Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui
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Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui
FAUX TITRE 327 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui Enfants de survivants et survivants-enfants
Annelise Schulte Nordholt (éd.)
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008
Illustration couverture: Christian Boltanski: Réserves. La fête de Pourim (1989). Photographies noir et blanc, lampes en metal, fil électrique, boîtes en étain. Dimensions variables. Avec l’autorisation de l’artiste. Maquette couverture: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2512-7 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008 Printed in The Netherlands
Table des matières Introduction
7
I. Textes d’auteur Histoire : Petit h et grande hache Henri Raczymow
17
Après coup Cécile Wajsbrot
25
Le gardien Clara Lecadet
31
Pépé n’a rien dit Alexandre Oler
39
II. Les « enfants cachés » (essais) Passeurs de mémoire. Elaboration et transmission, soixante ans plus tard, chez les enfants juifs, traqués et cachés en France pendant l’Occupation Yoram Mouchenik
47
Le témoignage discret de Marcel Cohen Steven Jaron
63
Expérimentation littéraire et traumatisme d’enfance: Perec et Federman Susan Suleiman
81
Sarah Kofman et l’ambiguïté des mères Sara Horowitz
101
6
Table
Les enfants cachés, de Georges Perec à Berthe Burko-Falcman : un monde à reconstruire, une mémoire à inventer Eléonore Hamaide
121
Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig : le poème relation de vie après l’extermination des Juifs d’Europe Serge Martin
137
Astérix et les pirates, ou l’obsession que le pire rate : la conjuration d’un naufrage de l’histoire Nicolas Rouvière
151
III. Deuxième et troisième générations (essais) « Métastases » d’Auschwitz. Modalités et limites d’une tradition testimoniale Fransiska Louwagie
172
Une mémoire lacunaire mais exaucée Catherine Ojalvo
187
Shoah et récit fictionnel, un champ de force délicat : Le Non de Clara de Soazig Aaron Timo Obergöker
205
Un théâtre pavé d’horreur et de folie : Toujours l’orage de Enzo Cormann Jean-Paul Pilorget
219
Les temps qui tremblent ou un passé possible de ce présent ? A propos de l’œuvre de Cécile Wajsbrot Katja Schubert
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Perec, Modiano, Raczymow et les lieux comme ancrages de la postmémoire Annelise Schulte Nordholt
243
Bibliographie
257
Introduction Annelise Schulte Nordholt Depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, l’ensemble des oeuvres de langue française consacrées à la mémoire d’Auschwitz, et à l’après, n’a fait que s’enrichir. Evolution qui cependant est loin de suivre la continuité de la succession des générations. Si certains témoins, comme Robert Antelme et Elie Wiesel, ont publié leurs mémoires immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’autres ont attendu longtemps pour parler : c’est le cas d’Anna Langfus par exemple, ou de Charlotte Delbo, dont la trilogie Auschwitz et après paraît au début des années 1970. Ce caractère différé de la mémoire a des raisons historiques tout autant que psychologiques. Historiquement, on le sait depuis les travaux d’Henry Rousso et d’Annette Wieviorka1, pendant les années 1950 et 1960, la mémoire collective d’Auschwitz connaît une période de « latence », de refus même, qui produit un climat peu favorable à la publication de telles œuvres. Latence qui correspond également au caractère structurellement retardé, différé du traumatisme chez les survivants. Aux témoignages retardés de certains survivants, s’ajouteront, dans les années 1970, ceux des survivants-enfants d’une part, et de l’autre ceux des enfants des survivants – la deuxième génération. Aujourd’hui est venue s’y ajouter une troisième génération. Ce sont les œuvres des survivants-enfants (souvent « enfants cachés ») et celles de la deuxième et troisième génération qui sont au centre du présent recueil. « Témoigner de l’après-Auschwitz », et cela par le biais de la fiction, de la littérature : voilà ce qui relie en profondeur deux ensembles de textes en apparence fort divergents. Pour les représentants de la deuxième génération, comme Henri Raczymow, Esther Orner, Gérard Wajcman, et Cécile Wajsbrot, et de la troisième (représentée par Clara Lecadet dans ce volume), l’expérience de l’après s’est d’abord traduite par une quête acharnée du passé : celui de la Shoah mais aussi le passé plus lointain, plus inaccessible encore, de l’univers disparu de la judéité d’avant-guerre. Longtemps, ces écrivains ont eu le sentiment que leurs aînés leur refusaient le 1
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy. De 1944 à nos jours, Seuil, 1987 ; Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992.
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Annelise Schulte Nordholt
droit à la parole, eux qui n’étaient « ni victime, ni rescapé, ni témoin de l’événement »2. Comment quelqu’un qui n’était pas là peut-il, malgré cela, être un « témoin absent », ou un « témoin par procuration »3 ? Comment peut-il, malgré tout, être le « témoin du témoin », et transmettre une mémoire, en étant le maillon de transmission de ses aînés qui souvent n’ont pu parler ? Et de quelle mémoire s’agit-il alors ? D’une « postmémoire »4 ? D’une « mémoire trouée »5 ? Voilà les questions qui traversent obsessivement la littérature de la deuxième génération, présentée ici. Par leur naissance tardive, la situation de ces auteurs diffère fondamentalement de celle des survivants-enfants, comme Georges Perec ou Raymond Federman, qui sont nés peu avant la guerre, et qui étaient donc là, sans avoir pour autant vécu consciemment les événements. Les survivantsenfants forment une catégorie à part, qui se situe à cheval entre la première et la deuxième génération. « Génération liminale » (cf. Steven Jaron) ou «génération 1,5 » (Susan Suleiman), leur situation est celle de l’entre-deux : entre deux générations, entre l’enfance et l’adolescence, entre deux langues, parfois entre deux religions. S’il a paru intéressant de réunir, au sein d’un même volume, des textes provenant des deux ensembles, c’est afin d’explorer plus à fond le rapport entre génération liminale d’une part, deuxième et troisième génération de l’autre. Faut-il séparer de manière absolue les deux expériences ? Ne se rejoignent-elles pas là où elles témoignent toutes deux de « l’après Auschwitz », là où elles appartiennent toutes deux à ce que j’ai appelé ailleurs « la génération d’après »6 ? Expression empruntée au film de Robert Bober (1971) qui porte ce titre, et où il concerne les enfants cachés. On s’en sert ici au sens large de la ou des générations d’après, ou de ceux qui viennent après : « we who come after », selon la formule de George Steiner (lui-même survivant-enfant). Leur expérience n’est pas celle des événements eux-mêmes, mais de leur difficile transmission et élaboration dans l’univers d’après, c’est l’expérience de « l’après coup », pour reprendre le titre de l’essai de Cécile Wajsbrot publié dans le présent volume.
Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès no 3, 1986, p. 180. Froma Zeitlin, « The vicarious witness. Belated memory and Authorial Presence in Recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, no 2. 4 Le terme, d’origine anglaise, de « postmemory » a été forgé par Marianne Hirsch, cf. entre autres « Past lives. Postmemories in exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, hiver 1996, pp. 659-686. 5 Raczymow, art. cit. 6 Cf. A. Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow. La génération d’après et la mémoire de la Shoah, Rodopi, Amsterdam, 2008. 2
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Introduction
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La série s’ouvre par quatre textes d’auteurs, tous à dimension autobiographique. Dans « Histoire : petit h et grande hache’ », Henri Raczymow pose la question autrement : non pas, le traumatisme est-il susceptible de se transmettre au niveau de la deuxième génération, mais pourquoi, au sein d’une même génération, se transmet-il aux uns et non aux autres ? Autrement dit, outre la grande Histoire, la petite histoire de l’individu, et notamment la configuration familiale, n’ont-elles pas leur rôle à jouer dans la transmissibilité du traumatisme ? Et dans quelle mesure les deux facteurs se recoupent-ils ? C’est ce que Raczymow tente de découvrir tout en faisant la passionnante généalogie de son propre itinéraire d’écrivain. Dans « Après coup » de Cécile Wajsbrot – description incisive de l’expérience de l’après – cette dimension de généalogie de son propre itinéraire d’écrivain est également présente. L’écrivain y retrace comment cette « position de funambule, entre deux mondes, entre deux vies » (la nôtre, actuelle, et celle dans un passé qu’on n’a pas vécu) a profondément déterminé son œuvre. Longtemps, comme tant d’autres écrivains de la deuxième génération, elle s’est vue uniquement comme « le gardien du temple », comme sauvegardeuse du passé, de la mémoire des aînés. C’est là précisément le thème de la nouvelle de Clara Lecadet, « Le gardien », qui relate le court voyage d’une jeune Française au Birobidjan, la lointaine république soviétique où Staline avait voulu « parquer » les Juifs russes. En effet, sans liens personnels apparents avec le Birobidjan, la narratrice s’ingénie à « enregistrer une trace […] qui la lierait à la mémoire de tout un peuple », afin de donner forme à une identité juive qui se cherche. Le gardien du titre, c’est le gardien d’une petite synagogue abandonnée, mais c’est aussi la narratrice, « gardienne du temple » comme dit Wajsbrot, entièrement vouée à sauvegarder la mémoire des disparus. Wajsbrot qui, dans son essai, prend ses distances par rapport à cette position, pour revendiquer l’importance d’être témoin non seulement des autres, du passé, mais de soimême, de son propre « après ». Cette première partie s’achève sur le poème d’un survivant-enfant, Alexandre Oler. Chant de gratitude adressé aux « Justes parmi les Nations », c’est-à-dire à ceux, souvent inconnus, qui ont recueilli et caché les enfants juifs pendant l’Occupation. Avec une grande simplicité et justesse, ce récitpoème relate le quotidien des enfants cachés : leur arrachement à l’environnement familial, leur solitude, leurs problèmes d’identité… Tout en exprimant sa gratitude vis-à-vis de ses sauveurs, et en perpétuant la mémoire des déportés – notamment de son père, dessinateur rescapé d’Auschwitz, dont il publie et diffuse les œuvres – l’auteur demande, lui aussi, à être reconnu pour son expérience propre, celle du survivant-enfant : « Nous les témoins, les survivants, / Nous qui sommes là, nous disons merci. »
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Annelise Schulte Nordholt
Dans la deuxième partie de ce volume, on trouvera des études sur ce qu’on pourrait appeler la « littérature des enfants cachés », ou des survivantsenfants. En ouverture, Yoram Mouchenik, psychologue-clinicien, donne un utile état de question concernant les enfants cachés en France : cheminement psychologique, prise de conscience progressive d’appartenir à un groupe avec une expérience propre, organisation en associations au cours des dernières vingt années… Si les survivants enfants sont des « passeurs de mémoire », sauvegardant la mémoire de leurs parents déportés, ils demandent également, de plus en plus, à être reconnus pour leur expérience propre. En survolant la série d’études qui suit, on s’aperçoit que l’élaboration littéraire de cette expérience a été on ne peut plus diverse, touchant à tous les genres : récit de facture classique (Burko-Falcman, Kofman), écriture expérimentale (Cohen, Perec, Federman), poésie (Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig) et même… bande dessinée avec, de manière tout à fait inattendue, Astérix ! Cependant, plusieurs constantes traversent cette apparente diversité. Tout d’abord, on l’a dit, tous ces auteurs ont longtemps différé le moment de prendre la parole sur leur passé d’enfant caché. Ce n’est qu’à près de quarante ans, après de nombreux autres livres qui en parlent de manière indirecte, que Perec publie W ou le souvenir d’enfance ; Sarah Kofman, elle, attend les années ’80-’90 pour publier Paroles suffoquées (1987) et Rue Ordener, rue Labat ( 1994). Alors que les témoins adultes ont le plus souvent fait le récit direct de leur expérience, il en est tout autrement des survivantsenfants, pour qui cette expérience est impossible à raconter. Chez Perec, elle est étouffée par le traumatisme enfantin, qui ne laisse aucune place à la mémoire. Pour d’autres, comme Marcel Cohen, tout a déjà été dit sur cette expérience. Ils ne renoncent par pour autant à en parler mais il leur faut, pour reprendre l’expression de Derrida, chercher « comment (ne pas) parler », comment en parler sans en parler. C’est ce qui explique le caractère éminemment littéraire de ces textes, leur recours constant à la fiction et aux stratégies formelles capables de mettre en scène, sans massivement la représenter, l’absence qui caractérise la « mémoire trouée ». Il n’en résulte pas nécessairement des textes d’avant garde comme ceux de Perec. Parmi tous les récits étudiés dans le présent volume, L’Enfant caché de Berthe BurkoFalcman (Eléonore Hamaide) est celui qui parle le plus directement de l’expérience d’enfant caché : identités multiples, tensions entre religion d’adoption et religion des parents, perte de la langue maternelle… Récit autobiographique sans doute, mais sa structure fictionnelle contribue à mettre à distance le moi autobiographique. Cela n’est pas du tout le cas dans le récit de Kofman, Rue Ordener, rue Labat, récit autobiographique extrêmement dépouillé et direct, qui raconte le déchirement de l’« enfant cachée » qu’elle fut, entre deux rues qui incarnent deux mères, la vraie et l’autre. La lecture de
Introduction
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Sara Horowitz éclaire ce récit énigmatique en le mettant en rapport avec Paroles suffoquées, notamment avec le chapitre où Kofman commente le récit de Blanchot, « L’idylle ». Dans un certain sens, Marcel Cohen (Steven Jaron) est aux antipodes de Burko-Falcman et de Kofman. Loin de raconter ce qu’il a vécu, enfant, il n’en parle d’aucune manière, du moins pas directement. Il en parle sans en parler, de manière oblique, dans une écriture faite de textes courts : mini-récits d’expériences quotidiennes, de situations où le protagoniste est submergé par un sentiment soudain de dépossession, d’angoisse, d’impuissance ou de honte. La dimension autobiographique de l’œuvre de Cohen reste-t-elle réservée au bon entendeur ? Dans quelle mesure est-elle essentielle pour pouvoir apprécier ces textes subtils ? L’oblique, voilà également un terme souvent utilisé rapport à Perec7 dont tous les textes – mais surtout W ou le souvenir d’enfance – nous parlent indirectement du survivant-enfant qu’il a été. Son histoire familiale est strictement identique à celle de cet autre écrivain, né quelques années plus tôt, mais moins bien connu en France parce qu’il écrit en américain, Raymond Federman (Susan Suleiman). Enfant caché, Federman reste orphelin de père et de mère et, après son émigration aux Etats Unis, il emprunte la même voie que Perec: celle d’une écriture d’avant garde, à la pointe de l’invention verbale et des expérimentations formelles des années ’70. Fort postmoderne, et fort humoristique, cette histoire d’un homme d’âge moyen qui s’enferme pendant un an dans une chambre à New York, avec des nouilles comme seule alimentation, pour écrire l’histoire de l’arrivée aux Etats Unis d’un jeune homme juif francais qui a survécu en cachette, en France, aux persécutions… Les pages à la typographie fort élaborée, semées de calligrammes, de Quitte ou double de Federman certes appartiennent tout autant à la poésie qu’à la prose. Cependant, ce n’est pas forcément à une telle poésie expérimentale, formaliste qu’aboutit l’expérience de l’enfant caché. Elle est présente tout autant, mais différemment, chez des poètes tels Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig (Serge Martin). Surtout Meschonnic – dans une haine toute juive de l’idolâtrie – s’est retourné, on le sait, contre toute adoration excessive du langage, dans l’apologie d’une poésie qui est toujours « relation » : à autrui, au monde, à l’Histoire, une poésie qui « se fait dans l’histoire », un « agir-langage [qui] fait l’ici-maintenant ». Ainsi la poésie d’après Auschwitz, telle que nous la lisons chez lui et chez Vargaftig, n’est pas commémoration figée, mais présence d’une voix, d’un « corps-langage ». 7
Cf. Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, POL, 1991.
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Annelise Schulte Nordholt
C’est donc par tous les genres littéraires que parlent les enfants cachés, du récit autobiographique au roman expérimental et à la poésie, sans oublier la bande dessinée. Nicolas Rouvière a été le premier à consacrer une monographie à Astérix, et à rendre le lecteur sensible à la dimension autobiographique cachée d’Astérix : la présence, chez René Goscinny, luimême contemporain de la Shoah, mais sauvé grâce au fait qu’il habitait l’Argentine à l’époque, d’une tragédie familiale liée à la Deuxième Guerre mondiale et à l’univers concentrationnaire. La piraterie qui revient à chaque album, les connotations nazies des Goths, les allusions graphiques au nazisme : voilà quelques éléments qui, sous forme de parodie et d’inversion, nous parlent indirectement, et de manière fort humoristique, de l’enracinement autobiographique de Goscinny dans la tragédie juive. Si la « littérature des enfants cachés » se manifeste sous les genres les plus divers, c’est moins le cas pour les textes des écrivains juifs nés après comme Patrick Modiano, Henri Raczymow, Esther Orner, Cécile Wajsbrot, Gérard Wajcman et Soazig Aaron. Ici, on trouve un recours plus fréquent au récit et au roman. On dit souvent que, pour ceux qui « n’étaient pas là », et qui sont les récipiendaires de témoignages le plus souvent fragmentaires, faute d’avoir vécu les événements, force est de les inventer. Mais il y a une autre raison à ce recours à la fiction. Raison qui, elle, n’est pas particulière à la génération d’après, mais qui avait déjà été soulignée par Robert Antelme. C’est que, paradoxalement, ce n’est que par l’imagination – par le choix, la concentration, la transformation et l’élaboration qu’elle implique – qu’on peut parler de « ce qui dépasse l’imagination »8. Une des questions récurrentes de la deuxième et de la troisième générations est : comment être « témoin de témoin » (pour reprendre la formule de Renaud Dulong9) ? C’est cette question qui est au centre de l’article de Fransiska Louwagie, mise au point éclairante qui confronte et examine les réponses très différentes données à cette question par les théoriciens. En analysant les caractères propres du « témoignage tardif », elle s’attache notamment au contrat de lecture propre à ces textes (fort différent de celui des témoignages primaires) et à leur « éthos testimonial ». Les romans ou récits des écrivains nés après sont souvent construits sur une confrontation entre des personnages de différentes générations : les « jeunes » nés après et leurs aînés, les survivants. C’est tout particulièrement 8 Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, coll. « Tel », 1978, Avant-propos, p. 9. 9 « Témoins de témoins », in Charlotte Wardi & Pérel Wilgowicz éds., Vivre et écrire la mémoire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, Alliance Israélite Universelle, 2002, pp. 349-367.
Introduction
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le cas dans la pièce de théâtre d’Enzo Cormann, Après l’orage (Jean-Pierre Pilorget). Cette confrontation entre deux personnages – un acteur âgé, survivant de Theresienstadt, et un jeune metteur en scène, Juif né après guerre, qui veut inciter l’acteur à rejouer la figure du roi Lear – implique une savante mise en abyme du théâtre lui-même, dans sa capacité à mettre en scène le traumatisme et en même temps, de manière fort classique, à ouvrir la voie à la catharsis et au travail de deuil. Les tensions entre les survivants et leurs enfants sont également sous-jacentes à bien des romans et récits de Raczymow, de Contes d’exil et d’oubli à Un cri sans voix. Confrontation entre les générations qui s’opère à mi-chemin entre la proximité, l’assimilation extrême d’une part, le rejet et même l’indifférence de l’autre (Catherine Ojalvo). Les romans et récits de Cécile Wajsbrot (Katja Schubert) constituent une autre occurrrence d’une telle confrontation. Ils ne visent pas à reconstruire l’Histoire mais constituent une réflexion sur cette Histoire, du point de vue d’un personnage toujours situé dans l’après : la petite-fille dans son rapport à sa grand-mère, dans Beaune la Rolande, ou la jeune femme dans son rapport à un vieil homme, complice tacite de Vichy, dans La Trahison. Les récits de Wajsbrot sont de facture plutôt classique, ils se rattachent ouvertement au genre romanesque, et renforcent par là même le plaidoyer que celle-ci a tenu par ailleurs « pour la littérature » contre « l’écriture » comme expérimentation formaliste, qui aurait même contribué au refoulement de la « scène originelle » de l’Histoire française qu’est Vichy ! 10 Cependant, d’autres auteurs dans ce volume, qui analysent la même expérience de l’après, ont emprunté des voies divergentes et même opposées. C’est le cas de Raczymow à ses débuts : proche du Nouveau Roman, notamment de la technique de la mise en abyme et de l’idée flaubertienne du fameux « livre sur rien » de Flaubert, il tenta de mettre en scène sa propre « mémoire trouée ». C’est le cas, à plus forte raison, de Gérard Wajcman (Catherine Ojalvo). L’Interdit est un texte hautement expérimental qui par sa typographie même, notamment par un appareil de notes ne renvoyant à rien, met en œuvre « l’impossibilité du dire ». C’est l’exemple par excellence de la « rhétorique du vide » qui, pour Raczymow, Wajcman et Esther Orner, également commentée dans cette perspective, constitue le cœur même de la littérature de la génération d’après. Le dernier article du volume explore une question qui relie en profondeur les œuvres des enfants de survivants (Raczymow, Modiano) à celles de certains « enfants cachés » (Perec) : celle de l’espace urbain parisien (Annelise Schulte Nordholt). Devenu espace écrit, il se fait figure du lieu d’origine perdu comme du non-lieu qu’est Auschwitz.
10
Wajsbrot, Pour la littérature, Zulma, 1999, p. 45.
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Annelise Schulte Nordholt
S’enracinant dans des styles, dans des traditions fort différentes, tous ces écrivains expriment, de leur manière, qu’ils n’étaient « pas là », qu’on ne peut « témoigner pour le témoin », parler à sa place, mais qu’il faut, sous péril de trop s’identifier à eux, respecter une distance nécessaire par rapport aux survivants et à leur expérience. Distance non seulement comme signe de respect mais surtout comme gage de pouvoir, un jour, ne plus être uniquement « le gardien du temple », mais parler pour soi, pour l’expérience de l’après dont on est, cette fois, le témoin à part entière. Qu’est-ce qui se passe lorsqu’une telle distance n’est pas observée, lorsqu’un écrivain d’après guerre se met à raconter le retour des camps d’une survivante imaginaire ? Il suffit de lire le bref récit de Soazig Aaron, Le Non de Klara, qui a fait fureur en France il y a quelques années, pour le voir (Timo Obergöker). Basé sur le genre du journal, tenu par l’amie qui accueille la survivante, Klara, après son retour des camps, le récit comporte plus d’une inconsistance, depuis des invraisemblances matérielles jusqu’à un usage excessif, et anachronique de l’immense corpus de réflexion sur les camps qui s’est développé dans les années ’50 et ’60, mais qui ne pouvait être connu d’un survivant de 1945. A l’origine de ce volume, il y a le colloque « Ecrire la mémoire de la Shoah. La génération d’après », qui s’est tenu à l’Université de Leyde, Pays-Bas, les 21-22 juin 2004. Les interventions touchant à la littérature française (Henri Raczymow, Susan Suleiman, Annelise Schulte Nordholt) sont publiées ici. Quatre interventions touchant à la littérature en langue anglaise ou américaine furent publiées dans une section spéciale, « Writing the memory of the Shoah at the turn of the century », du Journal of Modern Jewish Studies, vol. 5, no 2, juillet 2006.
I Textes d’auteur
Henri Raczymow
Histoire : petit h et grande hache A Joëlle Molina
« Pour tout un chacun des générations postnazies, la petite et la grande histoire se sont nouées dans la poubelle des camps. » Celle qui écrit cette phrase s’appelle Anne-Lise Stern1. Elle fut déportée à Auschwitz à 22 ans, est devenue ensuite psychanalyste, la première en France, d’abord dans la solitude, à parler de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah. Quand j’étais enfant, dans les années cinquante, nous avions une voisine de palier, Berthe Salzberg, qu’on appelait la Blonde, parce qu’elle était blonde. La Blonde était notoirement « folle » ; elle criait tout le temps, notamment sur son petit garçon, Daniel, qui avait mon âge ; on l’entendait depuis la rue, depuis le rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage. Elle était terrifiante, elle me terrifiait. Mes parents et moi nous savions que la Blonde avait été à Auschwitz, et j’ai toujours su quant à moi le sens du numéro bleu tatoué sur son avant bras. Je me souviens fort bien m’être posé la question, très jeune, très tôt, de savoir si sa « folie », son « hystérie » venaient de sa déportation, ou si elle avait toujours été comme ça… Autrement dit, si les déportés « naissaient » à Auschwitz, devenaient ce qu’ils étaient devenus durant leur déportation ou bien si leur déportation ne faisait qu’infléchir simplement leur personnalité… Autrement dit encore, le passage par le camp est-il nécessairement fondateur de traits psychiques durables, ancrés, comme ceux qui nous sont congénitaux… C’est là une question qui m’a toujours intéressé… Je la laisse en suspens, puisque je n’ai pas de réponse, et je crois que cette question n’en a pas… Alors je vais parler d’autre chose. Je vais parler de la haine de soi.
1
Cité par Nadine Fresco et Martine Leibovici in Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté, Seuil, 2004, p. 7.
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Henri Raczymow
On m’avait demandé un jour de participer à un petit colloque sur la haine de soi2. A cette occasion, j’ai choisi tout naturellement de me repencher sur un auteur, un personnage auquel j’avais naguère consacré une biographie, Maurice Sachs. La haine de soi, chez Maurice Sachs, n’était pas une haine juive de soi. Qu’il ait terminé sa « carrière » dans la Gestapo à Hambourg ne signale aucunement qu’il se vouait une haine mortelle en tant que juif. La judéité a joué un certain rôle dans sa vie, mais pas sous la forme de la haine juive de soi. S’il se haïssait et finalement en est mort, c’était plutôt dans ses relations de fils à mère qu’il fallait en rechercher les raisons…Je crois que les choses se jouent d’abord sur un plan personnel, singulier, familial, et que, pour ce qui nous concerne, la Shoah joue un rôle de surdétermination. C’està-dire que la « folie » de la Blonde, ce n’était probablement pas à Auschwitz qu’elle lui était venue, mais antérieurement. Auschwitz n’ayant fait pour elle, vraisemblablement, qu’aggraver les choses. Si je pense à Maurice Sachs c’est pour un trait, au moins un trait que lui et moi avons en commun ; celui qui consiste à répéter, dans notre travail d’écrivain, un certain nombre de souvenirs ou de scènes que nous récrivons plusieurs fois, de livre en livre, avec des variantes… Dans mon premier livre, La Saisie, je décrivais ma chambre d’enfant ; j’ai parlé de mon enfance, et souvent jusqu’aux mêmes épisodes réels ou imaginaires, dans tous mes livres et jusque dans mes derniers travaux3. Pourquoi cette insistance ? On m’a souvent demandé pourquoi j’écrivais tant sur le passé. Je n’ai jamais su répondre à cette question. Pourquoi je repasse toujours, de livre en livre, par les mêmes chemins (et les mêmes impasses, pour autant qu’on peut repasser par les mêmes impasses). Comme une compulsion de répétition, diraient les psys. Je reprendrai volontiers à mon compte la célèbre formule du détestable Ernst Nolte, elle-même reprise par Henry Rousso à qui on l’attribue généralement : « un passé qui ne passe pas », ou plutôt pour reprendre le titre exact de la conférence de Ernst Nolte de 1986, « Un passé qui ne veut pas passer ». Quand ça ne passe pas, ça se répète ; jusqu’au jour où ça passe ; ça passe quand on sait ou quand on a compris. Quand on a métabolisé le trauma, puisque trauma il y a. Quand on a dénoué les fils, puisque évidemment il y avait un nœud. L’objet de ma brève réflexion aujourd’hui a trait au rapport entre philo et ontogenèse. Entre ce qui relève de l’histoire avec un grand H (ou une grande 2
Henri Raczymow, « Un grand écrivain contrarié : Maurice Sachs », La Haine de soi, Complexe, 2000, pp. 205-214. 3 Le Cygne invisible, Melville, 2004 ; Reliques, Gallimard, coll. « Haute-Enfance », 2005 ; Avant le déluge, Phileas Fogg, 2005.
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hache comme disait Georges Perec) et ce qui relève des micro histoires intrafamiliales. Ce qu’on est, ce dont on souffre éventuellement, cela relève-t-il d’un passé générique, générationnel ? S’agit-il d’une des innombrables séquelles de la guerre qu’on partagerait en cela avec des milliers d’autres gens de notre génération, selon qu’on est né avant, pendant ou après (ceux que j’ai appelés ni victimes ni rescapés ni témoins4) ? Ou bien tout au contraire ce qu’on est, ce dont on souffre éventuellement, cela relève-t-il d’une nébuleuse plus intime, plus singulière, propre à chacun ? (Je renvoie ici à la surdétermination du suicide d’Esther dans Un cri sans voix5, d’une part un fantasme de vie dans le ghetto de Varsovie et de déportation à Treblinka, et d’autre part une réalité qui concerne son histoire propre, familiale, oedipienne, amoureuse, etc., névrotique pour tout dire…) A la question que je posais quant au partage possible entre le générique et le singulier, la réponse ne peut que tenir les deux bouts, évidemment. Ce passé, pour ce qui me concerne, c’est comme un nœud ferroviaire, une gare de triage, ces images qui me viennent ne sont certes pas innocentes, un carrefour où sont venues se nouer deux récits, l’un familial, l’autre collectif. Mais les deux sont liés, ils forment un tissage, un tissu, en somme un texte. Il me faut bien dire ici des choses un peu personnelles, ce dont je m’excuse, mais c’est inévitable, car sinon on reste dans les généralités, ou on fait de l’histoire, ce qui revient au même. Ma naissance a constitué un drame entre ma mère et ma grand-mère. C’est bien après la mort de ces deux femmes que j’ai reconstitué, non sans mal, cette histoire-là. Sans avoir la certitude que les choses se sont vraiment passées comme ça. Je voudrais dire cette histoire en deux mots car elle concerne notre propos et la dire aussi simplement que possible. Ma mère et moi ne nous étions jamais entendus. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai pu enfin, mais trop tard, me le dire : Anna et moi ne nous aimions pas. Il m’a fallu sa mort pour que j’en vienne enfin à cette vérité. Sa mort et mon mauvais deuil. Avant, je croyais qu’on s’aimait, elle et moi, comme tout le monde, normalement. Et que mon chagrin, à sa mort, était un chagrin normal, d’un fils normal qui perd sa mère. Eh bien non, mon chagrin n’était pas un chagrin ordinaire. C’était un peu autre chose. Une sorte de tétanisation. Une hébétude durable. Un ahurissement qui semblait ne pas devoir finir. Comment en suis-je venu à penser qu’elle et moi nourrissions un contentieux de poids ? Quelques signes m’ont mis sur la voie de cette découverte. Par exemple durant sa triste agonie, je n’ai pas été capable de lui dire 4 5
Cf. « La mémoire trouée », Pardès no 3, 1986, pp. 177-182. Henri Raczymow, Un cri sans voix, Gallimard, 1985.
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au revoir, de lui tenir la main, de lui parler. Nous continuions de ne pas nous entendre. Et puis elle est morte, et j’ai pu me dire, pour la première fois, Je ne l’aimais pas. Puis j’ai pu me dire, Elle ne m’aimait pas. Je suis parti de cette hypothèse. Mon hypothèse fut de me dire que dès ma naissance quelque chose fit qu’elle et moi ne devions pas nous entendre, ne devions pas nous aimer. Cette « chose », c’était sa mère à elle. Sa mère à elle avait un fils, Henri, qui était mort en déportation, à l’âge de vingt ans. Quand je suis né, il était évident qu’on m’appellerait Henri, en raison du prénom de l’autre fils, mort à Majdanek. Cette identification alla bien plus loin. Ma mère me donna à sa mère, qui me réclamait, pour remplacer l’autre, son fils Henri. J’eus ainsi deux mères. Et j’ai détesté ma mère parce qu’elle m’avait abandonné à sa mère à elle, pour remplacer un mort, un autre fils, un autre Henri, qui était mort. Du temps, un peu, est passé. J’ai compris deux trois choses. La mort n’est rien, je veux dire vos proches ont beau mourir, ou vous quitter, ce n’est rien encore, il faut comprendre ce qui vous liait à eux d’un lien tordu. Tout est là. La mort de ma mère m’a renvoyé à ma naissance. Ma dépression m’a renvoyé contre un mur. J’ai dû retourner à l’origine, parcourir le chemin en sens inverse, revenir sur mes pas pour comprendre à quel carrefour, dans quelle gare de triage, avait eu lieu l’accident de parcours. Depuis, je me suis souvent dit que ce travail-là, à rebrousse-poil, j’aurais dû l’accomplir bien plus tôt. Pendant la longue maladie de ma mère, ainsi, j’aurais pu lui tenir la main, lui parler, l’embrasser. Au moins ça. Elle ne l’aurait peut-être pas eu, alors, son cancer. Ça, je me le dis aussi. Son cancer comme celui qui avait naguère emporté sa mère à elle. Il fallait toujours qu’elle fasse tout comme sa mère. Et même avoir un fils pareillement prénommé Henri. J’ai imaginé qu’enfant, dans les années trente, elle avait beaucoup aimé son grand-frère Henri. Et que quand je suis né, quelque chose l’a turlupiné, ma mère, de la demande de sa mère à elle, qui lui imposait cette confusion des deux fils, le mort et le vivant. J’ai imaginé que ma mère a pu me détester de cette prétention, dont j’étais évidemment très peu responsable, que j’avais à remplacer son frère mort à vingt ans dans un camp d’extermination. Voilà, nous avions elle et moi de bonnes raisons de nous haïr. On ne s’est pas privé, on a abusé. D’aucuns ont des réserves d’amour, d’autres de la haine à revendre. Il y a un carrefour, dans leur vie, très tôt, où deux désirs se sont télescopés. Pour moi, il avait suffi de ma naissance pour provoquer cet accident. On avait cru que ma naissance allait réparer les dégâts de la gendarmerie française qui avait arrêté Henri Ier en 1942. Je ne sais si ma grand-mère maternelle me reçut comme une bénédiction. Pour ma mère, il en fut autrement. Cette assignation, ma naissance comme réparation,
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fit qu’elle ne m’adopta pas tout à fait. Elle fut sommée de m’offrir en présent à sa mère, Henri II se substituant à Henri Ier. Elle fut contrainte de me considérer comme la réincarnation de son frère. Elle n’y comprenait plus rien. Quant à moi, je ne pouvais tout à fait aimer ma grand-mère comme une mère, car je savais que je n’étais pas son fils, son vrai fils, qui était mort, ou plutôt qui avait disparu, réduit en cendres quelque part vers l’est de l’Europe, et je ne pouvais tout à fait non plus aimer ma mère qui m’avait lâchement abandonné dans les bras de ma grand-mère. La mélancolie inguérissable, le chagrin profond qui nous saisissent après la mort d’un proche ne viennent pas nécessairement de l’amour immense qui nous liait à lui. Mais de ce qu’on ne reconnaît pas l’exact contraire. Le double mouvement de haine qu’on ne voyait pas, qu’on ne voulait pas voir, qui nous liait l’un à l’autre comme d’insécables chaînes d’amour. La mort de l’autre, alors, devrait nous délivrer de ce lien qui justement portait la mort. Il n’en est rien. Cette mort ravive au contraire une très ancienne blessure, qu’on voulait ignorer. Elle se cachait bien, il faut dire. Et on se demande longtemps, Mais pourquoi diable je n’arrivais pas à l’embrasser, à lui prendre la main, à lui parler vraiment avec amour ? Cela aurait été bien que cette question, vous ayez eu le courage de l’affronter de son vivant. Cela aurait peut-être ouvert la voie d’une réconciliation, d’un pardon réciproque, d’une parole vraie. Au lieu de quoi l’autre est mort, et cette parole qui n’est jamais venue ne viendra plus jamais. Ainsi, sur son lit d’agonie, j’ai vu ma mère pleurer. Je n’ai pas eu une parole, pas un geste, à peine un regard. Je me suis détourné. J’ai fui. C’est après sa mort, et encore pas aussitôt, que j’ai tenté de regarder en arrière. Je devenais moi-même un mort-vivant, un zombi, m’identifiant à cet Henri qui m’avait précédé, quelqu’un qui était mort sans doute, sans cadavre et sans sépulture, vers Lublin, en 1943. C’est ce fantôme qui nous avait maintenu à distance, ma mère et moi. Je n’étais pas coupable, elle n’était pas coupable, et sa mère à elle non plus. Coupable était peut-être ce gendarme, obéissant aux ordres de Laval ou de René Bousquet, l’ami indéfectible de François Mitterrand, qui était venu chercher mon oncle âgé de vingt ans, un matin de 1942, pour qu’il soit, selon la volonté allemande, déporté vers l’est. J’avais mis 55 ans à ne pas comprendre. Ma mère est morte sans que je me réconcilie avec elle et elle avec moi. Je ne pouvais le faire car j’ignorais que nous avions un conflit, et encore plus pourquoi nous l’avions. On ne peut pas résoudre ce qu’on ignore même exister. Je suppose que de son côté à elle, il y avait la même dénégation, symétrique, voire encore plus forte, car cela avait trait à la douleur de sa mère à elle, qu’elle n’ignorait pas, et qu’elle s’était chargée de « réparer ». Je fus le moyen de cette « réparation ». Je n’occupais
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pas le terrain de son désir d’être mère et d’avoir un fils. J’occupais le terrain, en elle, du désir de sa mère à elle, qu’elle ait un fils pour elle, sa mère à elle, pour réparer l’irréparable. On m’a souvent demandé et je me suis souvent demandé pourquoi j’écrivais tant sur le passé. Devant cette question, je restais toujours muet ; cela jusqu’à très récemment. J’ai aujourd’hui enfin la réponse à cette question : si j’écris tant sur le passé, et cela depuis mon premier livre, c’est qu’à l’origine quelque chose s’est passé qui s’est mal passé, s’est mal noué à ma naissance, autour de ma naissance, quelque chose qui me dépassait, que je ne maîtrisais pas, qui mettait en jeu des éléments d’histoires et d’Histoire sur lesquels je n’avais aucun prise possible. J’ai toujours pensé, intuitivement, que ce mauvais nœud de départ avait trait à la Shoah, et pendant un temps je me suis contenté de cette explication, par exemple, quand j’écrivais « La mémoire trouée ». Aujourd’hui, je sais non pas que c’est faux, mais que cette explication est très insuffisante. A cette origine-là, se greffait une autre chose qui lui était liée. Cette chose-là, curieusement, dans mon livre déjà ancien, Un cri sans voix, j’ai mis le doigt dessus, si je puis dire. Cette chose qui avait trait à la substitution, au remplacement. A l’authentique et à l’usurpateur. Au titulaire et au remplaçant. J’y évoque quelqu’un qui se fait déporter à la place de quelqu’un d’autre… Quelqu’un qui doit la vie à un mort. Quelqu’un pour qui quelqu’un d’autre est mort. Si bien que cette personne, le survivant, vit de la mort de l’autre. A pris sa place, sa place de vivant. Il vit d’une vie d’usurpation, de semblant, une vie illégitime en somme. Il n’a pas payé pour vivre ; c’est quelqu’un d’autre qui a payé à sa place, qui a payé de sa vie même. Si bien que pour cette personne la dette est exorbitante, et il ne peut la payer, il ne peut s’acquitter, il ne peut être quitte. Car justement la personne à qui il pourrait payer cette dette n’existe plus. Dès lors il vit avec un fantôme ; et il se dit que ce fantôme est le vrai, et lui, le vrai, en chair et en os, n’a le droit qu’à une vie fantomatique ; car le vrai c’est l’autre, le mort. Pourquoi, moi qui suis né trois ans après la guerre, ai-je été si sensible à cette structure-là ? En quoi cela me concernait, et même de très près ? A l’époque je l’ignorais, c’est-à-dire que je voulais l’ignorer, je faisais en sorte de refouler cette pensée désagréable pour moi. Aujourd’hui, je sais. Comme quoi écrire et s’allonger sur le divan de l’analyste, cela n’a rien à voir. C’est à dire que quand on écrit, on met à jour des réalités inconscientes, mais on en ignore le sens, mieux, ou pire : on ignore même qu’elles ont un sens… En somme, la question que je tente de soulever, c’est celle non tant de l’âge ni de la génération à laquelle on appartient ; mais plus précisément
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de notre place dans la fratrie née après guerre. Des gens sans doute se sont interrogés sur la question de savoir ce qu’il valait mieux pour sa santé psychique et ce que Boris Cyrulnik appelle la résilience, avoir été déporté à quatorze ans ou à trente. La question est peut-être intéressante, mais ce n’est pas la mienne aujourd’hui. Ma question à moi, c’est celle-ci : pourquoi, alors que leur histoire est strictement la même, mêmes parents, même vécu familial, certains êtres semblent recevoir de plein fouet le choc traumatique différé de la Shoah, alors que d’autres enfants semblent en sortir indemnes ou quasi indemnes. Je dis bien semblent… Je dis « semblent », mais je crois que c’est vrai, même si de cela je n’ai aucune certitude et encore moins de preuves. Il semble bien que la place qu’on occupe dans la famille, au sein de la fratrie, soit essentielle dans ce destin. Il m’a semblé aussi que c’est l’aîné, le premier enfant né après guerre, qui subit le plus violemment cette postmemory6 (pour reprendre ce terme très opportun à Marianne Hirsch) et donc le post-trauma qui lui est lié. Je crois qu’à cela, si la proposition est vraie, à savoir que dans la famille victime, c’est l’aîné des enfants qui est le réceptacle privilégié et tout désigné du trauma, à cela donc, on peut trouver un début d’explication. C’est que la déportation, après coup, par rapport à l’absence, au trou laissé par les manquants, provoque des effets familiaux dans la redistribution des rôles parentaux et conjugaux. C’est cette intuition qui m’a fait, dans Un cri sans voix, rendre si dissemblables les personnages d’Esther et de Mathieu. Je voulais les écarteler au maximum, donner le sentiment qu’ils appartenaient à des planètes différentes, qu’ils étaient des Martiens l’un à l’égard de l’autre. Surtout, devant une Esther tourmentée pour le moins, j’ai voulu banaliser à l’extrême le personnage du narrateur-enquêteur. Le rendre un peu insignifiant… Une sorte d’enquêteur heureux et innocent, comme pouvait l’être par exemple Œdipe, avant qu’il ne se mette en quête de la vérité, cette vérité qui ferait de lui un coupable, le vrai, le seul coupable de sa propre histoire… C’est pourquoi cette problématique de la seconde génération me semble trop grossière. Il y a bien sûr une seconde génération. La génération d’après. Ou bien certains parlent, à juste titre bien sûr, de la génération « un et demi » (Susan Suleiman)… Tout cela est très vrai. Mais je distinguerais encore à l’intérieur même de cette seconde génération, celle à laquelle j’appartiens, ni victime ni rescapé ni témoin. Il y a ceux qui furent épargnés, et ceux qui furent pris dans ce nœud du trauma. Pas directement bien sûr. 6 « Postmemory characterizes the experience of those who grow up dominated by narratives that preceded their birth, whose own belated stories are evacuated by the stories of the previous generation, shaped by traumatic events that can be neither fully understood nor re-created » : Marianne Hirsch, « Postmemories in Exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, hiver 1996, pp. 659-686.
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Mais de façon différée. Je distinguerais donc entre l’aîné et les autres enfants. Car dans la façon dont les familles se sont formées ou reformées après la guerre, l’enfant aîné, fille ou garçon, a pris tout dans la figure. C’est ça, la différence, dans Un cri sans voix, entre Esther et Mathieu. J’ai voulu que mon narrateur soit neutre, innocent. Comme, dans un tout autre genre, le jeune homme de Styron dans Sophie’s Choice… C’est un truc de romancier. Mais il y avait là autre chose : la différence essentielle entre Esther et Mathieu (remarquez qu’elle porte un prénom juif et lui un prénom chrétien). Pour ce qui me concerne, en écrivant Un cri sans voix, je n’étais pas alors conscient du degré de mon implication dans cette histoire de substitution. Quelqu’un, Mathieu, écrit à la place de quelqu’un d’autre ; et ce quelqu’un d’autre elle-même (le personnage d’Esther) est elle-même une usurpatrice, un nécrophore, selon la métaphore qui m’est venue alors, et qui était à l’origine du roman bien avant que je ne l’écrive. Usurpation dans le statut d’écrivain ; et usurpation antérieure chez celui qui fut épargné par la rafle et sauvé parce que quelqu’un d’autre s’est fait prendre à sa place. Usurpation et donc culpabilité, de vivre et d’écrire. En somme de survivre… Au fond, tout cela, pour reprendre le terme de Froma Zeitlin et créer un néologisme à partir de lui, tout cela est une affaire de vicariousity7.
Henri Raczymow, né en 1948 à Paris, a publié de nombreux ouvrages (essais, romans, biographies...) notamment aux Editions Gallimard (Un cri sans voix, Quartier libre, Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, Le Cygne de Proust, Bloom & Bloch, Reliques...). Son dernier récit, Dix jours « polonais », est paru en 2007.
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Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness, Belated memory and Authorial Presence in Recent Holocaust Literature », History & Memory no 10, 1998, pp. 5-42.
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Après coup Il existe un mot en allemand – Nachgeborene – qui signifie qu’on est né après. Après quoi, la langue allemande n’a pas besoin de le signifier contrairement à la langue française, prouvant ainsi que la communauté de destin, ici, le partage des abîmes a ses limites. Après la guerre, donc. Et par la guerre, il faut entendre tout ce qu’elle contient et qu’on appelle aujourd’hui la Shoah, que je préfère appeler, à la suite de Raul Hilberg, la destruction des Juifs d’Europe. Voilà d’emblée la difficulté posée, celle de la langue, et celle de l’être. Quels mots choisir, cela veut dire aussi quelle position assumer, quelle place avoir ou prendre? La génération des témoins, de ceux qui ont vécu l’événement, n’a pas de questions à se poser, en tout cas pas ce genre de question car elle n’a pas le choix. Pour elle, écrire ne peut qu’être témoigner – témoigner de ce qu’elle a vécu. Le témoignage revêt diverses formes, le récit autobiographique de Primo Levi ou de Ruth Klüger, celui de Charlotte Delbo, la poésie de Paul Celan, les récits et les romans d’Imre Kertesz, l’essai de David Rousset ou ceux de Robert Antelme, Jean Améry mais à chaque fois, il s’agit de parler d’une période vécue, d’être le témoin de son temps. Certes, un écrivain est forcément le témoin de son temps mais la signification, la direction des temps est plus ou moins claire, plus ou moins évidente et si le leur est devenu – tardivement mais devenu tout de même – une sorte d’essence, et ses dates et ses lieux, des symboles, le nôtre nous est le plus souvent opaque, nous nous perdons dans les brouillards de l’absence de repères, nous sommes nés dans le monde de l’après et nous avons vécu dans le choc de l’après, la fin de la propagation de l’onde, attendant avec appréhension la réplique mais la réplique n’est jamais venue ou nous n’avons pas su la reconnaître et depuis la chute du mur de Berlin – pour prendre l’événement symbolique repérable qui a définitivement marqué la fin de la guerre – depuis la chute du mur, nous ne savons plus très bien où nous en sommes ni où nous allons, pour le dire un peu vite, nous sommes passés du monde de l’après au monde de l’avant, et s’il est facile de dire après quoi on vient, il l’est beaucoup moins de dire ce qui nous attend, avant quoi on se trouve.
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Un écrivain est forcément le témoin de son temps mais nous qui sommes nés après, nous avons vécu à l’ombre d’autres temps, nous avons vécu dans les paroles, les récits, les silences de nos parents et de nos grandsparents, de la génération des témoins – ceux qui étaient adultes ou enfants pendant la guerre, victimes des persécutions, exilés, déportés, survivants, et devant nos cahiers et nos pages blanches, nous sommes doublement cernés, par les récits familiaux et par les livres des témoins, barricadés dans ce dilemme existentiel et littéraire, déclinant tous les degrés de l’impossible, coincés entre l’interdiction – pas de poésie après Auschwitz ou plutôt, la seule poésie du témoignage, puisque Celan en a fait l’incroyable pari – et le devoir de mémoire, la nécessité de trouver sa place dans la chaîne de la transmission. Nous voici donc assis à notre table de travail, plus ou moins conscients de cette voix intérieure qui nous souffle, quoi que nous écrivions, ce onzième commandement, Tu en parleras. Et cet indéterminé, ce neutre qui n’existe pas en français et qui pourtant cette fois existe pleinement, est à la mesure de l’indétermination de la tâche qui nous est échue. En parler, cela veut dire quoi, et sous quelle forme ? Nous n’avons pas connu la guerre, encore moins l’avant-guerre, nous n’avons pas connu le monde que décrit Singer, le monde de Shalom Asch ou celui d’Ansky, nous n’avons même pas vécu sa disparition et nous ne pouvons pas y puiser les ressources d’une nostalgie ou d’une recréation, nous ne pouvons pas y scruter les signes avant-coureurs de la catastrophe – ou ce serait une entreprise purement romanesque qui n’aurait rien de littéraire, un roman historique ou néo-picaresque, un peplum centreeuropéen. Nous n’avons pas connu les chemins d’un exil prévu à temps ni la fuite éperdue, ni les convocations policières, ni la nuit des trains, la terreur, les camps, les changements d’identité ou la dépossession de toute identité, nous n’avons rien connu de tout cela mais nous en avons entendu l’écho – dans un débordement de paroles ou dans le silence – et nous avons perçu l’invisible mur nous séparant des autres, de ceux dont la famille n’avait rien traversé ou pas grand-chose, pendant ce temps, la mince paroi, l’obstacle, nous avons connu la difficulté, quand tout nous tirait en arrière, nous aspirait vers l’autrefois et le là-bas, la difficulté de vivre, d’arriver, d’en arriver à l’ici et maintenant. L’évidence nous manquait, nous marchions dans les rues du Paris des années soixante ou soixante-dix, des années quatre-vingts en somnambule sans nous apercevoir que nous n’étions pas vraiment à Paris et pas vraiment dans les années soixante, soixante-dix ou quatre-vingts, mais nous n’étions pas non plus à Auschwitz en 1942 ou 1943 ou sur la ligne de démarcation, ou dans un shtetl de Pologne dans les années trente, non, nous n’étions nulle part, perdus dans l’espace et le temps comme ces personnages des films de sciencefiction qui tournent en orbite autour d’une planète lointaine sans pouvoir ni
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revenir sur la Terre ni arriver sur une autre planète parce que prisonniers d’une attraction éternelle. Bien sûr, d’une certaine façon, cette situation, cet état somnambulique permettant d’habiter deux espaces et deux temps – c’est-à-dire finalement aucun – cet état n’est pas sans rapport avec l’état d’écrivain qui consiste à être réceptif au monde apparent comme à ses courants souterrains, ses réalités cachées, à l’écoute de cet autre monde – qui n’a rien d’un hypothétique audelà – cet autre monde qui n’apparaît pas immédiatement à ceux qui ne vivent que dans l’air du temps. Et c’est sans doute cela, cette inadéquation, cette inadaptation – cet écart – qui nous pousse à écrire, nous qui sommes nés après, comme pour tenter de combler l’irrémédiable faille. Cette position de funambule, d’équilibriste entre deux mondes, entre deux vies, nous n’avons pas à l’inventer car elle nous est naturelle. Encore faut-il que cet état ne nous soit pas invisible à nous-mêmes, encore faut-il en prendre conscience, suffisamment conscience pour pouvoir l’utiliser sans en être le jouet, sans en être la victime. Et cela prend du temps. Je ne voudrais pas entrer dans l’analyse de mes propres livres mais il m’a fallu du temps, à moi aussi, pour pouvoir aborder ce thème – le temps de vivre et le temps d’écrire d’autres choses – ou plus exactement pour trouver un point de vue c’est-à-dire cette distance, cet équilibre qui signifie qu’on sait à peu près où on est. Quinze ans se sont écoulés entre mon premier roman et le roman qui en parlait, La Trahison, quinze ans au cours desquels il m’a fallu passer par l’essai – un essai à deux voix avec le psychanalyste Jacques Hassoun, L’Histoire à la lettre – pour pouvoir aborder ces choses-là dans le roman. Car paradoxalement, le roman, qui est en prise plus profonde que l’essai, non certes sur l’événement mais sur l’émotion déclenchée par l’événement, le roman demande une distance plus grande, un détachement, un recul que nécessite moins – ou bien différemment – un essai purement réflexif – un saut comme on doit repousser du pied le bord de la piscine pour plonger. Oui, pour écrire un texte qui ne soit pas purement intellectuel, un texte littéraire, il faut savoir lâcher – il faut savoir quitter. Et au fond, même si on dit souvent que ce roman et certains textes que j’ai pu écrire parlent de la mémoire, je ne crois pas écrire sur la mémoire, encore moins écrire la mémoire. La mémoire est un corps constitué, une sorte d’institution officielle. Je crois plutôt écrire sur le souvenir, qui est moins compact, plus diffus, et surtout sur son absence, sur sa perte, et donc sur l’oubli – le refoulement dans La Trahison et dans cette sorte de double du roman qu’est mon essai, Pour la littérature, le poids des commémorations dans Beaune la Rolande, la maladie d’Alzheimer liée aux catastrophes du siècle dans Mémorial – sur l’oubli et sur le silence. Sur la quête d’un impossible équilibre entre l’acceptation d’un héritage mémoriel qui menace de nous écraser et de nous empêcher de vivre et
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son rejet qui risque de nous anéantir. Où sommes-nous ? Quelle parole propre pouvons-nous avoir alors que, peut-être, plus que toute autre génération, nous sommes dépositaires d’autres paroles, nous entendons des voix – sans doute est-ce aussi pour cela que, à mesure des années, les voix, dans mon travail, prennent la place des dialogues, prennent de plus en plus d’importance, et la confrontation ou plutôt la concomitance, la co-présence des morts et des vivants. Peut-être est-ce la seule solution pour pouvoir habiter le présent, la seule possibilité qui nous est offerte – accepter qu’il soit peuplé de fantômes, et accepter de les côtoyer. Le temps passe – c’est l’une des choses les plus difficiles à reconnaître car on croit le savoir et on n’en saisit pas toutes les conséquences. Pour nous qui sommes nés après, quelques années seulement nous séparaient de la catastrophe, séparaient notre famille et notre pays – qu’il le veuille ou non – des événements traumatisants. Aujourd’hui, soixante ans ont passé depuis la fin de la guerre, cela veut dire qu’à notre naissance, la Première Guerre mondiale était plus proche que la Seconde de la naissance de nos enfants tardifs ou de nos petits-enfants. Et pourtant, que 1914 nous a toujours paru lointain… Même si l’ampleur de la dévastation n’a été mesurée que tardivement, et donc récemment, il nous faut bien admettre – et l’accumulation d’autres dates, d’événements symboliques comme la chute du mur, la décomposition de l’empire soviétique ou le 11 septembre nous y enjoignent – il nous faut admettre que le temps a passé et que, quelle que soit la difficulté que nous avons eue à trouver la bonne distance, à vivre dans ce présent peuplé de fantômes, si nous voulons continuer d’être crédibles, continuer de faire en sorte que notre parole soit entendue ou simplement avoir une parole, il nous faut renoncer à cette position pourtant chèrement acquise de gardien du temple. Il nous faut renoncer à nous contenter d’une immobilité perpétuelle, il nous faut refuser le devoir de mémoire si le devoir de mémoire consiste à répéter les mêmes noms, Auschwitz, Treblinka, figeant les autres et nous dans une horreur sacrée. Il nous faut refuser la prison dorée des serments et du respect pétrifié de l’héritage même si c’est d’autant plus difficile que cette prison, il y a peu, n’était pas vraiment dorée. Car la suprême fidélité à cette histoire, à cette mémoire, c’est d’en assurer l’inconfort, l’inquiétude jusqu’au bout. Refuser les particularismes des temps et des lieux – et ce mot, Shoah, dont les consonances rendent la catastrophe étrange et étrangère – pour la rendre universelle, recevable c’està-dire assimilable par tous. Imre Kertesz dit quelque part, même quand je ne parle pas d’Auschwitz, je parle encore d’Auschwitz. C’est sa façon d’assumer l’universalité, de l’inventer car il appartient à la génération des témoins. Nous qui sommes de l’après, la génération du récit, nous qui sommes, au cœur même de notre être, le point de passage douloureux entre l’événement
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historique et l’événement symbolique, nous qui avons simplement assisté à ce passage ou qui y avons contribué, aidé, riches de notre expérience, nous devons savoir regarder vers l’avant. Il y va de notre existence en tant qu’êtres humains et en tant qu’écrivains, il y va de l’existence de notre génération. Nous avons beaucoup attendu, prisonniers des douleurs de nos parents et perdus dans nos dédales intérieurs, dans les récits labyrinthiques de ceux qui s’étaient d’abord tus. Eh bien, il est temps d’exister à notre tour et pour cela, de montrer que nous ne sommes pas les simples dépositaires des témoignages antérieurs, que nous aussi, nous sommes les témoins de quelque chose, et que ce quelque chose, s’il est moins spectaculaire que l’événement traumatique, moins spectaculaire que la catastrophe, est tout aussi important. Il s’agit de témoigner des difficultés de l’après – l’aftermath, comme on dit en anglais, la lente digestion des choses, l’appropriation, la symbolisation, il s’agit de donner sa portée universelle, non à Auschwitz, car c’est maintenant fait et c’était le travail de ceux d’avant, mais à l’après d’Auschwitz, il s’agit de dépasser nos biographies empesées, empêtrées dans l’impossible absorption des faits par nous seuls pour étendre cet après, le symboliser à notre tour et cesser de tourner autour de l’éternelle orbite.
Romancière, traductrice et essayiste française contemporaine, Cécile Wajsbrot est née à Paris en 1954. Elle vit actuellement à Berlin, invitée dans le cadre du Künstlerprogramm du DAAD.
Bibliographie choisie : La Trahison, Zulma, 1997, réédition 2005. Pour la littérature, Zulma, 1999. Caspar Friedrich Strasse, Zulma, 2002. Nocturnes, Zulma, 2002. Le Tour du lac, Zulma, 2004. Beaune la Rolande, Zulma, 2004. Mémorial, Zulma, 2005. Conversations avec le maître, Denoël, 2007.
Clara Lecadet
Le gardien Esaïe, 21, 11 « Veilleur, où en est la nuit ? »
Il est des pays où l’on ne se souvient plus d’être allé. Non que l’on puisse douter d’y avoir un jour voyagé, mais on s’étonne soi-même d’être allé làbas, s’agissait-il d’un songe, d’une lubie ? Le nom lui-même résonne drôlement, comme s’il était lointain, frappé d’étrangeté, c’était presque à se demander si cette terre-là avait bien existé. On s’étonne peut-être aussi parce qu’on ne sait plus trop soi-même ce qu’on était allé y faire… ou, plus probablement encore, parce qu’on préfère ne pas examiner de trop près les raisons qui nous poussaient à y aller. Des mots, des questions, affleuraient la conscience : mémoire, famille, tradition, identité… mais comme ces mots étaient douloureux et intimes, on préférait ne pas s’y appesantir, on savait qu’on se serait fait mal en les creusant. Ce qu’elle savait, c’est que, voyageant en Sibérie depuis plusieurs mois déjà, le détour qu’elle avait fait par l’Etat du Birobidjan s’était imposé à elle avec la force d’une évidence ; autant qu’elle pouvait se le formuler consciemment, elle était partie à la recherche de quelque chose qui était en train de disparaître ou qui avait peut-être déjà disparu, et elle avait voulu se servir de sa mémoire de voyageuse pour en enregistrer une trace, une trace qui n’appartiendrait qu’à elle, et cette trace, aussi infime, aussi modeste fûtelle, simple souvenir d’une journée, qu’elle emporterait avec elle, la lierait, pensait-elle, à la mémoire de tout un peuple. Il était 4 heures du matin quand elle descendit du train à Birobidjan. Personne, à part ceux qui y habitaient, ne descendait jamais là. Elle voulait y passer une journée et repartir. Pour des raisons aussi impérieuses que confuses, elle était venue là pour chercher la trace du passé d’un Etat, dont sa mémoire incertaine avait tout juste retenu les grandes lignes : il avait été donné par Staline aux juifs chassés de Russie et aux apatrides pour former
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une entité juive autonome, sur une terre perdue, marécageuse de l’extrême orient sibérien, sur laquelle, entre 1931 et 1937, des milliers de juifs étaient venus s’installer pour en repartir aussitôt. Elle n’avait ni l’âme d’une enquêtrice ni celle d’une journaliste, elle n’avait ni le temps ni l’envie d’entreprendre une investigation fouillée, elle pensait que de toutes façons, les livres d’histoire étaient les meilleurs dépositaires, les meilleurs garants de cette histoire-là. Elle voulait juste respirer le parfum d’une ville. Elle voulait certainement vérifier qu’il restait quelque chose de ce qui avait été brièvement une petite enclave juive sur le grand continent russe et il lui semblait que le plus sûr moyen d’en trouver quelque trace fût d’aller à la synagogue de la ville-capitale du Birobidjan. Elle passa encore quelques moments sur le quai à tenter d’expliquer au personnel de la gare qu’elle voulait juste laisser ses bagages dans la gare pour la journée et s’en aller seule dans la ville maintenant, au milieu de la nuit. Personne ne comprenait mais tous s’exclamèrent subitement « Jude ? Jude ? »1. Ils posaient la question parce qu’il fallait bien trouver une explication à sa présence sur ce quai de gare, mais ils étaient convaincus de dire la chose la plus absurde du monde. La visiteuse sentit immédiatement qu’il y aurait quelque étrangeté à répondre oui, que c’était d’ailleurs tout à fait impossible, inconcevable, et elle se rendit complice de cette bonne blague en s’exclamant énergiquement et avec un accent d’étonnement – « Nein, nein ! ». On lui amena un taxi qu’elle n’avait pas demandé et elle comprit qu’elle se créerait beaucoup d’embêtements si elle refusait et elle comprit aussi qu’on ne débarquait pas impunément en terre inconnue, qu’il valait mieux se laisser faire un peu, ne pas toujours vouloir tout contrôler. Elle commençait à se sentir fatiguée. Un frisson la traversa. Elle était maintenant dans une voiture qui l’emmenait vers une destination inconnue. Elle avait peu de moyens pour communiquer avec son chauffeur et sans doute voulait-elle voir où cet homme et cette route la mèneraient. Elle ne fit rien pour indiquer un chemin, une rue, un nom d’hôtel, pris au hasard dans un guide de voyage. Quelque chose d’obscur en elle demandait à savoir ce que le chauffeur avait en tête. Il semblait en effet avoir l’idée d’un itinéraire et d’un lieu où l’emmener, et pour le connaître, elle ne voulait pas le contrarier ou le détourner de son chemin. Pour elle, c’était comme rouler sans but, puisqu’elle ignorait la destination du voyage. C’était être dans un état d’abandon total, soumise à la volonté d’un autre, et n’ayant pas d’autre possibilité que de s’en remettre à l’instant présent et de jouir de la promenade. Elle regardait par la fenêtre les couleurs nocturnes de la ville. 1
« Juif ? Juif ? »
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Autour de la gare, la ville avait l’air plutôt riche, elle était organisée autour de belles avenues bien tracées avec des feux rouges d’aspect rutilant, des panneaux de signalisation tout ce qu’il y avait de plus moderne. Certaines maisons semblaient opulentes et ce décor nocturne tranchait avec ce qu’elle avait vu jusque là de la Sibérie. La nuit engendrait ses propres impressions et fantasmes : elle se mit à imaginer des transferts de fonds entre Israël et cet Etat perdu dans l’extrême est sibérien, des fonds pour donner à cette ville une allure digne et préserver ainsi l’héritage des ancêtres, leur souvenir. Mais dès qu’ils commencèrent à s’éloigner du centre-ville, les rues n’étaient plus éclairées, la texture lisse du goudron avait cédé la place à un dallage chaotique quand ce n’était pas simplement de la terre battue. Les maisons elles-mêmes étaient désormais plus conformes à la foule de petites bicoques en bois qui était une des caractéristiques architecturales de la vieille Sibérie. L’illusion d’opulence dont la nuit avait d’abord nimbé le décor urbain finissait par se dissiper sous l’effet de la réalité. Le chauffeur s’arrêta devant une maison un peu plus grande que les autres et elle put lire sur le fronton « Eglise évangéliste ». Elle fut soulagée sans doute, qui eût pu dire en effet que la peur était tout à fait absente de cette ronde nocturne ?, mais aussi confortée dans l’idée que c’était là la conséquence logique du fait de s’offrir à la vie et à ses hasards ; on en recueillait parfois les situations les plus incongrues, les plus irréelles et les plus drôles du monde. Elle pensait avec tendresse qu’en la voyant débarquer seule sur ce quai de gare en pleine nuit, le chauffeur avait sans doute vu en elle une pauvre âme errante, et que l’emmener dans cette Eglise était sa manière à lui de la secourir. Là au moins, elle pourrait être aidée, recueillie. Le chauffeur se mit à sonner bruyamment une fois, deux fois. Elle pensait que c’était absurde, qu’il n’y aurait personne à cette heure. En même temps, s’il y avait quelqu’un à l’intérieur, elle se disait qu’il fallait qu’elle fasse quelque chose, vite, pour épargner ces pauvres gens, tirés en pleine nuit du sommeil, par sa seule et unique faute. Elle lui fit signe d’arrêter. Ils tournaient depuis déjà un moment et elle avait maintenant envie d’arriver quelque part. Et en la circonstance, le plus simple était encore d’aller à l’hôtel. Elle se rendait compte également qu’elle avait sans doute surestimé ses forces, elle n’avait dormi que deux heures et elle ne tiendrait pas ainsi, sans rien faire, jusqu’au lever du jour. Elle peina à lui faire comprendre qu’elle voulait à présent qu’il l’emmène dans un hôtel de la ville. Comment pouvait-elle souhaiter de repartir alors qu’il venait de la conduire dans le meilleur endroit du monde ? Quand elle lui donna un nom d’hôtel pioché au hasard dans un prospectus, il sembla lui dire que ce n’était pas un bon endroit
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pour elle. Ils finirent par repartir. Il la déposa et, au moment de la quitter, la salua de tout son cœur. Elle attendit dans une petite chambre chèrement payée que le jour se lève. Le ciel était en feu. L’aube explosait du rougeoiement du soleil levant. La ville et les forêts alentours se découpaient en ombres chinoises. Elle s’endormit. Après quelques heures, allégée du surplus de sommeil, elle se leva, sortit et partit à la recherche de la synagogue. Elle suivit les indications de la minuscule carte tracée à gros traits, comme un dessin d’enfant, maladroit et hésitant, de son guide de voyage. La simplicité même de la carte rendait le trajet moins difficile qu’elle ne l’avait prévu. Ce n’était pas très sorcier de voir qu’il fallait prendre la très large rue plutôt que la toute petite. Mais dans une ville que l’on ne connaît pas, on est toujours plein d’incertitudes sur ses propres capacités à trouver seul son chemin, même quand tous les renseignements donnés par une carte concordent avec les éléments de la réalité extérieure. Et puis, à dire vrai, il aurait été presque décevant de découvrir que, même si loin, il était finalement si facile de se repérer. Il était humain de vouloir se donner des airs d’aventurier même dans une ville grande comme un mouchoir de poche. Humain d’avoir la tentation de se perdre. Elle fit une halte devant une femme assise à terre, qui vendait des journaux. Elle tira de son étal deux exemplaires du Stern. Elle eut un pincement au cœur quand elle s’aperçut que, si le journal existait toujours, il n’était plus écrit en yiddish. Elle commençait à avoir le cœur lourd de choses qu’elle ne comprenait pas tout à fait mais qui avaient à voir avec l’oubli, la perte, le temps qui passe, et, sentant qu’elle se rapprochait de son but, elle fut sûre qu’elle ne l’atteindrait pas, qu’elle allait tourner encore et encore dans des ruelles inconnues sans jamais découvrir la synagogue. Elle demandait un nom de rue à ceux qu’elle croisait et elle était ballottée entre les indications diverses des passants. Elle n’était plus cette personne déterminée, qui, carte en main, se dirigeait droit vers son but, dans une ville qu’elle ne connaissait pas. Elle était prise d’une hésitation qui l’empêchait de se fier à son propre instinct pour trouver son chemin. Un homme la prit alors sous son aile et la conduisit à un autre, qui semblait mieux connaître la ville. Ses impressions de la nuit avaient été supplantées par le défilé monotone d’immeubles en béton dans lesquels la vie semblait pauvre et au pied desquels se trouvaient ça et là quelques vieilles maisons en bois.
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L’homme l’emmena dans une rue qui ne menait nulle part et elle aperçut un petit homme avec une calotte noire posée sur une chevelure grise et blanche. Il se tenait là, perdu au milieu des larges feuillages d’un arbre qu’il était en train de couper. L’arbre moribond se situait sur un petit lopin de terre devant une maisonnette en bois de couleur bleu ciel, fenêtres peintes en blanc, toit en zinc, qui ressemblait en tous points aux maisons habituelles des villages de Sibérie. C’était un petit arbre, devant une petite maison, et le petit homme disparaissait parmi les branches et les feuillages couchés à terre. L’image retint son attention, en raison de son immense poésie. Elle eut une sorte de déclic intérieur sans doute, elle dut se dire « C’est ça », mais peut-être étaitelle encore trop fatiguée ou trop absorbée par ce qu’elle essayait de baragouiner à l’homme qui l’accompagnait, pour que le sentiment d’être arrivée, d’avoir trouvé l’endroit, arrive pleinement à sa conscience. Peut-être aussi parce que cette vision ne correspondait en rien à toutes les images qu’elle avait forcément un peu en tête avant d’arriver, peut-être parce que cette maison ne ressemblait en rien à une synagogue, peut-être parce que son esprit était loin lui aussi, vagabond, peut-être… L’homme qui l’avait guidée jusque-là lui demandait ce qu’elle cherchait précisément. Elle lâcha le mot avec réticence, sachant déjà que de la population juive qui avait jadis peuplé cet Etat il n’y avait plus que l’ombre, et imaginant une population locale suffisamment antisémite pour qu’elle se garde de toute allusion à ce sujet. Mais l’homme reprit le mot en bon russe et fondit tout entier en un sourire immense, « Synagoga ! », laissant éclater son bonheur d’avoir pu l’aider. Avant de repartir, fier de l’avoir conduite à bon port, il se retourna et lui montra l’homme à la calotte dans son arbre, ainsi que la petite maison. C’était là. Le petit homme à la calotte la regardait désormais et semblait avoir reconnu en elle sa visiteuse. Plus tard, lorsqu’elle se remémora cette journée, elle pensa qu’elle n’avait pas tout de suite laissé venir à sa conscience le fait que oui, c’était là, parce que la vue de ce petit homme perdu dans son arbre l’avait submergée d’émotion et qu’elle avait voulu retenir un moment ce temps suspendu, temps d’émotion pure où l’on est encore à distance des choses et en même temps bouleversé par elles, et où l’on souhaite ne pas s’en approcher trop vite pour ne pas gâcher la magie de la rencontre, de la lente découverte. Il était tellement étonné que quelqu’un soit venu à dessein dans son endroit qu’il en resta un moment hébété et ce fut elle qui dut lui indiquer le chemin de la synagogue. Qu’elle voulût entrer lui paraissait plus incongru et plus extraordinaire encore. Avant qu’ils n’entament une discussion chaotique dans
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une langue hésitante, balbutiante, faite essentiellement de bribes d’allemand tirées de leurs souvenirs scolaires respectifs, quelques années en arrière pour elle, de nombreuses décennies pour lui, elle se tint pendant quelques minutes au beau milieu de la synagogue et regarda tout autour d’elle ce pauvre lieu presque vide. Une carte d’Israël en russe, un néon, des rideaux fins en coton blanc aux quatre fenêtres, de vieux bancs, des tapis usés sur lesquels étaient inscrites des citations de la Torah, un buffet d’une taille relativement imposante. Il l’ouvrit pour elle. A l’intérieur, s’amoncelaient en vrac, gisants, des livres anciens dont la plupart avait perdu leur reliure ainsi que des objets liturgiques décatis, des tephillims dont le cuir était usé jusqu’à la corde. Il les lui montrait comme des trésors depuis longtemps enfouis, que sa visite permettait de rendre à la lumière du jour. Elle était une invitée de marque, à cet instant tout s’évanouissait devant sa présence, les vieilles choses pouvaient revivre sous l’œil protecteur et émerveillé de l’homme qui lui montrait là ce qu’il avait de plus précieux, rien ne lui appartenait en propre mais grâce à sa foi et à son amour de vieux livres désarticulés, usés, désossés, devenaient d’extraordinaires reliques. Ce lieu minuscule avait quelque chose de dérisoire ; ce n’était rien qu’une petite maison, semblable à toutes les autres, il n’était pas sûr qu’elle contînt aucun objet précieux, elle n’accueillait plus grand monde. Elle se distinguait seulement des autres maisons de son genre par la présence d’une petite plaque noire fixée à côté de la porte d’entrée, sur laquelle était inscrit en gros caractères hébraïques et cyrilliques, dans une peinture or passée, le mot « SYNAGOGUE ». Et pourtant cette petite synagogue apparemment insignifiante rayonnait de la force que lui insufflait le petit homme. La synagogue s’incarnait dans ce petit homme déjà vieux, et l’homme était sa synagogue. La visiteuse imagina qu’il pourrait bien être le dernier des juifs, veillant avec une foi totale et naïve sur sa petite synagogue alors même que toute trace de son peuple aurait disparu. Ceci était d’ailleurs localement presque le cas et il lui apparut comme une sorte de sage à être resté là, quand la majorité de ses semblables étaient partis pour des terres plus hospitalières. Il aurait eu lui aussi ses raisons de partir, pour rejoindre sa sœur partie vivre en Israël, ou sa vieille mère dans une autre région de Russie, mais il restait là, soucieux d’insuffler encore un peu de vie et de joie à sa synagogue le jour du shabbat, heureux de blaguer avec les rares qui parlaient encore yiddish, triste de noter les absents, de voir les têtes familières s’en aller ou disparaître. Il avait décidé de mourir comme il avait vécu, consacrant son temps et son énergie à entretenir et maintenir ce lieu minuscule, ses arbres, son jardin, et avec eux, un pan de mémoire, d’histoire, de tradition, de croyance.
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Il répondrait présent tant que son corps, qui déjà ne suivait plus aussi bien qu’autrefois, le porterait là chaque jour. Ils peinaient à communiquer mais la visiteuse n’en ressentait aucune tristesse. Soudain, elle vit son visage s’illuminer. Il se dirigea d’un pas décidé vers le buffet qu’il avait ouvert pour elle et, sans la moindre trace d’hésitation, en retira, parmi les dizaines de livres debout couchés entassés en désordre, un livre épais presque neuf, qu’il se mit à feuilleter méthodiquement. Il cherchait à l’évidence quelque chose et elle aurait parié que ce fut pour elle. Quand il eut trouvé, son visage, sans perdre de sa concentration, se détendit. C’était une édition bilingue de la bible, en anglais et en hébreu. Comme il ne connaissait pas l’anglais, il avait cherché une phrase, une certaine phrase, sur la page en hébreu, pour pouvoir lui en faire comprendre le sens en lui indiquant par le jeu des numérotations la phrase correspondante sur la page en anglais. Il lui montra un passage et posa son index sur une phrase. La visiteuse lut : « whom shall I fear ? »2. Ces mots, isolés de leur contexte, soulignés pour elle par la main de cet homme, prirent un éclat particulier. Elle se sentait libre de les prendre au pied de la lettre, de les prendre pour elle. Elle ne put s’empêcher d’être émue par ces mots et plus encore par l’attention de l’homme qui lui avait tendu cette bible en anglais et tiré du livre de sa foi des mots qui lui semblaient destinés. Ils entrèrent en elle comme une résonance intime. On lui avait tant répété qu’elle n’avait peur de rien. L’homme lui montre ensuite un mot, un seul. Un seul mot doit se détacher désormais de la phrase qu’il vient de lui indiquer. Cette fois, son index s’est arrêté sous le mot « fear ». La visiteuse prononce « fear » à haute voix, interrogative. Il éclate de rire, et, muni de ce seul mot d’anglais et de quelques autres en allemand qu’il connaissait d’avant, il lui dit : « du nicht fear »3. Elle n’aurait guère pu dire si c’était une question ou s’il avait énoncé ces mots sous la forme d’un constat. Elle éclata de rire à son tour et lui répondit en allemand : « Nein, ich habe keine Angst »4. Et plusieurs fois, il lui répéta en riant de tout son soûl « Du, keine Angst »5, et plusieurs fois elle répondit en riant à son tour « Nein, nein,
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« Qui craindrai-je ? » « Toi pas peur ! » 4 « Non, je n’ai pas peur ». 5 « Toi pas peur ! » 3
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niemals »6. Et la synagogue vide s’emplit de leurs rires enfantins et la synagogue vide résonna de ce jeu instauré entre eux deux et la synagogue vide et la synagogue vide…
Clara Lecadet, née en 1975 à Paris. Etudes de philosophie et de psychologie. Assistante de recherche de l’historienne Ruth Harris (New College, Oxford) pour la préparation d’un livre sur l’affaire Dreyfus, elle enseigne actuellement l’histoire de la psychologie à Paris 5 et a co-signé un manuel Histoire de la psychologie (Belin, 2006). Elle est l’auteur de deux textes inédits, Auschwitz-Birkenau. Voices within (2005), récit autobiographique écrit à la mémoire de son grand-père mort à Auschwitz, où elle raconte son voyage sur les lieux, et Passeuse à gué (2003), recueil de nouvelles dont est tiré « Le gardien ».
