lived outside Port Hope, Ontario. Growing up in Edgbaston, a suburb of Birmingham, Sarah Hill was a devout evangelical Anglican. She appears to have been raised in a family of the middling sort, her father being an overseer of the poor. However, her middle-class status was never beyond dispute. Thus Sarah, a spin ster in her late thirties, had little choice of marriage partners beyond a widowed shopkeeper and Mr. Hill, a downwardly mobile member of the local gentry who was forced, soon after their marriage, to emigrate to Canada. Even though Sarah Hill’s father believed that she was free to pick her own marriage partner, his imminent death and her wish to conform to his wishes meant that she agreed to marry Mr. Hill even though she had doubts. Married
22. Phyllis Mack, “Religion, Feminism and the Problem of Agency: Reflections on Eighteenth-Century Quakerism,” Signs 29, no. 1 (2003): 150-2; Elizabeth Fox-Genovese, “Religion in the Lives of Slaveholding Women of the Antebellum South,” in Lynda L. Coon, Katherine J. Haldane and Elisabeth W. Sommer, eds., That Gentle Strength: Historical Perspectives on Women in Christianity (Charlottesville: University of Virginia Press, 1990); Ann Taves, “Self and God in the Early Published Memoirs of New England Women,” in Margo Culley, ed., American Women’s Autobiography: Fea(s)ts of Memory (Madison: University of Wisconsin Press, 1992), 59, 67; David George Mullan, ed., Women’s Life Writing in Early Modern Scotland: Writing the Evangelical Self, c.1670-c.1730 (Aldershot: Ashgate, 2003), 3, 7, 17; Marilyn J. Westerkamp, “Puritan Patriarchy and the Problem of Revelation,” Journal of Interdisciplinary History 23, no. 3 (1993): 571-95; Natalie Zemon Davis, “Iroquois Women, European Women,” in Reina Lewis and Sara Mills, eds., Feminist Postcolonial Theory: A Reader (New York: Routledge, 2003), 135-60.
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but a few weeks, Sarah Hill began to experience a life of continual humiliation and terror – “I felt very ill violent Palpitations of the Heart,” she wrote after one frightful evening with the ill-tempered Mr. Hill – whose cruelty only accelerated once Sarah was separated from her family connections. Although only Sarah Hill’s early diaries record her religious thoughts, it is clear that her evangelical self hood gave her the confidence to upbraid the irascible Mr. Hill, for one of his favoured means of abuse towards his wife was to prevent her from attending church service, 23 and she remarked in her diary that prior to her marriage she attended church regularly but after her marriage she was rarely allowed to attend. The act of attending church was not in and of itself an act of rebellion, because the public realm of church life as well as family worship in the home reinforced the authority of the father within the family. 24 What was particularly subversive of patriarchal control, both from the point of view of men and women, was the performance of private religion, those acts of devotion and faith engaged in while reading alone in one’s closet or recorded in one’s diary. It has become commonplace to view church as a women’s sphere which formed the basis of equal rights in the civic realm. 25 Before linking moral motherhood to a later feminist movement, it must be first noted that this concept had been articulated first by male clergyman whose interests lay in encouraging married women, who formed the majority of church members, to send their children to Sunday school. Women’s church attendance was epiphenomenal of private religion, which developed quite consciously as a way to destabilize patriarchy. Admittedly, the wealth of material available to explore the public manifestations of religious reformism and their connection to feminist movements makes this terrain of female resistance more attractive; however, the paucity of religious diaries should not dissuade historians from seeing the realm of private struggles against male authority as any less meaningful or important in laying the groundwork for ind iv id ua l selfhood and self-esteem which were crucial to both individual and collective action.
23. AO, Sarah Welch Hill Papers, MU113-14, Sarah Hill Diary, Jan. 1825, Nov. 1825, Oct. 1826, n.d. 1838, May 1839, 15 May 1841, n.d. 1844, 11 May 1844, June 1844. 24. Nancy Christie, “Introduction: Family, Community and the Rise of Liberal Society,” J.I. Little, “The Fireside Kingdom: A Mid-Nineteenth-Century Anglican Perspective on Marriage and Parenthood,” and Ollivier Hubert, “Ritual Performance and Parish Sociability: French-Canadian Catholic Families at Mass from the Seventeenth to the Nineteenth Century,” in Nancy Christie, ed., Households of Faith: Family, Gender, and Community in Canada, 1760-1969 (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 2002). 25. Davidoff and Hall, Family Fortunes: Men and Women of the English Middle Class, 1780-1850 (Chicago: University of Chicago Press, 1987), 109, 114-17, 170; Barbara Leslie Epstein, The Politics of Domesticity: Women, Evangelism and Temperance in Nineteenth-Century America (Middleton CT: Wesleyan University Press, 1981.
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In theorizing the private as a realm of resistance I have been influenced by literary theorists and by the work of James C. Scott, who posits that the private terrain, “the hidden transcript” of dissidence, functions differently than overt rebellion in so far as it is defined by a bifurcated self: the public self which appears to conform to hegemonic norms, and the subversive self, which occupies those smaller sub-cultures where space has been found – in this case religious faith and the personal journal – to formulate gestures and thoughts of empowerment, the precondition of open rebellion. Whether open rebellion ever practically occurs is immaterial, for what he would encourage historians to credit is the realm of individual resistance not normally defined as dissident as no less real than formal resistance in the public realm. 26 We now turn to the hidden world of the private devotional journal of Anna Ardagh to understand the way in which women could transform their conformist self, obedient to the principles of male dominance, into a subversive self, which at last finds public expression in a volatile, active expression of personal strength. Anna Ardagh’s religious journal opened in 1848, describing the death of her mother. It was not unusual within the Anglican evangelical culture in which Anna had been raised to employ the death of a family member as a means for spiritual awakening. Anna particularly bemoaned the loss of her mother whose “sweet advice and counsel” she would miss, 27 for it left her pursuit of Judge James Gowan, the man Anna loved second best to God and hoped to one day marry, in the hands of the male members of her family, who disliked Gowan because he was not an evangelical like them. 28 While her clergyman father was away in England, Anna deftly stage-managed events so that she could frequently run into Gowan at church in Barrie, or at informal gatherings at the houses of relatives. Throughout her courtship narrative we see a young woman who had little sense of selfworth and who was all too well aware of the disparities not only in age between the judge and herself, but in terms of her intellectual abilities, having had little formal education, her social status (they were a middling family who could afford only one servant), and her manners which remained those of an unpolished young girl. She was not, however, uncritical of the power relations between women and men. On learning that her friend May was to be married Anna discoursed on the purity of female love, and on the terror she felt at the prospect of passionate love in marriage. Anna wrote: “I identify myself with my whole sex and any disgrace to them… What are we looked on
26. James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts (New Haven: Yale University Press, 1990), 29, 33; 183-4, 191, 114. On religion as the seed of resistance, see 115-18, 121, 138, 199. 27. AO, Ardagh Family Papers, Anna Ardagh Diary, 21 March 1828. 28. AO, Ardagh Family letters, John Ardagh to dear Judge, 4 Jan. 1846.
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from men but merely as creatures to gratify their vile passions.”29 But she had also learned the value of appearing to conform to societal norms in public, noting in her diary that “deceit is this world’s passport,”30 for when she asserted her own views on companionate marriage, born of her evangelical sensibilities, Gowan countered with a decidedly different perspective that, “a wife is only fit to take care of her husband’s house so that nothing is squandered & cook his dinner to his satisfaction & moreover (as of course such a person & an intelligent woman would be incompatible, in my idea) she should be little better than a fool, one that would submit & bow to him on everything lest she should ever presume for one moment to fancy herself his equal.”31 The tragedy of Anna Ardagh was that if she did not marry Judge James Gowan, the only alternative was to be married off to a much older man, as had her friend Mary Moberly, the prospect of which compelled Anna to wish that there was such a thing as a Protestant nunnery!32 Anna did marry Judge James Gowan, and their marriage turned out to be exactly as Gowan had described his ideal, one of vast inequality in which his wife remained passive and obedient to his desires, at least in public. Anna’s second diary opens one year after their marriage in a manner which would be common, with Anna flagellating herself because she could not please him and wishing that she could preserve her cheerful wifely mask: “May God give me grace & enable me to be for the future to him a comfort & a blessing & Oh may we both love him & praise him as we ought.”33 Later that year she once again observed that there has been no amendment, “I have been wayward & sinful ever since. I have not been a good wife. I have not loved God or thought of him this has been the cause of it.”34 Here Anna conf lated her lack of attention to her husband with her lack of attention to God, but as she grew more disgruntled with the unaffectionate and overbearing Judge, her obedient wifely self drew more and more apart from her increasingly evangelical self. Over time her relationship with God became the means by which she increasingly criticized her husband who, it was increasingly made clear, had not undergone a conversion experience. We see the seeds of her religious dominance over men when, while on vacation in 1860, she successfully converted a fourteen year old boy. 35 It becomes apparent in a later diary entry for that year that the fact that they had no children was an issue upon
29. AO, Anna Ardagh Diary, 25 April 1849. 30. Ibid.: 6 Sept. 1849. 31. Ibid.: 9 Sept. 1849. 32. Ibid.: 22 Oct. 1849. 33. AO, Anna Gowan Diary, 27 April 1854. 34. Ibid.: 30 Oct. 1854. 35. Ibid.: 21 Aug. 1860.
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which Gowan criticized Anna, but when in these circumstances, “the murmurs often arise within me that I am here at all,” she remedied these feelings of “unworthless & uselessness” produced by Gowan’s withdrawal of affection by turning more affirmedly to her spiritual husband, God. 36 The power relations within the Gowan marriage subtly altered again, when Anna was able to interrupt the bond of intergenerational patriarchal power by converting the Judge’s father. Indeed, it seems from the detailed description of the affection between herself and her father-in-law that she had two substitute evangelical husbands, Gowan’s father and God. 37 And when Gowan publicly humiliated Anna by chastising a servant she was unable to control, Anna rebelled by instituting the practice of daily household prayer with the servants, in which she and not Gowan, the head of the family, chose and read the prayers. Throughout the diary of her marriage, although Anna professed increasing “selfdenial” before God, 38 she actually was formulating a more decisive sense of self vis-à-vis her husband; the system of spiritual patriarchy confirmed in hegemonic religious thought was being deployed by Anna to thwart and confront her husband whose patriarchal power was weakened by the fact that he had relinquished his spiritual headship by refusing to convert. Although Anna outwardly conformed to the normative ideal of wifely submission, in her hidden transcript she was anything but submissive, but in the late 1880s, now in her sixties, Anna at last publicly rebelled in a letter to James: “I do not feel that my tendency dear love is ‘always to go against directions’ but sometimes I do feel that my judgement about myself is worth something though of about nothing else. Truly I am thankful indeed that it seems as if God would restore my voice – to speak even as I do is much to be grateful for – it all comes from Him, no matter how it comes & thank God He has given…”39 Although we will never know how explosive Anna’s open confrontation with her husband was, one can well imagine the shock that James Gowan felt, given the conservative position he upheld as chair of the Senate Committee on the divorce laws. What is abundantly clear from her letter is that Anna Ardagh believed that her sense of self-esteem and personhood flowed directly from her spiritual relationship with a patriarch more supreme than her husband. For her and a vast number of women, the heterodox religious ideas which they formulated through private prayer remained one of the few realms of positive authority. Because in practice husbands governed in all things, and in particular had
36. Ibid.: 20 Sept. 1860. 37. Ibid.: 3 Dec. 1860. 38. Ibid.: 15 July 1863. 39. National Archives of Canada, James Gowan Papers, MG 27 I E31, Anna to “dearest love” Friday 5 p.m., n.d.
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legally sanctioned control over the work of their household dependents, it is difficult to logically infer how productive labour either within the household or within the marketplace could be conceived by woman as a vital sphere for female autonomy. In emphasizing work and economic property as the sine qua non of rational individualism, historians have unconsciously accepted the parameters of historical change articulated by John Locke, which he believed derived from the rational choices of male economic subjects in the marketplace, and which he contrasted with his notion of the family as a realm empty of historical causation. Not until the late nineteenth century, with the slow but progressive removal of legal impediments against married women owning property, including their own labour, were new spaces for female subjectivity revealed. Until that time women had very few social sites of resistance outside the dominant culture of patriarchal control, but simply because these nodes of subversion occurred within the confines of private family life, they should not be construed as less political than organized movements of social change. Indeed, it was in the realm of these private transcripts of resistance, which remained hidden behind the mask of social conformity, that the roots of female agency were formed and where the boundaries of power within the patriarchal family structure were first challenged. For these women the personal was the political.
Le collège québécois Réf lexions sur la porosité d’un espace traditionnel
Ollivier Hubert Université de Montréal, CIEQ
Lors d’une inspection réalisée au collège de Montréal en 1850, deux visiteurs parisiens mentionnent, entre autres faiblesses, la porosité de la clôture. Le portier est jugé trop jeune et négligent. […] quand il s’absente ce qui arrive tous les jours quand il va à la poste la porte n’est point gardée. […]. Dans ces dernières années, le portier a vendu des comestibles aux élèves. Cela a occasionné quelques abus […]. La porte intérieure n’est pas toujours bien fermée, soit à cause de la négligence du portier, soit à cause du grand nombre de personnes qui peuvent l’ouvrir. Le Portier laisse sortir les élèves sans billet du directeur, se bornant à prendre note de ceux qui sortent ou qui rentrent, et de l’heure de leur entrée et de leur sortie […]. On a remarqué que le soir il ne portait point les clefs à Mr le directeur ; que même il laissait intérieurement la clef à la porte pendant la nuit […]. On a compté jusqu’à 8 portes de sortie dans l’enceinte du collège 1.
Ce problème de porte, comme celui de la relation entre les élèves externes et les pensionnaires, revient continuellement dans la documentation. C’est plus largement la
1.
APSSM, P1 : 11.3-109, Procès-verbal de la visite du collège de Montréal, 16 au 24 avril 1850.
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question suivante qui est posée : comment maintenir, au milieu d’une ville en pleine croissance et transformation, un lieu dans lequel ceux qui sont considérés comme les agents principaux et même les symboles de la modernité 2 , c’est-à-dire les jeunes gens, vivraient temporairement de manière isolée ? Le monde est là, dehors, qui fourmille. Faut-il hermétiquement clore les huis ou laisser pénétrer le vent ? Est-ce que la modernité, par l’affairement qu’elle impose, ne réclame pas que soient ménagés, en son sein, des espaces qui permettent de la mettre à distance, à l’intérieur desquels on puisse se constituer (et être constitué), abrités d’elle pour, plus tard, mieux l’affronter ? L’affirmer serait proposer une forme de réconciliation du collège classique québécois avec la modernité, tandis que sa disparition (théorique) dans les années 1960 fut plutôt interprétée comme le signe d’une victoire des lumières sur l’obscurité. Dans le cours même des débats qui annoncèrent ce changement 3 — épilogues d’un long dissentiment entre les tenants d’un secondaire où les sciences et l’anglais auraient plus de place et ceux qui désiraient le maintien de la prééminence de la culture ancienne — se cristallisa l’idée que deux modèles stables existaient : un secondaire classique et traditionnel étant opposé à un secondaire moderne et progressiste 4 . C’est cette idée que l’on voudra ici remettre en question. On aurait pu se demander si les années 1960 constituèrent bien la rupture que l’on pense. Ce genre de révisionnisme pourrait prendre deux directions : ou bien reconnaître dans la période précédente des évolutions annonciatrices de ce qui est advenu, ou bien repérer dans le nouveau système des héritages de l’ancien 5. Nous proposerons plutôt d’aborder la question par une historicisation, certes sommaire 6, du secondaire d’avant les années 1960, dans une perspective non linéaire et, si possible, non téléologique. On voudra en particulier suggérer que les collèges classiques de la première moitié du xx e siècle, qui
2.
Le fameux « Ainsi il va, il court, il cherche » de Charles Baudelaire (« Le peintre de la vie moderne », paru dans Le Figaro en 1863).
3.
Claude Corbo, Les Jésuites québécois et le cours classique après 1945, Québec, Éditions du Septentrion, 2004.
4.
Lorsqu’en 1978, dans la foulée donc du rapport Parent, Claude Galarneau fait paraître sa synthèse sur les collèges classiques, il témoigne d’un univers en voie de disparition et fait ainsi œuvre d’historien moderniste : son travail permet en quelque sorte de fermer la porte sur un passé considéré comme révolu.
5.
Qui ne peut apercevoir que le classement des institutions secondaires produit chaque année par le périodique L’Actualité permet de reproduire, ou du moins de révéler, avec une fidélité frappante par rapport au modèle historique, les anciennes divisions entre les filières classiques distinguées et l’ensemble des autres programmes sans latin ?
6.
Il ne s’agit pas ici de faire l’examen minutieux, par exemple, du contenu des enseignements et de son degré de conformité avec ce que telle ou telle époque considérait comme un savoir « moderne ».
Le collège québecois : réflexions sur la porosité d’un espace traditionnel
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formèrent les réformateurs des années 1950 et 1960, souvent considérés par eux comme poussiéreux, ne correspondent pas nécessairement à ce qu’avaient été de toute éternité les collèges québécois, mais étaient plutôt le produit d’un raidissement dont les premières manifestations sont enregistrées dans les années 1850. Par ailleurs, le fait que les collèges valorisèrent largement, à partir de ce moment, la notion de tradition comme argument promotionnel, et produisirent à cet effet une historiographie qui imposait l’impression (historiquement fausse) d’immobilité, doit lui-même être regardé comme une donnée historique 7. Il faut donc à la fois historiciser l’invention de la tradition collégiale et se libérer de la représentation léguée et par les histoires de collèges, et par la mémoire collégiale, pour plonger dans les archives institutionnelles. Cela signifie qu’il convient d’accepter l’idée que les collèges québécois n’ont pas été uniformément et continument des « collègesséminaires », bâtis pour la constitution de la relève cléricale surtout, et secondairement seulement pour la production de l’élite sociale, dans un cadre coupé du monde, isolé, clos et formant comme des îlots d’antiquité dans une mer de modernité. L’histoire du collège de Montréal, par exemple, laisse entrevoir des réalités différentes. D’une part, la clientèle est constituée dans une proportion considérable de jeunes, voire de très jeunes garçons 8, ce qui fait du collège bien plus le lieu d’une formation élémentaire et primaire que la préfiguration de l’université qu’il incarne souvent dans l’historiographie. D’autre part, sur le plan de son orientation, le collège de Montréal se présente comme un établissement à la finalité fluide, ni figé dans une tradition ni progressant vers une modernité, jamais déterminé par la question de la production des prêtres, mais perpétuellement remis en cause, objet de tensions et de négociations entre trois principaux acteurs : les autorités religieuses, la direction et surtout les parents. En ce sens, les collèges sont des espaces historiques très pertinents pour proposer une problématisation de la modernité. Non en leur historicité, dans la reconnaissance d’une progression, d’une linéarité qui conduirait du vieux collège d’humanités aux collèges « modernes », mais par leur identification en tant que lieux où s’exprime un problème fondamental de la modernité : celle de la nécessité ou non de soustraire la jeunesse au monde, de la former dans un milieu plus ou moins marqué par la liminalité, de la préparer au moderne tout en la vaccinant contre lui en créant, au cœur même de la trame urbaine en mutation, une incise plus ou moins « hors du temps ».
7.
À ce sujet : Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
8.
En 1806-1807, près de 60 % des élèves ont entre 6 et 12 ans. APSSM, I2: 8, Registres des pensionnaires et des externes.
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Un espace diversifié de formation Il faut en premier lieu comprendre le caractère largement laïque, même s’il est gouverné par des prêtres, et assez perméable même s’il se prétend clos, du collège. L’étude des registres d’inscriptions conservés aux archives sulpiciennes indique que le collège de Montréal n’avait pas, dans la première moitié du xix e siècle, pour vocation première la production d’hommes d’Église, ni la formation d’une bourgeoisie, mais était plutôt au service d’une petite bourgeoisie commerçante et artisanale. En effet, à côté du cursus des humanités classiques, la maison proposait un enseignement moderne (anglais, français, arithmétique) qui remportait un franc succès. Parmi ceux qui choisissaient la filière latine, peu se rendaient jusqu’en rhétorique. Plus rares encore étaient ceux qui accédaient aux prestigieuses classes de philosophie. Le collège est donc un espace de formation diversifié dans ses programmes et souple dans ses conditions de fréquentation. L’essentiel des collégiens étant externes, il est de plus, dans son organisation même, loin de pouvoir être réduit à l’image de la communauté fermée et disciplinée qu’évoque le modèle du petit séminaire. Par ailleurs, l’historiographie indique que la proportion des finissants qui choisissaient une carrière dans l’Église était de l’ordre de 40 % au xix e siècle 9. Ce chiffre permet de penser les collèges québécois comme tendus vers le développement de futurs prêtres. Or il semble difficile de s’en tenir aux choix des seuls élèves qui allaient au bout du cycle idéal de huit années, qui n’était du reste pas fermement en place au xix e siècle 10. Le taux de « décrocheurs » est en effet tellement considérable, si l’on considère comme normatif le parcours théorique, qu’il faut voir dans le phénomène une forme de normalité qui échappe à la perception contemporaine voulant qu’uniquement les « diplômés » soient réputés avoir reçu une véritable formation. Travailler avec les notions « d’abandon », de « sélection », de « finissant » suppose qu’un itinéraire déterminé exista. En fait, seulement 10 % des élèves suivent le programme de huit années, et ce sont 40 % de ces 10 % qui deviennent prêtres, ce qui ne représente que 6,5 % des anciens du collège de Montréal. La fréquentation des archives révèle du reste que les sulpiciens avaient pleinement conscience de diriger une institution qui n’était pas d’abord un petit séminaire, mais bien un collège destiné au service d’une clientèle de petite et moyenne notabilité, qui n’envi-
9.
Claude Galarneau, Les collèges classiques au Canada français, Montréal, Fides, 1978, p. 150.
10. La préface de la liste des élèves réalisée par Antonio Dansereau affirme que la deuxième année de philosophie est la dernière classe en 1806, et peut-être avant. Maurault indique plutôt qu’à cette date le cours n’en compte que quatre, cinq en 1809, six en 1813 (Olivier Maurault, Le Collège de Montréal, 1767-1967, édition revue et mise à jour par Antonio Dansereau, s.l., s.é., 1967, 183). Un document daté de 1826 précise que le cours est réparti sur huit ans et comporte sept classes (APSSM, P1 : 11.3-75, « Prospectus de l’éducation que reçoivent les jeunes gens au petit séminaire de Montréal », 1826).
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sageait pas pour ses fils, dans sa grande majorité, de carrière ecclésiastique. En 1847, un prêtre français s’étonne ainsi, à raison, du genre d’établissement qu’il observe à Montréal et qui semble très différent des petits séminaires français. Professeur, il exerce dans une position « éloignée de la fin de la compagnie [de Saint-Sulpice] qui est de former des prêtres, car je me trouve dans un collège tout à fait profane, où je n’enseigne et où je n’entends que des choses profanes et bien éloignées de nos goûts et des choses sacrées et sacerdotales 11 ». Cela change quelque peu la perspective, et la question de la place du collège dans une société moderne s’en trouve déplacée. Il ne s’agit plus de considérer, d’une part, la collectivité traversée par la revendication démocratique, le capitalisme, le libéralisme, le républicanisme, l’urbanité, etc., que nous décrit l’historiographie québécoise des trente dernières années, et d’autre part un système collégial sclérosé, confisqué par l’Église pour ses finalités propres, situées à l’extérieur de la modernité, ou en opposition à son endroit. En fait, parce que le collège est dirigé par une Église elle-même travaillée par la modernité, qui ne parvient pas à faire consensus sur sa nature et sur l’attitude à adopter par rapport à elle, et parce qu’il a pour clients des acteurs évoluant dans une société dans laquelle circule, entre autres valeurs, celle de la modernité, il constitue un enjeu politique et l’occasion d’un débat qui se développe, non d’une manière théorique, mais dans des formulations institutionnelles bien précises : la nécessité de la rentabilité économique de l’entreprise par exemple, ou encore son degré d’autonomie à l’égard des pouvoirs cléricaux ou étatiques, voire dans toute une série de points de discipline qui ne cessent de faire problème. Vu ainsi, il ne saurait être considéré comme un bastion de l’élitisme conservateur. Il ne peut qu’être traversé par l’évolution de la société, répondre à l'évolution de la demande des parents, se présenter comme un espace. Il répond, en fait, à l’évolution de la demande des parents. Il est un espace nécessairement et profondément travaillé par le changement. Au fond, s’il existe une permanence dans l’histoire du collège, c’est la permanence de son impermanence. Sa mission, sa fonction et son rôle sont sans cesse remis en question et sont l’objet de perpétuelles négociations. La tension entre une vision du collège comme entité close, préservée du monde, et celle du collège comme institution ouverte sur celui-ci est en effet une constante de l’histoire de l’établissement.
Un débat ecclésiastique : ouvrir ou fermer sur le monde ? La participation des prêtres de Saint-Sulpice au secteur collégial – ils dirigèrent puis possédèrent le collège – a été à l’origine de conf lits importants à l’intérieur même de
11. APSSP, 69.4, Nercam à Cousin, 26 octobre 1847.
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lacommunauté 12 . Certains pensent en effet, à partir des années 1840, que le collège doit évoluer vers la formule du petit séminaire « pur », centré sur la stimulation des vocations sacerdotales, et abandonner la formation des laïcs à d’autres, notamment aux jésuites dont c’est la spécialité. Mais il existait aussi des confrères, particulièrement parmi les enseignants et les Canadiens (à cette époque, les sulpiciens sont, dans la ville, encore majoritairement Français de naissance) pour croire que le collège devait conserver son rôle de toujours, qui était de conforter la place de la religion catholique et de la Compagnie de Saint-Sulpice en attachant, par le moule collégial, les élites civiles à l’une et à l’autre. Le collège de Montréal devait pour cela se mettre au service des laïcs et respecter leurs attentes, rester à l’écoute des besoins éducatifs de la population notable. Cette tension fondamentale entre deux orientations assez contradictoires constitue une clé pour comprendre les relations changeantes du collège à son milieu au fil du temps. Le collège Saint-Raphaël (1774-1803), premier véritable collège tenu à Montréal par les sulpiciens 13, est en fait le résultat d’efforts d’abord séculiers, ceux d’une poignée de notables qui désiraient qu’une maison d’enseignement offre, à Montréal, la possibilité d’une initiation à la culture humaniste. Saint-Sulpice ne s’y associa que timidement, considérant qu’il ne relevait pas de sa mission fondamentale de s’occuper directement d’éducation de la jeunesse. Sous la direction de Curatteau, le collège prit une orientation nettement cléricaliste, centrée sur l’acquisition du latin, et par trop modeste qui indisposa rapidement les parents d’élèves. Ce mécontentement se mua en cabale en 1789 et Curatteau fut poussé à la démission. Sous la gouverne du sulpicien canadien Jean-Baptiste Marchand, le collège Saint-Raphaël changea une première fois de vocation. Il devint une institution davantage en prise avec les besoins concrets et diversifiés du milieu montréalais, à mi-chemin entre la formation pratique et la soif de culture humaniste. La Gazette de Montréal diffusa la nature du nouveau programme : « […] on y enseignera la philosophie, le latin, haute & basse humanités, l’arithmétique, la géographie, à écrire & à lire en Anglais, en Français & en Latin 14. »
12. Je renvoie au chapitre « Les projets sulpiciens pour l’éducation de la jeunesse » dans Dominique Deslandres, John Dickinson et Ollivier Hubert (dir.), Les Sulpiciens de Montréal : une histoire de pouvoir et de discrétion, 1657-2007, Saint-Laurent, Fides, 2007, 391-441. 13. L’école latine de Jean-Baptiste Curatteau de la Blaiserie qui fonctionna à partir de 1763 à la LonguePointe peut difficilement être qualifiée de collège. C’est du moins l’opinion des autorités sulpiciennes de l’époque. APSSM, Fonds P1, 21, armoire 6, carton 42B, dossier 19, 6fo, Montgolfier à Briand, 16 octobre 1773 (copie de l’original conservé aux Archives de l’Archevêché de Montréal). 14. APSSM, P1 : 11.3-31, « Avis de commencement des cours du Collège de Montréal et description des matières et des conditions financières », Gazette de Montréal, 15 octobre 1789.
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Pour Saint-Sulpice, cette affaire aura été un coup de semonce, car la compagnie, généreusement dotée, devait selon beaucoup justifier plus clairement son utilité sociale si elle voulait prétendre conserver ses biens. Les supérieurs proposèrent donc, en 1790, un projet d’université 15 (qui ne verra pas le jour) puis, en 1806, un collège sulpicien. Cette nouvelle fondation16, baptisée officiellement « Petit Séminaire de Montréal », resta en fait fidèle au virage effectué en 1789. Au fil des années, des professeurs de haut niveau surent développer un programme de qualité, qui forma la jeunesse masculine aux humanités. Parallèlement, « l’école française » et « l’école anglaise » étaient deux cours qui satisfaisaient la demande pour des enseignements pratiques, essentiellement commerciaux. L’arrivée des frères des Écoles chrétiennes en 1837 rompit cet équilibre, car ces derniers permirent aux sulpiciens de se décharger des formations les plus utilitaires. Dès lors, la tentation du repli sur soi cléricaliste fut puissante. L’embourgeoisement du collège était dénoncé par des confrères qui proposaient que, puisque le collège est désormais « débarrassé » d’une bonne partie des externes sans vocations, il fût transformé en pensionnat exclusivement dévolu à la production d’une relève cléricale, modèle qui leur semblait plus conforme à la pratique des confrères de France et des États-Unis. Le Conseil de l’établissement, formé du directeur et des professeurs sulpiciens, répondit à la pression exercée par cette opinion en appliquant de manière plus stricte le code de vie des internes. Le déménagement du collège sur la montagne, en 1862, est un autre signe de ce repli, car il rendait l’accès plus difficile aux externes et offrait un cadre retiré, propice à l’initiation à l’existence communautaire et religieuse. En 1874 toutefois, un professeur constatait avec dépit que « le collège n’a point pris l’esprit et la physionomie d’un petit séminaire autant qu’il aurait été à désirer 17 ». Le supérieur provincial s’inquiétait : « J’ai de justes raisons d’appréhender que cette maison [le Petit Séminaire] ne dégénère un peu trop en collège, purement ou simplement dit, avec cet esprit de légèreté, de vanité, et toutes
15. APSSM, P1 : 11.3-33, Lettre de M.J. Brassier à M. Motz, s.d. ; APSSM, P1 : 11.3-37, « Seconde requête adressée à Lord Dorchester par le Séminaire de Montréal pour obtenir l’autorisation d’établir dans la ville une institution d’enseignement supérieur portant le nom de “Collège Clarence” et jouissant d’une charte royale », s.d. 16. Olivier Maurault, Le Collège de Montréal, 1767-1967, édition revue et mise à jour par Antonio Dansereau, s.l., s.é., 1967, 83-86. 17. APSSM, P1 : S25.1.60, « Notes historiques de Hyacinthe-François-Désiré Rouxel, p.s.s., sur le rôle du Séminaire de Saint-Sulpice de Montréal, notes écrites pour la visite en 1875 de Jean-Marie Ardaine, p.s.s., et Joseph Bouet, p.s.s. », 7 juin 1874. Nous remercions notre collègue Sherry Olson pour nous avoir signalé ce document.
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ces aspirations mondaines qui dominent trop souvent ces sortes d’établissements 18 . » Au bout du compte, le collège resta fidèle à sa vocation essentiellement laïque et les familles ne semblaient pas rebutées par l’application d’une discipline et la mobilisation d’un discours plus manifestement ecclésiastique. Le nouveau bâtiment offrait des commodités modernes qui plaisaient plus qu’elles ne décourageaient. Si le collège tardait à se transformer en petit séminaire, c’est que, contre les puristes, certains sulpiciens – particulièrement ceux qui travaillent dans l’établissement – firent de la résistance 19. L’idée selon laquelle le la maison était le moyen d’une catholicisation de la société par la formation de ses élites reprit alors la priorité. À partir de 1887, le collège fut affilié à la Faculté des arts de l’Université Laval à Montréal 20 et prépara ses élèves au baccalauréat, clé des professions libérales. C’en était bien fini des velléités sacerdotales. La geste collégiale oublia également les écoles de français et d’anglais. L’identité de l’établissement, maison catholique et élitiste, austère et vénérable, était maintenant clairement constituée.
Conclusion L’histoire de l’engagement sulpicien dans le secteur collégial est donc celle d’une oscillation. On pourrait certainement y lire une belle illustration des atermoiements de l’Église à l’égard de la modernité. J’y vois également le moyen de considérer certaines des attitudes sociales à l’endroit du changement. Car si les prêtres connaissent tous ces débats, ces soucis, c’est qu’une demande existait pour un type d’établissement qui n’était ni une école ouverte, en perpétuelle rénovation, adaptation, remise en question, ni un cloître atemporel. Les parents voulaient des murs, mais pas trop hauts, des portes, mais pas des portes absolument closes. Ils souhaitaient qu’un savoir utile soit dispensé, mais que les bases de ce qui était considéré comme la tradition occidentale et chrétienne soient aussi largement enseignées. Quelques libéraux pouvaient bien demander plus de mathématiques et moins de latin : les parents tenaient au latin. C’était une marque de distinction dont ils désiraient voir leurs fils dotés. C’était aussi une langue à peu près morte qui permettait d’échapper à l’utilitarisme et au présentisme. Aussi les sulpiciens, sauf les plus doctrinaires d’entre eux,
18. APSSM, Correspondance de M. Baile [non inventoriée ni cotée], boîte 63, 8e chemise, Baile à Caval, 18 décembre 1874. 19. Un professeur d’expérience croit, par exemple, que la maison est l’instrument d’une insertion harmonieuse de la compagnie dans son milieu. Il rédige un long plaidoyer qui dénonce ces « utopistes » qui « ne mettent jamais les pieds au collège » et qui voudraient en expulser les enfants sans vocation (APSSM, P1 : 11.3-11, Pierre Rousseau, « Notes historiques sur le Collège de Montréal », 1885, 47-50). 20. Hélène-Andrée Bizier, L’Université de Montréal : la quête du savoir, Montréal, Libre Expression, 1993, 92.
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cherchèrent-ils à offrir à leurs clients cet équilibre qui peut être compris comme le principe d’une méthode de préparation au monde moderne et à la terrible course « méritocratique » qu’il suppose, accomplie à l’abri de celui-ci, peut-être pour le mettre à distance et pour favoriser l’épanouissement de ce que Michel Foucault a nommé « l’attitude de modernité 21 », cette capacité de vivre dans le présent sans en être l’esclave. C’est sans doute prêter beaucoup de vertu à un modèle qui avait bien des défauts aux yeux de ceux qui l’ont subi. Mais c’est le début d’une réf lexion qui pourrait conduire à penser le collège non comme une prison hermétique et sordide dont la fonction était de briser l’individualité pour la rendre conforme aux exigences de la rationalité marchande et technocratique, mais comme un espace relativement clos, situé au cœur de la ville, où la personnalité se forgeait et pouvait éclore, préservée d’une modernité agressive. Le collège confessionnel du xix e siècle n’était sans doute ni un bagne ni un paradis d’épanouissement. Les parents y cherchaient plusieurs choses : un lieu où la dangereuse période de l’adolescence pourrait être encadrée sans que cela ne perturbe trop la vie familiale, la promotion ou la reproduction sociale pour leur progéniture, la transmission de valeurs auxquelles ils étaient attachés. Autrement dit, l’intensification des signes et des effets de la modernité aurait stimulé le besoin d’environnements où il soit possible, en l’espèce de manière transitoire, en une sorte de liminalité, de s’en soustraire. Le collège « traditionnel », tel qu’il a pu apparaître dans les premières décennies du xxe siècle, n’est donc pas tant un héritage qu’une invention de la modernité.
21. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, 2, Paris, Gallimard, 2001, 1389.
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Contrôler la vie et la mor t ? Réf lexions sur les acquis de la transition démographique
Danielle Gauvreau Université Concordia, CIEQ
Les études de population constituent un champ tout indiqué pour des réflexions sur la modernité, en ce que cette notion renvoie à la maîtrise de différents types de comportements, dont les comportements démographiques. En effet, la transition démographique qui s’est produite dans la plupart des pays occidentaux à partir du milieu du xixe siècle est étroitement liée au contrôle de la vie et de la mort survenu à la suite de la révolution contraceptive d’une part (déclin de la fécondité) et du contrôle des maladies infectieuses (déclin de la mortalité) 1, d’autre part. Des auteurs ont évoqué récemment l’occurrence d’une seconde transition démographique en référence au monde occidental contemporain, une transition définie cette fois en fonction des transformations de la famille et de la fécondité : montée de la cohabitation, instabilité des unions, persistance de niveaux de fécondité bien en deçà du seuil de rem-
1.
Voir notamment Jean-Claude Chesnais, La transition démographique. Étapes, formes, implications économiques, Paris, Presses universitaires de France (Travaux et documents, Cahier no 113, publié par l’Institut national d’études démographiques), 1986.
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placement des générations 2 . Dans ce nouveau contexte où la première transition démographique pourrait bien être derrière nous, quel constat peut-on faire quant au processus de maîtrise accrue de la vie et de la mort amorcé il y a plus d’un siècle lors de la première transition démographique ? Ce texte propose quelques réflexions sur ce thème. Il examine en particulier certaines données qui semblent remettre en cause le contrôle acquis au cours de la première transition démographique : risques d’effritement de la maîtrise effective que nous avons de certains phénomènes ou, plus insidieusement, adoption de comportements qui compromettent sérieusement l’exercice d’une maîtrise pourtant à notre portée. Pour faciliter la réflexion, j’ai choisi d’ancrer ce texte dans le contexte de l’évolution démographique du Québec depuis les débuts de la première transition, une situation qui m’est particulièrement familière. Ce choix se justifie aussi par le fait que le Québec paraît bien engagé dans le processus de la seconde transition démographique, davantage notamment que certaines provinces canadiennes ou encore les États-Unis 3. Le texte s’amorce avec un bref bilan de la transition démographique au Québec. J’explique ensuite pour quelles raisons et dans quelles circonstances je crois déceler une remise en cause de certains acquis de la transition démographique. En conclusion, je tenterai de situer cette discussion plus largement dans le contexte de la seconde transition démographique et du développement, probablement déjà en cours, d’un régime démographique que certains qualifient de postmoderne.
Une maîtrise accrue de la mort et de la vie Le tableau 1 fournit un aperçu des avancées de la transition de la mortalité au Québec. Le tableau commence en 1930 en raison de la date de mise en place d’un système d’enregistrement systématique des faits d’état civil (1926) et par souci de simplifier la comparaison en utilisant un indicateur unique pour toute la période. Assez comparable à l’expérience de la plupart des pays industrialisés, l’augmentation de l’espérance de vie au cours de la période est très marquée. Les risques de décéder avant l’âge d’un an, qui chutent d’ailleurs plus rapidement que la mortalité aux âges adultes, s’en trouvent considérablement réduits, avec des niveaux 20 fois moins élevés en l’an 2000 qu’en 1930. Quand on pense qu’au moins 25 % des petits Canadiens français mouraient avant l’âge d’un an dans
2.
Pour une description détaillée, voir en particulier Dirk J. Van de Kaa, « Postmodern Fertility Preferences : From Changing Value Orientation to New Behavior », Population and Development Review, vol. 27, Supplement : Global Fertility Transition, 2001, p. 302.
3.
Roderic Beaujot, « Les deux transitions démographiques du Québec, 1860-1996 », Cahiers québécois de démographie, vol. 29, no 2, 2000, p. 201-230.
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une ville comme Montréal au début du xx e siècle 4, les progrès accomplis en 100 ans sont particulièrement impressionnants 5. Cette évolution de la mortalité est aussi visible dans le fait que la très grande majorité des adultes atteignent aujourd’hui l’âge de se marier et d’avoir des enfants, ce qui n’était pas le cas auparavant 6. Alors qu’à peine 50 % des personnes nées durant les années 1920 pouvaient espérer atteindre l’âge de la retraite (65 ans), c’est le cas de 90 % des femmes et de 83 % des hommes aujourd’hui. La différence entre les hommes et les femmes traduit l’écart qui s’est creusé entre les deux groupes durant la période où se concrétisait la maîtrise de plusieurs risques de décès, surtout ceux qui sont reliés aux maladies infectieuses. D’autres écarts se sont creusés ou se sont accentués durant la même période, par exemple entre milieu rural et milieu urbain, où les écarts sont maintenant à l’avantage des seconds. Alors que nos ancêtres d’il y a quelques générations savaient fort bien qu’ils étaient vulnérables devant la maladie et qu’ils pouvaient à tout moment perdre un ou des proches en raison d’une épidémie ou d’un accident − décès d’un enfant en bas âge des suites d’une infection intestinale, décès d’une mère en couches ou d’un père victime d’un accident ou de tuberculose −, nous savons aujourd’hui que nous sommes relativement bien protégés contre de tels risques. Notre choc s’en trouve probablement augmenté lorsque la mort frappe malgré tout à un âge assez jeune, sous la forme d’une maladie comme le cancer ou d’un accident. Notre perception de la mort et de la maladie a elle aussi évolué en même temps que notre contrôle sur celle-ci franchissait et continue toujours de franchir des seuils impressionnants (tableau 1). Notre perception et nos attentes en matière de procréation ont elles aussi bien changé depuis le temps où nos grand-mères et arrière-grands-mères étaient chaque mois assujetties au risque d’une grossesse qui n’était pas toujours souhaitée. Depuis l’avènement de la pilule et de quelques autres moyens de contraception à l’efficacité accrue, il est devenu normal pour plusieurs d’utiliser de manière permanente des moyens permettant d’empêcher toute conception, puis de s’y soustraire au moment où une grossesse est désirée. La situation se trouve en quelque sorte inversée par rapport aux débuts de la transition de la
4.
Sherry Olson et Patricia Thornton, « La croissance naturelle des Montréalais au xixe siècle », Cahiers québécois de démographie, vol. 30, no 2, 2001, p. 191-230.
5.
Pour plus de détails sur la transition de la mortalité au Québec, voir Robert Bourbeau et Mélanie Smuga, « La baisse de la mortalité : les bénéfices de la médecine et du développement », dans Victor Piché et Céline LeBourdais (dir.), La démographie québécoise. Enjeux du xxie siècle, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2003, p. 24-65.
6.
Yolande Lavoie et Jillian Oderkirk, « Conséquences sociales des changements démographiques », Tendances sociales canadiennes, 31, 1993.
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sexe féminin
mortalité infantile (pour 1 000 naissances)
1930-1932
56,2
57,8
103
1940-1942
60,2
63,1
72
1950-1952
64,4
68,6
50
1960-1962
67,3
72,8
31
1970-1972
68,3
75,3
17
1980-1982
71,2
78,9
8
1990-1992
73,7
80,8
6
2000-2002
76,3
81,9
5
année
Tableau 1 Espérance de vie à la naissance selon le sexe et taux de mortalité infantile au Québec, 1930-2000 Source : Bureau de la statistique du Québec, Tendances passées et perspectives d’évolution de la mortalité au Québec, série Analyse et prévision démographiques, volume 6, 1976 : 23, 30. Après 1970, les espérances de vie et les taux de mortalité infantile proviennent respectivement de : http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/ naisn_deces/naissance/4p1.htm et http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/naisn_deces/308.htm
fécondité : les couples tentaient alors tant bien que mal, avec des moyens rudimentaires, de limiter la taille de leurs familles ; aujourd’hui, une bonne partie des efforts consistent plutôt à surmonter les problèmes d’infertilité lorsqu’une grossesse souhaitée tarde à venir. Cette émancipation des contraintes de la procréation s’est effectuée plus tardivement au Québec que dans la plupart des autres pays et elle a donné lieu à des combats moraux et sociaux que nous avons documentés dans d’autres travaux 7. Les chiffres rapportés au graphique 1 témoignent néanmoins de la baisse significative de la fécondité durant une bonne partie du xx e siècle 8 . Celle-ci s’amorce en fait timidement à la fin du xix e siècle tandis qu’à terme de très bas niveaux de fécondité s’installent à demeure durant la décennie 1970.
7.
Voir Danielle Gauvreau, Diane Gervais et Peter Gossage, La fécondité des Québécoises, 1870-1970. D'une exception à l'autre, Montréal, Boréal, 2007.
8.
Dans les générations, le nombre moyen d’enfants mis au monde est passé de 3,6 enfants chez les femmes nées en 1920-1921 à 1,6 chez celles qui sont nées en 1955.
Contrôler la vie et la mort ?
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5 4 3 2 1 0 1926 1931 1936 1941 1946 1951 1956 1961 1966 1971 1976 1981 1986 1991 1996 2001
Graphique 1 Nombre moyen d’enfants par femme au Québec, 1926-2001 Source : Bureau de la statistique du Québec, Tendances passées et perspectives d’évolution de la fécondité au Québec, série Analyse et prévision démographiques, volume 4, 1976 : 25. Après 1966, les données proviennent de : http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/naisn_deces/naissance/402.htm
Comme l’a bien montré Enid Charles dans une monographie du recensement de 1941 9, les écarts de fécondité durant la période de transition étaient énormes, tous les groupes n’expérimentant pas le déclin avec la même intensité ou selon le même calendrier. Ici comme dans d’autres sociétés, l’habitat, la religion, le degré de scolarisation et le niveau socioéconomique donnent tous lieu à des écarts significatifs entre les groupes. Une nouvelle convergence vers le chiffre de deux enfants se fait jour en fin de parcours, mais des écarts significatifs persistent encore aujourd’hui pour certains de ces groupes 10. Les chiffres rapportés plus haut pour décrire les niveaux de mortalité et de fécondité traduisent éloquemment la maîtrise accrue que nous sommes parvenus à exercer sur des aspects aussi fondamentaux de la condition humaine que le fait de donner la vie et de mourir. Est-ce à dire que la situation est pleinement satisfaisante et que d’autres progrès sont à prévoir dans un avenir rapproché ? La réponse à ces questions n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.
9.
Enid Charles, The Changing Size of the Family in Canada, Ottawa, Bureau fédéral de la statistique, 1948.
10. Roderic Beaujot et Ali Muhammad, « Transformed Families and the Basis for Childbearing », dans Kevin McQuillan et Zenaida R. Ravanera (dir.), Canada’s Changing Families. Implications for Individuals and Society, Toronto Buffalo London, University of Toronto Press, 2006, p. 15-48.
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Les progrès de la mortalité : inéluctables et universels ? Au cours des dernières années, l’augmentation de l’espérance de vie a poursuivi son cours, plus importante chez les hommes que chez les femmes, qui jouissent toujours d’un meilleur positionnement que les hommes à cet égard. Un premier bémol sur la signification de ces gains provient du fait qu’une partie des années de vie gagnées sont vécues avec certaines incapacités de gravité variée. Cette période représente 12 % de l’espérance de vie chez les hommes et 16 % chez les femmes ; à 65 ans, le tiers des années encore à vivre le seront en moins bonne santé. Mais les gains en espérance de vie touchent aussi les années vécues en bonne santé alors que d’autres traits du régime de mortalité contemporain paraissent plus préoccupants.
Un recul en matière de mortalité est-il à craindre ? Malgré le bilan largement positif du dernier siècle, de nouveaux éléments sont apparus qui risquent de compromettre les progrès futurs en matière de mortalité 11. Plusieurs experts s’inquiètent des ravages que pourraient faire de nouvelles pandémies tels le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ou le sida. Au Québec, par exemple, les maladies dues au virus de l’immunodéficience humaine (VIH) étaient responsables de 1 % des décès chez les hommes de 30 à 34 ans et 2 % chez les femmes du même âge en 2004. L’augmentation chez les femmes est particulièrement préoccupante. Une autre inquiétude de taille tient à la résistance grandissante aux antibiotiques, lesquels ont fait des miracles à partir des années 1940 ; il ne se passe pas une semaine sans que l’on apprenne l’éclosion d’un foyer d’infection difficile à contrôler, que ce soit dans un hôpital ou hors les murs de ces institutions. Une course contre la montre semble engagée entre les spécialistes pour continuer à mettre au point des médicaments capables de lutter efficacement contre des bactéries en perpétuelle mutation. D’autres exemples suggèrent que, dans des cas extrêmes, il n’est pas impossible d’assister à une détérioration des conditions de mortalité, donc à une augmentation des niveaux de mortalité : c’est le cas de la Russie notamment, surtout chez les hommes dont l’espérance de vie était récemment inférieure de 13 ans à celle des femmes ! Des causes sociales et politiques expliquent ici ce recul, alimenté directement par une consommation d’alcool excessive, surtout chez les hommes en âge de travailler 12.
11. Claude Chastel, Virus émergents. Vers de nouvelles pandémies, Paris, Vuibert-ADAPT/SNES, 2006. 12. Shkolnikov, F. Mesle et J. Vallin, « La crise sanitaire en Russie. II. Évolution des causes de décès : comparaison avec la France et l’Angleterre (1970-1993) », Population, vol. 50, nos 4-5, 1995, p. 945-982.
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Bref, pour des raisons autant biologiques que sociales, nous ne pouvons nous considérer à l’abri de nouveaux sursauts de la mortalité, qui pourraient avoir des conséquences encore plus dévastatrices qu’avant étant donné les facilités de communication de l’univers mondialisé dans lequel nous vivons.
Des décès qui pourraient être évités Un trait marquant de la première transition démographique se trouve dans la transformation radicale de la structure des causes de décès : diminution draconienne des décès dus aux maladies infectieuses et importance grandissante des décès dus aux maladies chroniques ou dégénératives ainsi qu’aux accidents. Au Québec en 2004, les causes de décès qui fauchent le plus d’années de vie sont les tumeurs, les causes externes (dont les suicides et les accidents de véhicules à moteur), puis les maladies de l’appareil circulatoire 13. La structure par âge de ces décès varie évidemment selon le type de cause. Chez les jeunes, par exemple, les causes externes sont responsables de la grande majorité des décès, un fait troublant lorsqu’on sait que plusieurs de ces décès pourraient être évités. Chez les 30 à 34 ans en 2004, 66 % de tous les décès masculins étaient dus à des causes externes, un chiffre plus important que le 46 % atteint par les femmes 14 . À eux seuls, les suicides étaient responsables de plus du tiers des décès (36 %), ceux-ci constituant la première cause de décès chez les hommes et la seconde chez les femmes (16 % comparativement à 25 % pour les tumeurs). Le bilan globalement positif de la mortalité s’assombrit à la lecture de ces chiffres : dans quelle société vivons-nous pour que tant de jeunes (et de moins jeunes) fassent le choix de mettre fin à leurs jours ? Que pouvons-nous faire pour corriger cette situation ? Toujours chez les 30 à 34 ans, l’autre cause de décès la plus importante résidait dans les accidents de véhicule à moteur (14 % et 12 % respectivement), souvent causés par la consommation d’alcool ou des comportements imprudents telle la vitesse excessive. D’autres comportements sont connus pour être néfastes pour la santé et pourtant ils sont largement répandus, suggérant là aussi que le bilan de la mortalité pourrait être plus positif qu’il ne l’est actuellement. Les connaissances concernant les bienfaits d’une saine alimentation et de l’activité physique ou encore les risques associés au tabagisme, à la consommation d’alcool et autres drogues constituent des informations largement accessibles que les individus tentent plus ou moins efficacement de gérer en fonction d’un
13. http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/naisn_deces/317.htm (15/12/2006). 14. http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/naisn_deces/2004_30_34ans.htm (14/12/2006).
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ensemble de facteurs. Mais un danger guette ici : il s’agit de voir dans ces éléments la seule expression d’une responsabilité individuelle (adéquatement assumée ou non) alors qu’ils sont sans aucun doute aussi le produit d’un ensemble de conditions sociales qui appellent des solutions d’ordre social, ce qui conduit au troisième et dernier élément de réflexion en rapport avec la mortalité.
Des différentiels de mortalité troublants Un autre phénomène qui vient miner la maîtrise spectaculaire de la mortalité à laquelle nous sommes parvenus tient dans le caractère différentiel de la mortalité, particulièrement criant dans certains contextes. Dans différents quartiers de Montréal, par exemple, l’espérance de vie à la naissance pour la période 1997-2001 atteignait pour les hommes des sommets à 81 ans dans les territoires favorisés du CLSC de Lac-Saint-Louis (ouest de l’île), mais seulement 68 ans dans ceux moins favorisés du CLSC des Faubourgs. Moins prononcé chez les femmes, l’écart était néanmoins de sept années entre les deux mêmes quartiers 15. Cet exemple, qui pourrait être repris avec d’autres caractéristiques comme le niveau d’éducation ou le statut socioéconomique, pose une question troublante : si nous pouvons aussi bien maîtriser la mortalité pour certains − et cela démontre hors de tout que cela est possible − que faisons-nous pour étendre au plus grand nombre ces belles réussites ? Il semble bien que, là aussi, le bilan pourrait être amélioré.
Quel contrôle de la fécondité ? Au cours des trente dernières années, les Québécoises ont mis au monde en moyenne environ 1,6 enfant par femme, un chiffre bien inférieur au 2,1 qui correspond au remplacement des générations (graphique 1). Comme le montre le tableau 2, la relative stabilité à des niveaux faibles cache toutefois des modifications dans l’âge auquel les femmes ont leurs enfants. Entre 1981 et 2001, les taux de fécondité chez les femmes de moins de 30 ans ont tous diminué, tandis que ceux de 30 à 45 ans ont augmenté. Ce report des naissances ne va pas sans occasionner certains problèmes, puisqu’on sait que la probabilité de conception diminue avec l’âge, surtout à partir de 35 ans. Le contrôle que nous cherchons à exercer sur la fécondité se trouve donc limité d’une première façon par cette difficulté à concrétiser le désir d’enfant lorsque ce désir se manifeste tardivement. Une autre limite tient aux ratés de la contraception, toujours présents malgré l’accès à plusieurs moyens de contraception efficaces.
15. http://www.cmis.mtl.rtss.qc.ca/fr/atlas/projet_clinique/details_sante_globale.html (14/12/2006).
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Âge
1981
Taux de fécondité 2001
Taux d’IVG 2001
15-19
14,4
13,3
22,0
20-24
85,0
57,7
34,7
25-29
128,4
109,2
25,9
30-34
66,8
85,1
18,3
35-39
17,5
29,1
10,0
40-44
2,6
4,4
3,1
45-49
0,2
0,1
0,2
Indice synthétique
1,57
1,49
0,57
Tableau 2 Taux de fécondité par âge, 1981 et 2001, et taux d’interruption volontaire de grossesse (IVG) selon l’âge en 2001 pour mille femmes au Québec Source : http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/naisn_deces/naissance/415.htm (14/12/2006).
Des grossesses non désirées Divers moyens de contraception efficaces sont offerts aujourd’hui, permettant aux femmes et aux hommes de planifier le nombre d’enfants qu’ils auront ainsi que le moment où ils souhaitent mettre ces enfants au monde. S’appuyant sur les données de l’Enquête sociale générale de 1995, Évelyne Lapierre-Adamcyk et Marie-Hélène Lussier font état de 60 % d’utilisatrices de contraception chez les jeunes femmes de 15 à 24 ans, dont 80 % utilisent la pilule ; plus de 70 % ont recours à la contraception chez les 25 à 39 ans et 80 % chez les femmes de 40 ans et plus, dont 85 % comptent désormais sur des méthodes dites irréversibles 16. Mais ces méthodes ne sont pas parfaites et, surtout, leur usage n’est pas toujours systématique et sans failles. On en prendra pour preuve les taux d’interruptions volontaires de grossesse rapportés au tableau 2, qui témoignent à n’en pas douter des conséquences
16. Évelyne Lapierre-Adamcyk et Marie-Hélène Lussier, « De la forte fécondité à la fécondité désirée », dans Victor Piché et Céline LeBourdais (dir.), La démographie québécoise. Enjeux du xxie siècle, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2003, p. 95 (chiffres tirés de Ouellet, 1999).
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non souhaitées d’une sexualité vécue sans protection adéquate contre les risques de grossesse 17. Ces taux sont plus élevés aux jeunes âges, en raison probablement de la plus grande inexpérience des jeunes femmes et parce qu’une naissance cadre peu avec la situation de vie de plusieurs d’entre elles. Malgré le contrôle des naissances relativement facile à exercer de nos jours, le phénomène des grossesses non désirées existe donc dans des proportions non négligeables : au Québec, depuis 1998, 40 interruptions volontaires de grossesse sont pratiquées pour 100 naissances à chaque année. Certes, les moyens de contraception ne sont pas parfaits, mais leur utilisation correcte et systématique conduit théoriquement à de faibles pourcentages d’échecs. Peu d’études existent pour tenter de comprendre les raisons du nombre relativement élevé d’échecs, mais l’ambivalence face au désir d’enfant pourrait bien expliquer une partie des chiffres. Ainsi, une étude réalisée en France auprès d’un échantillon de femmes en âge d’avoir des enfants a récemment démontré que 20% des femmes devenues enceintes ne souhaitaient pas cet enfant, 6 % l’auraient souhaité plus tard seulement, tandis que 3 % ne pensaient pas qu’elles pouvaient devenir enceintes à ce moment-là 18. Environ le tiers de ces femmes n’avaient pas utilité de méthode contraceptive au moment où elles sont devenues enceintes, souvent parce qu’elles ne se pensaient pas fertiles à cette date ou qu’elles n’avaient pas prévu avoir de relations sexuelles ; dans la plupart des autres cas, les femmes expliquaient la grossesse par la mauvaise utilisation d’un moyen de contraception. Ces comportements peu rigoureux des individus et des couples par rapport à la possibilité bien réelle de concevoir un enfant recouvrent certainement tout un éventail de situations, incluant celle où le positionnement face au désir d’enfant n’est pas très net. Il est à noter que, dans cette étude, les deux tiers des grossesses non planifiées ont été poursuivies alors que le tiers d’entre elles se sont terminées par un avortement. Une autre étude, britannique celle-là, apporte un éclairage utile sur la perception des femmes de ce qu’est une grossesse désirée (planned pregnancy) 19. Une majorité de femmes interviewées considèrent que quatre critères sont nécessaires pour qu’une grossesse soit qualifiée de désirée : la femme doit souhaiter devenir enceinte ; elle doit avoir cessé l’usage
17. Au Québec, il est probable que seule une petite minorité de femmes aient recours à l’avortement comme moyen de contraception. Il faut noter aussi que la pilule du lendemain est vendue au Québec depuis quelques années, sans ordonnance depuis peu, ce qui contribue à réduire le nombre des avortements. 18. Dans cette étude, trois grossesses sur dix n’étaient donc pas souhaitées (Nathalie Bajos, Henri Léridon, Hélène Goulard, Pascale Oustry, Nadine Job-Spira et The COCON Group, « Contraception : from accessibility to efficiency », Human Reproduction, vol. 18, no 5, 2003, p. 994-999). 19. Geraldine Barrett et Kaye Wellings, « What is a “planned” pregnancy ? Empirical data from a British study », Social Science & Medicine, vol. 55, 2002, p. 545-557.
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de tout moyen de contraception, avoir l’accord de son partenaire sur le projet d’enfant et, finalement, avoir atteint le bon moment dans sa vie pour concrétiser ce désir d’enfant. Cette définition plutôt restrictive, qui amalgame toutes les autres situations à des cas de grossesses non désirées, pourrait bien être généralisée dans un monde occidental où la notion de contrôle est fort prisée. Elle traduit une détermination qui, face à l’univers des probabilités rattaché à la procréation, ne peut manquer d’engendrer des frustrations lorsque l’enfant finalement souhaité ne paraît pas au moment attendu.
Moins d’enfants que le nombre souhaité Une fois les (nombreuses) conditions réunies, il n’est pas étonnant qu’un nombre significatif de couples soient aux prises avec des difficultés de conception. D’abord parce que les chances de conception ne sont que des probabilités et qu’il est donc parfaitement normal que toutes les femmes ne deviennent pas enceintes dès le premier mois de relations sexuelles non protégées. Ensuite, parce que ces chances évoluent à la baisse avec l’âge de la femme de sorte que, plus les efforts pour devenir enceintes sont tardifs, moins ils ont de chances de se réaliser. Plusieurs font alors appel à l’appareil médical dans le but de trouver une solution à leur problème de fertilité, alors que d’autres ont recours à l’adoption pour combler leur désir d’enfant. Dans de nombreux cas, le désir d’enfant et les conditions favorables pour le concrétiser s’inscrivent donc dans une très courte période de la vie où les conditions personnelles et professionnelles sont optimales. Pour les femmes en particulier, cela peut aisément se traduire par une période de vie reproductive souhaitable fort réduite. Cette situation compromet les chances réelles de concevoir un enfant au moment jugé opportun et augmente par ailleurs les risques de conception imprévue à tout autre moment, ce qui semble bien correspondre aux tendances contenues dans le tableau 2. Ainsi, la maîtrise que nous pensons pouvoir exercer sur notre capacité à procréer se trouve compromise, prise au piège de nos propres exigences. À l’échelle des populations, il est rare par ailleurs que les préférences en matière de fécondité coïncident avec les chiffres de fécondité effective 20 . La période actuelle se caractérise par le fait que les préférences exprimées en matière de nombre d’enfants surpassent le nombre d’enfants que les individus mettent réellement au monde 21. Certes, les
20. Amon Emeka, « Birth, Fortune, and Discrepant Fertility in Twentieth-Century America », Social Science History, vol. 30, nº 3, 2006, p. 327-357. 21. Beaujot et Mohammad, op. cit. ; Emeka, op. cit.
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deux notions ne sont pas parfaitement équivalentes et l’on peut très bien exprimer une préférence sans nécessairement souhaiter ce nombre d’enfants pour soi-même. Mais il y a des raisons de penser que l’écart existant entre les deux est, au moins en partie, réel et qu’il découle d’un ensemble de conditions entourant la concrétisation des projets de fécondité. Comme l’écrivent Évelyne Lapierre-Adamcyk et Marie-Hélène Lussier pour le Québec : « Tout ce qui touche la reproduction est en redéfinition : les relations hommes-femmes, les rôles masculins et féminins, l’engagement conjugal, le système de filiation et les liens entre parents et enfants 22 ». Le report de l’âge de la maternité, qui n’est pas étranger à une définition de plus en plus limitative du moment idéal pour avoir un enfant, entraîne pour sa part une augmentation des problèmes de fertilité. Enfin, il est bien possible que les conditions actuelles de reproduction, au Québec et ailleurs dans le monde industrialisé, conduisent à réviser à la baisse le nombre d’enfants que l’on aura en définitive 23.
Vers un régime démographique postmoderne ? La période durant laquelle s’est déployée la première transition démographique fut le théâtre du développement d’une impressionnante maîtrise de plusieurs conditions inhérentes à la reproduction humaine. Les changements les plus spectaculaires ont trait au recul de notre vulnérabilité face aux ravages des maladies infectieuses ainsi qu’à notre habileté accrue à contenir la capacité humaine à procréer, particulièrement significative pour la destinée des femmes. Un peu plus d’un siècle après le début de ces changements, nos connaissances ne cessent d’évoluer dans la voie d’un meilleur contrôle de nos conditions de reproduction. Et pourtant, certaines tendances en matière de mortalité et de fécondité semblent limiter la portée des progrès accomplis durant la première transition démographique.
22. Lapierre-Adamcyk et Lussier, op. cit., p. 106. 23. Depuis 2006, les chiffres de naissances au Québec traduisent une certaine augmentation qui pourrait être attribuable au nouveau congé parental mis en place par le gouvernement le 1er janvier 2006. Beaucoup mieux rémunéré, ce congé est accessible aux travailleurs atypiques, traditionnellement non couverts par les régimes de congés parentaux. Cette évolution paraît s’accorder avec la thèse développée entre autres par Peter MacDonald sur l’efficacité des politiques institutionnelles (« Low Fertility and the State : The Efficacy of Policy », Population and Development Review, vol. 32, nº 3, 2006, p. 485-510).
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Laissant de côté la question des différentiels de mortalité, qui représentent néanmoins un important problème de justice sociale, les éléments du régime démographique témoignant de notre difficulté à gérer les conditions de notre reproduction concernent : l’importance grandissante de la mortalité due à des causes de décès évitables, qu’il s’agisse du suicide, des accidents ou de la mortalité engendrée par des habitudes de vie dont on sait qu’elles sont néfastes pour la santé ; la fragilisation des acquis en matière de lutte aux maladies infectieuses ; enfin, la difficulté à actualiser ses projets de fécondité, que ce soit à l’échelle des individus ou à celle de la société tout entière. On trouve de plus en plus dans la littérature des tentatives d’interprétation des faibles niveaux actuels de fécondité, appréhendés lors de la seconde transition démographique. Le concept de risk society développé par le sociologue Anthony Giddens pour tenter de comprendre les sociétés postmodernes y est mis à profit pour expliquer le phénomène de la sous-fécondité en fonction des risques inhérents aux relations vécues dans l’intimité de la famille (divorce, grossesse, parentage) et en relation avec le haut degré d’incertitude entachant la vie professionnelle des jeunes parents d’aujourd’hui 24. Paradoxalement, le fait d’exercer un contrôle sans cesse accru sur de nombreuses facettes de nos vies pourrait nous rendre particulièrement vulnérables aux risques qui perdurent : « An enhanced awareness or consciousness of risk, therefore, forms an essential part of the background or context in which we move through our everyday lives 25. » En découlerait une difficulté certaine à s’engager dans un projet de couple durable et à concevoir un projet d’enfants au sein de celui-ci. Poussant plus loin cette logique fondée sur la difficulté des individus à gérer certains risques, on peut se demander si le même genre d’approche ne pourrait pas s’appliquer à d’autres « ratés » du régime démographique actuel, soit le phénomène des grossesses non désirées et celui des décès dus à des causes largement évitables. Par exemple, la tendance à reporter sur l’individu la responsabilité de se maintenir en bonne santé et de contrôler les facteurs de risque inhérents aux causes de décès les plus importantes (cancer, maladies cardiovasculaires, suicides, accidents) contribue très certainement à accentuer le sentiment de vivre dans un univers à haut risque où il faut sans cesse réévaluer nos décisions et les
24. Cette idée est présente notamment chez Beaujot et Mohammad (op. cit.) ainsi que Lapierre-Adamcyk et Lussier (op. cit.). 25. David R. Hall, « Risk Society and the Second Demographic Transition », Canadian Studies in Population, vol. 29, no 2, 2002, p. 176.
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objectifs qui les sous-tendent. Se pourrait-il qu’il existe un facteur commun permettant d’expliquer la façon erratique de gérer le risque inhérent au fait de vivre en couple, de concevoir un enfant, ou de vivre le plus longtemps possible en bonne santé ? Une telle piste pourrait faire l’objet d’une réflexion plus systématique sur l’avènement d’un régime démographique postmoderne s’étendant au-delà des transformations de la famille et de la fécondité. Au cœur de ce régime figureraient la notion de risque et celle de l’individualisation croissante de la gestion de celui-ci. Mais il ne faudrait pas oublier d’ajouter une dimension sociale à ces questions fondamentales, puisque la façon de gérer les risques et l’information dont disposent les individus pour le faire sont sans aucun doute des construits largement sociaux.
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la f in du xix e siècle Richard Marcoux Avec la collaboration de Marie-Eve Harton Université Laval, CIEQ
Le modèle de transition démographique occupe une place centrale dans l’historiographie portant sur les tendances en matière de fécondité dans le monde occidental. Les nombreux travaux sur l’histoire de la démographie québécoise n’y font pas exception, la plupart tentant d’inscrire la baisse de la fécondité parmi les transformations politiques, sociales, économiques et culturelles qu’aurait traversées la société québécoise depuis le milieu du xix e siècle 1. Ce qui toutefois semble capter davantage l’attention des analystes et d’autres observateurs de l’histoire démographique du Québec, c’est le maintien d’une fécondité élevée – phénomène associé souvent à l’idée de cette fameuse « revanche des berceaux » – et qui aurait été l’un des principaux traits distinctifs de cette population, largement marquée par un héritage catholique et français. Pour la ville et la période qui nous intéressent, Jacques Henripin souligne que, et nous le citons, « assez curieusement, les femmes de la région
1. Évelyne Lapierre-Adamcyk et Marie-Hélène Lussier, « De la forte fécondité à la fécondité désirée », dans V. Piché et C. Le Bourdais, La démographie québécoise. Enjeux du xxie siècle, Montréal, PUM, 2003 p. 66-109. ; Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « Empêcher la famille : fécondité et contraception au Québec, 1920-1960 », The Canadian Historical Review, 78, 3, 1997, p. 478-510 ; Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « Demography and Discourse in Transition : Quebec Fertility at the turn of the Twentieth Century », History of the Family : An International Quarterly, 4, 4, 1999, p. 375-395.
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métropolitaine de Québec ont été plus fécondes que [celles de la région de Montréal] 2 », et ce, par une marge de 50 %. En effet, la descendance finale des femmes déjà mariées des générations de 1876-1896 et de 1896-1901 est respectivement de 6,2 et 5,0 enfants à Québec, comparativement à 4,2 et 3,4 enfants pour la région urbaine de Montréal. En fait, nous avons même pu observer que la fécondité des femmes de la ville de Québec en 1901 était plus élevée que celle d’autres villes canadiennes-françaises nettement plus petites, telles que Saint-Hyacinthe et Sherbrooke3. Comment alors expliquer cette fécondité « curieusement » élevée auprès d’une population pourtant bien urbaine, celle de la capitale du Québec ? En effet, de tels niveaux de fécondité se rapprochent davantage de ceux qui ont été observés chez les familles paysannes du Québec ou d’ailleurs. Or, en milieu rural, il semble largement admis que les logiques de production et de reproduction qui priment s’appuient principalement sur le modèle de l’économie familiale, modèle qui consolide une fécondité élevée des femmes ainsi que la mise au travail des enfants 4. En ce sens, la famille paysanne québécoise répond parfaitement au schéma de f lux intergénérationnels des enfants vers les parents que nous décrit Caldwell, produisant ainsi les conditions idéales pour le maintien d’une forte fécondité 5. Caldwell oppose ce mode de production familiale au mode de production capitaliste qui conduit à une inversion des flux intergénérationnels de richesse, cette fois des parents vers les enfants, et qui procure un cadre qui conduit à une fécondité nettement plus basse 6. Mais qu’en est-il alors de la ville de Québec où la natalité des populations semble curieuse selon Jacques Henripin ? Se pourrait-il que, pour certaines sous-populations de la ville de Québec, on puisse relever des logiques reproductives qui conduisent au maintien d’une fécondité élevée et à une mise au travail des enfants ? L’objectif de la présente recherche est donc de tenter de mieux saisir les logiques productives à l’intérieur desquelles s’inscrivent certaines familles de la ville de Québec en 1901, et ce, afin de dégager des comportements démographiques particuliers qui pourraient expliquer la fécondité « curieusement » élevée que l’on retrouve à Québec au tournant du
2.
Jacques Henripin, Naître ou ne pas être, Québec, IQRC, 1989.
3.
Richard Marcoux, « Régimes démographiques, école et travail : à propos de la place des enfants dans deux contextes urbains différents », dans F. Gendreau et D. Tabutin, Jeunesses et vieillesses, quels défis pour les sociétés d’aujourd’hui et de demain ?, Louvain-la-Neuve, Éditions Academia, Bruxelles, 2002, p. 219-241.
4.
Richard Marcoux, « Fréquentation scolaire et structure démographique des ménages en milieu urbain au Mali », Cahiers des sciences humaines, 31, 3, 1995, p. 655-674.
5.
John C. Caldwell, « A Theory of Fertility : From High Plateau to Destabilization », Population and Development Review, 4, 4, 1978, p. 553-577.
6.
John C. Caldwell, « Toward a Restatement of Demographic Transition Theory », Population and Development Review, 2, 3/4, 1976, p. 321-366.
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la fin du xixe siècle
109
siècle. Nous nous attarderons plus particulièrement aux familles dont les activités relèvent du secteur de la cordonnerie et du travail du cuir qui représente, comme nous le verrons, l’un des secteurs d’activité les plus importants à Québec au tournant du xixe siècle 7.
Économie politique et démographie Nous avons déjà pu illustrer l’importance de la migration dans le renouvellement de la population de la ville de Québec durant la deuxième moitié du xixe siècle 8. Non seulement les événements politiques et économiques ont conduit aux départs massifs des populations anglophones et à une homogénéisation francophone et catholique de la population de la ville durant cette période, mais, qui plus est, cette population s’est largement renouvelée. Nous avons en effet pu établir que moins du tiers des Canadiens français qui résidaient dans la capitale en 1871 s’y trouvaient toujours 30 ans plus tard 9. En somme, si la décroissance démographique de Québec a pu être évitée, c’est en raison de la forte attraction que la ville exerçait auprès des populations rurales des régions environnantes, leur arrivée permettant de maintenir un effectif de plus 60 000 habitants entre 1861 et 1901. À titre illustratif, nous avons calculé que 42 % des femmes mariées de 15 à 49 ans résidant à Québec en 1901 étaient natives du milieu rural. Cette forte proportion de femmes d’origine rurale dans la population urbaine explique-t-elle la forte natalité observée pour cette ville ? L’une des hypothèses que nous avons déjà testée est que les comportements dits natalistes que l’on retrouve à Québec sont essentiellement issus du mode de vie paysan que transposent les nouveaux arrivants à la ville. Un examen empirique nous a toutefois conduit à infirmer cette hypothèse 10. En effet, lorsque nous analysons les données sur la fécondité des femmes et sur l’activité des enfants, les comportements des ménages d’origine rurale et qui habitent la ville de Québec
7.
Précisons que ce texte prolonge et complète la réflexion amorcée dans une communication présentée à Aveiro (Portugal) en septembre 2006 lors du 14e colloque de l’Association internationale des démographes de langue française : Richard Marcoux et Marc St-Hilaire, avec la collaboration de Marie-Eve Harton, « Modes de production et comportements en matière de fécondité à Québec au début du xx e siècle : la nécessité de saisir le travail des femmes en milieu urbain ».
8.
Marc St-Hilaire et Richard Marcoux, « Le ralentissement démographique », dans S. Courville et R. Garon, Atlas historique du Québec. Québec, ville et capitale, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 172-180.
9.
Ibid. p. 175.
10. Richard Marcoux et Marc St-Hilaire, « Régimes démographiques, famille et travail des enfants : y a-t-il une spécificité des nouveaux citadins d’origine rurale à Québec en 1901 ? », dans Christian Dessureault, John A. Dickinson et Joseph Goy, Famille et marché, xvie- xx e siècles, Sillery, Septentrion, 2003, p. 323-340.
110
famille , c ycle s de vie e t modernité
ne se distinguent nullement de ceux qui sont natifs de la ville. Nous en avons conclu que la relative forte natalité que l’on retrouve à Québec pourrait s’expliquer par d’autres éléments qu’une supposée socialisation particulière qui aurait caractérisé les populations provenant du milieu rural, les conduisant à maintenir à la ville des comportements propres aux sociétés paysannes 11. En fait, cette première hypothèse que nous avons invalidée relevait du paradigme de la modernisation dont plusieurs auteurs ont souligné l’omniprésence dans les travaux qui portent sur les questions de fécondité 12. Susan Greenhalgh est sûrement l’auteure qui a le mieux mis en évidence le monisme conceptuel autour du paradigme de la modernisation qui semble avoir caractérisé la production scientifique des chercheurs en démographie 13. Cette approche théorique s’inspire principalement des travaux culturalistes qui supposent que le processus de modernisation crée un environnement socioéconomique qui conduit les populations à vivre des transformations importantes, notamment en ce qui concerne les comportements en matière de fécondité et de nuptialité. Ces transformations bouleverseraient les structures familiales. L’urbain joue alors le rôle de catalyseur dans ce processus : les populations urbaines seraient les premières à délaisser les comportements traditionnels pour développer des attitudes dites modernes 14. L’un des problèmes que nous entrevoyons avec cette approche est lié au fait qu’elle suppose que les « lumières de la ville » rendent impossibles les logiques reproductives que nous observons dans les zones rurales. La perspective que nous empruntons ici et dans d’autres travaux que nous menons 15 s’inscrit dans un cadre conceptuel relativement différent que Tolnay 16 nomme le paradigme
11. Ibid. 12. Victor Piché et Jean Poirier, « Les approches institutionnelles de la fécondité », dans H. Gérard et V. Piché (dir.), La sociologie des populations, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et AUPELF/UREF, 1995 p. 117-138. 13. « Non demographers dipping into the demographic literature for the first time are often struck by the pervasiveness of modernization theory, a perspective that was heavily criticized and abandoned by much of mainstream social science two decades ago [...]. A review of demographic theorizing on fertility since mid-century [...] shows a remarkable persistence of the ahistorical, Eurocentric, and apolitical presumptions of modernization theory », tiré de Susan Greenhalgh, « The Social Construction of Population Science : An Intellectueal, Institutional, and Political History of Twentieth-Century Demography », Comparative Study of Society and History, 38, 1, 1996 p. 27. 14. K. Davis et H. Golden, « Urbanisation and the Development of Pre-industrial Areas », Economic Development and Cultural Change, 3, 1954, p. 6-26; Horace Miner, « The City and Modernisation : An Introduction » , dans Horace Miner, The City and Modern Africa, New York, Praeger, 1967, p. 1-20. 15. Richard Marcoux, « Fréquentation scolaire et structure démographique … », loc. cit. ; Richard Marcoux, « Régimes démographiques, école et travail… », loc. cit. 16. Stewart E. Tolnay, « Class, Race and Fertility in the Rural South, 1910 and 1940 », Rural Sociology, 60, 1995, p. 108-128.
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la fin du xixe siècle
111
de l’économie politique (« political economy theory »). Cette approche permet d’inscrire les changements en matière de fécondité à l’intérieur des liens unissant reproduction et modes de production 17. Avec sa théorie des flux intergénérationnels de richesse, Caldwell 18 propose deux directions nouvelles à la recherche, directions qui en principe s’écartent fondamentalement de l’approche de la modernisation. D’une part, l’étude des paramètres démographiques doit reposer, soutient Caldwell, sur une prémisse principale qui considère comme rationnels les comportements démographiques des individus. Bien que d’autres auteurs aient déjà abordé l’idée de cette rationalité des comportements démographiques des populations, les travaux de Caldwell, de par la notoriété de cet auteur, sont sûrement ceux qui ont le plus contribué à relancer cette approche pour l’étude de la fécondité. Dans cette perspective, les enfants, en tant que membres de ces structures familiales, sont les acteurs centraux des changements qui surviennent en matière de fécondité. Le rôle et la place qu’occupent les enfants au sein des ménages peuvent donc nous permettre de comprendre l’évolution des paramètres de fécondité. Les travaux empiriques sur les milieux ruraux québécois du xix e siècle semblent appuyer l’existence de logiques d’économie familiale qui expliquent les niveaux relativement élevés de fécondité que l’on retrouve dans les zones de production agricole de type paysan 19. Mais qu’en est-il pour les milieux urbains ? Bettina Bradbury a montré que ces logiques d’économie familiale étaient bien en œuvre dans certains milieux ouvriers de Montréal à la fin du xix e siècle 20. Peu d’études ont toutefois tenté de lier ces logiques de production aux modèles de fécondité que l’on retrouve en milieu urbain. La ville de Québec, en plein processus d’industrialisation durant la seconde moitié du xixe siècle, présente à ce titre un cas fort intéressant dans la mesure où, comme nous l’avons souligné, les niveaux de fécondité y sont demeurés relativement élevés. Par ailleurs, on sait que les enjeux liés à l’éducation ont fait l’objet d’âpres débats et qu’il a fallu attendre 1943, soit près d’un demi-siècle après l’Ontario, avant qu’une loi effective soit adoptée concernant l’obligation scolaire. Un tel contexte est évidemment propice à la mise au travail des enfants.
17. Victor Piché, « Mode de production et régime démographique : qu’en est-il aujourd’hui ? », dans D. Cordell, D. Gauvreau, R. Gervais et C. Le Bourdais, Population, reproduction et sociétés. Perspectives et enjeux de démographie sociale, Les Presses de l’Université de Montréal, 1993, p. 13-18. 18. John C. Caldwell, « A Theory of Fertility… », loc. cit. ; John C. Caldwell, « Toward a Restatement … », loc. cit. 19. Gérard Bouchard, Quelques arpents d’Amérique, Montréal, Boréal, 1996 ; Danielle Gauvreau, « Rats des villes et rats des champs : population urbaine et populations rurales du Québec au recensement de 1901 », Cahiers québécois de démographie, 30, 2, 2001, p. 171-190 ; Jacques Henripin, Naître ou ne pas être, op. cit. ; Jacques Henripin et Yves Péron, « La transition démographique de la province de Québec », La population du Québec : études rétrospectives, Montréal, Éditions Boréal Express, 1973, p. 23-44. 20. Bettina Bradbury, Familles ouvrières à Montréal, Montréal, Boréal, 1995.
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famille , c ycle s de vie e t modernité
Ce que nous proposons en somme, c’est de voir s’il existe des logiques d’organisation de la production et de la reproduction qui seraient propres à certaines populations urbaines. En examinant les travailleurs du cuir de la ville de Québec en 1901, nous avons déjà pu observer des comportements relativement plus natalistes chez ces couples et ces familles dont les membres s’inscrivent dans le modèle d’économie familiale qui caractérise ce secteur d’activité, ce qui permet de mieux mettre en évidence les comportements malthusiens pour d’autres types de ménages dont les activités des membres s’éloignent de ce modèle 21. Les logiques de production et de reproduction qui se dégagent de ces premières analyses permettent de mieux comprendre les comportements démographiques des populations de la ville de Québec, mais qu’en est-il des activités des enfants ?
Les données des recensements du xixe siècle Les données que nous utilisons proviennent toutes des recensements de la population réalisés au Canada entre 1871 et 1901. Les manuscrits des questionnaires remplis ont été conservés par les services des archives du Canada et sont devenus disponibles graduellement sous forme microfilmée. Des équipes de recherche, réunies autour de programmes distincts, ont procédé à la saisie de ces données brutes et à leur transformation sous forme de fichiers de microdonnées. D’une part, en vertu du programme Population et histoire sociale de la ville de Québec (PHSVQ), une équipe rattachée au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ) a procédé à la saisie complète des données pour la population de la ville de Québec pour les six recensements décennaux qui se sont tenus entre 1851 et 1901 22 . La population de la ville de Québec variant entre 44 000 et 70 000 au cours de la deuxième moitié du xix e siècle, les données de recensement du PHSVQ fournissent ainsi des informations nominatives sur près de 350 000 individus. D’autre part et à des fins comparatives, nous exploitons les microdonnées de l’échantillon constituant 5 %
21. Richard Marcoux et Marc St-Hilaire, avec la collaboration de Marie-Eve Harton, « Modes de production et comportements… », op. cit. 22. Marc St-Hilaire et Richard Marcoux, « Le ralentissement démographique », loc. cit., p. 172-180 ; Richard Marcoux et Marc St-Hilaire, « Régimes démographiques, famille et travail des enfants : y a-t-il une spécificité des nouveaux citadins d’origine rurale à Québec en 1901 ? », dans Christian Dessureault, John A. Dickinson et Joseph Goy, Famille et marché, xvie- xx e siècles, Sillery, Septentrion, 2003, p. 323-340.
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la fin du xixe siècle
113
de la population recensée du Canada 1901 et produites pour le Projet de recherche sur les familles canadiennes 23. Le recensement de 1901 est particulièrement riche dans la mesure où de nombreuses questions ont été ajoutées par rapport aux recensements canadiens antérieurs et où les informations recueillies sont de très bonne qualité. Comme le souligne Danielle Gauvreau, Les autorités canadiennes étaient bien conscientes des importantes transformations socio-économiques en cours au Canada […] ainsi, un soin particulier fut mis à collecter des informations de type socioprofessionnel, les questions incluant des références non seulement à la profession des individus, mais aussi à leur statut – employé, employeur, à son compte – et à leurs revenus de travail dans le cas des employés 24.
Pour les employés, des questions sur le lieu de travail permettaient de distinguer ceux et celles qui travaillaient principalement à la fabrique des autres qui travaillaient à la maison, ce qui, nous le verrons, est d’un intérêt certain pour distinguer les modes de production qui caractérisent les familles urbaines.
L’économie de Québec et son secteur du cuir Avant de nous attarder à certains des résultats de notre recherche, il est important de faire une brève présentation du contexte de la ville à cette époque. La période qui nous intéresse, soit la seconde moitié du xix e siècle, correspond à ce que Hare et ses collaborateurs qualifient de phase de déclin de la ville de Québec 25. Elle se caractérise par une chute importante du commerce du bois et de la construction navale, deux des principaux moteurs de l’activité économique de Québec. La ville, qui avait connu une croissance démographique sans précédent au cours de la première moitié du siècle, voit alors sa population pratiquement stagner jusqu’au tournant du siècle, et ce, malgré l’annexion des paroisses environnantes (près de 60 000 habitants en 1861 et 68 800 en 1901). Cette situation contraste passablement avec la tendance que connaît le monde urbain nord-américain en général (États-Unis
23. Danielle Gauvreau, « Rats des villes et rats des champs : population urbaine et populations rurales du Québec au recensement de 1901 », Cahiers québécois de démographie, 30, 2, 2001, p. 171-190 ; Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « Avoir moins d’enfants au tournant du xxe siècle : une réalité même au Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, 54, 1, 2000, p. 39-65 ; Danielle Gauvreau, Peter Gossage et Lucie Gingras, « Measuring Fertility with the 1901 Canadian Census. A critical Assessment », Historical Methods, 33, 4, 2000, p. 219-228. 24. Danielle Gauvreau, « Rats des villes… », loc. cit., p. 173. 25. John Hare, Marc Lafrance et David-Thiery Ruddel, Histoire de la ville de Québec, 1608-1871, Montréal, Boréal, 1987.
114
famille , c ycle s de vie e t modernité
et Canada) et québécois en particulier. La quasi-stagnation des effectifs totaux de la ville s’accompagne toutefois de grandes transformations dans la composition de la population, alimentées entre autres par des flux migratoires importants 26. En plus du renouvellement presque complet de la population entre 1871 et 1901, on assiste à une accentuation de sa segmentation sur le plan tant économique que géographique. Sur le plan économique, la ville connaît des transformations profondes. La reconversion de l’économie de la ville accompagnant le déclin des activités portuaires se fait très lentement. Bien que l’on assiste à une diversification relative de l’économie de la ville, les secteurs de la fabrication de chaussures et de la tannerie de cuir s’implantent graduellement pour devenir les principaux moteurs de la nouvelle économie de la capitale québécoise à la fin du xix e siècle. Ces deux secteurs interreliés trouvent à Québec une main-d’œuvre abondante, ce qui favorise les bas salaires et attire certains investisseurs. Le passage d’une production artisanale à une production de type industriel dans ces deux secteurs ne se fait toutefois pas sans heurts 27. En effet, on retrouve de fortes résistances de la part des petits entrepreneurs et artisans devant les velléités de certains hommes d’affaires, à vouloir « moderniser » le paysage économique de la ville de Québec et à implanter certaines industries manufacturières, plus particulièrement dans le domaine de la chaussure et du cuir. Le phénomène de sous-traitance et le sweating system semblent en effet très répandus, permettant à de petites entreprises artisanales de maintenir leurs activités 28. Le tableau 1 regroupe trois ensembles de métiers pratiqués par une grande proportion des hommes actifs de la ville de Québec en 1901. L’examen de ce tableau permet de constater l’importance du secteur du cuir et de la chaussure dans l’économie de la ville de Québec puisque 13 % des hommes mariés à des femmes ménagères âgées entre 15 et 49 ans y travaillent alors que cette proportion n’est que de 3,5 % à Montréal et de 2,6 % dans les autres villes du Québec.
26. Marc St-Hilaire et Richard Marcoux, « Le ralentissement démographique », loc. cit. 27. Jean Hamelin et Yves Roby, Histoire économique du Québec : 1851-1896, Montréal, Fides, 1971. 28. Nicole Thivierge, « Les conditions sociales des ouvriers de l’industrie de la chaussure à Québec, 19001940 », dans Jean-Claude Dupont et Jacques Mathieu, Les métiers du cuir, Québec, PUL, 1981, p. 371414 ; Marc-André Bluteau, Jean-Pierre Charland, Maryse Thivierge et Nicole Thivierge, Les cordonniers artisans du cuir, Montréal, Boréal, 1980.
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la fin du xixe siècle
Province
Milieu
Canada a
de Québec a
rural a
Cordonniertanneur
1,90 %
2,10 %
0,70 %
2,60 %
3,50 %
13,50 %
Charretier
1,80 %
2,10 %
2,20 %
4,40 %
3,80 %
5,10 %
Menuisier
3,70 %
3,70 %
0,70 %
4,70 %
6,40 %
4,00 %
Total
7,40 %
7,90 %
3,60 %
11,70 %
13,70 %
22,60 %
V illes moyennesc V ille de du Québec a Montréal a
115
Ville de Québecb
Source : Recensement 1901, échantillon 5%, Canadian Families Project (CFP) Source : Recensement 1901, 100 % population, PHSVQ-CIEQ c Villes moyennes : comptant entre 5 000 et 19 999 habitants a
b
Tableau 1 Importance relative de trois ensembles de métiers selon le lieu de résidence en 1901 chez les hommes mariés ayant déclaré un emploi et dont la femme est déclarée ménagère et est âgée de 15 à 49 ans en 1901 (population franco-catholique)
Plusieurs travaux ethnologiques sur les métiers pratiqués au Québec au cours des deux derniers siècles permettent d’avoir une idée des activités quotidiennes des travailleurs. Les historiens Jean-Claude Dupont et Jacques Mathieu ont par exemple dirigé un ouvrage important sur les métiers du cuir qui étaient pratiqués au Québec 29. Dans la conclusion de cet ouvrage, Jacques Mathieu indique que le contexte économique difficile obligeait les hommes artisans du cuir à solliciter la contribution de leur femme et de leurs enfants 30. Les descriptions de la pratique de ce métier de cordonnier que l’on retrouve dans l’ouvrage de Bluteau et ses collaborateurs permettent de mieux comprendre la complexité des tâches de fabrication de la chaussure, tâches qui se prêtaient bien à la participation des femmes
29. Jean-Claude Dupont et Jacques Mathieu, Les métiers du cuir, op. cit. 30. Ibid., p. 416.
famille , c ycle s de vie e t modernité
116
et des enfants 31. L’emplacement des petits ateliers de cordonnerie et des tanneries dans la basse-ville de Québec, à proximité des lieux de résidence des travailleurs-artisans, voire dans les cours arrière et les ruelles, créait un environnement favorisant la participation à la production des membres d’une même famille. Par exemple, l’eau nécessaire aux activités de tannerie et à différentes étapes de la fabrication artisanale des chaussures nécessitait d’importantes tâches de collecte à partir des rivières et des ruisseaux de la ville 32. Les travaux traitant du processus d’industrialisation qu’a connu Québec indiquent que les secteurs de la cordonnerie et de la tannerie ont tardé à se moderniser : il semble par exemple que ce n’est qu’à partir des années 1940 qu’au Québec le chrome remplace l’écorce de pruche dans l’opération de tannage des peaux, ce qui permet de réduire considérablement le temps travail dans le processus de transformation du cuir 33. Bluteau de son côté montre bien, que si le secteur de la cordonnerie est le plus important dans la ville de Québec, les méthodes de fabrication y demeurent toutefois très artisanales 34. À cette lente modernisation des procédés de fabrication qui favorisent une production à haute intensité de main-d’œuvre s’ajoute une organisation du travail où l’on retrouve des passerelles entre une production mécanisée en manufacture et une production plus artisanale à la maison, plus souvent par les femmes et les enfants. L’ouvrage de Bluteau et ses collaborateurs sur le métier de cordonnier offre ce témoignage fort révélateur d’un inspecteur des établissements industriels de la fin du xixe siècle : Je touche ici à une plaie profonde […]. Le « sweeting system » ou système parcellaire […] est une des plus honteuses spéculations qui se puissent voir. Un exploiteur [sic] quelconque prend un contrat dans une manufacture [...]. Il divise cet ouvrage entre douze ou quinze ouvrières qui travaillent pour un prix effroyablement bas. Le travail se fait chez les ouvrières mêmes […] 35.
En somme, on peut retenir deux éléments pertinents par rapport à la présente recherche. Premièrement, les métiers du cuir étudiés ici concernent une forte proportion
31. Marc-André Bluteau, Jean-Pierre Charland, Maryse Thivierge et Nicole Thivierge, Les cordonniers artisans du cuir, op. cit. 32. Nicole Thivierge, « Les conditions sociales des ouvriers de l’industrie de la chaussure à Québec, 19001940 », dans J.-C. Dupont et J. Mathieu, Les métiers du cuir, op. cit., p. 371-414. 33. Ronald Labelle « La tannerie », ibid., p. 129-149. 34. « Alors qu’en Ontario et aux États-Unis on utilise, dès la fin du xixe siècle, le procédé de tannage au chrome, qui réduit la période de tannage de neuf mois à cinq ou six semaines, Québec procède empiriquement : les techniques traditionnelles du tannage par les produits végétaux sont encore en vigueur au début du xxe siècle. En 1908, sous l’initiative du tanneur Nazaire Fortier, le procédé de tannage par le chrome commence à être utilisé à Québec. M. Fortier fait cependant bande à part. » Marc-André Bluteau, Jean-Pierre Charland, Maryse Thivierge et Nicole Thivierge, op. cit., p. 323. 35. Ibid., p. 98.
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la fin du xixe siècle
117
des travailleurs de la ville de Québec en 1901 (un sur sept) et sont parfaitement liés à l’économie urbaine. Ces métiers nécessitent en effet d’avoir une clientèle suffisamment grande pour pouvoir obtenir des revenus nécessaires pour en vivre, ce qui explique qu’ils se retrouvent dans des proportions moins grandes à l’extérieur des villes. Deuxièmement, les descriptions offertes par les travaux ethnologiques permettent de croire qu’il s’agit de métiers qui peuvent se pratiquer à l’intérieur de l’économie familiale, c’est-à-dire où les membres de la famille peuvent jouer un rôle dans les étapes de transformation. En effet, le cordonnier pourra solliciter la contribution de son épouse ou de ses enfants pour diverses étapes de sa production (taillage des peaux, teintures, couture, assemblage, etc.). Une chose semble toutefois claire : l’organisation de la production autour de ces métiers s’affranchit du modèle d’économie familiale à partir du moment où ils sont pratiqués à l’usine ou à la fabrique et où les travailleurs se retrouvent avec le statut d’employé salarié… à moins qu’il existe des passerelles entre la fabrique et l’unité familiale, comme le permet le sweeting system.
Fréquentation scolaire et mise au travail des enfants Examinons d’abord les activités des enfants à Québec en tentant de cerner ceux qui appartiennent à des familles dont le chef travaille dans le secteur du cuir et de la cordonnerie. Nous avons déjà souligné que le Québec a connu un certain retard en ce qui a trait à l’éducation de sa population. Les données des recensements de 1871 et de 1901 permettent d’obtenir des informations sur ceux et celles qui fréquentaient l’école au moment du passage des agents recenseurs. Ainsi, bien que la plupart des enfants en milieu urbain étaient envoyés à l’école dès 6, 7 ou 8 ans, une proportion importante quittaient avant d’avoir fini le primaire, ce qui conduit à une baisse importante des taux de fréquentation scolaire à partir de 12 ans 36. Le tableau 2 présente, pour chaque année d’âge, les proportions d’enfants qui fréquentaient l’école à Québec. Nous constatons d’une part une forte baisse de la fréquentation selon l’âge dans un contexte où les taux de fréquentation scolaire augmentent de façon nette de 1871 à 1901. On le voit toutefois, les enfants des chefs qui sont dans le secteur du cuir (tanneurs et cordonniers) se retrouvent dans des proportions moins importantes à l’école. En 1901, par exemple, 27 % et 18 % des garçons et des filles de 15 ans fréquentent l’école lorsque le chef de ménage est dans le secteur du cuir alors que ces proportions sont de 43 % et 31 % pour les enfants du même âge de l’ensemble des familles de Québec.
36. Richard Marcoux, « Entre l’école et la fabrique : une analyse exploratoire de la fréquentation scolaire et du travail des enfants dans la ville de Québec en 1901 », dans M. Cosio, R. Marcoux. M. Pilon et A. Quesnel, Éducation, famille et dynamique démographique, Paris, Éditions du CICRED, 2003, p. 77-10.
famille , c ycle s de vie e t modernité
118
Age
Garçons
Filles
Ensemble des enfants des chefs de ménages FC
Enfants des chefs de ménage FC cordonniers et tanneurs
1871
1901
1871
1901
12 ans
75,8 %
85,5 %
82,6 %
84,7 %
13 ans
59,0 %
75,5 %
52,9 %
69,2 %
14 ans
42,3 %
55,2 %
23,5 %
32,3 %
15 ans
28,6 %
43,0 %
30,0 %
27,1 %
12 ans
70,1 %
81,9 %
76,9 %
73,1 %
13 ans
56,7 %
66,4 %
70,8 %
51,3 %
14 ans
36,5 %
47,3 %
50,0 %
28,6 %
15 ans
21,4»%
30,8 %
14,3 %
17,9 %
Tableau 2 Proportion d’enfants qui fréquentent l’école en 1871 et 1901 à Québec provenant des ménages francocatholiques (FC) qui comptent au moins un enfant entre 12 et 15 ans en fonction du sexe et de l’âge de l’enfant Source : Recensements 1871 et 1901, PHSVQ-CIEQ
Le tableau suivant montre bien que le corollaire d’une faible fréquentation scolaire est la mise au travail des enfants. Si pour l'ensemble de la population de Québec, la proportion globale d'enfants au travail régresse de 1881 à 1901, il en va autrement pour les enfants des cordonniers et des tanneurs. Dans ce derniers cas, les proportions tendent plutôt à se stabiliser ou même à augmenter dans certains groupes d'âge. Ce serait notamment le cas des garçons de 13 et 14 ans des travailleurs du cuir qui voient leur proportion doubler entre 1891 et 1901. Dans les ménages dirigés par des travailleurs du secteur du cuir, près des deux tiers des garçons de 14 et 15 ans déclarent une activité économique en 1901.
119
Transition démographique et mise au travail des enfants dans la ville de Québec à la fin du xixe siècle
Garçons 14 ans
13 ans
1901
15 ans
Filles 14 ans
13 ans
15 ans
Ensemble
16,3 %
33,1 %
42,3 %
9,7 %
21,8 %
33,0 %
Cordonniers-Tanneurs
26,2 %
61,5 %
55,9 %
10,3 %
27,1 %
43,3 %
1891
Ensemble
10,9 %
26,2 %
46,5 %
9,3 %
19,7 %
31,1 %
Cordonniers-Tanneurs
12,3 %
32,7 %
55,9 %
5,4 %
23,7 %
44,1 %
1881
Ensemble
12,6 %
30,0 %
52,9 %
12,6 %
17,1 %
26,2 %
Cordonniers-Tanneurs
10,5 %
45,5 %
59,3 %
0,0 %
11,5 %
36,4 %
Tableau 3 Proportion de garçons et de filles de 13 à 15 ans qui déclarent une activité économique entre 1881 et 1901 à Québec provenant des ménages franco-catholiques qui comptent au moins un enfant entre 12 et 15 ans en fonction du sexe et de l’âge de l’enfant Source : Recensement 1901, PHSVQ-CIEQ
En somme, non seulement les enfants appartenant à des ménages dirigés par des cordonniers et des tanneurs de Québec sont-ils plus souvent sur le marché du travail, mais, qui plus est, il semble y avoir une augmentation de la mise au travail des enfants au cours des 20 ou 30 dernières années de la fin du xixe siècle.
Conclusion La perspective retenue pour cette communication a permis de s’intéresser à différents modes d’organisation de la subsistance des ménages urbains de Québec en 1901 et de mettre en relief les logiques de reproduction démographique qui leur semblent associées. Nous pouvons ainsi suggérer que la « curieuse » haute fécondité de Québec au tournant du xxe siècle pourrait s’expliquer en bonne partie par le fait qu’une grande proportion des familles de cette ville s’inscrivaient dans le modèle d’économie familiale. Ce modèle, dont l’idéal type se retrouve dans les sociétés paysannes, semble en effet favoriser une fécondité plus prolifique et s’appuyer sur une plus large utilisation de la main-d’œuvre enfantine.
120
famille , c ycle s de vie e t modernité
Alors que la théorie de la modernisation laisse entendre que ce modèle est incompatible avec la ville, nous avons observé que, bien au contraire, il peut très bien rendre compte des logiques de certains types de familles dont on ne peut nier l’urbanité. L’examen des activités des enfants des travailleurs du secteur de la cordonnerie et de la transformation du cuir, un secteur pratiquement absent du milieu rural mais qui regroupe près d’un travailleur sur sept à Québec, a permis d’illustrer ce qui s’avère être les logiques d’économie familiale dans un contexte urbain et qui, d’une part, favorisent une faible scolarisation des enfants et leur mise au travail précoce et, d’autre part, semblent porteuses de comportements natalistes de la part des couples. La « curiosité » de Québec s’en trouve ainsi mieux comprise.
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ? Le cas des cohortes québécoises nées entre 1922 et 1981
Charles Fleury Chercheur postdoctoral, Université de Montréal
Dans les discours sur la modernité, les thèses sur la déstandardisation et l’individualisation des parcours de vie occupent une place importante 1. Selon ces thèses, les parcours de vie des Occidentaux se caractériseraient maintenant par un haut niveau d’individualisation, de différenciation, de risque et d’incertitude. Institutionnellement moins contraints, ils laisseraient une plus grande liberté de choix aux individus. À en croire Beck 2 , ces nouveaux parcours deviendraient autoréflexifs, c’est-à-dire que ce qui était autrefois le produit de déterminations sociales deviendrait objet de choix et d’élaboration personnelle. Il en résulterait des existences plus variées, contradictoires, chaotiques et incertaines, mais aussi plus riches et plus contrastées.
1.
Voir Hannah Brückner et Karl Ulrich Mayer, « De-standardization of the life course : what it might mean ? And if it means anything, whether it actually took place ? », Advances in Life Course Research, vol. 9, 2005, p. 27 à 53. Voir aussi Walter R. Heinz, « From work trajectories to negociated careers : the contingent life course », dans J. T. Mortimer et M. J. Shanahan (dir.), Handbook of the Life Course, New York, Kluwer Academic, 2003, p. 185-204. Voir aussi Ulrich Beck, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Alto Aubier, 2001.
2.
Ulrich Beck, op. cit.
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Pour expliquer ces phénomènes, deux grands ordres de thèse s’affrontent. La première est liée à la montée des valeurs postmatérialistes 3. Celle-ci explique les nouveaux parcours de vie par un changement de valeurs au sein des sociétés occidentales depuis les années 1960. Ce changement de valeurs, issu des années de prospérité économique de l’après-guerre, se traduirait par un nouvel ordre de besoin, jugé plus élevé, et centré sur l’épanouissement personnel. L’augmentation de la scolarité ainsi que le mouvement de libération des femmes s’inscriraient dans cette perspective 4. La seconde thèse, devenue dominante au cours des années 1990 – au point de déclasser la thèse culturaliste – explique pour sa part ces nouveaux parcours de vie par les mutations économiques des dernières décennies, mutations qui seraient elles-mêmes associées à la mondialisation de la finance, à l’augmentation de la compétition internationale et à la déréglementation des marchés 5. Selon cette thèse, non seulement les parcours professionnels seraient moins stables et moins prévisibles, mais cela aurait une grande inf luence sur les autres sphères de la vie, notamment la sphère familiale. Entre autres choses, on constaterait que les nouvelles générations entreraient dans l’âge adulte plus tardivement et de manière beaucoup moins synchronique qu’auparavant. La présente communication examine ce phénomène dans un contexte québécois. Étudiant plus spécifiquement la transition vers l’âge adulte des diverses générations, elle vise à savoir jusqu’à quel point les thèses sur le report et la désynchronisation des étapes d’entrée dans l’âge adulte se vérifient dans un contexte québécois et dans quelle mesure les thèses économiques permettent d’expliquer ces phénomènes. Deux cohortes nous intéressent tout particulièrement, soit la cohorte de naissance 1942-1951 et la cohorte de naissance 1962-1971, lesquelles ont connu des parcours d’insertion professionnelle profondément différents, la première marquée par la stabilité de l’emploi, la seconde par la précarité. Ces deux cohortes correspondent respectivement à la génération « lyrique » de F. Ricard et à la génération « X » de D. Coupland.
3.
Voir Ronald Inglehart, La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Paris, Economica, 1993.
4.
Voir Ronald Inglehart et Pippa Norris, Rising Tide : Gender Equality and Cultural Change around the World, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
5.
Voir Hannah Brückner et Karl Ulrich Mayer, op. cit. Voir aussi Melinda Mills et Hans-Peter Blossfeld, « Globalization, Uncertainty and Changes in Early Life Courses », Zeitschrift für Erziehungswissenchaft, vol. 6, nº 2, 2003, p. 188-218.
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ?
123
L’allongement de la jeunesse De manière générale, on s’entend pour dire que l’entrée dans l’âge adulte est marquée par quatre moments forts : le départ de la famille d’origine, l’entrée dans la vie professionnelle, la formation du couple et l’entrée dans la parentalité 6. Depuis quelques décennies, on observe que ces seuils seraient franchis plus tardivement et de manière moins synchronique qu’auparavant. On qualifie ce phénomène d’allongement de la jeunesse.
La nature du changement Dans son ouvrage sur la sociologie de la jeunesse, Galland 7 soutient qu’un modèle traditionnel d’entrée dans l’âge adulte aurait prévalu au sein des sociétés occidentales jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci était caractérisé par une relative synchronie dans le franchissement des seuils et, conséquemment, par une relative homogénéité des définitions d’âges qui en découlaient. Selon l’auteur, « rien ne sépar[ait] vraiment l’enfance de l’adolescence, et la jeunesse en tant que telle ne se distingu[ait] pas de cette dernière 8 ». Non seulement on s’insérait en emploi assez rapidement, mais le départ du foyer parental et l’entrée en union suivaient assez rapidement cette première transition, lorsqu’ils ne se produisaient pas de manière simultanée. Ce modèle d’entrée dans l’âge adulte, qui aurait également prévalu au Québec 9, aurait subi une profonde transformation au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Selon Galland 10, cette transformation comporterait deux traits dominants : un retard de plus en plus marqué de l’âge de franchissement des principales étapes permettant d’accéder au statut d’adulte et une désynchronisation de ses seuils. Concernant le premier point, on observe en fait que, depuis quelques décennies, les nouvelles générations entreraient moins rapidement sur le marché du travail et qu’elles quitteraient le domicile familial plus tardivement. De même, elles tarderaient davantage à former un couple stable et à entrer dans la parentalité.
6.
Voir Roderic Beaujot, Retardement des transitions de la vie : tendances et conséquences, Ottawa, Institut Vanier de la famille, (coll. « Tendances contemporaines de la famille »), 2004. Voir aussi Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, Colin, 2004.
7.
Olivier Galland, op. cit.
8.
Ibid., p. 137.
9.
Voir Roderic Beaujot, op. cit. Voir aussi Pascale Beaupré et Céline Le Bourdais, « Le départ des enfants du foyer parental au Canada », Cahiers québécois de démographie, vol. 30, nº 1, 2001, p. 29-62.
10. Olivier Galland, op. cit.
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124
Selon Galland, le fait le plus marquant du changement serait toutefois la désynchronisation des étapes d’entrée dans l’âge adulte. Par rapport au modèle décrit précédemment, non seulement l’étalement du calendrier serait beaucoup plus important, mais de nouvelles séquences verraient le jour. Au nombre de trois, ces séquences toucheraient différemment les diverses catégories de jeunes. La première, qu’on nomme « phase postadolescente », toucherait essentiellement les garçons les moins scolarisés et se résumerait dans un prolongement de la cohabitation familiale après les études. Ceux-ci attendraient en fait de voir leur situation professionnelle se stabiliser avant de quitter le foyer parental. Chez les filles peu scolarisées, cette période serait plus courte, celles-ci décidant plus souvent de renoncer à l’établissement professionnel au profit du statut alternatif de femme au foyer. La deuxième période qui s’ajoute concernerait cette fois les plus scolarisés, peu importe le genre. Appelée « phase de jeunesse », elle consiste en une période d’indépendance résidentielle sans qu’il y ait pour autant de vie conjugale. La troisième phase touche quant à elle l’ensemble des jeunes, peu importe le genre et la formation. Il s’agit d’une phase de « pré-adulte » qui se traduit par un report de la naissance du premier enfant après la mise en couple. Selon Galland, cette dernière étape serait la plus homogène selon le niveau de formation. « Elle est toujours adoptée par 60 % à 75 % des jeunes, quel que soit le niveau d’études atteint, et sa durée médiane oscille autour de deux ans au sein de l’ensemble des jeunes et autour de trois ans et demi parmi ceux qui l’ont connue 11. » À cela s’ajouterait le refus du mariage, au profit de l’union libre.
L’explication économique De l’avis de nombreux observateurs, l’allongement de la jeunesse serait notamment attribuable aux difficultés économiques des dernières décennies et à la précarisation du travail. Pour Galland (2004), par exemple, ce facteur serait particulièrement important chez les jeunes les moins scolarisés. « Une partie de ces transformations est subie par les jeunes : ceux qui sont les moins bien dotés scolairement connaissent une prolongation forcée de l’adolescence 12 . » Selon l’auteur, les causes de ce comportement se comprendraient aisément. « La famille offre une protection essentielle face à la précarité professionnelle qui, lorsqu’elle n’est pas associée à un isolement social grâce à l’encadrement familial, présente moins de risques de conduite à une exclusion sociale définitive 13. »
11. Ibid., p. 153. 12. Ibid., p. 159. 13. Ibid., p. 159.
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ?
125
Mills et Blossfeld 14 abondent dans le même sens. Utilisant les données longitudinales et rétrospectives de différents pays occidentaux, ceux-ci cherchaient en fait à évaluer l’effet de la précarité économique sur les propension à entrer en union ou dans la parentalité. Soulignant d’une part que partout – à l’exception de l’Irlande qui a connu un boom économique au cours des années 1990 – la mondialisation financière a conduit à l’augmentation de l’insécurité économique des jeunes générations, les auteurs constatèrent que cette insécurité avait grandement modifié leur transition vers l’âge adulte. « A central finding is that youth have experienced increasingly higher levels of uncertainty, which has a tangible impact on their transition to partnership and parenthood 15. » En fait, dans la plupart des pays étudiés, l’insécurité économique aurait conduit les jeunes à retarder leur entrée en union et leur entrée dans la parentalité. Au Québec, cette causalité économique est également constatée. Mongeau et ses collaborateurs 16 , par exemple, ont établi un lien direct entre l’activité salariée des deux conjoints et le mariage, soulignant notamment que, dans un contexte de précarisation de l’emploi, le travail rémunéré des deux conjoints était devenu un préalable de plus en plus important au mariage. Quant à Laplante et Godin 17, ils ont directement lié la précarisation des unions à la précarité économique des dernières années. « L’individu confronté à l’incertitude sur le marché du travail peut être conduit à rechercher une forme souple d’organisation de sa vie affective, sexuelle et reproductive 18 . » Non seulement cette f lexibilité permettrait à l’individu d’éviter les contraintes de la précarité professionnelle du partenaire, mais elle permettrait également d’éviter l’état de dépendance que sa propre précarité pourrait lui causer.
Méthodologie L’objectif de notre communication est, rappelons-le, d’examiner le parcours d’entrée dans l’âge adulte de deux cohortes québécoises afin de vérifier dans quelle mesure les thèses de l’allongement de la jeunesse et de la désynchronisation des parcours de vie s’observent
14. Melinda Mills et Hans-Peter Blossfeld, op. cit. 15. Ibid., p. 212. 16. Voir Jaël Mongeau, Ghyslaine Neill et Céline Le Bourdais, « Effet de la précarité économique sur la formation d’une première union au Canada », Cahiers québécois de démographie, vol. 30, no 1, 2001, p. 3-29. 17. Voir Benoît Laplante et Jean-François Godin, « La population active au xxe siècle : caractéristiques et perspectives », dans Victor Piché et Céline Le Bourdais (dir.), La démographie québécoise : enjeux du xxie siècle, Montréal, PUM, 2003. 18. Ibid., p. 217.
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au Québec et de voir jusqu’à quel point cela est attribuable à la précarisation économique des dernières décennies. La première cohorte est née entre 1942 et 1951 et correspond à la cohorte de jeunes qui s’est insérée sur le marché du travail entre 1960 et 1975, période marquée par une croissance économique soutenue et le quasi plein-emploi. La seconde est née entre 1962 et 1971 et correspond aux jeunes qui se sont insérés sur le marché du travail au cours des années 1980 et au début des années 1990, période marquée par deux récessions et un taux de chômage particulièrement élevé. L’hypothèse que nous posons est que la situation de précarité économique qu’a connue la cohorte 1962-1971 au moment d’entrer dans l’âge adulte a eu pour effet de prolonger et de désynchroniser cette transition. Afin d’examiner cette question, nous avons procédé à une analyse des données québécoises de l’Enquête rétrospective sur la famille, menée par Statistique Canada en 2001 (Enquête sociale générale, cycle 15). Cette analyse s’est effectuée en deux parties. Il s’agissait, d’une part, d’examiner la vitesse et les modalités d’entrée dans l’âge adulte de nos deux cohortes, et ce, en regard des cohortes nées entre 1922 et 1941 et de celles nées après 1971. Cette première analyse devait permettre non seulement de situer le phénomène d’allongement de la jeunesse dans un contexte québécois, mais aussi de poser quelques hypothèses quant à la pertinence de la thèse économique pour expliquer cet allongement. Notons que l’entrée dans l’âge adulte était définie à partir de quatre transitions importantes, soit l’insertion professionnelle, le départ du foyer parental, l’entrée en union et l’entrée dans la parentalité. Afin de ne pas tenir compte de la période particulière qu’est le travail durant les études, nous avons défini le moment de l’insertion professionnelle comme étant l’âge de la première période d’emploi de six mois ou plus après la fin des études. Le départ du foyer parental était quant à lui défini en fonction de l’âge du premier départ du foyer parental. Quant à l’entrée en union, elle correspondait à l’âge au début de la première cohabitation conjugale du répondant, peu importe que celle-ci se soit produite dans le contexte d’une union libre ou d’un mariage. L’entrée dans la parentalité, enfin, correspondait à l’âge à la naissance du premier enfant du répondant. La deuxième partie de notre analyse visait pour sa part à étudier de manière plus précise l’effet de la précarité économique sur la transition vers l’âge adulte. Pour ce faire, nous nous sommes attardés à ce qui est généralement considéré comme la dernière transition marquant le passage à l’âge adulte, soit l’entrée dans la parentalité. Il s’agissait en fait d’étudier la vitesse et les modalités d’entrée dans la parentalité au sein de nos deux cohortes québécoises et de voir comment cet événement et ses modalités avaient varié selon différentes variables susceptibles de les avoir inf luencées, dont la précarité professionnelle. Dans
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ?
127
un souci de comparabilité, seule l’entrée dans la parentalité s’étant produite avant l’âge de 31 ans a été étudiée dans cette partie 19.
L’allongement de la jeunesse au Québec : une thèse à nuancer Nous avons déjà montré que, comparativement à la cohorte 1942-1951, l’insertion professionnelle de la cohorte 1962-1971 s’était déroulée sous le thème de la précarité 20. Non seulement celle-ci a mis plus de temps à dénicher un emploi stable, mais, règle générale, elle ne jouit toujours pas, encore aujourd’hui, des mêmes conditions de travail que ses prédécesseurs au même âge, et ce, malgré des progrès indéniables. À première vue, cette plus grande précarité ne semble toutefois pas avoir eu d’importantes conséquences sur la transition vers l’âge adulte. De fait, comme le montre le graphique 1, lequel présente l’âge médian de survenue des événements d’entrée dans l’âge adulte pour les cohortes de 1922 à 1981, la cohorte 1962-1971 se distingue relativement peu de la cohorte 1942-1951, et ce, malgré un contexte d’insertion professionnelle passablement différent. Chez les hommes comme chez les femmes, non seulement l’âge médian du départ du foyer parental demeure-t-il sensiblement le même, étant d’ailleurs plus précoce que celui qui a été observé au sein des cohortes plus anciennes, mais il en va également de même pour l’âge d’entrée dans la première union. Certaines différences sont néanmoins observables. D’une part, on constate que l’insertion professionnelle a été repoussée de près d’une année pour les hommes, et de près de trois chez les femmes. D’autre part, on constate que, si l’âge médian de l’entrée en union est sensiblement le même pour nos deux cohortes, les modalités sont passablement différentes, la cohorte 1962-1971 étant nettement moins susceptible de le faire dans le cadre du mariage. Enfin, il apparaît assez clairement que l’âge d’entrée dans la parentalité a été légèrement repoussé, de près de deux années pour les hommes et de près de trois années pour les femmes. Ces premiers résultats tendent à nuancer la validité des thèses sur l’allongement de la jeunesse pour nos deux cohortes. On constate en effet que, chez les hommes en particulier, l’allongement de la jeunesse caractérise davantage les cohortes extrêmes (cohortes 1922-1931, 1932-1941 et 1972-1981) que les cohortes nées entre 1942 et 1971. Certes le mariage se produit plus tardivement. Mais, compte tenu du fait que de plus en plus de
19. En 2001, les plus jeunes membres de la cohorte 1962-1971 avaient 30 ans. 20. Voir Charles Fleury, « Les jeunes des années 1980-90 : une génération sacrifiée ? », dans M. Vultur et S. Bourdon (dir.), Les jeunes et le travail au Québec et au Canada. Perspectives théoriques et lectures empiriques, Québec, PUL, chapitre 13, 2007.