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« Non, non, jamais ».
Alexandre Oler
Pépé n’a rien dit. Hommage aux justes parmi les nations Rendre justice aux Justes parmi les Nations après avoir demandé justice pour nous-mêmes nous les survivants de l’irréparable nous les Héritiers du génocide rendre justice aux justes c’est justement agir c’est agir justement. Car les justes, la plupart des justes c’était des obscurs, des sans-grade des minorités locales et sans autorité et la plupart sont restés encore dans l’ombre sans titre et sans prestige après avoir sauvé l’honneur d’une nation. Ces justes ne pouvaient même pas savoir nous ne le savions pas nous-mêmes de quelle abomination ils nous ont sauvés. Et les Résistants, les Réfractaires ceux qui organisaient les filières ceux qui recrutaient les familles d’accueil que savaient-ils, au juste, du sort des déportés ? Ils en avaient bien une vague idée mais une idée incroyable, mais une idée pas possible mais une idée qu’ils ne pouvaient pas révéler. Et pourtant, ils étaient encore loin de la vérité. La vérité ? Justement, ils ne l’ont pas révélée.
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Ils n’avaient pas le temps ! Il fallait battre la campagne ne pas s’attarder, ne pas discuter. C’était oui ou c’était non. Voici des enfants fuyant l’occupant allemand et ses complices, la police de Vichy. Des enfants traqués pourchassés désemparés des fugitifs des réfugiés des enfants malades des sans-nouvelles-de-leurs-parents-depuis-des-mois faux noms faux papiers pas de papiers ils sont devant la porte ils n’ont pas mangé depuis trois jours ils n’ont pas de cartes d’alimentation. C’est oui ou c’est non. Les justes ont dit oui – juste oui. Ils nous ont donné à manger Ils nous ont réchauffés Ils nous ont cachés chez eux et parmi eux et pour ceux d’entre nous qui sommes encore en vie c’est là justement que nous avons trouvé refuge en attendant l’arrivée des Américains. Mais ce n’est pas tout. Je l’atteste, j’en témoigne devant vous. Certains nous ont même envoyés à l’école du village où nous avons passé le certif, ce qui veut dire qu’on nous a appris le français, la grammaire, le calcul mental et que nous faisons peu de fautes d’orthographe. Ces Justes parmi les Nations Savaient-ils quels risques ils prenaient ? Quels risques pour eux et pour leur famille ? Et s’ils avaient su, qu’auraient-ils fait ? Nous n’en savons rien, c’est vrai. Mais quoi !
Pépé n’a rien dit Allons-nous faire la fine bouche ? Sonder les cœurs et les reins ? Contester leurs motivations ? Salir leur mémoire ? Honte à ces pollueurs qui, soixante ans plus tard se livrent sans aucun risque à ces délectations moroses. Moroses et suicidaires, car toute l’Humanité se retrouve dans l’impérieuse nécessité de se réfugier, comme nous, dans cette pensée consolatrice : Ils ont existé. Merci à vous, les Justes parmi les Nations vous n’étiez pas juifs, vous avez sauvé l’honneur. Merci à vous, instituteurs de la 3ème République vous étiez aussi Secrétaires de Mairie et vous avez fabriqué, pour nous, des fausses cartes d’alimentation. Nous avons trop tardé, je le déplore à vous rendre justice. C’était difficile. Il fallait rétablir les contacts. Il fallait faire des enquêtes. Il fallait des témoins. Il fallait vous retrouver. Parfois, vous ne vouliez pas. Pas de cérémonie, pas d’hommage public. Vous disiez « Mais non mais non je ne suis pas un héros, je n’ai rien fait de spécial je n’ai fait que mon devoir j’ai fait ce que tout le monde aurait fait à ma place ». Oui mais voilà, tout le monde ne l’a pas fait. C’est vous qui l’avez fait. D’autres fois, vous aviez déjà disparu et quand nous sommes revenus vous chercher, vous n’étiez plus là. Alors, nous avons raconté la chose à vos enfants ou à vos petits-enfants.
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Ils sont tombés des nues ! « Comment ? Alors les gamins dans la grange C’était des juifs ? » Eh oui, c’était des juifs. Pépé ne leur avait rien dit, Mamy non plus !
Mamy ! O Mamy !… C’est pourtant bien toi qui assurais l’intendance les provisions, les soins urgents, un minimum d’hygiène et même les cachettes dans l’arrière-pays quand tu étais avertie d’une rafle par ta copine Lily celle qui travaillait à la Préfecture… Beaucoup de réfugiés sont tombés quand même c’est vrai, aux mains des tueurs mais pas tous. Voyez : nous sommes là. Vous avez fait ce que vous aviez à faire en silence, comme tout ce que vous faisiez. Comme d’habitude. Et vous n’avez rien dit, comme d’habitude. Mais nous, nous le disons. Nous, les Gens du Livre, et de la Parole et du Verbe. Nous les témoins. Nous les survivants Nous qui sommes là nous disons merci Car rendre justice aux Justes après avoir demandé justice pour nous-mêmes c’est justement agir c’est agir justement ; Car nos Justes, nous en avons encore besoin Ce sont les pompiers de notre civilisation malade les soldats du feu de nos incendies volontaires !
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Je vous le dis en vérité : plus que jamais nous en aurons toujours besoin. Que ceux qui ont des yeux voient Que ceux qui ont des oreilles entendent.
Alexandre Oler, né à Paris le 13 juillet 1930. Son père, David Oler (nom d’artiste : David Olère), est immigré de Pologne (Varsovie) et sa mère de Smyrne (Izmir), en Turquie. Depuis 1942, il fréquente l’école communale dans une banlieue parisienne, avec l’étoile jaune cousue sur son tablier noir. En ’43 il est témoin de l’arrestation de son père à son domicile par la police française. Une organisation clandestine juive le place « à la campagne » dans l’Yonne chez des fermiers. Il garde les vaches et rend divers services jusqu’à l’arrivée des chars américains en 1944. Son père, survivant des Sonderkommandos d’Auschwitz et de la Marche de la Mort, rentre chez lui en 1945. C’est un artiste peintre déjà connu avant la guerre comme affichiste de cinéma. Il ne parle pas beaucoup mais dessine avec une précision toute photographique les scènes indicibles qu’il a vécues dans les crématoires et les chambres à gaz qu’il a contribué à faire fonctionner. Après avoir mené une carrière dans les affaires, Alexandre entreprend de faire publier les tableaux et les dessins de son père, conservés dans divers musées en Israël et aux Etats Unis, avec ses commentaires.
Bibliographie abrégée : Les Clémentines sans pépins, poèmes d’Alexandre Oler, dessins de David Olère ; plaquette publiée par l’auteur ; 2003 (4ème édition augmentée) ; 1984 (1ère édition). Un génocide en héritage. Textes d’Alexandre Oler, illustrations de David Olère ; Wern, 1998, avec une préface de Serge Klarsfeld. Witness : Images of Auschwitz, traduction américaine de Un génocide en héritage ; Texas, West Wind Press, 1998. Serge Klarsfeld, éd. : David Olère: un peintre au Sonderkommando à Auschwitz (David Olère : a Painter in the Sonderkommando at Auschwitz, édition bilingue, New York, The Beate Klarsfeld Foundation, 1989).
II Les « enfants cachés » (essais)
Yoram Mouchenik1
Passeurs de mémoire. Elaboration et transmission, soixante ans plus tard, chez les enfants juifs, traqués et cachés en France pendant l’Occupation Le génocide des Juifs marque d’un traumatisme massif non seulement la grande majorité des « enfants cachés », enfants de déportés et le plus souvent orphelins de la Shoah, mais aussi la génération de leurs enfants. Tout génocide attaque l’existence-même de la filiation et c’est certainement la raison pour laquelle la question de la transmission est centrale. Les processus complexes, mis en œuvre par le groupe qui s’est constitué à la mémoire des parents déportés et assassinés, visent, plutôt qu’à figer les anciens enfants cachés en un dernier maillon d’une chaîne interrompue, à les transformer en passeurs de mémoire et d’histoire. Dans le même temps, la construction de cette transmission les transforme et se révèle être aussi une déclinaison du travail de deuil et d’élaboration des traumas, des pertes et des séparations.
Avant la Deuxième Guerre mondiale, les enfants juifs forment un groupe important d’environ soixante mille garçons et filles, étrangers ou très récemment naturalisés. La majorité d’entre eux ont échappé au projet d’anéantissement nazi dont l’Etat français se rendit complice, tandis que plus de onze mille enfants vont trouver la mort dans les camps d’extermination. Les survivants devront leur sauvetage, le plus souvent, aux démarches désespérées de leurs parents qui leur trouveront des familles d’accueil rétribuées en milieu paysan. D’autres seront mis à l’abri par les organisations juives de sauvetage des enfants à travers un réseau d’institutions et de familles d’accueil rémunérées, d’autres encore resteront cachés avec l’un ou l’autre parent ou bénéficieront de multiples actions de résistance et de 1
Yoram Mouchenik, psychologue-psychothérapeute, est chargé de cours à Paris 13.
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solidarité, comme celle du célèbre village de Chambon-sur-Lignon, avec son pasteur et sa communauté protestante, qui sauva 5000 Juifs, principalement des enfants. Une très large proportion des enfants cachés, sinon tous, vont ainsi être victimes de séparations brutales, de traumatismes psychiques répétés, de menaces sur leur survie, de pertes et de deuils impossibles ou très difficiles à élaborer. Leurs souffrances et leurs douleurs sont le plus souvent encore d’une vivacité extrême soixante ans après. Les « enfants cachés » ont pris une place dans l’espace public depuis une douzaine d’années2, plus de quarantecinq ans après la Libération. Cette visibilité relative et très tardive est indissociable d’une évolution historique et sociale qui a rendu possible la reconnaissance d’un groupe spécifique. Cette évolution favorise non seulement l’accès à des processus thérapeutiques et auto-thérapeutiques propres, permettant dans certains cas l’élaboration des expériences effroyables vécues dans l’enfance3, mais permet également une construction de la transmission. Dans cet article, nous nous proposons d’aborder, d’une part, la complexité des processus psychiques et sociaux à l’œuvre par la transmission du génocide dans ses aspects intra-psychiques, interpersonnels et intergénérationnels. Nous ferons l’hypothèse que la capacité de transmission fait partie du processus thérapeutique. D’autre part, nous essaierons de montrer, à travers notre rencontre et nos investigations auprès d’une association, comment la formation d’un groupe de pairs peut servir de matrice à l’élaboration de l’expérience traumatique et à sa possible transformation et transmission. Cette capacité de transmission est un long cheminement à mettre en parallèle avec le silencieux travail de deuil. Notre propos va s’appuyer sur notre participation aux activités d’une association4 en voie de constitution, l’Association pour la mémoire du convoi
2
En France, l’Association Enfants Cachés est créée en 1992. Elle se créera après une rencontre internationale des « enfants cachés » à New York en 1991. L’association édite un Bulletin, elle est hébergée par le Centre de Documentation Juive contemporaine (communication personnelle de Liliane Klein-Lieber, 2003). 3 Dans Les Abeilles et la guêpe (Seuil, 2002), François Maspéro décrit quel était, dans l’immédiat après-guerre, le statut des enfants au regard de leurs parents déportés. « Nous avons été, majoritairement, nous la génération des enfants des morts dans les camps, longtemps silencieux. Nous n’avions pas souffert dans notre chair, de quoi pouvions-nous témoigner ? » (p. 30) « […] comme si ce n’étaient pas les nôtres qui, par leur mort, nous avaient laissés, mais nous, par notre survie, qui les avions abandonnés ? […] Les contemporains de nos morts nous les ont confisqués. Nous nous sommes tus. Comme vaguement honteux de n’être que leurs enfants.” (p. 31) 4 Il n’y a à notre connaissance qu’une autre association de convoi précédemment créée, l’Association du convoi 73, cf. Eve Line Blum, Nous sommes 900 Français. À
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Y5. Au préalable, des membres de l’association avaient accepté ma présence avec le projet de faire une investigation sur le processus qui se mettait en marche. Nous avons suivi, depuis plusieurs années, les différentes rencontres du groupe dans ses réunions et les moments commémoratifs qu’il a mis en place et nous avons effectué des entretiens approfondis et répétés avec seize participants. La première prise de contact se fera presque par hasard. À partir d’une connaissance commune, Henri me téléphone en 2002 pour m’informer d’une réunion qui va se tenir chez madame X, où se regroupent presque pour la première fois des enfants des déportés du convoi Y, parti de province en juillet 1942. Le convoi Y se compose de plus de 900 personnes dont une minorité de femmes6 et les premiers enfants déportés de France. Ce convoi est parti d’une gare SNCF de province, il reste quelques dizaines de survivants à la Libération. Mon interlocuteur s’organise avec d’autres pour créer une association. À l’occasion de la date anniversaire du départ de ce convoi, Henri a mis une annonce dans le Bulletin des Enfants Cachés pour entrer en contact avec d’autres enfants de déportés de ce même convoi. Au fur et à mesure des réponses, le groupe va progressivement s’étoffer pour compter deux cents adhérents, français en majorité, mais aussi des « enfants cachés » devenus américains, australiens, autrichiens, israéliens, etc. Dès la première réunion constitutive de l’Association, j’ai posé l’hypothèse qu’au travers de ces démarches contemporaines, en reconstruisant et honorant la mémoire de leurs parents disparus, les participants tentaient de remettre en marche, après plus d’un demi-siècle, une possibilité d’élaboration des traumas, des deuils et des séparations, qui n’avait jamais pu se faire. Je me concentre ici sur les récits de vécus traumatiques et sur les démarches contemporaines d’élaboration et de transmission de ces « enfants cachés ». Leurs souffrances, soixante ans après, me semblent encore d’une acuité extrême. Traumas, pertes et deuils, soixante ans après Les travaux contemporains sur les traumas psychiques associent étroitement traumas, pertes et deuils et mettent en relief l’intensité de la souffrance traumatique qui acquiert un statut spécifique. Les bouleversements psychiques provoqués par les événements traumatiques sont peu sensibles au temps. Ces événements sont remémorés et le plus souvent revécus sur des modes la mémoire des déportés du convoi n° 73 ayant quitté Drancy le 15 mai 1944 (Besançon, édité par Eve Line Blum, 1999, ouvrage collectif, Tome I à VI). 5 Nous garderons anonyme le nom de l’association et de ses participants par respect pour la confidentialité. 6 Les déportés sont le plus souvent étrangers d’origine polonaise, arrivés en France dans les années 1920-1930.
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hallucinatoires de reviviscence: des rêves traumatiques, des cauchemars, un envahissement de la pensée, une réactivité et une hyper-vigilance. Les troubles psychologiques ou psychiatriques sont particulièrement importants: dépression, anxiété, conduite suicidaire, symptômes et maladies psychosomatiques, troubles de la relation et du comportement. Un certain nombre de processus psychiques défensifs peuvent se mettre en place, mais sont peu efficaces, provoquant comme un émoussement de l’affectivité et des conduites d’évitements ou au contraire de répétition de tout ce qui a trait à l’événement traumatique. Les travaux récents sur les enfants survivants de la Shoah soulignent souvent la vulnérabilité psychique qui perdure avec des troubles psychologiques et somatiques importants. Immédiatement après la guerre, les « enfants cachés » orphelins de la Shoah ont rarement eu recours à une aide psychologique, quasi-inexistante à l’époque. C’est le plus souvent dans la réalité sociale et par des phénomènes de clivage de l’expérience traumatique qu’ils ont tenté de trouver une issue à leurs problèmes, par un grand investissement de la réussite professionnelle. Si, par la suite, leurs difficultés les ont amenés à prendre contact avec un professionnel, ces contacts ont le plus souvent été ponctuels. Dans les années 1990, vont se mettre en place un certain nombre de propositions d’aide psychologique, le plus souvent des groupes de parole, dont la majorité auront une existence de quelques années. Parallèlement, les travaux cliniques et théoriques des psychanalystes se développent, plus nombreux aux Etats Unis et en Israël qu’en France, où il faut mentionner en particulier ceux de Pérel Wilgowicz7. Le contexte historique et politique Malgré nombre de témoignages, l’immédiat après-guerre est marqué par l’irrecevabilité du discours des Juifs rescapés des camps d’extermination8. Le sort des Juifs et des Tziganes est peu mentionné9 ; comme on sait, Primo Levi ne parvient pas à publier son récit. Malgré le procès de Nuremberg, le procès Eichmann et la mise en accusation de la Collaboration en France, il faut attendre plusieurs dizaines d’années avant qu’un discours sur la déportation 7 Wilgowicz, Pérel, Le Vampirisme, de la Dame Blanche au Golem. Essai sur la Pulsion de Mort et l’irreprésentable, Meysieu, Cesura, 1991 ; Vivre et Écrire la mémoire de la Shoah, Littérature et psychanalyse, Actes du Colloque de Cerisy sous la direction de Charlotte Wardi et de Pérel Wilgowicz, Nadir, 2002. 8 Appelés déportés raciaux, ils ne sont pas représentés lors des cérémonies du 11 novembre 1945, place de l’Étoile. Cf. Gandini Jean-Jacques, Le Procès Papon, Librio, 1999, p. 98. 9 François Maspéro mentionne cette différence considérable à l’époque entre ceux qu’on appelle les « déportés raciaux », dont il est relativement peu question, et les « déportés politiques », issus le plus souvent de la Résistance (op. cit., 2002, p. 30 ).
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et l’extermination des Juifs trouve sa légitimité dans l’espace public. En France, cette évolution récente est certainement balisée par les procès Barbie (1985), Touvier (1994), Papon, (1997) ; le film Shoah de Jacques Lanzmann en 1985 ; les révélations des collaborations françaises dans les déportations et les spoliations ; la reconnaissance par le Président de la République, en 1995, de la responsabilité de l’Etat français et sa participation à la Solution finale. Cette évolution est préparée par le travail considérable de Serge Klarsfeld, avocat, qui entreprend de retrouver à travers les archives françaises et allemandes, le nom de tous les déportés juifs de France, avec la date de leur déportation, le numéro du convoi de départ de France et la date et le lieu de leur assassinat, quand ils sont connus. Ce livre, Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France10, paru en 1978, est un livre-sépulture et un véritable choc avec ses listes, ses noms, ses dates et numéros de convoi. Les soixante dix-sept convois ferroviaires vont devenir, dans la numération de leur succession, l’unité de mesure de la déportation des Juifs de France et la figuration de leur destin collectif, avec pour chaque convoi un bref historique, souvent la première épitaphe accessible à la famille. Plus récemment, le cheminement psychique des « enfants cachés » a été bousculé et accéléré par les différentes possibilités de réparations symboliques et financières, à la fin des années 1990, qui suivront la reconnaissance par l’Etat français de ses responsabilités dans la déportation des Juifs de France: une rente ou un capital pour les orphelins de la Shoah, l’indemnisation pour les spoliations économiques et plus récemment une rente pour les enfants ayant dû être longuement cachés pour échapper à la déportation et au génocide. Ces réparations rendent obligatoires un certain nombre de démarches administratives contraignantes, pour prouver le bienfondé de la requête. Celle-ci doit être volontaire et confronte, souvent brutalement, les « enfants cachés » au passé. Le groupe des pairs La constitution de l’association du convoi Y est liée à l’évolution des « cadres sociaux de la mémoire » (cf. Halbwachs) dans ses aspects politiques, historiques et sociaux, dans un contexte en transformation où la mémoire juive de la Shoah non seulement trouve sa place, mais bouscule l’histoire officielle. Très rapidement, les premières personnes qui se retrouvent pour 10
Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des juifs de France, Association des Fils et Filles des déportés juifs de France (FFDJF), 1978. Ce projet et sa réalisation a une portée considérable pour les familles et descendants des déportés juifs de France. Symboliquement il donne une trace et inscrit à l’extérieur de soi, le nom des déportés en les figurant collectivement et par convoi successif ; de telle manière, il génère la représentation groupale reprise par les descendants.
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créer l’Association Mémoire du Convoi Y vont avoir plusieurs projets: retrouver un maximum d’enfants de déportés de ce même convoi ou de personnes apparentées, dispersées à travers le monde; développer la recherche d’informations historiques sur le convoi, certaines personnes devenant de véritables spécialistes; rassembler le maximum d’archives personnelles et publiques concernant les déportés du convoi Y; essayer d’appréhender de plus en plus précisément ce que fut l’existence quotidienne des pères, mères et apparentés, à partir de leur arrestation, dans les camps jusqu’à leur assassinat11, retrouver des témoins directs, dont des survivants du convoi ; enfin produire un livre souvenir sur les déportés du convoi Y. Ce livre regroupera des documents d’archives privées et publiques, des photos, des lettres. Les enfants de déportés du convoi Y. écriront un texte sur leurs parents assassinés, rescapés ou décédés depuis. Cette construction sociale dans la réalité n’est pas sans effets sur les vécus subjectifs et leurs transformations. Le bureau de l’association va initier des réunions régulières de concertation, d’information et des assemblées générales qui sont l’occasion, d’une part, d’interventions de témoins et d’historiens apparentés aux déportés du convoi Y, et d’autre part de moments informels de constitution de réseaux d’interconnaissance et de solidarité dans le groupe des pairs. Les contacts sociaux et amicaux qui se mettent en place font véritablement office de soutien psychologique mutuel, permettant aux personnes les plus en difficultés de bénéficier d’interlocuteurs particulièrement empathiques. L’Association qui, dans ces buts, demande aux participants une plongée dans un passé douloureux et effrayant, va aussi générer et avoir à gérer des moments de grave crise personnelle et institutionnelle, des prises de pouvoir et une scission qui aboutira au départ de plusieurs personnes en désaccord avec le fonctionnement de l’Association. Ces départs ne sont pas pour autant stériles car les partants sont le plus souvent porteurs d’un projet en rapport avec le convoi Y. Nous essaierons d’illustrer la complexité des processus sociaux et psychiques à travers le cheminement passé et contemporain de deux de nos interlocuteurs, qui ne représentent pas la totalité des parcours, mais en soulignent certains aspects.
11 Cet impératif indispensable pour la possibilité d’un travail de deuil est bien souligné par Serge Klasfeld : « Le Mémorial offrait par la lecture ce que j’avais éprouvé sur place à Auschwitz lorsque j’avais retrouvé le numéro de matricule de mon père dans le registre de l’infirmerie, suivi d’une croix. Ce jour-là ma quête s’est interrompue. » (Claude Bochurberg, Entretien avec Serge Klasfeld, Stock, 1997, p. 212).
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Récits Michèle12 est née en 1936. Elle découvre l’annonce d’Henri dans le Bulletin des Enfants Cachés, à la recherche d’informations sur le convoi Y en 1999. Au premier rendez-vous, Henri et Michèle prennent l’initiative de rechercher des personnes apparentées aux déportés de ce convoi. Ils formeront, avec d’autres, le premier noyau de la future association du convoi Y. En 2000, lors d’une première réunion, il y a un petit nombre de participants qui ont le sentiment d’être unis par un lien familial. « La douzaine de personnes étaient très partantes pour faire un écrit, nous nous disions que nous sommes de la même famille, nos parents sont partis par le même convoi, les uns revenus, les autres pas et les enfants de ceux qui étaient revenus pouvaient donner des informations, parce qu’ils en savaient davantage. » Dès, cette réunion, deux projets émergent : la création de l’association et l’écriture d’un livre mémoire sur le convoi Y. La troisième réunion rassemble déjà soixante-dix à quatrevingt personnes dans une atmosphère de retrouvailles et de grande émotion. Les parents polonais de Michèle se sont mariés juste avant d’émigrer en France en 1931. Elle est fille unique. Son père est arrêté en 1941 et interné dans un camp du Loiret avant d’être déporté, il reviendra en 1945, pesant 34 kg et présentera rapidement des accès dépressifs avec tentative de suicide. Son caractère s’est totalement modifié avec l’expérience concentrationnaire. « Mes relations d’enfant avec lui étaient très difficiles. Pour maman aussi. Il ne comprenait pas que je refuse de manger. J’avais le souvenir d’un papa doux, mais il était devenu épouvantable, j’avais peur de lui. » La mère et la fille ont échappé à la rafle du Vel d’hiv en se cachant chez une voisine, Michèle est ensuite séparée de sa mère et cachée une année entière. A la Libération, les privations alimentaires de l’Occupation et de la clandestinité ont des conséquences considérables sur la santé de Michèle tandis que les troubles de son père sont intenses. Elle ne se souvient pas de ses propres cauchemars mais de ceux de son père : « Mon père faisait d’épouvantables cauchemars, chaque nuit, et nous étions réveillés par ses hurlements et ses cris. Je n’avais pas l’occasion de faire des cauchemars. Des nuits entières, il hurlait, il nous réveillait en hurlant d’une manière diabolique et nous étions toujours près de son lit. Là, c’était un chien allemand qui courait derrière lui, là, on voulait le pendre, là, on voulait le fusiller et jusqu’à la fin de sa vie, il a tellement cauchemardé qu’il n’y avait pas de place pour nos cauchemars. »
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Les récits de nos interlocuteurs ont en partie été publiés dans mon ouvrage : « Ce n’est qu’un nom sur une liste, mais c’est mon cimetière ». Traumas, deuils et transmission chez les enfants Juifs cachés en France pendant l’Occupation, Grenoble, La Pensée Sauvage, 2006.
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Le père de Michèle faisait partie des rares parents survivants qui s’exprimaient sur sa déportation. Dès son plus jeune âge, elle participe aux fréquentes réunions organisées par son père à la maison avec d’autres compagnons survivants de déportation. Toute la vie sociale de son père jusqu’à son décès, semble associée à ces rencontres, comme si après l’expérience concentrationnaire, il ne pouvait plus communiquer qu’avec des gens ayant vécu la même expérience. « J’ai été baignée dans la déportation depuis toujours, comme mon fils. Mon père disait que s’il était revenu c’était pour raconter et que personne ne l’intéressait que les déportés et ceux qui pouvaient entendre par quoi il était passé. » C’est aussi à travers l’expérience concentrationnaire que Michèle peut entrer en contact avec un père devenu étranger ou inaccessible. « Si je voulais avoir un contact avec mon père c’est en lui demandant par quoi il était passé. Donc on n’avait pas le choix si on voulait avoir un contact avec nos pères. Car les parents étaient rentrés dans un tel état que l’on avait de très mauvais contacts. Des gens qui venaient d’un autre monde. Nous avions l’image d’un père très différent de ces messieurs qui arrivaient avec les yeux qui sortaient de la tête, qui quand vous ne vouliez pas manger quelque chose hurlaient. Au décès de son mari, la mère de Michèle perd la seule personne qui la rattachait encore au monde d’avant. « À la mort de mon père, ma mère que je n’avais jamais vu pleurer, a tellement pleuré. Je lui ai posé des questions, elle m’a dit, je ne pleure pas seulement ton père, mais jusqu’ici je n’ai pas eu le temps de pleurer. J’ai perdu toute ma famille et il était le seul lien qui me rattachait à ma famille, à ma fratrie qu’il connaissait, à la Pologne. Nous étions des amis d’enfance depuis l’âge de 8 ans. » Michèle participe à plusieurs associations dont celle de Serge Klarsfeld, les Fils et Filles de déportés juifs de France et l’Amicale d’Auschwitz, mais parmi les expériences marquantes des années 1990, elle cite sa séance de témoignage pour la Fondation Spielberg en 1991 et son voyage à Auschwitz en 1992 avec le « Train de la mémoire » organisé par Serge Klarsfeld. « En 1991, j’ai été filmée quatre heures par les équipes de Spielberg, cela m’a servi de psychothérapie alors que je pensais ne pas en avoir besoin. Ma mère était là et pleurait beaucoup, je lui ai proposé de sortir, mais en fait, elle pleurait comme de joie car elle voyait que j’avais tout retenu et que ce n’était pas oublié. » Pour sa mère, Michèle a une fonction de portemémoire comme si elle pouvait témoigner que tout cela a vraiment eu lieu et qu’après la disparition du père et de la mère, cette mémoire subsistera. La seconde expérience est la visite d’Auschwitz-Birkenau en 1992 avec son fils. C’est surtout la visite de Birkenau, resté presqu’en l’état, qui l’a terriblement impressionnée et a donné du sens aux propos de son père : « Je marchais sur la pointe des pieds car j’avais l’impression de marcher sur les
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morts. J’ai comme regretté d’avoir été injuste avec mon père, j’avais besoin de voir les lieux pour mieux le comprendre. Je trouve que c’est très important de reconstruire une mémoire et en plus de voir par où ils sont passés. Tout le monde comprend différemment. Mon père disait que l’on cachait certains enfants dans les latrines, et je n’imaginais pas que sur des kilomètres il y avait des caisses comme ça, et quand je suis rentrée à Birkenau, ils ont ouvert la porte et je me suis mise à pleurer, car quand mon père parlait, je ne savais pas de quoi il parlait et oui, on pouvait cacher un enfant là-dedans. On a perdu mon père avant ce voyage. Il avait son passeport, il avait tout préparé, il voulait y aller avec moi. J’ai réalisé que je n’avais pas compris la moitié de ce qu’il m’avait dit, parce qu’il faut aller là-bas. C’est là que j’ai peut-être compris mon père mais malheureusement trop tard, car il n’était plus là. C’était un temps très fort. On a essayé de le comprendre, mais je m’aperçois avec le recul qu’on était loin de comprendre ce qu’il nous disait. » Michèle perd sa mère âgée de 92 ans et c’est toute sa filiation qui s’écroule : « J’ai eu le bonheur de voir mon père rentrer, je n’ai pas eu de grands-parents, pas d’oncles, pas de tantes et dieu sait si j’étais d’une famille nombreuse des deux côtés. J’ai perdu maman à l’âge de 92 ans, ce qui est fabuleux pour notre génération. Mais j’ai eu l’impression de tout perdre avec elle, parce qu’elle me raccrochait quand elle me parlait de ses parents, de ses sœurs, de ses frères, c’était mon seul lien avec quelque chose. J’ai presque honte de dire que j’étais malheureuse d’avoir perdu ma mère à 92 ans quand il y a des enfants qui l’ont perdu à deux ou trois ans, mais j’ai perdu toute ma famille avec elle. » Le groupe des pairs de l’Association forme cette matrice familiale substitutive dont Michèle souligne les liens de proximité forgés par l’histoire commune de leurs parents : « Pour tout le monde c’est un rapprochement, on a comme retrouvé une famille. C’est unanime, on se tutoie machinalement, on se dit : tu es le seul lien, tu te rends compte que nos pères ou nos mères ont fait le dernier chemin ensemble. » À la différence des autres organisations qui brassent la déportation dans une globalité, l’Association du convoi Y permettrait, dans la figuration du destin collectif de leur parent, une proximité et une intimité qui n’existe pas ailleurs. « C’est un petit peu la famille, quand vous regardez quelqu’un qui vous dit : regarde sur cette photo13, il y a mon père pas loin du tien, il y a quelque chose qui saisit très fort avec cette personne. » Michèle décrit un besoin impérieux et presque sacralisé de structurer une recherche et une transmission14 : « Cela a 13
Certains internés sont restés plus d’un an dans les camps du Loiret avant d’être déportés ; des photos ont été prises pendant cette période. 14 Ce besoin peut être rapproché des réflexions de René Kaës et al., Transmission de la vie psychique entre générations, Dunod, 1993, p. 8 : « […] un phénomène qui
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tellement d’importance pour chacun de nous. Comme si on devait rendre quelque chose à nos parents. Ma religion c’est plus que le convoi Y, c’est tout ce qui touche à la Shoah. » Le projet de livre, production et création collective, est comme le miroir inversé du sort des parents déportés. « C’est une œuvre collective avec des témoignages, des photos, les archives, le billet vert15, les pièces de l’époque commencent à nous arriver régulièrement. » C’est plus de 45 ans après l’Occupation que Michèle pose les premiers jalons qui vont l’amener à créer l’Association du convoi Y avec les premiers participants. Cette construction sociale n’est pas une thérapie bien que Michèle y fasse référence. Cette initiative permet de remobiliser le vécu infantile et de tenter de donner un sens aux très difficiles relations avec le père à son retour de déportation. Ce cheminement passe par une religion de la Shoah où il n’y a pas d’avant et pas d’autre identité à la perception de plus en plus précise de ce que fut la vie du père en déportation. Tentative de réconciliation, mais aussi refoulement ou sublimation d’une agressivité insupportable pour un père revenu terrifiant et terrifié de déportation. La construction de l’Association, la fabrication du livre sur les déportés du convoi Y et le cheminement psychique des individus montre l’étroite imbrication des processus sociaux et psychologiques qui inter réagissent et sont indissociables. La perception même du génocide est rendue possible car parallèlement s’élabore et se matérialise le support d’une possible transmission à travers l’objet-livre, passeur de mémoires, de souffrances et de douleurs dans une activité où les « enfants cachés », enfants de deportés deviennent des acteurs. Odile est la seconde d’une fratrie de quatre, née au début des années 1930, en France, dans une ville de province. Les parents d’Odile sont originaires de Pologne. Ils ont fui devant l’antisémitisme, mais ils n’avaient aucune pratique religieuse. Ils parlaient yiddish et polonais. Ils avaient très peur du nazisme, mais ne pensaient pas en être victime en France. Dès 1942, sa mère est arrêtée avec son bébé de six mois qui sera miraculeusement sauvé ; sa tante et une jeune cousine sont également arrêtées et toutes les trois seront déportées et assassinées à Auschwitz. Le père se réfugie en Zone Libre. Odile et sa sœur sont arrêtées dans leur école par la police française, quelques semaines après leur mère. La fratrie est d’abord conduite en prison, puis transportée et internée dans un camp du Loiret. Elle rejoint d’autres enfants non pourrait être décrit comme une urgence ou comme une sorte de poussée à transmettre sous l’effet d’un impératif psychique incoercible […] ». 15 Convocation, en 1941, des Juifs étrangers au commissariat de quartier où ils étaient arrêtés et ensuite internés dans les camps du Loiret ; ils seront ensuite déportés et assassinés.
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accompagnés dont les parents ont déjà été déportés: « Quand on est arrivé, il y avait des gendarmes à l’entrée du camp. On nous a distribué de la paille, des couvertures et l’on nous a installés dans un coin d’une baraque. Le souvenir, c’est d’avoir eu très froid, l’hiver 1942 était terrible, nous étions dans des baraques en planches donc le vent et le grésil passaient à travers les planches et le matin quand on se réveillait les couvertures étaient gelées avec la vapeur de nos respirations. On avait très peu de vêtements, ils n’étaient pas chauds et puis on avait peur. Peur, on ne savait pas de quoi, on n’aurait pas pu imaginer ce qui se passait, mais on avait peur. L’alimentation, c’était de la soupe aux rutabagas, on appelait ça la soupe aux épluchures, ce qui était probablement vrai. Ma sœur me dit qu’une fois par semaine il y avait une rondelle de saucisson. Le matin on avait un café qui était un jus marron et de temps en temps un colis de la Croix-Rouge. » Les fillettes sont dénutries et couvertes de gale et d’impétigo. Après deux mois elles parviennent à quitter le camp pour un centre de l’UGIF16 avec l’aide d’une infirmière de la Croix-Rouge. Elles seront les seules survivantes de ce groupe d’enfants, pris en charge par la sœur aînée âgée de 13 ans. « Ma sœur, comme elle était grande, faisait tout pour les petits, un jeune enfant est mort, au camp, de diphtérie, ils n’ont pas voulu l’hospitaliser. Ma sœur prenait toutes les charges et en plus ils lui faisaient faire les corvées des adultes. » Les sœurs restent ensuite plus d’une année dans un centre de l’UGIF de Paris, dont il leur apparaît de plus en plus qu’il sert de vivier pour la déportation des enfants juifs, elles s’évaderont avec la complicité d’une tante et de leur père. « Papa est parti en Zone Libre, il a été arrêté immédiatement et mis dans les camps de travailleurs, lui aussi a fait tous les camps possibles en Zone Libre. Pour finir par louer deux pièces clandestinement dans un village et l’on a pu s’évader et le rejoindre. Là, il nous a mis immédiatement dans une pension religieuse où l’on a passé une année. » Après-guerre, les enfants et leur père attendent longuement le retour de leur mère : « À partir du moment où l’on est revenu à la maison en 1945, jusqu’à la libération des camps, on y croyait encore. On attendait maman, on écoutait les listes à la radio. Papa allait à Paris pour voir devant l’hôtel Lutétia les listes qui étaient affichées. Un jour papa est revenu avec un livre et l’on a compris. Ce livre s’appelait Souvenirs de la maison des morts17, il y avait l’explication des chambres à gaz, des convois de déportations. Il l’a 16 L’Union générale des Israélites de France. Organisme très controversé, censé représenter les Juifs et conjointement créé, fin 1941, par l’autorité allemande et le Commissariat aux questions juives de Xavier Vallat. 17 Souvenirs de la Maison des Morts. Le Massacre des Juifs. Documents inédits sur les camps d’extermination, copyright L. Simon, 1945.
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rapporté pour ma sœur qui avait déjà 14 ans et puis on l’a toutes lu. J’avais 11ans et demi. Je ne peux pas dire que j’avais une idée, je suffoquais, c’était un étouffement et des années après je ne peux pas en parler. L’effet de choc complet de ce livre dure encore. Mon père l’avait ramené de Paris, est-ce qu’il s’est rendu compte que cela allait être aussi brutal ? De toute façon, il n’y a pas de manière douce de raconter cela. C’est surtout ma sœur qui l’a lu et quand je suis monté dans sa chambre, elle était dans un tel état que l’on en pleure encore. Par contre on ne l’a pas montré à la troisième qui était plus jeune. » Le père est anéanti par l’assassinat de sa femme et d’une partie de sa famille, il ne se remettra jamais de ce deuil et ne sera pas en mesure d’en parler. « Avec papa, on ne parlait pas, il a toujours été extrêmement triste et malheureux, il ne s’est jamais rétabli. Avec mes sœurs, nous avons parlé d’un tas de choses, heureusement nous étions quatre. Pour notre sœur cadette qui n’avait pas connu notre mère on parlait souvent de maman pour lui montrer comment elle était vivante. Mais il y a un tas de choses dont on ne voulait pas parler après-guerre parce que cela nous rendait malades. C’est tellement dur. Maintenant on parle plus facilement. On se voit beaucoup. Cette histoire, c’est ce qu’il y a de plus important dans notre vie, on ne peut pas la cacher. » Jusqu’à l’âge de la maturité, Odile fait des cauchemars répétés et des rêves : « J’ai un très bon sommeil, mais deux ou trois fois par semaine je me retrouvais dans une chambre à gaz. J’ai rêvé de maman tout le temps jusqu’à la mort de papa. À la mort de papa, cela s’est arrêté. J’ai rêvé qu’elle revenait, j’ai rêvé que je la rencontrais, je rêvais que l’on avait une vie normale et que tout cela c’était des histoires. Et puis quelquefois c’était plutôt les massacres, en général quand on voulait tuer, c’était moi et maman.» Si ses cauchemars s’arrêtent à la mort du père dans les années 1960, ses sœurs la décrivent comme toujours effrayée : « On le savait c’était comme ça, j’avais peur. Je vivais avec. » Elle s’est mariée, a eu un fils et un petit fils mais elle n’a jamais pu parler de ses cauchemars ni à son mari ni à son fils. « Il s’est lui aussi débrouillé tout seul. Ce fameux livre rapporté par mon père, je l’avais caché car quand je le voyais, j’avais de sérieux pincements. Un jour je l’ai retrouvé sur la table de nuit de mon fils, je l’ai recaché, remis dans une étagère de manière à ne pas le voir et le lendemain je l’ai retrouvé sur sa table de nuit, donc il voulait me dire qu’il l’avait lu vers 15 ou 16 ans. Mais il ne m’en a jamais parlé. Je ne lui en ai pas parlé et lui non plus. » C’est la sœur cadette d’Odile qui va servir d’aiguillon à la fratrie pour participer aux activités de l’association naissante dont elle est une des fondatrices. La première réunion est particulièrement poignante pour Odile et ses sœurs. Elles retrouvent des adultes qu’elles avaient connus enfant lors de l’Occupation. Jamais elles ne les avaient revus, pour certains, elles ne savaient même pas que leurs parents avaient été déportés dans le même
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convoi que leurs mère, tantes et cousines. Contrairement à ses sœurs, Odile ne se sent pas en mesure de voyager à Auschwitz : « Je ne peux pas. J’arrive maintenant à regarder certains films, mais il y en a d’autres que j’arrête immédiatement car ils vont me rendre malade, me donner des cauchemars, me faire vomir.» « Le premier témoignage qui m’a touché, c’est le livre de Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation. Je crois que je ne suis pas la seule, c’est quelque chose d’énorme, ce n’est qu’un nom sur une liste, mais c’est mon cimetière. » Après sa retraite de l’Éducation Nationale, Odile accepte la proposition de son inspecteur de parler de la Shoah dans les collèges et les lycées de son département. « Pendant des années, je ne pouvais pas parler. J’assistais aux manifestations, mais je ne témoignais pas, je ne parlais de rien. J’en étais absolument incapable, j’étouffais, je pleurais. Ce n’était pas possible et je ne suis pas sûre que cela aurait intéressé. Je faisais partie de l’association de Serge Klasfeld, et d’autres associations. Il a fallu que ce soit mon inspecteur qui me persuade. On ne peut pas dire que cela me fasse du bien, c’est dur, mais j’ai fait des progrès, j’arrive à m’exprimer. Souvent on me demande de raconter mon histoire, je parle de mon enfance avec l’arrivée de mon père venu de Pologne, des pogroms, de l’antisémitisme, de l’enfance de mes parents et de la raison pour laquelle la famille avait émigré, ensuite de notre vie en province. Je raconte ma vie de petite fille jusqu’au jour où les Allemands ont inscrit ‘Juifs’ sur la vitrine du magasin de mes parents, avec toutes les brimades, avec ma vie à l’école quand on m’a fait descendre de la scène pour la fête de l’école. Je n’avais plus le droit de jouer, les jardins publics nous étaient interdits, le poste de radio nous a été confisqué. Ensuite, l’arrestation de maman, la nôtre et la vie au camp. La vie au centre, notre évasion et le retour pour attendre maman. Tous les professeurs à qui j’ai eu affaire me disent que les enfants en parlent après, quand ils me rencontrent ils me reconnaissent. » Après avoir participé aux activités de l’Association du convoi Y, Odile et ses sœurs s’en sont récemment séparées avec d’autres, tout en restant attachées à la dynamique d’un groupe associé au convoi Y et au projet de faire un livre sur les parents déportés par ce convoi. Il semble que cette approche, plus centrée sur la reconstitution de la mémoire de ce convoi, corresponde aussi à une transformation psychique du travail de recherche souvent douloureux. « Les projets de publication nous obligent à y penser beaucoup, à faire des recherches, à se documenter exactement et cela nous a permis de retrouver des précisions. Par exemple maman a été déportée avec ma tante et ma cousine qui avait 13 ans et demi. On s’est aperçu, en faisant des recherches, que ma cousine a survécu deux mois. On pensait que toutes les femmes avaient été gazées à l’arrivée. On s’est aperçu que maman a été
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assassinée immédiatement car elle ne figure pas sur les registres d’entrée d’Auschwitz. Celles qui allaient directement à la chambre à gaz n’étaient pas inscrites. Ma tante a survécu huit jours et ma cousine deux mois. Je pense que c’est important de savoir comment ils ont vécu leurs derniers jours18, les convois, l’arrivée, les témoignages.» Le convoi Y fonctionne comme une matrice familiale commune qui fait des enfants de déportés de ce convoi une famille et une fratrie. Chacun de ses membres appréhende ce passé non plus dans une globalité floue, mais de façon plus précise. Un socle plus solide de représentations de la Shoah s’édifie et transforme les fantômes en morts. Il s’agit non seulement de retrouver plus précisément ce que fut l’arrestation, la détention, la déportation du parent assassiné, mais du même coup de trouver une fratrie fantasmatique dispersée à travers le monde avec laquelle se sont tissés des liens imaginaires au travers de l’expérience commune de leurs parents. La sœur cadette d’Odile retrouve un Américain qui, nourrisson, a été arrêté en même temps que sa mère, mais a pu être sauvé. « Il était bébé, il avait l’âge de ma petite sœur. Il n’avait aucun souvenir d’enfance, son père, sa mère, son frère sont morts en déportation. Ma petite sœur l’a retrouvé à New York, il est venu à la maison, cela nous apporte des liens. Il n’avait aucun souvenir, nous lui avons appris son enfance. C’est quelque chose d’extraordinaire. Il était en larmes. Il est venu directement d’Amérique, le plus rapidement qu’il a pu. Ce sont des émotions. On a permis à quelqu’un de retrouver son enfance. Il n’avait rien. On l’a emmené dans la maison où il est né. Celle où il a été en nourrice, on lui a montré les plaques où se trouvaient les noms de ses parents. Les USA sont très grands, il ne pensait pas que les noms de son père, de sa mère et de son frère étaient écrits sur les monuments dans une ville de province en France et même dans l’église du curé qui l’avait sauvé. Comme c’était un tout petit bébé, le curé a réussi à le faire sortir. Il a été arrêté une seconde fois et le curé l’a encore fait sortir. C’est vraiment un miraculé. On est tous là par hasard. » Le récit d’Odile condense de nombreux aspects des expériences partagées par les « enfants cachés ». Les conséquences du vécu infantile sont particulièrement importantes, mais Odile apprend à apprivoiser ses difficultés à défaut de les faire disparaître. Dans de nombreux cas, c’est le plus jeune, souvent nourrisson, sans souvenirs conscients de la déportation qui va pousser la fratrie à un abord et à une élaboration des expériences trauma-
18 Ceci fait écho aux réflexions de François Maspéro dont le père déporté mourut à Buchenwald : « Étrangement, plus je me suis éloigné dans le temps, plus mon souci de voir clairement ce qu’a été la vie de mon père au camp s’est précisé » (op. cit., 2002, p. 29).
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tiques et des deuils. Ainsi c’est la sœur cadette d’Odile qui va commander le livre de Serge Klasfeld pour ses sœurs. Pour Odile, la transmission de son expérience permet de voir le chemin parcouru. À l’époque de l’adolescence de son fils, la transmission est presque impossible, c’est un objet-livre qui circule entre-eux dans le silence, ce livre avait été pour Odile un facteur de re-traumatisation. Des années plus tard, Odile est devenue très active auprès des collégiens et lycéens. Ses recherches, pour l’écriture d’un livre sur le convoi Y, la mobilisent. Ces possibilités sont étroitement liées à un contexte et à une évolution psychique où les aspects intra-psychiques, interpersonnels et transgénérationnels sont étroitement corrélés. Le travail individuel et groupal des participants de l’association permet de trouver une figurabilité, une possibilité narrative, une construction des représentations qui permettrait dans l’élaboration ou le travail de deuil de transformer l’incorporation massive et non-négociable des traumas, deuils et pertes en introjection. La différence entre l’incorporation et l’introjection a été soulignée par Freud19 (1915) et Karl Abraham justement à propos du deuil et de la mélancolie. Dans le prolongement de Freud, Nicolas Abraham et Maria Törok20 (1987) développent la notion de « crypte », située ni dans le moi ni dans l’inconscient, mais comme « une enclave entre les deux » issue d’un mode de refoulement particulier qu’ils nomment le « refoulement conservateur ». Dans l’incorporation, le traumatisme est comme un objet étranger qui se fixe dans le psychisme sans pouvoir être transformé. L’élaboration favorise une progressive mutation qui va intégrer le trauma à la vie psychique. Ces transformations internes vont de pair avec les possibilités de transmission interpersonnelles et transgénérationnelles. Conclusion Le génocide des Juifs marque d’un traumatisme massif non seulement la grande majorité des « enfants cachés », enfants de déportés et le plus souvent orphelins de la Shoah, mais aussi la génération de leurs enfants. Tout génocide attaque l’existence-même de la filiation et c’est certainement la raison pour laquelle la question de la transmission est centrale. L’Association pour la mémoire du convoi Y va ainsi, outre ses réunions, mettre en place un bulletin de liaison entre ses adhérents ; créer une liste de diffusion et un site internet ; organiser plusieurs expositions en province et à Paris sur le convoi de leurs parents et leur internement en France avant la déportation ; participer aux commémorations pour le départ du convoi Y avec d’autres associations, 19
Sigmund Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1915, 1968 pour la traduction française. 20 Nicolas Abraham, Maria Torok, L’Ecorce et le noyau, Flammarion, 1987.
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mais également créer sa propre commémoration. La réalisation d’un livre sur le convoi Y mobilise beaucoup les participants qui ont, souvent dans la douleur, à transmettre des documents concernant leurs parents, mais aussi à rédiger un texte sur leurs parents, frères, sœurs et parenté déportés. L’Association contribuera à l’exposition permanente du Centre de Documentation Juive Contemporaine à Paris. Ces constructions individuelles et groupales ont certainement un impact considérable sur l’auto-perception du groupe par luimême, cette perception se modifiant avec le développement de ses pratiques sociales. Au-delà de la diffusion du livre dans l’espace public, se joue sur une scène plus secrète la complexité des relations que les « enfants cachés » entretiennent avec leurs parents morts et leurs enfants. Beaucoup d’entre eux n’ont pas eu le sentiment d’avoir pu communiquer sur leurs parents disparus, sur leur enfance, et sur l’histoire polonaise et française de leur famille. Il leur semble souvent qu’ils auraient failli dans le processus de transmission. Les pratiques sociales de l’Association et l’élaboration du livre sont là pour matérialiser, générer ou revivifier cette transmission transgénérationnelle. Cette appropriation de la mémoire individuelle, familiale et collective par les enfants cachés vise aussi, très subtilement, à transformer une mémoire traumatique en expérience qui, aussi douloureuse soit-elle, devient transmissible. Les participants de l’Association du convoi Y se situent entre deux mondes, celui de leurs parents disparus, dépositaires d’une langue et d’une culture ancestrale et celui des générations de leurs enfants et petits-enfants. Au-delà des besoins thérapeutiques, les processus complexes, mis en œuvre par l’Association et les individus, visent, plutôt qu’à figer ces enfants cachés en un dernier maillon d’une chaîne interrompue, à les transformer en passeurs de mémoire et d’histoire. Dans le même temps, la construction de cette transmission les transforme et se révèle être aussi une déclinaison du travail de deuil et d’élaboration des traumas, des pertes et des séparations.
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Le témoignage discret de Marcel Cohen In memoriam Malcolm Bowie
Marcel Cohen est un représentant de ce que l’auteur appelle la génération liminale des survivants de la Shoah, ces enfants et jeunes adolescents qui ont vécu les événements menaçant leurs vies et celles de leurs familles, mais qui n’ont pas ou peu de souvenirs précis de ce temps. Marcel Cohen met en acte, dans ses derniers textes en prose, ce statut paradoxal d’avoir été réellement témoin des événements mais de n’avoir rien à en dire, ce qui explique sa caractéristique discrétion. Ainsi, ses écrits reflètent une tension entre autobiographie et historiographie, fiction et journalisme que cette réflexion à la fois littéraire et psychanalytique tente d’élucider.
« Tout discours sur l’expérience aujourd’hui devrait commencer par la constatation que l’expérience n’est plus accessible. »2 C’est ainsi que commence « Enfance et histoire » de Giorgio Agamben. Mais, pour le philosophe, qu’est-ce que cela signifie que le moi ne puisse plus atteindre une expérience ? Agamben semble dire que, de nos jours, l’expérience elle-même ne peut plus être sentie. « Car l’homme contemporain, de même qu’il a été privé de sa biographie, se trouve dépossédé de son expérience ; il se pourrait même que l’incapacité de produire et de transmettre des expériences est l’une des rares choses qu’il sait sur sa propre condition. »3 Ce malaise résulte de 1
Psychologue clinicien. Centre hospitalier national d’ophtalmologie des QuinzeVingts, Paris. Auteur d’Edmond Jabès : The Hazard of Exile, Oxford, Legenda, 2003 et Zoran Music : voir jusqu’au cœur des choses, L’Echoppe, 2008. 2 Giorgio Agamben, « Enfance et histoire : essai sur la destruction de l’expérience » (1978), in Enfance et histoire : destruction de l’expérience et origine de l’histoire, traduit de l’italien par Yves Hersant, Payot, 2000, p. 19. 3 Ibid.
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l’affaiblissement et de la désintégration du lien existentiel qui, en chacun de nous, crée une forme authentique d’être. Nous n’habitons plus nos expériences, elles sont ailleurs. Elles ont été mises à distance par des objets désensibilisants. L’existence ainsi vécue à travers ces objets se caractérise par le détachement, la scission, la fragmentation et l’étrangeté. La réalité est fracturée, ce qui explique pourquoi l’expérience n’est plus accessible. Une espèce de fissure, de déchirure existentielle a eu lieu et seules des mesures prophylactiques – telles que les pharmaceutiques, des occupations matérielles incessantes ou une quête spirituelle sans trêve -pourraient retarder la prise de conscience que nos vies sont dénuées de contenu et donner l’illusion d’une complétude. Pour Agamben, il s’agit là d’une condition qui caractérise non seulement notre époque mais l’existence humaine en général. Et c’est ici que l’enfance entre en scène. Nous sommes des créatures langagières, mais l’enfant naît sans langage. Pour que le moi puisse posséder son expérience, pour que cette expérience soit intériorisée et devienne significative dans une perspective historique, il lui faut passer à travers le langage symbolique, c’està-dire à travers une parole qui soit compréhensible (ou interprétable) par autrui. L’enfant apprend par le jeu et, grâce à la nature sociale de cette activité (ses camarades de jeu étant réels ou imaginaires), il devient un être social. Mais si des pressions extérieures l’empêchent de suivre cette voie, le processus d’apprentissage du langage symbolique se trouve interrompu. L’enfant ne parvient pas à intégrer son expérience à sa conscience. Ou plutôt, le traumatisme consécutif à cette expérience produit une parole traumatisée qui persiste jusqu’à l’adolescence et à l’âge adulte. Dans le meilleur des cas, l’adulte dont la vie a été, pour reprendre un mot cher à Adorno, « endommagée » ou « blessée », voire « mutilée »,4 continue à vivre sa vie tant bien que mal. Et pourtant, au travers de ses remarques, Agamben semble trop sceptique. Ne faut-il pas plutôt donner au sujet contemporain le bénéfice du doute, en lui prêtant au moins une once de capacité à symboliser ses expériences ? Car, selon Freud, même un tout jeune enfant est capable de symboliser une expérience potentiellement traumatique. Il a deux moyens de le faire : par des signes verbaux proches du langage ou par l’activité normale du jeu. Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud raconte la célèbre observation de son petit-fils, âgé alors d’un an et demi. Terrifié par l’absence de sa mère, l’enfant invente un jeu où il jette une bobine, attachée à une ficelle, par-dessus le rebord de son lit. Quand l’objet disparaît, il crie « o-o-o4
Theodor Adorno, Minima Moralia : Reflexionen aus dem beschädigten Leben, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1951.
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o », puis il le fait réapparaître en tirant sur la ficelle, geste accompagné d’un joyeux « da ». En répétant le jeu de la « disparition et du retour », le garçon symbolise l’expérience pénible en renonçant à la satisfaction instinctive de protester contre le départ de la mère. En plus, à ses sentiments hostiles, car il hait sa mère d’être partie, il donne la forme d’un jeu où, dit Freud, la disparition de l’objet maternel est douloureuse et son retour, agréable5. Pour Freud, c’est une question d’expérience – Erlebnis6 –, une sensation désagréable, qui pourrait conduire à la névrose traumatique. Or, Freud aurait très bien pu employer l’autre mot allemand pour expérience, Erfahrung. Il ne l’a pas fait. Dans Inhibitions, symptômes et anxiété, texte écrit quelques années seulement après Au-delà du principe de plaisir, il utilise le mot Gefahr en se référant à une situation de danger (Gefahrsituation) où l’individu ressent un sentiment d’impuissance, Hilflosigkeit – « je suis en danger, personne ne vient m’aider » – qui, si elle est prolongée, peut mener à une « situation traumatique » (traumatische Situation)7. Pourquoi, dans Au-delà du principe de plaisir, Freud ne conçoit-il pas cette expérience comme une Erfahrung ? En substance, le petit-fils, traumatisé par l’absence de sa mère, reproduit dans son imagination son regard qui renvoyait le sien lorsque, enfant, elle le tenait dans ses bras. Il ressent une anxiété mais, à cause du plaisir qui résulte de cette expérience précoce, il est capable plus tard de moduler et éventuellement éliminer l’anxiété par le jeu ; c’est pour cela que Freud emploie le mot Erlebnis. Cependant, dans un autre sens, il s’agit bien d’une Erfahrung. Ainsi que l’a montré Philippe Lacoue-Labarthe, les deux mots ont une racine commune en latin et en grec par le préfixe indo-européen per. Erfahrung a pour connotation de traverser une épreuve dangereuse tandis que Erlebnis se réfère à l’expérience d’un événement que l’on a traversé, d’une expérience vécue8. Il est intéressant de lire Lacoue-Labarthe parallèlement à Freud car il spécifie que le poème – dans son analyse, c’est une question de poésie, celle de Paul Celan et de Hölderlin – pourrait, par un processus de traduction, être porteur d’une expérience de ce que l’on peut comprendre ; en effet il s’enracine dans le tréfonds existentiel le plus lointain de la vie, en tant que non-vie : 5 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Payot, 1981, pp. 51-52. 6 Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips, in Gesammelte Werke, vol. 13, Frankfurt a.M., Fischer, 1999, p. 13 ss. 7 Id., Hemmung, Symptom und Angst, in Gesammelte Werke, vol. 14, Frankfurt.a.M., Fischer, 1999, p. 199. 8 Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Christian Bourgois, 1997, pp. 30-31 et note p. 30.
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Je dis expérience (ou Erfahrung) parce que ce dont ‘jaillit’ le poème, ici – la mémoire d’un éblouissement, c’est-à-dire aussi bien le pur vertige de la mémoire –, est justement ce qui n’a pas eu lieu, n’est pas arrivé ou advenu lors de l’événement singulier auquel le poème se rapporte, mais qu’il ne rapporte pas [. . .].9
Lacoue-Labarthe attire notre attention sur le curieux pouvoir propre au poème de transmettre la signification d’une Erfahrung sans vraiment raconter l’événement dont il s’agit : « l’événement singulier auquel le poème se rapporte, mais qu’il ne rapporte pas ». Le poème porte ce souvenir du poète sans nécessairement raconter la suite d’événements ou de faits appartenant à la réalité extérieure, qui ont donné naissance au souvenir. La poésie de Celan ainsi que celle de Hölderlin transmet l’expérience comme Erfahrung. Il est essentiel que leur poésie ne transmette pas l’expérience en tant que Erlebnis ; si elle le faisait, elle n’aurait pas été l’expérience comme impuissance, comme expérience d’un moi (l’Ich ou ego) submergé par l’anxiété, expérience pouvant mener à de graves désordres mentaux, à l’effondrement psychique. Et cependant, l’expérience communiquée par chacun de ces poètes est accessible – difficile, certes, mais néanmoins accessible. Il faut reconnaître pour cette raison que dans leur poésie, subsiste un reflet d’Erlebnis. Cela ressemble à ce que Walter Benjamin, en parlant de Baudelaire, avait appelé le « duel » : lorsque l’artiste met au cœur de son œuvre l’expérience du choc, lorsque celle-ci est introduite dans le « processus créateur » et y occupe une position centrale, elle devient le matériau brut au moyen duquel la pensée produit de la poésie.10 La distinction, courante en psychanalyse, entre traumatisme historique et traumatisme psychique, est pertinente à cet égard. On peut certes mettre le doigt sur le caractère distinctif du traumatisme historique qui arrive en un lieu et un temps déterminés, et le comprendre comme un fait : il fait partie du monde extérieur. Mais d’un point de vue psychanalytique, c’est une tout autre affaire, fort difficile, que de saisir le traumatisme psychique, lorsque la perturbation radicale de la quantité d’énergie ou d’excitation excède la flexibilité de la membrane qui entoure l’appareil psychique (plus précisément, le pare-excitation) et y fait effraction. L’expérience extérieure ne correspond pas à l’expérience intérieure, le moi et sa conduite ne sont que l’expression superficielle d’un conflit inconscient entre des pulsions ayant des fins opposées et caractérisées, d’une part, par un mouvement vers la mort et, 9
Ibid., p. 31. Nous soulignons. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939), in Essais 2, 19351940, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Denoël-Gonthier, 1983, p. 153. 10
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d’autre part, par un mouvement vers la vie. Ainsi, une partie du processus thérapeutique en psychanalyse consiste à reconstruire et à interpréter la réalité historique. Il s’agit de laisser émerger le conflit au sein du psychisme de l’analysant, ce qui le met en état de transformer Erfahrung en Erlebnis. Il y a souvent une expression brusque (ou abréaction) de l’affect lié à ce qui était dangereux ou menaçant ; l’affect n’est pas oublié – son souvenir demeure vivant – mais il n’a plus la même emprise mortifère sur l’individu qu’auparavant. Dans « The Dry Salvages », T. S. Eliot regrette que « We had the experience but missed the meaning », ce que Pierre Leyris rend par : « Nous avons eu l’expérience, mais pas saisi la signification ».11 L’expérience est ce qui se trouve à la surface ; sa signification (ou « meaning »), et tout savoir qu’on pourrait en dériver, demeurent inconnus ou, en termes freudiens, inconscients. Pour donner forme à l’expérience, il nous faut un langage porteur de sens. Dans la préface à l’édition française de son essai, Agamben affirme également cette dissociation entre expérience et langage et la conséquente nécessité de rétablir leur rapport : Ce que l’on éprouve dans l’experimentum linguæ [. . .] n’est pas une simple impossibilité de dire : il s’agit plutôt d’une impossibilité de parler à partir d’une langue ; il s’agit, via cette enfance qui réside dans l’écart entre langue et discours, d’une expérience de la faculté même de parler, ou de la puissance de parole elle-même.12
Le petit-fils de Freud ne peut pas mettre en mots que les départs et les retours de sa mère lui sont tout à la fois pénibles et soulageants, qu’ils constituent un test difficile pour lui. En termes wittgensteiniens, stricto sensu il n’exprime pas mais plutôt met en scène son expérience : il s’agit d’une mise en acte. En jouant, il invente une manière d’exprimer l’affect qui le relie à ce qu’il ressent comme potentiellement traumatisant. L’observateur adulte interprète le jeu comme un forme de sublimation. Ce qui est absent, ou perçu comme disparu par l’enfant, devient le matériau-source pour la sublimation définie comme tentative de réparation psychique. Rendre compte d’une expérience traumatique qu’ils ont vécu mais qu’ils ne possèdent pas pleinement, parce qu’elle a eu lieu dans la petite enfance : voilà le pari auquel se confrontent les individus appartenant à la génération liminale des survivants de la Shoah. Pourquoi liminale ? Parce qu’il furent enfants ou jeunes adolescents à cette époque. En d’autres termes, 11 T.S. Eliot, « The Dry Salvages », Poésie, édition bilingue, traduit de l’anglais par Pierre Leyris, Seuil, 1969, pp. 192-193. 12 Agamben, « Enfance et histoire », op. cit., p. 12. C’est Agamben qui souligne.
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ils n’appartiennent ni tout à fait à la première génération des survivants, car la substance de leurs expériences ne leur est pas ou à peine accessible, du fait de leur jeune âge ; ni à la deuxième génération, du fait de leur statut indéniable de témoins-survivants.13 Cependant, c’est une expérience de non-vie, puisqu’il est question d’une forme d’Erfahrung. Ces témoins, survivants des événements, sont dépossédés de leur expérience, mais ces événements constituent désormais une hantise, la possibilité du revenant. Le stade précoce du développement psychique de l’enfant rend inabordable ultérieurement cette expérience traumatique. L’adulte ne peut se remémorer, ou si peu, les événements qui ont eu lieu pendant les premières années de sa vie, que ces événements aient été traumatiques ou non. Certes, pour Freud, l’un des buts de la cure analytique est de dénouer les mécanismes de censure empêchant l’individu de se remémorer ce qui a été très douloureux. Il existe néanmoins d’autres manières de revisiter les scènes et les événements de cette expérience : les écrits des survivants adultes, qui étaient alors enfants, sont particulièrement significatifs parce qu’ils sont l’emblème de la lutte, universelle par essence, de l’effort de tout individu pour retrouver une expérience sur laquelle il n’aurait pas prise sinon. Ces survivants sont poussés par la nécessité de raconter, mais ils sont souvent profondément secoués par la difficulté à le faire. Pour inventer une issue à l’aporie, ils n’ont toujours pas la même facilité que le petit-fils de Freud. Trop d’obstacles se sont interposés entre l’expérience d’enfance et l’époque où vit le témoin. A l’ombre de cet héritage, l’écriture de Marcel Cohen reflète cette problématique. A cinq ans, en août 1943, il perdit son père, arreté lors d’une rafle à Paris. Sa mère et sa sœur, alors âgée de quelques mois, ont aussi été arrêtées et déportées peu après vers l’Est. Il en réchappa grâce à la bonne de ses grands parents paternels (eux aussi disparus), qui l’emmena avec elle à la campagne pendant le reste de la guerre. Il fut confié par la suite à des familles d’accueil puis à des proches parents. Devenu adulte, Marcel Cohen a travaillé comme journaliste (sous un pseudonyme) et critique d’art. Depuis la fin des années soixante, il a publié près d’une dizaine de romans et un grand nombre d’essais (sous son propre nom). Marcel Cohen ne raconte pas explicitement comment il a perdu sa famille, ni comment il apprit leur sort. Il ne fait que marginalement référence à la manière dont il vécut les années de guerre et il faut le déduire du peu qu’il sait et qu’il a écrit sur son propre vécu de cette époque. Le lecteur demeure étonné de l’insouciance apparente et du désintérêt
13 Sur la notion de génération liminale, cf. Steven Jaron, « Autobiography and the Holocaust : An Examination of the Liminal Generation in France », French Studies, vol. 56, no 2, avril 2002, p. 209.
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de Cohen pour cette expérience centrale dans sa vie, rendant ainsi ardu le saut de l’écriture autobiographique à la biographie de l’auteur.14 C’est le cas pour sa contribution à un guide de la ville de Paris, « Myopie ». Dans ce texte, il ne s’agit pas des grands monuments et des grandes attractions de la ville. Il a pour sujet une petite et improbable touffe d’herbe incrustée entre le poteau d’un feu rouge et le trottoir, près du Louvre. Marcel Cohen se demande par quel miracle une touffe d’herbe si infime a pu survivre à un environnement urbain aussi cruel. Il pourrait poser la même question sur lui-même, enfant, mais dans « Myopie » il ne le fait pas. Le titre de l’essai dérive d’ailleurs de la distinction de Julien Gracq entre l’écrivain qualifié de myope – celui ou celle, pareil à Marcel Cohen, qui a l’œil fixé sur les détails – et celui ou celle qui pourrait être qualifié d’hypermétrope parce que ne voyant que l’image de loin. Une autre plante apparemment triviale attire son attention, le Buddleja davidii ou l’arbre aux papillons, importé en France de l’Himalaya à la fin du 19ème siècle. Un écriteau informe le passant que, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’arbre aux papillons se propagea librement dans tout Paris, « profitant de l’incroyable laisser aller des services parisiens de voirie sous l’Occupation allemande. »15 Ici, le fait de l’arrestation et de la déportation de sa famille n’est jamais mentionné. Le lecteur imagine seulement le tableau idyllique de papillons dansant autour d’un Buddleja davidii, un beau matin d’été au début des années quarante. « Myopie » est un texte sur la vue et, en particulier, sur la myopie propre à la perception de l’écrivain. Dans cette pathologie relativement commune de la vue, l’individu myope dont la vue n’est pas corrigée doit tenir des objets tout près de ses yeux pour pouvoir les voir clairement. Voir, dans l’acception que donne Marcel Cohen à ce terme, veut dire, comprendre la signification d’un détail historique ou actuel apparemment inintéressant, insignifiant en l’étudiant de près. La vue est donc une perception extrêmement attentive, et le perçu est également ce qui est expérimenté avec une attention accrue. La signification qui se profile derrière l’apparence n’est généralement pas accessible aux lecteurs non avertis, qui ne font qu’apprécier la maîtrise de l’auteur dans le domaine de l’imagination créatrice et de l’humour verbal. S’il est vrai que « Myopie » décrit ce qui est banal dans la ville, alors l’horreur que cela évoque n’est pas exprimée. C’est avec une telle maîtrise du renoncement que Marcel Cohen rapporte l’essence de son expérience privée, échappant vraisemblablement au lecteur, qui passe le plus souvent à côté. Comme souvent dans ses textes fictionnels, le thème apparaît ailleurs, dans une prose 14
Cf. « A propos de Marcel Cohen », un dossier contenant un choix d’essais critiques sur les œuvres de Cohen, des extraits de ses romans et une bibliographie de ses œuvres, in Le préau des collines, no 7, 2005, pp. 5-101. 15 « Myopie », in Guide: Paris, Copenhague, Brøndum, 1999, p. 4.
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apparemment sans rapport, ce qui donne une étrange unité à son œuvre.16 La relative obscurité du lieu où « Myopie » fut publié (au Danemark) est caractéristique, elle aussi, de sa manière indirecte de travailler. Il faut voyager très loin pour saisir la signification des faits objectifs de la guerre – ceux qui se trouvent sur les panneaux historiques de Paris – et l’expérience privée que Marcel Cohen en a. Comment comprendre sa discrétion ? Pourquoi ne raconte-t-il pas tout simplement les faits autour de sa situation de survivant ? Pourquoi ne procède-t-il que par allusions ? C’est une question de méthode : il s’agit de rendre compte aussi fidèlement que possible d’une expérience qu’il ne maîtrise pas entièrement. Le survivant dépossédé de son expérience vécue témoigne au second degré ; cependant, son témoignage n’est pas de seconde main, ce n’est pas un témoignage qui aurait été écrit par un auteur né après les événements. La transformation d’une expérience traumatique en ce qu’Erich Heller appelle une « forme communicable »17 obéit bien à une nécessité interne, celle de l’auteur, mais elle n’est pas facile à repérer par le lecteur. Afin de percevoir le rapport dissimulé, latent ou implicite, entre la guerre et sa manière d’y survivre, il doit ainsi adopter l’approche littéraire de Marcel Cohen, subtile mais cohérente, pour en faire sa propre méthode d’interprétation. « Nous savons que la réalité profonde de ce siècle c’est d’avoir inventé l’abattage de masse, et que celui-ci s’industrialise jusqu’à atteindre une perfection absolue avec la Shoah, » dit Marcel Cohen en 1998 lors d’une conférence devant un groupe d’étudiants en beaux arts qui, ne ressentant pas cette même nécessité interne dans le choix d’un sujet pour leur art, se posaient des questions quant à leur raison d’être des créateurs.18 Marcel Cohen désire aiguiser la conscience qu’ont les étudiants de la gravité de l’époque où ils vivent – sa « réalité profonde ». Les étudiants ne savent pas quoi peindre, ni quoi exprimer. Cohen veut les sensibiliser à la signification de leur propre expérience de la vie qui, pour lui, est la substance de base à partir de laquelle s’effectue la création artistique. Mais, comme Agamben, il a peu de confiance en notre capacité de représenter notre expérience personnelle. Des puissances 16
Cf. par exemple ce dialogue où un journaliste demande à un individu anonyme : « ‘Comment en vous êtes-vous venu à vous intéresser aux graffiti ?’ ‘Une forme de myopie, sans doute assez répandue chez des hommes qui, comme moi, se sont beaucoup ennuyés dans leur enfance et fixaient trop le bout de leurs souliers.’ » (Marcel Cohen, Faits, II, Gallimard, 2007, p. 57. Une première version de ce texte a paru dans « A propos de Marcel Cohen », op. cit., pp. 93-95.) 17 Cf. sa préface à The Poet’s Self and the Poem : Essays on Goethe, Nietzsche, Rilke and Thomas Mann, Londres, Athlone, 1976, pp. VII-VIII. 18 Marcel Cohen, « Notes », in Le Travail de l’art no 2, juin 1998, p. 49
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sociales impersonnelles menacent constamment les ressources privées. Nous sommes enveloppés dans un brouillard existentiel, enfermés dans une réalité anesthésiée. Marcel Cohen se demande alors pourquoi à notre époque, datée par lui du début de la Première Guerre mondiale, il est devenu si difficile de vivre une expérience qui fait sens, et il propose ce commentaire pessimiste : […] si nous avons vu les valeurs d’une civilisation voler en éclats, le corollaire est d’avoir vu, dans le même temps, dans la guerre comme dans la paix, notre ‘moi’ perdre toute emprise sérieuse sur notre propre destin. On peut toujours penser que notre sensibilité, nos expériences amoureuses, l’éducation reçue, voire, pourquoi pas, nos dons personnels, pèsent sur notre vie.19
A notre époque, l’intelligence et le sens moral sont vus comme des risques. Si l’individu veut avancer socialement et professionnellement, il doit assumer une posture intellectuelle, une pseudo-sensibilité. Marcel Cohen illustre cette perte d’emprise de l’individu sur sa destinée par des exemples tirés de l’histoire des deux guerres mondiales, des arts, de la littérature et de l’économie : Aux USA, dans les années trente, on avait assisté à des scènes défiant la morale la plus élémentaire : alors que des millions d’Américains affamés erraient sur les routes, les prix des produits agricoles étaient tombés si bas qu’on abattait le bétail avant de le brûler, et qu’on jetait aussi le lait, dans l’espoir de faire remonter le prix de ces produits ! Les magistrats qui prononçaient l’expulsion des paysans de leurs terres, parce qu’ils étaient incapables de rembourser leurs prêts bancaires, se chauffaient avec le maïs produit par ces mêmes paysans : le maïs était, en effet, beaucoup moins cher que le charbon.20
Mais un souci arrête Cohen. Il est écrivain, et non historien. Certes, un écrivain pense, mais il n’est pas nécessairement philosophe. Est-il allé trop loin en avançant cette analyse ? Et cependant, Marcel Cohen agit de bonne foi, nul besoin d’excuse. « En réalité », dit-il, « je ne fais que parler de moi à la première personne. Pour le Juif que je suis, la Shoah, à laquelle je n’ai échappé que par miracle enfant, tandis qu’elle anéantissait une grande partie de ma famille, a représenté un tel écrasement que les autres événements de ma vie sont nécessairement secondaires.»21 Il fait référence à la négation voulue de son existence par les nazis et par les collaborateurs français. Il parle 19
Ibid., pp. 49-50. Ibid., p. 50. Cohen tire ces exemples de R.J. Unstead & E. Wanty, Les Années trente, Paris et Tournai, Gamma, 1975. 21 Ibid., p. 51. 20
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également de sa survie, mais il ne le fait qu’indirectement, par exemple, en racontant l’affreuse situation économique des Américains dans les années trente. « Devenu écrivain », continue-t-il, comment pourrais-je me résoudre à parler de ce qui, dans ma biographie, m’apparaît comme étant secondaire, ou du moins sans relation directe avec la réalité profonde de ma vie ? Je peux bien dire que je suis dépossédé de ma biographie, celle-ci ne me représentant nullement. C’est en cela que je me sens proche de l’ancien combattant de 1914, broyé par la machine guerrière et, aujourd’hui, des victimes de la machinerie économique.22
La réalité profonde de ma vie : c’est précisément la même expression que celle utilisée dans cette même conférence en référence à la Shoah comme « la réalité profonde de ce siècle ». On comprend donc que la Shoah, et en particulier sa propre expérience de la guerre, est au cœur de l’écriture de Marcel Cohen, elle est son fil conducteur. Mais s’il écrit sur lui-même quand il se penche sur la Shoah ou les soldats de la Première Guerre mondiale, il ne le fait que discrètement, qu’à travers la vie des autres qui, le plus souvent, n’ont rien à voir avec lui. Pourquoi ? Pourquoi ne pas faire le récit de sa propre expérience ? A cela il ajoute : Par ailleurs, n’ayant pas connu les camps, et beaucoup trop jeune alors pour comprendre les événements eux-mêmes, je ne peux pas non plus parler de la Shoah, ni de l’Occupation. Je ne connais ces événements qu’à travers les livres. Je suis ainsi dans la situation de ne pouvoir ni parler ni me taire, tout en continuant à croire passionnément aux pouvoirs de l’écrit. Mais pourquoi ne pas tenter de raconter au moins les événements qui, dans mon enfance, ont déterminé ma vie ? Parce que mon enfance elle-même est déjà connue de tous. Ecrasée, anéantie, elle ne m’appartient pas même en propre : c’est cela « être dépossédé de sa biographie ». Les enfants juifs passés à travers les mailles du filet ont tous eu la même histoire, à quelques infimes détails près. Cette histoire a déjà été racontée des dizaines de fois. Un seul exemple : les petits citadins, brutalement transplantés comme moi à la campagne, ont tous eu une peur atroce des vaches. J’ai même vu ce détail parfaitement traité dans un film. Je n’ai aucune envie de raconter mon ancienne peur des vaches et je n’ai pratiquement rien d’autre à dire de mon enfance.23
Comme le sujet contemporain d’Agamben, Marcel Cohen est dépossédé de sa biographie. Il dit : ne parlons pas de ma phobie des vaches ; il faut plutôt s’interroger sur les obstacles empêchant les survivants de témoigner de leurs expériences d’enfance, car en réfléchissant à ces obstacles, nous améliorerons 22 23
Ibid. Nous soulignons. Ibid.