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Cohorte Départ
Insertion
Mariage
Enfant
1972-81
1962-71
1952-61
1942-51
1932-41
Âge 33 31 29 27 25 23 21 19 17 15
1922-31
1972-81
Femmes
1962-71
1952-61
1942-51
1932-41
1922-31
Hommes Âge 33 31 29 27 25 23 21 19 17 15
Cohorte Union
Départ
Insertion
Mariage
Enfant
Union
Graphique 1 Âge médian de l’insertion professionnelle, du premier départ du foyer parental, de l’entrée dans la première union et de l’entrée dans la parentalité au sein de différentes cohortes québécoises selon le genre, Québec Source : exploitation des microdonnées à grande diffusion de l’Enquête sociale générale de 2001, Statistique Canada Note : pour certaines cohortes, l’âge médian n’était toujours pas disponible en 2001, moins de 50 % de leurs membres n’ayant pas encore connu l’événement.
couples ne se marieront jamais, on peut légitimement se demander si un tel indicateur est encore pertinent pour mesurer l’entrée dans l’âge adulte. Cela étant dit, il demeure que l’allongement de la jeunesse ne se résume pas simplement à une survenue plus tardive des événements, mais qu’il concerne également la désynchronisation des étapes d’entrée dans l’âge adulte. Celle-ci ressort clairement lorsqu’on s’intéresse à la séquence de survenue des transitions au sein des cohortes. En fait, si le graphique 1 laisse croire que la séquence Insertion-Départ-Union dont parle Galland 21 (2004) est valide pour tous, le graphique 2 montre bien que cette séquence a de moins en moins été empruntée par les plus jeunes cohortes. Plus concrètement, il semble que cette séquence ait davantage été empruntée par
21. Olivier Galland, op. cit.
129
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ?
Hommes
Femmes
Cohorte Simultanéité
Oui
Non
Cohorte Simultanéité
1972-81
1962-71
1952-61
1942-51
1932-41
1972-81
1962-71
1952-61
1942-51
1932-41
1922-31
Non
1922-31
% 80 70 60 50 40 30 20 10 0
% 80 70 60 50 40 30 20 10 0
Oui
Graphique 2 Proportion d’individus qui empruntent * le parcours chronologique « Insertion-Départ-Union » au sein de différentes cohortes selon le genre, Québec Source : exploitation des microdonnées à grande diffusion de l’Enquête sociale générale de 2001, Statistique Canada. * Ceux qui empruntent le parcours Insertion-Départ-Union se divisent en deux catégories : la catégorie « oui » regroupe les individus pour qui le départ du foyer parental se produit véritablement après l’insertion professionnelle, mais avant l’entrée en union alors que la catégorie « simultanée » regroupe les individus qui connaissent « théoriquement » un tel parcours mais chez qui deux ou trois des événements se produisent de manière simultanée.
les hommes de la cohorte 1932-1941 et les femmes de la cohorte 1942-1951 et qu’elle ait été de moins en moins empruntée par les cohortes subséquentes. Ainsi, pour la cohorte 19621971, c’est près de 50 % des hommes et plus de 56 % des femmes qui n’ont pas emprunté un tel parcours, contre moins de 40 % des hommes et des femmes de la cohorte 1942-1951. Notons à ce propos que c’est au sein de cette dernière cohorte que l’on observe la plus grande simultanéité d’événements, c’est-à-dire que deux ou trois des événements se sont produits au même moment, confirmant encore une fois la thèse de la synchronie au sein de la cohorte 1942-1951. Cela est particulièrement net chez les femmes, ce qui semble indiquer que, pour elles, l’entrée dans l’âge adulte se faisait particulièrement rapidement. Ces résultats montrent bien, à notre avis, que le modèle traditionnel d’entrée dans l’âge adulte se rapporte à une période historique bien précise, soit la période fordiste pour
130
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reprendre l’expression de Mayer 22 . On rejoint ainsi largement Hareven 23, qui montre bien qu’un tel modèle n’a pas toujours existé, les transitions vers l’âge adulte ayant déjà été beaucoup moins synchroniques 24.
Le report de l’entrée dans la parentalité : une causalité économique ? Nous avons vu précédemment que c’était surtout l’entrée dans la parentalité qui avait été repoussée au sein de la cohorte 1962-1971, et ce, en regard de ce que nous observions au sein de la cohorte 1942-1951. Afin d’examiner l’importance de la thèse économique dans l’explication de ce phénomène, nous avons procédé à une analyse multivariée de l’entrée dans la parentalité. Cette analyse s’appuyait sur un modèle de Cox : il s’agissait d’évaluer le risque d’entrer dans la parentalité avant l’âge de 31 ans selon une série de caractéristiques susceptibles d’influencer la vitesse de survenue de cet événement 25. Par l’entremise de cette méthode, nous cherchions en fait à mesurer l’effet net de différentes variables sur le risque d’entrer dans la parentalité. Les coefficients de l’analyse sont présentés dans le tableau 1 sous leur forme exponentielle (rapport de risque). Toutes les variables retenues sont entrées dans le modèle sous forme dichotomique ou polydichotomique, et les rapports de risque s’interprètent en fonction de la catégorie de référence, laquelle est omise de l’équation (en italique dans le tableau 1). Lorsque le coefficient associé à une modalité est plus grand que 1, cela signifie que cette modalité accroît le risque de connaître l’événement par rapport à la catégorie de référence. Inversement, un coefficient plus petit que 1 indique que la catégorie réduit ce risque. L’effet sera d’autant plus net qu’on s’éloignera de cette valeur, peu
22. Voir Karl Ulrich Mayer, « The Paradox of Global Social Change and National Path Dependencies : life course patterns in advanced societies », dans A. E. Woodward et M. Kholi (dir.), Inclusions and exclusions in European Societies, London, Routledge, 2001, p. 89 à 110. 23. Voir Tamara K. Hareven, « Synchronizing individual time, family time and historical time », dans E. Vilquin (dir.), Le temps et la démographie : Chaire Quételet 1993, Institut de démographie, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Academia et L’Harmattan, 1994, p. 203 à 218. 24. Elle écrit à ce propos : « The significant historical change in the timing of life transitions since the beginning of this century [20th] has been the emergence of greater uniformity in the pace at which a cohort accomplishes a given transition. This is particularly evident in the transitions to adulthood […]. In contrast to our times, in the late nineteenth century transitions from the parental home to marriage and to household headship were more gradual and less rigid in their timing. The time range necessary for a cohort to accomplish such transitions was wider, and the sequence in which transitions followed on another was flexible ». Ibid., p. 206. 25. Le lecteur trouvera les détails techniques de cette analyse et la justification des variables retenues dans le chapitre 7 de notre thèse de doctorat.
131
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ?
Hommes
Femmes
Cohorte 1942-1951
Cohorte 1962-1971
Cohorte 1942-1951
Cohorte 1962-1971
DES h
0,70
0,73
0,84
0,45a
Postsecondaire
0,71
0,58
0,73
0,35a
Universitaire
0,57
0,33a
0,49a
0,21a
Intermédiaire
1,26
1,47
0,82
0,88
Inférieure
1,13
1,38
0,77
0,64b
Indéterminée h
1,25
1,26
1,04
0,78
Non inséré f
1,85
0,61
1,14
1,08
Inséré précaire
0,62
0,97
1,24
1,02
Indéterminé
1,11
1,13
0,83
0,40
1,91
1,63
3,17b
2,72b
Union libre
5,00b
9,06a
3,39
5,43a
Mariage
36,42a
32,06a
19,55a
12,64a
Variables (cat. réf.=1,00)
Scolarité (moins que DES)
Classe (supérieure)
Parcours prof. (Ins. stable)
Dép. foyer parental (non) Oui 1re union (célibataire)
Région (rurale) Petite ville f
1,19
0,70
1,07
1,06
Grande ville
1,14
0,82
0,93
1,09
Indéterminée
1,22
1,78
1,03
1,16
1,19
1,24
1,91
0,82
1,01
3,97a
2,13b
1,39
Aucune h
0,85
0,77
1,06
0,43b
Protestant
1,93
0,30
0,74
1,18
0,80
0,11b
0,19
0,86
Langue (français) Anglais h Autre Religion (catholique)
Autre
Tableau 1 Effet de certaines caractéristiques sur le risque d’entrer dans la parentalité chez les hommes et les femmes des cohortes 1942-1951 et 1962-1971, Québec Source : ESG 2001 (Stat.Can.), données détaillées exploitées au CIQSS.
Notes : relations stat. significatives à un niveau de a) p<0,01 ; b) b<0,05. Différences selon la cohorte de naissance non statistiquement significatives (p>0,01) : h (hommes) ; f (femmes)
132
famille , c ycle s de vie e t modernité
importe le sens. Notons que les seuils de signification statistique retenus sont de p<0,01 et de p<0,05 (en gras dans le tableau 1). Le tableau 1 présente les résultats de notre analyse. D’entrée de jeu, il appert que les difficultés professionnelles vécues par la cohorte 1962-1971 n’ont pas eu d’effets sensibles sur la vitesse d’entrée dans la parentalité. Non seulement constatons-nous que le fait d’être inséré professionnellement ne modifie pas la vitesse d’entrée dans la parentalité – aucune différence statistiquement significative n’étant décelée – mais nous voyons également que, le type d’insertion professionnelle n’est pas davantage lié à la vitesse de survenue de cet événement, et ce, chez les hommes comme chez les femmes. En somme, tout indique que, contrairement à ce qu’avancent les thèses économiques, les difficultés économiques des dernières décennies ne permettraient pas d’expliquer le report de l’entrée dans la parentalité chez les hommes et chez les femmes. En fait, il semble que le report de la parentalité s’explique davantage par des facteurs non économiques tels que l’allongement des études et les nouvelles formes d’union. Concernant le premier point, on constate que non seulement les membres de la cohorte 1962-1971 sont nettement plus scolarisés 26 que ceux de la cohorte 1942-1951, mais que l’effet de la scolarité y est également beaucoup plus fort. On constate en effet que, chez les hommes comme chez les femmes, la vitesse d’entrée dans la parentalité diminue au fur et à mesure que le niveau de scolarité augmente. Ce résultat est à notre avis tout à fait cohérent avec la thèse relative à l’allongement des études, laquelle suggère une certaine incompatibilité entre la période d’études et la parentalité. Concernant les nouvelles formes d’union, on constate que celles-ci sont beaucoup moins liées à une entrée dans la parentalité précoce que ne peut – ou ne pouvait – l’être le mariage. En fait, si la cohorte 1962-1971 a opté plus fréquemment pour l’union libre que ne l’a fait la cohorte précédente 27 et si l’union libre est plus fortement liée à une entrée dans la parentalité plus précoce qu’elle ne l’était pour la cohorte 1942-1951, il apparaît très clairement qu’à côté du mariage l’effet sur la vitesse d’entrée dans la parentalité est beaucoup moins important. Le report de la parentalité serait donc fortement attribuable au déclin du mariage au sein de la société québécoise, en particulier chez les nouvelles générations.
26. Selon les données de l’enquête, ce sont en fait 71 % des hommes et 73 % des femmes de la cohorte 19621971 qui détiennent d’un diplôme d’études postsecondaires ou universitaires contre 54 % des hommes et 50 % des femmes de la cohorte 1942-1951. 27. Selon les données de l’enquête, ce sont seulement 36 % des hommes et 47 % des femmes de la cohorte 1962-1971 qui se sont mariés avant l’âge de 31 ans, contre 77 % des hommes et 86 % des femmes de la cohorte 1942-1951, ce qui reflète une nette préférence pour l’union libre.
133
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ? 4 000
Nombre de naissances pour 1 000 femmes
3 500
3 000
2 500
2 000
1 500
1 000
500
0 20
25
30
35
40
50
Âge 1922-1931
1932-1941
1942-1951
1952-1961
1962-1971
Graphique 3 Descendance atteinte de quelques cohortes de femmes québécoises à différents âges, 2007 Source : Institut de la statistique du Québec, 3 avril 2007. Les regroupements par cohorte sont de nous.
En somme, tout indique que le report de la parentalité s’explique davantage par des facteurs non économiques que par la précarisation du travail. À ce propos, il est d’ailleurs intéressant de constater que, malgré des conditions d’insertion professionnelle différentes, nos deux cohortes ont eu des comportements reproductifs assez similaires, invalidant dans une certaine mesure la thèse économique de la baisse de la fécondité. On constate en effet que, si la cohorte 1962-1971 a eu tendance à retarder davantage son entrée dans la parentalité, il s’avère que, globalement, sa descendance finale ne s’éloignera pas beaucoup de celle de ses prédécesseurs (graphique 3).
134
famille , c ycle s de vie e t modernité
Conclusion Au début de cette présentation, nous nous interrogions sur la pertinence de la thèse de l’allongement de la jeunesse dans un contexte québécois. À la lumière des résultats présentés, force est d’admettre que, si cette thèse se vérifie dans une certaine mesure au Québec, elle doit être largement nuancée. En fait, tout indique que c’est par rapport à deux cohortes bien précises – soit la cohorte 1942-1951 et, dans une moindre mesure, la cohorte 19321941 – que nous pouvons parler d’allongement de la jeunesse. De fait, lorsqu’on étudie la survenue des transitions vers l’âge adulte au sein des cohortes québécoises, on constate que l’allongement de la jeunesse concerne aussi bien les cohortes nées avant 1932 que celles nées après 1951. Cet allongement prend d’abord la forme d’un report des principaux événements d’entrée dans l’âge adulte, mais c’est surtout la désynchronisation de ces étapes qui frappe l’observateur. On constate en effet que pour la plupart des cohortes, à l’exception bien sûr de celles qui sont nées entre 1932 et 1951, la transition vers l’âge adulte s’est effectuée dans un désordre relatif, aucun parcours prédéterminé n’ayant été emprunté par la majorité des membres de ces cohortes. En somme, il nous semble un peu plus juste de parler d’un raccourcissement de la jeunesse pour certaines cohortes que d’un allongement de la jeunesse. À l’instar de ce qu’observaient Hareven 28 et Mayer 29, l’entrée dans l’âge adulte nous semble être une transition qui s’est historiquement toujours effectuée de multiples façons et à des vitesses variables et que, dans cette perspective, ce sont davantage les cohortes nées entre 1932 et 1951 qui se sont démarquées des autres par une entrée dans l’âge adulte plus précoce et plus synchronique. Pouvons-nous dès lors toujours parler d’un allongement de la jeunesse pour les nouvelles générations, alors même que la base comparative utilisée pour étayer cette thèse est elle-même atypique ? Il demeure néanmoins que, par rapport à la cohorte 1942-1951, la cohorte 19621971 a connu un certain allongement de la jeunesse et une certaine désynchronisation des étapes d’entrée dans l’âge adulte. Contrairement à ce qu’avançaient les thèses économiques, cela nous a toutefois semblé assez peu lié à la précarisation de l’emploi. Non seulement avons-nous observé que plusieurs transitions s’étaient effectuées à une vitesse similaire d’une cohorte à l’autre, et ce, malgré des contextes d’insertion professionnelle passablement différents, mais l’étude de l’entrée dans la parentalité a bien montré que le report de celle-ci était lié davantage à des facteurs non économiques tels que l’allongement des études et
28. Tamara K. Hareven, op. cit. 29. Karl Ulrich Mayer, op. cit.
L’allongement de la jeunesse : un phénomène contemporain ?
135
les nouvelles formes d’union. En somme, tout indique que les difficultés économiques n’expliqueraient pas l’ensemble du phénomène de désynchronisation et d’individualisation des parcours de vie, réaffirmant ainsi la pertinence des thèses culturalistes liées au changement de valeurs. Suivant Inglehart 30, on peut croire en effet qu’un tel phénomène s’inscrit davantage dans un contexte de diffusion des valeurs postmatérialistes et d’une plus grande liberté de choix. En quête d’épanouissement personnel, les individus des nouvelles générations tarderaient ainsi davantage avant de se fixer une fois pour toutes et opteraient pour des formes d’engagement plus flexibles. Il en résulterait des parcours plus diversifiés, chaque individu ayant sa propre définition de l’épanouissement personnel.
30. Ronald Inglehart, op. cit.
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t roisième part ie
Co mmunaut é s , d é velo ppement et m o de r nit é s
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Seeing Pioneers as Modern Rural Upper Canadians Go Shopping1
Douglas McCalla Canada Research Chair in Rural History Department of History, University of Guelph
Seeing pioneers as modern: rural Upper Canadians go shopping1 “We begin to get reconciled to our Robinson Crusoe sort of life, and the consid eration that the present evils are but temporary, goes a great way towards reconciling us to them.” 2 In this passage, written in November 1832, Catharine Parr Traill presented her readers, imagined as “the wives and daughters of emigrants of the higher class who contemplate seeking a home amid our Canadian wilds,” with a powerful, immediately recognizable image. Through Crusoe, she conveyed the sense of the family as if alone on an island – deprived of usual supports from civilization, isolated, surrounded by the unknown, and fending for itself. Yet only two sentences later, she contradicted herself; far from being self-sufficient, the Traills were actually “dependent upon the stores for food of
1.
An earlier version of this paper was presented at the University of Guelph. This research has been supported by the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada, by a Killam Research Fellowship awarded by the Canada Council for the Arts, and by the Canada Research Chairs program. Detailed acknowledgement of the work of the research assistants whose excellent work underlies the entire project can be found in the publications that are the basis for this paper, cited below.
2.
Catharine Parr Traill, The Backwoods of Canada (Toronto: Coles, 1971 [reprint of 1836 edition]), 123, 1, 124. Traill had used the Crusoe theme before coming to Upper Canada, in her The Young Emigrants; or Pictures of Canada Calculated to Amuse and Instruct the Minds of Youth (1826); and she returned to the theme in another book for young people, Canadian Crusoes: A Tale of the Rice Lake Plains (1852).
140
C ommunau té s , dé veloppemen t e t modernité s
every kind.” Just as Crusoe had relied on the wrecked ship as a source of external supplies, they relied on stores for goods essential to their lives. Merchants, in fact, were prominent figures in colonial economies. Obviously, there were buyers for the goods they sold. 3 Although historians must know this, they have nevertheless continued to think about settlement in Crusoe-like terms. Thus, the distinguished Canadian historian Joy Parr can write, “There was, of course, a time when no one, either female or male, shopped – when necessaries were found or chased or made or traded…”4 To reconcile this image with exchange, historians have presented the latter as marginal, often seeing it as barter (as Parr’s “traded” implies), with the goods acquired represented as “necessaries.” In an overview of the history of consumption, Magda Fahrni writes in similar terms, arguing that it was only in the twentieth century that “de nombreux citoyens européens et nord-américains ont pu se permettre, pour la première fois, d’acheter des biens au-delà du strict nécessaire.”5 The dramatic structure of her narrative, like Parr’s, is focused on consumption later; in hindsight, earlier consumption is a given, so normal that it is unproblematic. 6 That perspective perhaps explains why the emotionally powerful story of colonial era selfsufficiency lives on, both in popular mythology and in scholarly writings. The latter provide modest qualifications but retain it as the essential underlying condition and point of reference, for example in passages such as the following, selected from three current overviews: “settlers were not entirely self-sufficient;” “a majority of” families in “pre-industrial
3.
For example, Sylvie Dépatie, “Commerce et crédit à l’Île Jésus, 1734-75: Le rôle des marchands ruraux dans l’économie des campagnes montréalaises,” Canadian Historical Review 84 (2003): 152, 167.
4.
Joy Parr, Domestic Goods: The Material, the Moral, and the Economic in the Postwar Years (Toronto: University of Toronto Press, 1999), 199 (italics mine). She goes on to say, “and thereafter a time in Canada’s agricultural past when men turned their family’s produce or remittances into cash and then goods on their trips alone to town.” For a critique of this mythology in Nova Scotia context, see Rusty Bittermann, “Farm Households and Wage Labour in the Northeastern Maritimes in the Early Nineteenth Century,” Labour/Le Travail 31 (1993): 13-21.
5.
Magda Fahrni, “Explorer la consommation dans une perspective historique,” Revue d’histoire de l’Amérique française 58 (2004-5): 466.
6.
Often also, consumption by ordinary people is represented as essentially local until the late 19th century. See, for example, the editors’ “Introduction: Commodity Chains in Theory and in Latin American History” in Steven Topik, Carlos Marichal and Zephyr Frank, eds., From Silver to Cocaine: Latin American Commodity Chains and the Building of the World Economy, 1500-2000 (Durham: Duke University Press, 2006), 5. My thanks to Dr. Sterling Evans for this reference.
Seeing Pioneers as Modern
141
British North America […] rel[ied] only peripherally on […] the marketplace;” “farms provided a large part of their [own] material requirements and, perhaps, some surplus for sale [… and] were weakly integrated within the international economy.” 7 In this paper I offer a different perspective. In presenting rural Upper Canadians as modern, I do not mean to associate them with all the changes and attributes to which the term modernity is now applied. Rather, I imagine them living in their own time and place, in a complex present, looking at an unknown future.8 The project summarized here analyzes the country store charge accounts of more than 750 ordinary Upper Canadians, in ten one-year samples in selected years from 1808-9 to 1861 (see Table 1). These demon strate that many ordinary rural families were not Crusoes; they used stores. The question is how. At a minimum, the project aims to unpack the idea of “necessaries,” to see what they actually were – then to ask what that information allows us to say about everyday lives, standards of living, and the making of a new rural society. The accounts provide intense detail; here I reflect on the larger implications of purchases, drawing on published papers to present brief stories of three kinds of goods: cotton, tea, and gun related prod ucts (shot, gunpowder, and other products like flints and caps). These are scarcely visible in standard accounts of Upper-Canadian history, in part because they disappeared in the process of consumption; and surviving artifacts related to them (such as guns and teapots) do not tell us how much was consumed, how often, in what setting, and by whom. Not all of these aspects of consumption are visible in store accounts either, but patterns of purchasing allow us to ask more precise questions and to tell more specific stories about rural consumption. The study’s first finding was that there was wide variation in how people used a specific store. The spectrum ranges from individuals and families who made purchases several times a week, buying many kinds of goods, to some who appeared only once and purchased little or nothing. From this evidence it cannot be ruled out that the latter lived autarchic, self-sufficient lives, but it is more likely that they shopped elsewhere. Indeed,
7.
Kenneth Norrie, Douglas Owram, and J.C. Herbert Emery, A History of the Canadian Economy, 3rd ed. (Toronto: Thomson, Nelson, 2002), 103; Alvin Finkel and Margaret Conrad, History of the Canadian Peoples, Vol 2: 1867 to the Present, 4th ed. (Toronto: Pearson Longman, 2006), 103; R. Cole Harris and J. David Wood, “Eastern Canada ca 1800” in R. Louis Gentilcore, ed., Historical Atlas of Canada, Volume II: The Land Transformed 1800-1891 (Toronto: University of Toronto Press, 1993), plate 4. Note also Peter Baskerville, Ontario: Image, Identity, and Power (Toronto: Oxford University Press, 2002), 72: “most [farms] produced just about enough for their own needs.”
8.
For this perspective, see, for example, Paul-Louis Martin, À la façon du temps présent: Trois siècles d’architecture populaire au Québec (Sainte-Foy: Presses de l’Université Laval, 1999).
C ommunau té s , dé veloppemen t e t modernité s
142
most families probably did so. Besides using other nearby stores, they could travel longer distances to get to towns with many stores.9
Cotton10 My first evidence is from the store at Yonge Mills, a few kilometres inland from the St. Lawrence River and fifteen kilometres west of Brockville. This country milling complex also included grist, saw, and carding mills, the three main mills farmers might need. On the first day for which I collected data, 1 September 1808, seventeen people purchased fabrics. At least eleven were from farm households, and at least three were women (more women might have been there, but their names would not appear if their husband, father, or employer, in whose name the account was established, was also present). All seventeen bought cotton: nine pieces of what was called cotton, ranging up to ten yards; seven pieces of calico, ranging up to seven yards; three pieces of bed ticking, all seven yards; six pieces of “check,” none larger than two yards; three small pieces of cotton cambric; and a four-yard piece of corduroy. This was not just a one-day pattern: the 642 yards of cotton purchased during the year by 43 sample members in fact represented one-eighth of the value of all the purchases by my first sample. Across the whole study, 451 buyers purchased cotton, a total of over 10 000 yards of it (Table 1). It would be impossible to know this from standard accounts of pioneer life. They are dominated by the “homespun interpretation,” which is that women supplied their families’ clothing, bedding, and other textiles from fabrics that they had themselves made, from wool and flax that the family had itself produced and processed.11 Cotton, which could not be grown in Canada, has no place in this story. Yet Upper Canada
9.
In the early 1840s, at least 160 villages, towns, and cities in the province had two or more stores; more than 50 of those had at least five stores. See W.H. Smith, Canadian Gazetteer (Toronto: Coles, 1970 [reprint of 1846 edition]). Even proponents of a moral economy view of colonial America now recognize the ubiquity of stores and universality of exchanges involving them: for example, Allan Kulikoff, From British Peasants to Colonial American Farmers (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2000), 222-6, 240-2.
10. The basis of this section is my “Textile Purchases by Some Ordinary Upper Canadians, 1808-1861,” Material History Review/Revue d’histoire de la culture matérielle 53 (2001): 4-27. 11. Note, for example, Le collectif Clio [Micheline Dumont et al.], L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (Montréal: Le Jour, 1992), 120: “La plupart des femmes s’habillent en étoffe du pays qu’elles filent, tissent, teignent et coupent.” In contrast, see Adrienne D. Hood and David-Thiery Ruddel, “Artifacts and Documents in the History of Quebec Textiles,” in Gerald L. Pocius, ed., Living in a Material World: Canadian and American Approaches to Material Culture (St. John’s: Institute of Social and Economic Research, Memorial University, 1991), 88.
Seeing Pioneers as Modern
143
was settled precisely as the industrial revolution transformed cotton production in Britain; in buying cotton, people were participating in what Marx, Engels, and many others saw as the central sector in modern industrial capitalism. They were thus at the end of a cotton commodity chain that began far from Upper Canada, including on slave plantations in America, and ran through the mills of England and Scotland before reaching the UpperCanadian backwoods. Although there were tailors and dressmakers in Upper Canada (including several in my samples), women had most of the responsibility for turning fabrics into products for themselves and their families. That did not mean they had to make the actual fabrics. Even a small store in the country offered cottons, woolens, linens, and mixed fabrics – at least fifteen kinds (eight of them cottons) were purchased by my first sample.12 In 1808-9, cottons cost from thirty cents per yard for the plainest of fabrics to as much as $1.80 for the finest muslin; calico cost forty to sixty cents per yard. Twenty years later, cotton prices had fallen about fifty per cent (for example, the range for calico was now from fifteen to forty cents); later, these prices would fall even a little farther (cotton print in 1851 cost from ten to twenty-five cents).13 Woolen broadcloth, the most expensive of the fabrics purchased, cost far more, as much as $3.20 per yard in 1808-9. And the high end of the price range for quality woolens did not fall, indeed sometimes was higher, in subsequent years. This no doubt was one reason why many families, in 1861 as much as in 1808, produced homespun wool cloth.14 Producing wool was not a sign of absolute textile self-sufficiency: most wool producers also bought at least some textiles. Moreover, not all rural families farmed and not all farm families produced wool cloth; hence, there was necessarily a market in wool ens, whether locally made or imported. Historians talk about the cold of Ontario winters but tend to ignore the heat of the Ontario summer – for example, there is an article on “winter” in the Oxford Companion to Canadian History, but not on summer.15 If they think about summer, it is likely associated
12. For consistency with Table 1, this count is only for fabrics with at least five buyers across the ten samples. Two of the cottons purchased on 1 September are thus excluded. Corduroy, for which this was the only transaction in the entire sample, and cotton cambric, because the modifier “cotton” was unusual. Cambric usually referred to linen, and to avoid underestimating linen’s role, the larger study assumes all transactions in “cambric” were linen. 13. For comparison, a bushel of wheat in eastern Upper Canada was worth $1.00 in 1808, 88¢ in 1828, and 72¢ in 1851. 14. In 1808-9, the accounts of twelve customers included debits for carding. For later samples, linked to the manuscript census, many more farm households are known to have been involved in wool production. 15. P.B. Waite, “Winter,” in Gerald Hallowell, ed., The Oxford Companion to Canadian History (Toronto: Oxford University Press, 2004), 665.
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with homespun linen, an idea reinforced at many pioneer museums that demonstrate how to turn flax into linen. Given this, it is surprising that published census data, available from 1842 onward, show very little production of homespun linen in Upper Canada. Why not? One reason is that cotton was an excellent alternative. Later, after mid-century, there would be substantial flax production in a few places, but as an industrial input, not for homespun.16 When women bought fabrics, they presumably picked what made sense to them – what they could afford, what was good value, and what would serve their purpose. In this, were they merely acquiring “necessaries?” Or could selecting fabric, buttons, ribbons, and accessories such as handkerchiefs also allow thinking about what was new, distinctive, and even fashionable.17 Unfortunately, very little everyday cotton survives to help us visualize these choices. Among the best indicators, textile experts suggest, are surviving quilts. A single quilt might include a dozen or more distinct cotton prints. One of the stereotypical images of traditional pioneer community self-sufficiency is the quilting bee; ironically, the quilts made at such bees are some of our best visual evidence of pioneer women’s participation in the commodity chain of cotton.18
Tea19 On 1 September 1808, three people bought a total of two and one-half pounds of tea, the first of a total of 48 families, about two-thirds of the first sample, who would buy tea at least once during the subsequent year, a total of almost 100 pounds of it. They could choose from three kinds of tea: hyson, green, and souchong (black). 20 Here too the early accounts were representative: 390 households, half of those in the study, bought tea, many
16. This is one of the findings of a Guelph PhD research program in progress by Josh MacFadyen. 17. Because only one of my stores sold both calico and print, I assume these terms were generally synonyms. 18. See Catharine Anne Wilson, “Reciprocal Work Bees and the Meaning of Neighbourhood,” Canadian Historical Review 82 (2001): 453-4. The curator whose advice led me to quilts was Dr. Alexandra Palmer of the Royal Ontario Museum. Note Elzbieta Krolikowska, Polski Stroj Ludowy/The Polish Folk Dress (Guide to the Permanent Exhibition) (Warsaw: State Ethnographical Museum, 2000), 56, on the importance of imported goods in making the late-nineteenth and early-twentieth centuries the period of “the most spectacular development” in folk costume. 19. This material is drawn from my “A World Without Chocolate: Grocery Purchases at Some Upper Canadian Country Stores, 1808-61,” Agricultural History 79 (2005): 147-72. 20. Because all sales were recorded just as “tea,” it is possible (but I think unlikely) that these teas were blended by the business before sale. Total tea purchases were valued at $150, equal to 6% of all purchases in 1808-09.
Seeing Pioneers as Modern
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of them often. For most families, though probably not quite all, tea clearly was a “necessary.” This poses a challenge for those who have imagined pioneers as self-sufficient and resisting the market, because its consumption was about taste and rituals, culture not calories. By the time Upper-Canada settlement began, tea drinking was routine in Britain and America. So it was in Upper Canada. People there were part of the same trans-Atlantic culture – not isolated or backward. For tea, the commodity chain began in Asia and ran through the East India Company, whose London auctions supplied the British merchants who exported it to Montreal. 21 From store accounts we cannot tell how, when, and by which family members tea was consumed. It is often seen as a woman’s drink, by contrast with alcohol, consumed by men. That the leading tea buyers included several timber shanty operators, however, confirms other sources that show that men also drank tea.22 Another story in consumption history focuses on fixed prices, which are seen as crucial in the emergence of modern shopping and are associated particularly with department stores, created later in the nineteenth century. 23 Hence, it is not insignificant that in 1808, everyone paid the same price for tea – between September 1808 and January 1809, it cost $1.40 per pound, and $1.80 per pound after that. This pattern was by no means unusual; country store accounts demonstrate that prices for many goods were known and standard long before department stores appeared.
21. Among the ten samples, the Tett store’s tea sales in 1842 were anomalously low. The most likely explanation is the prevalence of well-organized and systematic smuggling from the United States at just this time. Britain had not yet given up on mercantilist policies to support the East India Company’s monopoly on tea, but the direct American trade with China meant that tea could now be purchased in New York for half of the price in Montreal. See Library and Archives Canada, Buchanan Papers, MG24 D16, 13/11536, Peter Buchanan to Isaac Buchanan, 5 March 1842. Tett, like the Buchanans, was a highly respectable local figure and probably would not risk engaging in illegal activities that would have been visible to every tea buyer. 22. Shanty rations could run to 1 pound per man per month, enough for tea at every meal. See, for example, extracts from John Egan and Company Shanty Account Book, 1857-8, in Richard Reid, ed., The Upper Ottawa Valley to 1855 (Toronto: The Champlain Society, 1990), 174-8. 23. For a typical reference to this story, see “Died This Day: Timothy Eaton, 1907,” Toronto Globe & Mail, 31 January 2006, S9, which credits Eaton with the introduction of “fixed prices.” Ironically, in the age of “scratch and save” and one day sales, department store prices now seem anything but fixed.
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Guns24 Hunting connects us directly to familiar images of pioneer self-sufficiency. It is easy to imagine men and their sons as Crusoes, hunting game for food and shooting for protection (doing so, however, required commercial commodity chains: products such as shot and gunpowder were imported). 25 On 1 September 1808, three men purchased almost two pounds of powder and six pounds of shot. They were the first of 34 buyers, half of the first sample, who bought something that shows that they used a gun. In total, they bought 67 pounds of shot.26 If some purchases were modest – a half pound of powder and/ or a pound of shot that allowed firing up to 32 rounds – they still suggest guns were used. Others bought more: about a quarter of 1808-9 buyers purchased enough to fire 96 or more rounds. Here, the first sample is not so representative. Indeed, it accounted for more than one-third of total purchases of gunshot, and no other sample had anything like an equi valent proportion of buyers of something gun-related. Every store sold these products, but by mid-century, the frequency of gunpowder and gunshot purchases diminished substantially. Rural households may still have had guns, but at most stores only a small minority now bought anything that suggested they used them. One reason for the change was environmental, as hunting and the transformation of the land reduced stocks of large animals. Still, these stores were in the Kawartha Lakes, the Thousand Islands, and the Rideau Lakes, areas that remained quite heavily forested in 1861 and that today remain resort areas that attract hunters. It is more significant that the development of agriculture meant food was available to farm families without the need to chase it; that, after all, was the point of farming. Another reason for the pattern, and a compelling one in the argument that pioneers were modern, can be heard in the words of William Radcliff, an Irish gentleman who had recently settled on the frontier west of London. In 1832, he wrote home enthusing about the abundance of game, then went on to write: “You will be impatient to hear of the shooting… [W]ould you believe? – I have not even had time to think about it…”27
24. This material is drawn from my “Upper Canadians and Their Guns: An Exploration via Country Store Accounts (1808-61),” Ontario History 97 (2005): 121-37. 25. Although it is possible to find descriptions of how pioneers could make their own gunshot and gunpowder, that would have required imported ingredients that members of my samples did not buy. It is not clear why they would, however, when they could buy such products readymade. 26. Besides the 67 pounds of shot and ball, some lead was purchased that might have been to make shot. 27. William Radcliff to Arthur Radcliff, December 1832, in Thomas Radcliff, ed., Authentic Letters from Upper Canada (Toronto: Macmillan, 1952 [original edition 1833]), 106-7.
Seeing Pioneers as Modern
147
Conclusion To conclude, I return to several themes raised in the literature on colonial consumption. One is the image of rural isolation, which Parr, in the passage quoted above, went on to evoke particularly for women. Against that, we know rural families were connected to one another, and thus to the world, in many ways, including through stores. 28 Store accounts offer abundant evidence that women did shop for themselves; and even when someone else in a family, or a neighbour, went to the store, everyone would have received any news – including information on goods and prices. To say that does not invalidate the idea that rural women must at times have felt very much alone. That, however, was probably true also for Parr’s modern suburban women shoppers. Second is the nature of changes in consumption. Historians have discovered many revolutions, from at least the seventeenth to the mid-twentieth centuries. 29 One reason for this is that change was continuous, and it is possible to find substantial difference s between almost any two dates. A larger reason is that revolutions are what we expect from historians – we imagine history in terms of dramatic change, of transform ation. By contrast, the story told here has strong elements of continuity. The 1808 evidence on cotton and tea could have been drawn just as easily from the last year in the study, 1861. Another side to the story is the appearance of new products during this period, and farm families’ readiness to adopt them. An example from the world of guns is that the standard firing mechanism shifted from f lints to percussion caps, a change made by the British army during the 1840s; caps first appear in my samples in 1851. Store accounts, in revealing many such incremental changes, suggest that developments in consumption are better described as subtle, nuanced, and cumulative, than as sudden, dramatic, and transformative. Third is the image of a profound change in the character of market relationships, expressed, for example, in a Canadian history text’s depiction of a “transformation from subsistence to consumer society” in rural Canada after 1945. 30 Yet rural Upper Canadians’ participation in markets involved substantial consumption; they had decisions to
28. Elizabeth Mancke, “At the Counter of the General Store: Women and the Economy in EighteenthCentury Horton, Nova Scotia,” in Margaret Conrad, ed., Intimate Relations: Family and Community in Planter Nova Scotia 1759-1800 (Fredericton: Acadiensis Press, 1995), 167-81. 29. See, for example, Paul G.E. Clemens, “The Consumer Culture of the Middle Atlantic, 1760-1820,” William and Mary Quarterly 62 (2005): 577, which pictures a revolution in the late-seventeenth to mideighteenth centuries and another beginning in the late-nineteenth century. 30. Finkel and Conrad, History of the Canadian Peoples, Vol 2, 379.
C ommunau té s , dé veloppemen t e t modernité s
148
(a) Buyers year
sample
Cotton
Tea
Gun products
Yonge Mills
1808-9
70
43
48
34
Charles Jones
Yonge Mills
1828-9
76
49
48
15
Benjamin Tett
Newboro
1842
101
59
17
22
Thomas Choate
Warsaw
1851
81
45
52
22
Henry Fowlds
Hastings
1854
88
40
36
11
Thomas Choate
Warsaw
1861
70
41
37
11
Henry Fowlds
Hastings
1861
74
35
35
7
J.C. Sherin
Lakefield
1861
59
38
28
8
Thomas Darling
Darlingside
1861
57
41
33
12
S.S. Scovil
Portland
1861
107
60
56
9
Total
783
451
390
151
proprietor
location
Charles Jones
Table 1 Purchasers of Cotton, Tea, and Gunpowder and Shot 10 Upper-Canadian Samples 1808 - 1861 Sources:Archives of Ontario, Toronto, Yonge Mills Records, Daybook No. 3, 1808-9, MU 3165; Daybooks 1828, 1828-9, MU 3171-2. Queen’s University Archives, Kingston, Tett Papers (#2247), vols. 27-8, Daybooks, 1841-2, 1842-4; Darling Family Papers (#2303.28), Daybooks, vols. 4-5, 1857-61, 1861-4; Scovil General Store Accounts (A.Arch 2217), series I, vols. 21-2, Daybooks, 1861-2. Trent University Archives, Peterborough, Choate Family Papers, B-77-026/1, Daybooks 1-3, 1850-52, 1861; Sherin Papers, B-71-002, Daybooks 1-2, 1860-62; Fowlds Papers, B-72-001, Accounts, vol. 3, Ledger, 1853-5; vol. 6, Daybook, 1861.
149
Seeing Pioneers as Modern
(b) Volumes Tea
Gunshot
pounds
pounds
8
99
67
428
10
101
8
1842
1 633
10
54
35
Warsaw
1851
535
12
136
19
Henry Fowlds
Hastings
1854
972
8
214
3
Thomas Choate
Warsaw
1861
821
14
112
12
Henry Fowlds
Hastings
1861
1 831
14
321
10
J.C. Sherin
Lakefield
1861
801
11
174
5
Thomas Darling
Darlingside
1861
1 682
10
169
20
S.S. Scovil
Portland
1861
1 244
10
194
4
Total
10 589
17
1 574
183
year
Cotton
proprietor
location
Charles Jones
Yonge Mills
1808-9
642
Charles Jones
Yonge Mills
1828-9
Benjamin Tett
Newboro
Thomas Choate
yards
varieties
Notes : Minor variations in total sample numbers from those reported in earlier publications stem from reviewing households with more than one buyer. Varieties of cotton counts only those with at least 5 buyers in the entire sample. Gun product buyers include purchasers of shot, ball, lead for shot, gunpowder, caps, flints, and guns. Shot and powder are the main products.
150
C ommunau té s , dé veloppemen t e t modernité s
make, budgets to allocate, tastes to satisfy. At the country store, they did not find the one hundred thousand or more products stocked by the largest modern stores, but they did find hundreds of goods, many with variations (such as the three kinds of tea sold in 1808, or the fourteen different types of printed cotton stocked at one later store). 31 This is not to suggest that rural Upper Canadians were just like us; they lived in a very different world. But they were not isolated, not backward, not resistant to the market. They did not have to be persuaded, or taught, to shop. And even in 1808, they were buying some of the main textiles and groceries of their time, participating in an international trading system that was altogether capitalist. Finally, I return to the power of stories. For example, in the 1970s, the story of selfsufficiency had the power to draw tens of thousands of young and not-so-young people to invest their lives and future in the back-to-the-land movement. 32 In Upper Canada, I am studying the initial “to the land” movement, as settlers, many of them immigrants, inv este d their lives in clearing and making farms. In doing so, they were central to processes of development and change that are usually seen as external to them and that they are often understood to have resisted. Stories of actual consumption help us under stand their choices and strategies. We can call their purchases “necessaries,” but that hardly says why they were needed. And when they made goods for themselves, the decision reflected knowledge of what was available, from whom, and at what price, and judgements about how to allocate scarce resources, including limited time. Buying, making, selling, and doing without also involved culture, which structured both the routines of their daily lives and their larger ambitions and priorities. Robinson Crusoe deserves his distinguished place in eighteenth-century fiction and in our imaginations. But I conclude with the need to banish him from our image of Upper-Canadian fact. Seeing pioneers as (selective) consumers of modern goods can, I hope, achieve that.
31. An 1851 inventory for Tett’s store valued its prints at fourteen different prices. See Queen’s University, Archives, Tett Papers 73, inventory, Oct. 1851. 32. This is the subject of PhD research in progress at Guelph by Sharon Weaver.
Au-delà de l’espace ou en deçà du temps ? Les stratégies d’adaptation sociosanitaires des « pionniers » modernes en AbitibiTémiscamingue (Québec), 1932-1952 Johanne Daigle Université Laval, CIEQ
Dans le sillage de la crise économique des années 1930, la dernière vague de colonisation intérieure au Québec a propulsé des milliers de personnes dans les régions de l’Abitibi et du Témiscamingue. La création de petites localités appelées « colonies », éloignées (figure 1) et isolées des services, paraît s’inscrire en porte-à-faux de la modernité. En prenant la direction du mouvement pour contrer le chômage, l’État rendait légitime le vieux rêve clérico-nationaliste de reconquête du « Nord 1 », territoire propre à régénérer la « race » canadienne-française. Pour les « colons » et leurs familles à la « frontière », par contre, la brutale réalité tenait à l’absence de commodités associées aux progrès technologiques et aux services modernes (électricité, eau courante, route, etc.), ce qui ajoute à la distance l’impression d’un recul dans le temps. Le phénomène est interprété tantôt comme l’entreprise conservatrice d’une société ayant du mal à s’adapter à la modernité, tantôt comme une utopie de reconquête et d’indépendance, ou encore comme une solution à des problèmes économiques (chômage) 2 .
1.
Il s’agit en fait du pré-Nord, ou du « Petit Nord », par opposition au « Grand Nord » ou au « Nord du Nord ».
2.
Les ouvrages de Gabriel Dussault, Le curé Labelle. Messianisme, utopie et colonisation au Québec, 1850-1900, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1983 et de Serge Courville, Immigration et colonisation. Du rêve américain au rêve colonial, Québec, Éditions MultiMondes, 2002, p. 616-621, présentent des bilans détaillés sur la question.
C ommunau té s , dé veloppemen t e t modernité s
152
Groupe de colons de Roquemaure, Abitibi, devant le premier camp-chapelle, 1934 Reproduit dans Donat-C. Noiseux, publiciste, Dix ans de colonisation à Ste-Anne-de-Roquemaure, 1933-1943, Québec, Ministère de la Colonisation, 1943, p. 22
L’intervention concertée des élites politiques et cléricales dans cette vague de colonisation « dirigée » peut être considérée comme « une sorte de modernisation du pauvre » bénéficiant d’un encadrement social « rationnel 3 ». Derrière les images désincarnées d’hommes vaillants, débrouillards, courageux, ou au contraire de rustres, ignares, indigents, nous avançons que les « colons » aspirent à la modernité. Des études mettant en relief le rôle des femmes dans des espaces comparables ont permis de renouveler l’historiographie 4 .
3.
Jean-Philippe Warren, « Petite typologie philologique du “moderne” au Québec (1850-1950). Moderne, modernisation, modernisme, modernité. Note critique », Recherches sociographiques, vol. XLVI, no 3, 2005, p. 508.
4.
Sara Mills, « “Gender and Colonial Space” », dans Reina Lewis et Sara Mills (dir.), Feminist Postcolonial Theory. A Reader, New York, Routledge, 2003, p. 692-719 ; Jayne Elliott, « Blurring the Boundaries of Space : Shaping Nursing Lives at the Red Cross Outposts in Ontario, 1922-1945 », CBMH/BCHM, « Special Issue on Nursing », vol. 21, no 2, 2004, p. 303-325 ; Katie Pickles et Myra Rutherdale (dir.), « Introduction », Contact Zones. Aboriginal & Settler Women in Canada’s Colonial Past, Vancouver, UBC Press, 2005, p. 1-14.
Au-delà de l’espace ou en deçà du temps ?
153
À l’échelle des populations locales, les femmes jouent un rôle clef dans ce que Touraine désigne comme le processus même de la modernité, soit l’équilibre entre l’intervention de la personne et l’action rationnelle axée sur l’efficience 5. Nous faisons l’hypothèse que les soins de santé, autour desquels s’exerce sur le terrain une médiation entre les femmes des communautés étudiées et les infirmières dépêchées par les autorités politiques responsables, cristallisent cette aspiration à la modernité. La documentation provient de diverses sources d’archives, d’études et d’un corpus d’entrevues 6 , dont quinze ont été réalisées auprès de femmes ayant vécu dans la région étudiée. Nous rappellerons tout d’abord que cette dernière vague de colonisation intérieure du Québec se veut « moderne » dans son organisation même, pour ensuite exposer que les exigences liées à la survie des communautés locales n’empêchent pas cette aspiration à la modernité. Le cœur de l’analyse se portera sur le rôle des soins de santé dans cette expérience.
L a colonisation « moderne » : un partenariat rationnel entre l’État et l’Église Au Québec, la colonisation renvoie traditionnellement à l’initiative du clergé qui, à travers les sociétés de colonisation, sélectionne les recrues et les dirige sur le terrain. Dans le contexte de la crise économique, clercs et militants nationalistes dénoncent les insuffisances du système libéral dont les Canadiens français feraient les frais et attirent l’attention sur les problèmes sociaux et les « devoirs » de l’État. L’idéologie nationaliste remet au goût du jour l’image mythique du « Nord » qui « associe l’idée de survivance à celle d’enracinement au sol nordique, le seul espace, en fait, qui ne soit pas encore menacé par la présence
5.
Alain Touraine, Un monde de femmes, Paris, Fayard, 2006 et Naissance de la modernité, Paris, Fayard, 1992.
6.
Johanne Daigle, « The Call of the North : Settlement Nurses in the Remote Areas of Quebec, 1932– 1972 », Jayne Elliott, Meryn Stuart, & Cynthia Toman (dir.), Place & Practice in Canadian Nursing History, Vancouver, UBC Press, (coll. « Hannah Institute for the History of Medecine »), 2008 ; avec Nicole Rousseau, « Le Service médical aux colons : gestation et implantation d’un service infirmier au Québec (1932-1943) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 52, no 1, 1998, p. 47-72 et « Medical Service to Settlers. The Gestation and Establishment of a Nursing Service in Quebec, 1932-1943 », Nursing History Review, vol. 8, 2000, p. 95-116.
154
C ommunau té s , dé veloppemen t e t modernité s
anglaise 7. » Le mythe du Nord, pour utiliser l’expression de Morissonneau, est fondé dans la conscience québécoise sur « une espérance » en des jours meilleurs 8. À partir de 1932, un millier de familles – dont plusieurs contraintes par le chômage ou les secours publics, suivant les prescriptions du plan Gordon, lancé par le fédéral – étaient dirigées par l’État du Québec principalement vers l’Abitibi-Témiscamingue. Sur le terrain toutefois, les missionnaires chargés comme par le passé d’accompagner les colons furent rapidement débordés. Leur premier camp bâti, les hommes avaient la « permission » de faire venir leur famille. La propagande gouvernementale banalisant les obstacles sur le terrain 9, la déception les attendait à l’arrivée, comme le raconte l’abbé de Rollet (figure 2) : « Il fallait vivre dans une maison rudimentaire, sans électricité, sans commodité aucune, dans ce décor de désolation. Même les plus courageux étaient ébranlés jusqu’au fond de l’âme 10. » Plusieurs affirment que l’établissement s’était fait de manière improvisée, d’où plusieurs abandons. Pressé d’agir, le gouvernement provincial adopte un plan de colonisation plus audacieux, le plan Vautrin (1935-1937), visant les cultivateurs sans terre et leurs fils. Avec un budget de 10 000 000$, Québec prend à sa charge les frais de construction des routes, des églises, des écoles, etc., finance les colons pour ces travaux et offre des primes plus substantielles 11 (pour défrichement, construction d’une maison, mise en culture…). Le clergé catholique entend profiter « de ces bonnes dispositions 12 ». Le cardinal Villeneuve mobilise les curés du diocèse de Québec dans une organisation qui se veut « moderne » : comités dans les paroisses, questionnaire-type pour sélectionner les recrues, « guignolée » en faveur du colon, utilisation des médias, etc. L’argumentaire clérical avance que, si le métier de colon est dur, les Canadiens français ont eu leur lot de durs métiers. Il banalise l’éloignement – « Avec les moyens de communication d’aujourd’hui, il n’y a plus de distance » –
7.
Serge Courville, Introduction à la géographie historique, Québec, Presses de l’Université Laval, 1995, p. 237.
8.
Christian Morissonneau, La Terre promise : le mythe du Nord québécois, Québec, Cahiers du Québec et Hurtubise HMH, (coll. « Ethnologie »), 1978, 212 p.
9.
La propagande insistait sur les possibilités d’emplois et d’établissement, avançant que le succès dépendait du travail et de la persévérance, Serge Courville, Immigration et colonisation, p. 616-621.
10. Gérard Ouellet, Sainte-Monique de Rollet ou La Rivière Solitaire, Album-souvenir, Québec, 1958, p. 3. 11. Voir notamment Roger Barrette, « Le plan Vautrin et l’Abitibi-Témiscamingue », dans Maurice Asselin et Benoît Beaudry-Gourd (dir.), L’Abbittibbi et le Témiskaming. Hier et aujourd’hui, Rouyn, Université du Québec à Rouyn, Département d’histoire et de géographie, 1975, p. 105-110. 12. Mgr Omer Plante, « Réunion des représentants et des propagandistes de la Société de colonisation de Québec », 17 décembre 1934, dans Bulletin no 1, La Société de colonisation du diocèse de Québec, 1935. Archives du Diocèse de Québec (ADQ), 2Q-5, 1934-35, p. 12.
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155
et garantit la présence d’une « garde-malade expérimentée » pour les malades du canton 13. Les colons sont souvent « groupés » selon leur paroisse d’origine et placés dans les mêmes rangs en colonie. Sur les lieux, le rôle du prêtre n’a guère changé : « vrai missionnaire qui va de temps en temps dans les coins les plus reculés de la paroisse dire la messe, confesser et porter secours et consolation aux colons éloignés 14 ». Ce projet de colonisation ne donnera pas les résultats espérés. « Il faudra que la Société [de colonisation du diocèse de Québec] avec l’aide de M M. les agronomes mène une sérieuse campagne d’éducation pour faire de ces hommes de chantiers de bons agriculteurs », reconnaissait-on en 1946 15. En 1960, on avouait : « Il existe des problèmes immenses dans nos paroisses de colonisation et l’on étudie surtout la possibilité de consolider ces paroisses plutôt que de se lancer dans l’aventure de nouvelles paroisses 16 ». La Société devait se résoudre à reconnaître, en 1963, que « les grandes idées de l’œuvre de la colonisation dans notre province sont en train de mourir 17 ». Le ministère de la Colonisation s’était sabordé l’année précédente !
Entre colère et espérance : une culture de la survie dans les communautés locales
Les colons se sont vu attribuer une mentalité associée à « l’esprit de la frontière », au sens où l’isolement et la difficulté d’accès aux services auraient développé l’inventivité face au défi de recommencer à zéro. Dans les fronts pionniers où affluent des populations venues d’horizons divers, « il n’y a pas de structures figées […]. En s’installant dans un pays neuf, on est prêt à devenir un homme neuf », suggère le géographe Claval 18 . Une infirmière rapporte: « C’est tous des gens qui venaient de l’extérieur, pis c’est comme les gens qui arrivent dans un pays étranger, i sont éloignés de leur famille pis ça forme une grande famille 19. » Dans
13. ADQ, 2Q-5, Propos de Mgr Auguste Boulet, rapportés dans Bulletin no 2, 1935, p. 15. 14. ADQ, 2Q-4. Documentation, 1927-1935, « Pour l’œuvre de la colonisation du diocèse de Québec : sujet de sermon et de conférence pour la solennité de la fête de Saint-Jean-Baptiste », 1943. 15. ADQ, 2Q, vol. 1, « Procès-verbaux de l’Assemblée annuelle des directeurs de la Société de colonisation du diocèse de Québec », 1946, p. 28 et 30. 16. ADQ, 2Q, vol. 1, « Procès-verbaux », Assemblée du 23 novembre 1960, p. 88. 17. ADQ, 2Q, vol. 1, Propos de Mgr Félix-Antoine Savard, « Procès-verbaux », Assemblée générale annuelle, 1963, p. 108. 18. Paul Claval, Géographie culturelle. Une nouvelle approche des sociétés et des milieux, Paris, Armand Colin, 2003, p. 110. 19. Entrevue avec Georgette Boutin-Turgeon, infirmière postée à Saint-Dominique, Abitibi, 1948-1949, 18 janvier 1993.
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ces « zones de contact » où les gens doivent collaborer, nonobstant les rapports de pouvoir et d’inégalité, les usages habituels sont modifiés 20. En ce qui concerne les « colonnes », les chantres de la colonisation estimaient depuis longtemps qu’elles étaient essentielles à la réussite 21. La présence en Abitibi de colons illégaux, coiffant leur territoire de toponymes tels Roc-d’Or, Paris Valley ou Hollywood, attirant « gamblers, bootleggers, prostituées et aventuriers de toute espèce », laisse croire que l’esprit d’indépendance pouvait tenir à l’absence de contrôle social 22 . Une infirmière sur place estimait plutôt : « I a des gens qui ont souffert de la faim, qui ont manqué de… la plupart manquait d’initiative… C’était des gens qui avaient vécu en ville, qui avaient été sur le chômage, pis ils étaient un peu démoralisés 23. » Une enquête auprès de quinze femmes ayant vécu dans les colonies de l’Abitibi-Témiscamingue au cours des années 1930-1950 révèle des situations plus complexes. Plusieurs sont parties, dont l’une pour Rollet (figure 2) en 1932 : « Parce que c’était la crise 24. » Celle de Montbrun en 1936 (figure 2) raconte : « On a arrivé, i’avait [son mari] deux piastres et demie par jour pour travailler dans les chemins, pis on n’avait pas d’loyer à payer, pas d’bois d’chauffage à payer, pis on payait pas de taxes municipales, hein 25. » Une autre arrivée à Laforce (figure 2) pendant la Seconde Guerre mondiale explique qu’il s’agissait d’éviter l’enrôlement de son frère. « Ça nous tentait pas beaucoup 26. » Pour les femmes, suivre le mari sur un front pionnier évoque diverses situations: « Certaines, déjà chargées d’enfants, anticipent le recommencement à zéro; d’autres, surtout celles qui quittent des réseaux familiaux établis “en bas” ou en ville, craignent l’éloignement et la pénurie de services et de biens de consommation... Quelques-unes partagent le goût de l’aventure et du recommencement de l’époux. Néanmoins, pour les femmes au foyer, l’isolement reste la principale hantise 27. » Le départ en colonie constitue une expérience mémorable, souvent inoubliable. « Ça été épouvantable! », évoque une femme
20. Katie Pickles et Myra Rutherdale (dir.), op. cit. 21. « Sur une terre neuve, la femme vaut l’homme par son travail et son industrie. » Antoine Labelle, « Projet d’une société de colonisation du diocèse de Montréal pour coloniser la Vallée de l’Outaouais et le Nord de ce diocèse », Montréal, Cie d’imprimerie canadienne, 1879, p. 10, repris dans Gilles Dusseault, op. cit., p. 184. 22. Propos relevés par Odette Vincent (dir.), Histoire de l’Abitibi-Témiscamingue, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, (coll. « Les régions du Québec »), 1995, p. 373. 23. Entrevue avec l’infirmière no 4, postée en Abitibi-Témiscamingue, 1936-1944, 16 février 1993. 24. Entrevue avec une ancienne résidente de Rollet, LEF8JCO, 8 juin 1995. 25. Entrevue avec une ancienne résidente de Montbrun, ROY25ACO, 25 août 1995. 26. Entrevue avec une ancienne résidente de Laforce, MIR1SCO, 1er septembre 1995. 27. Propos relevés par Odette Vincent (dir.), op. cit., p. 375.
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arrivée avec sa famille (neuf enfants) à La Corne, en novembre 1936 à l’âge de quatorze ans, en partance de Trois-Rivières. En descendant du train à Amos, ils durent attendre trois jours à l’Hôtel Albert dans une chambre partagée avec une autre famille. Il leur avait fallu encore une journée pour se rendre à La Corne et, de là, se faire reconduire sur leur lot dans un sleigh tiré par un cheval. Une femme leur avait prêté des couvertures de laine grise : « On n’était pas habillés pour 28… » Une autre mentionne qu’à Roquemaure, en 1934, la Société de colonisation avait dû faire parvenir aux colons des patates, des légumes et de la farine 29. Parvenue à Cléricy en 1950, une des rares femmes interviewées dit avoir apprécié l’arrivée : « Droite en face d’un beau lac […], c’est comme si j’avais tombé au paradis 30 ! » Les conditions de logement sont particulièrement difficiles. « C’était des camps en bois rond. I avait une chambre pis i avait le poêle à bois pis les planchers étaient sur la terre, c’était des maisons très très froides31. » Dans son camp sans électricité ni eau courante ni salle de toilette ni chauffage central, une femme de Laforce exprimait clairement sa hâte de retrouver des conditions de vie modernes : « Si on peut avoir au moins la lumière! Ça vas-tu être fin! […] Mais ça pas été long hein. Le frigidaire, le fer à repasser 32 … » En plus de l’impression d’un recul dans le temps, l’isolement dans l’espace favorise une surveillance médicale accrue des autorités, tout en permettant aux praticiens aventureux de se dépasser 33.
L a médiation soignante au cœur de la modernisation des « colonies » « Quant à moi, le Nord m’appelait, je sentais bouillonner en moi le sang tumultueux des ancêtres découvreurs de continent et bâtisseurs de pays et je répondis d’un seul étan : “Abitibi, j’arrive !” » (Berith, Rocabérant ou Les tribulations d’une jeune infirmière chez les pionniers de l’Abitibi, Montréal, Sondec, 1974, p. 11)
Plusieurs infirmières furent touchées par « l’appel du Nord ». De nombreux problèmes les attendaient: le manque d’eau, l’absence d’électricité, le froid intense, la pauvreté et l’isolement. Pour une infirmière postée dans ce qu’elle estimait être le dernier village
28. Entrevue avec une ancienne résidente de La Corne, DUM6JUCO, 6 juin 1995. 29. Entrevue avec une ancienne résidente de La Corne, LAF6JUCO, 6 juin 1995. 30. Entrevue avec une ancienne résidente de Cléricy, BOU9JUCO, 9 juin 1995. 31. Entrevue avec une ancienne résidente de Laforce, MIR1SCO, 1er septembre 1995. 32. Ibid. 33. Mary Jane McCallum, « This Last Frontier Isolation and Aboriginal Health », CBMH/BCHM, vol. 22, no 1, 2005, p. 103-120.
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avant la Baie-James, c’était « le bout de la civilisation 34 ». On peut présumer qu’elle faisait référence aux conditions de vie modernes. Il n’était pas rare que, en plus des médicaments, des infirmières fassent don de biens de première nécessité. Côtoyer la pauvreté, en dépit des interprétations qu’elles en donnent, paraît avoir constitué pour les infirmières une motivation pour agir, à l’instar des prêtres-missionnaires, au-delà de leur rôle soignant. Une infirmière de l’Abitibi raconte avoir été frappée, encore dans les années 1950, par : […] l’isolement prodigieux des familles, des femmes là qui restaient près d’un p’tit lac […] tellement loin des voisins […] pis i étaient seules, pis le mari partait… I faisaient des signaux par exemple la voisine qui était loin […], elle disait si j’ai besoin d’aide j’vais mettre un torchon rouge sur la corde à linge pis t’enverras ton plus vieux là […]. C’était inhumain cet isolement-là 35.
Rappelons que plusieurs hommes partaient pour les chantiers l’automne venu. L’isolement, et aussi la pauvreté rendaient presque impossible la consultation d’un médecin. Le gouvernement avait dû, avec réticences, consentir à l’envoi d’infirmières dans bon nombre de colonies : les « colonnes [femmes de colons], là comme ailleurs, accouchent, elles ont besoin de services à l’occasion ; là comme ailleurs, il y a des accidents ; là comme ailleurs, il peut y avoir des épidémies ou des maladies pulmonaires, des maladies qui exigent des soins d’urgence 36 ». Le profil des 15 « pionnières » du corpus, dont près de la moitié sont nées avant 1920 et ont eu en moyenne 7,7 enfants (9,2 grossesses considérant les fausses couches), témoigne de la raison d’être des infirmières sur le terrain : les accouchements et les soins aux jeunes enfants. Plusieurs ont vécu des accouchements avec l’aide de sagesfemmes, d’infirmières et parfois de médecins, à domicile et à l’hôpital. Leurs récits révèlent à quel point la médicalisation, en particulier le contrôle des corps, est une composante essentielle de la modernité et traduisent bien les étapes de ce processus. Les plus âgées témoignent de l’ignorance entourant l’accouchement. L’une évoque ainsi : « Mes eaux étaient crevées durant la nuit, pis moi, j’savais pas. Tu sais, on étaient niaiseuses 37 ! » Plusieurs se rappellent que leur mère, une voisine ou la sage-femme (une femme « ordinaire de la paroisse ») assistait à l’accouchement en présence de l’infirmière, une parente ou une jeune fille « à gages » venant aider le temps des relevailles. Il était encore d’usage au début des années 1940 de rester alitée pendant neuf jours. Progressivement,
34. Entrevue avec Georgette Boutin-Turgeon, op. cit. 35. Entrevue avec Nicole Dionne-De La Chevrotière, infirmière postée à Saint-Janvier-de-Chazel, Rollet et Cadillac, Abitibi, 1950-1974, 9 décembre 1992. 36. Dr Alphonse Lessard, directeur du Service provincial d’hygiène et du Service de l’assistance publique, dans Actes du Congrès de la colonisation tenu à Québec les 17 et 18 octobre 1934 sous la présidence de l’honorable Irénée Vautrin, ministre de la Colonisation, Québec, 1935, p. 215-216. 37. Entrevue avec une ancienne résidente de Cléricy, BOU9JUCO, op. cit.
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c ertaines iront à l’hôpital pour des accouchements qui s’annoncent difficiles. « Vous allez vous reposer plus », recommande l’infirmière de la colonie à l’une des informatrices en 1954 38. Si l’accouchement à l’hôpital devient la norme avec l’assurance hospitalisation en 1961, alors que les infirmières se voient interdire d’en pratiquer, il nous paraît clair que les infirmières de colonie ont joué un rôle essentiel dans ce processus de normalisation des pratiques liées à la maternité. En ce qui concerne l’allaitement, les femmes du corpus, même en situation de survie lors des premières années en colonie, ne recourent guère à cette pratique ou encore le font pour peu de temps. Les raisons invoquées tiennent au fait que leur « lait est trop pauvre » et surtout qu’elles manquent de temps devant la lourdeur de la tâche. « J’avais pus l’temps là, pis on était sur une ferme, pis on vendait du lait au village, pis mon mari avait un autobus scolaire, y faisait du transport, pis les journées étaient longues 39 ! » En dépit des difficultés, ces mères préfèrent stériliser les biberons en nourrissant leurs bébés avec du lait de vache dilué dans l’eau. À partir des années 1940, certaines donnent du lait Carnation, Similac ou Borden, acheté sur le marché. Plusieurs auraient de plus souhaité limiter ou espacer leurs grossesses : « Dans c’temps-là, i’avait la méthode Ogino, mais elle valait pas cher ; c’est pour ça qu’i nous la laissait prendre 40 ! » Dans ces aspects clefs de la maternité, ces femmes se veulent assurément modernes. Les soins aux jeunes enfants les occupent beaucoup, plus en fait qu’elles ne le désirent. Pour le nouveau-né, l’une raconte : « On s’faisait des p’tits cotons blancs, là, on les faisait bouillir, pis on les mettait sécher dans l’fourneau, pis là, on les enveloppait… on ôtait le p’tit linge avec un p’tit trou dans l’milieu, pis on mettait un p’tit peu d’vasiline autour du nombril, pis la p’tit gaze, on mettait des bandes [pour que ça tienne en place]. Tous les matins, on l’changeait d’un bout à l’autre. Pis le soir, on lui faisait une toilette, mais plus petite 41. » Dans les années 1950, les « Q-tips » et l’alcool ont remplacé cette pratique. Ces femmes mettent en fait à profit tout ce dont elles disposent pour soigner : le « Corn Starch » (en fait du soda à pâte) pour les fesses de bébé, qu’elles mélangent à du lait bouilli contre la diarrhée et utilisent dans des bassines pour soigner la « picotte ». Pour les rhumes, elles se servent de carrés de camphre et de sirops à base d’oignon, de betterave, de gomme d’épinette ou de cocottes de vinaigrier. L’herbe à dinde sert à faire baisser la fièvre et les mouches de moutarde sont d’usage courant.
38. Entrevue avec une ancienne résidente de Laforce, MIR1SCO, op. cit. 39. Entrevue avec une ancienne résidente de Rollet, LEF8JUCO, op. cit. 40. Entrevue avec une ancienne résidente de Montbrun, MAR26ACO, op. cit. 41. Entrevue avec une ancienne résidente de Montbrun, ROY25ACO, op. cit.
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Certaines utilisent des tranches de pommes de terre (en bandeau sur front) pour les maux de tête, des clous de girofle pour le mal de dents, des infusions de racines et d’écorce diverses pour les maux d’estomac, des graines de lin pour des graines dans l’œil, etc. Plusieurs se purgent le foie avec de l’huile de castor, du soufre, de la racine de radis noirs ou encore de la rhubarbe. Certaines utilisent de l’eau d’aulne en tisane pour sevrer leurs bébés. Si l’une mentionne : « On suivait l’modèle d’la garde 42 », trois femmes soutiennent que les recettes à base de plantes et d’écorces leur venaient des « Indiens » : « Ben, maman elle, elle a appris ça de sa mère. Pis la grand-mère de pépé Deslisle, c’était une sauvagesse 43 ! » D’autres se rappellent avoir acheté des produits de vendeurs itinérants. Elles conservent toutes une petite pharmacie : teinture d’iode, « plasters », Aspirine, sel d’Epsom, Antiphlogistine, peroxyde, Vicks, acide borique et Ozonol. « On aurait pu garder d’autres choses, mais on n’avait pas les moyens 44. » L’usage d’anciennes pratiques, dicté par la nécessité, est abandonné dès que l’on peut accéder à des façons de faire plus rapides et efficaces. Les prêtres interviennent pour favoriser les naissances. Comme on pouvait s’y attendre, des femmes du corpus ont subi des pressions en ce sens. L’une raconte que, lors de la visite paroissiale, «i’[le curé] calculait, t’sais, t’étais supposée être enceinte à toutes les années, là… Ben moi, j’lui disais : “Il [mon mari] travaille en dehors !” 45 ». Une femme mentionne plutôt avoir été incitée par le curé à ne plus avoir d’enfants. « I m’dit : “Toi, Pauline, là, c’t’assez, là, t’as cinq enfants, t’as faite ta part. Va voir la garde”. Ça fait que moi, j’avais l’âme en paix, hein 46. » Elle estime que ce prêtre « i connaissait ça les médicaments… si la garde était pas là, on prenait ses conseils à lui, pis i’avait un très bon jugement pour ça ». L’État tente pour sa part d’uniformiser les pratiques en s’assurant que les enfants des colonies – qui deviennent au fil des ans des municipalités organisées – reçoivent les vaccins distribués ailleurs dans la province. À partir de la Seconde Guerre mondiale, il souscrit aux cliniques ambulantes de la Croix-Rouge (ablation des amygdales, radiographies pulmonaires, extractions dentaires). Les soins chez le dentiste, coûteux, restent encore exceptionnels, mais des changements s’opèrent. Ainsi, les gens commençaient à se brosser les dents: « P’têt’ ben une fois par semaine, pis souvent […] c’tait avec du soda à pâte 47. » La situation générale s’améliore notablement au cours des années 1950 avec l’ouverture des routes pendant l’hiver et l’électrification. Avec la mise en place des programmes
42. Entrevue avec une ancienne résidente de Montbrun, MAR26ACO, op. cit. 43. Entrevue avec une ancienne résidente de Motbrun, ROY25ACO, op. cit. 44. Entrevue avec une ancienne résidente de Montbrun, MAR26ACO, op. cit. 45. Entrevue avec une ancienne résidente de Destor, DUB29AOU, 29 août 1995. 46. Entrevue avec une ancienne résidente de Rollet, LEF8JUCO, op. cit. Elle n’a alors que 27 ans. 47. Ibid.
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universels de santé et d’assistance (1960-1970), la nécessité d’un service infirmier pour dispenser des services médicaux devenus moins urgents ou encore dictés par la nécessité paraissait obsolète. Le terme « colon » en vint même à recouvrer un sens péjoratif, comme le rappelle Morissonneau : « Le colon signifie alors le rustre, l’ignare, l’homme sans civilité, à la limite l’homme des bois 48 . » Il est frappant de constater que les femmes qui accouchaient à domicile… « c’était colon, faut dire le mot », comme le rappelle l’infirmière de Vassan 49. L’accouchement à l’hôpital était devenue un prisme ref létant la modernité de la société ! Avec le recul, toutes les femmes du corpus ont souligné l’importance des infirmières dans les colonies: « [La garde] c’était bon! […] elle arrachait les dents, i’avait pas d’affaires qu’elle faisait pas, elle! Pis c’tait la nuit 50. » « On avait confiance, la garde était rassurante… elle en connaissait, elle, des remèdes 51. » « Si j’avais pas eu elle, i a ben des affaires que j’aurais pas passées, c’est certain ! Elle était proche de nous autres 52 . » « Quand ça feelait pas, on avait tout de suite quelque chose 53. » Plusieurs demeurent critiques: « Aujourd’hui, i ont pas l’temps d’parler avec nous autres »; « l’gouvernement ont tout enlevé les pilules dans les p’tites paroisses » ; « on a l’impression qu’on recule, parce que, dans c’temps-là, on avait une infirmière 24 heures sur 24 54. » L’aspiration à la modernité, en contribuant à la médicalisation jusque dans les régions excentrées, aura eu des effets non désirés, notamment la perte des savoirs traditionnels des femmes et le rôle paradoxal joué par les infirmières dans ce processus.
Conclusion Il est acquis que la colonisation agricole fut un échec une fois la crise passée. Pourtant, le service infirmier qui en avait accompagné le mouvement connaissait une expansion dans les petites localités isolées. À l’échelle de la province, des centaines d’infirmières ont répondu à cet « appel du Nord » assimilé au « front pionnier », leur poste de colonie les plaçant d’emblée dans des situations d’urgence et de nécessité. Tout en ressentant
48. Christian Morissonneau, op. cit., p. 114. 49. Entrevue avec Georgette Soumis, postée à Vassan, 1956-1977, 20 janvier 1993. 50. Entrevue avec une ancienne résidente de Cléricy, BOU9JUCO, op. cit. 51. Entrevue avec une ancienne résidente de Rollet, LAC30AOU, 30 août 1995. 52. Entrevue avec une ancienne résidente de La Corne, LAF6JUCO, op. cit. 53. Entrevue avec une ancienne résidente de Cléricy, ROC12JUCO, le 12 juin 1995. 54. Respectivement les entrevues avec : DUM6JUCO (colonie : La Corne), op. cit. ; LEG12JUCO (colonie : Cléricy), 12 juin 1995 ; MIR1SCO (colonie : Laforce), op. cit.
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Figure 1 généralement appelés colonies. Réseau des postes d’infirmières de colonie Postes affectés à des localités ayant le statut créés par le gouvernement du Québec, de la municipalité dèslocalité leur ouverture. selon région et la d’affectation, 1926-1988 Postes affectés à des localités dont le statut est incertain. Réalisation : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ), Université Laval
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l’insécurité liée à l’isolement et à la pauvreté des populations locales, elles ont offert, au dire de femmes ayant fait l’expérience de leurs services en Abitibi-Témiscamingue, un minimum de sécurité, voire de stabilité. Elles apportaient aux familles une espérance devant la vie. Les « secours médicaux », d’abord réclamés par le clergé, en particulier pour les accouchements, étaient devenus essentiels au maintien des populations. Ce modèle de colonisation en partenariat (Église-État) mis à profit dans le contexte de la crise des années 1930 place les mères canadiennes-françaises, par leur forte natalité, au cœur du projet. Les soins de santé avaient acquis un statut aussi important, sinon plus, que celui de la religion. Derrière cette volonté de « modernisation du pauvre », comme nous l’évoquions au départ, se profilent des femmes responsables agissant avec les moyens dont
NOUVEAU-BRU
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Postes affectés à des territoires non organisés Figure 2 généralement appelés colonies.
Emplacement des postes d’infirmière Postes affectés à des ayant le statut de colonie créés par le localités gouvernement de municipalité dès leur ouverture. du Québec dans la région de l’AbitibiTémiscamingue environsdont le statut Postes affectésetà des des localités est incertain. Réalisation: Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ), Université Laval
Postes affectés à des territoires non organisés généralement appelés colonies. Postes affectés à des localités ayant le statut de municipalité dès leur ouverture. Postes affectés à des localités dont le statut est incertain.
elles disposent et utilisant de façon rationnelle les services à leur disposition. Les infirmières, en médiatisant l’isolement des femmes de l’Abitibi-Témiscamingue, allaient favoriser la médicalisation des besoins sociaux dans ces petites communautés. Le statut de « colon » ayant servi à légitimer le service infirmier en vint à représenter l’antithèse de la civilisation; du coup, les postes infirmiers considérés désuets en regard des exigences modernes perdaient leur raison d’être pour les autorités, en dépit de l’appréciation des populations locales.
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Modernité, transformations économiques et territoire dans le monde alpin ( x viii e - x x e siècles) Des perceptions changeantes *
Luigi Lorenzetti Laboratorio di Storia delle Alpi Università della Svizzera italiana, Mendrisio (Suisse)
Comme pour d’autres sociétés dites « marginales », le rapport du monde alpin avec la « modernité » représente un terrain d’étude stimulant puisqu'il permet de visualiser avec des tons plus marqués que d’autres les antagonismes et les heurts entre les processus locaux et les processus globaux, ainsi que leurs répercussions sur les équilibres territoriaux. Les logiques des sociétés alpines sont, en effet, plus contrastées que celles des sociétés directement engagées dans la « production de la modernité », d’où l’importance d’une observation qui permet de mieux cerner les contenus et les origines de ces contrastes. Cela étant dit, cette perspective d’analyse ne doit pas cacher les multiples difficultés dont le thème de la modernité est porteur. Pour la plupart des auteurs, la notion de « modernité » renvoie à la sphère de la créativité, de la mentalité et des mœurs, mais aussi à l’irruption du rationalisme et de l’individualisme et à l’« ambition prométhéenne » de
* Article réalisé pour le projet Economie regionali, famiglie e mercati durante l’industrializzazione : il Ticino e la Valtellina, 1850-1930, financé par une bourse de recherche du canton du Tessin, 2005-2007.
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contrôler la nature à travers la science et la technique 1. Or, comme il a été souvent souligné 2 , l’ambiguïté de la « modernité » est qu’elle a tendance à se démentir, à se démoder perpétuellement. De même, il importe de tenir compte de la pluralité de significations, ainsi que des transformations sémantiques que le mot « modernité » a connues dans l’histoire et qui traduisent de manière saisissante les rapports que toute société noue avec son passé et son présent. Enfin, les recherches anthropologiques ont à maintes reprises mis en garde contre les risques de l’ethnocentrisme postulant l’absence d’une rationalité fondée sur l’évaluation du rapport entre les moyens et les fins dans les sociétés dites « prémodernes 3 ».
Les Alpes et la modernité : l’époque de la confiance Soudées à la conception d’une histoire linéaire, les notions de « modernité » et de « modernisation » se sont accompagnées, depuis la fin du xviiie siècle, de celle de progrès 4. À travers ce prisme, des années durant, les Alpes ont été décrites comme un espace « archaïque », en retard par rapport au monde urbain et à ses progrès économiques et sociaux. En même temps, dans le sillage d’une ample littérature célébrant les acquis du progrès économique et technique, les représentations collectives ont longtemps perçu la période qui va du milieu du xix e siècle au milieu du xx e siècle comme l’époque qui a amené la modernité dans les Alpes au moyen de la modernisation technologique et économique. Le chemin de fer et l’industrie hydroélectrique ont été accueillis en tant que moteurs du passage du monde traditionnel, marqué par le cloisonnement et par l’autosubsistance, au monde moderne dominé par l’ouverture et par la « rationalisation » de la gestion du territoire. Pour de nombreux auteurs de l’époque, d’ailleurs, la modernité – se concrétisant, par exemple, par la mécanisation du travail, l’éclairage électrique ou les progrès du confort des habitations – aurait été la solution face au problème du dépeuplement de nombreuses régions alpines d’altitude ; elle aurait dû renouveler la relation des populations locales avec l’économie agricole et l’élevage et, en dernier ressort, jeter les bases pour la reconquête du
1.
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 75, 90 ; Krishan Kumar, Le nuove teorie del mondo contemporaneo. Dalla società post-industriale alla società post-moderna, Torino, Einaudi, 2000, p. 92-137 (édition originale 1995).
2.
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., p. 101-103; Peter Burke, Storia e teoria sociale, Bologna, il Mulino, 1995, p. 172 (édition originale 1992).
3.
Jack Goody, Capitalismo e modernità. Il grande dibattito, Milano, Raffaello Cortina editore, 2005, p. 3 (édition originale 2004).
4.
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., p. 75.
Modernité, transformations économiques et territoire dans le monde alpin (xviiie-xxe siècles)
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territoire alpin de la part des populations locales. Ainsi, pour les responsables de l’Association suisse pour la colonisation intérieure, la modernisation représentait la solution décisive pour préserver les sociétés de montagne du dépeuplement et de la paupérisation et, en dernier ressort, l’instrument pour la création d’un modèle social conjuguant les valeurs « traditionnelles » du montagnard (dont l’attachement à la terre et à la patrie) et un rapport au territoire basé sur l’efficacité économique 5. À des conclusions analogues parvient aussi, en Italie, l’Istituto Nazionale per l’economia agricola (INEA) qui, dans un rapport des années 1930, souligne la nécessité de combattre la pauvreté des régions alpines à travers la création d’infrastructures permettant l’amélioration des conditions de vie des populations locales (par exemple au moyen de l’eau potable, des services hygiéniques ou de l’éclairage électrique dans les maisons) et de relancer leur économie par la promotion de l’élevage 6. Bref, la modernité (notamment celle qui est véhiculée par la technologie) est perçue comme l’alliée principale du monde et de la société alpine face aux risques de son déclin, si bien qu’aucune contradiction ne semble affecter le rapport entre les deux. D’ailleurs, la coexistence du secteur primaire et du secteur secondaire est perçue comme le modèle économique le plus prometteur pour le futur de ces régions 7.
Les Alpes et la modernité : l’époque des doutes Ce regard se modifie progressivement à partir des années 1970-1980, lorsque les recherches historiques commencent à souligner l’ambiguïté entourant le lien implicite entre la modernité et le progrès mesuré sur l’échelle des niveaux de vie ou du développement économique. Diverses études relèvent que l'espace alpin n’a bénéficié que partiellement de la modernisation technique. En outre, lorsque les Alpes ont été intégrées dans le monde de la modernité, elles en auraient perçu surtout les effets négatifs, se concrétisant, par exemple, par le renforcement de leur condition de marginalité et de périphérie économique, sociale
5.
Bernhard H., A. Koller, C. Caflisch , Résultats de l’enquête effectuée dans quelques communes types des Alpes suisses, sur la dépopulation des régions montagneuses. Cantons de Fribourg, du Tessin, de Vaud et du Valais. Rapport présenté par l’Association suisse pour la colonisation intérieure et l’agriculture industrielle à Zurich à la Commission extra-parlementaire chargée d’étudier la question de la dépopulation des régions montagneuses, s.l., 1929.
6.
Istituto Nazionale di Economia Agraria [Inea], Lo spopolamento montano in Italia. Indagine geograficoeconomico-agraria, Milano-Roma, 1932.
7.
Dorit Unnasch, « Les débuts de l’industrialisation en Valais. Les petites et moyennes entreprises entre 1880 et 1914 », dans Un peuple réfractaire à l’industrie ? Fabriques et ouvriers dans les montagnes valaisannes, Lausanne, Éd. Payot, 2006, p. 177.
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et culturelle du monde urbain 8. L’exploitation des ressources hydrauliques, par exemple, loin d’amener des bénéfices économiques et financiers aux communautés montagnardes, s’est souvent traduite par une augmentation de leur dépendance à l’égard des centres du pouvoir politique et économique. De même, loin de se répandre de façon uniforme sur le territoire, la modernisation a donné lieu à la création d’importants décalages territoriaux, déterminés par les logiques de la rentabilité économique 9. En ce sens, la modernisation économique, véhiculée par la diffusion des rapports capitalistes, aurait bouleversé les équilibres économiques « traditionnels » de l’espace alpin, donnant lieu à un territoire fortement polarisé, traversé par des relations asymétriques, basées sur sa dépendance par rapport au monde urbain et des plaines. Enfin, pour Guglielmo Scaramellini : si l’on excepte des moments historiques particuliers ou certains secteurs économiques, […], les Alpes semblent intégrer moins les bénéfices que les désavantages de la “modernisation” forcée des deux derniers siècles ; ceci en raison de leur condition de régions de montagne dont les caractères morphologiques limitent l’ampleur des marchés de consommation intérieurs et déterminent les difficultés d’implantation et de mise en fonction des systèmes de transports modernes, tout ceci affectant leurs rapports avec l’extérieur 10.
En déstructurant le tissu économique et social « traditionnel », la modernité aurait donc décrété la fin des anciennes formes de gestion de l’espace et du rapport au territoire et, d’une manière plus générale, le système de relations établi entre les pratiques et les connaissances de la vie quotidienne 11.
8.
Voir Paul Guichonnet, Élisabeth Lichtenberger, Brigitte Prost-Vandenbroucke, « De l’autarcie à la dépendance », dans Paul Guichonnet (dir.), Histoire et civilisation des Alpes, vol. 2, Toulouse, Lausanne, Éd. Privat, 1980, p. 252.
9.
Voir le cas du canton des Grisons (Suisse) où les promoteurs de l’industrie touristique locale euxmêmes ont stimulé l’arrivée de l’éclairage électrique dans les années 1880. En l’absence d’une telle industrie, de nombreuses régions ont attendu plusieurs décennies avant de bénéficier de celui-ci. Cf. Hansjürg Gredig, Walter Willi, Unter Strom, Wasserkraftwerke und Elektrifizierung in Graubünden, Chur, Verlag Bündner Monatsblatt, 2006 ; Hansjürg Gredig, « Elektrizität und “Fortschritt” Der Einfluss von Tourismus und städtischem Energiehunger auf die frühe Elektrifizierung in Graubünden », Histoire des Alpes – Storia delle Alpi – Geschichte der Alpen, 12 (2007), p. 115-130.
10. Guglielmo Scaramellini, « Varietà e suggestioni della ricerca “alpina”. Conclusioni aperte a proposito di un interessante seminario di studio », dans Piero Cafaro, Guglielmo Scaramellini (a cura di), Mondo alpino. Identità locali e forme di integrazione nello sviluppo economico, secoli xviii-xx, Milano, Franco Angeli, 2003, p. 322. (trad. de l’auteur). 11. Claude Raffestin et Mercedes Bresso, « Tradition, modernité, territorialité », Cahiers de géographie du Québec, 68 (1982), p. 185-198.
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Les heurts de l’économie alpine avec la modernité seraient corroborés aussi par l'échec des tentatives de la désenclaver par des voies de communication modernes. La réalisation, dès le milieu du xix e siècle, de nouveaux liens routiers et ferroviaires à travers les Alpes s’est souvent soldée par des conséquences ambivalentes : si, d’une part, ces axes de communication ont promu l’essor de nouvelles activités commerciales et industrielles et la création de nouveaux postes de travail 12 , dans d’autres, ils ont accéléré le processus de pénétration des produits d’importation – notamment ceux d’origine industrielle – qui auraient supplanté la production (proto)industrielle alpine, pénalisée par une moindre rentabilité et productivité 13. En outre, ils auraient créé de nouvelles marginalités du fait du choix de tracés privilégiant les fonds des vallées et pénalisant, par ricochet, les communautés et les régions restées à l’écart des axes de communication 14. Ainsi, dans le cas de la Leventina (Tessin, Suisse), la réalisation de la ligne ferroviaire du Saint-Gothard aurait favorisé le déclin des communautés les plus reculées dans la vallée au profit de celles qui se trouvent directement le long du tracé ferroviaire 15. L’amélioration des relations avec les régions de basse altitude aux embouchures des vallées aurait, enfin, alimenté les flux d’émigration et l’abandon des régions montagnardes. Ce serait donc la modernisation, véhiculée par les voies de communication, qui aurait dicté la dépendance croissante des Alpes par rapport aux centres du pouvoir politique et économique et, de façon paradoxale, l’accroissement de leur isolement 16 ; ce paradoxe synthétise l’ambiguïté de la dialectique entre « modernité » et progrès (ou développement). Dans cette perspective, à la modernisation économique induite par le système du capitalisme industriel on doit imputer aussi le rôle accru de la géographie dans les trajectoires du développement des diverses régions alpines. En effet, l’élargissement des marchés et le renforcement de l’urbanisation auraient exposé davantage l’arc alpin aux facteurs d’emplacement et de rationalité économique, favorisant les aires qui se prêtaient mieux
12. Voir le cas du Briançonnais décrit par Nadine Vivier, Le Briançonnais rural aux xviiie et xix e siècles, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 200-203. 13. Louis Reboud, « Le développement industriel dans les Alpes », dans Le Alpi e l’Europa, vol. III, Economia e transiti, Atti del convegno di studi a Milano 4-9 ottobre 1973, Bari, Laterza, 1975, p. 229-231. 14. Anne-Marie Granet-Abisset, « “Retard et enfermement”. Érudits et historiens face aux sociétés alpines (xixe-xxe siècles) », Le monde alpin et rhodanien, numéro spécial : Le temps bricolé. Les représentations du progrès (xix e- xx e siècles), 3 (2001), p. 73-74. 15. Voir Ruggero Crivelli, La Leventina : essai sur la territorialité d’une vallée du sud des Alpes, Genève, Le Concept moderne éditions, 1987. 16. A.-M. Granet-Abisset, « Au-delà des apparences : archaïsmes et modernité dans des sociétés rurales alpines. Pour une relecture des fins de siècle (xixe-xxe siècle) », dans Daniel J. Grange (dir.), L’espace alpin et la modernité. Bilans et perspectives au tournant du siècle, Grenoble, PUG, 2002, p. 310.
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– grâce notamment à leurs ressources naturelles – à l’essor de certains secteurs économiques et décrétant, à l’inverse, la crise des régions dépourvues de toute ressource 17. Finalement, le monde alpin aurait été aux prises avec une double difficulté : celle découlant de la concurrence des systèmes de production externes – capables de produire aux meilleures conditions du marché – et celle qui est liée à l’augmentation des déséquilibres internes, avec des aires plus fortement intégrées dans l’économie de marché et d’autres poussées vers la marginalité et la paupérisation 18. La crise du monde alpin qui fait suite à sa rencontre avec la modernité serait donc liée à sa dévaluation en tant qu’espace économique et socioculturel. Cette dévaluation, selon H. Rosenberg, aurait été déterminée par la perte de contrôle sur les principaux enjeux économiques et politiques de la part des collectivités locales 19. Son étude sur la communauté d’Abriès (Queyras, France) montre, en effet, que la crise économique qui l’investit vers le milieu du xix e siècle et la restructuration économique qui s’ensuivit provoquèrent une augmentation des rapports de dépendance à l’égard des pouvoirs externes : ceux de nature politique et administrative, mais aussi ceux de nature économique 20. Tout en attestant de l’antinomie entre la tradition et la modernisation, d’autres lignes d’interprétation ont souligné l’inadéquation intrinsèque des Alpes à la modernité. Cette inadéquation serait liée à leur éloignement par rapport au modèle de l’économie capitaliste. Ainsi, selon B. Kaufmann, le retard de l’industrialisation du canton du Valais (Suisse) serait dû à l’hostilité de la population locale à l’égard de la nouveauté et de l’innovation 21, alors que, pour A. Zurfluh, le refus de la modernité de la part de la société du canton d’Uri (Suisse) serait relié à un système de valeurs ancré dans la dimension religieuse de la vie qui ne prévoyait pas la séparation entre l’action humaine et l’action divine. En effet, aux xviiie et xixe siècles, cette société alpine était organisée autour d'un système idéo-
17. M. Taccolini, « La Valle Camonica tra età giolittiana e primo dopoguerra : le dimensioni dello sviluppo locale », dans Pietro Cafaro, Guglielmo Scaramellini (a cura di), Mondo alpino, op. cit., p. 62-63. 18. Ruggero Crivelli, « L’industrializzazione delle Alpi, prospettive storiche e attuali », dans Guglielmo Scaramellini (a cura di), Montagne a confronto. Alpi e Appennini nella transizione attuale, Torino, G. Giappichelli Editore, 1998, p. 99-116. 19. Harriet G. Rosenberg, Un mondo negoziato. Tre secoli di trasformazioni in una comunità alpina del Queyras, Roma-San Michele all’Adige, Carocci editore, 2000, p. 118. 20. Ainsi, outre la perte de la gestion des ressources forestières locales, la communauté dut subir aussi l’intégration de son industrie laitière et fromagère dans l’économie de marché avec l’arrivée d’investisseurs privés remplaçant les coopératives désormais dépourvues de financement public. Cf. Ibid., p. 135-139. 21. Beat Kaufmann, Die Entwicklung des Wallis vom Agrar- zum Industriekanton, Winterthur, Verlag P. G. Keller, 1965.
Modernité, transformations économiques et territoire dans le monde alpin (xviiie-xxe siècles)
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logique voué au maintien de sa propre identité et de sa propre indépendance ; cette attitude avait ses origines dans le décalage entre la vision du monde et la réalité économique et aurait entravé l’émergence d’un esprit d’entreprise 22. Cette attitude reflèterait d’ailleurs le rapport que les populations alpines entretiennent avec leur territoire. Ainsi, selon L. Bonardi, la résistance des sociétés alpines à l’égard de la modernité serait directement liée à leur souci de sauvegarder les équilibres écologiques face aux ingérences de la logique spéculative et individualiste du monde moderne. Dans cette perspective le « devenir immobile » du monde alpin serait la principale clé de lecture pour comprendre son attitude envers l’altérité : les sollicitations de la modernité auraient été rejetées (ou du moins entravées) puisqu’elles étaient contraires à la logique des intérêts communautaires 23, alors que les oppositions aux changements seraient reliées aux résistances à l’égard du nouveau, le changement étant porteur de risques et d’incertitudes.
Un dualisme à revoir Les aspects décrits dans les pages précédentes mettent de l'avant les préoccupations historiographiques visant à nuancer le lien implicite entre la modernité et les progrès économiques et sociaux. Au cours des dernières années, toutefois, diverses études ont focalisé leur attention moins sur la dimension conflictuelle du rapport du monde alpin avec la modernité que sur la coexistence de ces deux dimensions, voire la capacité des sociétés alpines d’élaborer, de façon originale, certains éléments de la modernité afin de les intégrer dans leurs systèmes de pensée et d’organisation de la réalité sociale, économique et territoriale locale. Ainsi, l’attachement aux valeurs traditionnelles et les attitudes conservatrices ont probablement été des facteurs importants pour le maintien de la vitalité de l’économie et des rapports territoriaux dans diverses régions de montagne. Dans le Briançonnais (Alpes françaises), par exemple, les efforts en faveur de la modernisation économique de la part des populations locales ont trouvé d’importants appuis dans l’attachement à la terre et aux valeurs « traditionnelles ». Loin d'être des obstacles et des entraves à la modernité, ces
22. Anselm Zurfluh, Un monde contre le changement. Une culture au cœur des Alpes. Uri en Suisse xviie- xx e siècles, Paris, Économica, 1993, p. 168 ; Id., « Industrializzazione e mentalità alpina: il cantone di Uri nel xviii e xix secolo. Bilancio di una ricerca », dans Giovanni L. Fontana, Andrea Leonardi, Luigi Trezzi (a cura di), Mobilità imprenditoriale e del lavoro nelle Alpi in età moderna e contemporanea, Milano, CUESP, 1998, p. 305-321. 23. Luca Bonardi, Livigno villaggio immobile. Uomini e ambienti di una valle alpina, Livigno, Famiglia Cooperativa di Consumo e Agricola, 2001, p. 135.
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valeurs auraient, donc, représenté de véritables appuis en faveur de la modernisation de la vie économique locale 24. D’autre part, dans le canton du Valais (Suisse), bien qu’une partie de la classe politique et le clergé aient adopté une position méfiante, voire hostile, envers la modernité et l’industrialisation de la vie économique locale (puisqu’elles risquaient de défaire les équilibres et les fondements moraux de la société), une portion significative de la population a saisi favorablement les nouvelles occasions d’emploi offertes par l’industrie 25. La coexistence d’attitudes diversifiées (et, dans certains cas, en opposition) à l’égard de la modernité a été récemment soulignée aussi par une étude sur la communauté bourgeoisiale d’Ursern (canton d’Uri, Suisse). Souvent évoqué comme le représentant du traditionalisme et de la fermeture à l’égard des inf luences provenant de l’extérieur, cet organisme a conjugué, au cours du xixe siècle, des attitudes conservatrices sur le plan politique (notamment en revendiquant et en défendant son autonomie par rapport aux autorités cantonales et fédérales) et des positions innovatrices et sensibles à la modernisation économique 26 . Les choix concernant la gestion du territoire et des ressources naturelles montre, en effet, que son action économique s’est clairement orientée vers la promotion du développement touristique et la réalisation des systèmes techniques propres de la modernité (éclairage électrique, chemins de fer, eau courante, etc.). Bref, comme l'a récemment souligné P. P. Viazzo, la complexité du rapport des sociétés alpines à la modernité ne peut être ramenée simplement à des attitudes fondées sur l’opposition binaire entre « tradition » et « modernité », mais plutôt à une relation aux frontières vagues et ambivalentes 27. D’ailleurs, l’originalité de nombreuses sociétés alpines réside dans la présence de traits et de marqueurs habituellement associés à la modernité 28. Ainsi, la f lexibilité économique et la pluriactivité – mots clés des stratégies actuelles de
24. Nadine Vivier, Le Briançonnais rural, op. cit., p. 260. 25. Sandro Guzz-Heeb, « Un peuple réfractaire à l’industrie ? Les conditions et les caractéristiques particulières de l’industrialisation au Valais », dans Un peuple réfractaire à l’industrie ?, op. cit., p. 399-435. Voir par exemple le cas de la verrerie de Monthey dont une partie considérable des ouvriers étaient d’origine valaisanne ; Virginie Balet, « La verrerie de Monthey. Dynamisme industriel et expérimentation sociale (1824-1933) », dans ibid., p. 209-217. 26. Voir Martin Schaffner, « Die Korporation Ursern zwischen Beharren und Fortschritt. Vorläufige Bilanz eines Archiv- und Forschungsprojektes », Histoire des Alpes – Storia delle Alpi – Geschichte der Alpen, 12 (2007), p. 101-114. 27. Pier Paolo Viazzo, « Transizioni alla modernità in area alpina. Dicotomie, paradossi, questioni aperte », ibid., p. 13-28. 28. Anne-Marie Granet-Abisset, « Au-delà des apparences », op. cit., p. 307-309.
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promotion économique de nombreuses régions de l’arc alpin 29 – ont fait partie depuis des siècles de leurs systèmes économiques, par exemple à travers les migrations périodiques et temporaires des populations locales ou la diversification des revenus à travers le travail (proto)industriel et l’exploitation des ressources naturelles locales (mines, bois, eau, etc.). Dans le Valais, cette stratégie a donné lieu, à la fin du xixe siècle, à l'apparition des « paysans-ouvriers », individus partageant leur vie entre l’usine du fonds de la vallée et leur village d’altitude ; un mode de vie déterminé par l’incertitude de l’emploi industriel et qui a longtemps assuré la survie de l’agriculture de montagne et l’environnement économique et social local 30. Ailleurs, par contre, la modernisation économique a amené de profondes transformations dans l’organisation sociale. Dans le Dauphiné (Alpes françaises), par exemple, l’essor de l’industrie à domicile basée sur la production de gants a poussé de nombreuses femmes à délaisser les tâches agricoles et ménagères traditionnelles pour s’employer dans ce nouveau secteur. Les époux ont ainsi été amenés à assumer les fonctions qui auparavant étaient une prérogative de leur épouse : la préparation des repas, les soins aux enfants et les travaux domestiques 31. De même, dans diverses vallées alpines de l’Italie orientale, après l’expérience migratoire vers le plat pays (souvent comme domestiques), de nombreuses femmes retournant à leur village s’adonnaient à de nouvelles activités entrepreneuriales à l’échelle familiale en développant le secteur de la restauration ou en louant des chambres pour les premiers touristes ou, encore, en transformant les anciens refuges et les hospices de montagnes en pensions ou auberges et promouvant ainsi l’industrie touristique locale 32. En même temps, il importe de souligner que les sociétés alpines n’ont pas été seulement des receveuses passives des inf luences externes. La réalisation des barrages
29. À vrai dire, le rôle de la pluriactivité était déjà souligné dans les années 1960. P. Rambaud, par exemple, le désignait comme la solution pour garantir la survie des économies alpines, grâce notamment à la combinaison d’un secteur primaire modernisé (et mieux adapté aux besoins du marché) et une activité touristique qui « devrait favoriser la division du travail à l’intérieur de la “maison”, amorcer une rupture dans la confusion de la famille avec l’exploitation et fournir un marché pour les produits locaux ». Placide Rambaud, Économie et sociologie de la montagne. Albiez-le-Vieux en Maurienne, Paris, A. Colin, 1962, p. 266. 30. Werner Bellwald, « La Lonza. Du carbure à la biochimie », dans Un peuple réfractaire à l’industrie ?, op. cit., p. 257. 31. Martine Segalen, « La révolution industrielle: du prolétaire au bourgeois », dans André Burguière, Christiane Klapish-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), Histoire de la famille. III. Le choc des modernités, Paris, Armand Colin, 1986, p. 495. 32. Casimira Grandi, « Immagini di un’evoluzione. La donna di montagna e l’avvio dell’imprenditoria turistica veneto-trentina (fine ottocento-primi novecento) », dans Daniel J. Grange (dir.), L’espace alpin et la modernité, op. cit., p. 375-393.
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hydroélectriques dans diverses vallées des Alpes françaises à partir des années 1920 constitue un exemple intéressant qui témoigne de la capacité des collectivités alpines de dialoguer avec les projets de la modernité touchant la gestion du territoire. Bien qu’impliquant la submersion de diverses communautés rurales, l’aménagement de telles structures par la régie nationale des forces électriques (EDF) a été possible parce qu’il était en concordance avec les aspirations des sociétés locales, convaincues de l’intérêt et des bénéfices que de telles infrastructures pouvaient leur amener. On est donc loin d’une relation de domination construite autour d’un idéal et d’un projet imposé par le haut et d’une attitude de passivité des responsables locaux envers les pressions du capitalisme d’État. Il s’agit plutôt d’une adhésion aux idéaux de la modernité adaptés aux besoins locaux et justifiés par le consensus et le respect de la cohésion sociale 33. L’adhésion aux modèles de la modernité, accompagnée de la capacité de les adapter à celles de la tradition, s’observe aussi dans le cas de la diffusion des associations coopératives qui naissent dans diverses régions alpines à la fin du xixe siècle dans le but d’organiser et de rationaliser l’exploitation des alpages et les activités liées à la production laitière et fromagère. Bien qu’elles soient inspirées par les associations mutuelles du mouvement ouvrier nées dans les régions industrielles, les coopératives qui surgissent dans le monde alpin représentent des évolutions des organismes de gestion communautaires des ressources locales en vigueur durant les siècles précédents 34 . De même, la transformation des institutions charitables, nées durant l’époque moderne et vouées au secours des pauvres, vers des institutions de crédit (caisses d’épargne) 35 démontre la capacité des sociétés de montagne de repenser les fonctions et les fonctionnements de ces institutions et d’intégrer les modèles de la modernité dans le but de favoriser le développement économique local. L’accommodement entre la modernité et la tradition représente désormais, pour les sociétés alpines actuelles, une occasion relevant de la valorisation des éléments et des traits qui jusqu’à il y a quelques années étaient stigmatisés comme « arriérés » ou « archaïques ». L’« arriération » et l’« authenticité » deviennent, pour de nombreuses communautés montagnardes, les facteurs sur lesquels se basent leur promotion touristique et leur
33. Virginie Bodon, La modernité au village. Tignes, Savines, Ubaye... La submersion de communes rurales au nom de l’intérêt général 1920-1970, Grenoble, PUG, 2003. 34. Voir le cas du village de Mori (Trentin) étudié par Pietro Cafaro, « Dall’economia regolata all’economia autogestita. Il caso di una comunità trentina nel corso del xix secolo », dans Pietro Cafaro, Guglielmo Scaramellini (a cura di), Mondo alpino, op. cit., p. 17-36. 35. Voir le cas d’une institution charitable de Chiavenna (Valteline, Italie) et de sa transformation, analysé par Andrea Locatelli, « La “Cassetta dei morti” a Campodolcino. Il privato sociale per la comunità civile », dans Andrea Locatelli (a cura di), Regole sociali e economia alpina. La “Cassetta dei morti” a Campodolcino tra età moderna e contemporanea, Milano, Franco Angeli, 2005, p. 15-129.
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relance économique 36, en profitant, entre autres, du climat culturel actuel dans lequel la « mode rétro » est désormais l’une des composantes de la modernité. Ces caractéristiques peuvent même être à l’origine de la remise en œuvre de formes techniques réputées dépassées, mais en réalité plus compatibles avec les exigences d’un développement durable ; une forme de développement de plus en plus sollicitée par les communautés montagnardes, aux prises avec la dégradation des équilibres écologiques des territoires alpins 37. Dans la même perspective, on peut évoquer le rôle acquis durant les dernières années par l’agrotourisme. Dans ce cas, l’agriculture de montagne, exclue des dynamiques de la mondialisation, a pu retrouver son utilité économique « en s’inscrivant dans une logique d’intégration territoriale et non de filière 38 ».
36. Voir notamment le cas du village de Saint-Martin, dans la vallée d’Hérens (Valais, Suisse) analysé par Ruggero Crivelli, Mathieu Petite et Gilles Rudaz, « Le destin d’un hameau en Valais : un jeu de bascule entre retards et modernités », Histoire des Alpes – Storia delle Alpi – Geschichte der Alpen, 12 (2007), p. 131-143. 37. Amélie Rousselot-Pailley, « Les canaux d’irrigation du Briançonnais : témoins de la société montagnarde d’hier et d’aujourd’hui », Histoire des Alpes – Storia delle Alpi – Geschichte der Alpen, 12 (2007), p. 83-99 38. Anne Le Roy, « L’agritourisme et les dynamiques territoriales dans les Alpes », dans Daniel J. Grange (dir.), L’espace alpin et la modernité, op. cit., p. 137-143.
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Mutations agricoles, marchés immobiliers, stratégies familiales Une comparaison Hesbaye, pays de Her ve, Ardenne de 1750 à 1900
Paul Servais Université catholique de Louvain
L a région liégeoise, dans l’est de la Belgique, présente une situation économique et sociale tout à fait singulière entre le xvii e et le xx e siècle. Centrée sur une petite capitale principautaire, puis provinciale, qui voit se développer une révolution industrielle particulièrement précoce et importante, elle articule trois systèmes ruraux complémentaires et étonnamment diversifiés. Chacun d’eux implique un rapport particulier à la modernité. Entendue comme la cohérence des systèmes locaux avec les évolutions socio économiques globales, celle-ci pourrait être définie d’une part par le passage de l’auto consommation à la production pour le marché, mais aussi par l’évolution de logiques communautaires vers des réf lexes de plus en plus individuels, enfin par un mouvement conjuguant à la fois diversification, spécialisation et industrialisation des productions agricoles ou, mieux, rurales. Ces mouvements s’inscrivent dans des espaces particuliers qu’ils transforment et modèlent. Ils révèlent en outre des chronologies propres, qui renvoient sans doute à des facteurs précis et mettent en évidence un certain nombre de liens avec des systèmes familiaux particuliers et des modalités de gestions patrimoniales nettement différenciées. Sur la base de l’étude de trois communautés villageoises très typées du point de vue économique et social, quatre questions seront abordées ici : comment cette « transformation agricole », qui a dû affronter à plusieurs reprises des crises graves, se manifeste-t-elle
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HESBAYE
PAYS DE HERVE Liège Verviers
CONDROZ
ARDENNE
FAMENNE
dans le paysage et l’organisation de l’espace ? Comment et en quoi exprime-t-elle, ou non, le passage de la « tradition » à la modernité ? Quelle signification faut-il accorder aux décalages temporels constatés entre les trois régions observées ? Comment peut-elle être reliée aux évolutions du marché foncier et aux systèmes familiaux de gestion patrimoniale ?
Le pays de Herve : « la campagne la plus moderne d’Europe » Sur la rive droite de la Meuse, le pays de Herve, caractérisé par une petite exploitation laitière et fruitière, connaît aussi un régime de petite propriété paysanne, touché, à partir des années 1820 et 1830, à la fois par un investissement bourgeois important et par le déclin rapide des structures protoindustrielles du xviiie siècle. Son intégration dans les circuits commerciaux internationaux, qui lui vaut la réputation d’être « la campagne la plus moderne d’Europe », remonte au xvie siècle et se renforce par le développement de produits agroalimentaires largement commercialisés.
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C’est la situation politique qui semble enclencher le processus de modernisation de la région 1, plus particulièrement l’isolement du duché de Limbourg et du comté de Dalhem, séparés des autres Pays-Bas espagnols par la principauté de Liège. Entre le xv e et le xvii e siècle se met en place une spécialisation intrarégionale, réservant la production céréalière au petit comté de Dalhem et centrant le pays de Herve sur la production laitière. Celle-ci débouche sur la fabrication de beurre et de fromage, exportés régionalement ou internationalement. Ces formes particulières d’exploitation agricole sont favorisées par des conditions naturelles propices, que ce soit la nature du sol ou les conditions hydrologiques, et par des débouchés commerciaux naturels, quatre villes moyennes à proximité immédiate. Le xviii e siècle ajoute deux composantes à l’économie locale. Dès les années 1740, une intense activité protoindustrielle se développe, tant dans le secteur textile, en lien avec quelques entrepreneurs verviétois, que dans les secteurs métallurgique ou armurier, en lien avec les entrepreneurs cloutiers et platineurs liégeois. Ces nouvelles productions absorbent la main-d’œuvre rendue disponible par les évolutions agricoles. Elles fournissent des revenus qui grossissent l’épargne paysanne. Elles soutiennent également les mécanismes d’accession à la propriété, notamment en rendant possible le recours systématique aux instruments de crédit qui se développent au même moment, plus particulièrement la rente constituée qui apparaît de plus en plus comme l’ancêtre du crédit hypothécaire. Sur le plan plus strictement agricole, la culture fruitière à haute tige connaît un développement important, qui ajoute sa touche au paysage et inscrit de manière d’autant plus visible le système économique dans le paysage. Non seulement le brun des labours a fait place au vert des pâturages, mais celui-ci s’est peu à peu complété des ombrages des pommiers, poiriers et cerisiers. Le parcellaire lui-même a subi l’inf luence de cette réorganisation, les longs champs en lanière faisant place à des parcelles en bloc, se rapprochant le plus souvent d’une forme carrée ou rectangulaire, chacune étant séparée de sa voisine par des haies vives d’aubépine. Ces deux formes d’activité inscrivent, par ailleurs, d’autant plus l’économie régionale dans les grands mouvements des marchés interrégionaux et internationaux, accentuant la commercialisation des productions locales. L’évolution du marché du crédit 2 confirme également cette forte insertion de l’économie régionale tout entière dans les circuits du grand commerce international.
1.
Sur ce phénomène, voir Joseph Ruwet, L’agriculture et les classes rurales au pays de Herve, Liège-Paris, Les Belles Lettres, 1942.
2.
Paul Servais, La rente constituée dans le Ban de Herve au Belgique, 1982.
xviiie siècle,
Bruxelles, Crédit communal de
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Le marché immobilier 3 régional ou local est particulièrement actif, alimenté en bonne partie par des transactions d’origine familiale et réservant l’essentiel de la propriété du terroir aux gens du cru. Quant à la structure familiale, du moins telle qu’on peut la percevoir à la fois par des reconstitutions de famille, sous l’angle de l’occupation du territoire et en analysant les pratiques de transmission patrimoniale, elle semble marquée par une indépendance fondamentale du ménage, l’égalitarisme strict des héritiers et l’accentuation privilégiée de l’exploitation dont le maintien au-dessus d’un seuil de rentabilité minimal constitue une préoccupation de tous les instants et le garde-fou des pratiques d’organisation de l’héritage. Le xixe siècle n’arrête pas le mouvement. Dans un premier temps, les activités protoindustrielles, directement affectées par le démarrage de la révolution industrielle, disparaissent progressivement. Dans un second temps, l’industrialisation de sous-produits des cultures fruitières (siroperies, distilleries, cidreries, etc.) prend le relais du textile et de la métallurgie, confirmant à la fois la ruralisation accrue de la région et son orientation fondamentale d’économie de marché. Si la structure familiale se maintient 4 en s’adaptant 5, le marché immobilier et la structure foncière en subissent le contrecoup, obligeant les propriétaires locaux à céder un peu de terrain aux bourgeois verviétois et liégeois 6.
3.
Voir Paul Servais, « L’évolution des structures agraires du duché de Limbourg du xviie au xixe siècle », dans Annales E.S.C., 1982, p. 303-319 ; idem, « Structures agraires et industries rurales : le cas de l’EntreVesdre et Meuse aux xviiie et xixe siècles », dans Revue belge d’histoire contemporaine, 1982, p. 179-206.
4.
Paul Servais, « Transmissions patrimoniales en période de transitions industrielles : les campagnes liégeoises au xixe siècle », dans Pouvoirs de la famille, familles de pouvoir. Actes du colloque international de Toulouse (5-7 octobre 2000), Michel Bertrand (dir.), Toulouse, CNRS et Presses universitaires de Toulouse le Mirail, 2005, p. 805-816 ; idem, « La transmission patrimoniale dans l’est de la Belgique au xixe siècle : Sart-lez-Spa et Clermont sur Berwinne », dans Laurent Honnoré, Véronique Fillieux et Paul Servais, Angles d’approches. Histoire économique et sociale de l’espace wallon et de ses marges (xv exx e siècles), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2003, p. 125-135.
5.
Muriel Neven, Dynamique individuelle et reproduction familiale : le pays de Herve dans la seconde moitié du xix e siècle, Genève, Droz, 2003 ; Charles Bihot, Le pays de Herve. Étude de géographie humaine, Anvers, Imprimerie J. Van Hille-Bebacker, 1913.
6.
Paul Servais, « Marchés immobiliers herbagers et céréaliers au xviiie siècle : le cas de la périphérie liégeoise », dans Les mouvements longs des marchés immobiliers ruraux et urbains (xvie- xx e siècles), Michel Dorban et Paul Servais (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia, 1994, p. 109-124.
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L a Hesbaye : entre production céréalière et betteravière
Sur la rive gauche de la Meuse, la Hesbaye est une région de grande exploitation céréalière caractérisée principalement, sous l’Ancien Régime, par la propriété du clergé, des institutions charitables et de la noblesse, puis, au xixe siècle, par celle des institutions charitables et de la bourgeoisie. Elle connaît à partir du milieu du xix e siècle un processus progressif de modernisation, voire d’industrialisation, notamment par l’introduction de la betterave sucrière et la mise en place d’infrastructures particulières de traitement. Au xviii e siècle, selon I. Delatte 7, la propriété du clergé et des institutions charitables représente globalement 30 % du territoire, à raison de 23 % pour les biens d’Église proprement dits et de 8 % pour les propriétés des institutions charitables, avec des variations locales qui les font passer de 20 % à 50 %. Quant à la propriété noble, elle est étroitement liée à la possession de seigneuries et représente en moyenne 16 % des terroirs communaux. Le sud-ouest de la région se caractérise cependant par une présence de biens nobles nettement plus affirmée, puisqu’elle avoisine 30 %, voire 50 % dans quelques communautés. La bourgeoisie urbaine n’y est guère présente, puisqu’elle s’approprie tout au plus 14 % ou 15 % du territoire. Le solde, soit un quart à un tiers des terres, avec des variations locales particulièrement importantes, est propriété des paysans eux-mêmes. La structure proprement dite de la propriété diffère suivant la catégorie à laquelle appartient le propriétaire. Alors que la propriété noble est souvent concentrée, la propriété ecclésiastique ou celle des institutions charitables, même s’il faut tenir compte de l’ampleur des propriétés d’abbayes, est plutôt émiettée, résultat manifeste de son mode de constitution, notamment au moyen de dons et de legs plus que par acquisition à titre onéreux. Quant à la propriété paysanne, elle se compose en général de nombreuses parcelles disséminées sur l’ensemble du territoire de la communauté, même si des efforts de regroupement peuvent, à l’occasion, se faire jour. Les conditions de l’exploitation en sont naturellement influencées. La forme la plus répandue de faire-valoir est la location, qui se fait pourtant selon des modalités très variables. Pour ce qui est de la propriété noble, elle est à près de 90 % répartie en grosses exploitations qui ont entre 60 et 100 bonniers 8 de superficie. La propriété ecclésiastique comporte également bon nombre de grosses fermes, mais les petites et moyennes exploitations ne
7.
Ivan Delatte, Les classes rurales dans la principauté de Liège au xviiie siècle, Liège-Paris, Les Belles Lettres, 1945, p. 71.
8.
Un peu plus de 87 ares.
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sont pas rares. Et de nombreuses parcelles de biens ecclésiastiques sont simplement détachées de toute exploitation ou de tout bâtiment rural. Quant à la propriété paysanne, elle comporte très peu de grandes unités et rassemble le plus souvent de nombreuses parcelles, les unes en propriété, les autres tenues en location des grandes institutions ecclésiastiques ou charitables. La location de terre par des paysans à des paysans est rarissime. Les logiques du marché immobilier 9 comme celles de l’exploitation subissent également le contrecoup de cette structure de l’exploitation. Le marché immobilier se révèle relativement peu actif, pour ne pas dire bloqué, caractérisé par un petit nombre de transactions et portant le plus souvent sur des parcelles isolées et de petite taille. Quant à l’exploitation, elle privilégie tantôt la production familiale de produits alimentaires, essentiellement les « durs grains », ces céréales indispensables à la fabrication de l’élément de base que constitue le pain, tantôt le marché, le plus souvent régional, la production des grandes exploitations étant pour une part déterminante écoulée sur les marchés urbains avoisinants. Dans les grandes unités de production s’ajoute aux céréales une part d’élevage qui est loin d’être négligeable, mais qui concerne bien plus les moutons et les porcs que les bovins, du moins jusqu’au xviiie siècle. C’est une indication parmi d’autres de ce que la production pour le marché n’implique pas pour autant la modernité des pratiques et des techniques. L’assolement traditionnel et le maintien relatif de la vaine pâture, contrairement à ce qui prévaut dans le duché de Brabant voisin, empêchent les rendements de s’améliorer de manière significative, les produits de se diversifier, les gains de s’accroître. D’autant que la céréale privilégiée, pourtant sur des terres de qualité, est le seigle et non le froment. Pour ce qui est des logiques patrimoniales, elles privilégient la transmission du bail autant que celle des quelques parcelles de terres en propriété. Quant aux tonalités du paysage, qui expriment l’inscription de ce système agricole dans l’espace, elles sont celles du brun des labours ou du blond des blés. Au xixe siècle, la situation hesbignonne change lentement 10, non pas pour ce qui est du dynamisme du marché immobilier, pas plus qu’en ce qui concerne la structure de la propriété – à l’exception du remplacement des propriétaires ecclésiastiques et de quelques propriétaires nobles par des bourgeois enrichis à l’occasion de la vente des Biens nationaux – ou les structures de l’exploitation, mais bien pour ce qui touche aux types et aux techniques de production. L’introduction de la betterave sucrière, qui avait pratiquement échoué à la fin du règne de Napoléon, d’une part confirme l’intégration de l’agriculture locale dans des
9.
Paul Servais, Marchés immobiliers...
10. Émile Vliebergh et Robert Ulens, La population agricole de la Hesbaye au xix e siècle. Contribution à l’étude de l’histoire économique et sociale, Bruxelles, Académie royale de Belgique,1907 ; Théo Brulard, La Hesbaye. Étude géographique d’économie rurale, Louvain, Uystpruyst, 1962.
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circuits commerciaux de plus en plus intenses, d’autre part fait apparaître un processus d’industrialisation de la culture et de ses dérivés qui ouvre de nouveaux marchés, offre de nouveaux emplois et de nouvelles perspectives en matière d’élevage et enfin contribue au développement d’une infrastructure logistique de plus en plus importante 11. C’est bien sûr le cas d’un réseau routier qui se développe et s’améliore 12 , mais c’est également celui des chemins de fer et des chemins de fer vicinaux, voire celui de réseaux technologiques particuliers d’acheminement des matières premières, tel le réseau des sucreries de Wanze qui représente « une canalisation de 120 km, en tuyaux de fonte [...] par lequel elle draine la Hesbaye 13 ». Mais, en matière de modernité, c’est aussi le remplacement de la rémunération en nature par le payement des prestations en argent qu’elle induit, tout comme elle intègre peu à peu au paysage la présence de ces signes visibles d’industrialisation que sont les cheminées d’usine.
L’Ardenne : les tensions de la tradition et de l’adaptation Sur la rive gauche de la Vesdre, se déploie le massif ardennais 14 . Caractérisé jusqu’au xix e siècle par une petite propriété paysanne, quelques grands domaines ecclésiastiques et nobles, puis bourgeois, et une vaste propriété communale, il connaît une agriculture très traditionnelle, à la limite de la simple survie. La modernisation qu’il finit par vivre n’intervient que très tardivement durant le dernier tiers du xixe siècle. Climat, géologie et géographie le distinguent des deux autres régions observées. L’altitude y est plus élevée, la pluviosité plus importante, le froid plus intense, le sol moins fertile. Les conséquences pour cette région de vieilles montagnes rabotées par l’érosion sont nombreuses : elle se trouve relativement isolée du reste de la périphérie liégeoise ; les productions agricoles locales se caractérisent essentiellement par leur rusticité – l’avoine
11. Sur le cas très particulier de l’industrie sucrière, voir Muriel Neven et Michel Oris, « Les industries rurales dans l’Est de la Belgique au xixe siècle. Une histoire d’ambiguïté », dans À l’approche d’une autre ruralité. Campagnes et travail non agricole du bas Moyen Âge à 1914, Jean Marie Yante (dir.), Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2004, p. 91-124. 12. Sur la logique du désenclavement régional entre le xviiie et le xixe siècle et sur les différents réseaux qui y interviennent, voir les travaux de Michel Dorban. 13. Signalé par Muriel Neven. et Michel Oris, op. cit., p. 120. 14. Parmi les études d’ensemble qui permettent de cerner la situation ardennaise, on peut mentionner Émile Vliebergh et Robert Ulens, L’Ardenne. Population agricole au xix e siècle. Contribution à l’histoire économique et sociale, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1911 ; Giovanni Hoyois, L’Ardenne et l’Ardennais. L’évolution économique d’une région, Bruxelles-Paris-Gembloux, Duculot, t. I, 1949, t. II, 1953.
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est la céréale la plus cultivée – et par leurs piètres rendements ; l’autoconsommation est de rigueur, que ce soit pour les produits de la culture ou pour ceux de l’élevage, une petite fraction de ces derniers aboutissant cependant sur l’un ou l’autre marché régional, où ils sont mis en vente pour acheter les compléments de céréales – éventuellement froment, mais aussi seigle – nécessaires. Seuls les pourtours du massif connaissent une relative ouverture vers d’autres activités économiques, notamment la filature de la laine à proximité de Verviers. Le niveau de vie en est bien sûr affecté. La région passe à la fois pour pauvre et arriérée, bien que les habitants puissent y être qualifiés de laborieux, même s’ils sont taxés de manque d’esprit d’entreprise et d’instruction. La structure de la propriété est directement mise en rapport avec ces conditions physiques. Propriété et exploitation sont en outre étroitement liées dans la mesure où le faire-valoir direct semble très nettement majoritaire. Une analyse rapide des matrices cadastrales de 1834 permet également de constater, si on les confronte aux registres de populations, que bien peu nombreux sont les chefs de famille qui ne possèdent pas au moins leur maison et un lopin de terre proche, dans une occupation du territoire en v illages concentrés. La taille de l’exploitation y semble, enfin, inversement proportionnelle à la productivité et à la valeur des sols, ce qui donne des unités de superficie plus vastes que dans les régions voisines, la grande propriété, supérieure à 100 hectares, y restant cependant relativement peu présente. Cette très large diffusion de la propriété foncière, fût-elle de toute petite taille, et les pratiques successorales de division physique des héritages au moment de la transmission entre générations sont autant d’indications de l’importance accordée au statut de propriétaire. C’est que seuls ces derniers, du moins dans la plupart des communes ardennaises, ont accès aux biens communaux 15. Or, ceux-ci jouent un rôle central dans le fragile équilibre qui caractérise le système économique régional et l’organisation économique familiale. Ce sont eux qui fournissent le bois de chauffage et de construction, la glandée des porcs, le pâturage des moutons, outre la possibilité d’essarter, c’est-à-dire de défricher de manière temporaire à feu ouvert. Dans l’esprit du temps et du lieu, droits d’usage et biens communaux représentent un complément indispensable à la survie des plus pauvres de la communauté. Mais pour la pensée agronomique européenne, dominante aussi dans la Belgique du milieu du xixe siècle, ils constituent le point focal de l’arriération du système
15. Sur la problématique particulière des biens communaux, on se reportera à la communication de Paul Servais, « Biens communaux et mutations agricoles : les contreforts ardennais entre 1750 et 1900 », présentée à l’European Science Foundation (ESF) Exploratory Workshop – Standing Committee for the Humanities (SCH) tenue à Thonon-les-Bains les 13, 14, 15 et 16 octobre 2005 sur le thème « Property rights, land market and economic growth in Europe (13th-19th centuries) » (à paraître).
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cultural ardennais et de son manque radical d’efficacité. Pour économistes et politiques, pressés par les nécessités d’une population en croissance et d’un déficit structurel des subsistances, seule l’initiative privée semble en mesure de les mettre en valeur et de les intégrer de manière adéquate au système agricole de production. C’est donc sur leur valorisation, mais aussi sur leur appropriation privée, que porte, à dater des années 1850, l’effort de modernisation. L’affrontement entre tenants locaux de la tradition et partisans extérieurs de la valorisation, même s’il comporte bon nombre de combats d’arrière-garde, par exemple lorsque les habitants du village de Sart s’efforcent d’empêcher les étrangers à leur communauté de se porter acquéreurs de parcelles de biens communaux en leur interdisant physiquement l’accès à la salle communale où se déroule la vente aux enchères, débouche cependant sur une modification radicale, et originale, de l’économie régionale et des orientations de l’exploitation rurale. Ce n’est pas le marché immobilier 16 qui est touché au premier chef, du moins si l’on excepte quelques pics dans les années 1850, occasionnés par des ventes de biens communaux. Ce n’est pas non plus la structure de la propriété ni celle de l’exploitation. Propriétaires locaux et faire-valoir direct restent nettement dominants. Par contre, de 1846 à 1895, les superficies incultes n’ont cessé de diminuer, et les mécanismes comme les facteurs de cette évolution en indiquent le sens : d’une part les conversions en bois dépassent largement les mises en valeur de terres incultes, essentiellement du fait de l’abandon de terres par l’agriculture proprement dite ; d’autre part, la lande ardennaise recule de manière impressionnante grâce à l’utilisation de phosphate basique, essentiellement sur les bruyères appartenant aux particuliers. Mais c’est dans une modification de perspective politique que les dernières manifestations du phénomène trouvent leur source. Les meilleures parcelles de communaux ayant été vendues, le résidu, dans un contexte agricole modifié, semble plutôt destiné au boisement et les communes se voient, dès lors, subsidiées pour cette opération de valorisation de leurs terres. Cette diminution très nette des superficies incultes joue naturellement sur l’évolution de la superficie globale exploitée, même si les améliorations agricoles ne sont pas seules en cause dans l’augmentation constatée presque partout, dans la mesure où le domaine boisé de l’État est, en 1895, inclus dans la superficie exploitée, ce qui n’était pas le cas précédemment. Les bois et forêts 17 semblent
16. Archives de l’État à Liège (AEL), Enregistrement et Domaines, canton de Spa, 1808-1900. 17. Sur l’histoire des forêts, on se reportera à Pierre Alain Tallier, Forêts et propriétaires forestiers en Belgique de la fin du xviiie siècle à 1914 : histoire de l’évolution de la superficie forestière, des peuplements, des techniques sylvicoles et des débouchés offerts aux produits ligneux, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2004.
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d’ailleurs constituer un des secteurs gagnants de ce demi-siècle d’évolution dans l’Ardenne liégeoise comme pour l’ensemble du Royaume. Pour les rédacteurs du recensement de 1895 18, comme pour les observateurs de la réalité rurale, ce mouvement de reboisement est à mettre en rapport autant avec la présence de grandes étendues de terres incultes qu’avec les difficultés engendrées pour les cultures vivrières par la crise qui marque l’agriculture pendant toute la période. Dans un cas comme dans l’autre, l’exploitation forestière raisonnée apparaît, aux yeux des particuliers, comme une spéculation de remplacement relativement heureuse. Et il s’agit peut-être là d’une des modifications les plus importantes par rapport à 1846, voire d’une des conséquences les plus marquées, même si elle est parfois indirecte, de la Loi sur les défrichements, appuyée, il est vrai, par le nouveau Code forestier de 1854. En 1895, dans l’arrondissement de Verviers, 38,45 % du sol est occupé par des bois. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une question de surface boisée, mais à la fois de propriété de ces bois – les communes y progressent – et de composition de ces ensembles : la vieille forêt ardennaise se transforme, en accroissant progressivement la part des résineux au détriment des feuillus et des taillis traditionnels. D’autres évolutions sont perceptibles. Les grandes cultures, notamment céréalières, ne cessent de voir leur part diminuer ou connaissent une quasi-stabilisation, au moins de manière relative, et de façon d’autant plus claire que le canton examiné se trouve proche des agglomérations liégeoise et verviétoise. C’est sans doute l’effet de deux phénomènes, d’une part la crise mondiale de l’agriculture, qui marque pratiquement tout le dernier tiers du xix e siècle et impose un certain nombre de réorientations et d’adaptation, d’autre part une augmentation impressionnante des rendements. Quant à l’Ardenne liégeoise, cette dernière peut, par exemple, se mesurer pour la commune de Sart. De 1846 à 1895, les augmentations de productivité y sont sensibles aussi bien pour les blés que pour les pommes de terre, approchant parfois le doublement en un demi-siècle. Il est peu probable que ce soit exclusivement l’effet direct de modifications touchant les communaux, même si les petites augmentations de superficie en dépendent sans doute. Mais, indirectement, cet effet n’est sans doute pas négligeable dans la mesure où toute une série de dispositions annexes ont été prises, pour améliorer les sols (multiplication des fours à chaux), comme pour développer les réseaux de communications (routes, chemins de fer et chemins de fer vicinaux), qui ont à la fois désenclavé la région et ouvert les esprits. L’organisation paysanne, au moyen de coopératives, de laiteries, de caisses rurales, a sans doute également contribué à une augmentation du rendement général de l’agriculture locale.
18. Statistique de la Belgique. Agriculture. Recensement général de 1895. Partie analytique, Bruxelles, 1899.
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Quant aux réorientations, après les bois, ce sont essentiellement les herbages qui en bénéficient. L’augmentation de la superficie occupée par ces formes particulières d’exploitation est sensible. Et ce sont bien les bruyères qui fournissent le supplément identifiable en 1895 par rapport à 1846. Mais peut-être pas exclusivement ni, en tout cas, directement. L’évolution des orientations de l’élevage est d’ailleurs triple. Deux ressortent sans équivoque : diminution draconienne, voire disparition, des ovins et augmentation du nombre de porcs. Par contre, la diminution parfois sensible du nombre de bovins est plus étonnante compte tenu de l’augmentation des superficies occupées en prairies et pâtures constatée antérieurement. C’est que, à l’imitation du paysan hervien, si proche par la distance, l’agriculteur des contreforts de l’Ardenne liégeoise remplace peu à peu ses vaches rustiques et peu productives en viande et en lait par des laitières de qualité. Ce qu’il perd en nombre de têtes, il le récupère largement en quantités produites, d’autant que le débouché urbain est proche et continue à se développer et à améliorer son accessibilité. L’inscription dans l’espace de ce mode nouveau de mise en valeur agricole est aussi visible que la transformation déjà ancienne du tout proche pays de Herve : remplacement des labours par les prés, extension d’une forêt aux couleurs sombres et persistantes des résineux, recul de la lande et des bruyères, développement du maillage des voies de communication complémentaires, etc. Par contre les formes et les priorités de la transmission patrimoniale n’en sont pas massivement affectées, au contraire du niveau de vie 19.
Quelques remarques de conclusion Sur la base de ces trois situations régionales, il est dès lors possible de constater que les mouvements de modernisation affectent effectivement le paysage d’une part, l’organisation de l’espace d’autre part. Sont ainsi touchés non seulement le recouvrement du sol, mais aussi le quadrillage du territoire par des voies de communication, voire le parc des bâtiments, au niveau régional avec le développement des industries agroalimentaires, au niveau de l’exploitation avec le développement de la spécialisation des espaces, ou encore l’aménagement du sous-sol.
19. Sur cette question précise des niveaux de vie, on pourra se reporter à la communication de Paul Servais, « Culture matérielle, niveau de vie et régime de propriété dans les campagnes liégeoises du xviiie et du xixe siècle », présentée au colloque de l’Action COST A35 tenu à Torun (Pologne) les 21 et 22 septembre 2007 sur le thème « Wealth and Poverty in European Rural Societies from the Middle Ages to the present day. Standards of living, material culture and consumption patterns » (à paraître).
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Mais les formes qu’y prend la modernité, plus particulièrement peut-être par l’intégration dans une économie monétaire de marché, affectent également le fonctionnement de l’économie de l’exploitation, les caractéristiques des acteurs économiques et les relations qui se tissent entre eux. Il est ainsi frappant de relever que l’incarnation par excellence de la modernisation semble se trouver dans la spécialisation des productions ou, au moins, des processus 20. Et il est tout aussi remarquable que ce mouvement se mette en place sans pour autant que la structure foncière et les logiques des marchés immobiliers se trouvent fondamentalement bouleversées par les transformations agricoles. Les décalages chronologiques quant à eux semblent pointer l’un ou l’autre facteur déclencheur de la modernisation, parmi lesquels les décisions politiques – qu’il s’agisse d’interdictions d’exporter des céréales pour le pays de Herve, de vente des biens nationaux et d’incitants à la culture de la betterave pour la Hesbaye, de vente des biens communaux pour l’Ardenne – se révèlent au moins aussi importantes que les sollicitations du marché ou les besoins sociaux. Mais ils permettent en outre de discerner des rapports différenciés à la modernité. Pour le pays de Herve, c’est incontestablement d’une ouverture – ancienne et sans cesse réactualisée – à la modernité que l’on peut parler, marquée par une flexibilité sans faille. Pour la Hesbaye, c’est plus une adaptation à la modernité qu’il faudrait mettre en exergue, avec des pesanteurs structurelles et des différenciations sociales nettement plus importantes, marquées par une relative rigidité de l’exploitation comme de la stratification sociale locale. Quant à l’Ardenne, c’est une forme de réinvention de la modernité qu’elle permet d’analyser. Les ingrédients de la transformation peuvent, dans un premier temps, paraître classiques, à base de marchandisation, de monétarisation, de spécialisation, et avoir un prix non négligeable : l’émigration d’une partie importante de la population, qui doit chercher sa subsistance ailleurs, à la fois dans l’industrie en plein développement et dans les services de communication ou d’administration eux aussi en expansion. Mais la réappropriation des biens communaux exprime toute l’importance, dans le processus global, du facteur communautaire. En fait, les modalités de mise en œuvre et les orientations de ces modernisations semblent renvoyer de manière insistante aux systèmes familiaux. Or, ceux-ci conservent une stabilité remarquable tout au long de la période, ne manifestant pas de signes particuliers de modernisation des comportements, des relations, des priorités. La cellule familiale reste d’abord une unité de production de richesse et de transmission des patrimoines.
20. Sur cette question précise de la spécialisation, on pourra se reporter à la communication de Paul Servais, « Spécialisations précoces, spécialisations tardives dans les campagnes liégeoises du xviiie au xx e siècle », présentée au colloque de l’Action COST A35 tenu à Rennes les 14, 15 et 16 juin 2007 sur le thème « Agricultural specialisation and rural patterns of development » (à paraître).
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Selon des modalités qui varient de région à région, elle vise fondamentalement à assurer sa survie économique et sociale, voire symbolique, et celle de ses membres. La modernité affective ne semble pas affecter cet objectif prioritaire ni remettre en cause la persistance de ce modèle traditionnel de vie familiale. Famille et système familial servent dès lors de creuset et de soutien à une modernité d’abord économique et sociale, sans voir, du moins dans un premier temps, leurs fonctionnements ancestraux bouleversés. Tout au plus une porte s’entrouvre-t-elle avec le développement de l’émigration vers les villes industrielles proches et l’entrée en force de membres de ces familles rurales dans les secteurs les plus modernes de l’économie, de la technologie et de l’administration publique. L’interaction ville-campagne s’en trouve accrue et, avec elle, les transferts de comportements et de priorités familiales. Mais c’est surtout un phénomène sensible après la Première Guerre mondiale et très variable en ampleur selon les substrats régionaux. Et ce sont dès lors les systèmes culturels en place qui sont concernés. Ce qui impose d’autant plus de se pencher sur les rapports au monde, à la collectivité, à la famille qui les constituent et confirme peut-être que, selon l’heureuse expression de Michel Oris lors du Congrès international des sciences historiques d’Oslo en 2000, la culture n’est pas qu’un facteur explicatif résiduel 21.
21. Et comme le soulignait déjà Jan De Vries, « Peasant Demand Patterns and Economic Development : Friesland 1550-1750 », dans W.N. Parke and E.L. Jones (dir.), European Peasants and their Markets, Princeton, Princeton University Press, 1975, p. 226.
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L’appropriation de la modernité L’électricité dans les bidonvilles de Mumbai 1
Pierre Lanthier Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
L’appropriation de la modernité: l’électricité dans les bidonvilles de Mumbai1 D epuis une quinzaine d’années, les médias de l’Inde donnent une image très positive de l’économie de leur pays. Le dynamisme économique, nous assurent-ils, est tel que le xxi e siècle sera « le siècle indien ». Un véritable esprit de modernité traverse la nation. Il ne fait pas de doute que, depuis les réformes gouvernementales de 1991 libéralisant le fonctionnement de l’économie, l’Inde connaît une croissance qui, sans atteindre celle de la Chine, la range parmi les premiers pays producteurs de notre époque. Mais il y a encore du chemin à parcourir. Selon l’éditorialiste en chef de l’Economic Times, l’Inde, qui attire moins de 3 milliards de dollars américains en investissement étranger par année, doit rejoindre le niveau de la Chine, soit 40 milliards, si elle veut se maintenir dans le peloton de tête.
1.
L’auteur tient à remercier M. Rafique Baghdadi et Mme Mrinalini Harchandrai pour leur aide apportée dans la collecte de l’information, ainsi que le personnel du Centre for Education and Documentation de Mumbai. L’essentiel de cet article repose sur de nombreux articles parus dans la presse indienne de 2000 à 2006, et notamment dans Daily News and Analysis, The Economic Times, The Hindu, Indian Express, Mid-Day, Mumbai Mirror, The Times of India, ainsi que dans la presse internationale, comme The Economist, The Financial Times, The Guardian et The Wall Street Journal. Une partie significative des informations ont également été puisées dans les sites Internet des entreprises qui distribuent l’électricité dans Mumbai :http://www.rel.co.in, http://www.msebindia.com et http://www.bestundertaking.com.
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Lieu non identifié dans la banlieue nord-est de Bombay. Photo : Mrinalini Harchandrai
Chose intéressante, cette frénésie est partagée par les milieux défavorisés. Par nécessité ou encore par attrait pour le monde urbain, des centaines de milliers de personnes quittent villages et petites villes pour s’entasser dans les bidonvilles de mégapoles telles que Mumbai, avec la ferme intention de s’y implanter. Par conséquent, elles aussi doivent améliorer leur environnement et rechercher l’appui des autorités publiques pour obtenir un minimum de stabilité. L’électricité, pour beaucoup le symbole même de la modernité, fournit un exemple des aspirations de ces deux univers. Les milieux d’affaires, affamés d’énergie, entendent investir fortement dans le domaine. Les habitants des bidonvilles veulent l’électricité pour des besoins non seulement domestiques (éclairage, télévision, ventilation), mais aussi liés au travail (artisanat, petite ou moyenne entreprise en tous genres). On pourrait conclure à la convergence des aspirations. Or, c’est l’inverse qui se produit. D’un côté, il faut des investissements massifs qui doivent être pleinement rémunérés ; de l’autre, il s’agit de disposer de
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l’énergie au meilleur coût possible, quitte à recourir à des moyens illégaux. Le vol de l’énergie dans les bidonvilles indiens est devenu un obstacle à la garantie des investissements dans le secteur ; pour les gens d’affaires, il importe donc d’y mettre fin.
L a consommation d’électricité en Inde et à Mumbai Du début des années 1970 à nos jours, l’Inde a poussé sa capacité de produire l’électricité de 14 700 MW à 126 000 MW. L’effort est appréciable, mais insuffisant. La croissance énergétique, en effet, suit difficilement celle de l’industrie, et la consommation commerciale et domestique de l’électricité est en forte hausse. Dans les grands centres urbains se multiplient les tours d’habitation, avec des besoins accrus en électricité. La télévision a également fait une percée dans toutes les couches de la population. Si, à l’échelle nationale, les entreprises d’électricité parviennent encore à satisfaire la consommation, on ne peut pas en dire autant dans certains États. C’est le cas du Maharashtra, où se situe Mumbai. En 2004-2005, cet État a une puissance disponible d’environ 9 300 MW pour tout son territoire, à l’exclusion de Mumbai ; or la demande de ce territoire est de 12 800 MW, d’où une pénurie de 3 500 MW. Dans ces conditions, Mumbai doit s’autosuffire. Toutefois, ses besoins, de 2 200 MW, tendent eux aussi à déborder les possibilités de production. Pour l’été 2006, on a prévu un déficit de 250-275 MW. Tout porte à croire qu’en une seule année la demande s’est accrue de 200 MW, en partie à cause de la croissance de la population et en partie grâce à une utilisation de plus en plus massive d’appareils électroménagers, et en particulier des climatiseurs, qui consommeraient jusqu’à 500 MW. La ville doit donc se procurer de l’énergie sur un réseau déjà débordé, ce qui occasionne maintes disputes avec le reste de l’État ainsi qu’entre compagnies productrices d’énergie. Ces dernières vendent leur électricité à trois entreprises distributrices qui se partagent le territoire de Mumbai et de sa banlieue. Il y a d’abord la partie sud de la péninsule, desservie par The Brihanmumbai Electric Supply & Transport Undertaking (BEST), une corporation municipalisée en 1947 et qui a pour caractéristique de s’occuper, outre de la distribution d’électricité, du transport en commun. La première activité, profitable, éponge les pertes de la seconde. La partie nord-ouest se trouve sous la responsabilité de la Reliance Energy Ltd. (REL), une société privée qui a hérité, en 2003, de ce territoire grâce à la privatisation d’une entreprise publique. La société alimente également d’autres territoires à Delhi, à Goa et dans l’Orissa. Par ailleurs, elle s’occupe de produire de l’énergie et même de construire des centrales. Enfin, la partie nord-est revient à Mahadiscom (Maharashtra State Electricity Distribution Col. Ltd.). Cette société, en plus de couvrir sa portion de Mumbai, s’étend sur le reste du Maharashtra. Elle y est responsable, entre autres, de
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l’électrification rurale. Le réseau de la BEST possède 1 878 sous-stations et 8 892 km de câbles et de fils, tandis que celui de la REL a 4 002 sous-stations et 8 768 km de câbles 2 . L’infrastructure est donc importante et exige une surveillance considérable. L’Inde a deux défis à surmonter : s’industrialiser et, dans le prochain demi-siècle, accueillir 500 millions d’habitants de plus, principalement dans ses villes. La mobilisation de ses ressources énergétiques devient alors un enjeu crucial. Et déjà, à court terme, de sérieux déficits se font sentir. Dans les années 1990, l’échec de certains projets, conçus dans la précipitation, a paralysé la croissance de la production d’électricité au cours de la décennie suivante 3. Certes, diverses politiques ont été prises, comme des coupures de courant de 8 h à 12 h dans les milieux ruraux. De son côté, l’agence de régulation du Maharashtra, en mars 2006, a promulgué une série de mesures pour réduire de 20 % la consommation d’électricité à Mumbai, en particulier dans les familles qui dépassent 300 kWh par mois. De telles mesures ne sauraient bien entendu suffire. D’ici 2012, l’Inde prévoit ajouter quelque 100 000 MW à sa puissance installée. Selon The Economist, elle doit investir 75 milliards de dollars américains dans son industrie électrique. Cela entraîne l’adoption d’une législation favorable aux investissements étrangers. D’où la loi de 2003, qui implante en Inde une organisation de l’électricité comparable à celle qui a été mise en place un peu partout en Occident la décennie précédente. Mais elle suppose également résolu un problème grave que l’Inde partage avec bien des pays en développement : d’énormes pertes financières dues en bonne partie au vol d’énergie.
L’électricité dans les bidonvilles de Mumbai En 2001, 158,4 millions d’Indiens habitaient dans des bidonvilles ; en 2005, on estime qu’ils sont près de 170 millions 4, donc une augmentation d’une douzaine de millions en quatre ans. Selon le recensement de 2001, dans le Greater Mumbai, sur une population de 11,9 millions d’habitants, on en compte plus de 5,8 millions dans les bidonvilles, soit 48,8 %. Et au cœur de la ville, on retrouve l’immense bidonville Dharavi, où vivent entre
2.
Il n’a pas été possible d’obtenir les informations correspondantes pour Mahadiscom.
3.
À ce sujet, voir A. Mehta, Power Play. A Study of the Enron Project, Hyderabad, Orient Longman, 1999.
4.
UN-Habitat, State of the World’s Cities 2006/7. The Millenium Development Goals and Urban Sustainability : 30 Years of Shaping the Habitat Agenda, Nairobi et Londres, UN-Habitat et Earthscan, 2006, p. 22 et 189.
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800 000 et un million d’individus 5. Ces statistiques suffisent pour montrer l’ampleur du phénomène et son impressionnante croissance. Les bidonvilles de Mumbai sont habités par des personnes provenant de tous les coins du sous-continent, y compris du Pakistan et du Bangladesh. Il importe de noter qu’ils sont de plus en plus des lieux permanents d’implantation. Y jouir de conditions plus acceptables devient un enjeu crucial. Ces bidonvilles sont reconnus ou rejetés par les autorités officielles non pas selon leur taille, mais selon leur âge. Dans les bidonvilles à l’existence éphémère, on retrouve des gens fraîchement arrivés en ville ou encore des individus travaillant dans des sites de construction à proximité. Dans les bidonvilles plus anciens vivent des employés municipaux ou œuvrant dans le secteur public, de même que des personnes employées par des familles fortunées (domestiques, chauffeurs, cuisiniers, etc.). On y retrouve également un grand nombre d’artisans et de commerçants en tous genres. D’autres sont à l’emploi de firmes multinationales implantées dans le voisinage. Et, surtout, beaucoup cumulent plusieurs emplois, le plus souvent temporaires, ce que divers spécialistes désignent sous l’appellation de « travail informel 6 ». Les conditions de vie sont pénibles, en particulier sur le plan sanitaire et pendant les fortes moussons de juillet et d’août. Évitons toutefois de trop généraliser, car à l’intérieur des bidonvilles existent des inégalités. Bien des individus jouissent de revenus qui les placent nettement au dessus du seuil de pauvreté. Certains endurent une situation déplorable pour donner une partie de leurs gains à leur famille restée en campagne ; d’autres ont besoin de l’intense sociabilité des bidonvilles, généralement absente des habitations à loyer modique(HLM) ; d’autres encore y exercent un ascendant social et politique qu’ils n’auraient pas ailleurs (on les désigne sous l’appellation de bhais). La vie communautaire est cruciale. Elle repose le plus souvent sur l’appartenance ethnique, voire villageoise, et, dans le cas des hindous, sur les castes. Sans elle, la pauvreté dans les bidonvilles serait insupportable. Toutefois, elle oblige à des concessions pouvant aller jusqu’à enfreindre
5.
Sur ce bidonville, on consultera K. Sharma, Rediscovering Dharavi. Stories from Asia’s Largest Slum, New Delhi, Penguin Books, 2000, xxxviii + 21 p.
6.
K. Sharma, op. cit., p. 27-48, 69-92 ; A.R. Desai et S. Devadas Pillai, op. cit., p. 151, 173-174 ; S.S. Jha, Structure of Urban Poverty. The Case of Bombay Slums, Bombay, Popular Prakashan PVT Ltd., 1986, p. 75-77.
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la loi ou à se soumettre à des relations quasi féodales à l’endroit des bhais 7. Le monde des bidonvilles se situe en effet dans une zone indéterminée entre la communauté rurale et la vie citoyenne des villes. La propriété y est absente, si bien que les résidents sont privés des facilités financières dont jouissent les urbains plus fortunés et même les parents et les amis restés dans le village. Il s’agit d’une situation très vulnérable et pas seulement pour des raisons matérielles. Entre la communauté paysanne et la citoyenneté municipale s’insèrent de multiples formes d’organisations sociales très contraignantes pour les individus, allant du communautarisme religieux jusqu’au gangstérisme. L’État hésite à i ntervenir dans les bidonvilles, redoutant par-dessus tout de sanglantes émeutes ou l’éclosion de groupes terroristes. Dans cette perspective, on comprendra le désir, chez les habitants des bidonvilles, de stabiliser leurs conditions de vie. La menace d’éviction et de destruction des habitations est constante. Et la reconnaissance par l’État du statut de bidonville devient un enjeu politique déterminant dans la démocratie indienne. Car l’obtention de ce statut signifie généralement l’introduction de l’eau potable, de mesures sanitaires, de l’éclairage public et, par conséquent, une plus grande assurance (quoique jamais absolue) de non-éviction 8. Partout en Inde, l’électricité a fait d’indéniables avancées dans les bidonvilles. On estime qu’en 2002 plus de 85 % des bidonvilles indiens y ont accès. En fait, les progrès de l’électricité sont d’autant plus notables qu’ils se produisent alors que dans leur ensemble les conditions de vie stagnent ou se détériorent 9. Cela vient de ce que l’introduction de l’électricité ne suppose pas une infrastructure aussi lourde que la distribution de l’eau ou la présence de toilettes. La majorité des bidonvilles du Maharashtra ont cette particularité de ne pas être construits avec des matériaux leur assurant une structure permanente. Cela tient à la forte immigration, à l’attrait qu’exerce Mumbai sur le reste du sous-continent. Or, malgré cette migration, on estime à 90 % le nombre de ménages dès 1991 à bénéficier
7.
K. Sharma, op. cit., p. 19-20, 39-45, 72 ; A. Mitra, Occupational Choices, Networks, and Transfers. An Exegesis Based on Micro Data from Delhi Slums, New Delhi, Manohar, 2003, p. 25-27, 153 ; R.N. Rao, Social Organisation in an Indian Slum (Study of a Caste Slum), New Delhi, Mittal Publications, 1990, p. 246247 ; R. Gill, Slums as Urban Villages, Jaipur et New Delhi, Rawat Publications, 1994, p. 109 et suiv. ; B. Edelman et A. Mitra, “Slum dwellers’ access to basic amenities: The role of political contact, its determinants and adverse effects”, Review of Urban and Regional Development Studies, vol. 18, nº 1, mars 2006, p. 29-33.
8.
K. Sharma, op. cit., p. xviii, xxxv-xxxvi, 14-15 ; S.S. Jha, op. cit., p. 8, 46-54, 148-149 ; G. O’Hare, D. Abbott et M. Barke, « A review of slum housing policies in Mumbai », Cities, vol. 15, nº 4, août 1998, p. 269-283 ; A.S. Desai et S. Devadas Pillai (dir.), Slums and Urbanization, Bombay, Popular Prakashan PVT Ltd., 1970, p. 293-295.
9.
B. Edelman et A. Mitra, op. cit., p. 30.
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de l’électricité dans la mégapole 10. Certes, la répartition est inégale. Il existe des bidonvilles sans électricité, notamment à Kandivali, dans la partie nord du Greater Mumbai. Mais, au total, les résultats sont tangibles. Diverses explications ont été proposées pour rendre compte du phénomène. d’abord, l’introduction de l’électricité joue un rôle stabilisateur dans les bidonvilles 11. Elle renforce la reconnaissance du droit de résider. L’électricité assure ensuite l’éclairage des rues, ce qui accroît leur sécurité (en particulier pour les femmes) 12 . Puis, elle pénètre dans les habitations. Kalpana Sharma décrit l’une d'elles, à Dharavi, dans laquelle vit une femme, Khatija : It has a phone, a TV, a fridge and a washing machine – the latter she says she uses very occasionally. [...] There are two beds in the room, a couple of chairs, a table and a sewing machine. [...] She does not have piped water inside the house but a tap is located conveniently outside the house. Khatija has a separate electric meter and proudly shows me her bimonthly bill for Rs [Rupees] 371 13.
Cette description concerne une habitation nettement plus fortunée que la moyenne, avec beaucoup d’appareils électroménagers. Être rattaché au réseau officiel d’électricité constitue en outre une source de fierté. Mensuellement, Khatija payait son énergie environ 750 roupies (ou 18,75 $US) dans les années 1990. Depuis, les tarifs ont augmenté : dans un bidonville plus au sud, à Cuffe Parade (Colaba), un abonnement normal pour une habitation coûte entre 1500 et 2000 Rs par mois de nos jours. Enfin, il ne faut pas oublier les boutiques et les nombreux ateliers artisanaux pour lesquels l’électricité est une nécessité. Machines à coudre, fours électriques et bien d’autres appareils pour fabriquer divers produits exigent une énergie non négligeable. Dans Dharavi, on a estimé à 450 millions de dollars américains le montant annuel des revenus tirés de telles activités dans les années 1990 14. Dans les cas qui précèdent, il s’agit de gros consommateurs d’énergie. Selon une étude de la BEST, la consommation moyenne dans les bidonvilles est autrement plus modeste : une habitation consomme en moyenne 6 kWh d’électricité pour alimenter un néon pendant 10 heures, un ventilateur pendant 14 heures et un téléviseur pendant
10. G. O’Hare, D. Abbott et M. Barke, op. cit. 11. K. Sharma, op. cit., p. 164-165. 12. A.M. Reddy, Slum Improvement. The Hyderabad Experience, New Delhi, M.S. Publications, 1996, p. 103104 et 149. 13. K. Sharma, op. cit., p. 157. 14. Ibid., p. 19, 26 et 79 ; C.K. Prahalad et A. Hammond, op. cit., p. 317.
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4 heures. Plus récemment, un nouvel objet a fait son apparition dans les bidonvilles : le téléphone cellulaire, rechargeable. Or, toute modeste qu’elle soit, c’est précisément cette consommation qui stimule le piratage de l’électricité.
Le piratage de l’électricité Le vol d’électricité n’a rien d’exclusif à l’Inde. On retrouve cette pratique dans la plupart des pays en développement ainsi qu’en Occident 15. Mais, dans certains, le phénomène prend une ampleur exceptionnelle. C’est le cas en Inde. Pour l’année 2004-2005, on estime les pertes nationales des State Electricity Boards à 280 milliards de roupies, ou 7 milliards de dollars américains. Les pertes sont inévitables sur tous les réseaux et représentent normalement entre 8 % et 10 % de l’énergie produite. En Inde, selon une estimation prudente parue en l’an 2000, elles s’élèvent à 25 %. La différence vient du vol de l’énergie, qui varierait entre 12 000 et 16 000 MW. Il est difficile de se fier sur ces données et encore plus sur les statistiques régionales et d’entreprises. Si des régions comme celle de Delhi déclarent des pertes pouvant aller jusqu’à 50 %, le Maharashtra se fait fort d’avancer que les siennes sont de l’ordre de 11 % à 16 %. Toutefois, bien des commentateurs indiens affichent leur scepticisme. Certains estiment même qu’il faudrait au moins doubler ces pourcentages. Une enquête de 2001 a d’ailleurs évalué à 40 % la part d’électricité perdue dans cet État. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de New Delhi se montre préoccupé par la situation. Dans le concret, ces vols sont responsables de nombreuses pannes, d’explosions de transformateurs, de pertes de tension pouvant aller jusqu’à 50 volts en soirée, sans compter des augmentations compensatoires de tarifs pour les abonnés en règle. À Mumbai, les entreprises affichent des pertes variant de 12 % à 24 % pour l’exercice 2005-2006, ce qui placerait la ville nettement en dessous de la moyenne nationale. Selon R. Raja, membre du conseil d’administration de la BEST, celle-ci ne serait victime que de 3 % à 4 % de vol d’énergie. Il ne nous est malheureusement pas possible de vérifier l’acuité de ces estimations. D’une manière générale, il est important de noter que les pertes sont autrement plus grandes en milieu rural qu’en ville. En campagne, elles peuvent facilement dépasser les 50 %. Cela serait attribuable, d’après certains, aux modalités de tarification, reposant sur la puissance fournie et non pas sur la quantité consommée. D’autres déplorent le nombre
15. Voir, par exemple, L. Zaki, « Les mobilisations pour la lumière au bidonville, radicalisation du piratage électrique et efficacité du braconnage pour une intégration légale au réseau électrique », dans http ://www.cevipof.msh-paris.fr/RC21/papiers/pechu.doc.
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élevé de comptes impayés. Dans de telles conditions, il devient possible de sous-vendre l’énergie et de la piller à même les réseaux sans que cela remette en cause la nature et la légalité des contrats. En outre, la politique a son mot à dire dans le processus : un représentant élu peut exercer des pressions sur les compagnies (publiques) d’électricité pour qu’elles ferment les yeux sur les consommations non tarifées et même sur les montants dus. Une tradition de deux ou trois décennies d’impunité, selon S.K. Das, un ingénieur spécialisé dans ces questions, a permis une telle situation. Et beaucoup ajoutent que le vol ne relève pas seulement des paysans ni des habitants des bidonvilles, mais aussi d’entreprises et de familles plus fortunées 16. Il existe plusieurs façons de pirater l’électricité et elles varient d’une place à l’autre. Dans le secteur desservi par Mahadiscom, les méthodes employées sont proches de ce que l’on observe en milieu rural. Les réseaux électriques sont envahis par des fils que des « électriciens » relient à partir des pylônes, ou encore par d’autres que l’on suspend aux câbles grâce à une brique ou un crochet fixé à un bout. Cela suppose la complicité, ne serait-ce que passive, des agents de la compagnie. Les pertes sont évaluées à 24 % à la sous-station de Bhandup et à 20 % à celle de Mulund, ce qui est peu comparé aux zones plus rurales de Kalwa ou de Bhiwandi (49 %). On voit également, en particulier dans les quartiers plus riches, des compteurs dont on a ralenti ou bloqué la rotation. Dans les lieux plus urbanisés, à l’ouest et au sud de Mumbai, on voit moins souvent de fils rattachés aux réseaux. Dans le secteur contrôlé par la BEST, le réseau est d’ailleurs souterrain; mais cela n’empêche aucunement le vol d’énergie. Les cas les plus fréquents restent le fait d’abonnés en règle qui vendent en sous-main une partie de leur énergie, tout en diminuant la vitesse de leurs compteurs au moyen d’une aiguille ou d’un aimant. On rencontre bien entendu des individus qui se désignent comme des power agents. Dans le territoire couvert par la REL, de tels « agents » sont très actifs. Une enquête journalistique a exposé, dans un bidonville d’Andheri West, que sur un millier de connections seulement 200 sont légales ; les autres ont l’électricité (pour 100 roupies par mois pour une habitation et 200 roupies pour une boutique) grâce à la manipulation des boîtes de dérivation, desquelles partent les fils clandestins. Les agents versent des pots-de-vin à la police, aux employés municipaux ainsi qu’aux véritables agents de la compagnie. Pour sa part, la Reliance se montre plutôt réservée sur le sujet, sans doute pour ne pas effaroucher les investisseurs. Néanmoins, sur le site Internet de la compagnie, on retrouve un formulaire servant à dénoncer le piratage d’électricité ; cette société est la seule des trois à afficher une telle page sur son site.
16. A. Mehta, op. cit., p. 9-10.
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Le secteur alimenté par la BEST n’est pas de reste. Ici aussi, les moyens utilisés sont discrets et efficaces. Un « agent » ouvre une boîte et, avec l’aide d’un électricien, il connecte un fil, qu’il fait longer discrètement les murs jusqu’à destination, le tout pour 200 roupies par mois. À Dharavi, Shanti Nagar et Miro Road (Mahim), trois grands bidonvilles, le piratage est florissant. Dans un quartier de Dharavi, on estime qu’il y a plus de mille habitations faisant un usage illégal de l’électricité, tout en ne payant que 50 roupies par mois à la BEST. Un « agent » recueille de la sorte 20 000 roupies par mois, dont il garde 10 %, le reste étant distribué aux employés de la compagnie et à la police locale. Dans un bidonville de Colaba, seulement 2 000 habitations sur 7 000 disposeraient d’une connexion légale. Pour les bidonvilles de rue, la situation est similaire, mais en plus cher : 350 roupies par mois pour de l’énergie fournie en soirée et pendant la nuit, sans compter un supplément à verser à chaque rétablissement de l’électricité après interruption (souvent provoquée par les « agents » eux-mêmes). Bien entendu, les entreprises ne sauraient rester indifférentes à cet état des choses. Certaines ont prévu introduire des compteurs informatisés. Un programme a été conçu pour 2001 par le prédécesseur de la REL pour installer des compteurs à toutes les lignes de 11 KV et chez tous les consommateurs sous haute tension, première étape avant de le faire auprès de tous les abonnés. En 2005, la REL met en place un système de lecture à distance de compteurs qui permet de vérifier toute modification anormale dans la demande d’énergie. À ces mesures s’en ajoutent d’autres : parfaire le réseau de transport, déplacer les sous-stations vers des lieux plus sécurisés, accroître le voltage, débrancher les zones et les villages à risque, etc. Des politiques plus spécifiquement institutionnelles ont également été appliquées. Certaines clauses de la loi de 2003 ont généré beaucoup d’espoir, notamment la privatisation des entreprises électriques. Dans le sillage de cette loi est apparu un « Accelerated Power Development Reforms Program », avec l’objectif d’améliorer le transport et la distribution et de réduire les pertes d’énergie de 50 % à 15 %. Ce programme offrait des subventions pouvant totaliser 400 milliards de roupies (10 milliards de dollars américains), pour perfectionner les réseaux, tout en prévoyant des pénalités à l’endroit de tout State Electricity Board n’atteignant pas les buts fixés. Les agences de régulation avaient pour tâche de veiller au bon fonctionnement du programme. Dans cette perspective, il a même été question d’appliquer de lourdes amendes aux employés complices de vols d’énergie. Toutefois, en juillet 2006, on a fini par admettre que la clause sur la réduction des pertes était trop ambitieuse, qu’il fallait tenir compte des réalités locales. Pour sa part, la BEST a prévu en 2002 régulariser les connexions d’électricité dans les bidonvilles datant d’avant 1995. Mais la mise en place d’une telle politique nécessite un « certificat de non-objection » de la ville ou du gouvernement. Or, pour les bidonvilles de
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rue, la municipalité s’y est absolument opposée; par ailleurs, comme il est difficile et souvent impossible de distinguer les habitations d’avant et d’après 1995, il devient ardu pour la société d’éviter tout abus. L’ensemble de ces mesures ne semble pas avoir été suffisant contre les petits consommateurs illégaux. Et c’est pourquoi les entreprises ont également eu recours à des moyens plus répressifs. Elles ont demandé la collaboration plus assidue de la police dans des raids contre les gangs qui redistribuent de l’énergie. Mahadiscom a même incité les autorités à mobiliser des corps policiers et à instituer des cours de justice entièrement vouées au vol d’électricité. Toutefois, l’État du Maharashtra s’est dit incapable de fournir le personnel nécessaire. Dans cette perspective, les entreprises n’ont guère d’autre choix que d’agir de leur propre initiative. Toutes encouragent la dénonciation avec récompense. Et toutes effectuent leurs propres enquêtes puis alertent la police quand elles ont rassemblé les preuves suffisantes. C’est ainsi que Mahadiscom a mis en place 110 « Flying Squads » pour repérer les vols. L’ennui, c’est que les interventions policières ne sont guère efficaces. Lors d’une descente organisée par les agents de la BEST, il a fallu attendre plus d’une heure la venue des policiers pour intervenir. Avertis de l’opération, les faux « agents » ont eu le temps de démanteler les connexions et de glisser entre les doigts de la justice. Ailleurs, des raids similaires ont été ralentis, sinon annulés, par la présence d’immenses foules. Et là où ils réussissent, il n’est pas rare de voir les réseaux pirates réapparaître après quelques semaines. Bref, les habitants des bidonvilles ne restent pas passifs face aux entreprises. Aux obstructions faites aux raids, ajoutons que, souvent, les inspecteurs sont maltraités, qu’on harcèle les techniciens venus apporter des changements, sans oublier de multiples actes de vandalisme. C’est qu’à la fin les enjeux liés à l’électricité s’inscrivent dans une détérioration de plus en plus grande des rapports entre les classes dominantes, déterminées à moderniser à tout prix l’économie indienne, et les classes populaires, paysannes comme urbaines, qui veulent préserver les acquis. Des luttes similaires se produisent au sujet du vol de l’eau et de la destruction de bidonvilles. La vie politique devient alors cruciale pour la survie des bidonvilles et l’obtention de services tels que l’électricité 17. Des voix se sont élevées pour plaider en faveur d’un certain réalisme. En 2005, Vilasrao Deshmukh, Chief Minister du Maharashtra, a proposé d’étendre le programme d’électrification rurale aux bidonvilles urbains. Au début de l’année suivante, Manoj Nair,
17. B. Edelman et A. Mitra, op. cit., p. 32-39.
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journaliste de Mumbai, en est venu à considérer ces vols comme inévitables. Il juge même qu’une perte de 25 % peut être acceptable et il propose aux industries électriques d’insister moins sur la réglementation liée au transport et à la distribution afin se concentrer davantage sur l’accroissement de la production 18. De telles prises de position montrent que la solution aux pertes élevées d’énergie des entreprises passe par la négociation plus que par la répression.
Conclusion Il ne fait pas de doute que l’électricité est l’un des principaux enjeux de l’esprit de modernité qui se répand en Inde. Toutefois, pour les habitants des bidonvilles, ce n’est pas dans les usages de l’électricité que la modernité intervient. Les besoins restent, dans la plupart des cas, assez rudimentaires, voire traditionnels; seuls la télévision et le téléphone cellulaire pourraient être perçus comme symboles de la modernité. Pour leur part, les PME consomment un montant significatif d’énergie, mais pour des activités essentiellement artisanales. À vrai dire, c’est au sein des classes dominantes que l’on fait un emploi « moderne » de l’électricité, avec le remplacement des ventilateurs par des climatiseurs et l’introduction d’un nombre de plus en plus élevé d’appareils électroniques et électroménagers. Par ailleurs, le piratage de l’énergie empiète sur un aspect essentiel de la modernité : la discipline sociale qu’exige la distribution de l’électricité. Cette discipline a été négligée pendant des décennies grâce à la complicité implicite entre l’administration publique et les classes populaires pour assurer une consommation d’énergie à des personnes qui n’en avaient pas les moyens, en campagne comme en ville. Il est certain que cette complicité émane de l’esprit communautaire des employés, eux-mêmes en bonne partie sortis des villages et des bidonvilles. Un véritable réseau parallèle s’accroche de la sorte au réseau officiel. Cette situation reflète un aspect fondamental de l’économie indienne : la présence de deux modes d’échange avec leurs règles respectives, celui des classes moyennes et dominantes et celui des classes populaires, qui évoluent dans une relative autonomie l’un par rapport à l’autre, tout en entretenant des liens plus ou moins explicites et difficiles à évaluer. Sûrement le réalisme prévaudra. Il faudra tolérer l’existence des deux réseaux, accroître la production et trouver des moyens techniques pour atténuer les effets indésirables du vol de l’énergie. À la longue, cette approche pourrait même porter fruit. N’a-t-on pas vu certaines familles plus fortunées, dans les bidonvilles, se procurer davantage d’appa-
18. M. Nair, « Power Struggle », Mumbai Mirror, 2 janvier 2006.
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reils électriques, ce qui les incitait à se brancher au réseau légal ? Cela paraît d’autant plus plausible que la population des bidonvilles aspire à la stabilité. Cependant, on peut douter que ce réalisme puisse constituer une solution. Les pressions exercées par les besoins en énergie de la nouvelle économie ne sauraient s’en accommoder. Les compagnies d’électricité doivent désormais se montrer plus rigoureuses dans l’obtention d’un meilleur rendement à la consommation. Par ailleurs, la population des bidonvilles s’accroît de façon accélérée. Si l’énergie électrique augmente sa présence, en revanche les autres infrastructures stagnent, quand elles ne reculent pas, ce qui risque de nuire à la diversification des usages de l’électricité. La contradiction reste donc entière. Assisterions-nous à l’éclosion d’une lutte des classes ? Dans un sens, oui. Après tout, les pressions exercées sur l’électricité n’émanentelles pas de l’intensification du capitalisme en Inde ? L’industrie doit croître, l’agriculture se moderniser. Les villes, déjà surpeuplées, sont condamnées à accueillir une population encore plus vaste. Les deux réseaux énergétiques risquent de devenir incompatibles dans un avenir assez rapproché. Sur ce point, l’électricité, en même temps que bien d’autres éléments, est en train de renforcer un aspect de la modernité que l’on a négligé ces dernières années : des rapports sociaux de plus en plus tendus. Dans cette perspective, et dans une démocratie comme l’Inde, la politique, avec ses luttes et ses compromis, reste encore la voie la plus sûre pour la modernité d’aboutir en tant que projet.
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Des grandes foires médiévales aux expositions universelles Pour une t ypologie de lieux d’échanges et de modernité
Jean-Marie Yante Université catholique de Louvain
Les expositions universelles et internationales qui font florès aux xixe et xxe siècles, en Europe d’abord puis dans le Nouveau Monde, se situent dans la droite ligne des grandes foires du Moyen Âge et de l’époque moderne, et constituent comme elles des composantes essentielles de la modernité. Le présent propos est de cerner les circonstances d’apparition, d’essor et, le cas échéant, de déclin de ces lieux privilégiés d’échanges économiques, technologiques, culturels et sociaux, de dégager des évolutions et des particularités dans l’espace et le temps, de baliser une typologie.
Les grandes foires médiévales Des foires d’Occident plongent « dans le passé d’interminables racines 1 ». Des historiens en repoussent les origines au-delà de Rome, jusqu’aux grands pèlerinages celtiques 2 . Avec la
1.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xv e- xviiie siècle, t. 2 : Les jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979, p. 63.
2.
Louis Armand-Calliat, « Foires et fêtes rurales du Chalonnais, survivances probables de l’Antiquité », Annales de Bourgogne, t. 33, 1961, p. 160-170 ; Michael Mitterauer, « Jahrmärkte in Nachfolge antiker Zentralorte », Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, t. 75, 1967, p. 237-321 – article reproduit dans id., Markt und Stadt im Mittelalter. Beiträge zur historischen Zentralitätsforschung, Stuttgart, (coll. « Monographien zur Geschichte des Mittelalters », t. 21), 1980, p. 68-153 .
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réanimation des échanges du xie au xiiie siècle, le réseau gagne en densité, mais il convient de distinguer les foires à réputation internationale et d’autres, assurément majoritaires, au recrutement régional, voire local. L’organisation des foires médiévales d’un même espace économique en un cycle rigoureusement structuré peut être la résultante d’une nécessité logique plus ou moins précocement ressentie ou d’initiatives de princes « éclairés ». Au milieu du xii e siècle, le comte Thibaud II de Champagne fait une sélection parmi les foires existant dans sa principauté et les organise en un cycle déjà bien établi aux alentours de 1200 3. Des « circuits » sont pareillement attestés en Flandre, en Angleterre, dans les régions du Rhin inférieur et moyen, en Normandie, dans le Languedoc 4... Ils facilitent les échanges et contribuent à une rationalisation et à une rentabilisation des déplacements. Périodiquement, les foires dressent leur décor à l’intérieur des enceintes urbaines ou hors de celles-ci, parfois en pleine campagne. Villes éphémères, elles disparaissent une fois la période des transactions terminée. Des localités se confondent aussi avec les rendez-vous qui en assurent le renom et la richesse, telle Medina del Campo en Castille, aujourd’hui « coquille vide de l’ancienne foire 5 ». La sécurité des transactions est une condition sine qua non pour la viabilité et l’essor de ces rendez-vous. En Champagne, deux initiatives princières contribuent à leur rayonnement. Le « conduit des foires » garantit la protection des marchands et de leurs cargaisons, tant à l’aller qu’au retour, et le cas échéant une indemnisation des dommages subis. Quant à la « garde des foires », elle devient peu à peu une instance à prétention universelle enre-
3.
Robert-Henri Bautier, « Les foires de Champagne. Recherches sur une évolution historique », dans La foire, Bruxelles, (coll. « Recueils de la Société Jean Bodin », t. 5), 1953 (rééd. Paris, 1983), p. 97-145 – article reproduit dans id., Sur l’histoire économique de la France médiévale. La route, le fleuve, la foire, Aldershot, 1991 (Variorum Collected Studies Series, 340).
4.
Masahiko Yamada, « Le mouvement des foires en Flandre avant 1200 », dans Jean-Marie Duvosquel et Alain Dierkens (dir.), Villes et campagnes au Moyen Âge. Mélanges Georges Despy, Liège, Éditions du Perron, 1991, p. 773-789 ; Ellen Wedemeyer Moore, The Fairs of Medieval England. An Introductory Study, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, (coll. « Studies and Texts », t. 72), 1985 ; Franz Irsigler, « Jahrmärkte und Messesysteme im westlichen Reichsgebiet bis ca. 1250 », dans Peter Johanek et Heinz Stoob (dir.), Europäische Messen und Märktesysteme in Mittelalter und Neuzeit, Cologne, Weimar et Vienne, Böhlau Verlag, (coll. « Städteforschung. Reihe A : Darstellungen », t. 39), 1996, p. 1-33 ; Lucien Musset, « Foires et marchés en Normandie à l’époque ducale », Annales de Normandie, t. 26, 1976, p. 12-13 ; Jean Combes, « Les foires en Languedoc au Moyen Âge », Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, t. 13, 1958, p. 237 et 240.
5.
Cristobal Espejo et Julian Paz, Las antiguas ferias de Medina del Campo, su origen, su importancia y causa de su decadencia y extinción, Valladolid, 1912 ; Fernand Braudel, Civilisation matérielle…, t. 2, p. 68.
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gistrant les contrats et veillant à leur exécution, notamment par la poursuite des débiteurs défaillants ou « fuitifs 6 ». Les foires développent le crédit, contribuent à la conception, à l’expérimentation et à l’adaptation des instruments de celui-ci, et, par là même, s’avèrent des lieux essentiels de la modernité. L’évolution des grandes foires semble avoir été de donner l’avantage au crédit par rapport à la marchandise. Dès le milieu du xiii e siècle, les rendez-vous champenois de Troyes, Provins, Lagny et Bar-sur-Aube deviennent le marché international des espèces et du change. Alors que le déclin de ces assises s’amorce en termes de marchandises échangées, vraisemblablement dès la seconde moitié du xiiie siècle, le marché des capitaux se maintient et perdure jusqu’aux alentours de 1320. Les foires de Plaisance, héritières de réunions qui se sont tenues successivement à Montluel, Chambéry, Lons-le-Saunier et Besançon, offrent un exemple plus tardif (de 1579 à ca 1622) d’un rendez-vous n’attirant aucune marchandise et peu d’argent comptant mais des masses de lettres de change et les membres d’un « club » très fermé de banquiers génois, milanais et florentins 7. Une autre facette de ces lieux de modernité réside dans l’exposition et la mise en vente de produits étrangers révélant des techniques et des articles inconnus ou perfectionnés, engendrant de nouveaux besoins et suscitant une diversification ou une adaptation de l’offre. Chalands et badauds confèrent aux grandes foires médiévales leurs couleurs particulières, en font des moments et des lieux d’intense sociabilité, de rencontres, de découvertes, de dépaysement et de rupture radicale avec la banalité du quotidien. « La foire, c’est le bruit, le vacarme, les flonflons, la joie populaire, le monde à l’envers, le désordre, à l’occasion le tumulte 8. » Dans un monde essentiellement agricole, à une époque où les relations ville-campagne sont particulièrement étroites, les foires urbaines – même celles au large
6.
En dernier lieu : Jean-Marie Yante, « Le contentieux économique et financier aux foires de Champagne (xiiie–xiv e siècles) », dans Benoît Garnot (dir.), Justice et argent. Les crimes et les peines pécuniaires du xiiie au xxie siècle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005, p. 15-27 ; id., « Les comtes de Champagne, les foires et les routes (xiie–xiv e siècles) », dans En passant par la Champagne. Pèlerins et marchands. Moyen Âge et Renaissance, Saint-Julien-les-Villas, Maison du Patrimoine de l’Agglomération troyenne, 2007, p. 32-35.
7.
Domenico Gioffrè, Gênes et les foires de change de Lyon à Besançon, Paris, (coll. « École pratique des hautes études, Affaires et gens d’affaires », t. 21), 1960, notamment p. 115-119 ; Michael North, « Von den Warenmessen zu den Wechselmessen. Grundlagen des europäischen Zahlungsverkehrs in Spätmittelalter und Früher Neuzeit », dans Peter Johanek et Heinz Stoob (dir.), Europäische Messen und Märktesysteme…, p. 223-238 ; Pierre Racine, « Messen in Italien im 16. Jahrhundert : Die Wechselmessen von Piacenza », dans Rainer Koch (dir.), Brücke zwischen den Völkern – Zur Geschichte der Frankfurter Messe, Francfort, 1991, t. 1, p. 155-170.
8.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle…, t. 2, p. 68.
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rayonnement international – drainent un flot important de ruraux. Le fait que d’aucunes, notamment à Troyes, Provins 9, Anvers ou Leipzig, intègrent un négoce considérable de chevaux ou de bestiaux amplifie le phénomène.
Foires, bourses et entrepôts Quand déclinent les foires de Champagne à la fin du xiii e ou au début du xiv e siècle 10, celles de Chalon-sur-Saône, dans la Bourgogne ducale, prennent partiellement le relais. Leur fréquentation s’essouffle à son tour au seuil de la seconde moitié du xiv e siècle et leur effondrement s’avère inéluctable aux alentours de 1420-1430 11. Un système de foires se reconstitue tant bien que mal autour de Genève au xv e siècle 12, puis de Lyon 13, enfin avec le xvi e siècle finissant autour de Plaisance. Les conditions qui ont donné naissance à un régime juridique particulier aux foires cessent d’agir à l’aube des temps modernes, vraisemblablement déjà au crépuscule du Moyen Âge. L’insécurité est en net recul et des privilèges feraient obstacle à la politique économique ou commerciale d’initiative princière 14. Au-delà de 1622, aucune foire n’occupe plus une position centrale dans l’économie européenne 15.
9.
Félix Bourquelot, Études sur les foires de Champagne, sur la nature, l’étendue et les règles du commerce qui s’y faisait aux xiie, xiiie et xiv e siècles, Paris, 1865-1866, t. 1, p. 295 et 302-304 (Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des inscriptions et belles-lettres de l’Institut impérial de France, 2e sér., Antiquités de la France, t. 5).
10. Robert-Henri Bautier, « Les foires de Champagne… », p. 142-144. 11. Henri Dubois, Les foires de Chalon et le commerce dans la vallée de la Saône à la fin du Moyen Âge (vers 1280 – vers 1430), (coll. « Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Série Sorbonne », t. 4), Paris, 1976. Dans l’espace économique allemand, seules les foires de Francfort, dès le xiv e siècle, et celles de Leipzig, à partir du milieu du xv e, revêtent une importance internationale. Voir Hektor Ammann, « Die deutschen und schweizerischen Messen des Mittelalters », dans La foire, p. 149-172 ; Jürgen Schneider et Markus A. Denzel, « Foires et marchés en Allemagne à l’époque moderne », dans Christian Desplat (dir.), Foires et marchés dans les campagnes de l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 137-152 (Flaran, t. 14). 12. Jean-François Bergier, Genève et l’économie européenne de la Renaissance, Paris, S.E.V.P.E.N., (coll. « École pratique des hautes études, Affaires et gens d’affaires », t. 29), 1963. 13. Marc Brésard, Les foires de Lyon aux xv e et xvie siècles, Paris, 1914 ; René Gandilhon, Politique économique de Louis XI, Paris, Presses universitaires de France, 1941, p. 223-239 ; Richard Gascon, « Nationalisme économique et géographie des foires. La querelle des foires de Lyon (1484-1494) », Cahiers d’histoire (Lyon), t. 1, 1956, p. 253-287 ; id., « Quelques aspects du rôle des Italiens dans la crise des foires de Lyon du dernier tiers du xvie siècle », ibid., t. 5, 1960, p. 45-64. 14. Jan-Arthur van Houtte, « Les foires dans la Belgique ancienne », dans La foire, p. 205. 15. Fernand Braudel, Civilisation matérielle…, t. 2, p. 73.
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Au xviii e siècle, la foire apparaît comme une forme archaïque des échanges. Dans l’article que lui consacre l’Encyclopédie en 1757, Turgot attribue le succès de ces rencontres aux « privilèges et franchises accordés au commerce en certains lieux et en certains temps, tandis qu’il est accablé partout ailleurs de taxes et de droits ». Partisan de la liberté des transactions, l’économiste français est résolument hostile à ces vieilles institutions. Nombre de foires disparaissent alors ou connaissent un irrémédiable déclin. D’aucunes font encore illusion, tant en Europe (Francfort, Leipzig, Bolzano, Lublin, Poznan, Gdansk ou en Russie) que dans le Nouveau Monde (Porto Bello par exemple), mais leur succès persistant serait l’indice de la mauvaise santé économique des régions concernées, de décalages et de retards par rapport à l’évolution économique générale 16. On a discuté (Ehrenberg, Sayous, Sombart, plus récemment Braudel) de la concurrence des bourses, dont la réalité est ancienne, et de leur responsabilité dans l’essouff lement progressif des foires. Au début du xvii e siècle, la Bourse d’Amsterdam se saisit du vaste marché des valeurs et régit à bien des égards le mouvement des marchandises. La nouveauté réside dans « le volume, la f luidité, la publicité, la liberté spéculative des transactions ». Foires et bourses ont coexisté, des siècles durant, mais, avec la montée de la population et l’essor urbain, les activités à éclipses des foires se révèlent mal adaptées aux besoins nouveaux d’un commerce de gros en plein développement. Cela est particulièrement vrai au xviii e siècle dans les pays de l’Europe septentrionale liés au trafic atlantique, spécialement à Londres et à Amsterdam. C’est le temps des entrepôts et des magasins de toutes tailles, même dans des villes moyennes. « Alors se dessine une Europe des entrepôts qui se substitue à l’Europe des foires 17. » Si les bourses, en tant que structures institutionnalisées, n’existent guère qu’en Europe, les foires quant à elles ne sont nullement une particularité du vieux continent 18. Elles sont largement présentes dans le monde musulman (Maroc, Égypte, Arabie, Syrie), où le pèlerinage de La Mecque est à l’origine des plus grands rendez-vous marchands. Force toutefois est de constater que les foires n’ont pas dans l’Islam la même importance qu’en Europe 19. On ne peut invoquer une infériorité économique, loin s’en faut, à la grande époque des rendez-vous champenois. Peut-être est-ce la taille même des villes musulmanes, la présence de quartiers réservés aux étrangers ( foudouks), lieux permanents d’échanges commerciaux, qui ont tué des foires ou tout au moins freiné leur développement. Et Fernand
16. Ibid., t. 2, p. 74-75. 17. Ibid., t. 2, p. 75-92. 18. Ibid., t. 2, p. 104-109. 19. Robert Brunschvig, « Coup d’œil sur les foires à travers l’Islam », dans La foire, p. 43-75.
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Braudel de s’interroger : « Faut-il conclure que les foires de Champagne, au cœur d’un Occident encore frustre, ont peut-être été une sorte de remède de cheval pour forcer les échanges dans des pays sous-développés encore 20 ? » Les foires revêtent en Inde un tout autre visage. Deux faits sont en cause : d’une part, les pèlerinages qui amènent des f lots de croyants vers les rives des eaux purificatrices et, avec eux, de pleines cargaisons de marchandises ; d’autre part, la coexistence de plusieurs races, langues et religions provoquant le maintien, aux frontières de régions hostiles, de lieux d’échanges placés sous la protection de divinités tutélaires et échappant aux incessantes querelles de voisinage. En Chine, un gouvernement en principe hostile aux privilèges économiques surveille étroitement les foires, face à des marchés relativement libres. Des foires de grande ampleur apparaissent aux moments de division du pays entre plusieurs dynasties. Les composantes sont alors obligées de s’ouvrir les unes sur les autres. Lorsque l’unité politique est reconstituée, ainsi sous la dynastie des Ming (1368-1644) puis sous celle des Tsing (1644-1911), et que la Chine retrouve sa structure bureaucratique, les grandes foires disparaissent de l’intérieur et ne se maintiennent qu’aux frontières, telles les foires aux chevaux aux confins de la Mandchourie et la foire de Kiatka, datant de 1728 et approvisionnant les marchands en fourrures de Sibérie 21. Le système de la foire ne semble pas en place au Japon mais, après sa fermeture à tout commerce extérieur en 1638, des espèces de foires se tiennent à Nagasaki à l’arrivée de navires hollandais ou de jonques chinoises « de permission », occasions uniques « de respirer l’air du monde 22 ».
Foires et ruralité aux temps modernes Uniques moyens d’échanges réguliers et fixes durant l’Ancien Régime, les foires périodiques et les marchés hebdomadaires assument en Europe un rôle social fondamental en milieu rural et le conservent durablement. Lieux d’affirmation du pouvoir seigneurial, de cristallisation des conflits sociaux voire politiques, « vrai théâtre de la vie 23 », « fait social total 24 », ces rendez-vous scandent le rythme des saisons. Leur distribution dans l’espace et le temps ne doit rien au hasard. D’aucuns, non des moindres, naissent et se développent au contact
20. Fernand Braudel, Civilisation matérielle…, t. 2, p. 106. 21. Étienne Balazs, « Les foires en Chine », dans La foire, p. 77-89. 22. André Gonthier, « Le Japon a-t-il connu des foires ? », ibid., p. 91-95. 23. Jack Thomas, Le temps des foires. Foires et marchés dans le Midi toulousain de la fin de l’Ancien Régime à 1914, Toulouse, (coll. « Tempus »), 1993, p. 365 . 24. id., « Foires et marchés ruraux en France à l’époque moderne », dans Christian Desplat (dir.), Foires et marchés…, p. 194-207.
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d’entités géographiques à économies complémentaires, par exemple à la rencontre de la plaine et de la montagne. Toutefois, dans des régions densément peuplées, leur multiplication peut conduire la logique théorique de complémentarité à céder la place à une logique de concurrence plus ou moins ouverte et âpre. L’agriculture étant à la base de l’animation commerciale, le calendrier des travaux des champs détermine largement celui des foires. Celles-ci sont aussi des termes de paiement fréquemment mentionnés et le lieu, pour les garçons et les filles en quête d’embauche, où offrir leurs services pour une saison ou davantage ; pour les maîtres des domaines, celui où engager qui un valet, qui une servante25. Amuseurs publics, charlatans, usuriers, filles faciles et jeunes candidats au mariage s’y donnent pareillement rendez-vous. Et la modernité s’y impose plus ou moins consciemment. Par la suite, au xix e siècle, en France notamment, la place marchande rejoint la vie politique, comme enjeu d’abord, comme arène ensuite 26. En France encore, l’accès aux circuits de distribution constitue pour tous les acteurs économiques un enjeu d’envergure à la veille de la Révolution. Foires et marchés y apparaissent comme l’instrument d’une politique d’ouverture et d’intégration des masses rurales à une économie d’échanges. Un réseau dense de foires à vocation essentiellement rurale s’organise et devient un des relais essentiels de l’ouverture des campagnes au xixe siècle 27.
Les expositions industrielles nationales Alors que les foires internationales perdent de leur lustre, voire disparaissent, des expositions constituent aux derniers siècles de l’Ancien Régime des vitrines de la société européenne, de son dynamisme et de sa modernité. La France organise dès le xvii e siècle des expositions nationales 28. D’inspiration italienne, celles-ci sont essentiellement artistiques. En 1699, la grande galerie du Louvre accueille une première exposition mixte : quelques machines sont présentées aux côtés de peintures et de sculptures. L’expérience est renouvelée dans le courant du xviiie siècle puis, à la Révolution, les machines se voient attribuer des locaux distincts. L’antériorité des initiatives françaises ou anglaises reste discutée. Quoi qu’il en soit, la république organise en 1798 la première Exposition publique des produits de
25. Judicaël Petrowiste, À la foire d’empoigne. Foires et marchés en Aunis et Saintonge au Moyen Âge (vers 1000 – vers 1550), Toulouse, (coll. « Méridiennes »), 2004, notamment p. 270-277 et 347-349. 26. Jack Thomas, Le temps des foires…, notamment p. 180-185, 190-197, 199-255 et 311-344. 27. Dominique Margairaz, Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, (coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », t. 33), 1988. 28. En 1470 déjà, Louis XI avait vainement tenté de mettre sur pied en Angleterre une exposition de produits français et orientaux (René Gandilhon, Politique économique…, p. 93).
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l’industrie française. Des prix sont attribués aux meilleurs exposants et l’État prend en charge la sélection des produits. Cette manifestation, qui se tient dans le Temple de l’industrie, est due à l’initiative de François de Neufchâteau, ministre du Directoire, et consacre l’influence de la philosophie des Lumières. En hissant l’industrie nationale au niveau atteint par la Grande-Bretagne, la France est soucieuse de renforcer son image. Dans cette logique, il n’est absolument pas question d’introduire des produits étrangers. Cette exposition et les dix qui suivront jusqu’en 1849 développent par contre une optique commerciale : les produits sont proposés à la vente et les prix en sont affichés 29. En Angleterre, la Royal Society of Arts and Manufactures organise des expositions industrielles à Londres depuis 1756 mais, au dire de certains auteurs, ces rendez-vous sont plutôt des démonstrations d’inventions mécaniques, ouvertes aussi bien aux amateurs qu’aux fabricants, et revêtent moins d’importance que de l’autre côté de la Manche. Par ailleurs, contrairement à ce qui se pratique en France, les articles exposés ne sont pas vendus. L’idée d’ouvrir ces manifestations à des produits étrangers se heurte à la réticence des chambres de commerce 30. Fer de lance continental de la révolution industrielle, la Belgique participe à ce bouillonnement technologique. Des Expositions des produits de l’industrie belge se succèdent en 1835, 1841, 1847, 1853, 1856, 1874 31… Le mouvement prend pareillement de l’ampleur en Allemagne 32.
Les expositions universelles et internationales « Le progrès, qui marchait à pas comptés, a pris depuis la Révolution des bottes de sept lieues. » La formule de l’académicien Jules Simon date de 1889 33 et traduit à la fois une réalité et un état d’esprit. Au milieu du xix e siècle, les conditions sont remplies pour que
29. Florence Pinot de Villechenon, Les expositions universelles, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 5-6 (Que sais-je ?, n° 2659). 30. Ibid., p. 23 ; René Poirier, Des foires, des peuples, des expositions, Paris, Plon, 1958, p. 58. 31. Charles Mourlon, Quelques souvenirs des expositions nationales, internationales et universelles en Belgique. 1820-1925, Bruxelles, s.d., p. 9-44 ; A. Cockx et J. Lemmens, Les expositions universelles et internationales en Belgique de 1885 à 1958, Bruxelles, 1958. 32. Uwe Beckmann, Gewerbeausstellungen in Westeuropa vor 1851. Ausstellungswesen in Frankreich, Belgien und Deutschland, Gemeinsamkeiten und Rezeption der Veranstaltungen, Francfort, Berne, New York et Paris, Peter Lang, (coll. « Studien zur Technik-, Wirtschafts- und Sozialgeschichte », t. 3), 1991. 33. Jules Simon, « Le progrès », dans F.G. Dumas et L. de Fourcaud, Revue de l’Exposition universelle de 1889, Paris, [1889], t. I, p. 27.
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le concept d’exposition industrielle donne naissance à ceux d’exposition universelle et d’exposition internationale. La terminologie ne sera réellement fixée que dans le courant du xx e siècle. Une exposition est universelle quand elle s’ouvre à toutes les branches de l’activité humaine, et internationale lorsqu’elle convie toutes les nations (un nombre plus ou moins élevé en tout cas) à y participer 34. Londres montre l’exemple. À la suggestion du prince-consort Albert, les Anglais, réticents dans un premier temps, mettent sur pied en 1851 la Great Exhibition of the Works of Industry of All Nations. Résolument libre-échangiste et ayant peu à craindre des autres nations, l’Angleterre convie par la voie diplomatique tous les grands pays du monde. Quatre ans plus tard, la France réalise sa propre exposition universelle à Paris. Napoléon III souhaite en faire une fête de la paix mais ne peut masquer sa volonté de surpasser l’industrie anglaise. Cadre de cette opération de prestige, le Palais de l’industrie veut rivaliser avec le londonien Cristal Palace 35. Ces expositions présentent des intérêts multiples et interdépendants. Elles font étalage de nouveautés, dressent l’inventaire du génie humain, incitent au perfectionnement et assument une importante fonction pédagogique. La concentration en un même lieu des principales innovations, avec généralement la mise en action des machines, permet à tout un chacun d’être au courant des derniers acquis et des possibilités nouvelles. Naît alors la volonté de faire toujours mieux et plus grand, avec la stimulation de récompenses. Les expositions constituent aussi l’occasion idéale pour chaque pays de se montrer sous son jour le plus favorable et se prêtent aisément à la promotion des valeurs nationales. Se démarquant des expositions industrielles du passé, les expositions universelles et internationales renoncent à un objectif essentiellement commercial 36. De 1851 à 1913, une vingtaine d’expositions universelles sont organisées de par le monde, dont quinze en Europe. À la « Belle Époque », celle-ci est fière d’elle-même et confiante dans ses capacités. Des découvertes scientifiques et techniques ouvrent de nouveaux horizons. L’« entrepreneuriat » européen part à la conquête des continents. Tout apparaît désormais possible 37.
34. Florence Pinot de Villechenon, Les expositions universelles, p. 22-23. 35. Ibid., p. 23-24. 36. Ibid., p. 8-21. 37. Linda Aimone et Carlo Olmo, Les Expositions universelles, 1851-1900, trad. Philippe Olivier, Paris, Belin, 1993 ; La Belle Europe. Le temps des expositions universelles. 1851-1913, Bruxelles, Musées royaux d’art et d’histoire, 2001.
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Un danger réside longtemps dans l’absence de protection des exposants et de leurs productions, offertes à la curiosité de tous et susceptibles d’être copiées. Au xix e siècle, des solutions ponctuelles sont imaginées par des pays organisateurs. Ainsi instaure-t-on en 1855 un certificat attestant, dans le cas où l’article n’est pas encore breveté, que l’exposant est bien l’inventeur ou le propriétaire légal de ce qu’il présente. Trente ans plus tard, Londres met sur pied une exposition industrielle limitée aux inventions brevetées. La question de la protection n’est définitivement réglée que par la Convention de Paris en 1928 38.
Évolutions au xxe siècle La trop grande fréquence des expositions constitue un autre danger. Les découvertes et inventions ne suivent pas le rythme de ces grands concours mondiaux et des manifestations trop rapprochées risquent de tomber dans la monotonie ou d’émousser la curiosité des visiteurs. C’est pourquoi l’Exposition de Paris en 1900 « marque le sommet de la courbe ascendante de ces grandes manifestations internationales ». Des expositions plus spécialisées sont privilégiées par la suite. Entre 1901 et 1958, on ne dénombre plus qu’une quinzaine d’expositions internationales contre une cinquantaine de nationales ou spécialisées 39. Par ailleurs, la localisation reflète le « glissement du leadership sur le plan mondial de la Vieille Europe vers le Nouveau Monde ». Alors que 79 % des World Fairs antérieures à 1914 tiennent leurs assises dans le vieux continent, le pourcentage tombe à 23 % pour la période postérieure à 1960. Cette diversification des lieux « traduit à la fois la globalisation et l’émergence d’un monde multipolaire 40 ». Les expositions du xx e siècle maintiennent une tendance au gigantisme et à la présentation d’innovations, mais revêtent également une dimension humaine et sociale. Elles touchent un public amateur de divertissements, véhiculent un message et, pour
38. Concernant la protection des innovations, voir notamment Alain Beltran, Sophie Chauveau et Gabriel Galvez-Behar, Des brevets et des marques : une histoire de la propriété industrielle, Paris, Fayard, 2001 ; Valérie Marchal, « L’INPI [Institut national de la propriété industrielle] : mémoire et patrimoine de l’innovation », dans Liliane Hilaire-Pérez et Anne-Françoise Garçon (dir.), Les chemins de la nouveauté : innover, inventer au regard de l’histoire, Paris, (Comité des travaux historiques et scientifiques. Histoire, t. 9), 2003, p. 361-373. 39. René Poirier, Des foires, des peuples…, p. 96 et 123-124. 40. Michel Dumoulin, « Images de soi, images de l’autre. Les expositions universelles en Belgique en tant que source de l’histoire des paysages mentaux », dans Luc Courtois, Jean-Pierre Delville, Françoise Rosart et Guy Zélis (dir.), Images et paysages mentaux des 19e et 20e siècles, de la Wallonie à l’Outre-mer. Hommage au professeur Jean Pirotte à l’occasion de son éméritat, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant et Presses universitaires de Louvain, (coll. « Université catholique de Louvain. Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres, Temps et espaces », t. 8), 2007, p. 523 et 527-528.
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ce, choisissent un thème général : Un siècle de progrès (Chicago, 1933), La paix entre les races (Bruxelles, 1935), Pour un monde plus humain (Bruxelles, 1958) 41. Cela n’empêche pas des États, à la veille ou au lendemain de conf lits, ou dans un contexte de guerre froide, d’affirmer leur puissance et leurs ambitions par l’ampleur, l’architecture et la visibilité de leurs pavillons. Dans un siècle de mobilité sans cesse accrue et facilitée, ces expositions déplacent des masses considérables de visiteurs, nationaux et étrangers, à la découverte du monde et de ses diversités politiques, économiques, technologiques, sociales et culturelles. Cette ouverture à l’altérité et à la modernité, quelle qu’en soit la forme, constitue le fil d’Ariane entre les grandes foires de l’Occident médiéval, leurs héritières ou successeurs des temps modernes en Europe et dans d’autres continents, le dense réseau des foires rurales transcendant les périodes, les expositions industrielles nationales des xviie, xviiie et xixe siècles, et, last but not least, les expositions universelles et internationales des cent cinquante dernières années. Dépaysement, divertissement, échanges matériels, intellectuels et humains, découverte de diversités et de spécificités, d’articles ou de procédés nouveaux ou inconnus, d’autres façons de vivre et de penser… : les lieux et les moments ont forcément varié au fil des décennies et des siècles. Cela n’interdit pas de notables pérennités.
41. Florence Pinot de Villechenon, Les expositions universelles, p. 33 et 35.
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quat rième part ie
L’ass o ciati o n co mme vecteu r de la m o de r nit é
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Time, Space and Modernity in Leisure-Related Voluntar y Associations in France 1867-1914 The Case of Cycling Clubs1
Alan R. H. Baker Emmanuel College, Cambridge
the case of cycling clubs1 The nineteenth century witnessed a remarkable increase in the number and types of voluntary associations in France. Many were work-related, such as livestock insurance societies, mutual aid societies, and agricultural co-operatives, but others were leisurerelated, such as sports clubs, musical societies and library associations. While these fraternal associations were important in developing a new sense of community and of class, they also played a key role in changing people’s attitudes towards, and experience of, time and space. 2 A significant component of the project of modernity transforming communities in France during the nineteenth century was an increasing mastery of time and space. Modernity involved restructuring people’s perceptions and experiences of time and space, reshaping an essentially natural world into an increasingly cultural world decreasingly
1.
I wish to record my thanks to the British Academy for the award of a grant to enable me to undertake research in a number of French provincial archives.
2.
Alan R.H. Baker, Fraternity among the French Peasantry (Cambridge: Cambridge University Press, 1999), 3-52.
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dependent on natural conditions and relations. Fundamental to this transformation was acceleration in the movement of people, goods, ideas, and capital. Distinctive elements in this process were the bicycle and cycling clubs. This paper explores the engagement of such clubs in France during the late-nineteenth and earlytwentieth centuries with the project of modernity. I draw mainly on my own research in the archives of eight widely separated départements.3 I will briefly describe the sociological and technological context in which cycling clubs developed before considering the ways in which cycling clubs both challenged time and space and changed the experiences of time and space by their members.4
Sociological and Technological Contexts There developed in France during the nineteenth century both a theoretical discourse about the Revolutionary concept of fraternité and a legal framework within which fraternal associations could be established and operate. Broadly speaking, associations were carefully monitored and controlled until the late-1870s, then tolerated for the rest of the century, and finally liberated in 1901. From the middle of the nineteenth century there began to appear in significant numbers musical societies, gymnastic societies, rifle clubs, and volunteer fire-fighting brigades. Then during the last quarter of the century there emerged agricultural syndicates and sports clubs, including cycling clubs. 5 The earliest cycling clubs were established in the late 1860s. Their growth in numbers was initially slow, checked by the Franco-Prussian War of 1870-71 and the high cost of the new machines. Approximately 100 clubs were operating by 1887, after which a further 2 000 or so were established by the end of the 1890s (many being short-lived). There were about 1 700 in existence in 1899 and about 1 800 in 1909. Alex Poyer terms the period
3.
Ariège, Cantal, Finistère, Loir-et-Cher, Meurthe-et-Moselle, Pas-de-Calais, Vienne, Yonne. Each of these départements will be referred to in the text by the following respective abbreviations: A, C, F, L‑et-C, M-et-M, P-de-C, V, Y. When an individual cycling club is referenced, its date of creation or authorization is given after this geographical abbreviation.
4.
This paper is based principally on the following unpublished sources in eight Archives Départementales: Ariège 7M 21, 22 and 23, Zq 899; Cantal 59M 8, 9 and 10; Finistère 4M 404, 412, 414, 415, 418, 419, 420 and 422; Loir-et-Cher uncatalogued files in Series X, and 4M 198 and 203; Meurthe-et-Moselle 4M 64, 75, 77 and 81, and 85; Pas-de-Calais M2295, 2297, 2300, 2316, 2324, and 4Z 465; Vienne M4 1575 and 1576; Yonne 3M4 19.
5.
Maurice Agulhon, “Les associations depuis le début du xixe siècle,” in Maurice Agulhon and Maryvonne Bodiguel, eds., Les associations au village (Le Paradou: Actes Sud, 1981), 9-37.
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between 1888 and 1899 “the golden age” of cycling associations.6 Cycling clubs were thus one example of the modern social institution, the fraternal association, that emerged during the nineteenth century. Such associations were intermediate between the individual and the family on the one hand and the State on the other hand. Cycling clubs were also modern in promoting cycle racing, a new sport that owed nothing to history, unlike other sporting activities of the period.7 They were similarly modern in reflecting progress in industrial technology. The development of cycling clubs was to a considerable extent dependent on mechanical improvements to bicycles and on cost reductions as a result of their eventual mass production. Significant improvements were fixing pedals to the front wheel (from 1861); solid rubber tires (from 1868); chain and rear pedal mechanism (from1880); and then pneumatic tires (from 1888). These, together with better brakes and saddles, all helped to make cycle riding easier, more comfortable, and faster. From the mid to late 1880s, the “high wheel” bicycle (with a very large front wheel and a much smaller rear wheel) gave way to the “safety” bicycle (with two almost equally sized or equally sized wheels). Standardized, mass-produced, cycles became notably cheaper from the early-1890s. A St. Etienne manufacturer’s catalogue of 1893 featured the “L’Hirondelle” at 185 francs, stating that it was a “démocratique” model for artisans, employees and workers, while the “service administratif ” at 240 francs was for postmen, travelling salesmen, and bailiffs (huissiers), and the “routier” model at between 300 francs and 380 francs, with pneumatic tires, was for doctors and veterinary surgeons. A more sophisticated model at 385 francs was for soldiers, hunters, and tourists. But by 1910 the basic model had come down in price to 135 francs, making it more widely available throughout French society. The democratization of cycling was part of the project of modernity.8 There were, clearly, cycles for different purposes and for different people. But all of them offered the possibility of a greater mastery of time and space.
6.
Alex Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs (Paris: L’Harmattan, 2003).
7.
Ronald Hubscher, Jean Durry, and Bernard Jeu, eds., L’Histoire en mouvements: Le sport dans la société française (xix e- xx e siècle) (Paris: Armand Colin, 1992), 80.
8.
Paul Gerbod, “La ‘petite reine’ en France du Second Empire aux années 30,” L’Information historique 48, no 2 (1986): 69-79; Ronald Hubscher, “Les temps héroiques du vélo,” L’Histoire 178 (1994): 16‑23.
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Conquering Time Until the mid-nineteenth century, movement over land in France was slow. There had been little acceleration for centuries in the traditionally pedestrian and equestrian modes of transport. But from mid century the railway network and from the late-nineteenth century the tramway network began fundamentally to transform the rate and volume of movement in those corridors that they opened up and connected. Speedier movement of people, goods, ideas, and capital became a key feature of the drive towards modernity. The bicycle played a significant role in that movement. A bicycle pedalled at an average speed could transport its rider two to three times faster than walking pace and at racing speed at least twice as fast again. The bicycle came to be synonymous with speed. The words used in nineteenth-century France for cycling – vélocipédie – and for cycle – vélo – were derived from the Latin velox (cis), which means “speed.” The word “vélo” was incorporated into the names of many of the earliest cycling clubs to be established. For example, the club at Naintré (V, 1897) was called La Vélophile (“The Speed Lover”). The three clubs authorised by the Prefect of Finistère by 1891, those at Brest, Quimper and Morlaix, all included vélo in their titles, as did six of the eight clubs recorded as existing in Loir-et-Cher in 1900.9 But as linking cycling with speed became less of a novelty, perhaps fewer new clubs used the vélo tag in their titles. For example, three of the nine clubs created in Meurtheet-Moselle between 1882 and 1899 employed the tag but it was used by only three of the fourteen clubs established in that département between 1904 and 1912.10 Of the 30 clubs founded in Pas-de-Calais between 1903 and 1914, only eight incorporated véloce into their titles.11 But earlier, in its arrondissement of St. Omer, three of the four clubs established by 1897 had included that word.12 The concept of speed and the conquest of time found their most practical expression when, in the mid-1880s, clubs incorporated records and exact time and distance measurements into their activities. The stopwatch added precision and modernity to cycling. For example, in the summer of 1892 the record for the 260 km course between
9.
Blois 1882, Vendôme 1890, Blois 1892, Onzain 1895, Montoire 1897, and Salbris 1900. Other examples are those at Pamiers (A, 1891), Foix (A, 1897), Châteaulin (F, 1893), Pleyben (F, 1903), Pont L’Abbé (F, 1902), Nancy (M-et-M, 1882), and Toul (M-et-M, 1893).
10. Nancy 1882, Varangeville 1895, Toul 1893; Pont-à-Mousson 1904, Briey 1907, and Baccarat 1912. 11. Avion 1904, Roeux 1908, Noeux-les-Mines 1903, Locon 1905, Sallaumines 1909, Auchel 1910, Calais 1911, and Montreuil 1906. 12. St. Omer 1889 and 1890, Aire 1893, and Arques 1897.
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Falaise and Lisieux (Calvados) was broken three times, with the record-setter on the third occasion achieving an average speed of 20.13 km per hour.13 In 1891, two clubs from Brest and Morlaix (F) organised an épreuve of over 120 km: the round-trip between their two towns was won at a speed of 29 km per hour.14 The club at Saint-Flour (C, 1897) organised sprints over 2-4 km and endurance trials over distances of between 20 km and 100 km, as well as races. Organizing races was a major occupation of cycling clubs. At the outset, they were on public open spaces over which clubs sought the permission of the local authorities to hold race meetings. Thus they took place on urban boulevards and on the main inter-city roads, as well as on town squares, promenades, and esplanades.15 A racing programme of the Véloce-Club founded in 1893 at Toul (M-et-M) provides a picture of the event staged by the club during the afternoon of 15 August 1897: First race – only for members of the club – eight riders over 2 000 m; second race – open to competitors from Meurthe-et-Moselle and six adjacent and nearby départements – 26 riders over 4 000 m, with riders competing in pairs in a series of eliminating races, leading to a grand final race; third race – seven riders racing for five minutes; fourth race – titled an “international” race, open to all-comers – 26 riders over 2 000 m competing in pairs in a series of eliminating races, leading to a final race; fifth race – for junior riders under the age of sixteen – over 2 000 m.; and the sixth race – a long distance “international” race – the actual distance not known but with a maximum of 15 km – the final circuit being announced by three (starting) gun shots. Both sprints (probably time trials) over 10 km and endurance races over 100 km were organized by the club at Naintré (V, 1897). From the mid-1880s cycling became increasingly a commercialized spectator sport and developed its own specific spaces with the construction of purpose-built racing tracks (vélodromes), striking icons of modernity in the landscape. These provided more standa rd ized and better-controlled surface conditions for racing and a more continuous activity for spectators than road racing could do. Although some cycling clubs were involved with establishing vélodromes, they tended to be modest constructions on the fringes of small towns. More impressive as symbols of modernity were those built and operated in the larger towns by private entrepreneurs and investors, signs of the growing commercialisation of cycle racing.16 For the eight départements embraced by this study, only two vélodromes seem to have
13. Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, 87, 158; François Marsault, “Le sport cycliste dans le Calvados avant la première guerre mondiale,” Annales de Normandie 45 (1995): 483-492. 14. Georges Cadiou, Les origines des sports en Bretagne (Morlaix: Skol Vreizh, 1995), 50. 15. Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, 83. 16. Ibid.: 173-175.
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existed: those at Brest (F, 1893?) and Quimper (F, 1888). But from 1900 the popularity of vélodromes waned, partly because of the growth of football as a spectator sport and partly because of the public’s declining enthusiasm for watching the monotony of cycles going round and round a single track. By contrast, road racing flourished, as did the participation of cycling clubs in this activity, even though it too became increasi ngly commercial ized, professionalized and organized, by cycle manufacturers and the cycling press.17 Cycling clubs were an important component of the development of cycle racing as a sport of mass consumption, both as participant and as spectator. They also stimulated the mass production and marketing of cycles. Thus cycles facilitated the diffusion of modernity into all levels of French society and into all localities of the country, although this process was of course uneven both socially and geographically. Cycle racing was the first sport in France to feel the full impact of commercialization, and by 1914 it had become a very modern sport with its promoters, administrators, organizers of public spectacles, professional cyclists, trainers and managers.18 Cycling clubs had played a key role in energizing that process but by 1914 they were no longer the driving force. Major road races became an important part of the commercial and professional development of cycling as a sport. To racing within clubs was added racing between and among clubs. To races between major towns, such as the Paris-Brest-Paris race inaugurated in 1891, was added in 1903 the first of what was to become an annual Tour de France. These highly publicized developments made many Frenchmen – and not only members of cycling clubs – increasingly aware of the regional diversity of their country, building on the wellknown elementary school text book Le Tour de la France par deux enfants, published in 1877.19 Cycling, whether a first-hand or a vicarious experience, broadened people’s geog raphic al horizons at a variety of scales, from the local to the national and even the international. It helped to emphasis the connectedness of places, to reshape geographical knowledge and understanding, and to restructure people’s perceptions of space.
17. Ibid.: 265-271. 18. Richard Holt, Sport and Society in Modern France (London: Shoe String Press, 1981), 81-103; Hubscher, “Les temps héroiques du vélo,” 16-19. 19. Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, 156-161; Holt, Sport and Society in Modern France, 81‑103; G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants (Paris: Belin, 1877). See also: Jacques and Mona Ozouf, “Le Tour de la France par deux enfants: The Little Red Book of the Republic,” in Pierre Nora, Lawrence D. Kritzman, and Arthur Goldhammer, eds., Realms of Memory: The Construction of the French Past. Vol. 2: Traditions (New York: Columbia University Press, 1997), 125-148; Gilles Fumey, “Le Tour de France ou le vélo géographique,” Annales de Géographie 115, no. 650 (2006): 388-408.
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Annihilating Space Cycling clubs undoubtedly glamorized time and speed but they also permitted a new mastery of space and distance. In the formative years of the cycling club movement, cycling itself was the key activity and the itinerary followed was of no great significance. Excursions initially paid little attention to the landscapes traversed or to the people inhab iting them. The esprit de corps of the club itself was the paramount concern. But gradually, the radius of excursions widened, their duration lengthened, and their objectives broad ened so that they became geographical explorations. There was even published in 1895 an article on the bicycle as a geographical tool. 20 Urban cycling clubs enabled city-dwellers to explore the countryside and rural clubs gave their members opportunities to connect more frequently with urban modes of living. With increasing leisure time becoming available to some sections of French society, with a growing separation of work time and leisure time, cycling gave rise to a new form of tourism. Cycling clubs permitted and encouraged a sig nificant widening of the geographical horizons of their members.21 For example, while the general purpose of the club at Pamiers (A, 1891) was to promote the taste for cycling and to support public fêtes and races organized by the public authorities, it also specifically existed to arrange excursions, to establish good relations with cycling clubs elsewhere, and to provide information for tourists visiting the Pyrenean département of Ariège. The cycle club at Onzain (L-et-C, 1895) and the tricycle club at St. Aignan (L-et-C, 1893) aimed similarly to promote contacts with other nearby clubs in order to organize promenades, excursions et voyages. The club at St Georges-sur-Cher (L-et-C, 1897) had as its principal aim the promotion of frequent promenades by bicycle and tricycle and as a secondary aim supporting public and charitable fêtes by organizing races. La Vélophile at Naintré (V, 1897) organised promenades and excursions, some of which were compulsory for its members and all of which were rigorously regulated by a capitain with authority to fine members breaking the rules. Similarly, chefs de marche controlled excursions of the club at Loudun (V, 1892) with the eldest chef present taking charge on a particular day. He led at the front of the column and designated another rider to take the back position. Excursionists were divided into two groups, those on bicycles and those on tricycles: each group rode separately but came together at designated stopping points. Each excursion was conducted like a military exercise.
20. G. Renaud, “La vélocipédie et la géographie,” Revue géographique internationale (1895) as cited in Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, 152. 21. Richard Holt, “La bicyclette, la bourgeoisie et la découverte de la France rurale, 1880-1914,” Sport/ Histoire 1 (1988): 85-99.
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Permitting a greater mastery of time and space was itself a significant contribution made by cycling clubs to the advance of modernity in France towards and after the end of the nineteenth century. But cycling clubs also facilitated that advance in other ways.
Other Modernities The historical geography of cycling clubs in France mirrored that of the overall modernization of its economy and society during the nineteenth century. Broadly, their development was most precocious and most intense to the north and east of a line from Caen in Normandy through Anger in the Loire valley to the Swiss border at Geneva. South and west of that line clubs developed later and with a lesser intensity. That broad contrast reflected the oft-recognized cultural duality of a modernizing and a traditional France. More specifically, the density of cycling clubs was greater in the more prosperous and economically advancing regions of France than in the less wealthy and more economically retarded local it ies. More prosaically, but unsurprisingly, clubs flourished more in valleys and on plains than they did in mountainous regions. Moreover, cycling clubs were essentially an urban rather than a rural phenomenon: they diffused spatially down the settlement hierarchy. 22 Of the eight départements studied here, Ariège in the Pyrenees saw just a handful of clubs established before 1914, in the chef-lieu (Foix 1893) and two other towns (Pamiers 1891and St. Girons c.1901); similarly, Cantal in the Central Massif saw only a few clubs, those of the chef-lieu (Aurillac 1899) and the towns of St. Flour (1897) and Mauriac (before 1913). In Brittany, clubs were set up in Finistère’s chef-lieu (Quimper 1888) and then in eight or so other towns. In the more gentle landscape and probably more advanced economy of Poitou, clubs in Viennne were established in its chef-lieu (Poitiers 1890) and then in seven or so other towns. In Loir-et-Cher, situated on the cultural frontier between northern and eastern France and southern and western France, clubs were developed in the chef-lieu (Blois 1882) and then mainly in small towns located in the Loire valley rather than in, for example, Romorantin and Vendôme, the chefs-lieux of the other two arrondissements. Clubs were slightly more numerous in Burgundy. In Yonne, they were initiated in the mid 1880s and about twenty had been established by 1914, twelve of them in the period 1891-1896. Of the fourteen established by 1896, all but two were located in towns that were the centres of their arrondissements or cantons. But not all such centres acquired clubs. Most
22. Poyer, Les premiers temps des véloce-clubs, 111-115.
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clubs were to be found in towns and large villages sited in river valleys, in terrain with fewer hills and thus better suited to cycling. But not all such valleys saw the creation of clubs and it seems that clubs were most located in the better-connected settlements in or close to areas of significant viticulture, areas with a tradition of fraternity. To the north, in gently undulating Pas-de-Calais, clubs came to be much more numerous, notably in the coal-mining districts. About ten clubs were created by 1900 and then at least another 30 by 1914 (and of those 30, more than half were located in the coal-mining arrondissement of Béthune). To the east, on the border with Germany, cycling clubs were also numerous. In the département of Meurthe-et-Moselle, the first club was established in 1882 in its chef-lieu (Nancy); by 1901 there were about ten clubs in existence, in the major towns, and a further twenty or so were set up before 1914 in smaller centres. Thus, although the creation of cycling clubs had spread into rural areas by 1914, they had diffused down the settlement hierarchy. Cycling clubs were a largely urban phenomenon that gradually filtered into the countryside. They brought modernity into rural areas and reshaped popular mentalités. They played a role in the secularization and liber ali z at ion of society. They frequently met on Sundays. For example, La Pédale d’Or club at Poitiers (V, 1895) had promenades on the second Sunday of each month and members absent without good reason were fined one franc. La Vélophile at Naintré (V, 1897) met on the first Sunday of each month. Many clubs had local cafés as their meeting places.23 Many used the municipal hôtel de ville. 24 Thus. they provided a very different and novel form of activity, spectacle and socializing compared to that traditionally supplied by the Church. Many Catholic priests opposed cycling and cycling clubs. Many viewed such clubs as competitors to the youth groups (patronages) they had established to foster allegiance to the faith; some saw cycling as an indecent activity; many complained that long-distance cycle racing took young men away from Mass and beyond the geographical area over which their local priest had control; and many priests feared that any concession to the technical modernity of the cycle would be to admit an accommodation with the “modernism” against which the Church was battling. 25 Each cycling club fostered a strong sense of identity among its members. This was achieved by requiring adherence to a set of disciplinary rules and in some cases by requir
23. For example, for clubs at Saint-Flour (C, 1897), Douarenez (F, 1899), Quimper (F, 1888), St. Max (M‑et-M, 1904), Poitiers (V, 1895), and Châtellerault (V, 1890). 24. For example, for the club at Châteaulin (F, 1893). 25. Philippe Rocher, “Valeurs du sport catholique, valeurs catholiques du sport. L’Église catholique et le vélo,” Le Mouvement social 192 (2000): 65-97.
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ing members to wear the club’s “uniform” or insignia. For example, each member of La Pédale d’Or at Poitiers (V, 1895) had to wear a white cap, a white jersey, the logo of the club, and short trousers (in a colour of his own choosing). Each member of the club at Nicolasde-Port (M-et-M, 1895) had to buy a white enamelled shield portraying the coat of arms of the town and the name of the club. Members of the Société vélocypédique of Montmorillon (V, 1892) were not obliged to wear the full uniform of the club but they were required to wear a sea blue “jockey” cap sporting the club’s initials SVM. Members of La Vélophile at Naintré (V, 1897) were obliged to wear a cap sporting the club’s initials VN intertwined on an enamelled metal badge. While promoting fraternity among its members, a cycling club also provided them with a new sense of personal freedom. Cycling for many became a new religion, a passion and commitment that had the power to transform the lives of individuals. It offered freedom to travel unconstrained by dependence on an external source of power (such as steam, electricity or petrol) and it was not restricted by timetables or fixed routes. 26 Cycling was thus a form of emancipation. It was also a step towards democratization, given that clubs were organised along democratic lines set out in their statutes and they encouraged social mixing within their communities. In Burgundy, the club at Chablis (Y) established in 1894 had eighteen founding members, mainly property owners, wine merchants and professionals, among them a banker, a bookseller, a veterinary surgeon, and a notary’s clerk; the Véloce Club of Blénau (Y, 1895) was founded in 1895 with 46 members, embracing a wider range of artisans and craftsmen, including five masons, four clockmakers, three lithographers, four locksmiths, two butchers and two roofers; the club at Tonnerre (Y, 1899) had sixteen founding members, comprising seven (wine?) merchants, two mechanics, a pharmacist, a bailiff (huissier), a teacher, a jeweller, a typographer, a plasterer and an employee. In Lorraine, a more industrialising region, cycling clubs had a wider social range of members. The club at Lunéville (M-et-M) was founded in 1894 with 46 members. They included eleven merchants, two pharmacists, and a notary, but also seven employees, four students, two lemonade sellers, an insurance agent, and a café owner. The club at Baccarat (1897) had, among its 31 found ing members, three mechanics and three grocers, two bakers, two pharmacists and two clockmakers, a butcher, a tailor, a printer, an ironmonger, a glassmaker, a teacher, a furniture maker, a notary’s clerk, and a bank clerk. Many clubs were promoted paternalistically to provide young men with distractions sérieuses, hygiéniques et morales, as was clearly stated, for example, in the statutes of the Véloce-
26. Gerbod, “La ‘petite reine’ en France du Second Empire aux années 30,” 75.
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Club at Auxerre (Y, 1886). It was also the aim of that club à developer les forces physiques par l’emploi rational du vélocipède and even à contribuer aux moyens défensifs du pays par la vulgarisation de la vélocipédie. These diverse objectives, found in many cycling clubs, exhibit a mixture of both modern rationalism and traditional paternalism. Cycling clubs promoted cycle racing and cycle racing promoted cycling clubs. Together they pioneered the production of a mass spectator sport in France, a modern public entertainment to challenge traditional communal festivals and religious celebrations. Richard Holt claims that cycle racing “was the first activity of a modern, stand ardi zed kind which made an impact in the countryside as well as in the town; it began by providing amusement for the culturally deprived masses of the large cities and ended by penetrating the hitherto closed world of rural entertainment.”27 Cycle racing created a new set of social heroes, challenging to some extent the traditional social hierarchy within communities. 28 While cycling clubs undoubtedly reflected and promoted the concept of modernity, they also retained some traditional characteristics.
Some Continuities Cycling clubs were not a complete break with the past. Many were deeply rooted in their local communities and enhanced people’s attachment to their traditional pays. In addition, the annual programme of a club was often grafted onto the traditional ecclesiastical cycle of festivities. Many made their distinctive contributions to local municipal fêtes. 29 Some celebrated the traditional patronal saints’ days of their communities. And cycling even acquired its own patron saint. In Brest, for example, beginning in 1895 the Véloce Club Brestois celebrated the festival of the patron saint of cyclists, Saint Germain the Scot. 30 With many clubs, when a member died, the others were expected to attend his funeral, following a practice that extended back into traditional confréries and craft guilds. Another continuity was the limited extent to which cycling clubs accepted women and children as members or even as participants. The suitability/unsuitability of cycling for women was much debated. Opposition to cycling for women centred on questions of
27. Holt, Sport and Society in Modern France, 81, 101, 218. 28. Hubscher, “Les temps héroiques du vélo,” 22. 29. Such was the case, for example, with clubs at Foix (A, 1893) and Châteaulin (F, 1893). 30. Charles Rearick, Pleasures of the Belle Époque: Entertainment and Festivity in Turn-of-the-Century France (New Haven: Yale University Press, 1985), 183.
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modesty and apparel but also ref lected a perceived threat to traditional male control of space and of speed. 31 The assumed social inferiority of women was embedded in the rules of cycling clubs. For example, the club at Naintré (V, 1897) admitted women not as full but only as honorary members. Males aged 18-21 could be junior members (pupilles) of the club at Foix (A, 1893), but only with the written permission of their parents or guardians; they could take part in discussions at general meetings but they were not allowed to vote on financial or disciplinary matters. The club at Loudun (V, 1894) admitted males over the age of 21 and youths under 21 with the permission of their parents or guardians. The clubs at Montmorillon (V, 1892) and Latillé (V, 1892) were more liberal, admitting youths from the age of 15. Admission from the age of seventeen or eighteen seems to have been the norm, with younger boys being admitted with permission of their parents or guardians. Despite these continuities, cycling clubs in France before 1914 represented a sign if ic ant break with tradition and a major step towards modernity. Of course, cycling clubs were not unique to France. Clubs were created and flourished to varying degrees in Britain and in many continental European countries, as well as in North America. 32 For example, Canada’s first club was formed in Montreal in December 1878, and then in the 1880s clubs were established in Halifax, St. John, Ottawa, Hamilton, Stratford, London, and several other smaller cities. While Canadian clubs shared many of the characteristics of those in France, there were also significant differences. For example, the larger Canadian clubs tended to emulate the rather militaristic organization of the American high wheel clubs and the rigours of the Canadian climate meant that the clubs’ cycling season was restricted to between May and October, the sociability of their members being sustained during winter months by other activities such as snowshoeing, gymnastics, billiards, smoking concerts, and other musical events. 33 But it was in France most especially that cycling as a sport became a central feature of a nation’s culture, as exemplified notably in the Tour de France, initiated in 1903 and today the world’s most famous bicycle race. 34
31. Christopher Thompson, “Un troisième sexe? Les bourgeoises et la bicyclette dans la France fin de siècle,” Le Mouvement social 192 (2000): 9-39. 32. David V. Herlihy, Bicycle: The History (New Haven: Yale University Press, 2004), 132-133, 165, 175-176, 186, 202. 33. Glen Norcliffe, The Ride to Modernity: The Bicycle in Canada, 1869-1900 (Toronto: University of Toronto Press, 2001), 193-199. 34. Georges Vigarello, “The Tour de France,” in Nora, Realms of Memory, 469-500, and Christopher S. Thompson, The Tour de France: A Cultural History (Berkeley: University of California Press, 2006).
Re-modelling the Wilderness for Spor t The American Angler and the Construction of Quebec’s Modern Sport Fisher y 1
Darin Kinsey Postdoctoral Fellow Université Laval, CIEQ
fishery1 In the seventeenth century, a number of French priests wrote detailed catalogues of the f lora, fauna, people, and customs they found in New France. 2 Their works evidenced the great bounty of the land, but also criticized it as untamed, unforgiving, and valueless, requiring the help of God and the civilizing effects of agriculture, industry, and the Church. 3 Two centuries later, another group of highly erudite foreigners began making forays into the same wilderness areas of that region, which by then had become Quebec, documenting their own unique perceptions of the landscape – American anglers. One of them wrote in 1904, “God must have created this wonderful wilderness, where all is
1.
This paper is based largely upon many of the findings of my doctoral dissertation entitled: “Fashioning a Freshwater Eden: Elite Anglers, Fish Culture, and State Development of Québec’s ‘Sport’ Fishery,” Université du Québec à Trois-Rivières, 2008. I am grateful to all the participants of the conference who offered comments and suggestions.
2.
Among the most notable of these catalogues is Louis Nicolas’, Traité des animaux à quatre pieds terrestres et amphibies, qui se trouvent dans les Indes occidentales, ou Amérique septentrionale, (Ottawa: National Library and Archives of Canada, c.1915).
3.
For more on the imagery of landscape used by French priests in New France, see Carole Blackburn, Harvest of Souls: The Jesuit Missions and Colonialism in North America, 1632-1650 (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 2000).
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happiness, where all is peace.”4 God may still have had primacy of place, but a noticeable and dramatic shift had taken place in the attitudes held regarding the value of Quebec’s wilderness. Moreover, Davis and his fellow anglers largely underestimated the very real role that they, themselves, were playing in a process of re-creating, and re-modelling, a modern wilderness for sport and leisure. 5 The angler was part of a wave of American sportsmen who began crossing the north ern border in mid nineteenth century. While some historians have described their arrival as part of a new phenomenon of leisure and tourism to Canada, the description is not completely accurate. American sportsmen were doing more than relaxing and touring; they were exercising a measure of control over the places they frequented. Joseph Edmund Collins, a Canadian author and poet then living in New York and writing for Harpers Weekly, observed, “that if the industrial territory of Canada belongs to England…the greatest portion of the hunting and fishing territory belongs to the United States.”6 Some contemporary writers even described the annual visits by wealthy bankers, railroad barons, judges, and the political elite as something akin to an invasion.7 While the acquisition of territory– mostly through long-term leases –played no small part, the arrival of American sportsmen had less to do with settlement than with a modern pursuit of healthful and sublime experiences within nature. 8 Whether as tourists or conquerors, the American sportsmen undeniably represented a new pattern of migration, which profoundly inf luenced the cultural and environmental features of Quebec’s wilderness areas.
4.
Edmund Davis, Salmon-Fishing on the Grand Cascapedia (New York: De Vinne Press, 1904), 10.
5.
This process was taking place in many places all over Canada. See Tina Loo, “Making a Modern Wilderness: Conserving Wildlife in Twentieth-Century Canada,” The Canadian Historical Review 82, no. 1 (2001): 92-121.
6.
Edmund Collins, “American Sporting Clubs in Canada,” Harper’s Weekly 34, no. 1749 (1890): 49899. Of course, Americans were not alone in the process of appropriating the Canadian wilderness for sport. Gregory Gillespie examines the British role in his study “The Imperial Embrace: British Sportsmen and the Appropriation of Landscape in Nineteenth-Century Canada” (PhD diss., University of Western Ontario, 2002). Canadian sportsmen played their own role in re-modelling the landscape; nevertheless, they held different, and occasionally conflicting, views of the role of the American tourist. See Darcy Ingram, “Nature’s improvement: Wildlife, Conservation, and Conflict in Quebec, 1850-1914” (PhD diss., McGill University, 2007). For a succinct discussion of how Canada came to be seen by foreign sportsmen, see Loo, “Making a Modern Wilderness.”
7.
“Fishing in Canada: An Army of American Anglers Now in the Northern Woods,” The New York Times, 5 July 1890.
8.
For a classic study of the role of nature in the American experience, see Roderick Nash, Wilderness and the American Mind (New Haven: Yale University Press, 1982). As to the role of nature in the experience of modern tourism in Canada, see Patricia Jasen, Wild Things: Nature, Culture, and Tourism in Ontario, 1790-1914 (Toronto: University of Toronto Press, 1982).
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While the disciples of Walton often have been lumped together with the hunter, in reality angling was a craft with its own long and storied culture, its own codes, romantic sensibilities, and poetic meaning.9 In many ways, the angler’s focus upon the aquatic realm, rather than the terrestrial made him unique. The animal at the top of the anglers’ hierarchy of game fish was the Atlantic salmon (Salmo salar). These large and rapacious fish were the monarchs of what anglers referred to as the “finny tribe.”10 Yet, what made these migratory fish of such importance to American anglers, in particular, was that they had become almost impossible to find in the United States. The construction of sawmills, dams, factories, and canals in the American northeast had caused serious degradation of the salmon’s habitat all along the coastline.11 The situation caused many American anglers to look northward towards Canada, especially to the well watered and little populated regions of Quebec. There the American angler’s arrival would become as predictable as the return of the salmon themselves. Each spring, they voyaged northward by boat and by rail, with their polished split-bamboo fly rods, their ornate reels wound tight with silken line, a multitude of colourful, hand-tied, artificial flies…and their ink pens. The pen was as valuable as the rod, for the elite angler was, above all else, an intellectual. For him, fish catching was a meditative exercise – a “contemplative recreation” – intended as much to inspire him as to provide him with sport. Many of the most renowned anglers were also bibliophiles, antiquarians, and authors. Indeed, angling had its own school of literature and the American anglers who visited Quebec contributed much to the genre.12 One might not think of anglers as a particularly reliable group to yield relevant information concerning cultural transformation. The common stereotype of the angler as a person more expert at spinning yarns than catching fish remains strong. Like most stereotypes, however, the image of the angler as an unfaithful witness is mostly unfounded and unfair. The angling elite, especially those who wrote gilt-edged monographs for their fellow aficionados, staked their personal and professional reputations on the veracity of
9.
The English tradition of angling finds its modern literary roots in the writings of Izaak Walton. Thus, elite anglers often refer to themselves as “disciples” of Walton. Walton’s The Compleat Angler; or, the Contemplative Man’s Recreation was first published in 1653. For a broad history of the craft of angling, see Charles Chenevix Trench, A History of Angling (St. Albans: Hart-Davis, MacGibbon, 1974).
10. Charles Lanman, “Our Finny Tribes: American Rivers and Sea-Coasts,” The American Whig Review 6, no. 5 (1847): 490-497. 11. On the destruction of America’s sporting landscape, see John Reiger, American Sportsmen and the Origins of Conservation (Corvalis: Oregon State University Press, 2001). 12. For a discussion of classic works in the literature of angling, see Arnold Gingrich, The Fishing in Print: A Guided Tour through Five Centuries of Angling Literature (New York: Winchester Press, 1974). Also, Charles E. Goodspeed, Angling in America: Its Early History and Literature (Boston: Houghton Mifflin, 1939), provides a detailed survey of the American literature.
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their accounts. These often lengthy and detailed monographs offer evidence that far from being just a quaint form of nineteenth-century leisure, angling was a serious manifestation of power and privilege and that the angler could be a keen and informative witness to more things than fishing.13 A number of these monographs shed light on the how the anglers’ values concerning nature were contributing to the construction of a modern wilderness landscape in Quebec. While the first American tourists began arriving in Lower Canada soon after the war of 1812, the published accounts of their visits took the reader little further than the urban centres of Quebec City and Montreal.14 On the contrary, the anglers’ monographs, which began appearing in the 1840s, took readers to places deep into the wilderness, including Lac Saint-Jean in the Saguenay, the dozens of rivers along the isolated North Shore, and the Cascapedia region of the Gaspé Peninsula. One of the first widely published American angling monographs was A Tour to the River Saguenay in Lower Canada by Charles Lanman, a prolific and popular outdoor writer.15 Lanman made it clear that he had not come to Lower Canada “for the purpose of examining her cities;” rather, he had come with “a view of haunting up some new scenery, and having a little sport in the way of salmon fishing.”16 As there was not yet a railroad to the Saguenay, Lanman had to search for another means of conveyance. On the lookout for salmon, he went directly to the fish market where he happily proclaimed:
13. As Peter Thomas notes in Lost Land of Moses: The Age of Discovery on New Brunswick’s Salmon Rivers (Fredericton: Goose Lane Editions, 2001): “[S]port has never been isolated from social history or the economic and political facts of life.” Thomas also laments the lack of attention paid to angling monographs as historical sources. 14. Some of the earliest, and most influential texts, include Joseph Sansom, Sketches of Lower Canada (New York: Kirk & Mercein, 1817); Benjamin Silliman, Remarks Made on a Short Trip Between Hartford and Québec in the Autumn of 1819 (New Haven: S. Converse, 1820). 15. Charles Lanman, A Tour of the River Saguenay, in Lower Canada (Philadelphia: Carey and Hart, 1848), 125. 16. Ibid.
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it was my good fortune to find a small smack which had brought a load of fresh salmon to market, and was on the point of returning to the Saguenay for another cargo. In less than thirty minutes after I saw him, I had struck a bargain with the skipper, transferred my luggage on board the smack, and was on my way to a region, which was to me unknown.17
As he had promised his readers, Lanman devoted most of his time to descriptions of his angling experiences in the regions he referred to as “beyond the jurisdiction of civilization.”18 Nevertheless, he continuously interspersed his accounts of fishing with descriptions of the people and the places he discovered, information that he considered a vital form of intelligence. Lanman grew up during President Jackson’s program of Indian Removal that deported Amerindians West of the Mississippi River. The sight of Amerindian peoples was, therefore, a great curiosity to him: “In speaking of the Saguenay,” he wrote, “I must not omit to mention its original proprietors, a tribe of Indians, who are known as Mountaineers [Montagnais]. [...] Of course, it is the duty of my pen to record the fact that, where once flourished a large nation of brave and heroic warriors, there now sits a little band of about one hundred families.”19 Likewise, he did not fail to remark upon the presence of white settlers. He described the “hamlet” of Ste. Margaret, where he and his friends spent the night after a long day of angling, as containing “some eight or ten log shanties, which are occupied by about twenty families, composed of Canadians, Indians, and half-breeds. They obtain their living by ‘driving’ logs, and are as happy as they are ignorant.”20 Lanman’s work was more than a mere fishing book. Granted, his biased observations, tainted by the prejudices of the time, may not be useful in terms of understanding the people with whom he came in contact. Nevertheless, they are extremely valuable in demonstrating how American anglers were incorporating people into the narrative of an exotic new sporting landscape of Lower Canada. Lanman’s descriptions transformed the inhabitants into caricatures that became part of the romantic and pict ure sque angling experience in the wilderness. Moreover, they provided other anglers with a virtual treasure map to the same experiences and revealed that long before the appearance of any recognizable tourist infrastructure, Americans were already penetrating deep into the periphery, bringing with them their own ideas about the value of the wilderness and its inhabitants.