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ainsi notre connaissance sur la question de savoir comment parler d’une expérience d’enfance dont le sujet a été dépossédé. Faits,24 le roman récent de Marcel Cohen, s’exerce à surmonter ces obstacles. Les 123 proses brèves et dialogues – dont aucun n’est lié à l’autre – donnent une « forme communicable » à l’expérience de la perte de sa famille et à l’extermination intentionnée des Juifs de l’Europe. Toutefois, le terme de roman comme désignation générique ne convient pas tout à fait pour ces proses. Les chapitres ne sont disposés selon aucun ordre particulier, il n’y a pas de héros ni de personnages secondaires, et à peu près rien n’est situé dans un lieu ou à un moment donné. Le titre lui-même semble inapproprié. A moins qu’il ne s’agisse d’un roman historique, on comprend mal comment l’auteur peut justifier l’emploi du mot « fait ». En effet, le récit de Marcel Cohen est à l’opposé de toutes les conventions du roman historique, il ne ressemble en rien à ce genre créé au 19ème siècle. Au sens courant, un fait relève d’une action, d’un acte, d’un exploit. Il s’agit de quelque chose de vrai, de réel, d’objectifiable. Certains faits rapportés dans Faits sont tirés d’œuvres historiques (cf. les « notes » prises pour des essais qui n’ont pas été écrits, par exemple, sur l’emploi de l’alcool en temps de guerre ou sur le rôle du hasard, sur l’intelligence et sur l’évolution en paléontologie), mais la plupart sont des observations faites par des adultes anonymes et sans lien explicite entre eux qui, soudain, se souviennent de scènes datant de l’enfance ou de l’adolescence. Parfois, les personnages de Marcel Cohen semblent à peine saisir la portée de leurs paroles : Sur la côte normande, deux enfants à qui l’on explique que rien n’a changé depuis la dernière guerre dans les blockhaus près desquels ils ont l’habitude de jouer résument en substance ce qu’ils ont compris des événements : « Il faisait froid et sombre, la nuit comme le jour, et l’été comme l’hiver. La terre sentait l’urine. Si l’on criait, personne n’entendait. »25
Le lecteur devra probablement relire la dernière phrase des paroles rapportées de l’enfant afin de comprendre le sentiment d’abandon que l’auteur tente de nous faire ressentir. Cette condition est également exprimée dans un autre passage :
24
Marcel Cohen, Faits : lecture courante à l’usage des grands débutants, Gallimard, 2002. Sa publication a été suivie plus récemment par Faits, II, op. cit., un prolongement du premier volume qui pourrait lui-même être suivi d’un autre volume de proses sans queue ni tête, à la fois mi-historique, mi-fictif, mi-journalistique et mi-autobiographique. 25 Ibid., p. 87.
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Steven Jaron Alors que les êtres et les choses témoignaient sans relâche de sa présence au monde et qu’il lui semblait, jour après jour, apprécier un peu mieux son sillage parmi eux, un homme découvre que tout ne répète plus, désormais, que sa propre absence. Quand, et comment, cette inversion s’est-elle opérée ? Il serait bien incapable de le dire. Certes, si douloureux soit-il, et contre toute apparence, ce sentiment d’une perte est peut-être la preuve d’un regard plus aigu, auquel cas il n’avait à peu près rien vu jusque-là, se dit-il. Et, à plus forte raison, comment aurait-il pu deviner ce qu’il expérimente maintenant tous les jours : que la beauté, alors même qu’on la touche, est déchirante comme un adieu et qu’un visage ami est parfois plus douloureux qu’une plaie ouverte. Cependant, cet homme va, vient et se dépense sans compter.26
Sans intervention explicite de l’auteur, ce passage décrit la tension entre l’expérience émotionnelle de la perte et l’effort de l’individu pour continuer à vivre malgré cela : la stature d’un homme croît dans son rapport aux autres, mais à ses yeux il ne représente qu’une absence. Marcel Cohen relate ce fait avec l’objectivité d’un reporteur (« auquel cas, se dit-il ») et il est clair que son style a été formé par son expérience de journaliste. Mais cette expérience professionnelle n’explique pas le sentiment d’étrangeté que sa prose pourrait induire chez le lecteur. On n’est donc pas en train de lire des faits au sens ordinaire du terme. Il semble se passer autre chose, mais le lecteur ne sait pas exactement quoi. Certes, l’auteur se rend compte que ses écrits pourraient perturber le lecteur, et cela indique que les faits en question ne sont pas tout simplement ceux que l’on lit dans un périodique ou que l’on entend au journal télévisé du soir. Le sous-titre du livre, Lecture courante à l’usage des grands débutants, tente de rassurer ceux qui abordent l’œuvre de Marcel Cohen pour la première fois : ils recevront des indications sur l’approche à adopter ; autrement dit, par la pratique, le lecteur apprendra petit à petit comment interpréter ces faits. Mais s’il se tourne vers l’un de ces textes, il sera probablement déconcerté. Il poursuit les faits avec la même gaucherie que le patineur débutant de la citation de Kafka mise en exergue au livre.27 Incapable de glisser gracieusement sur la piste, le débutant est hésitant et incertain ; contraint de fixer ses patins des yeux et de songer sans cesse à ses chevilles trop peu fermes, il s’efforce d’éviter les collisions avec les autres patineurs, ou de tomber sur son arrière-train. C’est une situation que l’on retrouve dans un chapitre de Faits où un homme a subi une opération qui l’oblige à « se tenir le 26
Ibid., p. 143. L’exergue de Faits, II est une citation de Walter Benjamin : « Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer » (Faits, II, op. cit., p. 9), ce qui rappelle l’intention de Marcel Cohen, énoncée dans sa conférence de 1998, qu’il n’avait rien à dire sur lui-même. 27
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plus souvent allongé sur le côté, face à la fenêtre de sa chambre d’hôpital. En raison d’un mur aveugle il ne voit guère qu’un pan de ciel et l’une des branches maîtresses d’un acacia. Il est donc condamné à observer des détails de plus en plus ténus. »28 Le champ visuel de cet homme hospitalisé se trouve considérablement réduit à cause de son infirmité. En cela, il ressemble, peutêtre, à l’auteur de « Myopie ». La conception que se fait Marcel Cohen de l’écriture a des points communs avec l’entreprise de T.S. Eliot, qui tenta de comprendre l’expérience qu’il avait de soi et de lui donner une forme qui soit communicable. Sa notion du processus de dépersonnalisation propre à l’artiste est proche de Marcel Cohen. Pour Eliot, « La marche de l’artiste est un sacrifice continu, une extinction continuelle de sa personnalité. »29 Selon lui, le poète doit chercher une expression impersonnelle de « l’émotion ‘significative’ »30 (voilà qui est proche de la Erfahrung de Lacoue-Labarthe). Il l’atteint en trouvant un « corrélat objectif » ou « un ensemble d’objets, une suite d’événements qui devront être la formule de cette émotion particulière ; si bien que, lorsque les faits extérieurs qui doivent aboutir à une émotion sensorielle sont donnés, l’émotion est immédiatement évoquée. »31 Faits exprime cette notion d’une émotion significative par le biais d’un corrélat objectif. Mais quelles émotions significatives de ce que, cidessus, j’ai appelé la non-vie Marcel Cohen cherche-t-il à communiquer ? Quelles sont les situations qui donnent lieu aux émotions qu’il tente de décrire ? On pourrait en faire un bilan, toujours incomplet : l’incertitude lorsque l’on est confronté à l’imprévu, le non-sens de la destinée individuelle face aux priorités économiques, idéologiques ou face à quelque force supraindividuelle, la dépossession (de son identité ou de son histoire, ou de la vie elle-même), la défense maniaque (comme tentative de combler le vide, de se mesurer par rapport à l’absence d’objet), l’angoisse liée au désespoir à cause de notre isolement physique ou émotionnel, l’impuissance, la honte ou le sentiment de culpabilité face à l’incapacité à communiquer, et le sentiment d’abandon (abandonner ou être abandonné). Nous savons bien que les enfants de quatre à six ans (comme Marcel Cohen à l’époque) sont capables d’établir une relation étroite avec la réalité extérieure, ils savent ce qui est « familier » et ce qui ne fait pas partie de leur entourage quotidien, ils peuvent aussi refuser d’être intégré à un groupe. Et ils ont bel et bien des souvenirs partiels de la situation traumatisante (comme la 28
Faits : lecture courante à l’usage des grands débutants, op. cit., p. 119. T. S. Eliot, « La tradition et le talent individuel » (1917), in Essais choisis, traduit de l’anglais par Henri Fluchère, Seuil, 1991, p. 31. 30 Ibid., p. 37. 31 T.S. Eliot, « Hamlet » (1919), op. cit., 1991, pp. 168-169. 29
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présence imposante et effrayante des vaches).32 Cependant, s’ils sont privés de la présence protectrice des parents et surtout de la mère (ou de la personne qui assume ce rôle), ils sont pleinement conscients du danger peut-être mortel où ils se trouvent. Les restes mnésiques de l’expérience traumato-génétique persistent dans l’adolescence et à l’âge adulte, où ils prennent une forme adaptée à la nouvelle situation sociale de l’individu. Les adolescents seront peut-être timides et socialement maladroits, susceptibles de résister aux adultes ou de les fuir. Les adultes auront peut-être des difficultés considérables à s’investir dans des relations de longue durée et restent souvent insatisfaits du point de vue professionnel, ce qui les mène à changer régulièrement de partenaire et de travail. Deux exemples suffiront à montrer comment, dans Faits, Marcel Cohen s’y prend pour donner une forme communicable (ou un corrélat objectif) à une émotion significative. Dans le premier, un savant est interviewé par un personnage, vraisemblablement un journaliste, au sujet de sa thèse intitulée Déficits affectifs chez l’enfant et les animaux de compagnie. Dans cet ouvrage, le savant examine le cas clinique d’un « garçon difficile », un « fugueur impénitent », qui devient sociable grâce au contact avec un chien. Le garçon a besoin de l’amour de la famille qui s’est chargée de lui, mais seul le chien lui offre inconditionnellement son affection. Il ne reçoit l’amour de la famille que s’il se conforme à des normes sociales acceptées, comme de bonnes performances à l’école et une bonne conduite. Il lui devint à peu près impossible de faire une fugue, dit le savant, car le chien suivait l’enfant dans sa cachette, et s’il « réussissait à lui fausser compagnie [. . .], le chien se mettait à aboyer, furieux de rester enfermé. »33 Le thème de la perte est objectivé par le savant. Marcel Cohen se présente non comme l’auteur d’une fiction mais simplement comme le rapporteur de ces faits. Le second exemple est le portrait d’un homme qui, de façon compulsive, visite des appartements à louer. « Ce n’est pas du tout parce qu’il s’estime mal logé et il n’a aucune autre raison de vouloir déménager. »34 Alors, comment expliquer son étrange conduite ? Elle est le symptôme d’une condition. Ce qu’il cherche, explique le narrateur, a un rapport à son « hygiène 32 Cf. Hans Keilson, Enfants victimes de la guerre (1978), traduit de l’allemand par Annie Berthold et Danielle Le Roux, Presses Universitaires de France, 1998, pp. 85101. Keilson discute en particulier le destin des enfants cachés aux Pays-Bas pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Son étude attire notre attention surtout parce qu’elle différencie six stades à partir de la théorie psychanalytique du développement lIbidinal et en fonction de l’âge de l’enfant lors de sa séparation avec sa mère : de 0 à 18 mois, de 18 mois à 4 ans, de 4 ans à 6 ans, de 6 ans à 10 ans, de 10 ans à 13 ans et de 13 ans à 18 ans. 33 Faits : lecture courante à l’usage des grands débutants, op. cit., p. 105. 34 Ibid., p. 25.
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mentale ». Il éprouve le besoin de se libérer d’un poids. « En arpentant les pièces vides, il tente, en somme, de s’observer à la dérobée, et sous tous les déguisements compatibles avec le lieu, à la manière dont un comédien compose son personnage devant un miroir. » Mais ce n’est pas tout. « Audelà, c’est un peu comme si, à force d’éliminer tous les possibles, il espérait se convaincre qu’il avait toutes les bonnes raisons de parvenir où il se trouve déjà, et d’être aussi ce qu’il est devenu. » Nous ne savons rien du protagoniste, réduit à son essence, de ce récit qui ne fait qu’un tiers de page. Nous ne connaissons ni son nom ni son âge, ni le nom de la ville où il habite, et il n’y a aucune indication temporelle pour nous situer. L’auteur se limite à décrire la condition illégitime de cet homme, dans toute sa nudité, son sentiment profond de ne pas avoir droit à l’existence. Son anonymat permet au lecteur de projeter sur lui des détails qu’il croit exacts. On pourrait supposer, par exemple, que cet homme a vécu quelque événement terrible touchant à son identité et que sa conduite obsessive est une tentative de retrouver un équilibre psychique, de se libérer d’un sentiment de culpabilité éventuel. Le langage employé indique que sa conduite répétitive a rapport à la dissimulation : l’homme ressent le besoin de s’observer « à la dérobée », secrètement. Personne n’a le droit de le voir en train de créer un personnage de théâtre, pareil à ce que D.W. Winnicott appelle un « faux self », derrière lequel se cache l’enfant afin de s’adapter à une menace situationnelle de son « vrai self ». Un tel individu pourra, ainsi que l’explique Winnicott, devenir acteur à l’âge adulte. Son expérience de la petite enfance constituera le matériel pour des formes de sublimation qui pourront apparaître à un âge plus avancé35. Il ne faut pas oublier que Winnicott souligne la différence entre l’acteur qui sait qu’il est en train de jouer et celui qui l’ignore. Pour lui, c’est ce dernier qui souffre d’une déformation du moi. Je ne veux pas conclure ces remarques sans souligner le fondement essentiellement éthique des écrits de Marcel Cohen, qu’il explicite lui-même. Voilà qui confirme qu’il fait partie de ces écrivains conscients de la distance qui sépare le faux self du vrai. Dans son discours aux étudiants de beaux arts, il affirme que l’horreur des temps exhorte l’art (ou la littérature) à exprimer cette horreur selon les ressources affective, et intellectuelle, dont dispose chaque artiste individuellement. Pour illustrer cette thèse, il cite l’essai de Georges Perec sur L’Espèce humaine de Robert Antelme où celui-ci relate son emprisonnement dans les camps de concentration nazis. Pour Perec, le livre d’Antelme est exemplaire des capacités communicatives de la littérature face à l’extrême : « Cette transformation de l’expérience en langage, cette relation 35 D.W. Winnicott, « Distortion du moi en fonction du vrai et du faux self » (1960), in Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement, traduit de l’anglais par Janine Kalmanovitch, Payot, 1983, pp. 115-131.
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possible entre notre sensibilité et un univers qui l’annihile, apparaissent aujourd’hui comme l’exemple le plus parfait, dans la production française contemporaine, de ce que peut être la littérature. »36 Une telle transformation, une transposition de l’Erfahrung en Erlebnis, ou de l’expérience de non-vie en expérience de vie, est une condition essentielle préalable au témoignage. C’est un progrès vers ce que Levinas appelle l’« extériorité »37, qui nécessite l’objectivation de l’expérience intérieure de l’individu, examinée dans ses plus menus détails. C’est le langage et le rapport à l’autrui qui rend conscients les objets et qui les transforme en thème et récit. Dans cette perspective, il est utile de se référer à un texte du deuxième volume de Faits où Marcel Cohen cite le metteur en scène Frédéric Variot, au Cambodge en février 1984 lorsque les Khmers rouges encerclèrent Phnom-Penh : Un soir, j’étais en voiture et filmais les passants sur les trottoirs. C’est alors qu’un mur de pieds est apparu dans mon viseur. Les cadavres étaient si bien rangés sur la plate-forme du camion qui venait de nous doubler qu’on ne voyait pas une seule tête. C’est seulement après avoir filmé que j’ai compris ce que je venais de voir. Hors du viseur, le spectacle devenait insoutenable.38
Je ne sais pas si Marcel Cohen, lorsqu’il écrivit ce texte, avait à l’esprit la remarque de Nietzsche : « Nous possédons l’art afin de ne pas périr de la vérité ». Mais même si ce n’était pas le cas, il serait parfaitement d’accord avec le philosophe, qui disait que la vérité demeure vraie dans son insoutenable horreur, mais que l’art la rend saisissable et communicable à autrui. Voilà donc une réponse possible à la question de Hölderlin : « A quoi bon la poésie en temps de détresse? » et une réfutation de plus (si tant est qu’elle soit encore aujourd’hui nécessaire) de l’adage malheureux d’Adorno, interdisant la composition de toute poésie après Auschwitz sous peine de contribuer à la barbarie. Dans ce qui précède, j’ai soutenu que la discrétion de Marcel Cohen est propre au survivant dépossédé de son expérience mais qui, malgré tout, éprouve le besoin de témoigner ; raconter ce qu’il ne peut raconter parce que cette expérience ne lui appartient pas reviendrait à fausser non seulement sa propre expérience mais celle de tous ceux qui ont vécu à cette époque. Ainsi que le montre Faits, l’expérience émotionnelle remémorée peut néanmoins être exprimée par le biais d’un thème qui sera ensuite proposé à autrui. Dans 36
« Notes », op. cit., p. 53. Emmanuel Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Le Livre de Poche, 1998, pp. 230-231. 38 In Faits, II, op. cit., p. 176. 37
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le cas du témoignage, qui est donc autrui ? La conception que s’en fait T. S. Eliot est très proche, sinon identique, me semble-t-il, de ce que suggère Marcel Cohen. Citons une dernière fois « The Dry Salvages » : L’expérience passée que la signification fait revivre N’est pas l’expérience d’une vie seulement, Mais de maintes générations—sans oublier Quelque chose de, sans doute, tout à fait ineffable [. . .]39
« De maintes générations », écrit le poète dans ces vers composés en 1941 : il s’adresse à ceux qui viendront après les années de guerre. J’ai suggéré plus haut que, lorsque Marcel Cohen parle des horreurs subies par ceux qui ont vécu avant lui, il parle, selon ses propres dires, des horreurs qu’il a vécues, enfant. A ceux qui ignorent ce qu’il sait, il apprend à interpréter sa propre expérience de l’Histoire : c’est une espèce d’écoute empathique qu’il leur enseigne. A leur tour, comme les étudiants en beaux arts à qui il s’adressait, ils apprendront peut-être à interpréter leur propre expérience de l’Histoire. En outre, à ceux qui n’ont pas vécu ce qu’il a vécu – témoigner est toujours un acte de confiance en ceux qui sont disposés à écouter avec empathie – il confie une manière de se souvenir. Il accomplit la tâche complexe de ne pas « oublier / Quelque chose de, sans doute, tout à fait ineffable » sans s’imposer et sans obliger le lecteur à apprécier le caractère particulier de son expérience privée. Il le fait car il a réussi à surmonter cette violence singulière expérimentée en première main. (traduit de l’anglais par Annelise Schulte Nordholt)
39
« The Dry Salvages », op. cit., p. 193.
Susan Rubin Suleiman (Harvard University)
Expérimentation littéraire et traumatisme d’enfance : Perec et Federman Cet article traite de l’écriture expérimentale pratiquée par les survivantsenfants de l’Holocauste: ceux qui étaient trop jeunes pour avoir eu une compréhension adulte de ce qui leur arrivait mais qui étaient en âge d’avoir été là pendant la persécution nazie des Juifs. Il s’agit de ceux que j’ai appelés « la génération 1,5 », par opposition à la deuxième génération, née après la guerre. Tous les membres de cette génération ont subi des expériences traumatiques, le plus souvent liées à la séparation de leurs proches. Quel est le rapport entre expérimentation littéraire et existence, lorsque l’existence débute par une fracture? Cette question est discutée en prenant comme exemples l’œuvre de Georges Perec et celle de Raymond Federman, moins connue des spécialistes de la Shoah. Les figures rhétoriques de la suspension et de la prétérition se révèlent comme des figures maîtresses, pertinentes à la fois dans une perspective stylistique et psychanalytique.
« Crises de mémoire et la Seconde Guerre mondiale », tel serait le titre français de l’ouvrage que j’ai publié récemment, et dont le présent article fait partie1. Sous le mot « crise », le Robert donne notamment les expressions suivantes : phase critique, accès, attaque, phase décisive dans l’évolution des choses, tournant, mauvaise passe. En parlant de crises de mémoire, j’ai toutes ces significations à l’esprit. Comme on sait, la crise et la critique ont la même racine grecque : kritein, choisir, discriminer. Une « crise de mémoire » est un moment de choix, de discrimination et parfois de conflit en ce qui concerne le 1
Crises of Memory and the Second World War, Cambridge, Massachussetts, Harvard University Press, 2006.
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souvenir du passé. Dans mon ouvrage, j’examine une série de tels moments de crise, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en m’attachant tout particulièrement aux problèmes de la représentation, qu’elle soit individuelle ou collective. Un exemple, au niveau collectif, ce sont les différentes interprétations, les différents récits auxquels l’Occupation a donné lieu depuis la Libération, en France. Au niveau individuel, il s’agit des vicissitudes de la mémoire et du témoignage, notamment le rapport du témoignage individuel aux faits historiquement établis, les vacillations de la mémoire dûes au temps qui passe, le rapport entre autobiographie et fiction. Dans ce qui suit, il s’agit de l’écriture expérimentale pratiquée par les survivants-enfants : ceux qui étaient trop jeunes pour avoir eu une compréhension adulte de ce qui leur arrivait mais qui étaient en âge d’avoir été là pendant la persécution nazie des Juifs. C’est ce que j’ai appelé « la génération 1,5 », par opposition à la deuxième génération, née après la guerre2. Ce n’est qu’assez récemment, historiquement parlant, que la notion de « survivant enfant de l’Holocauste » a fait son entrée comme une catégorie à part, digne de recherche. De même, ce n’est qu’assez récemment que les survivants enfants ont commencé à se voir comme tels. Pendant longtemps, dans l’imagination populaire mais aussi en psychologie, le terme de survivant de l’Holocauste désignait tous ceux – mais uniquement ceux – qui avaient passé par les camps de concentration, quel que soit leur âge ; les enfants qui avaient survécu en se cachant, en grande majorité, n’étaient pas considérés comme des survivants, ni par eux-mêmes ni par les autres. Ce n’est qu’au début des années 80 que le terme de « survivant enfant » a commencé à avoir une large diffusion, aussi bien chez les psychologues que dans les organisations de survivants enfants. Le terme est de plus en plus employé depuis une vingtaine d’années3. 2 Pour la notion de « génération 1,5 », cf. mon article « The 1.5 Generation : Thinking about Child Survivors and the Holocaust », American Imago, vol. 59, no 3, automne 2002, pp. 277-295 3 Parmi les psychanalystes aux Etats Unis, l’intérêt pour les survivants enfants a surgi pendant le traitement de patients de la « seconde génération », dont les parents étaient des survivants des camps (cf. Bergmann & Jucovy, Generations of the Holocaust, New York, Basic Books, 1982, pp. 84-94). Parmi les psychanalystes qui étudièrent les survivants enfants, Judith Kestenberg (1910-1999) fut une figure importante, qui fut également l’une des fondatrices, en 1974, du « Group for the Psychoanalytical Study of the Effects of the Holocaust on the Second Generation » (cf. Bergmann & Jucovy, op. cit., p. 36). Une large partie des œuvres plus récentes de Kestenberg fut consacrée spécifiquement aux survivants enfants, cf. Kestenberg & Brenner. The Last Witness, Washington, DC, American Psychiatric Press, 1996, et Kestenberg & Kahn, Children Surviving Persecution, Westport, Connecticut, Praeger, 1998). Des groupes de survivants enfants commencèrent à se former à Los Angeles et dans plusieurs villes de
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Presque sans exception, les enfants juifs d’Europe ont vu, pendant la guerre, leur univers se transformer tout à coup d’une relative stabilité au chaos total : ils ont dû quitter leur environnement familier, vivre seuls ou avec des personnes qui leur étaient étrangères, ils ont dû oublier leur nom pour en assumer un nouveau, et une nouvelle identité, ils ont dû apprendre à ne jamais dire qui ils étaient réellement. Voilà quelques unes des expériences « quotidiennes » des enfants juifs pendant l’Occupation, de ceux qui survécurent (sans parler ici de ceux qui furent déportés, qui périrent presque tous). Ceux qui eurent le plus de chance purent rester auprès de leurs parents ; la plupart furent au moins temporairement séparés de leur famille et de ceux qu’ils aimaient ; beaucoup d’entre eux perdirent un de leurs parents, ou les deux, et d’autres membres de leur famille, dans les déportations et l’extermination. Dans un sens, ils eurent tous beaucoup de chance : 11 % seulement des Juifs européens qui étaient des enfants en 1939 étaient toujours vivants à la fin de la guerre4. Evidemment, on peut soutenir que non seulement les enfants (et non seulement les Juifs) mais tous ceux qui furent persécutés par les nazis ont vécu cette expérience d’égarement, d’abandon et de trauma généralisé, pendant l’Occupation. Mais ce qui fait la particularité de l’expérience des enfants juifs, c’est que le désastre les frappa avant qu’ils n’aient formé l’identité stable propre à l’âge adulte, et dans certains cas avant même qu’ils n’aient une quelconque conscience de soi. Puisque la majorité d’entre eux survécut grâce à leur vie en cachette, ils furent obligés d’escamoter ou d’ « oublier » leur judéité, ce qui compliqua ultérieurement leur identité déjà fragile. Pour les enfants provenant de familles juives assimilées, qui déjà avaient très peu le sens de l’identité juive, cela impliquait qu’il fallait prendre pour la première fois conscience d’une telle identité, et en même temps la renier. Tous ces enfants pendant la guerre, même ceux qui survécurent dans les ghettos et dans les camps, eurent à vivre avec le savoir, même mal compris, que leur judéité était la cause de leurs misères. Voilà qui se trouve merveilleusement exprimé dans le roman autobiographique de Imre Kertész Sorstalanság5. Le protagoniste adolescent de ce roman n’a aucun rapport la côte est des Etats Unis au début des années 80, et finirent par former la National Association of Jewish Child Survivors (NAHOS), qui organisa son premier colloque en 1987, et de nombreux colloques depuis. La Hidden Child Foundation est une autre association importante, qui naquit d’un colloque international à New York en 1991, et qui a des filières dans le monde entier. Pour la naissance de telles associations en France, cf. infra, l’article de Yoram Mouchenik. 4 Deborah Dwork, Children with a Star : Jewish Youth in Nazi Europe, New Haven, Yale University Press, 1991, p. XXIII. Le livre de Dwork concerne les enfants cachés aussi bien que les enfants déportés. 5 1975; traduction française: Etre sans destin, Actes Sud, coll. « 10/18 », 1998.
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affectif à la communauté juive ni à la religion juive, et pourtant il est déporté à Auschwitz. Il y a un nombre impressionnant d’écrivains contemporains, écrivant dans une multitude de langues, qui furent enfants ou adolescents pendant l’Holocauste et qui en ont parlé dans leurs œuvres. Strictement singulières quant au style, ces œuvres ont pourtant « un air de famille » quant au ton, au genre et au contenu émotif ou narratif. On y retrouve régulièrement les thèmes d’une identité instable et de la scission psychologique [du moi], une hantise de l’absence, du vide, du silence, une impression permanente de solitude et de perte, notamment la perte des souvenirs liés à la famille et à l’enfance, et souvent, un questionnement angoissé sur ce que c’est que d’être juif après l’Holocauste. Leurs œuvres se caractérisent également par la question obsédante de savoir comment raconter leur histoire – que cette question soit explicitement posée ou impliquée dans leurs choix formels. Un de ces écrivains, Raymond Federman, qui fait remonter sa « naissance » au moment où sa famille fut arrêtée par la police française, faisant de lui le seul survivant, à quatorze ans, a observé : « Ma vie a commencé dans l’incohérence et la discontinuité, et mon œuvre a sans doute été marquée par cela. C’est peut-être pourquoi elle a été caractérisée comme expérimentale. »6 Voilà donc la question maîtresse du présent article : quel est le rapport entre expérimentation et existence, lorsque l’existence débute par une fracture ? W ou le souvenir d’enfance de Perec ou le paradoxe de la suspension Depuis sa parution en 1975, W ou le souvenir d’enfance a pris une valeur canonique pour tous ceux qui étudient la littérature de l’Holocauste. En effet, ce livre fait montre d’une conscience aiguë des limites et des paradoxes propres à la mémoire et à l’écriture qui s’attachent au traumatisme d’enfance7. Comme on sait, Perec, fils de Juifs polonais arrivés en France dans les années vingt, perdit ses deux parents pendant la guerre, quand il avait moins de 10 ans (il est né en 1936). Son père périt au front en ’40, sa mère fut déportée à Auschwitz en 1943. Il survécut en se cachant en Zone Libre, sous un nom emprunté, et après la guerre, il fut élevé par la famille de sa tante paternelle. 6
R. Federman, « A Version of My Life – the Early Years », Contemporary Authors, vol. 208, 2003, p. 118. 7 Sur W ou le souvenir d’enfance, cf. mon ouvrage Risking Who One Is, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1994, chapitre « On Autobiographical Reading », et plus récemment mon essai « The 1.5 Generation. Georges Perec’s W or the Memory of Childhood », in M. Hirsch & I. Kacandes éds., Teaching the Representation of the Holocaust, New York, Modern Language Association, 2004, pp. 372-385.
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Lors de sa parution, en 1975, W ou le souvenir d’enfance a surpris bien des lecteurs. Perec avait acquis une certaine renommée comme membre de l’Oulipo, notamment comme auteur de La Disparition (1969), formidable tour de force puisqu’il s’agit, comme on sait, d’un roman d’où la voyelle e est entièrement absente : roman policier au ton burlesque, aisé à lire et prenant malgré les contortions de langage imposées par une telle contrainte. Au début des années 70, Perec était donc connu comme un écrivain extraordinairement brillant et inventif, mais très peu de ses lecteurs étaient au courant de son histoire familiale, marquée par l’Holocauste. Or W ou le souvenir d’enfance n’est nullement en rupture avec l’écriture expérimentale de Perec. Bien plus, ce livre a fait que ce qu’on avait considéré jusque là comme pure expérimentation formelle prit soudain une profonde signification existentielle. Le redoublement, la scission du moi, la discontinuité, la fragmentation, l’absence, la substitution : autant de signes qui n’expriment plus seulement l’ambition formelle du roman, mais prennent un sens personnel et historique, lié à la mémoire enfantine et à l’expérience de séparation et de perte vécue par un enfant survivant à l’Holocauste. Comment écrire son autobiographie quand on « n’a pas de souvenirs d’enfance » (comme le dit la célèbre phrase d’ouverture du chapitre II de W) ? Perec a résolu la question en inventant une forme littéraire entièrement nouvelle : c’est la fameuse alternance entre chapitres d’autobiographie et chapitres de roman de science fiction (indirectement liés à son autobiographie). Selon Philippe Lejeune, un tel « montage » d’autobiographie et de fiction au sein d’un même roman n’existait pas avant que Perec l’inventât8. Certes, la difficulté que l’on a à se souvenir de son enfance n’est pas propre à ceux qui survécurent à l’Holocauste, ni aux victimes d’un traumatisme enfantin. Comme Freud l’a montré dans ses premiers travaux sur le souvenir écran, la « matière brute des traces mémorielles dont ce souvenir est fait nous reste inconnue dans sa forme originelle », qui que nous soyons9. Etant donné que Perec avait cinq ans lorsqu’il vit sa mère pour la dernière fois, cela n’a rien d’extraordinaire qu’il ne se souvienne pas d’elle. Mais ce qui est hors du commun, ce sont les circonstances de leur séparation et de la disparition de la mère, qui n’étaient pas celles d’une enfance ordinaire. Si Perec fascine autant Philippe Lejeune, c’est que son questionnement de soi coïncide avec l’expérience extrême des Juifs pendant l’Holocauste. Perec, dit
8 P. Lejeune, La Mémoire et l’oblique: Georges Perec autobiographe, POL, 1991, p. 39. 9 Freud, « Über Deckerinnerungen », in Gesammelte Werke, Vol. 2, Londres, Imago Publishing Co., 1941, p. 553. Traduction française par la traductrice de l’article, à partir de la version originale mentionnée en note.
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Lejeune, envisageait l’autobiographie comme « oblique, multiple, éclatée et en même temps tournant sans fin autour de l’indicible »10. Lejeune a certainement raison en ce qui concerne le caractère inépuisable en même temps qu’indirect de la quête autobiographique chez Perec. Cependant, il faudrait reconsidérer le terme d’« indicible », si souvent employé quand il est question de l’Holocauste. En fait, je voudrais proposer un moratoire sur l’emploi de ce terme. Car si quelque chose est exprimé, même de manière oblique, alors ce n’est pas « indicible », bien au contraire, c’est peut-être quelque chose dont on ne peut cesser de parler. Il y a de multiples formes de parole et parfois, comme on dit, le silence est plus éloquent que le mot prononcé à haute voix. De plus, il ne faut pas oublier que dans le cas échéant, il s’agit non pas de mots parlés mais d’écriture. La question, pour Perec, n’était pas de savoir si « cela » pouvait être écrit, mais comment l’écrire. Difficilement, sans doute, mais aussi, comme il l’a brillamment montré, avec inventivité et par la voie du silence – mais un silence qui parle, comme les célèbres points de suspension en caractères gras entre parenthèses, placés sur la page blanche qui sépare la première de la seconde partie de W ou le souvenir d’enfance : (…) L’ellipse est-elle une manière de dire, ou de ne pas dire ? Les deux sans doute, c’est un signe qui dit « je ne dirai pas » et qui a inspiré les commentateurs à en parler longuement. Raymond Federman : Quitte ou double ou comment (ne pas) le dire Quelle que soit l’importance de Perec, je voudrais également observer un moratoire à son sujet, du moins dans le présent article. J’aimerais parler, plutôt, d’un autre écrivain de la génération « 1,5 », Raymond Federman. Avec Perec, il a en commun ses dons d’autoréflexivité et d’inventivité mais aussi son contexte familial, étant lui aussi le fils de pauvres immigrés juifs polonais vivant à Paris pendant l’Occupation. Contrairement à Perec cependant, ce n’est que récemment que Federman a commencé à faire partie du canon de l’écriture de l’Holocauste. Malgré le fait que toutes ses œuvres – il a publié une douzaine de romans, plusieurs volumes de poésie et des ouvrages de critique – tournent autour de son traumatisme d’enfance, pendant longtemps, aux Etats Unis, il était connu surtout comme écrivain d’avantgarde et comme théoricien, et c’est ainsi qu’il se présentait au public. C’est
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Lejeune, Préface à Perec, Je suis né, Seuil, 1990.
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en Allemagne qu’il se fit d’abord connaître, et maintenant également en France, mais ses textes demeurent un peu un trésor caché11. Né en 1928, donc de huit ans l’aîné de Perec, Federman venait d’avoir quatorze ans lorsque sa famille – père, mère et deux sœurs – fut arrêtée lors de la fameuse « rafle du Vél d’Hiv », le 16 juillet 1942 et, comme la plupart des 12.000 Juifs arrêtés lors de cette rafle, ils furent déportés à Auschwitz. Raymond fut épargné parce que sa mère, à la dernière minute, le poussa dans un placard sur le palier devant leur appartement. Presque nu, le garçon resta toute la journée assis dans le placard et, la nuit venue, finit par en sortir, habillé du manteau de son père. Il finit par réussir à passer en Zone Libre, dans le midi de la France, où il travailla comme ouvrier agricole jusqu’à la fin de la guerre. En 1947, un membre de sa famille, vivant aux Etats-Unis, l’aida à émigrer12. Après quelques années à Detroit, où il passa son baccalauréat et apprit à jouer du saxophone jazz tout en gagnant sa vie par une série de petits jobs, Raymond Federman partit pour New York, travailla dans une usine 11
Sur la réception de Federman en Allemagne (ses textes furent traduits et parfois adaptés à la scène et pour des pièces radiophoniques), voir Thomas Irmer, « Federman in Germany », Federman from A to X-X-X-X, L. Mc Caffery, T. Hartl et D. Rice, éds., San Diego, San Diego State University Press, 1998, pp. 126-134. Cette très belle collection de textes et de photos rassemblés par les fans de Federman (avec beaucoup de textes de Federman lui-même) fut « totalement ignorée » aux Etats Unis, aucun compte rendu n’en parut jamais, selon un courriel de l’auteur, en août 2004. Catherine Viollet, une des rares chercheuses en France qui publia sur Federman dès le début des années 90, se plaignait aussi qu’il restait inconnu en France malgré le fait que ses œuvres étaient publiées en français et en anglais – elle le découvrit elle-même lors d’un séjour en Allemagne (cf. Viollet, « Raymond Federman : La voix plurielle », Autofictions & Cie, éds. S. Doubrovsky, J. Lecarme, P. Lejeune, Nanterre, Université Paris X-Nanterre, 1993, pp. 193-206. 12 Il n’existe pas de biographie autorisée de Federman, et ses propres versions de sa vie, comme il se plaît à le répéter, sont faites d’invention autant que de souvenir, ce sont de « vrais discours fictifs » comme l’indique le sous-titre de Quitte ou double. Le récit autobiographique le plus fiable sur son enfance et sa jeunesse est « A Version of My Life – the Early Years », dans Contemporary Authors, vol. 208, 2003, pp. 118136. Là, il se dit âgé de 14 ans lorsqu’il fut abandonné, mais dans ses romans et même dans certaines interviews, le « garçon dans le placard » a 12 ou 13 ans. Lorsque je l’ai interrogé sur les raisons de ces variations, Federman m’a répondu dans un mèl qu’il croyait que « ce serait plus dramatique que le garçon de l’histoire ait 13 ans ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « lorsque je suis sorti du placard/sein maternel, mentalement, physiquement, émotionnellement, j’avais 13 ans ou moins. J’étais si peu préparé, si maladroit, si timide. » (août 2004) Bien que la famille de Federman fût totalement non-religieuse et qu’il n’eût pas eu de bar mitzvah, on peut supposer que le fait que c’est à l’âge de 13 ans que, dans le judaïsme, le garçon passe à l’âge adulte, joue également un rôle ici.
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d’abats-jour et fut enrôlé dans l’armée lors de la guerre de Corée. En 1954, à 26 ans, il s’inscrivit à l’université de Columbia (en tant qu’ancien combattant, il bénéficiait de l’aide financière de l’Armée américaine), obtint son B.A. en littérature comparée et continua ses études pour le doctorat, à l’Université de Californie, à Los Angeles. Il écrivit sa thèse sur les premières œuvres de Samuel Beckett. En 1971, son roman autobiographique Quitte ou double fit de lui l’un des écrivains expérimentaux les plus importants des Etats Unis, peu connu du public mais très apprécié des spécialistes qui s’intéressaient à l’avant garde américaine. Comme beaucoup d’écrivains postmodernistes américains, il gagnait sa vie comme professeur d’université ; il prit sa retraite de l’université de Buffalo il y a quelques années, et vit à présent en Californie. Son premier roman, Double or Nothing (Quitte ou double) parut en 1971.13 Ce n’est que des années plus tard que ce roman fut traduit, d’abord en allemand, ensuite en français14. Tout au long des années 70, Federman ne parla de son œuvre qu’en termes d’expérimentation formelle et d’avant garde. Le lecteur d’aujourd’hui qui connaît l’histoire personnelle de Federman peut s’étonner de ce que ses déclarations théoriques de ces années-là omettent toute référence à l’expérience personnelle ou à l’Histoire. « Il ne peut y avoir de vérité ou de réalité en dehors de la fiction », écrit-il en 1975 dans un manifeste15. Cependant, quelques années plus tard, dans une interview, il évoque son expérience personnelle comme la source et même comme le sujet de ses romans. En réponse à une question sur la « structure compliquée des narrations emboîtées » dans ses romans, il explique : « Il me semble que cela vaut pour tous les romanciers – mais surtout pour ceux qui basent leur fiction sur leurs expériences personnelles – qu’il leur faut trouver une manière de se distancier de leur sujet. […] Et pourtant, paradoxalement dans mon cas, plus le système de distanciation est complexe, plus j’ai le sentiment d’être proche de ma propre biographie. »16 Quelques années plus tard, dans ses déclarations, l’Histoire reprit sa place : le roman postmoderniste, dit-il, était une réponse à « la crise morale provoquée par l’Holocauste »17.
13 The Swallow Press, Chicago, 1971. Il y eut ensuite une édition plus courante (Boulder, Fiction Collective, 1998) mais elle est une adaptation de l’édition originale, dont elle ne respecte pas toujours la mise en page. 14 D’abord par Fiction collective 2, en 1998, ensuite par les éditions Al Dante/Léo Scheer, en 2004 (traduction Eric Giraud). 15 « Surfiction. Four Propositions in Form of an Introduction », in Surfiction: Fiction Now and Tomorrow, éd. Raymond Federman. Chicago, Swallow Press, 1975, p.121. 16 McCafferey, Larry. « An Interview with Raymond Federman », Contemporary Literature, vol. 24, no 3, 1983, pp. 299-300. 17 R. Federman, Critifiction. Postmodern Essays, Albany, SUNY Press, 1993, p. 122.
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L’intuition de Federman que « plus le système de distanciation était complexe », plus il se rapprochait de sa biographie, a des implications importantes pour la psychologie du traumatisme d’enfance mais aussi pour l’écriture expérimentale de la « génération 1,5 ». Quelles manières invente-til pour se distancier, et en même temps pour se rapprocher de l’histoire de sa vie ? On pourrait écrire un livre entier sur ce sujet, car dans ses œuvres, Federman s’est servi de la panoplie complète des stratégies de distanciation, y inclus les jeux de mots et les calembours (sur son propre nom par exemple : Federman = « featherman », homme de plume, écrivain), et un humour impétueux, même – ou tout particulièrement – lorsqu’il traite des sujets les plus douloureux. Ses premiers romans sont les plus novateurs du point de vue formel, et les plus émouvants. Examinons un peu plus en détail son premier roman, Quitte ou double¸ qui est une œuvre brillante, à mon avis. Federman a expliqué qu’il commença à y travailler comme à une série de notes manuscrites en vue d’un roman, mais il découvrit peu à peu que ces notes étaient elles-mêmes à la fois le contenu et la forme qu’il cherchait. Il passa ensuite plusieurs années à les transcrire et à les réarranger typographiquement (c’était bien avant l’ère des ordinateurs), de sorte qu’à la fin, il obtint un manuscrit dont chaque page formait une unité visuelle autonome. En même temps, ces pages évoquaient le récit picaresque, en forme fragmentée, d’un jeune immigré juif français, fraîchement débarqué aux Etats Unis, qui avait perdu toute sa famille pendant la guerre. Il n’est pas étonnant qu’aucun des grands éditeurs ne voulut s’engager, une fois que le manuscrit fut terminé. Ce n’était pas viable commercialement, lui dit-on, à moins d’abandonner la typographie bizarre et le récit fragmenté et de raconter tout simplement l’histoire. Après tout, il tenait une bonne histoire : de la misère des années de guerre à la liberté en Amérique, un classique « road book » américain par et sur un jeune homme qui fait son apprentissage, la tête remplie de fantaisies sexuelles et de rêves de richesse – quitte ou double, un joueur dans la vie comme dans les casinos. Mais « raconter tout simplement son histoire », ce n’était pas exactement ce que voulait Federman, ni ce qu’il était en état de faire. L’édition américaine de Quitte ou double fut publiée par une petite maison de Chicago, qui respecta scrupuleusement la typographie de chaque page. Le livre compte deux chapitres d’ouverture, dont le premier s’intitule « Ceci n’est pas le début » et commence de la manière suivante : Il était une fois il y a deux ou trois semaines un homme d’âge moyen têtu et déterminé qui avait décidé d’enregistrer pour la postérité, le plus fidèlement possible, petit à petit et mot à mot, l’histoire d’un autre homme car ce qui est génial chez l’homme c’est qu’il n’est pas un pont mais plutôt un but, un type un tantinet paranoïaque, célibataire, sans attaches
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Susan Rubin Suleiman et plutôt irresponsable, qui avait décidé de s’enfermer dans une chambre dans une chambre meublée avec bain privé et kitchenette, un lit, une table et une chaise au moins à New York, pendant un ans 365 jours pour être précis, avec l’intention d’écrire l’histoire d’une autre personne – un jeune homme timide de 19 ans – qui après la guerre la Seconde Guerre mondiale, avait quitté la France pour l’Amérique the land of opportunities grâce aux finances de son oncle…18
et ainsi de suite jusqu’à la fin de la page, en une seule phrase qui contient, en résumé, non seulement le récit que nous sommes sur le point de lire mais aussi toute la vie passée du jeune homme dont l’histoire, en Amérique, sera racontée par le « type paranoïaque » qui décide de s’enfermer dans une chambre pendant un an pour écrire, en ne mangeant que des nouilles (comme nous l’apprendrons bientôt), à cause de son budget restreint. Bien que la formule traditionnelle « il était une fois » promette un récit d’aventures raconté par un narrateur unique, en ordre chronologique, il y a dès ici une déviation : le récit raconté sera celui d’un projet d’écriture, qui fait lui-même partie d’un projet d’« enregistrement », et qui implique au moins trois « personnes » narratives dont les rapports mutuels sont ambigus, et le temps linéaire sera remplacé par les méandres de la rétrospection et de la prospection. Les nombreuses parenthèses (traduites, dans l’édition française, en caractères gras), dont ces premières lignes sont parsemées se poursuivent tout au long de la page, et rallongent la phrase en même temps qu’elles en empêchent la progression. Le retardement est le principe de base de ce roman, et de tant d’autres romans de Federman. Comme figure de style, le retardement est lié à la digression et … la suspension. Mais si les suspensions de Perec produisent surtout des vides, celles de Federman produisent le tropplein, comme s’il avait tant de choses à raconter qu’il lui était impossible d’écrire une ligne de narration ou de réflexion sans qualifications, additions, rectifications, ou sans digresser vers d’autres histoires, d’autres réflexions. Dans les deux cas, l’effet est de rendre la lecture plus difficile et d’attirer l’attention sur l’acte même de la narration. L’effet est souvent humoristique, ce qui est pourtant en contraste flagrant avec l’histoire du jeune homme, histoire brièvement évoquée dans un passage qui résume une lettre qu’il écrivit à son oncle américain : […] que ses parents son père et sa mère et ses deux sœurs l’une plus âgée et l’autre plus jeune que lui avaient été déportés ils étaient juifs dans un camp de concentration probablement Auschwitz et n’en étaient jamais 18
Quitte ou double, Editions Al Dante, 2004 (la préface, « Ceci n’est pas le début », est numérotée de 0 à 0000000000.0).
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revenus, ayant été volontairement exterminés X*X*X*X* aucun doute làdessus, et que par conséquent le jeune homme qui était maintenant orphelin, apatride, après avoir réussi pendant la guerre à échapper à la déportation en travaillant très dur dans une ferme du Sud de la France, aurait été bien heureux et très reconnaissant qu’on lui donne une chance de partir en Amérique ce pays génial dont il avait entendu beaucoup de choses mais qu’il ne connaissait pas pour commencer une nouvelle vie, pour étudier peut-être, apprendre un métier, et devenir un bon et loyal citoyen.19
Outre les multiples parenthèses (en caractères gras dans la traduction), les dislocations temporelles et les autres jeux formels, cette première page introduit un signe typographique dont Federman se servira dans tous ses romans à venir : ce sont les quatre X, qui marquent l’extermination de sa famille. Comparable au jeu perecquien avec les lettres et les symboles typographiques dans W ou le souvenir d’enfance, l’emploi des X dans Quitte ou double renvoie à un dire qui est en même temps un non-dire : dans un sens, les X répètent ce qui vient d’être dit (« volontairement exterminés »), ce qui les rend redondants ; dans un autre sens pourtant, ce sont des signes conventionnels d’effacement, qui servent également à recouvrir les noms des parents et des sœurs: leurs noms ne sont donnés ni ici ni ailleurs dans le roman20. En commentant ces X dans un essai autobiographique, Federman écrit : « Pour moi, ces signes représentent la nécessité et l’impossibilité d’exprimer l’effacement de ma famille. »21 Récemment, il a déclaré qu’il voit comme la tâche de l’auteur de « faire glisser de manière subtile et nécessaire l’événement original (l’histoire) vers son effacement (l’absence d’histoire) »22 La série de X à la première page de Quitte ou double accomplit ce glissement : elle indique l’événement (l’extermination de la famille) mais seulement « sous rature. » La combinaison paradoxale d’un excès de communication (la redondance) et d’un manque de communication (l’effacement, la rature) revient tout au long de Quitte ou double (dont le titre suggère déjà cette combi19
Quitte ou double, ibid. Dans ses œuvres récentes, Federman a évoqué sa famille avec plus de détails, mais toujours de manière fragmentaire, obligeant le lecteur à recoller les fragments d’un roman à l’autre. Les informations les plus concrètes sur ses parents et ses sœurs, avec des photographies et les dates de leur déportation à Auschwitz (ils partirent par trois transports différents) se trouvent dans Federman from A to X-X-X-X. Voir les rubriques « Chronology », « Convoi », « Mutter », et les rubriques alphabétiques sous « Federman » : Jacqueline, Marguerite, Sara, Simon. 21 « A Version of My Life – the Early Years », art. cit., p. 119. 22 Federman, « The Necessity and Impossibility of Being a Jewish Writer », http://www.federman.com/rfsrcr5.htm 20
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naison) et dans toute l’œuvre de Federman, sous diverses formes. Il s’agit d’un système élaboré visant à dire et à dédire (ou à qualifier) ce que l’on vient de dire. Dans un de ses essais, Barthes appelle cette sorte de discours « bredouillement », par opposition au « bruissement du langage » qui fonctionne comme une « machine bien huilée »23. Lorsqu’un locuteur ou une machine bredouille, c’est le signe qu’il y a quelque chose qui cloche : le locuteur désire rectifier, qualifier ou effacer ce qu’il a dit, mais ne peut le faire qu’en parlant encore. C’est « une très singulière annulation par ajout »24, dit Barthes, et il ajoute que que ce type de langage signale un double manque : il est difficile à comprendre et pourtant on finit par le comprendre – mais ce qu’on comprend, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. « Le bredouillement (du moteur ou du sujet), c’est en somme une peur : j’ai peur que la marche vienne à s’arrêter. »25 Ce n’est pas un hasard si, dans Quitte ou double, le « bredouillement » survient, de la manière la plus frappante, lorsqu’apparaît le mot « camps », par exemple à la page 60. Ici, le mouvement horizontal de la lecture est radicalement brisé, et nous avons de larges espaces blancs entourant la représentation iconique, ou calligrammatique, d’une lampe avec un abat-jour, formée par des mots qui ont la même dénotation : […] et son neveu Jacques qui ne parle pas un foutu mot de yiddish bien sûr les juifs de France ne le parlent plus Une langue morte pour eux Au moins pour la jeune génération la génération des restes la génération réduite Ceux qui n’ont pas fini en abat-jour. Je n’ai pas à m’ étendre là-dessus mais c’est là en arrière-plan et ça sera toujours là On ne peut pas l’éviter même si on veut Les Camps & Les Abatj o u r
L’icône, ou le calligramme, répète et par là renforce la signification verbale, mais il interrompt également la lecture et rend le texte plus difficile à suivre. Les blancs signalent le vide, une rupture ou un arrêt du langage, mais ils pourraient également être vus comme renforçant le sens de réduction et 23
Barthes, « Le bruissement de la langue », Le Bruissement de la langue, Seuil, 1984, pp. 93-96. 24 Ibid., p. 93. 25 Ibid.
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d’abandon associé à la formule « la jeune génération », qui précède immédiatement le premier blanc. Cette figure d’affirmation et de dénégation, qui dit et ne dit pas en même temps, je propose de l’appeler par son nom rhétorique : la prétérition. La forme emblématique de la prétérition, c’est une phrase du type « je ne parlerai pas de X », où X est nommé et désigné précisément comme la chose qui ne sera pas dite. En général, dans une telle phrase, on ne trouve aucune description détaillée et aucun développement narratif sur X (même si un tel développement est possible, avec souvent un effet comique), mais le sujet dont il ne faut pas parler est du moins mentionné. La forme la plus radicale de la prétérition est certainement la phrase : « Il me faut oublier X », et c’est exactement là la phrase que nous trouvons presqu’à la fin de Quitte ou double, p. 254, encore dans le contexte de l’identité juive et du nom du protagoniste, qui a changé plusieurs fois depuis Jacques (la version la plus récente en est Dominique) : Et Dominique ! Je n’aime pas Dominique. Je n’ai jamais aimé Dominique Trop efféminé pas assez juif on ne peut pas ignorer les faits Mais il faut oublier tout ça les Juifs les Camps et ce qui concerne les AbatJ o u r plus jamais ça
On ne peut pas ignorer les faits, mais il faut oublier tout ça : la prétérition, figure contradictoire de l’approche et de l’évitement, de l’affirmation et de la négation, de l’amnésie et du souvenir, est une figure emblématique dans l’écriture et de Perec et de Federman sur le traumatisme d’enfance et sur l’expérience précoce de la perte et de l’abandon. Les points de suspension de Perec, à la fois silence et ancrage de l’écriture, sont une espèce de prétérition : comment dire tout en évitant de dire, ou en disant de manière fragmentaire. Quant à Federman, son œuvre entière est une série de variations sur l’événement crucial qui est relaté à la fois partout et nulle part dans ses livres. Expérimentation et existence : quelques conclusions spéculatives Il est toujours risqué de faire des généralisations sur un groupe, quel qu’il soit, et les survivants enfants qui pratiquent une écriture expérimentale ne forment pas une exception à la règle. Cependant, pourquoi analyser des figures récurrentes dans l’œuvre d’un Perec ou d’un Federman si ce n’est
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pour aboutir à des spéculations, aussi tâtonnantes soient-elles, sur les implications psychologiques et esthétiques de leurs choix formels ? La prétérition – dire tout en évitant de dire – est, à mon sens, la figure même de l’écriture expérimentale sur le traumatisme enfantin, et sur l’expérience de la perte en particulier. Et j’aimerais soutenir aussi – mais cela demeure spéculatif – que le corrélat psychologique de la prétérition, c’est ce que Freud a appelé la scission de l’ego : le fait de reconnaître et de dénier en même temps une réalité douloureuse. Dans une perspective contemporaine, il est dommage que la théorie freudienne de la scission de l’ego se trouve dans deux essais qui nous semblent terriblement datés aujourd’hui, sinon offensants. Dans « La scission de l’Ego dans le mécanisme de défense » (1938) et dans son essai antérieur, « Le fétichisme » (1927), Freud établit un rapport entre la relation de l’ego à la réalité et le « fait » de la castration féminine telle que la découvre le petit garçon. De nombreux commentateurs contemporains ont remarqué que « la réalité de la castration féminine » est la tache aveugle de Freud lui-même, le signe de son préjugé masculin. Mais la théorie freudienne du fétichisme est plus qu’une réflexion datée sur la différence sexuelle. Vers la fin de l’essai sur le fétichisme, il y a un long passage le plus souvent ignoré par les commentateurs, et qui n’a rien à voir avec la sexualité, mais tout avec la réaction psychologique au traumatisme enfantin. Freud introduit cette digression comme « un autre point intéressant » lié à ses spéculations antérieures sur la différence entre névrose et psychose. Il mentionne qu’il vient d’apprendre que deux de ses malades, des jeunes hommes, avaient perdu leur père à un âge tendre, et que « chacun – l’un quand il avait deux ans et l’autre quand il avait dix ans – avait « échoué à reconnaître la mort de son cher père […] et pourtant aucun des deux n’eut de psychose. »26 Freud explique que, selon sa théorie antérieure, ce qui distingue une névrose d’une psychose, c’est le fait pour l’ego de reconnaître une réalité douloureuse : les névrosés reconnaissent la réalité alors que les psychotiques se « détachent » de cette réalité27. Selon cette théorie, le refus des enfants de reconnaître la mort de leur père aurait dû mener à la psychose, mais ce ne fut pas le cas. C’est pourquoi Freud conclut que leur réaction était plus complexe qu’il ne l’avait cru : « Ce n’était qu’un courant de leur vie mentale qui n’avait pas reconnu la mort de leur père ; mais il y avait un autre courant qui l’avait pleinement pris en compte. L’attitude qui convenait au désir et celle qui convenait à la réalité existaient côte à côte. »28 L’« oscillation » entre re26
Freud, « Fetischismus », in Gesammelte Werke, vol. 14, Londres, Imago Publishing Co. Ltd., p. 315. 27 Ibid. 28 Ibid., p. 316.
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connaissance et déni de la mort du père est structurellement identique, dans son analyse, à l’« oscillation » du fétichiste qui à la fois reconnaît et dénie la « réalité » de la castration féminine. Aujourd’hui, nous rejetons cette prémisse majeure de son raisonnement (« le fait déplaisant de la castration de la femme »29) mais la structure psychologique qu’elle décrit me semble riche en possibilités. La scission de l’Ego, telle que Freud la décrit dans l’essai sur le fétichisme, fonctionne comme un mécanisme de défense, en permettant au sujet de reconnaître en même temps de dénier une perte traumatique. Selon la théorie de Freud, le fétichisme est une perversion strictement masculine, liée à la peur masculine de la castration. « Je sais bien, mais quand même… », voilà, selon Freud, la phrase fétichiste par excellence. Dans son analyse, cette connaissance est liée à la découverte, par le petit garçon, de la différence sexuelle ; mais comme le suggère également cette analyse, le fétichisme comme structure double de dénégation et de reconnaissance, qui débouche sur une « solution de compromis », la substitution symbolique de l’objet perdu, pourrait être appliquée à d’autres domaines. Il n’y a pas de raison d’assumer que l’événement traumatique de la mort du père n’aurait pas pu arriver dans la vie d’une petite fille. Selon cette vision élargie, qui correspond à ce que certains théoriciens ont appelé un « fétichisme généralisé », l’insistance obsessive de Freud sur la castration et sur le caractère masculin de ce phénomène disparaît. Ce qui reste – ce que je désire souligner en tout cas – c’est la remarque freudienne que « cette manière compliquée de manier la réalité [i.e., simultanément l’affirmer et la renier ] … mérite presque d’être appelée artistique »30 ! Il s’ensuit que la figure rhétorique de la prétérition correspond à la reconnaissance et en même temps à la dénégation d’une perte traumatique pendant l’enfance ; c’est une figure de compromis, permettant au sujet en deuil d’avancer, d’inventer, de continuer, même si c’est de manière hésitante ou comme dirait Barthes, « bredouillante ». Quant aux implications esthétiques de la prétérition, j’ espère avoir montré qu’une même structure de base, d’affirmation et de dénégation, peut mener à des inventions verbales et visuelles toujours nouvelles. Dans un sens, la prétérition ne cesse de répéter qu’il est impossible de dire ce qu’il faut dire, qu’il n’y aura jamais de langage capable d’exprimer l’énormité de l’événement. L’affirmation de cette impossibilité peut elle-même devenir un cliché, mais elle peut également devenir le moteur de nouvelles manières de dire. Dans L’Écriture du désastre, Blanchot cite la remarque de Schlegel que 29
Ibid., p. 315. Freud, « Die Ichspaltung im Abwehrvorgang », in Gesammelte Werke, vol. 17, Londres, Imago Publishing Co., 1941, p. 61.
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« avoir un système » et « ne pas en avoir un » est également mortel pour la pensée, « d’où la nécessité de soutenir, en les perdant, à la fois les deux exigences. » 31. Blanchot ajoute que ce qui vaut pour la philosophie vaut également pour l’écriture : « on ne peut que devenir écrivain sans l’être jamais ; dès qu’on l’est, on ne l’est plus. »32 Répéter infiniment la même chose, mais toujours comme si c’était pour la première fois, c’est-à-dire, différemment : dans son essai intitulé « The Necessity and Impossibility of Being a Jewish writer », Federman écrit : Dire qu’il est impossible de dire ce qui ne peut être dit, c’est en effet une banalité dans la littérature d’aujourd’hui, à moins de transformer ce trou, ce manque, ce vide langagier en la préoccupation morale et esthétique essentielle, qui fait glisser l’événement original vers son effacement. […] Autrement dit, ce n’est plus à travers les fonctions de la mémoire qu’on se confrontera à la question, mais par les pouvoirs de l’imagination. […] C’est cette impossibilité de dire la même vieille chose de la même vieille manière qui devrait devenir une nécessité, et permettre à l’écrivain de nous toucher à nouveau, de nous émouvoir et de nous forcer, peut-être, à comprendre ce que nous n’avons pu comprendre pendant plus de cinquante ans. Ce n’est PAS par le contenu mais par la forme, PAS avec des chiffres ou des statistiques mais par la fiction et la poésie que nous arriverons finalement à composer avec l’Holocauste et avec ses conséquences.33
Mais cette éloquente louange de l’imagination esthétique soulève une question entièrement nouvelle, ou même deux : faut-il privilégier, en matière d’imaginations de l’Holocauste », les écrivains qui étaient vivants à l’époque et qui ont fait l’expérience des pertes et de la terreur qu’ils tentent d’exprimer adéquatement, quels que flous que soient leurs souvenirs ? Et parallèlement, quel est le rapport des écrivains expérimentaux de la « génération 1,5 » au mouvement plus général du postmodernisme ? Il y a, après tout, beaucoup d’autres écrivains, plus âgés ou plus jeunes, qui n’ont apparemment aucun rapport à l’Holocauste et qui n’écrivent pas là-dessus, mais dont l’écriture fait montre des mêmes figures de suspension et de fragmentation. La seconde question est la moins difficile, c’est pourquoi je commencerai par elle. Evidemment, aucune écriture n’a lieu dans le vide, et des écrivains expérimentaux comme Perec et Federman font partie d’une tradition moderniste et postmoderniste d’expérimentation littéraire. Leurs œuvres n’existeraient pas sans celles de Proust, de Joyce, de Faulkner, de Beckett – et elles ne sont pas non plus les seules à être influencées par ces 31
Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, coll. « Nrf », p. 101. Ibid. 33 Cf. note 22. La version française est de la traductrice du présent article. 32
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auteurs. Certes, les expérimentations modernistes et postmodernistes sont liées aux bouleversements du 20ème siècle, mais elles ne sont pas nécessairement liées à des biographies individuelles, ou alors, elles sont liées aux vies de tous ceux qui vécurent à une certaine époque, non seulement au traumatisme spécifique des survivants enfants de l’Holocauste. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt de la coincïdence particulière entre la vie et l’écriture qui se manifeste dans les œuvres dont il est question ici. La première question est plus difficile. Dans un essai éclairant, Sara Horowitz assigne une position spéciale aux écrivains survivants enfants, une position de transition entre l’écrivain survivant adulte, dont « les expériences réelles […], qu’elles soient représentées ou transfigurées dans l’œuvre, valident l’écriture et l’ancrent dans une réalité historique spécifique »34 et les écrivains de la deuxième génération qui, par leur imagination uniquement, tentent de recréer une réalité qu’ils n’ont jamais connue et qu’ils n’auraient jamais pu connaître, vu leur âge. Les écrivains survivants enfants, du moins ceux qui ont une conscience claire de leur position, dit Horowitz (et elle mentionne Louis Begley et Ida Fink, même si cette dernière était une jeune femme, non un enfant, pendant l’Occupation), « dérèglent intentionnellement les questions de l’authenticité, de la fiabilité et de la mémoire, qui forment les préoccupations essentielles des écrivains de la deuxième génération »35. La phrase de Begley citée par Horowitz : « Notre homme n’a pas d’enfance dont le souvenir lui soit supportable, il a dû en inventer une » a été énoncée, presque dans les mêmes termes, par Perec, par Federman et par d’autres écrivains de la « génération 1,5 » comme Régine Robin36. La question
34 Sara Horowitz, « Auto/Biography and Fiction after Auschwitz. Probing the Boundaries of Second-Generation Aesthetics », Breaking Crystal. Writing and Memory after Auschwitz, Efraim Sicher éd., Urbana, University of Illinois Press, 1998, p. 277. 35 Ibid., p. 285. 36 Si cet essai n’était déjà trop long, j’accorderais la place nécessaire à L’Immense Fatigue des pierres de Régine Robin (Montréal, XYZ, 1999), une série de sept nouvelles que Robin appelle des « biofictions ». Outre un métadiscours fréquent et la figure de la suspension, dont Robin se sert souvent dans son œuvre, on y trouve une solution intéressante au problème des identités scindées ou multiples : pour le personnage récurrent de l’écrivain, qui est un survivant enfant dont la famille a été assassinée en Pologne, Robin invente des histoires alternatives (dans beaucoup de ces histoires, l’écrivain est une femme, et parfois c’est clairement Régine Robin ellemême, mais pas dans toutes). Robin est née en France en 1939, elle est fille d’immigrés juifs polonais ; son père, volontaire dans l’armée comme le père de Perec, fut fait prisonnier et passa la guerre dans un stalag allemand. Robin elle-même survécut en se cachant à Paris avec sa mère, comme elle le raconte dans une des nouvelles du livre, « Gratok ».
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demeure, pourtant, si leur statut de survivant leur donne un accès privilégié aux thèmes avec lesquels ils se débattent. Ma réponse à cette question, et cela n’étonnera pas peut-être, est : oui et non. Non, parce qu’il y a eu de très beaux livres sur l’Holocauste, et même sur l’expérience de la génération 1,5, écrits non seulement par des écrivains de la deuxième génération, comme Raczymow et Modiano, qui sont impliqués de par leur histoire familiale, mais aussi par d’autres écrivains qui « n’étaient pas là » et qui n’ont aucun rapport personnel ou familial à la souffrance juive. Fugitive Pieces de Anne Michaels37 et Austerlitz de W.G. Sebald38, voilà des exemples par excellence de la puissance de l’imagination à construire l’univers intérieur d’un enfant qui a perdu toute sa famille dans l’Holocauste. Michaels, née en 1958 à Toronto et Sebald, né en 1944 dans une petite ville de la Bavière, imaginent des protagonistes adultes qui tentent de s’ouvrir un accès à leurs souvenirs d’enfance devenus extrêmement flous. Comme Perec, Federman et Robin, Michaels et Sebald font partie d’une tradition littéraire qui, on l’espère, continuera à évoluer longtemps après la mort du dernier survivant de l’Holocauste. Le talent individuel n’est pas nécessairement une conséquence de la souffrance enfantine, et moins encore d’une souffrance particulière, historiquement située, même s’il peut lui être lié. Mais on peut également répondre oui à la question de savoir si le survivant a un statut privilégié. Privilégié, il l’est par le simple fait « d’avoir été là ». Pour lui, le passé est quelque chose qui « a eu lieu » et c’est ce qui distingue le passé historique du passé imaginé ou fictionnel. De même, il faut distinguer le statut ontologique du survivant de celui de quelqu’un qui, par la projection imaginaire, imagine ce que c’est que d’être survivant. Cela ne veut pas dire que la version du survivant est nécessairement plus « vraie », ou même plus exacte quant aux faits, encore moins qu’elle est plus puissante du point de vue artistique que celle d’un écrivain de talent, né après. Cela veut tout simplement dire que le survivant, grâce au fait d’ « avoir été là », témoigne du statut historique de l’événement, même s’il (ou elle) n’en a pas de souvenirs fiables, comme c’est le cas avec de nombreux membres de la « génération 1,5 ». Avec son humour caractéristique, Federman a suggéré quelque chose de semblable : « Federman en personne certifie l’autorité de son expérience mais non le sentiment [qui en découle]. Le sentiment est secondaire, extérieur, c’est une catégorie qui vient après coup. Que d’autres
37 Londres, Bloomsbury Publishing, 1996 ; édition française: Mémoire en fuite, Flammarion, 1998, traduction Robert Lalande. 38 Hanser Verlag, 2001 ; édition française : Gallimard, coll. « folio », 2006.
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pleurent. Federman salue. »39 Le sentiment est le produit de l’écriture et du récit, et peut être partagé par tous, y inclus ceux (auteurs et lecteurs) qui n’étaient pas là. L’« autorité de l’expérience », cependant, appartient uniquement à celui qui était là – ce qui, je le répète, ne veut pas dire que tout ce dont le survivant se souvient est fidèle aux faits, ou même que le survivant comprend son expérience d’une manière qui fait autorité. La seule autorité véritable du survivant, c’est « sa personne ». Comme les cendres après une incendie, le survivant est un signe qui pointe vers, ou qui représente, quelque chose qui « a été là ». De tels signes, qui ont une proximité physique avec les objets qu’ils représentent, c’est ce que le sémioticien Charles Peirce appelait des index. Le survivant est un index. Mais l’index en tant que tel ne parle pas, il est à interpréter. L’avantage d’être une personne en même temps qu’un index, c’est qu’on peut interpréter son propre statut indexical; mais les autres peuvent tout aussi bien l’interpréter – d’où la résonance profonde du dernier paragraphe de la réflexion de Raymond Federman sur la nécessité et l’impossibilité d’être un écrivain juif : Et ainsi, lorsque les historiens ferment leurs livres, lorsque les statisticiens arrêtent de compter, et que les mémorialistes et les témoins ne sont plus en état de se souvenir, alors le poète, le romancier, l’artiste survient et contemple le paysage dévasté par le feu – les cendres. Il fouille les débris en quête d’un dessein. Car si l’essence, la signification, ou l’absence de signification de l’Holocauste survit à notre sordide Histoire, ce sera dans les œuvres d’art.40
Ici, l’artiste et le témoin, ce sont deux personnes différentes, et c’est l’artiste qui est privilégié, car le témoin peut oublier (et disparaîtra certainement). Mais si le témoin qui a fait l’expérience et l’artiste qui l’interprète sont réunis en une seule et même personne, et si l’artiste, post-Beckettien, postmoderne, est conscient de ce qu’il fait, s’il appartient au post-Holocauste, alors la coïncidence de l’expérimentation et de l’existence produit les structures de l’approche et de l’évitement, de l’événement et de son effacement, que j’ai tenté d’analyser dans ce qui précède. (traduit de l’américain par Annelise Schulte Nordholt)
39 R. Federman, « Notes and Counter-Notes », p. 8, cf. www.federman.com/rfsrct6.htm 40 Cf. site cité note 22.
Sara R. Horowitz (Université de York, Toronto)
Sarah Kofman et l’ambiguïté des mères Les témoignages d’enfants rescapés de la Shoah mettent souvent en scène une mère dévouée. Lorsque la mère n’a pas survécu, cette vision s’étend au passé, et la relation entre la mère et l’enfant avant la guerre est idéalisée. Lorsque la mère et l’enfant survivent à la guerre, la relation continue à évoluer, puissamment influencée par leur expérience de l’atrocité, de la perte et du traumatisme. Les mémoires de Sarah Kofman, Rue Ordener Rue Labat (1994) constituent le retour tardif qu’effectue Kofman sur les événements de son enfance dans Paris occupé. Ils décrivent la détérioration radicale des liens mère-fille pendant et après la guerre. Sarah et sa mère trouvent refuge chez une Française catholique, que Sarah appelle « mémé » et qui livre, afin de gagner l’affection de Sarah, une bataille contre sa propre mère et contre la culture juive. Kofman a publié peu de textes portant directement sur son expérience. Néanmoins, la lutte de Kofman pour tenter de comprendre son passé sous-tendait déjà sa réflexion. Nous examinons ces mémoires à la lumière des pratiques de lecture de l’auteure et, dans ses travaux philosophiques plus récents, nous voyons des autobiographies déguisées. Le détachement de Sarah par rapport à sa mère rappelle d’autres récits d’enfants survivants. L’œuvre de Kofman tourne autour d’un sujet trop risqué pour qu’on l’aborde directement – la déconstruction des fondements du soi.
Les témoignages d’enfants rescapés de la Shoah mettent souvent en scène une mère dévouée, qui fait passer son propre bien-être après celui de son enfant1. Lorsque la mère n’a pas survécu, cette vision s’étend au passé, et la
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Voir, par exemple, mon analyse des souvenirs que gardent les filles de leur mère dans « Memory and Testimony in Women Survivors of Nazi Genocide », Women of
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relation entre la mère et l’enfant avant la guerre est idéalisée. La Shoah éclipse la dynamique familiale rétrospectivement, les conflits entre parents et enfants semblant insignifiants en comparaison des évènements qui leur ont succédé. L’horreur de la mort de la mère rend inconvenante – voire inconcevable – l’idée d’être critique envers elle, de sorte qu’une certaine autocensure, délibérée ou inconsciente, s’exerce sur les souvenirs des filles dont la mère fut assassinée. Lorsque la mère et l’enfant survivent à la guerre, la relation se poursuit et continue à évoluer, façonnée par leurs personnalités individuelles, mais aussi puissamment influencée par leur expérience commune et distincte de l’atrocité, de la perte et du traumatisme. Souvent publiés longtemps après la guerre, et après le décès éventuel de la mère, ces récits plus ambivalents comprennent à la fois des moments de dévouement et des moments de conflit, dans le tri que fait l’enfant de ses souvenirs de guerre, marqués par la douleur et le chaos. Les mémoires tardifs de ce genre présentent souvent les caractéristiques des écrits des survivants de la Shoah d’âge adulte et de ceux des enfants de survivants; leurs auteurs sont à la fois l’un et l’autre2. Les courts mémoires de Sarah Kofman Rue Ordener Rue Labat, publiés en 19943, décrivent la détérioration radicale des liens mère-fille pendant et après la guerre. Kofman est la fille d’immigrants juifs polonais, qui vécurent à Paris à l’époque de l’Occupation. Le 16 juillet 1942, après avoir conseillé aux membres de sa communauté de se cacher, le père de Kofman, rabbin d’une petite synagogue orthodoxe, est arrêté au cours de l’infâme rafle du Vel d’hiv, avec environ 13 000 autres Juifs parisiens, pour the Word: Jewish Women and Jewish Writing, édité par Judith Baskin, Détroit, Wayne State, 1994, pp. 258-82. 2 Susan Rubin Suleiman a inventé le terme de « génération 1,5 » pour parler de cette génération de survivants de la Shoah qui étaient « trop jeunes pour avoir eu une compréhension adulte de ce qui leur arrivait, et parfois trop jeunes pour avoir quelque souvenir que ce soit, mais assez vieux pour avoir été là pendant la persécution des Juifs par les nazis ». Voir son livre Crises of Memory and the Second World War, Cambridge, Harvard University Press, 2006, p. 179. Steven Jaron utilise le terme de « génération liminale », qui suggère non seulement que, durant la guerre, le développement intellectuel de ces survivants en était à ses débuts (p. 208), mais aussi que leur écriture évoque « une condition à la fois historique, existentielle et psychique que je perçois, à la suite de Freud, comme ‘entre-deux’ » (p. 209). Voir son article “Autobiography and the Holocaust: An Examination of the Liminal Generation in France”, French Studies, vol. 56, n° 2, 2002, pp. 207-219. Voir ma présentation de l’écriture des enfants survivants comme une écriture de transition, entre la génération des survivants adultes et celle des enfants de survivants, dans Breaking the Crystal: Writing and Memory After Auschwitz, édité par E. Sicher, Bloomington, Indiana University Press, 1997, pp. 277-294. 3 Sarah Kofman, Rue Ordener Rue Labat, Galilée, 1994.