17. Ibid.: 129-130. 18. Ibid.: 140. 19. Ibid.: 137-8. 20. Ibid.: 143.
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In the years following the establishment of the Province of Quebec in 1867, Quebec’s importance as a paradisial hinterland for American anglers, greatly expanded. Once again, these changes were readily visible in their voluminous monographs. In 1886, Dean Sage, the scion of wealthy timber merchants from Ithaca, New York, and one of America’s most celebrated anglers wrote a tome entitled The Restigouche and its salmon fishing.21 Therein, Sage told more than tales of the snagged salmon. He revealed the growing complexity of a wilderness that anglers were increasingly moulding around their values. Wealthy and affluent anglers, like Sage, believed that their presence had a progressive affect upon the places they leased; leases over which they were exercising an almost neo-seigniorial influence. Indeed, they did bring money and employment to Quebec’s peripheral regions, but they also carried with them the desire to “improve” everything within their domains. Sage recounts how the Restigouche Salmon Club “changed the old tavern into a very comfortable house, and by tearing down, adding on, and a thorough cleansing, altered the appearance of the place from its ancient one of dirt and shiftlessness to one of thrift and neatness.”22 Sage’s description is also a fitting metaphor for the anglers’ cultural re-modelling in Québec’s wilderness. There is, perhaps, no better example of how the angler transformed people and their customs into icons of angling tourism than that of the guide and the birch-bark canoe. For Sage, the birch-bark canoe was the “embodiment of the mysterious spirit of the forest, the emblem of the lonely wood-encircled lakes and the wild crystal rivers they feed. Not a single product of civilisation is required by the Indian canoe builder.” 23 Sage may have been correct about its natural fabrication, but it was also evident that the angler had completely appropriated the birch-bark canoe as a part of his experience. It was redesigned to carry three men, two guides who steered the canoe wherever his client desired– one on the bow and the other on the stern –with the angler seated comfortably in the centre upon an integrated wooden chair. Re-engineered for the convenience of the modern angler, it was no longer a practical piece of native technology, but an iconic staple of Quebec’s modern sport fishery. A long with his canoe, the American angler a lso transformed the people– Amerindians, Métis, and rural French-Canadians –who used it. Whereas Lanman had seen the presence of Amerindians as a pre-modern vestige that he was sure would soon disappear as they had in his own country, Sage’s accounts reveal that the Amerindian was still very much there. Now, however, the Amerindian had been transformed into a romantic
21. David B. Ledlie, “Dean Sage: Part I, Family Portrait,” The American Fly Fisher 3, no. 1 (1975): 6-9. 22. Dean Sage, The Ristigouche and its Salmon Fishing (Edinburgh: D. Douglass, 1885), 5-6. 23. Ibid.: 19.
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figure of indispensable utility personified in the guide. Sage wrote, the “The Mic-Macs are the remnant of a former powerful tribe…[a]lthough lazy, and generally worthless at any regular labour, they are indefatigable in avocations containing an element of sport.”24 In reality, the guide, whether Amerindian, Métis, or French-Canadian, did very little actual “guiding.”25 They put up tents, prepared meals, carried mountains of gear, gaffed salmon, and carefully packed the anglers’ piscine trophies in ice, sawdust, and Preservaline for their long voyages back to the States where they could be served at the next social club luncheon, all for between $1-1.50 per day, plus meals. 26 The guide and his canoe were only part of the universe of experiences constructed by the elite American angler within Quebec’s wilderness. His architecture included fences and barriers. With their large leases of lands and waters, prestigious and exclusive fish and game clubs like the Triton Club, the Roberval Club, the Saint Margaret Salmon Club and the Cascapedia Club, the American angling elite were able to gain enormous control over who had access to the iconic experiences described in their monographs and they guarded their preserves jealously. The fear of losing what they saw as a unique angler’s paradise was a common theme. Their efforts indicate, once again, that American anglers were bringing more than rods and lines with them into the wilderness; in addition to new values, they were carrying their own class conflicts across the border. Sage made such sentiments clear when he wrote, “Let this lake become accessible, its beauties of water, foliage, and adjacent mountains made known, and what is the result? The invasion of summer tourists ensues… uncomfortable ‘camps’ are erected on its borders; in a year or two…the trout are exterm i nated, and every small animal and most of the birds are frightened away.”27 Their fears were not unfounded. By the end of the century the so-called “Guilded Age,” that had produced a polarization of wealth from which the elite angler so benefited, was giving way to economic expansion and a more complex stratification of the socioeconomic structure. A new middle class was emerging and testing its newfound economic muscle through conspicuous consumption. Many of its members attempted to mimic their social superior’s practice of outdoor sports. The elite angler chastised these interlop
24. Ibid.: 23-24. 25. For more on the guide in Quebec, see Geneviève Brisson, “L’homme des bois d’Anticosti. La figure du guide de chasse et les conceptions de la forêt québécoises” Revue d’histoire de l’Amérique Française 60, no. 1-2 (2006): 164-89. 26. For example, members of the Triton Fish and Game Club were reminded that guides “must not be allowed to fish or hunt,” and that guides “could not be depended upon” to put out fires or keep camps clean. See The Constitution and By-Laws of the Triton Fish and Game Club (Quebec: T.J. Moore and Co., 1899), 1-24. 27. Dean Sage, The Ristigouche and its Salmon Fishing, 140.
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ers by making them objects of ridicule in print, perhaps in hopes of discouraging them. American angling author George Dawson (a journalist, newspaperman, and politician of no relation to the famous Canadian geologist and surveyor) described them as follows: “a biped decked off in long boots, velvet pants and jacket, a jaunty hat bedizened with gaudy f lies, and a body belt ornamented with bowie knife and pistol, as if he expected at every turn to encounter herds of wild cats or panthers, or a whole tribe of bloodthirsty Indians anxious for his scalp.” 28 The most exclusive fish and game clubs reacted to the inf lux of people they roundly considered “pseudo-sportsmen” by raising their membership fees to ever more astronomical heights. The theme of defending what the angler' had come to see as his God-given anglers’ paradise, not just against inferiors, but the encroachment of modernity, would be the heart of the American anglers rhetoric for conservation. In his own monograph, penned twenty years after Sage’s, entitled Salmon fishing on the Cascapedia (1904), Edmund Davis revealed how the American angler had come to see himself as a kind of canary in the mineshaft against the negative and harmful effects of industrial growth. Davis spoke of threats more sinister than pseudo-sportsmen when he warned that, “Unless the lumbermen drive their logs earlier in the season, they will eventually ruin the Cascapedia as a salmon river. When the logs remain so long in the water the water becomes colored and dirty; innumerable pieces of the bark keep drifting down, which, in my opinion, is as injurious as so much sawdust.”29 Davis was not the first to decry the dangers of unchecked industrial influence in the forest. He merely echoed a common theme found throughout the genre, which revealed anglers as active participants in a growing movement for the conservation of natural resources. Nevertheless, for all their interest and observation, elite American anglers were blind to the reality that they, themselves, were agents of change. Fortunately, American anglers were not the only ones leaving behind a written record of the way that the angler was re-modelling the wilderness. Government documents provide evidence as to how the state came to support and integrate anglers’ activities. The earliest and most coherent state vision for the transformation of the region’s freshwater places into a new cultural
28. George Dawson, Pleasures of Angling with a Rod and Reel for Trout and Salmon (New York: Sheldon and Co., 1876), 11. 29. Edmund Davis, Salmon-Fishing on the Grand Cascapedia, 69-70.
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landscape infused with the elitist values of anglers can be found in Richard Nettle’s The Salmon Fisheries of the St. Lawrence and its Tributaries, published in 1857. 30 That same year, Nettle became the Superintendent of Fisheries of Lower Canada. Most who have examined Nettle’s text have used it to show a new concern for the conservation of Lower Canada’s fisheries resources. This is demonstrably true. In its 144 pages, Nettle makes impassioned pleas for legislation against the destruction of salmon as a fisheries resource. Read in its entirety, however, one can see the text as something more than just a call for conservation of one valuable fish species. Nettle demonstrates his close connection to the angling tradition by his inclusion of an entire section filled with tips for the angler and the choice of artificial flies. Above all, he saw in the craft of angling a beneficent set of virtues and values that governments should codify within its legal system. Nettle saw the world in black and white. The ordinary fisherman and the Amerindian were ignorant and abusive. These were “evil” men who “killed, burned, and mutilated every fish that ventures up our river,” using “nets and harpoons,” which were “the tools of wanton destruction.” 31 In contrast, those who angled with rod and reel were “good” people who respected nature by taking fish one at a time through a system of “fair play.” Angling, he believed, represented the most superior method of taking salmon. Not only did it promote conservation, but also gave greater respect and meaning to the killing of fish by turning the act into a valiant and noble contest between man and nature. Nettle’s text became a springboard for greater government involvement, not just in the conservation of salmon, but in the transformation of the aquatic habitats within Quebec’s wilderness into a milieu that favoured the interests of anglers – especially Americans. For Nettle believed that the American anglers were less harmful to the fishery because of their transient nature. As he put it, they came and “fished to their hearts' content, and within three months, were again seated; each by his own fireside, recording his adventures to his admiring, but less fortunate friends.”32 By the second half of the nineteenth century, the provincial government was becomi ng even more actively involved in the affairs of the American angling tourist. It provided relatively cheap, long-term leases of waters and passed laws that brought angling tourism under the legal and economic control of the province. In exchange, the province received fees for licenses, and the promise of good stewardship of waters that were largely outside of its abilities to protect. Gradually, the modern bureaucratic machinery of the
30. Richard Nettle, The Salmon Fisheries of the Saint Lawrence and its Tributaries (Montreal: John Lovell, 1857). 31. Ibid.: 27. 32. Ibid.: 58.
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state began incorporating the wilderness landscape once described by Charles Lanman as “beyond the jurisdiction of civilization” into a well-defined sporting reserve. By the turn of the century, the Quebec government was adding to its own written record of the process via promot iona l materials targeting American anglers that adopted the same romantic language found in the anglers’ monographs. One of the most illustrative was The Sportsmen’s Companion, which referred to the province as an “Angler’s Paradise…twenty times greater than was the Eden of Mesopotamia, since it covers 330,000 acres of territory, watered by thousands of lakes and by hundreds of streams larger than the largest rivers of Europe.”33 Even more shrewdly, the province brought within its employ a well-known Quebec outdoor writer by the name of Edward Thomas Davies (E.T.D.) Chambers. Chambers’ publications were already well known to Americans, having appeared in such popular periodicals as Field and Stream, American Angler, and Harper’s. Using the romantic language and sublime imagery familiar to anglers, his articles celebrated all the familiar icons of Quebec’s angling experience in the wilderness, including the birch bark canoe, the exotic “Indian” guides and, of course, the bountiful fish species. He wrote of Quebec’s “limpid” lakes, “set like gems in the midst of forests as yet hardly touched by the axe, and teaming with speckled trout, lake trout, and black bass of rapacity and size to thrill with joy the heart of the angler accustomed only to the shy and puny denizens of their [native] streams.”34 This promotional literature was in every way modern, engaging the government in the use of targeted media, using colour images, language promoting individualism, as well as the integration of science and technology. By employing a recognized expert, it targeted sportsmen in a way that no ordinary civil servant could ever have accomplished. Yet, the province did not rely on Chambers alone. It sent teams of provincial agents abroad to set up elaborate displays often using live animals, employing Amerindian and FrenchCanadian guides who frolicked around miniature forests erected at the annual sportsmen’s shows held in Madison Square Garden in New York and similar venues in Boston. 35 The province may have seen anglers as a positive influence, in terms of the use and stewardship of its natural resources, but economic considerations were equally significant. Fishing licenses were only a tiny fraction of the revenue generated by anglers. Indeed,
33. Louis-Zépherin Joncas and Edward Thomas Davies Chambers, The Sportsmen’s Companion: Showing the Haunts of the Moose, Caribou and Deer, Also the Salmon, Ouananiche and Trout in the Province of Quebec and How to Reach Them (Quebec: Commissioner of Lands, Forests, and Fisheries, 1899), preface. 34. W.H. Fuller and E.T.D. Chambers, “Sports and Pastimes,” in Karl Baedekar, Baedekar’s Canada: The Dominion of Canada with Newfoundland and Excursions to Alaska (London: Daulau and Co., 1894), 54. 35. “Miniature Forest, Mechanics Building Has Undergone a Remarkable Transformation for the Sportsman’s Show,” The Boston Daily Globe, 20 February 1900.
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fishing licenses might be considered more important as a form of legal control, ensuring compliance to provincial control over aquatic resources, than revenue. 36 The anglers’ real value to the economy came from their annual visitation. A provincial document high lighted the importance of one visit by an American angler to the Quebec economy: “[E]ach of his fishing trips to the province of Quebec costs him over 4,000 dollars.”37 This included, “costs for fishing rights…traveling expenses in Canada…hotel bills, guides, canoes, camps and equipments, supplies, etc.” The government had essentially come to understand that the desire of anglers to have individual experiences in search of individual fish translated into an economic activity far more valuable than taking fish en masse through freshwater commercial operations. The control over its freshwater landscape, along with its promotion of angling, did pay significant dividends. By the first decade of the twentieth century, the province was boasting that the overall value of the sport fishery could be estimated at over 2 million dollars; by 1912, the value of the sport fishery exceeded all of the commercial fishing enterprises in the province combined. 38 At the same time, angling tourism also became associated with the spread of modern infrastructure into the peripheries. Most elite anglers had made their fortunes due to the major technologies of the day, ones which allowed modern people to reduce the effects of time and space such as the railroad and the telegraph. Therefore, it should not be surprising that they carried those modern conveniences even to their spring retreats in Canada. New rail lines like the Quebec and Lake St. John Railway permitted anglers to board their own luxurious Pullman cars in New York, Boston, Philadelphia, or any number of other cities, and ride the rails right up to the gates of their own clubs. Telegraph system permitted resident members to inform its fellow members back in the States as soon as the salmon began to run each spring and they allowed members to keep up to date with business affairs back home while they were in relaxing in Canada.
36. Edwards Thomas Davies Chambers, “The Province of Quebec: Inland and Sporting Fisheries,” in Adam Shortt and Arthur G. Doughty, eds., Canada and its Provinces: A History of the Canadian People and their Institutions (Toronto: T. & A. Constable, Edinburgh University Press, 1914), 561. 37. Ibid. 38. Province of Quebec, The Fish and Game Clubs of the Province of Quebec: What They Mean to the Province. What Privileges They Enjoy (Quebec: Minister of Colonization, Mines and Fisheries, 1914), 8-9; Chambers, “ Inland and Sporting Fisheries,” 561.
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Yet, one generally over-looked technology, more than any other, revealed how the angler served as an agent of ecological as well as cultural change. That new technology was the artificial propagation of fish, better known as fish culture. During the nineteenth century, fish culture became associated with the desire by many progressives to use a modern science of aquaculture to cultivate the waters as humans had employed agriculture to cultivate the earth. 39 Many of the larger clubs built their own fish hatcheries to stock their waters. Six provincial hatcheries joined the effort to import, rear and stock game fish, mostly to ensure that anglers (now important customers of the State) were content. The application of fish culture, once again, demonstrated that angling was more than a manifestation of elitist leisure. Elite anglers organized their craft within a hierarchical structure that placed salmon and trout at the very top. Progressively down the list were other “less desirable” game fish like bass and walleye. At the bottom were the so-called “course” fish, which included slimy and strange-looking bottom dwellers like catfish and eel. Anglers used fish culture in an attempt to “improve” the wilderness through the wide spread transplantation and diffusion of species that they found most valuable, mostly salmon and trout.40 Along with private club hatcheries, the six provincial hatcheries were responsible for the diffusion and importation of hundreds of millions of fish into the province’s lakes, rivers, and streams, especially popular species found only in Quebec, such as the ouananiche (Salmo salar ouananiche) and red trout (actually, a sub-species of Arctic char designated Salvelinus alpinus oquassa). Yet, both anglers and provincial authorities also imported fashionable exotic species from other countries and continents like the rainbow trout (Oncorhynchus mykiss) from the West Coast of North America and the brown trout
39. For more on the history of fish culture, see Darin Kinsey, “‘Seeding the Water as the Earth’: The Epicenter and Peripheries of a Western Aquaccultural Revolution,” Environmental History 11, no. 3 (2006): 527-66. 40. For a more detailed description of the angler’s hierarchy, see Colleen J. Sheehey, “American Angling: The Rise of Urbanism and the Romance of the Rod and Reel,” in Kathryn Grover, ed., Hard at Play: Leisure in America, 1840-1940 (Amherst: University of Massachusetts Press, 1922), 77-92.
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(Salmo trutta) from Europe. Recent scientific studies on the effects of salmonid introductions have shown that such activities have significant and often irreversible effects on the environment.41
Conclusion During the nineteenth century, elite American anglers saw the vast assemblage of fresh waters in Quebec, inhabited by so many of the game fish they coveted, as a pristine paradise. While there was never anything truly pristine about Quebec’s wilderness – people had lived there for thousands of years — there was still something of a paradox in the anglers’ pretensions, for in their quest to control the wilderness for their own narrow purposes, they, themselves, became agents of change. Along with their fancy rods and flies and notebooks, they carried along with them new sets of values about nature, around which they, and their allies among the provincial bureaucracy, used to shape and remodel Quebec’s freshwater aquatic habitats into a modern sport fishery. By the 1930s, that fishery was no longer the same place described by Charles Lanman in the 1840s, as “beyond the jurisdiction of civilization.” Now it was part of a hybridized wilderness where fish, forest, and human inhabitants were carefully, and profitably, ordered and annexed to civilization.
41. Edwin J. Crossman, “Introduced Freshwater Fishes: A Review of the North American Perspectives with Emphasis on Canada,” Canadian Journal of Fisheries and Aquatic Sciences/Journal canadien des sciences halieutiques et aquatiques 48, no. 1 (1991): 46-57; Kevin S. Simon and Colin R. Townsend, “Impacts of Freshwater Invaders at Different Levels of Ecological Organisation with Emphasis on Salmon and Ecosystem Consequences,” Freshwater Biology 48, no. 6 (2003): 982-994; Van Zyll de Jong, “Impacts of Stocking and Introductions on Freshwater Fisheries of Newfoundland and Labrador Canada,” Fisheries Management and Ecology 11, no. 3-4 (2004): 183-93; Rolf D. Vinebrooke, David B. Donald, et al., “Recovery of Zooplankton assemblages in Mountain Lakes from the Effects of Introduced Sport Fish,” Canadian Journal of Fisheries and Aquatic Sciences 58, no. 9 (2001): 1822-30.
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L’institutionnalisation d’une pratique spor tive L’exemple du curling québécois
Pierre Richard Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
L e curling figure comme le plus ancien des sports d’hiver en A mérique du N ord et, de ce fait, il a mérité notre attention 1 . Ses origines remontent à la formation du Montreal Curling Club en 1807. Cette année 2007 célèbre donc le bicentenaire de cette fondation. Ce regroupement illustre, depuis sa naissance canadienne, un rapport au temps qui lui est particulier et pose la question universelle de la pérennité des formes sociales. En effet, au moment où les sports naissent au xix e siècle, rien n’indique que ces activités s’établiront sur un horizon de longue durée. Leurs premiers acteurs ne peuvent présumer d’une éventuelle permanence dans le temps. Que des institutions telles que le droit, la politique ou le marché perdurent trouve explication par les fonctions « essentielles » qu’elles remplissent au sein de la société, mais que des formes ludiques comme le sport, le théâtre ou la musique en fassent autant, il faut poser la question. Pourquoi autant de formes se pérennisent-elles, au cours de cette période ? D’un point de vue général, on peut avancer que l’essor des démocraties parlementaires, les progrès de l’économie de marché et
1.
Pierre Richard, « Une histoire sociale du curling au Québec, de 1807 à 1980 », thèse de doctorat, Université du Québec à Trois-Rivières, 2006, 569 p.
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Curling au Château Frontenac de Québec, première moitié du xxe siècle. Source : Archives CFCP, ho8-45.
l’extension du droit civil ont fourni des conditions favorables à l’institutionnalisation des associations. Ce point de vue reste toutefois bien partiel. Pour comprendre le phénomène, il faut également considérer que toute forme sociale génère de l’intérieur les conditions de son maintien dans le temps. Le curling, sport un peu bizarre, ne provoque jamais l’excitation d’une activité comme le hockey sur glace et n’est pas le siège d’enjeux aussi considérables. Pourtant, selon un rythme de développement tout autre, il s’incruste de façon permanente dans la vie sociale et culturelle québécoise. Parallèlement, la raquette à neige qui connaît des heures glorieuses au xix e siècle s’éteint en tant que sport dans la seconde partie du xx e siècle. Pourquoi en est-il ainsi ? Quels sont donc les facteurs intrinsèques qui concourent à l’institutionnalisation d’une forme sociale particulière ? En somme, comment une entité sociale – que nous appelons communément une société, un groupe, une organisation – acquiertelle de l’intérieur les dispositions de longue durée ?
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Les facteurs clés de l’autoconservation du groupe On ne peut entreprendre cette étude sans s’attacher d’abord à l’importante dimension du droit tel qu’il s’exprime dans beaucoup de sports à travers leurs règles de fonctionnement. Très tôt, au début du xixe siècle, le curling écossais, par l’intermédiaire de la Duddingston Curling Society d’Édimbourg, établit les premières règles écrites de ce jeu tout en spécifiant, comme d’autres clubs l’avaient fait au siècle précédent, des prescriptions concernant l’éthique du joueur membre. Cette organisation joue alors un rôle de précurseur et uniformise le mode de fonctionnement du jeu. Par la suite en 1839, elle donne naissance à un organisme fédératif de tout le curling écossais. Dès lors, le sport amorce sa mondialisation et tisse un réseau à l’échelle planétaire. Il est certainement un des premiers sports modernes à jouir d’une pareille configuration. À partir des années 1840, l’organisme mondial du curling, le Royal Caledonian Curling Club (RCCC), publie chaque année un Annual. Ces rapports fournissent obligatoirement la constitution et les statuts et règlements de l’organisme. Dans une section assez volumineuse de ces rapports, sont décrits les critères d’admission, la composition de l’assemblée générale, les droits d’entrée, les droits et les devoirs des clubs constitués, les compétitions faisant l’objet d’un enjeu et la mise sur pied d’un tribunal d’appel concernant les litiges entre clubs. Il faut constater combien la première version officielle de ce code de fonctionnement a été préservée au fil du temps. Vers la fin du xix e siècle, après 40 ans de vécu, cette réglementation 2 ne s’est pas trop alourdie et a conservé toute sa substance. Au Québec, le sport va puiser dans son affiliation au RCCC des éléments permettant de mieux se structurer, de formaliser ses pratiques et de franchir ainsi les premiers jalons de son institutionnalisation. Dès 1841, le Montreal Club devient membre de la fédération écossaise et prend son envol dans cette décennie. Un peu plus tard, en 1852, les clubs du Bas-Canada et du Haut-Canada se regroupent sous le nom de Canadian Branch et s’affilient au RCCC 3. Reproduit à plus petite échelle, ce modèle juridique profitera à tous ces établissements. À l’orée des années 1870, la structure du curling canadien s’appuie sur des bases formelles solides. Peu importe que le formalisme tire son origine de l’Écosse ou du Canada, ce qui compte ce sont les retombées positives qu’il engendre. Nous regrouperons sous quatre rubriques principales les règles de la vie associative liées à la survie de l’organisation. Les premières de ces règles renvoient à la gestion des biens matériels et à l’acquisition d’un patrimoine collectif inaliénable. D’autres dispositions
2.
Annual of the Royal Caledonian Curling Club for 1880-1881, Édimbourg, Crawford & M’Cabe, 1881, p. 6 (353 p.).
3.
Annual of the Royal Caledonian Curling Club for 1853, Édimbourg, W. Forrester, 1853, p. 169, (208 p.).
L’a ssociation comme vec teur de l a modernité
248
sont prises afin que certains événements acquièrent dans le temps un caractère récurrent. Le mode de transmission des pouvoirs constitue un troisième élément dont on ne peut faire abstraction quand on examine la pérennité de l’unité sociale. Enfin, la continuité du groupe doit s’appuyer sur la transmission de valeurs partagées.
Le patrimoine collectif Des liquidités financières, des objets symboliques, des biens meubles et la propriété foncière constituent généralement le patrimoine tangible d’un regroupement. Cependant, afin de jouer pleinement leur rôle dans la survie de l’organisation, ces biens doivent acquérir une propriété particulière : l’inaliénabilité du patrimoine. Dans un texte consacré à la pérennité des formes sociales, Georg Simmel en traite sous le principe de la mainmorte : « C’était encore un procédé génial pour consolider l’unité collective et en assurer la conservation 4. » Les biens détenus en commun sont ainsi soustraits de toute destruction et, lorsque ces biens sont surtout des « biens en terre », ils jouissent d’une stabilité exemplaire. De plus, la propriété foncière possède cette qualité d’une détermination réelle dans l’espace, un point fixe autour duquel gravitent et convergent les intérêts, les énergies et les investissements des membres. Le patrimoine collectif se trouve ainsi à l’abri de toute velléité personnelle. Cette idée de la mainmorte est toujours bien présente quand, par le recours à un droit précis, le regroupement fidélise ses membres, pour ne pas dire qu’il les enchaîne, en leur interdisant de récupérer quelque avoir en cas de départ 5. De 1807 à 1960, aucun établissement de curling ne sera détenu par des intérêts privés. À compter des années 1840, un curling mieux structuré ne peut plus s’envisager strictement en plein air. Des hangars qui sont la propriété d’industriels montréalais servent d’abri. Au tournant des années 1870, le curling entre dans une ère nouvelle avec l’inauguration d’un premier bâtiment entièrement réservé à ce sport. C’est au club Caledonia de Montréal qu’il faut en attribuer le mérite 6 . Les autres organisations vont l’imiter par la suite. Du même coup, les constructions ou les réaménagements signifient une vitalité nouvelle, un enthousiasme et une fierté partagée au sein des regroupements. Le patrimoine une fois acquis engendre ensuite son effort de préservation. À cet égard, plus que tout autre sport d’hiver, le curling a les moyens de ses ambitions. Ce réservoir global de
4.
Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 181.
5.
Georg Simmel, Sociologie : étude sur les formes de socialisation, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 523.
6.
« Curling », The Gazette, 16 décembre 1869, [s.p.].
249
L’institutionnalisation d’une pratique sportive
150
120
90
60
30
0 1900
1920
1940
1960
Figure 1 Évolution des clubs de curling au Québec, 1900-1960
valeurs évoluera considérablement au cours du xxe siècle (figure 1). De 6 clubs en 1870, on passe à 15 en 1900. La suite est éloquente, particulièrement après 1940 où le nombre va presque tripler. De plus, l’implantation d’un procédé de fabrication de glace artificielle, à la fin de la décennie 1920, ajoute encore une plus-value. Envisagés dans leur ensemble, les actifs du curling en viennent à représenter un patrimoine collectif considérable à l’orée des années 1960 avec plus de 130 établissements. La pratique d’un sport comme la raquette n’entraînera jamais de tels investissements et, au bout du compte, rien de vraiment tangible ne sera légué aux générations futures. Sur plus de 150 ans, l’effort de recherche et d’innovation autour des outils de jeu témoigne encore de la vitalité du sport et de son aptitude à survivre. Pour cette activité, qui ne compte minimalement que sur un balai, une pierre et la glace, les progrès ont été constants et soutenus. Ils trouvent leur raison d’être dans un curling qui se veut toujours
250
L’a ssociation comme vec teur de l a modernité
plus performant. Intimement liées à ce développement, les règles de jeu confirment les progrès et fixent la ligne de départ de la prochaine innovation.
Le caractère coutumier de certains événements Événements planifiés, les championnats conduisent à des moments forts de la vie des clubs de curling et représentent, plus largement, des actes d’institutionnalisat ion du sport. Les premières rencontres officielles commencent au cours de la décennie 1840. On ne retrace alors que des rencontres bilatérales planifiées en début de saison. Avec les années 1870, naissent de nouvelles compétitions où le trophée de la victoire est remis en jeu l’année suivante sans jamais qu’il y ait une acquisition définitive du titre convoité. Fondées sur le principe de la perpétuité, ces rencontres permettent d’accumuler les premières statistiques sportives en curling. Au début du xx e siècle, la presse sportive en présente à l’occasion un bilan. Cette mémoire sportive consolide un peu plus le sentiment d’appartenance, la fierté et l’honneur à l’égard d’un club. Le livre des exploits est indispensable à l’institution sportive. En curling, ses premières lignes s’écrivent avant la fin du xixe siècle. Des événements spéciaux, voire spectaculaires, sont utiles et nécessaires à la survie des formes sociales. En curling, ces manifestations à grand déploiement, où la sociabilité joue un rôle prépondérant, s’organisent sur une base régulière au tournant du xx e siècle : rencontre canado-américaine de la Gordon Medal (1884), bonspiel de Québec (1915) et visites ad hoc des Écossais 7, au nombre de six entre 1903 et 1957. Pendant les années 1960, le curling vit des difficultés nouvelles liées à une mutation de son caractère social. Il en va autrement de sa dimension sportive. Ce que la vie associative a perdu en attrait, la vie sportive l’a reconquis. Le grand événement devient alors un championnat officiel que des organisateurs dynamiques cherchent à attirer chez eux. Tout en provoquant une certaine excitation collective, ces grands moments canalisent les énergies et contribuent à la diffusion du sport, à sa notoriété et à sa visibilité auprès d’un large public 8. Enfin, il faut noter l’importance que prennent les éléments de rituel, tant par le nombre que par la diversité : l’inauguration d’un nouvel établissement, l’ouverture d’un
7.
John Kerr, Curling in Canada and the United States, Édimbourg, Geo. A. Morton, 1904, 787 p. ; M. H. Marshall, The Scottish Curlers in Canada and U.S.A., a Record of their Tour in 1922-23, Édimbourg, T. & A. Constable, 1924, 375 p.
8.
André Turmel, « Le retour du concept d’institution », André Turmel (dir.), Culture, institution et savoir, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1997, p. 15.
L’institutionnalisation d’une pratique sportive
251
tournoi avec le lancer symbolique de la première pierre, les parades de joueurs au son de la cornemuse, les activités de début et de fin de saison, les At Home à l’occasion du Nouvel An, les repas-conférences, les banquets. Tous font partie de ce très riche ensemble ritualisé, sans oublier les cérémonies de commémoration qui, au gré du temps, transforment une appartenance sociale en appartenance historique. Il faut donc interpréter ces rituels comme un rappel constant de la permanence de l’institution, comme « la réalisation immanente du groupe dans ses dispositions et ses aménagements spécifiques 9 ».
La transmission des pouvoirs Selon le principe qui veut que « le roi ne meure pas 10 », la permanence de l’unité s’incarne dans une personne spirituelle plutôt qu’un être physique. A priori, nous pouvons concevoir qu’au sein des organisations naissantes la vie puisse intimement être liée à la présence d’un ou de quelques meneurs. Si elle veut se maintenir, cette forme doit évoluer rapidement afin de ne pas s’achever avec le départ de ceux qui l’ont créée. La conservation du groupe ne peut être très longtemps contingente à l’existence d’un seul individu. Le milieu sportif en offre maints exemples. Sur un plan local, on constate quelquefois la disparition du regroupement avec le départ d’un individu qui, sa carrière durant, y a consacré une part de ses énergies, personne n’ayant été vraisemblablement préparé pour assumer la transition. La cohésion sociale doit s’appuyer sur une forme de transmission du pouvoir qui met l’unité à l’abri des hasards des existences individuelles. Ce phénomène traduit en fait un stade d’objectivation avancée de la forme sociale. Les trente premières années du Montreal Curling Club donnent à penser que le sport ne trouve sa survie qu’à l’initiative d’un seul homme, Thomas Blackwood 11. La suite est connue : après 1840, l’affiliation rapide du curling canadien à l’organisation écossaise du RCCC lui confère un mécanisme de transmission des pouvoirs. Par exemple, au chapitre II de la constitution du RCCC 12, les titres des membres du bureau de direction sont très clairement établis : un président, deux vice-présidents, un secrétaire, un trésorier et, fait non moins significatif, un président en attente qui devient de facto le président élu l’année suivante. Cette dernière disposition évite que l’organisation ne soit à la merci d’un seul individu pendant trop longtemps.
9.
Ibid.
10. Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 179. 11. Minute Book du Montreal Curling Club, premier livre. 12. Annual of the Royal Caledonian Curling Club for 1850, Édimbourg, S. Forrester, 1850, p. 2.
L’a ssociation comme vec teur de l a modernité
252
La diffusion des valeurs À l’origine, le curling rassemble dans une entreprise de solidarité des Écossais quelque peu nostalgiques loin de la mère patrie qui, le temps d’une joute, partagent un sentiment patriotique. Après 1860, le sport étend son périmètre ethnique : Anglais et Irlandais entrent dans le jeu. De fait, au xix e siècle, l’activité puise ses effectifs dans la bourgeoisie angloprotestante de Montréal et de Québec, un regroupement plutôt homogène de gens de même condition sociale et de même religion. Il offre peu d’espace aux gens de condition plus modeste, si ce n’est l’accueil de quelques employés de bureau, petits commerçants et gens des métiers de la construction. Jusqu’en 1925 13, les Canadiens français sont aussi absents de ce tableau. Seuls quelques privilégiés participent au groupe sélect du curling. Les femmes font leur entrée en 1894 en créant une section autonome au sein du Montreal Curling Club. Là encore, on tisse serré à l’intérieur du cercle britannique puisque c’est très souvent une parente, l’épouse ou la fille d’un curleur, qui s’intègre au regroupement. Les premières francophones feront leur apparition pendant les années 1940. Ainsi, il devenait aisé de bien s’accorder au sein d’un groupe d’individus aussi homogène. Et justement, quelles ont été ces valeurs communes portées par le monde du curling jusqu’au milieu du xx e siècle ? Tout d’abord, il faut reconnaître un caractère de sportivité associée à un loisir que l’on trouve plaisir à pratiquer, mais en plus, ref let de la société ambiante de la fin du xix e siècle, une importance a été accordée à l’amateurisme, à la nordicité et à l’expression du sentiment national. Ces traits fondamentaux évolueront par la suite au cours du xxe siècle avec un accent très net placé sur la sociabilité et le rang social. Cette homogénéité de groupe a donc favorisé la transmission efficace de ces valeurs et la continuité psychologique s’est réalisée. En somme, les doyens d’un club ont eu suffisamment de temps pour façonner à leur image ceux qui devaient leur succéder conformément à l’esprit fondateur du regroupement. À vrai dire, on devient membre du club de curling à la fois parce qu’on s’y reconnaît et parce qu’on y est reconnu. Si l’adhésion aux valeurs fondatrices du sport contribue à maintenir la cohésion du groupe dans la durée, le sentiment d’appartenance trouve également ses fondements dans des traits identitaires communs tels que la langue, l’origine ethnique et l’appartenance de classe. De quels moyens bien concrets les regroupements de curling disposaient-ils afin de réaliser cette transmission harmonieuse des valeurs ? Examinons-en quelques-uns. Le premier de ces moyens fait appel au sens de l’honneur et à la fierté. Il consiste à accumuler
13. À partir de 1925, les Canadiens français se dotent d’un premier lieu identitaire en se regroupant majoritairement au sein d’un nouveau club, le Jacques Cartier de Québec. Ils sont plus de 125 participants.
L’institutionnalisation d’une pratique sportive
253
un patrimoine de symboles de toutes sortes. En fait, ce n’est pas tant que l’objet ait une valeur matérielle, mais c’est plutôt la force et l’énergie que l’on tire de ce dernier. Avec le temps, ces symboles atteignent le degré d’objets sacralisés. En curling, on n’a qu’à penser au pouvoir évocateur des magnifiques trophées emblématiques, objets d’une vive convoitise. Mais il n’y a pas que les trophées ; les médailles fort nombreuses, les épinglettes, les écussons brodés font partie de ce capital symbolique. Par exemple, la coiffe écossaise demeure, jusqu’aux années 1960, l’élément principal d’un code vestimentaire qui rappelle ses origines. Les énergies vitales d’un groupe ont donc besoin de se métamorphoser, de s’objectiver dans des formes réelles afin de produire le maximum d’effet. Ces symboles deviennent alors un facteur non négligeable de cohésion à l’intérieur du groupe. La sélection des membres constitue l’autre facteur permettant une transmission harmonieuse des valeurs. Elle est particulièrement efficace lorsqu’elle s’exprime par un mécanisme de cooptation. « Principe formel d’une importance incomparable 14 », la cooptation permet au groupe de n’absorber que les recrues qui lui conviennent. Or, le curling québécois va utiliser ce mode de sélection pendant plus de 150 ans, jusqu’aux années 1970. Les places disponibles sont rares et c’est strictement par cette voie rigoureuse que de nouveaux membres entrent au club, triés sur le volet à partir d’un réseau de contacts où le capital financier, intellectuel et social est toujours pris en compte. Comment pouvait-on mesurer l’efficacité de ce mécanisme de sélection ? L’ancienneté des membres des clubs devrait en être le reflet et nous avons donc cherché à mieux la connaître. Les registres du RCCC fournissent, année après année, entre 1840 et 1940, les listes complètes des membres. Notre investigation a porté sur la tranche médiane de cette chronologie en examinant, en premier lieu, les entrées et les départs de membres au sein d’un établissement représentatif de l’ensemble des clubs en milieu urbain, le club Thistle de Montréal. Il a donc été possible de comparer les listes de membres deux années consécutives pendant une période d’une trentaine d’années, soit de 1882 à 1913. Le tableau 1 fait état des résultats ; ils permettent de constater qu’à chaque année retenue le taux de permanence des membres sur deux années consécutives est toujours supérieur à 80 % . C’est impressionnant ! Nous avons procédé de la même façon avec le Quebec Curling Club. Tout en étant significativement plus faible, ce taux oscille tout de même autour de 70 %. En faisant l’hypothèse que les membres sont comme un stock de marchandise et que les premiers à entrer
14. Georg Simmel, Sociologie, Étude sur les formes de socialisation, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 501.
L’a ssociation comme vec teur de l a modernité
254
1882-1883
1894-1895
1904-1905
1912-1913
Nombre de membres en début de période
94
146
131
123
Départs
13
11
15
22
Entrées
14
19
14
25
Total à la fin de la période
95
154
130
126
86,2 %
92,5 %
88,5 %
82,1 %
7,2
13,3
8,7
5,6
Intervalles retenus
Taux de permanence Années nécessaires pour renouveler l’effectif au complet
Tableau 1 Renouvellement de l’effectif des clubs (Club Thistle)
seront les premiers à sortir, il faut compter, dans le cas le moins favorable, 5,6 années avant d’avoir renouvelé complètement l’effectif. Nous avons établi le degré d’ancienneté des membres du club Thistle pour l’année 1914. À partir d’une liste de 148 membres, c’est près de 44 % de l’effectif du club qui compte plus de 5 ans de participation : 43 d’entre eux étaient membres depuis plus de 10 années, 17 l’étaient depuis plus de 20 ans. En utilisant un mécanisme de sélection par cooptation, le curling obtient des taux élevés de permanence des membres, en somme, une très grande stabilité de l’effectif entre 1880 et 1920. Il est permis de croire qu’il en est ainsi jusqu’aux années 1960, puisque c’est toujours le même mode de sélection qui prévaut. Vu d’un autre angle, ce processus de sélection s’apparente à du favoritisme, à une forme d’exclusion et à une discrimination discrète dont ont été victimes, principalement, les milieux francophones et ouvriers 15.
Conclusion Eu égard à un ensemble de facteurs qui contribuent à la pérennité de la forme sociale et dont nous venons de faire état, on pourrait affirmer que la vie associative du curling les possède tous. Elle a su, de surcroît, les cultiver avec efficacité depuis le milieu du xix e siècle. En premier lieu, par le mode de normativité qu’est le droit, le curling trouve le facteur
15. Richard, Pierre, « Le curling au Québec entre 1870 et 1920. Une exclusion discrète des milieux francophones et ouvriers », Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. 9, nº 2, 2006, p. 91-108.
L’institutionnalisation d’une pratique sportive
255
initial de sa cohésion. Le formalisme de nature juridique du curling québécois est un héritage écossais qui aura bien servi l’unité et la continuité de l’action sur près de deux siècles. Constitué à travers un réseau qui regroupe une société mère (le RCCC) et des organes relativement autonomes (les associations nationales, régionales et locales), le curling possède dès le milieu du xix e siècle une intégration hiérarchique exemplaire puisque son action s’étend à l’échelle mondiale et que ses prescriptions sont observées. Les premières constitutions écrites des établissements sont rudimentaires ne fournissant que quelques règlements, dont les règles de jeu. Toutefois, elles ont le mérite d’exister par écrit. Dans la seconde moitié du xixe siècle, elles sont précisées afin de clarifier toutes les questions fondamentales de la transmission des pouvoirs, la sélection des membres, la programmation officielle des événements et l’inaliénabilité des biens collectifs. En quelque sorte, les autres facteurs de pérennité deviennent tributaires de ce droit. Deuxièmement, puisqu’on devait s’abriter du froid et de la neige afin de pratiquer le jeu, il s’est créé un lieu de convergence bien concret, une propriété collective qu’un individu seul ne pouvait monopoliser. Inaliénable, ce patrimoine s’est développé, alimenté par les efforts des membres et la générosité de quelques donateurs individuels ou institutionnels. Les biens collectifs du curling sont à l’image du réseau global des établissements. Ils sont diversifiés, étendus et imposants. De plus, même si le potentiel d’innovation du curling ne se limite qu’à quelques éléments, la recherche et le progrès ont été constants. Il faut y voir ainsi un autre signe de vitalité. Troisièmement, le curling québécois s’est doté d’une programmation officielle d’activités. Au gré du temps, les compétitions ont acquis un caractère de récurrence et de progressivité vers des enjeux de prestige, comme les championnats national et international. Le sport a su rassembler à la fois les uns qui privilégiaient la dimension sportive et les autres pour qui la joute était d’abord prétexte aux rapports humains dans une sorte de couplage sociabilité-sportivité. De tout cela, il a résulté des actes d’institutionnalisation, que traduisent notamment les nombreuses rencontres organisées dans l’ensemble du territoire québécois. La tenue soignée et la conservation impeccable de nombreux registres ont contribué à entretenir cette mémoire collective. Quatrièmement, contrairement à l’existence biologique, la vie organisationnelle peut espérer ne jamais prendre fin. En curling, dès les débuts, un mode de transmission des pouvoirs met le regroupement à l’abri de tout défaut de permanence. Mais, plus encore, si les formes sociales survivent, c’est qu’elles conservent cette continuité psychologique dans l’action. Au début du xxe siècle, les statistiques de l’ancienneté des membres de clubs ont permis de constater la remarquable stabilité des effectifs. Par un mode de sélection, celui de la cooptation, les nouveaux participants entrent au compte-gouttes et les modes de pensée et d’agir, les valeurs, la culture interne de l’organisation, sont transmis et préser-
256
L’a ssociation comme vec teur de l a modernité
vés. Toutefois, ce conservatisme peut dans un contexte de concurrence et de changement s’avérer funeste, particulièrement s’il prend la forme d’un repli sur soi. Au tournant des années 1970, une offre excédentaire de places a congédié pour de bon ce mode de sélection. Amorcé dès la Révolution tranquille, le départ d’une certaine élite anglophone ébranle les effectifs. Entre 1961 et 1981, le solde migratoire net des gens de langue maternelle anglaise est négatif et atteint le total impressionnant de 249 000. Certes, les anglophones qui quittent le Québec ne sont pas tous des joueurs de curling, mais on peut soupçonner que ce mouvement a eu des conséquences sur la popularité générale du sport, sa diffusion dans les médias et même la survie directe de certains établissements qui subissaient déjà les embarras causés par le vieillissement naturel de la clientèle et les mouvements vers la banlieue 16. Les clubs ont dû s’ouvrir à la masse des citoyens et expérimenter un plus fort roulement des membres. La continuité psychologique en a souffert. Les valeurs se sont transformées. D’un curling axé sur les rapports humains, la transition s’est opérée vers une activité à caractère compétitif, un contenu de socialisation nettement plus sportif. Ce fut en fait la véritable planche de salut du curling québécois. Quand un regroupement, qu’il soit sportif ou autre, n’est plus que l’expression de la pure sociabilité, quand il n’existe que pour la rencontre de ses membres, il se peut que sa fin soit proche car les besoins essentiels de rapports humains peuvent être comblés ailleurs. Enfin, y aurait-il un facteur prépondérant de l’institutionnalisation ? Les facteurs de la pérennité révèlent leur toute-puissance quand ils se combinent. Bref, il faut que l’organisation les possède tous. Toutefois, si l’on veut se risquer à établir un élément primordial, la transmission des valeurs pourrait être celui-là ; certes, les valeurs devront être transmises, mais habilement et sans perdre de vue la signification profonde du regroupement. Et que devrait-on entendre par habilement ? Un équilibre entre le respect de certaines valeurs d’origine et l’adaptation au changement. En curling, rappelons-le, sans entièrement disparaître, des valeurs nettement identifiées à la modernité, comme la sociabilité et le respect de la tradition, ont cédé le pas à des valeurs de santé et de sportivité pendant la décennie 1970. Serait-on entré dans une ère du « post » avec la tentation d’affubler les mots de ce préfixe à la mode et ainsi parler de post-sociabilité ou de post-sportivité ? Tout en restant toujours prudent de qualifier une époque et d’inventer de nouveaux mots pour le dire, nous dirons simplement des regroupements de curling qu’ils sont, dans leurs valeurs de 1970, tournés vers la rupture et la continuité en même temps.
16. Pierre Richard, « Une histoire sociale du curling au Québec, de 1807 à 1980 », thèse de doctorat, Université du Québec à Trois-Rivières, 2006, p. 417.
Le paternalisme industriel et la gestion des risques sociaux au Québec Le cas de la Montreal Tramways Company au début du x x e siècle
Martin Petitclerc Université du Québec à Montréal, CIEQ
Le présent texte est le produit d’une recherche en cours sur les dispositifs assuranciels mis en place pour répondre à la question sociale au tournant du xx e siècle 1. Dans le contexte de notre réflexion sur la modernité, il nous semble qu’une réf lexion sur la question sociale est particulièrement intéressante. En effet, cette question nous fait plonger aux origines de nos démocraties modernes puisqu’elle fait référence à ce décalage entre les promesses de la citoyenneté et la dure réalité des inégalités sociales. C’est pourquoi, dès le début du xix e siècle, le sort des jeunes démocraties semble si étroitement lié à la solution qu’elles apporteront à cette question sociale qui les menace 2 . Comme l’a montré François Ewald, après plusieurs décennies de tâtonnements, c’est finalement le risque qui deviendra la matrice fondamentale de la sécurité sociale avec la mise en place de l’État « assuran-
1.
Cette recherche a bénéficié de l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), d’abord pour une recherche postdoctorale et ensuite pour une subvention de recherche, obtenue en collaboration avec Yvan Rousseau (UQTR) et Sylvie Taschereau (UQTR). J’aimerais remercier André Vigneau, responsable des archives à la Société de transport de Montréal (STM). La plupart des articles de journaux qui ont été dépouillés proviennent des archives de la STM. J’aimerais finalement remercier mes deux assistants de recherche, François Baillargeon et Martin Desmeules, qui ont contribué à la collecte des données.
2.
Giovanna Procacci, Gouverner la misère : la question sociale en France (1789-1848), Paris, Seuil, 1993.
L’a ssociation comme vec teur de l a modernité
258
ciel » (ou l’État-providence) 3. Au cours des deux dernières décennies, le risque a fait l’objet de plusieurs autres publications, cette fois-ci pour décrire les transformations qui ont accompagné l’avènement de la société postindustrielle. Dans ces nouvelles réf lexions, le risque n’est plus quelque chose que l’État peut gérer, mais bien le principe même d’organisation des sociétés de la « modernité avancée », ce que Beck appelle la « société du risque 4 ». Nous aimerions analyser ce métarécit en réf léchissant au problème particulier que pose la gestion des risques qui, en faisant de l’avenir un enjeu pour le présent, ouvre un tout nouveau champ de négociation propre à la société moderne. C’est précisément ce champ de négociation que nous allons étudier en prenant l’exemple de la gestion patronale des risques sociaux chez l’un des plus grands employeurs de Montréal au début du xxe siècle, la Montreal Trawmays Company.
Les origines du paternalisme industriel Fondée en 1861, la Montreal Railway Company assure depuis 1885 le transport public sur le territoire de la ville de Montréal. Grâce à l’entente avec le conseil municipal, cette compagnie connaît une croissance fulgurante. Construisant ses propres tramways dans ses ateliers, et possédant sa propre centrale électrique pour fournir les tramways en énergie, la compagnie est au cœur même du capitalisme de monopole au tournant du xx e siècle. À cette époque, la réputation antisyndicale du monopole n’est plus à faire. En effet, malgré quelques grèves menées au cours du xixe siècle, la compagnie a toujours réussi à maintenir une discipline de fer parmi ses employés. L’histoire semble se répéter en 1902 lorsque plusieurs employés fondent un syndicat pour négocier avec la compagnie. Comme à l’habitude, la compagnie congédie les chefs syndicaux, ce qui pousse 1700 employés à la grève. En plus d’une augmentation de salaire, les ouvriers demandent la reconnaissance syndicale, l’annulation des derniers congédiements et le droit d’être entendus avant d’être mis à la porte. La grève suscite tout de suite la sympathie de l’opinion publique, ce qui convainc le conseil de ville d’intervenir rapidement dans le conflit pour forcer la compagnie à signer une entente avec les employés 5. La plupart des clauses de l’entente visent à mettre fin aux congédie-
3.
François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
4.
On retrouvera le « métarécit » de la montée en généralité du risque dans les travaux importants d’Ulrich Beck, notamment dans la Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2003.
5.
Album universel, 21 février 1903.
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ments abusifs, mais dans des termes assez vagues qui ne reconnaissent pas formellement le syndicat comme représentant légitime des ouvriers 6. C’est d’ailleurs pour faire reconnaître leur syndicat, fédéré à l’Amalgamated Railway Association of America, que les ouvriers déclenchent une nouvelle grève quelques mois plus tard. Cette fois-ci, la compagnie a tout le temps de se préparer à la grève. Dès le premier jour de l’arrêt de travail, elle publie dans les journaux des annonces invitant les chômeurs à prendre la place des grévistes. Le conf lit, déjà considérable, s’étend lorsque les ouvriers d’un autre monopole, la Montreal Light Heat and Power, se mettent en grève. Alors qu’une partie de la ville est plongée dans l’obscurité, des affrontements très violents ont lieu entre, d’une part, les grévistes et leurs familles et, d’autre part, les briseurs de grève et les policiers 7. L’ampleur même de la grève entraîne par la suite la condamnation de la presse et des autorités politiques, économiques et religieuses 8. Face à un employeur hostile extrêmement puissant, qui réussit cette fois à neutraliser le conseil municipal, et une opinion publique de plus en plus critique, les grévistes abandonnent la lutte après une semaine de conflit. La victoire de l’employeur est totale. Pour retrouver leur emploi, les ouvriers doivent consentir à subir une période d’essai de deux semaines sans rémunération, accepter une nouvelle échelle de salaires revue à la baisse, reconnaître le pouvoir absolu de la compagnie à mettre fin au contrat d’embauche, etc. Non seulement les ouvriers doivent faire ces concessions, mais ils doivent également prononcer un humiliant serment de fidélité à la compagnie en jurant de travailler « avec plaisir et loyalement », de même qu’à remplir les « devoirs de [leur] position fidèlement et du mieux [qu’ils pourront] 9 »… Cette capitulation, spectaculaire, n’est pas la conséquence la plus étonnante de ce conflit. Tout de suite après sa victoire, la compagnie annonce la création, avec la collaboration de certains ouvriers, d’une société de bienfaisance mutuelle, offrant des assurances contre les risques de la maladie, des accidents, de la vieillesse et du décès afin d’améliorer les rapports entre le capital et le travail. La victoire complète de l’employeur lors de la dernière grève laisse deviner que cette réconciliation se fera selon ses propres termes. Dès la fondation de la société de bienfaisance, l’employeur s’assure donc du contrôle administratif de celle-ci, tout en camouflant cette domination sous une apparente légitimité démocratique. Ainsi, l’administration de la société est confiée à un conseil d’administration de quinze personnes. En plus du directeur de la Montreal Railway Company, qui est le direc-
6.
« Grève des employés de tramways de Montréal », La Gazette du travail, mars 1903, p. 734-735.
7.
Album universel, 6 juin 1903.
8.
Jack Jedwab, « Louis-Joseph Forget », Dictionnaire biographique du Canada, site Internet.
9.
« Grève des employés de tramways de Montréal », La Gazette du travail, juin 1903, p. 1069-1070.
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teur d’office de la société, le conseil est formé de sept personnes nommées par les employés et sept autres par les employeurs. Ce faisant, en comptant le directeur, l’employeur est assuré d’un contrôle permanent sur la société (8 contre 7). Le contrôle de la société de bienfaisance est d’autant plus important pour l’employeur qu’il contribue pour au moins 50 % au financement de l’association. L’employeur s’assure que sa bonté soit bien évidente lorsqu’il présente, chaque fin d’année, une partie de sa contribution à la société de bienfaisance comme un « cadeau de Noël » aux employés. S’amorce, ainsi, une ère de paternalisme industriel à la Montreal Railway Company (nouveau nom à partir de 1911) qui durera environ une quarantaine d’années. La Montreal Railway Company n’est pas la seule compagnie à faire ce choix au début du xxe siècle. En effet, les plus importantes compagnies nord-américaines, aux prises avec des conf lits permanents avec leurs ouvriers, s’engagent à cette époque sur la voie de ce qu’on appelle à l’époque le welfare work. Le welfare work désigne, selon la définition du département du travail américain en 1919, « tous les services fournis pour l’amélioration du confort des employés qui ne sont ni une nécessité de l’industrie ni une obligation légale 10 ». Ces services peuvent prendre plusieurs formes, que ce soit les assurances mutuelles, les divertissements organisés, l’aménagement des lieux de travail, les comités de gestion, le partage des profits, l’accès à la propriété, etc. Cette politique industrielle rappelle bien sûr les principes de l’économie leplaysienne avancés quelques décennies auparavant en France. Toutefois, il semble bien que les liens ici soient plus ténus que ne le laisse croire cette apparente similitude. Si l’économie leplaysienne a toujours un pied dans l’ancienne organisation du travail, en s’alimentant notamment de la relation paternelle traditionnelle entre le maître et l’apprenti, le welfare work a parfaitement assimilé la dynamique des relations industrielles modernes. C’est donc au nom de ces principes de rationalité, d’efficacité et d’organisation scientifique du travail que se développe la bienfaisance industrielle à l’époque du capitalisme de monopole. Les historiens ont reconnu très tôt que le welfare work s’inscrit dans la poursuite des stratégies antisyndicales des plus gros employeurs en Amérique du Nord, ces derniers ajoutant désormais l’attrait de la carotte à la menace du bâton dans le contexte de nombreuses
10. Cité par Stuart Brandes, American Welfare Capitalism, 1880-1940, Chicago, 1976, p. 4. Notre traduction.
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disputes industrielles 11. D’ailleurs, les employeurs de l’époque, comme ceux de la Montreal Street Railway Society, ne cachent pas leurs motivations et poursuivent, parallèlement à la bienfaisance, une lutte féroce à la syndicalisation. Dans le cas de l’entreprise montréalaise, c’est finalement une intervention des élus municipaux qui, lors de la renégociation du contrat de transport public, impose en 1918 une clause obligeant l’entreprise à ne plus s’opposer à la syndicalisation de ses employés 12 . C’est ainsi que le syndicat des employés de tramways de Montréal est fondé, en tant que section locale d’une fédération américaine « internationale », l’Amalgamated Association of Street, Electric Railway and Motor Coach Employees of America.
L’avenir comme enjeu du présent Cet épisode indique bien l’efficacité du paternalisme industriel, mis en place à la suite de la grève de 1903, pour contrer l’effort de syndicalisation des employés de tramways. Cette efficacité repose largement, comme je vais maintenant tenter de le montrer, sur la capacité de l’employeur à circonscrire l’espace de solidarité des employés au territoire de l’entreprise, en développant une emprise sur l’avenir de ces mêmes employés au moyen de la protection à l’égard des risques sociaux. Pour bien saisir cela, il faut d’abord prendre en considération la tradition mutualiste qui s’est développée dans les milieux ouvriers organisés depuis le milieu du xix e siècle. Dans le contexte de la mise en place du marché du travail, la classe ouvrière a établi des sociétés de secours mutuels afin de structurer un espace local en voie de désintégration et de se protéger des risques de la vie salariale. D’une part, ces associations sont fortement enracinées dans les rapports sociaux de proximité, marquant l’espace local par une foule d’activités (assemblées, parades, funérailles, visites aux malades, bazars, pique-niques, etc.) qui visent à nourrir une culture ouvrière de solidarité. D’autre part, la
11. Sur l’historiographie du welfare work, voir Andrea Tone, The Business of Benevolence. Industrial Paternalism in Progressive America, Ithaca, Cornell University Press, 1997, 2 et suivantes. Si les historiens canadiens ont fait quelques études sur le welfare work ou le welfare capitalism dans une industrie, peu d’études ont abordé le phénomène d’une façon globale. Voir toutefois Margareth E. McCallum, « Corporate Welfarism in Canada, 1919-39 », Canadian Historical Review, LXXI, nº 1, 1990, p. 49-79. Pour des études ciblées, voir B. Scott, « A Place in the Sun : The Industrial Council at Massey-Harris, 1919-1929 », Labour / Le Travailleur, nº 1, 1976, p. 158-192 ; R. Storey, « Unionization versus Corporate Welfare : The Defasco Way », Labour / Le Travailleur, nº 12, 1983, p. 7-42 ; H. M. Grant, « Solving the Labour Problem at Imperial Oil : Welfare Capitalism in the Canadian Petroleum Industry, 1919-1929 », Labour / Le Travailleur, nº 41, 1998, p. 69-95 ; Joan Sangster, Earning Respect : The Lives of Working Women in Small Town Ontario, 1920-1960, Toronto, University of Toronto Press, 1995 et Craig Heron, Working in Steel : The Early Years in Canada, 1883-1935, Toronto, University of Toronto Press, 1988. 12. La Ruche d’Or, août 1918, p. 5.
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mutualité transforme également le rapport au temps des classes ouvrières en domestiquant, par la gestion des risques, un avenir vécu traditionnellement comme une fatalité 13. En fondant sa propre société de bienfaisance mutualiste, la Montreal Tramways Company vise donc à imposer son propre rapport à l’espace et au temps et ainsi à miner des formes de solidarité ouvrière plus autonomes. Dès 1904, la compagnie organise ainsi de grandes foires annuelles dans l’un des grands parcs de la ville afin de financer les caisses de la société de bienfaisance. Les employés et leurs familles sont invités à s’y distraire en participant aux nombreuses activités organisées, allant du concert classique au spectacle de magie. Chaque année, des dizaines de milliers de Montréalais participent à cette grande fête des « p’tits chars » dont le faste est comparé aux plus grandes fêtes de l’année. Étant donné les importants moyens financiers de la société, ces festivités donnent subitement un air vieillot aux modestes manifestations traditionnelles des associations ouvrières... En plus de cette fête, la société de bienfaisance organise des funérailles publiques pour ses employés les plus fidèles, à l’instar de la plupart des associations ouvrières de l’époque. Ainsi, employés et patrons marchent en rang derrière le cercueil du défunt et sa famille, suivis par la fanfare de la compagnie 14. D’autres activités sont prévues par la société de bienfaisance pour développer le sentiment d’appartenance des employés à l’égard de la compagnie. En 1911, au moment où les employés tentent une nouvelle fois de se syndiquer, elle construit des salles de loisirs et d’assemblées pour les employés de chaque division. Les salles, qui coûtent la petite fortune de 100 000 $, sont très éclairées, bien décorées et dotées de plusieurs tables de billard, de tables pour jouer aux cartes, d’un piano, etc. Quelques années plus tard, elle met également sur pied une ligue de hockey opposant, chaque mardi soir, les équipes de ses principales divisions à l’aréna Mont-Royal. En décembre 1925, 1500 personnes assistent aux trois premiers matchs de la saison 15. Tout comme la supervision des loisirs, la gestion des risques représentait une façon, particulièrement puissante, de nourrir le sentiment de loyauté des employés à l’égard de la compagnie. Parmi toutes les indemnités offertes, ce sont les pensions de vieillesse et les assurances décès qui sont évidemment les types de secours les plus susceptibles de nourrir la fidélité des employés. Ces derniers, à mesure qu’ils avancent en âge et qu’ils cotisent à la
13. Martin Petitclerc, Nous protégeons l’infortune. Les origines populaires de l’économie sociale au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2007. 14. Le Canada, 3 avril 1926. 15. The Gazette, 15 décembre 1925. Pour une analyse de ce type d’activités pour la main-d’œuvre féminine, voir Joan Sangster, « The Softball Solution : Female Workers, Male Managers and the Operation of Paternalism at Westclox, 1923-1960 », Labour / Le Travailleur, nº 32, 1993, p. 167-199.
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caisse de retraite ou d’assurance décès, ont de plus en plus un avantage matériel évident à ne pas aller contre la volonté des patrons et ainsi, par la grève par exemple, risquer de perdre leurs économies patiemment accumulées. Même si les années d’après-guerre, marquées par une inf lation galopante, orientent naturellement les revendications ouvrières vers l’augmentation des salaires, la gestion des risques devient rapidement un enjeu de taille dans les conflits opposant la compagnie et le nouveau syndicat international. En 1918, le syndicat international offre déjà, à partir de ses propres revenus en cotisation, une assurance vie à ses membres. Il est évident que le syndicat comprend à ce moment que les secours mutuels sont essentiels pour contrer les effets de la gestion patronale des risques. C’est pourquoi il met sur pied, peu de temps après, des caisses contre la maladie et la vieillesse afin, lui aussi, de s’attirer l’allégeance des employés. Évoquant son projet de caisses mutualistes, le syndicat rappelle « combien il serait doux pour un membre, s’il tombait malade, de recevoir de son union la moitié de son salaire 16 ». Après la Première Guerre mondiale, le mouvement syndical québécois est marqué par le développement du syndicalisme catholique qui s’en prend au syndicalisme « international » affilié à des fédérations états-uniennes. Dans la foulée de ce développement, une section locale du syndicalisme catholique est fondée parmi quelques employés de la compagnie des tramways. Au moment même de sa fondation, le syndicat catholique met sur pied une caisse en maladie pour ses membres, une caisse « qui est bien à eux, administrée et dirigée par eux-mêmes pour [leur] bénéfice 17 ». Le syndicat catholique affirme de plus son « intention […] d’établir un fonds de pension pour les vieillards et les invalides 18 ». Quelques années plus tard, c’est une caisse d’assurance décès qui est mise sur pied 19. S’amorce ainsi, entre la compagnie et les syndicats, et entre les syndicats eux-mêmes, une concurrence incessante pour s’accaparer, au moyen de la protection sociale, la fidélité des employés. D’ailleurs, lorsque le syndicat catholique rappelle son histoire après 10 ans d’existence, les secours mutuels sont considérés être la principale cause des succès de l’association 20. La gestion des risques est donc un enjeu crucial dans les relations de travail à la compagnie des tramways. Dès 1920, un projet de la compagnie visant à établir un véritable régime de pensions de vieillesse – à 65 ans et non lorsque l’employé est incapable de t ravailler – est remis à plus tard puisque le syndicat international, qui regroupe la très
16. Le Canada, 11 novembre 1920. Sur cette question, voir Tone, op. cit., p. 183. 17. Le Tramway, 19 novembre 1927. 18. La Presse, 4 novembre 1920. 19. Le Canada, 1er septembre 1927. 20. Le Tramway, avril 1931.
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grande majorité des 4000 employés, préfère régler la question des salaires et du partage des heures de travail 21. Il faut dire que la proposition de réforme est présentée simultanément à une baisse de 20 % des salaires… Jusqu’au milieu des années 1920, le syndicat craint d’ailleurs que l’amélioration du régime de pensions de vieillesse ne serve qu’à miner les revendications relatives aux augmentations de salaires 22. Mais, incapable de faire bouger la compagnie sur cette dernière question, le syndicat se résout à présenter ses propres propositions de réformes de la protection sociale qui vont dans le sens d’un meilleur contrôle sur la gestion des risques. Parmi les demandes, le syndicat désire notamment « qu’un comité de griefs soit formé dans le but de défendre les employés qui pourraient être destitués », que les employés puissent « nommer eux-mêmes les médecins », qu’ils « énumèrent [eux-mêmes] les conditions pour ceux qui veulent devenir membres de l’association » et que « dans le contrat les représentants de la Compagnie admettent que le tout a été consenti et approuvé par les représentants de la Compagnie comme par ceux des employés 23 ». Le syndicat désire à l’évidence soustraire en partie la gestion de la protection sociale du contrôle de la compagnie. La compagnie réussira toutefois à imposer son propre projet de réforme de la protection sociale, tout en acceptant la mise en place d’un nouveau régime de pensions sur une base contractuelle, rompant avec la logique charitable du régime précédent. Ainsi, les cotisations de la compagnie sont fixées dans le contrat de travail lui-même et non plus laissées au bon vouloir de l’employeur. En ayant recours à une tierce partie, une compagnie d’assurance, pour gérer les fonds, de même qu’à des actuaires pour déterminer le niveau des primes à exiger, la gestion des risques semble maintenant se dégager progressivement de l’arbitraire patronal. Toutefois, malgré les réformes, la compagnie réussit tout de même à maintenir la structure administrative de la vieille société de bienfaisance qui lui assure le contrôle effectif de la protection sociale. C’est pourquoi le syndicat international craint aussitôt que l’amélioration de la protection sociale ne serve de prétexte pour refuser des augmentations de salaires 24. La suite des évènements lui donnera raison. Deux mois plus tard, le directeur de la compagnie déclare « que si la compagnie se voyait dans la nécessité d’envisager une augmentation générale de salaires avant 1930, elle abandonnerait le projet de fonds de pension 25 ». Mais cette menace encore théorique ne semble pas trop ébranler
21. The Gazette, 14 mai 1920. 22. The Gazette, 31 juillet 1923. 23. Le Canada, 27 février 1926. 24. Star, 24 février 1926. 25. La Presse, 12 avril 1926.
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les chefs syndicaux qui affirment que le fonds de pension sera la « plus belle institution du genre au Canada 26 ». La crise des années 1930 brisera cette illusion… Au cours de la première moitié des années 1930, la compagnie profite de la crise pour réduire ses cotisations. L’association de bienfaisance, qui accumule les déficits, tente d’imposer une réduction importante des secours, notamment en ce qui concerne les pensions de vieillesse 27. En 1934, les dirigeants de l’association, qui s’appuient sur des données actuarielles « incontestables », convainquent les dirigeants du syndicat international de la nécessité de revoir à la baisse les secours offerts. Compromis par leur participation au programme de paternalisme industriel, les chefs syndicaux ne réussissent qu’à convaincre une centaine de membres sur les quelque 4 000 syndiqués en colère des bienfaits du projet de réforme de la protection sociale 28… C’est précisément à partir de ce moment que s’amorce le déclin du syndicat international à la Montreal Tramways Company. Le syndicat catholique semble profiter de cette situation en prenant le relais des griefs des employés. Toutefois, ce syndicat ne réussira jamais à faire l’unanimité et c’est un autre syndicat, rattaché à la fédération canadienne des employés de chemin de fer, qui s’imposera massivement au début des années 1940 29. Débordant les dirigeants syndicaux, les employés membres de la société de bienfaisance réussissent, par une campagne d’opinion publique, à faire intervenir le Département des assurances du Québec. Les inspecteurs nommés par le surintendant des assurances remettent leur rapport en 1937 qui donne entièrement raison aux employés de la compagnie. Ils mettent ainsi l’accent sur « le contrôle » et « l’inf luence de la compagnie sur les membres et surtout sur le bureau de direction de la société ». De plus, le rapport des inspecteurs souligne clairement les négligences de l’employeur dans l’administration de la société de bienfaisance et propose d’y remédier en redonnant le contrôle de cette dernière aux employés. Étonnamment, les inspecteurs ne se contentent pas simplement de faire une étude actuarielle, en comparant le niveau des primes aux risques contractés, mais s’intéressent également aux relations de travail à l’intérieur même de la compagnie. Ils constatent ainsi que les salaires des employés de tramways de Montréal sont significativement inférieurs à ceux de la plupart des autres employés de tramways en Amérique du Nord. Selon eux, cela ne peut s’expliquer que par les « avantages accordés aux membres par l’entremise
26. La Presse, 24 avril 1926. 27. La Presse, 15 novembre 1934. 28. Le Tramway, décembre 1934. 29. Il s’agit d’un syndicat affilié à la Fraternité canadienne des employés de chemin de fer et autres transports. Sur l’arrivée du nouveau syndicat, voir Évelyn Dumas, Dans le sommeil de nos os : quelques grèves au Québec de 1934 à 1944, Montréal, Leméac, 1971.
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de la société ». Selon leurs estimations, même si la compagnie verse plus de 200 000 dollars par année à l’association, cet acte de bienfaisance lui permet d’épargner chaque année plus d’un million de dollars en salaire... Ce qui pousse les inspecteurs à conclure que « la contribution actuelle de la compagnie à la société est tout à fait disproportionnée aux avantages qu’elle […] retire » de la gestion des risques 30. Ces conclusions, qui vont à l’encontre des intérêts de la compagnie, ne seront jamais divulguées aux employés. Malgré les demandes répétées des employés, le surintendant refuse de communiquer les résultats de l’enquête et demande plutôt à l’actuaire d’une grande compagnie d’assurance, dont le jugement semble plus sûr, de faire ses propres recommandations. Sans surprise, celui-ci écarte complètement les questions relatives aux relations de travail et au contrôle de la protection sociale pour se limiter à une analyse actuarielle ciblée des risques contractés par la société de bienfaisance. Ainsi, il attribue les problèmes de l’association aux faibles cotisations des employés et appuie conséquemment le projet de réduction des indemnités de la société de bienfaisance. Malgré les efforts répétés pour faire accepter les conclusions de cet actuaire, les employés refusent, pendant plus de dix ans, d’accepter les projets de réforme présentés par les administrateurs de la société de bienfaisance. C’est dans le contexte de ces affrontements que le syndicat international, jugé trop près de l’administration de la société, est complètement abandonné par les employés qui choisissent, au début des années 1940, un syndicat plus critique à l’égard du paternalisme industriel. Au final, la société de bienfaisance, complètement paralysée depuis le milieu des années 1930, périclite pendant un peu plus de 15 ans avant d’être abolie lors de la municipalisation de la Montreal Tramways Company au début des années 1950. La plupart des secours offerts par ce type de sociétés seront progressivement pris en charge, en totalité ou en partie, par l’État-providence canadien qui se développe entre 1940 et 1970.
Conclusion Depuis sa fondation, l’association de bienfaisance visait à réconcilier le capital et le travail selon les termes de l’employeur. Conscient des coûts énormes engendrés par les conflits de travail à répétition, l’employeur, au lendemain des grèves de 1903, décida d’atténuer quelque peu les pratiques répressives à l’encontre de ses employés et tenta plutôt de stimuler, chez ces derniers, un sentiment positif d’appartenance à l’égard de la compagnie. Cette stratégie
30. Rapport d’inspection, 31 décembre 1937, p. 37 et suivantes. Dossier Association mutuelle de bienfaisance de la Compagnie de Tramways de Montréal, boîte 1981-12-002 \ 161, 2b 024-02-03=0024-01, Fonds de l’Inspecteur des coopératives et des institutions financières (E12), Archives nationales du Québec (Québec).
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passait par le développement de caisses d’assurances et d’espaces de loisirs contrôlés par l’employeur. Le paternalisme industriel, en tentant de canaliser la loyauté des employés vers l’entreprise plutôt que vers les organisations syndicales, plaçait ces dernières dans une position difficile. Évidemment, l’employeur aurait pu aisément susciter ce sentiment de loyauté s’il avait consenti à des augmentations de salaires… Mais le coût des avantages ainsi consentis aurait rapidement dépassé les économies engendrées par la pacification des relations de travail. Dans ce contexte, on peut comprendre que la prise en charge des risques sociaux permettait de désamorcer, partiellement du moins, les conflits du présent entourant le salaire pour les reporter sur des enjeux futurs relatifs à des risques. Ce qui saute aux yeux, notamment après la lecture du rapport des inspecteurs du département des assurances en 1937, c’est que l’employeur, même s’il déboursait de larges sommes en assurances, y trouvait largement son compte. Ce n’est pas le moindre succès de l’employeur d’avoir réussi à redonner « en cadeau de Noël » aux employés ce qu’il avait pris auparavant sur leurs salaires… Cette expérience nous rappelle que le risque n’a pas une existence objective à l’extérieur des conflits sociaux, et notamment des conflits de classes dans la première moitié du xxe siècle 31. Cela dit, l’importance du paternalisme industriel et des enjeux du risque ne se limite pas à l’univers des relations de travail au sein de la grande entreprise. Après tout, ces entreprises, même si elles étaient au cœur du capitalisme de monopole au début du xx e siècle, ne regroupaient finalement qu’une minorité d’ouvriers. De plus, rétrospectivement, ces ouvriers étaient sans doute privilégiés si nous les comparons aux travailleurs et travailleuses non syndiqués. Toutefois, en posant le problème du paternalisme industriel sous le seul angle de l’économie et des relations de travail, on tend à négliger une partie cruciale de celui-ci 32 . À cet égard, il faut rappeler que le développement du paternalisme industriel au début du xxe siècle s’est fait parallèlement à la remise en cause de l’État libéral en Occident. Même si les États nord-américains étaient moins interventionnistes que certains États européens, l’idée d’une prise en charge des risques sociaux par l’État apparaissait comme une réelle possibilité au début du xxe siècle. Cette idée n’était pas étrangère à la meilleure organisation du mouvement ouvrier, que ce soit au sein d’organismes comme le Congrès des métiers et du travail ou comme le Parti ouvrier. À partir du début du xxe siècle, ces organismes revendiquaient notamment la mise en place d’un système d’assurances
31. En ce qui concerne l’influence des rapports de genre sur la définition des risques sociaux, voir notamment Nancy Christie, Engendering the State. Family, Work and Welfare in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2000. 32. Voir Tone, op. cit., et Jennifer Klein, For All these Rights : Business, Labor, and the Shaping of America’s PublicPrivate Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 2006.
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sociales, financé en partie par les employeurs, sous le contrôle de l’État ou de comités de gestion véritablement paritaires. C’est dans ce contexte que les grandes compagnies nordaméricaines, comme la Montreal Tramways Company, ont pris le virage du paternalisme industriel. En tentant de circonscrire la prise en charge des risques à l’intérieur du territoire de l’entreprise, de telles initiatives avaient des conséquences politiques qui touchaient l’ensemble de la population. En outre, le fait que ces initiatives entreront en concurrence avec des initiatives similaires provenant des associations ouvrières, des pouvoirs publics ou des institutions d’assurance, montre bien la nature profondément politique de la construction des risques dans nos sociétés modernes. Enfin, l’expérience du paternalisme industriel à la compagnie des tramways nous incite à réf léchir au métarécit de l’histoire du risque que l’on retrouve chez d’importants théoriciens de la modernité « avancée », à commencer par Ulrich Beck. En effet, quelle est l’importance de cette expérience en regard de cette grande trame historique de la montée en généralité du risque qui, progressivement, se serait libéré des rapports sociaux pour devenir le principe organisateur même de la modernité « avancée » ? Cette expérience nous rappelle que, depuis la fin du xixe siècle, la gestion des risques était l’enjeu de conflits entre plusieurs acteurs qui ont fait de celle-ci un moyen pour atteindre une fin. Ainsi, la gestion des risques par la mutualité ouvrière avait pour objectif de renforcer une solidarité de classe, tout comme la mutualité patronale visait à circonscrire le territoire de la solidarité au sein de la grande industrie. La prise en charge des risques sociaux par l’État d’aprèsguerre s’inscrivait également dans le projet politique d’une nouvelle démocratie sociale, même si cette dernière, comme les deux exemples précédents, avait des limites évidentes 33. D’une certaine manière, ces formes de prise en charge des risques sociaux manifestaient une certaine volonté, même inégalitaire, de vivre ensemble. Or, selon des théoriciens comme Ulrich Beck, le risque se serait progressivement désencastré des rapports sociaux, c’est-à-dire qu’il se serait progressivement affranchi de ces finalités antérieures pour devenir la finalité de la société elle-même. Alors que Beck voit dans cette « société du risque » un moment propice au renouvellement du contrat social, soulignons les dangers d’une société qui, paradoxalement, n’aurait d’autres projets que de gérer ses propres risques alors
33. Ainsi, la reconnaissance de droits sociaux a été présentée, dans l’étude classique de T. H. Marshall (1949), comme la suite logique de la reconnaissance, au cours des deux siècles précédents, des droits civiques et politiques. Voir T. H. Marshall, « Citizenship and Social Class », dans Class, Citizenship, and Social Development, Garden City, NY, Achor Books Doubleday & Company, Inc., 1965, p. 71-134. Pour une récente étude très critique des objectifs de l’État-providence canadien, voir Alvin Finkel, Social Policy and Practice in Canada. A History, Waterloo, Ont, Wilfrid University Press, 2006.
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que cette « colonisation du futur » aurait dû précisément lui permettre de s’ouvrir vers l’avenir… Car l’horizon d’attente d’une société du risque, n’est-ce pas celui d’une communauté politique réduite à une simple communauté de peur n’ayant pour projet que d’éviter le pire ? C’est à l’encontre d’un tel fatalisme qu’il convient de revoir l’histoire de la construction du risque dans nos sociétés modernes à la lumière des conflits sociaux et des projets qu’ils véhiculent…
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Les métamorphoses de l’association à Ré (France) Un révélateur de la modernité en milieu insulaire ? xix e siècle – Première Guerre mondiale
Patricia Toucas-Truyen Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne Centre d’histoire sociale du xxe siècle
Située au large du littoral français centre-atlantique, l’île de Ré constitue à maints égards un cadre d’observation privilégié pour l’historien comme pour le géographe ou l’anthropologue. A priori facilement saisissable, puisqu’il est captif dans l’espace maritime, le microcosme insulaire apparaît au chercheur comme un objet d’étude commode. À partir du xix e siècle, l’anthropisation accélérée des paysages, le désenclavement, l’acculturation par le tourisme et l’abandon des modes de vie traditionnels sont autant d’indicateurs évidents d’une modernité tour à tour rampante ou intrusive, qui semble être finalement le destin commun de la plupart des sociétés îliennes occidentales. Si ce processus générique de modernisation est bien connu, il me semble intéressant de le revisiter à l’aune de particularismes locaux, qui se présenteraient comme des marqueurs du territoire à la fois durables et évolutifs. Concernant l’île de Ré, le fait associatif répond à ces critères, tant par son ancienneté, que parce qu’il se manifeste sous des aspects divers et constamment renouvelés. À travers le prisme associatif, se donnent à voir les multiples facettes d’une modernité sans rapport immédiat avec le progrès technique – qui n’est pas un phénomène significatif sur l’île – mais vécue comme une libération progressive de l’individu vis-à-vis de l’environne-
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ment géographique et des croyances religieuses, comme des contraintes sociales qui y sont attachées. Telle est l’hypothèse que je vais vérifier, en évoquant les trois générations d’associations créées par les habitants de Ré, entre le début du xix e siècle et la Première Guerre mondiale, dans un contexte national où la sécularisation de la société et des institutions est censée incarner le concept de modernité 1.
L’organisation communautaire Étirée du sud-est vers le nord-ouest sur 32 kilomètres, l’île de Ré est une île plate, située à 4 kilomètres de La Rochelle. Elle est séparée de l’île d’Oléron par le Pertuis d’Antioche au sud, et de la côte vendéenne, par le Pertuis breton au nord.
1.
En juin 1976, dans la revue Esprit, Maurice Agulhon appelait les historiens à investir le champ d’étude de l’association qui constituait alors un point aveugle de l’historiographie française. Dans ce contexte, ses propres travaux sur la sociabilité villageoise méridionale revêtaient un caractère tout à fait novateur. Onze ans plus tard, dans L’invention de l’économie sociale (Paris, Economica, 1987), André Gueslin présentait les théories et les pratiques associatives dans la France du xixe siècle. Au cours des deux dernières décennies, l’historiographie associative s’est étoffée de recherches sur les expressions particulières de l’association (syndicalisme, mutualisme, coopérativisme), mais une histoire de l’association au sens générique du terme reste à écrire pour le xxe siècle. La célébration du centenaire de la loi de 1901 a donné lieu à un colloque exposant la nature des relations entre mouvement associatif et politique, dont les actes ont été publiés sous la direction de Gilles Le Béguec et Danielle Tartakowsky : Associations et champ politique. La loi de 1901 à l’épreuve du siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001. Une étude des associations dans leur rapport à la modernité appellerait une approche interdisciplinaire, croisant travaux historiques et sociologiques, qui fait défaut sur cette thématique.
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Le climat y est doux et souvent ensoleillé, quasi méditerranéen en été, ce qui explique la présence des marais salants dans la partie occidentale de l’île, et du vignoble dans les cantons orientaux, où les bourgs se tiennent en retrait d’une côte dunaire et sauvage 2. Ce milieu plutôt favorable à l’installation humaine n’en reste pas moins vulnérable, du fait de son faible relief, face aux tempêtes océaniques hivernales. Jusqu’à une époque récente, il suffisait d’un coup de vent au plus fort de la marée pour que la mer envahisse les villages situés dans les terres les plus basses de l’île. Au xixe siècle, la culture de la vigne et de l’orge ou l’entretien du marais salant occupent les Rétais davantage que la pêche, pratiquée par des marins bretons et vendéens dans les ports de Saint-Martin et La Flotte. Toutefois, la plupart des insulaires vivent à la fois de la terre, de la mer, et de cet « entre-deux » qu’est la saline, ce qui leur permet de diversifier leurs sources de revenus et leur alimentation. La particularité de ce mode de vie insulaire, c’est son caractère communautaire : de même que l’habitat y est groupé, le travail y est collectif sous toutes ses formes. -Dès la fin du xiv e siècle, ont été entrepris des travaux d’endiguement afin de protéger les zones inondables contre les assauts des f lots. Si une brèche apparaît dans une digue, on « bat la générale », en vue d’une mobilisation immédiate des adultes habitant les villages situés à proximité. Ces rassemblements constitués dans l’urgence du risque océanique requièrent l’ensemble des forces, y compris celles des notables qui n’en sont pas dispensés ; ils n’ont jamais donné lieu à aucune formalisation, tant ils ressortissent d’une nécessité évidente 3. -L’exploitation des ressources océaniques se pratique de façon raisonnée et égalitaire. Des écluses ont été construites sur l’estran pour retenir le poisson lorsque la mer se retire. Ces pêcheries sont divisées en un nombre de parts identiques correspondant à une rotation des jours de pêche et à l’entretien des murs par les familles, auxquelles elles fournissent du quart à la moitié de la nourriture au milieu du xix e siècle. De cette façon, la population rétaise ne connaît pas de disettes alimentaires.
2.
Pour une approche de géographie historique, voir Céline Barthon, L’île de Ré, Éditions Palantines, 2005.
3.
Sur les époques antérieures au xixe siècle, voir Dominique Guillemet, Les îles de l’Ouest de Bréhat à Oleron, du Moyen-Âge à la Révolution française, La Crèche, Geste Édition, Pays d’histoire, 2000.
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-Autre coutume séculaire, la récolte du sart 4 par les femmes, à la marée descendante, illustre bien la détermination des insulaires à tirer profit, collectivement, d’un océan plein de périls : Des magayantes, tenant un panier à chaque main, et se réunissant par les bras, s’avancent résolument devant la lame qui les menace et qui les ensevelit dans ses terribles replis. [...] Elles remplissent rapidement leurs paniers des herbes qui flottent autour d’elles, se retournent vers la terre [...] et attendent que la vague les vomisse sur la plage. Les caravanes s’organisent pour le retour. 100 à 300 charrettes par jour, portant deux mètres cubes de varech, chacune, d’où l’eau de mer ruisselle, s’ébranlent ensemble. Les moissonneurs et les moissonneuses, pieds nus, suivent le convoi agricole, en causant comme on cause au village 5.
Le varech est ensuite réparti sur le lieu des gares de ramassage. Elément cardinal de l’identité rétaise, cette organisation communautaire repose sur la conscience partagée des risques et des atouts que représente l’existence insulaire, qui peut se définir comme un isolement collectif. En ce sens, la vitalité associative tient en partie au fait que les disparités sociales sont moins accusées sur l’île que sur le continent, car le déterminisme géographique l’emporte sur le déterminisme social. Cependant, en raison de l’intégration de l’île dans le grand commerce atlantique du sel et du vin, les usages traditionnels ne sont nullement figés au sein de cette population plus ouverte au monde que d’autres communautés soudées par des environnements difficiles. Un auteur contemporain compare les îliens aux habitants de l’arrière-pays charentais en ces termes : Instruits par les récits des voyageurs, éclairés par le commerce et la navigation, qui les mettent en rapport avec les autres peuples du monde, ils ont généralement le jugement sain, l’âme forte et l’esprit dégagé de préjugés : mais dans le haut pays, où la vie est moins positive, l’âme plus naïve et l’esprit plus vague, il règne une grande superstition, et l’imagination du peuple se nourrit de croyances plus ou moins absurdes 6.
Alors que le département de Charente-Inférieure compte 50 % d’analphabètes en 1827-1830, plus de 60 % des conscrits rétais savent lire et écrire. Ce niveau d’instruction plus élevé que la moyenne est imputable à la possibilité et à la fréquence des échanges, davantage qu’à l’existence d’un réseau scolaire. Il constitue la base nécessaire à l’éclosion des différentes formes de civisme associatif propres à l’île de Ré.
4.
Sart : varech utilisé comme engrais.
5.
Eugène Kemmerer, Histoire de l’île de Ré, La Rochelle, L’insula Rhea, 1868.
6.
Americ Jean-Marie Gautier, Statistique générale du département de Charente-Inférieure, La Rochelle, Mareschal, 1839.
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À l’écart du continent, mais sans en être totalement coupés, au contact des marins d’autres régions et d’autres pays, les insulaires se montrent réceptifs aux nouveautés qui se diffusent à partir des ports de Saint-Martin et La Flotte. Cependant, cette plasticité acquise au contact d’un environnement naturel exigeant les amène à faire preuve d’un pragmatisme remarquable dans la gestion de l’innovation, comme dans celle de la tradition, jouant alternativement de l’une et de l’autre à l’intérieur des diverses associations auxquelles ils participent simultanément. C’est ainsi que, sur l’espace intemporel de l’estran, l’usage collectif des pêcheries va perdurer en dépit de l’administration maritime qui, dans les années 1850, entreprend de les détruire au motif qu’elles constituent un danger pour la circulation des navires. Il s’ensuit un véritable bras de fer entre les pouvoirs publics, qui se fondent sur les données scientifiques établies par le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, et les insulaires, appuyés par leurs élus, qui affirment que les écluses n’assurent pas seulement la subsistance, mais qu’elles font également office de brise-lames. Dans cette lutte entre anciens et modernes, la démonstration est rapidement faite que toute démolition brutalement imposée par le pouvoir central met en péril l’équilibre écologique du milieu. Comme pour l’entretien des digues, l’exploitation associative des écluses n’a pas besoin d’être réglementée, dans la mesure où les préoccupations alimentaires et celles du risque océanique sont prioritaires dans le mode de vie insulaire jusqu’au milieu du xix e siècle. Sans disparaître totalement, ces contraintes deviendront ensuite moins pesantes, laissant place à un nouveau type d’associations pourvues d’un statut juridique, mais auxquelles l’adhésion sera optionnelle.
L’association facultative À partir des années 1830, l’île subit une série de crises qui modifient sensiblement ses structures démographique, économique et sociale. L’épidémie de choléra de 1834 y sévit de façon virulente, du fait du trafic portuaire : on y recense 934 morts, soit 5 % environ de la population. Une seconde épidémie survient vingt ans plus tard. Ensuite, le développement du chemin de fer met le sel atlantique en concurrence avec les sels du Midi de la France, moins coûteux. Il en résulte une mévente des sels rétais, qui entraîne l’émigration de plus de 1250 habitants des cantons salicoles, situés dans la partie nord-occidentale. Dans les années 1880, les cantons viticoles du sud sont à leur tour touchés par les maladies de la vigne, le phylloxéra et le mildiou. Les difficultés sanitaires autant qu’économiques favorisent un comportement malthusien au sein de cette population sur laquelle la religion catholique n’a guère de prise. En outre, alors que les échanges portuaires avec l’étranger marquent le pas, en raison du ralentissement de la saliculture et de la viticulture, les insulaires se rendent plus souvent sur le continent grâce à l’instaura-
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tion d’une ligne régulière de vapeurs, en 1834. Dans un second temps, la construction du port commercial et de voyageurs de La Pallice, sur le continent en 1891, et de la ligne de chemin de fer La Rochelle-Paris a un effet d’appel sur les insulaires. Pour toutes ces raisons, l’île connaît, dans la seconde partie du siècle, une déperdition démographique importante qui se poursuivra jusqu’à 1946 7. L’émergence de nouvelles formules associatives va permettre aux Rétais d’amortir la rupture des anciens équilibres socioéconomiques, d’autant que le contexte politique national évolue en faveur d’une réhabilitation de l’association, concept honni en France depuis la Révolution française 8 . En 1848, la Seconde République a brièvement rétabli le droit d’association, que le Second Empire (1852-1870) se charge de baliser, afin d’éviter qu’il ne soit dévoyé à des fins contestataires. Tel est le sens du décret de mars 1852, par lequel le nouvel empereur Napoléon III encourage l’essor de la mutualité pour des sociétés communales, encadrées par des notables. À cette date, il existe déjà à Ré cinq sociétés de ce genre, fondées sur initiative populaire à la suite des épidémies de choléra. À la fin du siècle, un réseau de treize sociétés couvre les onze communes de l’île, garantissant un quart de la population insulaire, alors que le taux moyen de mutualisation au niveau national n’est que de 10 %. Regroupant des travailleurs sur la base du volontariat, ces sociétés ont pour but la couverture du risque maladie, l’organisation des obsèques et du travail mutuel pour les sociétaires malades, et le versement de secours divers. Le caractère facultatif du mode de recrutement, la mise en œuvre d’une démocratie au fonctionnement très codifié, la mission même de ces sociétés, qui n’est pas de répondre à un péril mais de l’anticiper, tout cela concourt à une étape de sophistication de la pratique associative qui, jusqu’alors, sur l’île, ne concernait que la satisfaction de besoins vitaux et immédiats. Soutenue par le Second Empire, puis par la IIIe République, la démarche mutualiste de prévoyance participe à la fois de la responsabilisation des individus et de la lente sécularisation de la société française. Il n’est pas surprenant qu’elle ait été adoptée aussi rapidement par la mentalité insulaire, peu religieuse, formée à ne compter que sur elle-même et à observer les éléments afin de mieux s’en prémunir collectivement. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les Rétais s’appuient sur les pouvoirs publics pour développer leurs sociétés de secours mutuels, tout en les préservant de l’ingérence des notables et de l’administration préfectorale.
7.
De 17 976 habitants en 1831, l’île passe à 7908 en 1946, soit une déperdition de près de 60 % de sa population.
8.
La loi Le Chapelier, de 1791, a dissous les corporations au double motif du libéralisme économique et de l’abolition des privilèges. L’interdit législatif sur l’association a perduré durant toute la première moitié du xixe siècle.
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Simultanément aux sociétés de secours mutuels, et sur le même principe d’autogestion, apparaissent des boulangeries coopératives, dites « sociétés civiles de panification », dont le but est « de rechercher les moyens de produire du pain de première qualité, au meilleur marché possible et de le mettre entièrement au profit des sociétaires 9 ». Le mouvement commence dans les villages aisés du canton sud, pour gagner progressivement toute l’île. La dernière commune a être pourvue d’une structure coopérative pour la distribution du pain est aussi la plus isolée et la plus pauvre, celle des Portes, en 1910. En 1897, la crise du phylloxéra justifie la création de la « Société viticole des vins naturels de l’île de Ré ». À leur tour, les viticulteurs ruinés adoptent la forme coopérative afin de reconvertir le vignoble en cultures maraîchères, de même que les producteurs de sel qui s’organisent pour une commercialisation plus efficace. Contrairement aux associations informelles, mais d’une nécessité incontestée, qui fédèrent les insulaires pour l’entretien des digues ou des pêcheries, les associations mutualistes ou coopératives ne sauraient inf liger des servitudes collectives. Toutefois, bien qu’il soit facultatif, l’acte d’adhésion entraîne un certain nombre de devoirs auxquels le sociétaire ne peut se soustraire, comme la veille des malades, la participation au travail mutuel et aux rites funéraires dans les sociétés de secours mutuels ; dans les coopératives, les sociétaires s’engagent à se servir exclusivement à la société pour tous les besoins de leur foyer. Contraints par les règlements d’assister à l’assemblée générale, mutualistes et coopérateurs élisent leurs administrateurs et doivent prendre part aux débats sur la gestion de leurs sociétés, comme aux rassemblements où s’affiche la solidarité du groupe. Dans les boulangeries coopératives, c’est l’assemblée générale qui choisit les salariés, généralement un boulanger et un économe. Ces associations que l’on pourrait qualifier « de deuxième génération » constituent le lieu où, bien avant l’installation de la République, le sociétaire fait l’apprentissage des techniques démocratiques modernes. Par ailleurs, la « continuité territoriale 10 » étant désormais mieux assurée grâce à l’intensification du trafic maritime, non seulement les mutuelles s’inscrivent dans un réseau départemental 11, voire national 12 , mais elles sont en relation avec la préfecture qui, au nom du ministère de l’Intérieur, distribue formulaires et directives. S’il en
9.
Archives départementales de Charente-Maritime (ADCM), 13 M 3/4.
10. La « continuité territoriale » est une notion apparue dans les années 1970, pour signifier qu’en matière de service public la Corse et l’Outre-mer devaient être considérés comme un prolongement de la France continentale. 11. L’Union rhétaise des sociétés de secours mutuels adhère en 1908 à l’Union départementale créée en 1897. 12. La Fédération nationale de la mutualité française est créée en 1902.
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résulte indéniablement une acculturation, celle-ci est tempérée par la nécessité de composer avec le constant paramètre de l’insularité... perçue sur le continent comme synonyme d’insoumission. À la fois miroir et vecteur d’une modernité à tendance uniformisante, sociétés de secours mutuels et coopératives ne s’adressent pas à l’ensemble de la population insulaire. Elles concernent des travailleurs relativement éduqués, qui jouissent de revenus, certes modestes mais suffisamment réguliers pour épargner. Bien qu’exerçant des professions différentes dans le cas des sociétés communales, ceux-ci composent au final un sociétariat assez homogène. Quant aux insulaires les plus pauvres, journaliers du vignoble ou de la saline, ils restent cantonnés dans les pratiques ancestrales d’associations immédiatement opérationnelles pour assurer leur subsistance. Le fait qu’une partie seulement de la population puisse faire le choix de l’adhésion montre que l’entrée en modernité accompagne la fin d’une certaine communauté de destin des insulaires, qui était jusqu’alors dictée uniquement par la nature. Bien plus, l’organisation mutualiste contribue, en quelque sorte, à creuser l’inégalité entre les travailleurs les plus pauvres et ceux qui, parce qu’ils peuvent adhérer, accèdent à la « sécurité-droits 13 » qui caractérisera le statut des classes moyennes au xxe siècle.
L’association en république Signe d’un quotidien mieux maîtrisé, qui laisse du répit pour des activités de loisir, des sociétés philharmoniques sont organisées dans la plupart des villages rétais, dans le courant des années 1860. Les règlements, tous établis sur le même modèle, stipulent que leur but est « de faire uniquement et spécialement de la musique », pour accompagner les fêtes et escorter les enterrements des membres décédés. Ces associations musicales présentent des analogies avec les mutuelles et les coopératives, notamment un fonctionnement démocratique et un sociétariat composé majoritairement d’artisans et de boutiquiers. La présence estivale du géographe anarchiste Elisée Reclus (1830-1905) détermine la formation sur l’île d’un noyau libertaire qui, en 1864, décide de créer une association de libre-pensée. Cette initiative suscite un écho qui finit par alerter le maire de Saint-Martin :
13. Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, Paris, Armand Colin, 1971 (réédition Presses universitaires de Nancy, 1990).
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Doucement, la libre-pensée a fait un chemin considérable parmi les populations rurales de l’île de Ré. L’idée d’être baptisé et surtout d’être enterré sans frais est caressée par tous, et surtout par les femmes. Il n’y a plus qu’un pas à franchir, c’est l’amour propre. Tôt ou tard, il sera franchi. L’idée religieuse n’existe plus dans l’esprit de nos populations, qui ne poursuivent qu’un but, s’enrichir. Le terrain est meuble, l’idée germera 14.
L’association n’est finalement intronisée qu’en 1886, lorsque l’un de ses initiateurs, Camille Magué, est élu maire de La Flotte-en-Ré, attestant de l’audience rencontrée dans cette commune par la libre-pensée. Dès sa fondation, elle compte 206 membres, parmi lesquels 32 femmes qui, « mettant hors de cause le sentiment et les actes religieux, se séparent des clergés actuels jusqu’à une réforme convenable », et ils s’engagent à se faire enterrer civilement. Contrairement à la franc-maçonnerie qui recrute très peu au sein de la société insulaire 15, la libre-pensée n’a aucun caractère secret. Tout en se défendant de faire du prosélytisme, elle bénéficie d’une tribune permanente dans le journal ultra-républicain L’île de Ré qui, dès les années 1880, amène les insulaires à polémiquer à propos de la sécularisation, bien avant que cela ne devienne un sujet de crispation dans la société française. À l’avantgarde d’un combat qui prend tout juste corps au niveau national, les libres-penseurs rétais sont persuadés d’incarner la modernité éclairée et positive, face à l’influence résiduelle de la religion dans le canton le plus occidental : « Cette pauvre commune des Portes est si isolée du reste du monde, qu’elle subit encore la domination de son curé 16 . » Une thèse reprise sous la plume d’une lectrice adhérente de la libre-pensée : Jamais deux forces aussi colossales ne s’étaient trouvées en présence l’une de l’autre. D’un côté la République émancipatrice, morale et matérielle, n’ayant le pouvoir qu’à force de raison, de tolérance, de persuasion, semble chaque jour répondre de mieux en mieux aux besoins de masses encore ignorantes, dont elle a charge d’âmes. De l’autre, les cultes vieillis, usés, avec leurs dogmes faux, absurdes, grossières imitations mythologiques, nés, comme l’a exprimé JeanJacques Rousseau, de l’inégalité parmi les hommes, et tenant bon et ferme grâce aux épaisses ténèbres qu’ils répandent si avantageusement pour eux 17.
Loin de rester circonscrite à un petit cercle d’intellectuels, la libre-pensée contribue à une bipolarisation précoce de la vie associative rétaise autour du débat laïcité/cléricalisme, jusqu’à la sécularisation officielle de la société civile et des institutions françai-
14. ADCM, 6 M7/3, lettre adressée par le maire de Saint-Martin au préfet, en mai 1874. 15. Selon un rapport du commissaire de police en 1872 : « L’île de Ré ne possède pas de loge depuis 1829. Le nombre actuel des francs-maçons est de 14 ». ADCM, 6M7/3. 16. ADCM, PER 138, L’île de Ré, 11 juillet 1886. 17. ADCM, PER 138, L’île de Ré, 8 juillet 1892, article signé « Ernestine La Villette ».
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ses, par la loi de 1901 relative aux associations à but non lucratif, répressive à l’égard des congrégations, et enfin la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État 18. Incitant les associations à se déclarer pour pouvoir jouir de la capacité juridique et bénéficier de subventions publiques, le régime de la loi de 1901 stimule l’ingéniosité associative des Rétais. La libre-pensée est l’une des premières à en bénéficier, avec le but déclaré de « grouper les personnes majeures qui repoussent l’entremise des clergés officiels ». Stimulées par la fin de la prédominance de l’Église catholique, deux associations presbytérales voient le jour en 1906 pour « soutenir le culte réformé évangélique ». En quelques années, le maillage des sociétés de secours mutuels et des coopératives se densifie encore avec la création de plus de 40 associations loi 1901. Entre 1902 et 1913, les onze villages rétais sont dotés d’une société musicale, en fait une fanfare républicaine, qui anime les manifestations officielles nationales et les fêtes locales. À la société de gymnastique du Bois, créée en 1883 pour les écoliers de l’école républicaine, et comme telle fustigée par le clergé, viennent s’ajouter à partir de la fin du siècle neuf autres associations sportives et de préparation militaire. Conformément à une i nstruction du ministère de la Guerre datant de 1892, elles ont pour but de « propager et vulgariser le tir », et se fédèrent au niveau de l’île en 1912. L’exaltation des valeurs patriotiques à travers la musique et le sport devient ainsi la nouvelle vulgate, ainsi que le prouvent les appellations des associations – « La Patriote », « Pour la patrie », « Pour la France 19 » – qui tendent à ancrer la population insulaire dans la réalité nationale. Huit associations se font le relais d’une autre préoccupation contemporaine, l’éducation laïque pour les adultes, en prolongement de l’enseignement dispensé à l’école primaire depuis les lois Jules Ferry (1881-1883). À titre d’exemple, l’Union fraternelle des adultes à La Flotte (1902) a pour objet de « développer les sentiments d’affection et de solidarité. Instruction, tir, lecture, distractions, secours aux élèves pauvres, procurer des emplois ». L’association des chefs de famille du canton de Saint-Martin (1910) vise à « observer le respect de la neutralité religieuse à l’école, le culte réformé et assurer le culte du patriotisme ». Le souci pédagogique, encore, motive la création de l’Union maritime de La Flotte (1912), qui donne des leçons de navigation, de pêche et de natation. Version savante et moderne des traditionnelles associations de ramassage du sart, une association se donne pour but le « dépôt en commun des plantes marines destinées à la fumure des terres ».
18. On peut ajouter la loi Jules Ferry relative à la laïcité de l’enseignement (mars 1882), ainsi que la loi du 1er avril 1898 républicanisant la mutualité. 19. ADCM, 233 supplément M.
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Enfin, entre 1904 et 1911, cinq associations, syndicats balnéaires, syndicats d’initiative et société des fêtes témoignent de la naissance d’une nouvelle vocation rétaise appelée à faire long feu après la Première Guerre mondiale : le tourisme. Le paysage associatif rétais n’en finit plus de se recomposer au rythme de l’évolution nationale : en 1911, l’apaisement des tensions antireligieuses entraîne une renaissance des patronages catholiques, qui peuvent organiser un concours, suivi d’un banquet, rassemblant 17 associations de gymnastique composées de 500 gymnastes. Doté d’une existence administrative en trois étapes législatives, le décret de 1852 et la loi de 1898 sur la mutualité, puis la loi de 1901, le phénomène associatif rétais a ainsi acquis une véritable visibilité. D’un point de vue sociologique, une certaine mixité sociale est de mise dans les diverses associations 1901, qu’elles soient culturelles, sportives ou festives : au sein des conseils d’administration se rencontrent des cultivateurs, des médecins, instituteurs, artisans ou petits commerçants. Comme dans les sociétés de secours mutuels, il n’y a guère que les plus pauvres qui n’y ont pas accès. Il est à noter également que le tissu associatif couvre l’île avec une remarquable régularité. Les associations – secours mutuels, musicale, sportive – se répètent quasiment à l’identique dans chaque village, leur conférant à chacun une originalité propre et une identité rétaise. Cet associationnisme éclaté s’inscrit dans la filiation des anciennes organisations communautaires pour l’exploitation et la défense du territoire insulaire. Indéniablement, les particularismes visibles dans les groupements traditionnels se sont dilués dans ces associations modélisées, qui pourraient aussi bien être transposables dans d’autres régions françaises. Dévolues au loisir, ces associations de troisième génération apparaissent comme l’expression d’une sérénité inédite de la population rétaise face aux risques de toutes sortes qui, jusqu’à la fin du xix e siècle, mobilisaient en permanence sa vigilance. En ce sens, elles renvoient à la représentation républicaine d’une modernité marquée par une meilleure maîtrise de l’environnement naturel et des aléas de l’existence, affranchie de « l’obscurantisme » religieux, en bref une modernité qui laisserait l’individu libre d’écouter ses aspirations. Cependant, rien n’est aussi simple dans cette dialectique de l’individuel et du collectif à laquelle renvoie constamment le fait associatif. Certes, l’insulaire rétais n’est pas une victime passive des bouleversements qu’il a su négocier et qu’il a parfois amorcés, comme le montre le militantisme laïque à l’œuvre dans de nombreuses associations de la fin du xixe siècle. Pourtant, une fois extrait de son écosystème social et familial, il se retrouve sous l’influence d’autres forces moins immédiatement palpables. Le message de la République jacobine s’impose dans les nouvelles pratiques associatives censées favoriser l’épanouissement de l’individu, tandis que les habitudes de solidarité forgées par l’insularité
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cimentaient la résistance à l’égard des injonctions du pouvoir central. Par le biais pernicieux de sa propension à s’associer, l’insulaire se trouve ainsi doucement gagné par le modèle dominant, sans douleur et sans rupture : les trois générations d’associations cohabitent à la veille de la guerre de 1914-1918, témoignant de l’adaptabilité rétaise à la permanence des contraintes naturelles comme aux mutations politiques, sociales et économiques.
Conclusion Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les insulaires ont tous été intégrés dans le tissu associatif, avec des implications diverses, selon les époques : -En rapport immédiat avec l’espace naturel qu’il convient d’apprivoiser pour assurer la survie, les premières associations concernent toute la communauté territoriale. -Qu’elles soient déterminées par les logiques économiques, comme les coopératives, ou par la volonté d’anticiper l’adversité, comme les sociétés de secours mutuels, les associations émergentes dans la seconde partie du xix e siècle s’adressent seulement à des travailleurs permanents, qui ont le choix d’y adhérer ou de les ignorer. -Dépouillées de tout particularisme local et purement facultatives, les associations de la troisième période sont le produit de la loi de 1901. Tout en organisant des activités ludiques ou culturelles, elles tendent à intéresser l’insulaire à la mystique républicaine et patriotique. De cette typologie sommaire, on pourrait conclure à une atomisation continue de la société insulaire, jusqu’à son absorption prévisible dans l’espace national... n’eût été le fait que, malgré leur dynamisme et leur foisonnement, les associations réglementées par le droit moderne n’ont jamais éclipsé les anciennes coutumes solidaires. Processus séculaire, inscrit dans la longue durée, l’acclimatation collective à l’environnement océanique ne tient pas compte du calendrier des ruptures fondatrices de la modernité. Ainsi, l’observation des trois âges de l’association sur une île en voie de désenclavement nous invite à une acception de la modernité plus ambiguë que la vision républicaine d’une modernité synonyme d’une sécularisation émancipatrice pour l’individu : de fait, franchissant les limites sociales et culturelles de son milieu, l’insulaire rétais est happé par la réalité nationale, qui comporte d’autres formes d’assujettissement et de normalisation. Nullement univoque, cette modernité n’est pas davantage radicale, car elle se heurte à la force d’un espace immuable qui impose ses propres cycles aux usages associatifs.
Logiques religieuses et naissance du mouvement communautaire dans les années 1960 et 1970 Trois-Rivières, un cas particulier 1
Lucia Ferretti Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
années 1960 et 1970 : Trois-Rivières, un cas particulier1 À Trois-Rivières, l’émergence puis le développement du mouvement communautaire, entre le milieu des années 1960 et la crise économique du début des années 1980, suivent en gros les étapes que la littérature savante a pu reconstituer pour d’autres villes, mais selon des modalités qui en font un cas particulier non seulement au Québec, mais même en Mauricie. Par mouvement communautaire, nous entendons par exemple les comités de citoyens des quartiers pauvres touchés par la rénovation urbaine, les groupes populaires de défense des droits des chômeurs ou des assistés sociaux, ou encore les groupes de femmes, c’est-à-dire en gros tous ceux qui interviennent à cette époque auprès de personnes socialement marginalisées à cause de leur situation économique ou de leur appartenance à un groupe minorisé 2. Essentiellement, l’impulsion du mouvement communautaire est venue à TroisRivières plus qu’ailleurs, et pendant plus longtemps, presque seulement d’individus et
1.
Je remercie mes collègues André Thibault et René Hardy pour nos échanges sur le propos de cet article.
2.
Pour des définitions du mouvement communautaire : Henri Lamoureux, La pratique de l’action communautaire, Sillery, PUQ, 2e éd. 2002, 518 p.
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d’organismes liés soit directement, soit de très près, aux paroisses, à la pastorale diocésaine et aux congrégations religieuses. Cela, qui s’explique par des raisons sociales, institutionnelles et culturelles que nous expliciterons, a eu pour effet d’y limiter la politisation des groupes et d’y retarder quelque peu la diversification du mouvement communautaire. Notre propos se fonde sur deux types de documentation : les études réalisées sur d’autres villes québécoises 3 et les sources locales. Les archives de Centraide Mauricie ont été entièrement dépouillées pour toute la période concernée, ainsi que les journaux communautaires Le Relais puis Les Cossins, qui ont paru brièvement dans les années 1970. Nous avons aussi consulté les archives du Conseil central de Trois-Rivières de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), une importante centrale syndicale québécoise très présente dans la ville à cette époque, celles de la Société Saint-Jean-Baptiste de la Mauricie, un groupement nationaliste, et ce qui est déposé à l’évêché de Trois-Rivières, des archives concernant la pastorale diocésaine. Quant au quotidien régional Le Nouvelliste, pour lequel on dispose d’un index fort lacunaire sur les questions qui nous occupent, il a fait l’objet de plusieurs coups de sondes pour toutes les années de 1960 à 1981. Enfin, quelques études et rapports produits par les groupes de l’époque permettent d’apprécier leurs activités et leur philosophie d’action.
Le renouvellement des moyens d’action de l’Église dans une ville très conservatrice
Dans les années 1960, Trois-Rivières est encore une cité industrielle prospère marquée par la présence de grandes entreprises à propriété le plus souvent étrangère. Leurs gérants, presque tous des anglophones, vivent à l’écart du milieu. De son côté, la classe ouvrière y est généralement syndiquée, plutôt bien payée et confiante pour l’avenir de ses enfants, ce qui limite son désir de changement social. On y compte quand même des couches très défavorisées dans certains secteurs des premiers quartiers et dans quelques développements récents
3.
Pierre-André Tremblay, Les comités de citoyens de Québec : contribution à l’histoire du mouvement populaire à Québec (1966-1981), thèse de doctorat, Université Laval, janvier 1987, 639 p. ; Pierre Hamel, Action collective et démocratie locale. Les mouvements urbains montréalais, Montréal, PUM, 1991, 239 p. ; Jean-Pierre Dupuis, Le ROCC de Rimouski. La recherche de nouvelles solidarités, Québec, IQRC, 1985, 282 p. ; Jean-Pierre Deslauriers et autres, Les générations de groupes populaires de Sherbrooke (1970-1984), Université de Sherbrooke, coll. « Recherche sociale », n° 6, 1985, 155 p. ; René Lachapelle, Le mouvement communautaire à Sorel-Tracy : éléments pour une stratégie de développement, mémoire de maîtrise (Service social), Université Laval, juin 1990, 146 p. ; Regroupement des organismes d’éducation populaire de la Mauricie (R.O.M.), Notre petite histoire. Historique du mouvement populaire, communautaire et des femmes de la région 04 Nord, du début du siècle à 1990, imprimé, 1995, 102 p.
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plus au nord, où s’étalent les taudis. Mais Trois-Rivières est aussi une ville de notables. Avec son évêché et son grand séminaire, son palais de justice, ses nombreux établissements de santé et d’éducation, ses congrégations religieuses dont certaines sont établies depuis le Régime français, son élite de professionnels, de commerçants et de petits entrepreneurs, elle se caractérise par sa mentalité typiquement traditionnelle. Les réseaux familiaux et sociaux y sont tissés serré, ils embrassent le monde de la politique et celui de la culture, ils gravitent aussi depuis toujours autour des œuvres de l’Église, notamment ses œuvres de charité. Bref, tout concourt à faire de la ville un milieu très conservateur. Bien sûr, la Révolution tranquille s’y répercute comme ailleurs. Alors que c’est sous l’angle de la rénovation urbaine que les gouvernements du Québec ont endossé le projet de « guerre à la pauvreté » lancé par le président Kennedy, Trois-Rivières, comme les autres villes, devient un vaste chantier : destruction des logements insalubres, érection d’habitations à loyer modique (HLM) et de centres d’hébergement publics pour les aînés et, bientôt, construction d’une autoroute urbaine. Amoindries dans leurs effectifs et leur capacité à maintenir leurs institutions, les congrégations religieuses sont par ailleurs en train de se retirer du champ de l’assistance et du bien-être ; la plupart de leurs établissements sont transférés à l’État. Quant à la Caritas diocésaine, qui amassait des fonds pour les œuvres privées et avait l’ambition de coordonner le développement du bien-être dans le diocèse, elle est dissoute en 1966 4. Pourtant, Mgr Georges-Léon Pelletier, l’évêque, n’est pas prêt à renoncer à la présence sociale de l’Église. Soucieux de se conformer aux décisions du concile Vatican II, qui vient de juger nécessaire de relancer la pastorale d’ensemble sur de nouvelles bases, et pouvant compter sur la disponibilité non seulement de laïcs mais aussi des religieuses et religieux libérés de leurs œuvres, il crée huit commissions (ou offices) de pastorale spécialisée en 1968, pour rejoindre les divers groupes de la population, dont les ouvriers, les aînés et les familles 5. La même année, il approuve en outre la proposition que lui soumet un groupe de bénévoles laïques, qui veulent créer un conseil régional de bien-être pour prendre en quelque sorte la relève de la Caritas afin de ne pas laisser à l’État-providence triomphant le soin de déterminer seul les priorités régionales en matière de bien-être 6. Déjà, on voit une
4.
Lucia Ferretti, « Caritas-Trois-Rivières (1954-1966), ou les difficultés de la charité catholique à l’époque de l’État-providence », Revue d’histoire de l’Amérique française, 58, 2, automne 2004, p. 187-216.
5.
Archives de l’évêché de Trois-Rivières (AETR), documents non indexés en provenance du Centre diocésain.
6.
AETR, boîte 535, chemise 52-15-10, FOC : Renseignements sur l’affiliation au Conseil régional de bien-être de la Mauricie, texte approuvé par le Comité provisoire du Conseil régional du bien-être de la Mauricie (CRBEM), 17 avril 1968, dact., 19 p. ; Centraide Mauricie (CM), 110.09A : CRBEM, Procès-verbal de l’assemblée générale du 11 juin 1968 (assemblée de fondation) ; CM, 100A.0173 : Lettres patentes du Conseil régional de bien-être de la Mauricie, 14 juin 1968.
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différence avec ce qui se passe ailleurs : à Sherbrooke par exemple, des laïcs créent eux aussi un tel conseil mais sans lien du tout avec l’évêché et même en concurrence avec la Caritas de ce diocèse 7. La pastorale diocésaine et le Conseil régional de bien-être seront longtemps les agents les plus actifs du développement communautaire partout en Mauricie ; et plus longtemps encore à Trois-Rivières. Cela explique la coloration très religieuse des groupes à leurs débuts et le fait que la plupart d’entre eux n’aient pas cherché à inscrire leur action dans une logique proprement politique de transformation des rapports sociaux.
Entre 1968 et 1974 : Charité et services communautaires Jusqu’en 1974, le Conseil régional de bien-être continue sur la lancée de la défunte Caritas : l’argent recueilli sert à financer les Saint-Vincent-de-Paul, les paniers de Noël du Pauvre et une ou deux petites œuvres d’hébergement ou de réhabilitation professionnelle à TroisRivières, ainsi qu’à soutenir la fondation de clubs de l’âge d’or partout en Mauricie, puis de centres de bénévolat dans les principales villes. Tout cela dans une optique de charité, d’aide directe aux personnes en difficulté, et essentiellement en misant sur les paroisses, les sous-sols d’église, la collaboration des curés lors des campagnes annuelles de financement, le bénévolat de religieuses et celui de laïcs engagés dans les associations pieuses. C’est l’époque des premières popotes volantes, des premiers services de soins à domicile pour les personnes âgées, des premiers services d’écoute téléphonique pour adolescents en difficulté, des premiers campings familiaux, tous presque toujours établis sur une base paroissiale 8. Quant à la pastorale diocésaine, elle s’investit beaucoup, certes, dans les nouveaux centres de bénévolat et leurs différents services. Mais grâce notamment aux programmes gouvernementaux de création d’emplois temporaires tels Perspective jeunesse et les Programmes d’initiatives locales, elle développe en outre des interventions à caractère proprement communautaire dans les paroisses pauvres de Shawinigan et de Trois-Rivières :
7.
Andrée Desilets et Louise Brunelle-Lavoie, L’Action sociale à Sherbrooke. Caritas-Sherbrooke (1957-1982), Université de Sherbrooke, Département d’histoire, 1982, 75 p.
8.
CM, 100B.04C73 : Cahier des procès-verbaux du comité des budgets, du 18 mars 1959 au 28 mars 1973, 157 p. ; CM, 100B.04C92 : Cahier des procès-verbaux des réunions du comité de financement, du 5 avril 1972 au 18 novembre 1992 ; CM, 100A.0173 : Cahier des procès-verbaux des réunions du CRBEM, du 2 juillet 1968 au 21 janvier 1976 ; CM, 100.0269 : Premier rapport annuel du CRBEM, inc., 3 juin 1969 ; CM, 100.0272 : CRBEM, Rapport annuel pour 1971-1972, 30 mai 1972 ; CM, 100.0272 : CRBEM, 5e Rapport annuel, pour 1972-1973, 29 mai 1973.
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soutien à la création de centres paroissiaux d’entraide, de clubs coopératifs de consommation, et même de véritables comités de citoyens dans les paroisses des deux villes touchées de plein fouet par la rénovation urbaine. À Trois-Rivières, la mobilisation se fait principalement sur trois enjeux. Dans le quartier Notre-Dame-de-la-Paix, c’est autour de la construction des HLM. Dans le secteur Hertel de la paroisse Sainte-Cécile, un prêtre et deux étudiants en théologie fondent en 1971 le Comité d’action sociale Hertel ; en trois ans, ils réussissent à amener la population à participer à l’aménagement urbain et à la création de services communautaires (mini-parcs, café et bibliothèque) avant de passer les rênes à des résidantes du quartier. Puis, en 1973, la pastorale diocésaine se joint aux membres des comités paroissiaux des secteurs touchés et à ceux de la Jeunesse ouvrière catholique pour contester le tracé intraurbain de l’autoroute 755 9. Si le Conseil régional de bien-être et la pastorale diocésaine occupent une telle place dans l’émergence du mouvement communautaire partout en Mauricie, c’est entre autres parce que la région est dépourvue des autres foyers d’animation sociale qu’on retrouve ailleurs à la même époque. L’université, nouvellement créée, ne compte pas de département de sociologie, de sciences politiques ou de service social d’où proviennent, dans les autres régions universitaires du Québec, y compris les plus périphériques, bien des organisateurs communautaires non seulement sans lien avec l’Église mais bien souvent ouvertement marxistes ou alors conquis par l’approche développée par Saul Alinsky, aux États-Unis ; les animateurs des groupes trifluviens et mauriciens viennent plutôt de ses départements de théologie et de génagogie 10. En fait, seul le Service universitaire canadien outre-mer, le SUCO, semble à cette époque compter en Mauricie quelques animateurs indépendants du milieu religieux 11. Contrairement à Montréal, par ailleurs, où l’État a tenu très tôt à ouvrir des centres locaux de services communautaires, en partie justement pour contrer les mouvements de gauche lancés dans l’animation sociale des quartiers pauvres, les villes de
9.
Les activités de la pastorale diocésaine étant en partie financées par le CRBEM, on en trouve des traces dans les documents cités à la note 8. C’est heureux, l’évêché et le Centre diocésain n’ayant presque rien conservé sur elles. Voir aussi Un lieu de vie à nous pour nous [s.l., s.n (env. 1984).] 32 p. (sur NotreDame-de-la-Paix) ; Jean-Pierre Guay, Hertel, une communion d’hommes dans l’esprit, mémoire de maîtrise (théologie), UQTR, 1977, 266f. ; Michel Bélisle, La sœur volante et son quartier, Trois-Rivières, J. Richard, 1988, 91 p. ; « Le Regroupement provisoire : entre le progrès et le déracinement », Le Nouvelliste, 16 janvier 1974, p. 3
10. Le décanat des études de premier cycle de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) m’a confirmé qu’aucun programme de service social n’y a jamais été offert. Le département de génagogie a été fondé par Reynald Rivard, un travailleur social professionnel ; à base de psychologie sociale, on y dispensait une formation en animation de groupes et en interactions humaines. 11. « Du nouveau à Shawinigan », Le Relais, 2, 5, 1er nov. 1971 ; « Le Regroupement provisoire : entre le progrès et le déracinement », Le Nouvelliste, 17 fév. 1973, p. 18 et 35.
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la région, et en particulier Trois-Rivières, seront dotées bien plus tard de ce type d’établissement 12. De plus, en Mauricie, la scène municipale n’est pas à la veille de devoir compter avec des partis politiques populaires comme il est en train d’en naître à Montréal ou à Québec, ni même avec des conseils municipaux composés surtout de travailleurs syndiqués, comme c’est le cas sur la Côte-Nord 13. Au moins, à Shawinigan, le milieu syndical, sensibilisé aux questions sociales par la brutale désindustrialisation qui affecte la ville, s’est engagé dans l’action communautaire depuis 1960 par la création d’une première association coopérative d’économie familiale, pour combattre l’endettement des travailleurs ; ce n’est pas le cas à Trois-Rivières, qui vit encore assez bien et où les interventions sociales du conseil central local de la CSN se sont limitées à demander la démolition des taudis du centre-ville en 1966 et, en 1967, le maintien du transport en commun le dimanche 14. Est-ce parce que ceux qui s’engagent socialement à Trois-Rivières le font surtout par motivation religieuse ? Ou est-ce à cause de la personnalité assez rassembleuse du maire Gilles Beaudoin ? Toujours est-il qu’à la différence de ce qu’on observe à Montréal ou Québec à la même époque, la rénovation urbaine n’a pas entraîné de vifs affrontements entre citoyens et autorités municipales 15.
Des actions inspirées de la théologie de la libération : oui, mais… Mais les actions du Conseil régional de bien-être et de la pastorale diocésaine, qu’il finance en partie, sont entravées. Restreintes d’abord par la modicité des sommes recueillies lors des campagnes de collectes de fonds : les rapports annuels indiquent 98 749 $ en 1968 et seulement 104 000 $ en 1973, en période pourtant de forte inf lation ; or, on avait atteint 173 713 $ en 1960, à une époque où les citoyens comptaient moins sur l’État-providence. Limitées aussi par la détermination de l’État à ne plus laisser de place à l’initiative privée. Le Conseil, qui, contre toute la logique providentialiste de l’époque, a espéré un temps que le ministère des Affaires sociales ferait de lui – un organisme privé ! – son conseil régional
12. Conseil régional de la santé et des services sociaux / région 04 (Trois-Rivières), Dossier CLSC, région 04. Deuxième partie : Plan quinquennal de développement des CLSC, décembre 1975, 76 p. ; « Un CLSC à TroisRivières ? », Le Nouvelliste, 3 nov. 1983, p. 3. 13. P. Hamel, Action collective… op.cit., p. 99-100 ; P.-A. Tremblay, Les comités de citoyens… op. cit., p. xxii-ss. 14. Le peu de souci du milieu syndical trifluvien pour les questions sociales se reflète dans les archives du Conseil central de Trois-Rivières de la CSN, déposées au Service des archives de l’UQTR. 15. Le dépouillement du Nouvelliste permet de constater la recherche du consensus typique des relations entre les groupes et les autorités municipales : « Un Office municipal d’habitation de tout premier ordre (Beaudoin) », Le Nouvelliste, 16 janvier 1974, p. 3.
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de la santé et des services sociaux, doit bien se rendre à l’évidence lorsqu’une telle structure publique concurrente est créée, en 1974, et qu’il perd toutes ses subventions gouvernementales 16. Une réorientation s’impose. Au conseil d’administration, les prêtres ouvriers et des laïcs animateurs de comités de quartier à Shawinigan et à Trois-Rivières proposent alors de transformer l’organisme en véritable Conseil de développement social, qui délaisserait l’optique de charité difficile à maintenir faute de revenus suffisants, pour soutenir désormais plus décisivement l’approche communautaire favorisée par la pastorale diocésaine. Ils vont jusqu’à suggérer que le Conseil puisse financer même des groupes de promotion des droits sociaux, comme il est en train d’en naître à Shawinigan pour porter auprès des gouvernements du Québec ou d’Ottawa les revendications des mères monoparentales ou celles des chômeurs 17. Une telle réorientation, font-ils valoir, correspondrait d’ailleurs non seulement à la logique d’intervention qui anime les Conseils des autres régions 18, mais aussi à l’évolution en cours dans les congrégations religieuses et dans les diocèses de Hull et de Rimouski notamment, qui, passablement influencés par la théologie de la libération et son combat pour la justice sociale, sont en train d’amorcer un virage vers une « option préférentielle pour les pauvres » n’excluant pas les revendications sociales et politiques 19. Ce projet inquiète les représentants des groupes de bienfaisance. Et l’évêque lui-même. Aussi, pour le faire accepter, le président doit-il assurer personnellement Mgr Pelletier, quant à lui très éloigné de la théologie de la libération, que les petites œuvres de charité continueront d’être financées et que sera maintenue la collaboration avec l’évêché et le clergé 20. De fait, dans les années suivantes, les deux philosophies d’action cohabitent au sein de l’organisme, qui devient Centraide Mauricie en 1976 tout en restant très près des milieux catholiques. De 1975 à 1994, deux anciens agents de pastorale (l’un est aussi un
16. CM, 100A.0173 : Cahier… CERBEM, 18 janvier, 7 mars, 13 juin et 24 oct. 1972, et 13 mars 1973. 17. CM, 110.09A : Rapport de travail réalisé par le Comité ad hoc sur les orientations du CRBEM, dact., s.d. [1974], 9 p., et Extrait du procès-verbal de l’assemblée générale du 4 juin 1974 ; CM, 100A.0177 : Cahier des procèsverbaux…, surtout les réunions de 1974. 18. L’Abitibi a été la première région à se doter d’un Conseil de développement social, suivie de Montréal, où le Conseil des œuvres prend ce nom en 1968. Voir J.-P. Deslauriers, et autres , Les générations… op. cit. 19. CRC-Q, D133 M432 009 : Procès-verbal de la 9e réunion du Comité de priorités dans les dons, 29 avril 1980 (partie sur l’historique). Aussi, le dossier sur les pratiques sociales des années 1960 et 1970 dans Nouvelles Pratiques sociales, 8, 2, automne 1995. 20. CM, 110.09A : Extrait du procès-verbal du comité exécutif, 23 avril 1974.
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ancien prêtre) en assureront tour à tour la direction générale 21. Les partisans du développement communautaire en vue du changement social sont bien présents : en 1979 et 1980, deux prêtres ouvriers, l’un de Shawinigan, l’autre de Cap-de-la-Madeleine président le conseil d’administration 22 . Par contre, c’est beaucoup grâce aux solliciteurs bénévoles motivés par un esprit de charité que les campagnes de financement finissent par rapporter de nouveau. Après le creux historique de 55 000 $ en 1975, la campagne de financement prend du mieux à partir de 1977, quand Filles d’Isabelle, Chevaliers de Colomb, membres du mouvement des Cursillos et d’autres groupes pieux conviennent de s’en charger et se remettent à quadriller les paroisses : on recueille 141 000 $ en 1981, au moins de quoi couvrir le taux d’inflation 23.
De 1974 à 1981 : les particularités trifluviennes
Désormais, Centraide et la pastorale affirment décisivement leur volonté de soutenir les groupes de changement social, ceux qui formulent des revendications politiques et militent pour la promotion des droits sociaux. Ainsi, puisque les syndicats ne le font pas, toutes deux prennent sur elles de les réunir dans deux grands colloques régionaux, l’un sur les fermetures d’usine, en 1976, et l’autre sur le chômage, en 1978. Prenant exemple sur ce qui existe déjà depuis quelques années à Shawinigan et à Montréal, ces colloques débouchent sur la formation de Mouvements Action-chômage et de groupes de défense des droits des assistés sociaux, subventionnés au début presque uniquement par la pastorale et les congrégations 24. C’est encore Centraide et la pastorale, qui, en 1980, se joignent au service d’éducation des adultes de la commission scolaire régionale, dans laquelle sont fortement engagés les Filles de Jésus et les frères de Saint-Gabriel, pour encourager quatre comités de
21. CM, 100A.0177 : Cahier des procès-verbaux…, 29 avril 1975 ; CM, 100.0294 : Rapport annuel de Centraide Mauricie pour l’année 1994, imprimé, p. 8-9. 22. CM, 100A.0180 : Cahier des procès-verbaux du conseil d’administration de Centraide Mauricie, du 19 avril 1977 au 9 décembre 1980, 21 mai 1979 ; et CM, 100A.0183 : Cahier des procès-verbaux du conseil d’administration de Centraide Mauricie, du 17 février 1981 au 24 janvier 1984, 14 avril 1981. 23. CM, 100B.04C92 : Cahier… financement, 8 mars 1977. Les procès-verbaux des réunions du conseil d’administration permettent de suivre l’organisation de chacune des campagnes annuelles et ses résultats ; aussi, CM, 100B.04C92 : Cahier… financement ; et Cahier spécial sur l’histoire de Centraide, Ensemble pour bâtir depuis 25 ans, Le Nouvelliste, 24 oct. 2000, 12 p. 24. CM, 100.0494 : Dossier Assemblée générale 1994 : Rapport du directeur. Assemblée générale 1994, Imprimé, 5 p.
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locataires de Trois-Rivières à tenir un colloque sur la nouvelle loi sur le logement, ce qui débouche à terme sur la création d’un premier mouvement de défense des locataires 25. Centraide et la pastorale financent en outre un essor du mouvement communautaire qui est manifeste d’abord en dehors de Trois-Rivières et ne s’inspire pas toujours de principes religieux : la première garderie populaire de la région naît dans le comté rural de Champlain ; à Cap-de-la-Madeleine la première coopérative d’alimentation de grande envergure ; la première maison pour femmes violentées, à La Tuque et partout sur le territoire des groupes qui touchent la famille, la jeunesse, le bénévolat, les personnes âgées, les handicapés, les communautés rurales ou, déjà, l’environnement 26. À Trois-Rivières, de tels organismes finissent aussi par voir le jour, mais toujours un peu plus tard qu’ailleurs. Cela s’explique en partie parce que les réseaux des paroisses et des communautés religieuses restent au cœur des stratégies de développement de services communautaires que se donnent les résidants des quartiers populaires pour améliorer leur qualité de vie. L’expérience de Notre-Dame-de-la-Paix et de Hertel a donné le ton : dans Saint-Philippe et Sainte-Marguerite, ce sont les curés eux-mêmes qui mettent sur pied les comités de citoyens en vue d’obtenir de l’État un foyer public pour personnes âgées ou le financement pour construire des serres communautaires, source d’emplois et de revenus pour la paroisse 27. Dans Saint-François-d’Assise, le centre communautaire naît du regroupement des associations paroissiales 28. Ayant perdu leurs écoles, hôpitaux, hospices et orphelinats répartis un peu partout sur le territoire, les congrégations ont rapatrié à Trois-Rivières une bonne part de leurs effectifs. Du coup, plusieurs de leurs membres s’engagent auprès des démunis. Par exemple, des sœurs de la Miséricorde, des Filles de Jésus et des frères de Saint-Gabriel sont au comité des HLM Adélard-Dugré autant pour y soutenir l’administration que pour dispenser loisirs et éducation populaire 29. Les Filles de Jésus ouvrent aussi la première maison pour femmes battues de la ville, en 1978 30. Pastorale et congrégations sont d’ailleurs actives sur d’autres questions de condition féminine. En l’absence de CLSC, et devant le refus des hôpitaux de dispenser même
25. CM (sans cote) : Bulletin de liaison, 3, 3, 1980. 26. R.O.M., Notre petite histoire. op. cit., p. 65-72. 27. « La paroisse St-Philippe : elle a vieilli mais refuse de mourir », Le Nouvelliste, 2 juillet 1977 ; « Importante subvention à cet organisme communautaire. Jardins Ste-Marguerite reconnus », ibid., 28 fév. 1978. 28. « École transformée en Centre communautaire », Le Nouvelliste, 9 mai 1980. 29. Gisèle Boucher, s.m., t.s.p., Mouvement de prise en charge des 142 familles des Abitations Adélard-Dugré, document dact., Trois-Rivières, 3 mars 1977, 59 p. 30. CM, 100A.04D92 : Cahier des procès-verbaux des réunions du comité d’animation du 17 juin 1976 au 18 janvier 1993, réunion du 15 février 1978 ; « Une vie au service des femmes », Le Nouvelliste, 4 mai 1981.
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des services de planification familiale, le groupe Couple et famille et le Centre de bénévolat mettent sur pied une clinique de planning familial avec la collaboration de la pastorale familiale 31. Du coup, la question de l’avortement y est sensible. Et l’on peut dire que c’est principalement dans le milieu des femmes que va se produire, vers la fin des années 1970, la première vraie prise de distance avec la pastorale diocésaine. Un premier centre de femmes naît en 1977 ; un centre d’aide aux victimes d’agressions sexuelle, en 1978 ; un organisme spécifiquement voué à favoriser l’entraide et le soutien mutuel des mères célibataires en 1980, et un centre de santé des femmes, en 1981. Ce qu’on constate du côté des femmes, on le remarque aussi ailleurs : à la fin des années 1970, des organismes communautaires sont en train d’être fondés dans la ville, sans lien direct avec les paroisses ou la pastorale diocésaine. C’est le cas en matière de solidarité internationale, mais aussi dans la lutte contre l’utilisation de l’énergie nucléaire. En outre, de petits établissements communautaires naissent, qui complètent les services du réseau public aux alcooliques, aux toxicomanes et aux ex-détenus ; des coopératives apparaissent, surtout dans les domaines de l’habitation et de l’alimentation : en 1979, une épicerie COOPRIX ouvre ses portes dans le quartier de Notre-Dame-de-la-Paix grâce aux efforts persévérants de la Société Saint-Jean-Baptiste. Des maisons de jeunes commencent à rejoindre de nouveaux segments de la population. Tous ces groupes bénéficient d’un soutien financier appréciable de la part de Centraide et, pour plusieurs, des congrégations religieuses féminines également 32.
Conclusion Au début des années 1980, en même temps que Mgr Pelletier, toute une génération de bénévoles très engagés dans les œuvres a vieilli, tandis que, tant dans les milieux catholiques que dans la société en général, les idées de redistribution et de justice sociales font pour un temps partie de la culture globale. Parallèlement, de nouveaux acteurs entrent en fonction et d’autres se font plus discrets : un CLSC est enfin ouvert à Trois-Rivières en 1983, tandis que la contribution de la pastorale ouvrière et sociale s’amoindrit et que celle des congrégations religieuses prend désormais surtout la forme d’un vigoureux soutien financier aux
31. R.O.M., Notre petite histoire. op. cit., p. 71. 32. Les archives du Comité de priorités dans les dons de la CRC-Q, celles des différentes congrégations et celles du Comité diocésain (Trois-Rivières) de priorités dans les dons donnent une idée du soutien apporté depuis la fin des années 1970 par les congrégations religieuses au mouvement communautaire en général et aux groupes de femmes en particulier.
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organismes, surtout ceux qui concernent les femmes et ceux qui offrent de l’aide directe, tels que les vestiaires ou les tablées populaires. Alors même que Centraide réaffirme avec force sa mission de soutenir les groupes qui militent pour un véritable changement social, la crise économique qui commence impose un certain retour à l’aide d’urgence. La désindustrialisation s’accélère dans la région et dans la ville, et avec elle l’appauvrissement des populations. Le tissu social des paroisses ouvrières s’effrite considérablement avec la montée du chômage. Les besoins les plus pressants poussent dans le sens de services d’aide alimentaire, de groupes de soutien aux jeunes – les plus concernés par la difficulté d’accès au travail – et de nouveaux groupes polyvalents d’éducation populaire. Ainsi, à peine le milieu communautaire trif luvien est-il finalement prêt culturellement à analyser son inscription sociale en matière de luttes pour le changement qu’il faut revenir à une orientation de services tant les besoins se font criants. Désormais Trois-Rivières est en phase avec ce qu’on observe partout au Québec.
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L’ État et le p o uvo i r
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Construire un environnement minier Les sciences de l’État moderne
Stéphane Castonguay Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
L’ historien accole volontairement le qualificatif de « moderne » à l’É tat et à la science. Ces deux entreprises demeurent toutefois appréhendées séparément, sans que puissent être cernées les conséquences de l’imbrication de nouvelles formes de pouvoir et de savoir qui en découlent. Or leur caractère résolument moderne résiderait dans la capacité de la science de consolider le pouvoir et, inversement, dans la possibilité de l’État d’encourager et de légitimer le savoir scientifique. C’est du moins ce que soutient une philosophie critique qui voit dans la modernité tantôt un discours sur un monde dont l’harmonie résulte de la correspondance entre les structures de la nature et de la société, tantôt une rationalité instrumentale pour dominer la nature et la société 1. Cette conception de la modernité a rejoint les préoccupations d’historiens, de géographes et de sociologues qui tentent depuis peu de démêler cet enchevêtrement en prenant appui sur les travaux de Michel Foucault sur la gouvernementalité. Foucault avait mis en évidence l’émergence d’un nouvel art de gouverner à la fin du xviii e siècle, lorsque l’État abandonnait la police des
1.
Entre autres, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, « Le concept d’“Aufklärung” », La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 21-57 ; Stephen Toulmin, Cosmopolis. The Hidden Agenda of Modernity, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
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corps pour faire de la population la cible de ses pratiques de gouvernement 2 . Ce passage – d’une anatomo-politique tournée vers la discipline du corps individuel à une biopolitique axée sur la gestion du collectif des individus – renouvelait les formes de rationalité politique et donnait naissance à une gouvernementalité moderne. L’État embrassait alors une économie politique susceptible de fournir les stratégies propres à améliorer le bienêtre de populations tel que pouvaient les définir, entre autres, les statistiques. La science devenait une condition de possibilités de l’État libéral moderne en créant des espaces et des sujets de gouvernement. Inversement, l’exercice du pouvoir encourageait la mise en forme de nouveaux savoirs. Une des conséquences de cette rationalité politique a été l’intégration de la vie au champ du pouvoir. Cette bio-politique, toutefois, ne concernerait que les êtres humains, alors que les études historiques se sont penchées uniquement sur le rôle des sciences sociales et médicales dans la mise en forme d’objets de gouvernement à des fins de régulation et de production 3. Des sciences naturelles, et des éléments du milieu qui en sont l’objet, ces études ne parlent guère. Cette apparente négligence prendrait sa source dans la réf lexion même de Foucault pour qui « ce à quoi se rapporte le gouvernement, c’est non pas, donc, le territoire, mais une sorte de complexe constitué par les hommes et les choses 4 ». Au territoire comme cible du pouvoir et fondement de la souveraineté se substituent la population et son « amélioration » comme préoccupation première de l’État. Si Foucault ajoute immédiatement que « ces choses dont le gouvernement doit prendre la charge, ce sont les hommes, mais dans leurs rapports, leurs liens, leurs intrications avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa sécheresse, sa fertilité 5 », il semblerait que, de cette insistance sur les « hommes », le territoire et ses qualités en sont venus à être le parent pauvre des é tudes
2.
Michel Foucault, « La “gouvernementalité” », Dits et Écrits. Tome III. 1976-1979, Paris, Gallimard, 1984, p. 634
3.
Bruce Curtis, The Politics of Population : State Formation, Statistics, and the Census of Canada : 1840-1875, Toronto, University of Toronto Press, 2001 ; Thomas Osborne, « Security and vitality : drains, liberalism and power in the nineteenth century », dans Andrew Barry, Thomas Osborne et Nikolas Rose (dir.), Foucault and Political Reason : Liberalism, Neo-liberalism, and Rationalities of Government, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 99-121 ; Matthew G. Hannah, Governementality and the Mastery of the Territory in Nineneenth-Century America, New York, Cambridge University Press, 2000 ; Ian Hacking, « Biopower and the Avalanche of Printed Numbers », Humanities in Society, vol. 5, no 3, 1982, p. 279-95.
4.
Foucault, loc. cit., 634.
5.
Ibid.
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sur la gouvernementalité 6, cela, alors que la souveraineté de l’État continue de s’exercer sur un territoire que ces mêmes sciences permettent de connaître et, surtout, de mettre en valeur 7.
L a construction d’un État moderne En examinant comment les ressources du territoire sont constituées en objet de gouvernement et de connaissance, nous cherchons ici à appréhender la modernité comme la résultante de phénomènes co-extensifs : le processus de construction de l’État et le façonnement de la nature par les sciences naturelles 8. Notre compréhension de la construction de l’État se fonde sur trois points. D’abord, nous saisissons cette construction de façon littérale : l’État accroît sa taille, en matière de budget et de personnel, pour s’engager dans des activités de connaissance. Outre qu’un tel accroissement de moyens permet la mise en place de nouveaux savoirs, la modernité se mesure également à la rationalité politique que nourrit cette bureaucratie scientifique croissante. En effet, l’État mobilise des connaissances scientifiques pour l’élaboration et la mise en œuvre de programmes gouvernementaux sur un territoire et des ressources naturelles constituées en « industries nationales 9 ». Prend forme ici un mode de contrôle à distance où, des services scientifiques gouvernementaux, les agents de l’État – chercheurs, techniciens, administrateurs et politiques – apprennent à connaître le territoire qu’ils mesurent et cartographient, ainsi que des ressources qu’ils déterminent, définissent puis quantifient. En même temps que la consolidation des services scientifiques accompagne une concentration du pouvoir, ces interventions exigent un déploiement de l’appareil d’État qui, sur le territoire, multiplie ses capacités techniques et exhibe sa puissance. Ainsi, et c’est notre troisième point, la mise en place de nouvelles pratiques de transformation, d’occupation et de contrôle du territoire et de la société par le savoir scientifique accompagne une extension et une consolidation du pouvoir de l’État.
6.
Voir par contre James C. Scott, Seeing Like a State. How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven, Yale University Press, 1998 ; Patrick Carroll, Science, Culture, and Modern State Formation, Berkeley, University of California Press, 2006.
7.
Comme le démontre l’excellent article de Bruce Braun, « Producing vertical territory : geology and governmentality in late Victorian Canada », Ecumene, vol. 7, nº 1, 2000, p. 7-46, dont s’inspire cette communication.
8.
Sheila Jasanoff, States of Knowledge. The Co-production of Science and Social Order, New York, Routledge, 2004.
9.
J. Murdoch et N. Ward, « Governmentality and territory : the statistical manufacture of Britain’s “National Farm” », Political Geography, vol. 16, nº 3, 1997, p. 307-324.
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Par le déploiement de l’activité scientifique et de ses agents, l’État accomplit ses fonctions de base en prenant appui sur une ressource naturelle ou un milieu que le scientifique problématise et que le politique mobilise pour protéger et étendre les frontières de l’État, ordonner et réguler le comportement des individus, et prélever l’impôt 10 . Le travail sur les frontières repose sur une identification et une évaluation des « qualités du territoire ». Pareille énumération de richesses potentielles modifie le rapport au temps et à l’espace, en inscrivant dans la durée la disponibilité des ressources, jugées pérennes ou non, et en désignant l’accessibilité de ces ressources dans l’espace 11. Cette redéfinition du territoire de l’État accompagne un nouveau dessein et de nouvelles modalités de sécurité. La connaissance scientifique, qui doit guider l’élaboration de politiques en fonction de sa conception de la productivité du territoire, participe également à la définition des accès aux ressources et à la régulation du comportement des intervenants. Le savoir circonscrit la relation que des usagers entretiennent avec les ressources d’un territoire donné et diffuse ainsi le pouvoir de l’État autour des objets ou des espaces que les scientifiques mettent en forme 12 . La régulation du comportement qui permet d’inculquer l’idée de l’État et de sa nécessaire présence vise aussi à rendre le territoire plus productif 13. La capacité pour les individus et les entreprises de générer plus de richesses augmente du coup la possibilité d’« extraction fiscale » de l’État. Ce sont donc les nouvelles pratiques du gouvernement provincial – comme producteur de connaissance et comme directeur du développement économique par une organisation scientifique et politique du territoire – qui manifesteraient la modernité de l’État québécois en formation au tournant du xx e siècle. Comme la plupart des gouvernements occidentaux à cette époque, l’État québécois multiplie progressivement ses interventions 14, et la science apparaît alors comme un outil essentiel. Bien qu’ils possèdent initialement peu de ressources et de compétences techniques, plusieurs ministères procèdent à la mise sur pied de services scientifiques dès les premières décennies du xx e siècle : le Service forestier en 1909, le Service des agronomes en 1913, et, un peu plus tard, le Service géologique en 1929. Ces services deviennent également des lieux de formation et contribuent à grossir les rangs des fonctionnaires d’un personnel scientifique à une époque où l’appareil
10. Charles Tilly, Coercion, Capital and European states, AD 990-1990, Cambridge, Blackwell, 1990. 11. Braun, loc. cit. 12. Reuben S. Rose-Redwood, « Governmentality, geography, and the geo-coded world », Progress in Human Geography, vol. 30, nº 4, 2006, p. 469-486. 13. Philip Abrams, « Notes on the difficulty of studying the State », Journal of Historical Sociology, vol. 1, nº 1, 1998, p. 58-89 14. Alan Greer et Ian Radforth (dir.), Colonial Leviathan. State Formation in Mid-nineteenth-Century Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1992.
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gouvernemental connaît une très forte croissance 15. Aussi assistons-nous à cette construction littérale de l’État québécois, alors que le nombre de fonctionnaires, en général, et celui de scientifiques, en particulier, augmentent. Si ces transformations institutionnelles semblent consacrer la fonction instrumentale de la science gouvernementale, il faut rappeler que l’activité scientifique est également constitutive de la rationalité politique. Bien avant la mise en place de ces services scientifiques, le gouvernement mobilise des détenteurs de savoir pour mettre en forme des rapports entre le territoire, les ressources et la population qu’il cherche à « améliorer ». Ces savoirs produisent également leurs conditions de possibilité à l’intérieur de l’appareil gouvernemental ainsi que les modalités de leur déploiement sur le territoire. Aussi, plutôt que de limiter notre analyse aux seules institutions scientifiques, nous souhaitons nous pencher sur les pratiques qui rendent possibles un gouvernement moderne des ressources naturelles et l’institutionnalisation de la science gouvernementale. L’étude du développement de la géologie et de l’exploitation minière au Québec entre 1881 et 1929 nous permettra ainsi d’analyser les pratiques de connaissance qui problématisent en objets naturels et politiques le territoire et ses éléments pour leur mise en valeur et leur administration raisonnée.
Les conditions juridiques de la connaissance des mines
L’industrie minière québécoise se concentre surtout au sud du f leuve Saint-Laurent à la fin du xix e siècle. Après les alluvions aurifères de la Beauce entre 1850 et 1870, ce sont les mines de cuivre dans la région des Cantons de l’Est à partir de 1859 et les gisements d’amiante chrysotile dans la région de Thetford à partir de 1878 qui forment les principaux lieux d’extraction 16 . En l’espace de quelques décennies, toutefois, le centre de l’activité minière se déplace vers le nord-ouest de la province, entre la ligne de partage des eaux et la baie d’Hudson, à la frontière de l’Ontario. Aidée par l’extension du chemin de fer, cette réorientation de l’industrie minière assurera l’occupation d’un territoire adjoint à la province en 1898. Loin d’être le fruit d’une découverte fortuite, les gisements cuprifères et aurifères
15. Raymond Duchesne, La science et le pouvoir au Québec (1920-1965), Québec, Éditeur officiel, 1978 ; James Iain Gow, Histoire de l’administration publique au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1986. 16. Marc Vallières, Des mines et des hommes. Histoire de l’industrie minérale québécoise des origines au début des années 1980, Québec, ministère de l’Énergie et des Ressources, 1989 ; Pierre Paquette, Les mines du Québec : 1867-1975 : une évaluation critique d’un mode historique d’industrialisation nationale, Outremont, Carte blanche, 2000.
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qui stimulent la colonisation de la plaine abitibienne font l’objet d’une activité scientifique et politique pour diversifier et intensifier une industrie que domine l’extraction de l’amiante et qui semble pâtir comparativement à celle des provinces de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. L’activité scientifique alors mobilisée, principalement la géologie, la minéralogie et la métallurgie, trouve sa légitimité dans l’Acte général des mines de Québec de 1880 17. Jusqu’à cette date, la législation dans le secteur minier ne concerne que l’or et l’argent. En élargissant la portée de l’action gouvernementale dans ce secteur au-delà de quelques métaux particuliers, l’adoption d’une loi-cadre comme celle de 1880 encourage le développement et la diffusion de la connaissance des mines. En effet, l’Acte « définit les modalités d’occupation et d’acquisition du territoire aux fins minières » en mettant fin au régime assimilant les droits miniers aux droits de surface et en instituant le principe de leur vente séparée 18 . Comme des dispositions de la loi visent à rendre productives les mines de la province, il importe que soit défini et évalué leur potentiel. L’État québécois confère à la Couronne la propriété du sous-sol, « seule base solide d’intervention pour la réglementation comme pour la perception de revenus 19 », pour stimuler et encadrer le développement de l’industrie minière. Cette disposition donne au gouvernement provincial les moyens de voir à ce que les mines soient exploitées, et non immobilisées, pour éviter que des droits soient accordés à des spéculateurs intéressés seulement à obtenir des terrains de valeur au sous-sol riche, sans que ces individus n’aient les compétences pour apprécier le capital minéral de leur propriété, ni le capital nécessaire à son exploitation 20. Des dispositions de la loi obligent les individus à faire ce qu’ils doivent avec les richesses minérales pour mettre en valeur le territoire et empêcher la spéculation de freiner l’expansion du secteur minier 21. Un système de permis leur impose l’obligation de travailler à la prospection et au développement d’une certaine étendue de terrain dans un délai prescrit, de mettre en valeur le territoire piqueté par une quantité de travail déterminée et d’exploiter les concessions sur une base continuelle, au risque de se faire confisquer les droits de mine.
17. S.Q., 1880, 43-44 Vict., chap. 12. 18. Vallières, op. cit., p. 55. 19. Ibid., p. 51. 20. Résumé du discours prononcé par l’honorable M. Flynn lors de la deuxième lecture du projet de loi concernant les mines 1879, p. 4. 21. Jean-Paul Drolet, « La Loi des mines de Québec », Revue du barreau, vol. 9, nº 2, 1949, p. 136-149 ; Pierre Paquette, « Industries et politiques minières au Québec. Une analyse économique 1896-1975 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 37, nº 4, 1984, p. 593-597.
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La propriété des mines et les modalités de leur exploitation sont deux dimensions du gouvernement des richesses minérales de l’Acte général des mines de Québec. La connaissance des richesses du sous-sol, comme les encouragements à leur évaluation et leur extraction, en forme les principaux ressorts. Puisqu’il déclare la Couronne propriétaire des mines sises sur des territoires non arpentés 22 , le gouvernement provincial a tout intérêt à localiser et à faire connaître les richesses du sous-sol. Depuis le début de l’Union, la Commission géologique du Canada arpente le territoire québécois, mais elle y a ralenti ses activités d’exploration surtout depuis l’entrée de la Colombie-Britannique dans la Confédération, où ses activités prennent une ampleur certaine 23. Alors même qu’il souligne la pertinence juridique de la connaissance du sous-sol par la séparation de la propriété superficiaire et souterraine, l’État québécois autorise la conduite « d’explorations géologiques ou autres recherches pour connaître les terres qui contiennent des minerais ou dépôts de valeur 24 ». Cette disposition de l’Acte se trouve renforcée par l’embauche, en 1881, de Joseph Obalski, un ingénieur diplômé de l’École des mines de Paris, et la création du Bureau des mines en 1890. Le choix d’Obalski – formé principalement à la minéralogie et à la métallurgie – indique les connaissances que le gouvernement provincial juge nécessaires à l’application de l’Acte général des mines de Québec. Contrairement à la géologie, ces disciplines visent d’abord et avant tout l’évaluation et la transformation des ressources minérales 25. Devant l’intensité et les succès de l’activité minière ailleurs au Canada, au moment même où l’industrie semble péricliter au Québec, le Bureau des mines s’attache à promouvoir une exploitation intensive du sous-sol par des explorations et la publication des résultats des travaux de connaissance et de reconnaissance. La création d’une industrie minière dans la province repose sur la mobilisation de capitaux depuis les circuits internationaux et ce sont ceux-là que les activités de publicité visent, non seulement en décrivant la richesse minérale du Québec et les possibilités de transformation de certains minerais, mais aussi en signalant les dispositions légales encourageant la propriété des mines et leur exploitation. Obalski procède d’abord à un inventaire des gîtes minéraux du Québec en effectuant une compilation et une synthèse des travaux que mène la Commission géologique depuis
22. Cette disposition s’étendra à l’ensemble du territoire ; Jean-Paul Lacasse, « La propriété des mines en droit québécois », Justinien, tome 2, 1965, p. 22-41. 23. Sur la Commission géologique du Canada, voir Morris Zaslow, Reading the Rocks : the Story of the Geological Survey of Canada 1842-1972, Toronto, Macmillan, 1975. 24. S.Q., 1880, 43-44 Vict., chap. 12, article 156. 25. André Thépot, « Les ingénieurs du corps des mines. Évolution des fonctions des ingénieurs d’un corps d’État au xixe siècle », Culture technique, nº 12, 1984, p. 5
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sa création 26 . Parallèlement, à compter de 1892, alors que le régime juridique des droits miniers se stabilise une fois passé le gouvernement d’Honoré Mercier 27, le Bureau des mines procède à la production de ses propres connaissances. Obalski engage le Bureau dans des activités d’exploration en mandatant entre autres des naturalistes comme Henry Puyjalon et des universitaires comme J. C. K. Laflamme, de l’Université Laval, pour tantôt évaluer des gisements, tantôt sonder des territoires encore inexplorés. Enfin, à partir de 1898, Obalski joint en complément au rapport annuel du ministère un relevé de la production minière dans la province en puisant dans un bilan que chaque entreprise doit soumettre au ministère des Mines en vertu de l’Acte 28 . En parvenant à publier ce relevé, Obalski illustre la capacité de l’appareil gouvernemental de centraliser l’information nécessaire à l’élaboration des politiques proches des réalités de l’industrie, de même que la proximité qu’il entretient avec des entreprises qui soumettent volontairement le bilan de leurs activités. De pair avec les travaux d’exploration et les études sur les transformations des métaux, la publication de statistiques participe à la connaissance des ressources minérales et à la constitution d’une industrie nationale.
L’invention d’un espace minier L’Acte général des mines de Québec rend possible l’essor d’une géologie provinciale, tout en définissant les modalités d’appropriation du sous-sol et d’exploitation des ressources minérales. La réglementation se modifie au gré des gouvernements, mais également en fonction de la compréhension du territoire et de ses qualités. À cet égard, l’activité scientifique du Bureau des mines nourrit la façon dont l’État québécois appréhende l’organisation de son territoire et le gouvernement des ressources minérales. Après la cession des anciens territoires de la Compagnie de la Baie d’Hudson à la province de Québec en 1898 et, surtout, la ruée minière suivant la découverte d’argent à Colbat, en Ontario, en 1904, le ministère des Mines, de la Colonisation et des Pêcheries cherche à rendre visibles le potentiel minéralogique et la structure géologique du nord-
26. Il en tire son premier rapport, « Appendice nº 47 : Notes sur les produits minéraux de la province de Québec », dans Documents de la session, « Rapport du commissaire des Terres de la couronne de la province de Québec », vol. 17, 1884. 27. Robert Armstrong, « Le développement des droits miniers au Québec à la fin du xixe siècle », Actualité économique, vol. 59, nº 3, 1983, p. 586-593. 28. Intitulée Rapport sur les mines de la province de Québec, cette publication devient Opérations minières dans la Province de Québec en 1901. Sur le relevé des entreprises, voir Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds du ministère de l’Énergie et des Ressources (E-20), correspondances générales du Bureau des mines, acq. 1960-01-037/284, vol. 292.
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ouest du Québec. Dès 1898, un inspecteur des arpentages du ministère y effectue une première exploration 29. Puis, Obalski mène deux expéditions en 1904 et en 1905, notamment autour du lac Chibougamau, pour la mise à jour cartographique et l’extension du potentiel minéralogique de la province 30. La continuation, au Québec, des gisements qui ont entraîné « des découvertes si merveilleuses » en Ontario est au cœur des investigations d’Obalski qui cherche à prouver la similitude des formations de part et d’autre du lac Témiscamingue. La mise en forme de cet espace minier mobilise parallèlement des publicistes du ministère qui ne cessent d’anticiper une répétition de l’histoire de Cobalt pour que soit occupée la plaine abitibienne 31. La rapidité avec laquelle le Bureau des mines se saisit de cette nouvelle préoccupation se manifeste clairement lorsque sont comparées deux publications pour les expositions universelles de Paris (1900) et de Liège (1905) 32 . La découverte de gisements aurifères dans le district de Kirkland Lake et de Larder Lake en 1906, puis dans le district de Porcupine et de Timmins en 1908, accélère ce mouvement pour attirer les prospecteurs dans le nord-ouest du Québec et créer dans la province un « nouvel Ontario ». Ne disposant que de quelques données des explorations menées pour le compte du ministère ou celui de la Commission géologique du Canada, Obalski cherche néanmoins à inscrire le Nord-Ouest québécois dans un des espaces miniers canadiens alors en plein effervescence. Dans ces publications, il dresse des analogies avec la ceinture métallurgique du « nouvel Ontario » contigu pour que le lecteur infère la présence d’un minerai riche entre le lac Témiscamingue et le lac Chibougamau 33. Plus difficilement, il insiste sur la découverte
29. Henry O’Sullivan, Département de la colonisation et des mines : Rapport préliminaire sur l’exploration de l’étendue de pays comprise entre le Lac St-Jean et la Baie de James, Québec, Imprimeur de la Reine, 1895. 30. J. Obalski, « District minier de Chibogomo [sic] », Opérations minières dans la province de Québec pour l’Année 1905, p. 23-37 ; J. Obalski, « Exploration au nord du comté de Pontiac », Opérations minières dans la province de Québec pour l’Année 1906, p. 5-31. 31. Alfred Pellan, Le Nouveau Québec. Région du Témiscamingue. Ressources agricoles, forestières, minières et sportives, Québec, Dussault & Proulx, 1906 ; Alfred Pellan, Le Témiscamingue (Nouveau Québec). Ses ressources, ses progrès et son avenir, Québec, s. n., 1910. 32. J. Obalski, Industries minérales de la Province de Québec. Canada, Québec, Dussault & Proulx, 1900 ; J. Obalski, Province de Québec. Industries minérales, préparé spécialement pour l’Exposition de Liège, Belgique, Québec, Gouvernement du Québec, 1905. 33. Obalski, Province de Québec. Industries minérales, p. 11-12. Voir aussi J. Obalski, « A new mining district in the north of Quebec », Canadian Mining Institute, vol. 10, 1907, p. 363-366 ; J. Obalski, « On the probability of finding mines in northern Quebec », Canadian Mining Institute. Transactions, vol. 9, 1906, p. 218-220.
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de gisements d’amiante autour du lac Chibougamau pareils à ceux qui étaient exploités profitablement dans la région de Thetford 34. L’exploration du Nord-Ouest québécois, par Obalski ou des géologues à la solde du Bureau des mines 35, ne fait pas que fournir une énumération des ressources ou un outil pour que l’État supervise le développement d’une industrie minière. Elle permet également de désigner l’accessibilité d’un territoire autrement jugé impénétrable. Une fois tracées les voies d’accès, les prospecteurs postés en Ontario peuvent envisager se rendre aux sites d’exploitation éloignés dans la province voisine. Avant la complétion du National Transcontinental en 1912, les rivières désignées par les arpenteurs et les géologues forment le principal réseau d’accès à la région pour les prospecteurs en provenance des camps miniers de l’Ontario. Les gisements faisant l’objet des premiers enregistrements dans la région bordent ces rivières. De même, la région du lac Chibougamau, arpentée puis cartographiée par le Bureau des mines, génère une activité intensive de prospection entre 1905 et 1910 36. Tandis que les explorations géologiques fournissent un guide général pour diriger des prospecteurs vers des aires de jalonnement, les déterminations minéralogiques constituent un autre service du Bureau des mines pour l’amélioration et l’appropriation du territoire. D’ailleurs, en vantant auprès de prospecteurs les services du laboratoire d’essai minier qui effectue « à prix réduit » l’analyse et l’identification des échantillonages, Obalski précise vouloir « susciter un plus grand nombre d’analyses et favoriser la découverte de gisements » et étendre l’aire de prospection 37. Ce travail de prospection est d’autant plus important à encourager que lui seul précisera le potentiel d’exploitation du sous-sol et la longévité d’une mine en devenir. Or ce travail ne peut être accompli par le Bureau des mines, faute de personnel et de ressources, mais aussi parce qu’il relève de la spéculation et de l’initiative indépendante. Au moment même où l’industrie réclame du gouvernement que soient surveillés fermement les prétendants et les profiteurs d’un public naïf, une détermination minéralogique effectuée par un technicien à la solde du gouvernement permet de répondre aux doléances de l’industrie sans entraver la libre entreprise, tout en stimulant la prospec-
34. Obalski, Province de Québec. Industries minérales, p. 44. Voir aussi J. Obalski, « New discoveries in Northern Quebec, » Canadian Mining Institute. Transactions, vol. 10, 1907, p. 105-107. 35. E. Dulieux, « The Chibogomou [sic] region, province of Quebec, » Canadian Mining Institute. Transactions, vol. 12, 1909, p. 184-193. 36. A. E. Barlow, Rapport préliminaire de la Commission d’études sur la région du lac Chibougamou [sic], Québec, ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1911. 37. Documents de la session, « Rapport du commissaire de la colonisation et des mines de la province de Québec », vol. 35, 1901, p. 238
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tion d’un territoire qui, bien qu’il soit géologiquement connu, demeure opaque quant à la présence et à l’étendue de son minérai. Après avoir confié les échantillons qu’il reçoit à une maison new-yorkaise puis à un chimiste de Montréal, Milton L. Hersey, Obalski dote le Bureau des mines d’un laboratoire provincial d’analyse en 1901. De 15,8 entre 1897 et 1901, la moyenne annuelle du nombre d’analyses effectuées par le Bureau passera à 439,8 entre 1902 et 1906, puis à 1511,33 entre 1907 et 1911. Les interventions du Bureau des mines contribuent à canaliser des prospecteurs de l’Ontario vers le nord-ouest du Québec, tout en les engageant dans un travail d’exploration géologique et de détermination minéralogique propres à augmenter les connaissances du sous-sol de cette région. En dépit de ce quadrillage intensif du territoire, et du travail gouvernemental pour stimuler la mise en valeur des mines du Nord-Ouest, les investissements ne suivent pas. Pour éviter que des terrains à la richesse minière connue demeurent inexploités, le gouvernement tente, sans succès, de suppléer ces problèmes par des modifications au régime légal encadrant l’exploration et l’exploitation des mines en 1909 et 1911 38 . Au cours des années 1920, une nouvelle ruée de prospection le long des sentiers dressés avant la Première Guerre mondiale sera accompagnée cette fois par la formation de syndicats pour financer la construction de mines en Abitibi 39.
L’autonomie des sciences gouvernementales Après la nomination d’un ancien de la Commission géologique du Canada, Théodore C. Denis, pour succéder à Obalski en 1909, la mission et les moyens du Bureau des mines se modifient au gré de la découverte de nouveaux minerais, ce qui légitime une augmentation des activités et l’envoi de géologues issus du milieu universitaire pour l’exploration du territoire (Chibougamau, Abitibi, Côte-Nord, Gaspé). Surtout, la réalisation du NordOuest québécois comme espace minier (figure 1) permet au Bureau des mines de connaître une phase d’expansion qui culmine avec la création du Service de géologie en 1929 et la nomination d’un autre ancien membre de la Commission géologique, J. A. Dresser, à sa tête. Au début des années 1930, le personnel scientifique du Service se compose de dix employés permanents.
38. Theo. C. Denis, Rapport sur les opérations minières dans la province de Québec durant l’année 1909, p. 7-9 ; S. Dufault, Guide du mineur, Québec, ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1910, p. 32-34. 39. Benoît-Beaudry Gourd, « L’Abitibi-Témiscamingue minier : 1910-1950 », dans Odette Vincent et autres, L’Abitibi-Témiscamingue, Sainte-Foy, IQRC, 1995, p. 288-304.
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Figure 1 L’invention du Nord-Ouest québécois comme espace minier (Denis, Esquisse géologique et minéraux utiles de la Province de Québec, n. p.)
L’institutionnalisation de la recherche minière manifeste un accroissement et une consolidation du pouvoir des scientifiques du gouvernement dans l’organisation de leur travail. Le Bureau continue de sonder le territoire avec l’aide des universitaires de McGill et de l’École polytechnique, mais il augmente son emprise dans ce domaine en drainant quelques membres de la Commission géologique – dont le rôle s’efface au profit de l’organisme provincial – pour multiplier l’exécution intra-muros des explorations. Entre 1929 et 1939, 104 expéditions géologiques seront menées, alors que leur nombre était de 12 entre 1906 et 1929 40. Celles-ci visent, non pas un relevé géologique systématique de la province dans son ensemble, mais l’interprétation détaillée de la géologie de localités par l’étude de la nature, de la distribution et des relations structurelles des formations minérales. Un accroissement quantitatif et qualitatif de l’exploration et de l’évaluation minéralogique du territoire québécois par l’administration provinciale se traduit par une autonomie grandissante de la recherche vis-à-vis des activités exclusivement promotionnelles.
40. Gow, op. cit., 100.
Construire un environnement minier
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Rappelons à ce titre que dans sa première publication – Mines et minéraux de la province de Québec –, Obalski prend soin « d’élaguer toutes les matières […] n’offrant qu’un intérêt purement scientifique 41 ». Trente-quatre ans plus tard, l’Esquisse géologique et minéraux utiles de la Province de Québec de Théophile C. Denis fournit moult détails et précisions, signifiant que le Bureau des mines ne s’adresse plus uniquement aux investisseurs et aux spéculateurs, mais aussi à un public – les prospecteurs et les ingénieurs des compagnies privées, notamment – dont la culture géologique, qui participe dorénavant à l’appréhension du territoire québécois, s’est largement appréciée 42.
L a modernité de l’État québécois L’examen des activités scientifiques gouvernementales et du développement du secteur minier entre 1881 et 1929 révèle l’intrication de pratiques scientifiques et étatiques pour problématiser un même objet naturel et politique. La constitution d’un tel objet permet l’extension du pouvoir de l’État et de la science, non seulement par l’envoi d’agents gouvernementaux sur le terrain, mais aussi par la matérialisation d’un espace où les directives émanant d’un cadre juridique et d’une connaissance scientifique guident l’action des intervenants. Parler de formation de l’État renvoie ici au pouvoir de l’activité scientifique qui devient partie prenante de l’extension d’un pouvoir étatique qui sert sa propre croissance. À cet égard, la formation d’un discours scientifique autonome va de pair avec un rapatriement et le développement endogène de compétences scientifiques. Les efforts consentis pour l’embauche d’un personnel scientifique répondent à une logique de croissance et de spécialisation propre à l’administration publique et participent à la modernisation des mécanismes d’intervention de l’État québécois. Parallèlement, en détaillant et publicisant la structure géologique de certains territoires, le ministère se dote des outils nécessaires à l’encadrement de l’exploitation minière. L’activité scientifique gouvernementale contribue ainsi à modifier les rapports des exploitants à l’environnement minier ainsi qu’à la localisation et à la pérennité des ressources. L’exploration géologique, la détermination minéralogique et le relevé statistique des opérations minières, s’ils ne peuvent régénérer une ressource non renouvelable, garantissent la présence, la qualité et la longévité d’un gisement pour diriger l’établissement et le développement d’une industrie. Il découle de ces activités scientifiques et politiques une appropriation de la ressource et du territoire devant assurer souveraineté, sécurité et prospérité à l’État moderne en formation.
41. J. Obalski, Mines et minéraux de la province de Québec, Québec, s. n., 1890, p. 3. 42. Théophile C. Denis, Esquisse géologique et minéraux utiles de la Province de Québec, Québec, Bureau des mines [1924].
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Penser l’espace administratif pour le moderniser L’exemple des subdélégations en Bretagne au x viii e siècle
Yann Lagadec Université Rennes 2 – Haute-Bretagne, Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO) / Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
On considère en général le xviiie siècle comme celui de l’affirmation, en France, de ce que l’on a pris coutume de qualifier de monarchie administrative. Celle-ci se caractériserait, entre autres, par la création, par l’État dit moderne – au sens historique du terme –, d’instruments de contrôle, de mesure et de gestion nouveaux, des instruments matérialisant en quelque sorte le souci d’une administration plus rationnelle du royaume. Dans ce contexte, l’État ne se justifierait désormais plus par la gestion des finances royales mais par l’administration de la richesse de la nation, elle-même constituée de la somme des richesses particulières 1. C’est ici, entre autres, que résiderait la modernité de cet État. Or, ce désir de rationalité nouvelle, pleinement inscrit en un siècle qui est celui des Lumières, ne va pas de soi, se heurte à des réalités très concrètes, spatiales notamment. C’est donc à la question de la rationalisation – de la modernisation serait-on tenté d’écrire –
1.
Sur ce point, voir Hervé Drevillon, « La monarchie des Lumières : réforme ou utopie ? 1715-1774 », dans Joël Cornette (dir.), La monarchie entre Renaissance et Révolution, histoire de la France politique, Paris, Seuil, 2000, p. 310-311. Cet État moderne se distingue ainsi de l’État patrimonial médiéval.
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de l’espace administratif que j’ai choisi de m’intéresser ici, plus particulièrement à travers l’exemple des subdélégations bretonnes 2. Trois raisons ont présidé à ce choix. La première tient au fait que cette circonscription est liée consubstantiellement à la monarchie absolue et à sa progressive affirmation en ce qu’elle constitue le cadre d’action d’un subdélégué de l’intendant. La chose prend une dimension particulière dans une province périphérique comme la Bretagne, dernière à être pourvue d’un commissaire départi en 1689. Or – seconde raison –, si la subdélégation, à la fois bien connue et encore mal éclairée, a bénéficié d’un certain nombre de travaux, ces travaux sont cependant déjà anciens ou cantonnés souvent à des approches datées 3. Enfin et surtout – dernière raison –, le territoire des subdélégations bretonnes se révèle particulièrement mouvant, notamment en ce qu’il ne se calque sur aucune autre circonscription, au contraire de ce qui se passe dans nombre de provinces. En cela donc, s’intéresser à ces subdélégations permet de remettre en question les pratiques administratives et politiques de la monarchie au dernier siècle de l’Ancien Régime, de réf léchir à ses rapports à la modernité, notamment en ce que la volonté de développer l’action de l’État, de la rationaliser surtout, pousse à s’interroger sur l’échelle pertinente où celle-ci doit s’inscrire. Trois temps marquent le processus – inachevé – de rationalisation de l’espace administratif breton au cours du xviiie siècle.
L a construction de la subdélégation comme circonscription centrée et bornée
Institution récente en Bretagne, tout comme l’intendance d’ailleurs, la subdélégation tarde à s’affirmer comme une véritable circonscription et, par là même, comme un cadre de pensée de l’action administrative. De manière significative, le mémoire de l’intendant Béchameil de Nointel, en 1696, s’inscrit dans le contexte ancestral des neuf diocèses
2.
Par subdélégation, on entend, à l’origine, dans la seconde moitié du xviie siècle, la délégation par laquelle un intendant, représentant du roi de France dans ses provinces, confie un certain nombre de tâches – d’information et de surveillance surtout, guère de décision – à un subdélégué. Peu à peu, cette subdélégation finit par correspondre au territoire sur lequel elle s’exerce. C’est en ce sens que nous l’entendrons ici.
3.
La plupart des grandes thèses portant sur l’intendance évoquent les subdélégués, notamment celle de Henri Freville, L’intendance de Bretagne (1689-1791), Rennes, Plihon, 1953, 514, 385 et 421 p. Mais la plupart de ces travaux ignorent la dimension spatiale qui nous intéressera ici. Notons cependant les études plus neuves de Colette Brossault, Les intendants de Franche-Comté, 1674-1790, Paris, La Boutique de l’histoire, 1999, 504 p. et René Grevet, « Etre subdélégué d’intendant dans les provinces septentrionales à la fin du xviiie siècle », BSHMC, 1998-3/4, p. 14-24.
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bretons, n’évoquant pas même les subdélégations 4. En 1714 encore, la vaste enquête sur l’« état général du commerce » lancée par l’intendant au sortir de la guerre de Succession d’Espagne les ignore largement 5. Il faut en fait attendre la fin des années 1720 pour que Des Gallois de La Tour pense désormais la province à l’échelle de ces circonscriptions 6. Devenues le cadre de la pensée administrative, les subdélégations n’en constituent pas moins un cadre particulièrement mouvant qui ne se stabilise guère au cours du siècle. Deux temps semblent se dessiner. Le premier est celui de la rapide croissance du nombre des subdélégations. Sans doute 45 dans les premières années du xviii e siècle, elles sont 82 en 1729, peut-être 5 de plus au milieu du siècle. Le réseau ainsi tissé est alors l’un des plus denses du royaume, permettant à de modestes bourgades – Callac, Uzel, Ingrandes, Pontchâteau, Lanmeur – d’exercer quelque influence sur un plat pays dont on peut cependant se demander s’il correspond à une quelconque réalité préexistante. La seconde phase, qui s’ouvre, semble-t-il, dans les années 1750 et s’amplifie ensuite, notamment dans les années 1770-1789, est celle d’un ref lux du nombre de subdélégations, aux dépens principalement des plus modestes d’entre elles : certes, Le Croisic, Callac, Corlay ou Gourin se maintiennent, mais les subdélégués ne sont plus que 63 en 1786, à la veille de la Révolution, un recul de plus 25 % qui est loin de correspondre à la tendance globale à l’échelle du royaume 7. De telles évolutions posent a priori la question des conséquences de tels découpages, redécoupages, modifications de limites, etc. Le problème est en fait plus simple qu’il n’y paraît, initialement au moins, dans la mesure où, pendant les deux voire trois premières décennies de son existence, l’institution repose moins sur une circonscription – la subdélégation – que sur un homme – le subdélégué. La création de nouvelles subdélégations ou, plus exactement, la commission de nouveaux subdélégués n’en est que plus facile, la suppression ou le déplacement du chef-lieu de l’une d’entre elles, tout aussi simple. En cela, la subdélégation est, pendant longtemps, plus un centre – le lieu de résidence du
4.
Jean Bérenger et Jean Meyer, La Bretagne à la fin du xviie siècle d’après le mémoire de Béchameil de Nointel, Paris, Klincksieck, 1976, 221 p.
5.
Arch. Dép. de Loire-Atlantique, C 697.
6.
Alain-J. Lemaître, La misère dans l’abondance en Bretagne au xviiie siècle. Le mémoire de l’intendant JeanBaptiste des Gallois de la Tour (1733), Rennes, SHAB, 1999, 311 p.
7.
Dans la généralité de Bordeaux, les 12 subdélégations de 1716 passent à 25 en 1790. En Provence, on passe de 11 subdélégations en 1704-1715 à une vingtaine entre 1715 et 1726, enfin de 61 à 63 ensuite ; dans la généralité d’Auch, ce chiffre croît de 26 à 34 entre 1753 et 1776, etc.
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s ubdélégué – qu’une étendue. La chose permet de comprendre les grandes disparités pouvant exister d’une circonscription à l’autre 8 . Certaines ont sans doute leurs logiques : on pense notamment ici à Belle-Île qui, pendant longtemps, constitue une subdélégation à elle seule. La chose est moins évidente en ce qui concerne les petites subdélégations – moins de 10 paroisses – de Lanmeur, d’Uzel, de Bazouges ou Châteaugiron par exemple, gros bourgs ne députant pas aux États provinciaux, situés à proximité de villes parfois de premier plan, en tout cas de centres urbains plus importants. L’idée que la subdélégation est le « département » d’un subdélégué ne s’impose que lentement, d’autant plus lentement que les premiers intendants – Pommereu et Béchameil de Nointel notamment, en 1689-1692 et 1692-1705 – s’appuient sur un double réseau de collaborateurs, simples « correspondants » pour tout ce qui touche à la remontée de l’information depuis les quatre coins de la province d’une part, véritables subdélégués d’autre part, aux fonctions cependant moins localisées, à qui l’on confie des missions temporaires essentiellement « techniques », en matière par exemple de déplacement des troupes, de fiscalité, etc. 9 Ce n’est qu’en 1713 qu’un document associe, pour la première fois en Bretagne, « le nom des subdélégués et des paroisses de leur département desquelles ils ont fait fournir des déclarations pour le dixième 10 ». Il semble cependant que cette liste soit moins celle des subdélégations que celle de circonscriptions de circonstance, créées à l’occasion de l’établissement du nouvel impôt : si certains des subdélégués y sont mentionnés, y figurent aussi, autour de Vitré, un « département de M. Camus, proc. du Roy à Vitré » et un autre pour « le sénéchal de Vitré », alors que l’on n’a jamais compté dans la petite ville qu’un seul siège de subdélégation 11. La démarche est là cependant, permettant d’établir, en 1729, le premier véritable « état des subdélégations indiquant les paroisses qui sont dans leurs circonscriptions 12 ». En fait, l’intendant avait fait parvenir dès décembre 1728 une lettre circulaire aux subdélégués dans laquelle il expliquait que, étant « nécessaire que je sçache les paroisses, trèves et frairies qui composent votre subdélégation, pour pouvoir vous adresser les affaires
8.
Au milieu du siècle par exemple, si les 87 subdélégations regroupent chacune en moyenne 15 paroisses, seules 26 en comptent 20 ou plus et 22 pas même 10. Parmi elles, 8 ne réunissent qu’une à cinq paroisses.
9.
Henri Freville, L’intendance…, op. cit., tome I, p. 80-87 et Julien Ricommard, « Les subdélégués en titre d’office et leurs greffiers dans l’intendance de Bretagne (1704-1715) », Annales de Bretagne, 1960-3, p. 255-308, 1961-3, p. 437-472, 1962-3, p. 305-341.
10. Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1. 11. L’interprétation faite de ce document par Henri Freville, L’intendance…, op. cit., tome I, p. 112-121 et par Julien Ricommard, « Les subdélégués… », 1961, art. cit., p. 464-465 est cependant divergente. Mes propres analyses rejoignent celles du second. 12. Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1.
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qui les concernent, je vous prie de m’en envoyer […] un état conforme au modèle cy-joint, en observant de n’y comprendre que celles qui sont en effet de votre Département, et de n’en obmettre aucune 13 ». Il en résulte un « état des paroisses et trèves » de chaque subdélégation « suivant l’arrondissement qui en a été arresté par M. de la Tour Intendant et Commissaire départi pour l’exécution des Ordres de Sa Majesté en Bretagne le 25 février 1729 ». Plusieurs autres listes de ce type sont dressées par la suite, au gré des f luctuations du nombre de c irconscriptions, des créations mais aussi et surtout des translations et des suppressions, indiquant la progressive intériorisation de cette spatialisation des fonctions des subdélégués. En témoigne la généralisation de l’expression de « subdélégué du département de… » dans les sources émanant de l’intendance, justifiant, aux yeux de Bertrand de Moleville, intendant de 1784 à 1788 et auteur d’Instructions pour MM. les subdélégués de l’intendance de Bretagne, de considérer qu’il est du devoir de ces derniers de « connoitre à fonds, non seulement les villes et bourgs, mais jusqu’aux moindres paroisses de leur subdélégation 14 ». Ainsi, en passant de l’homme à la circonscription, une circonscription peu à peu spatialement définie, centre et étendue à la fois, l’appareil d’État de la monarchie effectue indéniablement un premier pas dans la voie d’une certaine rationalisation de l’action administrative au cours du premier xviii e siècle. Il n’en reste pas moins que celle-ci ne se fait que de manière imparfaite, en raison notamment des nombreux tiraillements entre logiques spatiales concurrentes.
L a carte des subdélégations : le résultat de logiques spatiales concurrentes
Il n’est guère aisé de mettre en évidence les logiques à l’œuvre dans la progressive construction de la carte des subdélégations, notamment en ce que ces logiques restent sans doute moins spatiales que personnelles pendant une bonne partie du siècle. Le statut urbain – et, en Bretagne, le fait de députer aux États provinciaux – semble n’avoir jamais été un critère explicite de choix. Certes, en 1729 par exemple, 41 des 42 villes députant sont aussi le siège d’une subdélégation, de même que 9 des 13 qui perdirent ce statut au cours des xvi e et xvii e siècles. Mais 37 chefs-lieux ne sont pas dans ce cas et ne
13. Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1. 14. Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 8. Se reporter aussi à l’analyse qu’en propose Henri Freville, Instructions pour MM. les subdélégués de l’intendance de Bretagne par Bertrand de Molleville. Édition annotée et commentée, thèse complémentaire, dact., Université de Paris, 1951, 104 p.
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le furent jamais. Parmi eux, figurent notamment de modestes bourgs dont les fonctions urbaines ne sont guère évidentes : ainsi, entre autres, de Châteauneuf, Locminé, Plouër, Le Palais à Belle-Îsle, Pontchâteau, Savenay ou Saint-Nazaire 15. La situation est d’autant plus complexe que les suppressions des années 1770-1789 ne se font pas seulement au détriment de ces bourgades – pas plus d’ailleurs que les créations des années 1704-1715 ne s’étaient faites au profit des seules villes députant ou ayant député aux États : Bourgneuf, Châtelaudren, Lanmeur, Pornic figuraient par exemple sur ces premières listes, au contraire de La Guerche, Josselin, Montfort ou Quintin. on peut alors se demander, à la suite de F.-X. Emmanuelli, s’il exista un critère de création et de délimitation d’une subdélégation 16 . Le fait paraît au moins initialement évident en nombre de provinces, là où les circonscriptions correspondent aux élections, aux vigueries et bailliages ou, plus tard, à des subdivisions, au gré des besoins, de ces entités. Ce n’est cependant plus le cas en Provence après 1726 ; ce ne le fut jamais en Bretagne. Ici, alors que l’intérieur de la province est visiblement délaissé, la densité du réseau littoral ou portuaire en 1704-1715, au moment de la guerre de Succession d’Espagne, laisse entendre que les préoccupations militaires défensives furent alors au cœur des réf lexions. Les années suivantes sont consacrées à une sorte de rééquilibrage au profit d’un vaste argoat, de La Guerche à Châteaulin, de Landivisiau à Savenay. Plusieurs logiques viennent alors se surimposer, administratives sans doute, mais aussi économiques ou « politiques », permettant de comprendre le fleurissement de petites subdélégations. Celles de Quintin, Loudéac et Uzel tiennent ainsi sans doute moins aux problèmes de maintien de l’ordre face aux mouvements des tisserands évoqués par H. Fréville qu’à l’importance accrue prise ici par une production toilière devenue la première de la province 17. En revanche, le subdélégué d’Ingrandes, dont les pouvoirs ne dépassent pas les limites de cette seule paroisse, doit probablement son statut à la situation de la bourgade, sur la Loire, aux limites de l’Anjou ; ceux de Bazouges et d’Antrain, petites « villes » limitrophes des confins de la Normandie, doivent le leur à la nécessité de surveiller des points de passage importants. Les délimitations des circonscriptions répondent pour une part à des logiques très similaires. Frappe ici l’absence presque totale de prise en considération des limites
15. Se pose alors la question de la pertinence du critère de la présence d’une subdélégation pour déterminer le statut urbain : est-ce la ville qui crée le subdélégué ou celui-ci qui confère un statut de ville ? Le problème me semble trop rapidement tranché par Claude Nières, Les villes en Bretagne au xviiie siècle, Rennes, PUR, 2004, p. 411-414. 16. François-Xavier Emmanuelli, Un mythe de l’absolutisme bourbonien. L’intendance du milieu du xviie à la fin du xviiie siècle, Aix-en-Provence, PUP, 1981, p. 53. 17. Henri Freville, L’intendance…, op. cit., tome I, p. 113.
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1786
1729
Quintin
Quintin
Corlay
Corlay Uzel
Loudéac
Josselin 0
25 km
0
25 km
L’évolution de quatre subdélégations de Bretagne centrale au xviiie siècle
iocésaines, pourtant essentielles en Bretagne d’un point de vue fiscal. Nombre de sièges d de subdélégation sont même situés sur des confins de ce genre – Bain, Redon, Malestroit, La Roche-Bernard, Uzel, Quintin, Châtelaudren, etc. – et étendent leur contrôle sur des paroisses de deux diocèses au moins. Les limites des juridictions royales, notamment celles des sénéchaussées, ne sont pas plus respectées. Plus encore : au mépris apparent de toute rationalité administrative, non seulement existent de multiples « isolats », ces paroisses séparées du centre de leur subdélégation par les limites d’une autre dont le siège est d’ailleurs parfois plus proche, mais encore il s’en crée de nouveaux, comme en Centre-Bretagne 18 . Là, des logiques seigneuriales entrent en ligne de compte. Seigneuries de Quintin d’une part, de Corlay d’autre part, justifient certains découpages. Les mêmes logiques expliquent, sans doute, le rattachement à la subdélégation de Josselin du ressort de celle de Loudéac après
18. Cette situation n’est pas propre à la Bretagne, mais concerne aussi la Provence et le nord-est du pays ; Guy Arbellot et Jean-Pierre Goubert (dir.), Carte des généralités, subdélégations et élections en France à la veille de la Révolution de 1789, Paris, CNRS, 1986.
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1756 : cela permet en effet au subdélégué de la première de ces localités, sénéchal du duché de Rohan, de doubler son pouvoir judiciaire d’une autorité administrative (carte). Bref, par bien des aspects – et bien plus qu’ailleurs –, la carte des subdélégations bretonnes semble éloignée de toute idée d’une quelconque rationalité administrative. Au contraire même : elle illustre de manière presque caricaturale ce que furent l’Ancien Régime administratif et ses empilements d’institutions et de circonscriptions dénoncés par les Constituants en 1789-1790. Pourtant, à y regarder de plus près, des nuances s’imposent sans doute.
R ationalité administrative vs réalités locales : les difficiles évolutions des années 1750-1789 La première des nuances à apporter à une vision trop négative de l’organisation administrative de l’État monarchique au xviiie siècle tient à l’efficacité – au moins relative – de l’action des subdélégués. Certes, les critiques sont nombreuses 19. Reste qu’au-delà des dimensions fiscales et militaires de leurs missions les subdélégués étendent peu à peu leur domaine de responsabilité ou, pour le moins, de compétences : parallèlement aux enquêtes diligentées par l’intendance ou le contrôle général des finances, aux sujets très variables – l’économie bretonne en 1733, la culture du chanvre en 1739, les « nègres et les négresses » en 1778, les sages-femmes en 1786 –, on voit poindre progressivement, pour l’essentiel après 1770, une action en matière d’assistance aux pauvres, de lutte contre les épidémies, contre les épizooties, de recensement des mouvements de population, etc. Cette période est ainsi celle au cours de laquelle la subdélégation prend tout son sens. En découlent d’ailleurs probablement les efforts des intendants et de leurs subdélégués généraux en vue de repenser l’organisation de leurs services, des efforts qui prennent deux formes principalement. La première est celle de multiples projets, datant des années 1770, visant à une refonte totale des subdélégations 20. Deux ont été plus particulièrement conservés, dénotant l’un et l’autre la volonté de passer d’une logique de contrôle par le nombre de subdélégués, par la densité du réseau constitué, à une autre, dominée par l’idée d’une efficacité accrue par la plus grande fiabilité et la « professionnalisation » accrue des subdélégués nommés permettant, par contrecoup, une diminution de leur nombre et un redécoupage des circons-
19. Voir Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788, 1789, Paris, A. Colin, 1931, p. 1030-1031. 20. Il existe aussi des projets plus limités, tel celui qui a été révélé par un État des subdélégations qui se pourroient supprimer – celles de Corlay, Guéméné, Hennebont et Pontivy –, état malheureusement non daté ; Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1.
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criptions. En un mot, il s’agit, selon les termes de l’intendant Caze de La Bove, de revenir sur l’œuvre de ses prédécesseurs qui avaient « préféré diminuer les embarras de chacun [des subdélégués] en les partageant entre un plus grand nombre 21 ». Un premier plan prévoit de réduire le nombre de subdélégations à 20 seulement, soit une division par trois. D’autres sont élaborés, moins ambitieux, tel celui se contentant d’une simple réduction de moitié du nombre des circonscriptions, 32 au lieu de 65. Celui-ci se révèle doublement intéressant pour nous. D’une part, parce qu’en s’appuyant sur les limites diocésaines ce redécoupage témoigne d’une réelle volonté d’homogénéisation des types de circonscriptions même si, ponctuellement, comme à Quintin, on s’affranchit de ces règles : « quoique cette ville soit du diocèse de S[ain]t-Brieuc, elle sera la résidence d’un subdélégué du diocèse de Quimper » précise Frignet, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, auteur de ce projet 22 . D’autre part parce que, justement, ce projet, élaboré par des techniciens plus que par des administrateurs, l’a été à partir des premières cartes un peu précises de la Bretagne, celle de Cassini bien sûr, mais aussi celle d’Ogée, et non de listes de villes et de paroisses rurales. D’où certains des choix en découlant : si la première subdélégation de Nantes se situe sur « le dessus de la Loire » et si la seconde « comprendra tout le dessous » pour des raisons évidentes, c’est le très modeste « ruisseau d’Iffiniac » qui sépare celles de Moncontour et de Lamballe, sans même parler de celui qui « tombe dans le Blavet au-dessus de Gouarec » marquant la frontière entre Carhaix et Quintin. Ailleurs, ce sont les axes routiers qui offrent des points de repère, « route de Landerneau à Pontusval » ici, là le « chemin de Lanvollon ». Cette « stratégie de cabinet » mise en œuvre par l’intendant Caze de La Bove, Louis XIV aux petits pieds, est justifiée dans deux « projets de lettres » devant être envoyées « aux subdélégués supprimés » et aux « subdélégués restants 23 ». C’est « le trop grand nombre […] des subdélégations en Bretagne » que l’on met en exergue auprès des premiers, notamment parce que cela « a souvent occasionné de l’embarras, quelquefois du retardement ou de la confusion dans les opérations qui intéressent l’administration de l’intendance ». Auprès des seconds, on insiste en revanche sur « le travail […] plus considérable pour les subdélégués dont les départements vont être augmentés », une plus lourde tâche compensée cependant par l’espoir « d’attirer sur eux les grâces et les récompenses ». Ce projet suscite des réticences, voire des résistances. Celles de Turgot lui-même tout d’abord, qui, en juin 1775, répond à Caze de La Bove qu’« il ne m’est pas possible de vous laisser espérer des traitements fixes en faveur de vos subdélégués, à quelque nombre que vous les
21. Arch. Nat., H 613, Mémoire concernant les subdélégués de l’intendance de Bretagne, cité par Henri Freville, L’intendance…, op. cit., tome III, p. 20. 22. Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1. 23. Ibid.
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réduisiez 24 ». Celles de certains subdélégués ensuite. Au final, les vastes projets de réforme sont abandonnés, au profit d’une politique plus pragmatique, moins ambitieuse aussi. Faute en effet de pouvoir mettre en application ces réf lexions théoriques nées de l’étude des cartes, c’est en partant des hommes, des subdélégués, que vont agir très largement les intendants en supprimant, régulièrement, en déplaçant les chefs-lieux, profitant de la moindre occasion. À Loudéac, la mort du subdélégué en fonctions, en 1756, offre par exemple l’opportunité de réunir les ressorts de cette subdélégation et de celle de Josselin. Le mémoire très précis que son fils, Gabriel-Hyppolite Allanic de Bellechère, sénéchal de la ville, rédige vers 1775 dit le rôle central joué encore par les relations de personnes. À Saint-Aubin-du-Cormier, le retrait du vieux subdélégué, en poste depuis 46 ans, et le refus de nommer son gendre à sa place permettent en 1781 de supprimer la subdélégation. À Derval, Potiron, malgré l’intervention du prince de Condé, est révoqué au même moment, sa circonscription pouvant ainsi être partagée entre celles de Châteaubriant et de Redon. Bien évidemment, ces modifications entraînent des réactions : ici, l’on met en avant « l’intérest des particuliers de [la] subdélégation », ailleurs « l’utilité » ou « le bien publi[ques] », la possibilité d’agir « avec efficacité pour le service du Roy 25 ». La présence d’une grande route, de foires, de marchés, d’autres services – poste, brigade de maréchaussée –, les fréquents passages de troupes, « la multitude des affaires » se traitant dans la ville, la distance aux autres chefs-lieux, la situation de « point central et naturel » pour la réunion des jeunes gens soumis au tirage au sort de la milice sont aussi rappelés selon un argumentaire qui n’est pas sans rappeler celui qui était utilisé, parfois par les mêmes bourgades, pour obtenir en 1790 un chef-lieu de district ou, à défaut, de canton 26. Une vingtaine de subdélégations sont finalement supprimées dans ces circonstances, jusqu’aux derniers mois de l’Ancien Régime. Les modifications, réelles, sont donc limitées, la rationalisation tout juste engagée 27, en raison, pour une large part, de la résistance du « local », des enjeux locaux de pouvoir. En cela, les subdélégations bretonnes illustrent parfaitement ce que furent, en ce domaine comme en d’autres, les dernières années de l’Ancien Régime, entre volonté de réforme et difficultés à les mettre en œuvre.
24. Ibid. 25. Ibid., lettres des subdélégués de Saint-Aubin-du-Cormier, Hennebont, Paimbœuf, Loudéac, années 1770-1789. 26. Voir Yann Lagadec, « La formation des cantons en Bretagne : une représentation des territoires (1790an X) », dans Yann Lagadec, Jean Le Bihan et Jean-François Tanguy (dir.), Le canton, un territoire du quotidien dans la France contemporaine (1790-2006), Rennes, PUR, 2008, à paraître. 27. La publication par Bertrand de Molleville de ses Instructions pour MM. les subdélégués de l’intendance de Bretagne en 1784 participe d’ailleurs de la même logique.
Penser l’espace administratif pour le moderniser
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La subdélégation, échelle pertinente de l’action locale de l’État : c’est ce que pensent les intendants de Bretagne au cours du xviii e siècle, même si la position locale de certains subdélégués, combinée parfois à l’évolution de leurs propres services et à la diversification des domaines d’intervention de l’État les conduit à réévaluer ce que devrait être la subdélégation idéale. Une vision en est offerte par Caze de La Bove dans le brouillon de lettre qu’il entend envoyer en 1775 aux subdélégués dont la circonscription serait non seulement maintenue mais encore étendue s’il parvenait à ses fins. « Je n’ai pas besoin de vous indiquer les moyens qui peuvent faciliter votre communication et vos opérations dans vos différentes paroisses » écrit-il notamment. « Mais si parmi les honnêtes gens de votre département vous pouvez établir des correspondants qui veuillent vous informer avec soin de ce qui intéresse leur canton, par raport à mon administration, vous pourrez les assurer du plaisir que j’aurai à leur témoigner ma reconnoissance 28 . » Plus que de la réduction des subdélégations, c’est en fait de la création d’un nouvel échelon, inférieur à celui des circonscriptions existantes, que semble rêver l’intendant, échelon d’autant plus intéressant pour le commissaire que la gestion ordinaire des renseignements en émanant reviendrait aux subdélégués, et non à ses propres services « centraux ». C’est, d’une certaine façon, ce que proposent 15 années plus tard les Constituants, en faisant cependant table rase du passé. En cela, les députés s’offrent la possibilité de s’affranchir du poids des hommes et, pour une part, d’enjeux locaux si pesants jusqu’alors 29. Ainsi, ils se donnent aussi l’occasion de créer cette rationalité, cette modernité des rapports à l’espace administratif sur lesquelles avait buté l’Ancien Régime.
28. Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, C 1. 29. Ce poids justifie d’ailleurs l’inscription des travaux sur les subdélégués et les subdélégations à l’intérieur d’une histoire sociale des institutions. Sur ce point, Philippe Minard, « Faire l’histoire sociale des institutions : démarches et enjeux », Bulletin de la SHMC, 2000-3/4, p. 119-123.
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« Voyez aux Provinces esloingnées de la Cour... » Enjeux spatiaux de la construction monarchique française ( x vi e - x viii e siècles)
Philippe Hamon Université Rennes 2 – Haute-Bretagne, Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO) / Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
« Et voyez aux Provinces esloingnées de la Cour, nommons Bretaigne pour exemple, le train […] d’un Seigneur retiré et casanier […] : il oyt parler de son maistre une fois l’an […]. Le pois de la souveraineté ne touche un gentilhomme François à peine deux fois en sa vie 1 ». La situation décrite par Montaigne au temps des guerres de religion souligne la faible influence de l’autorité royale dans bien des régions du vaste royaume de France. Elle met en évidence l’autonomie des acteurs sociaux et la possibilité, pour ceux qui appartiennent aux élites, d’exercer un pouvoir local sans contrôle extérieur, et ce, même lorsqu’il s’agit d’agents du roi. L’ordonnateur Duclos le constate en 1713, depuis la Louisiane : « Un gouverneur est toujours le maître dans son gouvernement, et surtout dans ces pays-ci que l’on est éloigné du Soleil 2 ». La mise à distance fait ainsi mieux ressortir l’articulation du local et du global en matière d’exercice du pouvoir. Elle offre une voie intéressante pour analyser le rapport de la monarchie française à l’espace. Le propos porte ici sur la période dite moderne, désignation désormais fossile qui renvoie, en France, aux xvi e -xviii e siècles. Ceux-ci correspondent par ailleurs à une phase importante de la Genèse de l’État moderne, pour reprendre
1.
Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XLII.
2.
Cité par Cécile Vidal et Gilles Havard, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2006 (nouvelle édition), p. 145.
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l’intitulé d’une enquête du CNRS des années 19803. Une réf lexion poussée sur l’emploi du vocabulaire spatial n’est guère possible, faute de place : précisons cependant qu’il sera essentiellement question de territoires, terme qui renvoie à une organisation institutionnalisée de l’espace par des instances classiques comme les tribunaux, l’administration fiscale, les organes de contrôle des échanges… Elles sont mises en place par la monarchie en tant qu’autorité souveraine. Ce faisant, celle-ci tente d’instaurer un certain type d’encadrement spatial du royaume. Or les historiens ont rendu compte de façon différente de ce processus. Il s’agit donc ici de fournir une analyse critique de ces interprétations puis de réf léchir sur le poids et la signification de l’hétérogénéité spatiale dans les pratiques et les identités politiques dans la France moderne.
L a monarchie contre l’archaïsme : un premier modèle historiographique
Au commencement était l’archaïsme : à suivre de nombreux historiens, les institutions de la France moderne sont marquées par « un enchevêtrement confus des attributions » (M. Marion), un « imbroglio administratif » (P. Goubert) ou une « complexité parfois anarchique d’institutions séculaires » (M. Vovelle). Sédimentées sans ordre ni logique, conservées même quand elles sont vétustes, au nom du respect du passé, elles n’ont pourtant qu’une faible emprise spatiale. Dans ce contexte, la politique monarchique consiste en une vaste entreprise de modernisation : pour améliorer la situation, les hommes du roi mènent des réformes. Celles-ci tendent à la centralisation, à la densification du nombre des agents et à une uniformisation administrative dans l’espace ; toutes sont les garantes d’une efficacité renforcée. À suivre M. Antoine par exemple, la suppression des Parlements en 1771 va dans ce sens : une fois les ressorts réduits et rationalisés, « la justice s’était rapprochée des justiciables et la compétence des grands tribunaux s’était simplifiée et uniformisée 4 ». Certes, cette politique rencontre toujours de fortes résistances de la part des tenants de l’archaïsme. Mais une vraie dynamique est en marche, dans le domaine spatial comme ailleurs, indice d’un progrès qui se poursuivra ensuite, après 1789. Cette approche pose, on le conçoit, nombre de problèmes. Elle relève tout d’abord d’une histoire dans laquelle le royaume n’est appréhendé qu’en référence à son centre. La nature et le mode de conservation des sources jouent sans doute ici un rôle non négligea-
3.
Le colloque terminal est publié dans Jean-Philippe Genet (dir.), L’État moderne : genèse. Bilans et perspectives, Paris, Éditions du CNRS, 1990.
4.
Michel Antoine, Louis XV, Paris, Fayard, 1989, p. 938.
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ble. Pour autant la détermination d’un centre politique unique n’est pas évidente dans la France moderne. À la Renaissance, le polycentrisme du pouvoir est manifeste entre Paris, Lyon et les résidences ligériennes. Au xviii e siècle, il y a dissociation (dans une relative proximité spatiale il est vrai) de Paris, ville capitale désormais incontestée et de Versailles, « palais d’État » (G. Sabatier) qui héberge, outre le Prince et ses proches, le gouvernement et les bureaux centraux. La logique des réformes est également à interroger. Bien des travaux récents portant sur celles de 1771 mettent l’accent sur le souci du roi et des siens, non de rationaliser l’organisation judiciaire, mais de résoudre un problème politique 5. La réforme du système est ici un moyen, non une fin. D’ailleurs, dès 1774, Louis XVI, tout juste assis sur le trône, rétablit les Parlements supprimés trois ans plus tôt : il ne s’agit pas d’une incohérence dans la gestion spatiale des institutions, mais bien d’un nouveau choix politique, ce qui rappelle au passage l’importance des décisions des acteurs. La lecture de textes réorganisant la géographie des institutions financières au xvi e siècle montre pour sa part que les motivations avancées sont éthiques (lutter contre fraudes et abus) ou pratiques (avoir plus d’argent, plus vite) sans faire nulle place à une volonté de rationaliser les territoires. Ce premier modèle, d’ailleurs, ne s’attarde guère sur le rapport à l’espace, en dehors de l’obstacle concret des distances et des reliefs. Or ce rapport a évolué, comme le laissent entendre les analyses de l’anthropologue P. Descola. Si l’Occident actuel fonctionne sur un mode naturaliste, le modèle antérieur était celui de l’analogie. Entre les divers éléments, un réseau de discontinuités est alors structuré par des relations de correspondances. « C’est la différence infiniment démultipliée qui est l’état ordinaire du monde. » Selon Descola, la canalisation de la différentiation passe alors par les hiérarchies de la société d’ordres. En matière spatiale, son analyse rencontre celles d’historiens qui insistent sur le caractère discontinu, segmenté, hétérogène des territoires. Il précise en effet que l’espace alors n’est pas homogène, mais bien plutôt « un ensemble de sites concrets servant au classement des êtres et des choses en vue de l’action », un moyen « de particulariser chaque existant 6 ». Il n’y a donc pas de mise en parallèle possible de deux territoires, quels qu’ils soient, sur une base égalitaire. Chacun a une irréductibilité propre, qui se traduit par la détention de privilèges. Dans ce monde en effet, « les libertés » relèvent en bonne part de privilèges territoriaux : le temps n’est pas encore où « la liberté » sera conçue comme un droit naturel. Dans cet univers segmenté, la relation entre voisins est particulièrement importante. Elle est compliquée par l’entrecroisement des limites en matière de géographie institutionnelle. Le chevauchement des instances multiplie en effet les situations de lisière et de frontière,
5.
Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774, New York, Cambridge University Press, 1995.
6.
Philippe Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006, p. 281 et 294.
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situations dont les acteurs sociaux sont bien conscients et dont ils savent généralement utiliser au mieux les ressources.
Espaces hétérogènes et privilèges : un second modèle
De cette analyse émerge donc une autre façon d’appréhender les institutions, à partir du constat de leur instabilité spatiale. Les exemples ne manquent pas, y compris pour des types d’institutions bien antérieurs au xvi e siècle : la sénéchaussée d’Anjou est ainsi démembrée en 1595 et en 1639 par la création de celle de La Flèche, puis de celle de Château-Gontier. Quant à l’élection de Bellac, elle est créée et supprimée trois fois entre 1558 et 1597… Cet aspect mériterait une enquête systématique portant sur les structures judiciaires et financières héritées, mais également sur les instances variées qui émergent : hôpitaux généraux, inspections des manufactures, chambres de commerce, services des Ponts et Chaussées, subdélégations 7… On y décèlerait sans doute des phases d’instabilité plus ou moins forte. Les villes destinées à abriter de telles instances mènent une lutte incessante pour les obtenir ou les conserver. Bien évidemment, les conf lits opposent avant tout des cités proches, entre lesquelles la concurrence spatiale est directe. Disposer de l’une de ces institutions, c’est bénéficier d’une source nouvelle de prospérité, insistent les municipalités concernées. Assurant une plus grande activité économique à la ville, celle-ci lui procure de la richesse et nourrit son essor. Selon les cas – et les époques –, cet enrichissement est présenté comme une finalité ou comme un moyen, par exemple pour mieux financer l’effort de défense. Si beaucoup d’institutions monarchiques répondent à une vraie demande sociale (régulation judiciaire, assistance, organisation des échanges…), il n’en reste pas moins que le discours de la ville en la matière émane de groupes restreints. Ceux-ci peuvent alors l’instrumentaliser, dans la mesure où les institutions en jeu leur offrent bien souvent d’intéressantes voies de promotion. Cette territorialisation à base urbaine est fluctuante mais essentielle pour asseoir la position de pouvoir de chaque cité sur son plat pays. Elle dessine également une hiérarchie entre les villes. Pour autant, la mainmise sur des institutions prestigieuses ne garantit pas une véritable emprise des capitales provinciales sur l’ensemble de leur ressort. Un vrai décalage se fait jour quand on peut observer concrètement leur système de relations : celui-ci en effet est sensiblement plus réduit que ne le laisse supposer le ressort des institutions qu’elles
7.
Sur les subdélégations, voir la contribution de Yann Lagadec dans le présent volume, p. 311-321.
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abritent. Ce constat vaut aussi bien à Limoges au xvi e siècle qu’à Grenoble au xviii e 8. C’est donc le modèle d’une juxtaposition d’influences localisées qui s’impose le plus nettement : plus que de hiérarchie, il convient donc, en matière de réseaux de relations, de parler de quadrillage ou de marqueterie. On retrouve ainsi la segmentation de l’espace déjà évoquée ; l’éclatement concret des fonctions d’encadrement, dans un royaume très vaste, facilite sans doute l’exercice de l’autorité. Dans les villes concernées, il faut souligner combien les effets d’institution s’avèrent importants. Ainsi en va-t-il pour le Parlement de Bretagne, définitivement fixé à Rennes en 1561. En découlent ensuite le déplacement de la faculté de droit, depuis Nantes, en 1734, voire l’établissement dans la ville de l’intendance de la province en 1689. L’exil du Parlement à Vannes en 1675, à la suite d’une révolte à Rennes, met bien en évidence l’enjeu : la ville perd alors près du quart de sa population. La reprise n’est assurée que lorsque le roi accorde à Rennes le retour du Parlement, après 15 ans d’absence. La monarchie est en effet l’instance de décision en matière d’attribution d’institutions. Vers elle montent suppliques, doléances et plaidoyers. Le roi exerce alors pleinement sa grâce. À son avènement, François Ier accorde ainsi à Cognac, sa ville natale, une sénéchaussée. Pour autant, la porte est généralement ouverte à de véritables négociations, d’autant que le Prince a besoin de s’appuyer sur les élites urbaines pour exercer son autorité. Il faut en outre tenir compte du paramètre financier car souvent ce sont des offices vénaux qui sont créés au sein des nouvelles instances. Par ailleurs les villes sont généralement prêtes à verser de l’argent pour obtenir ou maintenir une institution. Grâce du don et négociation financière font alors bon ménage… Ainsi le choix de telle ville pourra être guidé plus par le prix qu’elle est prête à payer que par un souci de rationalité spatiale. C’est qu’il faut bien trancher : à l’heure de l’arbitrage en effet, toutes les villes en compétition ne peuvent recevoir toutes les institutions. Le choix procure des satisfactions, mais entraîne aussi des déceptions et parfois de vraies rancœurs. Certaines cités se jetteraient dans la révolte ligueuse, à la fin du xvie siècle, en partie à cause de frustrations de cet ordre : l’argument est évoqué pour Montferrand (le roi a accordé un présidial à la ville rivale de Clermont) ; il vaut peut-être pour Nantes, qui espère grâce à sa dissidence le retour en ses murs du Parlement de Bretagne. Certaines valeurs sociopolitiques (prestige lié à l’ancienneté d’une cité, engagements découlant de sa fidélité) peuvent également, par le respect qu’elles suscitent, influer sur la décision royale. Mais l’arbitrage rendu par le Prince et les siens ne peut s’appuyer sur des normes générales. Au contraire, il s’agit toujours de prendre en compte des spécificités.
8.
Michel Cassan, Le temps des guerres de religion. L’exemple du Limousin (vers 1530-vers 1630), Paris, Publisud, 1996 ; René Favier, Les villes du Dauphiné aux xviie et xviiie siècles, Grenoble, PUG, 1993.
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Le caractère segmentaire est manifeste une fois encore. C’est d’ailleurs à travers la différentiation spatiale que se réalise l’intégration telle qu’elle est assurée par la monarchie française, en lien avec le permanent redécoupage évoqué plus haut. Il ne faut pas en effet s’abriter derrière le constat de l’infinie diversité du réel pour abdiquer toute réflexion, mais souligner au contraire que cette diversité même, couplée à une forme d’instabilité, est ici un principe essentiel d’organisation. Certains auteurs mettent en avant les logiques locales qui prévalent dans la répartition des institutions. D’autres y voient avant tout la marque des choix du pouvoir central. Il est nécessaire de lier les deux échelles, et c’est par l’analyse sociale qu’on peut y parvenir. La monarchie, tout en cherchant à monopoliser autorité et souveraineté, organise localement un système de pouvoir qui assure un partage avec les dominants locaux des ressources liées à l’État. C’est dans ce contexte qu’elle s’immisce, et qu’elle s’impose. Le maintien de la diversité est aussi une arme pour elle. Lors du voyage de Charles IX à travers la France en 1564-1566, le roi, sa mère et ses proches valorisent les Parlements de province, pour faire pièce aux prétentions « nationales » du Parlement de Paris. Mais, dans le même temps, ils manifestent leur contrôle à l’échelle provinciale, pour encadrer toute velléité d’autonomie de ces mêmes Parlements 9. Le pouvoir politique central n’est donc nullement un simple instrument entre les mains des dominants : il a sa propre marge de manœuvre, et le système de différentiation spatiale offre ici de précieux recours. Les agents du roi savent alors faire jouer la concurrence, entre les institutions comme entre les villes. Mais la perspective demeure fondamentalement segmentaire, d’où des choix apparemment contradictoires de la part de la monarchie. Ainsi en 1628-1634, au temps de Richelieu, quatre des principaux États provinciaux sont supprimés tour à tour. Or ceux de Dauphiné le sont définitivement, ceux de Provence sont remplacés par une assemblée des communautés, mais en Languedoc et en Provence ils sont très rapidement rétablis. Quant à ceux de Bretagne, ils n’ont même pas été mis en cause. La monarchie s’appuie ainsi sur une diversité dont elle est le garant : c’est le sens du système des privilèges. Leur logique sociale s’articule ordinairement avec une inscription dans l’espace, à travers la structuration en corps. Dénivellations spatiales et sociales sont au fondement du système fiscal. En outre le rôle des corps privilégiés (États provinciaux, municipalités, clergés, officiers…) est fondamental en matière de crédit à la monarchie : ces corps en effet prêtent au roi, et leurs privilèges, reconnus par lui, servent de garantie auprès de ceux qui leur confient les fonds qu’ils avancent ensuite à la monarchie. La Bretagne,
9.
Jean Boutier, Alain Dewerpe et Daniel Nordman, Un tour de France royal. Le voyage de Charles IX (15641566), Paris, Aubier, 1984.
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avec sa forte identité politique provinciale, illustre bien ce schéma. Sa stabilité institutionnelle est supérieure à la moyenne, mais elle n’en connaît pas moins des variations non négligeables 10. Et surtout y apparaît en pleine lumière l’articulation entre garantie des privilèges, respect du pouvoir social des dominants (surtout nobles), reconnaissance de l’autorité du roi et financement de sa politique, grâce à une fiscalité propre et socialement très sélective 11. Là comme ailleurs, le roi affirme sa souveraineté sur le territoire par l’octroi d’institutions, qui contribuent à accroître ses revenus.
L a territorialisation segmentaire : un modèle à l’épreuve Ce second modèle historique, plus riche, suscite cependant, tout comme le premier, des interrogations. Au niveau central, la position du roi reste problématique. Dans cet univers institutionnel d’instabilité et de différentiation, il apparaît en effet comme la référence unique : « Chaque partie entretient un lien particulier avec la personne du monarque 12 . » Ce « lien particulier » témoigne bien de la diversité qui règne dans le royaume, ce qui rend difficile une simple analyse en matière de centre et de périphérie. En outre, ce centre est une personne : c’est le corps du roi qui unit l’ensemble. Le concept est donc personnel et non spatialisé. Plus que d’un « centre », ne s’agit-il pas plutôt, pour retrouver deux métaphores organiques alors fort répandues, d’une « tête » ou d’un « cœur » ? Si la souveraineté est avant tout corporée, il est délicat de lui trouver une logique territoriale pertinente : ubi Caesar, ibi Roma est. La relation directe et individuelle du roi avec toutes les parties de son royaume est avant tout théorique : dans le concret des pratiques sociopolitiques, les médiations sont quasi systématiques. De la recommandation aux réseaux de clientèles, elles s’imposent et
10. Ainsi, au xvie siècle, l’existence incertaine du tablier de Vitré dans le domaine fiscal, les déplacements du Parlement, la création avortée d’un présidial à Dinan, la progressive émergence de la sénéchaussée de Concarneau… 11. James Collins, La Bretagne dans l’État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public de l’édit d’Union à la révolte des Bonnets rouges, Rennes, PUR, 2006 (éd. anglaise, 1993). Voir aussi pour le Languedoc, William Beik, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France. State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. 12. Christophe Blanquie, Les institutions de la France des Bourbons (1589-1789), Paris, Belin, 2003, p. 101. Voir l’extraordinaire anecdote (réelle ou reconstruite ?) qui évoque une vieille femme de Leucate, village situé juste à la frontière sud du royaume et dont la localisation est évidemment signifiante. Elle s’adresse à Charles IX de passage en 1565 : « Hé, que je suis heureuse de voir aujourd’huy ce que je n’eusse espéré ; vous soyez le trez bien venu, mon Roy, mon fils ; je vous prie, baisez moy, car vous ne me reverrez possible jamais plus » : Boutier, Dewerpe et Nordman, op. cit., p. 326.
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correspondent d’ailleurs à un mode de structuration de l’espace : c’est ainsi à travers elles qu’un Richelieu, principal ministre de Louis XIII, s’assure au quotidien de la fidélité et de l’aide financière de la Bretagne. Dans cette logique, hommes et familles qui comptent ou veulent compter auprès du roi et des siens doivent disposer de la maîtrise préalable d’un territoire : ils l’obtiennent grâce à leur autorité sociale propre, souvent renforcée par la détention de fonctions monarchiques. Ils peuvent alors à la fois permettre et garantir au roi une emprise sur le territoire concerné. Logiques locales et globales s’articulent donc en permanence : toute opposition des deux niveaux apparaît ici artificielle ou inadaptée. La question d’une éventuelle « déterritorialisation » mériterait cependant une analyse, ainsi pour les circuits financiers monarchiques, à cause de leur connexion avec les réseaux bancaires européens, au xvi e comme au xviii e siècle. Mais, comme on l’a vu plus haut, fiscalité et crédit lié aux corps sont pour leur part fortement spatialisés. D’ailleurs, à suivre Daniel Dessert, il n’y a là rien de surprenant puisque c’est l’exploitation de la terre par les puissants qui prêtent et par les paysans qui paient l’impôt qui fournit, en dernière analyse, l’essentiel des capitaux aboutissant dans les caisses monarchiques 13. Mais il est d’autres formes de territorialisation en matière fiscale. Dans son étude sur la gabelle des États du duc de Savoie, M. Vester cherche à montrer qu’elle devient une véritable « institution régionale », en lien avec une prise de contrôle assurée par de puissants réseaux sociaux, et ce, en raison même de la nature composite des domaines ducaux 14. On déboucherait alors sur une forme de territorialisation fiscale en partie désétatisée : les agents concernés localement s’identifiant plus étroitement, dans leur rapport à l’institution, à leur région d’origine qu’au service du duc ou aux fermiers du fisc 15… Il est vrai que le lien entre territoire et fiscalité, vu du côté des contribuables, est également fort. Le rapport au fisc, à travers ses dénivellations spatiales, est sans doute, à l’époque moderne, un facteur de construction des identités régionales 16. À condition bien sûr de restituer à cette relation sa profondeur sociale : il faut se méfier en effet des fausses évidences selon lesquelles la simple
13. Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984. 14. Matthew Vester, « The Political Autonomy of a Tax Farm : The Nice-Piedmont Gabelle of the Dukes of Savoy 1535-1580 », The Journal of Modern History, n° 76, décembre 2004, p. 745-792, ici p. 784. 15. Ibid., p. 770-771. 16. Philippe Hamon, « Des gens nudz piedz à Antrain : révolte antifiscale et pratiques politiques de frontière », dans A. Antoine et J. Mischi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, actes du colloque de Rennes, juin 2005, Rennes, PUR, 2008, p. 25-34.
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proximité physique est supposée créer des solidarités 17. Ces dernières peuvent être largement instrumentalisées, au service des intérêts de divers groupes : or les frontières fiscales mettent précisément en jeu de sérieux intérêts matériels.
Aux origines d’une homogénéisation institutionnelle Le modèle de la territorialisation segmentaire est profondément remis en cause par la réorganisation spatiale révolutionnaire. La géographie administrative connaît alors une véritable « uniformisation modernisatrice », que manifeste la création d’une pyramide unique et hiérarchisée avec, outre la commune, le département comme durable fondement. Cette réorganisation exprime dans l’espace la disparition de la société des privilèges. Cependant, après de premiers projets envisageant des frontières rectilignes entre les circonscriptions, le poids de la géographie physique et de l’histoire se fait sentir dans les argumentaires de villes toujours en compétition, dont l’intense lobbying vise à l’obtention d’une préfecture ou d’une sous-préfecture. Si les arguments peuvent avoir évolué, en fonction du nouveau contexte, le fait urbain ressurgit donc ainsi avant même la réalisation du découpage définitif et il alimente de nouveaux combats de voisinage, à travers tout le royaume. Malgré tout, même dans ce cadre aménagé, la départementalisation demeure profondément révolutionnaire. D’où surgit-elle ? Pour les tenants du premier modèle historiographique, l’affaire est simple : c’est une réforme de plus, qui fait avancer radicalement l’œuvre de progrès déjà portée depuis des siècles par le pouvoir central. À cette « prison de la continuité » s’oppose, chez les tenants du second paradigme, le refus de toute téléologie : la France des Bourbons, sur le plan administratif, « n’avance pas vers l’État moderne », c’est-à-dire ici celui… de la période contemporaine 18. Il faut penser en terme de rupture, non de continuité. Incontestablement, en particulier dans leur rapport à l’espace, la logique des deux systèmes s’oppose de part et d’autre de la Révolution. Et il convient effectivement d’éviter tout déterminisme dans le passage de l’un à l’autre : beaucoup de potentialités des siècles monarchiques, qui n’aboutissent pas, n’en ont pas moins existé pour autant… Il n’empêche que la démarche même de la science historique nous invite aussi à rechercher le terreau d’où émergent les novations de la Révolution. La prise en compte en 1789-1790 de réalités héritées et de pesanteurs, instrumentalisée dans la rivalité des villes entre elles, montre en effet que le passé des
17. Deborah Cohen, « Exemples de construction instrumentale de solidarités villageoises sur fond d’identité populaire dans la France du xviiie siècle », dans D. Terrier et T. Kondratieva (dir.), Territoires, frontières, identités. Concordances et discordances dans le monde d’hier et d’aujourd’hui, Revue du Nord, numéro hors série, n° 18, 2004, p. 105-119. 18. Blanquie, op. cit., p. 5.
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relations sociales et spatiales contraint toujours leur présent. Par ailleurs un certain nombre de phénomènes des xvii e et xviii e siècles paraissent annoncer l’avènement de cette géographie nouvelle. Les mutations scientifiques du xvii e siècle impliquent une inflexion du rapport à l’espace comme au temps. Des projets de réforme d’ensemble de l’administration sont également conçus, mais il est vrai dans une logique de meilleure gestion plus que de transformation sociopolitique 19. Concrètement, des tentatives ont lieu pour faire disparaître des péages, pour regrouper des instances judiciaires et tenter empiriquement de remodeler les territoires. Mais les limites sont vite atteintes : de façon significative, faute de pouvoir véritablement unifier l’organisation spatiale de la justice, c’est la procédure qui est normalisée au temps de Colbert avec les ordonnances civile (1667) et criminelle (1670). Ainsi, au final, il ne s’agit que d’évolutions dans un autre champ (celui des sciences), de projets inaboutis ou de tentatives détournées et incomplètes. C’est en cela que rien n’est encore joué en 1789 et que la dynamique propre à l’événement révolutionnaire fait advenir une véritable rupture. Elle seule permet de venir à bout des tensions croissantes engendrées par la compétition entre les corps sociopolitiques et certains agents du roi, compétition qui paraît déboucher progressivement, au xviiie siècle, sur une crise de la médiation.
Provinces et identités Faut-il se tourner vers la Nouvelle-France pour découvrir le laboratoire d’une modernité conçue en terme d’homogénéité ? L’uniformisation administrative y est forte. La centralisation est poussée, et même exceptionnelle, du moins quand elle s’observe depuis les bureaux versaillais. Ceux-ci tentent d’empêcher l’émergence de corps intermédiaires : de ce fait, la colonie n’est pas censée comporter de véritable société politique du type de celle qu’on peut trouver par exemple en Bretagne avec des États provinciaux, un Parlement et de nombreux autres corps. Enfin la législation royale refuse de s’appuyer sur les usages locaux et renvoie toujours à des modèles extérieurs 20. Là où Tocqueville dénonce un concentré des « vices » de l’administration royale 21, le roi et les siens ne pouvaient-ils voir une sorte de modèle, un « formidable terrain d’expérimentation de l’absolutisme 22 » ? Si, « loin du Soleil », la gestion quotidienne s’écarte en bonne part du modèle, celui-ci n’en conserve pas moins une incon-
19. Jacques Revel et Daniel Nordman (dir.), Histoire de la France. L’espace français, Paris, Le Seuil, 1989, p. 121. 20. Christophe Horguelin, « Le xviiie siècle des Canadiens : discours public et identité », dans P. Joutard et T. Wien (dir.), Mémoires de Nouvelle-France, Rennes, PUR, 2005, p. 213-214. 21. Cité par Catherine Desbarats, « La question de l’État en Nouvelle-France », ibid., p. 190. 22. Vidal et Havard, op. cit., p. 21-22.
« Voyez aux Provinces esloingnées de la Cour... »
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testable réalité. Cependant la différence de rapport à l’espace, dans une Amérique française très incomplètement territorialisée, joue déjà comme facteur original. Mais l’essentiel n’est pas là : il suffit d’infléchir l’angle d’observation pour voir resurgir certains des traits propres à la métropole. Avec les Indiens réapparaissent en effet des « libertés » qui renvoient à celles des corps des provinces de la vieille France. Toute une société politique est ici en place, non exempte d’ambiguïtés d’ailleurs : ainsi la figure paternelle du roi – Onontio pour les « sauvages » – est-elle conçue par les uns comme une puissance supérieure à laquelle on doit soumission et par les autres comme une figure avant tout protectrice et généreuse 23. Mais ne retrouverait-on pas, dans le rapport au souverain, des ambiguïtés du même ordre en métropole entre la conception versaillaise et celle des sujets languedociens ou bretons, lorsque ces derniers, face à la monarchie, expriment une demande sociale ou s’opposent à des « abus » ? La relation au pouvoir politique, profondément spatialisée, n’est donc certainement pas sans lien avec la construction des identités locales ou régionales. Elle se nourrit du rapport aux institutions que crée ou garantit le prince, spécialement dans les domaines judiciaire et financier. Le destin et le rôle des États provinciaux, interlocuteurs en matière fiscale, peuvent ici servir d’indicateurs, s’il est vrai qu’ils sont le type même d’institution qui fabrique de l’identité régionale. Ceux de Languedoïl une fois disparus au xv e siècle, l’identité de ce vaste territoire se dissout. En Languedoc en revanche, un dialogue durable avec la monarchie jouerait un rôle essentiel dans l’émergence de la province. Il est vrai qu’ici, comme en Bretagne ou en Bourgogne, l’espace concerné est plus restreint que dans le défunt Languedoïl et que l’héritage politique médiéval y est plus prégnant. Finalement, il semble bien qu’à l’époque moderne la géographie politique, fiscale et administrative nourrisse plus les identités que des facteurs culturels. La lente émergence de ces derniers, des costumes à la gastromonie, à partir du xviiie siècle, va de pair avec la construction d’écarts culturels, envisagés et perçus depuis le centre du pays mais aussi au sein même des sociétés locales. La prise en compte de ces décalages nourrit le sentiment de supériorité des autorités. Celui-ci est l’instrument de l’imposition, désormais beaucoup plus autoritaire, d’un modèle politique (et culturel) homogénéisant. S’il relève bien d’une logique de domination, celui-ci renvoie également à une volonté d’éducation : il faut en effet se donner les moyens de faire accéder les « inférieurs » au niveau « supérieur ». Tout cela mine définitivement le modèle de la différentiation spatiale. En lien avec l’inf lexion des modèles identitaires, s’ouvre alors en matière de rapport à l’espace une phase nouvelle, à partir des Lumières et surtout du xixe siècle.
23. Saliha Belmessous, « Être Français en Nouvelle-France. Identité française et identité coloniale aux xvii e et xviii e siècles », French Historical Studies, 27, n° 3, 2004, p. 514-515.
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La migration administrative au xix e siècle Réf lexion à partir du cas français
Jean Le Bihan Université Rennes 2 – Haute-Bretagne, Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO) / Centre national de la recehrche scientifique (CNRS)
On sait que la mobilité se transforme profondément au xixe siècle, sous l’effet d’un véritable changement de civilisation lié à l’industrialisation et à ses infinies conséquences. Cette transformation a été souvent décrite : elle est bien sûr d’ordre quantitatif, au sens où le nombre et surtout la taille des déplacements s’accroissent ; mais elle est aussi qualitative car c’est tout « l’éventail des rapports entre l’espace et le temps » qui s’élargit alors, donnant naissance à cette « rapidité différenciée » caractéristique de l’époque contemporaine 1. On sait aussi que l’État se développe considérablement au cours de cette période, particulièrement en France. Le phénomène est complexe. Il résulte de multiples facteurs et se traduit à la fois par l’extension de ses domaines d’intervention et le renforcement de ses moyens, en matière de personnel notamment. À l’exacte jonction de ces deux mutations, contemporaines l’une de l’autre, et dont on voit bien qu’elles sont, chacune à sa façon, constitutives de notre modernité sociopolitique, se trouve un phénomène bien particulier : les changements de résidence des fonctionnaires, autrement dit la migration administrative.
1.
Jean Ollivro, L’homme à toutes vitesses. De la lenteur homogène à la rapidité différenciée, Rennes, PUR, 2000, p. 9.
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Ce phénomène n’a guère retenu l’attention jusqu’ici. Les spécialistes d’histoire des migrations sont rien de moins que muets à son sujet. Il est vrai qu’en comparaison d’autres flux les migrations des fonctionnaires français paraissent bien négligeables. Elles sont en outre très difficiles à appréhender avec les sources habituelles de l’histoire des populations. Les historiens de l’administration s’y sont davantage intéressés, l’objet étant, somme toute, moins marginal pour eux. Néanmoins, l’attention qu’ils lui portent est extrêmement variable. Surtout, leurs enquêtes sont si nombreuses, l’éclatement pour ne pas dire l’atomisation des études est tel dans ce champ historiographique qu’il est pratiquement impossible de discerner des convergences transcendant les corps et les secteurs. À vrai dire, seul J.-P. Jourdan s’est livré à une esquisse comparative dans sa recherche sur les fonctionnaires aquitains 2. De cet état de fait, il résulte que la migration administrative au xixe siècle demeure un objet singulièrement fuyant. On a toutes les peines, aujourd’hui encore, à le séparer du topos du fonctionnaire gyrovague, qui hante la littérature et même l’historiographie depuis bientôt deux siècles. De tous ceux qui ont façonné puis diffusé ce topos, c’est Michelet qui en a probablement le mieux fixé les contours : « Toutes les routes sont couvertes de fonctionnaires qui voyagent avec leurs meubles ; beaucoup ont renoncé à en avoir », écrit-il en 1846. Il poursuit : « Campés dans une auberge, et le paquet tout fait, ils vivent là un an, ou moins, d’une vie seule et triste, dans une ville inconnue ; vers la fin lorsqu’ils commencent à former quelque relation, on les dépêche à l’autre pôle 3. » Misère matérielle et morale, déracinement… : association promise à un bel avenir. À coup sûr l’histoire de ce cliché constituerait à elle seule un beau sujet d’étude. Reste, en attendant, que la confusion entre le stéréotype et la réalité continue de profiter aux idéologues de tout bord qui, dupes ou non, font passer celui-ci pour celle-là. Témoin ce raccourci brutal, emprunté à une histoire régionale abondamment diffusée : les « fonctionnaires [nommés en Bretagne au xixe siècle sont] sans volonté d’assimilation puisque promis à un nombre imprévisible mais important de nouveaux déplacements 4 ». Aussi est-il urgent de reconsidérer cet insaisissable objet d’histoire. Qu’on ne s ’attende évidemment pas à trouver dans ces lignes une synthèse définitive ; on l’aura
2.
Jean-Paul Jourdan, Du sans-grade au préfet : fonctionnaires et employés de l’administration dans les villes de l’Aquitaine (1870-1914), Talence, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1994, p. 97-109. Le personnel de l’administration dans le sud-ouest aquitain de la fin de l’Ancien Régime aux années 1880, thèse d’État, Université de Paris 4, 2000, p. 456-481.
3.
Jules Michelet, Le Peuple, Paris, Flammarion, 1974, p. 126 [1re éd. 1846].
4.
Jean-Jacques Monnier, « L’évolution culturelle, religieuse et politique de 1815 à 1914 », dans La Bretagne au xix e siècle 1789-1914, Morlaix, Skol vreizh, 1989, p. 222.
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c ompris, c’est pour l’heure une ambition bien déraisonnable. Tout au plus cette étude, limitée au cas français, voudrait-elle poser un problème, esquisser un bilan provisoire, et, peut-être, dégager de nouvelles pistes de recherche.
Essai de mesure Mesurer le phénomène de migration administrative constitue une opération délicate, en raison de l’extrême hétérogénéité des matériaux disponibles. Cette hétérogénéité revêt plusieurs formes. D’un point de vue historiographique, d’abord, il est bien évident que cette question a bénéficié d’une attention très variable de la part des historiens ; aussi, comme nous le reverrons, certaines professions administratives sont-elles encore à ce jour très mal connues sous ce rapport, ce qui rend le travail de comparaison malaisé. Sous l’angle des sources, disponibles ou utilisées, la diversité n’est pas moins grande. Certains historiens, tel J.-P. Jourdan, déjà cité, ont recouru à des sources extra-professionnelles pour étudier les déplacements des fonctionnaires, notamment les listes nominatives de population. L’avantage des recensements de population est de rendre possible la comparaison à une vaste échelle, puisqu’elle n’exclut par définition aucune catégorie de fonctionnaire ; mais, en retour, son intérêt est limité par le fait que la principale information exploitable – les lieux de naissance des différents membres de la famille – ne renseigne qu’indirectement sur la carrière du chef de famille ; et encore est-elle sujette à caution. D’autres chercheurs ont utilisé des registres matricules. Dans ce cas l’information est complètement fiable et la reconstitution des affectations du fonctionnaire est en théorie possible. L’ennui, c’est que ces registres émanent le plus souvent d’un service administratif déconcentré et ne renseignent par conséquent que sur la partie de la carrière qui s’est déroulée dans la circonscription concernée. D’autres, encore, ont travaillé à partir des dossiers individuels, de carrière ou de pension. Ce sont là assurément les sources les plus utiles, sachant seulement que leur nombre et leur richesse varient selon l’administration considérée et surtout le grade de l’agent. Ultime forme d’hétérogénéité, enfin, tenant cette fois à la nature de l’objet, certains historiens, sans le dire tout à fait, se sont penchés moins sur les déplacements proprement dits que sur les mutations des fonctionnaires. Or ce sont là deux réalités distinctes, qui ne se recoupent pas toujours. Une mutation, qui n’est rien qu’un changement de service, peut tout à fait s’effectuer sur place. Dans l’armée, il arrive même que la relation soit inversée : tel régiment, dans la cavalerie par exemple, ne cesse de se déplacer, quand sa composition, elle, est stable. Ces réserves étant posées, l’examen de la documentation disponible permet d’avancer deux idées fortes : la migration administrative est inégale selon les professions ; en revanche, partout ou presque, elle s’accroît. On peut esquisser une typologie des comporte-
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ments migratoires des fonctionnaires français en croisant les deux données fondamentales que sont le nombre de déplacements et l’aire parcourue. Quatre profils sont identifiables. Sans doute faut-il distinguer pour commencer les militaires toujours en mouvement, les seuls que l’on puisse en toute rigueur qualifier de « nomades ». Tel est le cas dans certains régiments de cavalerie et d’infanterie, où la notion de résidence fixe n’a aucune existence administrative 5, ou, plus encore, dans la marine, pour le personnel navigant s’entend. Le second profil concerne les fonctionnaires que l’on peut considérer comme très mobiles, entendons ceux qui à la fois changent fréquemment de résidence et se déplacent dans tout l’hexagone. Ce sont surtout des hauts fonctionnaires : préfets, qui restent en moyenne trois à quatre ans en poste 6 , receveurs et trésoriers payeurs généraux, qui se déplacent à peu près tous les cinq ans 7, peut-être aussi les ingénieurs, mais les chiffres manquent à leur sujet. À ce profil se rattachent également les sous-officiers et officiers non compris parmi les nomades proprement dits : qu’on songe à un Foch, qui a déjà connu une quinzaine de résidences, de Tarbes à Fontainebleau en passant par Laon et Brest, quand il devient général de brigade en 1907 8. De même faut-il certainement y comprendre les agents des régies financières, dont on sait la précocité en matière de gestion du personnel ; c’est du moins ce que suggèrent les exemples produits par P. Mickeler 9. Le troisième profil est le plus difficile à caractériser car il n’est en somme qu’une version dégradée du précédent, et il recouvre par conséquent de nombreuses configurations. Disons simplement que la mobilité y est moindre. Il peut arriver que le nombre de déplacements soit élevé mais que l’aire parcourue soit restreinte. Tel est le cas dans la gendarmerie, comme l’ont montré les travaux d’A.-D. Houte : les brigadiers ne demeurent en moyenne que trois à quatre ans dans le même poste ; toutefois leur horizon migratoire reste régional 10. Le plus souvent, cependant, la moindre fréquence des déplacements se conjugue avec le rétrécissement de l’aire parcourue, ainsi pour les professeurs de lycée, les percepteurs, les conducteurs des Ponts et Chaussées,
5.