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la plupart d’origine étrangère. Enfermés au Vélodrome d’hiver dans des conditions consternantes, la majorité d’entre eux sont bientôt amenés au camp de concentration de Drancy, situé à proximité, en attendant leur déportation à Auschwitz ou dans d’autres camps plus à l’est. Peu d’entre eux survivront. Afin d’épargner sa famille, le père de Kofman choisit de ne pas résister à son arrestation. Sa mère a tôt fait de mettre chacun de leurs six enfants en lieu sûr. Sarah et elle trouvent finalement refuge dans l’appartement parisien d’une Française catholique, que Sarah finit par appeler « mémé ». Dans cette promiscuité forcée, mémé livre, afin de gagner l’affection de Sarah, une bataille présentée comme une attaque contre sa propre mère et contre la culture et les usages juifs. À l’exception du père de Sarah, qui meurt à Auschwitz, toute la famille survit à la guerre. Rue Ordener Rue Labat est le retour tardif qu’effectue Kofman sur les événements de son enfance dans Paris occupé par les nazis, à l’écart, bien que d’une manière précaire, de l’étau génocidaire qui se resserre autour des Juifs de France. Certains lecteurs ont jugé que son compte rendu avait été écrit “à vif”, qu’il était direct, naïf. La distance entre l’adulte qui raconte et l’enfant qui raconte s’évanouit, de sorte que les évènements décrits semblent bruts, rapportés du point de vue de l’enfant, sans perspective adulte. Cependant, à l’époque où elle commence à écrire ses mémoires, au début de 1993, Kofman est une philosophe accomplie, âgée de près de 60 ans, et dont les travaux s’entrecroisent avec ceux de Freud, Nietzsche et Derrida, entre autres. Par conséquent, le fait que ses mémoires aient été qualifiés d’irréfléchis est particulièrement frappant. Les travaux universitaires de Kofman mettent souvent l’accent sur l’empreinte que laisse la vie du philosophe sur la philosophie, celle de l’artiste sur l’art, en abolissant la frontière entre l’autobiographie et le travail intellectuel. Spécialement intéressée par la place du féminin, elle utilise l’image de la mère dans une œuvre et dans la vie de l’auteur commenté afin de faire ressortir la signification cachée ou les tensions dans un système philosophique, un texte théorique ou un produit esthétique. Pourtant, le drame maternel qui se déroule de manière chronologique dans son récit sans détour semble échapper à son œil critique, très vif. Lorsque paraît Rue Ordener Rue Labat, Kofman a publié peu de textes portant directement sur son expérience de jeune fille juive dans la France en guerre : elle y fait allusion dans quelques textes publiés entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 19804, et dans deux courtes 4
« Cauchemar: en marge des études médiévales », Comment s’en sortir, Galilée, 1983, pp. 101-112; « Sacrée nourriture », dans Manger, édité par C. Besson et C. Weinzaepflen, Liège, Yellow Now, 1980, pp. 71-74; « ‘Ma vie’ et la psychanalyse (Janvier 76: fragment d’analyse) » dans Première Livraison n° 4, 1976.
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réflexions sur le décès de son père, dans le cadre plus large de Paroles suffoquées, en 19875. Kofman y explore l’incapacité en même temps que la nécessité de raconter la Shoah en engageant, avec deux penseurs français, une conversation sur le thème d’ « Auschwitz », et en théorisant la lutte pour mettre des mots sur une douleur indicible, qui étouffe la voix qui tente de l’exprimer. La discussion abstraite de Kofman prend sa source dans la souffrance, la mort et la commémoration de son père. Elle écrit : « [p]arce qu’il était juif, mon père est mort à Auschwitz : comment ne pas le dire? Et comment le dire? Comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler ? »(15). Les idées au cœur de Paroles suffoquées s’opposent au récit direct des épreuves de Kofman au moment de la guerre. La nature de ces épreuves fait suffoquer, au sens figuré comme au sens propre; « après Auschwitz » (utilisé à la fois comme nom de lieu et comme trope pour décrire l’atrocité nazie), il ne peut y avoir de récit, de simple exposé des évènements inscrits dans la mémoire. Malgré cela, dès 1986, le bruit court que Kofman a écrit un manuscrit autobiographique non publié6. Qu’un tel manuscrit existe ou non, plusieurs signes nous permettent de croire qu’avant Rue Ordener Rue Labat, la lutte de Kofman pour tenter de comprendre son passé sous-tendait déjà sa réflexion. Les représentations esthétiques comprises dans Rue Ordener Rue Labat – qu’il s’agisse de l’analyse détaillée du tableau « La Vierge à l’enfant avec Sainte Anne » de Léonard de Vinci et du film The Lady Vanishes d’Alfred Hitchcock, ou d’allusions plus brèves à une bible illustrée, à des poupées et à des masques – nous amènent à examiner ces mémoires à la lumière des pratiques de lecture de l’auteure, et à voir dans ses travaux philosophiques plus récents des autobiographies déguisées. Kofman va dans ce sens lorsqu’elle écrit, à la première page : « [m]es nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à raconter ‘ça’ » (9). Les enfants rescapés et leurs parents Rue Ordener Rue Labat présente les caractéristiques d’un Bildungsroman, d’un roman de formation, mais sans la sensibilité et le sentiment d’aboutissement qu’offre, a posteriori, l’âge adulte. En l’absence d’un « Je » adulte rassurant qui plane et permet le retour à soi, le récit acquiert une qualité vertigineuse, précaire, comme si la narratrice elle-même n’arrivait pas 5
Paroles suffoquées, Galilée, 1987. Voir, par exemple, l’introduction de Frances Bartkowski à sa traduction des écrits autobiographiques de Kofman, « Autobiographical Writings », dans Sub-Stance n° 49, 1986, pp. 6-13. 6
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à se situer. Cette désorientation personnelle n’est pas sans rapport avec le propos nécessaire mais contenu de Paroles suffoquées. Kofman s’y déclare, dès la première page, « intellectuelle juive qui [a] survécu à l’holocauste » (Paroles suffoquées, 13), mais elle présente sa propre expérience par l’entremise de trois hommes, à qui elle dédie son livre. Son père, Berek Kofman, fut enterré vivant à Auschwitz, selon ce que rapporta un témoin oculaire; comme tous les morts, il ne peut raconter son histoire. Robert Antelme affirme que parler de son vécu dans les camps de travail nazis le fait « suffoquer »7. Maurice Blanchot théorise les limites du langage pour raconter le « désastre », pour dire l’« après Auschwitz ». Kofman triangule sa discussion sur « Auschwitz » autour de ces trois hommes. Du point de vue technologique, la triangulation permet de localiser une personne, de dire avec précision où elle se trouve. Pour Kofman, la médiation tripolaire dans Paroles suffoquées montre où elle en est dans sa relation avec une histoire qui peut et ne peut pas être racontée. Comme Antelme, un survivant non-juif de l’atrocité nazie à Gandersheim, « qui n’est pas malgré tout Auschwitz » (60), et comme Blanchot, dont la nouvelle « L’Idylle », analysée dans Paroles suffoquées, « ne saurait être sans scandale un récit d’anticipation d’Auschwitz » (30), Kofman, elle aussi, échappe au sort de son père; mais comme Antelme et Blanchot, elle voit dans la Shoah le déclencheur d’une crise dans la représentation et la narration, qui modifie non seulement ce qui vient après, mais aussi notre compréhension de ce qui s’est passé avant. Ces juxtapositions suggèrent que l’expérience de Kofman, tout comme celle que fit Antelme du « non Auschwitz », partage une certaine contiguïté avec le cœur de l’atrocité nazie. Lorsque Kofman affirme, à la suite de Blanchot, que « [s]ur Auschwitz, et après Auschwitz, pas de récit possible, si par récit l’on entend : raconter une histoire d’événements » (21), elle réfléchit sur la possibilité de dire sa propre histoire. L’œuvre de Kofman, par conséquent, tourne autour d’un sujet trop risqué pour qu’on l’aborde directement – la déconstruction des fondements du soi. Aharon Appelfeld remarque que chez les enfants qui, comme lui, ont survécu à la Shoah, celle-ci est devenue fondamentale, une composante du soi. « [L]es enfants … ne connurent pas d’autre enfance. Ou joie. Ou bonheur. Ils … n’eurent pas de vie avant, ou, s’ils en eurent une, elle fut dès lors effacée. L’Holocauste fut le lait noir, comme dit le poète, qu’ils burent matin, midi et soir. »8 Rue Ordener Rue Labat n’est rien de moins que la quête de l’auteur visant à (re)constituer Sarah Kofman, la généalogie du soi. 7
Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1957. Aharon Appelfeld, « After the Holocaust » dans Encounter with Aharon Appelfeld, édité par Michael Brown et Sara R. Horowitz, Toronto, Mosaic Press, 2003, p. 39.
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Dans Rue Ordener Rue Labat, le récit de l’enfance de Kofman débute et se termine par deux évènements survenus ultérieurement : l’écriture à côté du stylo brisé de son père, évoquée au début du récit, et les obsèques de mémé, mentionnées à la fin, situent son histoire entre deux pertes, entre deux enterrements auxquels elle n’a pas personnellement assisté. Le livre s’ouvre sur le rappel que le père ne survécut pas, et se termine par une note à l’effet que la fille fut sauvée. Entre les deux, l’auteure raconte l’attachement et le détachement d’une enfant par rapport à deux mères qui sauvent et ne sauvent pas. Au centre physique du livre se trouve la déclaration de l’enfant à l’effet qu’elle est désormais attachée à sa protectrice, au détriment de sa mère biologique. Assez rapidement, Sarah – qui n’avait pas encore neuf ans lorsque son père fut déporté – passe de l’attachement à sa mère, dont elle est inséparable, au rejet de cette dernière au profit de mémé. Non seulement la voie empruntée par Sarah est claire, mais les efforts déployés par mémé pour faire de la jeune réfugiée juive une fille française à son image le sont tout autant. Elle la rebaptise Suzanne, « le prénom le plus voisin du sien (Claire) sur le calendrier » (47), change sa coiffure, sa garde-robe, sa diète, et la présente comme sa fille, pendant que la mère de Sarah reste cachée dans l’appartement. Dans le cadre de la transformation de Sarah, mémé s’applique à détruire tout ce qui fait d’elle une Juive. Elle insiste pour qu’elle développe un goût pour « la viande de cheval crue, [le porc,] la cuisine du saindoux » (51), et pour d’autres aliments proscrits par la loi juive. Elle déprécie les Kofman, qui obéissent selon elle à « des interdits religieux ridicules » (58), et leur oppose sa propre supériorité morale. Kofman se souvient qu’« [à] son insu ou non, mémé avait réussi ce tour de force : en présence de ma mère, me détacher d’elle » (57). À partir de ce moment, Mme Kofman est présentée dans le récit comme insignifiante, comme monstrueuse. Le détachement de Sarah par rapport à sa mère rappelle d’autres récits d’enfants survivants. L’atrocité nazie et la menace de mort omniprésente s’immiscèrent dans les relations personnelles. Les épreuves que subirent les enfants juifs cachés durant la guerre dénaturalisèrent souvent leur rapport au soi, à la famille et au contexte social. Après coup, rien n’est simple. Les efforts de mémé ne furent pas seuls responsables de la désintégration de la relation entre Sarah et sa mère; l’impuissance forcée de ses parents juifs y contribua aussi. Les témoignages, les mémoires et les œuvres de fiction au sujet d’enfants rescapés ou écrits par eux les montrent qui luttent avec un profond sentiment d’abandon, même lorsque la séparation
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d’avec leur parent leur a sauvé la vie. Dans Motherland9, par exemple, Fern Schumer Chapman en arrive à se rendre compte que sa mère Edith, sauvée grâce au Kindertransport à l’âge de douze ans, voit dans la décision de sa propre mère de l’envoyer à l’étranger afin d’assurer sa sécurité un geste d’abandon. Des décennies plus tard, alors qu’elle est elle-même devenue mère et grand-mère, Edith blâme encore ses parents. « Ils ne pensaient pas vraiment à moi, à ce qui m’arrivait. Ils ne réalisaient pas ce que ce serait de partir sans eux » (145). Dans les comptes rendus de retrouvailles de parents et d’enfants après la guerre, l’extrême souffrance a souvent transformé les parents à tel point que l’enfant a l’impression de ne plus les connaître; ou bien l’enfant s’est éloigné, et ne reconnaît plus à ses parents leur qualité de parents. Souvent, même lorsque l’enfant reste avec son parent, quelque chose de fondamental change entre eux. Wartime Lies10, de Louis Begley, est le récit romancé de ce que vécut l’auteur lorsque, jeune garçon juif, il dut se cacher en Pologne avec sa mère sous de fausses identités. Dans le roman, une tante, Tania, fait semblant d’être la mère du jeune Maciek, et ils dissimulent tous deux le fait qu’ils sont juifs en réinventant l’histoire de leur vie. Afin de préserver leur secret, le garçon suit minutieusement les directives de sa tante; parallèlement, il commence à lui cacher sa vie intérieure. À la fin du livre, la prétendue mère redevient la tante. Le père du garçon les rejoint avec une nouvelle femme, une femme sans tendresse, « avec la poigne forte et sincère d’un homme » (177). Le narrateur fait ironiquement remarquer que « Maciek a de la chance : il aura deux mères » (177). Ces deux mères ne sont pas à la hauteur, ce qui suggère que la guerre a, d’une manière ou d’une autre, créé une nouvelle mère – qui, bien qu’elle soit toujours une mère, n’en est plus tout à fait une. Ailleurs, l’auteur souligne en effet que la guerre a fondamentalement changé sa mère. « Le fils de Mme Begley a déjà dit que « quelque chose en elle avait été brisé », et lorsqu’il dit cela je pensai que ceux qui [avaient été] tués n’étaient pas les seuls qu’on ait perdus »11. Le doublement de la mère dans le roman de Begley montre comment l’Holocauste dépouille les parents de leur statut de parents, même lorsqu’ils réussissent à mettre leurs enfants à l’abri du danger. La présence de « deux mères » laisse entendre que l’enfant a et n’a plus sa mère après la guerre, qu’elle est devenue à la fois familière et étrangère.
9 Fern Schumer Chapman, Motherland. Beyond the Holocaust: A Mother-Daughter Journey to Reclaim the Past, New York, Viking, 2000. 10 Louis Begley, Wartime Lies, New York, Knopf, 1991. 11 Daniel Mendelsohn, The Lost: A Search for Six of Six Million, New York, HarperCollins, 2006, p. 391.
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Les doublements Ce doublement évocateur de la mère apparaît en filigrane dans Rue Ordener Rue Labat. Kofman intercale dans ses mémoires deux brèves analyses d’œuvres appartenant aux arts visuels : l’une porte sur un carton de De Vinci, l’autre sur un film d’Hitchcock. Kofman décrit le dessin « La Vierge, l’Enfant, Sainte Anne et Saint Jean Baptiste » de De Vinci en puisant abondamment dans l’analyse de Freud, qui conjecture sur son caractère autobiographique. Dans sa psychobiographie de De Vinci parue en 191012, Freud soutient que Léonard, un enfant naturel, fut d’abord soigné par sa mère biologique, symbolisée dans le dessin par Sainte Anne, puis par la nouvelle femme de son père, sa belle-mère, représentée par la Madone. Kofman reprend l’hypothèse de Freud à de nombreuses reprises : « [e]t l’artiste recouvrit et voila [sic], avec le bienheureux sourire de la sainte Anne, la douleur et l’envie que ressentit la malheureuse, quand elle dut céder à sa noble rivale, après le père, l’enfant » (74). Le tableau, par conséquent, montre le contentement d’une mère qui cède sa place à une autre femme, et, en imaginant le sourire de la mère, Léonard échappe au sentiment de culpabilité né de son transfert d’affection. Même si Kofman présente l’analyse de Freud sans autre commentaire, les résonances avec sa propre histoire sont évidentes. Contrairement au Léonard de Freud, cependant, Kofman est d’une franchise brutale en ce qui a trait aux conséquences émotives de sa défection. Dans L’Enfance de l’art13, publié en 1970, les observations de Kofman au sujet du livre de Freud consacré à Léonard suggéraient déjà que le sourire sur le visage de la mère abandonnée en cachait une autre qui, en fait, ne souriait pas du tout. Dans ses mémoires, elle raconte comment sa propre mère endure en silence la réinvention de Sarah aux bons soins de mémé, et le détachement affectif qui en résulte. Après la guerre, lorsqu’elle ne craint plus de déplaire à mémé, Mme Kofman se met en rage contre Sarah. Si Freud imagine un Léonard qui croit au contentement de sa mère et, par le fait même, à sa propre innocence, Kofman ne partage pas ces illusions. Dans son court chapitre sur le dessin de Léonard, Kofman assimile une chose à une autre de manière intéressante. Elle fait référence au « fameux ‘carton de Londres’ » (73), au dessin en couverture de son livre L’Enfance de l’art, et note qu’il représente la Vierge, Sainte Anne et les enfants Jésus et Jean. Le carton de Léonard de 1498, à la National Gallery de Londres, est un dessin au fusain que Freud mentionne brièvement dans son analyse de Léonard, et dont il présume qu’il précéda « La Vierge à l’enfant avec Sainte Anne », le tableau exposé au Louvre sur lequel il se penche dans l’extrait cité 12 Sigmund Freud, Leonardo da Vinci : A Study in Psychosexuality, New York, Random House, 1947. 13 L’Enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne, Payot, 1970.
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par Kofman. Or, les femmes sont représentées différemment dans les deux œuvres. Dans le tableau, elles affichent un sourire béat et contemplent l’enfant. Marie, assise sur les genoux de sa mère, se penche vers son fils. Dans le dessin au fusain, par contre, Marie tient son fils sur ses genoux, pendant que Sainte Anne, près d’elle et légèrement en retrait, la regarde. Dans le tableau, les traits des deux femmes sont bien éclairés. Dans le dessin, cependant, seul le visage de la Vierge est éclairé; celui de Sainte Anne paraît fantomatique, ses yeux sont très ombrés, et l’enfant semble tendre son corps pour s’éloigner de Marie, pour saisir le bras de la femme indistincte à l’arrière-plan ou pour s’y appuyer. Ce doublement, non seulement de la mère mais aussi de l’interprétation artistique, va à l’encontre des certitudes de l’analyse freudienne. Freud, avec le tableau en tête, imagine Léonard qui reporte naturellement son affection sur sa nouvelle mère; mais le dessin au fusain, plus ambigu, laisse planer un doute sur la vraie préférence de l’enfant. Si l’on en croit la chaîne des associations maternelles de Freud, l’enfant pourrait bien se languir de ce qu’il a perdu. Plus tôt dans ses mémoires, Kofman raconte le moment honteux où elle se rend compte qu’elle aime désormais une autre mère. Devant des cartes de la fête des Mères, elle choisit « la plus belle » pour mémé. « J’ai honte.... Mon choix vient bel et bien d’être fait, ma préférence déclarée » (55). La description qu’elle fait des cartes jette cependant un doute sur les raisons de ce choix. La carte de mémé représente « un visage féminin tout sourire », tandis que celle de Mme Kofman figure « une femme assise, accompagnée d’un garçonnet debout ». On pourrait croire que la « belle » image fut choisie pour quelqu’un à qui il fallait plaire, alors que la carte de Mme Kofman représente, tout simplement, une mère. Alors même qu’elle redoute sa propre déloyauté, l’enfant porte son choix sur le lien durable (bien que de plus en plus troublé) qui l’unit à sa mère. Le garçonnet renvoie au dessin de De Vinci décrit plus loin dans le livre, avec la jolie (belle-)mère à l’avant-plan, et la mère indistincte, que l’enfant tente d’atteindre, à l’arrière-plan, une scène où sont réunis l’enfant Jésus et l’enfant Sarah. Non seulement Sarah a deux « mères », mais chacune de ces mères a deux visages. Mme Kofman veille sur ses enfants, qui survivent tous les six à la guerre. Sarah l’associe avec le souvenir des fêtes juives qu’elle aime. Parallèlement, Kofman la présente comme effrayante, et elle l’associe avec des masques terrifiants. Les masques de Mme Kofman sont eux-mêmes doubles. Dès l’abord, Sarah évoque avec nostalgie la fête de Pourim, traditionnellement célébrée avec des déguisements. « J’aimais aussi la fête de Pourim où ma mère nous faisait peur en revêtant les masques horribles » (22). La mère bien-aimée et le masque redouté vont et viennent. Dans des souvenirs ultérieurs, le frisson d’inquiétude que provoque les masques de
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Pourim fait place à la vraie peur – peur des poupées et des sorcières effrayantes qui peuplent les histoires de Mme Kofman. Mémé est également double. Elle vient au secours d’une mère juive et de sa fille au péril de sa propre vie, mais elle répète aussi les canards antisémites, dénigre le judaïsme et la culture juive, et rabaisse les croyances et le corps juifs de Sarah. « Elle avait assuré notre salut mais n’était pas dépourvue de préjugés antisémites. Elle m’apprit que j’avais un nez juif en me faisant palper la petite bosse qui en était le signe. Elle disait aussi : « La nourriture juive est nocive pour la santé; les Juifs ont crucifié Notre Seigneur Jésus-Christ ; ils sont tous avares et n’aiment que le pognon (sic) ; ils sont intelligents... » ..Elle ne cessait de répéter que j’avais été mal élevée : j’obéissais à des interdits religieux ridicules mais n’avait [sic] aucun principe moral » (57-58). Intentionnellement ou non, les déclarations de mémé font planer une menace; que mémé désavoue Sarah à cause de ses croyances répréhensibles, de ses habitudes alimentaires, de sa morale, ou pour toute autre raison, et la bosse révélatrice sur son nez pourrait bien être fatale. Sans le dire ouvertement, Kofman laisse entrevoir, dans son récit, l’inconcevable : que la bienfaitrice de Sarah pourrait, à tout moment, signer son arrêt de mort. La puissance d’attraction et de répulsion des mères de Sarah est examinée indirectement dans le chapitre qui suit l’analyse de l’œuvre de De Vinci, qui porte sur le film The Lady Vanishes d’Hitchcock, réalisé en 1938. Au cœur du film se trouve la mystérieuse disparition de Miss Froy, une espionne britannique qui, à bord d’un train, se fait passer pour une gouvernante d’âge mûr. Lorsqu’une autre passagère, Iris, se met à chercher Miss Froy, qui pourrait bien avoir été terrassée par des forces ennemies, compartiment par compartiment, les ravisseurs de Miss Froy font porter ses vêtements à une autre femme. Kofman se concentre sur le moment où Iris voit la remplaçante. « L’intolérable, pour moi, c’est toujours d’apercevoir brusquement à la place du bon visage ‘maternel’ de la vieille ... le visage de sa remplaçante ... visage effroyablement dur, faux, fuyant menaçant ... » (76). Kofman identifie à plusieurs reprises Miss Froy avec la bonne mère, le bon sein. « Le mauvais sein à la place du bon sein, l’un parfaitement clivé de l’autre, l’un se transformant en l’autre » (77). La lecture que propose Kofman est plausible, les emprunts d’Hitchcock aux concepts freudiens étant bien connus. Le film prolonge en fait la rencontre d’Iris avec Miss Froy : elle n’arrive jamais à bien entendre le nom de la vieille femme, ce qui permet au cinéphile d’apprécier la ressemblance sonore entre Froy et Freud. Lorsqu’elle analyse le film d’Hitchcock, Kofman réagit de façon viscérale à la substitution de la bonne mère par la mauvaise mère, qu’elle juge « intolérable ». Ce changement soudain et effrayant suggère à la fois la métamorphose de Mme Kofman, la mère aimante, en une mégère hurlante,
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qui bat sa fille et contrarie ses desseins, le déplacement de l’affection de Sarah d’une mère qui ne peut plus la protéger à une autre qui est en mesure de le faire, et la transformation de mémé, la bienfaitrice, en traîtresse14. L’auteure laisse entendre que Sarah pourrait ne plus être en mesure de les distinguer, ce qui est plus terrifiant encore que le remplacement de la bonne mère par la mauvaise. La référence aux seins suggère une division – entre la bonne et la mauvaise mère, dans l’esprit de l’enfant, mais aussi à l’intérieur même de l’enfant. Comme dans le cas du nourrisson au sein, ce qui motive la division est la peur de la disparition, de la non-existence, de la mort. L’enfant est mauvais, ce qui lui évite de reconnaître les insuffisances de la mère; l’enfant est bon, pour être aimé de la bonne mère, pour ne pas être abandonné. Donc, l’enfant aussi est double. D’où la nécessité, évoquée plus tôt, d’inclure le carton de Londres de Léonard, où figurent deux bébés, dans la discussion de Freud au sujet du tableau. La culpabilité et la peur qui sous-tendent la division intérieure de Sarah sont mises en évidence par la bible illustrée que Sarah mentionne lorsqu’elle raconte l’arrestation de son père, en juillet 1942. Alors qu’elle décrit son cabinet de travail, Kofman se souvient tout à coup d’une image de sa bible illustrée : « [le] sacrifice d’Isaac … dont la reproduction … [l’]avait souvent inquiétée » (12). Plusieurs pages plus loin, Kofman mentionne à nouveau le sacrifice d’Isaac lorsqu’elle parle de son père. Elle se souvient de Berek jouant le rôle du shoreth, ou sacrificateur rituel, conformément aux lois alimentaires juives. « J’associais le rasoir du shoreth au couteau d’Abraham » (21). L’association avec Isaac sur l’autel est curieuse. Le chapitre 22 de la Genèse raconte l’histoire d’Abraham qui, obéissant sans discuter à Dieu, prépare son fils Isaac en vue du sacrifice. L’Akedah, comme on l’appelle en hébreu, devint, avec le temps, un trope pour parler du martyre juif. Le fait que Berek soit prêt à mourir parce qu’il est Juif le lie à Isaac, le sacrifié. Non seulement il accepte d’être déporté mais, comme le rapporte Kofman dans Paroles suffoquées, il est assassiné à Auschwitz pour avoir refusé de violer le sabbat. L’association avec Isaac donne à la mort de Berek un sens religieux face à un évènement, « Auschwitz », qui n’a aucun sens. D’un autre côté, le rapprochement entre Berek et l’histoire de l’Akedah est troublant, parce qu’ici ce n’est pas l’enfant qui se sacrifie, mais 14
Le film d’Hitchcock se déroule dans un pays imaginaire, « Bandrika », dans un endroit enneigé et montagneux qui rappelle les Alpes. L’ennemi, dont la nationalité n’est pas précisée, est aidé par des miliciens en uniformes bruns. À l’époque où Kofman écrivit son livre, une nouvelle version américaine avait situé l’action en Allemagne, en 1938, dans un train à destination de la Suisse, référence plus explicite aux Nazis.
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le père qui donne sa vie pour ses enfants. L’intégration de l’Akedah au récit de l’arrestation de Berek ouvre une fenêtre sur le monde intérieur de Sarah. Même si l’intention de Berek est de protéger sa famille, son départ provoque chez sa fille de huit ans un profond sentiment d’abandon. La famille perd un mari et un père, et Sarah perd un rempart contre sa mère et contre mémé. Le christianisme voit dans Isaac sur l’autel un précurseur de Jésus. Par conséquent, l’évocation de l’Akedah renvoie aussi à la dernière interprétation que donne Kofman de la représentation de l’enfant Jésus par Léonard. Si, en vertu de cette interprétation, le drame maternel de Léonard rappelle celui de Kofman, on peut en déduire que cette dernière se projette sur Jésus, ce qui renforce son sentiment d’avoir été sacrifiée, abandonnée. Le premier abandon – la disparition complète de Berek de la vie de Sarah – explique la terreur mortelle que ressent la fillette à l’idée d’être séparée de sa mère, chaque fois que celle-ci la laisse dans un endroit sûr. D’où, aussi, la peur omniprésente que mémé lui retire, à un moment ou à un autre, sa protection. Si les parents d’un enfant peuvent l’abandonner, que dire d’une étrangère, pour qui cela serait encore bien plus facile. Dans l’usage que fait Kofman de l’Akedah, son père joue à la fois le rôle du sacrificateur et celui du sacrifié : il incarne Abraham, associé avec le rasoir du shoreth, et Isaac, en acceptant la déportation et la mort. Il passe, tout comme Sarah, de l’un à l’autre : du rôle de sacrifié à celui de sacrificateur, du rôle d’abandonné au rôle de celui qui abandonne. Il n’est pas rare que de jeunes enfants se blâment pour les erreurs de leurs parents, qu’il soit question d’abus, d’abandon ou de mort. Une façon de rendre l’impuissance totale psychiquement supportable consiste à s’imaginer en contrôle, à changer la douleur consécutive à l’abandon en volonté. Particulièrement en ce qui a trait à Berek Kofman, au-delà de tout reproche en raison de son désintéressement et de sa mort marquée par les principes mais néanmoins brutale, Sarah n’a d’autre recours que de se blâmer elle-même. Cela éclaire la « honte » que Kofman ressent pour avoir abandonné sa mère au profit de mémé – un abandon justifié a posteriori par la violence dont sa mère fait preuve après la guerre, et par un remaniement de ses souvenirs d’avant-guerre visant à démontrer que, même alors, Mme Kofman était une femme effrayante. On peut voir dans le transfert d’affection de Sarah une forme de vengeance, à la suite de l’« abandon » parental dont elle a été victime – le père qui marche à la mort, la mère qui l’offre à une étrangère. On peut également y voir une façon pour Sarah d’empêcher l’abandon qu’elle redoute. À propos du stylo de son père, présenté comme son emblème, Kofman écrit : « [i]l m’a ‘lâchée’ avant que je puisse me décider à l’abandonner » (9). Ce « il » est ambigu; il peut renvoyer au stylo, ou au « lui » de la phrase d’ouverture : « De lui, il me reste seulement le stylo » (9). Alors que le stylo/son père la trahit avant
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qu’elle puisse s’en séparer, elle abandonne sa mère plutôt que de supporter la douleur que lui causerait son départ. La séduction de l’étranger Un mélange d’abandon (ou de ce qu’elle perçoit comme tel) et d’abandon anticipé, de crainte pour sa vie et de désir de plaire à sa protectrice modèle la vie intérieure de Sarah rue Labat, et contribue à son changement d’allégeance et à l’ambiguïté de ses mères. Le rôle perturbateur de mémé, expliqué du point de vue d’une enfant qui ne peut pleinement le comprendre, est minimisé. Il devient cependant évident à la lecture du chapitre XX, intitulé « Idylle », lorsqu’on le compare à l’analyse approfondie que fait Kofman du récit de Blanchot « L’Idylle » 15, écrit en 1936, dans Paroles suffoquées. L’« Idylle » de Kofman suit le chapitre sur Hitchcock, qui se termine sur l’image du bon et du mauvais sein absorbés l’un par l’autre. L’action se déroule peu après la guerre, après que les tribunaux français aient accordé la garde de Sarah à mémé, et que Mme Kofman l’ait récupérée par la force pour l’emmener vivre dans un hospice pour réfugiés sans-abri. Le chapitre décrit l’« idyllique » réunion d’un mois de Sarah et de mémé, alors que Mme Kofman ramène ses autres enfants à Paris. Mme Kofman avait jusque-là interdit à sa fille de visiter mémé, et Sarah comprend que, lorsque sa mère reviendra, l’interdiction entrera de nouveau en vigueur. Sarah et mémé passent autant de temps que possible ensemble, allant jusqu’à dormir dans le même lit. Mémé passe chaque jour prendre Sarah à l’école, et elle la couvre de cadeaux que sa mère ne peut pas lui offrir. Finalement, alors qu’elle cherche mémé, Sarah découvre sa mère qui l’attend. La scène fait écho à la substitution de la fausse Miss Froy à la vraie dans le film d’Hitchcock, et à la vision de Kofman du mauvais et du bon sein qui changent continuellement de place. Si le chapitre « La fête des Mères » révèle le moment décisif où Sarah croit que sa mère n’est plus le principal objet de son affection, « Idylle » montre la totale désaffection de Sarah à l’égard de sa mère; elle qualifie son retour dans sa vie d’« atroce » – un terme troublant, étant donné le contexte plus large. « L’Idylle » de Blanchot est l’histoire fictive d’un étranger qui trouve refuge dans un manoir en apparence idyllique. Afin de s’intégrer, il adopte les coutumes locales, et accepte d’épouser une femme du pays. Il observe l’assimilation d’autres étrangers, les soins prodigués aux malades et aux nécessiteux, les pratiques disciplinaires. Il est finalement pris alors qu’il tente de s’enfuir. Quand il meurt des suites du châtiment qui lui a été infligé, 15
Maurice Blanchot, Le Ressassement éternel, Minuit, 1951.
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la dame du manoir interdit à sa fiancée affligée de pleurer. Lorsque Kofman raconte cette histoire, la dame du manoir rappelle étrangement la dame de la rue Labat. Toujours souriantes, toutes deux maîtrisent leur environnement et ceux qui s’y trouvent, en insistant – comme le fait mémé lorsqu’elle tente de convaincre Mme Kofman de lui permettre d’adopter Sarah – sur le fait qu’elles le font dans leur propre intérêt. Dans la version de Kofman, ce n’est pas tant l’étranger qui souhaite s’assimiler, mais bien la dame qui le séduit, le manipule et le menace, qui « dans sa séduction même ne cesse de tourner autour de l’Étranger pour l’attirer, lui ravir son étrangéité, en le soumettant, toujours avec le sourire et ‘pour son bien’, mais non sans violence, au bon ordre de la maison, à la loi de la propriété et de la propreté » (Paroles suffoquées, 26). La séduction est un élément central dans l’« idylle » de Blanchot comme dans celle de Kofman. Cette dernière souligne l’émoi que ressent Sarah lors de sa première nuit avec mémé, sa proximité la mettant dans « un drôle état » (80). Kofman décrit l’excitation sexuelle qui envahit Sarah lorsqu’elle partage le lit de mémé, et montre clairement que la fillette n’est pas encore à même de comprendre la réaction de son corps. « J’avais chaud, j’avais soif, je rougissais. Je n’en dis mot et j’aurais bien eu de la peine à dire quelque chose car je ne comprenais pas du tout ce qui m’arrivait » (80). Le récit que fait Kofman de la rencontre entre une jeune fille naïve et une femme plus expérimentée et plus âgée rappelle la description, dans La Religieuse de Diderot, d’une mère supérieure qui exploite sexuellement une jeune religieuse. Du point de vue de cette dernière – qui, comme Sarah, est rebaptisée (Sainte) Suzanne –, les avances de la femme plus âgée sont séduisantes, mais aussi en partie mystérieuses. Les textes de Kofman et de Diderot s’adressent tous deux à un lecteur qui saisit ce que le protagoniste ignore. L’érotisme nocturne dans « Idylle » est le point culminant d’une série d’interactions qui forment, pour l’essentiel, l’éducation érotique de la jeune fille. Dès le départ, Sarah doit mettre la table du dîner en prévision de la visite hebdomadaire de l’amoureux de mémé. Elle rejoint bientôt les amants à table, avant leur rencontre sexuelle. Mme Kofman est troublée par les marques physiques d’affection que mémé prodigue à Sarah, et qu’elle juge « excessive[s] ». « Pourquoi m’embrassait-elle si souvent ? Au lever, au coucher, à la moindre occasion ! » (49). Sarah voit dans la désapprobation maternelle le résultat d’un choc culturel; chez les Kofman, il n’y avait ni baisers, ni étreintes. Parce que les Juifs orthodoxes se conforment à des normes sexuelles circonscrites et s’habillent de manière modeste, toutes ces « embrassades et [ces] câlineries » (49) ne sont pas les seules choses qui dérangent Mme Kofman. Préoccupée par la proximité de Sarah avec les
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amants et par l’habitude qu’a mémé de se promener seins nus dans l’appartement, Mme Kofman s’oppose à l’initiation de Sarah à de telles mœurs sexuelles, initiation qu’elle juge non seulement répréhensible, mais aussi, considérant son jeune âge, déplacée et « malsaine » (49). Redevable à mémé de sa survie, elle ne peut que marmonner sa désapprobation à sa fille, qui s’intéresse de moins en moins à son avis. Sarah, pour sa part, est de plus en plus fascinée par le corps de mémé. À l’hôtel, pendant la guerre, dans une scène qui préfigure l’« Idylle », Sarah attend avec impatience tandis que mémé se déshabille derrière un paravent. La façon dont cette nuit a disparu de la mémoire de Kofman, des années plus tard, témoigne de son importance. « [I]l ne me reste aucun souvenir, si ce n’est celui de cette scène de déshabillage derrière le paravent » (66). Cette succession de scènes érotiquement chargées et le personnage désapprobateur et silencieux de Mme Kofman, à l’arrière-plan, ne sont pas sans rappeler la référence ultérieure de Kofman à l’analyse de Freud du tableau de De Vinci. Bien que Kofman ne le dise pas explicitement, elle sait que Freud soulève l’hypothèse de l’érotisation prématurée du jeune Léonard, un produit de la carence affective dont souffre sa mère. Cela, comme le lien avec le roman de Diderot, souligne le caractère abusif de la relation qu’entretient mémé avec Sarah : l’exploitation du plus faible par le plus fort, qui, parallèlement, cache cette exploitation à la personne dont il profite. Comme la dame de Blanchot, mémé fait de l’acculturation d’un étranger (d’une étrangère, dans ce cas-ci) son projet, en se chargeant des soins quotidiens de Sarah à la place de sa mère, qui, dans les circonstances, ne peut qu’y consentir. Les deux dames entreprennent de « réformer » le corps et l’âme du nouveau venu, en faisant disparaître le « nom étranger (comme ce fut le cas pour tous les autres détenus qui ont tous des noms grecs, russes, juifs) » (Paroles suffoquées, 27). Toutes deux exercent un contrôle total, mains de fer dans un gant de velours. « [C]elle qui, dans ce pays où l’on se porte si bien, fait la loi ... l’éternellement jeune, la toujours souriante, vive, gaie, joyeuse, ronde, potelée, brillante, ouverte et accueillante ... la loi lumineuse et rayonnante » (Paroles suffoquées, 25-26). Dans l’histoire de Blanchot, fait remarquer Kofman, la discipline et son imposition sont subtiles et insidieuses, et se font « par la séduction et l’attrait » (30). Cette description rappelle la « punition ... bien choisie » (Rue Ordener, 58) de mémé lorsque Sarah la déçoit : amener une autre fillette juive en balade. Mémé tire habilement parti du sentiment d’insécurité de Sarah, à la manière de quelqu’un qui attise la jalousie d’un amant ambivalent. Le châtiment, cependant, est de taille : si mémé lui préférait l’autre fille, Sarah pourrait perdre sa place non seulement dans son cœur mais aussi, fait d’une importance encore plus capitale, dans son appartement.
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L’exaltation des retrouvailles « idylliques » efface momentanément le processus d’assimilation mis en branle par mémé dans les premiers jours suivant l’arrivée de Sarah rue Labat. En y regardant bien, on constate que ce processus fut pour elle douloureux. Lorsque mémé modifie son régime alimentaire, Sarah raconte : « Je vomissais fréquemment et mémé se mettait en colère .... Mon corps, à sa manière, refusait cette diététique qui m’était si étrangère et ne pouvait que m’inquiéter » (51). Même si Kofman attribue explicitement ces vomissements à la nourriture inconnue, on sait qu’ils sont souvent, chez Sarah, le résultat d’une tension. Elle vomit, en particulier, chaque fois qu’elle se sépare de sa mère. Ils indiquent ici la détresse que provoque chez elle le détachement forcé d’avec sa mère, les habitudes de sa famille, sa culture. Dans le récit, les nombreux changements effectués par mémé alternent avec des souvenirs contrastants, qui émanent de l’ancienne vie de Sarah, au sein de sa famille. En outre, Sarah vomit à l’idée de se réinventer, de se fondre dans l’œuvre de mémé. Jean-Paul Sartre aurait dit, dans La Nausée, qu’elle vomissait face à la contingence de l’existence, même si le terme lui était inconnu à l’époque. L’emprise totale de mémé sur Sarah – qui s’étend jusqu’à ses fonctions physiologiques – estompe la frontière entre elles. « La nourriture et les problèmes de digestion étaient sa préoccupation constante. Elle repérait les moindres symptômes concernant le bon ou le mauvais fonctionnement de son ‘tube’ et du mien » (52). Mémé consulte sans arrêt son dictionnaire médical, qui renferme des « planches illustrant les diverses maladies et monstruosités » (52). Ce contrôle absolu et la menace à peine voilée inhérente aux monstrueuses illustrations évoquent la description passionnée que fait Kofman de la situation critique dans laquelle se trouve l’étranger dans l’histoire de Blanchot : La faute la plus grave ... est de tomber malade, la moindre indisposition pouvant laisser soupçonner que tout ne va peut-être pas si bien que cela dans ce beau pays, que, malgré les dénégations de la loi et ses assurances, le bonheur y est fragile, toujours déjà rongé par le malheur. C’est pourquoi vous devez toujours vous bien porter sous peine de recevoir des coups, être mis à l’ombre dans un cachot noir (où vous êtes d’ailleurs très bien soigné) : même si la maladie vous fait hurler la nuit, si vous êtes couvert de poussière et avez le visage desséché, les mains déchirées, vous devez encore affirmer que tout va bien, que votre souffrance est, elle aussi, idyllique. Vous devez, en permanence, vous attendre à être battu – avec le sourire […] (Paroles, 29)
On imagine la petite fille, rue Labat, réprimant son sentiment de deuil, ses angoisses, ses peurs, afin de ne pas troubler l’ordre de son refuge.
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Lorsqu’elle raconte l’amygdalectomie de Sarah, la narratrice oppose la panique incontrôlée de Mme Kofman, présentée sous un jour défavorable, au calme bienséant de mémé. Après l’opération, Kofman se souvient qu’elle « pleure et crie de douleur » (Rue Ordener, 52). Sa mère, angoissée, s’affole elle aussi. La réaction de mémé contraste vivement. « Mémé, très calme et souriante dit : ‘Ce n’est rien, et tu vas pouvoir sucer beaucoup de glace !’ Je cesse aussitôt de pleurer » (53). On pourrait croire que l’enfant trouve le calme de mémé rassurant, et l’agitation de sa mère perturbante; ou bien que mémé, par sa réaction, indique à Sarah comment elle doit se comporter pour lui plaire. Sarah comprend que tout refuge est provisoire. Comme la dame de Blanchot, mémé ne permet pas à la jeune fille d’avoir ses propres sentiments. Ce que Kofman dit du manoir de Blanchot s’applique également à la rue Labat : « [c’est une] maison qui, pour vous, est plutôt un pénitencier où vous avez la malédiction de vivre, une prison où règne un mélange de sévérité et de douceur, de contrainte et de liberté, où malgré tous les bons soins qu’on vous y prodigue par amour, vous ne vous sentez pas très libre ... mais justement vous n’aurez pas le droit de le dire » (Paroles suffoquées, 29). Ce silence forcé rappelle la suffocation qu’Antelme associe avec la volonté de décrire l’atrocité nazie; la perte de la voix entraîne celle de la capacité d’agir et de la subjectivité. « Face à l’absolu du pouvoir, les mots peuvent seulement vous rester dans la gorge ... » (op. cit., 31). Dans le cas de Sarah, donner libre cours à des sentiments interdits détruirait tout l’édifice qui les protège, sa mère et elle, du rassemblement des Juifs français en cours à l’époque. La dissolution du soi La description que fait Kofman de l’étranger de Blanchot nous renseigne sur la vie intérieure de Sarah, et sur les répercussions psychiques de l’acculturation forcée. « Si vous regrettez votre pays, vous trouverez ici chaque jour plus de raisons de le regretter : mais si vous parvenez à l’oublier et à aimer votre nouveau séjour, on vous renverra chez vous, où, dépaysé une fois de plus, vous recommencerez un nouvel exil » (Paroles suffoquées, 28). Cette citation de Blanchot trace les contours de son propre parcours : de la maison des Kofman à celle de mémé, puis à celle de sa mère, la possibilité d’avoir un chez-soi s’évanouit. Lue en parallèle avec Rue Ordener Rue Labat, cette citation met en cause mémé et la culture qu’elle inculque à Sarah, son impossible homogénéité, sa xénophobie chronique. « Une communauté idyllique, qui efface toute trace de discorde, de différence, de mort, qui feint de reposer sur une harmonie parfaite, un rapport fusionnel impliquant une unité immédiate, est nécessairement une fiction de communauté, une belle histoire (psychotique ?) » (Paroles suffoquées, 36).
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L’interprétation que donne Kofman de l’idylle de Blanchot éclaire l’idylle de la rue Labat, et met à jour son caractère faux et contraint. Kofman déclare, au début de son analyse, que « L’Idylle » ne peut être comparée à « Auschwitz ». Elle souligne, néanmoins, une certaine corrélation entre les deux, lorsqu’elle évoque « d’autres douches sinistres »(26), le travail cruel et inutile, les dures pratiques disciplinaires. Vue à travers ce paradoxe, sa propre expérience ressemble étrangement à celle décrite par Blanchot, et elle est présentée à la fois comme contiguë à celle de son père et comme différente d’elle. Ensemble, l’histoire de Blanchot, celle de son père à Auschwitz et celle d’Antelme à Gandersheim révèlent la manipulation, la violence secrète et la menace de mort qui imprègnent sa vie avec mémé, en dévoilant l’effrayant côté caché de la protection. La relation parent-enfant est par nature ambiguë, l’enfant oscillant entre son désir de se fondre dans son parent et sa volonté de s’en séparer. Le danger et le traumatisme accentuent ce conflit, en forçant sa résolution. Mémé demande à Sarah non seulement de se soumettre, mais aussi de l’aimer parfaitement; ce faisant, elle détruit l’ambiguïté qui caractérise, à différents degrés, tous les rapports humains, en obligeant Sarah à établir une séparation radicale entre le bon et le mauvais (séparation qui s’applique à la mère, au sein et à l’enfant). Les mémoires tardifs de Kofman, qui l’amènent finalement à franchir le pas entre le commentaire indirect et la confrontation avec « ça », progressent dans le temps mais se tournent vers le passé, en risquant de défaire celle que « la petite Sarah » (c’est ainsi que Kofman, l’adulte, parle d’elle-même) est devenue. En comparant les réponses des enfants et celles des adultes qui survécurent au génocide nazi, Appelfeld note que les adultes perçoivent la guerre comme une période de folie passagère, « comme une crise, comme un évènement démentiel … une éruption volcanique dont on doit se méfier, mais qui n’a rien à voir avec les autres aspects de la vie ». Pour les enfants, par contre, la vie sous le nazisme représente tout. Si le sens de soi de l’adulte a pu être offensé, violé, agressé, celui de l’enfant a été conçu durant et par la Shoah, qui est devenue fondatrice; la pierre angulaire de l’identité de la personne. « Les enfants assimilèrent les horreurs, non pas par leur cerveau, mais par leur peau, intuitivement … ; ils n’étaient pas en mesure de penser, de repenser, d’évaluer, d’analyser … Tout se passa à l’intérieur de leur corps, toute la noirceur et toute l’horreur » (Encounter, 47). Dans Wartime Lies de Begley, la tante et le garçon créent tous deux une série de soi pour masquer leur judéité. Pour le garçon, toutefois, ces créations se confondent avec la réalité; elles prennent la forme d’une coquille, qui entoure un vide. De la même façon, Sarah est trop jeune, lorsqu’elle arrive rue Labat, pour que son sens de soi soit solidement établi. Capable de volonté propre, elle supprime ses désirs pour faire place à ceux de mémé. Assez âgée pour se
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rendre compte de ce qui se passe, pour se souvenir des évènements et pour les raconter a posteriori, elle ne peut pas encore les comprendre. Comme Maciek, elle n’est pas responsable de ce qui arrive, mais, à la manière des enfants, elle se sent coupable. Le récit de Kofman révèle un vide intérieur. Sa vie ne fut pas dépourvue de responsabilités, de réflexion, d’engagement, de valeurs. Néanmoins, Rue Ordener Rue Labat laisse voir un appauvrissement psychique : celui de l’orphelin abandonné, de l’enfant conciliant qui se forge une personnalité dans un effort pour survivre. Ses mémoires sont le Bildungsroman d’un édifice qui s’est avéré résistant, mais bâti sur de mauvaises fondations : l’histoire des origines de la philosophe française Sarah Kofman. Mémé fait une Parisienne de la fille de deux immigrants en provenance de Pologne et parlant yiddish, et lui fait découvrir (bien que ce soit dans le contexte d’une diatribe antisémite) les penseurs – Spinoza, Bergson, Einstein, Marx – qui deviendront importants dans le travail de Kofman. Dans une analyse pénétrante de The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde, Kofman remarque que Lord Henry fait prendre conscience au jeune Dorian de sa propre beauté, en en faisant quelqu’un d’autre, en le transformant en la personne qu’il est appelé à devenir, mais sans laisser à la vie le temps d’en faire cette personne16. De la même façon, les changements que mémé opère chez Sarah auraient pu se produire, de toute façon, avec le temps. L’acculturation de Sarah en France aurait résulté de son passage dans des écoles françaises, de son exposition à des valeurs différentes, et de sa propre curiosité intellectuelle. La violente confrontation entre sa mère et elle aurait bien pu survenir, exacerbée par le fossé culturel qui sépare les immigrants et leurs enfants. Rue Labat, les circonstances permirent à Sarah de défier sa mère plus tôt qu’elle ne l’aurait fait autrement. N’empêche que le caractère abrupt de la transformation et le rôle joué par mémé dans celle-ci créent une rupture entre la Sarah de la rue Ordener et la Sarah qui émerge, après la guerre, de la rue Labat. Du point de vue de Kofman, la tragédie centrale de la vie de Dorian Gray se compare à l’intolérable destruction de la beauté de sa mère. Le fait que Dorian insiste pour dire que seul son portrait, et non son corps, porte la marque de l’expérience est interprété par Kofman comme une façon de masquer la souffrance, de refuser la parole au passé. Finalement, Dorian découvre qu’il n’a pas d’autre soi que le portrait. On pourrait croire que, comme Sarah, il vit à une certaine distance par rapport à un passé qui, 16
« L’Imposture de la beauté: l’inquiétante étrangeté du Portrait de Dorian Gray », L’Imposture de la beauté et autres textes, Galilée, 1995, pp. 9-48.
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néanmoins, est présent; un passé tu, mais qui se manifeste dans des objets, visuels ou textuels, qui représentent leur propriétaire dans le monde. En retournant, par le biais de ses mémoires, aux racines de sa personnalité, Kofman met à jour un nouveau soi, qui est, jusqu’à un certain point, un produit de la Shoah. Cela équivaut à contempler sa propre destruction, sa propre non-existence. Prise dans son ensemble, l’œuvre de Kofman offre une série de métaphores qui délinéent, finalement, le « ça » qui ne peut être directement abordé : la dissolution du soi sous le signe de la Shoah.
(Traduit de l’américain par Alexandra Harvey)
Eléonore Hamaide (Université d’Artois)
Les enfants cachés, de Georges Perec à Berthe Burko-Falcman : un monde à reconstruire, une mémoire à inventer W ou le souvenir d’enfance et L’Enfant caché dissèquent la douleur d’enfants cachés dont l’identité, les repères et la langue ont été détruits. Dans la lacune de leur histoire, ils interrogent leur passé et celui de leurs parents. Refusant la parole de leur entourage, ils fondent leur mémoire sur la recherche de leurs infimes sensations. Leur interrogation du corps doit leur offrir une autobiographie de l’inventaire ou à défaut de l’invention. Les auteurs bâtissent leur parole à partir du vide et de l’absence. Leur esthétique vise à donner forme au blanc, à le placer au centre d’une écriture. En donnant corps à leur manque existentiel, ils esquissent un portrait troublant de leur silence intérieur.
Georges Perec et Berthe Burko-Falcman ont tous deux été des enfants cachés1. L’expérience du premier a particulièrement nourri W ou le souvenir d’enfance, roman à dimension autobiographique, construit autour de deux séries textuelles. L’Enfant caché est un récit chronologique fait par une narratrice, Anne, où s’insèrent, ponctuellement et clairement identifiés par l’italique, en complément ou en contre-point, des extraits du journal de son amie Esther. Cet écrit, rédigé entre 1948 et 1958, apporte des éclairages plus intimes sur les événements, depuis l’entrée d’Esther en sixième à l’annonce de sa grossesse, l’année de sa majorité, que le lecteur suppose également être 1
Berthe Burko–Falcman relate son assignation à résidence à Lacaune et les quelques semaines où elle a été cachée dans « Quelques souvenirs du temps des juifs », Cahiers du Rieu-Montagné n° 29, juillet 1995, pp. 5–32. L’Enfant caché utilise l’expérience de son auteur mais est avant tout une fiction.
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l’année de sa mort.2 Celui-ci découvre quarante-deux extraits du journal, presque tous datés d’un jour précis, allant de quelques lignes à plusieurs pages. Anne, l’amie d’Esther et narratrice de la partie « récit », apparaît d’abord comme omnisciente et indéterminée avant de se singulariser clairement en disant « je » dans la partie qui la concerne. Ces deux ouvrages, l’un pour adultes, l’autre appartenant à la littérature de jeunesse, soulignent que les enfants cachés connaissent les mêmes errements que les rescapés, même s’ils ont été préservés de l’horreur immédiate. C’est au moment de retrouver leur famille décimée que des symptômes se révèlent, identiques à ceux des rescapés des camps. Sans avoir vécu directement l’événement, ils en éprouvent pourtant la douleur. Celle-ci est d’autant plus destructurante qu’elle intervient au moment où ces enfants forgent leur identité, leur langue et leurs valeurs. En parcourant ces deux textes, nous nous demanderons comment les deux auteurs ont transformé une absence purement destructrice en une poétique du manque qui est à l’origine d’une création. Ainsi, nous tenterons d’abord de montrer que leur vie et leur personne même se fait témoignage intériorisé de la Shoah. Berthe BurkoFalcman et Georges Perec s’attachent cependant à extirper de leur mémoire défaillante les liens infimes qui les attachent à leur vie passée et qu’ils placent au cœur de leur démarche littéraire. Le vide et l’absence comme unique réponse à leurs questions inscrivent paradoxalement leurs traces dans ces récits. Les méandres du nom Par mesure de survie, les enfants cachés sont invités à oublier leur vie antérieure. Quand le petit Georges se prend d’amitié pour un soldat allemand, la terreur de celle qui l’héberge est qu’il puisse « dire quelque chose qu’il ne fallait pas qu’[il] dise et elle ne savait comment [lui] signifier ce secret qu’[il]devait garder »3. De même Esther, devenue Estelle par souci de protection et de proximité phonétique, est invitée à ne plus penser à sa maman pour ne plus pleurer tous les soirs. « Et Estelle dissimula maman dans sa tête, là où justement elle savait, bien avant la révélation de Daniel, qu’elle n’était pas d’ici, qu’elle était cachée.4 » Les enfants cachés finissent par oublier les quelques années passées avec leurs parents. Ils deviennent alors des êtres sans mémoire. Si la plupart des enfants cachés sont obligés de 2
« A la fin de sa vie, elle rêva de retourner au pied de la montagne pour y élever son enfant, y prendre un poste d’institutrice. Elle en rêva. » Berthe Burko–Falcman, L’Enfant caché (abréviation EC), Seuil, 1997, p. 24. 3 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (abréviation WSE), Denoël, 1975, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1993, p. 73. 4 Burko–Falcman, EC, p. 15.
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changer d’identité, leur prénom et leur nom de famille les désignant comme juifs, ce n’est pas le cas de Georges Perec dont les parents polonais s’intègrent à leur pays d’adoption en donnant un prénom français à leur enfant. Lorsqu’il décline les biographies plus ou moins élaborées de ses parents, Perec rapporte qu’il a longtemps cru que son père s’appelait André et non Icek. Par ailleurs, il fait trois fautes d’orthographe en retranscrivant le nom de sa mère. Perec n’hésite donc pas à souligner l’ambiguïté des noms, il rappelle également « la minuscule différence existant entre l’orthographe [de son] nom et sa prononciation »5, en retrace une étymologie fantaisiste qui lui permet d’inscrire le terme de « trou » dans son patronyme et de faire se rejoindre onomastique et histoire familiale. La partie fictive confronte deux Gaspard Winckler, tandis que Caecilia la cantatrice est le pendant fantasmé de Cécile Perec6. Les athlètes de W n’ont pas plus d’identité, endossant, le temps d’une victoire, celle du premier vainqueur de l’épreuve. L’identité chez Perec est donc souvent placée sous le signe de la dualité. Dans L’Enfant caché, Esther a tout juste cinq ans lorsqu’elle est cachée dans la montagne chez les Pleygade et c’est sous l’identité d’Estelle Pleygade qu’elle apprend à lire et à écrire7. Deux ans durant, après la guerre, elle demeure chez eux avant d’être envoyée dans une maison d’enfants juifs, les Primevères, où la directrice lui promet :« Tu verras Esther, avec nous tu vas redevenir toi-même », ce que la fillette ne peut comprendre. Des années plus tard, elle s’interroge dans son journal sur son identité : C’est qui moi ? Celle qui aurait dû rester avec sa mère pendant l’été 1942 ? Celle qui s’appelait Estelle chez les Pleygade ? Celle qui est devenue Esther et à qui Maniè Miliband et tant d’autres ont répété 5
Perec, WSE, p. 52. Dans ce récit, Bernard Magné a remarqué la récurrence de « sutures », des termes qui se répètent dans les parties autobiographiques et fictives et participent de la construction du sens. (voir note 13) Des points de suspension séparent la première de la seconde partie et remplacent un chapitre de la partie autobiographique qui devrait immédiatement suivre le récit de la mort de la cantatrice dans la partie fictive. Ainsi, le texte expose le départ de l’enfant vers la zone libre, l’absence de tombe de la mère de Perec mais laisse le soin à la fiction de faire le récit de la mort d’une mère, un récit impossible dans la partie autobiographique. Le seul signe typographique (…) inscrit thématiquement et matériellement la mort de la mère de l’auteur. 7 C’est aussi le moment qu’elle qualifie comme le plus heureux de sa vie. Pour cette raison, elle voudrait continuer d’usurper cette identité. Voir Burko-Falcman, EC, p. 77 : « C’était vrai, elle avait un nom difficile à écrire et à prononcer. Elle le détestait. Il lui avait fallu l’apprendre aux Primevères. Apprendre à l’écrire et aussi à le dire. C’est Daniel qui le lui avait enseigné. Mais parfois, en cachette, elle avait griffonné Estelle Pleygade sur des bouts de papier et elle s’était dit, devant le miroir des douches, au château : ‘Je suis Estelle Pleygade’ ». 6
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Eléonore Hamaide qu’Esther était un prénom de reine ? Et alors ? J’ai perdu mon royaume.8 Journal d’Esther, été 1952.
Certes les enfants cachés peuvent éprouver une certaine difficulté à se couler dans une nouvelle identité, mais plus difficile encore se trouve être l’obligation de réincarner l’identité dont on les a dépossédés. Ses patronymes correspondent à des vies très différentes pour la fillette. Même en retrouvant une tante, Esther ne parvient pas à conquérir son identité qu’aucune mémoire ne conforte, préférant des parents idéalisés car absents à cette tante réelle mais fantasque. Sous couvert de sa ressemblance avec sa sœur, sa tante l’incite à l’appeler « maman » tandis qu’elle souhaite elle-même faire revivre sa propre fille en appelant sa nièce du nom de Tsyla. Finalement, tout son entourage est prêt à lui faire endosser une identité qu’elle ne reconnaît pas. Personne ne devine sa douleur identitaire, pas davantage la mère de son amie Anne qui ne voit en Esther qu’un emploi de théâtre : Madame de Soral raffola des boucles noires d’Esther et de ses yeux bleus. « Tu es belle et fraîche à t’appeler Despina. Mais tu n’as pas l’air assez mutine. » […] Madame de Soral voudrait m’appeler Despina. Il paraît que ça a été son plus beau rôle. J’espère qu’elle va quand même m’appeler Esther. Je ne veux plus changer de nom. Plus jamais. Journal d’Esther, février 1948 […] Esther s’amusait d’être ainsi promenée, montrée, cultivée. Elle se sentait exotique pour Solange. Cependant, elle dissimula toujours combien elle trouvait ces sorties extraordinaires, son émerveillement, ses découvertes de la vie citadines. […] Solange fut éblouie par ce qu’elle prenait pour de l’aisance à vivre.9
Dans une certaine mesure, la mère d’Anne préfère substituer à la reconnaissance d’une identité propre à la jeune fille un emploi théâtral qui lui évite toute implication dans le passé compliqué d’Esther. En l’assimilant à un nom d’opéra, elle se prémunit contre tout investissement affectif trop douloureux. C’est donc du côté du travestissement qu’opère Despina dans Così fan tutte qu’il faut chercher une vérité. Esther elle aussi dissimule ses propres réactions en refusant d’être trop sincère, peut–être par crainte de ne plus se conformer à l’image que se fait d’elle la mère de son amie et d’être à nouveau abandonnée et renvoyée à son monde de tristesse, elle qui découvre 8 9
Berthe Burko-Falcman, EC, p. 20. Burko-Falcman, EC pp. 104–105.
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l’insouciance en leur compagnie. Quand enfin son nom de famille apparaît dans le texte, accolé avec une certaine grandiloquence, à son prénom, la jeune fille a conquis un statut, celui d’institutrice10. Elle peut dès lors être au cœur d’une transmission, qui à défaut d’être familiale, est pédagogique. La recherche d’autres repères, à commencer par la pratique religieuse, cherche à combler l’émiettement de son identité. La religion comme mémoire Les enfants cachés affichent de manière récurrente leur relation complexe à la religion, même quand ils ne sont pas issus de familles croyantes. A défaut d’une identité stable, les enfants cachés trouvent dans la religion une série de rituels parfaitement rassurants. Celle-ci devient le lieu refuge d’une mémoire universelle et d’une transmission ancestrale salvatrice qui inscrit les enfants dans une lignée. Pour ceux qui sont assez grands pour appréhender la valeur du baptême, cette liturgie et cette journée sont placées sous des auspices particulières. Comme les Allemands exigeaient des certificats de baptême, cette cérémonie s’avérait parfois nécessaire à la survie des enfants. Or le baptême, dans la religion catholique, est destiné à laver la personne du péché originel11 en l’intégrant dans la communauté des chrétiens. Il s’agit d’une renaissance d’autant plus forte dans le cas des enfants cachés qu’elle s’accompagne souvent d’un changement de prénom. Ils meurent à leur ancienne identité. Le baptême accentue, même symboliquement, la séparation avec les parents. Perec insiste fortement sur son investissement religieux alors qu’il se trouve en pension au collège Turenne12. Sa conviction et ses efforts n’en font pas moins qu’il reste juif. La question de la perte d’identité en rapport avec le changement de religion nous semble aussi pertinente chez Perec dans la mesure où le chapitre fictionnel qui suit immédiatement cette mention 10 Burko-Falcman, EC., p. 143 : « Et moi, Esther Spiwaszewski, fille de plus personne, je serai institutrice. J’enseignerai la Gaule et la grammaire française aux descendants des Gaulois. A tes enfants peut-être. » 11 C’est parfois ce seul argument bien plus qu’une illusoire protection contre les nazis qui prévaut au sacrement comme c’est le cas pour Esther dans L’Enfant caché, où la maîtresse d’école, également religieuse, incite fortement les parents adoptifs à la baptiser : « Des fois que cette petite tombe malade et qu’elle meure en état de péché, la pauvre ! » (p. 11). De la même façon, Perec n’est pas certain des raisons ayant mené son directeur d’études, un moine franciscain à le faire baptiser : « Selon ma tante, c’était un juif converti et c’est peut–être autant par prosélytisme que par souci de protection qu’il exigea que je sois baptisé. » (WSE, p.126) 12 Perec, WSE, p. 127 : « Le lendemain matin [de mon baptême], je rendis le costume, mais ma piété et ma foi demeurèrent exemplaires et le Père David me nomma chef religieux de mon dortoir, me chargeant de donner le signal de la prière du soir et de veiller à sa bonne exécution. »
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concerne la coutume de W, selon laquelle les athlètes vainqueurs des épreuves prennent le nom du premier homme victorieux lors de la compétition. Quand on sait les liaisons13 ménagées dans le texte perecquien, la proximité des deux n’est pas anodine. Pourtant, bien plus qu’une obligation, la conversion semble complètement intériorisée par les enfants cachés. La pratique religieuse donne une assise rassurante à leurs journées, rythmant leurs semaines, et se substituant aux règles parentales. Il en va de même pour Esther, l’héroïne de L’Enfant caché qui, même lorsqu’elle retourne vivre avec une communauté exclusivement juive garde ses habitudes de prières catholiques, le sentiment de culpabilité en plus. En continuant à réciter le bénédicité catholique, Esther tourne sa pensée vers des vivants plutôt que vers des morts. A plusieurs reprises, Esther précise qu’elle a été heureuse chez les Pleygade. Aussi est-ce une façon de pérenniser ce bonheur que de pratiquer leur religion. Comme elle veut se faire croire à ellemême qu’elle appartient à cette famille, elle se conforme aussi à leurs pratiques, avec application. Plus sûrement encore, la religion et ses rituels instaurent un point d’ancrage stable dans un monde incertain. Cependant, Perec va rapidement substituer cette première dévotion à celle des sportifs et des soldats de plomb14, comme moyen d’appropriation de la figure et de la destinée paternelle. Pour sa part, Estelle-Esther, marquée par sa double identité, perdue entre deux temporalités, va créer sa propre pratique religieuse, fidèle à ceux qui l’ont protégée mais influencée par celui qui appartient à la même religion qu’elle et dont elle est amoureuse. En effet, au fur et à mesure des années, sans devenir une adepte des pratiques juives, sa prière à Dieu va davantage être une adresse à Daniel, comme ce premier soir chez sa tante, où elle mêle, pour une même demande, ses adresses religieuses et laïques : « Daniel, je voudrais retrouver mon vrai lit. La nuit, je le vois. Mais quand je me réveille, ce n’est jamais dans mon vrai lit. Sainte Vierge, je vous en supplie et je vous en conjure, ramenez moi dans mon vrai lit, et là, je suis sûre, tout s’arrangera. Ils me retrouveront puisque je serai dans mon lit à moi. »15 Ce destinataire duel n’est que le reflet du dédoublement dont est victime l’enfant, devenue une parfaite petite catholique contrainte de plonger 13 Voir Marcel Bénabou et Jean-Yves Pouilloux (dir.), W ou le souvenir d’enfance : une fiction, Cahiers Georges Perec n°2, Revue Textuel, n°21, Université Paris VIIDenis Diderot, 1988, en particulier Bernard Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », pp. 27-44 et Mireille Ribière « L’autobiographie comme fiction », pp. 13-26. 14 Perec, WSE, p. 42 : « Mon père fut militaire pendant très peu de temps. Pourtant quand je pense à lui c’est toujours à un soldat que je pense. […] Je vis un jour une photo de lui en civil où il était « en civil » et j’en fus très étonné ; je l’ai toujours connu soldat. » 15 Burko–Falcman, EC, p. 57.
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dans des racines juives qui ne sont pas les siennes. Comme elle ne peut choisir entre Dieu et Daniel, elle les instaure comme deux facettes d’une même entité16. Son parcours demeure une oscillation entre deux pôles jamais atteints car trop éloignés pour que la jonction entre les deux se fasse facteur d’épanouissement. Elle demeure la petite « juive catholique ». A l’adolescence pourtant, Esther revendique son appartenance à la religion juive. Les deux amies Anne et Esther se positionnent en fonction de leurs ascendances mythiques et religieuses17. Esther est prise entre deux religions et fantasme sur son propre statut. Plutôt qu’une souffrance sourde attachée à sa généalogie, elle préférerait éprouver une douleur exigée par ses convictions à l’instar des premiers martyrs. Ce que laissent surtout entrevoir toutes les mentions à la religion, ce sont les souffrances et l’isolement des enfants cachés qui se raccrochent souvent à ces croyances qu’on leur inculque afin de garder un socle de certitudes. Par ailleurs, ils semblent aussi, dans leur majorité, entretenir avec ce nouveau dieu un dialogue qui pallie, au moins pendant un certain temps, leur solitude. La plupart du temps l’appréhension de la réalité sur le sort de leurs parents est aussi une rupture avec cette religion qu’on leur a inculquée. Quand les enfants finissent par s’interroger sur leur passé, leur mémoire est défaillante et les témoignages des proches lacunaires. Dans le cas de Perec, la mort de sa mère n’est jamais énoncée directement, par souci de préservation de l’enfant. En revanche, l’écrivain inscrit nombre d’allusions à cette disparition, par exemple la date de la mort de la mère18. Quant à Esther, elle pense avoir trouvé une manière de se protéger, que sa tante entérine en se terrant dans le mutisme : « pour sa nièce, les absents restaient les absents et il était interdit de les évoquer. Esther refusait même qu’on les mentionne, puisqu’ils n’avaient laissé aucun souvenir19. » Elle 16 La comparaison peut paraître osée mais Esther éprouve à la fois de la dévotion et de la crainte à l’égard de Daniel, attitude ambivalente proche de celle qu’on pouvait enseigner au catéchisme à l’époque. Comme Dieu, Daniel est mort et le dialogue convoqué par Esther se rapproche davantage d’un monologue. Enfin, Esther attribue, à Daniel comme à Dieu, la connaissance absolue. 17 Burko-Falcman, EC, p. 144 : « Je descends d’Abraham (Anne termine toutes ses lettres par ‘descendante d’Abraham, croîs et multiplie–toi sur la terre’, les miennes je les finis par ‘petite fille de Saint Louis ne monte pas trop vite au ciel’). » 18 Bernard Magné la considère comme une des grandes catégories d’« æncrages » ou autobiographèmes, – c’est-à-dire « un trait spécifique, récurrent, en relation avec un ou plusieurs énoncés autobiographiques attestés, organisant dans un écrit, localement et/ou globalement, la forme du contenu et ou de l’expression », in « L’autobiotexte perecquien », Le Cabinet d’amateur n°5, Université de Toulouse-Le Mirail, juin 1997, pp. 5-42. 19 Burko-Falcman, EC, p. 108.
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trouve en un voisin, Monsieur Léon, une mémoire potentielle car il a connu sa famille avant la guerre mais elle éprouve une gêne face à ses récits et est tiraillée entre l’envie de connaître ses histoires et la douleur de les entendre. Finalement, ces enfants questionnent leur passé en interrogeant leurs souvenirs sensoriels, réels ou désirés, et leur corps même. Se dessine alors une autobiographie de l’inventaire et de l’invention. Perdre sa langue maternelle En fouillant leur mémoire à la recherche de souvenirs de leurs parents, de leur enfance, les enfants de W ou le souvenir d’enfance et de L’Enfant caché se confrontent à une langue qui n’a plus de « maternelle » que le nom. En effet, dans les deux textes, les parents des enfants parlent yiddish. On apprend même qu’Esther ne parlait pas français quand elle était enfant. Pourtant, cette langue lui devient étrangère. Elle est assimilée à plusieurs reprises au pays de l’enfance : quand elle entre au lycée, la pratique de l’allemand lui rend un peu de cette langue maternelle oubliée. Mais dès qu’elle l’entend au home d’enfants, elle reconnaît sa « langue d’avant » qui semble pouvoir magiquement combler un vide20. Lorsque sa tante meurt, une notation tardive du journal souligne la douleur qu’éprouve la jeune fille de ne plus entendre la langue de son enfance qu’elle se sentirait alors la force de réapprendre. La situation de Perec est plus radicale encore ; il pourra affirmer dans Récits d’Ellis Island : Quelque part, je suis étranger par rapport à quelque chose de moimême ; Quelque part, je suis « différent », mais non pas différent des autres, différent des « miens » : je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisaient qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir, ne m’a pas été transmis. »21
W ou le souvenir d’enfance s’ouvre pratiquement sur un souvenir aussitôt rectifié car il ne peut qu’être imaginaire, celui du déchiffrement d’une lettre hébraïque par Perec enfant devant le cercle de famille ébahi. Perec établit d’emblée un rapprochement avec une œuvre picturale. Ce premier souvenir ouvre la cohorte de souvenirs inventés, redistribués, fondés sur les normes 20 Burko-Falcman, EC, p. 92 : « En l’entendant, Esther comprit combien la langue de sa tante la rassurait. Une langue pour la vie avec de la tranquillité, avec de la tendresse, mais qui l’enfonçait dans une nostalgie d’où émergeaient, fugaces, sa vie d’avant, une idée ou une image de sa mère. » 21 Georges Perec, Récits d’Ellis Island, POL, 1995, p. 59.
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apprises ailleurs – « C’est comme ça que ça se passait dans mes livres de classe »22. L’adulte n’a pas pour autant cherché à retrouver sa langue perdue. Régine Robin suggère la nécessité pour les écrivains de garder une langue étrangère pour en jouer fantasmatiquement dans leur œuvre. Elle spécifie que pour Perec « l’hébreu et le yiddish sont restés […] langues étrangères et en même temps, langues qui le constituaient par leur absence, l’ignorance où il était d’elles. »23 Ainsi, pour les deux enfants cachés, le yiddish est une langue inaccessible. Ils n’ont pas la mémoire d’une langue mais le yiddish emblématise la langue d’une mémoire interdite. Si le yiddish ne leur est pas rendu, il incarne l’accès possible à une mémoire : non pas celle des autres, celle de l’intellect, mais celle des sensations, du corps. Faire corps avec les siens ? Quand la langue même refuse de parler, les auteurs confrontent les enfants à un état antérieur de leur développement, à une fusion physique originelle, presque primitive, à la période des caresses. En regardant et décrivant les deux photographies où il pose seul avec sa mère, Perec semble décrire le plus objectivement possible leurs postures, leurs habits, cependant au détour d’une parenthèse, il exprime surtout son manque de souvenir de cette intimité des corps : J’ai des cheveux blonds avec un très joli cran sur le front (de tous les souvenirs qui me manquent, celui-là est peut–être celui que j’aimerais le plus fortement avoir : ma mère me coiffant, me faisant cette ondulation savante.)24
Perec voudrait qu’à défaut de souvenirs qu’il puisse convoquer, son corps parle. En regrettant l’absence de ce souvenir précis plus encore que de tout autre, il souligne le désir de proximité des corps entre l’enfant et la mère, le besoin d’attention maternelle centrée sur lui. Il est remarquable que la plupart des souvenirs suggérés par Perec, qu’ils soient réels ou reconstruits, tournent autour d’impressions physiques comme le froid du métal sur son front ou les chemises qui piquent offertes pour un Noël, d’empreintes qui marquent son corps, de la fracture d’un autre qu’il s’est appropriée abusivement comme sienne jusqu’à sa cicatrice au–dessus de la lèvre.
22
Perec, WSE, p. 95. Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Kimé, 2003, p. 35. Marcel Bénabou évoque avec un humour amical le « “degré zéro de la judéité” que [Perec] croit être le sien », « Perec et la judéité », Cahiers Georges Perec n° 1, POL, 1985, p. 20. 24 Perec, WSE, p. 70.
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C’est justement au détour d’une séance chez le coiffeur qu’Esther se remémore un moment de son passé. Le corps d’Esther se souvient quand sa raison n’en est pas capable. Le texte est ponctué d’allusions à ses cheveux25. Ils font l’objet d’une promesse à Daniel tandis que Lalka y voit intuitivement la mémoire de sa nièce. Toucher à ses cheveux, c’est attenter à sa vie, l’ami du coiffeur le sent intuitivement. Pour la jeune fille, ses cheveux sont le seul lien encore tangible entre ses diverses existences. Sans attaches, sans photographie de ses parents, elle a pour marque identitaire ses cheveux, que tout le monde remarque. Ses cheveux sont ce qui la rattache à ses parents ; cela est d’autant plus vrai qu’un passage chez le coiffeur fait resurgir, enfin, un souvenir de son père : Cette image au moment où Etienne passait la tondeuse sur ma nuque. Et tout mon corps a frémi et je me suis entendue murmurer en frissonnant : « Depuis des années, je n’ai pas éprouvé cette sensation. » […] Sa paume a effleuré le lissé de ma nuque et c’était comme dans ma première vie, quand mon père glissait sa main de mon cou vers mon front. Et tout est revenu. Mon père prend mes doigts dans les siens et nous descendons la rue de Cléry. Nous tournons à gauche, puis à droite, et là, c’est le coiffeur. […] ; et le coiffeur passe la tondeuse sur la nuque. Quelques va-et-vient avec la brosse pour éliminer les cheveux coupés, et je frissonne comme mon père. […] Et sa tête dodeline, son visage se détend. Un sourire. Le sourire, je l’invente peut-être. […] J’ai oublié ses traits, pas son sourire. C’est surtout l’image des cheveux qui est restée.26
Quand elle se fait couper les cheveux, quand elle les teint en blond, elle croit pouvoir échapper à la souffrance et à la mémoire27. Elle espère surtout deve25 Voir Burko-Falcman, EC, p. 129 : « Mes cheveux, c’est ce que j’ai de plus important. […] Mes cheveux sont mes cheveux de chez les Pleygade. S’ils ne me les avaient pas coupés quand je suis arrivée chez eux, j’aurais encore mes cheveux du temps de ma mère et de mon père. » Plus haut dans le texte, ses cheveux étaient vraiment présentés comme lui tenant lieu d’identité : ses cheveux longs « trop voyants » la désignent comme étrangère au pays des Pleygade, ses cheveux courts la font passer pour un petit garçon aux yeux de Daniel. « Au fil des mois, les boucles revinrent qui la rendirent à elle-même. Enfin, elle ressembla à l’enfant de ses parents. » (EC, p. 88). 26 Burko-Falcman, EC, pp. 169-170. 27 Burko-Falcman, EC, p. 168 : « Mes cheveux étaient les témoins de toutes mes vies. Ils étaient ce qui me liait au temps d’avant. Ils avaient effleuré tout ce que j’ai perdu au cours de toutes mes existences. Ils avaient été caressés par tous ceux que j’ai perdus. Chaque matin, je les coiffais différemment pour m’être à moi–même une surprise. »
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nir une personne différente, insouciante, libérée de son passé. C’est pourtant le moment où elle se retire du monde. La décision d’aller chez le coiffeur coïncide avec la première et unique visite au cimetière sur la tombe de sa tante. Sa tante représente à elle seule toute sa famille, malgré son excentricité, son inadaptation profonde à la vie. Sa mort est une étape déterminante pour Esther qui pense pouvoir enfin vivre. Elle y aspire par sa transformation physique, à demi-consciente pourtant qu’elle restera toujours une rescapée. Perec signale que sa mère n’a pas de tombe. La gare de Lyon est le dernier lieu où il voit sa mère. Lors de son retour à Paris, il s’interroge sur le « monument » qu’il a en face de lui, la polysémie du terme suggère certes un édifice mais signifie également un ouvrage destiné à perpétrer le souvenir de quelque chose ou de quelqu’un. La gare de Lyon devient pour lui le mausolée élevé en souvenir de sa mère. Il se rend une unique fois sur la tombe de son père. A cette occasion, Perec mentionne son impression de fausseté lorsqu’il entre dans la peau du fils, mal façonnée car inhabituelle, à l’image du costume qu’on l’a invité à endosser pour l’occasion et dans lequel il ne se sent pas à l’aise. Ses impressions sont contradictoires : cette visite est-elle nécessaire ou inutile ? Même s’il ne retrouve pas de souvenirs de ses parents, elle n’en est pas moins une étape essentielle dans la mesure où elle inscrit au propre comme au figuré son identité dans un espace, elle lie les lieux et l’être, l’écriture et leur mort, l’écriture et sa vie28. A défaut de nombreux souvenirs physiques, sans véritable lieu tangible pour se recueillir, les auteurs vont « donner corps » à cette insoutenable absence par l’écriture. Écrire blanc A travers l’interrogation identitaire, la perte de la langue et des repères, Georges Perec et Berthe Burko–Falcman portent en eux la souffrance de leurs parents. Ces thématiques sont récurrentes dans les témoignages de rescapés comme d’enfants cachés. Cependant la reconstruction personnelle des enfants passe dans ces deux textes par une construction littéraire. Le blanc de leur histoire fonde une esthétique. Sans doute n’est–il pas anodin que la diégèse de L’Enfant caché et de W ou le souvenir d’enfance soit double. Est-ce une façon de souligner la cassure entre deux temporalités inconciliables ? Le motif du double hante les deux textes. On ne reviendra pas sur la difficile 28 On se souviendra aussi de la définition de l’écriture donnée par Perec au chapitre VII, central dans la visée autobiographique de son roman : « […] j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. »
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gestation de W ou le souvenir d’enfance dont Perec s’extirpe en faisant alterner deux séries textuelles, une fiction ouverte en forme de roman d’aventure, en italique et une partie autobiographique qui interrompt le déroulement linéaire de la première partie. L’alternance des séries renforce la discontinuité manifeste à l’œuvre dans la série autobiographique qui n’est pas chronologique mais suggère simultanément une détermination textuelle que certains critiques ont éclairée en évoquant les « sutures » à l’œuvre entre les deux séries. Le texte de Berthe Burko-Falcman paraît au premier abord beaucoup plus simple : un récit chronologique retrace la jeunesse d’Esther, de son arrivée chez les Pleygade à sa majorité. Contrairement à Perec qui fait alterner ses séries, Burko-Falcman entremêle les deux textes. Elle fait entendre une double voix aux tonalités différentes : Anne incarne la voix de la raison, elle choisit l’ordre chronologique pour tracer le portrait de son amie. En incluant des extraits choisis pour leur thématique et non pour leur temporalité, Anne insiste alors sur la constance des interrogations de son amie et sur l’impossibilité de construire une identité unifiée quand une fracture mortifère a interrompu le cours du temps. Le journal d’Esther accentue les accès de désespoir, les excès d’émotions que le récit d’Anne laisse poindre. A mesure que le récit avance, le journal prend une place de plus en plus prégnante, alors qu’il était cantonné en fin de chapitre ou en fin de sous–partie dans le premier tiers du livre. La confrontation des deux types de discours permet d’éclairer le visage de cette enfant cachée, annoncée dès le titre. Le livre n’est pas structuré en chapitres mais en parties portant le nom de personnages essentiels du récit, qui façonnent à leur manière la personnalité d’Esther : « Estelle », puis « Esther » placent d’emblée la problématique identitaire au cœur du livre. « Lalka » la tante, « Anne » son amie, « Malla », la professeur de danse participent à la reconstruction identitaire. Surgissent deux prénoms d’hommes à l’entrée dans la maturité : « Etienne » le coiffeur dont on a vu par ailleurs l’importance et « Fabrice », dont on ignore presque tout, hormis l’envie enfantine d’Anne, qui est aussi sa sœur, de le voir épouser son amie, à défaut de pouvoir le faire elle-même. Quand on sait combien les relations familiales d’Esther sont placées sous le signe du non-dit, son refus de révéler l’identité du père de son enfant à naître associé à l’inscription de ce prénom en tête du dernier chapitre laisse fortement sousentendre qu’il est le père de l’enfant qu’attend Esther. Quant à l’absence notable d’un chapitre « Daniel », elle renforce la mythification du personnage, mi–dieu et interlocuteur privilégié de tout le journal dont il est le destinataire.
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Les questions posées au moment de l’adolescence sont réitérées au moment d’avoir un enfant. La filiation est à nouveau au cœur de son écriture, même si, à ce moment, Esther interroge sa capacité à être mère seule, à former une famille, elle qui n’en a pas eu. Les extraits choisis pour les deux parties « Esther » et « Anne » sont situés aux deux extrémités du journal, soit en 1948 et en 1958, peut–être parce que, avec Anne, Esther fait d’abord l’apprentissage de ce que peut être une famille, et le journal évoque beaucoup cette amitié qui transforme sa vie. Le journal d’Esther s’arrête sur la figure de Lalka, non pas au moment où Esther fait connaissance avec sa tante, juste après la guerre, mais dans les années 1956-57, c’est-à-dire au moment de la disparition de sa tante : la mort de sa seule famille relance la série d’interrogations sur l’identité. Par ailleurs, les notations sur Lalka sont aussi l’occasion de montrer une volonté de se démarquer de sa tante, qui n’a pas réussi à échapper à ses morts. Les relations entre Esther et Lalka sont faites d’attirance et de répulsion. Quand Esther veut mourir pour rejoindre ses parents, cette femme se sent investie de l’obligation de tirer sa nièce vers la vie mais quand elle comprend à son tour que personne ne reviendra, elle sombre dans la folie. Lorsqu’on reconstitue la chronologie, on ne trouve aucun extrait des années 1953–54. Anne souligne pourtant que l’écriture n’a pas été interrompue pendant les dix ans du journal, donc ce blanc est d’autant plus remarquable. Il s’agit des deux dernières années de lycée, marquées par le succès au premier puis au second bac. Années heureuses en apparence, années qui pourraient être routinières, cependant ce sont aussi les années où Esther commence à maigrir pour se faire un corps de danseuse et finit par sombrer dans l’anorexie. Sans doute volontairement, Anne exclut les passages du journal de ces années–là. Elles marquent une rupture dans l’évolution d’Esther. Elles correspondent doublement à une période de repli sur soi, puisqu’Esther porte symboliquement atteinte à son intégrité, ne se pense qu’esprit. Anne, en revanche, note dans sa propre rédaction ce qu’elle a appris du journal de ces années–là. L’enfant cachée à ce moment se révèle être une Esther en quête de son identité, qui dévore des auteurs juifs avec appétit, comme les livres de cuisine alors qu’elle ne se nourrit plus. Esther reste insaisissable et l’unification de sa figure ne peut se faire qu’ultérieurement par une reconstruction, impossible de son vivant. Les lectures dont Esther exclut Anne sont des écrits qui l’aident sans doute à se poser la question de son identité juive, identité qu’Esther ne revendique pas, surtout auprès de son amie catholique, mais qu’encourage au contraire la vie communautaire propre aux Primevères que dirige Maniè Miliband et où
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Esther retourne, à plusieurs périodes de sa vie, comme à un point d’ancrage qu’elle voudrait être capable de quitter mais qui toujours la retient29. Perec n’a pas ce recours-là. Son parcours ne s’ancre dans aucun lieu précis. Une partie des titres de ses chantiers littéraires inscrit cette obsession du lieu d’Espèces d’espaces à La Clôture en passant par Lieux ou L’Arbre. S’il parvient à se reconstituer une famille, notamment un « cousin Henri » qui n’est pas directement de sa lignée, celui-ci ne joue la figure tutélaire que jusqu’au moment où il déchire des navires et un damier qu’il a presque achevés afin d’initier son petit « cousin » à l’art de la bataille navale30. A défaut d’autoriser une quelconque identification durable, le cousin Henri initie cependant Perec à la lecture et lui offre enfin ce repère tant escompté : Source d’une mémoire inépuisable, d’un ressassement, d’une certitude : les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires ; on pouvait suivre ; on pouvait relire, et, relisant, retrouver, magnifiée par la certitude qu’on avait de les retrouver, l’impression qu’on avait d’abord éprouvée : […] je relis les livres que j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance, que je relise vingt pages, trois chapitres ou le livre entier : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté enfin retrouvée31.
Perec affirme dès lors ce qui apparaîtra plus nettement encore dans La Vie mode d’emploi ou Le Voyage d’hiver. La littérature devient le lieu d’une mémoire fiable, inépuisable et nourrissante. A défaut de maîtriser le réel, de reconstruire une vie dévastée, Perec devient un orfèvre de l’intertextualité. W ou le souvenir d’enfance est déjà ouvert, bien que plus discrètement, à l’altérité de l’écriture. Perec met en scène sa propre écriture. Il reprend et commente ses propres textes d’adolescent décrivant les photographies de ses parents, il réinvestit dans la partie fictionnelle les textes déjà publiés dans La Quinzaine littéraire avant l’abandon du feuilleton. Certes la citation de David Rousset affiche son statut et ne correspond pas aux subtils enchâssements des
29 C’est bien ce que soulignent plusieurs notations de son journal, telle « Je veux en finir avec les Primevères et, pourtant, j’ai peur des ruptures comme des morts que je provoquerais moi–même » (Burko-Falcman, EC, p. 159). On trouve aussi des remarques de cet ordre p. 131, 133, 142, 156… 30 Perec, WSE, p. 196 : « Mais, me semble-t-il, ce que je déduisis de ce geste incroyable, ce ne fut pas qu’Henri n’était qu’un enfant, ce fut plutôt, plus sourdement, qu’il n’était pas, qu’il n’était plus l’être infaillible, le modèle, le détenteur du savoir, le dispensateur de certitude que je ne voulais pas qu’il cesse, lui, au moins, d’être pour moi. » 31 Perec, WSE, p. 193.
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fictions suivantes32. Ici, Perec confronte sa propre fiction à la réalité et affiche au contraire la distance. Cependant, d’autres passages ont pu être identifiés comme des réécritures de Proust33, Verne34, et la présence de Queneau est signalée par les exergues de chaque partie. C’est donc un portrait de Perec en lecteur qui tend à se former : « Dans cette entreprise scripturale, il ne s’agit pas pour lui d’affirmer son moi par le logos, mais plutôt de l’inscrire par une écriture oblique dans le texte35. » Les enfants cachés de Perec et de Burko-Falcman sont des orphelins à l’identité incertaine, qui substituent les rites et les mythes de la religion catholique à l’absence de parentèle. Investis d’une langue lacunaire et dans leur recherche désespérée d’un souvenir sensoriel, d’une mémoire du corps, Esther et Georges témoignent paradoxalement d’un vide, d’un presque rien difficilement retrouvé. Leurs ouvrages deviennent les tombeaux absents des parents. Dire l’absence revient à la combler, un peu. Les deux auteurs constituent ce blanc en une esthétique appropriée à leur douleur, avec chacun des moyens adaptés à son public. La forme littéraire offre une place au vide. Si les mots fictionnels ne peuvent effacer les maux existentiels, du moins participent-ils à cette ébauche de reconstruction identitaire qui court dans W ou le souvenir d’enfance et L’Enfant caché.
32
Voir, entre autres, Bernard Magné, « ‘Ça doit rester tout le temps enfoui !’ Quelques remarques sur l’encryptage biographique chez Georges Perec », L’Œuvre de Georges Perec. Réception et mythisation, Jean–Luc Joly (dir.), Université Mohammed V, Rabat, 2002, pp. 95-114. 33 Voir Antoine Lambermont. « L’alpha du W : l’incitation à écrire dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec », à consulter sur www.cabinetperec.org/articles/lambermont/lambermont-article.html (29 novembre 2006). 34 Vincent Bouchot. « Intertextualité vernienne dans W ou le souvenir d’enfance », Études littéraires : Georges Perec : écrire/transformer, vol. 23. n° 1-2. été-automne 1990, pp. 111-120. 35 Stella Béhar, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, New York, Peter Lang, 1995, p. 202.
Serge Martin (Université de Caen)
Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig : le poème relation de vie après l’extermination des Juifs d’Europe Deux poètes français, enfants rescapés, n’ont apparemment jamais fait référence explicite à leur situation pendant longtemps : Henri Meschonnic (1932) et Bernard Vargaftig (1934). Toutefois, à partir des années ’90, la référence se fait plus explicite dans Combien de noms (1999) et Un même silence (1999). Il ne s’agirait pas pour autant d’effacements prolongés alors même que « la rime et la vie » n’avaient jamais oublié l’invention du passé au présent de l’écriture.
Les questions ne sont pas toujours des questions. Celles qui, depuis l’extermination des Juifs d’Europe1, depuis 1945, « interpellent » philosophes et médias, écrivains et citoyens sont souvent prises dans des réponses plus que dans des questions, dans des naturalisations qui sont souvent des essentialisations ou des instrumentalisations qui nous informent plus sur leur auteur que sur leur objet et pour lesquelles il faut rappeler, avec Ruth Klüger, qu’« il est utile de recourir à la fameuse distinction, si malaisée soit-elle, entre l’art et le kitsch2 ». Il y a même des questions qu’on ne veut pas entendre : la désignation de la « chose » en premier, c’est-à-dire la désignation de l’extermination des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. À ma connaissance, un seul pose aujourd’hui fortement cette
1 C’est le titre du livre de Raoul Hilberg La Destruction des Juifs d’Europe, traduit de l’anglais par André Charpentier, Pierre-Emmanuel Dauzat et Marie-France de Paloméra. Gallimard, coll. « folio histoire », 2006 (19881). 2 Ruth Klüger, « La mémoire dévoyée, Kitsch et camps » dans Refus de témoigner (1992), Viviane Hamy, 1997, p. 334.
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Serge Martin
question : Henri Meschonnic3. Mais passons bien que cela ne passe pas, comme le dit Henri Meschonnic, évoquant Ludwig Wittgenstein, au début d’un essai où il s’agit pour lui d’écrire avec la peinture, celle de Pierre Soulages : Que peut le dire devant le voir, s’il y a de l’indescriptible ? Mais ce n’est qu’un aspect de la même vieille infirmité, réelle et supposée, du langage devant la vie. On a monté cette infirmité jusqu’à invalider les poèmes et le langage après Auschwitz, après, c’est-à-dire devant. Ce n’était pas la peine d’exacerber le mal, la moindre douleur de dent suffisait. Le langage ne peut la dire. Mais c’est peut-être aussi qu’on s’y prend mal, avec le langage, autant qu’avec le reste. (RL, 13)
On devrait, en effet, toujours commencer par une critique des représentations du langage si l’on veut en venir à l’art, à la littérature. Mais cette question ne nous lâchera pas : c’est heureux ! D’autant plus qu’elle est prise dans une question bien plus décisive : celle que beaucoup ne cessent de poser en demandant de prendre leurs écrits généralement assignés aux dichotomies traditionnelles (fiction/témoignage ; autobiographie/biographie ; récit/poésie…), hors d’une destination-réduction mémorielle, du moins dans un continuum témoignage-histoire-écriture. Car cet écrire a d’abord et toujours force de « légende intime4 », selon la belle expression d’Aharon Appelfeld : c’est elle qui fait sa vérité, un continu poétique-éthique-politique, comme tout poème tient sa force de ce passage d’une hyper-subjectivité à une intersubjectivité voire à l’anonymat. J’appelle ce mouvement de l’écrire, poème-relation5. La lecture de deux œuvres poétiques et au-delà, de deux œuvres-vies en cours, n’a cessé et ne cesse de me transformer, de transformer mes lectures, mes écritures, ma vie : celles de Henri Meschonnic et de Bernard Vargaftig, nés respectivement en 1932 et 1934 et tous les deux 3
Comme Henri Meschonnic, Elie Wiesel, dans ses entretiens avec Michaël de Saint Cheron, en 1988, dit lui préférer le terme hourban (khurban en hébreu), qui, dans la littérature yiddish portant sur l’événement, signifie également « destruction » et se réfère à celle du Temple. Il faut signaler que Manès Sperber (dans Etre Juif, Odile Jacob, 1994) et Daniel Lindenberg (dans Figures d’Israël, Hachette, 1997) l’ont également proposé. Voir l’entretien avec Meschonnic, « ‘Cette chose’ qui empêche de poser d’autres questions », propos recueillis par Michèle Atchadé dans Encrages, cahiers d’esthétique, L’Harmattan, 1999, pp. 55-69. Voir également de Meschonnic : UJ, p. 38 (les abréviations renvoient aux ouvrages de la bibliographie, elles sont suivies de l’indication de page). 4 Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie (1999), Ed. de l’Olivier-Seuil, 2004, p. 128. 5 Voir mes deux ouvrages : L’Amour en fragments, Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2004 et Langage et relation, Poétique de l’amour, L’Harmattan, 2005.
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enfants cachés pendant la Seconde Guerre mondiale. Impossible ici de rendre compte de l’ampleur de ce qu’elles engagent ; aussi je me contente de prises fragmentaires par la « prose ». Parce qu’il ne peut s’agir de lire de telles œuvres en séparant forme et fond, en esthétisant ou en thématisant. C’est pourquoi je tente d’aller à leur prose en me référant à deux moments à peu près contemporains de sa conceptualisation dans le domaine russe. Le premier fait entendre Boris Pasternak au premier congrès des écrivains soviétiques : « La poésie est la prose, la prose non au sens d’un ensemble d’œuvres prosaïques quelles qu’elles soient, mais la prose même, la voix de la prose, la prose en action, et non en récit » 6. Le second est emprunté à Vassili Grossman : Dans une des salles de l’Académie des sciences s’étaient réunis les savants, retour d’évacuation. Tous ces gens, vieux et jeunes, blêmes, chauves, aux yeux grands ou petits et vifs, au front large ou étroit, ressentaient, une fois rassemblés, la forme de poésie la plus élevée qui fût jamais: la poésie de la prose7.
Nous le passage infiniment à venir8 Comme le précise Meschonnic lui-même, cette critique du langage, des représentations du langage, vient d’abord, « avant tout », de son travail de poète, de l’œuvre en cours depuis au moins Dédicaces proverbes (DP)9. Si on lit l’ensemble de l’œuvre poétique publiée, pour ce qui nous intéresse ici, on peut être déçu. Dix lignes de brèves remarques sur le ton des notes de voyage, certes touchantes et vives, précèdent neuf « vers » au cœur du livre Nous le passage : Il n’y a plus de pierres au cimetière juif de Radom. Dans le pré où nous cherchons, deux vaches sont couchées. Nous marchons dans des trous d’herbe. Deux blocs cassés portent des noms en polonais et en hébreu, renversés. Plus loin, une dalle, son inscription contre le sol. La mort des 6
Boris Pasternak, Collected Works, Ann Arbor, Michigan University Press, t. 3, pp. 216-218 (cité par Henri Meschonnic dans CR, p. 460). 7 Vassili Grossman, Vie et destin (traduction par Alexandre Berelovitch et Anne Coldefy-Faucard), Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2006, p. 380. Je me permets de citer ce court fragment pour attirer l’attention sur cette œuvre décisive pour une poétique de l’histoire du XXe siècle européen y compris russe : « Son unicité et son originalité irréductible constituent l’âme d’une vie, sa liberté » (p. 473). 8 Je titre en associant deux titres de livres de poèmes de H. Meschonnic : Nous le passage et Infiniment à venir. 9 Mais il faudrait dire depuis les Poèmes d’Algérie publiés dans Europe no 393, janvier 1962, pp. 68-70.
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Serge Martin morts. Un campement de tsiganes longe le début du chemin qui coupe le pré et qui finit vers une usine, d’où un camion nous croise. Une vieille paysanne s’est approchée. Elle raconte. Les hitlériens ont brisé les tombes en marbre. Les Polonais les ont prises pour le remblai du chemin de fer au bout du pré. Un train de marchandises siffle. Le cimetière a disparu des guides dans le calme le souvenir du cimetière reste sur l’absence des tombes où nous sommes seuls debout à la recherche des pierres ainsi les stèles sont en nous par nous la deuxième mort de ces morts n’est pas accomplie (NP, 50)
On peut d’ailleurs soit défaire le continu du poème en prose et en vers et n’y voir qu’un symptôme comme si le « signifiant » était condamné à être escamoté (la prose viendrait ici faire témoignage obliquement), soit poursuivre le continu ainsi suggéré – notons qu’il n’y a pas de point typographique à la fin du passage en « prose ». Continu qu’on appellerait celui de « la rime et la vie » pour reprendre le titre d’un essai qui vise à ce que « l’écoute du langage (ait) l’oreille sur l’avenir » (RV, quatrième de couverture). Et il faudrait alors tout lire, relire ce qui précède et lire ce qui suit – dans ce livre et dans l’œuvre dans son ensemble, en tenant compte de ce continu-là. Tout relire ? Oui et non ! Oui, car il y a à entendre ce qui est assourdissant dans et par le silence même : tous les poèmes de Henri Meschonnic, et il faudrait dire toute l’œuvre-vie, mais aussi les essais et les traductions sont engagés par leur historicité. Leur historicité est certainement celle d’une vie qui n’a tenu qu’à un fil pendant ces années de la Seconde Guerre mondiale. Et ce fil n’est pas la « chance » mais la résistance à « la traque » avec tous les Juifs d’Europe, résistance à ce qui mobilisait les plus grandes puissances matérielles et symboliques pour les faire disparaître : « seuls debout ». Et ce fil de vie, cette force de vie, sur « la nuit10 » a engagé toute l’œuvre dans un « nous le passage » : même si nous sommes nus comme la nuit notre force 10
Je note que ce vers coïncide avec le titre du livre de Elie Wiesel, La Nuit, Minuit, 1958. De même, le poème et le roman éponyme de Primo Levi Si c’est un homme (Se questo è un uomo), traduit de l’italien par Martine Shruoffeneger, Julliard, 1987 (1958), font le cœur d’un poème de Meschonnic (TEV, pp. 25-26).
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ce n’est pas nous c’est le silence entre nous (NP, 51)
Ce « silence entre nous » constitue le cœur de l’activité du poème qui engage tout contre l’extermination des Juifs d’Europe : ce qui demande d’écouter plus le dire que le dit, l’énonciation que l’énoncé, plus le rythme que le mètre, plus la relation que les termes (ici, par exemple, la rime en /m/ par les deux bouts au premier vers et, sur les cinq vers, la chaîne de résonance allitérative en /n/ associée à l’alternance des voyelles fermées antérieures/postérieures, renforcée par celle en /s/…). Ce « silence entre nous » engage dans et par cette circonstance, dans et par sa valeur construite au fil de l’œuvre, l’inaccompli de toute relation dans et par le langage : c’est l’hypothèse que je voudrais soutenir ici avec l’ensemble du travail poétique de Henri Meschonnic, hypothèse qui pose alors qu’une telle œuvre engage plus l’oubli que la mémoire, plus l’histoire que la commémoration, plus le langage que le témoignage, plus la relation que la célébration. mais ce n’est pas un souvenir puisque c’est partout dans notre corps (NP, 49)
Telle serait l’activité des poèmes de Meschonnic : « c’est partout / dans notre corps » demande d’écouter ce travail d’un corps-langage. Ce à quoi engage le poème « après Auschwitz » n’est pas à un « reste » mais à un présent du corps, du corps-langage entièrement relation car : ce qui pleure est seulement le nom qu’on ne prononce pas (NP, 49) la mémoire est dans la voix ma mémoire et toutes les autres dans ma voix tous les oublis dans la voix tous les chemins que les autres ont marché je les remarche dans ma voix comme les silences qui se pressent je les parle et les entends toutes ces voix sont ma mémoire et ma voix et elles viennent
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Serge Martin pour me dire pour me taire plus je parle c’est les silences […] (TC, 37-38)
Voilà qui est aux antipodes de l’entreprise philosophico-essentialiste de Giorgio Agamben pour lequel il s’agit de procéder par « une sorte de commentaire perpétuel sur le témoignage » et, plus précisément, sur « une lacune qui était sa part essentielle » : « que les rescapés, donc, témoignaient d’une chose dont on ne pouvait témoigner »11. Comme toute cette entreprise ne vise que la Vérité qui fonderait une éthique au-delà si ce n’est coupée de l’historique des témoignages, elle construit habilement une tour de paradoxes pour in fine durcir une thèse qui met le silence hors langage, du moins qui associe « une impossibilité de parler » à une désubjectivation embarquant odieusement dans son programme « ce qu’avait entrevu Benveniste avant de sombrer dans l’aphasie »12 ! Rouerie qui ne peut cacher son incompréhension de la théorie du sujet initiée par Benveniste13. Mais Agamben qui reproduit toutes les dichotomies structuralistes en les asservissant à son mysticisme étymologique et à sa métaphysique du silence et donc du langage, enferme l’historicité de l’extermination dans le témoignage et, par sa logique essentialiste soumise au réalisme langagier, dans son impossibilité quand une telle historicité est le travail toujours en cours d’un « je-tu » dans tout le langage. Travail que le poème engage, que seul le poème engage non pour « sauver l’impossible témoignage »14 mais pour écouter « l’inconnu qui arrive / au sens » (TC, 49). Il n’y a pas alors à opposer une « non-langue » qui serait celle du témoignage impossible (et du poème ?) à la langue (du discours ordinaire ?). Ainsi, réduire au témoignage, et donc paradoxalement à son impossibilité, une telle expérience de vie – certes tout contre la mort, entièrement mêlée au sens de la mort –, c’est d’une part rendre impossible tout processus de subjectivation incluant un tel sens de la mort voire de la souffrance humaine et, d’autre part, définitivement arrimer « tout acte de parole » au témoignage, « quelque chose d’inassignable à un sujet, et qui néanmoins constitue sa seule demeure, sa seule consistance possible »15. Mais Agamben ne met-il pas, par là-même, tout le langage sous la coupe d’une expérience ontologique qui lui est totalement étrangère puisqu’il fait fi 11
Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin, traduit de l’italien par Pierre Alferi, Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 2003, p. 11. 12 Agamben, op. cit., p. 150. 13 Pour une critique précise sur cette question, voir Gérard Dessons, Emile Benveniste, l’invention du discours, Editions In’press, 2006, p. 173. 14 Agamben, op. cit., p. 38. 15 Ibid., p. 142.
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du radicalement historique qui constitue tout acte de langage comme subjectivation alors même qu’il semblait nous promettre pour le moins une attention au langage. Réponse par le poème : c’est ton visage que j’écris depuis tant et tant de mondes j’hésite la vie la lèvre retient de dire mais je sais j’entends c’est du loin de loin ton nom nos noms qui sont toutes les formes de toutes les vies (TEV, 82)
Ce poème fait écouter ce que la « légende intime » fait à l’histoire, nous fait pour faire l’histoire. De « ton visage » à « toutes les vies », une épopée de voix s’écrit dans l’entre-vers, l’entre-mots : un écrire toujours au présent de son dire jusque dans sa retenue par un savoir qui creuse son écoute (« je sais / j’entends ») avec autant de reprises en avant (« depuis tant et tant de mondes » ; « c’est du loin de loin ») qu’il est nécessaire (« j’hésite ») pour que l’intégrité et la pluralité, l’intimité et l’« extimité16 », les formes de vie et les formes de langage résonnent, voire se relancent mutuellement (« du loin de loin » qu’on peut entendre d’au moins deux manières : comme un superlatif de l’éloignement, une altérité radicale, ou/et comme le continu du spatial et du temporel). quand les noms les ont quittés ils sont devenus un fleuve et ce fleuve coule en nous je ne sais rien faire d’autre que d’être son mouvement qui nous emporte dans le bruit nous nous crions nos noms (CN, 78)
16
Je me permets ce néologisme parce que les concepts d’intime et d’« extime » contestent la dichotomie privé/public généralement employée pour la vie, en ce qu’ils conservent le superlatif relationnel. Il s’agit de tenir ce que suggère Meschonnic quand il pose que « l’épique est un rapport d’intimité avec l’inconnu » (CR, p. 713) et « un poème est ce qui transforme ces rapports (la voix, le geste, le corps, dans l’historicité de leurs rapports) en intime extérieur » (RL, 173)
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Il y a d’abord l’évocation du premier verset du psaume 137 : « Sur les fleuves / de Babylone // où dans nos chaînes / oui dans nos larmes /// Nous nous souvenions // de Sion » (GL, 34217), évocation qui résonne de Benjamin Fondane (« que de fleuves déjà coulaient dans notre chair18 »). Aussi, comme chaque livre de poèmes de Meschonnic, ce fragment du long poème que constitue Combien de noms, pose, on ne peut plus clairement, l’engagement du poème dans et par le « mouvement » de « ce fleuve (qui) coule en nous », aux antipodes d’un « reste d’Auschwitz » (Agamben) puisque c’est une force de vie, une oralité vive « d’autre » à « d’être »… Ce mouvement est le travail d’un emportement par le poème-relation, « les yeux fermés pour mieux voir / les inconnus / que nous portons » (PB, 55) : de « noms » à « nous », les résonances ne cessent d’augmenter le mouvement relationnel dans et par le corps-langage (« nous nous crions ») qu’exemplifie ce ralentissementbégaiement final comme une appropriation infinie : « nos / noms ». C’est que ce « mouvement » a « le sens de la vie » autant que le sens de la mort : « lui, se laisse porter par l’infini » (UJ, 421) : je n’ai plus rien que ma marche je viens après le dernier venu avec ceux qui n’ont plus que leur vie dans leur voix
N’avoir plus que sa vie dans sa voix, c’est au fond l’expérience de l’écriture que montreraient exemplairement ceux dont la vie n’a tenu qu’à un fil, qu’à un « ne rien dire », à un « faire silence » où la voix doit alors se trouver paradoxalement dans « un même silence » et, qui plus est, ne montrer « aucun signe particulier » (ASP). De l’œuvre de Henri Meschonnic à celle de Bernard Vargaftig, j’essaie de poursuivre l’écoute. La distance devient souffle L’œuvre de Bernard Vargaftig comporte une énigme depuis 2000, année de la publication d’Un même silence (MS) qui a pour sous-titre générique, « Prose ». En effet, Vargaftig a jusqu’alors à son actif une œuvre magistralement tenue par le vers, plus précisément par une métrique extrêmement inventive. De là à l’associer aux divers formalismes qui lui ont été contemporains, il n’y a qu’un pas que je n’ai justement pas franchi car cette métrique est la voie étroite par laquelle Vargaftig est engagé dans son poème 17
Il est nécessaire d’aller aux notes de l’atelier du traducteur qui sont très éclairantes sur ce psaume « des plus célèbres » : voir pp. 534-535. 18 Henri Meschonnic a fait la préface (« Benjamin Fondane, le retour du fantôme ») à Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Lagrasse, Verdier, 2006. Voir p. 22.
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par le rythme-relation qui fait la force de son œuvre19. Aucun autre livre n’avait à ce jour vu figurer une telle indication – si l’on excepte La Véraison dont on peut soupçonner que c’est l’éditeur Gallimard qui a porté la mention « poèmes » sur la couverture… mais de « poèmes », il n’y a que cela dans l’écriture de Vargaftig car l’indication est pure précision du type « poèmes en prose » alors qu’on s’était habitué aux « poèmes en vers » de Vargaftig. En attesterait pour le moins le quatrième des huit textes de cette prose : « Qu’estce que la poésie ? » Ce texte défait toute assignation de la « poésie » à l’image, à la représentation et, dans et par le fait que « tout ce qui est vrai s’éparpille », revendique fort de faire voir le silence (« on voit le silence »). C’est chez Vargaftig toujours d’abord une éthique de l’incomparable, de la radicale historicité et donc la revendication d’une intégrité de chacun, de la relation même : Alors j’ai su, et toujours plus profondément que jamais je ne te comparerais, que jamais tu ne serais comme, que rien, pas même un foulard, ne te représenterait. Si la « poésie » existe, c’est ça. (MS, 40)
On devine qu’une telle poétique engage une éthique de l’écrire qui ne peut se contenter de « parler de », de « témoigner » pour rendre compte voire « exprimer », « comparer » et donc faire « comparaître » même « l’incomparable ». C’est pourtant ce à quoi nous invite voire nous oblige, tellement l’habitude est naturalisée semble-t-il chez bon nombre de penseurs et poètes sur la scène française, toute la philosophie heideggerienne de Michel Deguy réitérant le dualisme du même et de l’autre : Un étant est composé, tissé, fait, de même et d’autre. Un rapprochement surprend parce qu’il implique […] une mêmeté inaperçue (voire : refusée d’un « ça n’a rien à voir ! ») dans le moment où il manifeste (exprime) sa dissemblance. Le fait du rapprochement – acte de jugement – voile et dévoile ressemblance et dissemblance, sur le fond l’une de l’autre ; dans la proximité l’opération […] désarticule la distance qui conjoint, articule le pli qui disjoint. Si un étant consiste en même et autre, alors c’est par l’être-comme qu’il tient à lui-même20.
19
Je me permets de renvoyer à La Poésie dans les soulèvements, Avec Bernard Vargaftig, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2001. Ce livre prend appui sur Dans les soulèvements (DLS) et inévitablement engage tous les autres livres de Vargaftig. 20 Michel Deguy, La Poésie n’est pas seule, Court traité de poétique, Seuil, 1987, p. 86. Je me contente de simplement évoquer la « poétique » de Michel Deguy et renvoie pour une analyse plus précise à mon ouvrage L’Amour en fragments, op. cit., pp. 131137 et 188-190.
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Plus qu’à la réitération de dichotomies traditionnelles qui ancrent toute l’activité langagière, le poème, dans une métaphysique de la langue et, plus précisément, de la « figure en langue », recourt à « l’archétype passant d’un art à l’autre, donnant forme à, et informé par, peinture, sculpture, musique, prose… »21, c’est-à-dire à un super-sujet antérieur à l’œuvre, à l’activité du poème, au sujet de l’art, lesquels sont déjà, toujours, pris dans les genres, autres super-sujets, auxquels Deguy recourt pour suspendre (PS, 176) et donc ignorer le rythme du poème-relation, le sujet radicalement historique que seul il engage. Aussi, son écologie du « rapprochement » (PS, 180 et suivantes puis textes plus récents) est-elle une politique sans écoute du langage tellement ce dernier est cadenassé dans les « figures », les représentations d’un « Être-comme »22 qui fonde la relation sur la substance hors-langage (« la référence qui vient l’habiter »,23) et non dans et par l’activité langagière. Mais je reviens à cette « prose » qui informerait également le titre du livre de Vargaftig dans son indication de reprise (Un même silence), à savoir qu’il s’agit bien de poursuivre, de reprendre tout ce qui était engagé dans les « vers », tout ce que Pierre Reverdy signalait quand il venait en premier exergue de Jables : « Je ne peux choisir ce que je voudrais dire » (JB). C’est que depuis toujours, Vargaftig est choisi par un dire qui est d’abord ce « même silence ». Et jusque dans cette prose, il ne cesse de répéter : « je compte le silence » (MS, 17, 21, 27) et poursuit significativement avec un « il m’arrive encore de compter la lumière. (…) Je compte de la lumière » (MS, 45, 47). C’est que, pour les poèmes de Vargaftig, « Il faut / qu’il y ait / dans le poëme / un nombre / tel / qu’il empêche / de compter24 ». C’est ce défi formulé par Claudel que tient chaque poème de Vargaftig. Et l’énigme posée par Reverdy est bel et bien celle qui fait la force de l’œuvre-vie, ce Craquement d’ombre. Je me propose de lire maintenant deux poèmes, l’un en vers, l’autre en prose : (1) Déchirement de plus en plus tremblant De la trace d’enfance à la peur L’aveu en moi quand se prolonge La contemplation qui efface L’espace envahit épouvante et phrases L’écho incomparable appelle 21
Deguy, op. cit., p. 152. Deguy, op. cit., chapitre IV. 23 Ibid., p. 128. 24 Paul Claudel, Cent Phrases pour éventail (1927), Gallimard, coll. « Poésie », 1996, non paginé. 22
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L’énigme n’appartient-elle pas Au souvenir du dénuement Comme sans image dans la lumière Le désir éclaire toujours Le nom que la lenteur prenait Où les déflagrations redescendent (CO, 77 – dernier poème du livre) (2) Le même craquement me traverse toujours. Celui qui transforme chaque geste et le silence en langage. Une attente. Une éraflure. Ce qui manque entre le mouvement et la voix, entre la soudaineté d’être et ce qu’on m’a raconté. Entre moi et ce qu’il ne fallait pas dire. Entre moi et celui que je suis. Entre la vitesse et ce qui vole en éclats. Un trou de la stupeur à la stupeur. Entre ce qui vole en éclats et la lumière. Ce même déchirement qui me fait courir bras ouverts et être moi, et, pour être moi, te prendre dans mes bras. (MS, 60)
Si la prose éclaire peut-être les vers, prose et vers font le continu d’un rythme qui trouve la « distance nue » (DN) du déchirement amoureux et des déflagrations historiques, de « la trace d’enfance » et du désir « sans image », de l’imparfait et du présent pour des recommencements infinis. Ce mouvement du poème qui n’est pas dans sa cause mais la force d’un appel, d’une force qui se situe très précisément quand « nous nous appelons » : « Les phrases commencent » (MS, 70). Ce commencement, c’est : Toujours l’immense craquement […] (CO, 76) […] Voici l’espace du silence. J’appelle J’appelle. J’écoute. Je ne sais plus quels noms j’ai eus. Ni comment j’ai pu oublier le vrai, ni celui qui était l’autre. J’ai tellement essayé d’entendre comment je m’appelais. Quel anonymat tremble en moi ? J’avais beau tuer les orties et les sauterelles. Quel anonymat entre ombre et lumière, entre les phrases ? Un rien. Un rien qui ricoche. Quel anonymat ne me quitte pas. (MS, 74)
Je reviens sur cette indication (« prose ») qui n’est pas plus de genre que de forme. L’énigme Vargaftig tient à ce que « compter » n’implique pas répéter car, écrit-il, « toujours j’ai voulu que rien ne se répète » (MS, 12). Aussi, faut-il prendre cette recherche dans sa dimension expérientielle puisqu’il s’agit bien de ne pas représenter telle anecdote, telle rencontre, telle « histoire » d’autant plus qu’elle n’a pas à être répétée (« Je fuis de n’avoir pas été brûlé », MS, 12) – il faut insister sur cette obscénité de la répétition que l’injonction faite au(x) témoin(s) recèle toujours. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier sa dimension d’écriture qui met les reprises dans un rythme comme « un récit » est « toujours plus immense d’être » (UR, 85) et
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non dans une téléologie narratologique. Rythme et histoire font alors un « commencement » par le « renversement » : « je multiplie le commencement, chaque fois le commencement, […] » (MS, 21). Et au cœur de cette énigme, contre toute mémoire assignable à une stase et encore plus tout contre le souvenir, c’est l’oubli même qui est la plus grande activité : « l’oubli fait voir ce que je ne peux pas dire » (MS, 22) : Qui suis-je ? Je viens de toucher ta main. On se transmet le silence. L’été fait de la poussière de craie dans la nuit. J’ai beau compter : entre l’éclair et la stupeur, il en aura fallu du temps pour que l’oubli ne soit pas immobile ! » (MS, 22)
C’est que cet oubli actif est le travail de l’amour dans et par le langage où « tout est toujours autre » (MS, 54) puisque « Chaque instant de toi est ce geste qui te rend insaisissable. […] J’aime que tout soit devenu distance » (MS, 54 et 55). Et ce « te nommer me nomme » qui vient comme in-finir cette « prose » est bien ce mouvement du poème-relation qui ne cesse de faire l’histoire d’un même silence, c’est-à-dire d’une expérience jamais accomplie, toujours devant (« Et mon enfance est devant moi », MS, 64). Le poèmerelation dans les textes en « prose » ou en « vers » de Vargaftig est ce mouvement qui met toute l’énigme d’une vie, l’énigme de milliers de vies qu’on a voulu et qu’on continue de nier, dans l’énigme du langage et de la relation : « Ce craquement de stupeur. Ce qui, de face, me fait courir bras ouverts et te prendre dans mes bras » (MS, 65). Pour conclure, je n’ai pas voulu faire ici travail d’historiographe qu’un historicisme (la vie et l’œuvre) viendrait assurer dans l’érudition, voire le redoublement du témoignage : les deux œuvres rapidement évoquées demandent autre chose qu’un relevé de preuves. Il s’est agi, au plus près de quelques fragments, d’entendre ce qui les portait et nous portait. Avec ces deux œuvres, je crois que les obstacles qui ne manquent pas à l’activité de penser non seulement un « après-Auschwitz » – en entendant bien qu’il s’agit de vivre et donc de penser « devant», c’est-à-dire tout contre l’extermination des Juifs d’Europe –, mais d’abord un présent avec tout le passé qui nous met à hauteur du présent, je crois que de tels obstacles peuvent plus facilement être levés pour que cette activité de penser-vivre commence par penser son langage, penser le langage en pensant la relation. Ce que font ces œuvres quand elles inventent leur « légende intime » en même temps qu’elles pensent ce rapport non comme une mise en relation mais une relation qui trouve ses termes invus, insus, inconnus, inouïs même. Alors, le langage est plus qu’un moyen. Il est « l’histoire qui arrive à une voix » (UJ, 39), comme dit Henri Meschonnic. Alors on ne peut plus confondre l’innommable avec
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l’indicible, le silence avec la disparition du langage ou son absence, la destruction des Juifs d’Europe avec l’identité juive… Vargaftig engage un « C’est toi, pourtant, qui m’apprendras à glisser de l’autre côté du silence. » (MS, 71). Meschonnic fait résonner un « Je n’ai pas tout entendu » : je n’ai pas tout entendu l’histoire continue elle m’en dort le jour veille la nuit c’est une langue étrange elle me prend en secret je commence à l’écrire on se parle même dans cette langue chaque jour nouvelle dont nous sommes les mots dans cette langue nous rapprenons à rire (JE, 111)
Loin de toute mise en scène ou fictionnalisation, ces poèmes font entendre la part d’inconnu qui ne cesse de vivre l’infini de l’histoire, l’inaccompli de toutes les vies dans et par l’épopée de la voix, de chaque voix engagée par le poème, des voix dans la voix. Un tel signifiant-juif (ou « signifiant errant », UJ, 61 et sq.) reste une énonciation et n’est pas condamné à l’énoncé même mémoriel. Et alors toujours et partout contre tout ce qui l’a empêché : « tout me semble naître25 » répond la vie « avec » tant de morts.
Bibliographie des ouvrages cités et liste des abréviations utilisées Henri Meschonnic : CR : Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982 DP : Dédicaces proverbes, Gallimard, 1972 GL : Gloires, Traduction des Psaumes, Desclée de Brouwer, 2001 IV : Infiniment à venir, Liancourt/Reims, Dumerchez, 2004 JE : Je n’ai pas tout entendu, Liancourt/Reims, Dumerchez, 2000 NP : Nous le passage, Lagrasse, Verdier, 1990 25
C’est le dernier vers du premier livre de Bernard Vargaftig, La Véraison (LV) si j’excepte le grand petit livre, Chez moi partout (CMP) qui commence ainsi : « Nous endormir n’efface / Rien larmes ni espace / Ni mentir » (p. 7) et finit par ce vers : « Et tous deux parmi les nôtres » (p. 24).
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Serge Martin
RL : Le Rythme et la lumière, Avec Pierre Soulages, Odile Jacob, 2000 RV : La Rime et la vie (1989), éd. revue et augmentée, Gallimard, « folioessais », 2006 TEV : Tout entier visage, Orbey, Arfuyen, 2005 UJ : L’Utopie du Juif, Desclée de Brouwer, 2001 Bernard Vargaftig : ASP : Aucun signe particulier, Prose, Sens, Obsidiane, 2007 CMP : Chez moi partout, Honfleur, Jean-Pierre Oswald, 1965 CO : Craquement d’ombre, Marseille, André Dimanche, 2000 DLS : Dans les soulèvements, Marseille, André Dimanche, 1996 DN : Distance nue, Marseille, André Dimanche, 1994 JB : Jables, Paris, Les Editeurs Français Réunis, 1975 LV : La Véraison, Gallimard, 1967 MS : Un même silence, Prose, Marseille, André Dimanche, 2000 UR : Un Récit, Seghers, 1991
Nicolas Rouvière (Centre CEDILIT, IUFM de Grenoble)
Astérix et les pirates ou l’obsession que le pire rate : la conjuration d’un naufrage de l’histoire L’œuvre littéraire et cinématographique de René Goscinny est informée souterrainement par le spectre de la Shoah. Dans la bande dessinée Astérix, le célèbre gag des pirates se trouve ainsi au centre d’un étonnant réseau d’associations, dont il convient de retracer la trame inconsciente : les pirates sont le dernier maillon d’une chaîne de figures substitutives qui renvoie de proche en proche au thème de la barbarie nazie. L’imaginaire de la navigation dissimule ainsi les thèmes tragiques du saccage généalogique, de la mort à l’étouffée, de l’anthropophagie et de la section des corps.
René Goscinny est connu comme le scénariste de la célèbre série Astérix, dessinée par Albert Uderzo, et comme celui d’autres bandes dessinées à succès, comme Lucky Luke et Iznogoud, dessinées par Morris et Tabary. Mais on méconnaît généralement son œuvre d’écrivain : l’auteur du Petit Nicolas a publié de nombreux autres récits illustrés, parmi lesquels une Histoire naturelle du potache, illustrée par Cabu, de très nombreuses chroniques éditées en recueil (Interludes,1966), une trentaine de nouvelles policières, un opéra bouffe intitulé Trafalgar (1976), et un roman, Tous les visiteurs à terre1. A quoi il faut ajouter l’écriture de deux scénarios de films, Le Viager et Les Gaspard, réalisés par Pierre Tchernia en 1972 et 1973. René Goscinny est né à Paris en 1926, il est le fils de Stanislas Goscinny, Juif polonais venu poursuivre ses études d’ingénieur chimiste à Paris, et d’Anna Béresniak, issue d’une famille juive d’origine russe, installée dans la capitale depuis le début du siècle. Il passe une enfance et une 1
Réédité en 1997 chez Actes Sud.
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adolescence heureuses à Buenos Aires, où son père est l’un des dirigeants de la Jewish Colonization Association, qui aide à l’implantation des Juifs venus d’Europe centrale. Cependant son adolescence est marquée par les nouvelles tragiques qui viennent de France : trois de ses oncles sont déportés à Auschwitz et Pithiviers en 1942, tandis que ses grands-parents maternels meurent peu après dans leur fuite de la Zone Occupée. Tragique conjonction des dates : au moment où est anéantie la branche maternelle de la famille, son père meurt accidentellement en 1943 d’une hémorragie cérébrale. Même si le talent de l’humoriste parvient à opérer un incroyable renversement, l’œuvre littéraire et cinématographique de René Goscinny demeure informée souterrainement par cette tragédie familiale. Dans Astérix, le célèbre gag des pirates se trouve au centre d’un étonnant réseau d’associations, dont il convient de retracer la trame inconsciente : ces barbares déracinés sont en effet le dernier maillon d’une chaîne de figures substitutives, derrière lesquelles se dissimule le spectre de l’histoire. Le roman Tous les visiteurs à terre, le scénario du film comique Le Viager, ainsi que la série Astérix, tissent un réseau de références intertextuelles, où l’imaginaire de la navigation dissimule les thèmes tragiques du saccage généalogique, de la mort à l’étouffée, de l’anthropophagie et de la section des corps. Genèse d’un gag Présents dans 19 albums sur 24, les pirates sont devenus des personnages incontournables d’Astérix. Le gag des « naufrageurs naufragés » suscite une telle attente, que, selon le témoignage d’Albert Uderzo, sa présence est devenue une exigence des lecteurs. Rien pourtant n’en motive la présence dans le récit ; ce sont des personnages secondaires, acteurs d’une histoire dans l’histoire sans aucune influence sur l’intrigue. Les pirates sont les caricatures de personnages appartenant à la série de Jean-Michel Charlier, Le Démon des Caraïbes, apparue en même temps qu’Astérix dans le premier numéro du journal Pilote, le 29 octobre 1959. Barbe-Rouge, un pirate redouté sur les Sept Mers, est assisté du Noir athlétique Baba, et de Triple-Patte, le savant unijambiste. Il recueille Eric, un enfant rescapé d’un abordage où périrent ses parents, et l’adopte pour en faire son digne héritier. Les aventures de Barbe-Rouge eurent un succès immédiat et furent diffusées de 1959 à 1962 sous la forme d’un feuilleton radiophonique sur les ondes de Radio Luxembourg. Il faut imaginer alors la surprise que représenta, pour les lecteurs de Pilote, la parodie, dans Astérix gladiateur, des personnages empruntés à cette série voisine. La célèbre formule de Barbe-Rouge « Corne de bouc, garçons ! », les citations latines du vieil érudit unijambiste, ainsi que le défaut de prononciation du dévoué Baba, qui élude les « R », prennent un
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tour irrésistiblement comique dans le contexte d’un naufrage programmé à tous les coups. Les pirates de Goscinny et Uderzo ont une autre filiation narrative : en tant que figures de méchants, ils succèdent directement aux barbares de l’Est, représentés dans l’aventure précédente Astérix et les Goths. Par un anachronisme volontaire, les auteurs ont substitué le nom de Goths à celui de Germains, probablement parce que ce dernier avait une connotation trop positive, en raison de sa proximité avec l’expression « cousin germain ». Dans le premier album Astérix le Gaulois, les Germains sont évoqués dès la troisième vignette, à travers deux guerriers chevelus repoussés à la frontière par les Romains : « Pon ! Pon ! On s’en fa !… Mais addentzion ! On refiendra ! ». Cette parole est prémonitoire du retour de l’envahisseur allemand sur le sol de France. Mais elle trace aussi un programme narratif, car les barbares vont revenir tout au long de la série sous des formes substitutives : pirates, Normands et Vikings. Dès l’album suivant, La Serpe
Fig. 1 Le fils de Barbe-Rouge © Charlier-Hubinon-Takahashi-Dargaud – 2005
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d’or, Astérix et Obélix font une halte sur le chemin de Lutèce, dans « L’Auberge du barbare repenti » qui est tenue par un homme au crâne rasé et au fort accent germanique. Le troisième album représente la terrible société des Goths aux crânes rasés et aux casques à pointe. Or la dictature militaire de Téléféric fait allusion au régime hitlérien. Ainsi des croix gammées figurent en bonne place dans les bulles représentant les injures des Goths, tandis que le drapeau de leur tribu est un pastiche du drapeau nazi : l’aigle impérial allemand se substitue à la croix gammée dans un cercle blanc sur fond rouge. Au delà du militarisme prussien, l’album Astérix et les Goths constitue ainsi une dénonciation du totalitarisme nazi. Dès l’album suivant, ce sont les pirates qui endossent le rôle des méchants. Les Gaulois ne sont pas les seuls à saborder leur bateau dès qu’ils les croisent : dès les premières vignettes d’Astérix chez les Bretons, la flotte de César envoie les pirates par le fond, tout comme les armées romaines chassent les Germains au début d’Astérix le Gaulois. D’autres éléments indiquent un jeu de substitution. Dans Astérix en Hispanie, César défile à Rome en triomphateur, avec pour prisonnier un Goth à la barbe et aux cheveux roux, ce qui donne lieu à un savoureux calembour : « Il affranchit le rubicond ». Or par la suite, dans Les Lauriers de César, cette même place est occupée lors du défilé par le chef pirate Barbe-Rouge, suivi par ses hommes.2 De même dans Astérix et le chaudron, les naufragés tentent une reconversion provisoire et montent une auberge, « Le pirate échoué », qui rappelle directement celle du « barbare repenti », ce qui confirme leur fonction substitutive par rapport aux Goths. Puisque ces derniers, au delà du militarisme prussien, évoquent le régime nazi, les pirates, de manière indirecte, seraient-ils liés eux aussi à la mémoire de ce pan d’histoire ? Le spectre du nazisme Dès leur première apparition dans l’album Astérix gladiateur, les pirates se lancent à l’abordage d’un navire marchand phénicien. Celui-ci est la caricature comique d’une entreprise commerciale juive, dirigée par le président directeur général Épidemaïs. Par la suite, tout se passe comme si les auteurs convoquaient le trio des flibustiers dans le but unique de les faire payer. Car entre chaque naufrage, les pirates doivent travailler durement pour acheter un nouveau navire. Et le naufrage intervient très souvent alors qu’ils n’ont pas fini de le rembourser.
2 Comparer René Goscinny et Albert Uderzo, Astérix en Hispanie, Albert René (Dargaud, 1969), p. 22 et Les Lauriers de César, Albert René, 1999 (Dargaud, 1972), p. 47.
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Depuis notre dernier combat, Erix, nous avons dû faire des économies et travailler honnêtement pour acheter un nouveau navire… Et nous n’avons pas encore payé toutes les traites ! Vivement une proie ! 3
Dans Astérix légionnaire, la ruine des pirates atteint son paroxysme comique. Le naufrage parodie le tableau de Géricault Le Radeau de la Méduse. Juché sur un tonneau, la vigie noire agite un chiffon en signe d’adieu vers le bateau qui s’enfonce dans la mer, tandis que le capitaine déclare, le regard dans le vide : « Je suis médusé. » Or cet épisode fait encore intervenir les Phéniciens, puisque ce sont eux bizarrement qui secourent les pirates : « heureusement que nous avons pu acheter ce navire aux Phéniciens qui nous ont trouvés sur le radeau… Mais il nous a coûté cher… Il faut l’amortir rapidement… ».4 Les Phéniciens les ont secourus et leur ont vendu un bateau, mais que l’on ne s’y trompe pas : il s’agit bien de faire payer à nouveau ces criminels des mers. Car cette coûteuse dépense est pour eux une bien mauvaise affaire : elle les expose aussitôt à un nouveau naufrage, dès qu’ils croisent les Gaulois. Les pirates semblent ainsi condamnés à un cycle perpétuel de naufrage, d’achat de navire et de remboursement de dettes. Or, si l’on en croit Épidemaïs, les Phéniciens semblent avoir certaines dispositions pour vendre des bateaux. En témoigne cette anecdote, dans Astérix gladiateur : EPIDEMAÏS : Justement, nous avions l’intention d’aller à Rome, où l’un de mes prédécesseurs a laissé son bateau… ASTERIX : Il a sombré ? EPIDEMAÏS : Oh non, il l’a vendu. Il était meilleur marchand que marin ! 5
Un curieux cycle économique constitué de naufrages, d’achats de bateau et de dettes semble donc lier les uns et les autres. À leur plus grand détriment, tout semble conduire les pirates à devoir payer perpétuellement un dû aux Sémites. Par un renversement formidable, le gag permet aux victimes du passé d’être en position de créanciers et de faire payer inlassablement les figures des méchants. Il faut repartir du tableau de Géricault pour cerner toute la portée du dispositif. Les pirates rejouent la dramatique aventure des célèbres naufragés de La Méduse, l’un des quatre bâtiments partis reprendre possession de la colonie du Sénégal que les traités de 1815 venaient de rendre à la France. A cause de l’incompétence de son capitaine, Duroix de Chaumareys, un aristocrate ancien émigré, La Méduse s’échoua le 2 juillet 1816, à quarante 3
René Goscinny et Albert Uderzo, Le Tour de Gaule, Albert René, 1999 (Dargaud, 1965), p. 44. 4 Astérix légionnaire, Albert René, 1999 (Dargaud, 1967), p. 47. 5 Astérix gladiateur, Albert René, 1999 (Dargaud, 1964), p. 14.
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lieues de la côte occidentale d’Afrique. Sur les cent quarante-neuf passagers regroupés sur un radeau de fortune, seuls quinze furent rescapés. Le radeau dériva durant treize jours marqués par des pratiques cannibales qui furent pour beaucoup dans le retentissement médiatique de l’événement. Dans Astérix, la parodie évacue naturellement cette réalité : les corps allongés en travers ne figurent pas des cadavres aux membres sectionnés, mais des pirates à l’œil poché. Si la référence à l’anthropophagie est ici totalement éludée, celle-ci en revanche apparaît nettement dans Astérix aux Jeux Olympiques, lorsque les pirates se retrouvent entassés dans une barque, après avoir sabordé leur navire pour échapper aux Gaulois. LA VIGIE : On tire à la courte paille, les ga’s ? L’UNIJAMBISTE : Toi, tu ne manques pas d’air !
S’agit-il ici de savoir qui ira à l’eau, ou bien la vigie noire qui se lèche les babines est-elle pressée de savoir qui passera à la casserole, selon le cliché éculé du Noir cannibale ? L’allusion à l’anthropophagie ne fait pas de doute, car cette scène rejoue exactement celle d’un autre album de Goscinny et Uderzo, Jehan Pistolet Corsaire du Roy, où l’équipage des héros, naufragés en mer sur le dos d’une table, tirent précisément à la courte paille pour savoir qui sera mangé. Le calembour sur la prononciation de la vigie noire mérite alors d’être entendu : « Toi, tu ne manques pas d’air ! » La désapprobation de l’unijambiste est un jeu de mot délicieux sur l’accent africain du personnage, qui élude la prononciation des « R ». Mais elle rappelle aussi un autre motif qui allie précisément manque d’air et cannibalisme : celui de la cocotte pression, dans Astérix et les Goths : « Ça vous cuit un bonhomme en deux minutes, et ça siffle quand c’est prêt ! », se réjouit le conseiller du chef Cloridric, qui tient là un moyen efficace d’éliminer les opposants. La connotation anthropophagique liée à la cocotte-minute est ici patente. Mais dans un contexte où il est fait allusion au nazisme, à travers la parodie du drapeau hitlérien, la trouvaille évoque sans doute autre chose qu’un simple instrument de cuisine. L’élaboration technique d’une grande chambre en fonte, où les prisonniers meurent en quelques minutes à l’étouffée, est lourde de connotation, dans l’imaginaire d’un homme qui a perdu trois de ses oncles à Auschwitz. Ni gazage, ni crémation, mais cuisson à la vapeur. La facilité d’emploi et la rapidité de fonctionnement laisse entrevoir pour l’avenir la possibilité d’usages barbares à plus grande échelle, comme le sous-entend la réplique du chef Cloridric, à la dernière case de la page 40 : « Hé, hé ! On n’arrête pas le progrès ! ». Dans Astérix et les Goths, l’évocation de cette fameuse « cocotte pression » est préparée en amont par un mot du bourreau, fouettant les bêtes
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pour qu’elles écartèlent le condamné : « Hue cocotte ! ». Voilà donc que l’allusion morbide à la chambre en fonte semble rejoindre la section des membres du corps, comme dans les cadavres peints par Géricault. La chaîne associative inconsciente serait donc la suivante : pirates – radeau de la Méduse – cannibalisme – manque d’R (air) – cocotte pression – tragédie concentrationnaire – « hue cocotte » ( section des membres ) – radeau de la Méduse – pirates. La déshumanisation du radeau de la Méduse serait ainsi inconsciemment liée, dans l’imaginaire de René Goscinny, à la tragédie de l’histoire récente. Derrière les pirates, qui parodient les naufragés de 1816, une mémoire silencieuse affleure. Le gag rejouerait ainsi à l’envers, et au détriment des méchants, le sort subi par les victimes de l’histoire. Significative semble à ce titre l’occupation d’Astérix et Panoramix dans les prisons des Goths : ils jouent à la bataille navale. Un autre élément a probablement servi de moteur à cette transposition imaginaire : le nom même de Barbe-Rouge, qui rappelle celui de l’opération Barbarossa, la grande offensive lancée le 22 juin 1941 par les armées de l’Axe contre l’Union soviétique. Anna Béresniak, la mère de René Goscinny, est née à Khodorkov, en Ukraine alors russe, tout comme ses frères et sœurs, mais elle a grandi à Paris où sa famille s’est installée en 1904. Le père du scénariste, quant à lui, est originaire de Pologne. Fils du rabbin Abraham Goscinny, il quitte Varsovie en 1906 pour suivre des études d’ingénieur chimiste dans la capitale française. La vaste « zone de résidence » où se concentraient, de la Lituanie à la Crimée, en passant par la Pologne, la plupart des Juifs d’Europe centrale, recouvre à n’en pas douter, dans l’imaginaire de l’auteur, le front de l’Est pris d’assaut par l’armée allemande. Quand Barbe-Rouge se lance à l’abordage d’une embarcation, c’est probablement la mémoire de cette tragédie qui travaille inconsciemment l’imaginaire du scénariste. On comprend alors toute la portée que revêt le parallélisme entre le chef pirate et le barbare goth à la barbe rousse, lors des deux triomphes de César. Il s’agit bien d’une chaîne substitutive qui conduit des crimes de l’histoire à la figure comique des pirates. Il est possible à cet égard que le curieux étendard du « faucon noir », le bateau de Barbe-Rouge, dans la série Le Démon des Caraïbes, de Charlier et Hubinon, ait suscité inconsciemment l’imaginaire de René Goscinny. Car la figuration de l’animal, surmontant la tête de mort pirate, rappelle étrangement celle de l’aigle germanique.
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Fig. 2 L’unijambiste parle à Eric et Pavillon pirate Intégrale Barbe-Rouge, 4 © Charlier-Hubinon-Dargaud – 2005
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Le saccage généalogique Une obsession corollaire est liée à la représentation des pirates : celle du saccage généalogique. Dans un récit complet intitulé « Obélisch’ », publié pour la première fois dans le journal Pilote en 1963, Goscinny et Uderzo représentent Obélix portant sur son dos, en lieu et place de l’habituel menhir, l’arbre généalogique de sa descendance, dont le dernier représentant est le marin breton Obélisch’. Cet arbre est orné en son centre du blason familial représentant un sanglier rôti. Pour peu qu’on veuille bien l’entendre, le sanglier est lui aussi un emblème généalogique : car il s’agit bien de « sanglier », autrement dit de « lier le sang » pour se perpétuer dans une descendance. Or dans Astérix, l’angoisse récurrente affleure que des pirates, à tout moment, puissent porter atteinte à la lignée. Ainsi, dans les dernières branches de l’arbre généalogique, on trouve plusieurs références comiques aux pirates : OBELISC’H le sanglier : compagnon de Duguay-Trouin. Corsaire du Roy. Un de ses ennemis déclara : « On a ’eçu une d’ôle de t’ipotée ! » OBELISC’H le gros Malouin : ami de surcouf. L’empereur lui dit « Je suis content de vous et cessez de manger quand je vous parle ! ». Un de ses ennemis vaincus déclara : « Pas de veine d’êt’e enco’e tombés su’ lui ! » 6
La défaite à répétition de ces braves et sympathiques pirates est d’autant plus savoureuse qu’elle est automatique. On en oublierait presque que ce sont des « ennemis ». Et pourtant le mot est sans doute à entendre ici comme une menace récurrente contre la possibilité de s’inscrire dans une généalogie. Cette interprétation semble corroborée par le fait que Barbe Rouge, dans la première aventure du Démon des Caraïbes, assassine sans le moindre scrupule les parents du jeune Eric, lors de l’abordage d’un galion espagnol. Donnant l’ordre à ses hommes de ne pas faire de quartier, ce personnage sanguinaire et brutal fait pointer le canon sur la dunette où se trouvent réfugiés les marins et les civils. Il a beau adopter l’enfant par la suite, parce que celui-ci lui a ri au nez, il n’en demeure pas moins un meurtrier qui a décimé une famille. Il se pose en père adoptif, mais en réalité s’empare d’une descendance qui n’est pas la sienne, sans éprouver à aucun moment le moindre remords. Lorsqu’il révèle plus tard à Éric sa véritable origine, il présente la mort de ses parents comme « un des hasards tragiques du combat ». Mais c’est bien lui, leur assassin, puisqu’il ne veut pas de survivant 6
René Goscinny et Albert Uderzo, « Obélisch’ », in La Rentrée gauloise, Albert René, 2003, p. 52.
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et fait donner le canon à bout portant sur les derniers combattants. Le respect filial que continue à lui marquer le jeune adolescent semble étonnant, tant la scène originelle est marquée par la violence. L’orientation de cette série a sans doute dû frapper René Goscinny, lors du lancement des premiers numéros du journal Pilote, tant elle prend le contre-pied de son propre imaginaire. Dans Astérix, le personnage d’Eric est complètement éludé. Il n’apparaît qu’une fois dans Le Tour de Gaule, parodié en Erix, puis disparaît définitivement. De fait on apprend que Barbe Rouge l’a utilisé comme monnaie d’échange pour acquérir un nouveau bateau : « Bon, garçons, pour obtenir ce bateau, j’ai dû laisser mon fils Erix en garantie. Alors attention ! Ne tombons pas sur ces Gaulois ! » 7 Le chef pirate n’a rien à transmettre et n’entend pas payer de lui-même pour assurer sa descendance. Il utilise au contraire son fils comme un mode de paiement bien commode, pour poursuivre ses activités. Dans l’imaginaire de René Goscinny, il y a une véritable incompatibilité entre la figure des pirates, et le principe généalogique. De fait les pirates sont essentiellement des déracinés. Ils sont sans identité et n’ont pas de nom légal qui les individualise. En témoigne la vigie noire, perchée au sommet de son mât, un tronc d’arbre sans racine. Ce déracinement constitue l’un des ressorts comiques de la parole désabusée qu’il prononce, tandis que l’équipage est contraint de pêcher à la ligne pour se nourrir : LE CHEF : ET LE PREMIER QUI FAIT LE MALIN SERVIRA D’APPÂT !!! LA VIGIE : Comme un ve’ de te’’e ! 8
Celui qui ne peut plus prononcer les « R » a précisément perdu tout ancrage à une terre d’origine. La comparaison avec le ver de terre rappelle par un renversement comique le manque de racines du personnage. Son existence à vau-l’eau en a fait un prédateur des mers sans grand enthousiasme. Les seules racines qui restent aux pirates sont latines, et le vieil unijambiste en est le dernier dépositaire. Ses citations irrésistiblement comiques sont les reliquats culturels d’une sagesse oubliée, rappelant qu’ailleurs, il existe une référence civilisationnelle, avec laquelle les pirates n’ont plus de prise. Tout comme le mât de la vigie, la patte en bois du vieil unijambiste signale que le lien aux racines est tronqué. Leur dernière attache boiteuse à la civilisation n’est pas sociale, mais mémorielle et livresque. 7 René Goscinny et Albert Uderzo, Astérix et Cléopâtre, Albert René, 1999 (Dargaud, 1965), p. 9. 8 Goscinny et Uderzo, Astérix en Hispanie, p. 26.
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A l’inverse de la société pirate, le village gaulois est marqué par la prégnance du lien symbolique aux racines. Dans l’album Comment Obélix est tombé dans la marmite du druide, on apprend qu’Obélix était un enfant apathique, renfermé et solitaire.9 Mélancolique, restant à l’écart des autres, il était le souffre-douleur de ses petits camarades. Astérix a l’idée alors de s’introduire chez le druide, pour qu’Obélix prenne un peu de potion magique et donne une bonne leçon à ses copains. Bien qu’effrayé par les serpes d’or suspendues à l’intérieur de la hutte, Obélix se hisse jusqu’au bord de la marmite ; tout à coup, alerté par Astérix que le druide est de retour, il tombe malencontreusement à l’intérieur. La scène évoque alors l’image d’une naissance, accompagnée d’un cri. Le druide sort l’enfant du ventre de la marmite et le présente à la collectivité. Uderzo a illustré la scène avec une grande justesse symbolique. Panoramix, à la ceinture duquel pend une énorme serpe d’or, porte dans ses bras l’enfant tout trempé, qui se lèche les babines, et le présente à la mère d’Obélix affolée. L’illustration, qui condense les motifs de la coupe et du bain, évoque deux institutions symboliques de la seconde naissance : le baptême chrétien, et au-delà, son équivalent judaïque, cette autre liturgie de la marque qu’est la circoncision. En tombant dans la marmite de potion magique, on pourrait dire qu’Obélix est « né du Père ». Car le druide, avec sa potion, joue précisément ce rôle : il relaie la fiction du père, à un niveau institutionnel. La formule « naître du père », « ex patre natus », figure dans le droit romain de l’adoption civile. Le Droit romain comprend la notion de père comme une fonction logique, un montage de fiction où l’adoptant est le relais symbolique de la Référence instituée.10 Ici, la structure symbolique est la même. Il s’agit de recréer pour l’enfant, le mécanisme de la triangulation, où prend place la figure du Tiers, pour que soit intégré le principe de la limite et que l’enfant se sépare de la stase narcissique. En termes psychanalytiques, on parlerait de castration symbolique, pour que le sujet se sépare des fantasmes d’une identité impossible. De cette seconde naissance d’ordre symbolique, Obélix garde plusieurs marques, parmi lesquelles son aptitude à fabriquer des menhirs : « C’est parce que je suis tombé dans la marmite quand j’étais petit que je peux en faire un par jour… ».11 L’objet rappelle la seconde naissance du personnage. C’est un emblème généalogique qui réfère Obélix à la 9
René Goscinny et Albert Uderzo, Comment Obélix est tombé dans la marmite du druide quand il était petit, Albert René, 1989. 10 Pierre Legendre, L’Inestimable objet de la transmission. Etude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985. 11 René Goscinny et Albert Uderzo, Obélix et compagnie, Albert René, 1999 (Dargaud, 1976), p. 19.
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problématique de l’ascendance. On comprend de même pourquoi Obélix dévore des sangliers. Manger du « sang-lier » c’est symboliquement lier le sang, intégrer le principe généalogique, qui assigne une place dans l’ordre des générations. Comme Obélix le dit lui-même, c’est retrouver des racines, aux sens propre et figuré : « Les racines, c’est bon pour les sangliers et les sangliers c’est bon pour nous. Comme ça tout le monde est content, et allonsy ! ».12 La chaîne alimentaire est une chaîne symbolique. C’est pourquoi son appétit est insatiable. Aucun sanglier, même empoisonné, ne peut lui faire de mal. Ainsi, dans Le Tour de Gaule, il reste insensible à la drogue soporifique que l’aubergiste Odalix a glissée dans le plat : « Sommeil ? Non… J’aurais plutôt un peu faim. Ce sanglier avait un petit arrière-goût à réveiller un mort ! ». 13 Le jeu de mots mérite d’être entendu : à chaque fois qu’Obélix mange un sanglier, un mort à l’arrière se réveille, un arriéré ressurgit : la référence à l’ancêtre renaît en lui, c’est-à-dire la conscience de la dette généalogique. Obélix se nourrit constamment de cette référence qui est le secret de sa force. Outre la potion du druide et les sangliers, le village possède une mascotte généalogique : le chien Idéfix, l’inséparable compagnon d’Obélix. Son nom « Idéfix » s’explique par son obsession pour les arbres. Idéfix ne supporte pas qu’on les arrache ou qu’on les déracine. Or, ce que cette idée fixe recouvre, ce n’est pas la dégradation de l’environnement, mais bien le déracinement, c’est-à-dire la mise à bas de l’arbre, en tant qu’emblème généalogique. De fait, les arbres sont directement liés à la préparation de la potion magique, qui nécessite « du gui... des racines... ». Et tomber dans la marmite redonne des racines, réinscrit le sujet dans une lignée symbolique. Une représentation saisissante vient corroborer cette analyse : l’arbre généalogique qu’Obélix porte sur son dos, en lieu et place du menhir, et dont le blason dynastique n’est autre… qu’un sanglier rôti.14 De façon significative, les pirates ne cessent de s’en prendre à ces emblèmes : dans l’album Le Domaine des dieux, ils arrachent les arbres de la forêt gauloise, au côté d’esclaves eux aussi déracinés, numides, lusitaniens, ibères, belges et goths. Il s’agit d’un véritable saccage, car le but affiché par César est de faire perdre à la communauté ses racines, pour l’intégrer à la civilisation romaine. De même dans Astérix en Hispanie, les pirates s’emparent d’une cargaison entière de sangliers salés, qui sont autant d’emblèmes généalogiques pour le village. Entre Idéfix, le gardien du lien aux racines, le petit Ibère Pépé, arraché par les Romains à sa famille, et Obélix son tuteur, 12
Goscinny et Uderzo, Le Tour de Gaule, p. 19. Id. p. 38. 14 Sur l’analyse du symbolisme généalogique dans Astérix, voir Nicolas Rouvière, Astérix ou les lumières de la civilisation, PUF, 2006. 13
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c’est alors l’union sacrée : les pirates subissent un assaut immédiat et sont contraints de céder leur butin. Quand ce ne sont pas des sangliers, ce sont des menhirs que les pirates ont dans leur cale, autres emblèmes généalogiques qu’ils confisquent dangereusement. Mais ces derniers font céder la coque.15 Visiblement, le bateau pirate n’est pas du bois dont on fait les fondements généalogiques du village. L’incompatibilité structurelle et symbolique entre ces deux modèles est radicale. Que dire alors du fromage corse d’Ocatarinetabellatchitchix, dont le parfum décline toutes les racines végétales de l’île ? Dans l’île de Beauté, on le sait, le lien aux racines sent le souffre, tant sont nombreuses les querelles ancestrales qui sèment la haine entre clans. Aussi le chef pirate est-il bien mal avisé de descendre explorer la cale avec une torche, car une étincelle éclate sous l’effet du capiteux fromage : le bateau explose littéralement, projetant le mât à la verticale. De fait, au rebours de tout attachement aux racines, c’est l’institution du déracinement, qui fonde la piraterie : il n’existe dans cette micro-société aucune référence généalogique qui fasse loi, avec laquelle chacun entretiendrait un rapport d’obligation symbolique. Il semble alors que la réaction à ces figures criminelles ait suscité chez René Goscinny un véritable programme narratif. Contre les saccageurs de généalogie, pas de quartier. Dans le film Le Viager, la famille Galipeau spécule sur la mort à venir de Martinet, un vieillard sans femme, ni enfant, ni amis, dernier représentant de sa lignée. Sa mort est programmée comme imminente, d’après le diagnostic de Léon, le docteur. Or, à l’image du chef de famille, ces « peaux de Gaulois » sont des bourgeois racistes. Léon traite les marchands de canon de « métèques » qu’il faut reconduire à la frontière « à coups de pied dans le cul ». Lors du repas de Noël 1937, il fustige la politique du Front populaire, la semaine de 40 heures et les congés payés, avant d’ajouter : « Nous aurions bien besoin d’un Franco ! » Durant l’été 1940, les Galipeau dénoncent Martinet comme un espion allemand, puis comme un résistant gaulliste, en Noël 1943. Chacune de leurs tentatives de l’éliminer échoue, et ce sont eux, au contraire, selon une logique scénaristique absolument implacable, qui meurent d’accidents les uns après les autres, jusqu’au dernier. La Collaboration est liée dans le film au thème du naufrage : en effet la figure de proue de la collaboration avec les Allemands, c’est un ancien « capitaine de corvette en disponibilité », qui avant-guerre s’est fait radier de la marine pour avoir naufragé l’un des plus beaux navires de la flotte française. Voilà qui rappelle l’incompétence du capitaine de La Méduse. Ce personnage haut en couleur apparaît comme un imbécile 15
Goscinny et Uderzo, Obélix et compagnie, Albert René, 1999 (Dargaud, 1976), p. 40.