William Serman, Les officiers français dans la nation 1848-1914, Paris, Aubier, 1982, p. 203.
6.
Calcul réalisé à partir de Patrick Laharie, « Le personnel de l’administration préfectorale. Chiffres et graphiques, 1800-1914 », Histoire et archives, n° 5, 1999, p. 62.
7.
Calcul réalisé à partir de Pierre-François Pinaud, Les trésoriers-payeurs généraux au xix e siècle. Répertoire nominatif et territorial, Paris, Éditions de l’Érudit, 1983 ; idem, Les receveurs généraux des Finances 17901865. Répertoire nominatif et territorial, Genève, Droz, 1990.
8.
Jean Autin, Foch, Paris, Perrin, 1987, p. 399-402.
9.
Pierre Mickeler, Les agents des régies financières au Paris XII, 1994, p. 377-379.
xix e siècle,
thèse d’histoire du droit, Université de
10. Arnaud-Dominique Houte, Gendarmes et gendarmerie dans le département du Nord (1814-1852), Paris, Phénix, 2000, p. 54, 56.
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qui migrent en moyenne tous les six 11, neuf 12 et treize ans 13, mais toujours dans une aire infranationale. Il faut dire qu’à ce niveau hiérarchique la gestion des carrières s’effectue bien souvent de manière déconcentrée, ce qui limite les mouvements à longue distance ; le fait est bien connu dans les douanes et l’enseignement primaire par exemple. Le quatrième et dernier profil, enfin, est celui des fonctionnaires sédentaires et concerne principalement le petit personnel des bureaucraties locales ; mais il est vrai que celui-ci n’a pas toujours le statut de fonctionnaire. Comme on voit, cette typologie semble finalement résulter de deux principaux paramètres : la nature de la tâche effectuée et le grade occupé. Elle occulte toutefois une évolution notable : la hausse d’ensemble de ces mouvements migratoires. Il faut reconnaître que cette hausse n’est pas établie pour toutes les professions. Le cas de l’armée, en particulier, mériterait d’être creusé. D’après W. Serman, les changements de garnison diminueraient à la Belle Époque 14 : faut-il y voir un effet de la généralisation de la conscription, celle-ci limitant, de fait, les déplacements des régiments ? Peut-être. Encore ne doit-on pas confondre la mobilité des hommes et celle des unités. Le clair est loin d’être fait sur cette question. Dans la plupart des autres administrations, en revanche, la hausse est peu douteuse. C’est flagrant dans la magistrature, par exemple, où les recherches de V. Bernaudeau et de D. Veillon font ressortir une véritable explosion de la mobilité. Dans le ressort d’Angers, la part des magistrats n’ayant connu qu’une seule résidence au cours de leur carrière chute ainsi de 40 % avant 1879 à 18 % après 15. L’évolution est également spectaculaire pour les sous-préfets. Au fond, ce que l’on observe, c’est un glissement de nombreuses professions du troisième vers le second profil, effet, parmi d’autres, du rattrapage de ces professions subalternes en matière de professionnalisation. L’étatisation des carrières, quand elle existe, joue dans le même sens. Il n’est que de songer aux carrières des commissaires de police, brutalement décloisonnées par le décret du 27 février 1855. On le voit, le portrait que fait Michelet du fonctionnaire s’avère doublement trompeur : il ne correspond qu’à la fraction la plus mobile des agents de l’État, ceux qui sont compris dans les premier et second profils, et, par la suite, donne pour achevée une évolu-
11. Paul Gerbod, La condition universitaire au p. 123.
xix e siècle,
Paris, Presses universitaires de France, 1965,
12. Calcul effectué à partir Jean Le Bihan, Fonctionnaires intermédiaires au xix e siècle. L’exemple de trois corps en Ille-et-Vilaine (« gradés » de préfecture, percepteurs, conducteurs des Ponts et Chaussées), thèse, Université Rennes 2, 2005. 13. Ibid. 14. William Serman, op. cit., p. 203. 15. Je remercie Vincent Bernaudeau de m’avoir communiqué ces chiffres. Voir aussi Didier Veillon, Magistrats au xix e siècle en Charente-Maritime, Vienne, Deux-Sèvres et Vendée, La Crèche, Geste éditions, 2001, p. 206-212.
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tion qui ne fait que démarrer sous la monarchie de Juillet. Un tel constat suscite aussitôt de multiples interrogations, que l’on peut rassembler en deux rubriques principales.
L’État et la migration En premier lieu se pose la question, tout à fait cruciale, du rôle joué par l’État dans ces migrations professionnelles. Question difficile, assurément, à laquelle l’examen de divers travaux, plus ou moins récents, permet toutefois d’apporter quelques éléments de réponse. Pendant la majeure partie de la période, l’administration centrale n’intervient activement dans les migrations, pour les susciter ou les empêcher, que dans ce qu’il est convenu d’appeler l’intérêt du service, autrement dit pour garantir l’efficacité de l’action publique. L’impression qui se dégage est donc celle d’une gestion pragmatique des déplacements, destinée seulement à remédier aux difficultés de fonctionnement – du moment ou à venir – de l’Administration. Si l’on veut ordonner, sous ce rapport, l’immense variété des situations de fait, on peut sans doute distinguer deux principales configurations. Il arrive en premier lieu que les ministères agissent sur le déplacement lui-même, généralement pour l’ordonner. Ce peut être à cause de contraintes géographiques : troupes dépêchées d’urgence sur les zones de troubles, personnel technique déplacé de chantier en chantier, etc. Ce peut être aussi à de simples fins de gestion du personnel, auquel cas le territoire et ses particularités et la nature même du travail effectué n’y sont pour rien. Ce point est important car cette utilisation du déplacement comme ressource administrative par les ministères est chose extrêmement fréquente. On sait par exemple que dans de nombreuses professions la promotion de grade s’accompagne systématiquement d’un changement de résidence, afin que l’autorité du nouveau promu ne soit pas entravée par ses anciennes relations de service. De même faut-il évoquer, en sens inverse, l’ensemble des changements de résidence à valeur de sanction, ceux à caractère politique notamment, nombreux en période de crise. Dans le cas d’Alençon, J.-L. Lenhof a pu ainsi démontrer l’existence d’une corrélation entre conjoncture politique et vitesse de renouvellement des brigades de gendarmerie 16. Seconde configuration, plus rare, l’administration centrale intervient sur la durée même du séjour dans une résidence. Il n’y a que dans ce cas qu’on voit parfois poindre une ébauche de réf lexion théorique, du moins un effort d’argumentation en lien avec la tâche effectuée. Toutefois, là encore, la question est moins pour le ministère de définir
16. Jean-Louis Lenhof, « Gendarmerie et société dans une ville moyenne au xixe siècle. Le cas d’Alençon », dans Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie, État et société au xix e siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 382-383.
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une hypothétique durée idéale que de prévenir les risques susceptibles de nuire à l’action administrative. Ces risques sont de deux types, tout à fait opposés. Le premier est qu’un séjour trop long dans une même résidence, en favorisant l’établissement de contacts variés entre les fonctionnaires et la population locale, ne compromette à terme l’indépendance et, partant, l’autorité des fonctionnaires en question. Ce raisonnement ne vaut que pour des agents en charge de missions coercitives, tels les militaires 17 et les gendarmes 18, dont il justifie les changements fréquents de résidence. On notera qu’on ne l’a apparemment pas étendu aux agents du fisc, non plus qu’aux percepteurs, du moins dans ces termes. L’autre risque, c’est à l’inverse qu’un séjour trop court soit insuffisant pour que le fonctionnaire puisse s’adapter à son poste, et qu’une excessive rotation des personnels ne nuise ainsi à la qualité du travail. Curieusement, tout indique que c’est uniquement en ce domaine que l’Administration a jugé nécessaire de réglementer. La liste n’est certes pas encore dressée de toutes ces mesures prises en vue de stabiliser le personnel administratif ; mais on peut d’ores et déjà affirmer qu’elles se multiplient dans la seconde moitié du siècle, en réaction, sans doute, à l’accroissement de la mobilité, celle des plus jeunes notamment : la durée minimale de séjour dans une résidence est ainsi fixée à quatre ans dans les douanes en 1876 19, à deux ans dans la gendarmerie en 1881 20, à dix-huit mois dans l’enregistrement en 1896 21, etc. Il est probable au bout du compte que ce soit dans l’enseignement secondaire que les méfaits d’une excessive rotation du personnel se fassent le plus vivement ressentir, non que le ministère demeure inactif, bien au contraire, mais parce que ses efforts pour sédentariser le personnel – ceux de Salvandy par exemple – restent manifestement vains 22 . Il y a là quelque chose d’étonnant : d’où peut venir que l’État, de plus en plus fort, pourtant, à mesure que le siècle avance, ne se montre pas plus ferme envers ses agents ? On est obligé d’imaginer qu’il cherche à les ménager sans le dire, conscient qu’un excès de mobilité est bien souvent le signe d’un mécontentement ou d’un malaise. Sans compter que concurremment à l’intérêt du service, seul évoqué jusqu’ici, l’intérêt du fonctionnaire ou, mieux, sa progressive prise en compte par les ministères pèsent de plus en plus fortement sur la gestion administrative des déplacements. Cette question
17. Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998, p. 66-67. 18. Arnaud-Dominique Houte, op. cit., p. 55. 19. Jean Clinquart, L’administration des Douanes en France sous la Troisième République, 1. 1871-1914, Neuilly, Association pour l’histoire de l’administration des Douanes, 1986, p. 347. 20. Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme national au xix e siècle, thèse, Université Paris IV, 2006, p. 98. 21. Pierre Mickeler, op. cit., p. 384. 22. Paul Gerbod, op. cit., p. 121-122, 583.
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est très mal connue. On se doute qu’elle constitue un aspect parmi d’autres du lent mouvement d’autonomisation du personnel administratif, qui se concrétise à la veille de la Grande Guerre par la reconnaissance de droits du personnel, dans le domaine disciplinaire notamment ; mais son détail nous échappe largement. Ce que l’on observe, c’est que l’État a toujours permis à ses agents de changer de résidence pour convenance personnelle ; du moins, s’il s’y est parfois opposé, au nom de l’intérêt du service, ne l’a-t-il jamais fait systématiquement. Mieux, certains ministères prennent peu à peu l’habitude d’indemniser leurs agents pour leurs déménagements. Les données manquent pour se faire une idée juste de ce système, mais il est établi que les indemnités auxquelles il donne droit ne sont pas toujours dérisoires, dans les Ponts par exemple 23. L’Administration cherche encore à faciliter les changements de poste : c’est ainsi qu’à la fin de la période, surtout, elle généralise la possibilité offerte à ses agents d’émettre des vœux géographiques précis avant de muter ; dans le même esprit, elle cherche à mieux prendre en compte leurs contraintes personnelles, médicales ou liées à la scolarisation de leurs enfants 24, tous ces efforts de rationalisation révélant et produisant à la fois une géographie administrative complexe, qui reste à exhumer. Il faudrait enfin faire le point sur l’habitude que prend peu à peu la presse professionnelle de publier des annonces de postes, habitude qui ne peut évidemment se concevoir sans le soutien intéressé des administrations centrales 25. De tout cela, deux conclusions ressortent. La continuité est frappante sur un point : le pragmatisme foncier dont font preuve les ministères dans la gestion administrative des déplacements des fonctionnaires. C’est en vain assurément que l’on chercherait quelque grande pensée, que l’on traquerait une doctrine migratoire au sommet de l’administration française. Des évolutions existent, certes, mais elles sont à l’évidence cantonnées à la question des critères des déplacements : à cet égard il est patent que l’intérêt du fonctionnaire gagne peu à peu en légitimité au fil du siècle, et tend à équilibrer l’intérêt du service à la fin de la période.
23. Marc Étienvre, Les conducteurs. Étude d’un corps des Ponts et Chaussées en Ille-et-Vilaine de 1850 à 1918, mémoire de maîtrise, Université Rennes 2, 1998, p. 77-79. 24. Citons, parmi beaucoup d’autres, cette circulaire du 11 novembre 1913, qui autorise les percepteurs à émettre « des réserves précises relativement au climat qui ne saurait leur convenir », et les agents chargés de famille « à spécifier qu’ils n’accepteront que des résidences de villes avec lycée ou collège » (Journal des percepteurs, vol. 58, 1913, p. 454). 25. François Alègre de la Sougeole, Les officiers de gendarmerie sous la Troisième République (1880-1913), mémoire de DEA, Université de Paris I, 1991, p. 29. Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme…, op. cit., p. 97-98.
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Le fonctionnaire et la migration Une seconde série d’interrogations a trait à ce que l’on pourrait appeler l’attitude du fonctionnaire français face à la migration, son expérience migratoire en somme. Le point de vue est donc inversé. Le contenu des interrogations change aussi : ce qui est en jeu dans cette nouvelle perspective, ce sont moins des pratiques administratives que des comportements sociaux et culturels. Vaste et passionnante question, sans doute, mais difficile et rarement posée comme telle par les historiens. Quelques-uns l’ont pourtant abordée en pointant les difficultés d’adaptation du fonctionnaire à sa nouvelle résidence. Les sources convoquées sont en général les témoignages des principaux intéressés, en particulier ceux des candidats au départ, peu enclins il est vrai à embellir la description de leur quotidien. C’est l’isolement et la souffrance psychologique que cet isolement induit que ces témoignages dénoncent avant tout. Ce sentiment de solitude est évidemment très labile, et comme toujours en pareil cas il faut faire ici la part du tempérament individuel. Cela dit, d’autres variables interviennent, dont il faudrait faire l’inventaire. Il est bien évident par exemple que le type de tâche conditionne fortement l’insertion sociale des agents de l’État. Songeons à la barrière qu’instaure l’encasernement, auquel sont astreints militaires, gendarmes, certains douaniers, tous en charge de missions répressives. Le sexe, aussi, joue un rôle, comme le montre l’exemple des institutrices, fré quemment isolées, en milieu rural, sous la IIIe République 26. Sans oublier la chronologie : il serait particulièrement important de savoir si le durcissement des luttes politiques locales à partir des années 1880 a restreint ou non l’espace relationnel des fonctionnaires locaux et, partant, accru leur isolement. Mais n’a-t-on pas quelque peu forcé le trait ? Les minutieuses recherches de C. Cartayrade ont montré que les gendarmes du Puy-de-Dôme sont plus insérés qu’on ne l’a longtemps cru dans la société locale, par le mariage, mais aussi par de multiples liens quotidiens, financiers notamment 27. Il y a là matière à tempérer l’idée d’une coupure forte entre fonctionnaires et société locale ; du moins se dégage-t-il un nouvel horizon de réflexion, bien au-delà du seul cas de la gendarmerie. Un autre point, enfin, mériterait d'être réévalué, qui peut surprendre au premier abord : le rapport au climat. Quiconque a dépouillé des dossiers individuels de fonctionnaires sait combien l’argument climatique est récurrent pour justifier une demande de changement de poste au xixe siècle. Et pourtant il ne semble pas qu’on l’ait pris très au sérieux, les historiens s’accordant
26. Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries : enseignement primaire et sentiment d’appartenance en France sous la Troisième République (1879-1940), thèse, université Paris I, 1994, p. 210-218. 27. Cyril Cartayrade, « L’ordre au village. La brigade de gendarmerie du canton de Tauves (1815-1854) », dans Jean-Noël Luc (dir.), op. cit., p. 367-377.
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implicitement à y voir un prétexte et rien d’autre. Or la fréquence de l’argument, conjuguée à l’attention que lui prête l’Administration, invite à le reconsidérer : et si nous tenions là l’expression d’un véritable malaise ? L’hypothèse est après tout crédible en cette époque où la société est autrement plus cloisonnée qu’aujourd’hui. L’histoire de la « météosensibilité », qu’A. Corbin appelait récemment de ses vœux 28, pourrait trouver là un formidable terrain d’expérimentation. L’autre approche, symétrique, est celle du rapport à la terre natale, la question principale étant de savoir si la nostalgie suscitée par le déracinement entraîne, à terme, le retour du fonctionnaire. Les demandes de changement de poste expriment, de fait, très souvent un désir de retour, et il peut être tentant d’en inférer un retour effectif. Néanmoins les quelques statistiques disponibles tendent à démentir cette idée. A.-D. Houte a ainsi démontré qu’à la fin du xix e siècle 60 % des gendarmes demeurent tout au long de leur carrière dans le département où ils ont appris leur métier 29. De même, la comparaison des itinéraires de 75 percepteurs et conducteurs des Ponts et Chaussées m’a permis d’établir que seuls 20 % d’entre eux rentrent au pays après l’avoir quitté, et encore, seule l’échelle départementale est-elle prise en compte dans ce calcul 30 . Sans doute peut-on imaginer d’importantes variations selon les professions, néanmoins ces quelques chiffres autorisent à faire l’hypothèse que le retour au pays reste un phénomène minoritaire, sinon marginal. Pour autant, notons-le, il n’y a pas forcément de contradiction avec l’expression d’un désir de retour, ni non plus mensonge ou duplicité de la part du fonctionnaire. La vérité, c’est que le temps passant, sa carrière avançant, le fonctionnaire fait bien souvent le deuil de son désir de retour, tout simplement. Il faut enfin dire un mot de cet impératif de carrière ou plutôt de son intériorisation par le fonctionnaire, car sans doute tenons-nous là la clé de bien des évolutions. Ce n’est pas le lieu ici de nous étendre sur la genèse de cette attitude, phénomène complexe lié à ces deux mutations de longue durée que sont la professionnalisation et la démocratisation de l’administration. Il suffit d’observer que ce comportement nouveau se répand à la fin de la période et que cela explique justement que les fonctionnaires acceptent de mieux en mieux les contreparties désagréables, parfois douloureuses, de changements de résidence qui
28. « Pour une histoire du “temps qu’il fait” », conférence prononcée aux Rendez-vous de l’histoire de Blois le 13 octobre 2001. 29. Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme…, op. cit., p. 622. 30. Jean Le Bihan, op. cit., p. 366.
La migration administrative au xixe siècle
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d’ailleurs se multiplient – quand ils ne les réclament pas 31 ! Là est à mon avis la principale transformation dans l’attitude des agents de l’État face à la migration, transformation spectaculaire dans l’administration intermédiaire et la magistrature, plus douteuse, en revanche, dans les rangs de la petite administration. On le voit, cette question de l’expérience migratoire du fonctionnaire français est celle qui comporte encore le plus de zones d’ombre à l’heure qu’il est. Mais là est aussi son intérêt, tant il est certain que ce sont ces zones d’ombre qui dessinent en creux les horizons de recherche les plus stimulants. Que conclure ? L’objet est-il à présent moins fuyant, mieux cerné qu’au départ ? Pas sûr à première vue, force étant d’admettre que la critique du topos construit et véhiculé par Michelet, si salutaire soit-elle, révèle une réalité extrêmement complexe, surtout à l’échelle de l’administration tout entière. Quelques certitudes émergent cependant. La preuve est d’abord faite que les migrations administratives s’accroissent, surtout dans la seconde moitié du xix e siècle, et qu’ainsi l’expérience du déplacement se normalise, se banalise, à plus forte raison dans l’administration intermédiaire, que désertent peu à peu les notables enracinés. On a vu en second lieu que ce phénomène à la fois présuppose et précipite une recomposition des rapports entre l’État et les fonctionnaires : non seulement l’État n’a jamais déplacé ses agents que dans la mesure où il l’estimait nécessaire, mais il s’efforce de plus en plus d’atténuer les inconvénients provoqués par les changements de résidence ; les fonctionnaires, eux, acceptent ces inconvénients car, carrière oblige, tel est de plus en plus leur intérêt. Rapports pacifiés donc, modernisés, renégociés sur fond de professionnalisation et annonçant le xx e siècle. C’est dire que la migration administrative, comme objet d’histoire, ne prend tout son sens, tout son intérêt aussi, qu’envisagée de manière large, conçue à la fois comme une facette et comme un point d’observation privilégié du processus de construction de l’État contemporain. Bien sûr, les incertitudes demeurent sur de nombreux aspects de ce vaste sujet : ainsi n’avons-nous pas évoqué l’administration coloniale, qui fait pourtant presque figure de paradigme. Au reste, quand bien même cette analyse clarifierait-elle quelque peu la lecture du phénomène à l’échelle française, il resterait encore à l’étendre à l’échelle internationale, opération sans doute séduisante, mais pour l’heure complètement impossible compte tenu du cloisonnement des historiographies nationales. Autant l’avouer, il reste beaucoup à faire pour que cet objet d’histoire, si longtemps traité à la marge ou par implicite, soit enfin reconsidéré pour sa richesse propre.
31. On passerait alors, à la fin de la période, d’une mobilité acceptée à une mobilité choisie, phénomène tout à fait nouveau. C’est sans doute le cas lorsque les étapes du déplacement se confondent avec un véritable cursus honorum, chez les instituteurs par exemple. Merci vivement à Arnaud-Dominique Houte d’avoir attiré mon attention sur ce point.
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Le glossaire étymologique du picard de Jean-Baptiste Jouancoux Mémoire de la langue française et de l’histoire de la grande Picardie
Diane Gervais, Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ et Serge Lusignan, Université de Montréal
L’unité
France contemporaine est le fruit d’un lent processus amorcé au xiiie siècle, qui se développa suivant deux périodes marquantes bien différentes par nature. Les deux moments emblématiques de cette histoire furent l’édit de Villers-Cotterêts de 1539 et la Révolution française. Le premier imposa le français comme langue instrumentale unique de l’appareil étatique et du gouvernement du royaume au détriment du latin et, accessoirement, de l’occitan. L’édit visait uniquement les structures administratives et ne concernait en rien la population. Pour sa part, la Révolution, en attribuant à chacun la qualité de citoyen, érigeait tous les Français en sujets politiques auxquels il s’imposait de parler la langue de l’État. Le français devenait l’un des fondements de la nation à construire et, par le fait même, une condition de l’entrée de la France dans la modernité sur le plan politique 1. Cette dernière entreprise ne pouvait s’accomplir linguistique de la
historique
1.
Une abondante littérature existe sur la question de la lutte contre les patois en France. Les régions où les patois sont apparentés à la langue française, la Picardie par exemple, sont toutefois les parents pauvres de cette floraison bibliographique qui s’intéresse à l’occitan et aux langues régionales frontalières. Voir A. Lefebvre « Les langues du domaine d’oïl. Des langues trop proches », dans Geneviève Vermes (dir.), Vingt-cinq communautés linguistiques de la France, t. 1, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 261-291 ; Philippe Viguier, « Diffusion d’une langue nationale et résistance des patois en France au xixe siècle. Quelques réflexions sur l’état présent de la recherche historique à ce propos », Romantisme, nos 25-26,
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qu’au prix de l’éradication des langues régionales et des patois parlés en France. Telles furent la politique et la fonction de l’École tout au long du xixe siècle 2. Parallèlement, afin de fournir une mémoire aux classes montantes originaires des diverses régions, de même qu’une légitimité aux régimes qui gouvernèrent la France au cours du xix e siècle, des initiatives gouvernementales encouragèrent les historiens et les sociétés savantes à construire un imaginaire de l’espace national qui intégrerait les particularismes locaux, mettant en valeur leur apport à la construction du pays. Tout le xix e siècle, perdura une tension entre les impératifs du local et du national 3, dont le fait linguistique est un exemple remarquable ainsi qu’en témoigne parmi d’autres le philologue allemand Baumgarten : La littérature étant la conscience de la nationalité, la langue littéraire est l’expression de la vie générale et commune, tandis que les dialectes et patois expriment l’esprit local, né des influences du sol, du climat et de la race. Dès que la nationalité est fortement constituée, les jours des idiomes populaires sont comptés, l’unification progressive de la nation absorbant et détruisant peu à peu toutes les originalités locales. Cette lente extinction des dialectes s’opère en vertu d’une loi du progrès social de l’humanité, elle est le résultat inévitable de cette tendance à l’unité, de cet individualisme qui a succédé au particularisme des sociétés anciennes 4.
Nous étudions dans cette perspective le cas de la Picardie – et tout spécialement le département de la Somme –, dont la langue, une variété du français, connut une riche tradition littéraire au Moyen Âge et demeura par la suite en usage, à titre de patois, jusqu’aux premières décennies du xxe siècle, en particulier dans les milieux ouvrier et rural. En dépit de son passé glorieux, le picard resta longtemps dévalorisé par les érudits locaux du xixe siècle. Ces hommes de lettres se flattaient de ce que les destinées de la Picardie étaient depuis la nuit des temps reliées à celles de la France. Leurs représentations identitaires oscillaient entre un vague souvenir de leur particularisme culturel et la valorisation de l’aptitude du picard à se fondre dans la langue française. Ainsi au xviie siècle, le bénédictin Dom Grenier
1979, p. 191-209 ; Henri Giordan (dir.), Les minorités en Europe : droits linguistiques et droits de l’homme, Paris, 1992 ; Gérard Bodé, « L’imposition de la langue, 1789-1815 », Revue du Nord, LXXVIII, no 317, 1996, p. 771-780. 2.
Le rôle de l’école dans la francisation de la France est assez bien étudié. De nos jours, tout en lui accordant une bonne place, on nuance l’apport de l’école dans ce lent processus que l’on peut dire accompli à la sortie de la guerre de 1914. Sur cette question, on lira Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, France, Histoire, 1996.
3.
Pour les facettes de cette tension entre le national et le local au xixe siècle, voir Thierry Gasnier : « Le local. Une et divisible », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, III, Les France, Paris, Gallimard, 1992, 463-525.
4.
Dictionnaire des idiomes populaires du Nord et du Centre de la France, Paris, 1870, p. 1.
Le glossaire étymologique du picard de Jean-Baptiste Jouancoux
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qualifiait le picard de « dialecte de l’ancienne langue française qui s’était formé du latin », qui aurait pu, aux xiiie et xiv e siècles, influencer la langue même des savants de l’Université de Paris et exercer « un empire souverain sur la langue de la nation ». N’ayant jamais été une grande entité féodale, à la veille de la Révolution, la Picardie apparaissait comme une « province peuple » : elle se définissait comme cette partie de la France septentrionale « où l’ancien idiome picard était anciennement usité 5 ». Hormis quelques initiatives 6, l’intérêt des érudits locaux pour le picard ne s’affirma véritablement qu’avec l’essor de la dialectologie française à la fin du Second Empire 7. Le français, qui avait accédé sous l’Ancien Régime au statut de langue de la diplomatie et des lettres par excellence, exerçait auprès de ces érudits une telle attraction que paraît confirmée la thèse d’Odile Parsis-Barubé d’un provincialisme refoulé. En 1852, lors d’une séance de l’Académie d’Amiens, le très conservateur poète Eugène Yvert disait que la poésie devait s’exprimer dans la « langue des Dieux », cette langue « dont la splendeur rayonne […] dans les œuvres immortelles des Corneille, des Racine, des Boileau, des Lafontaine, des Molière » et qui s’adresse « à tout ce que notre intelligence a de plus délicat et de plus élevé 8 ». Les érudits picards du xix e siècle se partageaient donc entre les amoureux du français et les quelques philologues passionnés du picard qui, sans lui accorder une valeur de langue littéraire, ni souhaiter sa préservation par la population locale, le valorisaient en tant que témoin historique. Les historiens picards s’ingéniaient à « faire parler les pierres », ne considérant que l’histoire des monuments 9. Cependant, au fur et à mesure que la pratique du patois semblait reculer, surgissaient ses défenseurs. L’acculturation au français langue nationale modifia progressivement dans les esprits les perceptions du fait linguistique. À une conception polémique et politique des patois succéda un regard « scientifique ». Les conditions
5.
Cette thèse sur l’ambivalence des érudits est défendue par Odile Parsis-Barubé dans « Paroles d’historiens : la contribution des érudits locaux à la définition d’une identité picarde aux xviiie et xixe siècles », Bien dire et bien aprandre, nº 21, 2003, p. 285-302.
6.
Nous ne considérons ici que les érudits de la ville d’Amiens, parmi lesquels se sont intéressés au picard avant 1870 : Grégoire d’Essigny, Mémoire… sur la question suivante… : « Quelle est l’origine de la langue picarde ? », Paris, 1811 ; Jules Corblet, Glossaire étymologique et comparatif du patois picard…, Paris, Dumoulin, 1851 ; Auguste Breuil, « Hector Crinon et ses poésies picardes », Mémoires de l’Académie du département de la Somme, 2e série, t. 1, 1858-59-60, Amiens, 311-377, ainsi qu’Édouard Paris, Le Saint Evangile traduit en picard amiénois… précédé d’une note sur la manière d’écrire le picard, Strangeways et Walden, 1863.
7.
Gonzague Tierny, Les sociétés savantes du département de la Somme de 1870 à 1914, Paris, Mémoires de la collection d’histoire moderne et contemporaine, 1987, p. 204.
8.
Mémoires de l’Académie du département de la Somme, vol. 9, 1851-1852-1853, p. 367.
9.
Odile Parsis-Barubé, op. cit. note 2, p. 292-295.
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idéologiques devenaient favorables au développement de la dialectologie 10 . L’étude du picard pouvait dorénavant se poursuivre sans se placer à l’écart de la modernité. Toutefois, peu d’érudits possédaient la culture nécessaire à une recherche dialectologique d’envergure. Comme par le passé, on vit surtout surgir de simples glossaires limités à un village, ou à une aire trop étroite, révélant la mosaïque des parlers, propre aux patois, et non pas un domaine linguistique picard possédant un caractère propre. Ce ne fut pas la préservation d’un patois en déclin qui motiva l’homme de lettres Jean-Baptiste Jouancoux, pourtant né à Cachy, près de la ville d’Amiens considérée comme le cœur de la « vraie Picardie ». Animé par une idée qui traversa le xixe siècle suivant laquelle l’étude du patois serait « fort utile à celle des origines de bien des mots français », celui-ci était persuadé que, pour construire l’histoire de la langue française nationale, il fallait connaître celle des idiomes parlés des provinces 11. En 1876, Jouancoux disait regretter cette tendance des historiens picards à ne considérer que le patrimoine monumental : « une chose, une seule importante, est restée chez nous en dehors de ce beau mouvement d’investigations patientes et laborieuses : c’est notre patois 12 ». Il n’était pourtant pas le premier à s’intéresser au vocabulaire picard. On lui compte deux prédécesseurs notables, quoique moins ambitieux : Louis-François Daire et Jules Corblet 13. En 1876 donc, Jouancoux s’était mis à la tâche, stimulé par son ami Henri Daussy, alors avocat à la Cour d’Amiens. Tous deux étaient membres de l’Académie d’Amiens, nullement intéressée quant à elle par ce genre d’études. Son meilleur collaborateur fut toutefois le juge de paix Eugène Devauchelle, bien connu dans le pays pour sa remarquable connaissance du picard. Également fin connaisseur des langues germaniques,
10. Jacques Landrecies, « Le patois sous le beffroi : culture populaire et curiosité des élites à Arras au xix e siècle », dans « Arras, le savoir et la curiosité… », Arras, Mémoires de l’Académie… d’Arras, 6e série, vol. 3, 2000, p. 321. 11. Le lexicographe Du Cange avait le premier affirmé cette thèse. Voir « Rapport par M. J. Garnier, séance du 9 avril 1864 », Mém. Acad. dép. Somme, Amiens, 2e série, tome IV, 1864, p. 216 et Lettre de Jouancoux à Devauchelle, 28 mars 1879, Bibliothèque municipale d’Amiens, ms. 1245 B. De son côté, la synthèse sur la recherche en linguistique au xixe siècle, de Jean-Claude Chevalier, permet de situer la démarche de Jouancoux dans le mouvement philologique contemporain qui appréhende les langues d’un point de vue historique et comparatif : « La recherche française », dans Sylvain Auroux (dir.), Histoire des idées linguistiques, Liège, P. Mardaga, 2000, t. 3, p. 109-125. 12. Jean-Baptiste Jouancoux, Études pour servir à un glossaire étymologique du patois picard, I, A-F, « Avertissement », Amiens, Impr. T. Jeunet, 1880 (ce texte avait paru le 10 août 1876 dans le Journal d’Amiens, qui, à partir de cette date, publia plus ou moins régulièrement les notices lexicographiques de Jouancoux). 13. Dictionnaire du parler picard / père Daire [réalisé avant 1792, année du décès de Daire], mis en ordre, complété et publié d’après le manuscrit autographe par Alcius Ledieu, Paris, Champion, 1911/ Rennes, La Découvrance, 1998. Jules Corblet, op. cit., note 5.
Le glossaire étymologique du picard de Jean-Baptiste Jouancoux
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ce dernier possédait une bibliothèque considérable de laquelle il tirait les citations destinées à illustrer les mots du glossaire. Le premier tome des Études pour servir à un glossaire étymologique du patois picard parut à Amiens en 1880 sous le seul nom de Jouancoux. Il contenait les notices des mots allant de la lettre A à la lettre F. Paru dix ans plus tard, et cosigné par Jouancoux et Devauchelle, le second tome couvre les lettres G à M 14. Jouancoux et Devauchelle étant décédés durant la dernière décennie du xix e siècle, l’ouvrage ne fut jamais complété. La Bibliothèque municipale d’Amiens conser ve le manuscrit de travail de Devauchelle, plus riche d’informations que le glossaire imprimé. C’est sur ce manuscrit que va s’appuyer notre analyse. Les auteurs entendaient approfondir l’histoire de la Picardie à travers sa langue, et celle de la langue française, apportant une contribution à la mémoire du présent national. Dans sa préface, Jouancoux note que le picard offre un témoignage historique irremplaçable sur des périodes plus anciennes que celles dont attestent les monuments et les chartes : « les mots du patois picard remontent par notre dialecte à la langue que parlaient les Romains, conquérants des Gaules 15 ». Son ambition était de créer « un musée philologique picard ». Le conflit entre le national et le local trouvait dans cette perspective sa résolution. Le présent article explore les grands traits de la mémoire historique dégagée de cette archéologie du picard, dont la plus éclatante vertu fut d’ouvrir l’espace et la temporalité d’une langue alors trop souvent perçue comme étriquée, limitée, refermée dans le particularisme. Dans un premier temps, nous préciserons les principes selon lesquels nos auteurs ont déterminé ce qu’est le picard, puis nous préciserons leurs sources. Nous examinerons ensuite comment ils inscrivirent le picard dans la mémoire ou dans l’histoire de la langue française et, enfin, suivant la trace des lieux de production des citations illustrant le glossaire, nous suivrons les méandres de l’espace géographique dans lequel le picard s’est déployé au cours de son histoire.
14. Les lettres N à Pamelles demeurent inédites, sauf la copie imprimée de la Bibliothèque nationale de France. Nos sources sont : Jean-Baptiste Jouancoux, Études pour servir à un glossaire étymologique du patois picard, Amiens, 1880, tome I, A-F. Jean-Baptiste Jouancoux et Eugène Devauchelle, ibid., Amiens, 1890, tome II, G-M. Puis l’exemplaire, sans dépôt légal, conservé à la BNF, Paris, BNF, 1890, tome III, N-Pamelles. Archives de la Bib. mun. d’Amiens, manuscrits 1255-1260, « Documents sur le patois picard ». 15. Jouancoux, 1880, op. cit., note 8.
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L a Picardie, le picard, les sources Le picard serait une variante régionale du français de la Picardie. L’énoncé tiendrait du truisme si la notion de la Picardie était plus claire. Elle ne l’est pas. Bien avant Jouancoux et Devauchelle, on s’était penché sur l’origine du mot et sur les limites géographiques de la Picardie ; une synthèse de la question se trouve dans l’article du magistral dictionnaire du latin médiéval de Du Cange au mot Picardia 16 . Si l’ombre de ce célèbre lexicographe amiénois du xvii e siècle plane sur les travaux de nos deux érudits, sur le point précis de la géographie du picard, Devauchelle suit un ouvrage antérieur au Du Cange. Dans la version manuscrite du glossaire, il distingue : « la vraie Picardie », avec Amiens pour capitale, qui recouvre la vallée de la Somme, la moitié nord du département de l’Aisne et le Rethélois situé dans le sud du département des Ardennes ; la « basse Picardie » qui commence au nord de l’Île-de-France, dans l’Oise, et remonte le long de la Manche jusqu’à Boulognesur-Mer ; enfin la « haute Picardie » qui s’étend au nord de la vallée de la Somme jusque dans la Flandre, le Brabant et le Hainaut belges 17. Dans l’ensemble, la Picardie aurait non seulement recouvert le territoire du français picard, mais se serait prolongée au nord sur de vastes espaces de langue flamande. À tout auteur de dictionnaire, se pose la question de la nature et des contours de la langue qu’il étudie. Jouancoux et Devauchelle considérèrent d’emblée le picard comme une forme du français ; pour eux il n’est en rien une langue autonome. Pour le désigner, ils utilisent le mot « patois » usuel à cette époque, de préférence à « dialecte » réservé à la seule langue littéraire picarde du Moyen Âge. Leur projet historique les amène à étudier le picard à partir de ses plus anciens témoins remontant au xiii e siècle. Toutefois, le picard demeurant encore parlé à leur époque, le glossaire se voulait également le ref let de cette langue toujours vivante bien qu’elle était menacée par l’expansion du français standard. Outre le vieux glossaire de Corblet, ils disposaient de deux types de sources. Il y avait d’abord les textes écrits au fil des siècles sur le territoire linguistique picard, œuvres littéraires ou pièces d’archives. Ensuite, inspirés par les pratiques de la dialectologie naissante, ils n’hési tèrent pas à citer des mots recueillis auprès de locuteurs picards. Dans quelques-unes de ses notices dialectologiques publiées dans le Journal d’Amiens à partir de 1876, Jouancoux
16. Charles Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, 10 vol., Graz, Akademische Druck, 1954, t. VI, p. 309-311. 17. Dans son glossaire (Bib. municipale d’Amiens, Ms 1260 fol. 13), Devauchelle cite un long extrait sur la Picardie de Jean des Caurres de Moroeul, Œuvres morales et diversifiées en histoire pleine de beaux exemples, Paris, 1583, fol. 497vo.
Le glossaire étymologique du picard de Jean-Baptiste Jouancoux
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invitait ses lecteurs à lui signaler les mots picards qui auraient échappé à son attention. Il requit également sans grand succès l’aide d’autres érudits locaux. Le picard et le français partageant un important noyau de mots communs, le projet d’un dictionnaire régionaliste imposait de départager rigoureusement les mots du dialecte picard de ceux appartenant à la langue commune. À cette fin, deux critères ont été retenus. Outre la caution que Jouancoux tenait de son état de locuteur naturel de la langue picarde 18, le premier critère se fondait sur la présence ou non d’un mot dans le Dictionnaire de l’Académie française 19, ce qui l’excluait ou l’incluait d’office au glossaire, et le second, plus f lou, tenait à sa prononciation picarde. Ainsi, ils inscrivaient à leur glossaire picard des mots français dont la prononciation était nettement caractéristique du picard.
Le picard, mémoire de la langue de la nation Outre son Glossaire étymologique et comparatif du patois picard, Jouancoux a également publié deux petites plaquettes, l’une sur l’histoire du picard et l’autre sur celle de la langue française 20 . Variante du français utilisée dans un espace à l’histoire complexe, le picard se présente à lui comme un lieu de mémoire riche d’enseignements sur l’histoire linguistique de la France. En accord avec les idées de son époque, la France lui apparaît comme un pays partagé entre deux grandes entités linguistiques, la langue d’oc et la langue d’oïl ; une situation qui témoigne de l’ampleur de la conquête romaine et de la profondeur de la romanisation de la société qui s’ensuivit. Dans ces deux langues, la langue celte des Gaulois n’a laissé pratiquement aucune trace. Oc et oïl sont chacune de leur côté le fruit d’une lente transformation du latin parlé en Gaule qui s’acheva au ix e siècle. Jouancoux explique cette différenciation par des stéréotypes hérités de l’Ancien Régime. Dans le midi occitan, aux populations « plus ingénieuses mais plus amollies », la langue est « douce, cadencée, plus rapprochée de l’italien », tandis qu’au nord on trouve la langue d’oïl, « plus rude, plus énergique, mais moins harmonieuse ». En bon républicain, toutefois, il s’empresse de faire
18. Lettre de Jouancoux à Devauchelle, 26 mars 1876, Bib. mun. d’Amiens, ms. 1245 B. 19. On peut supposer qu’ils utilisaient l’édition de 1835 en deux volumes, parue à Paris chez Firmin Didot. La septième édition ne devint disponible qu’en 1878, au moment où le dictionnaire du picard était sans doute déjà bien avancé. Pour les éditions du Dictionnaire de l’Académie française, voir sur le site Gallica de la Bibliothèque de France, l’édition de 1878 qui reproduit les préfaces des six versions antérieures de l’œuvre. 20. Jean-Baptiste Jouancoux, Essai sur l’origine et la formation du picard, Amiens, Les principaux libraires, 1873 ; idem, Histoire de la langue française, Amiens, impr. T. Jeunet, 1883.
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r essortir les convergences entre ces deux « dialectes romans », insistant sur le parallélisme de leur évolution en regard du latin. Oïl et oc se sont également dotées de l’article, elles abandonnèrent le genre neutre et apportèrent les mêmes modifications au système verbal latin. Ainsi Jouancoux pouvait conclure que « l’unité est à l’origine des deux grands dialectes romans ». Toujours pour réduire l’opposition entre le Nord et le Sud, il note pudiquement que, dès le xiii e siècle, la langue d’oc régressa de langue littéraire à patois : « par suite d’influences et d’événements qu’il serait aussi triste qu’inutile de rappeler 21 ». Il pense bien sûr à la croisade contre les Albigeois qui fut l’occasion pour le Nord d’asseoir son pouvoir sur le Sud, mais il prend bien soin de taire ce violent épisode peut-être parce qu’il entacherait l’image de l’unité de la France 22. L’origine latine commune des deux grands domaines linguistiques de la France, permettait à Joauncoux de fonder l’unité de la nation. Mais, selon lui, le latin ne fut pas la seule langue déterminante dans la formation du français ; évaluant le nombre de mots germaniques passés en français, tantôt à 450, tantôt à environ 900, il rappelle dans ses deux opuscules l’apport significatif du haut allemand à la construction du lexique français. Il estime à bon droit que ce phénomène témoigne de l’ampleur du pouvoir des Francs d’origine germanique dans la France du Nord après la chute de l’Empire romain. Jouancoux situe au ixe siècle la période où la langue d’oïl gagna son autonomie face au latin. Dès lors, la géographie linguistique de la moitié nord de la France s’est trouvée, comme il l’écrit : « partagée en quatre dialectes ainsi répartis : au nord, le picard ; à l’est, le bourguignon ; à l’ouest, le normand ; au centre, le dialecte de l’Île-de-France qui devait rester prépondérant grâce à sa position dans le domaine primitif et bientôt considérablement agrandi des rois de France 23 ». Dans sa quête d’une valorisation du substrat régional de la langue de la nation, exemples à l’appui, il ne manque pas de souligner dans son Histoire de la langue française que « le triomphe du français n’empêcha pas l’introduction dans l’idiome national d’un certain nombre de formes bourguignonnes, normandes ou picardes 24 ». Malgré le caractère trop réducteur à nos yeux de son énumération des dialectes du français,
21. Idem, Essai…, p. 12, et Histoire…, p. 77. 22. L’exercice de la philologie à l’époque avait de « profondes résonnances politiques » car il permettait « de fonder l’unité de la nation par une origine commune », selon Sonia Branca : « Normes et dialectes », dans Sylvain Auroux (dir.), Histoire des idées linguistiques, 2000, III, p. 46. 23. Jouancoux, Essai…, p. 13. 24. Idem, Histoire…, p. 84.
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il retrouve dans la langue l’histoire classique de l’extension du domaine royal à partir de la fin du xiie siècle. Développant cette thèse, il affirme encore « qu’aucun de ces dialectes n’eut de prépondérance marquée du xe au xiv e siècle ». C’est seulement avec la période d’annexion à la couronne des différentes provinces, entre le xiv e et le xvie siècle, que le français de l’Îlede-France assura sa prépondérance et que se tarit la production littéraire dans les autres dialectes réduits dès lors à l’état de patois. Au terme de son analyse, le picard apparaissait à cet érudit comme l’une des contributions les plus significatives de la France du Nord à la constitution de la langue nationale dont le centre de gravité se situait à Paris. Tirés d’une archéologie de la langue reliant le plus lointain et prestigieux passé local au présent de la nation, il offrait de nouveaux artéfacts à la reconstitution de l’histoire de France telle qu’on la pensait au xixe siècle, intégrant en le recouvrant le particularisme local 25.
Le picard, sa géographie historique Jean-Baptiste Jouancoux considérait ses deux opuscules comme programmatiques de son grand œuvre, le Glossaire étymologique et comparatif du patois picard. Outre qu’il précisait le sens des mots, ce glossaire picard permettait d’en mesurer la profondeur historique, chaque notice tantôt alignant des exemples s’étirant sur plusieurs siècles, tantôt donnant une seule illustration toute récente. L’auteur tenait également à rattacher les mots picards à leur étymologie latine ou germanique. Le glossaire mettait ainsi en lumière une double temporalité de la langue : la première, précise et déterminée par la date des sources utilisées, la seconde, plus f loue, qui faisait remonter l’origine des mots au passé plus lointain qui vit naître le picard de son lent détachement du latin et de son contact avec les langues germaniques. Enfin, la localisation des sources nous permet, à nous, historiens, de dessiner la géographie historique du picard. C’est ce dernier aspect que nous aimerions approfondir en décrivant l’extension spatiale du picard au cours de son histoire, tel que l’illustre ce glossaire. La version manuscrite du glossaire contient de courtes listes alphabétiques de mots picards extraits de quatre dictionnaires anciens, dont le choix paraît très significatif. Les deux premiers sont des monuments fondateurs de la lexicographie française, soit les dictionnaires françois-latin de Robert Estienne (1503 ?-1559), et de Jean Nicot
25. Thierry Gasnier, « Le local. Une et divisible », op. cit., note 1.
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(1530 ?-1600 ?) 26. S’agissant de deux œuvres réalisées au xvi e siècle, avant que ne s’impose l’autorité de l’Académie française sur le vocabulaire de la langue, Jouancoux et Devauchelle pouvaient espérer à bon droit y trouver des mots picards. Les deux autres dictionnaires sont plus intrigants. Il s’agit du Grand Dictionaire françois-flamen de Jean-Louis d’Arsy, publié en 1643, et du Dictionarie of the French and English tongues de Randle Cotgrave, paru en 1611 27. Si leur ancienneté pouvait laisser supposer qu’ils puissent livrer des mots picards, comment justifier une recherche des traces du picard en Flandre et en Angleterre ? Revenons sur les sources. L’inventaire systématique des citations illustrant l’usage des mots définis dans le glossaire permettrait de dresser les contours géographiques de l’aire du picard survolée par Jouancoux et Devauchelle. À défaut d’avoir réalisé un tel travail qui exigerait de longs mois de recherche, nous pouvons livrer les résultats d’un premier sondage. Tout au long de leur entreprise, les deux auteurs manifestèrent le souci de citer des exemples des régions allant de l’Oise jusque vers Lille et Tourcoing, et se prolongeant dans le Hainaut français et belge. À l’occasion, ils comparent un mot picard avec son pendant voisin du pays wallon. Parce qu’elles recouvrent une période pluriséculaire (xii e-xix e siècles), les citations illustratives varient selon les époques. D’abord les sources littéraires sont beaucoup plus nombreuses pour le Moyen Âge que pour les autres périodes. Des documents administratifs de l’époque – chartes urbaines ou monastiques, accords ou dénombrements de terre – complètent ces textes littéraires, de même qu’un glossaire du xv e siècle de la Bibliothèque de Lille 28. Pour les trois siècles suivants, les textes littéraires devenant rarissimes, le champ des sources se rétrécit. Les auteurs consultent essentiellement des sources administratives et juridiques et puisent également à quelques textes un peu plus littéraires. Cette période s’avère toutefois plus riche que la précédente en ouvrages de réflexion sur la langue.
26. Robert Estienne, Dictionnaire françois-latin, autrement dict les mots françois, avec les manières d’user d’iceulx, tournez en latin. Corrigé et augmenté, Paris, impr. de R. Estienne, 1549 ; Jean Nicot, Le Grand dictionnaire françois-latin, augmenté [par Guillaume Poille], Paris, N. Buon, 1614. 27. Jean-Louis d’Arsy, Grand Dictionaire françois-flamen – Het groote woordenboeck vervattende den Schat der Nederlantsche Taele, Rotterdam, P. de Waesbergue, 1643 ; Randle Cotgrave, Dictionarie of the French and English tongues, printed by A. Islip, Londres, 1611. 28. Auguste Scheler, Le Catholicon de Lille, glossaire latin-français publié en extrait et annoté, Bruxelles, F. Hayez, 1885.
Le glossaire étymologique du picard de Jean-Baptiste Jouancoux
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Ainsi tirent-t-ils profit du livre sur la diversité des langues vulgaires de Charles de Bovelles (1470 ?-1553) et de la grammaire de leur « compatriote » Jacques Dubois (1478-1555) 29. Enfin, ils citent un dictionnaire wallon-français de 1787 30. Le registre des sources s’élargit à nouveau avec le xix e siècle. Dans les journaux et les almanachs, que nos lexicographes citent volontiers, on assiste alors en effet à la renaissance d’une littérature populaire en picard. Cette époque est enfin celle qui peut livrer des témoignages oraux. Nous ne pouvons qu’admirer l’érudition déployée par les deux lexicographes pour suivre à la trace le picard depuis le xiie siècle. Leur quête de sources ne se limite pas au seul territoire picard. Ici et là, ils tirent des citations d’un dialogue picard-flamand de 1340. L’ouvrage est maintenant connu sous le titre de Livre des mestiers de Bruges 31 ; il s’agit d’une sorte de manuel Assimil avant l’heure, qui met en parallèle des dialogues de la vie courante en français picard et en flamand. Il arrive également aux coauteurs de signaler qu’un mot picard, prenons « crasset », une sorte de marmite, a donné « cresset » en anglais ; ou encore que « cresseau », une sorte de lainage, a donné « kersey ». De tels artéfacts ravivent la mémoire de l’histoire économique et politique des villes du nord de la France. Fondée sur la production drapière et le commerce à grande échelle de produits de luxe, l’économie de ces villes s’était développée en symbiose avec celle de leurs voisines de Flandre et du Brabant. Les unes et les autres s’approvisionnaient en matière première, la laine, en Angleterre et protégeaient leurs intérêts commerciaux en se regroupant dans des hanses. Leur langue commune de communication était le français : les Anglais utilisaient leur français propre, l’anglo-normand, alors que les Picards et les Flamands empruntaient le picard, les uns à titre de langue maternelle, les autres comme langue seconde. Au surplus, toutes ces villes françaises et flamandes se gouvernaient suivant un régime communal qui accordait des pouvoirs très importants à leur maire et échevins, ce qui les distinguait de toutes les autres villes du royaume 32.
29. Charles de Bovelles, Liber de differentia vulgarium linguarum et gallici sermonis varietate, Paris, R. Estienne, 1533 ; Jacques Dubois, In linguam gallicam isagoge, Paris, R. Estienne, 1531. 30. Le catalogue de la Bibliothèque de France renvoie à Augustin-François Villers, Extraits d’un Dictionnaire wallon-français composé en 1793, Liège, J. G. Carmanne, 1865. 31. Jean Gessler, Le Livre des Mestiers de Bruges et ses dérivés, quatre anciens manuels de conversation, Bruges, Consortium des maîtres imprimeurs brugeois, 1931. 32. Ces idées sont développées dans Serge Lusignan, « Langue et société : le français picard et les administrations publiques au Moyen Âge », à paraître dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptesrendus des séances de l’année 2007, Paris.
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Au terme de ce survol de l’œuvre de Jouancoux et Devauchelle, on comprend mieux comment cette approche philologique permettait de jeter un regard positif sur les patois sans entrer en conflit avec le combat idéologique de l’époque contre ces parlers régionaux. La tension entre le local et le national se trouvait résolue par la reconnaissance du glorieux passé régional, la confirmation des apports significatifs du picard au français national, tout en conservant à ce dernier son incontestable et incontestée primauté. L’histoire du français pouvait désormais peaufiner son récit : d’un éclatement du latin qui avait fondé l’unité de l’Empire romain, étaient nés au Moyen Âge sur le territoire de la France plusieurs dialectes romans, qui avaient contribué au fil des siècles à la construction du français moderne, langue des Lettres et de la République. Ce récit rarement remis en cause domine toujours l’histoire de la langue française, comme l’atteste la toute dernière publiée sous l’autorité d’Alain Rey 33.
33. Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française : histoire d’une passion, Paris, le Grand Livre du mois, 2007.
si xième part ie
L es te r r ito i r es de la ch r é tient é
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The Secularization Problem in Canadian Histor y The Return of a Paradigm
Michael Gauvreau McMaster University
In a recent essay on the place of religion in post-1870 U.S. history, the American historian Jon Butler drew attention to two major difficulties that “prevent us from assuming the triumph of secularity in writing modern American history; erroneous views about religion’s ubiquitous power in the preindustrial, preurban West, including America, and the remarkable persistence in twentieth-century America of an individual religious commitment so deep that it defies classification as a privatized religion irrelevant to public life.”1 Interestingly, however, Butler deployed church attendance statistics to posit what might be described as a North American “exceptionalism” to the pattern prevalent in Western industrial societies, contrasting the extremely low percentage of individuals professing atheism or agnosticism in the United States and Canada with the much higher rates of such self-identification in Western Europe, coupled with high levels of weekly church attenda nce: “47 per cent in the United States and Canada.”2 More recently, Butler’s attempt to exempt North America from the advance of secularity has been questioned by Mark Noll, who discounts Butler’s “North American” elision between the United States
1.
Jon Butler, “Jack-in-the-Box Faith: The Religion Problem in Modern American History,” Journal of American History 90, no. 4 (2004): 1360.
2.
Ibid.: 1362.
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and Canada. Noll points to significant contrasts between the U.S. and Canadian religious cultures, particularly after 1960, to the point where by the 1990s, church attendances in Canada, both Protestant and Catholic, had fallen to under 20%, less than half the figure for the United States. Why, asks Noll, “did a nation in which until about 1960 almost all measures of Christian faith and practice were stronger than in the United States almost overnight become a nation in which such measures became noticeably weaker?”3 Written from the perspective of a sympathetic outsider, Noll’s separation of the historical religious experience of the United States and Canada signalled a key shift in the paradigms by which Canadian historians had interpreted their religious past. Since 1985, the writing of religious history, particularly in English Canada, had been strongly inf luenced by American paradigms of revival, revitalization, and the cultural significance of evangelicalism, to the point where the similarities between the United States and Canada appeared, in many respects, to outweigh the differences.4 It should be noted here in passing that students of Canadian religious historiography will have to take into account the impact of American foundations and philanthropies on encouraging this research agenda. Noll’s observations, however, reminds us that while Butler may well be correct in his contention that narratives of secularity have less purchase in explaining American religious developments, they are of central importance to explaining the nature of Canadian Christianity. But this raises a further set of questions. What kind of narratives of secularity are we talking about? Do we restate and refurbish the orthodox secularization theory, in which religious decline assumes the status of a universal and ineluctable social law as the inevitable concomitant of modernization? Or are the insights of a revisionist interpretation
3.
Mark A. Noll, “What Happened to Christian Canada?”, presidential address to the American Society of Church History, Church History 75, no. 2 (2006): 251.
4.
The “Americanization” of Canadian religious history has been associated with the scholarly trajectory of the late George Rawlyk and his students. See, for example, G.A. Rawlyk, ed., Aspects of the Canadian Evangelical Experience (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 1999); G.A. Rawlyk, The Canada Fire: Radical Evangelicalism in British North America, 1776-1812 (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 1994); Marguerite Van Die, “‘The Marks of a Genuine Revival’: Religion, Social Change, Gender, and Community in Mid-Victorian Brantford, Ontario,” Canadian Historical Review 79, no. 3 (1998): 524-563; Eric Crouse, Revival in the City: The Impact of American Evangelists in Canada, 1884-1914, (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2005); Kevin Kee, Revivalists: Marketing the Gospel in English Canada, 1884-1957, (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2006). Influences of the American-inspired revitalization paradigm have also been felt in the historiography of Quebec Catholicism. See Louis Rousseau and Frank Remiggi, eds., Atlas historique des pratiques religieuses: le sud-ouest du Québec au XIXe siècle (Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa, 1998).
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of the chronology and dynamic of secularization applicable to the Canadian experience? 5 And, significantly, does the Canadian trajectory of rapid dechristianization after 1960 override geographical considerations of Canada’s place in North America, and re-annex its cultural experience to a “greater Europe”6 that stands as the secularist exception on a global scale. This paper is written from the perspective of an insider to Canadian religious history, one who, in some respects, began his career as a critic of the orthodox model of secularization by deploying a variant of the American revitalization paradigm, namely the rise, power, and persistence of evangelicalism within nineteenth- and early twentieth-century English Canadian religious life and culture. At that point, I suggested to my colleagues that the best posture for religious historians was one of “agnosticism” towards the question of secularization.7 However, more recent directions in exploring the role of Roman Catholicism in the production of social and cultural modernity in twentieth-century Quebec have led to a renewed engagement with recent new developments and twists in the secularization paradigm. What I would like to suggest is that for American historians, the Canadian religious experience post-1840, and particularly the rather unusual place of the institutional churches in Canadian public life, affords a vantage point for the art ic ul at ion of new questions and hypotheses regarding secularization, ones that downplay conventional explanations of the classic narrative of “secularization as modernization” which stressed working-class alienation, the supposed failure of the churches to deal with scientific and intellectual challenges, or the prevalent assumption that churches were simply acted upon by the social and cultural forces of modernity, in favour of explanations that call for an understanding of the dynamic nature of religious institutions themselves as producers of modernity, and ultimately of forces of secularity within Canadian culture. Ultimately, although this approach places Canada somewhat outside the U.S. religious dynamic and moves towards Callum Brown’s “greater Europe” exceptionalism, I would argue that the new optic provided by Canadian historians of religion injects a new meth odological element into the historiography of dechristianization and religious decline in
5.
For new international perspectives on secularization and their applicability to Canada, see Michael Gauvreau and Ollivier Hubert, “Introduction: Beyond Church History: Recent Developments in the History of Religion in Canada,” in Michael Gauvreau and Ollivier Hubert, eds., The Churches and Social Order in Ninteenth- and Twentieth-Century Canada (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2006), 3-45.
6.
Callum G. Brown, Religion and Society in Twentieth-Century Britain (London: Pearson Longman, 2006), xv.
7.
Michael Gauvreau, The Evangelical Century: College and Creed in English Canada from the Great Revival to the Great Depression (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 1991).
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modern societies, one that moves the discussion beyond the issue of a choice of religious identities in the North Atlantic cultural world. Since the mid-1990s, British and European revisionist scholars writing the history of secularization have made a number of key strides, not only in understanding “secularization” as less a description of specific historical realities than as a convenient “master-narrative” to explain long-term religious change; 8 have revised the chronology of secularization to posit a much longer religious period of religious vitality in urban industrial societies extending from the Age of Revolutions to the late 1950s, which has fundamentally changed conventional notions of the “godless city” and working-class alienation from organized Christianity; 9 and have insisted upon the tenacity of Christian concepts of gender and personal identities produced by Protestant evangelical and ultramontane Catholic churches, structures of discourse and social practice that crossed class lines and were only seriously disturbed by the shock of the cultural revolutions of the 1960s.10 Both established and younger scholars have begun to fruitfully apply some of these insights to the Canadian religious experience, but I would argue that many of these new interpretive frameworks still concede too much to the orthodox theory of secularization, in that they view it as a process essentially “acting upon” organized religion, and pay very little attention to the dynamic of church organizational practices and key changes in intellectual systems of theology, elements that were always considered reactive or epiphenomenal in the classic master-narrative. In attempting to come to grips with these issues, the insights of two scholars have proved highly stimulating: first, S.J.D. Green’s massive study of urban religion in industrial Yorkshire, which advised historians of secularization to turn the question around – that people may not have stopped going to church because they ceased to believe, but that they ceased to believe because they stopped going to church or participating in Christian institutions;11 secondly, a perceptive essay by Lucian Hölscher, who has urged historians to pursue the inner logic of changes in church polity and expressions of piety over a long chronological period. In many cases, these changes do not ref lect direct responses to urbanization or industrialization, but rather, transformations in the expres-
8.
Jeffrey Cox, “Master-narratives of Long-term Religious Change,” in Hugh McLeod and Werner Ustdorf, eds., The Decline of Christendom in Western Europe, 1750-2000 (Cambridge: Cambridge University Press, 2003), 201-17.
9.
See the influential works by Callum Brown, The Death of Christian Britain: Understanding Secularisation, 1800-2000 (London and New York: Routledge, 2000); Hugh McLeod, Secularisation in Western Europe, 1848-1914 (New York: St. Martin’s Press, 2000).
10. Brown, The Death of Christian Britain. 11. S.J.D. Green, Religion in the Age of Decline: Organisation and Experience in Industrial Yorkshire, 1870-1920 (Cambridge: Cambridge University Press, 1996), 389-90.
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sion of church life and, in particular, the attempt of religious organizations to engage with basic questions such as “what is a good Christian?” or “what is a church?” the answers to which, as he points out, have changed dramatically from the mid-18th century to the mid20th century.12 Such studies, which privilege the social history of institutions rather than the religious experience of individuals, provide a reworking of the conventional secularization master-narrative because they bring to the forefront questions of agency, conflict, resistance, and power, and thus add a new dynamism to the study of religious change. Such approaches are particularly applicable to the Canadian case because of the rather peculiar politico-religious interface that developed and persisted in Canada between the 1840s and the 1960s. Canada exhibits all the hallmarks of a successful conservative democratic response to the Age of Revolutions, a Liberal-Tory society in which religious freedom for individuals and equality for all religious denominations (after 1854) was balanced by an informal partnership between the state and a number of dominant Protestant churches (Anglican, Methodist, Presbyterian) and Roman Catholicism,13 to the point where a large public social terrain, particularly in the spheres of education and social welfare were, in fact, confession ally managed by the churches. Some Quebec historians of Catholicism have described this process as “clericalization,”14 a term that historians should be wary of because it implies an overly hegemonic reading of the relationship between clergy and people, but it does express a kernel of historical truth: that on the political level, unlike in Western Europe (and even in the United States), where liberals and secularists seriously challenged the social presence and cultural authority of the Christian churches, in Canada after 1870, Liberal-Reformers accepted the basic premise that Canadian society should be confessionally managed, which explains why, unlike Belgium and the Netherlands, two conservative democracies whose interface between religion and politics perhaps most closely resembles Canada’s,15 there were no confessional political parties – although some extreme ultramontane Catholics in Quebec during the 1870s certainly attempted to form such a political configuration.
12. Lucian Hölscher, “Secularization and Urbanization in the Nineteenth Century: An Interpretative Model,” in Hugh McLeod, ed., European Religion in the Age of Great Cities, 1830-1930 (London: Routledge, 1995). 13. For this key element of Canadian politics, see Michael Gauvreau, “John A. Macdonald and the ‘Union of the Moderate Men’,” paper delivered at Glendon College, York University, January 1998. 14. René Hardy, Contrôle social et mutation de la culture religieuse au Québec, 1830-1930 (Montréal: Boréal, 1999). 15. On the Netherlands example, see Peter Van Rooden, “Long-Term Religious Developments in the Netherlands, c. 1750-2000,” in McLeod and Ustdorf, The Decline of Christendom, 113-29. On Belgium, see Carl Strikwerda, “A Resurgent Religion: The Rise of Catholic Social Movements in NineteenthCentury Belgian Cities,” in McLeod, European Religion in the Age of Great Cities, 61-89.
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As a significant footnote, confessional control of institutions was most firmly realized at the level of the marginal elements (those who had to experience asylums, orphanages, houses of industry, and aboriginal residential schools),16 and the social elites who attended universities that were, effectively, glorified church colleges and not, as in Britain or the United States, centres for the propagation of secularist models of thinking in the natural and social sciences. One case study with which I have become familiar in the past few years has been the role of Roman Catholicism in Quebec in the production of modern values. From a group of outstanding Quebec religious historians, whose names include Louis Rousseau, René Hardy, Christine Hudon, and Ollivier Hubert, we are familiar with the fact that although the Church historically had an important presence from the early days of colonial society, “clericalization” – better described as the great project to invest “the social” through the church’s direct intervention and management – was in fact an historically contingent process, the result of a number of decisions made by Church leaders after the 1820s regarding the way in which their authority should be expressed and projected. Lest we be tempted to think that this strategy made Quebec an exceptional or unique society, it was a typical strategy adopted by the churches throughout a number of western societies with greater or lesser degrees of success. Although it was once fashionable to think that only poor, backward Catholic countries such as Ireland, Portugal, and Quebec exhibited this kind of “clericalization,” the researches of a new generation of social historians of religion, whose leading names include Hugh McLeod and Callum Brown, have viewed the expansion of religious institutions, the presence and authority of the clergy (of both Catholic and Protestant denominations), and the mass articulation of religious identities as essential concomitants of industrialization and urbanization – and therefore of modernity itself. Particularly in constitutional monarchies – England, Belgium, Holland, Quebec, and English Canada – all characterized by high degrees of industrialization and urbanization by the end of the nineteenth century – the way in which liberalizing states sought a peaceful transition to democracy was to concede a wide latitude to religious denominations to directly control and manage the spheres of education and social assistance, with the consequence that the conservative liberalism which marked the journey of these Western societies towards modernity rested seamlessly upon the confessionalization of society. In English Canada, the society constitutionally and institutionally most like Quebec, new
16. For significant modern analyses of the church-state partnership in managing the marginal and deviant elements of the societies of English Canada and Quebec that emerged during the course of the nineteenth century, see Jean-Marie Fecteau, La Liberté du pauvre: sur la régulation du crime et de la pauvreté au xix e siècle québécois (Montréal: VLB, 2004); J.R. Miller, Shingwauk’s Vision: A History of Native Residential Schools (Toronto: University of Toronto Press, 1996).
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researches by Nancy Christie have demonstrated the degree to which, between 1880 and 1910, the Protestant churches engaged in an active process to systematically invest the social sphere created by the new urban order.17 The achievement here was substantial: Protestant churches not only exerted a high degree of control over the state bureaucracy in key areas such as education, child welfare, and the systematic relief of poverty, but were able to shape the public order by articulating the very way in which social knowledge was defined, transmitted, and applied to the resolution of the social problems attendant upon the emerging industrial order. According to Christie, this privileged status held by the Protestant churches endured until it was severely shaken, first by the Great Depression, and then by the attempt of the federal government in the late 1930s and 1940s to found new identities of social citizenship upon a purely economic calculus.18 My intent here is not to obliterate the differences between Quebec and other societies, but to suggest an alternative set of approaches: first, “clericalization” must be closely related to types of political régime, with republics such as the United States and France proving less receptive to confessional management and the power of religious groups to define the limits of the “public” than were the more conservative constitutional monarchies – which goes far to account for Noll’s observation that until the 1960s, the United States appeared to be a far more “secular” society than did Canada.19 Second, when viewed through a comparative optic, the degree of control in education and social assistance exemplified by the Catholic Church in Quebec differs perhaps in degree, but not in kind, from similar processes evident in other “modern” Western societies.
17. Nancy Christie, “Young Men and the Creation of Civic Christianity in Urban Methodist Churches,” Journal of the Canadian Historical Association 17, no. 1 (2006): 79-105; Nancy Christie and Michael Gauvreau, A Full-Orbed Christianity: The Protestant Churches and Social Welfare in Canada, 1900-1940 (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 1996). 18. For the changing policy concerns of the Canadian state and new definitions of social citizenship as factors in secularization, see Nancy Christie, Engendering the State: Family, Work and Welfare in Canada (Toronto: University of Toronto Press, 2000), especially chapter 6. For the response of main-stream Protestant leaders, see Nancy Christie, “’Look out for Leviathan’: The Search for a Conservative Modernist Consensus,” in Nancy Christie and Michael Gauvreau, eds., Cultures of Citizenship in Postwar Canada, 1940-1955 (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 2003). For the tensions within Quebec’s church-dominated social welfare structure caused by this new federal inter vention ism, see Dominique Marshall, Aux origines sociales de l’État-providence: familles québécoises, obligation scolaire et allocations familiales, 1940-1955 (Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1998). 19. One perceptive recent treatment of secularization in the United States has suggested that, between 1870 and 1920, that society experienced a highly conflictual “secular revolution” that made the role of religion in American public life and institutions a highly contested one. See Christian Smith, “Introduction: Rethinking the Secularization of American Public Life,” in Christian Smith, ed., The Secular Revolution: Power, Interests, and Conflict in the Secularization of American Public Life (Berkeley: University of California Press, 2003), 1-96.
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A second promising angle of approach lies in exposing Quebec Catholicism’s proj ect of “clericalization” to historical contextualization. Too often, we are accustomed to thinking of Roman Catholicism between the rise of ultramontanism after the 1840s to the dislodging of the Church from its privileged position in the public sphere during the Quiet Revolution of the 1960s as a single, undifferentiated whole. And here, I think, we come to grips with the approaches suggested by Green and Hölscher. A closer look, however, would suggest that we pay attention to at least three major ruptures that compelled a rethinking of the Church’s interface with society. As the research of René Hardy and Christine Hudon, and the new work being done by Ollivier Hubert suggests, the advent of the ultramontane culture that most believe underwrote “clericalization” was neither sudden nor uncontested. It involved, according to Hubert, a substantially altered view of the Church’s performance of ritual and the way in which that ritual expressed the Catholic Church’s vision of the relationships and social solidarities from what had prevailed in early modern times. 20 Hardy and Hudon have effectively demonstrated that ultramontanism entailed a substantially altered view of individual sacramental practice and church attendance. These new under standi ngs were slow to penetrate the horizons of both the parish clergy and the Catholic faithful, where older and rival understandings persisted for several decades, and it was not until the 1880s that it is possible to speak of a largely “unanimous” or “consensual” adherence to clerical definitions of what it meant to be a “good Christian.” 21 Nor did the Church have the numbers of clergy to effectively control education and social assistance, with the result that a good deal of Catholic social action rested upon lay religious voluntarism, whose leaders, as in the case of the St. Vincent de Paul Society, advanced notions of devotion and charity that conf licted with clerical models, and the activities of female religious orders, on strategies of dealing with the urban poor. 22
20. Ollivier Hubert, “Ritualité ultramontaine et pouvoir pastoral clérical dans le Québec de la seconde moitié du xixe siècle,” in Jean-Marie Fecteau and Janice Harvey, eds., La régulation sociale entre l’acteur et l’institution: Pour une problématique historique de l’interaction/Agency and Institutions in Social Regulation: Towards an Historical Understanding of their Interaction (Sainte-Foy: Presses de l’Université du Québec, 2005), 435-47; Ollivier Hubert, “La religion populaire est-elle une légende du xixe siècle?” Histoire sociale/Social History 36, no. 71 (2003): 85-98. For the definitive treatment of pre-ultramontane Catholic ritual in Quebec, see Ollivier Hubert, Sur la terre comme au Ciel: La gestion des rites par l’Église catholique du Québec, fin xviie-mi- xix e siècle (Sainte-Foy: Presses de l’Université Laval, 2000). 21. Hardy, Contrôle social; Christine Hudon, Prêtres et fidèles dans le diocèse de Saint-Hyacinthe, 1820-1875 (Sillery: Septentrion, 1996). 22. Michael Gauvreau, “The New Devotional Catholicism in the Canadian City: The St. Vincent de Paul Society and the Masculinization of Charity, 1846-1890,” paper delivered to the Canadian Historical Association, York University, May 2006.
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Beginning in the 1880s, however, there occurred a rapid intensification of the drive towards confessional management of Quebec society, one that corresponded with a similar process in English Canadian Protestantism. The number of clergy expanded more quickly than the population, but it should be noted that this growth was most characteristic of the religious orders, both male and female, rather than of the ordinary parish clergy. These religious communities, many of whom were drawn from migrants from industrial France and Belgium, played decisive role at two levels. For the first time, the Quebec Church had the sheer numbers to be able to assert a direct clerical presence in the key sphere of education, establishing what could be described as a near-hegemonic dominance over both the lower levels of public instruction and the secondary liberal education. 23 Second, between 1880 and 1930, the access of these religious communities to international devel opments in Catholic sociology gave the Church a near-monopoly over social knowledge: the “modern” disciplines of sociology and social work – and the very way in which poverty and the relations between classes in urban and industrial society were conceptualized – were interpreted in Catholic terms. The meaning of “clericalization” in this period was, as Jean-Philippe Warren has suggested, to be understood not simply as the management of institutions, but in terms of the control of social knowledge. 24 It was this intellectual and cultural leadership which, more than anything else, expanded the role of the Catholic Church as a key public authority and made the clergy so visible, and the clerical career an extremely attractive one to both men and women, with the result that, until the 1930s, the Church was readily able to find the effectives to project its message and, as Lucia Ferretti has demonstrated, to frame the lives of the working-class masses from cradle to grave. 25 Of equal significance, the Catholic Church in Quebec, like its mainstream Protestant counterparts in English Canada, was able to translate this control over the expression of the new social knowledge into ethnic and racial discourses of national identity that defined Canada as either a “Catholic” or a “Protestant” nation – nationalisms which, since the Second World War, have disappeared, displaced by secular visions of national identity
23. Figures from Jean Hamelin and Nicole Gagnon, Histoire du catholicisme québécois: le xx e siècle, tome 1, 1898-1940 (Montréal: Boréal, 1984), 129. 24. Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique: la tradition sociologique du Québec francophone, 1886-1955 (Montréal: Boréal, 2003). 25. Lucia Ferretti, Entre voisins: la société paroissiale en milieu urbain, Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, 1848-1930 (Montréal: Boréal, 1992).
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and citizenship. 26 It is the contemporary absence of Christian nationalisms and systems of public identity in Canada that provides one of the most telling points of demarcation between Canada and the United States. However, in the 1930s, there occurred a third great moment of rupture which, over the next three decades, undermined the relationship between clericalization and modernity that had developed since the 1880s. The creation of specialized Catholic Action movements, mandated by the Papal Encyclical Quadragesimo anno in 1931, was intended to refurbish clerical leadership in society by creating new organizations by which the Church could invest the terrain of youth identities and family relationships. However, by altering the definition of “the social” from issues of class and labour to those of family relations, gender identities, and sexuality, the Church also systematically, and perhaps even intentionally diminished the social expertise of its clergy. While the expanding con fessiona list paradigm of the period 1880-1930 had successfully insisted upon the fact that its clergy were competent to deal with questions of labour relations, socialism, and poverty, the clergy, as a class of celibates, could not as effectively claim authority over the laity in matters dealing with family, marriage and sexuality – the central concerns of the new Catholic Action - and found that between the mid-1930s and the mid-1950s, they became the targets of what might be described as a Catholic anti-clericalism on the part of lay people who asserted the right to advance counter-definitions of what constituted Catholic morality and doctrine in these spheres. This weakening of control was coupled with a more profound cultural dynamic, one occasioned by the strategy adopted by the clergy to win urban youth back to vital religion. Beginning in the 1930s, some within the clergy began to define a type of youthful Catholicism as locked in undending conf lict with “trad i tiona l” form of religious practice that were typical of the adult generation. This involved the avowal that there existed a system of rival meanings within Catholicism, each backed by factions of clergy and laity, over the content of the question “what is a good Christian?” So powerful was this metaphor that, by the 1950s, it had escaped from its institutional framework within Catholic Action and had become the watchword of a rising generation of intellectuals and social activists, who appropriated the unbridgeable gap between “tradition” and “modernity” as a description of the ills under which Catholic Quebec laboured.
26. For a recent study of the rapid transition from an ethnic to a civic nationalism in English Canada, see José E. Igartua, The Other Quiet Revolution: National Identities in English Canada, 1945-71 (Vancouver: University of British Columbia Press, 2006), which significantly does not link this process to religious change. For the changing intersection between mainstream Canadian churches and public life in the 1960s, see the recent treatment by Gary Miedema, For Canada’s Sake: Public Religion, Centennial Celebrations, and the Re-making of Canada in the 1960s (Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2006).
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They coupled “tradition” with the clergy and the supposedly extreme degree of clericalization under which their society laboured, and advanced a counter-definition of religious modernity at odds with clerical definition. Second, this ideology served as a prescription for projects of “rattrapage,” to the extent that it can only be described, as one historian has done, as the origins of the Quiet Revolution itself, and the massive and rapid dechristianization of what was, perhaps one of the most highly articulated systems of public religious identity in the western world. 27 If this paper has an agenda, it lies less in identifying particular North American or European societies with large abstract paradigms, or in asserting any a priori uniqueness or exceptionalism for any of these societies. It suggests that, in religious terms, the Canada cannot simply be positioned at a point “in between” the United States and Europe, because the peculiar monolithic politico-religious culture of Liberal-Toryism that characterized Canada’s journey to modernity was not replicated, in the case of English Canada, in the republican United States, or, in that of Quebec, in republican France, two societies that are frequently cited as points of comparison. Despite the imbrication of historians of English Canada since the 1960s in the project of articulating an “American” identity for Canada 28 and of their Quebec counterparts in anchoring Quebec in a cultural synthesis that bridges “américanité” and French republicanism, 29 the Canadian religious trajectory displays little similarity to that of its North American counterpart. There, because of the constitutional separation of church and state, the master-narrative of religion is dominated by the metaphor of “revival,” which is ultimately concerned, not with the dynamics of religious institutions themselves, but with those exceptional individuals and movements who transform and dramatically reorient religious life at both a personal and national level. The Canadian story, both for English Canada and Quebec, is dramatically different. The religious lives of people, in both Catholic and Protestant traditions, were effectively framed within the social and cultural practices of religious institutions, which ultimately take precedence over the individual. And it was the ongoing presence of the institutional churches in the public sphere, and not simply of religion, that so marked the social and cultural histories
27. Michael Gauvreau, The Catholic Origins of Quebec’s Quiet Revolution, 1931-1970 (Montreal: McGillQueen’s University Press, 2005). 28. For an analysis and critique, see Nancy Christie, “Introduction: Theorizing a Colonial Past,” in Nancy Christie, ed., Transatlantic Subjects: Ideas, Institutions, and Social Experience in Post- Revolutionary British North America (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 2008). 29. For Quebec, see the massive synthetic treatment by Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Quebec, 2 vols. (Montréal: Fides, 2000-2004). For a critique of the Quebec’s cultural fascination with “américanité,” see Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité: mémoire et démocratie au Québec (Montréal: Québec-Amérique, 2002).
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of industrial modernity in both English Canada and Quebec. For historians of sec ul ar iz at ion, particularly of those in Britain and Europe, the methodological impact of the Canadian example lies in the need to problematize the nature, historicity, and dynamics of the institution itself, and not simply treat Christianity as a discursive system of identities susceptible to the inflections of gender and class. It is important to remember that these were produced within the context of specific religious institutions according to historically contingent institutional logics. While the revisionist histories of secularization produced over the last decade have afforded rich insights, they have, I would contend, conceded too much to the orthodox model of secularization in that religious institutions themselves are still cast as entities “acted upon” by external forces of modernity. To understand the churches themselves as the key social and cultural producers of modernity alters, in turn, our understanding both of the expanding presence of religion during the age of industri ali zation, and the rapid unfolding of the drama of dechristianization, the sudden changes experienced by both Catholic and Protestant Christendoms after the late 1950s. These must then be understood less as the action of outside social and cultural forces which compelled the churches to change, but as a consequence of conscious transformations of structure and meaning within these institutions, changes which ultimately affected, in the Canadian instance, the very intimate interface of the churches with the political state and the public order.
De la « civilisation paroissiale » à la paroisse urbaine Réf lexions préliminaires
Gilles Routhier Université Laval, CIEQ
La
lecture de l’ouvrage de
L uc Noppen et de L ucie K. Morisset sur le patrimoine soulève plusieurs questions. L’une d’elles a trait à l’interprétation globale de l’histoire du catholicisme québécois. Cet ouvrage, qui part du fait que plusieurs lieux de culte sont menacés et seront bientôt abandonnés, vendus ou démolis, présente une explication de cette situation par le déclin du catholicisme québécois, la chute de la pratique, l’abandon de la croyance, la sécularisation rapide et inéluctable du Québec. Ce déclin a pour conséquence la diminution du nombre de prêtres et leur vieillissement, la chute des revenus des paroisses, etc. Ces réalités sont si évidentes qu’il n’est pas question de les nier ni d’en minimiser le poids. On aurait du reste plusieurs éléments pour parler aujourd’hui de l’effondrement du catholicisme au Québec ou de sa décomposition et on n’aurait pas tout à fait tort de le pronostiquer.
religieux 1
Toutefois, au-delà de ces évidences, pouvons-nous interpréter les évolutions actuelles du catholicisme au Québec – en particulier sur le plan paroissial – autrement qu’à partir
1.
Luc Noppen et Lucie K. Morisset, Les églises du Québec. Un patrimoine à réinventer, Québec, PUQ, 2005, 436 p.
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de la catégorie de sécularisation, un prêt-à-penser de plus en plus contesté 2, qui construit le récit de notre histoire à partir d’une intrigue qui place l’Église catholique en situation de victime impuissante en face d’un mouvement historique inéluctable qui conduit à sa marginalisation et, bientôt, à son extinction ? En d’autres termes, pouvons-nous lire cette histoire autrement que de manière déterministe, l’annonce de la fin de la religion au Québec représentant, suivant les mots de Fernand Dumont, « la version domestique de la loi des trois états d’Auguste Comte » ? Dans cet effort pour penser les choses autrement, je fais l’hypothèse que le concept de « recomposition » peut être de quelque secours et qu’il est plus apte à comprendre la situation que la sécularisation posée comme grandeur abstraite incapable de cacher notre difficulté à nommer la situation présente de manière plus concrète et de façon un peu plus précise. La lecture de cet ouvrage m’amène à signaler un point noir de cette recherche : il n’y a pas, à la lecture de ces pages, de villes ou d’espaces urbains avec des populations en pleine évolution, des quartiers qui croissent ou périclitent, de régions qui se vident, de campagnes qui sont en crise, de villages en déclin. Il n’y a que des églises, détachées de leur lieu d’enracinement, suspendues hors d’espaces humains véritables, croulant sous les coups de butoir de la sécularisation, qui les a vidées de leurs pratiquants qui ont abandonné la croyance et privées de leurs desservants. Pourtant, un examen attentif des fermetures d’églises dans le diocèse de Québec et un regard sur la liste des églises en difficulté indiquent que toutes ces églises sont situées dans des quartiers qui connaissent d’importantes difficultés et il n’y a pas que les églises à en subir les contrecoups : fermeture d’écoles, de bureaux de poste, fusion des caisses populaires, etc. En somme, il est clair que la paroisse est solidaire de son milieu, de son dynamisme comme de son déclin. Toutefois, si cet ouvrage fait ressortir le problème de la dissociation de la pratique religieuse et de l’institution paroissiale de l’évolution économique et sociale d’un milieu, c’est à partir d’un autre site d’observation de ce rapport que je voudrais examiner la crise de la paroisse et, de là, la crise du catholicisme au Québec, en étant bien conscient que cet examen ne représente qu’un élément pour rendre compte des évolutions actuelles.
2.
L’hypothèse de la sécularisation avancée dans les années 1960-1970 est aujourd’hui largement abandonnée par les sociologues qui observent que, plutôt que la sécularisation, on assiste aujourd’hui au retour des religions, à la La revanche de dieu (Paris, Seuil, 2003), pour emprunter le titre de Gilles Képler ou, comme l’évoque le titre révélateur du livre dirigé par Peter Berger, au Réenchantement du monde (Paris, Bayard, 2001). Plutôt que la sécularisation radicale annoncée, l’Ethics and Public Policy Center (Washington D.C., 1999) pronostiquait The Desecularization of the World. Resurgent Religion and World Politics. Pour une critique articulée de la fonction qu’a jouée ce concept dans l’interprétation de la situation, en plus de P. Berger, on verra Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, sp. p. 27-42 et l’ensemble de son ouvrage Vers un nouveau christianisme, Paris, Cerf, 1987, p. 187228.
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Je voudrais donc reprendre la question des évolutions de la paroisse au Québec à la suite de l’effondrement de la « civilisation paroissiale » et en me concentrant sur la période qui va de 1960 à 1975 et en prenant comme lieu d’analyse le Québec métropolitain. La période retenue correspond à un temps de changements accélérés et est marquée par deux événements qui l’inaugurent : la Révolution tranquille et le concile Vatican II, le premier ayant probablement plus d’inf luence sur le cours des choses que le deuxième. Il est évident cependant que les mutations que nous observerons s’enracinent en amont 3. En effet, les premiers ébranlements se manifestent dans les années 1930 et les secousses seront de plus en plus fortes au fur et à mesure que la « culture urbaine » s’imposera, surtout au cours de la période d’après-guerre 4. Il faut lire ces évolutions en continue, même si mon enquête ne porte ici que sur les années 1960 et 1970. En effet, ce qui vient modifier radicalement les choses, c’est la « délocalisation » des individus qui désarticule les communautés primaires (de parenté, de voisinage), polyvalentes, sur lesquelles était fondée la « civilisation paroissiale ». Ce phénomène s’amplifiera de manière exponentielle après 1960 et au tournant des années 2000 alors que la paroisse sera frappée par une troisième vague qui en emportera de larges pans. Nous observons donc cette période intermédiaire, entre les premiers ébranlements (1930-1960) et la métamorphose radicale des années 1990-2010 5. Si, sur le plan spatial, je me limite au Québec métropolitain, cela ne préjuge pas d’évolutions semblables, suivant des rythmes différents, dans les autres régions du Québec. Lors d’une étude sur la réception de Vatican II au niveau paroissial, j’ai suivi, à partir de sources multiples 6, l’évolution de trois paroisses du Québec métropolitain : SaintDominique (haute-ville), Saint-Charles de Limoilou (basse-ville), et Saint-Mathieu (Sainte-
3.
J’ai présenté de manière synthétique l’évolution de la paroisse au xxe siècle dans mon article « La paroisse québécoise : évolutions récentes et révisions actuelles », dans Serge Courville et Normand Séguin (dir.), La paroisse, Québec, PUL (coll. « Atlas historique du Québec »), 2001.
4.
Voir le remarquable ouvrage de Lucia Ferretti, Entre voisins. La société paroissiale en milieu urbain : SaintPierre-Apôtre de Montréal (1848-1930), Montréal, Boréal, 1992. L’auteure montre par quelles modalités une paroisse urbaine de Montréal a contribué à stabiliser et à intégrer à la ville des gens qui arrivaient des quatre coins du Québec.
5.
Au diocèse de Québec, la première désaffection, vente, démolition ou recyclage d’une église date de 1997. Dans la décennie 1990, il n’y en aura que quatre. Au cours des sept premières années du nouveau siècle, on en compte déjà 13, dont quatre en 2007.
6.
Cette étude a été réalisée à l’intérieur d’une recherche subventionnée par le CRSH sur la réception de Vatican II sur le plan paroissial. Le corpus était constitué des bulletins paroissiaux (ou livres de prônes), des ordres du jour et des procès-verbaux du Conseil paroissial de pastoral, du Conseil de Fabrique et des rencontres de l’équipe pastorale, le cas échéant, des rapports financiers annuels, des rapports fournis à l’archevêché (Assemblée d’Église, rapport annuel, etc.), des statistiques (recensements du Canada ou autre) retraçant l’évolution numérique de la population de cette paroisse.
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Foy). Cela correspond à des paroisses situées dans les trois zones pastorales constituées au cours de cette période où se met en place ce que l’on appellera la « pastorale d’ensemble », notion élaborée dans les premiers travaux de sociologie religieuse. Je confronterai les résultats de mes travaux aux observations faites à l’époque dans un rapport réalisé par le Centre de recherche en sociologie religieuse de l’Université Laval lors de la Grande mission du diocèse de Québec qui s’est déroulée de 1964 à 1971.
L’élargissement de l’espace vécu À l’examen, ce qui est en cause, c’est bien le passage d’un mode de vie et de sociabilités encore marquées par des références rurales 7, c’est-à-dire une vie sociale s’organisant autour de la paroisse et des sociabilités marquées par la proximité, à un mode de vie urbain aujourd’hui partagé par les habitants de la campagne. L’analyse des données a été faite à partir de 16 repères, mais je n’en retiendrai qu’un ici, l’évolution des rapports entre la paroisse et les autres institutions stables de la société qui se vérifie dans les rapports qu’entretient la paroisse avec l’école primaire et l’école secondaire, avec la municipalité (spécialement la question des loisirs), avec l’État (les institutions publiques et parapubliques) et les familles. Je n’examinerai pas ici de données complémentaires se rapportant aux modifications de la composition de la population sur le territoire paroissial ou aux évolutions économiques et culturelles sur le territoire de ces paroisses, même si ces données seraient pertinentes pour notre étude. En somme, nous préférons prendre les choses à partir du fait urbain, avec les sociabilités qu’il induit, les modes de communication qu’il favorise, le rapport à l’espace qu’il développe et la construction du temps qu’il promeut plutôt qu’à partir de ses conséquences sociales, culturelles et religieuses que sont la sécularisation ou la fin de la « civilisation paroissiale ». Dit autrement, nous ne voulons pas analyser les choses simplement à partir de la croyance ou du rapport religieux conçu en dehors du fait urbain, des sociabilités, des mobilités, des communications, des rythmes de vie, etc. Certes, la croyance et la religion
7.
On ne prétend pas ici que les paroisses urbaines soient simplement un calque des paroisses rurales et on n’est pas sans savoir que c’est entre 1900 et 1930 que s’effectue la première urbanisation du Québec alors que la population urbaine du Québec passe de 36,1 % en 1901 à 59,5 % en 1931. En plus des villes de Québec et de Montréal qui connaissent une forte expansion, de nouvelles villes font leur apparition, surtout en Mauricie et au Saguenay. C’est également au cours de ces décennies que les modes de production se modifient en profondeur. On passe à une nouvelle économie, fondée sur les ressources naturelles et une nouvelle classe fait son apparition : la classe ouvrière. Si une première rupture a lieu au cours du premier tiers du xxe siècle, une rupture plus radicale encore a lieu après la Seconde Guerre mondiale, rupture accélérée à partir de la fin des années 1950.
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ne sont pas réductibles à ces facteurs, mais on aura retenu des études européennes menées au cours de l’après-guerre que le décrochage de l’Église des masses urbaines au xix e siècle, alors que les masses chrétiennes habitaient la campagne, qu’il y a un rapport entre les sociabilités et les modes de vie (situation dans l’espace, construction du temps), d’une part, et la croyance et l’appartenance à l’Église, d’autre part. C’est bien la prise de conscience que faisait l’épiscopat du Québec en 1950 : Le rural ne retrouve plus à la ville ses traditions et habitudes de vie ; [...] les institutions qui le protégeaient n’ont plus le même caractère, certaines ont perdu de leur vigueur [...]. De l’industrie agricole familiale [...] le rural passe à l’usine, au commerce, où il est mêlé à un groupe d’étrangers. La paroisse urbaine, malgré de magnifiques efforts d’adaptation, ne peut lui offrir tous les cadres protecteurs de la paroisse rurale ; les relations de voisinage ne le soutiennent plus comme auparavant. La famille et la paroisse ne sont plus son milieu habituel de vie quotidienne ; il est perdu dans la foule anonyme et nombreuse 8.
Cette prise de conscience s’accélère avec le développement des travaux en sociologie religieuse 9 : l’individu est mobile, délocalisé. Il échappe aux communautés primaires de la famille, du voisinage, de la paroisse, du village ou du quartier. En effet, l’urbanisation, qui représente le fait dominant du xxe siècle au chapitre de la situation dans l’espace et de la construction du temps, ne fait pas que déplacer les individus d’un lieu à un autre, de la campagne à la ville. Elle crée un espace ouvert à l’intérieur duquel les individus circulent librement. L’urbanisation est synonyme de mobilité : l’automobile, la radio, la presse à grand tirage et le cinéma contribuent à une grande mobilité des personnes et à la libre circulation des idées. Dans ce contexte, la vie des paroissiens n’évolue plus complètement à l’ombre du clocher paroissial. Outre la migration vers les villes et les banlieues, une deuxième migration peut être observée, plus quotidienne celle-là, entraînée par la mobilité de la population et par la pénétration plus profonde des moyens de communication de masse. Les paroisses ne sont plus de petites sociétés homogènes, composées d’individus rattachés les uns aux autres par des solidarités primaires (parentés et voisinage) et dont les
8.
« Le problème ouvrier en regard de la doctrine sociale de l’Église », Lettre pastorale collective des évêques de la Province civile de Québec, 14 février 1950.
9.
La littérature est à ce chapitre très abondante. Signalons d’abord Jean Chélini, La ville et l’Église. Premier bilan des enquêtes de sociologie religieuse urbaine, Paris, Cerf, 1958. Autrement, le Québec a certainement été marqué par deux influences, celle de Fernand Boulard, lié à la fondation à l’Université Laval du Centre de sociologie religieuse à la fin des années 1950, et Jean Rémy qui fit de nombreux séjours à l’Université Laval au cours de la décennie 1960. On verra Fernand Boulard et Jean Rémy, Pratiques religieuses urbaines et régions culturelles, Paris, Éd. ouvrières, 1968 ; François Houtart et Jean Rémy, Milieu urbain et communauté chrétienne, Paris, Mame, 1968. Voir aussi Émile Pin, Pratique religieuse et classes sociales dans une paroisse urbaine. Saint-Pothin à Lyon, Paris, Spes, 1956.
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occupations semblables leur feraient partager des préoccupations communes et des valeurs analogues. Il s’instaure donc un écart de plus en plus grand entre l’espace territorial de la paroisse et l’espace vécu des paroissiens qui est beaucoup plus vaste. Dans ce cas, la paroisse ne peut plus être tout à fait le foyer religieux, voire le centre d’un territoire. La vie s’organise de moins en moins en fonction de cet espace territorial 10. L’élargissement de l’espace vécu des individus au-delà des frontières paroissiales conduit alors l’Église à réagir à la situation de dispersion en créant, au sein même de la paroisse, une quantité impressionnante d’œuvres et d’associations 11, dans le but de fidéliser sa population et ainsi de réussir à constituer une petite société autour de l’église à laquelle on annexe un centre paroissial ou de loisirs. Elle espère ainsi recréer un tissu conjonctif à la base et limiter la dispersion des paroissiens qui lui échappent de plus en plus. Le renouvellement de la paroisse, passe, au cours de cette période, par l’adjonction d’activités multiples aux activités plus traditionnelles. À cet égard, la paroisse urbaine, qui se développe suivant le modèle de la paroisse d’œuvres, n’est pas simplement une paroisse rurale transposée en ville, mais la construction en ville d’une forme nouvelle, dans un cadre canonique stable et inchangé et à l’intérieur des mêmes schèmes de pensée que ceux qui avaient été hérités de la « civilisation paroissiale » : la paroisse comme foyer de la vie sociale d’une communauté humaine occupant un territoire donné. On est en présence de l’exercice d’une véritable créativité dans la continuité ou d’une innovation dans la tradition. Comme je l’ai montré, tout est mis en place pour favoriser la stabilisation de l’individu et le développement de son appartenance à la paroisse, étant entendu que la stabilité et la permanence sont des facteurs qui conditionnent la pratique religieuse 12 . L’encadrement paroissial cherche, en milieu urbain, à développer un type de sociabilité qui facilite l’intégration des nouveaux urbains et qui favorise la pratique religieuse. La paroisse d’œuvres cherche à enraciner l’individu sur un territoire et à le fidéliser et, par conséquent, à réduire les effets de la mobilité des paroissiens, en faisant en sorte que l’ensemble des activités de loisir se déroulent à l’ombre du clocher 13. On veut favoriser l’intégration des fidèles à la vie sociale en multipliant les occasions d’activités communes de la paroisse. La paroisse apparaît comme une cellule de la vie
10. Voir mes autres contributions : « La place de l’église dans l’espace urbain » (p. 116-118) et « La paroisse comme un grand monastère » (p. 118-121), dans Serge Courville et Normand Séguin (dir.), La paroisse, Québec, PUL (coll. « Atlas historique du Québec »), 2001. 11. Sur la paroisse d’œuvres et sa disparition, voir Yves-Marie Hilaire, « Un demi-siècle d’utopies et de réalités paroissiales », Communio, vol. 23, nº 4, 1998, p. 58-70. 12. Dès les années 1950, on avait en main des données établissant cette corrélation entre pratique religieuse et mobilité sociale. À titre d’exemple, on verra Émile Pin, Pratique religieuse et classes sociales... 13. Sur cette question, nous renvoyons à Gilles Routhier, « Quelle sécularisation ? L’Église du Québec et la modernité », dans Brigitte Caulier (dir.), Religion, sécularisation, modernité, Québec, PUL, 1996.
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sociale 14. L’Église doit demeurer l’univers social structurant à l’intérieur duquel évoluent les paroissiens, un lieu de relations qui permet le développement de sociabilités primaires. Certes, plus le nouvel urbain appartient à d’autres milieux et réseaux, plus l’Église développera des organismes et des services supraparoissiaux : action catholique de milieu, syndicats catholiques, associations socioprofessionnelles et socioéconomiques catholiques et clubs sociaux catholiques. Pour des motifs complexes et différents qu’il serait trop long de présenter ici, ces initiatives ecclésiales, non plus liées au territoire d’habitation de l’individu, mais à ses milieux de travail et de loisirs et aux sociabilités et aux r ythmes qu’ils induisent, ne survivront pas aux soubresauts des années 1960. Parallèlement, la stratégie d’ancrage territorial par la multiplication des paroisses et leur réinvention en ville con naîtra aussi un cran d’arrêt.
L a communauté chrétienne comme modèle de la paroisse Dès le début des années 1960, le géographe Éric Gourdeau fait entendre un son nouveau. Selon lui, L’éclatement apparent de la paroisse est davantage l’éclatement de cadres géographiques et sociaux avec lesquels on s’était habitué à confondre la paroisse, puisqu’elle s’y situait, plutôt que l’éclatement de la paroisse elle-même, entendue au sens de cellule essentielle de l’Église. [...] De tels cadres viennent-ils à éclater, par suite de conditions sociologiques ou géographiques altérées, la paroisse semble du même coup éclater [...] alors que, en réalité, ce n’est pas une paroisse chrétienne authentique qui a éclaté, mais bien une structure qu’on avait assimilée à la paroisse 15.
Suivant son analyse, une forme de paroisse, celle qui est vouée à l’encadrement des fidèles d’un même territoire, a « à peu près disparu de notre société, de notre société urbaine tout au moins ». Il en appelle à une nouvelle définition de la paroisse et à une révision substantielle de sa conception. Celle-ci ne doit plus reposer sur la confusion entre paroisse et milieu social ou entre paroisse et espace territorial. La paroisse s’identifiera plutôt à la communauté des chrétiens rassemblés par l’action liturgique, ce que tentera de réaliser le mouvement liturgique et catéchétique à la suite du concile Vatican II. Tous les efforts
14. C’est dans cette perspective qu’est abordée la question de la paroisse lors de la trentième semaine sociale du Canada en 1953. On se reportera au compte-rendu de cette session : La paroisse, cellule sociale, Semaines sociales du Canada XXX (1953), Montréal, Secrétariat des Semaines sociales du Canada, 1953. 15. Éric Gourdeau, « Paroisse et liturgie », Rapport de la rencontre consultative des laïcs avec son excellence Mgr Maurice Roy, archevêque de Québec.
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déployés en vue de maintenir l’identité entre paroisse et milieu de vie ayant montré leurs limites, on renonce à concevoir la paroisse comme le centre et le foyer de la vie quotidienne de la majorité des Québécois pour la penser simplement comme l’assemblée des chrétiens. Cette intervention de Gourdeau laisse augurer une nouvelle conception de la paroisse, la paroisse comme communauté chrétienne 16, qui repose sur la déconnexion entre communauté chrétienne et communauté d’habitants ou la différenciation entre le groupe chrétien et la société, distinction qui n’allait pas être acquise de soi, ni par les citoyens ni par les responsables ecclésiaux, la survivance des schèmes anciens s’avérant plus tenace qu’on ne l’eût cru. Cette distinction et cette différenciation, apparaissant comme la dernière étape de la « sortie de la chrétienté », reposent aussi sur l’opposition barthienne entre foi et religion, opposition reçue dans le catholicisme du début des années 1960, la paroisse n’assumant plus le sentiment religieux de la population, préférant s’adresser à la foi « adulte » des chrétiens. Cet idéal de la communauté chrétienne rassemblée par la liturgie trouva manifestement ses adeptes à la paroisse Saint-Dominique et Saint-Mathieu. En effet, ce sont les dominicains, avec le lancement de la revue Communauté chrétienne (1962), qui allaient le plus mettre en valeur cette proposition. Les paroisses du Plateau de Sainte-Foy, sensibles à ces idées en pointe sur le campus universitaire (Fernand Dumont signera le premier article sur ce thème dans la revue Communauté chrétienne) y adhéreront également. En revanche, la paroisse Saint-Charles de Limoilou, confiée aux franciscains, semble assez peu perméable à cette idée que l’on ne retrouve pas dans sa feuille paroissiale. On se retrouvait potentiellement en présence d’une nouvelle conception de la paroisse, les chrétiens acceptant de séjourner en ville, reconnaissant que la paroisse n’est plus le foyer de la vie urbaine, mais un lieu alternatif, un espace témoin dans cette ville où l’Église inscrit son séjour. Jusque-là, on s’était contenté de multiplier les paroisses et d’y ajouter à l’infini des œuvres et des associations pour préserver la « civilisation paroissiale » où le religieux recouvre, si possible, l’ensemble du social. Si cette évolution modifiait la figure de la paroisse, elle n’entamait toutefois pas substantiellement la conception de base de la paroisse qui demeurait inchangée : la paroisse demeurait le centre du milieu social et elle prenait en charge institutionnellement l’ensemble de la vie des habitants de ce milieu : leur éducation (la transmission), leur socialisation, leurs loisirs, leur travail, la vie économique (coopératives de crédit, d’habitation, de logement, etc.). Cette paroisse polyvalente
16. Pour une réflexion sur les conceptions de la paroisse depuis l’époque moderne, voir Gilles Routhier, « La paroisse : ses figures, ses modèles et ses représentations », dans Alphonse Borras et Gilles Routhier (dir.), Paroisses et ministère. Métamorphoses du paysage paroissial et avenir de la mission, Montréal et Paris, Médiaspaul, 2001, p. 197-252.
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avait permis de freiner l’émergence de nouveaux milieux sociaux autonomes qui seraient à la source de nouveaux comportements : milieux scolaires, de travail et de loisir, l’enclos paroissial voulant demeurer le milieu social à partir duquel se construit l’identité des individus. Or, c’est précisément à ce niveau que la Révolution tranquille vient le plus travailler la conception de la paroisse avec deux réformes importantes : la réforme scolaire et la réforme municipale, ouvrant à la révision de la Loi sur les fabriques qui restreignait les finalités de la paroisse au culte et à la pastorale, l’empêchant désormais d’intervenir dans le domaine des loisirs. Les feuillets paroissiaux de 1960 à 1975 construisent en quelque sorte le récit de la distinction progressive entre paroisses et municipalités, surtout en ce qui concerne l’organisation des loisirs et de la différenciation progressive du monde paroissial et du monde scolaire, d’abord manifeste au secondaire, mais de plus en plus aussi au primaire. Cela est encore plus tangible sur le Plateau de Sainte-Foy, dans ces paroisses nouvelles où les liens entre écoles et paroisses sont peu enracinés, l’école primaire ayant été parfois établie avant la paroisse et sans la présence d’une communauté religieuse. Cela est vrai également du côté des loisirs, plusieurs paroisses n’ayant pas édifié un centre de loisirs paroissial, ce qui n’est pas le cas à Saint-Charles de Limoilou. On aurait donc au moins deux types d’évolution des paroisses au cours de cette période. La constitution de milieux autonomes qui sont au centre de nouvelles sociabilités accompagne – même si cela ne peut s’y réduire – l’évolution de la pratique religieuse au cours de la même période. La paroisse cesse d’être un milieu de vie sociale et sa vie liturgique s’avère vite insuffisante pour l’édifier. Au même moment, plutôt que de se redéployer suivant une autre modalité dans ce monde urbain qui se construit, l’Église abandonne ses autres positions dans la ville (écoles, collèges, université, hôpitaux, œuvres de toutes sortes) et se replie de plus en plus sur la paroisse plutôt que d’investir la ville qui se construit en dehors d’elle, avec ses milieux autonomes, ses pôles et ses lieux de rassemblements multiples, spécialisés et de plus en plus diversifiés entre lesquels l’individu, de plus en plus délocalisé, circule librement. Apparemment, l’Église ne semble plus alors en mesure d’habiter la ville où le projet de « civilisation paroissiale » ne peut plus être mis en œuvre. Elle n’arrive pas, malgré la mise en avant du concept de pastorale d’ensemble, à saisir la ville comme un ensemble cohérent à travers lequel circule désormais l’individu détaché de ses solidarités primaires.
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Une utopie pour le Québec métropolitain Déjà en 1968, dans son enquête sur le Québec métropolitain, le sociologue Vianney Delalande s’interrogeait sur la capacité de l’Église d’habiter la ville : La paroisse était un centre de vie religieuse et sociale, un centre de vie communautaire et de communications dans tous les domaines. Actuellement les paroisses restent une réalité sociale, spécialement dans la grande banlieue […]. Mais elles perdent parfois leur vitalité communautaire pour redevenir de simples unités sociétaires […] Parfois même elles ne deviennent qu’un agglomérat […]. Dans quelle mesure les paroisses correspondent-elles à une réalité sociologique d’unités de voisinage ? Il apparaît que la plupart des paroisses sont une mosaïque un peu conventionnelle de petits quartiers ou, inversement, une fraction artificielle de grands quartiers naturels. Quelle est en effet la façon dont la population occupe l’espace de ce territoire du Québec Métropolitain ? Quels sont les rapports de voisinage de ces 335 000 per sonnes rassemblées physiquement en ce lieu urbanisé 17 ?
La même étude observait pertinemment la circulation des individus à travers divers espaces et lieux de rassemblements devenus autonomes et de plus en plus étrangers à l’Église : [les] migrations quotidiennes vers les édifices administratifs du Gouvernement provincial, vers l’Université Laval […] et les migrations hebdomadaires vers les centres commerciaux […] mettent en mouvement toute la population du Québec Métropolitain vers les pôles urbains. […] Ce brassage de population fait baisser la cohésion paroissiale. Les relations de voisinage qui marquaient fortement les populations rurales et qui inf luencent encore certaines paroisses du Québec Métropolitain sont de plus en plus ténues […] 18.
Il en concluait que « l’Église ne peut pas s’asseoir uniquement dans les paroisses » et que son inscription dans la ville passait par l’invention d’autres formes, non territoriales,
17. Vianney Delalande, Québec métropolitain. Étude de trois zones pastorales selon la méthode de « contact global », Québec, Faculté de théologie de l’Université Laval, 1968, p. 147-148. 18. Ibid., p. 156.
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de présence à la ville comme ensemble complexe. Dans le monde urbain, l’Église ne pouvait plus simplement se concevoir comme une addition de paroisses, mais une présence d’Église à 200 ou 300 petits quartiers naturels, à une douzaine ou quinzaine de grands quartiers urbanisés, à l’agglomération totale et à de multiples réseaux de relations délocalisées. L’Église, tout en trouvant une insertion territoriale commode dans la structure paroissiale, ne saurait oublier ce fait qu’une paroisse centralisatrice est inajustée dès lors qu’elle n’est plus ou n’est pas une coagulation de population fermée sur elle-même et centrée sur place. Des structures souples permettraient une germination de petits groupes infra-paroissiaux tenant compte de la réalité humaine des petits quartiers. Des structures souples permettraient des coopérations interparoissiales pour des paroisses voisines ayant à assumer des problèmes semblables […] 19.
En somme, on propose l’invention de nouveaux espaces pour inscrire l’Église dans une réalité urbaine qui se construit à partir de sociabilités multiples et de natures diverses et sur une base non territoriale 20. Ces propositions, tirées d’un examen du terrain, correspondaient assez bien à l’enseignement de Vatican II sur la paroisse qui mettait en avant les collaborations interparoissiales et une action pastorale menée à un niveau supraparoissial 21. Or, si à travers la grande mission on s’efforce de mettre sur pied des régions pastorales et si quelques projets pastoraux ont été élaborés à une échelle supraparoissiale, l’action pastorale de l’Église catholique en ville, probablement en raison de la structure juridique et de la fiscalité de cette Église, est demeurée néanmoins très centrée sur la paroisse, ce qui a peut-être contribué à la marginalisation du catholicisme au Québec. Le repli sur la paroisse comme le dernier pré carré à défendre, le dernier bastion dans lequel pouvait trouver refuge le catholicisme, ne lui aura pas permis de se reconstruire dans l’espace urbain, mais allait bientôt conduire à la décomposition de cette dernière place forte. Plutôt que de risquer la sortie en dehors de la forteresse, on opta pour la solution du refuge. Pourtant, déjà
19. Ibid., p. 157. 20. Voir à distance mes réflexions sur le même sujet, « Inventer des lieux pour proposer l’Évangile et rassembler les croyants », dans Alphonse Borras et Gilles Routhier (dir.), Paroisses et ministère… 21. Voir les décrets Apostolicam actuositatem 10 et 26 et Christus Dominus 29 et 30.
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en 1968, devant l’observation de la mobilité de la population, les conclusions des études étaient claires : Des structures paroissiales souples donnant à la paroisse le rôle de l’un des relais de vie chrétienne des gens, sans gêner leurs choix, sont adéquates à la situation. Il faut que la paroisse soit conçue comme un « local » ouvert et non comme un « bocal » fermé […]. Les paroisses urbaines ont un rôle à jouer, mais qui n’est plus totalement celui d’une paroisse rurale. Essayer de recréer une attraction paroissiale permanente pour l’ensemble des paroissiens à l’égard de l’ensemble de leurs besoins religieux est un projet sans espoir dans une agglomération urbaine moderne, comme l’est Québec 22.
L’examen de notre corpus montre le peu d’effets de cette utopie sur la vie paroissiale dans le Québec métropolitain au cours de cette période. Si l’on participe à la Grande Mission qui vise à jeter les bases d’une pastorale d’ensemble au plan d’une région pastorale, en pratique, le lieu primaire de la vie chrétienne demeure la paroisse, même si certaines paroisses, celle de Saint-Dominique en particulier, deviennent de plus en plus des paroisses électives, c’est-à-dire des paroisses qui attirent des fidèles bien au-delà de leur territoire. La constitution de nouveaux lieux de vie chrétienne plus proches des sociabilités et plus en accord avec les itinéraires des urbains mobiles n’arrive pas à s’imposer.
Conclusion L’hypothèse que nous formulons est que l’Église, bien qu’elle soit née en milieu urbain et comme minorité en milieu urbain, a perdu l’habitude d’habiter la ville et de s’inscrire comme minorité – groupe alternatif – dans le milieu urbain pluraliste et complexe. Cette capacité, elle l’a retrouvée à un moment de son histoire, le Moyen Âge, avec une créativité étonnante. À l’époque moderne, l’enseignement du concile de Trente sur la paroisse a fixé pour des siècles une manière de concevoir le rapport entre territoire, communauté d’habitant et paroisse. La paroisse, comme structure territoriale d’encadrement de la vie religieuse des fidèles, était fondée sur ce rapport particulier à l’espace et au temps et ce que l’on a appelé la disparition de la « civilisation paroissiale » correspond autant, sinon plus, à la modification d’un certain rapport au temps et à l’espace des paroissiens qu’au renoncement à leur religion, la modification d’un mode de vie provoquant, par choc en retour, la modification des pratiques et du rapport au religieux. C’est d’ailleurs la compréhension des choses que proposait le rapport Dumont au début des années 1970.
22. Ibid., p. 158.
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La modernité, en modifiant le rapport des humains au temps et à l’espace, ne conduit pas inéluctablement à la désintégration des communautés. Au contraire, elle les a multipliées et en a modifié radicalement la forme, ce qui provoque l’Église à s’instituer à partir d’autres formes sociales que celles qui ont été développées à l’époque de la « civilisation paroissiale 23 ». Comme le sort de la « civilisation paroissiale » est étroitement lié à celui des communautés primaires, la métamorphose et la perte de poids des communautés primaires affectent en profondeur la paroisse. Dans la « civilisation paroissiale », la communauté, qui avait un caractère polyvalent, prenait en charge toutes les fonctions sociales, que ce soit l’éducation, la santé, la vie politique, économique, religieuse, etc. L’ensemble de la vie, de la naissance à la mort, se déroulait à l’intérieur de cette communauté villageoise ou paroissiale qui l’assumait entièrement. Cela n’est plus le cas en mode urbain. Le lieu d’habitation ne correspond pas au lieu de travail, les loisirs se vivent dans d’autres réseaux et les lieux de transmission et de socialisation se démultiplient. Ainsi, l’individu se libère de l’emprise de la communauté et gagne de plus en plus en autonomie. Le passage à la modernité, avec ses temps, ses rythmes et ses espaces, peut être étudié à partir de l’examen de la métamorphose récente et toujours en cours du catholicisme paroissial. Ce passage à la modernité qui permet aussi au sujet de s’affranchir non seulement de son territoire et de sa communauté primaire, mais également des institutions et des traditions ne peut qu’affecter en profondeur la paroisse. Cette métamorphose suppose un moment de déstructuration, voire de décomposition, d’une figure de la paroisse, ce que nous observons actuellement. S’agit-il seulement d’un passage ou d’une traversée ou de la manifestation de l’effondrement du christianisme en Occident, le religieux « détraditionnalisé » pouvant désormais être réinvesti à partir de mythes et de symboliques séculières. Les opinions sur ce sujet sont naturellement divergentes et elles sont souvent dépendantes de convictions. Quoi qu’il en soit, les études actuelles sont orientées davantage vers l’étude de l’émergence de nouvelles figures – fluides et modelables – du christianisme et la recherche des formes sociales qu’il peut prendre en modernité.
23. Voir mon article « Communautés – réseaux – assemblée. Penser l’Église dans le monde pluriel », Théophilyon, vol. XI, nº 1, 2006, p. 71-96.
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Gestion du temps, gestion de l’espace et modernité dans le catholicisme L’exemple de l’Afrique subsaharienne
Claude Prudhomme Université Lumière – Lyon II
L a diffusion du catholicisme en Afrique subsaharienne s’est réalisée à l’époque contemporaine selon le modèle promu par la papauté à travers la congrégation de Propaganda fide. Érigée en 1622 pour diriger l’action missionnaire, elle marque une étape décisive dans la manière dont l’Église romaine comprend sa place dans le monde et son rôle dans l’histoire. Elle apparaît caractéristique d’une conception moderne de l’universalité qui vise à la rationalisation de l’action par la maîtrise du temps et de l’espace. La papauté traduit cette ambition dans l’imposition d’une autorité directe et exclusive sur toutes les missions, terme apparu au xvi e siècle pour désigner le mode d’expansion pacifique élaboré par Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus à partir des années 1540. Mais la mise en œuvre du projet romain se heurte à la volonté des souverains catholiques de contrôler l’administration de la religion dans leurs colonies où le catholicisme est imposé. Et elle rencontre beaucoup plus d’échecs que de succès en Asie où éclate la querelle des rites malabars et chinois. Il faut attendre le xixe siècle et l’implantation de nouvelles missions en Océanie et en Afrique subsaharienne pour voir le modèle se déployer réellement. Dès lors l’Afrique donne l’exemple d’une évangélisation planifiée grâce à un découpage territorial qui accompagne la progression des missions. Mais, à partir du dernier tiers du xx e siècle, la mise en mouvement des populations met en question l’efficacité d’une stratégie fondée sur le quadrillage de l’espace. Le modèle catholique semble alors reculer au profit d’autres logiques relevant de la constitution de réseaux.
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L a gestion des missions comme expression d’une modernité catholique La constitution Inscrutabili, promulguée par le pape Grégoire XV pour fonder la Propaganda fide ou Propagande expose clairement l’objectif assigné à la nouvelle congrégation au sein de la Curie : Afin de faciliter cette œuvre, nous voulons qu’il y ait réunion une fois par mois, en notre présence, et deux fois chez le plus ancien des Cardinaux susdits. Nous voulons qu’ils connaissent et traitent toutes et chacune des affaires qui ont rapport à la diffusion de la foi dans le monde entier. Ils en référeront à Nous pour les affaires plus graves qu’ils auront traitées, décideront et expédieront les autres par eux-mêmes, veilleront avec prudence sur toutes les missions pour la prédication et l’enseignement de l’évangile et de la doctrine chrétienne 1.
La centralisation romaine est ici considérée comme la condition d’une visée universelle, exprimée jusque dans le choix du sceau de la Propagande 2 . Elle a pour conséquence une volonté d’occupation systématique et méthodique de tout l’espace géographique. L’univers, hier partagé entre souverains d’Espagne et souverains du Portugal, est désormais découpé en unités territoriales soigneusement délimitées pour éviter la répétition des conflits de juridiction qui avaient entraîné de graves conflits entre les congrégations religieuses dans les pays de mission. Les dossiers destinés à préparer la réunion (congresso) des cardinaux membres de la Propagande recourent aux cartes géographiques qui permettent la fixation des frontières et mettent en évidence les progrès de la christianisation 3. Cette construction d’un espace mondial homogène, que le catholicisme doit occuper progressivement, sous l’autorité exclusive du pape, se doit de recevoir un fondement scripturaire. Loin d’aller puiser dans les citations du Nouveau Testament par lesquelles Jésus envoie ses disciples enseigner et baptiser, la constitution Inscrutabili fait référence à la vision de Pierre à Joppé (Actes 10/13). Selon l’interprétation qu’elle fait de cet épisode, la vision
1.
Collectanea S. Congregationis de Propaganda Fide : seu Decreta, instructiones, rescripta pro apostolicis m1907, vol. 1, nº 3. Traduction du latin.
2.
Il représente au centre une mappemonde surmontée d’une croix et de la devise Euntes docete omnes gentes tirée de Matthieu 28/19-20.
3.
Cf. Jean-Michel Vasquez, Une cartographie missionnaire. L’Afrique de l’exploration à l’appropriation, au nom du Christ et de la science (1870-1930), thèse d’histoire, Université Lumière Lyon 2, 2007.
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de la nappe est un appel divin adressé à Pierre et ses successeurs pour qu’ils réunissent les quatre coins de l’étoffe. La métaphore préfigure donc la réunion, au sein de l’Église romaine, de toute l’humanité, provisoirement divisée en schismatiques, hérétiques et païens 4. À la perception géographique de l’expansion missionnaire s’ajoute une théologie de l’histoire conçue comme une histoire sainte caractérisée par l’entrée progressive de tous les hommes dans l’Église. La fin de l’histoire surviendra avec l’achèvement de ce processus : L’Église a été fondée pour propager la foi dans le monde entier. Ce but est sa raison d’être. Lorsque tous les hommes seront évangélisés, nous sommes avertis que le genre humain n’aura plus qu’à paraître devant son Juge, et l’Éternité commencera pour tous les fils d’Adam 5.
L’illustration qui figure sur la couverture de l’Annuaire pontifical catholique, lancé en 1898, s’inscrit dans cette longue tradition. Elle représente la place Saint-Pierre entourée par la monumentale colonnade du Bernin qui ressemble à deux bras largement ouverts pour accueillir tous les peuples et les conduire vers la basilique au fond de l’image. L’érection d’une nouvelle entité autonome suppose donc le respect d’un cahier des charges en conformité avec un idéal marqué par l’ecclésiologie tridentine et une volonté de modernité. Conformément à ce projet d’ensemble, chaque unité missionnaire de base est la reproduction à échelle locale de l’Église catholique universelle. Un questionnaire, élaboré en 1798, énumère les points auxquels les chefs de mission (vicaires apostoliques) doivent répondre en vue de la création d’une nouvelle circonscription ecclésiastique. Il fixe les conditions à remplir autour de têtes de chapitre qui imposent un modèle unique et universel. La constitution d’un nouveau territoire s’inscrit à la fois dans la longue durée et l’immédiateté d’un contexte sociopolitique particulier que le chef de mission doit brièvement rappeler (nº 1). Elle est soigneusement délimitée dans l’espace pour être attribuée (commissio) à une seule congrégation religieuse masculine (2-3). Elle se définit par opposition aux autres et doit afficher sa différence face aux protestants, schismatiques, musulmans, païens (4-5). Puis vient l’énumération des éléments qui vont la constituer en tant que
4.
« C’est en effet à Pierre seul que fut montrée cette nappe mystérieuse dont les quatre extrémités étaient abaissées du ciel en terre, remplie de toutes sortes de quadrupèdes, de serpents et d’oiseaux ; les paroles qui suivirent cette vision : “Lève-toi et mange” signifiaient que Pierre et ses successeurs seraient chargés de réunir, des quatre extrémités du monde, les hommes égarés par diverses superstitions, de les immoler pour ainsi dire, de les dépouiller de leur ancienne vie et de se les assimiler, afin qu’ils pussent devenir les membres celui qui est la tête invisible de l’Église, membres du Christ chef visible de l’Église, et qu’ainsi entrés dans la famille du Christ, ils aimassent ce qui est du Christ, ils accomplissent ses œuvres… » (Constitution Inscrutabili, 1622).
5.
La Propagande, par Mgr Le Roy, supérieur de la congrégation du Saint-Esprit, Lyon, imprimerie J. Poncet, 1905, p. 5.
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chrétienté sur un territoire précis : un évêque ou vicaire apostolique résident (nº 10), des fidèles bénéficiant de la liberté religieuse (6-9), des lieux de culte et des ressources (10-13), un clergé missionnaire et indigène (14, 15, 17), des auxiliaires catéchistes (16), des séminaires (18), des œuvres et des associations (19-20). Centralité, quadrillage de l’espace géographique, agrégation progressive des païens à l’Église catholique : tels sont les trois postulats qui ont présidé à l’implantation des missions modernes dans le monde, et qui triomphent en Afrique à partir du xix e siècle. L’exploration puis la colonisation du continent sont accompagnées de la division en immenses vicariats apostoliques qui sont, par la suite, subdivisés en vicariats plus petits en fonction des progrès réalisés dans les implantations. La présence ancienne de diocèses portugais ou espagnols qui relèvent du padroado, notamment en Angola et au Mozambique, n’a pas entravé la mise en place de ce modèle placé sous l’autorité exclusive de Rome. Les diocèses de type padroado sont conservés mais isolés dans des frontières et ils sont considérés comme les vestiges d’un ordre obsolète. Soucieuse d’éviter la superposition des juridictions sur un même territoire, la papauté refuse que les fidèles des diocèses portugais en Afrique, quand ils se déplacent dans les nouveaux territoires missionnaires, échappent à l’autorité de la Propaganda fide. On leur interdit de former des communautés autonomes pour éviter la coexistence d’autorités différentes sur un même territoire. Le souci de rationalisation passe d’abord par le découpage de l’espace, une occupation ordonnée, l’uniformisation. Plus tard, au xx e siècle, la passation des pouvoirs au clergé indigène est préparée par la création de nouveaux diocèses confiés à des évêques et des prêtres africains après la Seconde Guerre mondiale. Leur émergence complique le dispositif missionnaire sans mettre en cause le quadrillage géographique et le modèle territorial. Rome procède au remplacement des vicaires apostoliques et des évêques missionnaires par des évêques autochtones qui restent placés sous l’autorité de la Propagande, rebaptisée après le concile Vatican II congrégation pour l’Évangélisation des peuples. Les Églises locales africaines se mettent donc en place dans la deuxième moitié du siècle selon une distribution géographique qui applique les critères définis à l’époque missionnaire. La géographie ecclésiastique épouse les frontières politiques et préserve le principe d’une unique autorité épiscopale. Certes la pénurie de personnel et la faible densité de peuplement dans beaucoup de régions retardent dans beaucoup de cas la division des diocèses en unités plus petites de manière à rapprocher l’évêque des fidèles. Mais les obstacles rencontrés dans l’occupation systématique de l’espace, notamment par le quadrillage paroissial, ne conduisent pas à remettre en question la logique territoriale. Cette dernière semble la voie normale, avec la conviction que les diocèses les plus étendus seront, tôt ou tard, divisés en diocèses plus petits. Seule une gestion de l’Église fondée sur une division géographique paraît de nature à rationaliser l’action pastorale et à assurer
xx e
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les conditions de l’unité catholique bien que s’accumulent les éléments qui perturbent cet idéal.
Crises et résistances du modèle territorial Une première difficulté avait surgi dès l’époque coloniale avec la nécessité d’adapter les frontières ecclésiastiques aux frontières administratives de la colonisation. Les découpages missionnaires cherchaient à privilégier une logique pastorale, commandée notamment par le regroupement dans un même territoire d’ethnies parlant la même langue ou présentant des caractères voisins. Ils s’appuyaient sur les réseaux de communication (pistes, fleuves) pour faciliter les déplacements des missionnaires et sur la distribution des populations pour concentrer les moyens dans les zones les plus denses. Mais la logique pastorale avait dû composer avec l’ordre colonial et céder à la pression des États colonisateurs. Cette dernière s’exerça surtout au moment du partage du continent dans les années 1880-1890 6 . Pour des raisons administratives et financières (l’octroi de subventions par les gouvernements coloniaux), les autorités ecclésiastiques acceptèrent de couler la géographie missionnaire dans une géographie coloniale que les indépendances n’ont pas modifiée, à quelques exceptions près. Mais, dans cette première phase, les adaptations ne remettent pas en cause la volonté de couvrir l’espace de manière méthodique grâce à la multiplication des stations missionnaires ou des paroisses, puis la division des diocèses. L’efficacité de cette stratégie paraît confirmée par la construction à partir des années 1930 de véritables chrétientés dans des régions passées majoritairement au catholicisme. La région des Grands Lacs, le Congo Brazzaville, le sud du Cameroun ou le pays ibo au Nigeria, certaines régions d’Afrique australe se transforment en espaces catholiques où le clergé missionnaire, puis autochtone, exerce sur les populations une autorité que les administrations coloniales, puis nationales, n’entament pas vraiment. Grâce au réseau des œuvres, et plus spécialement des écoles et des dispensaires, le catholicisme s’impose comme une médiation nécessaire pour les populations désireuses d’accéder à la modernité. La vie sociale est encadrée par des organisations inspirées des expériences européennes mais adaptées aux réalités locales (légion de Marie, scoutisme). Le déroulement des semaines est rythmé par les rassemblements des fidèles pour la messe dominicale (territoire paroissial) et les grandes fêtes du cycle liturgique sont solennisées autour de l’évêque. L’idéal d’un
6.
On en trouvera quelques exemples dans Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII (1878-1903), Collection de l’École française de Rome, n° 186, p. 298-299.
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espace catholique homogène et d’un temps catholique tourné vers le salut, grâce à une population sédentarisée conduite par son clergé, semble trouver sa réalisation en Afrique. Alors que le modèle de la chrétienté géographique entre en crise dans la deuxième moitié du xxe siècle en Europe et en Amérique du Nord, la vitalité de la croyance religieuse, qualifiée d’effervescente, et les signes d’une fécondité inventive exceptionnelle semblent démentir en Afrique les prévisions d’une sécularisation de type occidental. Le modèle territorial résiste dans les années 1960-1970 à des politiques brutales qui entendaient exclure le catholicisme de l’espace public (Zaïre) ou le circonscrire dans des activités strictement religieuses (Congo Brazzaville, Gabon). Pourtant cette conception d’un catholicisme en expansion spatiale indéfinie qui prend le contrôle religieux de territoires toujours plus nombreux va se trouver aux prises à partir des années 1990 avec une situation nouvelle qui semble la condamner 7.
Déstabilisation des territoires par la mise en mouvement des populations et l’urbanisation Les mutations et les crises qui affectent l’Afrique ne pouvaient rester sans effet sur un catholicisme organisé en diocèses, eux-mêmes adaptés aux divisions administratives et aux frontières nationales. Déjà la colonisation avait favorisé ou imposé la mobilité de la main-d’œuvre, tant pour les individus en quête d’un travail ou d’une promotion, ou soumis à la conscription, que pour les collectivités réquisitionnées pour les grands travaux. Elle enclenche en outre un cycle d’urbanisation de l’Afrique par la création de nouveaux centres administratifs et économiques. La croissance de ces villes s’amplifie avec le décollage démographique sensible dans les années 1960. Les Églises d’Afrique se trouvent à leur tour aux prises, surtout à partir des années 1960, avec les problèmes nés de l’exode rural. Les populations catholiques migrantes risquent d’échapper à tout encadrement tandis que les zones catholicisées voient arriver des populations non catholiques. Les autorités catholiques tentent de s’adapter en renforçant leur présence dans les nouvelles villes mais elles manquent de moyens. Le rêve de chrétientés stables commence à se dissiper. Dans le dernier tiers du xx e siècle, les changements s’amplifient. L’accélération de la croissance urbaine (avec le taux d’accroissement de la population urbaine le plus fort du monde : 5 % par an) et la constitution d’immenses mégapoles, souvent livrées à une exten-
7.
Gilles Séraphin, « Quand Dieu façonne le monde à son image : évolutions religieuses et superpositions anthropologiques et sociales dans une ville africaine (Douala, Cameroun) », dans Jean-Émile Charlier et Frédéric Moens (dir.), Modernités et recompositions locales du sens, Mons, FUCAM, 1999, p. 91-119.
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sion sauvage, placent les dispositifs pastoraux hérités de la mission dans une situation délicate 8 . Plus que jamais la ville devient le lieu de l’émancipation et de la contestation des autorités. Toutes les études récentes établissent le même constat : le quadrillage spatial à partir de la paroisse se révèle insuffisant pour parvenir à un encadrement efficace des fidèles. Aux bouleversements socioéconomiques s’ajoute dans les années 1980 un engrenage de conflits et de guerres civiles meurtrières qui mettent sur les routes des millions de personnes et rendent totalement caducs les dispositifs pastoraux classiques. La territorialisation ecclésiastique se trouve désormais en décalage permanent avec une recomposition des territoires urbains commandée par des regroupements sur une base ethnico-régionale et politique. Brazzaville, où les factions rivales basées dans différents quartiers s’affrontent militairement, est un exemple spectaculaire, mais pas isolé, de cette évolution 9. De l’autre côté du fleuve, le diocèse de Kinshasa cherche, sans vraiment les trouver malgré le recours à de nouveaux relais laïques, les réponses pastorales au risque d’implosion de la ville 10. D’une certaine manière le catholicisme a perdu l’initiative des implantations et la maîtrise de l’occupation des espaces. Plus grave, il se trouve pris au piège de sa propre stratégie d’unités pastorales homogènes quand elles sont perverties en unités politico-ethniques qui s’affrontent pour le pouvoir. L’identité catholique se voit instrumentalisée par les acteurs du jeu politique. Dès lors la nomination à la tête d’un diocèse d’un évêque issu d’une ethnie étrangère au territoire peut devenir localement source de conflits. Le passage de migrations de proximité et provisoires à des migrations transnationales, puis transcontinentales, constitue la dernière étape de ce processus de mise en mouvement des populations. Il provoque de vives tensions au sein des États africains qui n’ont pas les moyens de gérer l’arrivée massive de nouvelles populations mais qui font des nouveaux arrivants des boucs émissaires pour expliquer leurs échecs. Nigérians du Cameroun, populations du Nord accusées d’être étrangères en Côte d’Ivoire, réfugiés des pays en guerre affluant dans les pays voisins (Grands Lacs) constituent autant de masses qui échappent à toute entreprise de planification de la pastorale à partir de la division des territoires. En quelques décennies, le modèle missionnaire, fondé sur la délimitation
8.
Jean-Luc Piermay, « L’apprentissage de la ville en Afrique subsaharienne », Le Mouvement social, nº 204, 2003/3, p. 35 à 46.
9.
Prosper Mouyoula, Crises et mutations politiques au Congo-Brazzaville – Radioscopie et interprétation d’une histoire complexe (1946-1996), thèse pour le doctorat d’histoire, Université Lumière-Lyon 2, 2004.
10. Jean-Bruno Mukanya Kaninda-Muana, Église catholique et pouvoir en République démocratique du Congo. Enjeux, options et négociations du changement social à Kinshasa, 1945-1995, thèse pour le doctorat en histoire, Université de Genève, 2007.
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d’unités territoriales, se trouve débordé dans de nombreuses régions d’Afrique. Avec la mobilité triomphe un autre modèle de société, fondé sur l’émancipation des individus, de même que leur déracinement, dominé par l’aspiration à la consommation, mais aussi une paupérisation de masse. Au début des années 1990, les villes africaines comptaient 9 millions de sansemploi officiels (au sens du Bureau international du travail) ; en 1998, le nombre est passé à 28 millions. Il en résulte un ébranlement des mécanismes d’entraide et de solidarité 11. Au sein des familles qui disposent d’un minimum de revenus, la tendance est au repli sur la famille proche et la pression de la famille élargie qui cherche à bénéficier de la réussite d’un de ses membres est de plus en plus ressentie comme un poids. L’éloge de la famille, promue figure de l’Église lors du synode des évêques d’Afrique à Rome en 1994, ne doit pas masquer la tendance à privilégier la famille proche. Le desserrement des liens se vérifie entre aînés et cadets et influence le champ religieux. Les aînés ne pouvant plus aider, les cadets ne reconnaissent plus leur légitimité sociale et politique et cherchent ailleurs des moyens de survie, y compris dans les économies parallèles, ou se tournent vers les nouveaux mouvements religieux qui proposent réconfort et espérance en dehors du cadre paroissial. Il y a donc une triple déconnexion, entre organisation de la société, organisation du tissu urbain, organisation paroissiale. On assiste à l’échelle des quartiers à la constitution d’îlots juxtaposés où les adhésions confessionnelles entrent en concurrence. Le temps de la fragmentation succède à celui de l’unité villageoise ou familiale. Face aux carences de la puissance publique, les Églises, et le catholicisme en particulier, tentent à partir des années 1980 de jouer la décentralisation et d’organiser les relations entre les divers groupes par des actions menées à l’échelle du quartier. Mais les Églises d’Afrique font le constat de leur impuissance à inverser le cours des choses. Les conférences épiscopales ont beau multiplier les appels à l’unité et à la solidarité, elles ne peuvent empêcher les guerres intestines dans des pays qui connaissent pourtant des taux élevés de catholiques (les deux Congo, le Rwanda, le Burundi). Prises de court par l’explosion urbaine, elles ne semblent pas en mesure d’inventer des stratégies adaptées à la nouvelle donne. Curieusement le synode africain de 1994 n’accorde pourtant pas de place particulière à ces mutations sociales qui minent les structures ecclésiastiques alors qu’il débat longuement des vertus de l’inculturation 12 . Les évêques en sont réduits, comme au
11. On ne peut citer ici les nombreux travaux de géographes qui portent sur ces questions, en particulier ceux d’Alain Dubresson. 12. Cf. Maurice Cheza, Le Synode africain. Histoire et textes, Paris, Karthala, 1996. Le second rapport du cardinal Thiandoum consacre trois lignes à l’urbanisation et aux mouvements de masse des populations qui « font éclater et désorganisent l’homogénéité et la stabilité de la vie traditionnelle ».
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Gabon 13, à dénoncer la disparition des valeurs morales et religieuses, à déplorer la fascination pour la société de consommation, sans discuter l’organisation territoriale de l’action pastorale. Pourtant, dans le même temps, ils s’inquiètent de la montée en puissance des Églises évangéliques dont le dynamisme repose justement sur une autre logique.
Le succès du pentecôtisme, signe précurseur de la fin du modèle territorial catholique ? Une abondante littérature sociologique et anthropologique oppose à la crise des Églises historiques le succès et la croissance spectaculaire des Églises néo-pentecôtistes 14. Elles obéissent à un modèle de développement qui tranche avec la tradition héritée des missions. Ces dernières pensaient leur implantation en deux phases. À la première correspondait l’ouverture de centres à partir desquels les missionnaires rayonnaient sur l’espace voisin. À la seconde, la fondation de stations secondaires permettait l’occupation permanente des territoires et inaugurait une organisation de type paroissial. Les Églises néo-pentecôtistes rompent avec cette perspective. Elles naissent sans être programmées par une autorité ecclésiastique et sont le fruit de dissidences en chaîne 15. Elles s’inscrivent ainsi dans la mobilité des populations. Elles proposent un langage religieux en phase avec la modernité et les mutations sociales. Elles s’organisent autour d’un pasteur autoproclamé doué d’un pouvoir charismatique qu’il exerce par la prédication ou les rituels de guérison. Le rassemblement de la communauté s’effectue sur une base purement élective et n’est astreint à aucune contrainte territoriale de type paroissial. Chaque unité ecclésiale revendique ainsi son autonomie. Néanmoins ces Églises indépendantes ne sont pas isolées mais fonctionnent en réseaux à l’échelle régionale, nationale ou transnationale, qui leur apportent financement et soutiens. Pour le migrant, ces Églises constituent un recours, un lieu dans la ville où il peut retrouver des repères, renouer avec une spiritualité et un univers de croyances ébranlés par
13. Hervé Essono Mezui, Église catholique, vie politique et démocratisation au Gabon, thèse pour le doctorat d’histoire, Université Lumière - Lyon 2, 2006. 14. Harvey Cox, Retour de Dieu. Voyage au pays pentecôtiste, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. Pour l’Afrique subsaharienne : Véronique Faure (dir.), Dynamiques religieuses en Afrique australe, Paris, Karthala, 2 000 ; Pierre-Joseph Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003, 448 p. Journal des africanistes, tome 68, fascicule 1-2 (1998), « Parcours de conversion » ; André Mary, passim… 15. Voir par exemple Sandra Fancello, « Au commencement était la dissidence. Création et séparation au sein du pentecôtisme ghanéen », Archives des sciences sociales des religions, 2003, 122, p. 45-55.
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la migration. En état de choc culturel, particulièrement quand il a dû s’exiler hors de son pays et qu’il vit en situation de précarité permanente, souvent sans papiers, il trouve dans l’Église néo-pentecôtiste un mode d’insertion original. À travers ces Églises, le migrant a la possibilité de reconstituer un réseau de relations et de solidarités qui lui permet de s’en sortir tout en restant mobile. Elles sont des lieux de regroupement ponctuel autour d’un pasteur, d’une certaine manière en dehors d’un territoire et d’une histoire hérités, où s’inventent des formes de communion fraternelle et d’encouragement mutuel. Elles font surgir de nouvelles communautés qui tirent leur force de leur absence d’enracinement spatial et de tradition historique. En ce sens on a pu reprocher à ces Églises surgies ex nihilo d’engendrer une forme de communautarisme qui empêche l’ouverture sur la société d’accueil. Mais à leur manière elles jouent un rôle décisif dans un processus d’intégration des immigrés. On le voit, la rupture avec le modèle territorial ne relève pas seulement d’une stratégie pastorale qui privilégie la mobilité et la nouveauté. Elle commande aussi un rapport critique à la tradition et pousse le fidèle à s’en émanciper, quitte à emprunter un langage religieux largement nourri par cette même tradition (rites de délivrance, prophétisme, importance accordée aux rêves et aux révélations). La ritualisation de la rupture avec une tradition diabolisée, dont le migrant est de fait coupé, donne un sens à la situation vécue tout en introduisant le néophyte dans une nouvelle communauté. Il en résulte toute une théologie qui se démarque de la recherche d’une inculturation prônée par l’Église catholique. Là où le catholicisme cherche dans la tradition des éléments d’ancrage pour une christianisation en profondeur, le mouvement néo-pentecôtiste appelle le croyant à abandonner l’homme ancien pour revêtir l’homme nouveau. Un modèle d’adhésion nourri de références bibliques prend ainsi consistance face à celui qui est véhiculé par le catholicisme. Au lieu de présenter la conversion comme un aboutissement qui couronne une recherche ancestrale, il en fait une innovation et une rupture, une nouvelle naissance. Au lieu d’insister sur la transmission de la foi reçue dans une Église qui dit « nous croyons » avant de dire « je crois », il entre dans la logique de l’individualisation du croire et de l’expérience religieuse. La communauté naît de ce partage d’expériences individuelles plus qu’elle ne leur préexiste.
Église de territoires ou Église de réseaux ? L’effervescence religieuse qui semble au début du xxi e siècle jouer en faveur des Églises de type pentecôtiste ou néo-pentecôtiste conduit certains observateurs à pronostiquer la submersion prochaine des Églises historiques par un mouvement évangélique mieux adapté à des sociétés africaines en crise et aux prises avec l’irruption brutale de la modernité. La pastorale du quadrillage territorial serait condamnée au profit d’un réseau de communau-
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tés organisées en associations et en fédérations qui respectent l’autonomie de chaque unité de base. Une telle évolution serait enfin de nature à disqualifier le modèle centralisateur et territorial développé historiquement par le catholicisme en Afrique subsaharienne. Ces pronostics nous semblent faire l’impasse sur plusieurs données qui incitent à tempérer le diagnostic. La disqualification à court terme des territoires n’implique pas obligatoirement qu’ils soient devenus obsolètes. L’évolution des Églises nées de la mouvance évangélique montre que, pour s’inscrire dans la durée, elles finissent par s’inscrire dans un territoire et choisissent d’adhérer aux institutions fédérales du protestantisme. Elles se rapprochent alors d’un mode de fonctionnement plus classique. Cette observation nous conduit à faire l’hypothèse que les Églises catholiques africaines, surprises et parfois désemparées devant un prosélytisme qui se fait souvent à leurs dépens, disposent de ressources qui commencent à être mobilisées. Face à une mondialisation qui favorise les réseaux, le catholicisme peut d’abord s’appuyer sur une longue pratique en la matière. L’expérience historique de la mission, avant d’imposer le quadrillage des territoires, a commencé avec des réseaux qui se constituent autour des sociétés missionnaires. La cartographie, en cherchant à remplir des vides, finit par masquer que la présence missionnaire s’apparente beaucoup plus à une série de points et à des arborescences qu’à une occupation réelle de l’espace. La congrégation missionnaire repose sur un ensemble de liens personnels hiérarchisés qui échappent à la territorialisation. La prise en charge de territoires missionnaires ne constitue qu’une forme possible de leur activité. Cette tradition du réseau, constitutive de l’histoire des congrégations, s’est trouvée ébranlée par la passation des pouvoirs au clergé autochtone. Elle n’a pas disparu pour autant, puisque les religieux missionnaires continuent à agir aux côtés du clergé diocésain et lui apportent un soutien matériel et humain qui reste indispensable. En outre de nouveaux réseaux missionnaires sont apparus avec l’implantation de relais africains par des associations aussi différentes que l’Opus Dei et la communauté Sant’Egidio. Pour cette dernière, le succès qu’elle a obtenu auprès des étudiants africains a constitué une surprise mais semble durable. Les clergés diocésains sont d’ailleurs, eux aussi, conduits à entrer dans des réseaux internationaux et à chercher l’appui d’associations transnationales, que ce soit pour financer leurs infrastructures sanitaires et scolaires ou pour implanter des ONG en vue du développement. Si l’administration épiscopale continue à privilégier le territoire, elle tend de plus en plus à le dépasser pour définir les orientations pastorales au niveau national ou régional grâce à des réseaux trans-territoriaux. L’expérience acquise par le catholicisme dans la mobilisation de ces deux logiques, celle du territoire et celle du réseau, demeure un atout pour concilier exigence d’enracinement et prise en compte de la mobilité des populations. Être catholique signifie
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aussi pour un Africain bénéficier de possibilités à l’échelle du monde, pouvoir compter sur une aide venue de l’extérieur, espérer un lieu d’accueil en Occident et participer à des échanges internationaux.
Conclusion S’il reste la référence universelle dans le catholicisme, le modèle territorial est en train d’évoluer en Afrique subsaharienne pour s’adapter à la mobilité des populations et sortir du seul cadre paroissial. Même si la réussite est loin d’avoir toujours été au rendez-vous, l’accent mis ces dernières années sur la constitution de petites communautés chrétiennes ou communautés ecclésiales de base apparaît comme une solution de rechange au schéma paroissial 16. De même le succès de nouveaux mouvements au sein du catholicisme africain traduit la préférence pour des modes électifs d’associations qui traversent les territoires. C’est pourquoi, plus qu’à un effondrement des territoires, en particulier dans la brousse où ils continuent à avoir une consistance et restent une référence pour les migrants en quête d’origines, l’explosion urbaine et l’amplification des mouvements migratoires favorisent une recomposition du catholicisme africain. Elle pourrait prendre le visage d’une combinaison inédite entre ancrage territorial et fonctionnement en réseaux, découpage de l’espace et circulation transversale des hommes et de l’information. La centralisation romaine ne semble pas en soi un obstacle à ce fonctionnement en réseau. Elle y est même favorable dès lors qu’elle reste à la tête de l’ensemble des réseaux particuliers et assure leur régulation, à la manière de la congrégation romaine des religieux pour la gestion des congrégations. Elle n’a d’ailleurs pas été prise au dépourvu par l’irruption de nouvelles associations internationales organisées en réseaux et elle a recouru à la solution de la prélature nullius (sans territoire), déjà utilisée pour la Mission de France, ou à celle de la prélature personnelle destinée à mettre sous la dépendance directe du pape les adhérents d’un mouvement (Opus Dei). Un tel statut a été jugé archaïque ; il se révèle en réalité adapté à de nouvelles configurations. Néanmoins les progrès des réseaux compliquent l’exercice de l’autorité romaine et épiscopale dans la mesure où celle-ci fut d’abord construite pour des diocèses territoriaux. La création de conférences épiscopales à l’échelle des grandes régions africaines, puis du continent tout entier, l’organisation de réunions communes entre les conférences épiscopales africaine et européenne, la multiplication de réseaux internationaux formés par des
16. Bernard Ugeux, Les petites communautés chrétiennes, une alternative aux paroisses ? L’expérience du Zaïre, Paris, Cerf, 1988.
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mouvements ou des organisations non gouvernementales catholiques sont autant d’essais d’adaptation à la nouvelle situation créée par la mondialisation. Mais cette recomposition appelle une remise en cause de toute une ecclésiologie catholique qui continue à assimiler l’expansion de l’Église romaine à l’extension du royaume de Dieu. Les ruptures théologiques opérées par certains missiologues, en particulier le jésuite belge Jacques Dupuis 17, qui propose de déconnecter clairement Église catholique et royaume de Dieu, suscitent de vives réactions et entraînent des débats animés. Une telle perspective a cependant gagné du terrain comme en témoigne la revue italienne de missiologie Ad gentes. Elle amorce peut-être une révolution ecclésiologique qui marquerait la fin d’une vision territoriale de l’Église, préconisant une occupation systématique du terrain, et peut-être la fin d’une théologie de l’histoire comprise comme l’incorporation progressive de l’humanité à l’Église catholique 18.
17. Jacques Dupuis, « Il regno di Dio e la missione evangelizzatrice della Chiesa », Ad gentes, 1999/2, p. 133–155. 18. Ibid. p. 151.
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Les Églises chrétiennes et l’espace européen Interrogations et engagements depuis les années 1970
Bernard Delpal Université Jean Moulin – Lyon 3
L a Roumanie et la Bulgarie ont fait leur entrée le lundi 1er janvier 2007 dans l’Union européenne. Depuis cette date, l’Union compte 27 pays, dont dix, issus de l’ancienne zone communiste. Avec cet élargissement à l’Est, l’Union européenne (U.E.) devient le troisième ensemble de population du monde, derrière la Chine et l’Inde. Pourtant, cet élargissement vers l’Est, venant après celui de 2004 (dix États ont été alors reçus), loin de renforcer l’Union européenne dans les opinions publiques des anciens États-membres, est accueilli, à l’Ouest, avec scepticisme, désillusion, voire hostilité. Plusieurs observateurs invoquent une véritable crise interne 1. Elle se serait notamment traduite par le rejet de la référence explicite aux « racines chrétiennes communes » lors de la rédaction du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe (rendu public en 2003 et adopté lors du Conseil européen de Bruxelles les 17-18 juin 2004).
1.
Krysztof Pomian, « Après la crise constitutionnelle. Quelle Union ? Quelle Europe ? », Le Débat, maiaoût 2006, p. 56-57 et Marcel Gauchet, qui voit une sorte d’épuisement de l’impulsion initiale, « La nouvelle Europe », dans La Condition politique, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 2005, p. 495. Voir aussi les travaux des Semaines sociales de France en 1996, « Entre mondialisation et nations, quelle Europe ? » La conclusion insiste sur la triple crise de l’Europe des Quinze (identité, solidarité, représentativité). Voir les actes, Entre mondialisation et nations: quelle Europe ?, Semaines sociales de France, [71e session], ParisIssy-les-Moulineaux, 1996, Paris, Bayard-Centurion, 1997, 220 p.
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Le débat qui s’est développé autour des racines chrétiennes a réactivé des questions anciennes, comme la légitimité du discours religieux sur l’organisation politique des États et le mode d’organisation des sociétés. Mais il a révélé une sorte de relation de réciprocité entre la construction européenne et le fonctionnement des Églises, au moins dans deux domaines, celui de l’œcuménisme et celui de la coopération entre les autorités religieuses, toutes confessions considérées. Les Églises chrétiennes, dans leur ensemble, ont affirmé qu’elles sont parties prenantes dans le processus de construction de l’Union et qu’elles possèdent les structures pertinentes pour penser et agir. Mais de quelles structures parle-t-on ? Comment les Églises européennes, si diverses, se sont-elles entendues et organisées ? Ce sera le premier point abordé. Ensuite, on s’interrogera sur la nature de l’espace que les Églises s’emploient à définir : espace sacré, de type sanctuaire, ou espace profane, ouvert, acceptable par des sociétés sécularisées, plurielles, dans un contexte de liberté, de démocratie. Enfin, on examinera les propositions des Églises chrétiennes face au défi que posent la construction et l’élargissement de l’Europe dans un contexte de mondialisation.
Les organisations issues des Églises et la construction européenne
Comme l’observe Philippe Chenaux, l’intérêt du Vatican pour la construction européenne se manifeste résolument et régulièrement à partir des années 1952-1953. Il se renforce considérablement durant les pontificats de Jean XXIII et Paul VI 2 . Du côté des Églises réformées, y compris l’anglicane, une longue période de méfiance et de circonspection envers une Europe pouvant être « vaticane » a précédé la mise en place (prudente) d’organes d’évaluation et de travail à partir des années 1972-1975. Enfin, du côté orthodoxe, l’engagement en faveur de l’Europe a été retardé par les problèmes liés à l’existence du rideau de fer, à l’occupation soviétique de l’Europe centrale-orientale, à l’absence d’unité et d’organisation commune des Églises autocéphales et des patriarcats.
2.
Philippe Chenaux, « Occidente, Cristianità, Europa », dans Alfredo Canavero et Jean Dominique Durand, Il fattore religioso nell’integrazione europea, Milan, Ed. Unicopli, 1999, p. 52.
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Les organisations catholiques C’est la Société de Jésus qui met en place le premier organe tourné vers l’Europe, en 1956. Il s’agit de l’Office catholique d’information et d’initiative pour l’Europe (OCIPE). L’OCIPE entretient un centre de documentation sur les questions européennes et publie la revue Europe infos. La participation directe du Magistère intervient vers la fin du concile Vatican II. Le 18 novembre 1965, les présidents de treize conférences épiscopales européennes se rencontrent. Ils chargent un comité de six délégués et un secrétariat de liaison d’étudier la collaboration future entre les conférences épiscopales en Europe, une Europe large, à peu près celle du Conseil de l’Europe. La responsabilité du comité est confiée à Mgr Etchegaray. Le comité organise des réunions plénières et régulières à partir de 1966. Les 23 et 24 mars 1971 eut lieu à Rome l’assemblée constitutive du Comité des conférences épiscopales européennes (CCEE). Mgr Etchegaray précise les ambitions européennes du comité, dans une totale indépendance vis-à-vis des institutions de Bruxelles ou de Strasbourg : « La force de l’Église est de n’être pas dépendante des vicissitudes de toute conception politique ou économique qui ralentirait la construction d’une grande Europe […] et nous ne voulons pas nous régler ou nous fermer sur l’Europe […] nous [travaillerons à] une Europe unie et ouverte sur une foi commune au monde 3. » À la différence du CCEE, dont l’espace de référence correspond à ce que l’on nomme alors « la Grande Europe » pour la distinguer de celle des Douze, puis des Quinze, la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), mise en place en 1980, représente le strict espace de l’Europe communautaire, puis de l’Europe unie. Par leurs activités, ces organisations vont au-delà de la simple défense des intérêts d’Église. Elles peuvent s’engager si nécessaire dans des dossiers d’intérêt général, par exemple dans les domaines scientifique, sanitaire ou dans les relations de l’Union avec le tiers-monde.
Les Églises réformées et orthodoxes Aboutissement du mouvement œcuménique du début du xx e siècle, le Conseil œcuménique des Églises (COE) est mis en place en 1948. Soucieux d’accueillir comme membres les Églises anglicane, réformées et orthodoxes du monde entier, le COE est conçu comme un instrument de dialogue, de rapprochement et de travail en commun dans une nébuleuse
3.
Allocution aux délégués du CCEE, Rome, 25 mars 1971, Documentation catholique (dorénavant abrégé en D.C.), 1971, p. 408-409.
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complexe, où l’unité et la centralité sont à peu près inconnues. On observe qu’il ne comporte pas de section dédiée à l’Europe. Il a longtemps différé son engagement en faveur de la construction européenne, que certaines Églises-membres perçoivent d’ailleurs comme une éventuelle restauration d’un impossible Saint-Empire ou Empire chrétien d’Occident. Si bien que les institutions ont pris du retard sur les engagements « laïques » et individuels, comme le note Jean-Paul Willaime 4. Pour atténuer ce handicap, les Églises non catholiques vont disposer, à côté du COE, et en lien étroit avec lui, de deux organes nettement dédiés aux relations avec les institutions et la construction européennes, la « KEK » et la Commission œcuménique européenne pour Église et société (COEES, initiales anglaises : EECCS 5). La KEK (initiales allemandes de Konferenz Europäischer Kirchen) est la Conférence des Églises européennes (en anglais : CEC, Conference of European Churches). Fondée en 1949, c’est une communion fraternelle de 126 Églises (chiffre de 2005) de tradition orthodoxe, protestante et vieille-catholique de tous les pays du continent européen. Les Églises de l’Europe de l’Est et de l’Ouest s’étaient alors donné la priorité de se consacrer à l’entente internationale, à la construction de ponts, par-dessus les frontières, et d’abord celles qui sont issues de Yalta puis de la division de l’Allemagne. Dans les années 1965-1970, et pour préparer le premier élargissement de la CEE en direction du monde britannique, une sorte de « brain-trust » s’est formé à Bruges, plutôt de sensibilité anglicane. Le groupe s’inquiète de voir les Églises réformées du COE se détourner de la CEE, tenue pour être sous inf luence vaticane, et consacrer beaucoup d’efforts à surmonter la division Est-Ouest en Europe. En 1973, la plupart des membres du Groupe de Bruges forment l’EECCS, ou European Ecumenical Commission for Church and Society, abrégé familièrement en « X 6 ». Ce nouveau comité travaille intensément, après l’Acte Unique, à l’achèvement du Marché unique pour 1992, de manière à préparer le passage de la CEE à l’UE. Du côté orthodoxe, la situation est beaucoup moins claire et contrôlée. Comme l’expose fréquemment le patriarche Athénagoras (siège de Constantinople) dans les années 1950 et 1960, l’Orthodoxie européenne et proche-orientale ne connaît pas de primat
4.
Jean-Paul Willaime, « Il Consiglio ecumenico delle Chiese e la Conferenza delle Chiese Europee di fronte all’unificazione dell’Europa », dans Alfredo Canavero et Jean-Dominique Durand, Il fattore religioso nell’integrazione europea, Milan, Ed. Unicopli, 1999, p. 156.
5.
La KEK possède des bureaux à Genève, Bruxelles et Strasbourg. Ceux de Genève sont installés à l’intérieur du bâtiment du COE. La situation est identique pour l’EECCS : les deux organes sont très liés au COE. Cependant, chaque institution est autonome et conserve ses archives.
6.
Équivalent habituel en français : Commission œcuménique européenne pour Église et société.
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effectif 7. Cependant, à partir de 1959, le patriarche s’efforce, année après année, de visiter et de réunir les patriarches d’Antioche, Jérusalem, Alexandrie. Il établit des liens réguliers avec les communautés émigrées en Europe de l’Ouest ou en Amérique. Il fait représenter l’Orthodoxie de façon permanente au COE (Genève). Reste le cas du patriarcat de Moscou. Son sort est lié à celui du pouvoir communiste. Il en défend les intérêts dans les rapports avec l’Occident ou avec les Églises orthodoxes des pays occupés par l’URSS, comme les pays baltes. Aussi n’est-il pas surprenant que le patriarche Pimen, en 1973, rejette à la fois l’œcuménisme du COE et « l’occidentalisme chrétien », tenu pour incompatible avec l’orthodoxie en général 8. Deux événements vont accélérer les rapprochements entre les Églises orthodoxes et préparer leur intégration dans le COE et la KEK : d’abord, l’écroulement de l’Empire soviétique, puis, paradoxalement, la guerre dans les Balkans (1991-1995). La fin du communisme entraîne la renaissance des Églises orthodoxes, à la fois dans un climat de liberté en Russie et dans un climat d’indépendance retrouvée en périphérie (Pays baltes, Ukraine, par exemple) 9. L’orthodoxie « puissante synthèse entre race nation histoire » apparaît alors comme garante de l’identité et de la souveraineté des États libérés.
La recherche de la coopération par le développement de l’œcuménisme À partir de 1964, un climat favorable à l’œcuménisme aussi bien au COE et chez les orthodoxes qu’à la KEK et à Rome se développe par étapes successives 10, tandis que les Églises, très segmentées, recherchent une meilleure unité pour s’inscrire dans le mouvement général 11. Pour atténuer les effets de la coupure de l’Europe en deux parties (rideau de fer, puis « rideau de velours » après 1990), un travail œcuménique intense se poursuit, d’une
7.
« Les quatre-vingts ans du Patriarche Athénagoras », Irénikon, 1966/4, p. 268-269.
8.
Le patriarcat de Moscou rejette catégoriquement l’appel contenu dans la Lettre de Bangkok diffusée par le COE en 1973. Voir D.C., 1973, p. 823. Rejet symétrique de tout lien avec Rome, malgré le Concile, et avec le COE.
9.
Sur le cas exemplaire de l’Estonie, voir Istina, 2004/1, p. 33-35 et 42-45.
10. Voir Étienne Fouilloux, Irénikon, 1980/3, p. 314-330 (initiatives catholiques) et sa thèse, Les Catholiques et l’unité chrétienne : du xix e au xx e siècle, itinéraires européens d’expression française, Paris, Centurion, 1982, 1007 p. (le rôle d’Istina et d’Irénikon, p. 653 et suiv., et l’œcuménisme théologique autour de Congar, du Groupe des Dombes, p. 527 et suiv.). 11. On peut citer l’exemple des Églises luthériennes européennes au symposium de Budapest, Irénikon, 1994/1, p. 80.
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part entre Rome et l’orthodoxie grecque et proche-orientale, d’autre part entre le COE et l’ensemble de l’orthodoxie 12. Du côté orthodoxe, malgré quelques résistances du côté grec, l’évêque Athénagoras de Phocide réclame haut et fort la « réunification » de l’Europe, après 1990, par analogie avec l’unité allemande retrouvée et reprend l’idée chère à Athénagoras (le patriarche défunt) : « L’Europe a besoin de ses racines gréco-chrétiennes […] elle a besoin du Christ de l’Orthodoxie 13. » Entre catholiques et orthodoxes, la voie œcuménique a été marquée par Vatican II, la « levée des anathèmes » en 1965 et la rencontre entre Paul VI et Athénagoras. JeanPaul II a poursuivi en publiant notamment la lettre apostolique Egregiae virtutis, proclamant Cyrille et Méthode copatrons de l’Europe (1980) puis l’encyclique Slavorum apostoli dans laquelle le travail des deux évangélisateurs pour établir un pont entre Occident et Orient est mis en valeur 14.
Modes d’intervention des principales organisations Depuis 1962, la KEK a entretenu des contacts réguliers avec le secrétariat romain pour l’unité des chrétiens. Ils ont abouti à des rencontres œcuméniques européennes depuis 1978 (la première au Centre des Fontaines, à Chantilly, avec pour thème : « Qu’ils soient un, afin que le monde croie »), à des rassemblements œcuméniques européens (deux pour la fin du xx e siècle : à Bâle en 1989, tenu pour « l’événement le plus important depuis 1054 », et à Graz, en juin 1997) et à des colloques ouverts comme celui de Rome du 3 au 7 novembre 1981 sur les « Racines chrétiennes communes aux nations européennes 15 ». En 2001, la KEK et le CCEE signent la Charta Œcumenica. Le document fixe les lignes directrices en vue d’une collaboration croissante entre les Églises européennes. Toutes sont invitées à mettre en œuvre la Charte en l’adaptant à leur propre contexte local. On peut ainsi mesurer le chemin parcouru en trente ans par les Églises européennes pour se rappro-
12. Bon bilan d’ensemble sur le rôle du COE dans Irénikon, 1995/4, p. 519 et suiv. 13. D.C., 1990, p. 668 14. Sur la réception orthodoxe de l’encyclique, voir Irénikon, 1985/4, p. 492 et suiv. 15. Voir compte rendu dans D.C., 1981, p. 1054. Actes publiés par l’Université pontificale du Latran et l’Université catholique de Lublin sous le titre The Common Christian Roots of the European Nations, Le Monnier, Florence, vol. 1, General sessions, 1982, 300 p. ; vol. 2, Written contributions to the twelve carrefours, 1982, 1310 p.
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cher les unes des autres, tantôt grâce aux observateurs postés à Bruxelles ou Strasbourg, tantôt au sein d’assemblées œcuméniques, ou bien encore lors de rencontres thématiques.
Europe ou chrétienté ? Les Églises face à la question de l’espace européen Au début de la période, lorsque les Églises conçoivent l’Europe, elles ne voient pas toutes le même espace et ne lui fixent pas toujours les mêmes limites. Comme l’observe Lucien Febvre : « Europe, un nom flottant, qui, pendant longtemps n’a pas su exactement sur quelles réalités se poser 16. » Ces incertitudes ont saisi les opinions publiques au point de briser bien des consensus au fur et à mesure que l’Union s’est élargie. Or, selon une trajectoire inverse, les Églises ont éclairci leurs positions particulières et évolué vers des positions communes, suivant les progrès de l’œcuménisme. La fin de l’empire soviétique en Europe et la disparition du « rideau de fer » ont marqué comme un point de non-retour pour les Églises. Puisque la cassure idéologique du continent était surmontée, la construction européenne devenait un enjeu d’importance égale pour tous les chrétiens, catholiques, orthodoxes, réformés.
Europe ou Occident chrétien ? L’héritage du passé Si certains milieux du COE ou de la KEK ont craint des tentations catholiques de re-création d’une sorte de Saint-Empire, c’est bien parce que des velléités s’étaient exprimées en ce sens, notamment entre les deux guerres et après 1945. René Luneau, à Compostelle, trouve trace de deux options. La première consiste à « refaire chrétienne l’Europe », à la façon d’Henri Massis. Jacques Maritain a énergiquement rejeté ces conceptions réactionnaires et a plaidé en faveur d’une chrétienté ouverte aux valeurs d’un monde sécularisé 17. La seconde option relevée par Luneau va dans le sens de l’Europe ouverte, à l’intérieur comme à l’extérieur, celle de Maritain, de Paul VI et de Jean-Paul II plus tard 18. Paul VI a placé l’action du Saint-Siège dans la ligne des « pères fondateurs » en faveur d’une Europe sans frontières internes et apte à s’élargir sans cesse au-dehors. Mais, de façon symétrique, il refuse de laisser l’Église se confiner dans une construction géopoli-
16. Lucien Febvre, L’Europe : genèse d’une civilisation, Paris, Perrin, 1999, p. 279. 17. Sur la réplique que Maritain s’est attirée, Jean-Dominique Durand, « La grande attaque de 1956 », Cahiers Jacques Maritain, n° 30, juin 1995, p. 2-31. 18. René Luneau, avec la collab. de Paul Ladrière, Le rêve de Compostelle : vers la restauration d’une Europe chrétienne ?, Paris, Centurion, 1989, 366 p.
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tique de l’Europe, quand bien même elle irait de l’Atlantique à l’Oural : « L’Église ne saurait être inféodée à aucun système, aucune culture dominante, aucun espace clos », déclare-t-il au Conseil de l’Europe, pour son 26e anniversaire 19.
Frontières pour un État ou dynamique des espaces et des contacts ? Andrea Riccardi insiste sur le poids historique de la stratégie diplomatique choisie par Pie XII après 1945. En refusant les frontières de Yalta, le Saint-Siège est conduit à soutenir une politique de contrepoint systématique au communisme, et sans jamais accepter la réalité du rideau de fer 20. Après Vatican II, et non sans controverses, la vision romaine de l’Europe est celle d’un continent « sans frontières » où les « mises en dialogue » doivent se multiplier. Cette conception « schumanienne » des frontières conduit-elle à suggérer la fin des nations ? Sur ce point, Jean-Paul II est ferme et clair : « La nation est après la famille la communauté la plus nécessaire aux hommes pour s’unir dans une culture commune » vient-il déclarer à l’UNESCO en juin 1980 21. Deux ans plus tard, il donne un argument supplémentaire à Compostelle : les nations se sont formées parallèlement à l’évangélisation, ce qui leur donne une forte légitimité aux yeux des chrétiens 22.
La question des élargissements ou de l’européisation du continent Depuis que les critères de l’élargissement de l’Union ont été fixés à Copenhague en 1993, il est difficile de repousser les candidatures dites « légitimes », donc de s’opposer à la « dilatation » de la construction européenne. Les Églises, surtout depuis qu’elles ont trouvé les moyens de travailler ensemble, interviennent très ouvertement dans le traitement de ces questions. Voyons les faits d’un peu plus près. Dès leur première rencontre, à Chantilly, les délégués de la KEK et ceux du CCEE se prononcent clairement pour « la plus grande Europe, celle qui va de l’Atlantique à l’Oural 23 ». L’année suivante, en introduisant les travaux du CCEE, Mgr Etchegaray
19. Déclaration faite à Strasbourg. D.C., 1975, p. 511. 20. Andrea Riccardi, « Roma del Papa e l’Europa », dans Alfredo Canavero et Jean-Dominique Durand, Il fattore religioso nell’integrazione europea, op. cit., p. 37-39. 21. D.C., 1980, p. 609. 22. D.C. 1982, p. 1128. 23. D.C., 1979, p. 607.
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salue « les 1 000 évêques qui représentent un vaste espace entre Lisbonne et Riga, entre Trondheim et Malte » ; devant la même assemblée, le pape rassure : « Ouvrez les frontières, n’ayez pas peur ! 24» Depuis la chute du mur de Berlin, et surtout avec l’élargissement de 2004, les orthodoxes, pour leur part, pressent les autres Églises de les accueillir pour leur permettre d’apporter leur pleine contribution à la construction de l’Union. « Nous sommes là… » rappelle le patriarche Bartholomée Ier aux Européens de l’Ouest. Il reprend l’idée d’une Europe qui respirera mieux avec deux poumons, métaphore souvent employée pour désigner les deux cultures qui ont « fait » l’Europe, selon une idée chère à Jean-Marie Domenach 25. L’entente œcuménique qui s’exprime en 2001 dans la Charte œcuménique a permis d’aborder frontalement la redoutable question des pays candidats, en affirmant que les données religieuses ne sauraient servir de prétexte au moindre ostracisme. C’est ainsi que s’est affirmée une forte convergence entre orthodoxes, notamment ceux qui soutiennent le patriarcat de Constantinople, réformés (luthériens en tête) et catholiques en faveur de la candidature d’Ankara. La KEK, très clairement, soutient l’entrée de la Turquie et emploie trois grands arguments : réconciliation entre chrétiens et musulmans, équilibre historique retrouvé pour une Europe très renforcée et résolument pluraliste, rôle accru des Européens dans le monde en raison de l’extension des valeurs qu’ils portent 26.
Multiculturalisme et pluralisme confessionnel : le dialogue avec les musulmans et les juifs Conformément à l’esprit de la Charte de 2001, les Églises se sont préoccupées d’établir des liens de dialogue et de fraternité avec les musulmans et les juifs, soit habitant l’Europe, soit en relation étroite avec elle (par exemple, les familles restées au Maghreb ou en Turquie). C’est d’abord le Secrétariat pour les non-chrétiens (à Rome) qui a géré les rapports avec l’islam en Europe, pour la partie catholique. Les musulmans sont appelés à
24. D.C. 1979, p. 18 (Mgr Etchegaray) et D.C., 1979, p. 434 (Jean-Paul II). 25. Jean-Marie Domenach, « Une double culture à la recherche d’une indispensable unité », L’Expansion, 17 octobre-13 nov. 1991. 26. Document de la Church and Society Commission, The Relation of the European Union and Turkey from the Viewpoint of the Christian Churches, Bruxelles, fév. 2005, 10 p. Voir encore le document de travail publié le 5 oct. 2004, The relationship of the EU to Turkey. Il faut voir dans l’entrée de la Turquie un élément moteur pour le développement du continent.
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œuvrer avec les chrétiens « au maintien [en Europe] des valeurs religieuses dans (notre) civilisation moderne 27 ». À partir du 1987, c’est un organe œcuménique, le Comité Islam en Europe, de la KEK/CCEE, qui prend en charge les questions liées à la présence de l’islam en Europe. En 1992, en raison de la tragédie de la Bosnie et de l’horreur de l’épuration ethnique pratiquée par un gouvernement européen et criminel, le comité approfondit la question des musulmans en Europe. Il propose la mise en place de programmes d’étude de l’effet de la présence musulmane européenne sur la théologie chrétienne et le dialogue interreligieux. Il préconise une organisation en réseaux pour favoriser le dialogue chrétiens-musulmans et préparer les Européens à vivre dans une Europe pluraliste sur les plans religieux et culturel 28. À l’intention des juifs, l’Église romaine, souvent mise en cause depuis la Seconde Guerre mondiale, a tenu à affirmer hautement et clairement sa douleur et son respect de la Shoah, sa condamnation ferme et définitive de toute forme d’antisémitisme, sa volonté de préserver des relations privilégiées avec le judaïsme 29. L’Église catholique romaine, en désignant Edith Stein comme copatronne de l’Europe, aux côtés de Brigitte de Suède et de Catherine de Sienne, a voulu honorer une religieuse vouée au Christ et fidèle à son peuple. Sa posture qui met en évidence la dette des chrétiens à l’égard du « tronc » juif 30. Le cardinal Koenig élargit le propos en soulignant la dette de toute la civilisation européenne envers les juifs : « Sans les Juifs, il n’y aurait guère aujourd’hui de littérature européenne, il n’y aurait guère d’art européen […] l’Église du Christ ne peut ignorer ces influences historico-spirituelles et veut au contraire prendre en compte ces forces spirituelles 31. » Cette vigoureuse mise au point intègre évidemment l’expérience collective de la Shoah. Elle dit aux Juifs d’Europe qu’ils ont pleinement pris leur part à la construction du « continent de civilisation », pour reprendre une expression qui prend ses distances à l’égard d’une définition trop strictement politique ou géographique, en accord avec la réalité de la diaspora.
27. Voir la lettre à tous les musulmans d’Europe à l’occasion de la fin du jeûne de ramadan, fin juin 1984, D.C., 1984, p. 763. 28. Irénikon, 1994/1, p. 82. Le nombre des musulmans en Europe est alors évalué à 24 millions. 29. Homélie pour la canonisation d’Edith Stein, D.C., 1998, p. 953. 30. Lettre apostolique Spes aedificandi, D.C., 1999, p. 917. 31. Rapport au symposium du CCEE, 5 oct. 1982, D.C., 1982, p. 1152.
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Églises, Europe et monde Richard Coudenhove-Kalergi, au Congrès européen de La Haye en 1948, rappelait : « N’oublions pas, mes amis, que l’Europe est un moyen, nullement une fin. » En écho, la conférence de la KEK met en garde les chrétiens un demi-siècle plus tard, en s’appuyant sur une recommandation du rassemblement de Bâle (1989) : « Nous ne devons jamais confondre une idée comme celle de la “Maison commune européenne” avec le Royaume de Dieu. » Mais alors l’Europe, par sa vocation même, n’aurait-elle pas d’autre issue possible que l’universalité, par élargissement continuel ? Après le rassemblement historique de Bâle en 1989 et le passage au système de l’Acte unique, on est frappé par la convergence croissante des visions de la KEK d’un côté, du CCEE de l’autre quand il s’agit de répondre à la question de l’élargissement et des limites de l’Europe à construire. On peut ici rapprocher, à titre d’illustration, Eugen Drewermann et Jean-Paul II. Le théologien observe : « Il est temps de reconnaître qu’une Europe enfermée dans de solides frontières n’a jamais existé et n’existera jamais. L’Europe dans les frontières de Maastricht est une illusion historique 32 . » En 2004, pour prévenir les craintes que peut susciter le grand élargissement vers l’Est, Jean-Paul II déclare : « Plus qu’un espace géographique, l’héritage chrétien [reçu par l’Europe] peut être conçu comme concept majoritairement culturel et historique [qui] caractérise une réalité née comme un continent. » Aussi, dans cette même logique, poursuit-il : « L’Union européenne continue de s’élargir. Tous les peuples qui partagent le même héritage fondamental ont pour vocation d’en faire partie à plus ou moins longue échéance 33. » Cette ample vision de l’espace européen se prolonge naturellement par une réflexion sur la place de l’Europe dans le monde, sur sa vocation à l’échelle de la planète. En bonne logique, les visions exprimées par les deux partenaires principaux, la KEK et le CCEE, se rejoignent, non seulement pour accepter la vocation mondiale de l’Union européenne, mais pour inviter celle-ci à jouer pleinement le jeu de la mondialisation. Jean-Paul II a toujours soutenu les perspectives larges ouvertes par la déclaration de Laeken (décembre 2001). Dans cet esprit, il annonce : « L’élargissement est une chance […] pour que la Vieille Europe trouve un nouveau rôle dans le monde globalisé 34. » La KEK affirme à plusieurs
32. Eugen Drewermann, « L’Europe chrétienne et l’illusion de Maastricht », Cahiers d’Europe, 1996/1, p. 64. 33. Allocution aux délégués de la COMECE, sur les élections européennes, Dossier Europe, D.C., 2004, p. 516. 34. Message aux congressistes de Rome en juin 2002 (« Vers une constitution européenne ? »), D.C., 2003, p. 22.
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reprises qu’il est dans la nature, dans la dimension et dans la responsabilité de la Grande Europe d’être pleinement présente au monde et agissante, ce qui n’implique aucunement une dilution automatique 35. L’insistance des Églises à donner une dimension planétaire à l’Europe et à lui assigner une mission de diffusion des valeurs de subsidiarité et solidarité débouche aussi, par un intéressant retournement, sur un appel à l’auto-évangélisation. En 1979, déjà, JeanPaul II appelle les évêques du CCEE à se lancer dans l’évangélisation du continent qui a évangélisé les autres continents et accompli une formidable tâche missionnaire. Il propose comme exemples Boniface et Augustin 36. Lors de l’appel de Compostelle (« Europe, retrouve-toi toi-même »), le Pontife s’interroge sur les doutes qui assaillent les sociétés du Vieux Continent, le matérialisme et le « sécularisme ». Quelle meilleure réponse que l’évangélisation, et quelle meilleure stratégie que d’aller puiser dans les ressources des autres continents 37 ? Cette idée de la régénération missionnaire de l’Europe est partagée par la KEK. Elle y voit, de surcroît, un champ supplémentaire d’action commune des Églises européennes, appelées à réprouver toute compétition entre elles. Cette inversion des courants d’évangélisation peut également être bien interprétée hors d’Europe, dans la mesure où elle vient atténuer la corrélation entre exportation des techniques ou cultures occidentales et diffusion des modèles missionnaires.
Conclusion Les Églises ont, chacune à leur rythme et selon des modes opératoires particuliers, pris leur place dans la construction européenne. On les trouve présentes lors des grands moments qui ont marqué les quarante dernières années. Véritable task force spirituelle, l’entente KEK-CCEE a renforcé ses capacités d’intervention au fur et à mesure des élargissements successifs. Tandis que les consensus entre États, peuples et nations se fissurent autour du projet européen, de la taille, des limites et de la place de l’Europe dans la mondialisation,
35. Church & Society Commission of the Conference of European Churches, European Churches living their faith in the context of globalisation, Genève, KEK et EECCS, 2005, 47 p. Dans le résumé en français du document, on trouve une intéressante distinction entre « mondialisation » et « globalisation ». Le premier désigne les aspects plutôt positifs du processus. Le second désigne soit les aspects négatifs du processus, soit les domaines économiques qui lui sont rattachés. Cette distinction ne figure pas dans le texte anglais. 36. D.C. ,1979, p. 665. 37. Appel de Compostelle, « Europe, retrouve-toi toi-même », nov. 1982, D.C., 1982, p. 1128 et 1152.
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les Églises, à l’unisson, maintiennent les ambitions qu’elles ont formulées ensemble depuis le rassemblement de Bâle (1989) et qui ont été inscrites dans la Charta Oecumenica de 2001. Si les Églises chrétiennes ont pesé sur la construction européenne et fortement contribué à dessiner l’espace européen du temps présent, de manière symétrique, en retour si l’on veut, par un mouvement de chassé-croisé des mutations, elles n’ont cessé de mettre à jour leurs options européennes et de s’adapter aux changements, ad intra et ad extra : acceptation et gestion du multiculturalisme, du pluriconfessionnalisme, du « sécularisme » ; dialogue et travail avec les religions non chrétiennes, avec les incroyants. La poursuite du travail œcuménique à grande échelle, une nécessité qui n’a cessé de s’imposer depuis les années 1960, autant que la recherche des moyens de vivre ensemble à la fois dans le continent et dans le monde, ont fourni aux Églises des clefs bien utiles pour répondre aux défis de la modernité, qu’ils viennent de l’Europe ou d’ailleurs dans le monde. Pourtant, et pour revenir au débat sur les racines chrétiennes, débat qui a tourné court, on peut s’étonner du décalage qui s’est instauré entre l’intérêt marqué par les Églises, leur contribution au travail communautaire, leur faible emprise sur les institutions européennes et le droit communautaire. Il est bien possible que ce décalage soit à mettre sur le compte des processus de sécularisation, actifs et continus en Europe, plus visibles qu’aux ÉtatsUnis. Ils apparaissent aussi comme une réponse utilisable face aux intégrismes et comme une solution à la diversité persistante des statuts qui définissent, chez les Vingt-Sept, les relations Églises-États. Enfin, si les Églises chrétiennes paraissent être tenues à distance quand s’opèrent des choix de société, cela vient souvent du fait que les valeurs de dignité et de droits de la personne sont affirmées conjointement – et parfois, concurremment – par les sociétés civiles, les États, les Églises et les institutions européennes, aucune des parties ne pouvant s’en faire le champion exclusif.
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sep t ième part ie
L a const ruction des paysages moder nes
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Paysage, territoire et modernité Le Canada romantique, de Chateaubriand à Théodore Pavie (1791-1829) 1
Jacques-Guy Petit Université d’Angers, Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO/CNRS UMR 6258), et Centre d’études et de recherches pluridisciplinaires canadiennes de l’Université d’Angers (CERPECA)
1
Après la conquête britannique, le Canada intéresse peu les Français dont les récits de voyage ne se multiplieront qu’à partir de 1840-1850 2 . Des Français séjournant aux ÉtatsUnis pendant la Révolution ont écrit sur le Canada : Chateaubriand, La RochefoucauldLiancourt et Volney. Mais, pour le début du siècle, avant le voyage américain de Tocqueville en 1831, dont les pages sur le Canada ne seront publiées que tardivement 3 , Théodore Pavie est le seul qui nous donne, dès 1832, un substantiel récit de son voyage de 1829 dans le Haut et le Bas-Canada. Nous nous attacherons au courant romantique qui court de Chateaubriand à Pavie. Quelle est leur vision de l’Amérique, du Canada ? En restent-ils à la représentation romantique de la nature, du paysage ? Que perçoivent-ils du territoire comme enjeu politique et culturel ?
1.
Merci à Serge Courville et à Christine Hudon pour leurs conseils.
2.
Sylvain Simard, Mythe et reflet de la France. L’image du Canada en France. 1850-1914, Ottawa, PUO, 1987, et Armand Yon, « Les Canadiens français jugés par les Français de France », RHAF, vol. XVIII, 3 (déc. 1964), p. 321-342.
3.
Revue des Deux Mondes, 1860. Voir Œuvres complètes, éditions Gallimard, et Alexis de Tocqueville, Regards sur le Bas-Canada, Montréal, Typo, 2003, présentation de Claude Corbo.
L a cons truc tion de s pay sage s moderne s
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Récits de voyage, paysage et territoire, Nouveau Monde Avec le développement de l’histoire culturelle, les voyages et leurs récits deviennent des objets historiques légitimes 4. Si le récit de voyage est un genre littéraire frontière, de partout et de nulle part, il entretient pourtant avec l’espace et le temps une relation privilégiée. Tout voyage comporte un parcours spatial et un processus temporel, dans le déroulement des jours du cheminement, comme dans la rencontre et l’interprétation des signes d’un passé encore en partie présent : le cadre naturel, les traces de l’activité humaine, les langues, les cultures, les religions. Le voyage peut donc se définir comme « un déplacement dans l’espace caractérisé par le monde de l’autre 5 », un monde qui est le fruit d’une histoire. Le voyage dans l’espace est un voyage dans le temps, de même qu’un parcours intérieur. Comment définir le lieu parcouru et raconté : espace, paysage, territoire ? Le territoire se situe à la conf luence de trois enjeux de pouvoir, les communautés locales, les entreprises et l’État 6. La transformation de l’espace en territoire par les enjeux de pouvoir concerne bien l’histoire des voyages, comme le suggère Serge Courville quand il étudie les mutations du territoire québécois : « Plus qu’un espace juridique délimité par des frontières, le territoire québécois est avant tout une construction culturelle » formée de couches successives d’expériences historiques 7. Pour le xixe siècle, l’histoire du Québec est particulièrement celle d’une territorialité vécue, d’une adhésion humaine au territoire. Malgré la polysémie des concepts, le rapport des voyageurs et de leurs récits à l’espace parcouru se problématise en trois centres d’intérêt : la nature comme site naturel, le paysage culturel, le territoire comme enjeu de pouvoir. Ce code ternaire des espaces du voyage a une histoire. Depuis le Moyen Âge, il s’est lentement élaboré par la distinction entre la ville (le territoire politique), la campagne (le paysage culturel) et la nature sauvage 8. Pendant des siècles, la campagne intéresse peu, car ce qui compte, pour le commerçant, le pèlerin ou le diplomate, c’est le but du voyage. Quant à la nature sauvage (mer, montagne, désert, forêt profonde), elle effraie comme espace inconnu et indéchiffrable. Dans les récits
4.
Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003 ; « Le siècle du voyage », Société et Représentations, 21 avril 2006.
5.
Pierre Rajotte, Le récit de voyage. Aux frontières du littéraire, Montréal, Tryptique, 1997, p. 20 et Sylvain Venayre, Société et Représentations, op. cit., p. 6.
6.
Christine Gagnon, La recomposition des territoires. Développement local, récits et pratiques d’acteurs sociaux dans une région québécoise, Paris, L’Harmattan, 1994.
7.
Serge Courville, Le Québec. Genèses et mutations du territoire, Sainte-Foy, PUL, 2000, p. 1 et 148.
8.
Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot, PBP, 2002, p. 148-155 (1re éd. 1991) ; Sylvie Requemora, « L’espace dans la littérature de voyage », Études littéraires, 34, hiver 2002.
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de voyage, la campagne émerge à partir du xvie siècle comme espace autonome suscitant de l’intérêt et même du plaisir 9, mais la nature n’est apprivoisée que dans la deuxième moitié du xviii e siècle. Avec le développement des expéditions scientifiques, avec les débuts du romantisme, naît le « sentiment de la nature » et l’on commence à escalader les montagnes, à s’aventurer sur les rivages et dans les déserts. Alors que l’on restait auparavant à l’écart de cette nature « horrible » (« la nature brute est hideuse et mourante », écrit encore Buffon en 1764 dans son Histoire naturelle), elle devient attirante pour « les âmes sensibles 10 ». Ce changement de sensibilité, lié au développement des communications, amène un changement dans la perception de l’espace : de spectaculaire, la nature devient spectacle, paysage, panorama 11. Le siècle des Lumières, en France comme en Angleterre, était déjà le siècle du voyage, mais les récits de voyage se multiplieront encore au xixe siècle 12. Depuis les voyages de Cartier et de Champlain, le Canada et la Louisiane intéressent le petit groupe des élites cultivées françaises attirées par l’exotisme américain, l’intérêt colonial ou missionnaire, puis par les débats autour du « bon sauvage 13 ». Mais, depuis la perte du Canada, le rêve américain se nourrit de la naissance des États-Unis. Ce tropisme américain s’alimente au récit de Crèvecœur, dont les Lettres traduites en français en 1784 exaltent l’émergence de la jeune nation comme celle d’une nouvelle création du monde 14. S’il n’y a pas de rupture complète entre la France et le Québec, les États-Unis et l’Ouest sauvage seront longtemps le but du voyage des Français en Amérique, prenant Crèvecœur
9.
J. Viard, Le Tiers Espace. Essai sur la nature, Paris, Méridiens-Klincksiek, 1990.
10. Michel Le Bris, « Nature terrible, nature sauvage, nature sublime », dans son ouvrage Le défi romantique, Paris, Flammarion, 2002, p. 52-57 et Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage 1750-1840, Paris, Aubier, 1988. 11. Marc Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace. xviie- xx e siècles, Paris, Gallimard, 2005 et S. Briffaud, Naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards xviexix e siècles, Université de Toulouse 2, 1994. 12. En France, 1683 récits de voyage sont publiés avant 1800 mais 6113 de 1800 à 1899 : Anne-Gaelle Weber, Société et Représentations, op. cit, p. 61 ; Marie-Noëlle Bourguet, « Voyages et voyageurs », Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (dir.), Paris, PUF, 1997, p. 1092-1095 ; Géza Szasz, « L’évolution des récits de voyage au xviiie siècle », Les genres en transition, Acta Romanica, t. XXIII, JATEPress, Szeged, 2004, p. 127-133. 13. Gérard Chinard, L’exotisme américain dans la littérature française au xvie siècle, d’après Rabelais, Ronsard, Montaigne, Paris, Hachette,1911 ; L’Amérique et rêve exotique dans la littérature française aux xviie et xviiie siècles, Paris, Droz, 1934, p. 91-220. 14. Jean Béranger, « Un auteur, deux publics : étude des versions françaises et anglaises des Lettres d’un cultivateur américain de St John de Crèvecœur », La Révolution et l’Europe, Paris, CNRS, 1979, p. 309-340. Le Voyage dans la Haute Pennsylvanie et dans l’État de New-York (Paris, 1801) parle davantage du Canada et sera lu par Chateaubriand.
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comme guide, jusqu’à ce que, après 1830, le récit de voyage s’intéresse davantage aux réalités économiques, sociales et politiques 15.
Chateaubriand et le voyage romantique À l’aube du xix e siècle, Chateaubriand est le grand homme de la littérature française, Sainte-Beuve disant que ce siècle le salua « comme son Homère 16 ». Le voyage en Amérique du Nord, en 1791, fut son odyssée, lui fournissant la trame des deux romans qui lui valurent une gloire immédiate : Atala, avec cinq éditions l’année de sa publication en 1801, puis René en 1805 17. Atala prolonge Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre et appartient en partie au xviiie siècle, tandis que René inaugure le romantisme français, celui d’un « mal du siècle » fait d’épanchements sur des tourments et une mélancolie enracinés dans le destin tragique de la Révolution. Pendant son adolescence, Chateaubriand, voulant « aller au Canada défricher des forêts », avait nouri ce rêve par de nombreuses lectures dans la bibliothèque de Malesherbes (l’abbé Raynal, La Hontan, Charlevoix, Crèvecœur, Carver, etc.) 18. Embarqué de Saint-Malo en avril 1791, il veut dépasser la gloire de ses prédécesseurs en découvrant le passage du Nord-Ouest. Mais, après avoir suivi l’itinéraire de Carver et le Mohawk Trail, d’Albany à Niagara, il renoncera à cette utopie. Il ne traversera même pas les Grands Lacs du Canada et en restera à son projet littéraire, la célébration des « noces primitives de l’homme et de la terre », dans l’immense région du sud des Grands Lacs. Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert, est une fiction qui recherche la vraisemblance en reprenant les notes de son voyage. Situant son intrigue avant la conquête anglaise, il ne peut évidemment décrire le Canada de 1791. Cependant, il décrit les Grands Lacs du Haut-Canada, qu’il a réellement vus, de même que les chutes Niagara. Les chutes font entendre leurs « mugissements », mais, dit-il, c’est « avec un plaisir mêlé de terreur que je contemplais ce spectacle 19 ». Cette fascination romantique devant le spectacle de la nature sauvage apparaît dans la description
15. Tangi Villerbu, Espace et nation : construction française du récit de l’Ouest américain au xix e siècle, Paris, thèse EHESS, 2004, p. 33. 16. Cité par Jean-Claude Berchet dans son édition de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, La Pochothèque, Classiques Garnier, 2e éd., 2003, t. 1, p. IX. 17. J.M. Gauthier, « Introduction », dans Chateaubriand, Atala, Genève, Droz, 1973, p. 10-12. René fit d’abord partie du Génie du christianisme (1802), puis rejoignit Atala dans l’édition séparée de 1805 : Pierre Brunel, Préface à Chateaubriand, Atala, René, Paris et Genève, Slatkine, 1996, p. 7-20. 18. George D. Painter, Chateaubriand. Une biographie. Les orages désirés, Paris, Gallimard, 1979, p. 189, 196209. 19. Atala, op. cit., p. 17, 103, 143-144.
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des f leuves et des forêts. Son « désert » américain équivaut à ce que sera la wilderness pour Thoreau. Dans ce roman de 1801 qui met en scène, de façon souvent stéréotypée, le spectacle de la nature « primitive », les « sauvages », la religion et le moi de l’écrivain, il n’est donc pas d’abord question du territoire comme enjeu de pouvoir. Mais il rappelle que la France possédait « un vaste empire » en Amérique, du Labrador aux Florides, de l’Atlantique « aux lacs les plus reculés du Haut-Canada ». La nostalgie impériale est même la justification politique de l’œuvre romanesque : Atala pourrait donner envie à la France de « redemander le Canada à l’Angleterre 20 ». Publié en 1827, le Voyage en Amérique avait été réécrit par Chateaubriand en 1826 à partir de ses notes de voyage, donc 25 ans après le périple 21, et l’on a pu douter de son authenticité, surtout pour la description de la Louisiane 22. Cependant, Chateaubriand cite les sources qui lui ont permis de compléter ses notes de voyage : pour les Amérindiens, les écrits de La Hontan et de Charlevoix, déjà lus avant 1791 ; pour les autres parties, les récits des voyages réalisés depuis le sien, Bartram, Imlay, Mackenzie, Samuel Hearne, Vancouver, Lewis et Clarke, etc. Il peut donc se présenter comme « le dernier historien de la terre de Colomb, de ces peuples dont la race ne tardera pas à disparaître ». Opposant « l’homme de la nature » à « l’homme de la société » enfermé dans ses villes et ses lois, il proclame le célèbre « liberté primitive, je te retrouve enfin 23 ». Pourtant, il n’est qu’un disciple modéré de Rousseau, ne partageant pas son enthousiasme pour l’homme sauvage dont il ne cache pas les vices 24. Et, en bon aristocrate breton, il critique l’enfermement des villes pour mieux valoriser la civilisation rurale. Dans ce Voyage où le Canada est considéré comme la partie du continent qui s’étend de l’embouchure du Saint-Laurent aux Grands Lacs, il distingue les Amérindiens de ces anciennes régions françaises, des nations de la Louisiane. Les pages consacrées aux « Indiens » du Canada sont informées par des lectures spécialisées. Ainsi, les développements sur la langue huronne-iroquoise s’appuient sur les travaux de l’abbé Joseph Marcoux, curé de la réserve de Sault-Saint-Louis (Caughnawaga), qui lui avait envoyé « une petite grammaire iroquoise manuscrite 25 ». Comme d’autres membres du clergé bascanadien, dont les abbés Painchaud et J.S. Raymond, Marcoux était un lecteur et un
20. Ibid., p. 23 et 160-161. 21. Nous suivrons l’édition critique de Richard Switzer : Chateaubriand, Voyage en Amérique, Paris, Marcel Didier, 2 t., 1964. Le récit de voyage s’étend sur 453 pages. 22. Switzer, op.cit., p. LXVIII-LXX. Mais Painter rend justice à l’écrivain, op. cit., p. 264 et suiv. 23. Voyage en Amérique, op. cit., 49-60, 67, 133-134, 173. 24. J.-P. Clément, Chateaubriand. Biographie morale et intellectuelle, Paris, Flammarion, 1998, p. 141 et 169 et suiv. ; Voyage en Amérique, p. 103 et 396 et suiv. 25. Note de Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 284-285.
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a dmirateur de Chateaubriand. Celui-ci, reprenant encore Charlevoix, classe les gouvernements traditionnels des Amérindiens en trois catégories : despotisme, monarchie tempérée, république fédérale. Ceux du Canada, les Hurons et les Iroquois d’avant la conquête, les plus évolués, présentent la « République dans l’état de nature », avec une assemblée générale représentative et « un pacte fédératif 26 ». Mais les Européens, par leur conquête, ont « corrompu » et « abruti » les Amérindiens qui maintenant sont devenus « perfides, intéressés, menteurs 27 ». Ce récit (il en donnera une version remaniée dans les Mémoires d’outretombe) se termine par un éloge critique des États-Unis, dont la liberté, « fille des Lumières et de la raison », celle de la vieillesse des peuples européens, remplace la liberté primitive des Sauvages, celle de l’enfance des peuples. Attentif aux évolutions des États-Unis (ses analyses rapides mais lucides annoncent Tocqueville), Chateaubriand ne s’intéresse pas réellement au Canada de son temps, celui des années 1800-1820. En dehors des Amérindiens et des missionnaires de la Nouvelle-France, le Canada vu en 1791 autour des chutes Niagara, romancé en 1801, remémoré en 1826-1827, reste un paysage imaginaire, une géographie intérieure. L’histoire, pourtant, n’est pas totalement absente : il se demande encore comment la France a pu accepter la perte de cette colonie. Mais il envisage favorablement le fait que le Canada et la Louisiane pourraient être maintenant indépendants 28.
Théodore Pavie : un touriste au Canada (1829) En 1829, deux années après la publication du Voyage en Amérique, Théodore Pavie (18111896) reprend le même itinéraire jusqu’à Niagara, mais poursuit au Canada, des lacs au Saint-Laurent et jusqu’à Québec, avec retour par le lac Champlain. Son récit (Impressions atlantiques. Voyage aux États-Unis et au Canada), publié en 1832 puis en 1833, consacre une centaine de pages au Canada 29. Pavie appartient à une famille d’imprimeurs-libraires de La Rochelle, dont une branche très active, installée à Angers, est liée à tout le réseau romantique européen. Pendant son adolescence, le jeune Angevin est marqué par Volney, ami de la famille, ainsi que par les lectures de Cooper, de Lamartine, de Victor Hugo dont
26. Ibid., p. 346 et 372. Switzer donne les références des ouvrages utilisés par Chateaubriand. Charlevoix utilise aussi les récits de ses prédécesseurs. Voir les notes de Pierre Berthiaume dans son édition critique de Charlevoix, Journal d’un voyage fait par ordre du roi dans l’Amérique septentrionale, Montréal, PUM, 2 t., 1994 (publié pour la première fois en 1744). 27. Voyage en Amérique, p. 393-396. 28. Ibid., p. 399-414. 29. 1re édition, Angers, L. Pavie, 1832, 552 p. ; 2e éd., légèrement augmentée, Paris, Roret et Renouard, 1833, 2 volumes, 352 et 356 pages. Nous reprenons la 2e édition où le voyage au Canada est décrit, vol. 1, p. 97-204.
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il deviendra l’ami et surtout de Chateaubriand. Comme les jeunes gens de son temps, il dévore Le Génie du christianisme, surtout Atala et René et peut-être le Voyage en Amérique 30. Durant sa longue vie de voyageur, d’auteur (il collaborera à la Revue des Deux Mondes) et de spécialiste des langues orientales (il enseignera au Collège de France), il ne pourra se défaire du spleen romantique, de « cette mélancolie fatale et distinguée, de ce mal du siècle que Chateaubriand nous inocula 31 ». À l’invitation de son cousin Charles Roque-Pavie établi en Louisiane (il a fait fortune dans le coton après avoir épousé une riche Créole d’origine canadienne 32), Théodore, âgé de 18 ans, part les rejoindre dans leur plantation de la Rivière-Rouge. Le 15 avril 1829, il quitte le Havre et débarque à la fin de mai à New York, mais il doit retarder son voyage en Louisiane car une épidémie de fièvre jaune s’y est déclarée. En attendant, il décide d’aller visiter le Canada : comme pour tous les voyageurs français du xix e siècle, le voyage au Canada n’est que l’annexe du voyage aux États-Unis 33. Pavie emprunte l’itinéraire alors classique : de New York à Niagara, remontant l’Hudson puis combinant route terrestre en « stage » et voie d’eau, dont le canal Érié ouvert depuis 1825. Sa description des chutes Niagara reprend Chateaubriand et son récit sur le Canada contient de nombreux autres stéréotypes. Mais il n’en reste pas aux épanchements romantiques : il livre des choses vues 34. Suivant les étapes de son bateau, défilent ainsi York, la capitale (actuellement Toronto), Kingston, Brockville et Prescott. Puis il quitte le Saint-Laurent et ses rapides pour un parcours terrestre jusqu’à Williamsburg. Il relève la grande activité du fleuve, avec la descente de nombreux convois d’arbres coupés qui croisent les canots de joyeux Canadiens français. À Cornwall, frontière entre les deux mondes, il reprend le bateau, puis fait halte dans la réserve indienne de Saint-Régis. Il visite Montréal à la fin de juillet 1829, sous une pluie continuelle, ce qui rend le séjour peu attirant. La ville est propre, active et toujours éclairée, même sous la pluie,
30. Jacques-Guy Petit, « Le voyage de Théodore Pavie au Canada », dans P. Guillaume et L. Turgeon (dir.), Regards croisés sur le Canada et la France. Voyages et relations du xvie au xx e siècle, Paris, CTHS et Québec, PUL, 2007, p. 307-327. 31. Voir la biographie de son ami Alexis Cosnier : Théodore Pavie. Le voyageur, le professeur, l’écrivain, l’homme, le chrétien, Angers, Lachèse, 1897, p. 10-13 et 120. 32. Sur son frère qu’il admirait : Théodore Pavie, Victor Pavie. Sa jeunesse, ses relations littéraires, Angers, Lachèse, 1887, p. 116-117. Pour Charles Roque-Pavie, dont une rue de La Nouvelle-Orléans porte le nom, voir les travaux de Betje Black Klier. 33. Sylvain Simard, op. cit., p. 99. 34. Théodore Pavie, Impressions atlantiques. Voyage aux Etats-Unis et au Canada, 2e édition, Paris, Roret et Renouard, 1833, volume 1 : Niagara...Niagara et le lac Ontario, p. 97-118 ; le Haut-Canada, p. 119-147 ; le Bas-Canada, p. 148-203.
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par ses toits de fer-blanc. Le quartier de Bonsecours est le plus dynamique : le voyageur y trouve de nombreuses boutiques et un marché qui rappelle celui d’une petite ville de France avec ses amuseurs et ses saltimbanques. L’artisanat amérindien est important, les femmes offrant leurs productions aux touristes. L’Église catholique semble omniprésente avec ses nombreux clochers, le grand séminaire et les couvents de religieuses. Pavie se trouve sur la place d’Armes au moment de l’inauguration de l’église Notre-Dame dont la splendeur l’impressionne : il n’en verra pas de plus grande pendant son voyage en Amérique 35. La présence anglaise est marquée (militaires, forts et revues) mais ne semble pas étouffer une ville présentée comme paisible. L’escalade de la « montagne » encore très rurale (il n’y voit que deux fermes) est une étape obligée pour le touriste qui découvre, de son sommet, des paysages enchanteurs. De Montréal à Québec, Théodore croit retrouver sa « vieille patrie » car la population est maintenant composée de Canadiens français qui lui réservent un accueil cordial. À Sorel, il rencontre quelques anciens voyageurs des lacs d’en haut qui lui racontent la gloire passée des flottilles de canots qui partaient chaque année de Québec vers le lac Supérieur. Trois-Rivières le déçoit : c’est un petit village encombré de mendiants, sans doute la conséquence de la crise qui touche alors les campagnes et qu’il ignore. Québec est la ville la plus remarquable de son périple canadien, en quoi il rejoint certains prédécesseurs anglais comme Talbot 36. La ville basse est grouillante de vie avec ses quais, ses nombreux bateaux, ses tavernes, ses innombrables immigrants, les bagarres entre matelots et Irlandais 37. La ville historique, enfermée dans ses murailles, frappe par son architecture européenne et ses magasins chics. Il visite le monument de Wolfe et de Montcalm érigé en 1827, mais néglige les plaines d’Abraham qui ne semblent pas encore attirer les touristes. Comme à Niagara, il relève le nombre important de ces touristes, surtout des Américains qui résident de l’autre côté du fleuve, à Pointe-Lévy, d’où ils viennent facilement à Québec par la navette à vapeur traversant toutes les demi-heures. Il peint de façon vivante de jeunes écoliers en lévite noire avec une ceinture bariolée qui fument et discutent avec lui. Il visite, passages touristiques
35. Ibid., p. 159-160. Il croit que l’église est consacrée par les évêques de Québec et de Montréal, ne connaissant pas le conflit qui oppose Mgr Lartigue à ses anciens collègues sulpiciens originaires de France. Lartigue, évêque auxiliaire, ne sera évêque titulaire de Montréal qu’en 1836. 36. Pavie semble ignorer le récit du séjour de cinq années au Canada d’E.A.Talbot en 1818, traduit en français et publié à Paris chez Boulland en 1825. 37. Alors que la ville compte un peu moins de 30 000 habitants, le nombre d’immigrants qui débarquent chaque année atteint alors environ 50 000. Sur Québec autour de 1830, Serge Courville et Robert Garon (dir.), Québec ville et capitale, Sainte-Foy, PUL, 2001 (le texte de N. Giroux sur le tourisme et les récits de voyage ne mentionne pas T. Pavie).
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obligés, le village indien de Lorette et la chute Montmorency 38 . Québec apparaît comme une place forte anglaise au cœur d’une population française : les soldats sont partout, surveillent de près cet étranger qui parle français, prend des notes et dresse de rapides dessins. Remparts, redoutes, casernes, batteries de canons, arsenal, palais du Gouverneur (le château Saint Louis qui brûlera quelques années plus tard), le cap Diamant et sa citadelle, « sanctuaire de la force militaire » (commencée en 1827, elle se termine alors), tout évoque la domination militaire. Le Bas-Canada est « un pays conquis » où « la force appartient au vainqueur ». Pavie retrouve cette domination dans la vie économique, notant que, sur les bateaux à vapeur, les matelots sont Canadiens, mais les capitaines, Anglais. Pourtant ces Canadiens lui disent : « Et malgré tout, nous sommes Français 39. » En quittant le Canada pour les États-Unis par la rivière Richelieu, Pavie livre ses dernières impressions. Malgré l’attrait des forêts, du Saint-Laurent, des lacs, des belles villes, il se montre critique: «Le Canada n’est pas un séjour agréable pour le voyageur français. » Il l’explique en partie par la rudesse du climat, mais il pense surtout aux Canadiens français du Bas-Canada. Il est pénible de voir que « ce peuple est conquis, les habits rouges de la colonie y sont durs et brusques, les habitants n’établissant point de relations avec eux ; et l’on ne trouve ni émulation ni désir d’improvment chez les colons 40 ». Ce jeune touriste pressé de rejoindre la Louisiane a bien perçu les deux solitudes du Canada.
Quelle modernité ? Si chaque époque valorise sa propre nouveauté, dans l’Europe des xviiie et xixe siècles, une modernité plus radicale se construisit par le remplacement de l’ordre ancien, économique, social et politique. Alain Touraine la définit comme le passage d’une société de reproduction à une société de production, du holisme à l’individualisme, d’une souveraineté d’en haut à la souveraineté de la nation, celle d’un peuple de citoyens libres 41. Pour les récits de voyage, les manières de voir et de dire l’autre, Chateaubriand et Pavie paraissent loin de la rupture effectuée à partir de la fin du siècle des Lumières, avec la naissance des sciences humaines. Ce mouvement annoncé par le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot en 1774, commence réellement avec Volney (1757-1820), le géographe-ethnologue, puis
38. Sa géographie, ici, laisse à désirer, de même que plus loin, quand il confond la paroisse de l’Acadie, au sud de Montréal, avec les côtes de l’Acadie. 39. Op. cit., p. 183 et 196. 40. Ibid., p. 199. 41. Alain Touraine, dans M. Elbaz, A. Fortin et G. Laforest, La frontière de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec, Sainte-Foy et Paris, PUL et L’Harmattan, 1996, p. 11.
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avec Tocqueville, le premier sociologue de la démocratie américaine. Tous les deux ont une vision politique du territoire et, bien que traitant des États-Unis, ils parlent aussi du Canada. En 1787, Volney avait publié le Voyage en Syrie et en Eg ypte, la première grande enquête définissant le voyage comme une étude des faits bannissant tout exotisme et toute effusion de la subjectivité. Le récit de voyage doit atteindre le but de l’histoire : l’analyse du « jeu compliqué de toute la machine politique 42 ». En 1795, il construit, comme préalable à tout voyage, un questionnaire systématique dans ses Questions statistiques à l’intention des voyageurs. Il ne mettra pas ce programme en œuvre lors de son voyage en Amérique du Nord de 1795 à 1798 (publié en 1803) 43, mais sa méthode sera développée par la Société des observateurs de l’homme en 1800 44. La Société de géographie fondée en 1821 reprendra ce programme qu’explicitera la Revue des Deux Mondes, dès son premier numéro, en 1829, quand Pavie voyage au Canada. Jusqu’alors, écrit la Revue, les récits de voyage en restaient trop aux descriptions brillantes et poétiques des sites visités. Il faut maintenant combler une grande lacune en étudiant le « mode d’administration locale, l’organisation civile et politique du pays, ses ressources […] 45 ». Chateaubriand et Pavie en restent surtout à la vision romantique du spectacle de la nature et du paysage. Ce sont de plus deux royalistes nostalgiques de l’ancienne France et de ses colonies américaines. Chateaubriand étant à l’agonie pendant les journées révolutionnaires de 1848, son cousin Tocqueville, qui l’admirait pourtant, le décrivait comme un homme du passé qui avait « le mieux conservé l’esprit des anciennes races 46 ». Tout récit de voyage exprimant une manière de se représenter le monde, nos deux romantiques font preuve d’un imaginaire spatial qui les rend plus sensibles au paysage qu’au territoire. Chateaubriand voit d’abord le monde comme espace non borné et comme spectacle, privilégiant le désert, où peut se déployer la subjectivité de l’écrivain : « L’imagination s’accroît avec l’espace 47. » Paysage extérieur et paysage intérieur se répondent donc dans une repré-
42. Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, introduction de Jean Gaulmier, La Haye-Paris, Mouton, 1959, p. 413 (édition corrigée de 1799 ; première édition en 1787). 43. C.-F. Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique. Œuvres complètes, Bossange, Paris, 1821, p. 469. Volney n’a vu le Canada que depuis Niagara, mais il évoque ce pays en citant ses prédécesseurs, dont Weld et La Rochefoucauld-Liancourt. 44. Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française. Les Mémoires de la Société des Observateurs de l’Homme en l’an VIII, Paris, Sycomore, 1978 et Gérard Leclerc, L’observation de l’homme. Une histoire des enquêtes sociales, Paris, Seuil, 1979. 45. Revue des Deux Mondes, vol. 1, n° 1, août 1829, p. V-VII (« Avertissement »). 46. Cité par J.P. Clément, op. cit., p. 570. 47. Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, p. 706.
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sentation de soi à soi : « J’écris pour rendre compte de moi à moi-même 48 . » Cependant, Chateaubriand est aussi un moderne accomplissant le passage de l’ancien exotisme philo sophique à l’exotisme sentimental, tout en en montrant les limites. Alors que, depuis le xvi e siècle, le rêve américain est l’utopie d’un vieux monde en quête de salut dans le retour au paradis perdu de la nature et des mœurs primitives, l’écrivain ne reprend qu’en partie cette problématique, lui apportant un correctif de taille. René montre qu’il n’y a pas de bonheur durable au contact de la nature et des sauvages car le voyageur européen ne peut échapper à lui-même et à sa propre solitude 49. Dans Atala et dans Les Natchez, comme dans le Voyage en Amérique, le Nouveau Monde mis en scène est en crise. On y assiste à la décomposition de l’espace idéal, de la représentation traditionnelle de l’Amérique et du Canada utopiques, Chateaubriand relevant les conséquences néfastes de la colonisation 50. Si les récits des voyageurs français en Nouvelle-France ont décrit les paysages et les corps pour s’approprier symboliquement le territoire, manifestant une position de domination culturelle, ce à quoi Chateaubriand n’échappe pas, ses écrits expriment aussi une nouvelle vision que l’on retrouvera dans nombre des récits de voyage des Français en Amérique au xix e siècle : « des voyages du doute, de l’interrogation sur sa propre puissance, de sa place dans le monde 51 ». Le courant romantique lancé par Chateaubriand est bien l’expression de la modernité qui marque l’avènement de l’individu dans la littérature, comme il advient dans l’économie et la politique. Les contemporains ne s’y sont pas trompés, depuis Sainte-Beuve reconnaissant que « tout de l’école moderne émane plus ou moins de lui », jusqu’à Edgard Quinet, pourtant maître à penser de la IIIe République laïque, qui mentionne l’inf luence décisive sur toute sa génération, au moment de l’adolescence, de la lecture d’Atala et de René, ces romans « américains » annonçant la destruction du « banc de pierre de la littérature classique 52 ». Quant à Victor Hugo qui fait triompher cette rupture romantique avec Cromwell en 1827 et surtout avec Hernani en 1830, qui avait proclamé vouloir être
48. Préface des Mémoires d’outre-tombe, citée par J.P. Clément, op. cit., p. 506. Philippe Antoine, « Le paysage américain chez Chateaubriand », dans Enfance et voyages de Chateaubriand. Armorique, Amérique, Paris, H. Champion, 2001, p. 47-59 ; Marete Grevlund, Paysage intérieur et paysage extérieur chez Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, Paris, Nizet, 1968, p. 100-101(sur le Canada). 49. Gilbert Chinard, L’Amérique et le rêve exotique […], op. cit., p. 341-433. 50. Philippe Moisan, « Le Nouveau Monde », Les Natchez de Chateaubriand : l’utopie, l’abîme et le feu, Paris, H. Champion, 1999, p. 96-103. 51. Stéphanie Chaffrey, « Corps, territoire et paysage à travers les images et les textes viatiques en Nouvelle-France (1701-1756) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 59, nos 1-2, été-automne 2005, p. 7-52 ; Tangi Villerbu, Espace et nation […], op. cit., p. 23. 52. J.P. Clément, op. cit. p. 502-503.
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Chateaubriand ou rien, il avait rendu un hommage appuyé à Atala dans le poème qui le fait connaître en 1820, à l’âge de 18 ans : La Canadienne 53. Au Canada, l’inf luence de Chateaubriand et du romantisme français est précoce et importante. Rappelant la tentative de l’écrivain de pénétrer au Canada par Niagara, Maurice Lemire considère qu’« avec ce débarquement d’un seul homme, le romantisme venait de mettre pied en Amérique 54 ». Le génie du christianisme et les romans de Chateaubriand sont lus au Bas-Canada, les premiers écrits de la province en portant la marque dès les années 1810 55 et nous avons relevé que l’auteur inf luence le clergé enseignant. Autour de 1840, les auteurs du Québec, prenant conscience du rôle de la littérature et de la langue dans l’affirmation de leur identité, mettent en valeur les grands thèmes du romantisme : le sentiment national, l’amour de la liberté, l’exaltation des beautés de la nature, l’exotisme des mœurs des Indiens, l’idéalisation du passé 56 . F.-X. Garneau aurait-il écrit la même histoire s’il n’avait pas auparavant vécu et voyagé en Angleterre et en France ? On peut émettre l’hypothèse que la nation canadienne-française qui se construit en se réappropriant son espace comme un territoire, avec ses enjeux de pouvoir, le réalise en partie en s’appropriant les grands thèmes de la littérature romantique française et anglaise, tant le regard de l’autre, tel qu’il transparaît dans les récits de voyage, y compris avec leurs stéréotypes, contribue à la construction de tout sentiment national 57. Pour la France, Chateaubriand reste l’« inventeur de l’Amérique », de cette nostalgie d’un nouveau monde qui révèle, en creux, les manques et l’étroitesse du Vieux Continent et Tocqueville le reconnaissait 58.
53. Le Boréal Express, Journal d’histoire du Canada 1810-1841, p. 453 (vol. 5, n° 5, 1820, p. 9), Sillery, 1972. 54. Maurice Lemire, Le romantisme au Canada, Québec, Nuit blanche, 1996, p. 16. 55. Chateaubriand est alors un des principaux auteurs dans les catalogues des libraires du Québec : I. Monette, dans Y. Lamonde et S. Montreuil (dir.), Lire au Québec au xix e siècle, Fides, 2003, p. 201-235. 56. David M. Hayne, « L’influence des auteurs français sur les récits de 1820 à 1845 », Lemire, op. cit, p. 43-51. 57. F.-X. Garneau, Voyage en Angleterre et en France dans les années 1831, 1832 et 1833, Ottawa, PUO, 1968 et la thèse citée de T. Villerbu. Sur les stéréotypes de l’étranger dans les récits de voyage, voir les contributions de François Brizay et de Gilles Bertrand dans Marcel Grandière et Michel Molin (dir.), Le stéréotype, outil de régulation sociale, Rennes, PUR, 2003, p. 229-260. Pour le romantisme et le nationalisme : M. Lemire (dir.), La vie littéraire au Québec. 1806-1839, Sainte-Foy, PUL, 1992, p. 440-446 ; G. Bouchard, Genèses des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2001, p. 116-157. Selon Y. Lamonde (dans G. Gallichan, K. Landry et D. Saint-Jacques, F.-X. Garneau. Une figure nationale, Québec, Nota bene, 1998, p. 51-78), Garneau était influencé surtout par le modèle britannique. 58. Dominique Jullien, Récits du Nouveau Monde. Les voyageurs français en Amérique, de Chateaubriand à nos jours, Paris, Nathan, 1992, p. 22 et Tocqueville, Voyages en Sicile et aux États-Unis, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. V, 1957.
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Pavie participe de cette modernité romantique de son maître, mais tout autant de la modernité du tourisme, dans la ligne du nouveau genre littéraire développé par Stendhal. Le touriste, celui qui voyage pour son agrément, s’affirme à l’époque romantique : le mot apparaît en français en 1816, après sa création en anglais et, en 1832-1833, il appartient encore à l’élite cultivée. Quelques années plus tard, vers 1860, avec la multiplication des voyages, on passera de Stendhal à Perrichon, sa caricature, et alors tout voyageur affectera de mépriser son double multiplié, le touriste, comme « l’idiot du voyage 59 ». Chateaubriand, dont le Voyage en Amérique se situe aux antipodes des mémoires d’un touriste, relève cependant, en 1826, les répercussions du tourisme américain à Niagara où se retrouvent 40 000 visiteurs. Il reconnaît l’utilité des voyages d’agrément, car la multiplication des contacts est le meilleur moyen pour que tous les peuples participent aux progrès de la civilisation 60. Il se souvient sans doute qu’il a été président de la Société de géographie 61. Pavie, qui lit l’anglais, a peut-être utilisé quelques-uns des guides de voyage et des récits de « tour » au Canada qu’avaient publiés avant lui Anglais et Américains, mais ses impressions sont celles d’un touriste français, impressions dont l’intérêt, pour le début du xix e siècle, reste méconnu au Québec 62. Qu’est-ce que T. Pavie a vu au Canada en 1829 ? De grands espaces et le spectacle d’une nature encore sauvage ; des Amérindiens parqués dans des réserves, déjà inclus dans l’itinéraire touristique ; une immigration massive d’Européens pauvres débarquant à Québec dont ils perturbent la ville basse, tandis que les Américains fortunés se pressent dans les hôtels chics de Niagara et de Pointe-Lévy. Dans les deux Canadas, les deux populations blanches, très différentes, reproduisent chacune, presque à l’identique, les mœurs et coutumes de leurs pays d’origine. Dans le Bas-Canada, Pavie découvre un peuple conquis, peu instruit, mais courageux, qui souffre de ce qu’il décrit comme une véritable occupation militaire par une armée anglaise dure et arrogante. Ce peuple, pourtant, garde sa fierté et sa foi dans sa survie en maintenant sa langue, sa religion, ses valeurs.
59. Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage, op. cit., p. 35. 60. Voyage en Amérique, préface, p. 64-66. 61. Il l’a présidée en 1824 (Malte-Brun en assurant le secrétariat), d’où sa connaissance des récits les plus récents sur l’Amérique et le Canada. 62. Robert Prévost l’ignore dans son chapitre sur les « prestigieux touristes de France » : Trois siècles de tourisme au Québec, Sillery, Le Septentrion, 2000, p. 26-28. Luc Bureau le méconnaît dans Pays et mensonges. Le Québec sous la plume d’écrivains et de penseurs étrangers (Montréal, Boréal, 1999), en dévalorisant tous les récits d’avant 1850 (p. 389). Mais le texte de Pavie est utilisé pour commenter les gravures de Bartlett par Michel Bruet et J.Russel Harper dans Québec 1800. Un essai de gravures romantiques sur le pays de Québec au xix e siècle : W. Bartlett, Montréal, Éditions de l’Homme, 1968.
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Ces choses vues par un jeune romantique français manquent de la maturité de certains de ses successeurs, et ne tiennent pas compte des nouvelles méthodes de l’observation rationalisante des territoires politiques. Touriste pressé, inconnu, donc sans les recommandations utiles, il ne voit pas les affrontements politiques du Bas-Canada, les luttes du Parti patriote en cette fin des années 1820 63. Mais ces choses vues d’en bas, proches des yeux des habitants, ne reflètent-elles pas une bonne partie de la réalité du Canada de 1829, de ce qui se joue dans ce territoire conflictuel ? Ne peut-on pas appliquer au récit du jeune Pavie le mot d’Henri Michaux dans Un barbare en Asie (1933) : « Un passant aux yeux naïfs peut parfois mettre le doigt sur le centre 64 ? »
63. Tocqueville lui-même, quelques années plus tard, ignorera Papineau. En 1853, Pavie donnera une solide analyse du grand ouvrage de F.-X. Garneau dans la Revue des Deux Mondes. 64. Cité par J.D. Urbain, op. cit., p. 9.
Tradition et modernité dans les rappor ts à l’espace maritime Les représentations du golfe du Saint-Laurent à travers les récits de naufrage (1860-1900)
France Normand Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
Ma présentation vise à rendre compte de certaines transformations qui s’opèrent dans les communautés littorales de l’est du Québec traditionnellement vouées à l’exploitation de la mer, alors qu’à l’aube de l’industrialisation la modernisation du transport par eau et la reconfiguration des circuits d’échanges bouleversent profondément l’activité de navigation sur le Saint-Laurent. Amorcée dès les dernières décennies du xixe siècle, la transition de la voile à la vapeur suppose un rehaussement considérable des normes de navigation ; pensons notamment à la standardisation des mesures de l’enregistrement maritime, à l’inspection obligatoire des coques et des chaudières (entraînant l’émergence d’un corps d’ingénieurs-experts) ainsi qu’au contrôle accru des arrimages et de la sécurité des trafics. Elle conduit aussi à un encadrement plus étroit de la pratique du cabotage (création des brevets de compétence pour les capitaines et les seconds 1), mettant à toutes fins utiles un terme
1.
À compter de 1883, l’accès aux postes de commande sera limité aux maîtres et assistants en chef qualifiés et porteurs de brevets sur toutes les classes de bâtiments côtiers et de l’intérieur. Dorénavant, l’État allait définir les conditions d’apprentissage et d’exercice du métier de navigateur partout sur les eaux canadiennes. Certes, le déclassement de la voile par la vapeur tardera à se faire sentir dans les orientations professionnelles des aspirants au diplôme, mais à partir de 1892 on constate que les nouvelles cohortes de navigateurs du Saint-Laurent se sont adaptées aux exigences du marché de l’emploi, alors que la vaste majorité se spécialisent maintenant dans la vapeur. Voir F. Normand,
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à la tradition séculaire de transmission du métier de navigateur de père en fils. D’autres progrès plus modestes, dont la motorisation des goélettes au début du xx e siècle, auront des conséquences non moins appréciables sur l’exercice de la navigation commerciale dans l’estuaire et le golfe. Ainsi, l’apparition de nouvelles techniques de cabotage devait-elle non seulement permettre au transport fluvial de s’affranchir de la tutelle inconditionnelle des marées, mais elle signifiait aussi gain de temps et accélération des déplacements. Si l’amélioration des rendements, et plus généralement des conditions de navigabilité, devait favoriser une plus grande f luidité des échanges, les nouveaux impératifs de vitesse et de régularité des horaires commandaient en retour une adaptation des critères de sécurité. C’est dans cette perspective qu’il faut situer l’intervention croissante de l’État, après la Confédération, pour assurer la sûreté des transports, qu’il s’agisse de l’imposition de pénalités pour obstruction de la voie navigable, des nouvelles dispositions législatives pour la prévention des abordages ou encore de l’obligation formelle de déclarer les naufrages et de prêter assistance aux sinistrés. Le problème de la sécurité suscitera, au début de la décennie 1870, une première véritable campagne de reconnaissance des dangers du f leuve, comprenant non seulement une cartographie des lieux à risque 2 , mais également un répertoire complet des échouements et des naufrages indiquant la localisation, la cause (immédiate et lointaine) et les pertes humaines et matérielles. Les inventaires des naufrages ont servi de repères au ministère de la Marine pour baliser le réseau hydrographique du Saint-Laurent 3. Ils ont également participé à alimenter les instructions formelles conduites par les tribunaux d’enquêtes maritimes lors des investigations sur les naufrages.
Naviguer le Saint-Laurent à la fin du xix e siècle. Une étude de la batellerie du port de Québec, Sainte-Foy, PUL, 1997, p. 156. Signalons également qu’au Canada le diplôme de navigation au long cours était exigé sur les bâtiments océaniques de plus de 150 tonneaux de registre depuis 1870 (Statuts du Canada, 33 Victoria, chap. 17, « Acte concernant les certificats de capitaines et de seconds de navires »).
2.
Un relevé des sinistres maritimes avait déjà été effectué dans la décennie 1840 pour l’estuaire et le golfe, mais les statistiques étaient alors partielles (elles prenaient en compte uniquement la navigation hauturière) et incomplètes. Provenant de sources non officielles, le ministre de la Marine les commentant plus tard les jugera « plus qu’approximatives ». Documents de la Session du Canada, « Rapport annuel du ministre de la Marine et des Pêcheries », 1869. Le commerce de bois avec l’Angleterre (avec son lot d’immigrants en cargaison de retour) mobilisait surtout des voiliers de bois chargés à pleine capacité à destination du port de Québec. Plusieurs naufrages demeurés célèbres sont survenus dans ces eaux exposées à divers périls (vents, courants, brouillard, glace et déplacement des hauts-fonds, notamment). Voir J.-C. Fortin, « Les vaisseaux naufragés et échoués dans le fleuve et le golfe 18401849 ». Appendice T, JALBC, 1851.
3.
Pour le seul district de navigation de Québec, qui s’étend du détroit de Belle-Isle à Montréal, la progression des aides à la navigation a été constante dans les dernières décennies du xixe siècle. En 1875, on compte 243 bouées ; on en dénombrera 408 en 1900.
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Les dépositions des survivants et des témoins oculaires de naufrage appelés à comparaître devant la Cour constituent le principal support de la présente étude des représentations de l’espace maritime 4. Aux fins de cette présentation, j’ai choisi de retenir les témoignages recueillis directement auprès d’une catégorie particulière de victimes : les « gens de la mer ». Quant aux témoignages indirects, ils proviennent pour la plupart d’entre eux des sauveteurs. Avec ses bas-fonds et ses mystères cachés, la mer, comme mon intervention s’emploiera à l’illustrer, a favorisé l’expression d’un imaginaire très riche chez ceux qui la côtoient, et à plus forte raison parmi ceux qui l’ont affrontée. L’idée parfois très éloignée de la réalité que s’en font les sinistrés – telle qu’elle est exprimée à travers la narration de l’expérience du naufrage – nous amène, bien sûr, à la question de la subjectivité des rapports à l’espace, mais elle nous invite aussi, plus largement, à nous interroger sur le sens de l’espace maritime. Incidemment, l’analyse des témoignages nous fera découvrir un décalage manifeste entre lieux dangereux et lieux redoutés.
Les perceptions du risque de naufrage : rétablir la confiance du public et des milieux d’affaires
Les statistiques officielles indiquent une baisse substantielle du nombre d’avaries advenues sur le Saint-Laurent entre 1870 et 1900. Ainsi, d’un bout à l’autre de la période, les taux réels d’accidents maritimes chutent presque de moitié (2,7 % à 1,4 %) 5. Malgré d’évidents progrès, la navigation demeure encore suffisamment aventureuse pour préoccuper les armateurs, canadiens et étrangers 6 . Il faut dire que la répétition de catastrophes, dont les naufrages en série de quatre paquebots de la ligne Allen (service passagers et malles,
4.
Outre cette documentation officielle représentant une centaine d’enquêtes, j’exploiterai ici une partie d’un corpus en cours d’analyse, qui comporte environ 300 articles tirés de journaux relatant des naufrages survenus dans le golfe du Saint-Laurent entre 1860 et 1900.
5.
Le Saint-Laurent est considéré ici de sa source à son embouchure. L’article de 1996 de Pierre Camu, « Shipwrecks, Collisions and Accidents in St. Lawrence/Great Lakes Waterway, 1848-1900 » est indiscutablement la référence la plus fiable sur la question. Les taux réels de naufrage sont établis en proportion du nombre de déplacements. The Northern Mariner/Le marin du Nord, VI, no 2, avril 1996, voir tableaux et notes, p. 45-53.
6.
Les armateurs insistent d’ailleurs fréquemment sur la difficulté à obtenir des secours rapides dans leur relation du naufrage. La question est abordée dans un article récent d’Éric Mauras sur l’implantation du télégraphe dans le golfe. Éric Mauras, « Du lobbying pour la construction d’une infrastructure publique. Le système télégraphique dans le golfe du Saint-Laurent, 1875-1895 », Revue d’histoire de l’Amérique française (RHAF), vol. 60, no 3, hiver 2007, p. 325-354.
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Montréal-Liverpool) 7 survenus dans le golfe au début des années 1860, avait déjà sérieusement entaché la réputation des eaux nationales. À la suite de la perte du S/S Norwegian, la Chambre de commerce de Liverpool reconnaissait « que ces nombreux désastres ont eu certainement pour effet de discréditer beaucoup la voie canadienne du point de vue commercial 8 ». Aussi, lorsqu’en 1880 pas moins de neuf navires donnaient sur les côtes d’Anticosti, au cœur du golfe, le ministère de la Marine réagit immédiatement en multipliant les dispositifs de sécurité. C’est que les enquêtes menées par le chef de bureau du ministère à Québec, John U. Gregory, n’avaient pas manqué d’évoquer le « mauvais sort » associé à l’enchaînement des tragédies survenues une vingtaine d’années plus tôt 9. Dès 1881, Gregory prononce une conférence qu’il diffuse aussi sous forme de brochure, Anticosti, its Shipwrecks : What has been done since Confederation to Prevent Marine Disasters 10, dans le but de promouvoir l’effort de prévention des désastres. Dans le même esprit, les offensives publicitaires se succèdent bientôt dans la presse commerciale; sous la rubrique « intérêts maritimes », les investisseurs sont régulièrement informés des activités déployées pour sécuriser les côtes. La publication d’Anticosti, its Shipwrecks… marque certainement un tournant dans la construction d’un discours « apaisant » sur la circulation dans le golfe. Dressant un bilan élogieux des interventions gouvernementales pour enrayer le risque, l’agent du ministère soutient ici une argumentation qui fait appel avant tout aux valeurs de progrès pour accréditer ces succès. Au plus grand bénéfice du commerce, allègue-t-il, nos eaux disposent maintenant d’un « réseau d’aides à la navigation » (systèmes de signaux, abris et dépôts de provisions, etc.), disposées de telle sorte que « le marin, une fois entré dans le golfe, n’est privé que quelques heures de ces moyens les plus modernes de guider sa course ». Quant à la qualité des équipements, nos phares sont munis d’appareils de lumière fabriqués à Montréal, et qui « ont été couronnés d’un Prix à la dernière exposition universelle, à Paris ». Dans son enthousiasme, Gregory va même jusqu’à avancer qu’au fil des ans le ministère
7.
DSC, nº 15, 27 Vict. (1863), « Rapport du maître-général des postes », s.p. Il s’agit du naufrage des vaisseaux Le Canadien en juin 1861, North-Briton en novembre de la même année, Anglo-Saxon en avril 1863 et Norwegian en juin 1863.
8.
Cité dans le « Rapport du maître-général des postes », ibid.
9.
L’intensité et le poids émotionnel rattachés à l’expérience du drame semblent souvent agir comme catalyseur du travail de mémoire chez les témoins, même après plusieurs décennies. Certains vont même jusqu’à rappeler les souffrances endurées par les survivants du célèbre naufrage de la frégate la Renommée survenu une centaine d’années plus tôt (sombrée en 1736, 48 hommes perdus et 6 sauvés) pour attester des périls que recèlent les parages de l’île. Pour une relation détaillée de l’événement, voir Henri-Edmond Faucher de Saint Maurice, De tribord à bâbord, Montréal, Éditions de l’Aurore, 1975 (éd. originale 1877). Fait significatif : le Canadian Ilustrated News de 1880 diffuse des dessins de l’île réalisés sur place par des rescapés.
10. Québec, Quebec Morning Chronicle, 1881.
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aurait non seulement réussi à y rendre la navigation moins dangereuse, mais, à l’en croire, « elle serait même devenue agréable 11 ! » Ce discours lénifiant sur la sûreté du golfe se propage par divers canaux. Les travaux du géographe Louis-Edmond Hamelin, en effet, ont permis de mettre en évidence le changement survenu dans les représentations du littoral anticostien, alors qu’à compter de 1875 « la publicité excessive concernant les naufrages [fera] place à la présentation des qualités économiques de l’île 12 ». Évoquant les effets négatifs d’une côte à naufrage, Hamelin a même soutenu que le retard général du développement colonial de l’île était lié à la réputation héritée des nombreux naufrages sur ses battures. Quoi qu’il en soit, ce changement de paradigme m’apparaît en soi révélateur : pendant les années qui nous intéressent, l’espace perçu se transforme. Lentement mais sûrement, de nouvelles représentations cherchent à s’imposer, dont l’enjeu consistera à faire passer l’image de l’île de pôle de répulsion à celle de pôle d’attraction.
Les représentations de l’espace maritime dans le récit de naufrage
L’examen du corpus de récits de naufrage suggère que l’espace maritime est vécu comme un espace identitaire très fort chez les navigants victimes d’accident. Sans prétendre expliquer le comportement des naufragés ou cerner la structure de leur imaginaire, l’analyse de leurs témoignages permet néanmoins de distinguer certains schémas de représentations cohérents du milieu marin. Ces représentations, comme nous allons le voir, se définissent en premier lieu par leur caractère foncièrement ambivalent.
Un rapport ambigu à la mer comme espace vécu On remarque chez les marins et les pêcheurs qui fréquentent le golfe et qui en possèdent une connaissance intime une conception très pragmatique de l’espace maritime. Dans ce cas, les représentations semblent étroitement liées à l’expérience. Les témoignages oscillent entre une vision tantôt positive, tantôt négative de la mer, qui est à la fois source de
11. Voir l’édition française du texte de Gregory publié dans En racontant… 12. L.-E. Hamelin, « Les naufrages autour d’Anticosti », Revue d’ethnologie du Québec, vol. 10, déc. 1979, p. 51. Un contemporain de l’époque, le chroniqueur de la côte labradorienne, l’abbé Victor-A. Huard, citait à propos d’Anticosti une correspondance de Faucher de Saint-Maurice (publiée en 1886 dans le journal Le Canadien, de Québec), mentionnant que « les journaux de Londres la représentent comme un paradis terrestre ». Labrador et Anticosti, Montréal, C.O. Beauchemin & fils, 1897, p. 226-227.