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galonné, trônant dans un bureau devant le drapeau français. C’est à lui que la famille Galipeau adresse une lettre de dénonciation accusant le vieillard Martinet d’être un résistant. L’« Amiral » est arrêté à la Libération et on le retrouve en 1950 tenant sur la plage un pauvre baraquement de location de pédalos sous l’enseigne comique L’Escadron. Or cet ancien naufrageur se livre à une véritable bataille navale : reconnaissant en mer, à la jumelle, un membre de la famille Galipeau, il monte sur l’un de ses pédalos et le rejoint à toute vitesse pour l’occire avec une hallebarde, comme un chevalier avec sa lance. Voilà donc que se conjuguent les thèmes du sabordage en mer et du règlement de compte entre collabos. Le thème de la piraterie affleure de nouveau, lorsqu’il s’agit de se débarrasser de Martinet. En effet, le dernier représentant des Galipeau, leur fils Noël, projette de l’assassiner lors de son centième anniversaire, d’un coup de pistolet pendant une cérémonie de feu d’artifice. « Ben mon pote, tes pétards, on a dû aller les chercher à Toulon, mais y’a de quoi saborder la flotte ! », s’exclame son complice joué par le jeune Gérard Depardieu. Cette réplique prononcée par le sbire de Noël témoigne à nouveau de la conjonction de trois thèmes : le sabordage en mer, la Seconde Guerre mondiale et l’élimination du dernier représentant d’une lignée. Or, pour le plus grand plaisir du spectateur, la logique est complètement renversée. Non seulement Noël meurt d’un accident artificier, ce qui donne lieu à un magnifique bouquet final, mais encore Martinet, dont le viager a été indexé sur le cours de l’aluminium, ne cesse durant le film de s’enrichir et de retrouver une seconde jeunesse. Il est même sans cesse entouré d’enfants : il héberge en 1940 une colonie de scouts, puis garde pendant la guerre les enfants du facteur résistant, avant d’être la coqueluche de la jeunesse varoise, qui se presse autour du vieillard. Il séduit également de jolies femmes, comme une jeune monitrice belge, alors qu’il a 68 ans, ou encore une belle infirmière, à la veille de son centenaire. Il a même une descendance symbolique à travers son chien Kiki, dont les progénitures se reproduisent sur plusieurs générations, jusqu’à « Kiki 8 ». À l’inverse, la lignée des Galipeau est éliminée jusqu’au dernier. Cette implacable logique a un tel caractère programmatique, qu’elle rappelle sous une forme différente l’immanquable naufrage des pirates. Vif est le plaisir de faire payer, dans la fiction, de comiques criminels de substitution, qui inconsciemment, rappellent de proche en proche une mémoire douloureuse. Sauvegarder le principe du Père En 1943, alors qu’en Europe, toute une branche de la famille Béresniak est assassinée légalement dans les camps, le père de René Goscinny meurt accidentellement à Buenos Aires d’une hémorragie cérébrale. Osons une
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hypothèse. La conjonction de ces dates est frappante, et il s’est peut-être produit chez le jeune René, alors âgé de 17 ans, un effet de déplacement inconscient. Les responsables de cette mort seraient en somme les Nazis. Ce serait même le propre des barbares que de s’en prendre au principe du Père en général. Dans ces conditions, tuer le père s’avère impossible. De fait, le parricide échoue toujours, dans l’œuvre de René Goscinny : Iznogoud en sait quelque chose, lui qui met tout en œuvre pour devenir « Calife à la place du Calife ». Dans Astérix, l’utopie gauloise vit sous la protection d’un druide sans âge, et si le pouvoir de César est mis à mal, seuls ses émissaires prennent des coups. Le choc contre l’empereur n’est jamais frontal. Au contraire, les Gaulois renforcent bien souvent son autorité, en déjouant les complots contre le souverain et en combattant les gouverneurs corrompus. Ils lui offrent même une victoire contre Scipion. On comprend alors, dans l’album La Grande Traversée, le sort tragique du Viking Kerosen, qui, pour sortir de la barbarie, doit se détacher de son chef Obsen, congédier subjectivement ce père terrible, mais ne peut s’y résoudre. « Être ou ne pas être, telle est la question. », se lamente Kerosen, parodiant le personnage d’Hamlet, qui ne peut lui non plus se résoudre à commettre un parricide sur le roi son oncle, même pour venger son père. La conjonction entre la mort du père et l’atteinte portée au principe généalogique se retrouve dans Le Viager, à travers le personnage de Noël, le fils des Galipeau, né le 25 décembre. Car c’est dans la nuit du 26 décembre que le père de René Goscinny, à l’inverse, meurt d’une hémorragie cérébrale. Or c’est toujours à Noël que les Galipeau font en famille le bilan de l’année écoulée, développent des réflexions racistes, et se lamentent de la survivance de Martinet. De telle sorte que le spectateur suit les différents Noël qui scandent l’écoulement des années, de 1930 à 1970. Le film est donc un formidable renversement d’une double tragédie historique et familiale. Les Galipeau ne festoieront pas à Noël sur le cadavre de Martinet. Et ce sont au contraire ces bourgeois racistes, collaborationnistes, qui verront implacablement leur lignée s’éteindre, à travers la mort de chacun des membres de la famille, jusqu’au dernier, Noël en personne, dans un véritable bouquet final. On comprend alors que l’association de la figure du Père, chez Charlier et Hubinon, à l’étendard figurant une sorte d’aigle germanique surplombant une tête de mort, suscite une réaction de rejet, sous la forme d’un gag récurrent, voire obsessionnel. Qui croirait que le gag des pirates soit nourri d’angoisse ? Et pourtant, il semble que le comique réussisse à opérer un incroyable renversement. L’exemple rejoint les analyses de Freud, qui décrit le phénomène de l’humour comme une défense contre la possibilité de la souffrance, et une
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affirmation victorieuse du principe de plaisir.16 La charge inconsciente de ce gag semble trouver sa source dans l’histoire familiale du scénariste. Mais, dans le contexte de l’après-guerre, la symbolique généalogique sur laquelle il repose, revêt une portée qui dépasse peut-être plus largement encore la référence aux victimes réelles de l’histoire. En effet, ce que les pirates d’Astérix mettent en péril, ce n’est pas vraiment la possibilité d’une généalogie réelle. Face aux Gaulois, ils sont bien trop inoffensifs pour cela. Par contre, en s’en prenant à des emblèmes, ils portent atteinte à la référence d’une généalogie symbolique. Ils menacent le principe de la filiation, comme fiction légale référant le sujet à des emblèmes institués. Cette idée mérite peut-être d’être creusée, dans le contexte historique de l’après-guerre. Car il faut prendre la mesure du séisme anthropologique qu’ont constitué, pour la civilisation occidentale, les théories racistes de la seconde moitié du XIXe siècle et l’idéologie nazie. Pierre Legendre insiste sur le fait que, pour la première fois dans l’histoire, on a voulu tuer la conception de la filiation comme montage institutionnel tablant sur la fiction juridique. En effet, la logorrhée sur le biologisme racial a mis en scène la filiation comme pure corporalité. Les nazis ont promu une conception purement bouchère de la vérité de l’espèce humaine, autorisant le passage à l’acte meurtrier. En réalité, note Pierre Legendre, c’était tout le système référentiel occidental, qui était visé. Exterminer les Juifs, c’était, à travers eux, prétendre mettre à mort en Occident la vérité du lien généalogique, comme lien humain à la Loi.17 Si telle est bien la portée anthropologique de ce cataclysme historique, faisons l’hypothèse que l’onde de choc a dû parcourir les élaborations symboliques postérieures et laisser des traces profondes, en particulier dans la littérature populaire. À l’échelle d’Astérix, nous retrouvons une modélisation utopique au cœur de laquelle est mis en scène le mystère d’une seconde naissance : le fameux épisode de la marmite dans laquelle Obélix est tombé quand il était petit. Tout tourne en effet autour de cette question, celle de la filiation comme fiction juridique, assignant de droit au sujet une place, afin de le sortir de l’opacité et du collage à soi. Refonder dans le rire la loi du Père, la question juridique de la filiation dans la culture, voilà sans doute l’une des meilleures réponses opposée à la tragédie de l’Histoire.
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Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Gallimard, 1985, p. 324 et 328. 17 Pierre Legendre note ainsi qu’en Europe il y a une seule culture de la construction de la filiation, dans sa version juive et chrétienne. En effet, par rapport à la circoncision juive, la dogmatique du baptême n’a fait que dématérialiser la ligature généalogique, à la façon plus abstraite du droit romain.
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L’exemple d’Astérix montre que l’indicible de la Shoah emprunte bien des détours pour trouver à se dire, chez un écrivain de la génération d’après comme Goscinny. A travers un réseau intertextuel d’associations inconscientes, les obsessions de l’auteur trouvent à s’exprimer jusque sur le terrain le plus inattendu de la paralittérature et du comique. Mais le discours exprimé n’en demeure pas moins fondamental.
Bibliographie : Charlier, Jean-Michel et Hubinon Victor, L’Intégrale Barbe-Rouge, tome I, Le Démon des Caraïbes, Dargaud, 2004. —, Le Fils de Barbe-Rouge, Dargaud, 1963. Freud, Sigmund, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Gallimard, 1985. Goscinny, René, Interludes, Denoël, 1966 ; 19812. —,Tous les visiteurs de la terre, Denoël, 1969 ; réédité chez Actes Sud, 1997. —, « Obélisch », La Rentrée gauloise, Albert René, 2003. —, Le Viager, scénario ; film réalisé par Pierre Tchernia, 1972. —, Les Gaspard, scénario ; film réalisé par Pierre Tchernia, 1973. Goscinny, René et Uderzo, Albert : série Astérix (Dargaud) Titres cités : Astérix le Gaulois (1961). La Serpe d’or (1962). Astérix et les Goths (1963). Astérix gladiateur (1964). Le Tour de Gaule (1965). Astérix et Cléopâtre (1965). Astérix chez les Bretons (1966). Astérix légionnaire (1967). Astérix aux Jeux Olympiques (1968). Astérix et le chaudron (1969). Astérix en Hispanie (1969). Le Domaine des dieux (1971). Les Lauriers de César (1972). La Grande Traversée (1975). Obélix et Compagnie (1976). Comment Obélix est tombé dans la marmite du druide quand il était petit, Albert René, 1989. Jehan Pistolet corsaire du roi, Albert René, 1998.
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Legendre. Pierre, L’Inestimable objet de la transmission. Etude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985. —, Le Crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, Fayard, 1989. Rouvière, Nicolas, Astérix ou les lumières de la civilisation, PUF, 2006. —, Astérix ou la parodie des identités, Flammarion, 2008.
III Deuxième et troisième générations (essais)
Fransiska Louwagie (F.W.O. Flandres/Université catholique de Louvain)
« Métastases » d’Auschwitz. Modalités et limites d’une tradition testimoniale L’article examine le concept de « témoin de témoin » dans le contexte de la Shoah. Il s’agit d’abord de repérer les parallèles et les écarts entre les témoins de la génération liminale, ceux de la deuxième génération et les témoins « adoptifs ». L’analyse porte ensuite sur l’ethos existentiel et éthique du témoin secondaire, ainsi que sur les éventuels prolongements éthicopolitiques. En ce qui concerne finalement le contrat de lecture du témoignage secondaire, nous constatons que l’écriture des témoins « tardifs » comporte non seulement d’importants aspects autobiographiques mais demande également d’être envisagée sous un angle fantasmatique, sans pour autant renoncer à toute dimension référentielle.
Au moment où le groupe de survivants des camps de concentration nazis se réduit progressivement, la formule quasi magique « témoin de témoin » paraît s’imposer au sein des champs artistiques et théoriques autour de la Shoah, suggérant la relève du discours testimonial par des personnes extérieures à l’expérience concentrationnaire proprement dite. De fait, la formule en question semble évoquer une relation de proximité entre un témoin premier et un témoin secondaire ou de deuxième degré. Étant donné, cependant, qu’elle ne précise pas les conditions exactes de cette relation, le propos du présent article sera d’examiner les interprétations, convergentes ou divergentes, que celle-ci revêt actuellement. Dans ce but, nous développerons d’abord une analyse des catégories de témoin premier et de témoin secondaire. Celle-ci servira ensuite de point de départ à un examen de l’ethos du « témoin de témoin ». L’objectif final sera d’interroger le contrat de lecture conclu par le témoignage secondaire. Nous étayerons les hypothèses théoriques d’exemples textuels, puisés principalement dans l’œuvre d’Henri Raczymow.
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Témoins premiers et secondaires Le témoin premier est une victime ayant survécu à la persécution ou les camps de concentration nazis, qui porte témoignage de son expérience et de celle de ses compagnons1. En premier lieu, il s’agit donc des déportés raciaux ou politiques devenus témoins publics. Par extension, l’on inclut également les témoins privés, c’est-à-dire les survivants qui ont soit témoigné par des actes verbaux confidentiels, soit « incarné »2 l’expérience des camps, par des actes ou attitudes non-verbaux. Les témoins secondaires, de leur côté, sont des témoins publics « tardifs »: sans avoir été déportés personnellement, ils se sont engagés dans la transmission de la mémoire des camps et du génocide ou dans le témoignage des traces et des conséquences de ces événements3. Leur engagement est le plus souvent issu du fait qu’ils ont été confrontés aux témoignages premiers ou aux effets de la Shoah dans le cercle privé. C’est pourquoi les témoins secondaires sont habituellement identifiés avec les enfants juifs cachés pendant la guerre et avec les enfants de rescapés (juifs). L’on désigne les derniers comme « la deuxième génération des survivants »4, alors que les premiers peuvent, dans les termes de Susan Suleiman, être qualifiés de génération « 1,5 », ou selon l’expression de Steven Jaron, de génération « liminale »5. Afin d’affirmer cette distinction, Suleiman précise que la génération « 1,5 » bénéficie d’une autorité autobiographique différente de celle de la deuxième génération6. Cependant, il convient d’ajouter que Suleiman a défini la catégorie de la génération « 1,5 » en se basant non sur le 1
Pour une analyse théorique, voir Fransiska Louwagie, « ‘Une poche interne plus grande que le tout’ : pour une approche générique du témoignage des camps », Questions de communication no 4, 2003, pp. 372-373. 2 Eva Hoffman, citée dans Ernst van Alphen, « Second-Generation Testimony, Transmission of Trauma, and Postmemory », Poetics Today, vol. 27, no 2, 2006, p. 484. 3 Susanne Düwell, ‘Fiktion aus dem wirklichen’. Strategien autobiographischen Erzählens im Kontext der Shoah, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2004, p. 10 et p. 233 ; Birgit Schlachter, Schreibweisen der Abwesenheit, Jüdisch-französische Literatur nach der Shoah, Köln, Böhlau Verlag, 2006, p. 6. 4 Le terme de survivant est souvent utilisé dans le contexte de la deuxième génération, même si certains théoriciens, comme Marianne Hirsch (« Intimacy across the Generations : Memory, Postmemory, and Representation » [Interview], DisClosure no 15, 2006, p. 37) ou Ernst van Alphen (« Second-Generation Testimony », p. 474), ont signalé l’inadéquation de celui-ci. 5 Susan Rubin Suleiman, Crises of Memory and the Second World War, Cambridge (Massachussetts) – London, Harvard University Press, 2006, pp. 179 ; Steven Jaron, « Distances traversées », in Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, édité par Charlotte Wardi et Pérel Wilgowicz, Alliance israélite universelle, 2002, p. 184. 6 Suleiman, Crises of Memory and the Second World War, p. 213.
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vécu des survivants – la séparation de leur famille et le changement d’identité nécessaire à leur statut clandestin – mais sur un critère d’âge. D’après elle, en effet, il s’agit de survivants âgés de moins de 14 ans au moment des faits et qui étaient trop jeunes pour, selon le cas, avoir fait des choix personnels, avoir agi ou avoir gardé des souvenirs des événements7. Étant donné son âge au moment de la Deuxième Guerre mondiale, Elie Wiesel se trouve ainsi inclus dans la génération « 1,5 »8, alors qu’il a vécu la déportation et donc partagé l’expérience de la première génération. À notre avis, le critère de la position autobiographique, que Suleiman invoque pour distinguer la génération liminale des témoins ultérieurs, demande d’être appliqué dans ce cas également, de manière à réintégrer Wiesel parmi les témoins directs des camps. En d’autres termes, le vécu du témoin et la part de « procuration » dans son témoignage sont d’un poids déterminant pour les modalités testimoniales et semblent donc constituer le trait distinctif principal entre les différentes générations. Ensuite, au-delà de la génération « 1,5 » et de la deuxième génération juive, la catégorie des témoins secondaires est susceptible de s’étendre à des témoins non affiliés généalogiquement aux déportés ou aux survivants. Pour autant que ces témoins « par adoption »9 soient mentionnés, cela se fait souvent en marge10, ce qui n’empêche qu’Henri Raczymow et Marianne Hirsch – deux des principaux théoriciens du témoignage par procuration, issus eux-mêmes de la deuxième génération de survivants juifs – ont souligné le caractère organique d’un tel élargissement de la position testimoniale. Henri Raczymow distingue en effet, en tant qu’échelons ou « métastases » successifs, les descendants des déportés, la « communauté sépharade extra-européenne » et les non-juifs prenant en charge la mémoire de la Shoah11. Marianne Hirsch fait état d’une extension générale de la « postmémoire » au-delà des descendants proprement dits, postulant comme caractéristique de cette mémoire secondaire une relation éthique à la mémoire première. D’ailleurs, le rapport éthique postmémoriel peut, toujours selon 7
Ibid., p. 182. Ibid., p. 184. 9 Geoffrey Hartman, The Longest Shadow. In the Aftermath of the Holocaust, Bloomington – Indianapolis, Indiana University Press, 1996, p. 8. 10 Voir entre autres Van Alphen, « Second-Generation Testimony », p. 473 ; Suleiman, Crises of Memory and the Second World War, p. 213, Düwell, ‘Fiktion aus dem wirklichen’, p. 233 et Efraim Sicher, « Introduction », Breaking Crystal, Writing and Memory after Auschwitz, Efraim Sicher éd., Urbana – Chicago, University of Illinois Press, 1998, p. 5. 11 Henri Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature : l’effacement et sa représentation », Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, Charlotte Wardi et Pérel Wilgowicz éds., p. 47. 8
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Hirsch, être transféré à d’autres situations de traumatisme culturel ou collectif12. Cela dit, elle mentionne aux moins deux éléments spécifiques à la postmémoire juive de la Shoah, notamment son intégration étroite avec l’expérience de la diaspora et avec la tradition juive du livre-mémorial, renvoyant à titre d’exemple à l’intérêt accordé aux noms des défunts dans l’œuvre d’Henri Raczymow13. De fait, en s’expliquant lui-même sur la nécessité de « désanonymer » les morts, Raczymow se réfère à son tour aux travaux mémoriels et littéraires de deux autres Juifs de la deuxième génération, à savoir Serge Klarsfeld et Patrick Modiano14. Tant chez Hirsch que chez Raczymow, nous constatons donc une attention pour la spécificité juive du témoignage secondaire en même temps qu’une ouverture au-delà de cette spécificité. La caractérisation détaillée des témoins premiers et secondaires laisse déjà présumer l’existence de différents types de témoignage « tardif ». Nous avons en effet suggéré que ce dernier peut traiter tant des effets de la Shoah sur la vie de la deuxième génération, que des expériences de la première génération, ou encore de la mémoire juive et plus généralement culturelle de la Shoah. Selon les cas, il y a plus ou moins lieu de parler de « témoignage par procuration », de « témoin de témoin » ou de témoin appartenant à « la deuxième génération ». Une discussion de ces expressions aurait notamment comme enjeu des questions clés concernant la transmission et la médiation de la mémoire, la continuité ou la discontinuité du discours testimonial et les liens entre le passé et le présent. Ainsi, là où la médiation de la mémoire par les parents est souvent considérée comme essentielle pour le témoignage de la deuxième génération15, Ernst van Alphen estime au contraire que le témoignage privé des rescapés n’est pas « médiatisé » de manière suffisamment adéquate pour permettre aux enfants de témoigner des traumatismes ou souvenirs de la première génération. Du fait que ce témoignage n’offre pas de cadre de référence bien établi, il manquerait en 12 Marianne Hirsch, « Surviving Images : Holocaust Photographs and the Work of Postmemory », The Yale Journal of Criticism, vol. 14, no 1, 2001, pp. 10-11. L’importance du témoignage secondaire dans la diaspora ne doit cependant pas éclipser l’existence d’une littérature postmémorielle en Israël : voir à ce sujet le chapitre « The View from Israel », Breaking Crystal, Writing and Memory after Auschwitz, édité par Efraim Sicher, pp. 89-181., 13 Marianne Hirsch, « Past Lives : Postmemories in Exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, 1996, p. 662 et pp. 664-666. 14 Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », pp. 55-57 et 62-63. 15 Voir entre autres Hirsch, « Intimacy across the Generations », p. 36, Hirsch, « Surviving Images », p. 9 et Froma I. Zeitlin, « The Vicarious Witness. Belated Memory and Authorial Presence in Recent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, no 2, 1998, p. 7 et p. 10.
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effet d’épaisseur réelle pour les enfants et réduirait les camps à une histoire de conte de fées16. De même, si selon Marianne Hirsch, les témoins de la « postmémoire » cherchent à établir une connexion avec la première génération17, aux yeux de van Alphen, cette quête ne justifie pas l’usage d’expressions qui la présentent comme accomplie. Il dénonce par conséquent la terminologie courante comme une manifestation de wishful thinking18. Une telle mise en garde contre un usage trop facile d’expressions comme « deuxième génération » ou « témoin de témoin » est certes utile, mais ne doit pas obscurcir l’existence bien réelle d’un corpus de textes qui s’affirme comme testimonial. Tout comme dans le cas de la première génération, il convient de souligner que le témoignage est susceptible de dépasser la simple factualité et d’intégrer des éléments de recontextualisation, voire de fantasme19. Plutôt que d’examiner les relations objectives de (dis)continuité avec la première génération, il importe alors de prendre en compte le contrat de lecture établi par le témoignage « tardif », ainsi que son ethos discursif. À l’instar d’Henri Raczymow, l’auteur peut, en guise de pacte, affirmer simultanément l’importance de la commémoration des morts, le besoin de recourir à l’imagination et l’absence insurmontable des disparus. Au niveau de l’ethos, la nécessité existentielle d’extérioriser ses propres troubles et l’engagement éthique envers autrui ne s’excluent pas. Dans ce qui suit, nous examinerons d’abord la question de l’ethos, afin d’y repérer les ambivalences et les constantes de la posture testimoniale, ainsi que la place accordée aux processus de médiation et de construction. Après cela, nous aborderons plus en détail la question du contrat d’écriture et de lecture. Un double ethos testimonial Notre analyse de l’ethos du témoignage secondaire s’appuiera sur l’analyse théorique de cette notion par Ruth Amossy. Pour Amossy, l’ethos est une construction pragmatique destinée à assurer l’autorité et la crédibilité du locuteur aux yeux du public. Il est établi en accord avec le genre discursif choisi et repose sur l’engagement et le partage de certaines normes ou valeurs20. Étant donné que, comme nous venons de le voir, le témoin de témoin met en jeu simultanément le « même » et « l’autre » qu’est le témoin 16
Van Alphen, « Second-Generation Testimony », pp. 480-485. Hirsch, « Past Lives », p. 664. 18 Van Alphen, « Second-Generation Testimony », pp. 486-488. 19 Voir entre autres Joseph Milman, « Images et voix de la Shoah chez les poètes israéliens de la deuxième génération », Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, édité par Charlotte Wardi et Pérel Wilgowicz, p. 315. 20 Ruth Amossy, « Ethos at the Crossroads of Disciplines : Rhetoric, Pragmatics, Sociology », Poetics Today, vol. 22, no 1, 2001, pp. 3-5. 17
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premier, l’analyse portera sur la double dimension existentielle et éthique de son ethos. La composante existentielle de l’ethos testimonial remonte, on le sait, au mélange de frustration et de désir qui semble constituer l’identité du témoin tardif. La frustration est généralement associée au sentiment de culpabilité constaté dans la génération d’après, d’arriver trop tard pour participer dans le « destin » du peuple juif21. Elle est inséparable d’un désir d’identification vis-à-vis de la première génération et du monde anéanti par la Shoah22. L’écriture canalise ce désir frustré, du fait qu’elle ouvre les voies de l’imagination et répond au besoin thérapeutique d’expression23. L’imagination peut notamment servir à créer une présence, à réfuter le désir d’identification au profit d’une libération personnelle – comme dans Un cri sans voix d’Henri Raczymow – ou encore à mieux articuler l’absence24. Bon nombre de chercheurs ont d’ailleurs démontré que les sentiments de manque et de désir de la deuxième génération ont résulté dans un mariage intéressant du formalisme « vide » de la littérature d’après-guerre avec une épaisseur existentielle25. D’autre part, l’identification avec la première génération ou, plus généralement parlant, l’appropriation (partielle) de leur mémoire ou de leur vécu, suscite d’emblée des questions de légitimité et d’autorité narrative26. Cependant, Henri Raczymow a argumenté que ce problème ne peut pas être examiné isolément à l’échelle de la deuxième génération. En amont, il rappelle notamment que Primo Levi doutait déjà de sa propre légitimité en tant que témoin. En aval, c’est-à-dire à l´échelle plus étendue du témoignage en général, il souligne que l’écrivain américain William Styron se montre conscient du même problème dans son roman Le Choix de Sophie. Raczymow conclut que la position du témoin possède par définition une part de délégation et donc d’usurpation : « Le vrai témoin, c’est l’englouti, le
21 Voir entre autres Efraim Sicher, « The Burden of Memory : The Writing of the Post-Holocaust Generation », Breaking Crystal, Writing and Memory after Auschwitz, édité par Efraim Sicher, p. 66 et Ellen Fine, « Transmission of Memory : The PostHolocaust Generation in the Diaspora », Ibid. p. 192. 22 Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès no 3, 1986, pp. 178-179. 23 Ibid., p. 180. 24 Ibid. p. 181 ; Henri Raczymow, Un cri sans voix, Gallimard, 1985. Voir également Annelies Schulte Nordholt, « Re-enacting the Warsaw Ghetto. Henri Raczymow : Writing the Book of Esther », Journal of Modern Jewish Studies, vol. 3, no 2, 2004, p. 192. 25 Voir entre autres Suleiman, Crises of Memory and the Second World War, p. 186 et p. 212. 26 Voir entre autres Sicher, Breaking Crystal, « Introduction », p. 7.
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déchet, le shmattè, qui précisément ne peut pas témoigner »27. L’on peut déduire de ses exemples que ce qui compte, c’est de se montrer conscient du risque d’usurpation : « Oui, [Styron] est un usurpateur, et il le dit, et se le dit à lui-même. En écrivant Un cri sans voix, c’est ce que je disais et me disais aussi constamment à moi-même. »28. Ceci explique sans doute, parmi d’autres facteurs, l’importance de la métatextualité constatée dans ses propres écrits29. D’ailleurs, cette prise de conscience pointe déjà vers la dimension éthique de l’ethos testimonial, qui consiste entre autres à maintenir une distance par rapport aux témoins premiers et donc à respecter l’autre en tant que distinct du même. Elle anticipe en même temps sur la question du contrat testimonial, car nous pouvons d’ores et déjà suggérer que l’affirmation « j’y étais »30 des témoins premiers est contrebalancée, au niveau du témoignage secondaire, par l’affirmation « je n’y étais pas (et je n’y serai jamais) »31. Les infractions à ce contrat, même partielles, sont susceptibles de susciter des interprétations opposées, voire des polémiques. Il est notamment arrivé que l’on reproche à Claude Lanzmann un manque de distance par rapport aux témoins qu’il interviewe dans son film Shoah. En retournant avec ceux-ci à l’endroit des événements, Lanzmann ne prétend certes pas qu’il « y était » mais tend, d’après les critiques, à suggérer par moments : « j’y suis »32. Froma Zeitlin oppose explicitement cette démarche de Lanzmann à celle de Raczymow, qui part d’une « incommensurabilité » entre passé et présent et pour qui un retour sur les lieux n’offre pas de possibilités thérapeutiques33. Dans la même lignée, Marianne Hirsch a affirmé que les faits offrent une 27
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », p. 48. Ibid. 29 Dans « Henri Raczymow romancier : judéité et modernité », in Territoires et terres d’histoires. Perspectives, horizons, jardins secrets de la littérature française d’aujourd’hui, édité par Sjef Houppermans, Christine Bosman Delzons et Danièle de Ruyter-Tognotti, Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 235, Annelies Schulte Nordholt mentionne également l’influence littéraire et théorique d’une « modernité typiquement française », et notamment du Nouveau Roman . 30 Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1998, p. 15 et p. 56. 31 Voir entre autres le paragraphe intitulé « I was not there » dans Sicher, « The Burden of Memory », Breaking Crystal, pp. 33-39 et Raczymow, Un Cri sans voix, p. 155. 32 Cf. Ayelet Amittay, « The Problem of Empathy : Over-identification in Claude Lanzmann’s Shoah », à consulter sur www.eliewieselfoundation.org/EthicsPrize/WinnersEssays/2004/Ayelet_Amittay.pdf 18 août 2006, ainsi que Zeitlin, « The Vicarious Witness », p. 7. 33 Zeitlin, « The Vicarious Witness », p. 13. 28
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certaine résistance à la quête du témoin secondaire. Sans vouloir trancher le débat au sujet de Shoah, qui nous intéresse principalement en fonction des normes sous-jacentes, l’on pourrait argumenter en faveur de Lanzmann qu’il se trouve au moins en présence de témoins qui, eux, « y étaient » et qu’il parle principalement à la première personne du pluriel. Par contre, une infraction flagrante contre l’attestation d’absence est le cas bien connu de Binjamin Wilkomirski. Avec Fragments, ce dernier a produit un faux témoignage premier, que l’on considère dès lors irrecevable également en tant que témoignage secondaire fictionnel34. Finalement, il convient d’ajouter en guise de remarque que le contrat métatextuel « je n’y étais pas » n’est pas considéré comme le seul critère de légitimité : ainsi, Charlotte Wardi a réfuté Le Choix de Sophie de Styron à cause du choix d’un protagoniste catholique35. Le versant éthique de l’ethos testimonial consiste, selon Marianne Hirsch, à prendre en charge la mémoire des oppressés. Cette prise en charge est supposée être non pas un fait ponctuel mais une partie intégrante et décisive de la vie du témoin secondaire. L’engagement éthique de celui-ci présuppose donc son engagement existentiel. Ainsi, dans l’œuvre de Raczymow, la montée de la perspective existentielle va de pair avec une judaïsation, également susceptible d’épaissir le vide des jeux formels36. Concrètement parlant, on l’a dit, Raczymow se propose de « désanonymer » les morts: son projet d’écriture consiste donc en premier lieu à ressaisir le passé effacé. Ici encore, cependant, il affirme le caractère utopique de sa mission: l’écrivain est un Moïse qui n’atteint pas Canaan, sa réalisation principale étant l’inscription de son « trajet »37, c’est-à-dire de sa tentative de (re)construction. En même temps, la centralité du passé n’exclut pas le regard sur le présent. Ainsi, Raczymow établit des parallèles entre les « montagnes » du Canada d’Auschwitz, les montagnes de cadavres de Bergen-Belsen, les montagnes de fripes dans l’atelier de textile de son grand-père et la « montagne » de livres d’occasion au square Georges Brassens à Paris : il s’agit à chaque fois de déchets, de shmattè, à sauver de l’oubli par le biais du 34
Binjamin Wilkomirski, Fragments. Une enfance 1939-1948, Trad. Léa Marcou, Calmann-Lévy, 1997. Pour une discussion, voir Suleiman, Crises of Memory and the Second World War, pp. 169-172. 35 Charlotte Wardi, « Vivre et écrire la mémoire de la Shoah », Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, édité par Charlotte Wardi et Pérel Wilgowicz, p. 23. Pour Raczymow, ce choix est seulement « significatif » de l’évolution de la littérature sur Auschwitz (Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », p. 47). 36 Schulte Nordholt, « Henri Raczymow romancier », p. 332. 37 Raczymow, « La mémoire trouée », p. 181 ; Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », p. 57.
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témoignage38. De plus, Raczymow déclare chercher les rapports entre le particulier, c’est-à-dire la Shoah, et le général. Comme la postmémoire de Hirsch, son projet éthique est donc transférable vers des situations similaires39. Cette orientation (partielle) vers le présent offre un nouveau point d’imbrication entre engagement éthique et engagement existentiel, en même temps qu’elle illustre encore le caractère médiatisé de la mémoire « tardive ». L’ethos éthique du témoin secondaire est parfois relié à un engagement éthico-politique, que l’on retrouve également sur le plan de la première génération40. Ce genre d’engagement rencontre une méfiance prononcée de la part de l’historienne Annette Wieviorka, alors qu’il constitue l’aboutissement ultime du témoignage aux yeux du sociologue Renaud Dulong. La critique de Wieviorka s’inscrit dans une dénonciation du rôle social accordé au témoin. D’après elle, la fonction des témoins premiers a évolué progressivement de celle de survivant dépositaire d’une mémoire vers celle de porteur d’un savoir historique et moral : « Ce n’est plus la nécessité interne seule, même si elle existe toujours, qui pousse le survivant de la déportation à raconter son histoire devant la caméra, c’est un véritable impératif social qui fait du témoin un apôtre et un prophète »41. Le nouveau rôle des témoins s’est développé au détriment des fonctions de l’historien et de l’enseignant. Au niveau des générations d’après – Wieviorka parle notamment de la troisième génération – cette lignée prophétique du témoignage se perpétue. Les jeunes sont confrontés à la parole d’anciens déportés et complètent leurs « connaissances » par une visite des lieux, afin de vivre ou d’expérimenter le vécu du déporté. Ils entretiennent plus précisément un « pacte compassionnel » avec le témoin, basé sur la primauté de la présence corporelle et de
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Raczymow les compare également à certaines installations d’art moderne (Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », p. 54, p. 60 et p. 64). L’orientation partielle vers le présent décrite ici, contredit d’ailleurs légèrement quelques affirmations antérieures de la part de l’auteur, où il posait la focalisation sur le passé comme trait distinctif de la littérature juive européenne, par opposition à la littérature juive américaine, orientée vers le présent (Raczymow, « La mémoire trouée », p. 181). Cependant, les parallèles entre les « montagnes » du passé et celles du présent sont déjà repérables dans un texte fictionnel encore plus ancien, Rivières d’exil (Henri Raczymow, Gallimard, 1982). 39 Ce qui n’empêche, comme nous l’avons signalé, que les deux restent également sensibles aux spécificités juives du témoignage secondaire. 40 Notamment dans certaines préfaces autographes. Le terme « éthico-politique » est de Renaud Dulong (Le Témoin oculaire, p. 101). 41 Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Plon, 1998, p. 171.
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l’intimité intersubjective42. Selon Wieviorka, l’objectif de cette « mise en situation » est la création de « témoins des témoins », « porteur[s] d’un savoir acquis sur la destruction des Juifs, non sur les bancs de l’école par exemple, ou dans les livres, mais par une expérience vécue, dans un modèle qui semble bien remonter aux Évangiles : ces jeunes seraient les apôtres qui, une fois les témoins disparus, porteraient plus loin leur parole »43. Outre la base purement compassionnelle de la soi-disant connaissance des jeunes et le manque d’un cadre historique critique, Wieviorka dénonce également le caractère stéréotypé des finalités politiques qui « instrumentalisent » ce genre de témoignage, telle la lutte contre la remontée du fascisme ou contre les génocides dans le monde44. Contrairement à Annette Wieviorka, Renaud Dulong reprend précisément le modèle du témoignage religieux afin de défendre une tradition testimoniale éthico-politique. En ce qui concerne les témoins premiers, Dulong décrit, dans son ouvrage de 1998, l’importance du jugement personnel et de l’analyse de sens par le témoin. Selon lui, c’est sur ce point capital que le témoignage historique se distingue du témoignage juridique, limité davantage au niveau factuel, même si la corporalité du témoin n’est pas sans y jouer un rôle45. Quatre ans plus tard, Dulong reprend les mêmes principes dans son analyse des « témoins de témoins »46. Il y souligne d’abord qu’une « tradition » testimoniale est inconcevable selon des critères juridiques : la factualité requise souffrirait de l’entropie informationnelle typique du témoignage secondaire et le témoignage « corporel » irait se perdant à cause d’un estompement du choc émotionnel tout aussi caractéristique. Or, un tel estompement est également problématique dans le cas du témoignage historique, où il implique un dépérissement du « jugement » du témoin premier, auquel Dulong donne précisément une interprétation fortement affective. Idéalement, une tradition du témoignage consiste donc en un mouvement non usuraire de la mémoire, concevable uniquement lorsque les témoins secondaires portent à leur tour « l’empreinte » des événements. Concrètement parlant, le témoignage des témoins premiers devrait provoquer chez le lecteur une « impression » au sens wittgensteinien, c’est-à-dire une « pitié humaine ». Selon Dulong, cette relation empathique constitue même un étalon pour l’authenticité du 42
Ibid., p. 179. Ibid., p. 171. 44 Ibid., p. 173 et pp. 179-180. 45 Dulong, Le Témoin oculaire, p. 101, p. 137 et p. 172. 46 Renaud Dulong, « Témoins de témoins », in Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, édité par Charlotte Wardi et Pérel Wilgowicz, pp. 349367. 43
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témoignage de second degré. Deuxièmement, l’événement de la Shoah peut aussi fonctionner en tant que trace, si l’on considère, dans le prolongement de Lévinas, qu’il « dérange » le témoin secondaire, détruisant les capacités compréhensives et donc les dispositions identitaires de celui-ci. La trace place le sujet devant une responsabilité éthique infinie, l’obligeant à « répondre de tout et devant tous »47. Or, si pour Dulong, la relation corporelle et émotionnelle avec le survivant – réfutée par Wieviorka – constitue un élément clef de la tradition testimoniale, la tâche éthique qu’il définit contraint le témoin secondaire à un double engagement supplémentaire. D’abord, conformément au modèle du témoignage religieux ou de certaines écoles philosophiques et esthétiques, le témoin secondaire est supposé s’approprier l’expérience et le message du « maître » en les renouvelant par le biais de l’interprétation. Il procède ainsi à une démarche réflexive. La chaîne testimoniale évoquée sur ce point par Dulong en guise d’illustration, comprend en premier lieu un témoignage de second degré, Yossel Rakover s’adresse à Dieu, où le protagoniste intente un procès religieux, dans lequel résonne, toujours selon Dulong, un cri authentique48. Ensuite, avance le sociologue, ce cri est repris de façon « articulée » dans les réflexions théologiques d’Irving Greenberg et de Richard Rubenstein, des rabbins américains à leur tour marqués par « l’impact » douloureux des événements49. En réalité, Dulong déduit de la théologie de Greenberg une troisième composante du témoignage secondaire. En effet, il y trouve une traduction de l’éthique lévinassienne vers l’action50, et notamment vers un engagement historique et séculier des Juifs d’après Auschwitz, les survivants et leurs témoins étant « affrontés à la menace d’une répétition du génocide, attelés à la tâche de continuer la vie, chargés de plus de restaurer l’image de Dieu et de hâter ainsi l’accomplissement de la rédemption »51. Cet engagement se manifeste pour Dulong dans la procréation des Juifs et, sur le plan politique, dans la fondation de l’Etat d’Israël. Cela dit, dans les dernières lignes de l’article, Dulong affirme d’un trait que l’action testimoniale ne repose pas nécessairement sur une réflexion 47
Dulong, « Témoins de témoins », p. 360. Ibid. p. 362. Il s’agit plus précisément d’une fiction d’un témoignage premier, écrite par Zvi Kolitz, un Juif contemporain de la persécution nazie mais non déporté. 49 Ibid., p. 363. « Reprise » est un terme un peu fort car l’établissement du lien entre les textes est à mettre au compte de Dulong : la chaîne ou tradition testimoniale qu’il décrit passe donc plus par l’événement et ses traces « matérielles », que par le témoignage et son « impression » sur le témoin secondaire. 50 Il signale que cette orientation vers l’action est une divergence par rapport à la théorie de Lévinas, « qui parle moins de l’agir que des raisons de l’engagement » (Dulong, « Témoins de témoins », p. 367). 51 Dulong, « Témoins de témoins », p. 364. 48
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ou une prise de conscience préalables. Accordant ainsi la primauté à l’action, Dulong légitime précisément l’enchaînement non critique entre émotion et action désavoué par Wieviorka. Au-delà de cette divergence fondamentale entre les deux théoriciens, il y a surtout lieu de constater que l’engagement éthico-politique est principalement l’affaire d’une tradition ou chaîne testimoniale non littéraire. Celui-ci apparaît certes dans quelques témoignages de la première génération, selon les modalités stéréotypées décrites par Annette Wieviorka, mais il contraste d’autre part avec l’ethos éthique des récits fictionnalisés: pour Raczymow, par exemple, les translations du particulier au général sont d’ordre métaphorique et métonymique, plutôt que politique52. Cela n’empêche que, ici encore, les risques d’usurpation de la position testimoniale demandent un traitement conscient de la part du témoin. Le pacte testimonial entre autobiographie performative et écriture fantasmatique En dernier lieu, nous examinerons le pacte générique dans lequel s’inscrivent l’ethos existentiel et éthique du témoin secondaire, notamment à partir des points de correspondance et de contraste avec le pacte établi au niveau du témoignage premier. Le récit de la première génération se caractérise en principe par un pacte autobiographique, axé sur la revendication « j’y étais »53. Ce pacte autobiographique implique un deuxième pacte d’ordre référentiel54 et il se complète, dans le cas précis du témoignage, d’un engagement envers la collectivité55. Sur le plan du témoignage par délégation, ces différents aspects du pacte générique se trouvent forcément redéfinis en fonction de la position spécifique du témoin secondaire. Est-ce qu’il subsiste encore un pacte autobiographique dans ce cas, et si oui, est-il effectivement accompagné d’un pacte référentiel? Un premier élément de réponse à prendre en compte est le retard insurmontable du témoin: « je n’y étais pas et je n’y serai jamais ». Cette absence aux événements n’empêche évidemment pas toute posture autobiographique: le témoin peut reconsidérer les événements passés à partir de son présent personnel. Si son récit revendique alors l’étiquette de « témoignage », c’est notamment grâce à son engagement existentiel avec le sujet des camps, le sort des victimes ou les conséquences de la Shoah, soit avec des questions mémorielles et éthiques qui dépassent son sort individuel et sa propre autobiographie. Toujours est-il que Susanne Düwell a affirmé que le témoignage de second degré est typiquement une « autobiographie performative », soit une « autobiographie 52
Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », p. 53. Dulong, Le témoin oculaire, p. 15 et p. 56. 54 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Éditions du Seuil, 1996, p. 37. 55 Louwagie, « ‘Une poche interne plus grande que le tout’ », pp. 371-373. 53
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d’autobiographie ». Elle entend par là que « l’histoire de vie » de l’auteur et sa vocation d’écrivain sont corrélées56. Or, pour autant que la genèse de l’écrivain est assimilée à la genèse d’un engagement, l’orientation vers soi-même et celle vers l’autre ne s’excluent pas. Par ailleurs, Raczymow se montre conscient de la proximité entre la mission éthique de sauver le nom des morts et celle, narcissique, d’éterniser son propre nom d’auteur57. Il faut dire que l’orientation accrue vers soi-même n’a rien d’étonnant dans un contexte où l’écrivain doit précisément se positionner vis-à-vis d’un passé auquel il n’appartient pas. D’autre part, cela explique aussi pourquoi une grande partie de la réflexion théorique au sujet du témoignage et du témoin par délégation se déroule au sein même de la deuxième génération juive. L’activité de pensée au sujet du travail d’écriture ne manque donc pas de renforcer également l’élaboration du projet testimonial. En somme, ni la distance par rapport aux événements ni l’angle autobiographique des auteurs n’entravent a priori l’engagement et l’écriture testimoniaux au deuxième degré. D’autre part, un engagement similaire peut se manifester aussi au sein d’un récit à contrat romanesque. Dans ce cas, l’ethos hors-texte du témoin suffit à intégrer un ou plusieurs de ses textes fictionnels au sein d’un espace autobiographique et testimonial, qui se caractérise, dans les termes de Philippe Lejeune, par un pacte fantasmatique58. Lejeune associe un tel pacte avec la promesse d’une « vérité intime » de la part de l’écrivain, mais Nancy Frelick précise que l’écrivain peut simplement vouloir susciter l’illusion d’une telle vérité secrète59 – d’après elle, en vue de piéger le lecteur, mais pourquoi pas pour créer des constellations de mémoire au service des disparus, de soi-même et du lecteur? Ce genre de contrat hybride a d’ailleurs été revendiqué ou même analysé par certains écrivains de la deuxième génération, notamment au moyen de catégories comme l’autofiction (Serge Doubrovsky), la biofiction (Régine Robin) ou la surfiction (Raymond Federman)60. De fait, les fictions et brouillages identitaires sont particulièrement payants dans le contexte de désir et de quête de la génération d’après. Au niveau de l’écriture, ceux-ci se manifestent entre autres au moyen de jeux sur 56
Düwell, ‘Fiktion aus dem wirklichen’, p. 41. Raczymow, « Mémoire, oubli, littérature », pp. 50-51 et p. 55. 58 Lejeune, Le Pacte autobiographique, p. 42 59 Nancy M. Frelick, « Hydre-miroir : Les Romanesques d’Alain Robbe-Grillet et le pacte fantasmatique », The French Review, vol. 70, no 1, 1996, p. 52. 60 Cf. Schlachter, Schreibweisen der Abwesenheit, pp. 55-65. Schlachter analyse ces « genres » à l’aide du concept d’« identité narrative » de Paul Ricœur, se concentrant sur la construction identitaire des narrateurs-écrivains plutôt que sur la dimension testimoniale des récits. 57
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le nom des personnages. Ainsi, dans Contes d’exil et d’oubli61, le narrateur d’Henri Raczymow s’appelle Matthieu Schriftlich: comme l’indique son nom de famille, ce personnage fictif est à rapprocher de l’auteur62. Certains autres personnages des Contes portent d’ailleurs des noms repris du hors-texte biographique de l’auteur. Dans Rivières d’exil, ensuite, le protagoniste porte de nouveau le prénom Mathieu63, mais son nom de famille est Szpiro. Le petit Mathieu y sert de fils de remplacement à ses grands-parents, dont le propre fils, Henri, a été déporté. Or, Raczymow partage précisément ce dernier prénom et établit donc au niveau de l’écriture une boucle identitaire avec les déportés ainsi qu’avec le protagoniste64. De ce fait, il développe à son propre compte une problématique qu’il fictionnalisera par la suite dans Un cri sans voix : le personnage d’Esther s’y identifie à une tante déportée dont elle porte le nom et avec laquelle elle imagine une relation de substitution65. En fin de compte, dans son rapport avec la mémoire, le pacte fantasmatique n’exclut pas l’appui parallèle du témoin sur un pacte référentiel, du fait que les témoignages secondaires combinent quêtes et désirs avec enquêtes et traces. Si l’enquête ne révèle que des fragments incomplets, « toujours à reclasser »66, le témoin peut intégrer ceux-ci, ainsi que les absences ou ruptures qu’ils dévoilent, dans une constellation fictive, sans porter atteinte au contrat testimonial. À la lumière de leur engagement à la fois existentiel et éthique, les témoins tardifs invitent à une lecture où les « trous »67 et les « effets d’irréel »68 ne cessent de pointer vers le réel. Conclusion Ernst van Alphen a récusé la continuité générationnelle du témoignage à cause d’un manque d’adaptation, dans le récit des témoins premiers, aux besoins de contextualisation et de cohérence de la partie la plus jeune de leur
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Henri Raczymow, Contes d’exil et d’oubli, Gallimard, 1979. Schulte Nordholt, « Henri Raczymow romancier », p. 329. 63 Schlachter, Schreibweisen der Abwesenheit, p. 295. L’orthographe est différente ; c’est également le cas dans le roman ultérieur Un Cri sans voix. 64 « Simon et Manié ne parlaient à Mathieu qu’en yiddish, comme s’il était leur propre fils. Et d’une certaine façon, il l’était » (Raczymow, Rivières d’exil, p. 142). 65 Schulte Nordholt, « Henri Raczymow romancier », p. 347 ; Schlachter, Schreibweisen der Abwesenheit, p. 294. Annelies Schulte Nordholt analyse également la problématique des deux « Henri » dans un roman plus récent, intitulé Le plus tard possible (Henri Raczymow, Stock, 2003). 66 Frelick, « Hydre-miroir », p. 52. 67 Raczymow, « La mémoire trouée », p. 180-181. 68 Akane Kawakami, Self-Conscious Art : Patrick Modiano’s Postmodern Fictions, Liverpool, Liverpool University Press, 2000. 62
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auditoire69. À l’autre bout du spectre, Annette Wieviorka avertit, toujours sur le plan de la première génération, contre la construction de récits faussement cohérents et prophétiques, qui risqueraient d’outrepasser le savoir limité du témoin individuel. Si le témoignage du premier degré oscille ainsi entre deux maux, le témoignage tardif excelle à son tour en des tours d’équilibre délicats. À la fois proches et distants de Canaan, les témoins de témoins se cherchent en effet là où ils ne sont pas et ne seront jamais. Faut-il voir ailleurs ? « Mais j’y suis rarement, ailleurs »70.
69 Cf. supra. Signalons par ailleurs qu’il formule ces reproches à partir des récits des témoins secondaires, apparemment sans considérer que cette mise en vedette des difficultés testimoniales peut aussi constituer une stratégie narrative dans le processus de transmission au lecteur « tertiaire ». 70 Raczymow, Rivières d’exil, p. 14.
Catherine Ojalvo1
Une mémoire lacunaire mais fondatrice Que peuvent transmettre ceux qui n’étaient pas là ? Et s’ils parvenaient à outrepasser cette non-présence pour devenir ceux par qui s’opère la passation de la mémoire de la Shoah ? Mémoire lacunaire, peut-être, mais paradoxalement opérante. Des auteurs comme Gérard Wajcman, Esther Orner et Henri Raczymow, parviennent, par leurs prises de risques textuels, à construire un matériel mémoriel à partir de l’espace vacant de la lacune. Entre les lignes de ces lacunes mémorielles, s’édifient les fondations d’une mémoire collective et littéraire, qui nous permet aujourd’hui de poursuivre le récit là où l’on croyait se heurter au barrage de l’indicible.
Quel secret gisait en lui, ignoré de lui, et dont il pensait étrangement, qu’à la faveur de la moindre modification dans sa vie il resurgirait à la surface comme un cadavre, un cadavre, oui, qu’un assassin aurait tenté d’engloutir dans un lac. Il lui fallait surtout tenir le plus petit rôle dans une pièce dont il n’était pas l’auteur, une pièce qui aurait déjà été jouée quelques années avant sa naissance, une pièce avec des acteurs et son public. Et lui, le rideau tiré, devait encore rester sur scène avec d’autres nés comme lui après la représentation, ou nés pendant, ou nés avant, se souvenant de la pièce à laquelle ils avaient assisté ou à laquelle ils avaient participé, comme bourreau, comme victime. Attendait-il que le rideau se lève ? Henri Raczymow, Un cri sans voix, p.134
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Doctorante en littérature générale et comparée à Paris 8, chef de service éducatif à la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
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Issue d’un tissu mémoriel fondamentalement entamé, la mémoire, intime et collective de la Shoah offre encore des ressources pour penser le présent. A partir de cette conviction, Gérard Wajcman, Henri Raczymow et Esther Orner, auteurs des textes présentés ici, se risquent à tirer substance de l’obstacle d’une mémoire « trouée ». Leurs stratégies, particulières à chacun d’eux, laisse place à une rhétorique de la lacune initiée par cette question : « peut-on élaborer, penser ce qui manque ? » Pour G. Wajcman, dans l’Interdit, c’est de l’absence même, matérialisée typographiquement, que le narrateur re-trouve une langue perdue. Pour Esther Orner (Autobiographie de personne), le lieu, la scène, l’identité sont assujettis à cette absence ; absence à soi, absence à l’autre, absence au monde. Cette absence-là induit une désorganisation de la pensée, un trouble qui se transforme en levier pour permettre à la mémoire une nouvelle impulsion. Une fragmentation de la narration et des strates temporelles, (une certaine forme de confusion organisée ?) pour Henri Raczymow, dans Un cri sans voix, dévie les effets de l’atomisation mémorielle, en tirant parti, dans ce texte également, de ce qui est l’obstacle même. I – Que peuvent transmettre « ceux qui n’étaient pas là » ? Des drames passés, que sommes-nous en mesure de communiquer aujourd’hui ? Particulièrement les générations d’après ? La génération d’après est un terme qui mériterait d’être approfondi car il suppose la prégnance d’un « avant » qui échappe peut-être. Appartenir à cette génération-là signifie-t-il que la déportation est toujours présente pour les descendants, qu’elle structure leur rapport avec l’histoire, le monde et leur famille ? Peut-on se définir comme « enfant de déportés » (ou petit-enfant…) ? Annette Wiewiorka souligne le véritable travail que constitue le fait de pouvoir se construire à partir de tels décombres, de telles absences : « Les enfants qui sont nés après (la Shoah) assument leur héritage, mais semblent récuser l’idée qu’il est constitutif d’identité. Ils ne se perçoivent pas comme une « génération », ne réclament pas une place particulière dans un récit historique. C’est le paradoxe d’un livre passionnant où le sujet collectif « enfants de déportés » porte en lui sa propre négation ». 2 La mémoire a aussi pour rôle de ramener dans le présent ce qui demeure de notre passé. Qu’est-ce qui peut être mis à l’œuvre dans le processus de la création littéraire, ou plus exactement, qu’est-ce que les témoignages ont pu apporter au processus de la création littéraire, (création 2
Nadine Vasseur, Je ne lui ai pas dit que j’écrivais ce livre, postface d’Annette Wiewiorka, Editions Liana Levi, 2006
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littéraire d’après ?) tout en constituant un élément fondamental de ce même processus ? Comment les lecteurs que nous sommes, les témoins par procuration, peuvent-ils lire ces textes, à travers quels filtres, et quelles traces sont-ils susceptibles de laisser en nous ? Ou bien pour formuler autrement la question : Comment ce qu’ils ne disent pas, nous est-il néanmoins narré ? Ce que nous savons, à travers les témoignages, des expériences extrêmes que constitue la survivance aux camps de concentration nous a forcés à ne plus séparer le désastre intime du désastre collectif. L’entreprise génocidaire, de fait, noue l’un et l’autre, les rend interdépendants l’un de l’autre. Pareillement aux secrets de famille, dont l’entreprise génocidaire peut faire partie, ce n’est pas tant le contenu du secret qui est véritablement important, mais surtout la manière dont la communication à l’intérieur des familles s’en trouve être complètement modifiée et ce que cela peut produire sur plusieurs générations. L’expression, l’exhumation de la mémoire, pour être partagée, communiquée, doit passer par l’épreuve du savoir objectif, tamisé du discours subjectif. Ainsi, à travers les différentes formes que peut prendre l’expression de la mémoire de la Shoah, c’est le geste même de la transmission qui se trouve convoqué et interrogé, dans son lien avec la notion de « vérité », comme le souligne Catherine Coquio : « Cette ambiguïté, produite par la tension du cognitif et du poétique, c’est-à-dire par l’abîme ouvert entre le réel et le sujet qui en rend compte, donne toute sa valeur et son opacité à la notion de « vérité » qui se trouve être massivement investie par cette littérature (des camps) et son commentaire3 ». Cette triple confrontation suscitée par l’acte de témoignage : sujet/vérité/réel, induit le caractère parfois violent de l’acte de mise au jour que réalise le geste testimonial. Il semble que le mot « mémoire » à lui seul n’est pas suffisant pour rendre visible les différents processus à l’œuvre pour qu’il y ait trace mémorielle. Exprimer la mémoire sous-tend déjà l’aspect volontaire et déterminé de l’acte de mémoire. Cette mémoire parfois, se trouve extraite du silence dans lequel elle se trouvait maintenue. Ce silence n’est pas rompu par le témoin direct, celui qui y était, mais quelquefois par celui ou celle qui poursuit la lignée, la filiation. Cette lignée qui n’aurait jamais dû se poursuivre, si l’exterminateur était parvenu à ses fins : Ce silence, dira-t-il, c’est ce qui l’aura maintenu à l’état d’enfant perpétuel, perpétuellement menacé, envahi par ce dont on avait voulu l’éloigner. En voulant bâtir autour de lui un monde hors la mort, au lieu que de préserver une 3 Catherine Coquio, « La vérité du témoin comme schisme littéraire », Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy éds., Poitiers, La Licorne, 2000, p. 62.
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Catherine Ojalvo mythique innocence, une sensibilité fragile, il aura eu au contraire le sentiment qu’on avait planté cette mort en lui ; dans sa bouche où parfois les mots, qui peut-être, l’auraient mise à distance, s’évanouissaient comme si le droit de les prononcer lui avait été retiré ; dans ses poumons qui pouvaient soudain se durcir, se rigidifier. Aussi chercherait-il, en parlant avec cette violence, à tuer cet enfant, tuer cette mort en lui, qu’il porte comme si elle était celle qu’on lui avait cachée, comme si, parce qu’elle était là, muette audedans de lui, il en était coupable.4
Cet enfant perpétuel dont parle Wajcman, n’est-ce pas ce quelque chose dans la lignée qui ne passe pas ? Qui se trouve fixé, arrimé, sans que cet enfant puisse donner un nom à ce qui l’arrime à perpétuité ? Le silence, dans sa séquestration de mots, oblige à la fixité. Pourtant, quelquefois, le silence peut contourner cette fixité en s’apparentant alors à la lacune, comme l’illustre Jean-Claude Snyders : « Mais je n’avais pas besoin de ses paroles pour comprendre les douleurs secrètes, qu’il dissimulait sous ce silence. » Ou bien encore : « Il ne disait rien, mais je l’écoutais. » 5 Dans la construction de la mémoire de la Shoah, il semblerait que nous ayons longtemps opposé la mémoire et le savoir qui s’y rapportait. Les rescapés des camps possédaient la mémoire, les autres possédaient le savoir, accumulé dans la rétrospective des faits. Cependant il apparaît aujourd’hui que l’une n’est pas dissociable de l’autre. Il est nécessaire d’éviter toute séparation radicale et rapide, car la mémoire du camp se trouve intriquée au savoir, c’est une partie d’un même ensemble. Et c’est par le savoir que la mémoire peut se perpétuer, même lorsqu’il n’y aura plus de témoins directs. Savoir et mémoire seront donc ici étudiés à travers le geste de la transmission, y compris, peut-être même surtout, dans les lacunes de ce geste de passation. Qu’est-ce que transmettre ? Transmet-on un savoir, une mémoire, une culture, des valeurs ? La littérature relève t-elle du procédé de la transmission mémorielle ? Peut-on transmettre des souvenirs ? Peut-on transmettre le silence ? Qu’est-ce qu’un souvenir ? I .1 Pour une politique de la mémoire Paul Ricoeur se livre à une réflexion épistémologique approfondie de la démarche historique avec, entre autres, son principe obligatoire de narrativité. Il invite à ne pas confondre politique de la mémoire et devoir de mémoire. Analysant d’autre part ce qu’il décrit comme un « impératif catégorique » de 4
Gérard Wajcman, L’Interdit, Editions Nous, 2002, p. 214. Jean-Claude Snyders, fils d’un survivant du camp d’Auschwitz, illustre, dans un récit poignant, à la fois les tentatives d’un fils pour approcher le passé concentrationnaire de son père mais aussi la honte et la culpabilité ressenties, dans Drames enfouis, récit, éditions Buchet-Chastel, 1996, p. 15 et 16. 5
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nos sociétés actuelles, le devoir de mémoire, P. Ricoeur préfère parler d’un nécessaire « travail de mémoire » qui autorise le travail de deuil. Pour Halbwachs6, la « mémoire collective » est le résultat de politiques de la mémoire qui se construisent par interaction de souvenirs partagés, entre des témoins autorisés, des historiens, des discours d’hommes politiques, des institutions comme l’école, l’Eglise ou la nation… Si l’on se réfère à cet état de cause à effet, on pressent l’urgence de mettre en place des stratégies de réflexion qui permettraient, pour l’avenir, de construire une mémoire collective de la Shoah, à l’endroit précisément où la notion d’appartenance à une « collectivité humaine » a été détruite. Pourquoi la littérature ne prendrait-elle pas toute sa place dans cette construction d’une mémoire collective qui ne serait pas destinée uniquement à ceux qui ont été directement touchés ? Georges Perec est parvenu à inventer une mémoire publique, collective, commune. Celle-ci se définirait comme une mémoire publique accrochée à une mémoire intime (Je me souviens). Avec cette idée sous jacente : de tous, il faut qu’il y ait un qui prenne en charge. Perec opère une schize radicale entre le lieu réel et le lieu-souvenir, entre l’écrit et l’indicible. I. 2 De l’indicible à l’énoncé Pour les trois textes étudiés ici, la lecture des titres nous enseigne d’emblée qu’ils portent l’empêchement en eux, que ce soit un cri qui n’a pas de voix, l’interdit qui rend incapable de parole, ou de l’absence à soi (Autobiographie de personne). S’agit-il pour autant de les référer à cette notion de l’indicible ? Avec ce contresens, que ces textes, nous exposent néanmoins le cheminement qui permet de s’extraire de cette impossibilité que souligne Régine Robin : « celui qui « n’y était pas » mais qui porte en lui ce savoir de l’indicible et parfois de l’invisible ».7 L’indicible qu’évoque Régine Robin ressort du point de vue de la psychanalyse, d’un indicible qui serait su, sans pouvoir être énoncé et qui de ce fait, produit ses effets dans le psychisme. L’écriture deviendrait alors pour certains auteurs, les conséquences de ces effets. Pour Alain Brossat l’indicible n’a de sens que dans le domaine religieux. C’est un enjeu politique qui implique de la puissance, à partir de l’indicible, il n’y a pas de réciprocité, de partage. C’est un postulat pertinent, car ce manque de réciprocité, de partage, laisse la voie ouverte à une déconstruction de mémoire, voire à sa décomposition, et à des effets 6 Maurice Halbwachs (1877-1945), sociologue ayant travaillé sur la question de la mémoire et montré que celle-ci est toujours fabriquée en fonction du présent. 7 Régine Robin « Autour de la notion de « représentance » chez Paul Ricoeur » in J.F. Chiantaretto et Régine Robin, Témoignage et écriture de l’histoire, Décade de Cerisy, 21/31 juillet 2001, l’Harmattan, pp. 89-115
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manipulatoires8. Du point de vue littéraire, l’hypothèse que certains éléments relèveraient d’un indicible et ne pourraient donc jamais faire trace, est un obstacle majeur à la question de la passation de la mémoire intergénérationnelle. Décréter qu’une chose est indicible, c’est une fois de plus la réduire au silence. Cette notion d’indicible légitime seulement le mouvement de recul de celui qui recueille le témoignage, avec l’indicible, le lecteur peut dormir sur ses deux oreilles. Cette question d’une indicibilité inhérente à la littérature issue des camps, ouvre la voie aux théories négationnistes, alourdit la chape de silence qui pèse encore malgré ce qu’affirme Enzo Traverso lorsqu’il évoque le « devoir de mémoire » – notion qui mériterait aussi d’être discutée, compte tenu de son caractère injonctif : « Le quasi non-événement d’hier a laissé la place à une mémoire présente dans l’espace public de manière obsédante, véhiculée par un flot ininterrompu de témoignages, ouvrages savants, créations littéraires, cinématographiques, théâtrales et commémorations officielles »9. Cette surenchère de mémoire produit l’inverse de l’effet recherché initialement, c’est-à-dire, que l’excès de commémorations pourrait nuire à l’instauration de repères mémoriels. Que penser alors de cette accumulation de paroles puisque nous venons de poser les limites de la notion de l’indicible ? Quelle place peut occuper la création littéraire ? N’est-elle pas en elle-même le signe que cet indicible s’avère inopérant ? Il existe des manières de mettre au jour ce qui semble indicible, sans nécessairement employer les mots de la réalité et sans pour autant user systématiquement de métaphores. Les textes de Primo Levi nous le prouvent encore aujourd’hui. Levi nous démontre bien que rien ne doit être tu, tout peut être dit ou « entre-dit », entre les lignes, dans la lacune. Ce qui est tu est aussi ce qui se dit sur une autre scène…qui ne nous est pas montrée, mais donnée en indices, dispersés, étoilés, dans la narration elle-même. La somme de ces indices nous conduit à la reconstitution de ce à quoi nous n’avons pas assisté. L’écriture est à la fois productrice et victime de cette mise en indices, cette mise en énigme. Car, parfois, les indices nous échappent et l’événement dont il est question, peut rester sous silence. Cette autre scène, est en fait la scène principale de l’événement. Cela est particulièrement sensible dans le texte d’Esther Orner. L’indicible reste une place forte à prendre. Les trois textes étudiés ici, suivent une voie oblique à l’obstacle. En effet, ils parviennent, dans des stratégies d’écriture novatrices, à remonter aux sources de ce supposé 8
Séminaire « Ecrire l’extrême : les conditions du récit », Université Paris 8, séance du 15 janvier 2004. 9 Enzo Traverso, « Auschwitz une mémoire singulière ? », Revue des Sciences Humaines, numéro hors série, mars-mai 2002, pp. 84-86.
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« indicible », pour le transformer, lui permettre d’accéder au statut de la chose dicible. Plus encore, ils entrent en lutte avec cette notion même, cherchant à la déconstruire, à la creuser. Le statut de l’indicible marquerait, en creux, une parole inaugurale qui aurait eu lieu, ou plutôt, cette chose indicible aurait été « entendue » et le statut d’indicible empêcherait donc son énonciation, ou sa ré-énonciation.
II – Comment ce que les textes ne nous disent pas, nous est-il néanmoins narré ? II. 1 – « On dirait que mes pensées me pensent » Le texte d’Esther Orner Autobiographie de Personne est composé sous forme de journal. Il est écrit par une narratrice, jamais nommée, pour sa fille, sans nom également. La confusion la plus totale règne, apparemment, dans la narration : on peut noter l’absence de noms propres, et le manque caractérisé de repères géographiques. Cette désorganisation, paradoxalement élaborée, devient, dans le texte d’Orner, un exercice de style qui cherche à perdre le lecteur, à le désorienter, à lui faire perdre ses repères, à errer. Ce geste, déterminé, voulu, semble vouloir prendre en charge bien autre chose que le désordre : Je perds à chaque fois le fil. Pas parce que je n’ai pas de mémoire. Ma mémoire est intacte. Mais si pleine de passé qu’elle va dans tous les sens. On voudrait dire dix choses à la fois. Ne pas arrêter le flux. Suivre la mémoire, et tout s’enchaîne.10
Le titre est (presque) sans ambiguïté ; le texte narre l’histoire, non pas d’une seule personne, singulière, mais de personne dans le sens où ceux-là même dont on veut perpétuer le souvenir, n’ont plus de nom pour être nommés. Ce que la narratrice nous expose n’est pas seulement ce qui lui est arrivé à elle, mais à elle, parmi d’autres. D’ailleurs, ce n’est même plus la narratrice qui élabore des pensées, mais elle devient elle-même « pensée », ne se perçoit même plus comme actrice du processus de remémoration, mais plutôt comme assujettie à elle : « On dirait que mes pensées me pensent. »11 Ainsi, elle ne se nomme pas, ne nomme pas sa fille, qui devient l’enfant, ne nomme pas son mari, ne nomme pas sa sœur, ne nomme pas sa mère, ne nomme pas les lieux. La narratrice parle du pays mort, et de l’autre pays. Elle ne nomme pas sa 10 Esther Orner, Autobiographie de Personne, Genève, Editions Métropolis, 1999, p. 21. 11 Ibid., p. 26.
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langue, car elle estime ne plus en avoir. Et sans langue d’origine, effectivement, on ne peut plus être référé à une quelconque affiliation. Il n’y a plus inscription dans une lignée. Pourtant, sans les nommer, elle parvient à les rendre présents. On portait tous la fameuse étoile. Et l’enfant pleurait. Il en voulait une comme tout le monde. Il n’avait pas l’âge. Je vous dénoncerai, si tu ne m’en couds pas une. Et l’enfant criait dans la rue – je veux une belle étoile.12
Cette confusion des identités, du temps, de l’espace, pourrait aller dans le sens du processus d’extermination, visant à annuler toute forme de différenciation, d’individualisation. La narratrice réussit cependant à retourner ce processus contre l’agresseur. Comme si les Allemands n’avaient aucune existence non plus. Ils ont voulu l’annuler, elle les annule également. Ici, l’absence de nomination accentue la volonté de négation, d’effacement. La confusion contamine alors ceux là même qui ont voulu la créer et la maîtriser et permet à la narratrice d’échapper. Un mot se détache cependant, se différencie du corps du texte. Et ce mot RECIT, écrit en majuscules, semble une nécessité13. Il se situe à la fin du texte. Mais avant le récit, il y a l’histoire. L’histoire du côté de la « petite histoire », l’histoire individuelle. Ce mot, presque leitmotiv du texte14, dans la répétitivité de ses occurrences, quasiment une incantation, signe une volonté particulière du texte. « C’est l’histoire de… » Les histoires des autres. Ce sont les autres histoires, les histoires des autres qui comptent. Pas la sienne. Alors que sa fille n’a de cesse de la lui faire raconter. « Je te le refile (le stylo). Pour que tu te racontes. Et même plus que ça »15 Ce « plus que ça » serait peut-être de lier le geste du récit individuel et personnel à celui d’un récit qui relèverait de la mémoire collective. Un autre passage paraît important car il exprime le processus qui permet le travail d’élaboration autour de « ce qui manque » : Il faudrait avant que ma vue ne baisse tout à fait et que ma main qui commence à trembler ne me trahisse, que je me mette à raconter des histoires. Les ressusciter. Ou alors les inventer. Mais les invente-t-on 12
Ibid., p. 27. Il est inscrit en majuscules à cinq reprises : « RECIT d’une famille dont tous les couples étaient mal assortis », p. 135, « RECIT d’une femme qui avait toujours des réserves », p. 139, « RECIT d’un enfant qui comprenait, voyait trop bien et dût le regretter », p. 140, « RECIT d’une femme habituée depuis longtemps à sa solitude, RECIT d’une petite fille de cinq ans amenée un soir chez deux étrangers », p. 143. 14 Première occurrence p. 112. 15 Ibid., p. 96. 13
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vraiment ? On part d’un fait. D’une idée. Ou alors d’une image. Puis on transforme. On tourne et retourne le fait, l’idée ou l’image dans tous les sens. Et pour finir, on ne sait plus qui ressemble à qui. L’histoire à la réalité. Ou alors la réalité à l’histoire.16
Il s’agissait dans un premier temps, pour la narratrice, de recopier des récits donnés par sa fille. En les recopiant, quelque chose se joue. S’agit-il du passage de l’histoire au récit ? Transcrire les récits des autres, avec minutie, facilite la prise de distance au regard de sa propre histoire, tout en lui donnant la possibilité de jouer sur cette distance. Ce télescopage du passé et du présent, de son histoire individuelle à celle « des autres », de sa position de fille à celle de mère, de la langue d’avant avec celle qu’elle parle aujourd’hui, autorise une mise en lien qui produit de la légitimité et de l’authentification. Légitimité et authentification, d’abord et avant tout pour la narratrice qui transcrit : « il est vrai qu’une parole écrite m’impressionne. J’ai du mal à croire qu’on écrit pour ne rien dire. Et pire que l’on puisse mentir ». La narratrice s’autorise ici à croire à sa propre histoire. Passer de l’histoire au récit lui permet de passer de la parole à l’écrit, de faire ce détour par l’écrit pour renouer avec sa propre parole, de retrouver une place dans l’histoire de sa fille, et peut-être de réinstaurer un rapport pacifié avec sa langue. II. 2 – Une écriture de l’absence et de la lacune L’aspect physiologique du processus mémoriel stipule que l’endroit stratégique où s’effectuent les transmissions neuronales, capitales pour l’efficience du fonctionnement de la mémoire, cet endroit stratégique, ce sont les synapses. Or les synapses, sont des vides…Pourquoi ne pas oser transposer cette idée avec le processus littéraire, et considérer la lacune comme opérante17 ? Des stratégies textuelles peuvent-elles être inaugurées pour mettre en scène le silence et l’absence, le vide qui caractérise la mémoire « trouée » ? Mais cette mémoire, justement, si elle se trouve « trouée », l’histoire, la petite et le grande, s’en trouve également « trouée », comme le pose Catherine Coquio dans L’Histoire trouée, négation et témoignage18.
16
Ibid., p. 119. La fonction de la lacune dans le témoignage a été développée par Philippe Mesnard, dans son séminaire Le Témoignage, entre littérarité et socialité, Collège International de Philosophie, séance du premier février 2006. 18 Catherine Coquio éd., L’Histoire trouée, négation et témoignage, L’Atalante, 2003. 17
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II. 2. 1 La page blanche de la lacune dans L’Interdit : « La mémoire demeure entre les mots… » De quelle manière entrevoir L’Interdit que pose Wajcman dans son roman du même nom ? S’agit-il de l’interdit de la représentation ? S’agit-il plutôt d’un inter-dit, d’un « dit entre » comme le laisse entendre « la mémoire demeure entre les mots » ? Sans se livrer à des interprétations excessives, ce roman met pourtant en œuvre, typographiquement, une impossibilité, partielle ou totale du dire, mais une impossibilité qui, par le fait d’être aussi typographiquement illustrée, se trouve extraite de sa membrane de silence. Est-il interdit de se souvenir ? Interdit de mémoire ? Corollaire paradoxal de cet interdit, on peut remarquer dans le passage qui suit l’ambiguïté liée à la question du souvenir, amplifiée par la vigueur du besoin impératif de dire : (151) En marge : « se souvenir de tout avec ce coup de poinçon de la certitude, que c’est cela et non autre chose, que cela doit se dire à l’exclusion de toute autre façon. Mais la mémoire demeure entre les mots et dès qu’il faut parler – car il le faut – il est à côté, ils se trompent […] »19
Ainsi, le souvenir devrait être soumis au filtre de la certitude et c’est là que réside la gageure illusoire d’une maîtrise supposée du souvenir. Tout comme postuler du fait qu’il serait possible de se souvenir de tout. Le souvenir doit se dire « à l’exclusion de toute autre façon », c’est-à-dire qu’il n’a pas d’autre choix pour être dit, que le recours à l’agencement des mots, aussi imparfait soit-il. Quelque chose échappe et doit continuer à échapper pour qu’au-delà et en deçà des mots, quelque chose de la mémoire s’institue tout de même. II. 2. 2 Venise, de la lagune à la lacune. On note l’omniprésence de la ville de Venise à de très nombreuses reprises dans le texte, mais nous pourrons noter particulièrement cet extrait : Ville catastrophique, surgie de l’eau, de la boue, elle était née déjà comme une fiction, fragile, impalpable, éphémère. Sa disparition n’était pas un destin à venir : elle était née disparue, manquante à elle-même, et ce que sa puissance avait bâti, c’était moins une cité que l’image d’une cité, glorieuse, qui se nommait Venise. 20
Qu’est-ce que naître disparu ? Naître manquant ? Naître comme une fiction ? La lacune deviendrait une lacune de la fiction, un lieu que la fiction ne pourrait pas atteindre. Elle deviendrait alors ce qui demeure de cette nonprésence à l’événement. Ainsi, pour corroborer cette hypothèse on peut se 19 20
Gérard Wajcman, L’Interdit, Editions Nous, 2002, p. 169. Ibid., p.195.
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référer à la page 189 de L’Interdit, où, par le biais de la note de bas de page, le narrateur évoque une « erreur typographique » transformant lacune en lagune, en référant à un ouvrage traitant de « la grande inondation de Venise d’Avril 1721 »21. Ainsi, dans ce passage, crucial, la lacune est-elle doublement mise en scène. D’abord sur le plan typographique mais aussi dans le corps absent du texte, puisque la note de bas de page est référée à une page vide, vierge. La lacune devient elle-même lacunaire, comme dans une vision fractale. L’espace vacant de la page blanche, peut-être, que la fiction n’a pas encore les moyens d’investir ? Comme un écho, aussi : Mais cette ville comme toutes avait des cadavres pour fondations et l’odeur de la mort n’était jamais qu’une épice de l’air qu’on y respirait. A Venise, la mort n’était pas surprenante. En tous sens, elle est devenue un lieu commun de Venise. Elle y est usée. Il pense plutôt que la seule surprise véritable, la seule rencontre véritablement étrange, c’eût été de croiser, dans ce lieu voué à la mort, l’éclat du vivant.22
Se réalise, dans les soubassements du texte, une trame, un réseau, qui, maille après maille, réinstaure le sens initialement brouillé du texte, quelque chose de l’ordre du « texte vivant ». Notons également le détour vers l’étymologie du mot ghetto, qui serait peut-être d’origine vénitienne23 comme un indice supplémentaire de ce que le texte cherche à dire24. Un grand nombre de pages blanches constituent L’Interdit, pages pourtant riches d’indices intertextuels dans le texte, aussi réduit soit-il. Cette réduction n’est-elle pas aussi une marque qui cherche à rendre visible ce « retranchement » à la fois du texte, comme de ces individus soustraits du monde de l’humain ? Comment ne pas évoquer La Disparition de Georges Perec ? Dans ce cas précis, l’intertextualité joue également dans l’absence du texte. Ces multiples marques d’intertextualité nous portent vers ce qui constitue le titre de cet article, vers cette mémoire lacunaire dont Wajcman est, en quelque sorte, le porte-parole… Dans L’Interdit, la page blanche tient donc lieu d’écriture. C’est à partir de l’appareil de notes que le lecteur tente de reconstituer le parcours du narrateur. Cet appareil de notes devient l’enjeu principal de la narration. Le principal se situe dans ce texte aussi, dans un « à côté », dans un « hors la 21
« – (171) « Lacune » – Il fait calembour de ce qui était très certainement une erreur typographique dans le volume cité, le c devant être lu g […] », p. 189. 22 Ibid., p. 209. 23 Ibid., p.219. 24 Mot italien d’origine vénitienne attesté depuis avant 1536, qui désigna d’abord une petite île de Venise où l’on obligea les Juifs à résider à partir de 1516 (source site http://atilf.fr)
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scène », auquel nous ne pourrions pas avoir accès ; c’est dans l’accessoire, ce qui pourrait être superflu que réside l’essentiel. En effet, la lacune, typographiquement concrétisée, fournit ainsi un espace qui est peut-être donné aux lecteurs pour l’occuper de leur propre mémoire. Les notes amènent des précisions à un texte, absent. Elles produisent en quelque sorte une mise en écho de l’absence, sa mise en abyme. Ce serait à l’intérieur de cette absence que se déroulerait la scène de remémoration. Scène qui serait en rapport avec « une autre scène », celle qui donnerait « corps » au dire empêché – qui ne relève pas de l’indicible. Ce dire empêché, est de fait, dans le texte, un exil de la langue. Ainsi, expulsé de sa langue, plus rien ne peut être dit. Jusqu’au vingt dernières pages, où l’écriture reprend ses droits, mais pour dire le silence dans lequel se trouve plongé le narrateur, dans une incapacité de parler, du fait même de sa rencontre avec sa langue, le yiddish. Le narrateur retrouve une langue perdue, qui ne peut plus être parlée. Cette impossibilité mise en abyme signe, à notre sens, un geste de refus de la remémoration, ce qui ne signifie pas pour autant un refus de la mémoire, même si cela peut paraître paradoxal. Le narrateur semble nous dire que ce sont les « commentaires » de « l’événement » que représente l’extermination des Juifs, qui sont le socle de la mémoire aujourd’hui, comme si « ceux qui y étaient » semblaient les moins légitimes à dire. On retrouve encore la confrontation entre le savoir et la mémoire. II. 2.3 Henri Raczymow : L’après absolu Dans le texte d’Henri Raczymow, Un cri sans voix, la narration semble avoir pris en charge l’acte de remémoration qui relève aussi du témoignage. A travers un récit à plusieurs niveaux de temporalité, encore accentué par une appréciation aléatoire de l’espace (trait que l’on retrouve dans les textes de Wajcman et d’Orner), c’est à une remémoration de l’histoire de la Shoah que le lecteur est convié. Il s’agit quasiment d’une historiographie, mais particulièrement complexifiée dans le temps et dans l’espace. L’intérieur rejoint l’avant, l’extérieur rejoint l’après, sans que jamais les frontières soient établies. Peut-on y voir une similitude avec l’univers concentrationnaire qui annihile tous ces repères ? Cela fait écho à : […] avant, c’était encore un mot banal, c’était comme avant pour vous, pour moi. Un moment, un temps privilégié, sans doute un peu mythique, de notre enfance. Avant, quoi. Mais plus tard, quand nous sûmes, avant signifiera ce qui précéda la Catastrophe. L’avant absolu. Suivi d’un après absolu.25
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Henri Raczymow, Un cri sans voix, Gallimard, coll. « N.R.F. », 1985, p. 165-166.
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La narration donc, s’établit sur plusieurs strates. Un narrateur nommé Mathieu (notons au passage ce nom fortement lié à l’Evangile…), qui s’interroge sur les raisons du suicide de sa sœur, en quête du livre qu’elle aurait écrit, qui lui livrerait peut-être des éléments d’élucidation à son geste. Puis Esther apparaît comme narratrice, mais il s’agit d’une autre Esther, à la fois identique et différente, transportée dans le ghetto de Varsovie. Ce n’est plus la sœur de Mathieu, mais un double de sa sœur, celle qui aurait voulu vivre la vie dans le ghetto, la mort dans le ghetto. Y être. N’être qu’à l’intérieur du ghetto avec la conscience et le savoir de l’extérieur. Position qui ne peut être assumée qu’à travers l’écriture. Puisque vouloir tenter de vivre à la fois dedans et dehors, c’est en quelque sorte, nous dit Mathieu, vouloir mourir : « Esther, elle, a tant voulu savoir qu’elle s’est elle-même exposée, brûlée à la flamme mortelle de ce savoir. Elle a fini par rejoindre ses morts. »26 Dans un second temps, à l’arrêt du journal d’Esther, écrit à l’intérieur du ghetto, donc à sa déportation supposée, la narration reprend à la troisième personne du singulier et renvoie à Mathieu, comme observé de l’extérieur. Mathieu à la recherche des traces de sa sœur, cherchant des témoins. Témoins des derniers moments de vie de sa sœur, en même temps et surtout, des témoins de la Deuxième Guerre mondiale et de la persécution des Juifs. La position du narrateur est alors assurée par plusieurs personnages : le mari d’Esther, le vieil oncle de Mathieu, le père de Mathieu. Le mari d’Esther, Simon, marqué par la disparition de ses parents, persécutés et déportés, livre son histoire. Mathieu pense alors que c’est la raison pour laquelle Esther a épousé Simon. C’est le récit de Simon qui fait lien entre l’histoire avec un grand H et l’histoire personnelle d’Esther, devenant porteparole de toutes les histoires singulières happées par le geste génocidaire. Le « je » réapparaît, sans transition, juste un retour à la ligne. Une narration à la première personne, qui intervient au milieu du récit de l’oncle Avroum. Ce « je », c’est à nouveau Mathieu qui intervient en regrettant de ne pas avoir insisté pour avoir des détails : […] je m’en suis voulu d’avoir été au dessous de tout, d’avoir gâché cet entretien. Et puis, je me suis dit que j’avais très bien fait, bien que ce fût involontaire de ma part, de ne pas m’être comporté à l’égard de mon oncle comme un journaliste désireux d’exploiter son témoin jusqu’à la moelle. Ce qu’il m’a dit de Birkenau ne me permet assurément pas de m’en faire une idée générale. Dans son récit, je ne le vois pas, lui, Avroum, à Birkenau. Non plus qu’à la mine de charbon de Jaworzno. Je ne le vois pas en proie à la faim, aux coups, à la torture, au froid, à la maladie. A Varsovie non plus, je ne le vois pas. Je ne vois rien. Je ne peux rien voir. Je ne veux rien voir. Je ne dois rien 26
Ibid., p.133.
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Catherine Ojalvo voir. Vouloir voir me placerait du côté du S.S. chargé de voir par l’œilleton de la chambre à gaz l’état des gazés.27
L’essentiel dans ce passage réside dans le rapport du narrateur au « vouloir savoir », à la fois recherché dans une intégralité illusoire, et redouté s’il pouvait aboutir. Cette mémoire lacunaire suffit à Mathieu, pour le moment. Ici, le « vouloir-savoir » est en fait un « vouloir-voir ». Cette volonté de tout voir se trouve sollicitée par le récit remémoratif de l’oncle Avroum. Mathieu tente de s’en défendre, mais le texte insiste sur cette nécessité et cette incapacité du voir qui devient « obscène ». Ainsi : « Seules les victimes rescapées avaient droit à la parole. Les autres, et surtout ceux nés après la guerre, qu’ils se taisent, se taisent. Leur parole est obscène. »28 Mais que pourraient-ils taire, ceux, justement nés après la guerre, puisqu’ils n’y étaient pas ? De cette parole obscène, parce que réellement en dessous de la scène, là où l’on ne peut rien voir, rien entendre, naît pourtant un énoncé, une profération qui dit l’absence et la lacune. En dessous également, de ce que l’on pourrait, à partir de notre « imaginaire » faire correspondre à la réalité des camps. En dessous, mais pas indicible. La parole de ceux nés après la guerre serait obscène, mais le geste d’écriture n’est pas validé non plus par le narrateur, qui s’exprime doublement à travers l’écriture d’Esther (du ghetto). Celle-ci s’auto-invalide : Je traîne ma vie pour rien et pour personne. J’irai me livrer, me laisser conduire à l’Umschlag. Je n’enterrerai pas ces feuillets profondément dans le sol pour qu’on puisse peut-être les retrouver un jour. Je ne les confierai pas non plus à Hannah qui part demain et à jamais en zone aryenne, préférant, comme elle a raison, de risquer de vivre plutôt qu’être certaine de mourir. Annuler, annuler : ce sont les seuls mots qui signifient encore quelque chose pour moi. Et j’entends à peine leur sens. Mais il n’est plus temps.29
Pour contrer cette annulation, quelles possibilités s’offrent aux générations d’après ? Quel peut être le rôle de ce sentiment diffus de honte ? D’où venait pourtant son sentiment de honte ? Qu’y avait-il là d’intangible et de honteux ? D’où, cet interdit ? Que Mathieu ne soit pas né alors que ça se déroulait ? Il n’y avait même pas échappé. La chance n’entrait en rien là dedans : il n’était pas né ! Voilà la tare, et le silence obligé.30
27
Ibid., p.186. Ibid., p.129. 29 Ibid., p. 100. 30 Ibid., p. 133. 28
Une mémoire lacunaire mais fondatrice
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La honte et la culpabilité sont les sentiments supposés inhérents au statut de témoin de l’expérience concentrationnaire, avec le « pourquoi moi ? », mais dans ce passage on trouve trace de cette culpabilité qui se retourne en un « pourquoi pas moi ? » de celui qui n’y était pas31, tout aussi destructeur in fine puisque ne recevant jamais de réponse. Sauf à poursuivre la quête par la recherche de la parole du témoin, d’une parole véritablement incarnée, au sens propre du terme, c’est-à-dire issue d’un corps réel, physiologique ayant eu accès à quelque chose qui a fait effraction psychique et physique et dont les effets perdurent encore, d’une génération à l’autre : C’est pourquoi Mathieu devait entendre Simon. […] Et l’oncle Avroum, le vieil oncle Avroum. Avant que vienne le temps où plus personne, plus personne au monde, ne sera contemporain de ça. Alors, ce sera la fin. Il n’y aura plus la voix de ces gens-là. Il n’y aura plus que les mots écrits, les maigres et dérisoires mots écrits. Rien.32
Pour le narrateur, seule la parole du témoin peut transmettre cette effraction et les tentatives d’écriture qualifiées de maigres et dérisoires. Dérisoires car le corps du témoin, sa voix, disparaîtront bientôt, pour appartenir au domaine de l’histoire. Délicat mais inévitable passage, d’une histoire singulière à une histoire et une mémoire collectives. Pourtant, cette mémoire lacunaire est également fondatrice. Est-ce du fait même de la lacune qui permet ainsi le rétablissement partiel de cette mémoire (gardons les bénéfices d’une mémoire lacunaire, parcellaire, plutôt que risquer sa disparition) avec ses manques, ses absences, ces contradictions ? La lacune ne peut-elle pas constituer le seul espace possible pour que la mémoire puisse s’exprimer ? Pareillement à la construction d’un texte où l’on doit tailler, couper, trier, choisir ; où l’on doit accomplir la lacune, pour réaliser un produit fini. Celuici sera soumis à la lecture d’autres, qui n’auront pas connaissance de « ce qui manque ». Mais c’est pourtant à partir de ces lacunes que le texte a construit ses fondations et tient debout. Comme Venise. En conclusion Les auteurs des textes présentés ici, ont peut-être résolu, en partie, l’aporie dans laquelle se sont retrouvés les rescapés des camps. « Car il s’agissait pour 31
Pour illustration cet extrait de Drames enfouis, de J.C Snyders, op. cit., p. 3 : « Quand j’ai commencé à comprendre ce qu’étaient les camps, ou peut-être déjà auparavant, une autre culpabilité s’est ajoutée, pour moi, à la première et qui lui était intiment liée : je l’avais laissé seul, là-bas, et n’avais rien fait pour lui, au moment où il en avait le plus besoin. Il est vrai que je n’étais pas né à cette époque ; mais cela n’a jamais, pour moi, constitué une excuse », pp. 24-25. 32 Un cri sans voix, p 132.
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le survivant qui retourne au monde des vivants, de signifier par l’imagination ce qui outrepasse l’imagination. Or ce n’est que par l’imagination que peut être satisfaite la requête de l’horrible à être représenté. Requête qui ne consiste pas seulement à redonner sens ou contenu à des vies dont l’humanité même a été anéantie avant même que ces vies ne soient rendues à la mort – on parlera alors de dette –mais à trouver des légataires pour la mémoire ou pour le souvenir. »33 Les rescapés des camps de concentration, certains auteurs tels Primo Levi, Robert Antelme, Charlotte Delbo, Micheline Maurel, nous avaient déjà légué et enseigné le sentiment d’irrévocabilité, ils avaient déjà ouvert l’espace de l’irrévocable. De cette irrévocabilité, ces auteurs issus des générations d’après ont su faire un matériau, une substance littéraire, à la fois singulière et universelle. Comment ? En travaillant les textes au prisme de cette mémoire lacunaire et en parallèle, dans la lutte des textes eux-mêmes à ne pas évacuer la question de la mémoire à venir, à élaborer des mécanismes qui permettraient de réactiver cette mémoire. Pas seulement dans une tentative de garder le souvenir de cette mémoire, qui deviendrait alors une mémoire morte, une mémoire « désoeuvrée », mais de maintenir une mémoire vive, violente et crue. Irrévocablement et toujours en œuvre. Les générations d’après se retrouvent donc légataires de mémoire et de souvenir. A travers l’acte d’écriture, certains auteurs sont parvenus à « outrepasser l’imagination » pour donner à lire, voir et entendre ce qui justement outrepasse l’imagination.34 Ce passe-droit, ce laisser-passer se traduit par des stratégies textuelles mises en œuvre et exposées dans cet article, peut-être plus aisément par le fait même que ces trois auteurs n’y étaient pas, car quelque chose de cet in-su, de cet in-vécu se trouve essaimé dans le texte. Ces lacunes mémorielles se voient donc partiellement et imparfaitement comblées. Mais les matériaux amenés ne constituent pas un remblaiement superficiel, au contraire, grâce à l’imperfection liée à la nature même du souvenir, qui ne peut être remémoré que parce que la lacune y est opérante. Ainsi le travail réalisé sur ce qu’il reste du souvenir, ce qu’il reste de mémoires, ce qu’il reste quand tout a été confisqué, permet de distinguer à nouveau la réalité de l’irréalité. Distinguer seulement, car le rapport d’exclusion qui faisait de l’un l’envers de l’autre s’en trouve irréversiblement altéré depuis le geste génocidaire. Les auteurs étudiés ici, contribuent par leur 33 Myriam Revault d’Allones, « Peut-on élaborer le terrible ? », Philosophie no 67, « la philosophie devant la Shoah », 1er septembre 2000, p. 41. 34 On peut lire pour illustrer ce propos avec bénéfice le roman de Jonathan Safran Foer, Tout Est Illuminé, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par J. Huet et J.P Carasso, Editions de l’Olivier, Le Seuil, 2003.
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prise de risque textuelle, à ce que l’avenir ne demeure plus comme « une invincible barrière »35mais comme une perspective, une échappée qui permet ainsi à l’histoire, au récit, de se prolonger. Encore.
35
« L’avenir se dressait devant nous, gris et sans contours, comme une invincible barrière. Pour nous l’histoire s’était arrêtée », Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, coll. « Pocket », 1987, p. 125.
Timo Obergöker (Université Johannes Gutenberg de Mayence)
Shoah et récit fictionnel, un champ de force délicat : Le Non de Klara de Soazig Aaron Le Non de Klara de Soazig Aaron est l’un des premiers textes de fiction sur le difficile retour des survivants des camps de concentration. Se présentant sous forme de journal d’Angélika, une amie de Klara, le roman retrace le premier mois après le retour du camp de concentration. Peu à peu, Klara réussit à narrer ce qu’elle y a vécu. Brisée, elle refuse toutefois de vivre en France, de voir sa fille, de retourner à la normale. Malgré le fait que ce texte tente de donner la parole à la victime, il reste néanmoins peu crédible. Quantité de passages frôlent l’artificiel ou présentent des anachronismes d’envergure. De ce fait le texte soulève avec acuité la question du rôle de la fiction dans la transmission.
Nouvelles formes de la mémoire, la fin du témoignage Il y a quelque soixante ans, les camps hitlériens de mise à mort ont été libérés par les forces alliées. En soixante ans une culture de la mémoire a pris forme, une culture du « plus jamais cela » dans le cadre de laquelle les témoins jouent un rôle particulier. Ne cessant de nous mettre en garde contre le péril fasciste encore loin d’être éradiqué, ils sont des combattants pour l’humanisme et la réconciliation entre les peuples. Le récit de témoignage joue un rôle prépondérant dans le devoir de garder vivant le souvenir des camps de mise à mort. C’est par son truchement que les générations d’après guerre ont pu prendre connaissance de l’ignominie de la guerre et du fait concentrationnaire. Se situant au confluent entre littérature et historiographie, il lui incombe un rôle particulier dans le devoir de mémoire. C’est le verbe qui transmet la mémoire de ce que l’homme s’est avéré capable de faire à l’homme, mais ce n’en est pas moins
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le verbe qui pense son propre échec. De ce fait, le récit de témoignage se meut sur une ligne des plus étroites entre parler et devoir se taire ; contournant, procédant par allusions, il questionne son assise même. 1 Et pourtant ces témoins de l’horreur absolue ont été vivement attaqués dès leur parution. Hannah Arendt de s’inscrire violemment en faux contre le témoignage : Die Berichte der Überlebenden von Konzentrations- und Vernichtungslagern sind außerordentlich zahlreich und von auffallender Monotonie. Je echter die Zeugnisse sind, desto kommunikationsloser sind sie, desto klagloser berichten sie, was sich menschlicher Fassungskraft und menschlicher Erfahrung entzieht. Sie lassen den Leser kalt, stoßen ihn ab [...].2
Et Georges Perec, autre survivant non pas des camps mais de la folie raciale des Allemands, d’aborder le même problème dans un article consacré à Robert Antelme : Mais il arrive que les témoignages se trompent, ou échouent. En face de la littérature concentrationnaire, les attitudes sont, en fin de compte, les mêmes qu’en face de la réalité des camps : on serre les poings, on s’indigne et l’on s’émeut. Mais on ne cherche ni à comprendre, ni à approfondir. [...] Les témoignages étaient inefficaces ; l’hébétude, la stupeur, ou la colère devenaient des modes normaux de lecture. 3
Et pourtant, comment transmettre ? Comment penser l’échec des valeurs de la Aufklärung, comment rendre compte, aux générations futures, de ce que l’homme, déchaîné par une fureur raciale, par la perte de toute empathie pour l’autre est capable de faire ? Personnellement, je ne crois pas à l’échec du témoignage. Il s’agit là tant de documents historiques d’envergure que de monuments humains qui témoignent à la fois de l’avilissement quotidien et de la réalité complexe des camps. Par ailleurs, de par leur valeur de document authentique, se situant entre littérarité et historiographie, ils constituent des 1 Je renvoie à la magnifique étude de Silke Segler-Messner, Archive der Erinnerung. Literarische Zeugnisse des Überlebens nach der Shoah in Frankreich, CologneWeimar-Vienne, Böhlau, 2005. On consultera aussi avec le plus grand profit l’ouvrage collectif (en français et allemand) de Joseph Jurt (éd.), Die Literatur und die Erinnerung an die Shoah, Fribourg-en-Brisgau, Frankreichzentrum der Universität Freiburg, 2005. 2 Hannah Arendt, Elemente und Ursprünge totaler Herrschaft, München – Zürich, Piper, 2001, p. 902. 3 Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », id., L.G., Une aventure des années 1960, Seuil. 1998, p. 91.
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vecteurs importants de transmission. De par sa qualité de document humain le texte de témoignage est en mesure de graver le fait concentrationnaire dans la mémoire collective de l’humanité. Paul Ricœur souligne l’importance de la fiction dans le processus de mémoire. Moyennant un processus d’individuation par l’horreur, le lecteur éprouve un tremendum horrendum4 et saisit ainsi le caractère unique du génocide: Je veux dire que l’horreur comme l’admiration exerce dans notre conscience historique une fonction spécifique d’individuation. Individuation qui ne se laisse incorporer, ni à une logique de la spécification, ni même à une logique de l’individualité comme celle que Paul Veyne partage avec Pariente. Par rapport à cette individuation logique, et même à l’individuation dont je parle plus haut, je parlerais volontiers d’événements uniquement uniques. [...] L’horreur isole en rendant incomparable, incomparablement unique, uniquement unique. 5
Il n’en reste pas moins que le témoignage est le fait d’une seule génération qui est en train de disparaître. Ainsi, dans Se taire est impossible, ce dialogue entre les deux survivants prééminents Elie Wiesel et Jorge Semprun, il est question de la condition du survivant et de la transmission de la mémoire: J.S : Parce que c’est la fin. Parce que nous arrivons au moment où il n’y aura plus de survivants bientôt. Et donc, devant cette urgence de la fin, devant cette incompréhension d’un côté et au contraire devant l’incompréhension d’une nouvelle génération, les gens parlent mieux. C’est vrai, en effet, ça me frappe dans les journaux, dans les quotidiens, dans les revues, ces semaines, ça me frappe de voir combien de nouveaux témoignages il y a. […] Je pense à cet homme-là ou à cette femme […]. Imagine une équipe de télévision qui arrive et qui dit : « Monsieur, Madame, vous êtes le dernier survivant. Qu’est-ce qu’il fait ? Il se suicide. E.W. : Non, J’aimerais imaginer qu’on lui posera des questions, qu’on lui posera toutes les questions du monde. Mais toutes. Et lui, il écoutera toutes les questions. Et après, il y aura un haussement d’épaules. Et il dira… 6
Force est ainsi de trouver de nouvelles formes de pérennisation de la mémoire. De plus en plus, la réalité des camps va faire l’objet de textes fictionnels. Ce fait n’est pas nouveau, déjà Romain Gary dans La Danse de Gengis Cohn ainsi que Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance 4 Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 3. Le Temps raconté, Seuil, coll. « Points Essais », 1985, p. 340. 5 Ibid., pp. 340-41. 6 Jorge Semprún et Elie Wiesel, Se taire est impossible, Mille et une nuits, 1995, pp. 37-38.
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abordaient la question des camps en recourant à la fiction.7 Robert Merle, dans La Mort est mon métier nous relate la Shoah en prenant la perspective du commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau, anticipant de la sorte la perspective ô combien médiatisée de Jonathan Littell8. Dans la littérature allemande, citons l’exemple de Jurek Becker avec Jakob der Lügner,9 ainsi qu’une masse de livres pour enfants qui mériteraient à eux seuls une étude à part. Comment qualifier les approches respectives des textes mentionnés? Essentiellement, il s’agit d’un contournement : conscient de l’énormité du fait concentrationnaire et des difficultés de narrer, conscient également du fait que le récit de la chambre à gaz ne pourra jamais être écrit, ils recherchent des subterfuges narratifs afin de relater ce qui dépasse l’entendement humain. Le dibbouk dans La Danse de Gengis Cohn ainsi que la structure insulaire dans W ou le souvenir d’enfance sont à envisager comme des échappatoires face à la nécessaire impossibilité de dire. De nombreux procédés narratifs nous imposent le silence, créent le recul nécessaire et incitent le lecteur à se recueillir. Trois points de suspension marquent une page blanche dans W ou le souvenir d’enfance. Le récit est partagé en un avant et un après, laissant au lecteur le temps de méditer ce qui va suivre. Ce qui s’est produit sur W n’est autre que la mort de six millions de personnes, et avant sur ce bateau naufragé, la mort d’une mère, Caecilia Winckler. Le texte fictionnel sur la Shoah met en scène son propre échec, constamment s’interroge, questionne le champ de force délicat déterminé par le devoir de mémoire qui est avant tout le devoir de taire.10 En 2002 parut un nouveau texte fictionnel sur la Shoah et la question de la survie, Le Non de Klara de Soazig Aaron. Il s’agit-là d’un premier roman d’une écrivaine fort discrète, qui à la suite d’études d’histoire et de nombreux travaux comme libraire vit en Bretagne avec son mari artiste. Le Non de Klara se présente comme un roman sous forme de journal, Angélika, 7 Cf. notre thèse de doctorat: Timo Obergöker, Écritures du non-lieu. Topographies d’une impossible quête identitaire : Romain Gary, Patrick Modiano et Georges Perec, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2005. 8 Dans son roman Les Bienveillantes, Gallimard, 2006. 9 Traduction française : Jakob, le menteur, Grasset, 1997. 10 Maurice Blanchot, L’Amitié, Gallimard, 1971, pp. 128-129 : « Cet absolu est nommé lorsqu’on prononce les noms d’Auschwitz, Varsovie (le ghetto et la lutte pour la libération de la ville), Treblinka, Dachau, Buchenwald, Neuengamme, Oranienburg, Belsen, Mauthausen, Ravensbrück et tant d’autres. Ce qui s’est passé là, l’holocauste des juifs, le génocide contre la Pologne et la formation d’un univers concentrationnaire, est, qu’on en parle ou qu’on n’en parle pas, le fond de la mémoire dans l’intimité de laquelle, désormais, chacun de nous, le plus jeune comme l’homme mûr, apprend à se souvenir et à oublier. »
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l’amie et la belle-sœur de Klara relate le retour de celle-ci du camp d’extermination d’Auschwitz. Klara est en effet la fille d’une Juive et d’un officier S.S, la mère ayant proposé le divorce en 1933 afin de ne pas entraver la carrière de son mari. Réfugiée à Paris en 1938, Klara a été la seule de la bande de copains à se déclarer juive au commissariat lorsque la police a recensé la population juive de France.11 Et pourtant, elle aurait pu, à l’instar de ses amis, vivre avec de faux papiers et de ce fait survivre à la furie raciale des fascistes allemands. Refusant de le faire, elle fut déportée en 1942. En m’appuyant sur les binômes esquissés de « parole et silence » et « les mots et les choses » j’interrogerai le texte Le Non de Klara de Soazig Aaron sur la difficulté inhérente à la problématique de la représentation de la Shoah dans la fiction romanesque. Je tenterai également de répondre à la question de savoir pourquoi tout texte sur la Shoah est automatiquement un texte qui inscrit la mémoire des camps dans la mémoire collective de l’humanité. Le Non de Klara – Le Nom de Klara Finalement, Klara est revenue. Après des mois d’attente et de désespoir, Angélika, la narratrice, est passée au Lutétia pour prendre des nouvelles de Klara, tant attendue. Elle est là. La première rencontre pourtant instaure un malaise d’envergure entre les deux amies : Je n’ai rien préparé, je ne me suis pas préparée, elle est là et elle ne m’aide pas. Mes mains tremblent et je commence à claquer des dents. […] Elle sort. Je trouve quelqu’un pour m’expliquer que Klara Schwarz-Roth part avec moi, que c’est ma belle-sœur, que nous avons laissé nos coordonnées […]. La fille cherche partout sur ses listes sans trouver le nom de Klara, elle voit nos noms, mais pas celui de Klara. […] Elle ne se retourne pas, elle dit, « Sarah Adler ».12
En effet, Adler est son nom paternel, celui de l’officier S.S., tandis que Sarah est le prénom que les nazis imposaient à toutes les femmes juives d’Allemagne. Curieusement, elle fait sienne une patronymie de la souffrance, renvoyant entièrement à son statut de survivante. Il semble que dans un premier temps l’existence de Klara soit marquée par une foncière impossibilité de se situer par rapport au monde « non concentrationnaire ». Comme on a fait d’elle tout d’abord une Juive et ensuite une victime, comme dans les camps de mise à mort on lui a ôté l’essence même de son statut d’être humain, ayant subi l’avilissement imposé, l’humiliation profonde, elle 11 Sur la politique des recensements voir: Michel Winock, La France et les Juifs, Seuil, 2005, pp. 217-245. 12 Soazig Aaron, Le Non de Klara, Maurice Nadeau, 2002, pp. 11-12.
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s’approprie les marques extérieures de la souffrance, autant d’empreintes de l’impossibilité de trouver des repères stables dans la vie redevenue « normale ». Si Angélika a survécu grâce à son faux nom, Solange Blanc, Klara procède de la même manière mais en sens inverse. Au lieu d’une fausse identité indispensable à la survie, Klara revendique un faux nom, celui de la souffrance.13 De la même manière, elle continue à se raser les cheveux avec une vieille tondeuse, se situant ainsi délibérément aux antipodes des « femmes allemandes très bien coiffées »14 sur cette « planète sans cheveux »15. Toutes ces stratégies textuelles visent à montrer que l’intégralité du sujet qui revient du camp est atteinte, que la personne qui rentre des camps a laissé une partie majeure d’elle-même « là-bas ». Elle cherche à extérioriser une souffrance intérieure, elle s’auto-stigmatise pour montrer que, pour le survivant, un retour à la normale n’est, du moins dans l’immédiat, pas envisageable. Klara est une figure de la mémoire des camps de mise à mort. De par le fait d’avoir été la seule à « y avoir été », elle représente un facteur de trouble dans une normalité qui recommence à s’installer. Incarnant la potentialité de la déportation, incarnant ce qui a été épargné à ceux qui ont pu rester en France, elle dérange. Certaines de ses réactions se heurtent à l’incompréhension de son entourage. Elle refuse de revoir sa fille, Victoire, qui porte elle aussi un faux nom : à sa naissance, elle s’appelait Véra. Lorsqu’elle apprend la mort de Rainer, son mari, dans la Résistance, sa réaction paraît démesurée : Moi [Angélika, T.O.] : Tu ne demandes pas des nouvelles de Rainer, Klara ? Elle : Il est mort, non ? Moi : Oui, en juin l’an dernier…fusillé.
Elle : Par qui ? Moi : Au maquis de Saint-Marc par la Gestapo…avec d’autres. 13
Ce cas est tout à fait unique et semble, anticipons d’ores et déjà une partie de la critique, fort artificiel. Pour en savoir davantage sur les changements de noms, je renvoie à la très belle étude de Nicole Lapierre, Changer de nom, Stock, 1995, pp. 130-165. En effet, Angélika qui a comme tant de Berlinois baigné dans un milieu francophile et francophone explique son changement de nom comme suit : « Très vite, j’ai voulu changer d’identité : Solange Blanc. Nous avons vécu dans le culte de George Sand. Notre grand-mère était toquée de l’écrivain, et maman se prénommait Aurore, son frère Maurice, comme celui de Saxe, l’ancêtre de Sand, Tout jeunes, nous avons lu François le Champi, la Mare au diable… dans le texte, plus tard Consuelo et plus tard, Lélia. Tout naturellement j’ai choisi Solange, comme la fille de George Sand, une façon pour moi de rester la fille de ma mère Aurore. » ; Aaron, Klara, pp. 83-4 14 Aaron, Klara, p. 29. 15 Ibid., p. 29.
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Elle : Oh, très bien… […] Moi : Tu es dure, Klara. Elle : Non, chacun son destin. Je ne vais pas pleurer sur un héros…la grâce d’être tué… il a eu de bonnes raisons pour mourir… tout le monde n’a pas cette chance…16
Le non de Klara consiste en un refus de se réapproprier les valeurs de ce monde et de constamment les confronter à ce « là-bas » qui l’a brisée. Les mots et les choses La réappropriation du monde passe dans un premier mouvement par la reconquête de la parole. Ayant été interdite de parole dans le camp et ayant frôlé la mort à plus d’une reprise, il s’agit de témoigner, sachant que forcément le public reste incrédule devant ses récits. Dans un premier temps très fragmentaire et allusif, son récit prend tous les jours un peu plus d’ampleur : Petit à petit, Klara parle d’Auschwitz. Ce sont des bribes, elle ne dit pas en continu. Ce soir dans la cuisine avec moi, elle chipotait dans son assiette, et c’est venu comme ça, une de ces bribes que j’appelle bribes, ce serait plutôt comme avec quelque chose avant et quelque chose après, mais qu’elle ne ferait pas émerger pour nous. L’élocution n’est pas constante […]. Klara : […] Il me semble que mon ombre est restée là-bas… et nos milliers de regards à accompagner dans la fumée, et le vent qui rabattait la fumée […]
Au fur et à mesure que le récit avance, celui-ci se fait de plus en plus précis, mais aussi de plus en plus cruel. Angélika refuse de transcrire certains de ses épisodes, comme si elle, la narratrice, avait le devoir de ménager le lecteur. Klara relate la mort de ces deux amies, l’une de Prague, l’autre de Linz, mortes de faiblesse et de faim. Elle relate également la cruauté quotidienne dans le camp, elle relate tous les jours un peu plus ce qu’elle a vécu. Ces passages comptent en effet parmi les plus puissants du texte : Des femmes à quatre pattes, léchant la soupe renversée, à même le sol … une femme tombée, déchiquetée par un chien excité par son SS, et ce qu’elle a dit du camp des Tziganes, des enfants tziganes… […] Les musulmans : terme du camp pour désigner les personnes au bout de leur forces vitales, atoniques, apathiques, renonçant( ?) à tout, sauf à la nourriture, rendues à un
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Aaron, Klara, pp. 26-27.
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Timo Obergöker point de douleur tel qu’il annule toute douleur, jusqu’au neutre, si cela est concevable. 17
Le texte atteint son point culminant lorsque Klara raconte une entrevue avec son père, Ulrich Adler, qui après le divorce honteux d’avec son épouse juive a continué à vouloir protéger son ancienne famille. Il n’a pourtant plus rien pu faire pour sa fille lorsque celle-ci s’est mariée avec Rainer qui était « juif complet ». Avant que leurs passeports ne soient marqués par un « J », fermant définitivement les portes de l’émigration, ils ont cependant réussi à quitter l’Allemagne en 1938, juste à temps18 Le père, ayant visiblement fait carrière dans la SS, est ainsi aperçu par sa fille, frôlant la mort dans la folie ordinaire du camp : […] « J’ai vu mon père, là-bas à Oswiecim… ». […] Honte, honte, j’ai eu tellement honte... Jamais je n’ai eu autant honte… plus jamais je n’aurai cette honte […] Il est passé devant moi avec les autres… il n’aurait pas pu me reconnaître, mais malgré cela, j’ai baissé la tête […] il était en visite avec d’autres dignitaires […]19
Lorsque Klara adopte un petit garçon qui fait irruption dans son block et qui meurt sans avoir prononcé un mot, elle l’appelle Uli, diminutif du prénom de son père. Dans ce dialogue muet des patronymes, il devient évident que le texte se meut sur une ligne extrêmement fragile entre kitsch et horreur, entre crédibilité du récit et autorité de l’Evénement. Au fil de la diégèse, Klara réussit de mieux en mieux à narrer, à mettre des noms sur les choses. Elle est consciente toutefois du fait que le verbe ne peut traduire certains des événements qu’elle a vécus. Pour elle, l’Allemande, que les bourreaux fascistes ont, à l’instar de tant d’autres Juifs, bousculé dans le judaïsme, qui avant sa déportation a vécu 4 ans en France et qui parle russe en raison d’une ascendance russe, le mot désormais semble être souillé et ce dans toutes les langues. Ayant vécu l’extrême des extrêmes, force lui est de changer complètement de cadre référentiel, de trouver un environnement qui ne soit en rien semblable à l’Europe et surtout qui ne parle aucune des langues présentes dans l’univers concentrationnaire. Il lui faut trouver un espace où les mots et les choses divergent de toute référence européenne :
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Ibid., pp. 89-90. Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, coll. « folio-histoire », 1997, pp. 97-115. 19 Aaron, Klara, 113-114.
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Le non de Klara de Soazig Aaron
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Les Allemands, victimes et bourreaux, devront toujours parler ce parler-là, calmer les mots qui ont aboyé, admettre de dire et d’entendre « vite » sans craindre pour sa peau ou sans menacer la vie d’un autre… C’est pourquoi il me faut une autre langue, un autre pays, d’autres paysages, des lieux, un temps long qui ne ressemblent à rien de ce que j’ai connu, qui ne pourront en rien appeler l’Europe. À Oswiecim, il y avait tout le babel européen, sauf l’anglais. Sinon oui, tout le reste. 20
Ainsi, à la fin du texte, Klara dit définitivement non à l’Europe, continent dans lequel elle ne compte plus jamais revenir, pour gagner les Etats-Unis. On dira à sa fille Victoire qu’elle est décédée dans un camp de mise à mort, à Auschwitz en Haute Silésie. Et pourtant... Il faut en convenir, le texte a des mérites indubitables. Les passages les plus réussis sont ceux où Klara rend compte de la barbarie de la machine mortuaire, de l’avilissement et de la cruauté du nazisme. Il met l’accent sur l’impossible réadaptation d’un être humain qui revient des camps et à la faveur de la structure du texte, confronte ce vécu à la perspective d’une proche qui n’a pas été déportée. Ainsi, le texte prend à la fois la perspective de la survivante et d’un entourage incrédule devant l’atrocité de ses histoires. Axant la narration sur une survivante qui témoigne et de par sa structure de journal, le texte reste –apparemment – fragmentaire et cherche un langage qui ne soit en rien complice avec les bourreaux. A l’encontre de textes comme weiter leben. Eine Jugend de Ruth Klüger21 ou de L’Écriture ou la vie de Semprún, il ne met pas l’accent sur la survie morale grâce à la prise de parole mais sur l’extrême tension des mois succédant à la Libération. Dans ce sens, le texte reprend un certain nombre de procédés de La Douleur de Marguerite Duras qui raconte le retour de Buchenwald de Robert Antelme. Il n’en demeure pas moins que c’est à la lecture de Marguerite Duras que l’on se rend compte d’un certain nombre de défauts du texte d’Aaron. Dans un langage fruste et sobre, Duras raconte d’abord l’attente de Robert, l’espoir qui se transforme en désespoir, le Lutétia, finalement le retour d’un homme méconnaissable, en proie à la fièvre, incapable de manger, un étranger à lui-même. Pourtant Marguerite Duras ne nous épargne nullement les aspects déplaisants, dégoûtants de ce retour à la vie. Robert Antelme dans son lit, une ombre de lui-même, en proie à la fièvre avec une digestion qui défie toute expression et qui finalement instaure un écran entre lui et le monde. Or, dans ce langage simple, haché de 20 21
Aaron, Klara, p. 99-100 Traduction française : Refus de témoigner. Une jeunesse, Viviane Hamy. 2005.
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Timo Obergöker
Duras ressort toute la souffrance qu’impliquait le retour. Les êtres devenaient méconnaissables, physiquement et psychologiquement brisés. C’est le silence que nous impose ce texte qui fait son autorité. Klara, lorsqu’elle revient des camps, pèse quarante kilos. Eût-elle été dans ces conditions physiques à même de parcourir l’Europe comme elle le prétend dans le texte, malgré les vitamines qu’on lui a données à Cracovie ? Autre élément peu convaincant : la structure du journal qui est par trop souvent mal mise en œuvre. Il contient énormément de discours direct, transcrit fidèlement. Ainsi, on peut se poser la question de savoir dans quelle mesure le passage suivant fait ressortir une conscience mal avouée de cette problématique esquissée : Dimanche soir à Barbery, Alban a vu mon cahier sur la table de notre chambre. Il demande ce que c’est, ensuite s’il peut lire. J’y consens volontiers. Ce sont des notes, cela ne me dérange en rien. Après, il dit une chose très drôle— « Je ne savais pas qu’on écrivait un journal avec autant de dialogues. C’est comme une histoire, ça me donne envie de connaître la suite. » Franchement, je ne sais pas comment on écrit un journal et s’il y a même une manière d’en écrire. Les dialogues, c’est pour aller plus vite, une question pratique en quelque sorte. J’essaie d’être au plus juste en restituant la pensée en train de se dire. 22
De cette volonté de restituer la parole d’autrui émane un décalage entre la structure même d’un journal comme un genre intimiste et le fait que ce journal soit axé sur une personne autre que celle la journalière. Cette structure a le mérite d’axer la réflexion aussi sur l’entourage de la personne qui revient, mais paraît somme toute un compromis peu probant. Le Non de Klara est de toute évidence marqué par un certain nombre de textes tant de témoignage que de réflexion philosophique sur la Shoah. La crise du langage en général, et la crise de la langue allemande en particulier, déjà esquissée plus haut, ont été formulées de la manière suivante par Georges Steiner dans Langage et silence : Usez d’un langage pour concevoir, organiser et justifier Belsen, pour faire le devis des fours crématoires; pour déshumaniser l’homme en douze ans de bestialité calculée : quelque chose va lui arriver. Faites des mots ce que Hitler, Goebbels et les cent mille Untersturmführer en ont fait : des véhicules de la terreur et du mensonge. Quelque chose va arriver aux mots.
22
Aaron, Klara, p. 47.
Le non de Klara de Soazig Aaron
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Une part de mensonge et de sadisme va s’introduire dans la moelle du langage. [...]23
Dans le même sens, Klara refuse de parler l’allemand qu’elle assimile entièrement à l’univers concentrationnaire, la langue des surveillants et de la cruauté des S.S. De ce fait, elle ne prononce jamais le mot Auschwitz pour utiliser le toponyme polonais Oswiecim, de la même façon elle utilise le terme Brzezinka au lieu de dire Birkenau. Elle en veut horriblement aux nazis d’avoir perverti la langue d’un peuple que l’on donnait pour l’un des plus civilisés au monde. Pour Klara, Auschwitz est bien davantage qu’une rupture dans la civilisation, pour elle la Shoah représente aussi une rupture linguistique. Cette réaction tout à fait naturelle est à l’image de celle de la plupart des exilés à la recherche d’une identité autre qu’allemande.24 Il ne faut pas oublier cependant à quel point la langue allemande a servi de point de repère à une grande partie des exilés allemands, à quel point on a essayé, par le truchement de la dénonciation de la souillure de l’allemand par les nazis, de lui rendre une partie de sa beauté et de son innocence.25 Par ailleurs, Ruth Klüger, survivante du camp de mise à mort, est aujourd’hui enseignante des littératures de langue allemande à l’Université de Californie et publie ses textes en langue allemande. Le rapport de l’exil allemand et des survivants à la langue allemande est fort complexe et se situe sur une ligne des plus étroites entre refus et attachement confus, entre appartenance et réfutation. ll n’en reste pas moins que la représentation de son statut d’Allemande relève du pastiche et laisse ainsi un arrière-goût plus qu’amer. Son accent est tout à fait caricatural : « Non, che ne feux pas » et « che ne feux pas la foir »26 correspondant davantage à la représentation collective d’un accent allemand qu’à la réalité d’une personne de langue allemande qui a vécu quatre ans en France. Par ailleurs, lorsque l’auteure cherche à s’aventurer dans les raisons de l’avènement de Hitler au pouvoir, sa représentation est tout aussi superficielle et relève d’un cours d’histoire simplificateur: — […] il aurait fallu rire de toutes ces choses et rire du caporal autrichien, il fallait rire… prendre cet idiot au sérieux est le plus grand crime des nations d’Europe— Et de l’Allemagne en premier lieu, non ?
23
Georges Steiner, Langage et silence, Seuil, coll. « 10/18 », 1969, pp. 116-17. Sur le refus de l’allemand dans la communauté allemande de Paris, on consultera : Denis Lachaud, J’apprends l’allemand, Arles, Actes Sud, 1998. 25 Cf. Victor Klemperer, LTI, Lingua Tertii Imperii, Leipzig, Aufbau-Verlag, 1993. [traduction française du même titre: Pocket, 2003]. 26 Aaron, Klara, p.13. 24
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Timo Obergöker — Oui, bien sûr, mais tu te souviens aussi combien l’affreux traité de Versailles nous avait mis à genoux. Klara, Allemande incurable. 27
Les raisons pour lesquelles Hitler est arrivé au pouvoir en 1933 sont multiples et nullement réductibles au traité de Versailles. En effet, la dénonciation du traité de Versailles fut surtout l’affaire des partis de la droite nationaliste dont Klara ne semble jamais avoir fait partie. Il faut dire toutefois que ce genre de réflexions ne colle pas du tout avec le reste de sa représentation, l’on pourrait à la limite l’interpréter comme un héritage paternel lointain qui pourtant ne convainc guère. Klara fait sienne nombre de réflexions sur la conditio humana après les camps, réflexions qui datent pour l’essentiel des années 1960-1990. Ainsi, toutes les polémiques philosophiques sur le rôle de la littérature et la philosophie après la Shoah qui furent menées dans les années 60 se retrouvent de manière condensée dans ce roman. Fin de la littérature, fin de la philosophie, paradoxe Weimar-Buchenwald, Klara a des opinions bien définies : Alors, c’est obscène. Si aucun système de pensée n’a suffisamment de force pour s’opposer à douze ans de folie, si aucune philosophie ne baigne assez une société pour l’empêcher de sombrer dans l’obscène ; alors, elle est ellemême obscène. » […] Près de Weimar, il y avait un camp… mon père aimait beaucoup Goethe…J’[Angélika] ai dit, « qu’aurait pensé Goethe de tous ces lecteurs de Goethe… » 28
Finalement Klara semble en quelque sorte dotée de la capacité de prévoir un événement futur : Les Juifs vont tuer aussi. Il faudra s’y faire. Aboyer et tuer, ils sauront aussi. Si les Juifs sont un peuple et qu’ils ont une terre, un pays, alors cette guerre aura fabriqué un peuple meurtrier de plus. Il n’y a pas de raisons pour qu’il ne soit pas aussi bête que les autres peuples, c’est tout le bien-mal que je leur souhaite. 29
27
Aaron, Klara, p. 104. Aaron, Klara, pp. 114-15. 29 Aaron, Klara, pp. 102-103. Cette citation fait penser à une autre de Patrick Modiano : « Israël me fait aussi plaisir, car il prouve que, dès que les Juifs ne sont plus persécutés, ils sont capables de devenir tout ce qu’on les croyait incapables de devenir : militaristes, traditionalistes, racistes. » Interview avec La Croix du 9 novembre 1969. 28
Le non de Klara de Soazig Aaron
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En août 1945, la naissance de l’État d’Israël était encore relativement loin et toute discussion sur le rôle de l’État à bâtir n’était pas encore à l’ordre du jour. La discussion sur le peuple juif qui accède à la normalité institutionnelle d’un pays comme les autres devint virulente dans les années 1960, avec la Guerre de Six Jours en 1967, avec un questionnement aigu sur la fin de l’exception juive.30 Dans le tollé que provoquèrent les bateaux des réfugiés qui, à l’instar de l’Exodus, furent refusés par les autorités britanniques, ces questions-là n’étaient pas posées. Ainsi l’affirmation semble être anachronique puisqu’elle anticipe une question qui survint beaucoup plus tard. De ce fait, le livre est à la fois trop historique et trop peu historique. Conclusion Nous l’avons vu, avec la fin proche du témoignage, un genre contesté, il faudra trouver d’autres moyens de perpétuer la mémoire de la Shoah. Ainsi, le texte de fiction va jouer un rôle de plus en plus important dans la transmission et dans l’inscription dans la mémoire collective. La Shoah a déjà fait l’objet d’un certain nombre de textes fictionnels ; souvent dissimulés comme des textes d’enquête ou de roman policier, ils escamotaient une quête autrement plus pesante, celle des personnes assassinées dans les camps de mise à mort. Extrêmement pudiques, ces textes ne dévoilaient pas tout, il incombait au lecteur de déchiffrer la lente topographie de la destruction qui s’ouvrait à lui. Peu de textes ont abordé la question du retour des internés et leur difficile réadaptation à la vie, à l’exception du remarquable Choix de Sophie de William Styron dans le domaine de la fiction et de La Douleur de Marguerite Duras.31 Or, un texte sur le retour est toujours aussi un texte sur les camps. Marguerite Duras ne nous raconte pas les camps, mais Robert Antelme, de par son apparence physique, de par son âme brisée et de par ses silences révèle le camp. Ce n’est pas lui qui parle ; c’est par son aphasie que le lecteur découvre ce qu’est l’univers concentrationnaire. Le silence est ici plus éloquent que la parole. Le Non de Klara est entièrement bâti autour de la prise de parole. Klara dévoile peu à peu comment son intégrité physique et psychologique est 30
Cf. Winock, La France et les juifs, op. cit, pp. 307-327 ; M. Elbaz, Esquisse de l’histoire du peuple juif : Palestine et Israël, in Geoffrey Wigoder, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Robert Laffont, 1996, pp. 1365-1387 ; Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, coll. « Points », 1990, pp. 77-100. 31 William Styron, Sophie’s choice, London, Random House, 2004. [traduction française, Le Choix de Sophie, Gallimard, coll. « folio », 2005], Marguerite Duras, La Douleur, POL éditeur, 1985.
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atteinte, comment le retour à la vie lui paraît difficile. La protagoniste y est présentée comme une ombre qui passe pendant un mois et à laquelle Angélika redonne vie. De par ses réactions bizarres et incompréhensibles, le lecteur refuse l’identification imposant ainsi le nécessaire recul entre l’énormité narrée et le désir d’apitoiement. Les pages consacrées à la vie du camp comptent sans aucun doute parmi les plus fortes et les plus réussies. Le texte montre également la fragilité de la résistance et représente un document précieux pour comprendre la communauté juive d’origine allemande à Paris. C’est certainement de cette qualité de document humain que parle Jorge Semprun dans son compte-rendu dans Le Nouvel Observateur : Et, peu à peu, comme un flot qui peine à se frayer un passage avant de brises les digues, elle va dire. Elle va laisser s’écouler cette parole, non pas pour raconter, mais pour se vider, pour mettre des mots sur l’indicible pour savoir qui elle est. Un premier roman d’une bouleversante maîtrise, lucide et terrible sur l’impossible retour à la vie de ceux qui sont déjà morts. 32
Pour moi, il est difficile néanmoins d’adhérer sans réserves à ce roman. La structure du journal paraît peu convaincante et présente un certain nombre de failles. Qui plus est, il me semble que Soazig Aaron a voulu raconter l’expérience des camps dans toute son horreur, mais ce faisant on a l’impression qu’elle fasse un excès de zèle. L’épisode avec le père, pour terrible qu’il puisse être, frôle l’artificiel et laisse le lecteur incrédule et énervé. La Shoah résiste à la totalisation. En outre, Aaron essaye d’incorporer au roman ce qui relève de l’essai ou bien du texte théorique. Toutes les réflexions de George Steiner sur la langue allemande et sur le paradoxe Auschwitz-Buchenwald, d’Adorno sur le rôle de la littérature, de Geoffrey Hartman sur la philosophie se retrouvent dans la bouche de Klara, toutes. Ainsi, elle anticipe la quasi-totalité des questions philosophiques qui sont survenues après, lorsque l’humanité a commencé à comprendre ce que représentait vraiment l’Evénement. Cette Klara surdouée apparaît trop souvent plus comme un être monté de toutes pièces – disparates, de surcroît – que comme un être humain. Et pourtant... Comment dire ?
32
Jorge Semprun, « Merci Klara ! », Le Nouvel Observateur no 1951, 28 mars 2002.
Jean-Paul Pilorget, (Université Paris III)
Un théâtre pavé d’horreur et de folie. Toujours l’orage de Enzo Cormann Dans Toujours l’orage (1997), le duel verbal qui oppose Théo Steiner, ancien acteur adulé, au jeune et talentueux metteur en scène Nathan Goldring, finit par plonger les deux hommes dans l’univers de Terezin. Steiner, condamné à l’abjection et à l’horreur de soi, renvoie Goldring, sur fond de méditation shakespearienne, à sa propre lâcheté ; le parcours des deux protagonistes s’éclairant mutuellement dans une effrayante complicité qui pose (par delà la différence de générations) le problème crucial de l’arrangement de l’homme avec le mal.
Toujours l’orage, pièce publiée aux éditions de Minuit en 1997, illustre de façon saisissante la question de la transmission du traumatisme de la Shoah à la génération d’après1. Elle met aux prises Théo Steiner, 76 ans, l’ancien acteur adulé du public qui a abandonné mystérieusement la scène vingt ans auparavant, et Nathan Goldring, jeune metteur en scène talentueux, directeur de la Neue Bühne à Berlin, qui cherche à lui faire jouer le rôle de Lear. Nathan Goldring est âgé de 40 ans, l’âge de l’auteur, Enzo Cormann, au moment de la rédaction de la pièce.2 De la première scène, dans la nuit, sous
1
Enzo Cormann, Toujours l’orage, Minuit, 1997. Dans le cours de cette étude les références à la pièce seront simplement indiquées entre parenthèses. 2 Les données chronologiques internes à la pièce inscrivent clairement le parcours des deux protagonistes dans l’Histoire du vingtième siècle. L’action est par ailleurs contemporaine du temps de l’écriture. « Il y a vingt-cinq ans, mon père m’a emmené au Burgtheater » déclare ainsi Goldring qui avait quinze ans à l’époque, en 1971 (17). Voir aussi p. 83 : « À Vienne, en 71, vous faites un triomphe dans Macbeth, au Burgtheater »). Théo Steiner, né en 1920, a « vingt-deux ans » quand il est déporté avec ses parents au camp-ghetto de Terezin en 1942 (55). Quant à l’officier nazi qui
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le vent et la pluie, à la dernière, dans l’atelier de Steiner, baigné de lumière, la pièce présente le parcours, le cheminement douloureux des deux personnages, la sortie du vieil acteur d’une nuit « d’horreur et de folie »3, l’affiliation difficile de Goldring à une identité et à une mémoire meurtrie. Si les deux personnages se cherchent « mutuellement à tâtons » au début de la pièce, « les yeux bandés » (21), aveugles à la souffrance de l’autre, le jeu dramatique, par la violence de la confrontation, consiste précisément en un dévoilement qui les révèle d’abord à eux-mêmes. Steiner, inaccessible, muré dans son refus violent de jouer Lear à la fin de la première scène et qui affirme ne pas avoir envie de connaître le jeune metteur en scène, finit pourtant par lui révéler l’inavouable, tout en l’aidant à prendre conscience de l’héritage que ce dernier refuse d’assumer : « la question est de savoir qui de nous trouvera l’autre le premier » déclarait-il déjà à l’ouverture de la pièce (22), posant ainsi le problème de la nécessaire reconnaissance mutuelle entre générations. Voyage au bout de l’abjection Théo Steiner doit affronter une profonde crise intérieure, la proposition de Goldring ouvrant pour lui cruellement une blessure douloureuse, des souvenirs enfouis, difficilement contenus et qui nous sont progressivement révélés au cours de la pièce. Après avoir joué quatre fois Macbeth, au Burgtheater de Vienne en 1971, sous les acclamations du public, l’acteur a disparu de façon inexplicable et s’est fixé, après une longue errance, dans une ancienne ferme isolée de la campagne morvandelle qu’il a transformée en atelier de peintre. Ce qu’il représente sur la toile, « palimpseste du théâtre » (40), un espace vide, « décliné en brun et cendre » (39) le ramène sans cesse à ses propres angoisses, comme l’indique cette réflexion désabusée à l’ouverture même de la pièce : « Une pensée se noie…Désastre…» (12), « Désastre I » pouvant tout à la fois s’appliquer au tableau dont il désignerait le titre, qu’à la première séquence du texte dramatique. L’échange qui suit, brutalement interrompu par le refus brutal de Steiner – « Dehors. Foutez le camp. » (22) -, puis repris, est de nouveau interrompu, « cassé » lorsque
vient le féliciter dans sa loge en 1971, il a passé après la guerre quinze années dans la prison de Stammheim, puis « dix années encore, jusqu’à aujourd’hui » (83-84). 3 « CETTE ROUTE EST PAVÉE DE FOLIE ; ÉVITONS LA. ASSEZ DE TOUT ÇA » déclare Steiner à la fin de la première scène ou séquence (23), citant Le Roi Lear dans une adaptation libre de l’auteur. Les citations de la pièce de Shakespeare figurent en lettres capitales dans le texte. Les treize séquences de la pièce portent des titres empruntés essentiellement au Roi Lear, « Cette route est pavée de folie » est d’ailleurs le titre de la toute première séquence. Voir l’annexe figurant à la fin de cette étude.
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Goldring pose au vieil acteur une question lourde de secret : « Comment en êtes-vous venu au théâtre ? » (36). La course de Steiner dans la nuit, à la recherche de Goldring, s’apparente à une révélation où il se découvre avec horreur : « L’enfer est vide, et tous les diables sont ici » (31). L’interview de Steiner par Goldring se mue dès lors en cure analytique au terme de laquelle tout devra être « avoué » (40). Steiner ironise d’ailleurs sur le rôle du jeune metteur en scène à qui il ne manque que le décor de l’analyste, la pipe et le bureau Napoléon III (35). Les jeux sur le signifiant qui émaillent ensuite le monologue de Steiner devant son chevalet mettent en scène le conflit psychique du personnage et manifestent le retour du refoulé : « … ci gît le sujet… ce qui s’appelle tourner autour du pot… autour du mot… du mal… le mal est fait… l’effet… l’effet est saisissant ce qui veut dire… qu’on est saisi » (41). L’arrivée de Goldring à ce moment précis du monologue fait de lui un « huissier » venu le « saisir » et l’assigner à comparaître. La fuite est dès lors impossible et Steiner livre peu à peu des informations capitales. Nous savions déjà qu’il avait joué Edgar, le fils banni du comte de Gloucester qui, dans Le Roi Lear, accompagne le roi déchu dans son errance et simule la folie : « C’est une interview ou un interrogatoire ? J’ai joué Edgar en 44, point final » (45). Nous apprenons au cours d’une décisive partie d’échecs que Steiner, qui était alors architecte, a joué dans Lear en 1944 à Terezin, où il a survécu alors qu’il n’avait rien d’exceptionnel (54).4 Le jeu théâtral se substitue alors à la partie d’échecs, véritable psychodrame qui restitue ce qui s’est produit le 16 octobre 1944 et plonge brutalement les deux hommes dans la mémoire des camps, à Terezin. Goldring joue le rôle du jeune Steiner face au vieil acteur qui incarne l’Untersturmführer. L’officier nazi propose à l’acteur talentueux dont le jeu l’a séduit – il incarnait remarquablement Edgar – de rayer un nom sur la liste du convoi en partance pour Auschwitz. Steiner a été contraint au choix abject de la survie, se faisant complice de la mise à mort de ses parents et de son peuple (il apprendra après la guerre que les déportés du convoi du 16 octobre 1944 ont tous été gazés à leur arrivée). Rejouer cette scène revient à exhumer une insupportable abjection, une culpabilité qu’il a vainement tenté de nier ou d’oublier, fracture douloureuse dans laquelle comme Lear, le vieil homme est livré au déchaînement violent de ses orages intérieurs, jusqu’aux portes de la folie : « Je vous dis tout cela pour y avoir pensé depuis à en devenir fou » 4
Terezin, le ghetto juif qui joua un grand rôle dans la propagande nazie, accueillit bon nombre d’artistes et d’intellectuels (la mère de Steiner est cantatrice, son père pianiste virtuose). Steiner fournit de nombreuses informations sur le ghetto, explique comment il servit de camp de transit pour Auschwitz, rapporte de façon précise le nombre des déportés et des victimes (53-58). Enzo Cormann livre dans une note annexe à la pièce les références de deux ouvrages où il a puisé ces informations (91).
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(64). Ce parcours au fond de l’abjection, qui le conduit à diriger Goldring, en modifiant certaines de ses répliques, en révélant par exemple qu’il n’a pas « osé » comme le propose l’acteur de rayer trois noms au lieu d’un, est matérialisé dans la scène suivante de manière saisissante. Steiner ivre, à quatre pattes, vomit et aboie de façon désespérante, se refusant à incarner à jamais le rôle de Lear : « Dieu m’a vomi sur terre, je suis le chien de Dieu. Le chien de Dieu est né à Terezin, seuil de l’enfer » (68). Si le psychodrame l’amène à revivre la scène traumatique, il lui faut aller jusqu’au bout de cette souffrance insupportable, jusqu’à la tentative de suicide par pendaison, dans l’avant-dernière séquence, qui est aussi la plus courte de la pièce, pour livrer enfin la totalité de son secret et expliquer à Goldring sa fuite du Burgtheater de Vienne en 1971, quand il interprétait Macbeth, le roi meurtrier. Après la quatrième représentation, il a retrouvé dans sa loge l’officier nazi amateur de théâtre. Celui-ci était venu le féliciter pour son interprétation remarquable de Macbeth. Il lui a alors demandé de signer son programme, puis lui a offert son stylo, un cadeau de son père, qui ne l’avait jamais quitté, le stylo de Terezin avec lequel Steiner avait rayé son propre nom, l’instrument de son salut et de sa damnation. Ce qui s’est passé ensuite, la fuite, l’abandon du théâtre puis l’errance, était proprement de l’ordre de l’inexprimable : « Je ne le formulai pas avec des mots, parce que les mots m’auraient effrayé » (85), en désignant la lâcheté ou la culpabilité plus directe de ceux qui venaient l’applaudir chaque soir, lui qui était devenu, dont on avait fait par un trait de plume, « l’exécutant d’Heydrich, de Müller, de Kaltenbrünner et d’Eichmann » (87). Dans la dernière scène enfin, Steiner peut aller jusqu’au bout de sa confession, révéler à Goldring ses obsessions et ses tourments les moins avouables. La pièce concerne bien, dans son parcours difficile, « une seule scène, et un seul acteur » (44), comme les tentatives de Steiner pour peindre sa folie, et qu’il tente de définir dans une réplique programmatique, annonçant le drame qui va suivre : Tout ceci n’est qu’approche, difficile et lente et déprimante approche d’une sensation d’autant moins approchable qu’elle est tissée d’instants épars, ponctuant ci et là trente années d’existence, d’instants épars qui s’éclairent mutuellement, ou se masquent, s’informent, s’infirment, s’imbriquent, se mêlent, d’instants épars qui bégayent, déclinent la même vision, le même aveuglement devrais-je dire, la même horreur de soi, en définitive, travail d’approche de soi, d’une vision de soi, mais je ne sais pas, comprenez-vous, je ne sais rien, des sensations diffuses, je connais les faits, je cherche la posture, je fouille dans cet éparpillement, dans ce monceau d’ordures, je piste ce qui relie la beauté à l’horreur, la grandeur à l’abjection, je suis au centre, comprenez-moi, mais où est le centre ? à quoi ressemble le centre ? QUI PEUT ME DIRE QUI JE SUIS ? (44).
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Steiner a fini par découvrir grâce aux objurgations de Goldring ce qu’il ne pouvait se dire vingt-cinq ans auparavant et qui s’impose désormais à lui avec une brutale évidence, par transmettre aussi cette expérience traumatisante, par la repenser en donnant à penser : « Pensée de la barbarie, et pensée de la soumission. Pensée du mal et de l’arrangement avec le mal », pensée de la « folle application » avec laquelle il a coopéré, comme bien d’autres, à l’extermination des siens. Il renvoie ainsi Goldring à ses propres interrogations, l’amenant à assumer lui aussi, contre le déni ou l’oubli, sa propre mémoire. Une douloureuse (re)construction identitaire « Je veux comprendre Lear » (45), déclare le jeune metteur en scène pour justifier son projet et sa présence inopportune dans l’atelier de Steiner où il essaie vainement de convaincre le vieil acteur d’endosser le rôle titre. Si Lear le fascine tant, c’est qu’il se sent lui-même « émietté », en proie au doute, incapable de se diriger, en proie à une constante réflexion identitaire : « Je veux savoir qui je suis » (46). Les rapports d’abord tendus, conflictuels qu’il entretient avec Steiner, jusqu’à la complicité et la compréhension finales, s’expliquent aussi par ce besoin de se connaître et de se reconnaître en se mesurant à l’autre : « Donnez-moi donc ce que je veux, sale type, j’en ai besoin, donnez-le moi ! », dit-il encore à Steiner, comme une demande d’amour. Dans la partie d’échecs qui l’oppose à Steiner et où ce dernier lui révèle qu’il a joué Edgar en 1944, la discussion porte bientôt sur la judéité et sur le sort des parents de Goldring pendant la guerre. Ainsi, apprend-on que la mère de Goldring a été déportée à Bergen-Belsen, ou d’après la formule consacrée apprise dès l’enfance : « Ta propre mère a connu l’horreur des camps » (52). Mais le fait d’être juif « ne signifie rien » pour lui (51). La révélation de Steiner sur sa présence à Terezin de 1942 à la libération du camp puis le psychodrame dans lequel Goldring incarne le jeune Steiner de vingt-deux ans marquent une première étape dans la prise de conscience identitaire du metteur en scène. C’est en jouant Edgar à Terezin, alors qu’il n’était pourtant pas acteur, que Steiner est « devenu » juif : « Ici tu n’es pas architecte fiston, tu es juif » (57). En incarnant à son tour le rôle du jeune Steiner, Goldring est transporté à Terezin et invité à accomplir le même parcours que lui. Alors qu’il perd la partie d’échecs qu’il joue contre Steiner,5 ce dernier lui explique ce que l’assimilation a pu produire chez les intellectuels viennois d’avant-guerre. Ainsi, Kraus, l’écrivain génial, niait-il « le juif en lui » (59) : 5 « Vous n’êtes pas là » (dans le jeu) lui reproche Steiner, ce à quoi Goldring répond : « Je ne suis nulle part », se définissant comme un déraciné, ce qui renvoie à son refus d’assumer sa judéité (58).
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Et puis un jour nous avons dû porter l’étoile jaune, et Mardochée dit à Esther : « Ne t’imagine pas qu’en étant dans la maison du roi, tu échapperas, seule parmi tous les juifs. » Hitler fit ce qu’Aman n’avait pu faire, et il nous détruisit, nous, les juifs. GOLDRING. – Nous, les juifs.
Le télescopage historique d’un génocide (avorté) à l’autre conduit Goldring de l’interrogation sur l’identité – « Je suis … je ne sais pas trop ce que je suis. Dites-moi ce que c’est qu’être juif » (51) – à la conscience d’une appartenance – « invente-moi une histoire, je m’efforcerai de la vivre, et réponds également à ça : existe-t-il une famille ? », « une communauté », « un peuple », demandera-t-il plus loin dans un monologue désespéré, à Alice, son ex-amie (72). Alors qu’éclate l’orage et que les deux personnages sortent en courant après avoir « figuré » l’événement traumatique du 16 octobre 1944,6 Goldring doit remonter plus loin encore dans l’histoire de son peuple, au-delà de la reine Esther et de Mardochée, à l’origine même, dans la lutte du patriarche Jacob avec l’ange qui le bénit et change son nom en celui d’Israël. Alors que Steiner et Goldring ivres luttent dans la nuit, et que Goldring persiste dans le déni (« Je ne suis pas juif ! »), Steiner le bénit et l’appelle « Jacob, le boiteux ! Jacob le marqué ! » : « Nathan Jacob Israël Goldring est juif, ou bien il n’est rien ! » (68). C’est un autre psychodrame que les deux hommes sont ici amenés à jouer qui conduit Goldring à endosser la marque de l’origine, la claudication de Jacob (Steiner lui donne un coup de pied), pour porter le sort de tout un peuple conduit à la mort du seul fait de cette appartenance. La lutte sous l’orage dans l’ivresse et la folie est d’ailleurs prolongée par le rêve de Nathan où, sous une forme hallucinée, s’opère pleinement le retour du refoulé. Sa propre mère a le visage de Théo Steiner tandis que des voix mêlées lui disent : « Ne crie pas, Jacob. Ils te cherchent. Ne crie pas. Ils pourraient t’entendre. Tu ne t’appelles pas Jacob, tu t’appelles Israël. Ne crie pas, Israël » (75). Les masques du Purimshpil7 se mêlent à des voix d’homme ou de femme qui conduisent par une série d’allusions – « Vous n’avez jamais entendu parler du fameux juif viennois ? », « Mon œil ! », « Qui est aveugle ? » (74-75) à Œdipe, l’autre boiteux. L’aveuglement et le déni de 6
« Figurez-vous » est une des expressions favorites de Steiner, comme le remarque Patrice Pavis, Le Théâtre contemporain. Analyse des textes, de Sarraute à Vinaver, Armand Colin, 2004, p. 209, note 1. 7 Le Purimshpil est un jeu des masques qui marque la célébration de la fête des Purim, commémorant le salut des juifs aux jours d’Esther et de Mardochée, quand le traître Aman a été démasqué aux yeux du roi Assuérus comme le rapporte le livre biblique d’Esther.
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Goldring apparaissent dès lors comme un mécanisme de défense face à l’intolérable, un refoulement comparable à ce que l’on observe pour le complexe d’Œdipe. Les fantasmes s’enchaînent alors dans le rêve et de monstrueux insectes font entendre des extraits de Mein Kampf ou de Réflexions sur la question juive de Sartre puis proposent un stylo à Nathan avant que Steiner ne surgisse : « Ils sont après toi, maintenant » (78). L’héritage douloureux, le processus difficile par lequel le personnage parvient à la reconnaissance identitaire, peut se dire ici par le relais de l’hallucination. Comme Steiner donc, Goldring entreprend une remontée vers l’événement traumatique fondateur, l’extermination de six millions de juifs, et prend pleinement conscience de lui-même, avant de sauver le vieil homme de la pendaison, pendaison annoncée par la figure de Steiner dans le propre rêve de Nathan : « Je vais régler son compte à ce pauvre vieux juif » ! Les liens sont donc étroits entre les deux hommes qui traversent tous deux une véritable crise, une cure cathartique qui les ramène à l’origine. La pièce présente, à travers ce double cheminement identitaire, une réflexion aigue sur la culpabilité et la responsabilité humaines rendue possible par cette remontée au plus près du traumatisme. Ces personnages sinistrés, poussés jusque dans leurs derniers retranchements par une confrontation souvent tendue, parfois brutale, se révèlent à eux-mêmes, parviennent à démêler leurs propres conflits et à faire retour sur l’innommable. Ils agissent l’un envers l’autre comme des réflecteurs. La venue de Goldring permet à Steiner de rêver de son père : « je ne me souviens pas d’avoir jamais revu son visage avec une telle acuité depuis sa disparition » (33), ce qui prépare déjà le surgissement du souvenir. Une véritable complicité s’établit de ce fait entre eux, si bien qu’à la fin de la pièce on ne sait pas très bien ce qu’ils deviendront : Goldring retournera-t-il à Berlin, montera-t-il sa pièce ou abandonnera-t-il lui aussi le théâtre ? La dernière réplique, « Je vais chercher du bois » (89), le montre restant aux côtés de Théo Steiner. La transmission du traumatisme : intertextualité et filiation La réflexion sur l’identité et les tourments qui en émanent est inséparable d’une méditation sur le rôle du roi Lear. La pièce de Shakespeare présente en effet un personnage exilé de lui-même qui connaît une impitoyable déchéance et n’a plus d’autre issue que la fuite et l’errance dans le déchaînement violent des éléments. Le titre même de la pièce d’Enzo Cormann, Toujours l’orage, correspond à la didascalie qui rythme sans cesse le parcours du roi fou dans l’acte III de King Lear : « Storm still ». Les titres des séquences sont eux aussi empruntés, sauf pour la deuxième scène, à la pièce de Shakespeare et les deux personnages ne cessent d’émailler leur conversation d’un jeu citationnel. La situation de Steiner est semblable à celle
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du roi déchu, en ce qu’il a lui aussi rompu le lien « entre le père et le fils »,8 mais les structures familiales qui régissent la pièce de Shakespeare se trouvent déplacées, puisque c’est le fils, le jeune Steiner, qui est à l’origine du renversement de l’ordre des choses. Comme dans la pièce de Shakespeare toutefois la cohérence du monde s’en trouve bouleversée : l’impensable s’est produit et le personnage ne peut que fuir une situation qu’il a lui-même créée. À la fois victime de son égoïsme et de sa lâcheté et complice d’une monstruosité irreprésentable à ses yeux, il s’est retranché de la société des hommes. L’arrivée de Goldring le contraint à revenir sur un passé insoutenable. Steiner doit affronter le déchaînement violent d’une tempête intérieure qui le brise jusqu’à la folie avant qu’il puisse se retrouver luimême.9 L’émiettement que ressent douloureusement Goldring renvoie lui aussi à sa tentative de monter Le Roi Lear : « c’est mon devoir de pauvre type en miettes d’aller lorgner du côté de Lear, cet émietté en chef » (46). Il répond aussi à l’émiettement de la pièce de Cormann, à sa composition aux séquences si dissemblables, intégrant des fragments de rêve ou des monologues enregistrés. Si Steiner refuse de jouer Lear sur les planches de la Neue Bühne, c’est qu’il est devenu lui-même Lear en semant autour de lui la violence et la folie. La tragédie de l’être qu’il exprime si douloureusement ne peut se dire qu’en termes shakespeariens : QUI PEUT ME DIRE QUI JE SUIS ? GOLDRING. – L’OMBRE DE LEAR (44)10
Steiner se laisse « ferrer » à partir de cette reconnaissance par Goldring de l’intertexte shakespearien et lui révèle progressivement l’insupportable vérité. Le déni de culpabilité, la réflexion sur l’identité ou sur la déchéance de l’homme dévêtu de son humanité comme Lear de ses fonctions royales, ne 8 William Shakespeare, Le Roi Lear, I, 2, Gallimard, coll. « folio théâtre », 1993, p. 61. Ces paroles sont prononcées par le duc de Gloucester qui, trompé par Edmond, son fils illégitime, maudit Edgar, redoublant par ses propos l’action de Lear reniant Cordelia. Edgar déguisé en mendiant fou, le « pauvre Tom » accompagne Lear dans son errance à travers la lande dans l’acte III. On se souvient que Steiner a joué le rôle d’Edgar en 1944 à Terezin. 9 Cette idée est exprimée dans Toujours l’orage par une autre référence intertextuelle. Goldring lit au début de la séquence 7 un extrait des Élégies de Duino de Rilke : « La perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond, ce n’est qu’une seconde acquisition, tout intérieure, cette fois. » (49). 10 William Shakespeare, Le Roi Lear, I, 4, p. 78. Goldring reprend les paroles du fou en réponse à la question de Steiner-Lear.
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cesse dès lors d’emprunter dans la conversation des deux hommes les mots même de la pièce de Shakespeare que le texte de Cormann souligne par l’emploi des lettres capitales. « EN NAISSANT, NOUS PLEURONS DE PARAÎTRE SUR CE GRAND THÉÂTRE DES FOUS » clame Steiner comme une leçon donnée par l’Histoire, au terme du psychodrame qui l’a brutalement ramené à Terezin.11 Goldring accompagne Steiner dans ce parcours tragique comme Edgar suivait Lear, Pauvre Tom en souffrance lui aussi, « PAUVRE TOM A FROID » (53, 71), tourmenté par « l’atroce démon » de la mémoire.12 De nombreux autres éléments de la pièce de Cormann renvoient en écho au texte de Shakespeare. Le double sens des propos de Steiner lors de la partie d’échecs par exemple – « Vous ne pouvez pas jouer ça » (53), alors que Goldring avance le fou ; ou « Échec […] Et Mat » quand il gagne aux échecs tout en expliquant qu’il a joué dans Lear à Terezin – fait songer au langage à double face du fou du roi qui révèle derrière ses facéties la vérité cruelle, insupportable du monde, avant que Lear lui-même ne devienne son propre fou. Le titre de l’avant-dernière séquence, « Et mon pauvre fou est pendu ! » reprend les dernières paroles de Lear dans la pièce de Shakespeare quand il porte le cadavre de sa fille, paroles de tendresse qui annoncent la complicité finale entre les deux hommes, et, à travers la filiation de l’intertexte shakespearien, une filiation retrouvée entre les générations, pour que la vie malgré tout continue. Le jeu intertextuel dans Toujours l’orage permet aussi de se représenter jusqu’au bout l’horreur de la solution finale. Dans un monologue où il s’adresse mentalement à Alice au début de la pièce, Goldring évoque une soirée entre comédiens où, après avoir beaucoup bu, il avait eu l’idée de monter un « ballet qui mettrait en scène une bacchanale de suicidés et d’assassinés » dans la grande « nécropole shakespearienne ». Puis, en égrenant la liste des morts, où les noms succèdent aux noms, il avait distribué les rôles, « tous autant que nous étions nus pêle-mêle couverts de chaux dans le charnier dont nous dressions insouciants le funeste inventaire » (30). Avec le choix du Roi Lear, joué à Terezin en 1944, Enzo Cormann nous plonge de façon impitoyable au cœur d’une situation historique monstrueuse, dont il envisage, par la structure même qu’il donne à sa pièce, la difficile mais nécessaire transmission.