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confiance et de méfiance. Les récits qui relatent les expéditions de pêcheurs en mer 13 sont probablement ceux qui illustrent le mieux le sentiment de confiance. La mer nourricière, pleine de promesses, est pourvoyeuse d’espoir. Pour les pêcheurs qui en dépendent, elle est avant tout source de vie. Aussi, jusqu’à l’issue fatale, la reconstitution du sinistre laisse souvent entendre qu’ils envisageaient volontiers un dénouement favorable. Cette attitude optimiste, qui découle de leurs pratiques spatiales, se reflète dans la valorisation presque sans réserve de l’expérience du capitaine comme garantie contre le risque. Presque tous les membres d’équipage semblent avoir placé une confiance absolue dans le savoir-faire de leur maître. Fait intéressant, les plus âgés sont généralement perçus comme les plus compétents. La presse d’époque a d’ailleurs contribué à entretenir cette conception idéalisée de l’expérience, une position qui, il faut bien le dire, s’oppose diamétralement à celle des enquêteurs qui voient dans le jugement humain une cause encore trop répandue de naufrage. Je retiendrai seulement ici, comme cas de figure, la relation par le quotidien La Presse de la perte complète, corps et biens, du Saint-Olaf 14, un vaisseau à vapeur de 1000 tonnes sombré près de Sept-Îles à la clôture de la saison de navigation de 1900. Personne n’échappant à la mort pour venir témoigner, les médias s’en remettent incontinent à l’expertise des marins au port pour évaluer la situation. Avant même que les circonstances du drame ne soient éclaircies, la possibilité d’une erreur de jugement sera écartée. L’intrépidité du capitaine Lemaistre, avance-t-on, le classait au premier rang des capitaines côtiers. Il s’agit d’un homme connu, l’un des « navigateurs les plus expérimentés de la navigation fluviale ». En dépit de la neige et de la marche rapide du navire au moment de l’accident, on se refuse tout simplement à le croire responsable. C’était un vieux marin du large et de l’étroit, marchant avec sûreté au milieu de la mer comme près de la côte. Il n’entre dans l’idée de personne qui l’a vu à l’œuvre, que le désastre du St-Olaf est dû à une fausse manœuvre. L’idée qui semble admise par les marins, c’est que la machine a dû se rompre 15…
Si la tendance est de valoriser la détermination du marin courageux qui affronte le danger, la plupart des témoins accordent malgré tout ses mérites aux vertus de patience et de prudence. Car la mer provoque aussi bien des réactions de méfiance. Gare au marin insouciant ou trop téméraire. L’océan engloutit celui qui s’y fie ! Plusieurs victimes signalent l’imprévisibilité des eaux du golfe. Le terme le plus tenace est celui de « caprice » de la mer. Aux yeux des naufragés, il s’avère de toute évidence primordial d’obéir à l’élément marin. Surtout, ne jamais le défier ! Bien qu’elle soit inconstante, la mer livre ses avertis-
13. La plupart des récits retracés ici sont le fait de pêcheurs partis de Terre-Neuve. 14. Propriété des marchands Fraser, de Québec, ce steamer était affecté au service de la Côte-Nord. 15. La Presse, nº 21, Montréal, le 26 novembre 1900, p. 14.
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sements à qui veut bien les entendre. À force de la côtoyer, elle imposera par conséquent le silence et la soumission. La majorité des observateurs, du reste, ont évoqué leur sentiment de petitesse devant l’infini. Fraîchement rescapé, un capitaine de goélette décrivait la mer comme sa « dange reuse épouse ». L’historien Benoît Lacroix, dans son étude d’ethnologie religieuse, a lui aussi dénoté semblables inquiétudes chez un pêcheur gaspésien : « Tu peux te fier à la mer, mon garçon, mais n’oublie pas de prier 16. » La mer, inévitablement, suscite la manifestation d’angoisses, souvent extériorisées dans la relation du naufrage. Contrairement aux équipages responsables de la bonne marche du navire, on constate que les passagers expriment plus rapidement leurs appréhensions en présence d’éventuels dangers, du mauvais temps, par exemple. Par contraste avec les travailleurs de la mer, les voyageurs admettent, à diverses reprises, avoir anticipé le pire dès les premiers signes avant-coureurs d’une mer houleuse. Il faut bien reconnaître que le récit de naufrage reconstruit à rebours l’expérience d’une destruction, et que rien ne prépare le « terrien » à affronter une telle difficulté. Ayant jusqu’à présent très peu compulsé de témoignages de simples passagers, je me garderai de tirer des conclusions trop hâtives. Mais mes premières observations me portent à croire qu’on se remémore avec plus de véhémence ses inquiétudes de départ lors d’accidents accompagnés de pertes de vie. Tient-on ainsi à légitimer ses craintes ? En tout cas, plusieurs témoins font part aux enquêteurs de leur pressentiment : « je m’en doutais », « je le sentais », « je le savais ». La perception du milieu, marin ou autre, étant, comme on le sait, en partie déterminée par l’épreuve de l’expérience (je renvoie ici au concept de rapport sensible au territoire), il va de soi qu’à la suite d’un naufrage les significations accordées à l’élément marin seront surtout négatives, puisque la mer était défavorable. Toujours selon les interprétations de B. Lacroix, la mer par son étendue, sa dimension horizontale, la portée du regard, représenterait un symbole naturel d’infini. Par sa profondeur, elle incarnerait aussi un lieu lugubre, un lieu de ténèbres 17. Ce thème des ténèbres, décliné dans toutes ses variantes, est omniprésent dans mon échantillon. En effet, des images telles « sombrer dans l’abîme », et les vagues déferlaient « avec un bruit d’enfer » reviennent de manière récurrente dans les dépositions. Inversement, la terre ferme est tout de suite associée au refuge, à l’élément protecteur. En fait, seules les côtes désertes, dépourvues de renforts ou réputées inhospitalières – en l’occurrence celles de l’île d’Anticosti ! – soulèvent le doute. Cela étant, je crois digne de
16. Benoît Lacroix, « La mer comme espace sacré : un cas d’ethnologie religieuse », dans Traditions maritimes au Québec, Commission des biens culturels du Québec, Québec, 1985, p. 586. 17. Ibid., p. 585.
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mention que, même en cas d’échouement sur le rivage, les secours à certains moments sont espérés tout autant du ciel que de la terre. Je conclurai ce point sur le sentiment de méfiance en revenant brièvement sur son corollaire, l’attitude de respect empreinte de superstitions qu’inspirent les eaux du golfe. La mer, on l’a vu, est jugée capricieuse. Aussi faut-il se soumettre à ses injonctions bien comprises. Mais d’où proviennent ces préconceptions ? Ces croyances collectives puisent-elles dans les récits légendaires popularisés par les Faucher de Saint-Maurice, Taché, Fréchette, Beaugrand et quelques autres auteurs contemporains des drames ? Se transmettent-elles au moyen de la tradition orale 18 ? En tout état de cause, la prise de conscience du danger est à maintes occasions mise en relation avec l’évocation d’un mauvais présage : un oiseau posé sur une épaule sera annonciateur d’un naufrage, échapper son casseau de petits fruits, son « vaisseau », comme on le disait familièrement alors dans le bas du fleuve, entraînera à coup sûr la guigne. Autant de périls vont inévitablement impliquer la quête de protection. D’un bout à l’autre de ma période, les gens de la mer feront régulièrement appel à l’intervention divine. Le récit du naufrage du Glenalvon, dans la circonstance, est tout à fait expressif. Désemparé au large de l’île du Prince-Édouard, le navire allait entraîner dans sa perte tout son équipage. Le message de détresse du capitaine fut découvert dans une bouteille enfouie sous les décombres de sa cabine : « [...] un papier sur lequel était écrit : “Jésus, envoie-nous un sauveur. Dieu de miséricorde ne nous laisse pas périr !” 19 »
La mer comme espace mystique On considère généralement les communautés littorales comme des populations croyantes et ritualistes. La piété des gens de la mer est attestée avec éloquence dans les travaux d’Alain Cabantous pour la côte ouest française 20. Mes recherches antérieures sur les vocables des
18. À propos de Louis-Olivier Gamache, célèbre gardien du dépôt de provisions d’Anticosti, la légende a fait de lui un personnage terrifiant, moitié ogre, moitié loup-garou. Dans son article « Croquemitaine d’Anticosti : Louis-Olivier Gamache », Michel Gagnon explique que, de son vivant, certains pilotes préféraient rester sur leur bateau que de se faire secourir par lui. La revue d’histoire de la CôteNord, nº 20, mai 1995, p. 8. 19. Récit livré par James Dugan, passager du steamer Lancaster qui fit la découverte de l’épave du Glenalvon. « Récit épouvantable », La Gazette de Sorel, 16e année, vol. 31, 4 décembre 1872, p. 1 (article repris du New York Times). 20. Voir, entre autres, Le ciel dans la mer. Christianisme et société maritime, xviie- xviiie siècle, Paris, Fayard, 1993 et Les côtes barbares. Pilleurs d’épaves et sociétés littorales en France 1680-1830 (1990), chez le même éditeur.
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noms de bateaux du Saint-Laurent au xixe siècle 21 ont également contribué à confirmer la primauté du fait religieux dans l’affirmation des identités maritimes. Des bénédictions de navires aux ex-voto offerts en remerciement d’une grâce obtenue, en passant par la prière récitée sur le pont par les équipages pour implorer le salut divin, la religion vécue imprègne littéralement la culture des marins. Certains navigateurs ont eu besoin de recourir à la Providence pour expliquer comment ils ont pu échapper au péril. Sans doute en réponse au besoin d’être rassuré, le thème de l’Apparition est présent dans plusieurs témoignages (visage de la Vierge qui se détache opportunément dans la brume, main secourable de Notre-Dame entrevue à travers les flots, entre autres mentions). À côté des croyances religieuses, et même, par instants, mêlées à elles, les manifestations de superstitions font partie intégrante du discours des témoins de naufrage. À cet effet, je citerai à l’appui le témoignage indirect livré après coup par un pêcheur de morue à l’abbé Huard 22. À Sept-Îles, en 1892, après une saison de chasse aux loups-marins particulièrement fructueuse, les pêcheurs comblés, mais vraisemblablement consternés par tant de succès, se mettent à craindre pour la ressource. Ce témoin affirme avoir été saisi d’épouvante à la vue d’un monstre marin. L’apparition, comme par hasard, a lieu à l’endroit précis où un croiseur du gouvernement avait jadis sombré. L’argument de la présence du serpent de mer va d’ailleurs être repris, quelques années plus tard, par les riverains qui cherchaient à reconstituer les « circonstances inexplicables » du naufrage du Saint-Olaf évoqué plus haut. La présence menaçante de la créature aux abords de la pointe des Monts, un autre haut lieu de naufrages du golfe, avait précédemment été signalée par quatre résidents des Islets Caribou à l’hiver 1884 et 1886. Le témoignage de l’un d’entre eux, Pierre Comeau, en dit long sur la frayeur qu’inspirait alors l’animal : Nous partîmes deux canots, lorsque, rendus à 300 verges, les gens montant le canot qui m’accompagnait, pris de peur, retournèrent en arrière. Je l’approchai à une distance de 30 pieds sans qu’il bougeât […] la gueule ouverte d’au moins dix pieds de haut […]. Ce que j’ai trouvé de plus monstrueux et horrible, c’est l’œil qui m’a paru d’une grosseur énorme et d’une malice à faire trembler. […] Alors, j’ai cru plus prudent de ne pas l’attaquer, n’étant pas équipé pour une pareille chasse 23.
21. F. Normand, « Les navigateurs du Saint-Laurent à l’âge de la voile : solidarités et appartenance au milieu fluvial », Études canadiennes/Canadian Studies, 50, 2001. 22. Rapporté dans Huard, op. cit., p.123-124. 23. Ibid. : 94-95. L’interview de Pierre Comeau est d’abord parue dans le Naturaliste canadien, en novembre 1895.
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Le péril du serpent de mer, il est vrai, tourmentait depuis longtemps l’imaginaire populaire : déjà du temps du premier gardien de phare, vers la fin des années 1830, les habitants de la pointe attribuaient la disparition en mer d’un de leurs concitoyens au monstre marin. On le tiendra à nouveau responsable de la perte d’une famille entière bien des décennies plus tard 24. D’autres générations de gardiens de phare auraient aussi été témoins de faits anormaux autour du site de la pointe des Monts. Relatant ses souvenirs d’enfance, la fille du gardien Louis-Ferdinand Fafard se rappelle qu’au moment de leur installation, en 1872, « l’on prétendait le phare hanté, que le diable y avait élu domicile […]. Monsieur Pouliot, le gardien précédent, assurait avoir vu, à plusieurs reprises, un homme se promener la nuit autour de la tourelle 25 ». Celle-ci soutient également que leurs rares voisins croyaient tous aux maléfices. Enfin, les représentations de l’espace maritime exprimées par les naufragés s’inscrivent aussi parfois sous le signe du fatalisme. Le naufrage revêt alors des fonctions expiatoires. On dira d’un manquement aux devoirs religieux du capitaine qu’il a « provoqué la perte du navire ». Un sauveteur déclare que la mer, « enfin apaisée, venait de lâcher sa proie » ; un second prétend que la mer « a prélevé son tribut » ; un marin affirme que « la mer déchaînée réclame une offrande ». Toujours à propos de la couverture de l’accident du Saint-Olaf, on relève cette même vision sacrificielle du naufrage : « Comment cela est-il arrivé ? Les f lots courroucés qui crachent aujourd’hui leurs proies sur le rivage, avec un fracas lugubre », refusent de nous le dévoiler 26. Ces premiers constats sur les aléas de la navigation dans le golfe m’ont permis de mettre en évidence des oppositions marquées dans les représentations de l’espace. D’une part, les autorités maritimes ont établi des stratégies axées sur la modernisation de l’infrastructure de transport qui visaient non seulement à améliorer la navigabilité, mais également à inculquer une vision sécurisante de la mer. D’autre part, les gens de la mer, principaux porteurs des traditions maritimes, ont maintenu une attitude ambivalente face au milieu marin, manifestant devant lui des sentiments contradictoires de confiance et de méfiance.
24. Il s’agit de la famille Mead, disparue à proximité du phare de la pointe des Monts à l’automne 1872, et dont les corps ne furent jamais retrouvés. Élioza Fafard-Lacasse, Légendes et récits de la Côte-Nord du Saint-Laurent, [Montréal], Atelier de l’Éclaireur de Montréal, 1937, p. 68-69 25. Ibid., p. 16. 26. La Presse, loc. cit., p. 15.
Tradition et modernité dans les rapports à l’espace maritime
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Reste maintenant à prolonger la période d’investigation aux premières décennies du afin de découvrir si la modernisation des transports a eu raison des représentations et des pratiques anciennes. L’abaissement du niveau de risque de naufrage aura-t-il pour effet, par exemple, d’induire des comportements moins fatalistes chez les victimes ? xx e siècle,
Le discours éminemment subjectif que véhicule le récit de naufrage évolue lentement, et, semble-t-il, presque imperceptiblement. Au fil des ans, on peut s’attendre à ce que les témoins fassent de plus en plus appel à la responsabilité humaine et aux défectuosités techniques – au détriment de facteurs naturels et même surnaturels – dans l’identification des causes du sinistre maritime.
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L’espace wallon à travers la bande dessinée Réalités et perceptions de la « modernité » (1945-2005)
Luc Courtois Université catholique de Louvain
Cette contribution s’inscrit dans le prolongement des travaux du colloque QuébecWallonie : dynamiques des espaces et expériences francophones, organisé par le CIEQ à l’Université Laval du 24 au 27 mai 2004. Nous y avions abordé le thème L’espace wallon : réalités et perceptions à travers la bande dessinée wallonne, et c’est cette thématique, supposée connue ici, que nous voudrions reprendre, mais dans la perspective du présent volume, celle de la « modernité 1 ». Rappelons que, dans la représentation de ses paysages, la bande dessinée ne prétend pas être fidèle à ses sources d’inspiration géographique, plus ou moins conscientes d’ailleurs. Pour faire court, un dessinateur peut choisir ici entre deux grandes options, commandées dans une mesure variable par le scénario. Soit l’intrigue se déroule dans un cadre géographique précis et les décors se veulent un temps soit peu conformes à leurs modèles. Soit le scénario ne nécessite pas d’inscription dans des lieux concrets et les décors sont vagues, évoquant juste une atmosphère générale, même si parfois un clin d’œil de l’auteur y glisse une référence connue.
1.
Luc Courtois, « L’espace wallon : réalités et perceptions à travers la bande dessinée wallonne », dans Wallonie et Québec. Dynamiques des espaces francophones, Brigitte Caulier et Luc Courtois (dir.), SainteFoy, Les Presses de l’Université Laval (coll. « Géographie historique »), 2006, p. 77-110. Une version belge destinée à l’Europe a paru sous le même titre (Université catholique de Louvain. Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres, coll. « Temps et espace», vol. 6, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain–Academia-Bruylant, 2006, même pagination).
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Illustration 1 Les Halles universitaires de Louvain-la-Neuve : une icône de la ville nouvelle et des espoirs wallons Vincent Hardy, Le Courseur et autres histoires drôles, Louvain-la-Neuve, Éditions du miroir, 1978, p. 5, vignette 7
Créée de toutes pièces après l’expulsion en terres romanes des francophones de Leuven (Flandre), Louvain-la-Neuve est la première ville neuve de Belgique construite après Charleroi, au xviie siècle. Symbole d’une volonté de renaissance, elle s’est voulue un lieu d’innovation urbanistique et architecturale. Depuis 30 ans, les Halles universitaires, siège de l’Université catholique de Louvain, ont vu défiler des centaines de milliers d’étudiants (formalités d’inscription), originaires de Wallonie, de Belgique et de plus de 180 pays : son image est intimement liée à la ville et à l’université. En effet, que ce soit pour les campagnes, pour les villes ou pour les sites industriels, ce qui est clairement identifié comme wallon – donc analysable ici – l’est par des caractéristiques « traditionnelles » reconnaissables par tous. Villages-rues aux maisons crépies jointives, avec toits à croupettes et usoirs, par exemple, pour la Lorraine belge (le bâti date pour l’essentiel du xviiie siècle), cœurs historiques (le plus souvent médiévaux ou modernes) en forme de cartes postales patrimoniales pour les villes, sites caractéristiques de la première révolution industrielle (qui se mettent en place au xix e siècle et dominent l’espace wallon jusque dans les années 1970) pour les banlieues suburbaines. À l’opposé, ce qui exprime la « modernité », en Wallonie comme ailleurs, est souvent indifférencié. Certes, certains emblèmes de la modernité sont clairement inspirés de décors wallons bien reconnaissables – pour l’essentiel, des réalisations architecturales récentes qui ont marqué
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Illustration 2 La « modernisation » urbaine Pierre-Emmanuel Paulis et Alain Mercier, Tania (Affaires occultes, vol. 1), Saive, Éditions Khani, 1997, p. 3, vignette 1.
À partir des années 1960, tandis que les campagnes s’urbanisent, les villes se « modernisent ». Ici, l’îlot des « Chiroux », à Liège, où le vieux quartier a été rasé pour faire place à un « gratte-ciel » qui abrite un des hauts lieux culturels de la ville : la bibliothèque provinciale. La voiture est omniprésente, avec une route à quatre bandes qui a phagocyté les vieilles demeures bourgeoises d’antan. Certaines, dont on aperçoit les pignons aveugles, ont perdu leurs voisines en attendant une compagnie plus « prestigieuse » qui se fait attendre…
les esprits –, mais la préférence des dessinateurs, quand c’est leur intention, va généralement à ce qui signe clairement le « régional », c’est-à-dire ce qui est identifié comme tel de longue date. Quelques tendances générales s’esquissent cependant. De 1945 à nos jours, la Wallonie a connu une évolution économique et sociale commune à tout l’Occident, mais avec des accents propres à toutes les régions de vieille industrie 2 . Avec l’immédiat après-
2.
Sur la géographie actuelle de la Wallonie, voir : Géographie de la Belgique, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1992, et Charles Christians et Luc Daels, « Belgique : une introduction géographique de ses diversités régionales et de ses richesses humaines », Bulletin de la Société géographique de Liège, vol. 24, 1988, p. 1-62.
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guerre commencent les « Trente Glorieuses », celles de la reconstruction et de l’élévation sans précédent du niveau de vie. Cette période s’accompagne de phénomènes qui vont profondément affecter la structuration traditionnelle de l’espace. L’essor exceptionnel de la voiture (on passe de quelques centaines de milliers de véhicules immatriculés en Belgique en 1945, à 5 000 000 aujourd’hui…) ne se traduit pas seulement par un développement impressionnant du réseau routier. La voiture permet aux classes moyennes de migrer dans la verte campagne avoisinante. Tandis que les cœurs des villes se « prolétarisent », les campagnes s’urbanisent en cités dortoirs. La mobilité affecte également la « localisation » spatiale de l’ensemble des services traditionnels : la proximité le cède à la concentration suburbaine, avec un bourgeonnement de « centres » en tout genre (commerciaux, culturels, sportifs, récréatifs, etc.). Le développement des médias accentue le phénomène : la télévision va de pair avec un individualisme croissant et un repli sur la sphère privée, entraînant le dépérissement de la sociabilité traditionnelle et de ses lieux. Après les vaches grasses : les vaches maigres ! Les Trente Glorieuses s’échouent en 1973 sur le premier choc pétrolier et, bientôt, la chute du mur de Berlin en 1989 « libérera » la dynamique du « tout au marché ». L’impécuniosité chronique des États, la désindustrialisation et la « tertiarisation » de l’économie, la standardisation planétaire, enfin, des modes de vie accompagnent cette évolution. La Wallonie en est, plus que d’autres, profondément affectée : première puissance industrielle au xix e siècle (si l’on dresse les statistiques de production par têtes d’habitants), elle affiche aujourd’hui un produit intérieur brut (PIB) qui la situe au niveau de la Calabre ou des Pouilles… L’industrie charbonnière, qui comptait 140 000 mineurs en 1914, a complètement disparu en 1976, avec la fermeture du « Roton », à Farciennes, dernier charbonnage de Wallonie. Tout le secteur de l’industrie extractive (pierre bleue, marbre, ardoises, etc.), jadis florissant, a connu un sort comparable. La sidérurgie n’en finit pas de se restructurer depuis les années 1970 : Liège, qui a compté pas loin d’une vingtaine de hauts fourneaux à l’époque, a programmé il y a peu l’extinction définitive de son secteur « à chaud ». On pourrait continuer l’inventaire et proposer un diagnostique, mais ce n’est pas le propos ici. Ce qui doit retenir notre attention, ce sont les conséquences spatiales de cette évolution, et elles sont multiples. Déclin des vieux bassins industriels situés le long des gisements houillers (le sillon Meuse-Sambre-Haine, qui s’étire d’est en ouest), au profit de « zonings industriels » situés sur les nouveaux axes de développement liés aux échanges internationaux. C’est l’axe Anvers (grand port mondial), Bruxelles (capitale européenne et siège européen de nombreuses multinationales), qui « déborde » en Wallonie du nord au sud, vers le grand duché de Luxembourg et l’Italie 3.
3.
Ce que les économistes appellent aujourd’hui la « banane bleue », ce croissant fertile moderne qui va de l’Angleterre à l’Italie du Nord…). Ce concept a été utilisé pour la première fois par Roger Brunet
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Illustration 3 Une image prémonitoire ? La mine de « Farziën » (“Farciennes”) en 1959 Mitacq et Jean-Michel Charlier, La bouteille à la mer (La Patrouille des Castors, vol. 5), Marcinelle, Dupuis, 1959, p. 45, vignette 5.
Dès les années 1950, en pleine « Bataille du charbon 4 », Mitacq présente, dans La Patrouille des Castors, une image de la mine de Farciennes désaffectée et en ruines. Une anticipation clairvoyante de la désindustrialisation wallonne qui s’annonce 5 …
La nouvelle géographie industrielle wallonne s’esquisse ainsi en forme de croix sur une carte : horizontalement, stigmates de l’industrialisation passée en cours de réhabilitation; verticalement, « nouveau » développement qui emprunte ses formes à la « civilisation planétaire ». Le tout sur fond d’urbanisation envahissante et d’individualisme généralisé. Il en résulte une impression de discontinuité, d’organisation de l’espace par « plaques ».
en 1973 (Structures et dynamiques du territoire français, dans L’espace géographique, 1973), mais n’a été vulgarisé et nommé qu’en 1989 (Roger Brunet, Les villes européennes, Montpellier-Paris, Datar-Reclus, La Documentation française, 1989).
4.
L’expression désigne un programme de modernisation de l’industrie houillère lancé par le gouvernement belge dans les années 1950, pour faire face au déclin pressenti du secteur.
5.
On sait que la famille de l’auteur était originaire de là, et que ce dernier était resté très attaché à ses souvenirs d’enfance. C’est ce qui vaudra à la mine de Farciennes de réapparaître plus tard encore : voir id., L’envers du décor et Souvenirs d’El Cassino (La Patrouille des Castors, vol. 23 et 24), Marcinelle, Dupuis, 1983 et 1984, passim.
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Dans les villages, par exemple, le cœur historique a été plus ou moins préservé, avec son habitat traditionnel groupé autour de l’église. Mais, aux sorties du hameau, le long des vieux chemins de campagnes, de nouveaux quartiers « spécialisés » ont poussé comme des champignons. Ici un centre sportif qui fait penser à un hangar industriel. Là, un lotissement de maisons genre « pavillon de banlieue » où se sont réfugiés des néo-ruraux qui ont fui la grande ville, sa promiscuité et ses embouteillages. Là encore, un mini-centre commercial qui pourrait très bien se trouver en pleine ville… Le même phénomène s’observe d’ailleurs dans la cité. La « rénovation urbaine » s’est faite par « îlots », comme à Liège, par exemple : tel espace urbain était jadis occupé par un hôpital (« Bavière ») ou une prison (« Saint-Léonard »). Ces derniers ensembles ont migré en « périphérie » (avec le nouvel hôpital de la Citadelle, sur l’emplacement de l’ancienne forteresse, et la prison de Lantin, dans la campagne liégeoise), laissant des « trous » béants dans le tissu urbain, en attente de projets immobiliers aux ambitions « modernistes ». Que dire des friches industrielles ? Le problème de leur réaffectation est encore plus complexe. Souvent situées en périphérie urbaine, elles laissent subsister, une fois démolies, des rues qui ne mènent nulle part, des rues bordées de petites maisons ouvrières qui s’étirent de façon anarchique entre une cabine à haute tension, un bassin d’orage ou une caserne de pompiers dont on ne comprend plus la localisation… Dans l’espace imparti pour traiter notre sujet, un inventaire exhaustif est évidemment impossible à présenter. Plus modestement, nous nous contenterons d’illustrer par quelques exemples parlants certains aspects des évolutions géographiques esquissées ici. La présentation pourra paraître « impressionniste », mais elle est aussi tributaire du matériau qu’offre concrètement la bande dessinée wallonne. Davantage que par ce qu’elle montre, c’est peut-être par ce qu’elle ne montre pas que cette bande dessinée est significative. Entre déclin et espoirs de renouveau, les Wallons sont en quête d’images nouvelles qui leur permettraient une reconquête d’identité. Ces images font défaut pour l’instant ou présentent des contours incertains. L’exégèse doit en tenir compte…
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Les campagnes : une urbanisation envahissante Comme nous l’avons signalé plus haut, les campagnes restent majoritairement représentées par leurs caractères traditionnels. Ce qui est présenté de la modernité, pour autant que le faible échantillon disponible permette d’en juger 6 , ce sont notamment les progrès de l’urbanisation : l’envahissement progressif des voitures et des antennes de télévision (mais qui ont reculé rapidement devant les progrès de la « câblodistribution », des paraboles et de la « TV-Internet »), deux mutations qui ont tué la sociabilité traditionnelle des campagnes. Plus de petits bancs devant les maisons pour la vesprée (“veillée”), plus de cercle paroissial ou de maison du peuple, plus de kiosque pour la fanfare municipale, etc. Cette évolution est très perceptible chez Franquin, Bruxellois d’origine, mais qui habitait Waterloo, autrefois petit bourg rural au sud de la capitale et devenu avec le temps un véritable refuge pour la bourgeoisie aisée en mal de campagne 7. Déjà en 1950, dans un de ses premiers récits, on y voit en plein village une maison citadine aux pignons aveugles qui attend ses voisines 8 . Une dizaine d’années plus tard, le mouvement se confirme, dans L’ombre du Z 9. Franquin y dessine un panorama subtil de la campagne brabançonne, « classique » par ses références (village groupé, grands champs labourés, chemins pavés, grande « cense wallonne » ou ferme en carré, cheval de trait brabançon), mais bien plus fidèle à son modèle par ses allusions à ce qui devient la grande banlieue-dortoir francophone de Bruxelles et qui s’urbanise rapidement (maisons de ville plantées dans la campagne, poteaux électriques, ligne de chemin de fer électrifiée).
6.
Pour établir notre corpus, nous nous sommes limité aux albums produits en Belgique francophone. L’inventaire des albums publiés « de Töpffer à nos jours » est fourni par Michel Béra, Michel Denni et Philippe Mellot [en abrégé BDM], Trésors de la bande dessinée, qui constitue véritablement la « bible » du bédéphile et dont une mise à jour paraît tous les deux ans : voir ici la 16e éd., [2007-2008], Paris, Éditions de l’Amateur, 2006.
7.
Pour plus de détails, que ce soit pour Franquin ou les autres auteurs évoqués ici, nous renvoyons, de façon générale, à Luc Courtois et Arnaud Pirotte, « Auteurs de bande dessinée de Wallonie et de Bruxelles », dans Du régional à l’universel. L’imaginaire wallon dans la bande dessinée…, p. 203-258, pour la biographie, et à Catherine Vanbraband et Jean-Louis Tilleuil, « Bibliographie », ibid., p. 275-299, pour la bibliographie.
8.
André Franquin, 4 aventures de Spirou et Fantasio (Spirou et Fantasio, vol. 1), Marcinelle, Dupuis, 1950.
9.
André Franquin, Jidéhem et Greg, L’ombre du Z (Les aventures de Spirou et Fantasio, vol. 16), Marcinelle, Dupuis, 1962, p. 3, vignette 1.
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Illustration 4 L’urbanisation des campagnes : l’exemple du Brabant wallon, au sud de Bruxelles André Franquin, Jidéhem et Greg, L’ombre du Z (Les aventures de Spirou et Fantasio, vol. 16), Marcinelle, Dupuis, 1962, p. 3, vignette 1.
Dans cette composition tout en finesse, Franquin présente la campagne brabançonne avec tous ses traits caractéristiques traditionnels, mais où les premiers symptômes d’urbanisation sont déjà clairement perceptibles.
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Illustration 5 Un centre commercial dans un petit bourg ardennais Mitacq et Marc Wasterlain, Le calvaire du mort pendu (La Patrouille des Castors, vol. 28), Marcinelle, Dupuis, 1989, p. 26, vignette 8.
La voiture a profondément modifié la sociabilité traditionnelle des campagnes. Ici un petit centre commercial dont seul l’arrière-fond forestier évoque encore la campagne ardennaise.
Avec le temps, le mouvement s’accentue et touche même l’Ardenne profonde. Certes, aucune grande ville ne s’y dilate en satellites résidentiels, mais les transformations n’en sont pas moins radicales. Dans un récit qui mêle finement le passé de la Bataille des Ardennes (hiver 1944-1945) et l’actualité, Mitacq, par exemple, illustre bien le phénomène 10 . Ce n’est plus la « dure Ardenne » des paysans pauvres qui vivotent, mais solidaires dans l’épreuve, sur des terres ingrates 11. Si l’agriculture subsiste, elle est très minoritaire et s’est bien reconvertie : sylviculture industrielle et tourisme vert qui attirent les pensionnaires d’un week-end en « 4 x 4 », etc. Beaucoup d’habitants sont des « étrangers », propriétaires de secondes résidences qui ont sauvé beaucoup de vieilles bâtisses menacées d’abandon ou construit de « coquettes » villas dans un style « importé ». Ici comme ailleurs, la vie a bien changé : comme en ville, on fait ses courses dans les succursales de grandes sociétés de distribution, où l’on trouve les mêmes « produits du terroir » (souvent fabriqués ailleurs) que partout ailleurs… De la vie d’autrefois, il ne reste que la nature, quand elle n’est pas apprivoisée dans des parcs à gibiers ou autres fermes « didactiques ».
10. Mitacq et Marc Wasterlain, Le calvaire du mort pendu (La Patrouille des Castors, vol. 28), Marcinelle, Dupuis, 1989, passim. 11. Par allusion au roman connu d’Alfred Soreil, Dure Ardenne, Gembloux, La Terre wallonne, 1933.
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Le tableau pourrait paraître forcé, voire passéiste, mais ce n’est en réalité pas le propos. Incontestablement, les progrès des moyens de communication ont « désenclavé » les campagnes : les néo-ruraux ne sont plus des « paysans » et c’est à bien des égards très bien ainsi. Reste la question de savoir s’il ne faut pas préserver la qualité d’espaces séculaires dont l’équilibre et l’harmonie ont précisément fait le succès auprès des citadins au cours de ces dernières décennies. Ce qui semble le plus problématique, c’est qu’ici comme ailleurs la mutation des espaces va de pair avec un affaiblissement perceptible du lien social en ces lieux. Qu’est devenu le petit bureau de poste par où parvenaient les seuls bruits du monde, l’épicerie de village, où les « commères » tenaient conseil, le bistrot, ouvert le dimanche ou aux enterrements, pour les hommes qui attendaient l’offrande avant d’entrer dans le saint lieu ? Ils ont simplement disparu, sans que l’on aperçoive très bien par quoi ils ont été remplacés. En fait, on peut parler d’espaces déstructurés, qui cristallisent des rêves individuels en autant de bulles refermées sur elles-mêmes, et qu’aucune visée collective ne vient unifier : ils sont, socialement parlant, non signifiants.
L’« américanisation » des villes Même si les villes wallonnes restent essentiellement figurées par leurs images de marque patrimoniales, elles se parent volontiers des habits d’une modernité d’outre-Atlantique : artères commerciales du centre-ville aux néons tapageurs, centres commerciaux périphériques qui égrènent leurs enseignes commerciales planétaires, autoroutes urbaines qui ont saccagé les quartiers historiques 12 , etc. L’exemple de Liège, encore, est ici très parlant, parce que, comme ancienne capitale d’État, elle reste, dans l’imaginaire principautaire des Liégeois, un objet d’attachement indéfectible, et parce que les auteurs de bande dessinée y sont nombreux. Ainsi Walthéry, le père spirituel de Natacha, n’est-il pas seulement le conteur attendri du vieux Cheratte de son enfance 13. C’est aussi un amoureux de sa bonne ville, qu’il s’est plu plus d’une fois à illustrer. On y reconnaît sans peine les icônes traditionnelles de la sociabilité liégeoise, du célèbre « Carré 14 », quartier préféré des fêtards
12. L’exemple de Huy est célèbre : on y a fait passer, en 1961, une autoroute urbaine à quatre bandes entre la collégiale gothique et l’hôtel de ville Renaissance… 13. Avec des albums comme : François Walthéry et Raoul Cauvin, Le vieux bleu (Les meilleurs récits du journal Spirou, vol. 3), Dupuis, 1980 ; P’tit bout d’chique (6 volumes parus de 1989 à 1998) ; François Walthéry, avec la coll. de Francis, Jean Jour, Michel Dussart, Laudec et Marc Hardy, Tchantchès, Saive, Khani Éditions, 1988 ; etc. 14. Dans Les culottes de fer (Natacha, vol. 12), Marcinelle, Dupuis, 1986, p. 38, vignette 3, par exemple.
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Illustration 6 Les lumières de la ville François Walthéry, La mémoire de métal (Natacha, vol. 3), Marcinelle, Dupuis, 1974, p. 1, vignette 1.
Les enseignes lumineuses de la rue Pont-d’Avroy. Paradoxe, pour une de ces plus vieilles rues de Liège, dont le nom rappelle qu’elle conduisait autrefois au pont enjambant un bras de la Meuse que le « progrès » a transformé, au xixe siècle, en grand boulevard…
nocturnes, au Café Lequet, haut lieu de la gastronomie populaire liégeoise et rendez-vous des auteurs de bande dessinée du cru 15… Mais on y découvre également, avec une certaine fierté, le « modernisme » des tours résidentielles des quais de Meuse, le Palais des congrès f lanqué de son Holiday Inn, et les lumières de la ville : la rue Pont-d’Avroy brillant de ses mille feux de néons et qui lui donne les allures d’une cousine américaine.
15. Ibid., vignette 4.
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Illustration 7 Des chancres urbains discrets… Arthur Piroton et Francis Dorao, Neige poudreuse à Liège (Jess Long, vol. 12), Marcinelle, Dupuis, 1987, p. 13, vignette 5.
Si l’on voit ici le prestigieux palais des princes-évêques de Liège, la place SaintLambert qui le précède a fait l’objet d’un traitement complaisant. Si l’on devine des structures en béton informes sur la gauche, lesquelles devaient faire partie d’un vaste complexe souterrain jamais réalisé, le quartier rasé et la place éventée qui ont tenu lieu de cœur historique de la ville pendant 30 ans sont soigneusement gommés.
Liège, c’est aussi, le temps d’une enquête, la ville de Jess Long, célèbre inspecteur du FBI, venu de sa lointaine Amérique démêler un obscur trafic de drogue 16. Tour de ville garanti en 80 cases, du boulevard d’Avroy à la FN 17, de la gare des Guillemin à la place du Marché 18. L’occasion de découvrir les hauts lieux de la ville, antiques et modernes : ici, ses
16. Arthur Piroton et Francis Dorao, Neige poudreuse à Liège (Jess Long, vol. 12), Marcinelle, Dupuis, 1987. 17. Ibid., p. 18, vignette 3 et p. 4, vignette 7. La Fabrique nationale d’armes de guerre, célèbre, hélas, pour avoir produit le « Browning », un revolver mythique des polars, le FAL (fusil automatique léger), qui s’est vendu sur tous les champs de bataille de la planète, et la Minimi, un fusil-mitrailleur qui équipe encore aujourd’hui l’armée américaine… 18. Arthur Piroton et Francis Dorao, op. cit., p. 38, vignette 1 et p. 18, vignette 1.
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Illustration 8 La ville perdue : tendresse et nostalgie Jean Dufaux et Jean-François Charles, Raïs el Djemat (Fox, vol. 3), Grenoble, Glénat, 1994, p. 3, vignette 5.
Images d’un « coron » à Charleroi dans les années 1950-1960 : des petites maisons ouvrières bien alignées ; un café populaire, lieu de rendez-vous des colombophiles et des joueurs de balle pelote ; une épicerie de quartier à l’enseigne disparue depuis longtemps ; un cinéma au nom bien belge, Kursaal. autoroutes urbaines, ses tours des bords de Meuse, etc. Les chancres urbains de l’époque, comme le « trou », resté 20 ans béant, de la place Saint-Lambert, par exemple, font l’objet d’un traitement discret 19… On pourrait multiplier les exemples.
19. Le cas de la place Saint-Lambert est célèbre. Située au cœur de la cité médiévale, devant le palais des princes-évêques, elle abritait, jusqu’à la révolution liégeoise de 1789, une des plus grandes cathédrales d’Occident. Elle fut mise à sac par les révolutionnaires liégeois et subsista à l’état de ruines pendant quelques décennies, avant d’être rasée… Pomme de discorde entre Liégeois, sa « modernisation » a commencé dans les années 1960 par la destruction de deux quartiers adjacents et la construction de souterrains en attente d’affectation définitive. Après 30 ans, on a fini par « boucher les trous », mais le résultat reste peu convaincant pour beaucoup.
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Illustration 9 Autres séquelles de la modernisation : les friches industrielles Étienne Schréder, La couronne de papier doré, Tournai, Casterman, 1998, p. 32, vignette 6.
Le problème des friches industrielles reste considérable en Wallonie. L’industrie lourde (charbonnages, sidérurgie, verrerie, etc.), jadis florissante, fut une grosse consommatrice d’espaces situés près des mines et qui s’urbanisèrent ensuite de manière anarchique. Leur réaffectation pose des problèmes urbanistiques parfois insolubles. Ici, une image de l’usine Solvay de Couillet, abandonnée pour le nouveau site voisin de Jemeppe-sur-Sambre et démantelée en 1990.
Les mutations des espaces industriels Frappée de plein fouet par la disparition programmée de sa grande industrie, la Wallonie s’illustre à travers sa bande dessinée de manière extrêmement discrète sur les stigmates de la désindustrialisation et, plus encore, sur les nouveaux espaces de son économie. Est-ce parce que ces derniers sont trop impersonnels pour évoquer de façon pertinente une atmosphère connue ? Ou est-ce, simplement, parce que, la reconversion se faisant trop attendre, elle n’a pas encore produit de représentations claires ? Ce qui est certain, c’est que le vieux passé industriel est toujours omniprésent dans les mémoires et les images qu’en donne aujourd’hui la bande dessinée sont empreintes de respect et de nostalgie. C’est vrai dans la série Fox, par exemple, de Jean Dufaux et Jean-François Charles 20, qui évoque la beauté
20. Jean Dufaux et Jean-François Charles, Fox, 7 vol. parus, Grenoble, Glénat, 1991-1998 (voir ici les vol. 1-3).
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Illustration 10 Le Grand-Hornu : un exemple de réaffectation « réussie » Pierre Christin et Philippe Aymond, La vitrine de la honte (Les 4 x 4, vol. 2), Paris, Dargaud, 1998, p. 42, vignette 4.
Aujourd’hui ensemble muséal intéressant, le Grand-Hornu fut construit dans le premier tiers du xixe siècle par l’industriel français Henri Degorge. Le site constitue un ensemble architectural exceptionnel, à la fois significatif de son époque et porteur d’avenir. Pour attirer et fixer les travailleurs, ce patron minier du Nord y avait fait construire, dans un esprit paternaliste, une cité ouvrière de près de 450 maisons, jouxtant un ensemble néo-classique comprenant les bureaux administratifs, la double cour des ateliers, le « château » directorial, une école et des espaces publics... simple des quartiers industriels de Charleroi dans les années 1950-1960. C’est vrai également avec Warnaut-Raives 21 et Constant et Lapière 22, qui se souviennent avec tendresse de la banlieue industrielle de Liège dans les années 1970. À côté de ces souvenirs nostalgiques, les friches industrielles d’aujourd’hui telles que les utilise Étienne Schréder 23, par exemple, servent de décors à des aventures dignes du roman noir : leur apparition n’est qu’évocation allusive aux réalités psychologiques et sociales, bien plus spatiales…
21. Intermezzo, Tournai, Casterman, 1993. 22. Les voleurs de Ferrari (Mauro Caldi, vol. 6), Alpen Publischers, 1993. 23. La couronne en papier doré, Tournai, Casterman, 1998.
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L a cons truc tion de s pay sage s moderne s
En réalité, la reconversion de ces espaces n’est guère évoquée. La nouvelle économie les a désertés pour des lieux neufs, souvent en rase campagne, à proximité de nœuds de communication importants. Ni les uns ni les autres ne sont déjà parlants. Certains sites pourtant, comme le Grand-Hornu, pourraient devenir emblématiques d’une nouvelle appropriation de ces espaces anciens 24. Abandonné dans les années 1950, le complexe a été sauvé in extremis dans les années 1970 et partiellement restauré. Propriété de la province de Hainaut, il a acquis désormais une fonction culturelle, notamment avec le Musée des arts contemporains de la Communauté Wallonie-Bruxelles et l’association « Wallonie productions ». Classé comme monument et sites en 1993, l’ensemble appartient désormais au patrimoine exceptionnel de la Wallonie. Il n’est évidemment pas innocent que, dans le récit de Pierre Christin et Philippe Aymond, les auteurs aient réinséré dans le site du GrandHornu un « châssis à molettes » (chevalement) qui en avait disparu depuis longtemps…
Conclusion La vocation de la bande dessinée n’est pas de mettre en images de façon réaliste les réalités spatiales qui nous entourent. Il s’agit d’une œuvre de fiction, qui mêle subtilement réalité et représentation. Mais, pour être signifiantes, les images proposées doivent toujours s’enraciner d’une manière ou d’une autre dans l’imaginaire des lecteurs. La difficulté, c’est que, si les paysages « traditionnels » sont bien reconnaissables par leurs ancrages régionaux, les attributs de la modernité (quartiers résidentiels, zones industrielles, tours, autoroutes, etc.) se présentent comme indifférenciés sur le plan géographique. Il y a plus cependant. Aux prises avec un grave déclin économique, la Wallonie est en déficit d’images actuelles d’elle-même. Les séquelles spatiales de la désindustrialisation, outre qu’elles ne sont pas spécifiquement wallonnes, n’inspirent guère, et les « lieux » emblématiques d’une identité qui se reconstruit n’ont pas encore émergés. C’est une « modernité » aux contours incertains et qui se cherche encore elle-même…
24. Hubert Wathelet, Le Grand-Hornu, joyau de la révolution industrielle et du Borinage, 2e éd., Boussu, Éditions Grand-Hornu Images, 1993.
Co nclusi o ns
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Putting my Thoughts on “Temps, espaces et modernités” into Place Brian S. Osborne Professor Emeritus Queen’s University
Modernizing Quebec: A Matter of Perspective Temps, espace et modernités, the theme of the Second Colloquium of Le Centre interuniversitaire d’études québécoises, has been central to the focus of the CIEQ since its establishment in 1993. Explicitly and implicitly, Le Centre has striven to examine the form, function, and essences of Quebec society as it experienced the transformation from its seventeenthcentury origins to its unique and distinctive expression in the 21st century. Perhaps the greatest crisis in this transformation was Lord Durham’s Report and his recommended “final solution” for Quebec culture in the 1830s. Yes, I said “final solution”: a virtual cultural genocide. Consider what Governor General Lord Sydenham had to say in 1841 about establishing the capital of the new United Canadas in Kingston, in the heart of English Canada: …[to] bring the French members [of the Legislative Assembly] to the middle of the English population would instill English ideas into their minds, destroy the immediate influence upon their actions of the host of little Lawyers, Notaries & Doctors – the pest of Lower Canada, who swarm in the District and show them the advantages of practical improvements and the working of English habits.1
1.
Charles Poulett Thomson, Governor-General of the Canadas, to Lord John Russell, Colonial Secretary, 22 May 1840, quoted in David B. Knight, A Capital for Canada: Conflict and Compromise in the 19th Century (Chicago: University of Chicago, Department of Geography Research Papers no. 182, 1977), 46.
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Clearly, a modernist Enlightenment prospectus for “progress,” albeit a jaundiced one buttressed by ethnocentrism and a strong dose of racial prejudice! However, by the twenty first century, Michael Adams' recent study, Fire and Ice has demonstrated a different world. His central concern was to identify the differences between Canada and the U.S. He concluded: …it has become apparent to me that Canadians are at the forefront of a fascinating and important social experiment. We Canadians are coming to define a new sociological “post modernity,” characterized by multiple, f lexible roles and identities. 2
He went on to say that if Canadians are at the cutting edge, Quebec is at the forefront of Canada. Certainly, in Adams’ division of North America into nineteen regions, Quebec is always in the lead in progressive gender relations, liberal policies towards plural immigration, and opposition to such issues as gun-ownership and homophobia. And yet, while Quebec is clearly exhibiting Michael Adams’ “multiple, flexible roles and identities” that resonate with a post-modernity and trans-nationalism, the matter of whether or not Quebec is a “nation” is still a central issue in a traditional discourse of identity and a modernist view of nationalism. As I prepared for this conference, an article in Montreal’s Gazette addressed the issue of the balance between the “ideals of pluralism, diversity accommodation and social cohesion,” and posed the essential question, Is there a Canadian identity over and above the ethnic identity that must be inculcated among the subcultures that have chosen to make Canada their home? Most important, what must Canadians do to achieve social cohesion in a society that is becoming increasingly complex because of its plurality?3
In the same pages, another column explored the premier of Quebec’s definition of Quebec identity and quoted his conclusion: “Being a nation does not contradict the fact that we’re part of Canada. In my view, it never has. We’re very much a society of inclusion and that is a great strength for us.”4 While these comments are wrestling with complex realpolitik of Quebec-Canada relations, they are also addressing a contemporary trend best expressed by the concept of “glocalization”: the ever-increasing power of the traditional and “local” in a globalizing
2.
Richard Adams, Fire and Ice: The United States, Canada and the Myth of Converging Values (Toronto: Penguin Canada, 2004).
3.
Farzana Hassan, “A Cultural Balance,” The Montreal Gazette, 6 March 2007, Sec. A.
4.
Elizabeth Thompson, “Defining characteristics,” The Montreal Gazette, 6 March 2007, Sec. A.
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and modernizing world. 5 It is manifest in the profound tensions between individuality and hegemonic socio-economic forces, between individual creativity and imposed conformity, and between issues of freedom and control in all aspects of life. And, of course, as demonstrated in this colloquium, the ramifications are not limited to Quebec alone.
Approaching the Conference: What is Solid, What has Melted ? So, how will this conference advance our understanding of what Karl Polanyi called “The Great Transformation” of society? 6 So, how am I to make sense out of all of these diverse engagements with the interacting concepts of time and space, and of the traditional, the modern, and the post-modern/hyper-modern? In my confusion, I resorted to several preliminary postures to work my way through the kaleidoscopic labyrinth of theories and ideas. My first posture was pre-modern as I dropped to my knees and called upon supernatural powers to provide me with divine help and spiritual inspiration. But nothing happened! There was no parting of the academic sloughs, no burning bush to guide me through the stygian gloom, no immaculate reconceptualisations. So I next took a modernist approach and subjected the thirty-six papers to an exercise in ta xonomy and classif ied the papers into several categories: origins of speakers (Quebec, 20; France, 9; Belgium 3; Canada 3, UK, 1; and none from the US!); gender (32 males; 4 females); and language (32, French; 4, English). I then proceed to a content analysis of dominant themes but, given the immensity of the problem and my inability to get appropriate funding for student assistance, it’s a still a work in process. But then, deferred gratification is another tenet of modernity. And so, finally, I set a post-modern tack: I rejected all theoretical metanarratives, focused on the corpus of text left behind by dead authors. I chopped all the pages into little pieces, shuff led them in a hat, and transcribed alternate bits backwards. I then created a reflexive response in verse and image and inscribed it in the snow in the uncritical silence
5.
Erik Swyngedouw, “The Mammon Quest: ‘Glocalisation,’ Interspatial Competition and the Monetary Order: The Construction of New Scales,” in M. Dunford and G. Kafkalas, eds., Cities and Regions in the New Europe: The Global-Local Interplay and Spatial Development Strategies (London: Belhaven Press, 1992).
6.
Karl Polanyi, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time (Boston: Beacon Press, 1944 [1957]).
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of the surrounding forests! However, you can’t decipher my theories for they are lost in the “woulds…” and the “perhapses” and “maybes” and “should have beens”! In exasperation, I turned to the procrustean bed of the conference organization upon which all of the papers had been forced to fit into several accommodating themes: critical perspectives on modernity; the construction of places and sense of place; the problem of faith; modernizing communities; centralizing states and regional identities; families and life cycles. And in organizing my thoughts on this question, like others, I was prompted by Karl Marx’s perspective on the modern condition: “all that is solid melts into air.” Marshall Berman wisely appropriated this epithet for the title of his book and the inspiration of his opening comments on modernity: “To be modern is to find ourselves in an environment that promises us adventure, power, joy, growth, transformation of ourselves and the world – and, at the same time, threatens to destroy everything we have, everything we know, everything we are.” 7 In a similar vein, Jervis declared there is “a deep ambivalence” in modernity and went on to argue that “[m]odernity offers hope of progress, civilization and emancipation: but it has also been inseparable from nostalgia, rootlessness, fragmentation and uncertainty. The consolidation of goals achieved can turn readily into dust; and perhaps even worse, they can be revealed as empty, grandiose, absurd.”8 What a depressing thought for we egocentric academics seeking immortality in print: everything we do turns into dust and is thought of as empty and absurd! So what was solid before it all started to melt, or turned into dust, or was consid ered to be absurd? Illusory though it may have been, pre-modern societies enjoyed a sense of continuity with the past and, implicitly, with a familiar future, marked by so many dimensions of a putative stability and continuity: all pervasive faith-systems; all controlling social-political hierarchies; all encompassing localisms and customary practices; all restricting fetters of individual ignorance. This is the world that encountered the transformative powers of new technologies of production and communication harnessed by the hegemonic and universalizing forces of global capitalism. But it was more than a revolution in workplaces. Of greater import was the conquest of the “tyranny of distance” and the elimination of the stultifying isolation of locality through education and new modes of inter-personal and inter-community regulation and communication. The peculiarities of regional differences were transformed by such
7.
Marshall Berman, All That Is Solid Melts into Air: The Experience of Modernity (New York: Simon and Schuster, 1982), 15.
8.
John Jervis, Exploring the Modern: Patterns of Western Culture and Civilization (Oxford: Blackwell, 1998), 4.
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hegemonic interventions as the commutations of tithes, the standardization of weights and measures, the conversion of customary practices into enclosed and surveyed spaces, the rationalizing of time-systems, the encoding of languages. The constraints of cus toma ry practices were replaced by an individualism that is at the core of a self-interested liberalism that challenged the authoritarianism of such traditional social collectivities as the family, work-place, community, and nation-state. To be sure, it contributed to another putative diagnostic of modernity: the replacement of faith and spirituality by science and rationality, and the associated proliferation of secular and materialistic values. One manifestation of the latter was “l’invention du temps libre” and forms and practices of leisure that changed perceptions of time and space. Another was the emergence of broad-based shifts in popular tastes and patterns of consumption of goods and services that required individuals to look beyond their local worlds. In doing so, they encountered new experi ences, new perceptions, new modalities, and new fears. Of course, all of this also impacted on the realm of ideas. Increasingly, there has been a shift away from a teleological linearity of “progress,” all-encompassing metanarratives, and essentialist didactic expositions of the certain. In their place, we struggle with options that are enigmatic, ambiguous, and uncertain.
Assessment and Prospects : “Au-delà de l’espace ou en-deçà du temps” In seeking a sense of where these contributions are moving, I turn to Johanne Daigle’s provocative suggestion that the answers lie “beyond space and this side of time.” 9 That is, to emancipate ourselves from the geometric attributes of absolute space and embrace the potentials of humanly constructed places that influence us in the present, this side of time. To be sure, there is plenty still to do. In his introduction to The Challenge of Modernity, Ian Mackay posits that “[w]e are modern because we have learned to expect constant and radical transformation, dramatic growth, and technological innovations at an ever more rapid rate. We are part of a dynamic social machine, a powerful juggernaut that crushes everything in its path.”10 To be sure, so many of the apparent indicators of material and intellectual “progress” associated with the transformation to modernity have their shadow counterparts. Thus, the technolog
9.
Johanne Daigle, “Au-delà de l’espace ou en-deçà du temps? Les stratégies d’adaptation sociosanitaires des ‘pionniers’ modernes en Abitibi-Témiscamingue (Québec), 1932-1952,” see p. 151 in this volume.
10. Ian McKay, The Challenge of Modernity (Toronto: McGraw-Hill Ryerson, 1992), X.
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ic al advances in health, the productivity of things and food have been accompanied by exponential increase in new pathologies that prompted Danielle Gauvreau to postulate a post-modern “regime démographique.”11 We pride ourselves with the essential dominance of rationality in a world in which war, irrational theologies, nationalisms, racial prejudice, and homophobia flourish. We think we have attained ecological wisdom, but so many deny global warming. We celebrate the greater connectivities and interactions in the “global village” but, nevertheless, experience alienation, rootlessness, hedonism, and a nostalgia for an idealized past in a world dominated by the “geography of nowhere.”12 Perhaps this is why there has been resistance to Mackay’s juggernaut. It may explain why there are so many lingering continuities with a pre-modern past as people search for meaning in the modern world and for alternative solutions to contemporary problems. As several papers have demonstrated in this conference, despite the secularism and mater ia l ism of modern society, religion still offers a life-anchor for some alienated individuals and innovative social strategies in communities under stress. Others have illustrated how other communities are still imagining their landscapes and “constructing” new senses of place. While some pre-modern identities have survived into the modern world as a result of isolation, be it spatial or economic, others are the product of the energetic protection of traditional mores, customary practices, or language. As Diane Gervais notes in her study of Picardy, it is somewhat ironic that a Europe actively “en quête de son unité” has, in recent years, rediscovered “la richesse de ses regions.”13 Some of this may be attributed to the challenges of a post-industrial world and the emergence of the “new economy” with the commodification of experiences, hyper-reality, and simulacra.14 Thus, Georges Benko warns us, “une consummation touristique est souvent un regard abstrait, inattentive aux autres,” and produces a “rapport illusoire au lieu,” or even “une géographie des non-lieux.”15 Paradoxically, or perhaps understandably,
11. Danielle Gauvreau, “Contrôler la vie et la mort? Rélexions sur les acquis de la transition démographique,” see p. 93 in this volume. 12. J. Kunstler, The Geography of Nowhere (New York: Touchstone, 1994). 13. Diane Gervais and Serge Lusignant, “Le glossaire étymologique du picard de Jean-Baptiste Jouancoux,” see p. 347 in this volume. 14. Jean Baudrillard, Simulations (New York: Semiotext(e), 1983); Umberto Eco, Travels in Hyper Reality: Essays (San Diego: Harcourt, Brace, Jovanovich, 1986); Joseph B. Pine and James H. Gilmore, The Experience Economy: Work is Theatre and Every Business a Stage (Boston: Harvard Business School Press, 1999). 15. George Benko, “Postmodernité, sciences sociales et géographie,” see p. 37 in this volume.
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others protect and celebrate the realities of the local in a diasporic world of trans-national identities through such movements as “Slow Food” and “Slow Cities.”16 Finally, several papers have addressed the mechanism by which that deadliest of pathologies of modernity, nationalism, asserted its control over difference and diversity. However, again, the new values of the twenty first century are challenging even this universalizing credo as proclaimed by the banner in the St. Jean Baptiste parade of 2006: “Quebec c’est une nation pour tout le monde.” As Appiah puts it: One distinctively cosmopolitan commitment is to pluralism. Cosmopolitans think that there are many values worth living by and that you cannot live by all of them. So we hope and expect different people and different societies will embody different values.17
Clearly, there’s much more to do in the next decade of CIEQ’s future. I look forward to the third Colloquium in 2017!
16. Carlo Petrini and Gigi Padovani, Slow Food Revolution: A New Culture for Eating and Living (New York: Rizzoli, 2005). 17. Kwame Anthony Appiah, “No to purity. No to tribalism. No to cultural protectionism. Towards a new cosmopolitanism,” The New York Times Magazine, 1 January 2006, 30-52, 36. See also Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism: Ethics in a World of Strangers (New York: W.W. Norton, 2006).
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Vous avez dit : modernités ? Alain Croix Professeur émérite Université Rennes 2 – Haute-Bretagne
Brian Osborne, on vient de le lire, donne à ce colloque une vraie conclusion : la mienne serait redondante. Cela me convient d’autant mieux que je souhaiterais, tout au contraire, mettre l’accent sur ce qui est demeuré en large part implicite dans les communications, ce qui me conduira bien évidemment à m’exprimer aussi sur la modernité… Il serait en effet facile de résumer d’une phrase ce qui a été exprimé par les communicants : « tout est modernité », tout, ou presque, puisque seul Pierre Cambon a exprimé nettement l’idée que la modernité n’intéressait vraiment pas, en tant que valeur, les Innus de Sept-Îles. Au-delà de la caricature de ce « résumé », il me semble indispensable de souligner d’entrée qu’un concept – à supposer qu’il s’agisse d’un concept, puisque cela aussi a été discuté – que chaque utilisateur se sent obligé de définir est soit un concept très neuf en cours d’affinage, soit un concept très peu opérationnel. L’évidence de la seconde option n’est certainement pas amoindrie par un autre constat : même lorsque le terme de modernité est utilisé pour définir une période, les bornes chronologiques de celle-ci changent lors de chaque utilisation. Aussi n’hésiterai-je pas, malgré la passion réelle ou convenue exprimée par nombre d’intervenants pour la ou les modernités, à faire mienne la formule minimaliste des organisateurs de ce colloque, envisageant qu’il ne s’agisse là que d’un « mot commode servant à réunir arbitrairement des réalités hétéroclites ». À illustrer en somme, à son et à mon corps défendant, la formule de Jean Baudrillard que, actualité nécrologique
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aidant, la presse québécoise reprenait le matin même de l’ouverture du colloque : « l’Amérique est la version originale de la modernité ». Il serait cependant parfaitement injuste d’en rester à cette formule qui ne me semble pas un sommet de la pensée, parfaitement léger aussi de ne fonder un rejet que sur le manque de cohérence de définitions qui n’engagent évidemment que leur auteur. Il me semble en effet que toute réf lexion fondée, ne serait-ce qu’en partie, sur la notion de modernité devrait faire siens, fondamentalement, trois principes – je me garderai bien de parler de « concepts » – qui, ensemble, pourraient peut-être lui donner un sens acceptable au moins par les historiens, donc par définition un sens relatif. La capacité des sociétés humaines à impulser et à intégrer l’innovation technique, économique, sociale, culturelle – ce qui pourrait être une définition minimale mais somme toute acceptable de la modernité – est en effet indissociable des héritages, et cela, dans un lien dialectique. Cela conduit à exclure que la modernité puisse être un état : elle est mouvement, elle est un processus, pour reprendre le terme d’Hubert Watelet. La communication de Pierre Lanthier sur la consommation de l’électricité dans les bidonvilles de Bombay illustre parfaitement cela : elle nous décrit l’évidente modernité attachée à l’électricité, mais elle nous décrit aussi le processus de récupération de la modernité dans une manière de consommer et une culture héritées. Il en ressort, me semble-t-il, la parfaite vanité de définir cette réalité comme moderne ou archaïque, et à l’inverse la grande fécondité de l’analyse en termes de confrontation de l’ancien et du nouveau, jusque dans la manière dont les sociétés d’électricité envisagent des solutions techniques pour venir à bout d’« héritages » qui pèsent évidemment sur leurs profits… Cela conduit aussi à réf léchir, avec prudence, à la notion de « rupture », utilisée à plusieurs reprises au cours du colloque, dans des communications et lors des discussions. Il me semble en effet qu’au-delà d’exceptions, ou de domaines bien circonscrits, l’emploi de ce terme implique souvent une victoire décisive de la « modernité » sur les « héritages ». Sans même avoir besoin de me référer aux gigantesques illusions de ceux qui ont cru pouvoir planifier une telle rupture – je pense notamment à la « Révolution culturelle » rêvée par Mao –, je soulignerai l’évolution très profonde des recherches sur ce qui a longtemps semblé être le parfait exemple de la rupture, la Révolution française. Nous sommes en effet passés de l’illusion d’un moment « à part » – qui a même conduit à créer en France quelques chaires d’histoire de la Révolution française – à des approches qui se font aujourd’hui dans le moyen voire dans le long terme, en insérant les indéniables et parfois essentiels changements de la Révolution française dans une perspective séculaire qui permet d’en mesurer aussi bien les prémices que la réalité ou non des effets. Encore cette première réf lexion pèche-t-elle en ignorant une seconde dimension fondamentale de l’éventuelle modernité, indissociable de la première : il ne me semble pas
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possible, et en tout cas pas crédible, de parler de modernité indépendamment d’un contexte social aussi précis que possible. Revenons à Bombay : comment pourrait-on analyser le détournement de l’électricité dans les bidonvilles de la métropole indienne en omettant l’essentielle solidarité entre les habitants des bidonvilles et les agents des compagnies d’électricité, les policiers aussi, qui en sont en large part issus ? Ce n’est pas là l’application primaire d’une vulgate marxiste dont je n’ai que faire, mais tout simplement le recours à une grille d’analyse qui me semble éclairante. À Paul Servais qui, au terme de son exposé très précis sur les réalités rurales du pays de Liège au xviii e siècle, définit, dans la discussion, la résistance au partage des communaux comme « le refus de la modernité », j’opposerais ainsi volontiers une autre analyse, celle d’un refus par les paysans les plus pauvres, ceux qui ont un besoin vital pour survivre des ressources d’appoint apportées par les communaux, d’un changement qui n’est favorable que pour les exploitants déjà engagés dans une logique de production capitaliste. Il est loisible à chacun de considérer cette dernière position comme « moderne », mais il me semble que la modernité n’est ici qu’un jugement de valeur, ce « mot commode » qui masque peut-être ici des réalités sociales essentielles à la compréhension. L’enjeu est parfois bien plus fondamental. Situer la naissance de la modernité au (ou, d’ailleurs, au xv e ou au xviii e …) est sans doute commode, mais n’a strictement aucun sens pour une partie de la société des époques considérées. La perspective, l’Amérique et l’individualisme n’ont pas été découverts à la même date par tous les Européens, et ce n’est pas un détail, sauf à interpréter tout phénomène historique en fonction d’un « sens de l’histoire » qui courrait perpétuellement, bien entendu, vers la modernité. Hubert Watelet rappelait très opportunément, au cours d’une discussion du colloque, que le terme même de modernitas – le latin compte évidemment bien plus que les langues vernaculaires, puisque nous manions là des termes d’intellectuels – apparaissait au xie siècle : les concepteurs des élancements gothiques ont probablement eu le sentiment d’être très « modernes », et peut-être aussi les moines irlandais et bretons peignant les enluminures des viiie et ixe siècles, mais il ne viendrait pas à l’idée de grand monde d’en qualifier pour autant leurs époques de « modernes ». La tentation a bien existé, puisqu’on a souvent succombé à l’emploi du terme de « renaissance », carolingienne notamment. Ce terme, dont le sens est aussi faible que celui de modernité, a au moins l’avantage de bénéficier d’un consensus lorsqu’on l’applique aux xv e et xvie siècles, avec une majuscule, ses autres emplois exigeant adjectif et minuscule… xvi e siècle
Il n’est donc d’éventuelles modernités qu’au pluriel, bien évidemment pour un historien, un pluriel encore plus indispensable dès lors qu’on veut bien renoncer à l’européocentrisme, et encore : je manque de compétence en la matière, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de « modernité », même supposée, pour l’Andalousie rurale avant un xxe siècle
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bien avancé… Et qui oserait plaquer la chronologie de l’Europe occidentale, même socialement nuancée, sur l’histoire de la Russie ? L’articulation entre le temps et l’espace, consubstantielle du Centre interuniversitaire d’études québécoises, prend ici toute sa dimension : la modernité ne peut en aucun cas être la même pour les colonisateurs et les colonisés, ni pour ce qu’il est pudiquement convenu de désigner aujourd’hui comme pays « du Nord » et pays « du Sud ». Et j’ajouterais volontiers que les frontières ne sont pas seulement celles de la place dans la société et celles de la place dans l’espace, à un moment donné : dans certains domaines au moins, la modernité des hommes n’est certainement pas celle des femmes, de même que celle des protestants, par exemple, n’est certainement pas celle des bouddhistes… Cela nous conduit à ce que j’estime être la troisième dimension essentielle d’une éventuelle modernité, celle de sa perception par les intéressés. Il me semble significatif que la notion d’identité soit apparue à plusieurs reprises dans les discussions du colloque, mais qu’elle n’ait fait l’objet d’aucune communication précise, alors que je la crois particulièrement féconde pour mettre en évidence les contradictions du processus qui lie modernité et héritages. Entendue évidemment comme expression de la relation avec l’autre, l’identité conduit en effet à des analyses largement fondées sur la différence. C’est bien par le sentiment de la différence fondamentale avec l’Europe occidentale que les voyageurs étudiés par Jacques-Guy Petit « inventent » un paysage canadien de grands espaces et de nature vierge dont il importe peu qu’il corresponde à la réalité : les espaces tout aussi grands et tout aussi vierges de la Sibérie n’ont à l’inverse toujours pas été « inventés »… Intervient ici un décalage avec une « modernité » implicitement ressentie comme identitaire, celle-là même qui explique l’attrait sur les touristes américains fortunés dont Darin Kinsey nous montre qu’ils viennent chercher au Canada bien plus que du poisson, l’immersion dans un monde « non civilisé ». Cette notion d’identité interdit toute analyse simpliste et surtout mécanique, puisqu’elle peut tout aussi bien mettre l’accent sur la part d’héritages. C’est le plus « traditionnel » qu’utilise la bande dessinée wallonne pour décrire les lieux, choix logique pour un média obligé de faire court, mais je ne crois pas que même ce média puisse se réduire à une opposition entre une identité traditionnelle et une « modernité indifférenciée », celle des grands équipements et des architectures contemporaines. Bien plutôt, me semble-t-il, c’est la part d’ouverture au changement, au contemporain, l’articulation donc entre héritages et modernité, qui permet de diagnostiquer l’état d’une société ou, en l’occurrence, l’idée qu’en ont les créateurs qui cherchent à toucher un public, la « modernité » de ces créateurs eux-mêmes également. Pour dire les choses simplement, je pense qu’une mise en scène de Paris dans une bande dessinée utiliserait très probablement, entre autres signes de recon-
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naissance, une tour Eiffel qui fut bien une extraordinaire affirmation de modernité, et que l’histoire d’un périple dans la France méridionale montrerait plus volontiers l’ultracontemporain viaduc de Millau que le romain pont du Gard. Ce que nous montre Luc Courtois est donc peut-être avant tout le malaise wallon… On voit bien d’ailleurs dans l’exemple des clubs cyclistes de la France à la fin du siècle chers à Alan Baker comment une identité se construit dans une perpétuelle et passionnante dialectique, ici entre grands espaces et attachement au pays. On voit bien, presque à l’inverse, comment les sociétés de curling ont construit des refuges identitaires autour de valeurs et de lieux bien définis, l’exemple analysé par Pierre Richard correspondant à peu près parfaitement à bien d’autres exemples familiers en Europe, dont je ne citerai que celui des associations angevines de boules de fort. xix e
L’identité est ainsi en quelque sorte un test du rapport entre modernité et héritages. Il fonctionne évidemment très bien dans des cas « simples » comme celui des communautés autochtones du Québec évoquées par Émilie Ruffin et par Pierre Cambon, mais il fonctionne aussi dans des cas bien plus complexes, comme celui de l’Église catholique au tournant du présent millénaire. Nous voyons ici se défaire, et à un rythme extrêmement rapide à l’échelle de l’histoire, le lien entre une institution, qui fut longtemps au cœur des sociétés et des cultures occidentales, et les espaces précis qui lui donnaient son assise : les paroisses. Nous sommes là dans un moment d’observation privilégié, celui de la tentative d’une reconstruction par essence moderne dont l’avenir nous dira si elle peut dépasser le stade du discours ou tout simplement la crispation sur l’héritage. Nous savons en tout cas combien il a été difficile dans le passé de construire ou de reconstruire une identité : la monarchie française n’y est jamais parvenue, souligne à juste titre Philippe Hamon, et a même contribué à fortifier des identités locales en partie fondées sur des privilèges, ce qu’a parfois tragiquement vérifié la si difficile naissance de la simple idée d’une défense citoyenne de la nation en 1792-1793. De même a-t-il été bien difficile, en France toujours, de construire au xixe siècle une fonction publique qui soit réellement nationale… De cette brève et sommaire réflexion, je ne tire qu’une seule certitude. La « modernité » ne peut être que relative. Il n’existe de modernité que par rapport à autre chose. Ce qui est moderne au xvie siècle ne l’est souvent plus deux siècles plus tard. Il n’est sans doute rien qui soit moderne pour tout le monde au même moment, et certainement rien qui soit moderne partout. Et il me reste aussi une question esquivée, mais pourtant à mes yeux incontournable. L’idée même de modernité n’est-elle pas une illusion, celle de notre manque de recul sur notre société et sur notre culture ? Il y a près de deux siècles, Émile Souvestre publiait une exaltation nostalgique des Derniers Paysans, exactement comme aujourd’hui les géographes parlent des derniers paysans… Je me demande si notre manque de recul n’est pas compara-
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ble. Sans doute avons-nous besoin de croire que nos valeurs sont « modernes » pour rompre avec les « temps obscurs » d’auparavant, ceux de notre Moyen Âge par exemple. Mais ces temps obscurs n’ont pris fin en Chine que dans la première moitié du xxe siècle, et je ne suis pas certain qu’un jour notre époque ne sera pas considérée à son tour comme celle de temps bien obscurs… Ce n’est pas du tout là l’expression de je ne sais quel doute existentiel, mais bien un hommage sincère au travail du Centre interuniversitaire d’études québécoises. Ses ambitieux colloques nous aident à construire notre identité d’historiens, en remettant en cause, concrètement, des concepts ou des termes dont nous abusons peut-être, ou sans doute. Ils nous y aident en organisant une confrontation fondée sur deux démarches rares au-delà des mots : celle d’une réelle interdisciplinarité, qu’il est facile de vérifier en relevant l’origine disciplinaire des intervenants ; celle, plus encore peut-être, de l’intime lien entre temps et espace, qu’exprime au sein du Centre la notion même de géographie historique. Chaque lecteur – et je ne m’exclus pas – pourra, à bon droit sans doute, ressentir des réserves plus ou moins fortes à l’égard de telle ou telle contribution. Et, comme dans tout colloque, chaque participant – et je ne m’exclus pas – a pu ressentir une frustration à tel ou tel moment, devant la tournure souvent très consensuelle de la discussion. Mais j’ai vécu très peu de colloques où il soit très réellement enrichissant de confronter une réflexion sur la monarchie française du xvi e siècle et une autre sur les bidonvilles de Bombay au début du xxi e siècle, sur la réserve innue de Uashat mak Mani-Utenam et le cyclisme dans le Finistère. Et – avec toutes les limites de l’expérience d’un seul individu – je ne connais aucun centre de recherche qui soit capable de maintenir une telle direction dans la durée, puisque c’était déjà la démarche d’un fabuleux premier colloque, Espaces et Culture, en 1994. Rien que pour cela, Brigitte Caulier et Yvan Rousseau, actuels directeurs, et les deux fondateurs, Serge Courville et Normand Séguin, méritent le paradis des historiens…
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Autour de Cour ville : ses étudiants John Willis Musée canadien de la poste Musée canadien des civilisations
Professeur, cofondateur d’un centre de recherche et auteur de nombreux articles et de publications, ardent promoteur de la géographie historique , pour toute une cohorte de gens, Serge Courville a constitué une véritable porte d’accès à cette nouvelle discipline. Certains d’entre nous venaient de l’histoire ; d’autres, de l’archéologie, de l’enseignement secondaire, de la géographie ; d’autres enfin, de la Beauce ou du Saguenay. Peu importe nos origines, nous avions nettement l’impression de construire quelque chose de neuf. Nous n’étions pas seuls. Il suffisait de consulter les pages du Journal of Historical Geography pour le comprendre. D’autres travaux nous inspiraient : les collectifs, stimulants, de Baker ; les synthèses sur la territorialité de Raffestin et de Sack. Mentionnons les monographies classiques de Clarke sur l’Acadie ; celles de Lemon sur la Pennsylvanie et de Cole Harris, grand explorateur de l’archipel canadien. La contribution particulière de Courville est, après L.-E. Hamelin et d’autres, d’avoir placé le paysage du Québec sur la table d’opération géohistorique. Je citerai un exemple remarquable : ses deux articles sur la crise agricole, publiés en 1980, contributions notables à l’historiographie du Bas-Canada. En scrutant le paysage agricole de la plaine rurale de Montréal, à l’aide du modèle de Von Thunen et à partir des données du recensement de 1844, Courville conclut à l’existence non pas d’une crise de la productivité rurale, mais bien d’une crise sociale du monde rural. Les paramètres de
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l’historiographie s’étaient déplacés et la réflexion sur l’espace faisait une entrée timide dans le débat. Fait à noter, Serge évoquait alors le modèle des sphères concentriques, dix ans avant la redécouverte de Von Thunen par Cronon 1. Le parcours scientifique de Courville part des villages, se prolonge dans l’étude des paroisses pour ensuite embrasser les industries rurales et, ultimement, tout l’axe laurentien. Sous sa direction l’équipe, composée de bon nombre d’étudiants et collègues, réalisera une série d’atlas historiques qui se voulait innovatrice et distincte de l’Atlas historique du Canada. La géographie se construit avec des cartes.
L’espace comme une carte À l’origine de notre démarche, une priorité commune : l’analyse spatiale de l’histoire. Chacun d’entre nous a le même réflexe : celui de porter un concept, des données sur une carte, afin de tester leur fiabilité 2 . La démarche des étudiants de Courville, à l’endroit de certaines idées reçues, diffusées par l’historiographie, fut tout aussi agressive que nécessaire. – Les agriculteurs crevant de faim sur leurs terres, qu’on disait morcelés au nième degré ? Ils sont où ? Avant 1850, avons-nous affaire à une paupérisation de la population ou plutôt à la naissance d’un réseau de villages branchés sur la socio économie rurale environnante, abritant le quart de la population des campagnes ? Et les industries rurales ? Ne pourrait-on pas parler là d’une expérience de protoi ndustrialisation ? Le livre Entre ville et campagne a le mérite d’exiger que les chercheurs examinent davantage la dynamique interne dans l’évolution historique du Bas-Canada 3 . L’explication se libère de l’emprise coloniale de Creighton et d’autres. – Les Canadiens français auraient refusé la modernité ! Mais comment se fait-il qu’on trouve quantité de penny-capitalists et de petits propriétaires de moulins à tout faire,
1.
William Cronon, Nature’s Metropolis. Chicago and the Great West, New York, W. W. Norton, 1991. Voir aussi S. Courville, « La crise agricole du Bas-Canada. Éléments d’une réflexion géographique » (première partie), Cahiers de géographie du Québec, 24, 62, septembre 1980, p. 193-224 ; 24, 63, décembre 1980, p. 385-428.
2.
Claude Boudreau, pour sa part, est allé plus loin, faisant parfois de la carte l’objet principal de son analyse, voir La cartographie au Québec, 1760-1840, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval (coll. « Géographie historique »), 1994.
3.
Serge Courville, Entre ville et campagne. L’essor du village dans les seigneuries du Bas-Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, 1990. Voir notamment la conclusion, p. 241 et suiv.
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associés à chaque vague de développement des concessions forestières, au Saguenay– Lac-Saint-Jean, par exemple 4 ? – L’église aurait été déménagée combien de fois dans l’histoire de la paroisse ? Elle se situe où par rapport au bureau de poste et à d’autres édifices et établissements : moulins, écoles, forges et magasins ? L’érection de l’église précède-t-elle la formation d’une agglomération ou lui est-elle subséquente ? Est-elle le seul acteur de la structuration de l’espace local ? Que dire des seigneurs et des promoteurs immobiliers – William Fraser, à Fraserville ; B. Joliette, au village d’Industrie –, sans parler de tous ces Séraphin Poudrier qui, du haut de leur grenier, ont dirigé le sort des leurs dans les Laurentides, comme ailleurs ? – Parlons axes de transport, sujet éminemment géographique. Comment définir le seuil et le modèle de la f luidité des circulations à l’échelle des aires domestiques, concept fétiche de Courville 5 ? Ce modèle en dit long sur la f luidité de la parole et des personnes, qui par ailleurs ne sont par dépourvues d’initiative ? Serge Gagnon raconte des cas d’infidélité villageoise, par exemple à Soulanges, où une fille visite son futur beau-père en passant par la fenêtre. Hélas pour elle et pour lui ! Il y avait plusieurs témoins postés non loin des lieux et qui pouvaient épier tout va-et-vient 6 . Au sein de l’espace villageois, tous les chemins se croisent, ne serait-ce que le temps d’un regard. Il me semble qu’il faudrait refaire la lecture de cet espace à la manière de nos ancêtres, attentifs aux détails, avec ses axes et ses raccourcis, ses détours et ses démons.
L’espace comme enjeu En géographie historique, qui dit « espace » dit « enjeux sociaux ». Les paysages minutieusement étudiés, à pied par Sauer ou à partir d’un avion, soulèvent des questions. Du haut de mon avion, en route pour Winnipeg, en 2005, j’aperçois, à l’ouest du lac Supérieur, des incisions, couleur de sable, dans la forêt boréale. Après quelques instants de réf lexion, j’arrive à la conclusion qu’il s’agit de routes empruntées pour la coupe du bois. L’industrie
4.
Jean Martin, « Scieurs et scieries au Bas-Canada, 1830-1870 », thèse de doctorat, Université Laval, département de géographie, 1995.
5.
S. Courville, « Espace, territoire et culture en Nouvelle-France : une vision géographique », Revue d’histoire de l’Amérique française, 37, 3 (1983), p. 417-429. Voir également S. Courville, Le Québec. Genèses et mutations du territoire, Sainte-Foy, PUL, 2000, p. 142 et suiv.
6. Serge Gagnon, Plaisir d’amour et crainte de Dieu. Sexualité et confession au Bas-Canada, Sainte-Foy, PUL, 1990, p. 171-172.
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forestière est fort contestée dans le discours environnementaliste et fort mal en point, car le marché américain est moins accessible. Même les lignes de transport d’électricité, dont les corridors sont très facilement perceptibles, tellement leurs tracés sont à angle droit, ne font pas l’unanimité : personne n’en veut. Aujourd’hui, partout, l’espace signifie « enjeux », « contestations », un pouvoir se juxtaposant à un autre. « Pas dans ma cour », disent les gens, qui préfèrent éloigner de chez eux les éoliennes ou les dispensaires d’aiguilles. Un vaste mur sépare Palestiniens et Israéliens. Le Canada n’a pas été exempt de querelles de frontières. Ramirez nous rappelle que la frontière canado-américaine a été une source de multiples inquiétudes pour nos voisins du Sud, au début du xx e siècle, effrayés par le déferlement constant d’immigrants qui inondaient leurs villes et leur marché du travail, en provenance non pas de l’Amérique centrale mais bien du Canada 7. On ciblait alors Canadiens français, Canadiens anglais, Italo-Canadiens, et j’en passe, tout comme les patrouilleurs ciblent de nos jours les Latinos cherchant à franchir le Rio Grande. Vers 1881, la disposition des réseaux de transport ferroviaire poussait à l’intégration du Canada et des États-Unis, prenant la relève du vieux Canada Road. 8 Le débit de millions de lettres, de mandats-poste et de journaux, dans les deux sens, aurait facilité le processus migratoire. Et pourtant l’Oncle Sam érige progressivement des barrières. Voilà une histoire aux élans contradictoires qui appelle une relecture spatiale. L’enjeu traverse le paysage du contested past, y creusant des fossés, quand ce ne sont pas des tombeaux. De Gettysburg à Québec, les paysages de champs de bataille sont soigneusement aménagés, mais les beaux arbres et les belles roses ne doivent pas nous faire oublier la raison des affrontements. Du haut de la tour et sur le champ, à Gettysburg, le guide désigne le highwater mark de la « Confederacy ». Non loin de Gettysburg, le long de la ligne Mason-Dixon sur les rives de la rivière Ohio, on trouve l’enjeu véritable du conflit qui s’exprime discrètement par des routes secrètes, des cachettes et des traces de gens en fuite, ou complices, artisans de l’Underground Railway. Au total, on compte 15 endroits propices à la traversée de fugitifs fuyant l’esclavage et aboutissant en Ohio et en Indiana. Ces endroits sont situés là où il y a rétrécissement des rives de l’Ohio, où il y a convergence de routes au nord et où l’on remarque la présence d’une cellule de militants antiesclavagistes. Un système de routes principales, plus au nord, conduit les réfugiés vers certains ports du lac
7.
Bruno Ramirez, avec la collaboration d’Yves Otis, La ruée vers le Sud. Migrations du Canada vers les ÉtatsUnis, 1840-1930, Montréal, Boréal, 2003. Chapitre deux, « L’édification de la frontière », p. 59 et suiv.
8.
Barry Rodrigue, « The Making of the St. Lawrence Maine System : The Canada Road Frontier, 17901860 », thèse de doctorat (Géographie), Université Laval, 1999.
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Érié, dont Toledo, Sandusky et Cleveland. Detroit était également sur la route du Canada 9. Le système aurait produit un modèle géographique moins célèbre, mais tout aussi authentique qu’un champ de bataille. Le passé américain est composé de toutes sortes de géographies. Elles sont concurrentes, se juxtaposent, en fait, dans le récit magistral de Meinig, Continental America 1800-1867. Voici le noyau central du pays (core), où le pouvoir est réparti entre centres économiques (New York, Boston) et politiques (Washington). Où le core exerce une certaine hégémonie, mais pas plus, sur le reste du pays : les campagnes, peuplées et occupées mais situées à l’extérieur de la zone centrale, appelée domain, et les territoires en périphérie, surnommés sphères (d’inf luence), là où les non-Américains (les Autochtones) demeurent toujours en majorité 10. Implicite dans cette interprétation est le constat que toute l’histoire américaine est une fuite en avant en ce qui a trait à l’exercice du pouvoir. Le pouvoir ne s’exerce pas socialement ou géographiquement à partir d’un seul point. Il se diffuse dans l’espace, laissant la place à toutes sortes de comportements pathologiques. Les forces centrifuges étant trop fortes, les colons occupent les nouvelles terres d’abord, puis arrive sur le tard le gouvernement, avec son cadastre. Le Sud perdure, s’endurcit et s’agrandit, devenant une substance successivement irréductible, insoumise et, ultimement, hors la loi, vis-à-vis du corps politique américain. Fascinante, cette expérience de fuite en avant, suivie d’une époque de reconstruction et de reconsolidation du pouvoir dans le New South (Van Woodward) et à l’échelle du pays et du monde. L’image d’un gangster (Al Capone) et celle d’une ville gangster (Las Vegas) nous rappellent la persistance, au xx e siècle, de cette f luidité dans l’exercice du pouvoir. Au Canada : quelles sortes d’enjeux ses paysages, ses territoires comportent-ils ? Comment l’équilibre géographique a-t-il évolué dans le temps ? Dans sa synthèse sur le Québec, Courville parle de couches superposées : autochtones, agraires, urbaines, industrielles… Les couches sont-elles les mêmes ailleurs au Canada ? Les gens ne sont pas pareils partout. Peut-on en dire autant de leurs géographies ? En fait, combien de géographies y a-t-il ? Combien d’acteurs sur le paysage ? De retour au sujet de la guerre. En Europe, de 1914 à 1918, la ligne des tranchées s’étirait sur plusieurs centaines de kilomètres, de la Manche jusqu’aux Alpes. Aujourd’hui, une belle verdure la recouvre dans son entier. Elle est donc invisible. Mais on peut encore,
9.
Fergus M. Bordewich, Bound for Canaan. The Triumph of the Underground Railroad, Toronto, Harper Collins, 2005. Voir le chapitre dix, « Across the Ohio ».
10. D. W. Meinig, The Shaping of America. A Geographical Perspective on 500 Years of History. Volume 2 : Continental America, 1800-1867, New Haven, Yale University Press, 1993. Voir, entre autres, p. 420 et suiv.
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me dit-on, retrouver, sur place, des indices humains, malgré le contexte plutôt déshumanisant. Près de Loos, en France, on peut encore lire une succession de noms de soldats, gravés sur les parois de tunnels menant vers le champ de bataille. Dans certains cas, le même fantassin aurait inscrit son nom à plusieurs reprises, au fur et à mesure que son bataillon avançait vers le front. Petit geste pour la postérité dans une mer de boue, de merde et de mort qui néanmoins soulève de grandes questions. Il y a d’abord la raison de l’existence de ces inscriptions. Et, nonobstant les échanges de vœux de Noël les plus fraternels, de part et d’autre des tranchées (voir le film Joyeux Noël), il y a le spectre de la guerre dans son ensemble : pourquoi donc la guerre ? En arpentant les plaines d’Abraham, tout près de la Grande Allée, en traversant le ruisseau du Bull Run, en quittant le tarmac de Kandahar, le géographe historien doit chercher la vérité sous les belles fleurs et l’asphalte, s’interrogeant, avec le poète, sur le destin des f leurs qui, une fois cueillies par les jeunes filles qui tombent ensuite dans les bras de jeunes hommes, ces derniers devenant soldats et, par après, matière première pour les cimetières, là ou poussent les fleurs. Serge est assez vieux pour se souvenir de la dernière ligne de la chanson de Pete Seeger (Where have all the flowers gone) : « […] when will they ever learn ? » Il y a des batailles qui s’inscrivent dans le paysage quotidien. L’historiographie du sud des États-Unis, au début du xx e siècle, ne peut ignorer la règle sociale qui gouverne l’utilisation de l’espace. Dans son étude, Robert Weyeneth explique qu’il existe une frontière constituée de sièges inoccupés entre les passagers blancs et les passagers noirs des tramways. Cette frontière est variable, selon le nombre de Blancs et de Noirs à bord, les conductors étant mandatés pour faire la part des choses. Il en résultait des situations absurdes, comme à Columbus, en Caroline du Sud, où, ségrégation oblige, dans le tram qui desservait le périmètre de la ville, les voitures allant dans le sens de l’horloge étaient réservées aux passagers noirs ; celles circulant dans le sens contraire accueillaient les Blancs. Pendant ce temps-là, en 1913 au Dead Letter Office, situé au siège social des postes américaines, à Washington, D.C., des barrières, constituées de casiers mesurant 10 pieds de haut, séparaient employés blanc et noirs. Le bureau d’un employé afro-américain, qui travaillait pour l’inspecteur en chef, était entouré d’écrans : ses collègues blancs n’étaient donc pas obligés de le regarder 11. L’espace historique américain s’organise ainsi en une série de dichotomies. Et l’espace canadien? Sherry Olson a dessiné les contours ethnoculturels du triangle montréalais,
11. Robert R. Weyeneth, « The Architecture of Racial Segregation : The Challenges of Preserving the Problematical Past », The Public Historian, 27, 4 (automne 2005), p. 11-44. Pour le cas de Columbus, voir p. 17.
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composé de trois groupes distincts : Anglo-Américains, Irlandais, Canadiens français 12 . D’autres collègues pourraient explorer l’histoire du contested space, le long du boulevard Saint-Laurent, après 1900 ? La rue Spadina à Toronto ? Les rives de la Saskatchewan ?
Par l’étude de la ségrégation, le chercheur renoue avec la pratique géographique de la masse des gens, matière première de toute histoire sociale. Il appartient donc aux historiens, et non seulement aux géographes, de rappeler la dimension spatiale du passé. Dans le rapprochement entre la géographie et l’histoire tant préconisé par Courville, l’initiative peut venir de part et d’autre. Peut-on prévoir ce que le futur nous réserve ? Dans l’après-Serge, y aurait-il encore de la place pour la géographie historique ? Je crois que la réponse est oui, car nous aurons toujours d’autres paysages à interroger, Lotbinière par exemple 13 ; des cartes à faire et à refaire, des corpus de geographical knowledge, passés et présents, à explorer. Dans les années à venir, il pourrait y avoir un rapprochement entre notre discipline et d’autres branches de l’histoire, dont les spécialistes de l’histoire mondiale qui analysent la configuration des world-wide webs 14 . Une autre branche est constituée des adeptes de l’histoire environnementale. Géographes et historiens de l’environnement doivent développer, à moyen terme, un minimum de lucidité afin de mieux cerner les multiples impressions de l’homme sur la surface de la Terre, en fonction de sa gourmandise environnementale et en fonction de l’incontournable dimension spatiale de son histoire. À long terme, cela pourrait nous aider à faire face à l’ultime défi de la planète. Pour nous, comme pour les ours polaires, les hivers raccourcissent ; la glace est de plus en plus mince.
12. Sherry Olson, « A Profusion of Light in 19th Century Montréal », dans S. Courville et N. Séguin, Espace et culture – Space and Culture, Sainte-Foy, PUL, 1995, p. 253-262. 13. Andrée Héroux, « Territoire, enjeux et stratégies : les paysages de Lotbinière 1831-1861 », thèse de doctorat (Géographie), Université Laval, à venir en 2008. 14. J. R. McNeill et William H. McNeill, The Human Web. A Bird’s Eye View of World History, New York, W. W. Norton, 2003.
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De l’espace et du temps… Sherry Olson Université McGill, CIEQ
Pour la tâche qui m’a été confiée, j’ai plusieurs handicaps. Sans parler de la syntaxe à risque, il y a le fait que je n’ai connu nos deux étoiles qu’en tandem, notre Castor et Pollux. Et Serge et moi, séparés par l’énorme distance entre Montréal et Québec, n’avons jamais partagé le quotidien de la vie universitaire. J’ai quand même l’honneur d’être l’un des porte-parole de l’assemblée et, comme John Willis, je suis là, Serge, comme ton élève. Nous le sommes tous. D’abord, tu nous a donné un modèle de survie. Devant la bureaucratie envahissante comme la jacinthe d’eau, tu nous rebattais les oreilles d’une complainte incessante – parfaitement justifiée – mais tu as réussi à nous protéger. (Que M. le vice-recteur ne se sente pas visé, je le dirais devant ma rectrice, devant toutes les autorités départementales, décannales, syndicales ou ministérielles...) Qu’est-ce qu’il a fallu d’entêtement de votre part pour conserver la bicéphalie du centre, indice de notre démocratie. Et qu’est-ce qu’il a fallu de détermination – qu’est-ce qu’il nous en faudra encore – pour assurer la pleine reconnaissance des publications de nos étudiants, de leur droit (et leur devoir) de publier sous leur nom propre et individuel. Dans l’université moderne, le centre de recherche est devenu un lieu d’éclosion de la vie intellectuelle. Je ne dis pas le seul, mais un lieu crucial. Pour créer et conserver cet espace de liberté et de risque, il faut qu’il soit aussi lieu de convivialité. Il convient
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donc que la fête soit sympathique et bien arrosée, avec une belle compagnie retirée dans la forêt, faisant bonne chère, car tu as toujours été attentif à notre sociabilité. Mes anciennes étudiantes évoquent encore une soirée où tu les faisais danser, c’était à l’époque où Serge avait ses rondeurs de père Noël. C’est ainsi que tu nous as créé un espace vital, un espace d’exploration, fondé sur le roc des amitiés loyales. L’une des rencontres demeurées vivantes dans ma mémoire fut organisée pour arrêter la thématique de l’atlas La Paroisse, sous la direction de Serge et Normand. Au Centre, nous en étions à un premier élargissement de l’équipe : après avoir embrassé le quadrivium, le trivium, les connaissances transversales et la comptabilité, nous nous retrouvions devant le défi d’intégrer la discipline-mère, la théologie. À 25 ou 30, nous avions discuté toute la journée sur le temps et l’espace, la séance fut passionnante et passionnée, on lançait les concepts tous azimuts, bref le fouillis total. Le lendemain j’ai consulté le gribouillis dans mon cahier, je n’y comprenais rien. Serge avait entrepris lui-même d’en écrire le procès-verbal. J’appréhendais donc quelque directive plus structurante que le rappel habituel précisant l’usage des guillements français et de la demi-espace qui précède les deux points. Trois mois plus tard, Serge a pondu sa synthèse de la réunion et, je vous l’avoue, je n’y comprenais toujours rien. Pourtant, dans sa tête la ligne était claire. En effet, nous avons tous poursuivi nos cheminements « toutes directions », en toute liberté, mais conscients de l’effort qu’il faudrait à chacun pour étayer son observation et clarifier son argument. Il en est sorti une de nos plus belles réalisations et, je crois, des plus cohérentes. Comme pour plusieurs des réalisations de Serge (et de Normand, et de Serge-etNormand ensemble mettez-y les tirets), le point de départ fut le paysage. Nous avons tenté de saisir la paroisse comme paysage : l’église, le clocher, le presbytère, l’école, la caisse populaire, le carrefour, le cimetière... les éléments morphologiques fondateurs ou agrégés au cours des années. Autant de perceptions cristalisées dans les grandes excursions du Centre. Nous sommes nombreux à nous rappeler ces excursions indispensables vers les Appalaches ou vers le bas du fleuve. Voyages interminables en autobus (je prenais ma Nautamine), la course contre la montre de 8 h du matin jusqu’a minuit. Le topo intarissable, et la belle découverte de nos paysages, tantôt vastes et aérés, tantôt clos et intimes. Ainsi, tout en avançant l’interdisciplinaire et le transdisciplinaire, Serge a apporté l’intuition du géographe. Sa méthode. Les méthodes du géographe. Et la psychologie de l’explorateur. Avec sa bourse Killam, par exemple, qui l’a libéré pendant deux ans de sa charge administrative, il s’est lancé dans le projet audacieux de découvrir l’appel « anglosaxon » à la colonisation, et de sonder le gouffre entre le rêve et la manipulation du rêve, entre le rêve et sa réalisation. Parti dans la poussière des archives, il n’a pas pour autant
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quitté le terrain, ni l’objet qui l’a mobilisé pendant toute sa carrière: le paysage identitaire, rêvé, nommé, travaillé, remanié, négocié, le paysage parlé et parlant. Je suis tombée l’autre jour sur un paragraphe intitulé Histoire-et-Géographie (mettez-y les tirets Histoire-et-Géographie) qui capte bien la démarche de notre couple historien et géographe. C’est Julien Gracq que je vous cite, un géographe devenu romancier : [...] le lycée (il arrive qu’une simple alliance de mots toute faite, stéréotypée au point d’en devenir invisible, vous renseigne sur vous-même) a lié pour moi ce couple de bonne heure, presque aussi solidement que le couple de l’espace et du temps. De l’espace et du temps, ils ont été pour moi, de manière élective, le vrai contenu émouvant, le seul qui, inépuisablement, m’apprêtait à rêver 1.
Sache, Serge, que nous demeurons tes élèves, irrévérencieux sans doute, mais attentifs au modèle. Tu le vois déjà dans la finition de nos ouvrages communs – chiffrage, carto, mise en page, langage soigné, virgules à leur place... Tu le vois aussi dans la courtoisie qui règne dans le centre, dans la confiance mutuelle, dans la convivialité de nos réunions, dans le bordel de nos discussions. Il y a là de la continuité. Tu le verras surtout dans les débats que nous saurons lancer à l’avenir, dans les risques que nous saurons prendre, dans notre persévérance dans l’audace. Merci Serge et Normand. Et, à l’honneur de nos maîtres, les amis, continuons donc à nous promener ensemble, à nous émerveiller dans la forêt, à rêver à l’ombre du clocher, à nous débattre sur la grève les pieds gelés. Et pour mieux cerner la problématique et mieux traduire sa pensée, n’arrêtons pas de nous interroger les uns les autres, tout en mangeant, en buvant, en riant clair et en faisant danser nos étudiants.
1.
Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, 248 p.
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L’interdisciplinarité comme projet intellectuel Sur les traces d’un scientif ique et d’un bâtisseur
Claude Bellavance Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQ
Je
remercie les organisateurs du colloque de me donner l’occasion de rendre
brièvement hommage aujourd’hui à notre collègue et ami Normand Séguin. Organisée
par le centre dont il a été l’un des directeurs fondateurs et dans des lieux situés à la marge de ce paysage agraire laurentien et de cette forêt qui traversent son œuvre d’historien, la rencontre scientifique Temps, espace et modernités est certainement l’occasion rêvée pour le faire. Rendre hommage, c’est reconnaître une dette, celle de tous ceux qui ont eu la chance de partager sa route à un moment ou à un autre, pour quelque temps seulement, ou durant de longues années. Je le ferai à partir du point de vue qui est le mien, moi qui, sur une bonne vingtaine d’années, ai été successivement dirigé, professionnel de recherche, collègue et son successeur à la codirection du CIEQ.
Le maître De ma première rencontre avec Normand Séguin, il ne me reste que des bribes de souvenirs. Nous sommes à l’été 1978. Je viens de m’inscrire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et je lui demande, je crois, de me décrire le programme d’histoire. Ce professeur apparaît plutôt intimidant au jeune homme, un peu frondeur, mais surtout naïf, que je suis alors. À cette époque Normand Séguin vient de faire paraître sa thèse consacrée à la colonisation
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dans une région périphérique du Québec au xix e siècle, le Saguenay–Lac-Saint-Jean. Le jeune chercheur originaire de l’Abitibi veut mieux comprendre les mécanismes qui « marginalisent les régions et qui humilient les hommes » comme le révèle Louise Dechêne dans sa préface à l’ouvrage. La conquête du sol au xix e siècle exerce une forte inf luence sur le petit milieu des historiens du monde rural québécois de l’époque. Il propose une lecture renouvelée des fondements de l’expansion territoriale du Québec à partir non plus du seul discours de la colonisation, mais de sources encore peu exploitées, les registres de la propriété foncière et les archives ministérielles de la concession des terres publiques notamment. Il met en évidence la complémentarité de l’économie du bois, alors le grand moteur de l’industrialisation du Québec, et la fragile implantation de l’agriculture de la marge, dans des conditions qui autrement lui seraient nettement défavorables. Il met également en relief le rôle des principaux agents de la colonisation au sein de la communauté d’Hébertville, son terrain d’enquête. Le cœur de ce que sera l’œuvre historienne de Séguin se trouve déjà balisé dans ce premier livre. Ce qui va suivre après son arrivée à l’Université du Québec à Trois-Rivières en 1976, c’est surtout un recentrage des perspectives, comme si le changement de décor dans la vie quotidienne avait exigé un autre regard sur l’objet. Ainsi, ce n’est plus de la marge, mais à partir du cœur du terroir que le regard porte désormais. Avec ses collègues, il fait de la Mauricie (et d’une partie de l’actuelle région Centre-du-Québec) son nouveau terrain d’enquête. C’est à cette époque qu’il fait paraître un article percutant sur l’agriculture dans lequel il met en évidence la nature et les limites du processus de modernisation amorcé durant les années 1850 à 1900. Avec d’autres, il contribue à mettre définitivement au rancart les interprétations centrées sur l’existence d’une profonde crise agricole et de l’attitude foncièrement hostile au changement des paysans québécois. Pour cet article, il reçoit le prix Frégault de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) en 1982. Je connais encore peu de chose de l’œuvre qui s’élabore lorsque Pierre Lanthier me suggère de faire ma maîtrise sur le patronat de la grande entreprise en Mauricie. Comme il n’est pas encore habilité à diriger, il me conseille la direction de Normand Séguin. Mes tout premiers pas sont assez maladroits, mais je suis rapidement guidé sur un sentier plus solide. Ce qui me frappe en y repensant aujourd’hui, c’est à quel point ces longues rencontres de direction ont été déterminantes dans ma formation. J’y vois un appel constant pour développer une pensée originale, valorisant la rigueur dans l’usage des concepts tout en insistant sur l’importance des données empiriques et du travail de terrain bien fait. Je le revois également plaider sans relâche pour que son apprenti chercheur soit davantage conscient de la musique des mots. C’est beaucoup plus tard, discutant avec tel ou tel collègue de l’UQTR et d’ailleurs, que j’ai compris que cette approche exigeante, mais combien
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stimulante, ces échanges intellectuels serrés autour d’un texte, il ne les réservait pas qu’aux étudiants qu’il dirigeait. Pendant que je fais ces apprentissages, le chantier mauricien est l’occasion pour Normand et ses collègues du groupe de recherche sur la Mauricie de constituer un premier « référentiel de base » sous la forme de cahiers statistiques et chronologiques. Avec René Hardy, il publie en 1984 Forêt et société en Mauricie. L’ouvrage reçoit le prix Groulx l’année suivante. En plus d’une analyse fine des activités dans ce secteur industriel, le livre fait une incursion du côté de l’histoire du travail et, par la place qu’il donne aux transformations de la forêt, est considéré par plusieurs comme un précurseur dans le domaine de l’histoire environnementale. Le livre donne également l’occasion à Normand Séguin d’aborder directement des thématiques nouvelles pour lui, comme le rôle de la grande industrie de ressources dans la structuration d’une économie urbaine régionale.
Le collègue et l’animateur Lorsque j’obtiens un poste de professeur en 1991, Normand est directeur du Centre d’études québécoises. Créé en 1986 pour servir de structure d’accueil au doctorat en études québécoises, le Centre d’études québécoises (CÉDEQ) s’élargira bientôt pour donner naissance au CIEQ. Avec Serge Courville et Jean-Claude Robert, Normand s’est lancé quelques années plus tôt dans une grande aventure, le projet « Axe laurentien ». Cette fois, c’est l’ensemble de la socioéconomie de cette aire de peuplement articulée par le grand f leuve, également matrice des expansions territoriales subséquentes, qui se trouve appréhendée en s’attachant particulièrement à la période de 1831 à 1871. L’ouvrage qui en résulte est salué par la communauté historienne qui lui décerne le prix Groulx. Parallèlement, Normand Séguin est sollicité pour redéfinir certaines des grandes orientations d’organismes comme le Fond pour la formation de chercheurs et l’aide à la recherche (FCAR) ou le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) où il s’est fait connaître en tant que membre ou président de comité de pairs. Invité lors de rencontres et de séminaires, il aborde des sujets qui lui sont chers, comme la question de l’excellence en sciences sociales et humaines, l’étude du changement culturel, l’encadrement des étudiants dans un contexte d’interdisciplinarité et l’espace comme catégorie d’analyse historique. De mon côté, je profite alors de l’environnement du Centre pour amorcer, selon l’expression désormais consacrée, mon établissement comme nouveau chercheur. Je découvre bientôt à mon tour le plaisir de former la relève scientifique, tâchant d’appliquer au mieux « la méthode Séguin ». Autour des études québécoises, je découvre également cette écologie intellectuelle si particulière qu’il a grandement contribué à faire naître et à développer.
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Je profite, entre autres, de la formule du team teaching pour m’associer avec des collègues d’expérience et enseigner au doctorat. Les étudiants sont le plus souvent historiens, litté raires ou sociologues, parfois géographes ou philosophes. Cette ouverture sur les autres disciplines, ce besoin de se nourrir au contact de l’autre, j’en prends alors pleinement conscience, se trouve en toile de fond de toute la carrière de mon collègue. Je les vois aussi bien dans ses écrits que dans son travail d’animation, ses enseignements, voire les amitiés intellectuelles qu’il développe. L’interdisciplinarité n’est pas pour lui une mode intellectuelle de passage. L’historien s’alimente de ses rapports non seulement avec l’économie et la sociologie, mais également avec la philosophie, les lettres et l’anthropologie avec une affection particulière, bien entendu, pour la géographie, la discipline avec laquelle les rapports ont été structurellement les plus profonds depuis la Conquête du sol jusqu’au projet d’atlas historique du Québec. Il faut dire que la formation du CIEQ, et le lancement du projet des atlas historiques sont des moments forts pour les chercheurs qui y participent. Je pense, en particulier, au bouillonnement des ateliers de travail sur l’institution d’où émergera l’Atlas sur la paroisse. Le rôle d’animation des codirecteurs du CIEQ, Normand et Serge, a alors été capital. J’ai beaucoup appris à les observer tous les deux. Je me suis souvent demandé comment des collègues avec des styles aussi différents pouvaient être aussi complémentaires et efficaces dans leurs actions. Je pense que l’amitié intellectuelle y a été pour beaucoup. Je pense également que l’effervescence qu’ils avaient suscitée autour d’eux a certainement été un puissant stimulant, qu’elle les nourrissait en quelque sorte. À ce moment, des ennuis de santé entraînent le retrait progressif de notre collègue de la vie universitaire active. Mais c’est une semi-retraite seulement, car il s’occupe avec René Hardy de mener à bien leur vieux chantier d’histoire régionale. L’histoire de la Mauricie, qui paraît en 2004, comporte des pages à mon avis essentielles sur l’évolution de l’agriculture et du monde rural québécois, de véritables pages d’anthologie. J’avoue que j’ai une affection particulière pour ce gros livre puisqu’il m’a permis, in extremis pourrait-on dire, d’avoir pour la première fois l’occasion de rédiger avec lui un texte d’une certaine ampleur 1. J’y ai retrouvé, aussi neuf qu’en mes années d’apprentissage, la même générosité dans l’échange intellectuel, le même impératif de rigueur et le même plaisir à voir monter une idée, à trouver la formulation qui la dessert le mieux.
1.
Il s’agit du chapitre consacré à l’industrialisation massive de la première moitié du xxe siècle.
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Je vous ai parlé trop brièvement aujourd’hui de l’historien et de ses terrains de prédilection, de ce besoin impérieux d’ouverture aux autres disciplines qui le caractérise. J’ai rapidement abordé également le travail du bâtisseur et l’importance qu’il a accordée au travail en équipe. Mais au-delà, si j’avais davantage de temps, ce que je souhaiterais surtout faire ressortir, c’est la grande cohésion de cet itinéraire singulier, c’est l’idée même de projet intellectuel qui, pour la génération qui est la mienne, constitue sans doute son legs le plus précieux. Sur le mur, juste au-dessus de sa table de travail, a trôné pendant plusieurs années, dans un encadrement des plus modestes, une sorte de caricature montrant un homme en parachute, sourire aux lèvres. Y était écrit en gros caractères : « L’esprit, c’est comme un parachute. Pour qu’il fonctionne, il faut qu’il soit ouvert. » Comme d’autres sans doute, je me suis longtemps demandé s’il s’agissait d’un avertissement adressé à ses visiteurs afin qu’ils acceptent sans trop rechigner les commentaires critiques qu’il allait leur faire. Aujourd’hui j’y vois plutôt un appel à la réciprocité, base essentielle sur laquelle doit reposer tout échange véritable. Merci Normand.
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Un parcours d’historien : Normand Séguin Jean-Claude Robert Université du Québec à Montréal
Quatre mots me viennent à l’esprit à propos de Normand Séguin : penser, comprendre, stimuler, diffuser . Penser l’histoire du Québec comme lieu toujours imbriqué dans un maillage tendu entre les idiosyncrasies locales et les grandes forces agissant mondialement. Comprendre la nature fondamentalement complexe des phénomènes sociaux et économiques. Stimuler la connaissance par l’enseignement, la recherche et toute la panoplie des actes scientifiques. Diffuser cette connaissance à travers l’enseignement mais aussi auprès d’un public plus vaste. Je remercie les organisateurs de cette occasion de lui rendre hommage et aussi de m’avoir obligé à faire un peu d’introspection, un peu d’égohistoire. Il m’apparaît en effet nécessaire de rappeler les débats et les enjeux scientifiques qui avaient cours il y a une quarantaine d’années.
Penser et comprendre l’histoire du Québec Un retour sur l’état de l’historiographie du Québec entre 1950 et 1960 s’impose avant d’aborder la carrière de Normand Séguin, car le corpus historiographique de l’époque a joué un rôle déterminant sur l’orientation des jeunes chercheurs. Le sociologue
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Guy Rocher évoquait, en 1984, le « trou noir » du xix e siècle 1. En effet, les connaissances sur le Québec entre 1800 et 1950 étaient, à proprement parler, d’une pauvreté abyssale. Sauf les érudits locaux, dont les travaux s’intéressaient à toutes les périodes de l’histoire de leur coin de pays, les grandes synthèses du Canada français traitent le xixe siècle en parent pauvre. Bien souvent, le siècle se résumait à trois ou quatre moments : les rébellions de 1837-1838, l’union politique de 1840, la Confédération et le dernier, la pendaison de Louis Riel en 1885. On faisait l’impasse sur le développement des campagnes et des villes, sur la formidable saignée démographique vers les États-Unis à compter de 1840 et sur le grand mouvement de prolétarisation et d’émigration vers la ville. Avec les années 1950, une vision un peu misérabiliste et autoflagellante de l’histoire du xixe siècle se manifeste. En 1966, paraissait la monumentale Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850 de Fernand Ouellet, qui, tout en donnant une vision stimulante et novatrice du xix e siècle, postulait une mentalité engoncée dans l’immobilisme et le refus du progrès. Mais il proposait aussi une méthodologie séduisante pour les jeunes historiens d’alors : se réclamant de l’école française des Annales, F. Ouellet suggérait une nouvelle façon de faire l’histoire. Par ailleurs, le Québec était mal perçu dans sa diversité géographique et les historiens ne semblaient guère préoccupés de prendre en compte ses divisons territoriales ainsi que leurs articulations. Normand Séguin fait partie de cette génération inspirée par l’école des Annales qui a voulu étudier différemment l’histoire. Certains se sont intéressés à la ville et au phénomène de l’urbanisation, mais ont dû rapidement se rendre à l’évidence qu’il était impossible de comprendre le Québec sans le concevoir dans sa totalité. D’autres, comme Normand Séguin, se sont intéressés d’abord au monde rural et à ses dynamismes propres, dont les rapports entre l’agriculture et la forêt. Mais eux aussi ont été amenés à concevoir le Québec dans sa totalité. C’est ce va-et-vient, ce tissu de relations complexes qui fait toute la richesse d’un questionnement en histoire et que Normand Séguin fait sien très rapidement.
Stimuler et diffuser l’histoire du Québec Dès le début de sa carrière à l’Université du Québec à Chicoutimi (1971-1976), Normand Séguin participe à l’effort de création et de modernisation des structures de recherche et d’enseignement universitaire. Le projet du réseau de l’Université du Québec marquait une volonté de décentraliser la formation universitaire pour se rapprocher de la population
1.
Guy Rocher, « Introduction », Georges-Henri Lévesque, et autres, Les sciences sociales au Québec. Continuité et rupture. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1984, 1, 18.
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dans les différentes régions du Québec et pour stimuler le développement régional. Il a permis également la montée de jeunes historiens. Son passage à l’Université du Québec à Trois-Rivières, de 1976 à sa retraite en 2001, est marqué par la mise en place d’une base dynamique d’enseignement et de recherche, le Programme en études québécoises, autour d’une équipe professorale qui réussit à attirer de bons étudiants. La fonction de pédagogue a toujours été centrale pour lui et il a toujours cherché à stimuler la connaissance et l’ouverture d’esprit devant les phénomènes. Je revois cette image d’un parachutiste, accrochée dans son bureau et dont la légende disait : « L’esprit est comme un parachute, il ne fonctionne qu’ouvert… » Son travail avec les étudiants est marqué par la rigueur et la générosité. J’ai eu le plaisir d’encadrer avec lui un certain nombre d’étudiants tant de Trois-Rivières que de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et ses qualités m’ont toujours frappé. Par ailleurs, Normand Séguin est un chercheur infatigable, acharné, que ne rebute ni la difficulté ni l’ampleur des sources. J’ai pu le constater dès notre première rencontre, alors qu’il surnageait à travers les liasses d’archives du ministère des Terres et Forêts, à Québec 2 . Une autre dimension le caractérise et c’est sa préoccupation pour l’organisation de la recherche, qu’il s’agisse des comités universitaires ou des organismes subvention naires. Sa disponibilité à prendre des responsabilités a été remarquable et il a rendu de grands services à ce titre.
Le projet de l’A xe laurentien au xixe siècle et le CIEQ Depuis longtemps Normand Séguin, Serge Courville et moi discutions de la possibilité de faire une recherche d’envergure ensemble. Nos chantiers respectifs nous avaient empêchés de le faire, mais, vers 1985, l’achèvement de la rédaction du volume II de l’Histoire du Québec contemporain me libérait d’un long flirt avec l’histoire du Québec d’après 1867 et je voulais revenir au xixe siècle 3. Ce fut le projet de l’Axe laurentien, né du constat que nous ignorions tout du poids du Québec central dans l’histoire du xix e siècle et que cette piste avait une grande valeur heuristique. En particulier, nous cherchions à construire une histoire socio-
2.
J’ai raconté ailleurs cette rencontre : Jean-Claude Robert, « Présentation de M. Normand Séguin », Société royale du Canada, Présentation, 44, 1990-1991, p. 93-97.
3.
Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1986.
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économique s’appuyant sur des bases documentaires solides et systématiques. L’aventure à trois a duré de 1986 à 2000. L’équipe CRS – qui au bénéfice de nos collègues français n’avait aucun caractère policier ou agressif – savait quand même monter à l’assaut des idées reçues. Ce projet faisait appel à nos sensibilités complémentaires et nous a entraînés dans des séances de travail et de discussion parfois épiques. Mais, quand il fallait tempérer l’âpreté des débats, c’est Normand Séguin qui excellait pour rappeler à la modération Serge Courville et moi, plus facilement emportés par la fougue du désir de convaincre. Tous nos textes ont été écrits à trois, ce qui nous a forcés à l’ingéniosité. Quand nous nous sommes lassés du système de messagerie Parbus pour faire circuler nos ébauches entre Montréal, Trois-Rivières et Québec, au gré des dessertes d’autocar, nous avons fait nos premières expériences laborieuses de transfert de fichiers Word par modem ultra-lent. Heureusement, vers la fin du projet, Internet et la messagerie par courriel sont arrivés. Mais, au-delà de ces problèmes techniques, qui font sourire aujourd’hui, il reste le plaisir intellectuel d’une collaboration intense. L’Axe laurentien fut résolument interdisciplinaire, ancré dans une approche de géographie historique qui nous convenait bien. Il a vite débouché sur la nécessité d’une cartographie, ce qui explique qu’une part importante des ressources ait été consacrée à l’embauche d’un professionnel de recherche, Philippe Desaulniers, dont les cartes stimulaient nos discussions. L’objectif final du projet était de produire un livre, qui a pris éventuellement la forme du premier volume de la série des Atlas historiques du Québec 4. J’ai le souvenir de quelques colloques où nous avons défendu notre lecture du contre vents et marées. En particulier celui de Torre Canne (Brindisi) , en 1990, où Fernand Ouellet s’était livré à une charge en règle contre Serge Courville et où Normand s’était fait voler son passeport, ce qui nous avait valu une visite au pittoresque commis sariat central de Rome.
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L’aventure du CIEQ à compter de 1993 a représenté pour Normand Séguin un aboutissement et un nouveau départ. L’interdisciplinarité menée cette fois sur un grand pied, avec l’élargissement des domaines de recherche et la multiplication des projets, des rencontres de travail et des colloques. Nous sommes devant une carrière remarquable, solide et franche comme lui. Je salue donc le chercheur qui a exploré l’histoire du Québec de façon exemplaire. Pour ma part, je suis très heureux d’avoir connu, en sa compagnie, quelques-unes de mes plus
4.
Serge Courville, Jean-Claude Robert et Normand Séguin, Le pays laurentien au xix e siècle. Les morphologies de base, Sainte-Foy, Québec, Presses de l’Université Laval, 1995.
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s timulantes expériences de recherche. Il aura produit une œuvre incontournable, qui se poursuit grâce à des structures de recherche comme le CIEQ. Je salue aussi l’animateur et le directeur, qui a toujours pris ses responsabilités, mais qui est resté soucieux de préserver l’esprit d’équipe et les ressources des gens qui l’entouraient. Enfin, je salue le compère et le complice. Je garderai toujours souvenir de nos rencontres de travail, souvent chez Normand à Trois-Rivières, à mi-chemin entre Québec et Montréal. Nous travaillions toute la journée avec arrêt le midi, pour tester les capacités culinaires de Normand, qui relisait toujours attentivement les notes de cuisine préparées par Renée sous l’œil quelquefois sceptique, mais toujours goguenard de Serge Courville et de moi. C’est cette complicité qui me r estera. Merci Normand.