11 12
William Shakespeare, IV, 5, p. 180. William Shakespeare, III, 4, p. 136, 140.
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Le rôle du théâtre Enzo Cormann a bâti sa pièce autour de la confrontation entre un metteur en scène et un acteur. Le titre de la pièce renvoie de son côté à une didascalie récurrente dans Le Roi Lear, à ce qui relève déjà dans le texte shakespearien de la direction d’acteur et de la mise en scène. Toujours l’orage ne cesse en fait de mettre en scène (ou en abyme) le rôle même du théâtre, interrogeant de ce fait la possibilité de la scène à représenter un drame individuel pour figurer un traumatisme collectif. Pour Enzo Cormann en effet le théâtre exhibe l’intime devant « l’assemblée des hommes ». Le rôle du dramaturge est alors de « poétiser la politique ».13 Le théâtre (et on l’a vu de la pièce de Shakespeare) agit comme un révélateur. Le jeu parfait du jeune Steiner interprétant Edgar, jusque dans l’humiliation même de la folie simulée, « QUAND L’IMMONDE DÉMON FAIT RAGE », Edgar, qui « BOUFFE DU VIEUX RAT ET DU CHIEN CREVÉ » (62), image en cela d’une humanité avilie et niée ; ce jeu remarqué par un officier nazi amateur de théâtre lui vaut le choix, qui n’en est pas vraiment un, de pouvoir sauver sa peau. Le salut par le théâtre, en vue d’une représentation pour l’anniversaire du commandant du camp. Un salut qui signifie la perte et la mise à mort des siens, quand le théâtre est devenu le « parfait auxiliaire des chiens de garde » (56) ! Steiner se voit alors condamné à n’être plus que l’acteur d’une seule scène, indéfiniment répétée – « Une seule scène, et un seul acteur, comprenez-moi » (44). Le jeu théâtral, qui lui vaut les distinctions et les honneurs, dans une langue haïe entre toutes, « langue abominablement hachée et blessante » (12), répète inlassablement l’absence et la perte. Le théâtre a été le piège de Steiner, manipulé par l’Untersturmführer dans une mise en scène diabolique. En se sauvant ou en croyant se sauver, Steiner est devenu le personnage instrumentalisé qu’on a voulu faire de lui, comme un masque devenu visage et qui colle si bien à la peau qu’il n’ose plus se regarder en face. Steiner est devenu Lear : « Cesse de citer Lear. Je sais que tu es Lear » (68), lui crie Goldring dans la scène décisive de la lutte sous l’orage dans une nuit de Jacob où se joue leur rachat, ou leur guérison, si l’on envisage la catharsis dans son sens psychanalytique. Le théâtre mis ici en abyme est un théâtre de la crise qui cherche à restituer non seulement ce qui a eu lieu, mais qui s’efforce aussi de saisir le moment critique où tout bascule vers l’irrémédiable, comme l’indiquent ces propos de Steiner enregistrés sur un magnétophone et où il évoque les figures à venir sur la toile, comme une métaphore du jeu théâtral : « … sur la scène vide… toujours… précisément tout juste avant… avant que ça se passe… 13 Enzo Cormann, À quoi sert le théâtre ?, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 127. Pour qualifier la littérature dramatique, Enzo Cormann forge le terme de « poélitique ».
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mais dans l’instant pour ainsi dire… abstrait… où tout bascule vers l’action… » (39). Le théâtre permet ainsi de se figurer l’irrémédiable, de témoigner aussi, et de transmettre la mémoire (de ce qui n’a pas eu lieu pour dire ce qui a eu lieu) par le biais de la fiction. Enzo Cormann n’a pas connu « l’horreur des camps », mais il parvient, c’est le but du théâtre, à la représenter et à poser le problème de la transmission du traumatisme. La différence de génération entre Steiner et Goldring est à ce sujet déterminante. La révélation finale met en cause un « public à l’image du peuple », veule, venu chercher sa ration de « passion, d’orgie et de ténèbres » (86), alors qu’il a fermé les yeux sur le massacre qui se déroulait près de chez lui pendant la guerre. Il plaide certes son ignorance, « drapé dans un commode et flou sentiment de culpabilité » (87), ou s’il est coupable, s’abrite derrière le sens du devoir. Et Steiner refuse de toutes ses forces la prétendue compréhension, « de l’auto-apitoiement déguisé qui permet aux jeunes générations d’esquiver les questions essentielles » (88). La réaction de Goldring – « De quelle nouvelle barbarie serai-je le bouffon ? » – montre qu’il prend à son compte les vraies questions. Comment porter toute cette mémoire déchirante, quand l’Histoire a bouleversé de fond en comble les existences ? Comment assumer cette part de culpabilité dont nous sommes faits ? Comment se garder enfin de toute nouvelle folie dévastatrice ? Nous nous « découvrons avec horreur quand le rideau se lève » dit Steiner dans la pièce (31), et ses paroles renvoient le spectateur à ses propres hantises. Voilà pourquoi il importe que l’on entende « toujours l’orage » : « Un des aspects de l’engagement théâtral est […] de cultiver des paroles de résistance à la machin(is)ation de l’Histoire (avec ou sans H majuscule) » écrit ailleurs Enzo Cormann, plaidant pour un théâtre qui en nous poussant dans nos derniers retranchements ouvre « le territoire inexpugnable de la conscience critique ».14 « Tout redire et n’en jamais finir, jamais, et cette fois-ci sans crainte, au cœur des choses » (Toujours l’orage, 82). ANNEXE : SCHÉMA DE LA PIÈCE Ce schéma indique les titres des scènes, essentiellement tirés de King Lear, les indications spatio-temporelles et les principaux jeux scéniques). Scène 1 (p. 11-23) : « That way madness lies » (Cette route est pavée de folie). Steiner – Goldring 1er jour, 23 h 30. Vent et pluie. Fin de la scène : Goldring sort dans la nuit.
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Enzo Cormann, À quoi sert le théâtre ?, p. 69, 129.
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Scène 2 (p. 25-28) : « All is but toys » (Tout n’est que jouets, Macbeth). Steiner – Goldring. Même nuit, 2 h. Pluie. Steiner fuit. Scène 3 (p. 29-30) : « So out went the candle, and we were left darkling » (Ainsi s’éteignit la chandelle et nous laissa dans le noir). Monologue de Goldring. 4 h du matin. Goldring s’endort. Scène 4 (p. 31- 37) : « They told me I was everything » (Ils me disaient que j’étais tout). Steiner – Goldring. 2ème jour, 7 h 30. Scène 5 (p. 39-40) : « I will say nothing » (Je ne dirai rien). Goldring (muet), voix de Steiner (magnétophone). 9 h. Soleil. Scène 6 (p. 41-47) : « Lear’s shadow » (L’ombre de Lear). Steiner – Goldring. 11 h 30. Temps gris. Scène 7 (p. 49- 59) : « Is man no more than this ? » (L’homme n’est-il que cela ?) Partie d’échecs. 15 h. Soleil de nouveau. Scène 8 (p. 61-66) : « I am cut to th’brains » (J’ai la cervelle en miettes). Steiner sort en courant, Goldring à ses trousses. 18 h. Rumeurs d’orage. Scène 9 (p. 67-69) : « Croak not, black angel » (Assez croassé, ange noir). Dehors dans la nuit, ivres, Steiner et Goldring luttent sous l’orage. Scène 10 (p. 71- 72) : « Edgar I nothing am » (Edgar je ne suis rien). Monologue de Goldring (il s’endort). Nuit et pluie battante, atelier de Steiner. Scène 11 (p. 73-78) : « What is the cause of thunder ? » (Quelle est la cause du tonnerre ?) Rêve de Goldring, voix de femme (avec le visage de Steiner). Scène 12 (p. 79) : « And my poor fool is hanged ! » (Et mon pauvre fou est pendu !) Steiner pendu, une seule réplique de Goldring, « Espèce de vieux salaud ! » Scène 13 (p. 81- 89) : « Storm still » (Toujours l’orage). Un autre jour, atelier baigné de lumière. Goldring sort (« Je vais chercher du bois »). Noir final.
Katja Schubert (Université de Marne-la-Vallée)
Les temps qui tremblent ou un passé possible de ce présent ?1 A propos de l’œuvre de Cécile Wajsbrot Dépassant un concept de « la littérature de la Shoah » qui vise la reconstruction littéraire de cet évènement, la recherche de Cécile Wajsbrot se consacre aux conséquences d’Auschwitz pour l’homme de nos jours et à sa capacité de prendre la mesure de sa propre existence proche et loin d’Auschwitz et de vivre une vie à soi. Son œuvre met à l’épreuve les discours majoritaires sur la mémoire de la Shoah et donne forme à un plaidoyer pour la fiction qui met l’accent sur la construction capable de créer une « autre audibilité » dans le décalage, dans le déplacement temporaire et spatial, témoignant ainsi aussi du temps passé depuis la catastrophe.
Avant tout : écrire Dans le récit Beaune la Rolande (2004) de Cécile Wajsbrot – récit qui s’interroge sur la relation entre l’existence de la narratrice et son grand-père, déporté à Beaune la Rolande et assassiné à Auschwitz – tous les chapitres de journal, de récit de rêve et de voyage et de notes fictives liées aux années 40, aboutissent au dernier chapitre intitulé « Ecrire ». L’auteur y propose la lecture d’un extrait du chapitre 55 du Quart Livre de Rabelais où Pantagruel, en haute mer avec ses compagnons, entend des voix qui sèment la panique parmi les voyageurs. Il paraît que ces voix appartiennent aux anciens combattants d’une guerre et qu’elles ne deviennent audibles qu’avec le dégel 1 Le titre de cet article est inspiré par l’intervention de Dominique Dussidour : « Du proche et du lointain : composition des plan et perspectives narratives dans le travail romanesque de Cécile Wajsbrot », présentée lors du colloque franco-allemand autour de l’œuvre de Cécile Wajsbrot : Stimmen des Schweigens ins Werk von Cécile Wajsbrot, Berlin, juin 2007, à paraître.
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des glaces au printemps car nous nous trouvons aux confins de la mer glaciale. « Ainsi le froid […] a-t-il gelé les paroles d’une guerre au moment où elles furent prononcées, les figeant dans l’espace et le temps – et ce n’est que plus tard, à l’occasion du dégel, qu’on les entend. Mais ceux qui les entendent sont-ils ceux à qui elles étaient destinées ? Quand la guerre avait lieu, il n’y avait personne pour percevoir les plaintes et les cris des combattants […]. De l’hiver au printemps, des glaces au dégel, c’est le temps du récit qui se tient, le temps de la littérature. Un évènement n’est jamais raconté à l’instant où il se passe […] C’est la littérature qui nous fait passer du gel au dégel et changer de saison, c’est la littérature qui nous fait entendre les paroles des combattants, celles qu’ils croyaient perdues et qui, demeurées en suspens, sont entendues et restituées plus tard, par les navigateurs du large que sont aussi les écrivains. »2 Plusieurs aspects de ce passage me semblent significatifs pour une approche de l’œuvre de Cécile Wajsbrot, née en 1954 et souvent introduite par la critique littéraire – surtout en Allemagne, où depuis quelques années ses livres rencontrent un grand succès auprès du public – comme « petite fille d’un grand-père mort à Auschwitz ». Une telle étiquette dirige et détermine trop vite le regard sur cette œuvre complexe, qui est loin de se limiter à une « littérature de la Shoah. » Et pourtant : l’extrait de Pantagruel nous parle d’une guerre, d’une catastrophe dans le passé et pose très directement la question de savoir comment on peut transmettre les voix de ceux qui se sont trouvés dans la tourmente de l’histoire, tout en sachant que les véritables destinataires de ces voix, leurs contemporains à l’époque, ne les ont pas écoutées au moment donné et souvent n’existent plus aujourd’hui. Un déplacement irréversible a eu lieu. Cela veut peut-être même dire qu’une transmission, autrement dit, une reconstruction des voix ne peut avoir lieu. Et que « le temps de la littérature » ne signifie rien d’autre qu’un plaidoyer pour la fiction qui met l’accent sur la construction; la fiction capable de créer une « autre audibilité » dans le décalage, dans le déplacement temporaire et spatial, témoignant ainsi aussi du temps passé depuis la catastrophe. « La durée de ce qui est saisi, la distance temporelle dans laquelle on écrit […] créent tout ensemble un relief qui fait du récit non pas un texte littéraire qui n’intéresse que celui qui l’a écrit et ceux qui lui ressemblent, mais un texte littéraire où l’expérience humaine est déposée. »3 Cette construction vit de la force de la langue, de la composition, du rythme et de la mélodie et se soustrait à une lecture « positiviste » des livres trop
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Cécile Wajsbrot, Beaune la Rolande, Zulma, 2004, pp. 51-52. Cécile Wajsbrot, Pour la littérature, Zulma, 1999, p. 34.
A propos de l’œuvre de Cécile Wajsbrot
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souvent analysés par le biais de la biographie de l’auteur qui semble tout expliquer et nous exempter d’une lecture approfondie. C’est également une littérature qui se situe dans un contexte littéraire qui englobe des siècles, des langues et des cultures différents et qui se heurte aussi pour cette raison à la dénomination « littérature de la Shoah ». Le choix d’expliciter sa vision de la littérature contemporaine à l’aide d’un texte de Rabelais nous présente une auteur-lectrice remontant dans sa généalogie littéraire jusqu’au 16e siècle, qu’elle lie par la suite aux questions brûlantes de la vie et de la littérature de nos jours. Cécile Wajsbrot insiste sur cette approche intertemporelle et intertextuelle malgré et avec Auschwitz. Selon elle, Auschwitz n’a pas pu briser ces liens-là, même si cet événement définit l’horizon culturel et politique en Europe jusqu’à aujourd’hui. La lecture et le commentaire d’autres textes littéraires portent les siens, tissent aussi leurs trames à l’intérieur des siens et créent une polyphonie qui exprime appartenance, interaction et, qui sait, aussi une généalogie intacte, contrairement à la généalogie familiale avec ses multiples ruptures. Ces quelques indications introductives veulent donc montrer que la recherche littéraire de Cécile Wajsbrot entreprend d’autres parcours que la transformation en écriture littéraire des discours majoritaires sur la mémoire de la Shoah, pourtant au centre de certains de ses textes. Il faut maintenant entrer dans le détail des textes et de leurs structures pour voir comment l’auteur met en œuvre ces revendications. Beaune la Rolande : Auschwitz lieu d’origine et question universelle « Le vide de la route prolonge le silence des rues, le dimanche est le pire des jours et ce dimanche, le pire des dimanches, l’autoroute Chartres-Orléans est devenue Nantes-Bordeaux mais c’est bien tout ce qui a changé, et les années défilent comme les kilomètres, une à une, fastidieuses, et le printemps varie sans ombre, s’étirant vers l’été, s’attardant en hiver, on quitte l’autoroute puis la route s’étend, droite, coupant un paysage monotone, plat, impitoyablement horizontal. »4 Cette première phrase de Beaune la Rolande se présente presque sans fin, coupant le souffle quand on la lit à haute voix et imprégnée d’une hâte excessive. Une hâte qui tourne autour du vide tout en voulant arracher quelque chose à cette énumération fastidieuse, à ces images plus que floues, presque vides, à ce défilé de la vie. On tourne en cercles tout en suivant un mouvement linéaire en dévorant des kilomètres dans un paysage sans relief et de la plus grande banalité. Dans la hâte même, l’épuisement de la narratrice se manifeste dès la première ligne et le lecteur est également engouffré dans ce rien, laissé sans point de repère, mises à part les indications 4
Cécile Wajsbrot, Beaune la Rolande, op. cit., p. 7.
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sur l’autoroute. On est projeté dans ce vide sans avertissement tout comme ce même début nous confronte violemment peu après à une image qui déchire tout le flou et déplace la situation ainsi que le lecteur dans un tout autre contexte : « Tout est plat, lisse, en été, une chaleur implacable, au mois de mai, parfois, il fait déjà trop chaud, et en hiver, le froid, comme un microclimat, une portion d’Europe centrale transplantée à cent kilomètres de Paris, comment disent-ils […] l’antichambre de la mort. »5 Par la notion « Europe centrale », le paysage à l’extrémité de l’Europe de l’Ouest est déplacé, un moment, vers l’Est, au cœur de l’Europe et se conjugue ainsi avec les images de paysage que nous connaissons de la description des survivants des camps. Mais tout de suite après, une coupure intervient, comme si l’auteur voulait aussitôt nous mettre en garde contre des comparaisons éventuellement démesurées et contre une direction de la pensée qui serait juste et fausse en même temps. Pour contrer cette démesure, la parole est donnée maintenant à une survivante, la grand-mère de la narratrice. Mais quelle parole ?! « ‘Voilà’ », racontait ma grand-mère. »6 Au lieu de commencer un récit, la personne est citée par un « voilà », censé plutôt résumer et terminer un discours. Le début est déjà la fin et on a l’impression que ce seul mot dit tout ce qu’il faudrait savoir – ou rien. Dans cette première apparition du témoin nous n’apprenons donc rien « sur l’histoire ». La grand-mère ne mentionne jamais le nom du camp où son mari a été déporté et qui donne pourtant le titre au récit. Pas plus qu’elle n’est capable de produire un récit linéaire de ce qui s’est passé lors de l’arrestation de son époux en mai 1942 à Paris. La survivante ne donne aucun point de repère ni d’orientation à sa petite-fille qui « voudrait savoir ». Elle ne figure pas non plus comme victime dans le texte mais comme actrice dans l’histoire. Ce rôle lui est attribué par sa petite-fille, par exemple au moment où cette dernière s’interroge sur la possibilité d’une révolte devant le commissariat où le grand-père a été interné : « Comment étaient-ils [les polices et gendarmes français collaborant avec les Allemands dans l’arrestation et la déportation des Juifs de France] sûrs que les femmes reviendraient, chacune avec une valise, comment étaient-ils sûrs qu’elles n’en profiteraient pas pour ameuter la population et prendre la caserne d’assaut ? »7 Ce questionnement n’est pas épargné à la vieille dame dont la présence est fortement désirée par la jeune femme pour un échange sur ce qui s’est passé. Elle attend « la parole » de sa grand-mère qui ne peut pas la livrer tout comme elle ne peut pas délivrer sa petite-fille du poids de l’histoire que cette dernière porte. Beaune la Rolande devient ainsi également un texte 5
Ibid., p. 21. Ibid., p. 8. 7 Ibid., p. 18. 6
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d’adieu aux survivants et renvoie la protagoniste de plus en plus « chez elle », vers sa propre existence. Les rêves témoignent d’une manière indirecte de ce mouvement vers soi. Ils ont presque tous comme thème l’empêchement d’un mouvement accompli, accompagné d’une sensation traumatique de perte d’orientation : tous les moyens de transport sont en panne, en retard, bloqués aux frontières, nulle part indiqués, objets d’accidents ou s’arrêtent en milieu de parcours. La destination des voyages se trouve pour la plupart dans des pays de l’est, que la protagoniste n’atteint jamais. Quelque chose l’attire inlassablement vers l’est et la retient aussi fortement à l’ouest. Cette expérience « rêvée » dessine des analogies et des différences par rapport au vécu du grand-père. Celui-ci avait quitté la Pologne pour la France avec sa famille bien des années avant Auschwitz pour trouver une meilleure vie avec les siens à l’ouest. Jamais il n’aurait envisagé un retour dans son pays d’origine avant qu’on l’y déporte et assassine. En revanche, sa petite-fille ne rêve que de ce voyage à l’est. Mais ses rêves lui interdisent ce parcours et l’est, d’une manière quasi mythique, devient le pays interdit, le danger en soi et cet avertissement rêvé contient la mémoire de l’histoire familiale et du destin des Juifs d’Europe. Et pourtant : la « mémoire héritée » peut fonctionner également dans le sens inverse, prête à nous plonger dans un trouble profond. En fait, le seul rêve dans lequel le voyage aboutit à sa destination est le voyage à Auschwitz. Tout d’un coup la question de « comment y arriver ? » ne se pose plus : « J’étais à Auschwitz.»8 Et c’est à cet endroit que l’identification avec les morts remplit tout l’espace et relègue toute question d’une vie à part, d’une vie à soi au second plan : « Et puis, une sorte de fossé, rempli d’eau, […], j’étais au bord ou peut-être dedans, avec d’autres. Des gens passaient, des visiteurs, qui étaient dans le présent tandis que nous étions dans le passé, et en danger. Il aurait suffi de se mêler à eux pour sortir, mais entre eux et nous, entre le présent et le passé, la barrière était invisible, infranchissable. »9 En dépit de tous ses efforts, le lieu d’origine semble être reconfirmé ici sans que la protagoniste puisse se détacher ou se soustraire à ce rattrapage par l’histoire. Beaune la Rolande/Auschwitz et le moi deviennent un : « je porte le nom de Beaune la Rolande, ni un nom de famille ni un lieu de naissance, ni une adresse, des syllabes sonores, faciles à prononcer, qui résonnent comme une annonce sur le quai d’une gare. »10 La visite réelle d’Auschwitz, contrairement au rêve d’Auschwitz, ne produit pratiquement pas d’images. L’appareil-photo ne devient pas un médium pour « voir » et le langage du corps témoigne d’un savoir 8
Ibid., p. 26. Ibid. 10 Ibid., p. 20. 9
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« invisible ». Des maux de ventre jusqu’aux sensations de paralysie dûs à un empoisonnement dominent la «perception » de la visite de l’ancien camp. Entre les lignes nous devinons l’image des douches des chambres de gaz : « je sens l’horreur qui me pénètre goutte à goutte et va m’empoisonner lentement. »11 Il n’est pas évident de s’arracher à cette emprise d’images qui se sont arrimées pour toujours au plus profond du soi. Néanmoins, l’auteur tente de rester fidèle à sa vision du contexte et à la possibilité d’une « relecture » des textes mais aussi des évènements, Auschwitz inclus. C’est ainsi que le premier camp d’extermination des Juifs d’Europe sert de paradigme pour introduire dans un texte littéraire le centre d’accueil des sans-papiers en France: Sangatte.12 Auschwitz n’est pas Sangatte, mais la question se pose de savoir si aujourd’hui on peut tolérer Sangatte après Auschwitz. Auschwitz comme question universelle se situe directement à côté d’Auschwitz « événement fondateur – une origine ».13 La narratrice de Mémorial14 (2005) applique cette conviction aux membres de sa famille survivants des camps, exigeant ainsi que tout le monde – survivants, enfants nés après, personnes nées en dehors de ce contexte historique – prenne la mesure de son existence : «Il suffirait de regarder plus haut, de voir le ciel, non pour y trouver un dieu mais pour prendre la mesure de notre existence, voir que nous sommes autre chose que ce que nous paraissons, certes rattachés par les lois de la gravité à notre espace et notre temps, mais aussi reliés aux époques précédentes et suivantes, à un ensemble. »15 Prendre la mesure de son existence veut aussi dire de se reconnaître en tant qu’acteur dans et de l’histoire. Cécile Wajsbrot dépasse ainsi les catégories de « victime » et « bourreau » et s’attache plutôt à une notion comme celle de « combattant » qu’on retrouve dans Beaune la Rolande. De cette manière elle prend ses distances par rapport aux discours actuels plaçant la victime sacrée au centre de l’histoire réduite « à une catastrophe humanitaire ou à un exemple effrayant de la malfaisance des idéologies ». 16 La focalisation exclusive sur la mémoire des victimes empêche également de mesurer sa vie propre.
11
Ibid., p. 38. Cécile Wajsbrot, Beaune la Rolande, op. cit., p. 20 13 Ibid., p. 14 14 Cécile Wajsbrot, Mémorial, Zulma, 2005. 15 Ibid., p. 99. 16 Enzo Traverso, A feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, Stock, 2007, p. 17. 12
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La Trahison (1997) : à la recherche des Français sous Vichy Parler des acteurs de l’histoire signifie aussi, pour Cécile Wajsbrot, se consacrer à un travail littéraire autour des acteurs de Vichy, « notre scène originelle ».17 Dans le roman La Trahison le passé sous Vichy émerge lors d’une rencontre professionnelle, censée reconstruire l’histoire de la radio, entre la jeune journaliste Ariane Desprats et le journaliste à la retraite Louis Mérian. Les questions posées par Ariane Desprats déclenchent le flot d’une mémoire jusque là complètement refoulée de la part du vieux journaliste, notamment son amour pour une jeune fille juive dans les années quarante, qu’il n’avait pas sauvée de la déportation, par lâcheté et par peur. La confrontation avec la journaliste lui révèle qu’en fin de compte toute sa vie après a été la suite de ce manquement fatal. En face de lui, Ariane Desprats, d’origine juive, saisit de mieux en mieux son propre être étranger dans des relations amoureuses et dans un pays qui n’a jamais assumé ses « spectres », les assassinés et les assassins sous Vichy. Fidèle à l’idée que la littérature ne reconstruit pas l’histoire, le roman La Trahison mène l’enquête sur les traces de la mémoire de Vichy dans la société française contemporaine. Cette recherche se déroule dans une structure croisée, où les deux protagonistes se présentent chacun à travers une rupture généalogique, mise en scène comme un effet de miroir, reflétant l’histoire de l’un dans celle de l’autre, malgré le décalage de temps et de situation de leur biographie. Le passé reste un espace très flou, et l’histoire retrouvée par Louis Mérian émerge en bribes, pleine de blancs, de trous, de silences, jamais en récit linéaire. Il semble que l’auteur s’intéresse davantage au processus de cette émergence et aux seuils où cet événement a lieu. Souvent elle choisit le corps comme seuil qui déclenche la mémoire en produisant une sorte de secousse mettant en question, pendant un bref instant, toute une existence : « Lorsqu’Ariane Desprats s’était levée d’un mouvement brusque en lui disant je ne peux rien, un nom avait tout à coup surgi, grondant au fond de lui-même, ébranlant ses fondations comme la lave qui remonte des volcans et qui draine avec elle des morceaux de roche arrachés au centre de la terre, Sarah Lipsick, un nom qu’il n’avait pas prononcé depuis des années, des dizaines d’années, celle à qui Ariane Desprats ressemblait et qui, un jour, s’était levée de la même façon pour lui dire quelque chose de semblable qui allait revenir car ce nom ne remontait pas seul, il venait avec un flot de paroles et d’évènements oubliés […]. »18 Tandis que Louis Mérian se dirige vers un mouvement de reconnaissance du passé et, en fin de compte, de soi-même, à travers l’image d’une femme qu’il arrive à identifier comme 17 18
Cécile Wajsbrot, Pour la littérature, op. cit., p. 27. Cécile Wajsbrot, La Trahison, Zulma, 1997, p. 84.
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son ancienne amie, Ariane Desprats refuse un certain genre d’utilisation d’images censées également établir une reconnaissance : « L’impossibilité d’oublier que des gens qu’elle n’avait pas connus étaient morts en déportation des années avant sa naissance et qu’ils étaient de sa famille, quand il s’agit de gens qu’on ne connaît pas, de photos encadrées posées près d’un lit, de visages en noir et blanc sans relief et dont elle connaissait les traits, pourtant, comme si elle les avait vus, poussant la conscience de l’histoire jusqu’à leur ressembler un peu. Tu ressembles à ma mère, lui disait parfois sa mère qui, elle, ressemblait plutôt à son père – s’il fallait absolument ressembler à quelqu’un […]. »19 En prenant ses distances avec ce geste vital des survivants, qui établissent par la ressemblance et l’identification un lien avec les morts, la fille réclame un corps à soi qui ne veut pas forcément transporter ou intégrer les morts en lui. Le corps ne sert pas de lien d’appartenance à une communauté de mémoire et il se soustrait à l’inscription dans la lignée des victimes dans une sorte de fusion physique imaginaire. Aux yeux de la fille, cette fusion empêche l’expression et l’échange d’une parole existentielle concernant le moi entre les générations, dans les familles juives en deuil de ce qui s’est passé et à propos des événements non-vécus: « voilà ce qu’elle attendait de la vie, […] qu’un échange soit possible, que quelqu’un puisse parler à quelqu’un d’autre d’une voix intérieure. »20 La protagoniste pousse son refus jusqu’à nier sa généalogie familiale et renonce elle-même à donner la vie à un enfant : « Certains, comme Ariane, n’étaient les petits-enfants de personne et d’autres, comme la mère d’Ariane, n’auraient pas de petits-enfants à qui raconter leur odyssée, les chemins de campagne qu’il fallait suivre pour vivre et franchir la ligne de démarcation et ceux qu’il ne fallait pas prendre, car leurs filles ou leur fils, héritiers de leur survie, n’auraient pas la confiance minimale en la vie ou l’instinct de vie suffisant pour décider d’avoir des enfants ou pour en avoir par hasard, pour donner une vie qu’ils avaient eux-mêmes tant de mal à garder. »21 D’une manière frappante, Cécile Wajsbrot met ainsi en scène l’effet miroir entre le comportement face à une histoire extrêmement douloureuse au sein des familles juives, qui entraîne un silence « mortel » entre les générations empêchant chacun de vivre une vie à soi, et un autre silence qui concerne la mémoire officielle de Vichy en France aujourd’hui. Le père de son compagnon répond à la question s’il savait qu’elle était juive : « Non, je ne savais pas, mais ça ne fait rien. »22 La même personne prétend n’avoir rien 19
Ibid., pp. 71-72. Ibid., p. 42 . 21 Ibid., p. 121. 22 Ibid., p. 25, je souligne. 20
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entendu de l’arrestation et de la déportation des Juifs dans les immeubles qu’il fréquentait : « Ils faisaient ça tôt le matin, je l’ai vu dans les films.»23 La réalité dont on aurait pu témoigner est vécue comme un film, autrement dit, le médium film prend le statut d’une expérience qu’on déclare authentique. Les événements et les crimes ne sont pas nommés, désignés mais disparaissent dans le flou d’un « ça ». « Et puis, tout cela est si vieux, tu te rends compte, cela va faire bientôt cinquante ans que la guerre est finie »24, soupire la sœur de Louis Mérian en tirant un trait sur le « destin tragique »25 de tout ce qui relève du passé. Ces voix sont confirmées par un effort de reconstruction officielle de la part de l’Etat qui reste vain aux yeux d’Ariane Desprats « Ainsi voyait-elle sa vie comme un effort, une tentative permanente de se dégager de cette histoire qui l’emprisonnait, la guerre et la déportation, l’attitude des uns et des autres, et qui l’empêchait de se sentir vraiment chez elle dans un pays où elle était pourtant née, à cause de la collaboration, de la dénonciation, mais aussi à cause du silence qui se prolongeait aujourd’hui, à cause de cette volonté farouche de détourner les yeux, de poser le regard ailleurs, à cause de la reconstruction qui avait lieu sans faire place nette, sans déblayer, mais sur les ruines, directement […]. C’était toute la France qui s’était reconstruite avec ce mètre de décalage que les gens feignaient d’ignorer mais qu’ils ne pouvaient pas ne pas remarquer. »26 Mémorial ou une vie à soi En silence, le harfang de neige survole la toundra et les mers polaires. Il se trouve loin du monde habité par les humains et leurs conflits et surveille son territoire, « une sorte de garde d’un désert immuable »27. La lenteur et la grâce de son vol décrivent un mouvement harmonieux, une chorégraphie toujours recommencée. « Il est dans ce qu’il fait, dans son vol, pas l’ombre d’une arrière-pensée ou d’un retrait – son vol exprime l’instant, la concentration de l’élan. »28 En même temps, il est un « oiseau de proie […], [il] sait défendre son territoire contre l’ennemi, s’allie éventuellement avec d’autres harfangs et puis chacun reprend sa vie, ses chasses, une vie qui dure en moyenne neuf ans. »29 Nous voilà dans un autre espace de silence : une silence où le protagoniste principal ne détourne pas les yeux de ses alentours. 23
Ibid., p. 35, je souligne. Ibid., p. 103, je souligne. 25 Ibid., p. 106. 26 Ibid., p. 114. 27 Cécile Wajsbrot, Mémorial, op. cit., p. 7. 28 Ibid., p. 163. 29 Ibid., p. 8. 24
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Au contraire, « ces yeux grands ouverts quand tout le monde préfère les fermer »30 indiquent un véritable « spectacle du regard » car le harfang de neige peut tourner sa tête jusqu’à deux cent soixante-dix degrés, donnant ainsi l’impression d’une séparation entre la tête et le corps : « l’ordre du monde connu se défait sous nos yeux […] qui sait ce qui pourrait se produire, la fonte des glaces, le creux des abîmes, les grandes fosses marines s’ouvrant, absorbant l’eau des mers, n’importe quelle catastrophe – jusqu’à ce qu’enfin, la tête revienne à son point initial, que tout reprenne son cours. »31 Cet oiseau peut même voir à travers les ténèbres. Le harfang de neige se révèle être un véritable compagnon de route à travers le texte de Mémorial. Son silence et son étrange « sagesse » s’opposent au brouhaha omniprésent du monde « civilisé » et permettent un recul par rapport aux batailles que se livrent en permanence les multiples voix des personnages dépourvus d’un corps qui pourrait les ancrer autrement dans l’histoire et dans le présent. Chez l’oiseau tout est corps et présence, clarté et nécessité. Le doute et le flou n’existent pas. Et il se bat pour maintenir cet état, lui aussi « combattant » et loin d’être passif dans ce qui parait être une éternelle répétition. Dans sa façon de regarder à travers son univers polaire, il peut devenir créateur du chaos ainsi que révélateur de vérité et rappelle ainsi l’image de la mer glaciale dans Beaune la Rolande, elle aussi lieu-clé pour une autre façon de percevoir les liens entre passé et présent, entre la catastrophe et les vérités de la vie. A travers le prisme du harfang de neige, la « chorégraphie du mouvement » de la protagoniste de Mémorial, jeune femme en voyage entre Paris et Kielce en Pologne « sur les traces d’une histoire, pour tenter de trouver une origine, une explication au sentiment que mon pays n’était pas tout à fait mon pays mais celui où j’allais […] n’était pas non plus le mien »32, se présente, dans un premier temps, d’une manière très différente. Prisonnière et en même temps capteur infatigable des voix des survivants qui ont aussi donné les contours à sa vie, la femme se déplace avec beaucoup de difficulté, de doutes et de flou dans l’espace. Elle désire être emportée par un mouvement né de la vie même mais à chaque fois elle retrouve en elle les obstacles et les freins qui l’empêchent de suivre ce mouvement : « Non, il n’était pas si simple de laisser, de quitter, et de s’abandonner à ce qui pouvait se produire – et ces mots, laisser, quitter, abandonner, éveillaient en moi d’autres choses qui, au milieu des trains et des gens, des trains qui arrivaient, ceux-là, pouvaient paraître incongrus. »33 A l’inverse de l’oiseau « hors 30
Ibid., p. 139. Ibid., pp. 137-138. 32 Ibid., p. 13. 33 Ibid., p. 11. 31
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temps », la protagoniste se situe dans une époque où les trains évoquent toujours les rails de Auschwitz – Birkenau. Dans sa tête elle porte des noms, des récits incohérents, détachés de tout contexte mais ancrés en elle et la conduisant à un sentiment de dérive car les affirmations ou questions barrent la route à une vie à soi. Chargée par les parents survivants de vivre ce qu’eux n’ont pas pu vivre, elle devient porteuse de désirs qui ne sont pas les siens. Le silence de la famille quant aux blessures résonne d’un bruit insupportable et encercle ceux qui sont nés après « d’échos venus d’un autre monde, d’un autre temps, et tandis qu’eux nous voulaient […] pleinement d’ici, nous étions de là-bas avant d’y être allés, quand bien même nous n’irions jamais, de là-bas ou d’ailleurs, et d’emblée ils perdaient ce combat inégal […] contre les circonstances – et nous avec eux. »34 Il n’y a pas de transmission d’histoire ou justement transmission par les blancs, le non-dit, le corps mais cette façon de « transmettre » ne permet pas aux enfants de vivre ni de faire le récit de soi permettant d’autres rencontres, ils sont rattrapés par l’histoire sans en devenir combattant mais en payant « pour une faute que j’ignorais, une faute que je n’avais pas commise. »35 Contre l’avis des survivants, par moment paralysée par un sentiment de culpabilité, la jeune femme entreprend donc le voyage à la ville natale des parents en Pologne. La culpabilité semble confirmée par une attente interminable car le train ne part que le soir au lieu de partir pendant la journée, et nous y reconnaissons ainsi le motif de l’impossibilité de ces voyages à l’est et ce « no man’s land entre partir et revenir ».36 Dans le train, elle rencontre une Polonaise née à Oswiecim, qui, pour mieux saisir cet endroit qui pèse sur elle, mène une recherche autour d’Hiroshima et lui fait comprendre qu’il faudrait se consacrer à la ville Hiroshima d’aujourd’hui, détruite, transformée et reconstruite et non à la « simple reconstruction » de la souffrance d’antan. Le « Mémorial » se réaliserait donc par une fidélité au présent et par un passé « qui n’existe pas »? Et la reconstitution d’un savoir « sur l’événement » serait voué à l’échec car le vêtement de ces reconstructeurs « risque d’être un patchwork, un costume d’Arlequin de toutes les couleurs qui, certes, a la même fonction que n’importe quel autre vêtement, comme leur histoire ressemble à une histoire, mais une histoire faite de paragraphes juxtaposés sans que rien, dans le récit, ne suive de ligne directrice. Ils peuvent toujours le porter, ce vêtement, s’ils n’ont rien d’autre à se mettre, mais il ne leur va pas très bien – trop large, trop flou, sans forme, ils flottent dedans »37 ? 34
Ibid., p. 16. Ibid., p. 17. 36 Dominique Dussidour, « Du proche et du lointain », voir note 1. 37 Cécile Wajsbrot, Beaune la Rolande, op. cit., p. 50. 35
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Effectivement, le fait de remonter dans sa généalogie mène la protagoniste non pas à une reconstitution de « ce qui s’est passé » mais à des questions et à certaines réponses, de sorte que le retour vers les traces et douleurs historiques se détourne en une fragile adéquation, car la mort présente dans les lieux tente d’attirer la narratrice. Il y a une force des lieux sans que cette force puisse donner la force de vivre, vivre mieux, vivre autrement et la topographie ne devient pas moins qu’une expérience physique à haut risque donnant raison aux voix avertissant dans les rêves de Beaune la Rolande. Dans le personnage du revenant, un oncle mort noyé très jeune quand il s’était mis en route pour chercher une vie à soi et que la protagoniste « rencontre » dans les rues de Kielce, se croise l’histoire de l’antisémitisme polonais, notamment de ce pogrom après la Shoah, le 4 juillet 1946, à Kielce, et la vie personnelle de la jeune femme qui aspire à un départ semblable à celui de cet oncle défunt et revenant. Etrangère à soi-même, elle arrive à atteindre ainsi l’autre de soi. Cet événement prend forme à Kielce et permet à la protagoniste de concevoir un passé possible de son présent, tout en se trouvant dans le cercle des plus terribles tourments de l’histoire et sans nier la durée et le temps passé depuis la catastrophe. La notion de « Mémorial » nous renvoie donc moins à l’idée d’un lieu de mémoire qu’à un mouvement qui tente de concilier les bouleversements historiques vécus même par les générations d’après, dont la vie risque de ne jamais devenir une vie à soi, et l’effort immense et toujours fragile, souvent précaire, de « la concentration de l’élan »38 vers cette vie propre. D’une certaine manière, le travail de vivre correspond au travail d’écrire : « Tandis que la littérature est singulière, elle suppose la construction d’une œuvre, pierre à pierre, le souffle nécessaire pour y parvenir – l’élan. »39 Dans ce « Mémorial » il n’y aurait pas de réduction du temps et de l’expérience à une unique direction et il se rapprocherait de ce fait du harfang de neige, être troublant, combattant dans le désert.
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Voir note 28. Cécile Wajsbrot, Pour la littérature, op. cit., p. 8.
Annelise Schulte Nordholt (Université de Leyde)
Perec, Modiano, Raczymow et les lieux comme ancrages de la postmémoire1 Le présent article s’interroge sur le rôle des lieux dans le fonctionnement de la postmémoire propre à la génération d’après. A travers des textes de Perec, de Raczymow et de Modiano, il examine comment, par l’écriture, l’espace urbain parisien se fait signe, expression d’un univers disparu qui est tantôt celui du lieu d’origine perdu (la Pologne juive d’avant-guerre), tantôt celui du non-lieu qu’est Auschwitz.
La postmémoire est une notion qui, en filigrane, parcourt la plupart des études qui précèdent. Avec ce terme, Marianne Hirsch a forgé une notion particulièrement apte à caractériser les relations complexes que la génération d’après entretient avec un passé dont, précisément, elle ne saurait se souvenir, ne l’ayant pas vécu. S’ils n’ont aucune mémoire propre d’un passé qui précède leur naissance, les enfants des survivants – car c’est eux tout d’abord que concerne la notion de postmémoire – ont cependant des liens extrêmement puissants et personnels à ce passé, dont ils sont issus et qui les détermine malgré eux2. Parmi ces liens, je m’attacherai tout particulièrement ici au rôle des lieux. On peut en effet se demander si toute la notion de postmémoire ne s’origine pas dans une expérience bien particulière de l’espace : l’expérience d’un univers disparu, qu’on n’a jamais connu, mais qui est pourtant intensément présent. La postmémoire, telle que la décrit Marianne Hirsch, c’est le fait de se promener, dans l’imaginaire, dans les rues d’une ville où on n’a jamais vécu, c’est le sentiment d’appartenir à un pays qu’on n’a pas connu, celui des aïeux. Pour elle, il s’agit d’une mémoire 1
Le présent article est une première version du chapitre 4 de mon ouvrage Perec, Modiano, Raczymow. La génération d’après et la mémoire de la Shoah, op. cit. 2 Sur la notion de postmémoire, cf. M. Hirsch, « Past lives : Postmemories in exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, hiver 1996, pp. 659-686.
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pleine, nourrie d’images et d’histoires. Ce qui ne l’empêche pas de souligner la nature essentiellement traumatique de la postmémoire. Il s’agit du deuil d’« un objet perdu qui ne saurait être recouvré, incorporé car il est irrémédiablement détruit. » 3. D’autres, comme Henri Raczymow, préfèrent les termes de « mémoire absente », « mémoire trouée et même « nonmémoire ». Pour lui, la mémoire est doublement trouée, car rien ne lui a été transmis, ni l’univers disparu de la Pologne des aïeux, ni la Shoah, sauf « sous la forme de la non-transmission »4. Lorsqu’il s’agit de Perec, de Modiano ou de Raczymow, c’est cette mémoire absente qui nous rapproche le plus de leur expérience. Mais d’où vient la postmémoire ? Qu’est-ce qui la met en branle ? Ce sont tout d’abord les récits des aînés, leur histoire, l’histoire familiale : « la postmémoire est l’expérience de ceux qui ont grandi dans la domination de récits d’avant leur naissance ; leurs propres histoires différées ont été déplacées par les histoires des générations précédentes, déterminées par des événements traumatiques qui ne sauraient être pleinement compris, ni recréés. »5 Définition qui s’applique parfaitement à Patrick Modiano, obsédé comme il l’est par l’histoire d’avant sa naissance. Mais lorsque les récits manquent, c’est sur d’autres éléments que s’appuie la postmémoire, chez ces trois auteurs. C’est là qu’interviennent les lieux. Non les lieux disparus, mais les lieux actuels, c’est-à-dire Paris, certains quartiers de Paris. Dans les oeuvres de ces trois auteurs, la perte du lieu d’origine et le vide qui en résulte se traduisent par un rôle accru des lieux, de l’espace urbain. Les lieux sont investis d’une aura, surdéterminés, ils deviennent une véritable obsession. Ils sont ce que j’appellerai les ancrages d’une postmémoire. Ce terme d’ancrage est emprunté à Perec. Il s’agit d’un de ces termes à double-face dont il avait la spécialité. Ancrage, petit a : point de repère dans l’espace, lieu d’origine ; mais aussi encrage, petit e, l’encre avec laquelle on écrit, c’est-à-dire le signe, l’écriture. Je me permettrai ici de jouer librement sur ce terme, sans me soucier de ce qu’en a fait la critique perecquienne. A plusieurs reprises, Perec a constaté le manque de tout ancrage, de tout point de repère ou enracinement, dans son propre cas. Pour lui-même il ne voit pas de « signes d’ancrage » petit a : ni « demeure ancestrale », ni « pays natal »6. Il ne voit que des « signes d’encrage » petit e : tropes, stratégies d’écriture, etc. Puisque « le lieu n’existe pas », « ma seule tradition, 3
Hirsch, art. cit. p. 664, je traduis. Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès no 3, 1986, p. 180. 5 Hirsch, art. cit., p. 662, je traduis. 6 Manuscrit du Vilin Souvenir no. II, 1970, publié dans Philippe Lejeune, « Vilin Souvenirs. Georges Perec », Genesis. Revue internationale de critique génétique de l’ITEM, no 1, 1992, p. 136. 4
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ma seule mémoire, mon seul lieu est rhétorique »7. Mais cela ne veut aucunement dire que Perec se détourne des lieux, de l’espace. Bien au contraire. Pour celui qui, comme lui, a perdu à la fois ses proches et son lieu d’origine – la maison de la rue Vilin –, les lieux prennent un poids particulier. Si le lieu d’origine, majuscule, a disparu, l’écriture peut constituer une nouvelle approche de l’espace, des lieux disparus, capable de recomposer un espace où je puis m’ancrer. Et cet espace n’est pas uniquement écrit, comme le montrent ses multiples textes touchant à l’espace et aux lieux. Il est, justement, à la fois ancrage et encrage, à la fois spatial et écrit. Chez Perec, chez Raczymow et chez Modiano, je vais donc essayer d’esquisser un même mouvement paradoxal : de l’absence d’un univers disparu à la présence des lieux comme ancrages de la postmémoire. Chez chacun de ces trois auteurs, ce mouvement prend une forme très différente, mais on voit un enchevêtrement à la fois des lieux, des thèmes et des textes. Avec Rivières d’exil de Raczymow et les textes sur la rue Vilin de Perec, nous arpentons exactement les mêmes rues de Belleville, mais à des époques différentes : les années 50 pour Raczymow, l’avant-guerre et les années 70 pour Perec. Dora Bruder, de Modiano, se situe également dans le nord de Paris, mais plutôt du côté de la porte de Clignancourt. Mais plus que cette communauté de lieux, c’est l’enchevêtrement des textes qui compte. Henri Raczymow : « restituer une non-mémoire » Contes d’exil et d’oubli (1979) et Rivières d’exil (1982) : ces deux récits sont proches dans le temps mais également par leur titre. Ils racontent une même expérience, celle de l’exil. Mais quel exil ? de quoi ? Il ne s’agit pas ici, ou pas seulement, de la diaspora, de l’existence séculaire du peuple juif loin d’Israël. L’exil dont il s’agit ici n’est pas une donnée lointaine, mais une expérience actuelle, vécue. Celle des Juifs polonais qui se sont réfugiés en France dans les années 20, comme les grands-parents du narrateur. Leur exil, et celui de leurs descendants, c’est l’exil hors de Pologne. L’univers disparu dont ils portent le deuil, c’est la Pologne juive d’avant-guerre. Or la Pologne, c’était déjà, pour le peuple juif exilé de la Terre d’Israël, la diaspora. On comprend alors qu’en quittant la Pologne pour venir en France, le grand-père du narrateur se sente doublement exilé : « on vous exilait de votre exil même. »8 Contes d’exil et Rivières d’exil racontent deux aspects différents de cet exil. Dans les Contes, le narrateur, Mathieu, porte son regard sur l’époque, l’univers d’avant sa naissance. En écoutant son grand-père, il fait 7 8
Ibid. Raczymow, Contes d’exil et d’oubli, Gallimard, 1979, p. 115.
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un voyage imaginaire dans la Pologne juive d’avant-guerre. Nous sommes donc ici entièrement dans la postmémoire. Rivières d’exil, par contre, est l’évocation de Paris, Belleville dans les années 50. C’est l’univers d’aprèsguerre où grandit le narrateur. Mais c’est un univers profondément imprégné par la Pologne d’avant-guerre, dont il constitue en quelque sorte un simulacre : « ce semblant de shtetl et de yiddishkeit que fut le Belleville ashkénaze d’après la guerre, un shtetl et une yiddishkeit pleins de trous, d’absences, de cases manquantes : le nom des morts. »9 Ainsi, ce « semblant de shtetl », pourtant personnellement vécu par le narrateur, glisse lui aussi dans la postmémoire. Les rues de Belleville, qui portent les noms des rivières de l’exil, tout à la fois évoquent cet exil et lui donnent un lieu d’ancrage. C’est dans Contes d’exil et d’oubli que la mémoire absente trouve son expression la plus pure. Comme on l’a souvent remarqué, le nom du narrateur, Matthieu Schriftlich, le désigne comme le scribe : celui qui consigne par écrit les histoires, les figures d’un monde disparu. Cet univers disparu, Raczymow l’appelle « l’avant-passé », « la préhistoire », pour indiquer que c’est un temps définitivement révolu, aussi lointain que l’ère des dinosaures, et aussi inconnu. Le point de départ de l’entreprise de Mathieu est le constat de sa totale ignorance, plusieurs fois répété : « Je ne sais rien de Konsk. » Le savoir sur ce monde disparu est à jamais perdu, plus encore que s’il s’agissait de l’ère des dinosaures. Car il n’y a pas de traces. A rien ne sert de retourner sur les lieux, comme l’a fait l’oncle Noïoch Ochsenberg : « Quelle tristesse, se dit-il, ils ont tout gommé, tout effacé. »10 Tout est effacé. C’est ce que savait également Georges Perec bien avant d’aller, en 1981 seulement, en Pologne visiter le village de Lubartow, le « berceau » de la famille Perec. A la question s’il avait trouvé quelque chose, Perec aurait répondu la même chose que l’oncle de Raczymow : « Rien. Tout est effacé. »11. Si tout est effacé, demeure une seule voie, c’est d’interroger les témoins. Ainsi, Perec a interviewé sa tante, son oncle et les quelques rares survivants. Mathieu, lui, interroge son grand-père. Mais la mémoire de celui-ci est défectueuse. De l’énorme arsenal de contes, de personnages, de chansons, il ne lui reste que quelques bribes : « Simon, mémoire trouée » 12. C’est cette formule que Raczymow reprendra pour caractériser la mémoire de la génération d’après, dans « La mémoire trouée », son essai autobiographique. Puisque ses souvenirs sont fragmentaires et
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Raczymow, Rivières d’exil, Gallimard, 1982, pp. 179-180. Contes d’exil, p. 30. Récemment, Henri Raczymow est pourtant retourné sur les lieux, cf. sur ce voyage Dix jours « polonais », Gallimard, 2007. 11 Claude Roy, Permis de séjour 1977-1982, Gallimard, 1983. 12 Contes d’exil, p. 61. 10
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imprécis, le grand-père en est réduit à inventer, à fabuler, et son petit-fils suivra son exemple. Contes d’exil, comme le titre l’indique, parle donc d’une Pologne largement imaginaire, mythique. Mais imaginer ne veut pas dire inventer de toutes pièces, reconstituer, combler le vide de la mémoire absente. C’est plutôt présenter cette mémoire comme absente, « restituer une non-mémoire, par définition irrattrappable, incomblable »13. De tous les récits de Raczymow, Contes d’exil est le plus proche de cette intention-là. C’est un récit fragmentaire, parsemé de blancs. Les lieux ne sont pas évoqués, mais inlassablement questionnés : « Où était-ce ? où étaient-ils ? »14 Le lecteur vient à se demander si ces lieux ont véritablement existé. Ainsi le fameux lac de Kamenetz, appelé « lac imaginaire », ou les petits villages évoqués : « Cela a-t-il existé, Konski en Volhynie, Kaloush en Galicie ? Ou ne reste-t-il que cela : Kaloush, Konski, ces simples, ces pauvres mots ? » 15 Communiquer avec cet univers disparu, c’est en être réduit à épeler les noms16. A force de dire et de redire les mêmes noms, le narrateur en vient à une intense vision mentale, une sorte de rêve hallucinatoire. Ici, les lieux sont « rêvés plutôt que remémorés »17, dans un rêve éveillé capable de restituer toute une géographie défunte : « La parole muette de Simon Gorbatch trace devant Mathieu un sillon ténu absent des cartes, le conduit, le prend par la main, par ses yeux bandés, lui, aveugle sur les routes absentes, enlisées, englouties, se repérant aux herbes, aux rosées, aux flammes fragiles des candélabres à sept branches des synagogues de l’Orient de l’Europe, synagogues-cimetières, lui, caressant du bout du doigt les inscriptions hébraïques sur les tombes des cimetières. Podolie. Lituanie. Biélorussie. Mazovie. Où était-ce ? Qui étaient-ils ? Cela a-t-il été ? »18 Rivières d’exil est également un récit semi-autobiographique. Le même Mathieu est ici un enfant, qui grandit à Belleville en écoutant les contes du même grand-père Simon Dawidowicz. Ce sont encore des « histoires de Pologne ». Cette fois, il ne s’agit pas de l’histoire familiale, mais du fonds collectif de légendes sur l’exil qui nous est légué par le judaïsme d’Europe de l’Est. Le récit est construit sur l’enchevêtrement de deux fils différents, qui s’alternent d’un chapitre à l’autre : d’un côté la vie quotidienne de l’enfant dans le Belleville des années 50, de l’autre les légendes de l’exil racontées par le grand-père. Cette alternance entre fiction 13
« La mémoire trouée », art. cit., p. 181. Ibid., p. 45, 105. 15 Contes d’exil, p. 61. 16 Ibid., p. 45. 17 Ibid., p. 53. 18 Ibid., p. 86, je souligne. 14
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et autobiographie rappelle la construction de W ou le souvenir d’enfance de Perec – livre qui avait paru sept ans plut tôt. Ce n’est d’ailleurs pas le seul élément qui rappelle Perec, puisque le récit entier est situé dans le quartier où vivait Perec avant la guerre19. Comme dans W, il est impossible de lire séparément les deux séries de chapitres de Rivières d’exil. Ce qu’il importe de voir, ce sont les « sutures », les correspondances entre les deux. Belleville, c’est tout l’univers de l’enfant, son monde, dont il ne sort guère les premières années. C’est pourquoi on en trouve une topographie si détaillée, dans Rivières d’exil. Rue de la Mare, rue du Jourdain, rue des Cascades, rue des Rigoles... Pour l’enfant à l’âge des noms, toutes ces rues ont des noms de rivières, des « noms mouillés », dit Raczymow. Pourquoi ? Parce qu’elles « sont toutes situées en contre-bas de la grande rue des Pyrénées, comme si c’étaient de vraies rivières qui prenaient leur source làhaut dans la montagne »20. Par le biais des noms, le quartier – d’ailleurs réellement accidenté – est transformé en un paysage montagneux avec plein de rivières. Pour le jeune narrateur à « l’âge des noms », « la rue du Jourdain, c’est le Jourdain lui-même. Et le Jourdain, c’est la Palestine. » 21 Ainsi, ce quartier populaire parisien prend un petit air de Terre Promise, et plus largement de Proche Orient. Car ces rues aux noms de rivières s’enrichissent également d’un autre réseau d’associations, créé par les histoires du grand-père. Ces rivières, comme le dit le titre, ce sont aussi les rivières de l’exil : de l’exil de Babylone, après la Destruction du Temple de Jérusalem. Comme le rappelle le grand-père, les Assyriens, après avoir occupé le pays, transplantèrent – déportèrent, dirions-nous aujourd’hui – les dix tribus d’Israël au delà de l’Euphrate. C’est à partir de cette donnée que s’échafaude l’immense édifice de légendes sur les dix tribus perdues d’Israël, où puise le grand-père de Rivières d’exil. Des histoires de pérégrinations sans fin, jusqu’au delà du Caucase, au royaume des Khazars. Tout cet univers de légendes, le petit Mathieu et son frère le projettent sur les rues de Belleville, leur conférant une aura mythique. Or ce ne sont pas seulement les noms de rues – noms des rivières de l’exil – qui font de Belleville une terre juive, mais aussi la configuration de ces rues. Sur le plan de Paris, elles ont une configuration en étoile. Toutes
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Dans un ouvrage récent, Avant le déluge. Belleville années 50 (Phileas Fogg, 2005), Raczymow a apporté une ode également photographique à ce quartier de son enfance. Sur Belleville comme épicentre où se nouent des textes de Perec et de Raczymow, cf. mon Perec, Modiano, Raczymow. La Génération d’après et la mémoire de la Shoah, Epilogue. Autobiographie et photographie, op. cit. 20 Rivières d’exil, p. 16. 21 Ibid., p. 71.
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ensemble, elles forment une « minuscule petite place de l’étoile de David »22. Si « la place de l’étoile » de Modiano est quelque part, elle était là, du moins pendant les années 50, semble vouloir dire Raczymow. Or ce réseau de rues en étoile, c’est ce que le narrateur appelle « les rues de par chez soi »23. Même si, de multiples manières, ces rues renvoient à l’exil, elles n’en restent pas moins « les rues de par chez soi » : ancrage s’il en est. Belleville, restitué par la mémoire, constitue en quelque sorte un ancrage pour la postmémoire d’un univers disparu, qu’il s’agisse de la Pologne du grand-père ou de terres d’exil encore plus lointaines, comme Babylone ou les terres des Khazars. Georges Perec : en remontant la rue Vilin Le Belleville de Raczymow est « un shtetl plein de trous, d’absences », mais c’est bel et bien un shtetl, un lieu d’ancrage, un univers en soi, qu’il peut restituer par la mémoire, avec ses rues et ses habitants. Il en est tout autrement chez Perec. Une grande partie de ses recherches sur le lieu sont concentrées sur une seule de ces rues de Belleville, la rue Vilin, où il habita, enfant, de sa naissance en 1936 jusqu’au printemps de 1942, quand sa mère réussit à le faire envoyer en Zone Libre. Sa mère qui, comme on sait, fut arrêtée peu après et périt à Auschwitz. La rue Vilin est le seul lieu d’origine de Perec, mais il en fut radicalement, et définitivement coupé à six ans. Pour lui, c’est un lieu aussi lointain, aussi inaccessible que s’il se fût agi de la Pologne d’avant-guerre. Il ne peut s’y rapporter que sur le mode du traumatisme, c’est-à-dire du nonrapport, de l’amnésie, de l’absence. C’est la mémoire absente au sens le plus absolu du terme. La rue Vilin, le lecteur de Perec la connaît surtout par W ou le souvenir d’enfance. Mais bien avant W, Perec avait commencé à s’en occuper. Très exactement à partir de 1969, lorsqu’il conçut le projet de Lieux, jamais achevé24. La rue Vilin est l’un des douze « lieux de mémoire » qu’il avait sélectionnés pour ce projet. Pendant douze ans, il s’était imposé de véritables travaux d’Hercule. Premièrement, visiter les lieux une fois par an pour en tirer une description faite sur place : ce sont les Vilin-Réels ; deuxièmement, à un autre moment de l’année, en faire une description de mémoire, donc sans visiter les lieux : ce sont les Vilin-Souvenirs. Ce qui devait suivre, au bout de douze ans, c’était le montage des Réels et des Souvenirs. Une fois achevé, Lieux devait « décrire à la fois les souvenirs qui
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Ibid., p. 67. Ibid. 24 Sur « Lieux », cf. Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, POL, 1991, chap. III. 23
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me rattachent à cette rue [...] et les vestiges chaque fois plus effacés de ce que fut une rue. »25 Alors que les Réels ont été publiés en revue du vivant de Perec, et en volume après sa mort26, les Vilin-Souvenirs sont nettement moins connus. Quelques fragments en ont été publiés par Philippe Lejeune, il y a une dizaine d’années seulement27. Ce qui frappe d’emblée le lecteur, c’est l’extrême pauvreté de ces souvenirs. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : cette phrase célèbre qui ouvre W ou le souvenir d’enfance vaut à plus forte raison pour les Vilin-Souvenirs, écrits peu avant W. Les fragments autobiographiques de W en constituent une version remaniée. Dans les VilinSouvenirs, le lecteur retrouve les mêmes « souvenirs » que dans W : la lettre hébraïque, le don de la clef, le dessin de l’ourson brun... A cette différence près que ces « souvenirs » sont beaucoup plus vagues et incertains. Au détour de chaque page, on retrouve la constatation de l’absence de tout souvenir : « aucun souvenir de la rue Vilin [...] ; j’insiste sur cet aucun cela signifie aucun souvenir des lieux, aucun souvenir des visages. »28 Sur les six premières années de la vie de Perec, le traumatisme a fait le vide. Les Vilinsouvenirs sont alors un douloureux exercice mnémotechnique. Les quelques données fournies sont entourées de points d’interrogation, de ratures. Et elles sont le plus souvent inexactes, même – ou faut-il dire justement – lorsqu’il s’agit de questions d’intérêt vital, comme le lieu de naissance ou l’emplacement précis de la rue Vilin : « Je ne sais même pas si la rue Vilin est dans le 19ème ou dans le 20ème etc. »29 Le contraste est frappant avec la première phrase de W : « Je suis né le samedi 7 mars 1936, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19ème arrondissement. »30 D’un côté la maîtrise, jusque dans la syntaxe et l’expression, de l’autre le flottement total. Pourquoi ces Vilin-Souvenirs sont-ils tellement plus flous et incomplets que les pages correspondantes de W ? Cela est dû aux règles du jeu que Perec s’était imposées pour Lieux. Ces règles prescrivaient de rédiger le Souvenir du premier jet, sans se relire, pour ensuite l’enfermer dans une enveloppe scellée. Donc seules les corrections en cours de rédaction étaient permises, mais aucune après coup. Cela explique que Perec ne soit pas allé vérifier certains faits même élémentaires, comme son lieu de naissance. L’écriture du souvenir devait se faire de mémoire, sans recherches préalables Lettre de souscription à La Clôture, Cahiers Georges Perec no 5, 1992, p. 153. « La rue Vilin », Georges Perec, L’infraordinaire, Seuil, 1989. 27 Philippe Lejeune, « Vilin Souvenirs. Georges Perec », art. cit. 28 Ibid., Souvenir no 1, p. 133. 29 Ibid., p. 132. 30 W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 31. 25
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ni contrôle a posteriori. C’est toute la différence avec l’entreprise de W, pour laquelle Perec a réuni les documents disponibles et les a méticuleusement décrits. Dans Lieux donc, Réels et Souvenirs restent rigoureusement, et intentionnellement dissociés, séparés. Mais dans cette dissociation, il ne faut pas voir, comme l’ont fait certains critiques, une contrainte erronée, qui a causé l’échec du projet31. Elle est au contraire la manifestation expresse de la dissociation entre présent et passé qui est le propre du traumatisme. C’est en effet le trauma qui a pu dicter les contraintes de ce projet : celle, d’abord, de retenter chaque année, douze années durant, d’évoquer la rue Vilin par la seule mémoire ; celle, ensuite, de revenir une fois par an sur les lieux. Du traumatisme, l’entreprise de Perec met à jour deux aspects bien connus : d’une part la compulsion de répétition, de l’autre une sorte de déplacement, de métonymie, assez fréquent chez Perec. Lorsqu’il est dans l’incapacité de se souvenir des personnes et de ce qui s’y est passé, il fait le détour par le lieu, qu’il décrira de manière exhaustive. C’est ce qui se passe ici, mais aussi dans Les Lieux d’une fugue32 et Les Lieux d’une ruse33. Qu’en est-il de l’autre face du projet : les Réels de la rue Vilin, c’està-dire les textes écrits sur place ? Ces textes, Perec les a publiés de son vivant, dans le journal. Ils ont pu être lus, fin des années 70, comme une description de « l’infraordinaire » prôné par Perec, comme le produit d’un regard parfaitement neutre sur la réalité urbaine. Mais aujourd’hui que la lecture autobiographique s’est imposée pour pratiquement tous les textes de Perec, chaque maison, chaque détail de ces textes prend valeur de symptôme, de symbole. Ainsi, la description exhaustive, répétée chaque année, de tous les numéros de la rue, dénote le besoin urgent d’arriver, par le biais de tous les numéros, à en savoir plus sur cet unique numéro où il a habité avec ses parents. La mention, au numéro 27, d’un « magasin fermé, « La Maison du Taleth », avec encore visibles des signes hébraïques et les mots MOHEL [circonciseur], CHOHET [boucherie cachère], LIBRAIRIE PAPETERIE, ARTICLES DU CULTE, JOUETS » devient le symbole d’une vie juive disparue dans ce quartier. Dans les années 70, Belleville n’est plus le shtetl juif qu’a connu Raczymow dans les années 50, ou Perec autour de 1940. Pour Perec comme pour Raczymow enfant, la configuration spatiale de la rue joue un rôle important. A tort ou à raison, pour Perec, la rue Vilin avait « l’allure d’un S très allongé, comme dans SS »34. C’est pourquoi la 31 Cf. Jacques-Denis Bertharion, « Des Lieux aux non-lieux : de la rue Vilin à Ellis Island », Le Cabinet d’amateur, juin 1997, no. 5. 32 « Les lieux d’une fugue », Je suis né, Seuil, 1990. 33 « Les lieux d’une ruse », Penser/Classer, Hachette, 1985. 34 Cf. L’infraordinaire, op. cit., p. 21 et W ou le souvenir d’enfance, p. 67.
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plupart des commentateurs ont lu ce double S comme le sigle nazi35. Alors, la rue Vilin prend une ambiguïté déchirante. C’est à la fois le lieu d’origine, le foyer disparu et le lieu de la « disparition », de l’élimination violente de ce foyer familial et de ses habitants. Alors, la démolition progressive de la rue au cours des années 70, décrite par Perec dans les Réels, devient l’image actuelle, tangible de la catastrophe qui a frappé ce lieu pendant la guerre. C’est de cela surtout que nous parlent les termes, infiniment répétés, qui dénotent la destruction : magasins fermés, maisons, portes, fenêtres condamnés, fenêtres aveugles. Ce sont là assurément des termes techniques touchant au bâtiment, mais ils reprennent ici leur sens littéral. Par le biais de la démolition progressive de sa rue, Perec nous parle, de manière oblique comme toujours, de la Shoah.36 Ainsi la rue Vilin, comme lieu en voie de démolition, peut servir à mettre en marche un processus qui n’est peut-être pas encore une remémoration, mais du moins une mise en scène du lieu, de l’univers disparu, par les visites répétées mais aussi les évocations de mémoire. Dans cette mise en scène, ou en acte, par le biais du lieu, d’un univers disparu, la postmémoire est-elle à l’oeuvre ? Oui et non. Non, parce qu’il ne s’agit pas d’une mémoire d’avant la naissance. Oui, parce que l’univers de la rue Vilin a aussi radicalement disparu, pour Perec, que s’il se fût agi de la Pologne d’avant-guerre. Patrick Modiano et le don de voyance Chez Modiano plus peut-être que chez Perec et Raczymow, les rues sont les ancrages d’une postmémoire. En effet, pour Modiano, né après, coupé d’un passé qui est pourtant le sien, les lieux sont les rares points d’attache d’une « mémoire » de ce qui précéda sa naissance. C’est par le biais des lieux, par leur fréquentation assidue, que le narrateur de Modiano entre en communication avec des êtres disparus. Il sent leur présence dans telle ou telle rue, dans tel ou tel lieu. Ses premiers romans dessinent la topographie des louches quartiers de la Collaboration. Cette configuration du Paris occupé est bien connue désormais37. Je m’attacherai ici à un roman plus récent : Dora Bruder38. Ce récit-enquête sur la destinée d’une jeune fille juive, Dora Bruder, dans le Paris occupé a bien des choses en commun avec W ou le 35
Cf. cependant Robert Bober dans son film En remontant la rue Vilin (1992). On retrouve le même phénomène dans Récits d’Ellis Island, comme le montre Myriam Soussan dans « La mémoire vivante des lieux : Georges Perec et Robert Bober », Le Cabinet d’amateur, décembre 2000, version électronique publiée sur le site du Cabinet d’amateur : www.cabinetperec. org 37 Cf. à ce sujet Manet van Montfrans, « Rêveries d’un riverain », Patrick Modiano, CRIN no 26, 1993, cahier dirigé par Jules Bedner, Amsterdam, Rodopi, pp. 85-101. 38 Gallimard, 1997. 36
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souvenir d’enfance, qui en constitue un intertexte important39. Comme le roman de Perec, Dora Bruder est un récit double, où s’enchevêtrent deux récits de genres différents. Dans W, c’est la fiction et l’autobiographie qui s’alternent. Chez Modiano, ce sont plutôt deux voies d’enquête, deux approches différentes : l’approche historique, qui vise à réunir des documents sur Dora Bruder, à trouver des témoins, et l’approche du romancier. Car Dora Bruder n’est pas une pure oeuvre documentaire. L’approche du romancier se fait par la voie romanesque, par l’imagination. A défaut de connaître certains éléments de la vie de Dora, le narrateur se trouve réduit à les imaginer. Imaginer, encore une fois, ce n’est pas inventer de toutes pièces. Il s’agit plutôt, à partir de données concrètes, d’essayer de voir Dora, d’imaginer sa vie jusqu’à deviner la vérité sur elle. Voir : c’est d’un véritable « don de voyance » qu’il s’agit chez Modiano. Cela rappelle la vision hallucinatoire de la Pologne d’avant-guerre dans les Contes d’exil de Raczymow. Une telle voyance n’a rien de surnaturel. Elle fait partie de l’arsenal de l’écrivain. Par une concentration obsessionnelle sur des points de détail, Modiano espère arriver à « de brèves intuitions concernant des événements passés ou futurs »40. Ces points de détail, ce sont des données concrètes – documents, photographies – mais encore et surtout, ce sont les lieux. Imaginer la vie de Dora, c’est, pour le narrateur, fréquenter les lieux qu’elle a pu fréquenter, au point de les hanter, c’est toucher les pierres qu’elle a pu toucher, voir jusqu’aux films qu’elle a pu voir, dans un mouvement d’empathie, d’identification où le narrateur – et le lecteur avec lui – finit par devenir un peu Dora Bruder. Au commencement de l’enquête, Dora est une totale inconnue pour le narrateur, qui ne sait pratiquement rien d’elle. Cette ignorance est comparable à celle de Raczymow sur ses ancêtres polonais, qui ne sont que des noms, ou à celle de Perec sur les anciens habitants de la rue Vilin, dont ses propres parents. Dans les trois cas, au départ, il y a une mémoire vide, une mémoire absente. Les lieux sont alors les seules traces tangibles d’un passé disparu, ce sont les témoins silencieux de la vie de Dora, soixante années auparavant. On voit ici le même déplacement que chez Perec : faute de pouvoir décrire Dora elle-même, Modiano décrit, par métonymie, les lieux qu’elle a pu fréquenter : quartiers, rues, squares, immeubles. Mis ensemble, ils offrent un portrait en faux de Dora. En décrivant de manière détaillée le boulevard Ornano, où habitait Dora avec ses parents, il tente de reconstruire une image de l’enfance de celle-ci. Parfois, son but est plus concret. Ainsi, à force de se promener dans les alentours du pensionnat catholique où elle 39 Pour une analyse de ces rapports intertextuels, cf. mon Perec, Modiano, Raczymow, op. cit., I, chap. 2. 40 Dora Bruder, p. 53.
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habitait en 1941-42, il tente de deviner des détails sur la fugue de Dora. Cette fugue est le grand mystère du récit : pourquoi, au coeur même de l’hiver le plus noir de l’Occupation, alors qu’elle était en sécurité derrière les murs de son pensionnat catholique, Dora a-t-elle fait la fugue qui lui a été fatale ? C’est là que Modiano se fait voyant, car à force de parcourir ces rues, il a soudain une intuition : le 12ème arrondissement, où se trouve le pensionnat est « le quartier des départs », car la gare de Lyon est proche. D’où son hypothèse : la fugue de Dora a pu être une tentative de passer en Zone Libre41. Mais le plus souvent les lieux n’apportent aucun détail concret au narrateur, seulement une sensation de vide. Or cette sensation de vide, d’absence, est précisément la sensation de la présence de Dora Bruder et de ses parents, de leur présence comme manque. Et cette présence-absence est véhiculée par les lieux. Les lieux, dit Modiano, « gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités ». Et il cite la définition du mot empreinte dans le dictionnaire : « Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. »42 Pourquoi une empreinte en creux ? A cause de l’existence humble, peu visible qu’ils menèrent à Paris. C’est l’existence sans attaches, sans véritable demeure typique des immigrés récents. Les Bruder habitèrent toujours dans des chambres d’hôtel, « ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues de Paris, de certains paysages de banlieue où j’ai découvert, par hasard, qu’elles avaient habité. »43 Ici, les Bruder se confondent pratiquement aux lieux (preuve d’ailleurs de leur appartenance parisienne, pour Modiano !). Mais il y a une autre raison, évidente et pourtant jamais mentionnée, qui explique que les Bruder aient laissé si peu de traces : c’est le fait de leur déportation. Comme Perec et comme Raczymow, Modiano sent la déportation et la Shoah essentiellement comme une disparition, un effacement, une amnésie forcée. En écrivant Dora Bruder, Modiano essaie de contrecarrer cette opération d’effacement, de disparition. C’est encore « sauver les noms », pour reprendre le terme de Raczymow. J’en donnerai ici un seul exemple. Vers la fin du récit, le narrateur se retrouve devant l’ancienne caserne des Tourelles. C’est le lieu où Dora Bruder fut enfermée, avant d’être transportée à Drancy puis à Auschwitz. Cette prison est donc l’antichambre de la déportation, c’est un « paysage
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Ibid., p. 73-74. Ibid., p. 29. 43 Ibid., p. 28. 42
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coupable », selon l’expression d’Armando, peintre et écrivain néerlandais44. Ici, Modiano ressent la présence en creux de Dora. En creux car la caserne, l’atmosphère du lieu respirent l’oubli et l’effacement de toutes traces. Avec sa pancarte « Défense de filmer », ce lieu se refuse d’avance à toute mémoire : « Je me suis dit que personne ne se souvenait plus de rien. Derrière le mur s’étendait un no man’s land, une zone de vide et d’oubli [...] Et pourtant, sous cette couche épaisse d’amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé. [...] C’était comme de se trouver au bord d’un champ magnétique, sans pendule pour en capter les ondes. »45 Dans les dernières pages du roman, cette présence-absence de Dora ne se limite plus à quelques lieux, elle s’étend à la ville entière, et à toutes les époques. Cette ville de Paris, Modiano la sent déserte le 19 septembre 1942 – le lendemain de la déportation de Dora –, déserte « comme pour marquer l’absence de Dora ». Mais tout autant aujourd’hui où, pour le narrateur, Paris est « demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là [...], même le soir à l’heure des embouteillages, quand les gens se pressent vers les bouches du métro. »46 En creux, les lieux, la ville entière portent l’empreinte de son passage, ils témoignent de la disparition de Dora et de celle de tant d’autres jeunes Juifs parisiens. Avec Modiano, nous sommes sans doute à la pointe extrême de cette sensibilité aux lieux qui caractérise également Perec et Raczymow. Dans tous les textes que nous venons d’examiner, les lieux déclenchent, éveillent la postmémoire, même s’ils ne portent plus de traces visibles du passé. Mais la rue Vilin dans le cas de Perec, les rues de Belleville pour Raczymow, le boulevard Ornano pour Modiano : ces lieux non seulement mettent en marche la postmémoire, mais encore ils sauvegardent cette postmémoire, ils la conservent en leur sein. C’est comme si, pendant de longues années, les pierres étaient restées là, muettes, jusqu’à ce qu’un Perec ou un Modiano arrive pour les faire parler. Cela rappelle un passage de Proust très connu, sur le passé qui peut se cacher dans les objets matériels : « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour [...] où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors, elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la 44
Armando, Schoonheid is niet pluis. Verzameld proza, Amsterdam, De Bezige Bij, 2003. 45 Ibid., p. 131, je souligne. 46 Ibid., p. 144.
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mort et reviennent vivre parmi nous. »47 Conclusion passablement optimiste, idéaliste si l’on songe à Dora Bruder ! Dans les textes que nous venons de passer en revue, il n’y a certes pas cette plénitude du « temps retrouvé ». La mémoire est absente, elle est vide, et pourtant intensément présente. Et ce ne sera jamais un arbre – support bien païen ! – qui sauvegardera la mémoire des disparus. La génération d’après est fondamentalement urbaine, citadine ; ce sont des rues, des pierres qui véhiculent la (post)mémoire.
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A la recherche du temps perdu, vol. I, p. 44, Gallimard, coll. « Pléiade », 1987.
Bibliographie1 I. Romans, essais, mémoires des auteurs traités
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